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circonscrite à un usage scolaire étriqué ce qui n'a pas peu contribué paradoxalement
à scotomiser son sens profond et à entraver ses applications les plus fructueuses.
Dans l'enseignement, sa connaissance est encore trop souvent frappée par
l'anathème commun pour lequel il n'y aurait rien à comprendre et tout à apprendre
par cœur. Malgré une carence épistémologique avérée, la science géographique
revendique, avec justesse, une méthodologie critique et un raisonnement
disciplinaire propres, l'une et l'autre convergent désormais en une expression
nouvelle: le savoir-penser l'espace.
À l'encontre de la géographie traditionnelle enfermée trop souvent dans sa
conception scolaire, et en rupture de même avec la Geopolitik allemande, la
géopolitique fournit une nouvelle vision du monde. Branche des 'sciences sociales,
« elle opère une nouvelle synthèse de l'Histoire, de l'espace territorial, des ressources
morales et physiques de la communauté qui est ainsi située dans la hiérarchie des
puissances, à la place qu'elle occupe ou plutôt à celle que ses mérites lui assignent ».
Interrogation plus ancienne qu'on ne le croit habituellement, la géopolitique prend
en compte la dimension politique, au sens large du terme, des territoires et des
activités qui s'y développent, ce qui aboutit à la définir majoritairement comme l'étude
des relations internationales en général et des rapports diplomatiques entre États en
particulier. Aujourd'hui, la géopolitique semble triompher, avec le monde tel qu'il va.
Ce qui ne préjuge d'ailleurs aucunement de sa rigueur scientifique, alors même que
de nombreux auteurs considèrent qu'il s'agit là d'un néologisme pédant pour un faux-
semblant de science, avec une ambiguïté terminologique qui n'est toujours pas levée.
La géostratégie enfin, procède à l'origine d'une délimitation plus stricte,
réservant le terme à un usage militaire essentiellement en rapport avec la force ou
l'idée de son emploi. Les états-majors ont depuis longtemps développé, par
anticipation dans le domaine de la défense et de la sécurité, des réflexions
conséquentes sur les dynamiques spatiales et le savoir-penser-l’espace afin de
pouvoir à l'occasion mener victorieusement sur le terrain des crises et autres conflits,
des opérations armées si en la circonstance des dispositions de forces ou des
décisions politiques l'exigeaient. Toutefois « la géostratégie, comme la géopolitique
intègre la guerre mais ne s'y limite pas ». D'autres applications tendent à voir le jour,
dans le registre de l'économie notamment, mais aussi et conformément à l'étymologie
même du mot, à propos de toute problématique de l'agir en conscience dans une
dimension spatiale ce qui amène à considérer que l'expression géostratégie est peut-
être une tautologie, dans la mesure où une stratégie par définition se développe de
l'Humanité, est ainsi amené à repenser inlassablement le monde dans lequel il vit. Il
doit veiller en permanence à ne pas pérenniser des théories, des méthodes, des
stratégies, des modèles, de fait caduques, sous le prétexte tragique que tous se
seraient avérés séduisants et efficaces dans le passé car cela ne fonde jamais pour
autant leur valeur universelle. L'histoire est pleine de décalages de la sorte qui
scellent autant de défaites pour cause d'arriération. C'est peut-être là, l'origine de
l'expression triviale être en retard d'une guerre, autrement dit d'un savoir-penser-
l'espace périmé.
Avec cette suggestion d'une nouvelle appréciation des dimensions du globe,
des différents systèmes qui s'y appliquent et de l'impact d'un certain nombre de
situations actuelles, la nécessité s'impose d'envisager la possibilité d'un progrès
décisif en créant les conditions d'une réflexion davantage performante sur les
logiques spatiales identifiables dans le monde. Peut-être faut-il pour cela abandonner
les découpages disciplinaires habituels afin d'en promouvoir d'autres, ou bien plus
simplement, distinguer dans chacune des disciplines existantes, les méthodes,
raisonnements et autres démarches intellectuelles remarquables, susceptibles d'être
regroupés, associés, juxtaposés, mis en synergie, au service d'une investigation
perfectionnée. Jamais, l'organisation spatiale sur la planète n'a été aussi complexe.
Pour autant, la culture sur la réalité multivariée des territoires et la manière de les
gérer intellectuellement, demeure trop souvent superficielle, faite de stéréotypes
tenaces, de trop grandes ignorances et de connaissances parfois très disparates, à
partir desquels il est bien difficile de respecter la rigueur scientifique requise.
Ainsi, au terme de ce constat, s'esquisse le projet d'une "géoculture", laquelle,
construite différemment, au prix peut-être de ruptures épistémologiques importantes
concernant la façon de penser les objets dans l'espace, les actions qui s'y développent
et l'espace lui-même, permettrait de renforcer la maîtrise cognitive sur les
problématiques territoriales. Au-delà de la géographie, de la géopolitique et de la
géostratégie, stricto sensu, dont chacune présente aussi bien des pôles d'insuffisance
que d'excellence, comment envisager la récupération de ceux-ci et la réduction de
ceux-là?
Dans cette recherche de la performance pour le savoir-penser-l’espace, quelles
peuvent être les contributions des géographes ? des géopoliticiens ? des géostratèges
? Si tant est qu'une identification distincte soit toujours possible. Quelle méthode
appliquer pour y parvenir? Tel est l'enjeu. Cela appelle une démarche particulière
qualifiée habituellement d'interdisciplinaire, avec l'exigence de respecter une qualité
de l'échange aussi bien sur le fond que sur la formel. Il faut déjà reconsidérer les
spécialités des uns et des autres, et comprendre l'avantage pour tous d'apporter une
meilleure contribution à la communauté des "penseurs sur l'espace de l'humanité.
B – La carte et le savoir-penser-l’espace
L'expression cartographique est le premier registre à prendre en compte, dans
la présente réflexion, et cela pour deux raisons. En théorie, la carte est bien la
transcription initiale, l'écriture graphique par excellence, de l'espace géographique et
de tout ce qui s'y produit; outil privilégié souvent et révélateur toujours de la plus ou
moins grande qualité d'investigation des différents territoires étudiés. Mais en
pratique, la carte connait un usage restreint, beaucoup plus limité qu'il ne faudrait
en réalité: à témoin la plupart des travaux de géopolitique dans lesquels son
développement est d'une indigence extrême. Pourquoi une telle insuffisance? Les
géographes - universitaires ou militaires - seraient-ils les seuls porteurs de
l'expression cartographique? Dans ses applications militaires les plus sensibles, la
carte a logiquement été soumise à une confidentialité variable. Ce n'est pourtant pas
dans ce traitement que réside la principale explication d'une utilisation insuffisante
de la cartographie dans la plupart des travaux sur les réalités spatiales. En fait, on
retrouve là une double tendance. Pour le néophyte, la carte demeure un document
statique, mettant en place des localisations, en illustration éventuellement d'un texte
qui lui correspond. Elle n'est jamais, ou trop peu souvent, constitutive du
raisonnement géographique développé par ailleurs. Dans cette conception restrictive,
la carte n'est pas un instrument de la réflexion mais seulement un élément du
repérage; ce qui l'ampute dommageablement de tout rôle heuristique élaboré et
dynamique.
Les atlas à destination du grand public n'ont pas peu contribué à figer cet
emploi sommaire, dans la réflexion sur les données spatiales, et cela bien qu'ils soient
aujourd'hui d'excellente facture et très diversifiés. Pour des raisons économiques, les
conditions de production de tels recueils ne favorisent pas la meilleure exploitation
possible des différentes méthodes cartographiques disponibles. La projection de
Mercator, d'avant la révolution galiléenne, et qui surestimait les superficies des
territoires de l'hémisphère nord au niveau des hautes latitudes, au détriment de
celles des basses latitudes, n'a pas complètement disparu. Lorsqu'elle est remplacée
par d'autres, (projections de Mollweide, Peter, Sanson-Flamsteed, Goode, Grégory,
Winkel..) il n'en demeure pas moins que subsiste une vision immobile et monoculaire
de la carte, ce qui n'est pas le meilleur moyen de faire accéder le lecteur à une
véritable compréhension des dynamiques spatiales. Parce que les atlas, quelles que
soient par ailleurs leurs qualités, sont soumis à une logique de compilation
exhaustive, la lecture du document cartographique ne se confine-t-elle pas trop
souvent dans une contemplation béate de signes en très grand nombre?
Pour autant cela ne favorise jamais le moindre énoncé intelligible en matière
de problématisation d'espace, hormis la possibilité de déchiffrer tel objet
géographique, tel événement historique, tel phénomène ou qualité, « accrochés » en
un endroit. Telle qu'elle est présentée et telle qu'on en use habituellement, la carte
« donne » à voir, rarement à comprendre. Or, le savoir-localiser ne saurait jamais
tenir lieu de savoir-penser-l'espace au sens d'une capacité mentale supérieure à
penser dans/sur/avec/par l'espace, et supposant, sans doute des structures
cognitives particulières, d'où la nécessité forte d'un apprentissage approfondi, d'une
éducation spécialisée à la gestion intellectuelle de l'outil cartographique. Les
géographes en la matière sont potentiellement les plus performants, même si leur
aptitude pédagogique à diffuser un tel savoir-faire reste modeste.
Donc la carte est à promouvoir autrement. Document non plus unique mais
pluriel. Non plus la carte mais les cartes pour l'étude d'un même espace, tant il est
vrai que ce dernier est lui aussi pluriel, par essence, et qu'il faut l'aborder à des
échelles différentes, sous des angles de vue nombreux, selon des temps successifs, à
partir de critères diversifiés. Avec l'objectif d'une vision kaléidoscopique en relief et
en mouvement: là est la source d'une pensée géospatiale améliorée. Dans le même
esprit, il faut cesser de considérer que la seule représentation du monde est cette
planisphère qui met en place l'Europe au centre, avec l'Afrique au Sud (en bas),
l'océan atlantique et le continent américain à l'Ouest (à gauche) et l'ensemble
asiatique à l'Est (à droite). Une telle grille de disposition « européocentrique » des
continents et océans déforme davantage qu'on ne le pense la gestion mentale de la
planète (déterminisme cartographique), avec une kyrielle de porte-à-faux
méthodologiques et d'incompréhensions dommageables. À la limite de la caricature,
cela aboutit parfois à oublier, de fait, la rotondité de la Terre et ses effets induits (avec
le problème majeur de savoir si, à petite échelle, c'est à dire pour un grand espace, il
n'est pas tout simplement impossible de bien penser l'espace sphérique à partir d'un
document-plan), à sous-estimer les proximités et les éloignements, à mal concevoir
certaines entités spatiales pour cause de découpage cartographique inadéquat. Ainsi
tout cadrage de carte est-il un parti pris, toujours une frustration pour l'esprit, et qui
peut s'avérer être une déformation fatale.
Le rapport modifié à la cartographie suppose l'acquisition d'une compétence
graphique, non sur le modèle sophistiqué et inhibant des cartes imprimées, mais
selon des modes plus accessibles (le croquis géographique schématisé par exemple).
Car cela constitue une carence fondamentale que de « dire » l'espace, « l'écrire » et ne
pas savoir, de manière organique, le « produire », le "reproduire" graphiquement et
visuellement. Un hiatus existe donc entre les deux traditions, qu'il faudrait
s'employer à réduire, afin de parfaire significativement le « penser géographiquement
ou géostratégiquement ». À ce propos, ce n'est peut-être pas un hasard si la formule
« savoir-penser-l'espace » a été produite par un géographe, pour lequel l'expression
cartographique et la prise en compte de différents ordres de grandeur dans l'espace
et de différents niveaux d'analyse spatiale sont à l'origine de la méthodologie
complexe et rigoureuse à promouvoir pour mieux cerner et comprendre les réalités
du monde.
qu'il est, en devenir, et tel que les individus et les sociétés le pensent et le pratiquent.
Géoculture immense, sans bornes, comme l'imagination. L'espace, lieu de la
puissance de l'Homme, le temps, signe de son impuissance. La question permanente
consiste à savoir si, comme le soutenait Kant, l'espace n'est qu'une formé a priori de
la sensibilité. "L'espace est l'acte par lequel je m'approche d'un monde étrange et
fonde du même coup cette étrangeté, cette extériorité, matrice de toute connaissance
des choses; il précède toute perception réelle, matrice de l'expérience, il est comme
une intuition pure qui détermine les objets et les relations qui s'établissent entre eux.
d'établir un contrôle efficace des provinces tombées). Elle décrirait la suite cohérente
d'opérations intellectuelles, matérielles et déclaratoires permettant de rendre l'espace
adverse comme étranger à l'adversaire lui-même, et comme ouvert, transparent,
contrôlable à l'envahisseur.
La géostratégie pourrait revendiquer une pléiade de grands praticiens, de
Fabius Cunctator aux guérilleros sandinistes du Nicaragua, qui ont su faire leur
l'espace contrôlé au départ par l'adversaire. Faire passer un espace, ou une portion
d'espace, d'une tutelle sous une autre, nous tiendrions là l'objet même de la
géostratégie. Il serait alors possible d'écrire plusieurs pages d'ouvrages sur les grands
noms de la géostratégie, où l'on retrouverait pêle-mêle conquérants et résistants,
théoriciens de la guérilla et historiens des constructions impériales.
L'idée que le géostratège s'occupe de l'espace nous semble assez satisfaisante
pour l'interprétation du préfixe: le gain territorial, les méthodes qui y conduisent le
plus sûrement, les opérations à prévoir sur les routes, les aéroports, les réseaux de
communications, les voies de chemins de fer, la déstabilisation des campagnes et des
villes... tout cela nous semble parfaitement géographique et tout à fait passionnant.
Mais à trop s'attacher au préfixe, on en vient à oublier le nom. Qu'y a-t-il de
stratégique dans toute cette « géostratégie » dont nous forçons un peu le trait à
dessein ?
B- Organiser l’espace-temps du stratège
De manière sommaire, l'activité du stratège peut se concevoir comme un art
de la décision. Tout ce qui contribue à perfectionner, faciliter, améliorer la décision
du stratège, voilà ce qui est réellement d'ordre stratégique, voilà le sens des patients
efforts de la stratégie théorique, qui travaille à rendre les instruments intellectuels de
la décision plus précis et plus efficaces. La « géostratégie » n'est vraiment "stratégique"
que si elle utilise l'espace, la réalité « géographique », de manière à servir la décision
du stratège. Mais comment l'espace peut-il servir?
Si l'espace a une chance de trouver quelque utilité pour la pratique stratégique,
c'est d'abord en fournissant du temps et de l’information. L'espace que cherche à
conquérir la géostratégie c'est un espace/temps. La géostratégie fait partie de la
stratégie dans la mesure où le stratège se préoccupe d'organiser son espace pour
améliorer le temps et l'information dont il dispose pour prendre sa décision.
Temporiser, utiliser toutes les possibilités de l'espace pour gagner du temps et
recueillir de l'information, voilà bien le génie géostratégique.
Si la géostratégie organise l'espace pour gagner du temps c'est pour rendre
plus sûre la décision du stratège. Du temps et de l'information, c'est l'information qui
est la plus importante: le temps ne sert à rien si l'espace est muet. C'est peut-être un
des axiomes "géostratégiques" de la guerre du Golfe, où les Américains ont su réduire
à rien l'avantage du temps dont dispose le défenseur – selon Clausewitz - en rendant
l'espace totalement muet. Le bombardement systématique et continu n'avait pas
seulement pour effet de réduire l'agressivité des forces adverses mais aussi de rendre
de plus en plus difficile la collecte et le traitement de l'information, forçant l'adversaire
à décider dans le vide et l'incertitude la plus grande.
Conclusion
La géostratégie n'est pas un type particulier de stratégie. Elle ne fixe pas
comme objectif au stratège la conquête de l'espace adverse. La géostratégie travaille
à conquérir pour le stratège un espace-temps qui lui permette d'optimiser ses
décisions. La géostratégie théorique essaie de comprendre comment organiser de
manière optimale l'espace-temps dont il va disposer pour prendre la suivante. La
géostratégie théorique est donc un des instruments d'aide à la décision dont dispose
le praticien, et c'est en tant que telle qu'elle mérite qu'il s'y intéresse.