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EMILIA PARDO BAZÁN

icoliqu
(ADUCHO* DE L . GARCÍA-RAMÓN

PAK1S

[OUVELLE LIBRAIRIE PARISIENNE

• W I N t , LI BH A1 R li- í i l ) I T H l ' K
18, Rué Drouot, 18

1887
EMILIA PARDO BAZÁN

Bucolique
TRADUCTIOX DE L . G A R C Í A - R A M Ó N

PARÍS

NOUVELLE LIBRAIRIE PARISIENNE

A. SAVINE, LIBRAIRE-ÉDITEUR
18, Rué Drouoi, 18

1887
I

A monsi-aur Camüle Jiménez.

Fontela, scptoinbru.

Mon cher Camille,

Tu le vois, je tiens ma promcsse, et cela, bien


que je me donne á tous les diablos dans ce lien
d'exil, qui me paraítrait moins horrible si je
pouvais en sortir á ma guise. Quelle belle chose
que la liberté! Ce n'est qu'en la perdant qu'on
en connaít le prix.
En réalité, est-ce un sacriíice que j'accomplis
en m'éloignant pour quelques mois de Madrid,
en venant ici chasser, pecher, respirer de l'air
pur? Non, et je ne proteste pas contre cette
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mesure hygiéniquc parce qu'ello me déplait, les exigences du monde une telle ordonnance et
mais parce qu'on me l'impose. Tu me disais, de tels calculs, qu'on peut le diré, sans exagera-
pour m'apaiscr, que je cede a la tyrannic de tion, mespauvres vieux parents font desmiracles.
l'amour maternel, ce qui n'a rien d'liuiiiiliant; Et voilá précisément pourquoi j'enrage de ne
c'est vrai. Ma mere m'adore; son ccour se íendait, servir á rien, de n'étre, a vingt-quatre ans,
en me quittant; á la garó, elle plcurait comino qu'un avocat sans cause; aussi, je t'en supplie,
une Madeleine, ot, trempant mos jones de sos ne m'oublio pas, mets de l'acharnement á pousser
]armes, elle me disait qu'elle voudrait étre mil- tes liommes au pouvoir et qu'iis me nomment
lionnaire pour m'envoyer passer l'hivcr a Nice, juge quelque part. Tu lo vois, je ne suis pas
ou tout au moins, a Alicante; mais que, malheu- exigeant; il s'agit tout bonnement de glisser un
reusement,elle nc possede que cottomasure déla- pied dans la place, de ne plus etre un meinbre
brée, dansleíin fornido la Gálico, oíi il mesoitdonné inutile, un zéro social.
de boire du bon lait, de coucher dans une étable, Tu sais á quel point cette charge modeste est
de me remettre... — « Nóanmoins, si tu te sens d'accord avec mes goüts et mon caractére. C'est
plus mal, si tu t'cnnuies, mon onfant, écris-moi que je serais un grand juge, un juge épatant,
deux ligues-, nousnoussaignerons pour t'cnvoyer pour me servir du qualificatif que tu appliques
en Italic... » Devant ees larmes ot ees baisers, aux filies du brigadier Robles. La droiture, la
que pouvais-je faire, Camillo? J'ai assuré sous gravité, l'équité ont tant d'attraits pour moi!
la foi du sorment que la Fontcla me tontait ct j ' y J'ai une tres haute idee de l'office du magistrat;
suis venu do suite. Je ne saurais consentir a cette c'est avec un véritable amour que j ' a i pioché la
saíf/née qui romprait le bel equilibro budgétaire superbe science qui se nommo philoso'phie du
du foyer. Avec les appointemcnts de magistrat droit;je crois qu'elle est en general tres arriérée,
de mon pero et les petites rentes galiciennes de et que nous, ses restaurateurs, nous pouvons
ma mere, il faut pour s'en tirer en remplissant rendre d'immenses services á l'humanité en l'ap-
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pliquant pratiquement sans nous arréter aux
vieilles formes, en la débarrassant de préjugés que l'état de ma santé s'améliore... et de lui diré
et d'abus enracinés. • que je lui écrirai.
D'ailleurs, l'exemple que depuis mon enfance Ce qu'il y a d'étonnant, c'est queje n'arrive pas
j'ai eu sous les yeux, m'aidera á remplir digne- á comprendre moi-méme ce que j'ai ni de quelle
ment mes fonctions. Mon pére jouirait aujour- maladie je suis venu me guérir ici. De l'essouffle-
d'hui d'une rente de cinq á six mille duros s'il ment á la montee des cotes, des légéres sueurs
e ü t j u g é d ' u n e certaine fagon certains procés; il nocturnes; une petite toux rebelle á la médecine
préféra son honnéte pauvreté, et il eutbien rai- domestique du lait d'ánesse; de l'oppression ala
son, puisque, nous, ses enfants et héritiers, nous poitrine; et, ce qui m'ennuie davantage, des
l'approuvons et sommes fiers de lui. Mathilde, espéces de vertiges qui me forcent á m'appuyer
elle-méme... (no souris pas, mon petit Camille) contre les murs, et parfois me donnent la sensa-
oui, meme cette bonne páte de Mathilde qui tion de voix sepulcrales ou ironiques me par-
passe son existence á ilairer ce qui se fricóte chez lant confusément á l'oreille : voilá les symp-
les couturiers á la mode, Mathilde, au fond, tómes dont je fis part au docteur Sánchez del
aime mieux sa vieille robe de soie noire rafrai- Abrojo. Tu comíais l'ordonnance : mettre les
chie, que des toilettes d'une origine inavouable. livres sous double serrure, aller á la campagne,
vivre de la vie anímale. La mode envahit tout,
.Tele sais parbleu bien! diras-tu. C'ost que
méme la médecine, et, vivre, en communion
mademoiselle ma soeur est une enfant adorable,
avec ¡a Nature, c'est lá le grand spécifique des
et vous aurez grand soin, monsieur le chevalier
médecins contemporains.
Don Juan, de ne lui rien insinuer qui ne soit
pour le bon motif, ou bien nous réglerons cela Maman a positivement cru que j'avais un com-
á mon retour! J e te permets, toutefois, de lui mencement de phthisie. Te souviens-t-il du jour
faire mille amitiés pour moi, de lui annoncer oü, avec toutes sortes de mystére, elle te fit venir
dans sa chambre pour apprendre de ta bouche
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quelle était ma conduite, quelles orgies, quels jours passés sans le moindre vertige; par consé
désordres ou quelles passions effrénées ruinaient quent, tu vas avoir l'obligeance de mettre dans
ainsi ma santé? Moi je ris encoré de la bonne une caisse, sans que maman puisse méme le
humeur avec laquelle tu lui répondis : « Chére soup(jonner, deux douzaines de bouquins et de
madaine, si elle n'est dans un excés de vertu ou me l'expédier. Demande á Mathilde qui sait oü
une indigestión d'étude, je ne saurais trouver la les trouver : Laurent, l'Encyclopécliejtoridique
cause de la maladie de Joaquín. » E t tu étais d'Ahrens, Mackmzie, les (Eitvres de Leibnitz,
bien placó pour parler ainsi. La seule folie de la les poésies de Becquer, et acliéte-moi un nouveau
saison í'ut ce bal oü tu m'entrainas, ou tu me román de Galdós ou de Alarcón. Empresse-toi de
montas la tete avec du málaga, du champagne, commettro ce gaspillage á mon intention. Au
de mauvais exemples, et d'oü je partis pour... rcvoir, je me sens las et remets á un autre jour
Appelle-moi niats, traite-moi de Catón ou la description de la Fontela.
donne-moi le nom que tu voudras, mais je
n'aime pas á évoquer ce souvenir. Je n'ai jamáis Ton ami de tout cceur,
compris comment tu peux ainsi te jeter sur la
premiére i'emme qui se présente, ramasser ainsi JOAQUÍN ROJAS.
ce qui roule et t'embarquer de la sorte dans cer-
taines aventures! II n'y a pas a en douter, je
suis né pour étre juge.
Revenant á ma santé et laissant de cóté les
causes qui ont pu motiver son dépérisseinent, je
t'avoue que malgré le proíbnd ennui qui me
devore, j'espere me rétablir ici. Déjá je transpire
beaucoup moins dans mon lit, et voici deux
ii

Du méme au méme.

Octobre.

Une grande paresse de t'écrire m'a pris la se-


maine derniére, ce qui est tout naturel : que
pourrais-je en effet te diré au sujet de ce lieu
qui vaille la peine d'étre lu? Cependant, l'ennui
méme me pousse aujourd'hui á t'adresser une
lettre longue d'un kilométre.
Sous pretexte que Mathilde t'a refusé la clef,
tu ne m'as pas remis les livres; mais, ni elle ni
toi ne réussirez á me tromper. Vous vous étes
entendus avec maman pour me ñvire devenir
une momie animée. C'est bien! Je résisterai jus-
qu'á épuisement, et, aussitót saturé d'animalité,
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je prendrai mes jambes á mon con et vous verrez Galice, sur les confins des provinces d'Orense et
entrer chez vous « Joaquín l'Insipide ». Parlant Pontevédre; la température est douce, a ce que
sérieusement, je te prie de m'envoyer quelque j'ai pu j u g e r ; le maréchal de Cobre, l'un des
chose a, lire; les soirées d'hiver approchent-, eleves les plus distingues et les plus savants de
bientot il í'era nuit a cinq heuros, et je ne saurai l'École vétúrinaire, qui vint liier apporter les
comment passer le temps, méme si je consens á secours de son art á une vachc malade, m'a
me coucher comme les poules. d'aillcurs assuré que le thermométre n'y des-
Dans un numero de Y Imparcial qui m'est ar- cend jamáis á zéro. Par contre, le climat n'est
rivé de la petite ville voisine empaquetant du pas précisément sec-, ceci me contrarié, car la
riz, j'ai lu le compte rendu de la premiére du pluie me cloítre souvent dans ma chambre. Je
drame d'Echegaray et de la vive impression regrette beaucoup la dépense, mais j ' a i absolu-
qu'il a produit sur le publie. Aie pitié de ce ment besoin d'un « impermeable ». Transmets
pauvre villageois et expédie-moi cetto piéce par ma demande á maman.
la poste. Le lieu habité le plus proche, c'est la ville de
Maintenant, je vais te dépeindre ma Thé- Cébre, qui n'est qu'a trois licúes á peine; elle
ba'lde. La Fontela se dresse dans le lbnd d'une se composo de deux rúes et demie, d'une afircuse
vallée délicieuse lbrmée par les versants de deux petite église pas plus grande qu'un hangar,
petites montagnes entre lesquelles l'Avieiro cap- d'une auborge oü est le reíais de la diligence,
tivo coule. La Fontela, ou petite ibntainc qui et d'un immenso bátiment qui sert de caserne
jaillit dans mon verger et d'oü ma terre tire son pour la guardia civil. On a cinq licúes á faire
noin, est tributaire de cette riviére. Malgré les pour arriver á Pontevédre, par le chemin de
montagnes, la riviore et la source, la propinóte travorse. Parfois, l'envie me prend de monter
n'est ni l ú g u b r e , - n i l'roide, ni triste. Elle se jusqu'á Cébro, rattraper la voiture et aller pas-
trouve dans une des meilleures contrées de la ser une semaine á Pontevédre. Mais á quoi bon?
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me dis-je ensuite. Je n'y connais personne, le prélasse un tas de superbes citrouilles; le salón
théatre est fermé ; une ibis que j'aurai vu les est devenu grenier et monace de s'eflbndrer sous
deux ou trois seules curiosités qui en vaillent la le poids des monceaux de ble doré et d'avoine
peine, je n'aurai qu'á me proinener par les visites par les rats en toute liberté; la filie du
rúes en bayant aux corneilles, plus ennuyé i'ennier avait installé dans ma chambre une si
qu'ici. Je renonce aux cxpéditions. prodigieuse récolte de pommes que leur senteur
Mais j'y pense, je ne t'ai pas encoré décrit le m'empéchait de dormir; il a fallu les emporter
palais et les jardins de mon royal séjour. La dans la piece á cóté, encombrée deja par des
maison, batie au commencement du siécle par pommes de terre et des chervis.
un aieul ou un bisaíeul de ma mere, ne í'ut sans Inutile de te diré qu'il n'y a pas une vitre en-
doute pas mal ¡i cettc époque. Ainsi que la plu- tiére aux fenétres; les hirondelles, — déjá
part des gentilhoimniéres de la contrée, elle a partios, — accrochent leurs nids aux poutres
l'escalicr á l'extérieur, et l'on arrive au premier du salón. Pour me garantir du froid je suis
étage par une large terrasse couverte : en bas, obligó de m'habiller les volets clos, á la lueur
la porte surmontée d'un écusson, conduit aux du jour qui passe entre les lentes; il est vrai
caves, au pressoir, á l'écurie et aux étables. qu'il en passe pas mal, de lueur, et d'air aussi.
L'étage supérieur, — le seul logeable, — se com- Ma toilette finie, j'ouvrc la fenétre et la joie du
pose d'un salón, d'une cuisine spacieuse, semi- ciel pur rcntre dans ma chambre avec les rayons
conventuelle, et de deux chambres a coucher du soleil, ou bien, par les temps nuageux, une
oú tiendraient trois petites piéces comme notre douce mélancolie, pleine de charmes, particu-
salón de Madrid. 11 va sans diré que tout cela est liére á ce pays. J'ai remarqué, — l'ennui nous
dans un piteux état. La terrasse, d'oü l'on aper- lait tout noter, — que les nuagcs s'obscurcissent
goit le cours gracieux de la riviere, est tapissée et s'amoncellent du cóté nord-ouest, au-dcssus
de haricots qui séchent, et, dans un coin, se d'une magnifique chátaigneraie.
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La maison, — tu Tas deja compris, — souffre Je soupconne que le fermier et sa famille,


beaucoup plus de Tabandon de sos niaítres que bien loin d'imaginer que jamáis un Rojas pút
de sa vieillesso. La chaux a noirci; les poutres venir leur interdire la tranquüle possession de
et les planchers sombres et vermoulus, augmen- sa demeure, ont habité le premier étage avant
tent la désolation des pieces. Ce qu'il y a de plus mon arrivée. Depuis. mon invasión ils se sont
curieux, c'est de retrouver, par-ci. par-lá, dans refugies en bas, dans le pressoir ou dans la cave,
ees vastes chambres, des reliques d'une opulence je ne sais; je n'ai pas voulu m'en enquérir, car
seigneuriale. Mon lit, par exemple, á colonnes je dois me í'aire violence pour ne pas leur or-
terses, délicieusement tourné, avec des incrus- donner de remonter. Je sais tres bien que papa
tations en bronze et un dais monumental d'ou en serait mécontent, car il me recommanda de
pendent des loques en damas qui íüt rouge et me í'aire respecter, d'observer les distances, de
des galons jadis dores. Ce sera un beau meuble, n'avoir pas de familiarités avec les fermiers;
une ibis arrangé, et je songe á le í'aire restaurer mais toi, qui comíais mes principes, tu compren-
pour rofí'rir á maman, quand je disposerai de dras combion je dois souíTrir de savoir á cóté de
quelques gros sous. J'ai découvert également moi quatre ou cinq créatures du bon Dieu, de
des bañes á dossiers peints, une petite table chair et d'os comme moi, vivant dans un lieu
pliante vieille comme Hérode, et une Vierge sur sombro, humide, tapissó de toiles d'araignées,
cuivre, si encrassée de poussiére que je n'ai de- sans draps ni mátelas, n'ayant pour abrí qu'une
vine le sujet qu'en voyant blanchir le croissant. vieille i'utaille. Car, j'en suis convaincu, tous,
Tu peux juger de l'état de ees trésors en sachant grands et petits, couchent dans des tonneaux
qu'avant mon arrivée, mon lit servait de séchoir vides. On récoltait ici du vin en grande quantité,
aux noix et aux chátaignes. Les mátelas sont avant roídium, et il existe d'énormes íbudres,
empruntés-, je crois que c'est le curé qui les a devenus inútiles. Ils y ont mis de la paille et s'y
prétés. sont installés á l'instar de Diogéne le cyniquo.
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C'est dans ees lits étranges que dorment, je blement, du bouillon, le bceuf et d'un róti flan-
le presume, le pére, petit vieil enjoleur á figure qué de pommes de terre. Je crois que Maripepa
impassible, avec de petits yeux pétillants de ne sait pas íaire d'autres plats. II est vrai que
malice; Maripepa, la filie aínée, qui peut avoir le matin j'avale un verre de lait... Ah ! mon ami,
vingt ans •, la cadette qui en a h u i t ; un enfant quel verre de lait! Voilá ce qui s'appelle boire
de cinq, et le garcon de ferme, animal exempté du lait : un lait onctueux, aromatique, débor-
du service militaire pour manque du pouce et de dant d'une crome épaisse et suave •, c'est un dé-
l'index de la main droite, qu'il se coupa lui- jeuner de roi. Quand je me réveille en sueur,
m é m e , avec la l'aucille. Quelle promiscuité! anéanti (car ma pauvre machine n'arrive pas á
diras-tu avec tout le monde. C'est pourtant se remettre —• n'en dis rien á mes parents), ce
ainsi qu'ils vivent : comme les bestiaux dans verre de lait me cheville l'ame au corps. Sopt
1'étable, et pis encoré peut-étre. heures sonnant, Maripepa í'ait son entrée, et
Arrivons aux jardins : un carro de choux, un da, cía... J'ingurgite mon verre, ou pour mieux
carré de pommes de térro, un champ de mais, diré, l'écuelle en terre du pays, car nous ne
aujourd'hui dépouillé de ses coques, et quelques possédons de plus prócicuse vaisselle.
arbres í'ruitiers, pommiers, poiriers, cerisiers. Maintenant que je t'ai tout rapporté, méme
Mathilde t'aura dit que je n'ai pu lui dessécher les niaiseries de mon existence ici, il ne sera que
et lui envoyer des lleurs, parce que, á part des juste que tu m'inlbrmes toi-méme de ce qui se
genéts jaunes, des mauves et de toutes petites passe la-bas. Dis-moi si Gutiérrez Pelado a parlé
clochettes blancbes, il n'en existe pas. Quand il á rAthónóe'; s'il a eu du suecos; si Ernest et sa-
aura cessó de pleuvoir, je descendrai au bord de je-une í'cmme sont revenus d'Andalousie-, si Lena
la riviére pour voir ce qui s'y passe et tácher de apubliéscs Ilusiones fufjaces et si la critique l'a
prendre une truite. J'aurais grand plaisir á crossé. Oñ en os-tu avec la blonde du Retiro?
changer mon menú qui se compose, immanqua- Est-ce que Mathilde se doute de quelque chose ?
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Quant a la politique, que tes nomines arrivent,


je le veux bien, mais que cesoit tranquillement,
sans secousse, sans pronunciamientos. L'Es-
pagne a besoin d'un peu de calmo pour se
remettre. J'ai horreur des explosions brutales,
III
méme quand les causes qui les produisent sont
justes. Pour toi, c'est tout le contraire, elles
t'ainusent. Heureux homme! tu ne manqueras
pas de distraction. Du méme au méme.

Adieu; ne t'endors pas et éeris-moi bien vite. Octobre.

Ah! Camille! Camille! Camille! Tu seras


done toujours le méme, endurci et récalcitrant!
Parce que je t'ai dit dans ma lettre que mon fer-
mier a une filie et que cétte filie me sert tous les
matins une acuelle de lait, tu m'écris des bétises,
tu jures que je me trouve ici tres contení, que
je décris en beau le paysage et la maison. On
juge les autres!... Mais, écoute-moi, malicieux
que tu es! Ignores-tu que je ne te ressemble
guére, que je ne suis pas a ce point inllammable
et ne perds la tete á la vuc d'un jupón pendu
n'importe oü? La beauté me charme, soit, les
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L'esthétique! Attends, tu vas voir. Maripepa est
jolies filies me plaisent davantage que les laides;
de taille moyenne, elle a la peau hálée, parsemée
mais je n'éprouve nullement le besoin de m'en
de taches de rousseur, la chevelure rousse et
occuper sans cesse; je croisque lorsque j'aimerai
mal tenue; les mains, brülées et calleuses, avec
ce sera pour tout de bon, et que je í'erai un mari
des ongles courts et carrés; les pieds tres larges
aimant et tendré, tel que tout honnéte homme
et tres plats, sans doute par l'habitude de m a r -
doit l'étre.
cher sur les pierres et les aspérités et de ne les
Mon programme ne comprend pas les tenta- chausser qu'aux jours de fétes. Toi qui aimes
tives de séduction. E t par oú voudrais-tu que je par-dessus tout un joli pied emprisonné dans
commencasse mon role de Don J u a n ? Par Mari- une bottine elegante, tu rirais pendant un mois
pepa, la íille du señor José, de Naya! Avant de de la vaste base de cette créature. Pour ne pas
lire ta lettre, dont quelques passages m'ont fait t'óter toute illusion, j'ajouterai qu'elle a des yeux
mourir de rire, j'ignorais la couleur des yeux mi-verts, mi-bleus, a, cils tres courts, épais
de cette nymphe rustique, de cette faunesse, et blonds, point laids, bien qu'ils n'aient rien de
plutot. C'est aujourd'hui la premiére Ibis que remarquable et ne íigurent pas dans le classe-
l'idée m'est venue de détailler son physique. Au ment officiel des jolis yeux. Mais le reste!... Si
moment oú je la contempláis a mon aise, Mari- tu voyais quelle ressemblance dans la tonalité
pepa était debout, le licou de la vache enroulé á de la filie et de la vache! Rouges, bruñes, on les
son poignet, et, dans l'autre main, appuyée sur dirait toutes deux pétries de terre et de brique
la hanche, luisait une faucille. Quand je me suis pilée.
approché, la demoiselle et la vache m'ont regardé
J'entrai en conversation avec Maripepa et
du méme regard oblique, méíiant et humble á
elle ne perdit pas contenance. Laissant la vache
la Ibis, qui voulait diré : « Que peut-il bien nous
tondre le pré, elle me donna des explications
vouloir celui-ci? »
fort intéressantes sur l'endroit oú Ton trouve les
E t l'esthétique? demanderas-tu, a coup sur.
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meilleurs pfiturages; sur l'áge du veau; le croyais rever et joni'imaginais que le seul monde
moment oíi ¡1 sera bon de le conduire au marché; réel était Madrid; c'est á présent tout le contraire;
comment il i'aut lui apporter de l'herbe tres penetré de la real i té de tout ce qui m'entourc, ce
tendré, faute de quoi le gounnand ne me laisse- Madrid éloignéme paraít étre une contrée fantas-
rait pas une seule goutte de lait; tout ceci dit tique; je mets confusément en doute son exis-
dans le dialccte du pays que jo comprends diffi- tence, et je ris de mes doutes quand je regois vos
cilement, quoique je m'y habitué et sache déjá lettres. J'ai lait aussi desinguliéres remarquesa
nommer une foulc d'objets. mon réveil. Le jour oü je m'éveillai ici pour la
Tu crois que jo me fais á ce genre de vie! Tu premiére ibis, je rostai fort saisi de ce calme pro-
te trompes. J e m'ennuie patiemment, je fais fond, a peine interrompu par le bruissement
contre fortune bon cceur, voilá tout. J e dors, je caressant de l'air dans la feuillée, le chant loin-
mango, je me proméne, je tache de ne pas re- tain d'un coq ou le bruit argentin de l'eau de la
gretter toi, la fámulo, mes connaissances, fon taino, coulant goutte á goutte. Le contraste
l'Athénée, les théátres. J e no te cacherai pour- était tel entro cette paix et le roulement des voi-
tant pas un curieux phénoméne : je désirais tures dont j'avais encoré les oreilles pleines, la
vivement recevoir la caisse de livres, et main- trépklation du train et les craquements de la
tenant qu'elle est ici, je ne me decide pas á dil¡gonce, que je me pris á écouter le silence,
l'ouvrir. La naturo me prend, la vie organique bien plus charmé qu'au Real, lorsque les violons
m'absorbe et je me laisse aller doucement au attaquent le solo de YAfñcaine.
plaisir de vivre, jouissant d'un sommeil répa- Je ne nio pas l'attrait de la campagne. Depuis
rateur, digérant facilement, respirant un petit qu'il a cessé de pleuvoir et que le ciel est pur, je
air tiéde qui, parfois, arrive impregné des sen- parcours mes térros en jouissant d'une automne
teurs résineuses de la forét de pins voisine. paisible. J'ai visité les bords de l'Avieiro, fes-
Encoré un symptóme! A mon arrivée ici, je tonnés d'ormes et d'oseraies; et si tu voyais aux
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coudes qu'elle l'ait quels délicieux prés de chicn-


couleurs, a les joues mangées par la barbe, ses
dent bordes de glaíeuls et de lys tardifs! Comme
cheveux s'unissent aux sourcils, et parmi cette
on aimerait á lire Becquer dans des licux aussi
broussaille luisent de petits yeux vifs et gais.
poétiques! Néanmoins, aux bords de la riviére,
Le Seigneur, sec, droit comme un coudrier,
je prélére la clmtaigneraie. Les arbres gardent
grave et le teint llótri, porte la moustache tom-
encoré leur épais feuillage, mais leurs lleurs
bante, des pantalons courts, et un large feutre
jaunes et desséchées, tapissant le sol, embaument
romantique dómodó, qui reclame un ondoyant
l'air d'une douce et presque imperceptible sen-
panache. Le notaire a la réputation d'aimer le
teur; quelques hérissons entr'ouverts tombent et
beau sexe, le bon vin et la chasse; le Seigneur
l'on voit, par les lentes, bruñir la ehátaignc.
est grand chasseur aussi, mais on ne lui attribue
Maripepa m'a prévenu que le jour des Morts nous
pas d'autres penchants coupables-, il est gauche,
pourrons faire un magosto, c'est-a-dire Taire rotu-
sobre de paroles, mais ne manque pas d'une
les chataignes en pleine chátaigncraie et les
courtoisie chevaleresque innée. Ce Seigneur de
manger en lesarrosant du moüt aigrelet ot clair
Limioso n'est jamáis sorti de sa coquille, et je
du pays. Quol moüt, mon cher! On me l'a lait
crois que ses voyages se bornent á aller parfois
goüter et. j ' a i fait la grimace. On prétcnd qu'avec
á Pontevédre, A oir lefeu
r
&'artífice, de la Pere-
les chataignes c'est exquis-, á coup sur ce ne sera
grina; on ne lui a fait suivre aucune carriére,
jamáis que du vinaigre.
soit par manque de ressources, soit qu'on ait
Ah! un grand événement, et n'allais-je pas jugó plus noble son ignorance de majorat sans
l'oublier? J'ai rceu doux visites, cela to confond, fortune; il habito avec son pére, tombé en
oui deux, rien que cola! Et de porsonnes toutes enfance, et deux vieilles tantes tres maniaques,
disposées a rae faire loto et a me teñir compa- une enorme maison lézardée que l'on nomme ici
gine : le notaire de Cobre et le Seigneur de respectueusement le Pazo (palais) de Limioso.
Limioso. Le notaire, gargon robuste, haut en Le notaire soutient malicieusement que le Sei-
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gneur nourrit ses trois chiens de chasse avec des


alleluias, et que, dans le Pal ais, on accroche le
pain au plaíbnd pour qu'il dure d'autant plus
qu'il est plus difficile á attraper. II est íbrt pos-
sible que ees plaisanteries aiont un fond de vérité.
En eJTet, le notairo m'est venu voir montó sur IV
uno jument toute ronde, á l'ceil noir, ala croupe
rebondio, tandis que le tíoigneur montait une
grande rosso efílanquóo qui disparaissait presque Du méme au méme.
sous sa large selle espagnole a arabesques d'ar-
gent, meuble historiquo du Pazo. Ils m'ont
Novembrc.
invitó a aller tircr des perdrix avec eux-, si le
temps reste au beau, nous ferons done une excur-
Je n'ai pas répondu á tes derniéres lettres, si
sión dans la montagne, et plus tard, ils viendront
aimantes, parce queje n'ai eu que la forcé d'écrire
ici prendre leur part du magosto.
deux ligues á maman pour lui ópargner la mor-
Je te dirai quelle róception j'aurai faite a mes telle inquiétude devivre sans nouvelles de moi.
nouveaux amis etquel est le goüt des chátaignes. II y a eu rechute; mais, pour l'amour de Dieu,
silence! ne confie cette nouvelle á personne, pas
méme a Mathilde! Je crois d'ailleurs que le plus
mauvais inoment est passó et que les forces me
reviennent. L'histoire de cette rechute et des
escapades qui l'ont motivóe mórite d'étre ra-
contóe.
Vers la fin d'octobre et le commencement de
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amoncelait dans une clairiére oú le soleil


novembre, il a fait un temps délicieux : on ne
avait brillé et doré herbé et gazon. Une ibis le
saurait, ni á Nice ni dans aucune contrée du
leu preparé, elle se mit á recueillir des hérissons
monde, imaginer une chose plus agréable que
et á en extraire le fruit. Et avec quel outil
cet adieu de l'automne qu'on appelle l'été de la
penses-tu, Camille, que Maripepa ouvre les héris-
Saint-Martin. L e j o u r des Morts, — si triste en
sons?... Avec les pieds! Les serrant l'un contre
d'autres lieux, — on avait plutót envié de ressus-
l'autro, s'en servant comme des mains, maniant
citer en bondissant que de pleurer et de mourir.
habilement le pouce, la plante ct le talón, elle
Quand nous partimes pour la chátaigneraie, le
faisait craquer la capsule et rejaillir au dehors la
notaire, le Seigneur de Limioso, l'abbé de Naya,
chátaigne. Je no comprends pas par quel mi ráele
et moi, nous étions si gais et je me sentáis si
les piquants du hórisson ne lui entamaient pas
bien que je me croyais tout a í'ait guéri. Nous
la chair; il est vrai qu'avant do l'ouvrir elle
avions decide que nous ferions le magosto nous-
üécrasait d'un íier coup de talón. Je ris beaucoup
mémes et que Maripepa nous apporterait le diner
d'un si curieux travail ct la íillette ritaussi, me
sous les arbres. Nous venions d'arriver quand
montrant entro sesgrosses lévres des dents que,
mes compagnons, qui portaient leurs l'usils
comme moi, verraient avec envié, tous ecux
comme á l'ordinaire, affirmérent qu'on entendait
qui souffrent do l'estomac. J'essayai de me plon-
les cailles dans les vignes voisines, et il i'ut
ger dans la lecture de Becquer; mais, peu a peu,
impossible de les reteñir. Je restai scul, assis sur
excité par le calme bruissant du bois, la limpi-
le tronc d'un chataignier abattu par la hache,
dité réjouissante du ciel, les alióos et venues de
tenant ouvert le volume de Becquer mais avec
Maripepa, je jetai le livre et me décidai á
une grande paresse de lire.
l'aider, accomplissant maladroitement avec la
Je m'amusais á regarder Maripepa, qui faisait
semelle do mes bottes ce qu'elle faisait a mer-
les préparatii's du magosto; elle ramassait des
veilleavec la plante vigoureuse de ses pieds ñus.
branches et des feuilles tres séches et les
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Elle eut pitié de ma maladresse et me conseilla, de coude, la pantomime et le sourire étaient on


au lien de les ouvrir moi-meme, de recueillir les ne peut plus explícitos. Traduction et commen-
hérissons deja ouverts, en conservant la ehá- taires devenaient superílus!
taignc du milieu et négligeant les deux petites Je profitai de l'absence de Maripepa, qui était
dont elle est géiiéralement flanquee. Et me voilá allée chorcher le diner, pour m'épancher, mais,
á quatre pattes, rainassant des chataignes, les á ma grande surprise je ne réussis qu'a augmen-
essuyant á ma manche, les lancant dans le tablier ter les rires et les plaisanteries. II me fut
de Maripepa. inrpossible de leur faire comprendre que la vertu
C'est dans cette attitude que je fus surpris par d'une íille qui méne paitre les vaches et ouvre
mes invites qui, fous de joie, revenaient avec les hérissons avec ses pieds, ne vaut pas moins
une caille et deux ou trois oiselets assassinés. que la bonne renommée d'uno impératrice; que
lis se mirent á rire en me voyant, etje me levai la perle de la virginité ne perd rien de sa beauté
tant soitpeu confus, alléguant l'ennui, l'abandon parce qu'elle s'abrite dans la conque d'un tonneau
dans lequel ils m'avaient laissé. II y eut alors vide, sous lestoiles d'araignées d'une cave. C'est
unchassé-croisé d'oeillades malicieuses; lenotaire pourtant, a mes yeux, d'une évidence éclatante!
regarda du coin de 1'coil Mari[)epa en poussant L'abbé lui-méme ne me donnait raison qu'á demi
du coude l'abbé; celui-ci fit semblant de jouer et seulement sur le terrain spéculatif : « Devant
des castagnettes, et le Seigneur abaissa en sou- Dieu, toutes los ames sont égales, il n'existe
riant son regard sur ses moustaches alanguies. point de classes, — disait-il plaisamment; —
Moque-toi de moi, si tu veux! Je devins mais, dans la pratique, nous observons que
furieux. Ce n'cst done plus toi seulement, mais 1'éducation, ce que l'on apprend des l'enfance,
aussi ees imbéciles, qui me jugez capable de riiabitude, iníluent notablement sur notre con-
m'embraser dans le feu du magosto! Car, je te le duite et sur l'estime dont lo monde nous gra-
jure, Camille, les ceillades, le clignement, le coup tiñe. » Je protestáis, quelque peu fáché, contre
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BUCOLIQUE 33

cette théorie de compositíon, quand l'arrivée


firent sentir ses effets hilarants. La réjouissante
des vietuailles m'obligea á me dérider et me vouer
piquette délia la langue du Seigneur de Limioso
a mes devoirs d'amphytrion.
lui-méme, qui, poussé par le notaire, entama
A h ! quel mets savoureux c'est un páté de
une discussion politique avec l'abbé. Je les
Cébre froid, mangé sans nappe n¡ (burchette ! Et
croyais du méme avis. A h ! bien o u i ! Le
les pommes de terre cuites, glacées dans un
Seigneur recoit leSiglo Futuro, l'abbé est abonné
courant d'air sur une manne d'osier !
á la Fé, et á propos de simples questions de
Le notaire avait apporté sa Morena, nom
nuances, ils s'en dirent de toutes les couleurs.
qu'il donne á une petite outre d'une contenance
L'abbé s'échauffait á tel point que méme sa ton-
de six á huit litros, et nous levions le coude a
sure en devenait rouge, et les moustaches du
tour de role, arrosant le banquet de rasados de
Seigneur se hérissaient comme les ergots d'un
vin d'Avieiro, qui ressemble beaucoup au bor-
coq de combat. Le plus comique de la chose c'est
deaux ordinaire. Cependant, Maripepa á genoux,
qu'ils me prirent pour arbitre, que je ne savais
activait le feu du magosto, en souí'llant dessus
que leur diré et, dans leur ardeur á s'invectiver,
de toute la puissance de ses joues, tandis que
ils ne me laissaient pas le temps de placer un seul
le notaire faisait ílamber des allumettes et les
mot.
approchait des íeuilles séches qui se recroque-
Pendant cette escarmouche et sous pretexte de
villaient en crépitant. Lorsque la ílamme prit
veiller au magosto, le tabollion s'était sournoise-
aux branches qu'elle changeait en braise arden te,
ment approché de Maripepa; j'entendis alors un
les chátaignes commencérent á éclater, et Mari-
cri de douleur auquel répondit un long et sonoro
pepa, plongeant hardiment ses doigts dans la
éclat de rire. J e me dressai í'urieux pour reteñir
braise, les en tira une á une et me les olli-it
ce sans vergogno, et je vis Maripepa debout, qui
aprés les avoir essuyées á son corsage.
une manche de la chomiserclevécjusqu'á l'épaule,
Le moüt aigrelet circula alors et bientót se
et dans l'attitude d'un chien battu par sonmaitre,
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34 BUCOLIQUE

regardait tristement la marque rouge laissée sur larges bords, avec lours cartouchiéres, leurs
sa peau par la pincée du notaire. Entre nous, on carnassiéres et leurs fusils. Nous nous mimes
ne soupconnerait jamáis l'éblouissante blan- tous en route en suivant les bords de l'Avieiro
cheur des bras de Maripepa, en regardant ses jusque bien au delá de la chátaigneraie, et nous
mains no i res. grimpámes vers lamontagne. Ah ! Camille, quels
De quels termes correéis mais énergiques me solides jarrets il fau't avoir pour faire le métier
servis-je avec le notaire?... Je l'ignore. Le fait de chasseur! C'est par trop fort qu'une personne
est qu'il revint l'oreille basse s'asseoir sur un raisonnable doive s'attacher a suivro la route
tronc d'arbre et se consoler en inangeant des que lui trace un vol depordreaux! Ils sont ici...
chátaignes. J'en mangeai tellement, de mon cóté, Non, lá-bas... ils viennent de s'abattre a une
que farci de ce fruit indigeste, mon estomac en demi-liou plus loin, du cóté deBoan... Et, cepen-
resta endolori. Néanmoins, plutot qu'au magosto, dant, nous franchissons des ravins, nous traver-
je crois devoir ma rechute á la partie de chasse sons des bois, nous passons á gué des rutsseaux,
qui eut lieu quelques jours aprés. nous marchons sur des épines, nous montons
des cotes raides pour redescendre denouveau,
II était entendu que mes amis se chargeraient
á travers das précipiecs, et arriver a la riviére.
des cliiens, du vin, des munitions et que je
n'aurais a m'occuper que des provisions de J'étais fourbu, mais ne voulais pas l'avouer,
bouche. La journée debuta mal pour moi, car car j'étais tout honteux de mon manque de
on me réveilla trop tót. 11 faisait encoré nuit noire vigueur en présence de la forcé du notaire, de
que deja Ckonito, Pistón et Gineta remplis- l'agilité de lévrier du tíeigneur, et de lajoviale
saient la cour de lours aboiements; et, l'aube légéreté de l'abbé. Les chiens eux-mémes volaient
blauchissait a peine lorsque, tremblant de fruid, devant nous, joyeux de se trouver dans leur
je descendis recevoir mes hótes. Ils me íirent élément, tournant de temps á autre, vers nous,
l'effet de trois brigands sous leurs chapeaux a leurs tetes intelligentes pour voir si nous les
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BUCOLIQUE 37

suivions. Tout á ooup, Pistón, ct G i neta tombent et d'un air de triomphe il nous montra un objet
en arrét, les pattes de devant immobiles, avec pendant entre les trois doigts de sa main. Au
une imperceptible et nerveuse ondulation do la premier moment je pris cela pour une botte de
queue. Leur peau frémissait d'impatience et íbugeres; mais bientot je vis parmi les dentelures
d'enthousiasme. En avant, Pistón! Vas-y, de feuilles vertes, des corps argentes et humides.
Gineta! Iloup-la, Chonito! Les chicns se je- C'étaient des truites, les fameuses truites de
térent tete baissée dans les bruyéres, et la com- l'Avieiro!
pagnie s'éleva avec des formidables battements Manuel nous expliqua qu'il les avait prises
d'ailes. Trois coups de feu, puis trois autrcs, et aux premieres lueurs de l'aube, avec la nasse,
eníin le mien qui part lo dernier, pour so perdre sorte de panier profond. La joie de contempler
inoffensif dans l'air, ct m'attire les rires de mes cespoissons me ñt oublier la fatigue et. je dis a
compagnons. Les chiens rapportaient les vic- Manuel d'aller chercher un gril, a la curo de
times en écartant délicatement leurs dents blan- Naya qui se trouve á une portee de fusil. Lors-
ches pour no pas les abímer. Quel concert d'ex- qu'il m'entendit parler de gril, Manuel haussa
clainations ! « Un perdreau! un perdreau! — les épaules, disparüt et peu aprés revint avec
Celui-ci est un vicux malo. » Et les chasseurs une large ardoise; il la placa par terre, l'en-
écartaient des doigts les plumes bariolées, tátant toura d'une grande quantité de branches de pin
la cliair grasse, tiédo encoré d'un reste de clia- et y mit le feu. Une fois les branches réduites en
leur vítale. braise, il plaga sur l'ardoise les truites qui
Enfin!... pensai-je quand nous nous retiramos róth'ont lentement cu laissant suinter une
á la chénaie oü nous attendait le díner, et¿. sur- graisse tres fine. Qu'elles étaient délicieuses! Le
tout, le repos ! Maripepa et Manuel, legarcon de gourmet le plus exigeant s'en scrait leché les
ferme, s'y trouvaient déjá; nous remímes le doigts!
gibier a Manuel, pour alléger les carnassiéres, L'appétissante saveur des truites contribua a me
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faire bien manger. Aumoment de nous remettre J'aurais voulu voir la mine de Sánchez de
cu route, á la rcchcrche d'une nouvelle compa- 1'Abrojo ! J'ai eu beaucoup de peine a éviter que
gine de perdrix qui, suivant nos indications, le notaire ne m'arrachát la peau a forcé de la
devait se trouver dans une íbndriére escarpée, il frotter. Quand les amis n'étaient pas la, Mari-
conimenca de bruiner et bientot le brouillard pepa me soignait, veillait, me donnant des
tomba. Etant assez mal couvert, j'éprouvais la boissons et des médicaments ridicules : un ceuf
sensation punible du froid sourd et pénétrant battu avec du sucre et du lait, do l'eau bouillie
qui glissc jusque dans la moelle des os. La pluie avec du miel, mille cochonneries enfin.
obstinée ne cessait pas; nous étions á une lieue Mes gardes-malades m'ont appris á jouer au
et demic de la Fontela, et je n'avais pas, comino whist pour me distraire pendant la reclusión
mes camarades, pour me garantir, une espoce forcee de la convalescence, et tous les soirs nous
de justaucorps en basane ct desguétres decuir. jouons, sur la table de la cuisine, auprés du feu,
J'arrivai chez moi grelottant et me mis dans le écoutant le bruit cadeneé de la pluie et le triste
]¡t glacú; peu á prés la íiévre se declara; je crois sifílement du vent, car l'été de la Saint-Martin
méme que j'cus le delire, ou du moins de l'in- est fini, et nous avons un hiver humide et nébu-
cohérence dans 1c discours. Jo m'agitais, voulant leux au possible. Afín de ne pas interrompre la
me découvrir et retombant anéanti. Deux partie, nous tirons nous-mémes le bouillon de la
semaines se sont écoulécs de la sorte. marmite et nous soupons a la chaleur du foyer,
J'ai pu, dans cette circonstance, me rendre sans cesser de jouer. De quoi parlons-nous ?
compte que les gens sont ici tres bons et tres Généralement du codille que remporta l'abbé,
aífcctueux; le notaire, lo Seigneur et l'abbé m'ont ou de la volé que l'on coupa au Seigneur avec la
tenu compagnie a tour de role; ils m'ont amené dame de tréíle. Parfois des perdrix, des cailles,
le médecin de Cobre, un vieux praticien qui des foires ou bien de la politique. Le notaire est
m'ordonna des frictions et des sudorifiques. sagastin parce qu'il a un oncle qui recoit de
40 B U C OI, I Q II15 BUCOLIQUE 41

tíagasta des instructions electorales; tu comíais prendre le role de rédempteur; mais, avant de
déjale íaible du Scigneur et de l'abbé; moi, qui te moquer de moi, veuillebien considérer que,
ne désirc que le progrés et le bien-étre de l'Es- en dehors de mes principes humanitaires, j ' a i ,
pagne, je leur l'ais des sermons et ils rient de depuis l'attachement dont elle a la i t preuve en
mes utopies. me soignant, une certaine aílection pour Mari-
La seule chose, je te 1'avouo IVanchement, pepa. Et puisque nous en sommes la, j ' a i été íbrt
qui me déplaise dans eos réunions champétres, surpris de la lamiliarité indifférente qu'elle a
c'est la conduite du notaire envers Maripepa. La mise á me remire toute sorte de services. Je
pauvre íille ne peut entrer dans la cuisine sans baissais les yeux par instinct quand elle me
qu'il l'agace, qu'il l'accule a u m u r , qu'il la pour- changeait les draps, ou lesétirait, ou arrangeait
suive de mille facons inconvenantes. .Si jen'étais mon mátelas; mais elle, tres tranquillo, ne
lié par les devoirs de l'hospitalité et la recon- détournait méme pas ses yeux verdatres. Est-¡1
naissance queje dois á cet animal, je lui donne- done vrai que la pudeur soit une chose relativo
rais une lecon dont il garderait longtemps le et qu'elle tienne á la position sociale, a l'édu-
souvenir. Est-¡1 possible que je permette qu'á cation recue?
m o n n e z e t á ma barbe on ofibnsc une femme, pour Je suis tenté de le croire, car pendant ma
si humble qu'elle soit? J e déíends chaleureu- maladie cette íille a agi plus librement avec
sementMaripepa en paroles, consurant lesvilaines moi, m'a soigné avec moins de scrupules que
manieres du notaire; mais c'est précher dans le ne l'eút fait ma secur ou ma mere elle-méme.
désert, car l'idée qu'il y a dans Maripepa quelque Et eependant en dépit de sa rudesse on
chose digne de respect, ne peut pas prendre sent qu'elle est innocente et douce comme un
racine dans la cervelle obtuse de ce Don Juan de agnelet.
village.
Peut-étre riras-tu toi-méme en me voyant Dis á tous que je suis micux, c'cst-á-dirc bien,
42 BUCOLIQUE

et que je leur écrirai longuement aprés-


demain.

Du méme au méme.

Décembre.

Tu me demandes des nouvelles de ma santé ?


Excellente, mon cher. J'engraisse, ma barbe
s'épaissit, mes jambes sont formes. Tu vas me
faire le plaisir de diré á maman que si elle ne
tient pas á me voir retomber malade d'ennui, il
est temps qu'elle me sorte d'ich Nous sonamos á
la veille d'une íete qui me dónne la nostalgie :
Noel! Quelqu'un peut-il no pas souhaiter de
faire le réveillon au milieu des siens? Enseveli
dans cette vallée, au fond de la Galice, je me
désespérerais pcndant cette nuit classique en
songeant tristement á ceux qui me regrettent.
BUCOLIQUE 45
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tique si nous profitons de la prendere occasion


Je ne puis repondré de ne pas vous aller sur-
propice pourbalbuer le peuple dans ce q u ' i l y a
prendre le 24.
de plus venerable, la íemme sans dél'ense, exposée
Avec quel bonheur nous réveillonnerions si
a tous outragos a cause méme de son inferiente?
j'étais, moi, tout á fait remis, avec ma nomina-
Y a-t-il une lácheté plus grande que d'abuser
tion de juge dans la poche, et toi ofíicicllement
des créatures pas beaucoup plus conscientes que
declaré le naneé de Mathilde! Quoique mes
les bétes? Maripepa n'ost-elle pas un étre huinain,
parents redoutent un peu ta mauvaise tete, ils
d'autant plus digne d'intérét qu'elle est moins
apprécient ton bon cceur, ils savent combien tu
socialement protégée?
es intelligent et plein d'avenir, et ils ne souhai-
J e comprends aisément, mon cher Camille,
tent point de meilleur gendre. Mais il paraít
tout ce que Ton peut taire dans certains endroits,
impossible que tu te maries. 11 faudrait pour cela
dans certains bals et avec certaines femmes.
que tu rencontrasses une jeune personne habile
Elles se doutent d'avancc du sort qui les attend,
qui te fit prendre des vessiespour des lanternes.
et rien ne saurait les étonner; si avec ellos la
Je m'arréte, car le rolo de marieur de nía propre
campagne est peu glorieuso, du moins elle est
sceur estassez ridiculo, surtout lorsque lapauvre
franche et sans détours. Mais tendré des piéges
filie ne posséde un sou vaillant.
á Maripepiüa, a cette pauvre margucrite sau-
Tu devrais imiter ma sagesso et me laisser
vage, qui no sait rien, pas méme tourncr le rouet!
tranquillo au sujet de la tille du íermier. Jo sup-
Ce serait exactement la méme chose que tircr
pose qu'en apprenant queje désire partir, tu ne
sur un lapin attaché par les pattes ou chasser les
rééditeras plus la risible plaisanterie de me croirc
poussins dans leur nid. Ta générosité native ne
épris de cette rjóiitsse, ainsi que tu la nomines.
se souléve-t-elle pas a la seule pensée que je per-
Pas n'est besoin d'ctre épris de quelqu'un pour
misse pareille chose sous mes yeux et sous mon
professer et soutenir les principes d'une justice
toit?
élémentairc. Que devient notre ideal démocra-
4G BUCOLIQUE BUCOLIQUE 47

Un tel procede me blesse, surtout de la part s'amoindrit, que j'étouffe intérieurement. Je


du notaire qui, en somme, n'a pas, comme le désire je ne sais trop quoi; je me proméne long-
Seigneur de Limioso, l'exeuse de se croire investi temps au hasard et sans but sur la terrasse, ou bien
d'une espéce de pouvoir féodal sur les jeunes je reste des heures entiéressur le banc de pierre,
filies de la contrée. II est vrai que le notaire se plongó dans une espéce de méditation singuliére
l'attribue, en vertu des manoeuvres de son oncle, qui est sans doute un reste de lamaladie. Paríbis
l'agent electoral de Sagasta; je puis t'affiriner je saute en bas du banc et, ne sachant comment
que sous le sceptro de papier timbré de ees dépenser mes forces, je tache d'escaladcr la ter-
tyranncaux de village, les paysans sont plus rasse et m'expose á me briser le cráne contre
malheureux et plus pressurés q'u'au temps des les pierres de la cour, car je ne suis point habile
seigneurs hauts justiciers jouissant du droit de dans ce genre d'exercices.
cuissage. Tu auras une idee du besoin d'action qui me
J'ai envié de rire lorsque tu soutiens que je devore, quand je t'aurai dit qu'avant-hier, pour
suis jaloux du notaire. Jaloux a, cause de Mari- me distraire, j ' a i a i d é Maripepa a faucher. Je la
pepa... et jaloux de cet ours! Combien nous vis sortir avec safaucille, d'un air si decide, qu'il
rirons cette année, sous les arbres du Retiro, au me prit envié de la suivre et queje la suivis
souvenir de pareilles sottisos! N'oubliepas, mon jusqu'au prc. C'est une bien jolie chose qu'une
cher Camille, d'intercéder pour moi auprés de prairie, surtout á cette époque, lorsque sa fraí-
mon pere pour qu'il mette fin á mon bannisse- cheur et son gai coloris font un si grand con-
ment. J'ai véritablement le spleen de Madrid. Je traste avec la nudité des arbres et l'aridité des
ne saurais diré si c'est bien celui de Madrid, mais champs! Une prairie, c'est l'enfance de la végé-
ce qui est certain c'est que j ' a i le spleen. Au fur tation, et bien que n'étant rien moins qu'un
ot á mesuro que mes poumons se satnrent d'air áne, l'herbe invite á vous étendre, á vous
pur et vivifiant, il semble que la vie de l'esprit rouler, á palper amoureusement sa douce face
48 BUCOLIQUE
BUCOLIQUE 40

veloutée. Je me couchai done dans l'herbe en me


fútiles enfantillages, vient de l'abandon de mes
laissant glisser sur une douce pente, pendant
compagnons dejeu. lis profitent des bellos jour-
que Maripepa brandissait l'arine des flruidesses
nées dont nous jouissons pour chasser, et je
et fauchait, — c'est le mot techniquo, — le plus
n'ose les suivre, me rappelant l'insucces de ma
de verdure possible. A la fin je me décidai a lui
premiére tentativo. Dansle cas oujemetrouverais
venir en aide, et c'est miracle queje ne me sois
encoré ici, on m'a invité a visiter, le (> janvier,
pas coupé la main avec la faucüle qui coupe
la foire de Cébre. C'est le notaire qui regalera, et
comme un rasoir. La bonne filie en rit de tout
ne voulant pas nous introduire dans son donadle
soncoeur, car rien ne l'amuse t a n t q u e ma mala-
de garcon,—Dieu sait dans quel état il se trouve,
dresse en í'ait de travaux rustiques. Elle m'ar-
— il nous ménera díner á Y hotel. II doit étre
racha l'outil des mains et eut bientót coupé une
joli l'hótel de Cébre! N'est-ce pas?
gerbe d'herbe qu'elle placa sur sa tete. C'est á
Réponds-moi bientót, en me donnant au inoins
peine si sous ce vert encadrement on apercevait
l'espoir queje pourrai quitter ce trou. On dirait
sa figure-, elle marchait entourée des l'euilles et
que l'océan politique devient houleux ct que la
des tiges qui, en se détacliant, joncliaient la terre
balance ponche du cóté des tiens... Je serai j uge...
et laissaient derriére elle comme un sillage de
et malheur au notaire fripon et a l'agent elec-
lañes, de graminées et de íleurettes. Tu ne dirás
toral retors et inique qui pourront me tomber
pas queje n'abonde pas dans ton sens puisque je
sous la main!
rends Maripepa poétique. Le sujet inériterait
d'étre fixé sur le papier par le pinceau d'un
aquarelliste.
Je crois qu'une partie de mon impatientant
malaise, de cette impossibilité de me distraire,
quand d'un autre coteje m'amuse avec les plus
VI

Du méme au méme.

Janvier.

Oui, ma nomination est arrivéc; oui, je ne


t'en ai pas aecusé réception; oui, je fais le mort,
e t l e pire de tout c'est que depuis quclques jours
je souhaiterais de ne plus étre de ce monde. Me
voilájuge, Camille! Oh! cruelle ironie des cvé-
nements! La justice humaine est mise dans mes
mains le jour oú je mériterais le plus de tomber
dans les siennes... et peut-étre dans celles de
Dieu!
Camille, si tu es mon vóritable ami, si tu
aimes tant soit peu ma sceur, je te prie, á cause
de ees deux affections, d'étre discret, de ne
52 BUCOLIQUE
BUCOLIQUE 5o

révéler ni ¡i mes parents, ni a personne au


en route. La matinée était fraiche; je me sen-
monde un seul mot de ce queje vais te raconter.
tais plus fort que jamáis, je respiráis avec joie
II faut que je m'épanche, je ne puis me taire
l'air piquant, tout en remnrquant que mes picds
davantage-, j'ai besoin de tes conseils. D'habi-
se refroidissáient dans les étriers. Une A'oix me
tudo tu vois plus clair que moi dans les afl'aires
surprit tout á coup : «Au revoir, not' maítre! »
de la viepratique, bien que je possede... il sera i t
Je baisse les yeux et je vois Maripepa. J'eus
plus cxact de diré je yossédasse, un í'erme ins-
quelque peine á la reconnaitre, tcllcment elle
tinct de droiture qui, dans les cas difüciles,
était différente de la Maripepa de tous les jours.
m'inspire des résolutions dignes de moi.
Elle aussi s'était nettoyée etattifée á safaron.
Je te donnorai des détails, je te raconterai Elle porta i t un mantelo noir, uni, tres étroit,
l'enchaínement des faits qui peuveut expliquer bordé d'une largo bando de panno; un dengue
mes folies, sans les atténuer toutefois. Que le noir aussi, rehaussé de jais, retenu a la taille
diable emportc la foire de Cébre! Ecoute-moi, par une agrafe composéc de deux luisantes
écoute le debut do cette partió de plaisir, si coquilles d'argent; un foulard de soio bleue
fachcuse pour moi. cntourait son cou. La rousse cheveluro de la
Dans la matinée du G, je m'habille et me pom- jeune fule, lisséc avec de l'eau, avait au soloil
ponne pour aller a Cobre. J'npportai quelquc soin des miroitements cuivrés; sa peau, consciencieu-
á ma toilette ; car, aprés un long séjour a lacam- sement frictionnée sans doute, rcsplendissait de
pagne, ayant négligé la propretó, se promenant jeunesse; des taches de rousscur satinaient par
sans col ni cravate, c'est plaisir d'affirmcr ses endroits son teint halé, et ses yeux verdatres
droits d'homme civilisé, et l'on éprouve un paraissaient de metal a la ciarte du jour. C'est
certain charmo á coupcr ses ongles, á refaire sa étonnant! pensai-je á part moi. Cette íille n'est
coill'ure. Plabi lié de pied en cap, je montai le pas laido,... au contraire. En faisant cette
cheval que me présentait Manuel et je me mis reflexión, je mis pied á terre, le licou de ma
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be te a la main, et j'emboitai le pas a Mari- plus simple etplus provocatif á la fois. Son Ame
pepa. inculte, tout d'une piéce et sans voiles, apparut
Elle traínait derriére elle le veau qui allait dans ses yeux, verts comme le í'cuillage, oüsem-
étro vendu a la Ib i re ; c'est ainsi que le veau, le blait se mirer la sauvage nature.
cheval, elle et moi nous íbrmions ungroupe qui, J'ai lu que desfemmesadmirablement bellos, en-
lorsque le soleil s'éleva dans les cieux, projetait tre autresM Récamier,ramie de Chateaubriand,
mo

sur la route une ombrc í'antastiquc et grotesque. accueillaient avec orgueil et reconnaissance les
Pourquoi done remarquai-je la projection de cette galanterics que les soldats et les petits Savoyards
ombre et pourquoi parmi tant d'autres plus leur adressaientdans la rué. J e nesuis pasíemme
dignes d'éternel souvenir, ect incident revient-il et ne me suis jamáis donné pour beau garcon ;
a ma mómoire? Je ne saurais le diré; la vérité mais je suis de chair et d'os, et j'avoue qu'il est
c'est que, vu de cette lacón, ce groupe était extra- í'ort agréable de lire sur une figure le plaisir
vagant et qu'il me í'ít rire. causé par notre présence. Ce plaisir ne saurait
Maripepa augmenta mabonne humeur, en me guére nous étre offert que par des gens dont la
disant á haute voix ce que je me contentáis de position sociale est au-dessus de cclle des petits
penser d'elle ensilence. Avectoute sbrte d'argu- ramoneurs. Une demoiselle, voire méme une
ments rustiques, elle m'af'firma que j'étais tres l'emme ayant une certaine éducation, quand elle
beau, ce matin-la, et d'un ton hyperbolique elle rencontre un homme qui lui plaít, met tout en
ajo uta : oeuvre pour ne pas laisser paraítre ses senti-
— Oh! tantot les demoisclles á la foire!... ments. Maripepa donna cours á ses impressions
Elle ne donna pas de plus ampies oxplications comme l'enfant qui voit des bonbons ou des
et ce n'était pas nécessaire, car son sourire et jouets. Elle me regardait des pieds a la tete,
son ceillade achevérent la phrase. Personne ne eharmée, en répétant avec un mélange d'envie
reQut jamáis hommage plus brutal, plus résolu, et de convoitise :
56 BUCOLIQUE BUC0L1QUE LW

nupétes. De ma vie je n'ai vu des cornos plus


— Oh!... les demoiselles d'aujourd'hui!...
inoffensives que cellos de ees pauvres vaches gal i-
Je jouis un moment de cette admiration na'íve
ciennes. Si un homme se sont saisi par ellos á la
ou impudique, coinme il te pía i ra de l'appeler,
taille, il n'a qu'a se retourner doucement et les
savourant a mon tour le plaisir de contcmpler
écarter de la main. Néanmoins la foule des botes
la jeune filie, de lui trouver des channes jus-
et gens était si grande qu'ellc m'opposait uno
qu'alors inobserves : la sveltesse de la taille
barriere infranchissable, ctje renoneais déjáala
rchaussée par la richcsse des hanches; l'abon-
traverser lorsque j'apercus le notaire et le Sei-
dance de la rousse chevelure, ébourill'ée vers les
gneur de Limioso qui, de loin, me íaisaient des
tempes; la í'raícheur de la bouche. Mais comme
signes. Je pris vers la gauche et réussis a trouver
je ne suis pas innocent au point d'ignorer oíi
un endroit moins cncombré.
ménent de paroilles remarques, et, qu'au sur-
plus, Cobro se tro uva i t encoré á trois licúes, je Aprés avoir confié ma monture á un petit
paya i Maripepa de quelques plaisanteries, re- garcon pour qu'il l'aceommodát de son mieux,
montai a chcval et piquant des deux perdis nous nous promenames dans uno clairioro de la
bientót de vue la bergére. chénaie. Le notaire, dontlamaison était voisine,
voulant me raí'raíchir sur l'heurc, m'apporta
Plus j'approehais de Cobre plus grand était le
une bouteille de tostado, vin de raisin sec, tres
nombre des bceuí's et des poros; parlo i s memo
- estimé dans le pays, et des gimblettes appelées
j'étais (breó de m'arréter pour ne pas écraser
melindres. Avec l o m o ú t e t le tostado on pour-
cruclleinent. quclque cochonnet a peau rose et a
rait faire un vin á peu prés normal, car colui-ci
soies lines. Le champ de t'oire de Cobre est dans
a en trop le sucre que l'autre a en moins; les
une chónaie oxeessivement touñ'ue, que la route
deux se ressemblent pourtant par leur manque
coupe en deux. Lorsque j'arrivai, il était littéra-
d'alcool, et c'est pourquoi le tostado, mis en
lemcntimpossible de taire un pas tantétait grand
bouteilles, se chango parfois, au bout de quel-
le Iburmilleinent des totes humaines et des cor-
58 BUCOLIQUE BUCOLIQUE '59

ques années, en une boule de sucre. Je ne sais courant des histoires du palais. Les efforts que
vraiment pourquoi je te rácente ees minutios ; je je fis pouramener l'entretien sur un terrain plus
cruis que les détails do cette journée néi'aste se actuel etmoins elevé ne firent que le rendreplus
sont tous graves dans ma mémoire; il est d'ail- languissant. Nous régalames de gimblettes cette
leurs important de connaítre tout ce qui m'a oté aristocratie farouche, puis nous nous écartames,
ilonnó et a pu contribuer a troubler mes sens. non, toutefois, sans que le notaire me touehat
Malgré sa pauvreté en alcool, le tostado me du coudo a plusieurs reprises, en me montrant
communiqua une gaieté, un entrain peu com- malicieusement une des demoiselles qui avait la
muns. Lo Seigneur me presenta trois ou quatre voix forte et l'air viril.
demoiselles qui se promenaient en cheveux, des Nous voici parcourant la foire, admirant de
lleurs sur la teto, avec des robes qui me paru- superbes paires de bceuí's, des pores aux reins
rent, •— jo ne saurais diré pourquoi, — préten- enormes, la queue courte et entortilléc, — co
t i cuses et passécs de mode. Avant la présentation, sont les plus estimes,—ou quelque vache bonne
les demoiselles riaient aux éclats et se pincaient laitiére. Grace a l'hiver, nous n'avons été piqués
réciproquement; mais l'arrivée de ma madrileño ni par les mouches des bceufs ni par les taons;
personne leur fit l'effet d'une douche et elles mais nous fumes bousculés sans ménagements;
devinrent sérieuses comme on l'ost á la messe. les discussions, le marchandage acharné nous
Je táchai de réveiller leur bonne humeur, en remplirent les oreilles, et, comme je m'ennuyais
enviant la tienne qui m'aurait été d'un íier se- plus que de raison, c'est avec plaisir que j'appris
cours a ce moment, mais tout fut inutile. Les l'heure du díner.
jeunes filies jugerent bon de se montrer graves Nous entrames dans 1'hótel par la cuisine, au
et empesées-, elles me parlérent des noces de la sol de terre battue, pleine de monde et de bruit;
princesse de Baviére et des menus détails de la mais nous fumes servís au premier étage dans
cour, comme si j'étais officier de bouche et au une salle réservée, — la plus belle piéce de la
BUCOLIQUE Gl
GO BUCOLIQUE

maison,—par uno filie sale, Iaide et mal poignéc, Ce qui importe le plus á mon récit, c'est que
qui eut a subir les plaisanteries habituelles du le notaire apporta de choz lui jusqu'a une demi-
notaire. »Si j'avais l'esprit aux descriptions minu- douzaine de bouteilles de tostado, qui, ajouté au
tieuses, je te parierais de la brutale abondance vin ordinaíre, au bruit, aux ríres et aux cigares,
du festín, du verinicello épais et safrané, du me causa, malgré sa douceur, un étourdissement
bouilli monstre, des masses de lard, do viande, inexplicable. Je sontis so développer en moi la
de c é n e l a s — de chorizos — laissant suinter leur vio organique et je me vis délivrer de l'éternelle
gra¡sse rouge par les crevasses de l'enveloppe; présence de la pensée, compagne sage et modé-
je te signalerais le róti de porc pouvant sufíireá ratrice, en sommo. Je mis les pieds sur la table,
la nourriture d'un régimen! et un rentable seau me renversai sur ma chaiso, récitai et ehantai
de bouillie do riz; jo te ferais connaitre le mets quelques couplets d'opéras comiques et des mor-
classiipie des foircs, le polype vidé et cuit, dont ceaux d'opéras, plus tendres et passionnés les uns
on se leche ici les doigts. Je 1'amuserais ecrtai- que les autres. Otez le írein do la réllexion a un
nement si je te racontais notrc conversación. garcon de mon age, et aussitót débordera le tor-
Entre une bouchée et l'autre, j'appris lesfaits et rent amoureux qui, plus au moins caché, gít au
gestes des demoisolles de la Ibire; comino quoi fond de toute Time. Si la bonne qui nous servait
la jeune filie forte et virile montedeschevaux non avait eu figure humaine, je crois queje lui aurais
selles, et couchc le revolver sous l'oreillcr, pour ouvert mes bras.
le cas ou des voleurs iraient assaillir sa gentilhom- Ce ne fut pas les siens qu'ouvrit l'abbé, mais
miére ; tandis que la potito est poétesse et compose les volets d'une fonétre, et l'air frais commenoa
des vers aux étudiants qui viennent passer leurs á me calmer et á me rappeler queje devais ren-
vacancos á Cobre, circonstanee qui inspira au no- trer a la Fontela avant la complete tombée do la
tai re et a l'abbé, avec: d'innombrables sottises,quel- nuit. Le ciel était gris; il allait pleuvoir et je
ques saillics qui me lirent rire de tout mon coeur. n'avais pas pris mon impermeable! Le notaire
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envoya aussitot pronilro choz lui un vétement regardé autour de moi jo ne l'apercus nulle part.
tros coimnun ¡ci: un niantoau do paille. (Jos rus- Je crois voit* encoré ie paysage qui servit do
tiques impermeables produisent un excellent. spectacle a la scéne suivante.
olTot ; l'eau glisse lo long dos paules qui n'en Nous avions á notre droite une tbndriéro aux
laissent pas passer une gout.to; ¡Is sont Iros ])entos eoiivertes de genóts, dont le fond formad
légers, isolont complétomont de l'humidité, ont une espéce d'ardoisiére crousée peut-etre par les
un capuchón ot garantissent lo corps tout cantonniers pour s'y réí'ugior ou pour rotirer los
enticr. ]>a\'és de la routo. Agaucho, bordant le cheinin,
Preservé contro róvontualité de la pluie, j ' e n - se dressait l'ombre d'une forót do pins, do
voyai deva,ntnous un pef itgarcon avecmoncheval laquollo nous séparait á peine lo creux d'une
portant en croupe lo fameux mantean, ot l'abbé, rigole peu profonde.
lo Seigneur, lo notaire ot moi nous suivímes a Ce íüt de cette forót, á dix pas do distanco,
pied. lis dovaiont ni'aeeompagner jusqu'a un que j'ontendis sortir dos cris, des riros san vagos,
quart do lieuo do Cobro, ot rotoiirner aussitút. la contusión d'une móloc, quelque ohose comino
do eraintc do l'avorse. Nous n'ét.ions pas encoró la course d'une boto á travers renchevélrement
loin du villagc, lorsc|U(! jo vis dovant nous uno des broussailles. Entendro cela ot courir vers lo
íommo el. recomáis Maripepa, sans son petit liou do la scéne pour moi invisible, l'ut tout mi.
veau, (|u'elle avaitsiírcment vendu. Distrait par J'écarto los arbustos, jo traverso dos roncos qui
les paroles do l'abbé ot encoró quelque pon me déchirent les jambos, et, sur la limite du
ét.ourdi par los offets du fosfatlo, je chominais bois, jo trouve Maripepa luttant corps a corps
sans songer a rien; mais je romarquais que lo avec le notaire, protégée par los tronos des
Seigneur et l'abbé so faisaiont dos signos on regar- arbres qui lui tiennent liou do muradle, do (ran-
dant un point do l'horizon, et vis avec surprise cheo ot de parapot. Je me precipite sans hésiler
que le notaire n'était plus avec nous. Ayant a sa dél'enso, j'attrape l'agresseur par le col do
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sa veste et l'oblige a me faire face. Mais voilá bras-, ayant.alors recouvré 1'usage de mes mains,
que le diable, ou plutótle tostado lui fait me je lui appliquai un soufflet qui me soulagea la
lancer dans la maclioire gauche un vigoureux poitrine, parce que á mon avis il vengeait mon
coup de poing, qui me causa, non á la figure honneur. Cette vengeance calma mes instincts
mais á l'áme, une douleur comme je n'cn avais belliqueux et je revins en courantsur la route.
jamáis ressentie. Ce n'était ni de propos ni de Dcrriere moi, tel qu'un marcassin pourchassé,
fait un soufflet; mais en somme c'était la main apparut le notaire ; le Seigneur et l'abbé s'inter-
d'un homine s u r m a j o u e , et tous les instincts posérent pour empécher l'aggravation de l'aven-
cruels et barbares que j'ai mille Ibis execres ture. Le Seigneur consterné ne cessait de crier :
dans mes róveries philosophiques, que j'ai mau- — Messieurs... messieurs... don Joaquín... du
dits et olamos au nom de la raison, so révcillé- calme... du calme!...
rent en moi et comme une meute m'assaillirent
— C'est que monsieur... c'est que monsieur...
de leurs feroces hurlcmcnts. Sans songor a la
m'a... m'a... murmurait le notaire d'une voix
difference de nos íbrces physiques, je me jctte sur
étouffée.
le notaire, qui les yeux et les joues en feu,
Sa langue, épaissie par le vin et la fureur
me tient aussi dans ses deux bras. Maripepa
ne trouvait pas d'autres mots. Son air provo-
criait, et ne songeant qu'a satisfaire mon subit
quant me tourna la tete, et m'échappant des
accés do rage, j'entendais ses cris comme dans
bras de l'abbé j'allai droit á mon adversaire. II
un rovo. Serré dans les bras puissants du notaire,
avait la cravate de travers, le col de la chemise
je n'avais de libre que la tete et j ' e n lis un usage
déboutonné, les touffes de ses cheveux incultes
singulier-, comme je suis plus grand que mon
plus entremélées qu'á l'ordinaire. II était si laid,
adversaire, je lui assénai avec lo mentón un
que j'oubliai, mon cher Camille, qu'il était un de
coup pérfido si fort sur la cote du nez, que l'hor-
mes semblables! J'eus peur de ses bras d'ours,
rible douleur qu'il en ressentit lui íit ouvrir les
peur de sa puissante musculature, peur de la
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honte d'une déla i te; je me baissai, et plus ontrecoupée; l'ours grognait presque. 11 était
prompt que l'éclair. je ramassai une pium; (pie imposant avec ses petits yeux fermés, sa
je cachai dans le croux de la main. 11 ton i lia sur barbe noire pleine de poussiérc et de petits
moi comme uno masse et me poiissa vers la éclats d'ardoise, les vétements salís et déchirés,
fondriere. iSous la ])i cssion de ses robustos mem-
-
et le peu qu'on voit habituellement de sa figure
ores, je sentís que la respiration me manquait. rouge et lleurie, plus palé maintenant que la
et recus a la nuque une forte contusión. Laissant palear d'un mort. Cependant, ma joie fut
alors tomber ma main oü je pus, je le blessai immense en constatant lorsque je le relevai,
je crois a la clavicule. 11 s'aíl'aissa el: roula jus- qu'il vivait encoré, qu'il n'avaif aucun membre
qu'au bas de la carriere liérissóe de fragmouls fracturé, et en entendaut tomber de ses lévres,
d'ardoise. languissamment ouvertes, ees niots invraisem-
Du coup je repris mes sens et fus tout étonné blables:
de ma victoire. Ma main lacha 1'arnie, a mon — Don Joaquín, je vous demande bien par-
avis lioniicide. De mes yeux grands uuverts je don... Tout le monde a ses moments d'emporte-
sondaila carriere; grace á son adresse de chas- ment... Ne vous dérangez pas, je me soutiens
seur, le Seigneur descendait deja vers le Ibnd. tres bien... A'íe !...
Au risque de me tuer je me lancai a sa pour- Je le jure, (..'amille, queje n'invente rien. Ces
suite et l'abbé nous suivit cherchaut un sentier paroles furent les premieres que prononca cet
praticable. animal : je n'en retire pir-' plus que je n'y ajoute
Ma victime gisaitla face contre torre et j'eus un iota. 11 poussa un cri de soulfrance en por-
une minute d'horrible angoissc, car il avait tant sa main vers la clavicule oü súroment il
l'air d'un cadavro, et son immobilité absolue avait une horrible meurtrissurc, excessivcm.cnt
permettait de le croire mort. Mais en m'appro- douloureuse en cet endroit.
chant, en le levant, j'entendis sa respiration Je ne scrais point surpris de la résignation du
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68 BUCOLIQUE

Mais que deviens, me diras-tu, la gente damoi-


notaire si je le preñáis pour une poule mouillée-,
selle, cause du formidable pas d'armes? J e r e g a r -
mais il a iait preuve de courage devant moi, et
dai partout sans la voir ni découvrir sa trace, et
l'on m'a racontó do luí des luttes electorales qui
je supposais qu'elle s'était enfuie, terrorisée pai-
inontrent qu'il ne manque pas d'énergie. Je no
la mort présumée do mon mécréant malandrín.
puis m'expliquer cette étrange soumission que
Celui-ci remarqua mon coup d'ceil circulaire, et,
par lebranloment que lui causa sa chute ou par
d'une voix faible encoré, me dit avec un sourire
rabattemcnt de son moral par l'injustico de sa
mi-résigné, mi-ironique :
cause. Ce qui est certain, c'est que l'orgueil do
— No vous tourmentez done pas, don Joaquin,
remporter la victoiro sans devenir meurtrior, le
ne vous tourmentez pas; la jeune filie se retrou-
plaisir de soumcttre un adversaire dix Ibis plus
vera... Quoi qu'elle ait de bonnes jambes, vous
l'ort que moi, la nouvcauté de la situation, étant
la rattraperez vite au pas dontva votre cheval...
donné mon caractere pacifique, tout contribua a
Elle attendra, elle attendra. Plüt au ciel que les
me rondre joyeux et íier do moi, sans que je
liévres attendissent de méme... Mais, une autre
songeasse aux moyens tant soit peu illégaux
Ibis, — ajouta-t-il en me tendant la main pour
auxquels je devais ce triomphe. Prenant un air
prendre congé, — une autre fois, quand une
de protection insultant, je connncncai par doman-
chose vous intéressera, próvenez les amis, cela
der a mon malheureux adversaire s'il s'était
vaut mieux que d'en venir aux coups.
t'ait boaucoup de mal et de quoi il souít'rait.
l'uis, tirant mon mouchoir de ma pocho, j'épous- — C'est parfaitement v r a i ! murmura le Sei-
sotai la terrc et les fragments d'ardoise eolios á gneur avec un sourire discret.
ses chevcux comino á ses vétements; et pendant — Certainement, l'amitié avant tout. Main-
qu'avec peine il gravissait la cote soutenu par tenant, faites la paix, dit tres cordialement
le Seigneur et par l'abbé, je montai seul, regail- l'abbé en nous poussant dans les bras l'un de
lardi et plein d'ardeur comme le Cid. l'autre.
70 BUCOLIQUE BUCOLIQUE 71

Que pouvais-je repondré? A quoi bon íburnir — Pourquoi no me prenez-vous pas sur votre
des explications superflues qui n'étaientni crues cheval? répond-elle aussitijt, en opposant uno
ni croyables? J'étreig'nis aífectueusement celui demande a uno autre, comme c'est, l'habitude du
qu'une demi-heure auparavant je voulais étouf- pays.
fer, et le combat qui aurait pu finir par un — Mais comment done, mon enfant?
meurtre se termina par « l'embrassade de Ver- — Mettez-vous un peu en arriere, not' maítre!
gare »! Je recule sur le large bat, elle appuie sur Far-
Tu sais l'horreur que j ' a i de l'efl'usion du sang, con la paume de sa main et d'un bond la voilá
et tu comprcndras combien, garantí par le man- assise tout pros du cou de ma rosse. Sans lácher
teau de paille, je respiráis á l'aise en m'éloignant la bride de la main gauche, de mon bras droit je
du théátre de l'aventure au petit trot de mon lui entourela taillo en étondant le manteau pour
bidet. Le jour tombait et avec lui de finos gout- qu'elle soit a couvert, et, sous cette cabane im-
telcttes, avant-coureur d'une avorse plus forte. provisóe, nous nous trouvons tout seuls, l'un
Tout á coup, mon rossin fait un saut de cóté, contre l'autre.
et sur une pierre se drosse une figure humaine. Nous nous remiraos en route. Ennuyé de la
Je reconnus Maripepa ct rctins ma monture, en double charge, mon cheval marchait lentement
cherchant instinctivement sur la figure de la en allongeant le pas... II íaisait nuit, et seul le
jeune filie l'expression de reconnaissance que son bruit cadeneó de la pluie fine glissant sur la
libérateur lui devait inspirer, et aussi la joie de lisse surface des paules troublait le silence de la
se retrouver libre. Mais, au lieu de paraitre senté deserte et l'assoupissementdo la nature. Le
joycuse, elle me dit avec tristesse qu'elle « éta/'t corps de Maripepa s'appuyant sur lemien, lefró-
julie », qu'il pleuvait, et que sa robe ncuve lcment de nos tetes et du bras avec lequel je la
serait perdue avant qu'elle arrivát á la Fontela. serráis forcément un peu pour la soutenir, fini
— Veux-tu mon manteau de paille? lui dis-je. rent par m'agiter et firent renaitre des idees que
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j'avais cru devoir á l'aromatique ivresse du tos- la sapiniére, tout au contraire; au lieu de s'é-
tado. Quelle mystérieuse attraction, quelle douce carter, elle se collait a moi comme la gomme
chaleur, quel étrange fluide dégage la femme a l'arbre. Deux ou trois exclama lions, un rire
jeune pour nous troubler et nous ensorcelcr ótouffó : c'est a cela (pie so bornérent ses
ainsi malgré nous? C'est en vain que je tacháis protesta!ions quand je commen<;ai a devenir
de substituer a la barriere matériello qui n'exis- plus familier. Cependant lo bidet, donnant
tait pas entre Maripepa et moi, des barrieres l'exomple do la sagesse, marchait toujoiirs Ien-
morales, mesurant, exagórant raéme la distance tornen t mais sans s'arréter-, la nuit noire était
qui separe une villageoise grossiére, ignorante, venue; j'eus con fian ce dans l'impeceable instinct
une simple bergére, d'un hommc óclairé, ayant de la bote, et aprus míe longuo course par des
lu, étudié et medité, et songeant á teñir une oheniins creux, en tróbuchant dans les orniéres
place honorable dans lo monde. De memo que faites par les rouesdes charettes, nousarrivaines
l'homme alteró boit avec avidité, memo si le a la Fontela. Jo pouvais encoré étre sauvé si la
verre n'est pas en fin cristal et si l'eau n'est pas porte de la cave s'était t.rouvéo ouverte et si
fraíehe et puré, troublé que j'étais par cette dan- Maripepa avait regagné son tonneau. Malheu-
gereuse promiscuité, je ne pouvais, moi, me reusement il était tres tard, tout le monde dor-
íigurer Maripepa haíssable ou repoussante. On a mait; aucun bruit, pas de lumiére; méme le
bien raison de diré que l'occasion fait le larron! chien, ilairant ses maitres, ne bougea pas. Je
Qui peut avoir imaginó une telle fagon de mis mon eheval sous le hangar, et, comme j ' a -
voyager! vais dans la pocho la clef de ma chambre et le
Pour abréger, Camille, je te raconterai en diablo au corps, je íis monter la jeune filie.
deux mots le peu qui te reste á apprendre, et Ainsi qu'il arrive en pareille circonstance, je
que, sürement, tu as deja devine. La íillette n'a- repris possession de moi méme assez tót pour
vait nulle envié de renouveler les prouesses de sentir ma faute, mais trop tard pour la réparer.
74 BUCOLIQUE
BUCOLIQUE 75

Quoi lo iniprossion fut la mienne! Honte, remords, facón si coinplétement paisible, mes idees s'éclair-
pifié, horrour de moi-méme, prolbnd abattement, cirent et je compris toute l'infamie de ma con-
voila ce que jo ressenUs. Quoique mon plus duite envers ello. Et penser que ce méme soir-lá
grand désir fut do luir Maripepa, ténioin vivant j'avais été sur le point de commettre un crime
do ma chute, je compris la cruauté de la ron- parce qu'un autre avait tenté co que plus tard,
voycr, et je m'enfuis dans la piéce á cote. L:\, protege jusqu'á un certain point par mon auto-
tournant ot retournant dans l'obscurité, je tacháis rité de patrón d'une pauvre íille, j'avais accompli
de rotrouver mon sang-frokl et de prendre un en toute liberté! II est vrai quejo la trouvai aussi
sage partí. A la fin, je l'us alarmé par le silence facile que le notaire latrouva rebellc; mais ceci
qui régnait dans la chambre a coucher, et crai- ne m'absout point; mon devoir était de respecter
gnant que Maripepa ne se fut évanouic ou quel- l'inconsciente naíveté de cette simple campa-
quo chose d'approchant j ' y penetráis. Elle était gnarde qui laissait paraitre dans ses yeux ce que
eoiiohée par terre, au piod du lit, la tofo sur les demoiselles du village mettent tous leurs soins
un panier renversé, avec son dengue noir luí á cacher. Quelle singuliére facón de dormir!
serva nt. de traversin, ot elle dormait d'un som- Diré qu'elle était presque jolie! La tete rousse
nieil paisible. Jo la regardai étonné. Ce n'était se détachait sur le dengue, et ses épaules núes,
point la premiére Ibis qu'elle reposait de la sorte; Manches et pleines, faisaicnt un complot contraste
elle l'avait deja, l'ait a plusieurs reprisos pendant avec son cou brun halé par l'air ot le soled. On
ma maladie. Alors, commc a présent, elle res- ne pouvait voir le reste du corps qui était recou-
seinl)la¡t a un chien domestique salisfait de vert par le mantelo. Elle respirait d'un soufíle
fhumble place qu'il oecupe ot n'en ambition- égal; sa bouche était entr'ouverte, et sa pose
nant pas do plus hnute. Pour ello, Je passé no naturelle et gracieuse malgré la durcté du mate-
difiera i t pas du présent. Combien différents ils las. Je vis qu'elle portait un cordón au cou, et,
étaient pour moi! E n la voyant dormir d'une attaché á ce cordón, une petite main de jais,
70 BUCOLIQUE

talismán ou amuletto íbrt en usage dans le pays.


Sa figure ne rellétait, ni satisfaction, ni soufl'rance,
elle était comme l'ermée a ton te expression par
un sommeil réparateur et profond.
Je ne pouvais ni la réveiller ni passer la nuit
VII
debout auprés d'ello; je me jeta i done tout habillé
sur mon lit et je soufilai la lampe. Comme
il ne me fut pas possible de fermer les yeux,
j'entendis toute la nuit, dans le silence, ce méme Du, méme au méme.
soufile tranquillo, c'ost-a-diro, la rospiration de
ma victime. A l'aubc je me lovai sans faire de Févriur.
bruit et allai courir la campagne.
Manuel, qui d'ordinaire porto le courrier, N'insiste pas, ne t'obstino pas, rnon cher
revint de la poste de Naya avec ta lettre qui Camille! II est impossible que je suive ton
m'apprend qu'enfin je suis nominé juge et peux avis quand, aveuglé par l'intérét que tu me
rendre la justice. portes, tu me conseilles de meconduiro indigne-
ment, le sachant bien. Si j'ai été un moment cri-
minel, il y a au moins en ma faveur des circons-
tances : l'ardeur naturelle de la jounesse, lo tos-
tado, l'occasion et ce que tu sais; mais aujour-
d'hui, aprés avoir múrcment réíléchi, il ne m'cst
pas possible do me decidor a commettre une
infamie.
« Echappe-toi, reviens de suite! » me répétes-
78 BUCOLIQUE BUCOLIQUE 79

tu sur tous les tons. Eh bien, je te réponds que sus l'épaule. Je sais tout cela et bien d'autres
non seulement je ne bougerai pas, mais que je choses; j ' y ai pensó et je l'ai acceptó. Ce terrible
suis decide á rester ici et á réparer ma í'aute poids sera mon expiation; car, s i j e d o n n e mon
comme un honnéte homme doit le faire. nom á Maripepa, je ne la cacherai pas comme
Tu auras beau te récrier et me traiter d'imbé- on cache une plaie; je la prósenterai oü je serai
cile, je nepuis te cacher ma rcsolution d'épouser présente, on la recevra la oü je serai recu, et si
Maripepa. Epargne-moi les réñexions que je par hasard on la renvoyait, nous sortirions tous
devine, les ayant deja faites. Je ne t'opposerai les deux par la méme porte. J'engage une lutte
a priori qu'un seul argument : admettons que continuelle avec ma famille, avec la société.
Maripepa soit ta sceur ou ta filie. Quel serait dans Soit. Jelutterai, Camille! Je me sens de forcea
ce cas ton avis ? lutter avec l'univers entier, mais non pas avec
Je dirai, avec toi, que cette unión est inégale, ma conscicnce rn'accusant d'un si vilain forfait.
qu'elle comporte la pire des inégalités : celle de Qui sait jusqu'oü peuvent aller les consó-
l'intelligence et de réducation, car elle est reffet quences de ma faute et quel genre de cruautéje
du hasard qui nous a fait nous rencontrer comme commcttrais en abandonnant maintenant ma vic-
des billes de billard se rencontrent une scconde time. N'as-tupas songo á cela, Camille? Moi si,
pour faire un carainbolage; je dirai encoré que je et depuis le premier moment. II n'y a qu'une
causerai un profond chagrín a m a pauvre mere, facón d'acquittcr ses dettes, c'est de les payer.
qui a l'excusable faiblesse de croire que l'écus- Et puisqu'on m'a nominé jugo, c'est bien lemoins,
son cfl'acé de la Foutela nous met au-dcssus de morbleu! que je commence á rendre la justice
la classe moi/curte et nous introduit de plein dans ma propre juridiction !
pied dans Varistocratle; jo dirai eníin que la Les deux dioses les plus difliciles de mon
moitió du monde so moquera de moi, et que entreprise sont : convaincre mes parents et
l'autre moitió nous regardera tous deux par-des- donner quelque éducation á Maripepa. Cette
BUCOLIQUE 81
80 BUCOLIQUE

íleur sauvage, sur laquelle j'ai marché daus un ble qu'elle s'en allait triste, mais non fachée. Elle
moment d'oubli, ne demande qu'á étre cultivée. m'a regardé avec une na'ive surprise, et je n'ai
Je vais me vouer á cette tache, dússé-je dépenser pu m'empécher de lui donner quelqnes caresses.
toute ma patience dans le métier fatigant de
C'est entendu. Prepare mes parcnts, et tiens-
pédagogue. Au sujet de mes parents, je te prie,
moi au courant de ce que tu auras obtenu.
si tu m'aimes un peu, si ma priére peut avoir
quelque inlluence, de cominencer á les préparer
adroitement á la chose, de leur dorer lapilule, —
si toutefois l'or peut masquer une pilule si
grosse et si amere, — de leur bien Í'aire com-
prendre quel sentiment de justice dicte ma con-
duite, peu communc j ' e u conviens. Moi, je n'ose-
rai jamáis le leurécrire carrément. 11 faut les y
accoutumer peu a peu. l)is á Malhilde, qui est
si boune, queje la prie instaniment de ne pas se
moquer de sa belle-socur et de ne pas mugir
d'elle, si elle tient á ne pas me Í'aire bcaucoup
souíírir.
Je n'ai encoré rien dit de mes plans á Maripepa.
Croirais-tu que cette pauvre íille est venue deux
ou trois nuits s'étendre sur le sol aux pieds de
mon lit, comme si ellel'aisait une chose toute na-
turcllo? Quelque peu troublé et ne sachant que
diré, je l'ai renvoyée á son tonneau. 11 m'a sem-
VIII

Da méme au méme.

Févricr.

Tu dis que je suis amoureux, épenlüment


amoureux ! Je n'en dirai pas autant; mais il me
semble, queje commence a m'intéresser un peu a
Maripepa, ce qui est une juste recompense de
ma conduito. Sois-en certain, si je la liaissais,
j'agirais de la méme lacón que je compte agir,
n'en doute pas; seulement, cela me coúterait
naturellement davantage. La jeune filie se montre
si docile, elle s'approche de moi comme un chien
caressant avec une telle tendresse, elle m'ccoute
avec tant d'attention et m'obéit avec une
telle passivité, que mon ame, qui n'est pas de
84 •' BUCOLIQUE
BUC'OLIQL'E 85

bronze, se ramollit, et que je ne rougis point de cement et lui apprendre a lire et écrire; mais
l'aimer. comment faire la classe au milieu du bois? Ello
T u sais que, le soir, je la renvoie a son ca- m'écoute volontiers quand je lui explique, aussi
veau, mais pendant la journée nous courons la bien queje le peux, quelques-uns des usages du
campagnc. J e ne lui permets plus de marcher monde qu'elle ne connait pas; mais, au tenace
pieds ñ u s ; je lui ai donné de 1'argent et on lui a mouvement oscillatoire de sa tete, a la dilatation
rapportó do Cobre des souliers et de gros bas de ses prunelles vertes, je constato choz eile un
bruns ; je commencc a la civiliser par les pieds, vague et incrédule étonneínent que je ne sais
ce qui n'est pas le plus lacile. C¿uandnous avons comment vaincrc. Elle croit etre un jouct entre
á traverser une mare ou á grimper le long des mes mains, ct tout en seprétant au jeu de bonne
haies et des talus, Maripepa envoie au diablo ses grace, elle ne le prend pas au séricux. Elle croit
bas et maudit ses chaussures. Dans le bocage, que je no lni parle pas franchement, que je la
c'est elle qui cherche pour moi dans le bois des trompe et me moque d'ellc; néanmoins elle ne se
'hampignons comestibles; elle in'apporte des fache pas, parce qu'elle suppose qu'elle n'est
plantes que je soche á l'intention de Mathilde, elle bonne qu'á me distraire un moment, et je ne
ramasse du menú bois, ct une fois le fagot lié, elle parviens ni á la détromper ni á lui faire entre-
vient se coucher sur l'horbe et appuyer "sa tete prendre sérieusement une étude quelconque.
sur mes cuisses. Je m'amuse a lui passer les Lui donnant un jour un modele, je lui fis tra-
doigts dans les cheveux, me demandant quel cer des lettres avec un batonnet ol'íilé sur une
efíet fera cette rousse chevelure quand Maripepa pierre mousseuse. Elle arriva jusqu'a l'H mais
sera modestement habillée de soie noire, comme n'alla pas plus loin. La forme de cette lettre lui
il sied a l'épouse d'un magistrat. Arrivera-t-elle plut et elle íit des lí'pendant un moment, puis,
a etre une femme ámoitié presentable? pretexta qu'elle ne savait pas, qu'elle ne
Je voudi-ais bien commencer par le commen- pouvait pas, que cela la fatiguait. 11 me fut
86 BUCOLIQUE BUCOLIQUE 87

impossible de vaincre son inintelligente obsti- Les jours de pluie seulement je deviens un peu
nation. triste. J'aime mieux voir Maripepa dans la mon-
Comme il est un langage que nous comprenons tagne, agüe comme une chévre, exposée á l'air
tous les deux, quoique nous lo parlions de facón et au soleil, que dans la cuisine ou sur lo banc,
diffórente, nous nous aniusons pendant les lecons assise a mon cóté, ennuyée, ne sachant que
et la l'erme volonté d'apprendre fait aussi bien faire de ses mains, etfinissant par s'endormir la
défaut choz le maitre que choz l'ólóve. La nature tete sur la table. Ne sachant plus de quoi parler,
est aussi complico de ce peu d'ardeur pour la conversation tombe ct l'inóvitable ennui ar-
l'étude. Nous approchons du mois de mars et rive. J e tache done de proíiter du beau temps et
voilá desjournées que les violettes embaument de jouir du printemps quandil commence á peine.
l'air; de tiedes bouíloes traversent paríbis les J e vais avec Maripepa au pro, au páturage; je la
taillis; les eaux de la riviére s'agitent avec mol- regarde pétrir lo pain de mais, ramasser du bois
lesse, et mon ccour fait des bonds dejoio invo- pour le íbur, travailler la terre, arrachcr et
lontaires. Je suis si fort, si bien portant, gráce a transplanter les légumes. Jo ne me suis opposó
cette libre et rustique existence •, je mango d'un qu'á lui laisser ramasser un fagot de genéts. La
tel appétit mon frugal repas; la respiration et la voir couper les tronos épineux, les prendre avec
circulation sont si normales etconcourent á un la fourche, se blesser peut-etre, m'a troubló. J'ai
tel point au bien-étre du corps •, la satisfaction fait preuve d'autoritó en ordonnant á Manuel de
du devoir accompli me rójouit telloment l'csprit le ramasser lui-meme.
et le cceur, que je me livre tout entier á un bon-
J e me souviens d'avoir, ce jour-lá, demandó á
heur inexplicable, instinctif, troubló soulement
la jeune filie :
á la pcnsée de l'opinion de mes parents, et par
— Que dirais-tu, Maripepa, si je t'épousais?
cette idee : que tu ne leur as pas encoré dit toute
la vérité. Elle rópondit seulement :
— Oh!... not' maitre!...
88 BUCOLIQUE BUCOLIQUE 8'J

Cette exclamation nafre, les inllexions de la soufre que l'on emploie pour soigner la vigue,
voix dont elle í'ut prononcée, l'oeillade et le sou- etc., etc. J e lui ai promis d'écrirc á mon pérc,
rire qui Taoeompagnérent, me fircnt eompreiidre ce que je n'ai pas fait, et pour remédier d'une
qu'il sera plus ai sé pour Maripepa de croire que facón quolconque a ma déloyauté, je lui ai préfé
l'Avioiro roule du vin en guise d'eau, que de trente daros, une tres grosse sonune pour moi !
penser que je songo jamáis a lui donnor mon Avec cela il achotera desboeul's. C'étaient toutes
nom devant l'autcl. Elle n'en a pas la moindre mes économies! Dieusait, et toi aussi, que diez
idee. Pour olio, tout ceci est un amusement, une moi on ne sacrifie pas, on no saurait sacrifier
sorte de lote dans laquelle elle danse, sacliant lbrt trente duros. Je devine que jo n'en verrai plus
bien que le londomain ello retournera a ses durs la couleur, mais ceci importe peu. En outre, j ' a i
travaux', a s a vie miserable. fait cadeau d'une robe a la toute potito filie, ct
Je suis presque honteux de te diré, qu'a mon d'une navaja a cet animal de Manuel. Pauvres
avis, le pérc a tout compris et fait comme s'il gens ! J e veux me les attaclier afiu ((ii'ils ne tour-
ignorait tout. Nous le vovons a peine, oceupé mentont pas Maripepa et ne voient pas en moi
qu'il est a d'autres travaux •, il va souvent á Cébre, un de ees lyranncaux qui s'imagineraient leur
vendré du seigle au détail et porter du vin au faire grand honneur en daignant leur laucer un
cabaret. Mais quand il nous rencontre lo soir, au coup de bolte quclijue part.
retour de nos escapados, son sourire paraít etre 11 y a deux ou trois jours, est survenu un
plus fin et plus sournois qu'a l'ordinaire. Au incident qui m'a déplu sur le monient. C'était
surplus, il est venu á plusieurs reprises deman- dans l'aprcs-midi, la journée était bello et tiede
der une diminution dans le prix du fermage, quoique le ciel ful: couvert; nous étions dans
alléguant les mauvaises récoltes, la difíiculté Taire, Maripepa et moi, bien loin de penser que
ct les í'rais chaqué jour grandissants de la cul- quelqu'un viendrait troubler no (re solitudc.
ture, l'augmentation des journées, le prix du D'un cóté de Taire, place ronde cntourée d'une
90 BUCOLIQUE BUCOLIQUE 91

lniie de ronces et d'arbrisseaux, se dresse le gre- et ne pouvais trouver une parole-, Maripepa, je
nier, supporté par ipuatrc piliers de granit et ne sais pourquoi, se remit á écosser ses hari-
surinonté d'une grossiére croix de bois peint en cots. J e pris le bras de l'abbé pour cacher mon
rouge. On parvient au grenier par une échelle agitation, tandis qu'il s'oxcusait d'étre resté si
á main; a forcé d é l a montcr et la descerniré, Iongtemps sans me venir voir; il avait eu un
Maripepa avait une bonne quantité de haricots catarrhe, était alié a Pontevédre chercher un
en cosse qu'elle écossait sur une toile blanclie. artiste pour peindre le retable de son óglise,
Moi, couché sur le vcntre, j'eníbncais les mains avait fait une neuvaine... J e rentendais comme
dans les haricots blancs, rouges ou capricieuse- en un réve, me demandant ce qu'il pouvait pen-
ment tachetés de couleurs vives. II me prit la ser de moi. Eníin, avec une de ees décisions
niaise fantaisie de les jcter á la figure de Mari- dont les timides comme moi sont coutumiers,
pepa, et elle, qui d'abord se contenta de sourire j'aborde carrément la question, lui raconte tout
et de frotter du doigt l'endroit touché, s'anima et lui fait part de mon projet de réparcr ma
peu á peu, et dans la chaleur du jeu, m'en lauca faute. Cette confession me procura une espéce
quelques-uns a la nuque. Je me dressai á demi, de soulagement. Tout me conviait á la franchise :
lui tenant les poignets, etle bombardemcnt linit la profossion de mon auditeur, sa jeunesse, son
par embrassade. Mais, soudain, je restai stupé- caractére gai et conciliant, sa tres réelle ot en-
fait : de derriére le grenier sortait une íigure fantine bonté.
noire, quoique j e u n e ; c'élait cello de l'abbé. Chose inouíe, mon cher Camille ! J'attendais
Je le reconnus d'un coup d'ceil et coinpris a de l'abbé, non l'absolution, que je ne chercháis
son air mi-troublé, mi-narquois, que, de soncóté, pas, mais un mot d'encouragement, une cha-
il nous avait vus. Je me levai et lui íis le meil- leureuse poignéo de main, quelque chose comme
leur accneil possible, étant donné mon trouble ceci : « C'est tros bien ; vous agissez en hon-
qui était grand. J'étais véritabloment honteux, néte h o m m e ; je vous approuve! Si tout le
92 BUCOLIQUE BUCOLIQUE ',):'>

monde en faisait autant, les dioses d'ici-bas n'en c'est une lauto... Le diablo embrouille tout cela-,
iraient que mieu'w » J e ne suis pas insensible íi vous otes jeune, elle aussi, et le leu pros di;
l'opinionde mes seinblables, et, autant que pos- l'étoupe... Parbleu!... Mais, de la prudence,
sible, je reclierchc leur sympathie ; il semble en mon bou ami, de la prudence, pas de déniarches
outre qu'un curé est obligé d'encourager cer- inconsidérées... Vous aurez toujours le temps
taines résolutions, s'il ne les inspire pas. Eh d'accomplir cet acto d'honnétoté dont vous par-
bien ! étonne-toi, indigne-toi et vois ce que les lez... Vous ne perdez rion pour attendre.
ministres du Clirist íbnt do sa inórale! Moitié — Mais, son honneur compromis ?
rieur, moitié sérieux, il máchonna deux ou trois — Allons done! Vous savez íort bien qu'ici,
phrases qui révélaient une surprisc tres désa- dans les villages, ce n'est pas la memo chose
gréablo ; puis, avec des lents branloments de tete qu'á la ville... Vous Caites, je suppose, un pas
et. de petits coups répétésde la main sur la pocho de conduite á uno demoisellc, vous l'accompa-
du gilet, il me dit de ne pas me decidor si v i t e ; gnez deux (bis á la promenade, vous lui rendez
que de tollos aífaires mériteiit d'étre posees mú- trois visites... et la voilá dans toutes les bouches,
r e m e n t ; que le mariage dure toute une exis- manquant pout-étre un bon mariage... Mais les
tence; que la prudence est une excellente com- fdlettes d'ici, c'est autre chose. Ellos se marient
pagne; queles resol u ti ons préc i pitees so rogrettont quand ellcs ont une histoire, de méme que si
plus tard; qu'avaut tout, il lui paraissait néces- elles n'en ont pas. Eníin, don Joaquín, vous
saire, si je voulais Taire un tel pas, de consultor n'étes pas un enfant, songez-y bien !
verbalement mes parents; et que, enlin, je de- L'égoi'sme, la faiblesse humaino, les transac-
vais rélléchir. tions laches et hypocrit.es envers le devoir,voila
— Y a-t-ii un autre moyeii de réparer ma ce qui parla, par la bouclie de cet homme qui de-
(auto? lui demandai-jo. vait me fortilier, me précher la plus puré, la
— Psh !... répond i t-i 1, (au te, (au t o... ou i, plus austero morale. Je te l'avoue a ma honte :
01 BUCOLIQUE

un moment je rougis de ma loyauté et je me


pris pour un Don (¿uichotte ridiculo. Heureuse-
ment, une ibis l'abbé parti, mon ame se raffer-
mit assez pour suivre le droit chomin. Pour me
réduire a 1'impossibilité do mal agir, j'ai résolu
IX
d'avancer la noce. Du courage done, mon cher
Camille! Préviens déíinitivement et en toute
franohise mes pai'ents, car ma détormination est
irrevocable. Certaines dioses nécessaires ne JJti inane an méme.

peuvent se taire qu'ainsi, carrément.


Marn, l'onteveilre.

Ah ! Camille! Je t'écris aujourd'liui con fus


et bien honteux. Je ne le faisméme que pour te
prior de ne pas me diré un moi, de Tafia i re a mon
arrivée, et d'oublier le contenu de cette lettre.
A la. moindre plaisanterio, a l a moindre allusion
que tu essaies do faire á cette histoire ou a la
moindre moqiierie, nousrompons pour toujours.
Lis done et declare ees pagos; déchire ou brille
toute ma correspondance de cet hivor.
Tu verras par la date que je ne suis plus á
la Foníela. Je suis venu iei pour prendre mon
billet et arriver chez nous parle Portugal. Done,
!t(i D U C O L K J l'K JHÍ C O L I Q . U K <>7

vingt-quatrc heures apres la réeeption de res mesure-, un autre brandissait une vessie de pon;
ligues, je serai pros de toi et je calmerai l'in- attachóe au muyen d'une íicelle au bout d'un
quiótudo do mes parents en leur faisán!, eroire baton, et avec laijuelle il tapa i t sur ses cama-
(pour celaje compto sur loi), que loiil cvcJ n'a. rades sans distinction de sexo; le troisióme souf-
otó qu'une plaisanterie que j'ai voulu te taire ot ílait, par l'ouvorture du masque, dans un cor
que (,u as prisc pour une chose sórieuse. colossal, dont il tirait des sons lúgubres et gro-
Ahrégeons! II faut que tu saches qu'une so- tesques. Aussitot qu'ils ín'apercurent, les tra-
mame apres la visite de l'abhé, j'eus choz moi ce vestís se livrerent. a un vacarme formidable et
a quoi jo m'atlendais le moins : des masques. 1 íes prirent d'assaut l'escalier et ma chambre qu'ils
masques a la Fontela ! Oui, des masques! C'ótait remplirent de mouvement et de cris. En une
le dimanche g r a s e ! je íinissaisde díner, quand minute je fus poussó, embrassó, pincé, frappóa
un grand bruit so tit dans la cour; des rires, des coupsde vessie, et ne sus plus quelle figure taire
sauls, des sons prolongés do cor avec aecoinpa- dovant la tumultúense gaiet.ó de coux queje pre-
gneuiont de tambours do basque et de easta- ñáis pour des paysans en goguotte.
gnell.os.Jo mo mis á la fenol re et vis avec óton- Me rappelant lesdevoirs de l'hospitalitó, j'ou-
nement jusqu'a six individus travestís ou qu'on vris mon buffet pour en tirer toutes mes bou-
pouvait. eroire teis a en juger par leurs grossiers teilles de vin et de liqueur et les ofl'rir á mes
masques do cartón ot certains dólails exageres botes. A mon grand étonnement, ils no les refu-
do leurs costumes, qui ótaiont ceux des villageois serent pas plus qu'ils ne se jetorent dessus avec
de la contrée. 11 y avait trois liommes et trois aviditó ; ils accepterent courtoisement quelques
í'emmes : trois couples se tenant tendrement par petits verres, et l'unc des femmes demanda un
le bras. Les íennnes porlaient des tambours de verre d'eau. J'appelai Maripepa pour les servir,
basque ot dos castagnettes •, l'un des hommes tout en observant que, bien que les masques sin-
une musotte dontil jouait avec rudesse et sans geassentle langage et les manieres des paysans,
'J 8 BUCOLIQUE
BUCOLIQUE 91)

quokju.es nienus détails trahissaient une autre


Une fois dans le verger, elles commencérent
classo sociale. L'observation m'amusa ct je m'y
en ell'et á me faire une charge colossale, en me
intéressai. L'une des femmcs, débouchant une
dépeignant avec plus de verve queje n'cspérais,
boíto en fer-blane qui pendait a son cou, m'ofí'rit
moitié en castillan, moitié en galicien, quel joli
avec ses doigts dos,//¡loas, sorte d'omelette ou
couplc nous íerions Maripepa et moi en nous
crepé, minee comme une feuille de papier, ronde
promenant bras dessus, bras dessous dans les
comme une hostie et assez grande, quo l'on
rúes de Madrid, pour ainuser laville. Les deux
mango ici en carnaval. Voyant l'entrain que je
masques luttaient d'esprit, et toutes deux émet-
mis aavaler une demi-douzaine de ees friandises,
taient des hypothéses comiques : celle-ci dócri-
les autres deux demoiselles, — je commengais vait Maripepa chaussée debottinesen satin blanc
á les croire telles, —m'ommenérent de forcé au pour assister au baisemain du Roy; l'autre
milieu de la piéce et se mirent á danser, en agi- abondait dans ce sens, et nous la montrait pas-
tant les tambours do basque et les castagnettes sant difíicilement sos mains dans les gants, et
et avec forcé tours et pirouettes, m'invitérent a jouant de l'éventail a son entrée dans la chambre
en faire autant. Pour ne pas passer pour pédant, de 1'Infante. Cette insistance á me prendre pour
je me laissai entrainer ct (is quatre bonds, á coup un homme ayant ses grandes et potitos éntreos
sur sans beaucoup do grace, car tu comíais mon á la cour, et qui serait obligó d'aller en compa-
habileté chorégraphiquc. Deux des damos se gnic do sa fomme rendre A'isito a d'augustes
suspendirent ensuite a mes bras, en me priant personnages, de meme que certains índices, leur
de leur montrer la maison et lo verger. haute taille, leur voix forte, etc., me fircnt com-
J'insistai inutilement pour voir leurs visages; premlre quecos fomines étaient tout simplement
elles résistérent sous pretexte qu'elles me réser- les demoiselles de la Ib i re de Cébre.
vaient une bonne farce, et que pour cela le
Un rayón de lumiere traversa ma cervelle et.
masque leur était nécessaire. me íit deviner quels devaient etre deux, pour le
100 BUCOLIQUE BUCOLIQUE 101

dirent n'était pas du tout ce queje supposais, et


moins, des masques miles. Sans aucun doute,
ici commence la partie de ma coníidence dont tu
1'animal qui soul'ílait dans le cor était le notaire •,
dois le moins te souvenir dans cette scandaleuse
le piétre joueur de musette le Seigneur de Li-
histoire. Ils me dirent... En somme, Camille,
mioso; et, quaut á celui qui, d'une si habile
je pensáis qu'ils allaient me traiter de Don
main maniait la vessie de porc, je n'osai pas
Quichotte, tandis qu'il resulta de leurs révéla-
chcrcher á deviner son nom, de peur d'oíl'enser
tions que je n'étais qu'un imbécile, qui avait
par un jugement téméraire, son respectable ca-
donné dans lo panneau le plus sottement du
rao tere sacerdotal.
monde, et croyant avoir íbulé sous ses pieds une
Comme il était aisé de prévoir les plaisante-
Üeur, n'avait lait que ramasser sur la route la
ries que j'aurais á subir et tout ce que ees
Ueur í'oulée déjá. Et íbulée par quels pieds,
gens s'apprétaiont a me diré, je lis provisión de
Seigneur Dieu! Par quels immondes et horribles
patience. ("était clair comme le jour : l'abbé leur
pieds!
avait tout. dil, et ils se disposaient á s'amuser á
J e sentís tout mon sang me monter á la lace,
mes dépens sans pitié. La perspecti\'e n'élait
et je courbai la tete, en entendant résonner dans
rien moius qu'agréablc; mais cu y réllécliissant,
mon crane vide des éclats de rire outrageants.
je pris le parli de soufl'rir avec résignaLion, d'un
Ne sachant ni que í'épondrc ni que faire, je ca-
air clianué, tontos leurs raillerios, cu los regar-
chai ma surprise et feignis un grand calme, en
dant comino lo premier acompte du prix elevé
disant que je savais tout, mais ce fut avec une
auquel le mondo coto raeeomplissomeiit du dc-
vive satisfaction que je vis venir la nuit, et mes
voir. ,Jo me jo ta i dono, pour ainsi diré, dans les
botes se disposer á partir. Avant leur depart, je
bras des masques, qui coinmencérent á me mal-
pris á part l'un d'eux, et lui saisissant une main
menor et m'emmcner dans les coins pour me dé-
que j'étreignis avec rage :
biter chacun á son tour la méme chose.
— Si t u es un honnéte homme, rópéte-moi á
Cequ'ils me dirent, Camille!... Ce qu'ils me
102 BUCOLIQUE BUCOLIQUE 103

visage découvert, lui dis-je, ce que t u viens de se moquer du « ínonsieur de Madrid »? Enfin,
diré sous le masque. pour rendre ma honte plus grande, ne sentais-je
II ota alors ce masque, et je vis devant moi la pas Maripepa installée au fond de mon cceur ?
lace langoureuse, soche et grave du Seigneur de L'ignominieuse jalousie ne faisait-elle pas monter
Limioso qui, avec un air de sincérité portant le sang a mes joues et des larmes de rage á mes
dans mon osprit la plus proíbnde et la plus hu- bridantes glandes lacrymales ?
miliante conviction, me répondit : Je dressai mon plan, jo tendis mes lilets, j ' a t -
— Vous pouvez nous eroire, Rojas, nous ne tendis, j'observai. Je devins espión, je me cachai
vous trompons pas. Vraiment nous étions de- et m'avilis jusqu'a guetter... Guetter dans une
soíos de vous savoir égaré a ce point, et nous étable derriére une croché, recovant l'haleine
avons decide de venir aujourd'hui vous trouver, forte ct humide de la vache qui ruminait tran-
moins pour nous divertir, que pour taire tomber quillement des poignées d'herbo llourie. Bien
de vos yeux le voile dont ils étaient couverts... court fut le tempsnécessaire pour m'en convain-
Nous savions que vous vous amusiez avec la cre. J'avais rougi de voir le notaire me dispu-
íillette, c'est de votre age. Allez done, vous ne tar Maripepa! A cette heure mon rival était
devez de comptes á personne ! Mais l'abbé m'a Manuel, cette grosse bruto, d'un aspect si repous-
fait part de votre dessein de l'ópouser, et, ceci, sant avec sa main a laquelle il inanquait deux
mon ami, est une plus grosse affaire... Ah! doígts !
laissez-moi m'éponger, j ' a i a t t r a p é chaud a souf- Je quittai ma cachette en souhaitant de m'en-
11er dans cette maudite musette. gloutir si c'était possible dans le plus proíbnd
Néanmoins, une fois les comparses partís, le de la terre. Je bouclai ma valise, et ordonnai
doute se íit dans mon esprit. Cela ne pouvait-il de seller le bidet pour le londemain matin.
pas étre uno cruelle vengeance du notaire envers Lorsque Maripepa m'apporta quelques objets
Maripepa? N'étaient-ils pas tous d'accord pour que je lui avais demandes, j'observai qu'elle
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pleurait, et essuyait ses larines.de la manche de
Le lendemain (aujourd'hui) jemontai á cheval
sa chemise. Jo ne pus maítriser un ínouvement
de bonne heure, j'allai a u / t e o d e Limioso serrer
de colero, je la saisis par les (''paules, la secouai,
la main au Seigneur, sousla trcille qui ombrage
la grondai. Elle avoua tout, conime une chose
sa porte armoriée; je passai par Naya, m'arré-
toute simple, en pleurant d'une lacón l'ranche et
tant a Cébre, pour donner forcé embrassades á
paisible. II y a deux ou trois ans que Manuel
l'abbéetaunotaire, et ácinq heuresdusoirj'étais
est son üaneé. 8'ils no sont pas encoré mariés
á Pontevédre. Je t'écris car j'ai manqué la voiture
c'est parce que l'argent leur manque pour leur
qui méne au Tuy. Je la prendrai demain; je pas-
ménage et le ropas des noces. Mon role a encoré
serai une journéo áPorto, et, je te le répéte, vingt-
été plus huau que je ne pensáis, car en real i té,
quatre heures aprés le recu de cette lettre, tu
le trompé ici, c'est cet animal de Manuel. Je mis
pourras venir me recevoir á lagare.
la main a la pocho, en tirant tout mon argónt,
sauf eclui nécessaire au voyage, jo pris aussi Silence, pas d'allusions, pas de plaisanteries,
ma montre et je jettai le tout dans lo tablier de du moins quant á pr.ésent, tandis que la blessure
Maripepa. A p r é s q u o i , j e la poussai doucement saigne. 8ois unjuge indulgont pour ton ami, qui,
vers la porte. II me sembla qu'elle atlendait une je le soupconne fort, le sera pour tout le monde.
earesso d'adieu; mais il ne m'était plus possible
do toucher amoureusement ne fusse que le
pan de sa robe. Je la vis sor!ir, confonduo! Qui
sa i t ce qu'aurait été pour moi cette femnie, si
elle était née dans une autre condition et avait
été élevée, non d'une autre facón, mais d'une
facón quelconque! Peut-étre la plus loyale des
épouses, á coup sur une des plus aimantes!
Paris. — Imp. A . LANIEB, 1 4 , ruó ¡Sú^uiur.
BIBLIOTECA NACIONAL DE ESPAÑA

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