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La confiance

Ils ferment les portes. Nous ne serons donc que quatre dans le Groupe. Ce n'est pas beaucoup.
Mon père m'a dit que parfois il y avait jusqu'à quinze personnes. Le sien en comptait neuf. Celui de
maman onze. Mais le nombre n'est pas censé avoir de signification. C'est juste que nous ne sommes
que quatre dans la région à avoir ressenti cet Appel.
Impossible de savoir pourquoi certains sont appelés et pas d'autres. Mes deux parents étant
Symbos eux-mêmes, j'avais peut-être de plus grandes chances que d'autres d'être sélectionné. Il ne
me reste plus qu'à attendre qu'ils nous expliquent comment cela va se passer. Je ne comprends
toujours pas pourquoi notre professeur d'évolution, pas plus que d'autres Symbos, n'a jamais rien
voulu nous expliquer sur le déroulement du Choix. Peut-être parce que c'est un tabou. Peut-être
pour ne pas frustrer ceux qui ne seront jamais appelés.

Cela fait à peine quelques minutes que les chauffeurs nous ont laissés devant le vestibule et déjà
l'Aquilin tourne en rond. Grand, l'œil et la chevelure noirs, doté d'une musculature impressionnante,
il semble assez nerveux. A l'opposé, assise à côté des rafraîchissements disposés sur une desserte
près de la porte d'entrée, la seule fille du Groupe est aussi la seule à conserver un air serein. Tout
comme cet autre garçon, elle est de petite taille et a de grands yeux verts, des cheveux blonds, une
peau tannée par le soleil et l'air vif. Ce sont des Sylvains.
A côté d'eux, je n'ai l'air de rien. Je suis le seul représentant des Indécis, ethnie ainsi
uniformément nommée par les autres car réputée ne jamais avoir fait son choix d'adaptation. De
taille moyenne, les yeux gris, les cheveux châtain, je suis toujours anonyme au milieu de la foule.
Ils sont resplendissants de vitalité alors que je sais parfaitement que ma timidité presque maladive,
ajoutée au peu d'exercice physique, me donne un air frêle.
Une chose nous unis cependant. A quatre dans cette pièce comportant une vingtaine de vieux
fauteuils usés, nous avons tous l'air isolé, tous petits dans un endroit trop grand. Alors pour nous
occuper, nous nous observons. Comme dans toutes les premières rencontres, nous débutons par la
phase d'évaluation, de curiosité. Avons-nous quelque chose en commun ? Un signe distinctif qui
serait une raison à notre présence ici ? Je l'avoue, de l'extérieur, je ne vois rien.

C'est elle qui rompt le silence en premier. « Salut ! Je m'appelle Judith. ». Réagissant
immédiatement, l'Aquilin répond, « Bonjour, moi c'est Franck ! » ; puis, se rapprochant d'elle, le
Sylvain enthousiaste, « Albert ! ». Quant à moi, toujours bon dernier dans ces situations, j'enchaîne
un peu tard « euhh, Vincent. ». Une fois de plus, on dirait que je suis le seul à manquer de
confiance, à être sur la défensive. Bah, j'aurais bien le temps de me rattraper plus tard.

Albert allait poser une question quand une voix grave nous fit tourner la tête. « Jeunes gens, si
vous avez fini les présentations… ». Pris que nous étions dans ce tout début de conversation, nous
n'avions pas vu la porte opposée s'ouvrir. Un Symbo, portant l'uniforme traditionnel de Med, veste
blanche à croisé droit et col haut sur fuseau vert, nous fit signe de le suivre. Mon cœur s'accéléra.
J'allais enfin savoir ce que serait mon futur. Je me pose cette question depuis que j'ai compris qu'il y
a une différence entre un Incomplet et un Symbo. Tous les Symbos que je connais portent une petite
chaîne autour du cou. Ce sont toutes des personnes respectées, qui occupent des postes importants,
dans tous les domaines d'activité. Ils sont tous chefs ou directeurs de quelque chose. Il arrive que
des Incomplets occupent des positions similaires, mais tous les Symbos ont des responsabilités.
C'est donc un futur assuré que d'être appelé.

En file derrière notre guide, Franck en tête et moi fermant la marche, nous passons dans une
petite salle équipée de fauteuils matelassés bleus à l'aspect confortable et placés en arc de cercle
autour d'une station holographique. Puis, assis bien sagement au centre, nous regardons le Med
s'éclaircir la voix. Il semble un peu dépité, comme s'il en avait assez de répéter un discours sclérosé
aux Appelés de l'année.

« Hum… Bien ! Bienvenue jeunes Appelés.


Je vais vous exposer succinctement les principes généraux de notre écosystème et comment
nous nous y inscrivons. Cette introduction devrait répondre à une partie des questions que vos
professeurs ont dû éluder depuis quelques années. Mais tout d'abord, vous devez faire le serment de
ne jamais révéler ce qui suit, et ce que vous apprendrez dans les semaines à venir, à un Incomplet.
Voici le texte de vos serments, dit-il en nous distribuant une feuille à cristaux liquides. Votre
déclaration sera enregistrée et pourra être utilisée contre vous en cas de fraude ultérieure. L'un
d'entre vous désire-t-il ne pas répondre à l'Appel ? »

Un bref regard au texte et les sourires de mes comparses se fanent. Quelques respirations
saccadées, quelques hochements de têtes puis la résolution s'inscrit sur les visages. Chacun d'entre
nous surveille les autres en coin pour voir si l'un d'entre eux va hésiter, voire reculer. La
détermination des autres nous donne parfois du courage.

« Personne ? », interroge-t-il encore.


Le silence est notre réponse unanime. Les choix sont faits.
« Merci donc de vous présenter chacun votre tour devant la station et de prêter serment d'une
voix forte et distincte. »
Franck, de façon vindicative, presque belliqueuse, récite alors ce que tous nous devrons jurer de
faire :
« Moi, Franck Ridelberg, je jure de ne jamais dévoiler à un Incomplet aucune information, ou
partie d'information, relative à ce que je j'apprendrai, ici ou plus tard, sur les Symbiotes ou les
Symbos de manière générale. J'ai pleinement conscience que le parjure me rend passible de la peine
de mort, immédiatement exécutable par tout Symbo ou représentant du Conseil. »
C’est ensuite le tour de Judith, Judith Maelström. Sa voix claire contraste totalement avec le
contenu du texte. Comment un tel petit bout de femme pourrait-il un jour être condamné à mort ?
Même pour parjure, je vois mal quiconque prononcer la sentence. Albert Ensens parvient à regagner
son enthousiasme et fait sa déclamation presque en souriant. Comme ça, en l'écoutant, je lui aurais
confié tous mes secrets, tellement il transpire la confiance.
Ne reste plus que moi, Vincent Bruenne. Oh, je sais bien que je me ridiculise. Je parle tellement
bas que le Med me fait même répéter le texte entier deux fois. Je trébuche sur les mots. La peine
capitale est un concept qui ne m'a jamais mis à l'aise. Enfin, bref, le ridicule est un sentiment fugitif,
et l'épreuve est bientôt terminée.

« Bien ! Très bien ! reprend alors le Med.


Vous avez la chance d'avoir été appelés par les Symbiotes. Et vous avez choisi de votre plein gré
de répondre à cet appel en vous joignant à nous. Nous allons donc vous aider à devenir Symbo et à
maîtriser votre capacité symbiotique. En fonction de la nature de celle-ci, vous serez amenés à
exercer des fonctions particulières dans notre société. Nous vous aiderons dans votre orientation et
vous offrirons de multiples possibilités de carrière. »
Lancé dans un texte visiblement appris par cœur, il ne fait même pas l’effort de nous regarder
pour s’adresser à nous. Il fait juste des allers-retours derrière la station, restant bien dans notre
champ de vision.

« Les Symbiotes sont des organismes multicellulaires de très petite taille ne pouvant atteindre
leur maturité, et la capacité à communiquer, qu'à travers la fusion avec un humain. La caste des
Meds, à laquelle comme vous pouvez le constater j'appartiens, a pour vocation de les étudier, de les
comprendre et de faciliter la Symbiose. Une fois cette dernière effectuée, vous deviendrez un
Symbo, disposant de la capacité de votre Symbiote jusqu'à la fin de votre vie. A ce jour, nous
n'avons pas connaissance d'un Symbo et de son Symbiote ayant réussi à survivre l'un sans l'autre.
La Symbiose est irréversible. »
Il dit cette phrase comme une menace. Y a-t-il un risque associé ? Est-ce terrible au point que
certaines personnes ont essayé de s’en débarrasser ?

« Ce sont les Symbiotes qui sélectionnent leur Hôte et l'Appellent. La Symbiose est un
processus lent et parfois douloureux. Quelques cas de Symbiose sauvage ont été enregistrés au fil
des âges, certains jeunes inconscients n'ayant pas voulu prêter le serment. Sachez néanmoins que
vous avez fait le bon choix. Sans aide, et sauf exception notable, ils ont tous fini dans une maison
d'aliénés ou en sont morts. Notre programme d'accompagnement permet de faciliter la transition et,
dans la majeure partie des cas, d'éviter le pire. Le dernier cas de décès pendant une Symbiose
suivie remonte à cent vingt trois ans exactement. Outre la baisse plus que significative du taux de
mortalité de nos adolescents, cela a permis à de nombreux Symbiotes d'atteindre la maturité, et par
là même, la possibilité pour la société de bénéficier de leurs capacités. »
D’accord, faites-moi peur et essayez de me rassurer dans la foulée. Non, mais il croit vraiment
que son discours va marcher. C’est le meilleur moyen pour me faire angoisser pour la suite. Il
aurait mieux fait de ne rien dire.

« Vous pourrez communiquer avec votre Symbiote à tout moment. Attention, ne vous méprenez
pas, les Symbiotes ont leurs propres tempéraments et personnalités. Si le vôtre ne devient pas un
ami, par exemple si des incompatibilités de caractère se révèlent, il sera tout de même l'entité la
plus proche de vous de façon… hum… permanente. Je vous encourage donc à faire quelques
concessions… si vous souhaitez avoir une vie paisible. »
Un bref coup d'œil à mes camarades et je vois bien que je ne suis plus le seul à ressentir de
l'appréhension.

J'avais bien compris que mes parents n'étaient pas enchantés quand je leur avais annoncé que
j'avais ressenti l'Appel. Je crois que je commence à voir pourquoi ils m'ont tout de même dit qu'il
fallait absolument que je réponde. En réalité, c'est une question de survie. Mais tout de même, le
discours du Med fait froid dans le dos. Au moins, cela explique les moments d'absence de mes
parents, ou encore leurs monologues fréquents.

***

Voilà maintenant deux mois que nous suivons le programme. Les Meds ne nous infligent pas un
rythme trop effréné. Nous avons des séances d'exercices, censés mettre en valeur des capacités
spécifiques connues, et un débriefing tous les deux jours. La plupart du temps, il s'agit de nous
mettre en situation de rupture, pour voir comment nous réagissons.
Je ne comprends pas la finalité de la plupart de ces épreuves. Avec les tests physiques par
exemple, pas de problème. Ils vérifient si le Symbiote a décuplé notre force, amélioré notre
consommation en oxygène ou encore tel ou tel aspect de notre anatomie. Mais je trouve leurs jeux
de rôle assez étranges. Vivre des conditions d'asservissements particuliers, tester la résistance à la
douleur, asseoir une autorité sur les autres…
Toutes ces examens, subis de façon redondante, pour voir si nous évoluons avec le
développement de la Symbiose, sont un peu perturbants, voire désagréables. Ce doit aussi être une
question de psychologie, pour tester nos caractères. En dehors de nos référents directs, il y a un
Symbo différent par type d'épreuve. C'est peut-être sa capacité spéciale à lui qui le prédispose pour
l'activité. Pour celui que nous appelons entre nous le magnétiseur, aucun doute. C'est lui qui s'assure
que nous assimilons bien le Symbiote, physiquement.

Le plus souvent, nous sommes livrés à nous-mêmes. Comme disent les Meds : « Vous, les
adolescents, vous êtes capables de créer seuls des situations bien plus intéressantes pour nous ».
Judith, Franck et Albert sont devenus de vrais amis. Nous profitons bien de notre temps libre et
des beaux jours pour nous balader, jouer ou profiter des divertissements offerts par les Meds. Ils
sont présents, mais jamais intrusifs. De temps en temps, ils nous observent de près. D'autres fois, ils
se contentent des enregistrements ou de nos propres résumés.

Franck et Albert ont l'air de plus en plus confiants. Je pense qu'ils commencent à comprendre
leurs nouvelles facultés. Pour Judith et moi, le mystère semble rester complet. Et pour l'instant,
aucun de nous ne se vante d'être à même de communiquer avec son Symbiote. La capacité
symbiotique est devenue naturellement un sujet tabou. L'ambiance créée par les Meds et leurs
cachotteries ont fait leur effet. Impossible de savoir ce que l'autre est en mesure de réaliser. Nous
n'en parlons qu'à nos référents. C'est une forme d'autoprotection.

Assis sur le rebord de la fontaine du jardin central, nous discutons, Albert et moi, des exercices
de la veille. Il jette adroitement le gravier de l'allée, visant l'anse de l'amphore de la statue dont l'eau
se déverse. Il est bon le bougre. Les plocs dans l'eau sont bien plus nombreux que les tocs des
rebonds sur la pierre. Nous sommes en milieu de matinée et les quelques embruns sont agréables
dans la chaleur montante. Soudainement, après un bâillement à se décrocher la mâchoire, il cesse
ses lancers et se tourne vers moi.
« On va faire un tour à la rivière ? J'ai une de ces envies de pêche, tranquille au soleil… Tu sais,
une de celles où on finit en sieste.
– Je ne sais pas trop. Judith n'a toujours pas fait surface aujourd'hui et Franck m'a dit au petit-
déjeuner qu'il voulait faire un peu d'exercice.
– Comme s'il en avait besoin ! dit-il l'air dépité, peut-être un peu jaloux. Il est déjà taillé comme
un roc. C'est pour la frime ou quoi !
– Tu sais, si ça lui plaît… En plus, vu la façon dont Judith le regarde, ça a l'air efficace, ironisé-
je. Succès garanti pour l'athlète à la sortie.
– OK ! Je vais chercher le matériel et de quoi déjeuner, et toi, tu vas prendre Judith. Elle peut
aussi bien dormir au soleil avec nous. Et puis au bout de trois jours dans la bibliothèque, il serait
temps qu'elle mette le nez dehors. Mais où sont ses bons réflexes de Sylvain !
– C'est parti ! répondis-je, me dirigeant déjà vers l'aile du complexe où se situaient nos
chambres. »

Après avoir passé le couloir des hommes, j'atteins celui des femmes où Judith se trouve un peu
isolée du reste du groupe. Je cogne doucement à sa porte et l'entrouvre. Pas de lumière.
« Judith ?
– Hmmm… me chuchote une toute petite voix, près de l'endroit où se trouve son lit.
– Ça va ? Il commence à se faire tard. On se demandait avec Albert si tu voulais venir pêcher
avec nous. Il fait super beau. Je suis sûr qu'il va nous trouver un coin sympa près des bois. Tu
pourras toujours finir ta grasse matinée là-bas.
– Je ne sais pas, murmure-t-elle. Je suis un peu patraque depuis quelques jours. Je dois couver
quelque chose. J'en ai parlé aux Meds, mais ils ne m'ont donné aucun traitement ni aucune
consigne… si ce n'est de suivre mon inclination. Et pour l'instant, elle me dit que mon oreiller est
mon meilleur ami.
– Allez ! Viens ! dis-je pour l'encourager. Le grand air te fera du bien. C'est de rester enfermée
qui te met dans cet état. Le soleil, c'est de la vitamine !
– Pff… Bon d'accord. Je vous rejoins dans dix minutes. »

Elle tient toujours parole. Quelques instants plus tard, nous partons tous les trois, cannes, filets
et seaux à la main, direction le sous-bois, au sud.

Albert, avec un flair miraculeux, nous a trouvé un coin bien poissonneux. Nous voyons nos
futures proies affleurer à la surface de l'eau. Les cercles concentriques témoignant de leur présence
sont nombreux et se mélangent les uns aux autres. C'est plus que de la chance à ce niveau là. Cela a
forcément un rapport avec sa capacité. Nous n'avons plus qu'à installer nos cannes et attendre
patiemment qu'ils mordent en grignotant les salades composées qu'Albert a réussi à dénicher aux
cuisines avant de partir. Un peu végétarien à mon goût, mais c'est toujours mieux que les rations
synthétiques que j'avais rapportées la fois précédente.

Contents de nos deux belles prises chacun, nous commençons à nous installer pour la sieste
quand Franck nous rejoint pour une bataille d'eau mémorable. Comment il a réussi à nous trouver
aussi loin, ça aussi c'est un mystère. Il nous surprend un peu par son apparition inattendue, mais
grâce à l'air innocent de Judith, nous parvenons à le prendre à revers. Nous sommes finalement
rentrés tous aussi trempés les uns que les autres à la tombée de la nuit. C'est vrai que Judith n'a pas
bonne mine, mais elle s'est laissée gagner par notre enthousiasme et a fait bonne figure.

***

Les traits de Judith se creusent de plus en plus. Les Meds se taisent sur son état de santé, mais
pas besoin d'un exposé pour constater que sa Symbiose ne se passe pas très bien. L'un d'entre eux
passe la voir deux fois par jour maintenant. Elle a l'air un peu plus sereine après. Cela ne dure
cependant pas très longtemps. Nous avons beau essayer de lui tirer les vers du nez, il refuse de nous
dire ce qu'elle a et ce qu'il lui fait. Comme il la soulage, nous n'intervenons pas. Mais nous nous
transformons en gardiens à la surveiller en permanence.

Nous avons monté une rotation tous les trois. Il y en a toujours un pour faire le clown dans sa
chambre, un qui surveille qu'elle reste bien au calme , et un en test ou au repos. Oh non, la garde
n'est pas inutile. Nous nous énervons régulièrement sur les Meds qui veulent lui faire subir les
épreuves du jour. En dehors de celui qui a cette précieuse capacité à l'aider, aucun ne parvient à
franchir le seuil de sa porte.

Elle rit encore de bon cœur aux blagues d'Albert, bien que de plus en plus faiblement. Elle suit
avec émerveillement les démonstrations de force et d'adresse de Franck. J'arrive même à la
persuader de nous accompagner pour de courtes balades, histoire de la sortir un peu de son lit.
Pourtant je sens bien que j'abuse et qu'elle accepte uniquement pour me faire plaisir. Alors je lui
apporte de nouveaux livres et je m'éclipse doucement quand elle s'endort sur une partie d'échecs.

Le rythme de l'Accompagnement a été brutalement rompu. Mais les Meds ne semblent pas nous
en vouloir tant que ça. Peut-être considèrent-ils que c'est une nouvelle mise en situation ? Ce qui est
sûr, c'est qu'ils continuent à nous observer.

Malgré nos efforts, il est évident qu'elle s'épuise. Nous commençons à nous inquiéter
sérieusement. Elle a à peine la force de se lever maintenant. Les Meds sont obligés de lui faire sa
toilette et l'aident à manger. Nous essayons par tous les moyens de leur soutirer un pronostic, mais
rien ne transparaît dans leur discours. Ils nous disent que cela arrive parfois et que la personne finit
toujours par se remettre, qu'il faut juste attendre le déroulement du processus naturel, qu'ils la
soutiennent au mieux de leurs capacités. Difficile de leur faire confiance, mais quel choix avons-
nous ? Ce sont eux les spécialistes.

***

Judith est morte.

Pourtant, hier, dans un regain d'énergie qui nous avait rendu espoir, elle s'était levée pour voir
l'état de ses plantes dans la serre. Elle avait mordu à l'hameçon quand je lui avais dit ne pas être sûr
d'avoir la main aussi verte qu'elle. Elle avait voulu vérifier ses fleurs elle-même. Cela a dû être
l'effort de trop.

Je m'étais assoupi sur ma chaise, à côté de son lit, la tête sur mes bras posés en travers de la
table de chevet. Et quand je me suis réveillé au matin, elle ne respirait plus. Il me fallut de longues
minutes pour aller vérifier. Je n'osais pas me lever de peur de tomber. Je n'avais plus confiance en
mes jambes. Mais quand je trouvai finalement le courage de tendre le bras vers son visage, je
compris qu'il était trop tard. Elle était déjà froide et plus pâle que jamais.

C'est Albert qui me trouve en larmes, à l'heure prévue pour la relève. Je ne parviens pas à
m'arrêter. Cela fait probablement plusieurs heures que je suis là, immobile, ne voulant pas croire la
vérité nue exposée sous mes yeux. Il me serre l'épaule, si fort que je garderai probablement
l'empreinte de sa main plus d'une semaine. Lui non plus ne dit rien. Ce n'est pas nécessaire. Un
simple regard suffit pour témoigner de notre chagrin.

C'est encore lui qui réussit à se ressaisir en premier. Il faut absolument prévenir Franck. Il mérite
bien de l'apprendre par nous, avant les Meds. Notre petit monde s'écroule. Je crois que le rire et la
bonne humeur ont disparu de ma vie en même temps que Judith.

Le détachement des Meds nous rend furieux. Car, s'ils ont l'air surpris quand nous venons les
chercher, le seul discours que nous réussissons à leur sortir, c'est que cela s'est déjà produit et que
nous devrions nous concentrer sur notre propre Symbiose. Cent vingt trois ans ! Cent vingt trois
ans, et il fallait que se soit notre groupe qui remette le compteur à zéro.
Nous essayons toutes les manœuvres possibles pour leur arracher une quelconque explication.
Rien ! Aucun résultat ! Ces Meds sont la pire bande de sans-cœur que j'aie jamais vue. Ils prennent
à peine le temps de réconforter la famille, venue en catastrophe récupérer le corps. Nous n'avons
même pas l'autorisation de les rencontrer. Je suis pourtant sûr qu'ils auraient apprécié apprendre par
ses amis comment s'étaient passés ses derniers jours.

Nos relations avec les Meds se dégradent au-delà de l'exprimable. Nous sommes devenus
agressifs, paranoïaques et réfractaire à toute instruction ou exercice lié à la Symbiose. Je ne sais
même pas pourquoi nous restons au Complexe. Nous pourrions aussi bien rentrer chez nous. Lâche,
je suppose que je n'en ai pas le courage. Quant à Albert et Franck, leur Symbiose est déjà avancée et
ils ont peut-être peur de rompre le processus au mauvais moment. Toujours est-il que quelques
semaines plus tard, le temps passant, nous finissons par nous calmer. Et les exercices reprennent,
dans la morosité qui est maintenant notre quotidien.

***

Quelques temps plus tard, nos activités tournent à la compétition. C'est à qui sera le meilleur, le
plus fort, le plus adroit, le plus intelligent. Tout y passe. Nous ne refusons aucun défi. En essayant
de prendre un peu de recul, je me dis que c'est une forme d'autodestruction, un échappatoire. Nous
prenons des risques inconsidérés. Comme cette fois où Franck nous a décidé à partir en montagne.

« Les gars, aujourd'hui je vous propose une activité escalade », nous dit-il un matin.
Le ciel est clair et nous n'y sommes pas allés depuis un bon moment. Les sorties éloignées se
font rares. Notre enthousiasme pour les découvertes a presque disparu avec Judith. Nous sommes
devenus très appliqués et beaucoup trop sérieux pour des garçons de notre âge.
« Franck, on sait que tu es un Aquilin, rétorque Albert. Tu crois vraiment qu'on a besoin que tu
nous montres ta supériorité une fois de plus ?
– Mais non, soupira Franck, désabusé. Pas de challenge aujourd'hui, j'en ai assez. Je veux juste
une balade au sommet.
– Pourquoi pas alors… Je n'y suis jamais allé, finit par se résoudre Albert après de longues
secondes d'observation du visage de Franck. On dirait qu'il essaye de lire ses pensées pour voir s'il
peut lui faire confiance ou non.
– Vincent ? m'interroge-t-il.
– J'en suis. Mais on prévient les Meds. On n'a jamais été aussi loin avant. Et si on perd trop de
temps, on risque de rater le débriefing de ce soir. »

Ils acquiescent et je pars prévenir nos hôtes avant de les rejoindre au garage. Une fois de plus les
Meds semblent se ficher complètement de ce à quoi nous pouvons occuper nos journées. Je réussis
même à m'adjoindre les services d'un chauffeur pour l'occasion. Notre sortie ne leur fait ni chaud ni
froid. A une vitesse un peu trop modérée à notre goût, nous atteignons le bas d'une forte côte,
première étape de notre randonnée.
J'adore ces aéroglisseurs. Leur silhouette élancée, à l'aérodynamique parfaite, leur revêtement de
surface en micro-céramique, leur puissance silencieuse… whouahh ! La classe ! Des fois, je me
demande pourquoi les Meds nous laissent le luxe d'y avoir accès. A mon sens, c'est un peu du
gâchis. Je profite donc un maximum de l'occasion. Si un jour je rentre chez les Techniciens, je me
présenterai le plus rapidement possible pour obtenir la licence de conduite.

Après quelques heures de marche intensive, nous pestons contre Franck. Ce n'est décidément
pas facile de suivre son rythme. Nous arrivons finalement rougeauds et en nage au premier sommet,
derrière Franck bien sûr. Mais le paysage qui s'étale sous nos yeux nous fait oublier tout
ressentiment.
Le soleil au zénith baigne la vallée d'une douce lumière dorée. A quelques kilomètres, nous
pouvons apercevoir le Complexe de l'Accompagnement avec ses différents bâtiments placés autour
de la fontaine centrale. Autour, on devine l'oratoire et ses salles attenantes, les dortoirs, les salles
d'exercices, la serre ou encore la « tour », telle que nous l'avons nommée. La rivière principale
serpente paresseusement vers le fond de la vallée. Elle scintille d'un éclat d'argent. On la perd
parfois de vue, au hasard de ses circonvolutions dans le bois qui occupe la terre jusqu'aux
contreforts des plus hautes montagnes. En aval, la route qui mène à la ville est également bien
identifiable, longeant la rive du cours d'eau de plus en plus important. La cité elle-même n'est pas
visible, masquée par les volutes de chaleur qui troublent la perspective.
Nous sommes sur ce que Franck appelle le premier sommet. J'aurais dit le premier point de vue.
Car au-delà du ravin qu'un pont de corde enjambe, nous pouvons voir une légère déclivité de terrain
avant ce qui me semble être une belle remontée vers le vrai sommet.

« Ouah ! Quelle vue ! C'est super ! s'exclame Albert. Franck, c'était vraiment une bonne idée.
– Et encore, attend qu'on arrive sur l'autre versant, répond ce dernier. De là-bas, on voit jusqu'à
la mer.
– Dis-donc, cher guide, demandé-je prudemment, on est obligé de passer par ce pont de corde. Il
n'a pas l'air très entretenu. Ce n'est pas vraiment très rassurant.
– Bah alors Vincent ! Les chocottes ? me taquine-t-ilen me donnant un léger coup sur l'épaule.
– Je suis juste prudent. Je m'informe sur mes options, j'annonce alors en singeant un de mes
anciens professeurs, index en l'air. »

Albert, en étudiant le chemin qu'il nous reste à parcourir, main en visière au-dessus des yeux,
prend, lui, ma question très au sérieux. Il s'avance vers le pont et teste rapidement sa solidité en
appuyant son pied vigoureusement sur les cordages, juste après les fixations au sol. La réaction de
ceux-ci ne semble pas vraiment le ravir.

« Euh… Franck… moi non plus je n'ai pas très envie de prendre ce pont, dit-il.
– C'est la seule route que je connaisse. Écoutez les gars, je vais passer le premier, proposa-t-il.
Vous verrez, c'est parfaitement sécurisé. Ne lâchez pas les cordes latérales et tout ira bien. Je suis
venu des dizaines de fois ici. C'est un parcours classique chez nous. »

Il prend alors les devants. C'est vrai qu'il réussit à passer sans encombre. Je m'engage ensuite
laborieusement, et avec beaucoup plus de précautions. Je prends conscience d'avoir retenu mon
souffle lorsque, une fois pied à terre de l'autre côté et à court d'air, je suis obligé d'inspirer
bruyamment. Je n'aurais jamais dû regarder en bas. Ce ravin est vraiment profond.

« Allez Albert ! À ton tour, harangue Franck.


– Euh, j'ai changé d'avis. Je vais rentrer tranquillement. Continuez sans moi, dit-il résigné.
Excusez-moi mais je n'ai pas confiance. Je préfère m'arrêter là.
– Vincent l'a fait et tu es plus agile que lui, poursuivit Franck, ne voulant pas abandonner si vite.
Ce sera vraiment facile pour toi.
– Non… désolé, les gars… je…
– Bon sang, Albert ! pesté-je, exaspéré devant tant de minauderies. Si je suis passé c'est que
n'importe qui peut y arriver. Viens avec nous ! Tu ne vas pas nous lâcher maintenant. On est venu
exprès pour le panorama. Ça se mérite, c'est tout.
– D'accord ! D'accord, finit-il par accepter, peut-être un peu trop facilement. Mais pas de blague
hein ! »

Je crois que nous avons fait une erreur d'insister. Albert est resté tétanisé au centre du pont. Lui
aussi a regardé en bas. Malgré nos appels et encouragements, il ne nous répond plus. Et nous
n'osons pas aller le chercher. En dehors du risque que nous prendrions à cumuler nos poids sur la
structure, s'il commençait à se débattre… c'est la bascule assurée. Nous n'avons plus qu'à attendre
qu'il se calme. Il aurait tout même pu nous dire qu'il avait le vertige à ce point là ! Mais le savait-il
seulement.

Les Meds viennent finalement nous porter secours à la tombée de la nuit. Ils ont dû finir par se
demander ce qui nous retardait et contacter le chauffeur. L'un d'entre eux réussit en quelques
minutes à calmer Albert et à le faire reculer. Le retour se fait dans le silence. Chacun de notre côté,
nous connaissons nos responsabilités et nous ne sommes pas très fiers de nous.
La séance de débriefing risque d'être plus longue que d'habitude. Et je n'y coupe pas. Ils me font
repasser la journée minute par minute, plusieurs fois. Quand je sors finalement de la salle, je
constate que je suis le premier. Nous ne sommes décidément pas près de dîner.

***

Mon Symbiote se manifeste de plus en plus. Au début, c'était surtout une impression bizarre.
Comme si je percevais les sentiments de quelqu'un d'autre, à base de satisfaction, de
désappointement ou encore de curiosité. Maintenant, je commence à entendre sa « voix ». Il
s'exprime par monosyllabes avec nombre de Ah, oui, bof, ou encore tsk. Je pense qu'il commence à
envisager l'environnement par l'intermédiaire de mes sens et qu'il me fait ses commentaires au fur et
à mesure. Bientôt il parlera normalement. Quant à connaître sa capacité, toujours aucune idée.

Les Meds ont décrété que les Symbioses de Franck et Albert sont complètes et qu'il ne manque
plus que moi pour convoquer le Conseil. Placé une fois de plus en position d'infériorité, ou du
moins en retardataire par rapport à mes compagnons, je n'ai d'autre choix que prendre mon mal en
patience, avant d'être prêt à mon tour.
J'ai encore quelques exercices, seul. Au début, mes amis avaient accepté de se plier aux
anciennes règles pour tenter de me faire avancer plus vite. Leur impatience était devenue si palpable
que les Meds finirent par leur demander de ne plus participer. Ils me mettaient trop mal à l'aise à
attendre autant de moi, sans que je puisse y faire quoi que ce soit.

Cela fait six mois que nous sommes arrivés au complexe et déjà les premières gelées annoncent
l'hiver précoce de ces montagnes.

Cet après-midi, nous n'avons pas de programme particulier. Nous sommes confortablement
installés dans la bibliothèque, chacun dans un énorme fauteuil. Albert commence à sérieusement me
distraire de ma lecture à faire grincer le cuir en gigotant quand il se leva d'un bond.
« Si on allait faire un tour en ville ? Il faut que je prenne l'air. Je ne tiens plus là.
– Juste un tour ou tu as un objectif particulier ? répond Franck.
– Eh bien, les travaux de la nouvelle boutique de jeux doivent être terminés maintenant. On a
épuisé le potentiel du complexe. On pourrait aider à renouveler le stock. Et puis, il serait peut-être
temps que tu te réconcilies avec ta sœur. Vincent et moi, nous serons ton soutien moral, s'avance-t-il
un peu vite à mon goût. »
Les histoires de famille, c'est toujours une catastrophe à gérer de l'extérieur. Je préfère ne pas
m'en mêler d'habitude.
« C'est hors de question ! s'insurge Franck avec une violence qui montre bien son implication
émotionnelle. Si elle ne veut pas comprendre que je ne peux rien lui dire, je n'y peux rien. Il faut
qu'elle arrête d'insister. C'est une Incomplète et je serai bientôt un Symbo. Et j'ai bien l'intention de
respecter mon serment. Je ne lui dirai rien. Vous connaissez les risques aussi bien que moi. C'est
hors de question que je me mouille là-dedans ! tonne-t-il de plus belle.
– Calme toi, réponds-je dans un murmure, essayant de modérer sa colère. On ne te demande pas
de rompre le serment. Juste d'aller la voir et de causer un peu. Elle a dû se faire une raison depuis.
Je suis sûr qu'elle n'essaiera plus de te tirer les vers du nez. Ce serait tout de même dommage de te
brouiller avec elle juste pour ça. Tu le regretteras un jour ou l'autre.
– Mmouais… t'as peut-être raison, Vincent, finit-il par acquiescer. Mais si elle recommence, je
pars de suite. Et c'est sans appel. »

Dès que Franck disparaît derrière la porte, Albert me lance un petit sifflet admiratif.
« Bah alors là, chapeau bas Vincent, me flatte-t-il. Je ne pensais pas que nous réussirions à le
convaincre du tout. Et toi, paf ! Deux phrases et c'est parti. T'as du talent, ironise-t-il encore d'un air
semi-moqueur avant de sortir à son tour. »
Parfait, on y va donc tous ensemble. Cette réflexion ne venait ni de moi, ni d'Albert. Mon
Symbiote prend de l'assurance. Et il a l'air de savoir ce qu'il veut.

Les panneaux publicitaires, couverts de givre, que nous croisons en route montrent que nous
avons raté l'inauguration de la boutique. L'ouverture officielle était programmée la veille. Pour me
réconforter, je me dis que, du coup, il y aura peut-être un peu moins de monde.

La nouvelle boutique est géniale ! La devanture brille des décorations lumineuses qu'on ne voit
que l'hiver, quand les jours raccourcissent. On y retrouve tous les types de jeux. C'est la caverne aux
trésors. Nous nous séparons immédiatement, Franck partant vers le rayon sport, Albert vers le coin
jeux en extérieur et moi vers les casse-têtes et autres jeux de réflexion. Toutes les dernières sorties
sont présentes, un peu mises en avant par rapport aux grands classiques. Au fond d'une vitrine, un
jeu d'échecs en cristal me fait de l'œil. Je consacre de longues minutes à passer tous les rayons en
revue. Comment choisir ? Mon budget est limité et les possibilités semblent infinies.

Levant le nez au son d'éclats de voix, j'aperçois Albert en pleine discussion avec le patron, au
devant de la boutique. De plus en plus rouge, il est évident qu'il s'énerve. Je m'approche pour voir
s'il y a un problème et éventuellement porter secours à mon ami. Un simple ballon, placé entre eux
sur le comptoir, se trouve être l'objet du litige. Voyant que la situation dégénère un peu, je décide
finalement d'intervenir.
« Albert ? Il y a un souci ? dis-je en m'interposant discrètement. Je préfère voir ces deux là à
distance raisonnable l'un de l'autre. »
Je n'aime pas ça. Décidément, mon Symbiote est en forme aujourd'hui.

« Non, mais écoute ça Vincent ! dit-il en me saisissant le bras et, de fait, me prenant
délibérément à partie. Hier, pour l'inauguration, le magasin proposait trente pourcent de remise sur
tous les articles. Seulement voilà, enfermés que nous sommes dans le Complexe, nous ne le savions
pas. Monsieur refuse de prolonger la remise de quoi ? Allez ! A peine quelques heures. C'est
vraiment injuste. En plus, ce n'est même pas un gros article que je voudrais prendre. Il pourrait faire
un geste commercial. Mais non ! Rien ! »
Albert parle avec emphase et de grands gestes théâtraux. Si c'est ça sa technique pour attendrir
le propriétaire, ce n'est pas gagné d'avance.
« Je suis désolé jeune homme, reprend ce dernier. Mais si je commence à faire des exceptions, je
vais couler ma boutique. Vous avez une idée de ce que m'a coûté la rénovation ? Le principe d'une
opération coup de poing, c'est qu'elle est temporaire. Et je n'ai aucune raison de vous faire cette
faveur. »
L'homme a l'air de bonne foi. Sa marge ne doit pas être énorme. Je ne vois pas trop comment le
faire changer d'avis.

Ça ne va pas se passer comme ça ! Mais qu'est-ce qu'il compte faire exactement ? Mon
Symbiote est vraiment un mystère pour moi. Très attentif à mon environnement, j'attends de voir
comment il pourrait se manifester.
« Vincent, s'il te plaît ! reprend Albert. Essaie de lui faire comprendre. »
Là, c'est la meilleure. Voilà qu'il se décharge sur moi. C'est presque une mise au défi, du style tu
te paies ma tête mais essaie de faire mieux si tu peux. Bon ! Je n'ai plus qu'à tenter ma chance.

« Monsieur, s'il vous plaît, je tente de la façon la plus convaincante possible. Essayez de
comprendre notre position. A ce moment là, j'estime être au moins aussi mauvais acteur qu'Albert.
Nous ne sommes pas vraiment maîtres de notre emploi du temps au Complexe. Nous ne pouvons
bien sûr vous donner de détails, mais si vous faites un geste maintenant, peut-être pourrons nous
vous rendre la pareille dans quelques mois, quand nous aurons pris nos nouvelles fonctions. De
plus, compte tenu du prix du ballon que mon ami souhaite vous acheter, la ristourne est plus
symbolique qu'autre chose. Vous pouvez en convenir, je termine en prenant cet air de conciliabulo-
conspiration que je copiais sur mes vedettes d'holo favorites.
– Bon d'accord ! lâche-t-il dans un sursaut étrange. Mais vous n'en parlez pas ! C'est bien parce
que vous n'êtes pas beaucoup d'Appelés ce semestre. »
J'en reste sans voix. Il a retourné sa veste dans la minute. Albert, avec un sourire jusqu'aux
oreilles, réglait déjà l'addition, peut-être de peur qu'il ne change d'avis.

C'était trop facile. Comment ça trop facile ? pensé-je alors.


T'as vu comment on l'a fait changer d'avis en trente secondes ! Un esprit faible ! Je n'en reviens
pas. Ce qu'il vient de dire, en fait, c'est que c'est lui qui l'a fait changer d'avis. Sa capacité est tout
simplement impressionnante. Est-ce que ce n'est que du bluff ? Ou ai-je maintenant vraiment ce
pouvoir de persuasion ? Il faut absolument que je m'en assure. Lucie, la sœur de Franck sera un bon
test.

Ayant oublié toute velléité d'acheter quoi que ce soit, je reste dans mes pensées, sur le pas de la
porte. Dehors, les flocons de neige tombent légèrement, assombrissant un peu plus la fin d'après-
midi. L'heure de la pause de Lucie approche. Je rappelle Franck et Albert. Ce dernier, ballon sous le
bras est en train de raconter mon exploit en chuchotant pour ne pas se faire entendre du patron.
Franck me tapote l'épaule pour me féliciter et nous partons vers le magasin d'alimentation du
quartier suivant.

Nous trouvons Lucie devant sa boutique. Elle se frotte les mains, une cigarette à la bouche. Elle
n'a visiblement pas pris le temps de mettre son manteau et ne doit pas avoir bien chaud dans son
uniforme de service.
« Tiens donc ! nous hèle-t-elle dès qu'elle nous voit. Voici nos petits cachottiers !
Gagné ! Elle est vraiment aussi têtue que son frère.
– Salut Lucie !
Albert et moi répondons en chœur, alors que Franck prend une teinte pivoine à force de retenir
une réponse cinglante, sans respirer.
– Que me vaut l'honneur ? ajoute-t-elle en ignorant son frère.
– Rien de spécial, réplique innocemment Albert. On passait juste dire bonjour.
– Mais bien sûr, rétorque-t-elle en secouant la tête négativement. Encore une de tes tentatives de
réconciliation, je dirais, dit-elle finalement en haussant des sourcils aussi noirs que l'humeur de
Franck.
– Arghh ! Touché ! rit Albert, la main sur le cœur. Suis-je si transparent ?
– Écoutez-moi bien vous trois, reprend-elle. Je sais que je resterai une Incomplète toute ma vie.
J'ai toujours tout partagé avec Franck jusqu'à ce qu'il soit appelé. Maintenant, j'ai l'impression d'être
une étrangère pour lui. Vous comprendrez que c'est un peu difficile à vivre. Vous allez donc ficher
le camp et arrêter de me harceler avec les histoires de Symbos que vous sous-entendez, sans jamais
rien raconter. C'est pire que frustrant, c'est insupportable ! »

Vas-y Vincent, à toi ! Si tu as besoin d'une autre démonstration pour te convaincre de ce que
nous pouvons faire ensemble…
Franck a déjà tourné les talons et Albert, déçu, s'apprête à le suivre. A mon tour alors.
« Euh… Lucie ? je tente d'une voix mal assurée. Il ne faudrait pas que je me prenne un retour
fracassant non plus…
– Quoi encore, Vincent ? Je n'ai pas été assez claire ?
– Tu ne sais pas tout. Ce n'est pas de notre faute. Nous avons prêté serment de ne rien dire,
comme tous les autres Symbos. Nous devons nous plier à la Règle. Cela ne nous empêche pas de
vouloir garder le lien avec nos familles et nos amis. Nous ne voulons pas nous marginaliser. Est-ce
si exagéré que de vouloir vivre normalement, avec notre expérience et tels que nous sommes ?
– Tu marques un point Vincent… Je suis juste nostalgique du temps où j'avais Franck rien que
pour moi. Je ne supporte pas d'être mise à l'écart comme ça. Mais je comprends. »
A ces mots, mes deux amis se retournent, incrédules.
Tu vois, je t'avais dit que tu pouvais le faire. Personne ne peut nous résister.
Les regards de Franck et Albert sont révélateurs. Je suis passé au rang de maître diplomate
aujourd'hui. Peut-être se doutent-ils de quelque chose ?

***

Le soir même, au débriefing, mon référent me regarda d'un air sceptique. Il devait sentir que
j'étais excité. Mais en rabat-joie de première catégorie, il ne peut s'empêcher de créer une ambiance
délétère.
« Monsieur, j'attaque sans plus attendre. J'ai enfin compris quelle est la capacité de mon
Symbiote!
En ligne de mire se trouvait, pour moi et mes amis, la fin du séjour au Complexe et le début d'un
apprentissage.
– Calmez-vous, Vincent, dit-il d'une voix si sévère et si sèche qu'elle me fait instantanément
l'effet d'une douche froide.
– Mais, vous ne voyez pas. C'est impressionnant, je reprends plus calmement. Je peux influencer
les gens, les faire changer d'avis sans qu'ils s'en aperçoivent. Je ne pensais même pas qu'une telle
chose était possible.
– Nous avions quelques soupçons, répond-il. Cette capacité est référencée. Et cela devenait
suspect que vos amis soient toujours d'accord avec vous. Votre confirmation nous ravit autant
qu'elle nous inquiète.
– Pourquoi ?
– Pensez un peu plus large que votre monde actuel. De ce que vous nous en dites, vous êtes
virtuellement capable d'influencer n'importe qui. Pour l'instant, il s'agit de vos amis. Mais vous
pourriez utiliser cette capacité à d'autres desseins. Vous êtes une personne potentiellement très
dangereuse pour notre société. Vos choix, conscients ou pas, peuvent avoir un impact non
négligeable sur la vie des autres.
– Mais… je balbutie. Vous me prêtez des intentions que je n'ai pas ! »
Laisse tomber !
« Pour l'instant ! Je vous invite néanmoins à y réfléchir. Il me regarde intensément puis reprend
la parole. Vous étiez le dernier à devoir prendre conscience de sa capacité. Notre travail touche à sa
fin. Je vais convoquer le Conseil. Bonsoir Vincent. »
Penaud, je sors de la pièce. Quel enthousiasme... Ça ne présage rien de bon.

***

Allongé sur mon lit, dans le noir le plus complet, je réfléchis à voix haute. Une personne
extérieure pourrait me prendre pour un fou, mais n'importe quel Symbo comprendrait que je discute
avec mon Symbiote.
« Réfléchis, Vincent ! »
A quoi ? Le monde est à nous !
« Tu crois que c'est aussi simple que ça ! S'ils pensent que je suis trop dangereux, ils peuvent
aussi bien me faire disparaître, tant que c'est encore possible. Je ne suis pas sûr que nous maîtrisions
totalement la capacité. »
Nous les persuaderons du contraire.
« Et s'ils avaient raison ? Je suis devenu un manipulateur. »
Et en quoi est-ce un problème ?
« Mais regarde-donc ce qui c'est passé ! Je peux influencer les gens, peut-être sans même en
avoir l'intention. Si j'avais dit à ce vendeur de nous donner le ballon, il l'aurait probablement fait. Je
peux leur faire faire des choses contre leur gré, contre leurs intérêts. Il suffit que nous en ayons
envie. »
Ah, bah au moins, tu as compris que toi non plus tu ne pouvais rien faire sans mon accord.
« Heureusement que je ne suis pas un monstre. Tu crois que je vais le devenir ? »
Nous en discuterons au cas par cas. Tu n'es pas seul tu sais. Je suis avec toi.
« C'est bien ce qui m'inquiète ! Tu ne sembles pas beaucoup prendre les intérêts des autres en
considération. »
Peut-être, mais il va falloir que tu t'y fasses. Je suis comme je suis, et avec toi jusqu'à la fin. Ils
ne t'ont pas prévenu ? Il va falloir que tu fasses des concessions.
J'entends clairement le rire dans sa voix. Cette discussion non plus ne présage rien de bon.

***

Et maintenant j'y suis. C'est l'heure de vérité. Le Conseil Symbo est en pleine séance. Franck
vient de rentrer. Albert est le premier à être passé. J'espère que tout ira bien. C'est le Conseil qui
décide de notre orientation. Ce sont les membres eux-mêmes qui proposent les apprentissages au
sein de leur guilde. Enfin, d'après ce que les Meds ont bien voulu nous dire.

Et si personne ne voulait de moi. Après tout je suis dangereux !


Arrête de te lamenter ! Tu verras bien ! Au pire on se passera d'eux.
Parle pour toi ! Je n'ai pas envie de finir exilé.

Le temps passe vite quand on se pose un milliard de questions. Et déjà un Med s'avance,
m'indiquant l'entrée de l'oratoire.
« Vincent, si vous voulez bien entrer. »
Ma bouche s'assèche. Je joue ma vie entière sur cette audition.
Ils m'installent à un pupitre, seul en bas de la pièce en forme d'amphithéâtre. En face de moi, sur
l'estrade centrale, les quinze membres du Conseil sont alignés, habillés en grande pompe. Derrière,
quelques Meds sont éparpillés dans la salle. Quelques murmures se font entendre à mon entrée.
Il est tacitement convenu qu'on ne parle pas des capacités des autres, mais je suppose qu'ils ont
dû propager le fait que je suis un cas bizarre, ou dangereux.

La personne qui était venue me chercher, et que je ne connais pas, se place à mes côtés. Il a
quelques notes à la main. J'imagine déjà le pire du résumé qu'il s'apprête à faire sur moi. Mais c'est
à moi qu'il s'adresse en premier.
« Les Meds qui ont suivi votre Groupe ces derniers mois nous ont expliqué comment le
programme s'est déroulé. Ils ont confirmé qu'avec leur aide, vous avez très bien supporté la
Symbiose. Et enfin, ils ont partagé leurs réflexions avec nous, ainsi que les conclusions auxquelles
ils sont parvenus concernant votre capacité symbiotique. Nous souhaiterions que vous visionniez
certaines séquences avant d'en discuter avec vous. »

Le montage des images fait froid dans le dos. Il reprend tous les moments où, alors sans le
savoir, j'ai influencé mon entourage, Meds inclus. Tout devient suspect. Je ne saurai plus jamais
faire la part des choses entre ce qui vient de moi et de ma capacité. Il va falloir que j'accepte d'être
différent. Il faudra que je sois attentif à la moindre parole. Je ne peux plus revenir en arrière.

« Qu'en pensez-vous Vincent ? »


Perdu dans mes pensées, je n'ai même pas remarqué qu'ils me fixent, attendant une réaction de
ma part. Je prends une profonde inspiration et me prépare à me défendre. Car cela ne fait aucun
doute. Il va falloir que je les persuade de mon bon vouloir.
« J'ai bien réfléchi ces derniers jours. Cette capacité peut sembler effrayante. Mais tout dépend
de la personne qui l'utilise. Je pense être quelqu'un de réfléchi et de posé. Je me qualifiais moi-
même de timide avant de rejoindre le Complexe. Peut-être pourriez-vous me laisser une chance de
vous montrer que je n'abuserai pas de ma capacité ? »
Un des membres du Conseil prit la parole.
« Votre maîtrise n'en est qu'à ses débuts. Avez-vous envisagé que votre capacité pouvait évoluer
? Ou encore avoir des effets que vous n'aviez pas souhaité ? Par exemple, saviez-vous que Judith
Maelström était empathe ? »

Je crois que je suis devenu livide sur le coup. Je ne suis pas stupide. Ce qu'il vient de me dire,
c'est que, non content d'être un manipulateur, je suis aussi un assassin. Si je n'avais pas été là, Judith
aurait naturellement suivi son processus d'évolution, se serait reposée et aurait survécu à sa
Symbiose. Mais à cause de moi, et de cette foutue persuasion, elle est allée au-delà de ses forces,
pour me satisfaire. Et elle en est morte, morte d'épuisement. Je l'ai tuée aussi sûrement que si je
l'avais étranglée de mes propres mains.
Je n'y avais pas pensé, mais cela aurait également pu très mal tourner sur le pont de corde avec
Albert. Forcer les gens à aller contre leur volonté est une chose, contre leur instinct de survie en est
une toute autre. Ce qu'il me dit, c'est que je ne suis pas seulement dangereux par mon pouvoir de
coercition, mais également à un niveau plus primaire. Si je suggérais à quelqu'un de mourir sur
place, peut-être son cœur s'arrêterait-il de battre ? Je ne suis pas seulement un assassin, je suis un
monstre.

« Je vois que vous commencez à comprendre notre dilemme. Avez-vous en vous le pouvoir de
vous contrôler ? Votre capacité est-elle automatique, son utilisation consciente ? Avez-vous un
jugement moral et éthique suffisant pour ne pas abuser de votre capacité ? Saurez-vous anticiper
toutes les implications de vos moindres suggestions ? Pouvons-nous vous faire suffisamment
confiance pour vous laisser libre au sein de notre population ? »
La litanie de ses questions semble sans fin. Elle raisonne dans ma tête comme autant de coups
dont je ne peux me défendre. Je n'ai de réponse à aucune interrogation. Je suis comme muet. Que
pourrais-je dire de toutes façons. Ils savent bien dans quelle position je me trouve.

Allez ! Ressaisis-toi !
Je reste amorphe face à mes détracteurs.
Mais défends-nous, bon sang ! Je ne veux pas qu'ils nous éliminent sur des potentialités. Nous
n'avons rien fait de mal !
Sous la pression, je ne peux que balbutier.
« Je l'ai tuée… Je, je ne savais pas… Je… Je n'ai pas de solution. Je suis tel que vous me voyez.
Que voulez-vous que je vous dise. Sa mort nous a brisés. Vous êtes en train de me détruire en
insinuant que c'est de ma faute. »
Mon argumentaire se construisait doucement dans ma tête.
« Si ma capacité était incontrôlée et que j'avais la possibilité de vous convaincre tous autant que
vous êtes, à ce moment précis, vous m'auriez déjà accepté, sans plus de discussion. Mais si, comme
je le crois, elle est contrôlée, elle dépend donc de ma volonté. Et je ne m'en sers pas à présent.
Vous dites qu'elle peut évoluer… Alors aidez-moi à la connaître au lieu de me confronter au pire
de ce que je pourrais devenir. Apprenez-moi à maîtriser ce que je suis.
Je veux pouvoir utiliser mes compétences au mieux. Ne me prêtez pas des intentions que je n'ai
pas. Je ne veux pas être spectateur, juge et bourreau à la fois. Je n'ai que dix-sept ans ! Ne laissez
pas tout reposer sur mes épaules…
»
J'ai les larmes aux yeux. Je ne sais pas si j'ai su trouver les bons mots. M'ont-ils compris ? Me
feront-ils confiance ?

Les quinze se regardent attentivement, jaugeant l'opinion de chacun des leurs. Je fais le tour des
visages, essayant de sonder leur humeur. Impossible de se faire une idée. Je ne voudrais pas être à
leur place. Ce serait trop de responsabilités. Mais je ne peux m'empêcher d'espérer.
Le personnage central se lève et tous le suivent des yeux. Ce doit être le président.
« Chers membres du Conseil, il est temps de reprendre le cours normal de cette cérémonie. »
Mon cas est donc vraiment exceptionnel.
« Je pense que le moment de vous exprimer sur l'implication que vous souhaitez avoir dans
l'avenir de ce jeune Symbo est arrivé. »

Il se tourne vers moi et reprend son discours d'un air solennel.


« Vincent Bruenne, sachez que si aucun des membres ici présent ne vous propose une position,
vous aurez deux possibilités : l'exil volontaire ou la mort. Je vais passer les Représentants des
Guildes en revue. »
Se tournant vers sa gauche, le vieil homme commence par l'extrémité de la table immense à
laquelle ils sont tous accoudés.
« Représentant des Agriculteurs ?
– Désolé mon garçon, mais je ne vois vraiment pas ce que nous pourrions t'apporter ou en quoi
tu pourrais servir dans notre domaine. Aucune proposition, monsieur le président.
– Représentante des Bâtisseurs ?
– Rien à ajouter. Aucune proposition, monsieur le président. »

Mes espoirs s'amenuisent au fil des « Aucune proposition ». Ni les Agriculteurs, ni les
Bâtisseurs, les Restaurateurs, les Marchands, les Financiers, les Législateurs, les Défenseurs, les
Techniciens, les Artisans, les Meds, les Informateurs, ou encore les Artistes ne proposent quoi que
ce soit. Pas un seul pour m'encourager non plus. Et il ne reste que trois personnes, président inclus,
je crois qu'il est Représentant de la guilde des Dirigeants. L'exil ne serait peut-être finalement pas
une si mauvaise solution ?

« Représentant des Souterrains ? »


Tiens, c'est bizarre. Je n'avais jamais entendu parler de cette guilde. L'homme, petit et avec un
sourire mesquin, me parle tout en regardant le président.
« C'est tentant jeune homme. Peut-être ne connaissez-vous pas mon organisation. Je représente
les voleurs, les assassins, bref, tous ceux qui participent à l'économie parallèle. Il n'est pas
nécessaire de vous en dresser la liste. Nous essayons de travailler dans une bonne entente relative
avec le monde ouvert dans lequel vous vivez. Et, de fait, nous participons modestement à l'activité
du Conseil. Considérez ça comme une forme d'équilibre imposé.
Vous pourriez nous être très utile.
Cependant, je ne pense pas que nos méthodes aient une très bonne influence sur vous. Et en tant
qu'individu, vous êtes malheureusement une menace, aussi bien interne qu'externe. Trop de pouvoir
trop facilement pour un seul homme, et c'est toute l'organisation qui tombe. Le risque est pesé.
Non, aucune proposition, monsieur le président. »
Je ne comprends pas. Même ceux qu'il y a encore quelques temps j'aurais qualifié de mauvais ne
veulent pas de moi. Je n'ai vraiment ma place nulle part. Mais que vais-je pouvoir faire ?

« Représentant des Érudits ? »


Lui aussi s'adresse directement à moi. Si le président semble vieux, cet homme-ci est un
vénérable. Sa simple présence suffit à imposer le respect.
« Votre capacité vous effraie jeune homme.
C'est bien. Cela montre que vous avez un bon potentiel de réflexion.
De plus, d'après ce que j'ai pu comprendre, votre inclination naturelle vous porte plus vers le
monde intellectuel. Et vous semblez avoir la tête sur les épaules. Bien.
Nous pourrions vous être utile… même si votre capacité ne vous apportera rien dans le cadre de
notre apprentissage.
Je vais donc faire une proposition, qui pour être valable devra récolter l'aval de tous les
membres du Conseil et tout particulièrement le soutien du président. N'est-ce pas ! »
Sa dernière phrase était clairement destinée au président. Il l'avait accompagnée d'un signe de
tête. Sûrement une référence à un sujet inconnu de tous sauf de ces deux personnes. Au sourire
rayonnant du président, il est clair qu'il a très bien compris l'allusion. En tous cas, pour moi, c'est le
soulagement instantané. Mon soupir, assez sonore du reste, fait bien rire le fond de la salle.

Mais les murmures se poursuivent. L'Érudit doit avoir dérogé à la procédure normale. Les
Représentants eux aussi parlent entre eux. Certains commencent visiblement à s'impatienter. C'est le
président qui, tapant vigoureusement la table de son poing, ramène le calme et reprend la parole.
« Hum… Je comprends tout à fait à quoi vous faites référence, maître. Ce jeune homme a un
potentiel énorme. Sa capacité serait un atout formidable pour nous… si bien sûr elle est utilisée à
bon escient. Et cela, seul un sage pourrait le faire, un homme en qui nous devons avoir, tous ici, la
confiance la plus absolue. »
Levant la main comme s'il présentait un document, il poursuit.
« Je vous propose, chers Représentants, de former ce garçon, de le gagner à notre cause.
J'envisage personnellement de le prendre dans mon équipe, mais il est encore un peu jeune et
inexpérimenté pour cela. Pour remédier à cela, j'aurai besoin du concours de toutes les guildes que
nous représentons.
Je demande donc qu'il suive non pas un mais tous les apprentissages. Il devra écouter et
apprendre, sans jamais être en position de donner des conseils ou des ordres. Je propose que si, lors
d'un apprentissage, l'un d'entre-nous décèle en lui la moindre volonté de manipulation, nous en
revenions au choix de départ, l'exil ou la mort. »
Alors là, je sais que j'ai l'air idiot les bras ballants. Mais impossible de comprendre sa décision.
Car, aucune erreur d'interprétation possible, les visages fermés des Représentants montrent bien
qu'ils ne sont pas d'accord avec les termes exposés. Il s'agit bien là d'une décision irrévocable du
président. Et personne n'a l'air d'oser le contredire.

Plus j'y réfléchis, moins je comprends. Comment peut-il proposer une chose pareille ? Qu'a-t-il
derrière en tête comme fonction pour moi. Serais-je juste un jouet du pouvoir en place, un outil
comme un autre ? Génial. Je ne veux même pas y penser. Après tout, il m'offre une vie. Je ne vais
pas faire la fine bouche.
Il lève le doigt, tel un professeur en arrivant au point principal de sa démonstration.
« Je tiens à souligner un fait important.
Ce garçon nous dit avoir dix-sept ans. Chez nous, un apprenti se voit confier des responsabilités
au bout d'un ou deux ans. Je crois savoir que nous suivons tous une démarche à peu près similaire.
Et il est hors de question qu'il passe cette étape. »
Le soulagement est évident parmi les Représentants. Il n'y en a donc aucun pour me soutenir en
dehors de l'Erudit et du président.
« Nous sommes quinze ici. Si mes calculs sont bons, Vincent ne pourra travailler à mes côtés
que dans quatorze ans, au minimum, vingt-huit au maximum. Ce n'est sûrement pas la vie qu'il avait
envisagée. Je vous propose d'y réfléchir quelques instants avant de décrier ma proposition. Dans ce
laps de temps, nous aurons la possibilité de faire une meilleure évaluation de sa capacité, et surtout,
de sa façon de s'en servir.
Vincent, vous aurez également votre mot à dire. »
J'ai le choix. Enfin, quel choix ! Élève pendant vingt ans ou l'exil ou la mort ; sachant que les
deux dernières options restent d'actualité à tout moment si je choisis la première. La sanction
pourrait tomber au moindre écart.
Mais s'il me le propose, c'est que c'est peut-être le mieux pour moi. J'ai besoin d'eux pour
apprendre à ne pas être ce monstre qu'ils m'ont dépeint. Je ne veux pas que cela se produise. S'ils
sont d'accord, j'accepterai, pas pour le résultat, pour moi. C'est ça, j'accepterai pour devenir
quelqu'un de bien.
Tu es sûr ? Parce que l'exil, c'est l'aventure, le grand air, les nouvelles rencontres...
Absolument certain maintenant, oui. Tu es trop impulsif. Tu ne te rends pas compte des
conséquences pratiques. Il faut que je sois pragmatique pour nous deux, réaliste ; ou je cours à ma
perte.
Après un brouhaha de plusieurs minutes, l'intensité des discussions semble s'amoindrir.
Quelques hochements de tête… Le Représentant des Erudits se relève pour prendre la parole.
« Monsieur le président, vous nous faites une proposition peu commune, qui mérite la plus
grande réflexion. »
Puis, se tournant vers moi, il ajoute.
« Une dernière question jeune homme. Quelle est votre relation avec votre Symbiote ? »
Je ne m'étais jamais posé la question en ces termes. Que dire ? Il vaut mieux rester consensuel,
ne pas prendre de risque.
« Je dirais qu'il est beaucoup plus enthousiaste que moi à l'idée d'utiliser notre capacité. »
Bah oui ! Tu es un peu trop morose. Il faut bien te décoincer un peu.
J'essaie de lire sur son visage si j'ai donné une réponse satisfaisante, mais rien ne transparaît.
Tous les regards sont braqués sur lui. Sa réponse sera décisive dans la balance.
« J'accepte la proposition du président ! »
Tous se mettent alors à acquiescer. Le vent a tourné. Je suis embauché. Personne ne va s'opposer
à la volonté du président.

Ma vie est donc toute tracée, au moins pour les vingt prochaines années.
Courage, ça va être rigolo. On va voir plein de nouvelles choses. Je suis curieux moi.
Quand j'y pense, j'ai la tête qui tourne. Toi aussi tu devras faire des concessions. Ne crois pas
que tout le boulot sera de mon côté.
Oui, oui, nous verrons bien.
Le ton est plus ironique qu'autre chose, mais bon…

***

A la sortie de la salle, un Med me tend un papier, contenant ma première affectation, chez les
Bâtisseurs. Je le prends sans vraiment y accorder de l'importance, continuant à tripoter la chaîne que
je porte maintenant autour du cou. Mes pensées se tournent surtout vers mes parents, à qui je vais
devoir expliquer que je ne suis pas près de revenir dans le voisinage.

« Jeune homme ! »
Je me retourne. C'est le président du Conseil qui s'avance vers moi.
« Un instant, s'il vous plaît.
Je voudrais vous préciser un point essentiel, pour que vous ne vous mépreniez pas sur mes
intentions. Je suis à la tête du gouvernement de ce pays. Les Meds s'occupent bien de moi, mais je
ne suis pas éternel. Et j'avoue que je songe à prendre une retraite bien méritée un de ces jours. Je ne
laisserai les rênes de ce pays qu'à une personne sur laquelle je peux compter. Alors prouvez-moi
que j'ai pris la bonne décision, en faisant confiance à mon semblable. »
Déjà accaparé par la demande d'un Représentant qui venait d'arriver, il s'éloigne alors, sans rien
ajouter.

Est-ce que tu as bien compris ce que j'ai compris ?


Ça dépend.
Il vient de nous dire qu'il veut nous mettre à sa place dans quelques années et qu'il a…
la même capacité que nous. Oui, je l'interprète comme toi.
Tout s'explique alors. Mais quel pari ! Serons-nous à la hauteur ?
Je ferai de mon mieux.
Je t'aiderai.
Et pour une fois, mon Symbiote a l'air sincère.

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