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Revue Philosophique de Louvain

Y a-t-il chez saint Thomas une philosophie de la religion ?


Georges Van Riet

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Van Riet Georges. Y a-t-il chez saint Thomas une philosophie de la religion ?. In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième
série, tome 61, n°69, 1963. pp. 44-81;

doi : https://doi.org/10.3406/phlou.1963.5194

https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1963_num_61_69_5194

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Y a-t-il chez saint Thomas

une philosophie de la religion ?°

La question que nous envisageons peut paraître insolite. Aussi


dirons-nous d'emblée dans quel esprit nous la posons.
A l'époque contemporaine, on parle fréquemment de
philosophie de la religion. Mais le statut de cette discipline, son objet, sa
méthode, sont encore mal définis. La philosophie de la religion
désigne-t-elle une notion consistante, ou contradictoire, ou
irrémédiablement confuse ?
Pour le savoir, rien ne nous paraît plus utile que d'« éprouver »
cette notion dans des exemples concrets, dans des philosophies
déterminées.
On objectera peut-être, non sans raison d'ailleurs, que si la
notion dont on part n'est pas claire, la recherche entreprise pour
en vérifier la solidité se trouvera, elle aussi, entachée d'une
ambiguïté originelle. Quand on ne sait pas avec précision ce que l'on
cherche, on s'interdit d'avance de progresser et d'aboutir, car si l'on
trouvait une réponse, on ne saurait montrer qu'elle répond
précisément à ce que l'on cherchait.
Cette vieille aporie n'est pas insoluble. Quiconque a
effectivement pratiqué la recherche sait que notion initiale et illustration
particulière s'éclairent mutuellement et réagissent en quelque sorte
l'une sur l'autre. Confrontée avec des faits qui la confirment ou
l'infirment, une hypothèse gagne en clarté ; réciproquement, lorsqu'on
lit des faits à la lumière d'une hypothèse, ils acquièrent une
nouvelle signification.
Pour notre part, nous nous demandons s'il y a chez saint
Thomas une philosophie de la religion. Nous savons bien qu'aucune
partie de son œuvre ne se présente «ous ce titre. Mais on ne trouve

<*> Cette étude a fait, le 21 décembre 1962, l'objet d'une communication à la


Société philoaophique Je Louvain.
Saint Thomas et la philosophie de la religion 45

pas davantage, tel quel, chez saint Thomas, ce que nous appelons
aujourd'hui une épistémologie (ni même une philosophie). Pourtant,
en milieu thomiste, on reconnaît généralement qu'il est légitime de
rechercher si, en réunissant des indications plus ou moins éparses,
on peut reconstituer ce qu'aurait été — s'il l'avait lui-même
élaborée — l' épistémologie (ou la philosophie) de saint Thomas. On le
sait, pareille entreprise a permis de lire l'oeuvre de saint Thomas
dans une nouvelle perspective et en même temps de préciser ce
qu'il faut, en droit, entendre par épistémologie (ou par philosophie).
C'est une recherche analogue que nous voudrions tenter pour la
philosophie de la religion.
A ceux qui acceptent de nous suivre, nous tenons à préciser que
notre tâche, telle que nous l'avons conçue, ne consistera pas à
défendre coûte que coûte la réponse que personnellement nous
ferions à la question posée, mais simplement à élaborer quelque
peu la question elle-même.
Bien que restreinte, cette tâche est malaisée. Car au niveau
philosophique, accepter de poser vraiment une question, c'est
consentir à « remettre en question » les réponses que nous avons toutes
prêtes et qui nous sont tellement familières qu'elles nous semblent
« aller de soi » ; elles nous paraissent « selbstverstândlich » et nous
les proclamons volontiers « évidentes ». Peut-être, bien sûr,
survivront-elles à leur mise en question ; même en ce cas, le travail
n'aura pas été vain, car elles se trouveront transposées à un autre
niveau ; mais peut-être ne survivront- elles pas à leur mise en
question et devront-elles céder la place à d'autres réponses, mieux
fondées.
Pour orienter la recherche, il est bon cependant de disposer
d'une hypothèse de travail ; insistons-y, ce n'est pas encore une
réponse à la question, mais un stimulant qui aide à poser
sérieusement la question. Nous prendrons comme hypothèse de travail
qu'il y a effectivement chez saint Thomas au moins une ébauche de
philosophie de la religion ou, si l'on préfère, une philosophie de la
religion encore embryonnaire. Si cette hypothèse était fondée, il
devrait y avoir moyen de compléter cette ébauche, en prolongeant
saint Thomas ; on constituerait ainsi une philosophie néothomiste de
la religion.

Si la question « Y a-t-il chez saint Thomas une philosophie de


la religion ? » est une vraie question, — une question à laquelle
46 Georges Van Riet

(lorsqu'on accepte d'y réfléchir) on ne peut d'emblée répondre par


oui ou par non, — c'est que la notion de « philosophie de la
religion » fait elle-même problème.
En première approximation, on peut entendre par « philosophie
de la religion », une étude rationnelle, de qualité proprement
philosophique, où l'on s'efforce de saisir l'essence de la religion ; on
s'y propose de dire ce que signifie et ce que vaut la religion, au
regard de la raison.
Cette première définition n'est claire qu'en apparence ; ce qui
en réalité fait problème, ce sont les deux termes « philosophie »
et u religion », et plus encore leur union. Essayons donc de les
préciser.
Par « religion », on peut désigner, de façon tout à fait générale,
un ensemble de rapports spécifiques entre l'homme et des
puissances supérieures (entre l'homme et Dieu), à quelque niveau que
se situent ces rapports : actes intérieurs (sentiments, croyance),
gestes, rites, organisation et réglementation de vie personnelle,
sociale, etc. (1). Pour déterminer davantage cette notion de religion,
il faut examiner les religions concrètes. En principe, on peut
s'intéresser à toutes les religions existantes, mais on n'est pas tenu de le
faire ; certes, on a des chances de retrouver l'essence de la religion
dans toutes ses réalisations particulières, mais il se peut aussi qu'on
l'y trouve réalisée plus ou moins bien, car toutes les religions
concrètes ne sont pas également religieuses. On comprend, dès lors,
que le philosophe chrétien s'intéresse particulièrement à la religion
chrétienne, non seulement parce que c'est la religion qu'il connaît
le mieux (ou même la seule qu'il connaisse), mais surtout parce
qu'elle se donne pour la seule religion vraie et, à ce titre, pour la
seule qui réalise de façon certaine la notion même de religion.
Qu'il s'agisse du christianisme ou de la religion en général,
il reste que la religion constitue quelque chose d'original, de
spécifique, d'irréductible, et cela de deux points de vue, d'ailleurs
corrélatifs : du point de vue du sujet et du point de vue de l'objet ; elle
désigne une attitude intentionnelle originale (une Einstellung propre)
et, corrélativement, elle vise des objets spécifiques ou pour le moins
des objets dévoilés sous un aspect spécifique.
C'est cette originalité de l'attitude religieuse et de ses objets
qui fait problème dans une philosophie de la religion.

O Cfr l'article « Religion », dans Diet. Théol. Cath., t. XIII, 2, col. 2184.
Saint Thomas et la philosophie de la religion 47

Car, de son coté, la philosophie désigne, elle aussi, une attitude


originale et, corrélativement, des objets spécifiques. Elle est, comme
on dit, oeuvre de « raison » ; elle vise à acquérir des « évidences »,
des convictions justifiées, rationnellement fondées. Par ailleurs, étant
essentiellement reflexive, l'attitude philosophique ne se juxtapose
pas aux autres attitudes humaines, elle les « reprend », les «
clarifie ». Sa difficulté propre, c'est qu'elle -doit d'une part les respecter
dans leur originalité irréductible, éviter de les fausser, de les
dissoudre, de les réduire à quelque chose d'autre ; néanmoins, elle a
pour tâche de les clarifier, de les comprendre, ce qui implique
qu'elle puisse les juger, les critiquer, éventuellement les corriger,
les rectifier, les purifier.
Est-il possible de concilier ce « respect » et cette « critique » ?
En particulier, cette conciliation est-elle possible dans le cas du
christianisme, religion révélée et surnaturelle ? Comme l'écrit H. Du-
méry : « Ne conviendrait-il pas d'observer la prudence de Descartes,
qui déclarait que pour examiner les vérités révélées, 'il était besoin
d'avoir quelque extraordinaire assistance du ciel et d'être plus
qu'homme' ? Sans illumination supérieure, il n'y faudrait pas
toucher, à la fois par respect et par incapacité d'en saisir le sens.
Pourtant, si la clarté d'en haut vient à pénétrer l'exercice de la
réflexion, celle-ci cesse d'être purement rationnelle ; on sort de l'ordre
philosophique. Ainsi, ou bien le philosophe est inapte à percevoir
les vérités de la religion, ou bien, s'il reçoit un supplément de lumière
pour établir son jugement à leur niveau, il cesse d'être philosophe.
Dans les deux cas, il échoue » (2).
De cet échec, l'histoire apporte maints témoignages ; elle
explique notamment pourquoi la philosophie de la religion a plutôt
mauvaise réputation en milieu chrétien. La plupart des philosophies
de la religion qui se présentent effectivement sous ce nom ont faussé
le christianisme en le rationalisant ; aux yeux des croyants, elles ont
méconnu l'originalité de l'attitude religieuse chrétienne et la
spécificité de ses objets.
A vrai dire, ce jugement pose lui-même un problème. Quel
est l'arbitre compétent qui décidera si l'essai de conciliation a réussi
ou échoué ? Est-ce la conscience religieuse ou est-ce la conscience
philosophique ? On retrouve ici une difficulté analogue à celle que
l'on rencontre en philosophie des sciences et en philosophie de

<*> Critique et Religion, Paris. 1957, p. 12.


46 Georges Van Riet

l'art ; on sait en effet que les appréciations critiques du philosophe


des sciences ou du philosophe de l'art ne sont pas toujours acceptées
par l'homme de science ou par l'artiste ; de même ici, les jugements
portés par le philosophe sur la religion ne sont pas toujours compris,
ni a fortiori acceptés, par l'homme religieux qui pratique sa religion
sans la réfléchir au plan philosophique. Mais s'ils le sont, la
philosophie de la religion s'en trouve indiscutablement valorisée.
D'où l'intérêt de la question qui nous occupe : une philosophie
de la religion, singulièrement de la religion chrétienne, est-elle
possible ? Il nous a paru que cette possibilité serait établie en principe
si l'on découvrait chez saint Thomas, docteur de l'Eglise et « dux
praecipuus » des écoles catholiques de philosophie, ne fût-ce qu'une
ébauche de philosophie de la religion.

♦ • •

Quand on recherche s'il y a chez saint Thomas une philosophie


de la religion, on rencontre une première difficulté, qui vient de la
signification plutôt restreinte qu'il donne lui-même au mot «
religion ». Par <( religion », il désigne la vertu qui nous fait rendre à
Dieu le culte qui lui est dû. Comme on le sait, il classe les vertus en
trois groupes : vertus théologales, vertus intellectuelles, vertus
morales ; or, d'après lui, la religion se range parmi les vertus morales ;
elle se rattache, à titre de partie potentielle, à la vertu de justice.
N'étant pas une vertu théologale, la religion ne concerne dès lors pas
les actes qui nous relient directement à Dieu en le prenant pour
objet, mais seulement les actes (intérieurs et extérieurs) par lesquels
nous accomplissons en l'honneur de Dieu les cérémonies du culte.
Si l'on entend la religion en ce sens étroit, on ne voit guère
l'intérêt qu'il y aurait à rechercher si l'on peut découvrir chez saint
Thomas une philosophie de la religion. Mais il en va tout autrement
si l'on élargit le sens du mot religion, de manière à y inclure ce qui
fonde et justifie aux yeux du croyant le culte qu'il rend à Dieu, à
savoir les vérités et les valeurs religieuses, disons plus brièvement la
croyance ; de l'aveu de tous, et aussi d'après saint Thomas (3), la
croyance est l'âme et la source de la religion.

<*' Le* vertus théologales sont la source des actes religieux; « habent actum
circa Deum, sicut circa proprium objectum; et ideo suo imperio causant actum
religionis, quae operatur quaedam in ordine ad Deum » (II* IIM, q. 81, a. 5, ad 1).
Saint Thomas et la philosophie de la religion 49

Dans la présente recherche, c'est avant tout sous son aspect de


croyance que nous envisagerons la religion. Bien que, sous cet
aspect, saint Thomas ne l'ait pas appelée du nom de « religion »,
il n'en a pas négligé l'étude ; au contraire, c'est d'elle qu'il s'est
occupé principalement ; il la considère sous les deux faces qu'elle
présente : en tant qu'elle est une attitude spécifique de l'homme et
en tant qu'elle a un objet propre répondant à cette attitude. La
question que nous posons est de savoir si, d'après lui, elle peut faire
l'objet d'un examen philosophique.

Parmi les nombreux commentateurs actuels de saint Thomas,


il n'en est à notre connaissance qu'un très petit nombre qui
découvrent chez lui, au sens indiqué, une philosophie de la religion (*\
La grande majorité déclarent que saint Thomas a si clairement
reconnu l'originalité irréductible du christianisme, qu'il en a soustrait
l'examen à la raison philosophique ; et ils l'approuvent sans arrière-
pensée.
Cette approbation doit pourtant être nuancée. Car on ne peut
soutenir qu'il y a, chez saint Thomas, une hétérogénéité absolue
entre la philosophie et la religion ; ce serait en effet lui attribuer la
thèse protestante selon laquelle la raison est radicalement incapable
de saisir quoi que ce soit d'ordre religieux. Il faut concéder qu'il
considère certaines vérités révélées comme rationnellement
démontrables, et donc comme accessibles à la philosophie.
Cette concession compromet dans une certaine mesure la
rigueur, le caractère absolu, du principe même de la spécificité de
la religion. Aussi ne faut-il pas s'étonner si d'aucuns essaient de
reprendre d'une main ce qu'ils viennent de céder de l'autre. On aura
reconnu les partisans de la « philosophie chrétienne », dont M. Gil-
son est le porte-parole le plus connu. D'après eux, la saisie
philosophique d'objets religieux (c'est-à-dire de vérités dont dépend le
salut de l'homme) n'est possible que si cette saisie est elle-même
sous-tendue par l'attitude religieuse, par la foi ; pourtant, ajoutent-ils,

'*' Dans une simple incise, J. DE SenàRCLENS parle du Contra Gentile» de saint
Thomas « qui peut être considéré comme sa ' philosophie de la religion ' » (Héri-
tiers de la Réformation, vol. 1, Le point de départ de la foi, Genève, 1956, p. 17).
— H. DUMÉRY voit dans la philosophie de saint Thomas une philosophie de la
religion chrétienne car, d'après lui, « ce titre ne peut être refusé, de droit, a
aucune construction philosophique autonome, faite en fonction de la religion »
(Critique et Religion, p. 94).
50 "' Georges Van Riet

la philosophie ne s'en trouve pas faussée ou compromise dans sa


rationalité, mais au contraire rectifiée et raffermie.
Nous ne nous attarderons pas à discuter cette position, dont on
a déjà si souvent fait le procès. Au plan philosophique, on peut
penser qu'une philosophie intrinsèquement chrétienne est
contradictoire ; si la religion peut enrichir la philosophie en lui découvrant
des vérités nouvelles, il faut dire aussi que l'insertion de la foi dans
la justification des vérités philosophiques signifierait plutôt pour
celles-ci une diminution de rationalité proprement dite, une perte
d'évidence. Au plan de l'hisloire, il semble difficile, voire
impossible, de démêler avec certitude les influences réciproques de la
religion et de la philosophie, ou d'établir que les progrès de la raison
tiennent à son contact avec la foi. Ainsi, par exemple, est-ce la
révélation de Dieu à Moïse (« Je suis celui qui suis ») qui a fait
découvrir à saint Thomas que Dieu est l'Etre, ou est-ce sa philosophie
de l'être qui lui a fait interpréter comme on sait le texte de l'Exode ?
Laissons donc la philosophie chrétienne, qui représente, à vrai
dire, une position extrême parmi toutes celles où l'on félicite saint
Thomas d'avoir maintenu la spécificité de la religion. Dans une
position plus modérée, on admet qu'il y a chez saint Thomas une
métaphysique vraiment philosophique, une « théologie naturelle » ;
logiquement, on pourrait en conclure à la possibilité d'une religion
naturelle, et on ne verrait aucune difficulté à concevoir, en ce sens,
une philosophie de la religion.
Mais on note aussitôt, — et la remarque est exacte, — que chez
saint Thomas la seule religion prise en considération est la religion
chrétienne, religion révélée, surnaturelle. Or, dit-on généralement,
en fait chez saint Thomas, — et d'ailleurs aussi en droit, — l'étude
de la religion chrétienne relève intégralement d'une discipline
distincte, la théologie au sens strict.
Nous sommes ici au cœur du problème. Si le christianisme, en
raison même de son originalité, exige d'être étudié selon une
méthode propre, il sera impossible d'en découvrir l'essence et d'en
apprécier la valeur dans une philosophie de la religion ; car pareille
philosophie, lorsqu'elle envisage le christianisme, prétend
évidemment examiner la religion chrétienne telle qu'elle se donne aux yeux
des croyants ; son objet matériel ne semble donc pas différer de celui
de la théologie <5>. La question est dès lors de savoir si, pour

<*> Sans doute, la théologie s'intéresse davantage (mais non exclusivement)


Saint Thomas et la philosophie de la religion 51

respecter cet objet matériel, il est requis de l'étudier suivant une


méthode originale ; dans l'affirmative, il est intéressant de rechercher
ce qui fait précisément l'originalité de cette méthode.
Or, on le constate, les commentateurs de saint Thomas qui ont
le souci de souligner l'originalité de sa méthode, — et qui ne
découvrent donc pas chez lui de philosophie de la religion, —
n'accentuent pas tous au même degré cette originalité. Pour tenter de
débrouiller quelque peu cette question complexe, nous voudrions
d'abord relever une position, où l'on souligne de la manière la plus
nette l'originalité de l'étude théologique. Nous ne prétendons pas
que cette position soit, de fait, très répandue parmi les théologiens ;
nous ne l'attribuons nommément à aucun auteur déterminé ; nous
pensons toutefois que les éléments qu'elle comporte se retrouvent,
pour le moins de façon éparse, dans plus d'une théologie, même
d'inspiration thomiste. Nous la choisissons simplement parce qu'elle
éclaire notre propos. Dans cette position, on garantit l'originalité de
la théologie en la fondant sur les deux principes suivants.
Le premier principe, c'est que seule une expérience religieuse
spécifique, vécue dans la communauté ecclésiale, — la foi, — ouvre
l'accès de la religion chrétienne. La foi nous introduit dans un monde
nouveau, elle nous fait pénétrer dans le Mystère de Dieu, du Dieu-
Sauveur ; elle concerne le salut de l'homme opéré par Dieu ; elle-
même est déjà un don de Dieu, une œuvre de sa grâce. Elle est
indissolublement connaissance et amour. Sous son aspect de
connaissance, elle est discernement, appréhension sui generis, dont le
corrélat est précisément Dieu-se-ré vêlant. Elle est comme un sixième
sens, une lumière infuse qui fait voir, qui permet de saisir des
significations et des vérités surnaturelles, qui donne une évidence
surnaturelle ; on la compare à une nouvelle naissance, elle nous fait
participer à la connaissance que Dieu a de lui-même ; dans l'au-delà,
elle s'épanouira en vision de Dieu. Cette connaissance est aussi
amour, conversion affective et effective vers Dieu ; connaître
vraiment Dieu dans la foi, le connaître de façon religieuse, c'est s'unir
à Dieu, imiter Dieu, vivre de la vie de Dieu.
A ce premier principe s'en ajoute un second : c'est que la

aux objets de la croyance qu'a la religion considérée comme acte ou comme


activité, tandis que la philosophie de la religion fait généralement l'inverse. Mais, à
vrai dire, les deux sont indissociables: l'attitude religieuse se laisse lire sur ses
objets, l'objet est proprement religieux s'il répond à une attitude spécifique.
52 Georges Van Riet

théologie vit de la foi ; elle est l'intelligence de la foi ; elle se situe ,


entre la foi et la vision béatifique, ou mieux dans le mouvement
même de la foi qui aspire à se transformer en vision. Elle s'appuie
sur la Bible, la Tradition, le Magistère de l'Eglise, c'est-à-dire sur
tout ce qui détermine l'expérience de foi vécue en Eglise. Ce qui
signifie qu'elle se meut tout entière dans un ordre d'intelligibilité et
d'évidence qui lui est propre. Comme elle est orientée vers le salut
de l'homme, on dira qu'elle est d'essence pastorale (elle vise à
promouvoir la foi) et recherche une intelligibilité d'ordre sotériologique.
Si elle recourt à des disciplines humaines (philosophie,
aujourd'hui philologie, histoire), ce n'est qu'à titre d'auxiliaires, d'« an-
cillae » ; en les utilisant, elle les élève à son ordre propre d'évidence.
Sa « lumière », son lumen sub quo, n'est pas la raison naturelle,
mais la raison « fide illustrata », illuminée par la foi (aussi bien la
raison observante que la raison raisonnante). Il ne faut guère
s'étonner si le théologien biblique, celui qui fait de la théologie
positive ou spéculative, n'arrivent pas aux mêmes conclusions que
l'exégète incroyant, l'historien des dogmes ou le philosophe de la
religion ; ceux-ci ne se servent que de méthodes rationnelles tandis
que les premiers travaillent à l'aide d'une « lumière qui se forme par
l'union vitale et organique » de la raison et de la foi (6). Le critère
de vérité d'une théologie est que la communauté des croyants trouve
en cette théologie une expression correcte de sa foi.
Les deux principes que nous venons de rappeler établissent
une sorte de corrélation entre la spécificité de la foi et celle de la
théologie. Religion surnaturelle, révélée, à laquelle on accède par
la foi, le christianisme fait l'objet d'une « science intrinsèquement
surnaturelle », d'une doctrine autonome, « unique, ésotérique,
pourrait-on dire », d'une entreprise « d'initié, de fidèle » (7), élaborée
dans une lumière homogène à celle qui permet de saisir le révélé,
c'est-à-dire à la lumière de la foi. La théologie est comme une
révélation divine se développant à l'aide de l'effort humain.
Pour nous, qui recherchons s'il y a chez saint Thomas une
philosophie de la religion, la question se pose maintenant de savoir si
l'étude que saint Thomas fait du christianisme, — et qu'il appelle,
lui aussi, comme on le sait, « théologie », — tire sa spécificité de

<•» Y. CONGAR, art. « Théologie », dans Diet. Théol. Cath., t. XV. col. 452.
<7> A. GARDEIL, Le donné révélé et la théologie, Paris, 1910, pp. XI, XII,
XXIII.
Saint Thoma» et la philosophie de la religion 53

principes identiques ou analogues à ceux que nous avons rappelés.


Dans l'affirmative, elle s'assurerait une originalité indiscutable, et
on n'aurait aucune chance de trouver chez saint Thomas une
philosophie de la religion, c'est-à-dire une étude proprement
philosophique de. la religion en général et du christianisme en particulier.
Mais peut-être parvient-elle à demeurer une discipline distincte sans
recourir à ces principes ; et peut-être contient-elle, dès lors, aussi
les éléments d'une véritable philosophie de la religion.
La question se pose car, d'emblée, tout lecteur de saint Thomas
a l'impression que sa théologie est moins originale que celle dont on
parlait tout à l'heure. Chacun sait en effet que saint Thomas fait à
la raison une part très large. Au XIIIe siècle, un Peckham disait déjà
que « sa doctrine repose presque entièrement sur des systèmes
philosophiques ». Aujourd'hui, on a discerné au sein de sa théologie
des traités entiers de philosophie pure, que l'on a d'ailleurs réussi
à isoler de l'ensemble et que l'on expose en traités autonomes. On
a le sentiment que saint Thomas accepte la philosophie sans aucune
réticence ; pour lui, la philosophie est vraie, elle vaut en elle-même,
elle a une valeur absolue, elle reflète à sa manière la science du
Dieu Créateur. Et lorsqu'il envisage les dogmes chrétiens, il use
largement d'arguments rationnels, empruntés même aux philosophes
païens ; s'il s'appuie constamment sur l'Ecriture et les Pères, il
n'hésite pas à les « interpréter » (8). Aussi dit-on généralement qu'il
a élaboré un système harmonieux, où les vérités révélées et les
vérités philosophiques se trouvent « conciliées », comme deux corps
de doctrines relativement autonomes. Mais tout cela ne suffit pas à
discerner chez lui une philosophie de la religion. Pour qu'on puisse
le faire, il faudrait que, dans certains éléments au moins de son
œuvre, il considère la religion en philosophe. Or est-ce le cas ? Ou
bien toute son étude de la religion est-elle basée sur la révélation,
n'a-t-elle de sens que dans et pour la foi, et en conséquence relève-
t-elle intégralement de la théologie ?
Quand on interroge son œuvre dans cette perspective, une
première constatation s'impose : on n'y retrouve pas, tels quels, les
deux principes que nous avons énoncés plus haut et qui, à coup sûr,
garantissent l'originalité radicale de l'étude théologique.

(•) Qu'on relise par exemple le commentaire de saint Thomas au célèbre


passage de la première épître aux Corinthiens, sur la sagesse de Dieu et la sagesse
dé ce monde (I, 17 - H, 7). Opera otnnia, éd. Vives, t. 20, pp. 610-620.
54 Georges Van Riet

Le premier principe, on s'en souvient, c'est que seule la foi nous


introduit dans la religion chrétienne. Or, chez saint Thomas, du
moins dans ses derniers écrits, la foi n'est pas une appréhension
originale due à une sorte de sixième sens ; elle n'est pas une
connaissance de niveau supérieur où, grâce à une lumière nouvelle
donnée par Dieu, notre intelligence saisirait des significations et des
vérités surnaturelles, à la manière dont elle saisit, grâce à la lumière
de l'intellect agent, des significations et des vérités naturelles. En
dépit de ce que suggère spontanément le terme de « lumière », le
lumen fidei ou la lumière gracieusement donnée au croyant, ne
concerne pas directement, ni au sens propre, l'ordre de l'intelligence :
cette lumière ne permet pas de découvrir dans l'objet de foi des
aspects nouveaux qu'on n'apercevrait pas sans elle, ni de « voir »
cet objet, de le saisir comme présent, dans une « évidence »
surnaturelle. La chose est remarquable chez saint Thomas, car s'il y a une
caractéristique nette de son style de pensée, c'est assurément son
intellectualisme ; suivant en cela Aristote, il voit dans la
contemplation intellectuelle la plus haute activité de l'homme, la seule qui
ne soit ordonnée à aucune autre. Or, en tant qu'elle relève de
l'intelligence, la foi est l'acte le plus imparfait qui soit, car elle n'est
pas une « vue » (9) ; elle porte sur des énoncés inévidents (10) ; si
l'intelligence y adhère fermement en dépit de leur inévidence, c'est
sur ordre de la volonté (« ex imperio voluntatis »), volonté qui à son
tour est mue par la grâce (« a Deo motae per gratiam ») (11).
Notons-le en passant, les dons du Saint-Esprit présupposent la foi,
ils ne la suppriment pas et ne la transforment pas en vision <13>.

(9) « In cognitione autem fidei invenitur operatio intellectus irnperfectissima


quantum ad id quod est ex parte intellectus, quamvis maxima perfectio inveniatur
ex parte objecti ; non enim intellectus capit illud cui assentit credendo » (Stimma
contra Gentiles, III, 40). — « Non visio beati a visione viatoris distinguitur per hoc
quod est perfectius et minus perfecte videre, sed per hoc quod est videre et non
videre » (De Ver., q. 18, a. 1, c).
(10) II faudrait tout ignorer de la noétique thomiste pour mettre la moindre
opposition entre « adhérer à des énoncés » et s adhérer à une réalité ». L'adhésion
à des énoncés est simplement la forme que prend, pour notre intelligence
abstractive, l'adhésion au réel.
<"> Summa Theologiae, II» H", q. 2, a. 9, c.
(I3) Le principe général est rigoureux : « Ilia sola manifestatio excludit fidei
rationem, per quam redditur apparens vel visum id de quo principaliter est fides »
(IIa II"6, q. 5, a. 1, c). Saint Thomas se demande d'ailleurs « utrum donum
intellectus posait esse simul cum fide » ; il répond affirmativement, en précisant ce
Saint Thomas et la philosophie de la religion 55

II semble donc que, d'après saint Thomas, aucune grâce, aucun


lumen, ne vienne aider directement l'intelligence à saisir soit la
simple signification, soit la vérité des énoncés de foi. En tant qu'elle
relève de l'intelligence, la foi ne nous unit pas encore vraiment à
Dieu, a quia fides de absentibus est, non de praesentibus. . . Fit tamen
Deus praesens affectui, cum voluntarie credens Deo assentiat » !1S>.
Comme on le voit par la fin du texte que nous venons de citer,
saint Thomas n'oublie pas que la foi vive est aussi un amour, amour
suscité par la grâce de Dieu. Ne retrouve-t-on pas par ce biais un
véritable lumen fidei ? L'amour ne fait-il pas « voir » d'une façon
nouvelle ? Le croyant ne saisit-il pas les énoncés de foi auxquels il
adhère de tout son cœur, dans une perspective, sous une « lumière »,
avec une signification originales ? N'y a-t-il pas dès lors un lumen
fidei éclairant l'intelligence par le truchement de l'amour ?
On se trouve ici devant la difficile question des rapports de
l'intelligence et de la volonté. Comme le P. Roland-Gosselin l'a montré
dans une étude remarquable, d'après saint Thomas l'amour
n'engendre aucune nouvelle connaissance des déterminations de l'objet.
La « ressemblance affective », la coaptatio requise au principe de
tout amour, ne joue pas à sa façon le rôle d'une espèce impresse
ou expresse ; elle ne révèle de l'objet rien que l'on ne sache déjà.
On n'aime que ce que l'on connaît et dans la mesure exacte où on
le connaît. Sans doute l'amour enrichit ; mais la coloration nouvelle
qu'apporte la a lumière » de l'amour ne nous renseigne pas sur
l'objet aimé, elle nous renseigne uniquement sur notre propre
amour de l'objet. « Le bénéfice de cette lumière nouvelle n'étant
pas de nous révéler quelque chose d'inconnu, mais de nous faire
voir le déjà connu sous une coloration affective originale, est
proprement de l'ordre subjectif — en ce sens que le gain emporté, le plus
ajouté à la connaissance intellectuelle est simplement une manière
plus intime, plus personnelle de s'unir à l'objet connu, de Vaooir
présent à la conscience » (14>. Comme le disait saint Thomas : a fit
Deus praesens affectui ».

que noua fait « intelliger » ce don : quant à l'objet premier de la foi, nous
comprenons « quod propter ea, quae exfterius apparent, non eat recedendum a fide »
{ibid., q. 8, a. 2, c).
<"> Summa contra Gentiles, III, 40.
'"' M.-D. RoLAND-GossEUN, De la connaissance affective, dan* Rev. Se. PhU.
Théol., t. 27 (1938), p. 22. — L'auteur insiste par ailleurs sur le cas particulier de
la connaissance affective naturelle de Dieu (pp. 24-26). — II note aussi que l'intel-
36 Georges Van Riet

Cependant, lorsqu'il analyse la foi, saint Thomas ne se contente


pas de mentionner ce sentiment de présence venant du réalisme de
l'appétit, il l'intègre dans l'attitude complexe de la foi ; il explique
ainsi comment l'acte de foi, tout en étant une adhésion intellectuelle
commandée par la volonté libre, n'est pas un acte arbitraire ou
aveugle. Si l'amour n'est pas discernement de l'objet, révélation
d'un surplus dans l'ordre des significations, il est précisément
relation directe avec la réalité. L'amour nous porte vers l'objet aimé
dans sa réalité, dans son existence. Or, à cet égard, l'amour que
nous avons pour Dieu est privilégié. Notre volonté, en effet, est
spécifiée par la raison universelle de bien, qui est son objet formel ; la
réalité vers laquelle elle tend par nature est Dieu même ; elle
possède ainsi une coaptatio naturelle à Dieu ; elle la possède par nature,
c'est-à-dire sans que cette ressemblance affective soit la transposition
d'une ressemblance cognitive préalable. Aussi, dans le cas unique
de notre amour de Dieu, les rapports de l'intelligence et de la volonté
peuvent se trouver inversés : si notre volonté s'oriente effectivement
vers Dieu, nous saisirons par une sorte de « connaturalité » ou de
connaissance affective ce qui est en quelque façon semblable à
Dieu ; si, de surcroît, la grâce vient animer notre amour naturel de
Dieu, nous pourrons accepter comme venant de Dieu la révélation
qui nous est faite en son nom. On comprend finalement en quel
sens le lumen fidei est une u lumière » et en quel sens il ne l'est
pas ; en lui-même, il est une aide gracieuse donnée à notre volonté
pour qu'elle se porte librement vers la réalité même de Dieu ; dans .
la foi, son rôle n'est pas de nous faire découvrir une nouvelle
signification des énoncés de foi, mais en nous orientant vers Dieu dans
sa réalité, il nous fait sentir ou «< voir affectivement » que dans ces
énoncés c'est Dieu qui se révèle (15) ; en conséquence, par le biais
de cette saisie affective, il nous fait adhérer intellectuellement (avec
une certitude totale, fondée sur l'autorité de Dieu, Vérité Première)
à la vérité de ces énoncés inévidents : il nous fait prononcer le « ita
est in re » (16).

lectualisme- « est la pierre d'achoppement du thomisme: non seulement pour


beaucoup de philosophes qui lui sont étrangers, mais pour beaucoup d'esprits
ayant reçu une forte culture thomiste — esprits même doués pour la spéculation
abstraite » (p. 9, note 1).
(16) Cette saisie affective se traduit a la conscience c interiori instinctu Dei
invitantis » (II» H**, q. 2, a. 9, ad 3).
'"' Lorsqu'il ne reprend pas en détail son analyse de l'acte de foi, saint
Saint Thomas et la philosophie de la religion 57

II reste que. dans l'intellectualisme thomiste, les énoncés de


foi sont également accessibles dans leur sens pour toute intelligence,
qu'elle soit croyante ou incroyante. Un dernier détail d'ailleurs le
confirme : d'après saint Thomas, le contenu du Credo n'a pas la
même extension pour tous les hommes, et chez un même homme
certaines vérités peuvent passer du domaine de la foi à celui du
savoir ; l'existence de Dieu, son unicité « et alia hujusmodi » sont
objets de foi pour ceux qui sont incapables de les démontrer ; elle»
ne sont plus objets de foi, elles ne peuvent même plus être objets
de foi pour le philosophe ; pour lui, elles deviennent des
présupposés rationnels de la foi, des praeambula fidei. Or, si elles peuvent
passer de l'état de vérités à croire à l'état de vérités de science, c'est
que du fait de ce passage elles ne changent en rien de signification.
En rendant accessible à la philosophie la signification des
énoncés de foi, saint Thomas ne renverse-t-il pas le principe le plus
ferme sur lequel repose la spécificité de la théologie ?
Ce principe, on s'en souvient, n'était pas le seul. Dans la
position que nous avons évoquée, on s'appuyait en outre sur un second
principe : la théologie, disait-on, n'est qu'un approfondissement de
la foi, elle se développe en gardant le bénéfice de la lumière propre
de la foi.
On se doute déjà qu'il n'en sera pas de même chez saint
Thomas, puisque pour lui la lumière de foi n'éclaire pas l'intelligence
en lui faisant découvrir de nouvelles significations. Mais une seconde
différence vient s'ajouter à la première. La « théologie du lumen
fidei », soucieuse de son originalité, se définit en fonction de la foi
non seulement dans son point de départ, mais aussi dans sa
démarche et dans son but : elle est d'essence pastorale, elle vise le
salut de l'homme et aide à le procurer ; elle alimente la foi jusqu'à

Thomas dit tout simplement que notre intelligence connaît les vérités surnaturelles
par une lumière due à la grâce de Dieu, par un fumer» gratiae (Ch Ia H*6, q. 109,
a. 1). Cette formule concise, qui demeure exacte en dépit de sa généralité, a
l'avantage de s'appliquer à trois cas typiques de connaissance surnaturelle: la prophétie,
la foi, la vision béatinque.. Mais a-t-on le droit de conclure qu'elle s'applique
de la même façon dans ces trois cas ? Saint Thomas parle-t-il toujours «
formellement » ? Dans le cas de la vision béatifique, la lumière nouvelle (lumen gloriae)
est d'ordre proprement intellectuel; en résulte-t-il que le lumen fidei, lui aussi,
concerne directement et au sens propre l'intelligence ? Pour savoir jusqu'où va
l'analogie, il faut se référer à l'enseignement explicite de saint Thomas sur l'acte
de foi.
58 Georges Van Riet

ce que celle-ci se mue en vision de Dieu ; d'un mot, elle est aussi
affective que spéculative, elle est du type de l'union à Dieu, elle
est « pieuse » (1T>. Pour saint Thomas, au contraire, la théologie est
une sagesse principalement spéculative ; elle revendique le titre
de science ; elle est oeuvre de l'intelligence. Son principe n'est pas
le don de sagesse ; elle ne procède pas « per modum inclinationis,
sicut qui habet habitum virtutis », elle ne juge pas des choses divines
par une sorte de connaturalité. Elle procède « per modum cogni-
tionis », « per studium », et cette voie est distincte de la première,
elle est praticable même par celui qui ne pourrait s'engager dans la
première, « etiamsi virtutem non haberet » (18). Certes, le donné
qu'élabore la théologie est un donné de foi et le but qu'elle poursuit
est finalement de promouvoir la foi ; il semble cependant que le
travail propre effectué à partir de ce donné et en vue de ce but, ne
soit pas une œuvre de foi, mais de science ; en tant que ce travail
consiste à savoir, non à croire, l'intelligence s'y trouve déliée de la
soumission que, dans la foi, elle acceptait à l'égard de la volonté,
et dégagée par là-même de l'influence de la grâce sur la volonté :
elle semble travailler comme intelligence purement naturelle, de
façon autonome, soumise aux lois propres de sa nature. Ne
pourrait-on dire en conséquence qu'elle travaille « de manière
philosophique » ?
Nous sommes ainsi ramenés à notre question : comment la
théologie de saint Thomas justifie-t-elle sa spécificité ? La raison humaine
s'y occupe des vérités révélées. Mais elle travaille suivant ses lois
propres ; elle parvient à démontrer certaines vérités révélées ; les
autres, étant indémontrables, sont tenues pour vraies par la foi
seule, mais leur signification est accessible à la raison, et la raison
peut chercher à la mieux comprendre. L'ensemble de ce travail,
d'après saint Thomas, relève de la « théologie ». Mais en quoi la
théologie, au moins dans ces tâches, constitue-t-elle une discipline

<"> M.-D. CHENU, La théologie comme science au XIII* nèole, 2e éd. (pro
manuscripto) , 1943, p. 83.
("> Snmma Theologiae, Ia, q. 1, a. 6, ad 3. — Sagesse et science sont
apparentées mais distinctes, comme en témoigne de façon curieuse le terme français
« savoir ». Dérivé de sapere, « savoir » est, par son origine, proche d'une « sagesse »
qui goûte la « saveur » propre des choses. Mais, par sa signification, il s'apparente
à la « science > ; à la fin du moyen âge, comme on écrivait « sçavoir », on voulut
même le dériver de «cire.
Saint Thomas et la philosophie de la religion 59

originale (lf) ? Ou, plus précisément, étant donné qu'elle fait la part
si large à la raison, en quoi se distingue- 1- elle d'une philosophie de
la religion ?
On pourrait répondre : la théologie est la science de la
révélation divine, elle prend comme principes les articles de foi ou les
vérités révélées ; elle s'élabore tout entière à la lumière de ces
principes et dans le respect absolu de leur signification et de leur vérité.
Au contraire, la philosophie, même la philosophie de la religion,
ignore l'origine divine et ne retient que l'aspect humain de la
révélation ; elle travaille de façon autonome : elle n'est satisfaite que par
l'évidence.
Mais on remarquera que cette réponse doit, pour le moins, être
précisée. Car la méthode de la théologie ne s'applique pas de la
même manière aux vérités révélées démontrables et aux mystères
proprement dits ; la tâche de la raison, les résultats qu'elle obtient,
le rôle qui revient à la révélation, y sont manifestement très
différents.
Considérons donc successivement ces deux groupes de vérités.

Sous peine de retomber dans la « philosophie chrétienne », il


faut admettre, semble-t-il, que la partie de la théologie de saint
Thomas qui concerne les vérités révélées démontrables, qui s'attache
à les démontrer et qui y réussit effectivement, est en réalité une
« philosophie » au sens strict. La révélation, ici, est une aide
psychologique infiniment précieuse, avant la démonstration ; mais après
la démonstration, et par rapport à la valeur probante de la
démonstration, son rôle est nul. Saint Thomas d'ailleurs l'affirme
nettement : ces vérités ne sont plus objets de foi dès qu'elles sont
devenues objets de science ; on ne peut plus les « croire » dès qu'on
les (( sait ». La caractéristique de ces vérités devenues
philosophiques, c'est qu'on peut désormais les exposer à part : de soi, elles
sont indépendantes de la révélation.
Quelles sont ces vérités ? Il est malaisé de le dire. Saint Thomas
ne les a pas lui-même exposées à part, il les a enchâssées dans sa
synthèse théologique. De plus, il indique rarement la valeur

(") Nous ne noua interrogeons pas sur l'originalité de la théologie de saint


Thomas, considérée dans toutes ses diverses fonctions, mais uniquement dans les
tâches indiquées. Nous négligeons en particulier sa tâche de « défense de la foi »
contre les hérétiques.
60 • • Georges Van Riet

qu'ont à ses yeux les arguments qu'il emploie : sont-ce des


arguments contraignants ou des arguments de simple convenance, sont-ce
de véritables raisons ou de simples analogies ? Mais n'est-ce pas la
tâche légitime du philosophe d'aujourd'hui de les recenser, de les
grouper, d'en faire la synthèse ? Tâche difficile : pour décider si une
vérité est philosophique ou non, il faudra — en l'absence
d'indication expressément fournie par saint Thomas, — recourir à ses
sources philosophiques, à la cohérence interne de son système, et
aussi aux évidences que l'on pense avoir soi-même ; les
conclusions auxquelles on aboutit pourront toujours être discutées. En fait,
on le sait, pareil travail a déjà été entrepris dans plus d'un domaine
(théologie naturelle, psychologie, morale) ; il peut sans cesse être
revu, il mérite d'être poursuivi.
Or ne serait-il pas pour le moins étonnant qu'on ne trouve chez
saint Thomas aucun élément de philosophie de la religion ? Les
vérités révélées, en effet, concernent au premier chef le salut de
l'homme ; elles sont d'ordre religieux. Par ailleurs, bien que saint
Thomas n'ait étudié que le christianisme, s'il juge démontrables
certaines vérités révélées, c'est qu'elles valent pour tout homme :
elles concernent donc la religion en général, l'essence de la religion.
Nous n'avons pas tenté d'en établir un relevé exhaustif. Mais,
à titre d'exemple, signalons quelques éléments qui pourraient figurer
dans une philosophie thomiste de la religion en général. Nous les
reprenons à la Somme de Théologie ; au début de la Prima Secundae
et au début de la Secunda Secundae, saint Thomas nous paraît
marquer la place et le sens de la religion (en général) dans une vision
rationnelle de l'univers.
On connaît le plan, d'allure néoplatonicienne, des deux
premières parties de la Somme. La Prima Pars, après les quinque viae,
développe la partie descendante de la boucle ; la Secunda Pars, la
partie ascendante. N'est-ce pas dans celle-ci que, très logiquement,
saint Thomas situe la religion ? Il en marque le but, la vision de
Dieu ; il en marque l'essence, qui est le retour à Dieu par les vertus
de foi, d'espérance, de charité.
Ces quelques éléments relèvent-ils de la philosophie ?
D'abord, en ce qui concerne le but de la religion, il nous semble
que le célèbre argument du désir naturel de voir Dieu est, dans
l'esprit de saint Thomas et d'ailleurs aussi dans l'esprit de ses
contemporains, d'ordre strictement philosophique ; on peut en discuter
la valeur, comme pour tout argument philosophique, mais nous ne
Saint Thomas et ta philosophie de la religion 61

voyons pas qu'on puisse en contester le caractère philosophique (S#).


Certes, comme le font les partisans de la philosophie chrétienne,
on peut déceler ici l'influence du dogme chrétien ; mais on pourrait
aussi déceler une influence en sens inverse et penser qu'en
traduisant la béatitude chrétienne dans la vision intellectuelle de Dieu, on
donne un bel exemple de rationalisation du dogme, — exemple qui
généralement ne nous frappe plus parce que, sur ce point comme
sur d'autres, cette traduction rationnelle (correcte, mais
appauvrissante) a passé dans la prédication chrétienne.
Ici cependant apparaît une sérieuse objection au caractère
philosophique de cette construction. Après avoir établi rationnellement
que la fin dernière de l'homme existe <21> et qu'elle consiste dans
la vision de Dieu, saint Thomas étudie la façon dont nous pouvons
l'atteindre ; il affirme que la vision de Dieu dépasse les possibilités
de toute substance créée, elle est surnaturelle, et en conséquence le
retour de l'homme à Dieu par la religion (c'est-à-dire par la foi,
l'espérance, la charité, l'acte méritoire en général) n'est lui aussi
possible qu'avec l'aide de la grâce. C'est cette objection qui a donné
lieu à la distinction entre une philosophie qui s'occuperait de vérités
« naturelles » et une théologie (thomiste) qui s'occuperait de vérités
« surnaturelles ».
L'objection ne paraît pas décisive. On pourrait admettre, en
effet, que le terme « surnaturel » n'est pas, dans tous les cas,
synonyme de « connaissable uniquement par révélation ». En
l'occurrence, si l'on évite de traduire le désir naturel de Dieu par le terme
d'exigence (qui fait songer à une revendication) ou par celui de
velléité (qui vide le désir de toute efficacité), on peut concevoir que
la suprême requête de la créature est un don divin absolument
gratuit. Comme l'écrit le P. de Lubac, « l'esprit désire non seulement
Dieu lui-même, mais Dieu tel qu'il ne peut pas ne pas être, Dieu se
donnant librement, dans l'initiative de son pur amour » (22). Un pareil
désir nous paraît formellement religieux, et saisissable par la
réflexion philosophique. Le terme « surnaturel » exprime au mieux ce

("> Sur cette question complexe, voir surtout M.-D. RoLAND-GOSSELIN,


Béatitude et désir naturel d'après saint Thomas d'Aquin, dans Reo. Se. PhU. ThéoL,
t. 18 (1929). pp. 193-222.
<"> Cette question importante est souvent négligée par les commentateurs de
saint Thomas. Voir A. MANSION, L'existence d'une fin dernière de l'homme et la
morale, dam Rev. Phil. Louo., t. 48 (1950), pp. 465-477.
<"> H. DE LUBAC, Surnaturel Etudes historiques, Paris, 1946, p. 484.
62 George» Van Riet

caractère religieux du désir et « superessentiel » de son objet ;


l'homme ne vise pas à contempler des réalités finies, si hautes et
spirituelles qu'elles soient ; il aspire à voir Dieu même. — Ajoutons
que saint Thomas ne connaît qu'une seule fin dernière ; « rien, en
tout cas, n'annonce chez lui la distinction que forgeront plus tard
un certain nombre de théologiens thomistes entre 'Dieu auteur de
l'ordre naturel' et Dieu auteur d« l'ordre surnaturel*, ou entre
'
Dieu objet de béatitude naturelle ' et ' Dieu objet de béatitude
surnaturelle'
»(23).
Quant aux moyens qui nous orientent vers notre unique fin
dernière, on les considère souvent comme relevant de l'ordre moral ;
mais ne relèvent-ils pas d'abord de l'ordre religieux ? La distinction
entre morale et religion est sans doute délicate ; en la soulignant,
on expliquerait peut-être comment saint Thomas a pu reprendre la
morale d'Aristote tout en nous assignant comme fin dernière la
vision béatifique. Certes, ces moyens religieux doivent, d'après saint
Thomas, être eux aussi « surnaturels », suscités par la grâce de
Dieu. Mais échappent-ils pour autant au regard du philosophe ? Le
rôle premier et principal de la grâce n'est-il pas de mouvoir vers sa
fin notre volonté dans ses actes /fores ? En l'accordant, on
s'expliquerait qu'il puisse y avoir un désir naturel — un désir non électif,
mais de nature — vers la béatitude ; on s'expliquerait également
que dans l'acte de foi l'intelligence ne doive pas être aidée par la
grâce, mais bien la volonté. L'aide surnaturelle de Dieu serait dès
lors avant tout la forme que prend la providence (« gubernatio »)
divine à l'égard des substances rationnelles ; Dieu les « meut », les
ordonne à lui, en respectant leur liberté. Cette intervention de la
providence ne doit pas nécessairement se décrire comme une série
discontinue de décisions contingentes et quasi historiques ; admirons
plutôt cette comparaison de saint Thomas : « Deus semper opera-
tur justificationem hominis, sicut sol semper operatur illuminationem
aëris » (24).
Notons enfin que d'après saint Thomas il est possible de définir
la foi, par laquelle commence notre retour religieux vers Dieu (25),
sans faire allusion à une révélation historique (quant à son contenu)

<"> Ibid., p. 254.


<") Snmma Theologiae, II» H**, q. 4, a. 4, ad 3.
<**> De Veritate, q. 28, a. 4, c: « Nullus quocumque alto motu potest in Deuin
moveri, nisi sitnul cum hoc motu fidei moveatur ». -
Saint Thomas et la philosophie de la religion 63

ni à l'autorité de Dieu (quant à son motif formel). Lorsqu'on la


définit de la sorte, son contenu, per se, c'est ce que nous verrons au
ciel ; en admettant l'existence de Dieu, nous croyons implicitement
« tout ce qu'il y a en Dieu ». Le motif de la foi, c'est le désir de la
vie bienheureuse encore absente. Pareille définition de la foi, qui
voisine chez saint Thomas avec la définition plus courante (par la
révélation et par l'autorité de Dieu) <26), permet d'insérer la foi dans
une vue philosophique de la religion.
On le voit, en groupant quelques données des deux premières
parties de la Somme, on trouve chez saint Thomas une très belle
ébauche de philosophie de la religion. Une ébauche, car les éléments
que nous avons relevés ne concernent que les actes intérieurs,
spirituels, qui nous orientent vers Dieu ; mais cette ébauche pourrait
aisément être complétée (27). De philosophie, car le travail effectué
résulte d'une analyse rationnelle du réel, envisagé dans ses
nécessités d'essence. De philosophie de la religion en général, car elle
concerne toute religion dans la mesure précise où toute religion
concrète est effectivement religieuse. L'essence de la religion serait,
d'après saint Thomas, d'unir l'homme à Dieu par des actes propres,
dans lesquels Dieu lui-même intervient ; la spécificité de la religion
s'exprimerait en disant que la religion est, par essence, surnaturelle.

Si la religion, telle qu'on l'a envisagée jusqu'à présent, est


essentiellement surnaturelle, elle n'est pas pour autant positive,
historique. La philosophie de la religion en général ne concernait que
les vérités révélées démontrables. Dans le christianisme, il y a des
vérités révélées indémontrables, des mystères proprement dits ; on
ne les connaît que par la révélation divine, on n'y adhère que par la

<"> Cfr R. AUBERT, Le problème de l'acte de foi, Louvain, 1945, pp.


note 32.
(27) On pourrait sans doute y insérer bien des éléments de la doctrine de
saint Thomas concernant la faillibilité de l'homme, la faute, la rédemption. En
outre, toute ce que saint Thomas dit de la < religion », entendue au sens restreint
où il emploie ce mot (Summa Theologiae, II* IIs*. qq. 81-100; Summa contra
Gentiles, III, 119-120); il faut remarquer en effet qu'on fait ici abstraction de la
révélation : la religion est la vertu par laquelle on veut « exkibere reverentiam
uni Deo secundum unam rationem: inquantum scilicet est primum principium
creationis et gubernationis rerum » (IIa IIae, q. 81, a. 3, c); ou, comme il est dit
à propos de l'offrande : « Offert autem se mens nostra Deo quasi suae creationis
principio, quasi suae operationis auctori, quasi suae beatitudinis fini » (Summa
contra Gent, III, 120).
64 Georges Van Riet

foi. C'est de ces vérités de foi que la théologie s'occupe au premier


chef ; elle prend des formes diverses selon les diverses manières
dont elle étudie le révélé ; mais elle garde toujours une originalité
irréductible, du fait qu'elle n'atteint son objet propre que par la
foi.
La question qui nous intéresse est de savoir si, dans les diverses
formes qu'elle prend, la théologie fait toujours intervenir la foi au
même titre. Son originalité, qui lui vient de la foi, est-elle partout
également nette ? Ou bien, dans l'une au .moins de ses formes, n'est-
elle pas à ce point rationnelle qu'on pourrait légitimement l'appeler
une philosophie, non pas de la religion en général, mais de la
religion chrétienne ?
La forme de la théologie que l'on rapprocherait le plus aisément
d'une recherche philosophique, est la théologie spéculative. Saint
Thomas l'a lui-même comparée à la science aristotélicienne ; il en
a indiqué la méthode au début de la Somme de Théologie ; il y a
souligné l'importance de la foi : les articuli fidei jouent en théologie
le rôle que jouent les principes dans la science d'Aristote.
Si l'on veut tirer parti de cette comparaison, on insistera, dans
la théologie spéculative de saint Thomas, sur deux de ses tâches
fondamentales.
La première est une mise en ordre des diverses vérités de foi,
leur agencement en un seul Credo, c'est-à-dire l'immense et
laborieux travail de découverte des articles de foi, des vérités premières
dont les autres pourront être déduites. On sait combien, dans la
conscience religieuse du simple fidèle, les vérités de foi se trouvent
entremêlées, sans qu'émergent celles qui commandent les autres.
Les ordonner, mettre en tête celles qui méritent de l'être, rejeter à
1* arrière-plan celles qui ne sont que de lointaines conséquences, —
distinguer les dogmes « majeurs » et les dogmes « mineurs », — ce
n'est pas seulement introduire de la cohérence logique, c'est aussi,
et fatalement, intervenir dans le sens même de ce qui est à croire.
Cette induction menant aux articles-principes est une première œuvre
rationnelle, dont la matière est assurément le contenu de la foi.
Pour la réaliser, est-il requis d'être croyant ? Ou suffit-il de respecter
la foi des autres, de l'admettre par hypo-thèse, c'est-à-dire
littéralement de la supposer ? Nous n'allons pas le rechercher ici, car nous
rencontrerons cette même question dans un instant, et nous serons
alors mieux outillés pour y répondre.
Outre cette première tâche de compréhension, la théologie en
Saint Thomas et la philosophie de la religion 65

comporte une seconde, à laquelle il convient de prêter une attention


particulière. On s'y propose d'expliquer et de clarifier les articles
de foi eux-mêmes, on tente de les comprendre en s'aidant de tout
ce qui, par ailleurs, est tenu pour vrai. Il s'agit d'« interpréter en
catégories justifiées en science humaine, les énoncés non
systématiques de l'enseignement chrétien » (28).
Remarquons-le, l'attitude dans laquelle on entreprend ce travail
est la même que celle qui a mené tout à l'heure à la constitution
d'une « philosophie de la religion en général ». On est parti de
vérités admises par la foi, on a tenté de les démontrer ou de les
transformer en vérités de science. Pour certaines, on y a réussi ;
elles ne sont plus désormais des vérités « à croire » ; la foi
n'intervient plus dans l'adhésion qu'on leur donne. Mais il y en a d'autres,
dont on ne réussit pas à établir rationnellement la vérité ; elles
demeurent indémontrables, inévidentes ; on n'y adhère que par la foi.
Si la raison échoue à établir leur vérité, elle peut cependant clarifier
quelque peu leur signification. A cet effet, la raison recourt, comme
tantôt, à tout ce qu'elle tient pour vrai, c'est-à-dire en particulier
à la philosophie.
« Un tel procédé, note le P. Congar, pose une sérieuse question.
Ne risque- t-on pas d'être amené à considérer les choses chrétiennes
par le côté qui leur est commun avec les choses naturelles et d'en
faire un simple cas de iois plus générales qui les engloberaient
comme les variétés d'une espèce ? Et, dès lors, ne risque-t-on pas
d'oublier le caractère de 'tout' unique et original qui revient à
l'ordre de la foi, pour transférer ce caractère à la métaphysique et
à une explication rationnelle des choses dont l'ordre chrétien ne
serait qu'un cas ?... Or, il suffit de voir comment procède saint
Thomas pour apercevoir le danger. Il fait tellement confiance aux
catégories des sciences philosophiques et aux enchaînements rationnels,
que non seulement il les introduit dans l'élaboration de l'objet de
la foi, mais qu'il leur fait diriger en quelque façon cette
élaboration » (29). La clarté nouvelle, en effet, vient de la raison ; le donné
de foi n'est pas ce qui éclaire, mais ce qui doit être éclairé ; s'il
était parfaitement transparent et univoque, aucun problème ne se
poserait. Entre la philosophie et la signification religieuse
s'introduit le va-et-vient que l'on trouve dans toute réflexion rationnelle

<">-Y. Concar, art. c Théologie », dan* Diet. Théol. Cath., t. XV. col. 384.
<M> /où*., col. 390-391.
66 Georges Van Riet

sur un donné. Le but dernier de ce travail, d'après saint Thomas,


est analogue à celui que poursuit la science aristotélicienne : c'est
d'arriver à connaître en quelque mesure l'essence, le quid sit, le
quomodo sit.
Cette indication est précieuse. Si l'on veut l'exploiter de manière
à préciser les rôles respectifs de la foi et de la raison dans cette
partie du travail théologique, il faut insister, croyons-nous, sur le
rapport qu'il y a, dans la science aristotélicienne, non pas entre
l'expérience et la saisie des essences, mais entre cette dernière et
la connaissance de l'existence.
D'après Aristote, on le sait, la science cherche à connaître
l'essence des choses. Mais elle ne se désintéresse pas pour autant
de leur existence. Car, pour qu'il y ait science, on doit avoir affaire
à une essence véritable, c'est-à-dire pour le moins à une essence
vraiment possible, ou « réelle » au sens large. Or, de fait, comment
savons-nous si une essence est réelle ? Le moyen le plus simple est
de recourir à une de ses réalisations particulières, c'est-à-dire à
une essence existante. Les deux questions an sit et quid sit sont donc
indissociables. Mais elles ne se confondent pas. Formellement, la
science concerne l'essence, non l'existence. L'existence intervient
dans les définitions réelles, non pas « à titre de constituant de la
chose connue, mais seulement comme condition préalable à sa
connaissance... Le jugement 'l'homme est un animal raisonnable', n'a
pas la signification de l'homme existe et sa nature est telle'. Son
sens est le suivant : 'supposons un être-homme, son essence est
d'être animal raisonnable'. En d'autres mots, l'affirmation contenue
dans la définition réelle, ne vise pas l'existence de l'objet, elle porte
sur ce que cet objet, une fois posé, est essentiellement » <30). Cette
connotation de l'existence dans la définition réelle passe
généralement inaperçue ; on la rend manifeste en la liant à la vérité du
jugement. Affirmer, c'est déclarer qu'en réalité une même chose est
exprimée par le terme-sujet et par le terme- prédicat ; si l'on suspend
la position d'existence, on transforme le jugement en un énoncé
hypothétique, en une signification. L'essence pure, dirons-nous, se
traduit dans une signification ; seule l'essence réelle donne lieu à des
énoncés vrais (ou faux).
Peut-on transposer ces quelques indications dans la science

<"' S. MANSION, Le jugement d'existence chez Arittote, Louvain-Paris, 1946,


pp. 266, 269.
Saint Thomas et la philosophie de la religion 67

théologique ? D'après saint Thomas, nous l'avons vu, l'originalité


de la foi est de fournir une réponse à la question an sit ; seule la
foi répond à cette question ; elle seule nous assure de la réalité du
Mystère de Dieu, ou de la vérité des articles de foi. Quant à la
raison, elle est capable de saisir la simple signification des articles de
foi ; elle peut tenter de mieux la comprendre, en l'interprétant grâce
à des catégories humaines ; ce faisant elle répond à la question
quid sit, elle cherche à saisir l'essence des réalités de foi.
Le travail théologique d'interprétation des articles de foi a dès
lors les deux caractéristiques suivantes : 1) formellement, il est tout
entier d'ordre rationnel ; la signification initiale des articles de foi
est accessible à la raison ; le procédé utilisé pour la rendre plus
intelligible est, lui aussi, d'ordre rationnel ; 2) mais sous peine de se
réduire à une élaboration de définitions purement nominales
auxquelles ne répondrait rien de réel, ce travail présuppose
constamment la foi.
Ces deux caractéristiques sont liées, mais distinctes. La
difficulté est de maintenir leur connexion sans détriment pour leur
distinction, et leur distinction sans détriment pour leur connexion. Afin
d'y voir plus clair, commençons par envisager ce que comporte leur
distinction.

Formellement, disait-on, l'interprétation des articles de foi est


d'ordre rationnel. Puisque nous le considérons isolément, nous
pourrions appeler ce travail, par facilité de langage, un travail
philosophique, du moins si la raison y jouit de la liberté et de l'autonomie
sans lesquelles il n'est pas de philosophie. Cette condition est-elle
réalisée ? Il semble qu'on doive répondre : oui. Mais il importe de
préciser aussitôt cette réponse, pour éviter les malentendus.
Une première précision concerne la matière même de la
recherche. C'est le sens des dogmes chrétiens que la raison cherche à
éclairer. Ce sens, contenu dans l'Ecriture et la Tradition, est fixé
par le Magistère de l'Eglise ; il n'est pas quelconque, il est au
contraire déterminé. Sous peine de se détruire (et pas seulement sous
peine de le détruire), la raison ne peut le déformer ; elle va en
tenter une interprétation, une exégèse, en l'éclairant par tout ce qui
lui paraît vrai. Son entreprise serait inutile, si le sens initial était
clair et distinct, comme une idée cartésienne ; bien qu'il soit déjà
fixé et déterminé, il est encore susceptible d'être diversement
compris. L'« exégèse philosophique » est éclairante et, du même coup,
68 George» Van Riet

critique ; elle recherche, parmi les diverses interprétations possibles,


celle qui est rationnellement la meilleure, la mieux fondée aux yeux
de la raison. Mais cette exégèse doit évidemment respecter le sens
initial qui lui est donné, — comme la philosophie de l'histoire ou
de la culture doit respecter l'histoire et la culture, — sans quoi elle
se prive de son objet matériel.
Mais, lorsqu'il cherche à mieux pénétrer la signification des
énoncés de foi, le philosophe jouit d'une réelle autonomie, en ce
sens que ce n'est jamais sa foi comme telle, c'est-à-dire l'adhésion
personnelle qu'il donne à la vérité de ces énoncés, qui viendrait
limiter, de l'intérieur, sa liberté de réflexion. Ceci peut s'expliciter
de deux manières.
La foi ne limite pas l'exercice de la réflexion, comme si elle
redoutait que celle-ci n'évacue le mystère religieux. Le motif en
est que, dans une perspective thomiste, les significations religieuses,
si mystérieuses qu'elles soient, sont accessibles à la raison humaine ;
la loi n'est pas discernement d'un surplus de sens ; on pourrait donc
dire que les simples significations ne sont pas plus (et pas moins)
mystérieuses pour la raison que pour la foi elle-même. La raison
ne va pas évacuer le mystère ; si la réflexion est correctement
accomplie, elle respectera le mystère, car elle sera consciente de ses
propres limites, — limites venant d'elle-même, non de la foi. S'il
est critique, le philosophe sait qu'en partant de simples
significations, il ne démontrera pas l'existence, ni même la possibilité
intrinsèque de leur objet. Même dans le domaine profane, et là où il peut
recourir à l'expérience d'un donné, il n'arrive pas à saisir l'essence
des choses, il ne réussit qu'à s'en approcher. A fortiori, dans le
domaine religieux, où il s'agit de Dieu et de son action, et où
l'expérience immédiate lui est refusée, il se doute bien qu'il ne fournira
que des vraisemblances, des analogies : il n'établira pas la possibilité
intrinsèque des essences dont le croyant affirme l'existence, mais
seulement leur non-impossibilité.
Et d'autre part la foi ne limite pas non plus l'exercice de la
réflexion, comme si elle redoutait que celle-ci ne fausse ou ne
déforme ce qui est proposé à croire. C'est ici surtout qu'on voit souvent
une difficulté insurmontable. On craint que si on laisse la raison à
elle-même, si on lui permet de juger en toute autonomie de
l'intelligibilité d'une quiddité, elle ne la dissolve. On redoute le
rationalisme anti-religieux. Seule la foi, dit-on, c'est-à-dire l'adhésion ferme
Saint Thomas et la philosophie de la religion 69

à l'existence réelle d'une essence, garantit le bon usage de la raison


qui examine critiquement cette essence.
Cette crainte est-elle fondée ? Certes, les évidences
philosophiques ne sont pas aussi universellement partagées que les évidences
scientifiques (elles-mêmes révisables) car, à la différence de ces
dernières, elles n'ont pas l'avantage de pouvoir être vérifiées par
l'expérience et l'expérimentation ; la raison philosophique est faillible.
Etant faillible, il arrive qu'elle se trompe de fait : n'est-ce pas de
la spéculation philosophique que sont nées la gnose et les hérésies
des premiers siècles ? On voit dès lors à quels dangers l'on
s'exposerait si l'on reconnaissait à la raison le droit de juger
souverainement du sens dernier des énoncés de foi. Mais il faut remarquer
qu'on n'éviterait pas ces dangers si l'on reconnaissait ce droit à la
foi personnelle, individuelle, du chercheur : les hérétiques n'étaient
pas incroyants. Sans doute, grâce aux dons du Saint-Esprit et en
particulier grâce au don de sagesse, le croyant qui vit dans la charité
peut « éprouver » par une sorte de connaturalité la rectitude de ses
interprétations. Mais, outre que les dons du Saint-Esprit semblent ne
pas influer sur l'exercice même du travail rationnel et permettre
seulement d'en contrôler les conclusions, ils ne fournissent pas un
critère ultime et auto-suffisant de la légitimité de ces conclusions.
11 revient au seul Magistère de l'Eglise de juger en dernière analyse
de l'intelligibilité nouvelle obtenue par la réflexion, comme il lui
revenait, à lui seul, de déterminer le sens authentique initial de*
énoncés de foi.
Si le travail de la raison doit demeurer soumis, dans son résultat,
au Magistère, si la raison n'est donc pas souveraine en ce qui
concerne le sens de la foi, cela signifie-t-il qu'elle ne soit pas autonome,
c'est-à-dire qu'elle ne travaille pas selon ses règles propres ? Peut-on
poser en thèse (comme le font maints protestants) que, dans le
domaine de la métaphysique et de la religion, la raison humaine est
incapable de travailler correctement, qu'elle tombe fatalement dans
l'erreur, que ses évidences sont toujours fallacieuses <31) ? Peut-on,

(<1> Chose étrange, certains théologiens thomistes, qui reconnaissent pourtant


la valeur de l'intelligence, n'hésitent pas à la déprécier ici en recourant à
l'opposition paulinienne de la chair et de l'esprit, en vue de fonder la spécificité du
travail théologique dont il est question : < L'entreprise théologique n'est pas un
projet humain; elle est tout autre chose qu'un travail philosophique qui, au lieu
de s'appliquer à des données d'expérience, s'appliquerait à un donné dont la
vérité serait reçue comme un postulat. Le théologien n'est pas un philosophe qui
70 Georges Van Riet

en principe et pour ce motif, soustraire les objets de foi, dans leur


signification, à un examen vraiment critique ? Si Ton veut que la foi
soit un (( rationale obsequium », ne faut-il pas laisser la raison en
examiner l'intelligibilité à ses risques et périls ? Lui imposer un
guide, la limiter dans son examen, lui dénier autonomie et liberté,
n'est-ce pas du même coup priver sa recherche de toute valeur
m scientifique », la contraindre par avance à se contenter d'une
rationalité au rabais, du genre de celle de la « philosophie chrétienne » ?
Que l'Eglise demeure juge des résultats de son travail, n'implique
pas que ce travail ne soit pas d'ordre purement rationnel : l'Eglise
n'intervient-elle pas ici comme elle le fait en matière de science
historique et exégétique, et même en philosophie pure (32) ?

travaille sur une croyance, c'est un croyant, un homme en communion d'esprit,


par la foi, avec Dieu et les Bienheureux, qui utilise la plénitude des connaissances
humaines utilisables, pour se rendre compte, humainement et scientifiquement, de
ce qu'il croit. L'intelligence qui s'applique ainsi n'est pas celle de l'homme
charnel, si peu capable, existentiellement, de reconnaître Dieu (Rom., I, 19 sq. ;
/ Cor., I, 21), c'est celle de l'homme né de nouveau, et dont la vie, y compris
la vie d'intelligence, est traversée, soutenue, élevée au-dessus de soi par la
grâce de Dieu. La raison du théologien en travail de savoir théologique est,
intrinsèquement et d'un bout à l'autre, éclairée et mesurée par la foi » (Y. CoNGAR,
La foi et la théologie. Tournai, Desclée, 1962, pp. 174-5). — A lire le
commentaire que saint Thomas a fait des textes de saint Paul auxquels on se réfère ici,
nous pensons qu'il n'en aurait pas tiré semblables conclusions. N'oublions
d'ailleurs pas que, d'après lui (et d'après d'autres textes de saint Paul), la raison est
capable de démontrer ou de connaître par ses propres forces certaines vérités
révélées, en dépit de ce que suggère sa condition existentielle de raison
charnelle.
<Jf) Cfr A. DESCAMPS, Réflexions sur la méthode en théologie biblique, dans
Sacra Pagina. Miscellanea biblica congressus internationalis catholici de re biblica,
Paris-Gembloux, 1959, vol. I, p. 156: « De même que la foi ne limite pas par
l'intérieur le libre jeu de la méthode historique, elle n'assigne pas d'autre règle à la
critique philosophique que la fidélité à la méthodologie qui lui est propre; de
même qu'un conflit entre la foi bien comprise et l'histoire correctement pratiquée
est par définition impossible, ainsi aussi le philosophe peut en principe critiquer
librement les catégories bibliques ». L'auteur ajoute aussitôt qu'une double réserve
s'impose, en philosophie plus encore qu'en exégèse historique. D'une part, le
philosophe, comme l'historien, risque parfois d'être infidèle à sa méthode propre; oi
« certaines erreurs philosophiques auront inévitablement, dans le domaine de la foi,
des répercussions plus larges et plus désastreuses que des fautes d'historien ou de
philologue. On conçoit donc que certaines formes de philosophie de la religion
appellent les réactions prudentes de l'Eglise. D'autre part, si telles conclusions
historiques, même certaines, ne peuvent être vulgarisées que progressivement, la
prudence s'imposera plus encore dans la diffusion de certaine critique philoso-
Saint Thomas et la philosophie de la religion 71

Bref, quand on envisage isolément le travail d'interprétation de


la signification des articles de foi, il semble relever uniquement de
la raison. L'objet dont on part est le sens des dogmes, tel qu'il est
entendu par le Magistère de l'Eglise ; ce sens est compréhensible
tant par l'incroyant que par le croyant. On l'interprète grâce à une
réflexion qui ne jouit d'aucun statut épistémologique particulier. Le
sens mieux compris est intelligible par tous. Dès lors, ce travail,
considéré en lui-même, du fait qu'il est accessible à tous dans son objet,
dans sa méthode et dans son résultat, peut s'appeler une «
philosophie de la religion chrétienne ».

Mais il est temps d'ajouter que cette recherche du quid sit est
indissociable de la question an sit. Comment se nouent les deux
questions ?
La foi, nous l'avons dit, ne compromet pas l'autonomie de la
recherche ; mais elle sous-tend toute la recherche ; elle seule
confère une valeur réelle aux significations initiales : elle donne aux
énoncés de foi valeur de vérité ; de même elle conférera aux
conclusions de la recherche une valeur nouvelle. En tant qu'elle est
constamment sous-tendue par la foi, la recherche doit s'appeler
une « théologie ». L'intelligibilité propre qu'elle procure, en tant
qu'elle est valorisée par la foi, acquiert une « vérité théologique ».
La connexion intime de la raison et de la foi, réalisée dans le
travail « théologique », soulève une dernière question. Si la foi
seule assure la réalité des significations qu'interprète la raison, est-il
légitime d'en faire abstraction ? N'est-ce pas se mettre en quête
d'essences auxquelles peut-être rien de réel ne correspond ? Pareille
recherche, portant sur un objet peut-être imaginaire, est-elle même
concevable ? Et mérite-t-elle le nom de « philosophie » ?
Dans une perspective thomiste, il semble qu'on doive répondre
affirmativement. Le motif en est que le surplus donné par la foi du
chercheur n'est précisément donné, si l'on permet cette expression,
que par la foi, c'est-à-dire par une adhésion intellectuelle (ferme,
certes), mais non par une évidence ou une vision. L'existence, qui
confère à l'essence envisagée sa valeur réelle, n'est pas
effectivement saisie, elle est seulement crue (33> ; elle n'est pas donnée comme

phique de la langue et de la pensée biblique, même si par ailleurs cette critique


est fondée » (p. 157).
<"> < Non enim intellectus capit illud cui assentit credendo » (Somma contra
Gentiles, III, -40).
72 George» Van Riet

dans une expérience, on ne peut y recourir pour l'observer ou pour


l'examiner en elle-même ; la foi concerne des réalités, mais des
réalités « absentes » ; quant aux dons du Saint-Esprit, rappelons
qu'ils supposent la foi, mais ne la suppriment pas. Il en résulte que
les conditions de Ja recherche elle-même ne se trouvent pas
radicalement transformées, selon qu'on est croyant ou incroyant, comme
elles le seraient dans la science aristotélicienne selon que l'essence
est réelle ou ne l'est pas.
En outre, l'œuvre réalisée n'est pas, elle non plus, affectée par
le fait que celui qui l'a entreprise est croyant ou non. Sans doute,
comme la simple signification d'un énoncé est abstraite par rapport
à la vérité de cet énoncé, une « philosophie de la religion
chrétienne » (qui étudie critiquement le sens des énoncés de foi) est
abstraite par rapport à une « théologie » (qui en saisit aussi la vérité).
Mais la différence entre les deux ne se marque pas objectivement
dans l'œuvre même ; elle ne se marque ni dans ce que l'on dit de
part et d'autre, ni dans la manière dont on le dit, ni dans la méthode
que l'on emploie. La différence n'apparaît que dans la conscience
qu'ont d'une part le théologien, de l'autre le philosophe. Non que
cette différence soit purement subjective (ou illusoire) ; mais ce
qu'elle a d'objectif est essentiellement corrélatif à une attitude de
conscience.
En affirmant cette corrélation intentionnelle, on ne relativise pas
la foi, on souligne simplement ce qui la différencie de la vision. Ce
n'est que dans le seul cas de la vision qu'il est superflu de
mentionner l'activité consciente par laquelle on appréhende le réel ; dire
« je vois » équivaut à dire « il y a ». Dans les autres cas, mentionner
cette activité ne serait pas superflu, ce serait même parfois
extrêmement utile pour éviter des équivoques ; mais en pratique, personne
ne prend cette peine. Si l'on voulait être rigoureux, on devrait en
« théologie » faire précéder les énoncés de foi par un « je crois
que » (comme on le fait dans les professions de foi) ; mais dans une
« philosophie de la religion chrétienne » il faudrait les introduire
par l'expression « d'après le croyant ». Pour mieux saisir en quoi
ces deux formules diffèrent, remarquons que « je crois » peut se
traduire par « d'après le croyant que je suis ». Or les derniers mots
(« que je suis ») peuvent être mis entre parenthèses sans dommage
aucun pour le contenu de ce qui est affirmé ; la seule chose que l'on
supprime ainsi, c'est le témoignage personnel de celui qui affirme.
Si ce témoignage est important pour la propagation de la foi, il ne
Saint Thomas et la philosophie de la religion 73

l'est pas pour une recherche scientifique. En fait, nous l'avons dit,
le théologien n'exprime pas son témoignage. Mais en conséquence
son « œuvre », telle qu'il nous la livre, ne se distingue pas de celle
du philosophe. La valeur propre qu'elle prend à ses yeux et aux
yeux des croyants demeure inexprimée, dans le secret de la
conscience ; les réalités qu'elle vise sont le corrélat de l'attitude de foi.

Si l'on considère le travail précis qui consiste à interpréter les


articles de foi grâce à des catégories justifiées en science humaine,
on en arrive finalement aux conclusions suivantes.
1) Pris dans son ensemble, ce travail est « théologique » : bien
qu'on y procède de manière rationnelle, on y présuppose
constamment la foi. — En ce qui concerne l'œuvre de saint Thomas, c'est
ainsi que la tradition l'a toujours comprise. Saint Thomas adhère,
et de toute son âme, aux vérités du christianisme. Il s'appuie sur la
vérité révélée, il raisonne en la prenant comme point de départ. On
peut même dire qu'il réfléchit « à la lumière de la foi », si l'on
entend par « lumière », non pas une aide accordée au sujet, mais une
vérité tenue pour objective. En ce sens précis, qui n'est pas pour
autant celui de la « théologie du lumen fidei », il fait œuvre
théologique. Cette interprétation traditionnelle du thomisme nous paraît
indiscutablement exacte. Oui, même lorsqu'il examine
rationnellement le sens des dogmes, saint Thomas demeure « théologien » ;
jamais il ne fait abstraction de sa foi ; à ses yeux et aux yeux de ses
lecteurs croyants, ses conclusions revêtent une valeur de « vérité »
propre, de « vérité théologique ».
2) Mais au sein de ce travail théologique, on peut aujourd'hui
discerner chez saint Thomas une « philosophie de la religion
chrétienne ». Et il est avantageux d'appeler « philosophie » ce qui n'est
pourtant, en fait, qu'un aspect de sa théologie, car cela permet
d'établir, dans la mesure où c'est légitime, une comparaison entre
la démarche de saint Thomas et la manière dont on aborde de nos
jours le problème religieux. Chez saint Thomas, cette « philosophie
de la religion chrétienne » n'est pas une partie que l'on pourrait
isoler de son œuvre et exposer à part (comme on peut le faire par
exemple pour sa métaphysique ou sa morale) ; elle est
matériellement identique à sa théologie. On l'obtient en lisant sa théologie
sans supposer chez lui l'acte de foi et sans poser soi-même l'acte de
foi. Si pareille lecture est historiquement inexacte, elle est cependant
légitime en droit, car la foi de saint Thomas ne se trouve pas expri-
74 Georges Van Riet

mée dans les textes (où il interprète la signification des dogmes), elle
n'appartient pas à leur contenu. Cette lecture n'altère donc pas et
n'appauvrit pas le sens des textes ; elle en néglige la valeur de vérité.
Elle nous met finalement en présence d'une étude rationnelle, de
qualité philosophique, accessible à toute intelligence.
Nous croyons donc pouvoir maintenir jusqu'au bout notre
hypothèse de travail. Méthodologiquement, dirons-nous, saint Thomas
procède en philosophe, il (ait confiance à la raison, il envisage à
l'aide de sa seule raison, le sens intelligible, rationnellement
acceptable, du contenu de la foi : avec une sereine audace, il en examine
critiquement la crédibilité. Rien dans son œuvre ne force à penser
qu'il effectue ce travail sans respecter les règles qui lui sont propres ;
tout indique au contraire qu'il l'exécute sérieusement.
Ainsi entendue, son œuvre ressemble étrangement à celle des
philosophes de la religion. Certains philosophes, il est vrai, ont
rejeté des dogmes, les jugeant inacceptables pour la raison ; on peut
penser que cela tenait en partie à des erreurs dans la philosophie
dont Us partaient, en partie à une méconnaissance du christianisme
qui faisait l'objet de leur examen (ce christianisme étant, pour Hegel
par exemple, le protestantisme libéral). Mais la plupart, sans rejeter
les dogmes, en ont transposé le sens, c'est-à-dire, à leurs yeux,
dévoilé le sens vrai, le sens profond, le sens intelligible. Ils ont
interprété la religion en s'appuyant sur ce qui, toujours à leurs yeux,
paraissait plus évident, plus clair, c'est-à-dire en s'appuyant sur leur
philosophie générale.
Saint Thomas ne fait-il pas sensiblement la même chose ? Mais,
dans son cas, le miracle, je veux dire la chose étonnante, c'est que
l'Eglise, — après quelques hésitations, il est vrai, — l'a approuvé,
l'a canonisé dans sa doctrine comme dans sa personne (34), l'a
proposé comme modèle à tous les théologiens et philosophes
catholiques. Le thomisme serait, de ce point de vue, comme on l'a dit,
le seul modernisme qui ait réussi.

000

("> Quand on pense a la condamnation de 1277, écrit le P. Congar, c on «era


tout disposé à interpréter, avec le P. Mandon.net, la canonisation de saint
Thomas, survenue en 1323, comme la consécration de son hégémonie doctrinale et,
tout d'abord, de sa position en méthodologie théologique » (art. « Théologie »,
dans Diet. Thiol. Cath., col. 393).
Saint Thomas et la philosophie de la religion 75

Si ces vues sont fondées, le destin exceptionnel du thomisme


invite à la réflexion.
H convient de réfléchir d'abord à son caractère exceptionnel :
saint Thomas a réussi là où tant d'autres ont échoué. A quoi tient sa
réussite ?
Si notre interprétation est valable, nous n'insisterons pas, comme
on le fait généralement, sut le fait que saint Thomas accorde le
primat à la foi, qu'il soumet la raison à la foi, ou qu'il « concilie »
la raison et la foi. Nous dirons plutôt que sa réussite tient surtout à
la nature de sa philosophie ou, si l'on préfère, à la notion qu'il se
fait, — et qu'il défend pour des motifs philosophiques, — de la
raison humaine.
Saint Thomas a dans la raison philosophique une confiance
étonnamment robuste. Et cependant sa confiance n'est pas
excessive. Si, d'après lui, la philosophie est purement rationnelle, elle
n'est pas pour autant rationaliste, car elle a comme principaux
caractères d'être réaliste et d'être abstractive. Réaliste, elle est
orientée vers un réel qu'elle s'efforce de comprendre et d'exprimer,
mais qui existe indépendamment de son activité. Abstractive, elle
sait que le réel ne se réduit pas à ce qu'elle en saisit ; ©Ile envisage
1'
« tout le réel », mais elle sait que elucidation qu'elle en fournit
n'est pas elle-même « totale », saturante, plénière. Si le réel est
foncièrement intelligible, cependant notre intelligence dans sa condition
présente ne le saisit pas intuitivement, ni dans son essence. Bien
plus, le réel nous est d'abord donné, de façon précaire et partielle,
dans l'expérience (sous toutes ses formes) ; or même ce donné vécu
n'est jamais entièrement récupéré par la raison ; les notions
intelligibles l'expriment correctement, mais non de façon exhaustive :
elles sont abstraites. Il faut le rappeler sans se lasser (35) : même la
notion d'être, qui est pourtant transcendantale, ne traduit pas son
objet avec toute la richesse qui fait l'originalité d'une saisie
concrète ; elle est indéterminée, tandis que le réel est déterminé. S'il
est vrai qu'on ne peut rien « ajouter », au sens strict, à la notion
d'être, il n'est pas moins vrai qu'on peut considérablement l'enrichir
par des « additions » improprement dites. La métaphysique générale
n'épuise pas notre savoir ; à côté d'elle, il y a place pour une épis-
témologie, une morale, une psychologie, une cosmologie, pour toutes

(••) Nous l'avons nous-même rappelé plus d'une fois. Voir entre autres Pro»
blêmes d'épiatémologie, Louvam-Paria, I960, p. 203.
76 • - Georges Van Riet

les disciplines philosophiques particulières. Et la philosophie dans


son ensemble n'épuise pas davantage notre savoir ; bien qu'elle
concerne tout le réel, elle n'en fournit pas l'équivalent mental, mais
seulement une traduction inadéquate, abstraite. A côté d'elle, il y a
place pour les sciences positives, pour le sens commun, pour les
valeurs du sentiment, du vouloir, de la pratique, de la religion.
Chacune de nos attitudes intentionnelles engendre une perspective
originale ; ainsi, il y a des ordres divers ; s'ils ne sont pas hors de
l'être, ils ont cependant leur signification et leur valeur propres.
Pour saint Thomas, le paradoxe de l'abstraction de l'être est
aussi le paradoxe de la réflexion philosophique. La philosophie
n'exclut pas d'autres saisies du réel, mais ne les englobe pas non
plus ; sans se juxtaposer à ces saisies, elle ne s'identifie pas avec
elles. Elle n'a pas la prétention de dire, concernant le réel, tout ce
qu'on peut en dire de valable ; elle n'en dit que ce qui est valable
à ses yeux, c'est-à-dire du point de vue qui est le sien, du point de
vue de la raison réfléchissante. Elle laisse en creux la place à
d'autres saisies spécifiques, opérées d'un autre point de vue, telles
que l'expérience (sous toutes ses formes) ou la foi religieuse ; ces
autres saisies, dans la mesure même où elles sont originales, ont leur
valeur propre, dont la philosophie ne peut connaître.
Et, dès lors, dans une perspective thomiste, on comprend
qu'une philosophie de la religion en général soit légitime : la raison,
étant ouverte sur tout le réel, peut s'intéresser tant à l'attitude
religieuse qu'à ses objets. Mais on comprend aussi que dans l'étude
d'une religion déterminée, telle que la religion chrétienne, la
philosophie rencontre des limites : elle est abstraite, elle envisage la
religion du seul point de vue de la raison, elle n'explicitera donc
jamais exhaustivement une religion déterminée ; comme abstraire
n'est pas nier ce dont on fait abstraction, elle se gardera de rejeter
ce qu'elle est contrainte de négliger ou, comme on dit d'habitude,
ce qui demeure « impénétrable à la raison ».
De fait, nous l'avons vu, saint Thomas analyse rationnellement
Y attitude de foi ; il en distingue les trois composantes : l'acte intel"
lectuel (qui est la composante caractéristique, celle qui détermine le
genre d'actes auquel appartient la foi), l'intervention de la volonté
libre, l'aide surnaturelle de la grâce de Dieu. Quant aux objets
révélés dans l'attitude de foi, rappelons que pour saint Thomas la
foi est originale, non en ce qu'elle dévoilerait une signification
spécifique des énoncés de foi, mais en ce qu'elle comporte une adhésion
Saint Thomas et la philosophie de la religion 77

à la vérité de ces énoncés. Aussi saint Thomas examine-t-il en toute


autonomie la rationalité ou la crédibilité des significations religieuses,
mais jamais il ne s'institue juge de la vérité propre de la foi, ni pour
la contester, ni pour la confirmer ; cette vérité, corrélat de l'attitude
de foi, relève d'un autre ordre, qui échappe à la raison ; la raison
philosophique ne s'incline que devant l'évidence : les énoncés
inévidents de la foi ne peuvent obtenir son adhésion. Parce que
rationnelle, la philosophie de la religion fait nécessairement abstraction de
la vérité de la foi.
Si, à la différence du thomisme, tant de philosophies de la
religion ont méconnu le christianisme, ce n'est pas parce qu'elles
l'ont étudié du point de vue de la seule raison, mais parce que, ce
faisant, elles ont prétendu le réduire à ce qu'elles en disaient ; elles
ont versé dans le rationalisme ou, comme disait Blondel, dans
l'« illusion idéaliste » ; identifiant le réel et le rationnel, elles ont
évacué le mystère religieux et en ont compromis la transcendance.

U convient de poursuivre la réflexion dans une seconde


direction. La réussite exceptionnelle du thomisme signifie-t-elle que
l'entreprise de saint Thomas est parfaite et qu'elle n'est plus
perfectible ? Ne peut-on songer à la prolonger ? Ne doit-on pas tenter,
dans un néothomisme, ce que saint Thomas n'a pu réaliser que
dans le thomisme du XIIIe siècle ?
Saint Thomas a conscience des limites de sa philosophie, mais
il n'a guère explicité les présupposés de la méthode qu'il a
effectivement employée. Sa philosophie de la religion, comme toute sa
philosophie, est essentiellement d'allure métaphysique ; ses notations
méthodologiques sont pauvres et lacunaires. Par là, elle déconcerte
bien des esprits modernes. Pour la rendre accessible à la mentalité
contemporaine, ne faudrait-il pas pour le moins développer ce qui
concerne la méthode, compléter la synthèse d'ordre métaphysique
par une épistémologie ? Comme l'épistémologie n'est pas
seulement une discipline qui précède la métaphysique, mais une
discipline qui accompagne tout l'effort philosophique et le rend critique,
ainsi la philosophie de la religion ne se réduit pas à des a praeam-
bula fidei », c'est-à-dire à ce qui précède la foi effective, elle traite
également de tous les conditionnements rationnels dont continue à
dépendre la foi déjà acquise. «
Si l'on dégageait les présupposés épistémologiques de saint
Thomas, si on les comparait à ceux qu'un certain nombre de philo-
78 Georges Van Riei

sophes admettent aujourd'hui, on verrait mieux l'intérêt, mais aussi


la difficulté, d'une étude proprement philosophique de la religion.
On en verrait mieux l'intérêt. La « philosophie de la religion
en général » que l'on peut effectivement trouver chez saint Thomas
possède les mêmes qualités et mérite d'être appréciée au même titre
que les autres parties de sa philosophie, telles par exemple que sa
morale ou sa psychologie. Mais, il faut le concéder, sa « philosophie
du christianisme », qu'on obtient en lisant sa « théologie » sans
poser l'acte de foi, paraît une entreprise bien artificielle. Cette
différence tient à ce que l'idéal de la connaissance valable auquel il faut
se référer pour les comprendre l'une et l'autre, est l'idéal auquel
saint Thomas lui-même s'est référé, à savoir la notion aristotélicienne
de la science. Pour saint Thomas comme pour Aristote, il n'y a
science que de l'universel et du nécessaire ; le singulier, le
contingent, l'historique, comme tels, échappent à la science. La «
philosophie de la religion en général » concerne les structures nécessaires
des rapports entre l'homme et Dieu ; elle atteint des vérités ; elle
réalise pleinement la notion de science. Mais la « philosophie de la
religion chrétienne » n'est qu'imparfaitement une science ; elle
cherche l'intelligibilité des mystères chrétiens qui paraissent, quoad
nos, contingents, du moins en ce sens que la connaissance que nous
en prenons nous a été communiquée gratuitement, par révélation
historique. Aussi, l'entreprise philosophique consiste ici simplement
à rendre plus intelligibles des significations, après avoir fait
abstraction de leur valeur réelle. Comment échapper à l'impression que
pareille entreprise est artificielle, qu'elle se ramène à une sorte de
travail logique exercé sur des définitions purement nominales ? Sans
la foi, qui en l'occurrence permet seule d'atteindre le réel, dépasse-
t-on le verbalisme ? Mais avec la foi, on sort des limites de la
philosophie.
Par ailleurs, si l'on prend isolément ce travail rationnel, il ne
semble pas comporter de difficulté notable. L'affirmation
fondamentale qui le rend possible (comme elle rend possible la théologie dont
il n'est qu'un aspect) était, on s'en souvient, que les significations
religieuses sont accessibles à l'intelligence naturelle, ce qui revient
finalement à dire qu'elles ne diffèrent pas spécifiquement des
significations profanes. On comprend dès lors qu'on ne rencontre pas de
difficulté particulière à en faire l'objet d'une recherche rationnelle.
Une épistémologie plus élaborée permettrait aujourd'hui
d'apprécier autrement la philosophie de la religion. On ne se référerait
Saint Thomas et la philosophie de la religion 79

plus à la notion aristotélicienne de la science, car s'il y a une notion


que l'on a sans cesse remise en question depuis le XIIIe siècle, c'est
assurément celle-là ; elle est au centre des réflexions de Descartes,
Bacon, Kant, Hegel, et plus près de nous, de Husserl et des phé-
noménologues. Pour nous en tenir à ces derniers, si l'on peut dire
que chez eux le but de la philosophie demeure la recherche des
essences, il faut ajouter que la méthode employée pour les découvrir
est neuve : <la raison phénoménologique n'est ni réaliste, ni
abstractive ; elle se propose d'atteindre les essences à partir du concret
vécu, à partir de la culture et de l'histoire. Aussi, en
phénoménologie, l'étude de la religion en général et l'étude d'une religion
particulière ne se distinguent plus comme dans la perspective
thomiste ; la première n'est pas plus « scientifique » que la seconde ;
elle ne la précède pas de droit, au contraire, elle se situe dans le
prolongement de la seconde ; on commencera par une description
des attitudes religieuses concrètes et de leurs corrélats objectifs, on
aboutira à une saisie de l'essence de la religion et, en conséquence,
on portera un jugement de valeur sur la religion.
En ce qui concerne le christianisme, la première étape de la
recherche sera une simple description phénoménologique de la
religion chrétienne. Elle se fera dans une attitude qui n'est pas sans
analogie avec celle que nous avons cru pouvoir discerner dans la
(( philosophie du christianisme » de saint Thomas. On décrira le
christianisme « tel qu'il se donne aux yeux du croyant » ; on
négligera l'adhésion que comporte la foi effective ; en langage
phénoménologique, on dira qu'il faut pratiquer la a réduction » à l'égard
du caractère « doxique » de la foi. Mais, — et ceci est capital, —
en faisant abstraction de la foi, on ne craint pas de ne plus trouver
que des essences irréelles ou de pures définitions nominales ; on est
convaincu que les essences « réduites » demeurent religieuses, phé-
noménologiquement distinctes des essences profanes. Sur ce point,
on rejoint en quelque sorte la thèse protestante ainsi que l'affirmation
fondamentale de la « théologie du lumen fidei », sauf à préciser que
l'on garde, quant aux significations religieuses, le bénéfice de la foi
effective par une « répétition en imagination et sympathie », en
éprouvant l'objet religieux « sur un mode neutralisé, sur le mode du
comme si » '.

<"> P. RlCŒUR, Philosophie de la volonté, t. II, vol. 2. Paria, I960. p. 25. Ce


8Û Georges Van Riet

Du fait que les significations religieuses sont respectées dans


leur spécificité, on voit l'intérêt que présente une étude proprement
philosophique du christianisme. Mais on en pressent aussi la
difficulté. Car la description phénoménologique ne constituait encore
qu'une première étape ; on s'y abstenait de juger : on y décrivait la
signification de la religion telle qu'elle est vécue par le croyant.
Mais, dans une seconde étape, il s'agit de dégager l'essence de la
religion et de se prononcer sur sa valeur. Or c'est ici que l'on
rencontre le vrai problème.
Notre propos n'est pas d'indiquer les diverses manières dont les
philosophies de la religion s'efforcent aujourd'hui de résoudre ce
problème. Signalons cependant d'un mot l'orientation prise par
deux auteurs contemporains, choisis parmi les plus marquants ; par
comparaison, nous situerons mieux l'œuvre de saint Thomas et nous
verrons mieux de quels éléments nouveaux on pourrait
éventuellement l'enrichir. Nous songeons à H. Duméry et à P. Ricœur.
Henry Duméry s'occupe explicitement de la religion chrétienne.
11 dénie à la philosophie le droit de se prononcer sur la vérité des
énoncés de foi, mais il veut comprendre en philosophe leur
signification. D'après lui, au lieu d'effectuer, à la manière de saint
Thomas, une « critique métaphysique » des dogmes qui rechercherait
leur intelligibilité intrinsèque ou leur insertion possible dans un
système de l'être, il faut plutôt en faire une « critique épistémolo-
gique » qui dévoilerait leur sens en retraçant leur genèse
intentionnelle. La philosophie considère les objets religieux en tant qu'ils sont
l'objet d'actes religieux ; lorsqu'elle se propose de rendre intelligibles
les dogmes constitués (tels que les comprend l'Eglise), elle les prend,
non comme le point de départ d'une spéculation métaphysique,
mais comme le point d'arrivée d'un cheminement de la conscience
religieuse. Par là, on entend respecter plus que ne l'a fait saint
Thomas la spécificité des significations religieuses, et en même temps
on soumet à un examen critique la notion de révélation, notion
capitale, que saint Thomas n'a guère envisagée <37).
Quant à Paul Ricœur, bien qu'il n'ait pas élaboré lui-même une
philosophie de la religion, il nous a livré des enseignements précieux

que l'on perd, en négligeant la foi, c'est la portée réelle ou le « poids


ontologique » des significations religieuses {ibid., p. 257).
'"' H. DUMÉRY, Philosophie de la religion. Essai sur la signification du
christianisme, Paris, 1957.
Saint Thomas et la philosophie de la religion 81

sur la méthode qu'on pourrait y employer. D'après lui, l'abstraction


de la foi ne nous laisse pas en présence de simples définitions
nominales qui, en tant que nominales, paraissent appauvries et plutôt
vides ; elle nous laisse devant un langage « symbolique », qui
constitue un ensemble d'expressions remarquablement riches, un «
langage plein ». Le texte sacré n'est plus considéré formellement
comme porteur d'une vérité divinement révélée ou comme Parole de
Dieu, mais comme un discours humain révélant ou révélateur. A ce
titre, il peut et doit être repris par le philosophe. Le rendre
intelligible, ce n'est pas l'éclairer par dés pensées profanes, c'est au
contraire se laisser éclairer par lui, c'est alimenter par le pouvoir
révélant des symboles une pensée philosophique rigoureuse. « Le
symbole donne à penser » ; « le symbole donne ; je ne pose pas le
sens, c'est lui qui donne le sens ; mais ce qu'il donne, c'est 'à
penser', de quoi penser » <38>. Si tout est déjà dit en énigme, tout
doit être redit dans la dimension du penser.
Ces allusions à des travaux contemporains sont trop brèves pour
être vraiment suggestives. Puissent-elles du moins faire entrevoir
qu'une immense tâche est encore à réaliser si l'on veut demeurer
fidèle à l'esprit du thomisme et rendre féconde son exceptionnelle
réussite. En tirant parti de tout ce qui a été dit de vrai, en s inspirant
d'une tradition séculaire comme aussi de tentatives plus récentes,
on pourrait peut-être constituer une philosophie de la religion qui
réponde, selon les exigences d'aujourd'hui, à ce qu'on attend d'elle :
clarifier la signification de la religion en général, de la religion
chrétienne en particulier, l'apprécier du point de vue de la raison, sans
pour autant la dissoudre ou en nier l'irréductible originalité.

Georges Van Riet.


Louvain»

'"' P. RlCŒUR, Herméneutique des symboles et réflexion philosophique, dan»


// problema délia demitizzazione (Archivio di Filosofia), Padova, 1961, p. 52.

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