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Le Globe.

Revue genevoise de
géographie

L'Afrique noire devant notre civilisation


Jean Rusillon

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Rusillon Jean. L'Afrique noire devant notre civilisation. In: Le Globe. Revue genevoise de géographie, tome 91, 1952. pp. 1-21;

doi : https://doi.org/10.3406/globe.1952.3347

https://www.persee.fr/doc/globe_0398-3412_1952_num_91_1_3347

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A-

MÉMOIRES

L'AFRIQUE NOIRE

DEVANT NOTRE CIVILISATION


PAR
«Jean RI SILLON
MISSIONNAIRE

Jusqu'à ces toutes dernières années on a pensé que les


noirs vivaient au jour le jour, en se laissant aller dans une
sorte d'incohérence aux mouvements de leur être intérieur et
aux circonstances du moment. On les considérait comme des
êtres inférieurs ; mais nous sommes arrivés à une étape de
notre histoire dans laquelle nous osons affirmer les limites
de notre connaissance sur la réalité totale de l'homme. Les
littérateurs, comme les psychologues, parlent de Fhomme cet
inconnu. Il nous est donc permis d'étudier cet homme, sur
quelle terre qu'il vive, quelle que soit sa race et quelles que
soient les manifestations extérieures de sa pensée.
Notre siècle est un siècle de recherches de la connaissance
plus profonde de l'homme, parce que nous avons découvert
en entrant davantage en contact avec les différents
continents qu'il existait un certain nombre de constantes dans les
races humaines.
2 MÉMOIRES
Les contacts toujours plus approfondis, les brassages de
populations, les responsabilités communes, la solidarité qui
de plus en plus nous lient, nous ont obligés de penser
davantage à la vie humaine. Ils nous ont permis d'affirmer que les
civilisations diverses qui se sont succédé ne représentent
pas un effort terminé, qu'elles ont eu une action les unes sur
les autres, qu'elles ont conduit malgré tout les générations
d'hommes vers une évolution différente, sans doute, mais
qu'il reste en elles toutes, des traces de l'homme primitif que
nous avions cru à jamais disparu, tout au moins dans notre
civilisation occidentale.
Nous croyons désormais que, quel que soit l'homme, quelle
que soit sa civilisation, son action représente toujours et
partout la manifestation visible de sa pensée profonde, d'une
valeur morale, psychologique, philosophique et même
métaphysique.
Pendant plusieurs siècles, nous avons regardé l'Afrique et
les manifestations extérieures et visibles de la race noire.
Nous avons porté des jugements de valeur ; je devrais plutôt
dire de non- valeur ; parce que nous jugions toutes choses
selon nos méthodes et selon le rythme de nos propres pensées.
Nous sommes restés subjectifs. Pouvions-nous faire
autrement? Mais parce que nous sommes justement restés trop
subjectifs, nous nous sommes trompés. Nous sommes partis
des prémisses de notre foi dans la supériorité indiscutable de
notre civilisation, pensant que les autres hommes devaient
arriver à nous comprendre et à accepter les apports de
notre connaissance. Quand nous rencontrions des hommes de
couleur, nous nous imaginions que seule notre présence
devait suffire à leur faire saisir tout ce qu'ils pourraient
acquérir de supériorité et de bien-être, donc de bonheur.
Nous ne considérions alors ni leurs concepts, ni leur
explication des phénomènes de la vie. Peut-être cette attitude
nous a-t-elle trop longtemps aveuglés et c'est la raison pour
laquelle pendant tout le XIXe siècle, nous n'avons pas hésité
l'afrique noire devant notre civilisation 3
à nous imposer. Nous avons peu pensé notre activité. Nous
n'en avions pas le temps. Nous avons été de l'avant et,
entraînés par notre propre génie d'invention et nos découvertes
scientifiques, nous avons manifesté notre action sans plus
nous arrêter jusqu'au moment où nous avons senti une réelle
résistance, une forme d'esprit de révolte. Nous commençons
toutefois de comprendre que l'homme moderne est aux prises
avec l'évolution scientifique et qu'il est en face d'un véritable
drame ; s'il y a drame dans notre propre monde, en face de
notre propre civilisation, comment n'y en aurait-il pas un
pour le monde de l'Afrique noire ?
Certes, il y en a un et pour le bien comprendre il nous
faut étudier la mentalité de l'homme africain.
Mon propos sera donc d'essayer de camper devant vous cet
Africain, tel que nous le connaissons, et de chercher à
analyser les problèmes que soulève le choc de contact de sa
civilisation, qui semble aujourd'hui disparaître, et la nôtre. De
montrer qu'au sein du développement général du monde
entier, provoqué par la connaissance, l'élite africaine avant
d'arriver à une véritable compréhension ne peut que passer
par le désespoir ou la révolte.
Les journaux nous apportent chaque jour des récits de
conflits entre blancs et noirs. Nous finissons par prendre
parti, sans vraiment saisir le fond du problème. Nous
parlons colonialisme, nationalisme, ségrégation, sans toujours
connaître les raisons réelles de tous ces mouvements. Nous
jugeons trop de la situation actuelle, en partant de la
position de l'Européen en terre africaine. Nous pensons à tout le
travail accompli, aux routes, aux hôpitaux, à l'hygiène, à
l'instruction, aux services sociaux, aux transformations
économiques extraordinaires de régions entières. Nous pensons
bien-être, richesses, production, et nous oublions trop que le
fond du problème est autre que le bien-être ; il est une affaire
d'attitude entre deux races. Cette attitude, c'est le fait
colonial et c'est de ce fait que nous prenons parti.
4 MÉMOIRES

.
Trop d'entre nous vivent de théories et connaissent peu les
réactions, les raisons des antagonismes, ne savent pas
pourquoi ces réactions sont nées et je pense non seulement aux
réactions des noirs, mais aussi à celles des blancs.
Je ne puis pas, dans les quelques données que j'apporterai
ici, faire le tour du problème, mais je voudrais essayer (en
faisant de la géographie humaine), de penser ce qui a créé
la tension et pourquoi nous sommes à ce que j'appellerai :
« la période cruciale de l'évolution de l'Afrique noire ».
Deux civilisations étaient en présence : la nôtre — que
vous connaissez - — et la civilisation africaine trop longtemps
ignorée, nous la considérions comme un mode de vie non
pensé et non comme une civilisation. Nous avons cru
l'Afrique inorganisée, vivant dans l'anarchie la plus totale et
l'Africain se laissant aller aux mouvements intérieurs de
chaque individu. Nous considérions cet individu comme un être
rudimentaire, mais, heureusement, depuis le siècle dernier,
les voyageurs, les administrateurs, les ethnologues, les
colons de tous titres, les missionnaires ont publié des travaux.
J. Fraser dans « Le rameau d'or » , Leroy et Trilles dans
leurs études spéciales, Junod dans « Les mœurs et coutumes
des Bantous », Durkeim et Lévy-Briihl dans leurs fortes
études sur la mentalité primitive, Schmitt et les Labouret, De-
lafosse, Yves Nicole, Griaule, tous ceux innombrables que
nous ne pouvons citer, ont placé devant nous une
documentation qui nous permet de faire une synthèse et nous offre tous
les éléments pour découvrir les raisons profondes
d'incompréhension réelle entre la forme de pensée des races
africaines et la nôtre, entre les concepts qui ont formé leur
structure mentale et ceux qui ont formé la nôtre en même temps
que les incompatibilités de notre vie commune. Nous osons
aujourd'hui affirmer, sans hésitation, toutes nos études
et nos observations nous y autorisent, que les diverses
formes de la pensée, les attitudes des hommes en face de
leur destinée, les différents rythmes de l'existence, ne
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s'amalgament pas forcément dans le cœur et l'esprit de
tous les hommes.
De même que le sang de deux organismes, les pensées,
les sentiments de deux civilisations peuvent être
incompatibles et nous pouvons dire que la détresse mortelle des peuples
de couleur qui les pousse aux pires extrémités, vient
justement de ce que notre civilisation les a atteints.
Il est certain que les pensées, les émotions qui ont formé
notre culture, ont déterminé en Afrique noire un choc
destructeur des structures établies. Trop de gens s'étaient
imaginé que par notre civilisation nous leur apportions la
connaissance, une morale supérieure. En jetant un regard
superficiel sur le monde extérieur, nous considérions leur
manière d'être comme dégradée, dégradante, cruelle, en un
mot : sauvage. Nous ne nous rendions pas compte que ce
monde contenait un mode de vie solide et absolument
logique, qu'il correspondait à un ordre et maintenait au
contraire la société dans une pensée cohérente. Les tribus
africaines privées de la contrainte de la loi, de la puissance de
leurs tabous, se sont trouvées dans une situation tragique,
car adhérer à notre système de vie c'était l'effondrement de
tout le système qui tenait lieu à l'individu de discipline
intérieure. Sa société le portait, le dirigeait ; sa collectivité était
sa forme de personnalité. ï^n face de nous, la société s'est
désagrégée, l'individu restait seul, déraciné, perdu.
En pensant l'Afrique moderne, nous nous imaginons trop
que l'Afrique tout entière vit au rythme des grands ports ou
des régions industrialisées. Il suffit de parcourir le continent
noir pour se rendre compte que la plus grande partie de cet
immense territoire vit encore sa vie d'antan et reste sous
l'influence de la pensée construite par son passé. Et c'est de
là que vient tout le drame.
Prenons une tribu, celle, par exemple, des Longahé, qui
vit à quelque cent vingt kilomètres du grand port de Douala
(Cameroun). Cette tribu était en 1927 encore dirigée par un
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grand chef. Ce chef était alors un vrai potentat, dont
l'autorité était indiscutée et indiscutable. Il était lui-même sous
l'emprise des croyances dictées par la coutume, répétées de
génération en génération selon la tradition orale, pieusement
respectée et immuablement enseignée à tous les membres de
la tribu dans l'école d'initiation. Le chef, comme tout son
peuple, ne doutait pas de la vérité totale de ses croyances
exprimées par une attitude de vie et, c'est là ce qu'il nous
faut surtout retenir, par des expressions sensibles, visibles,
par des manifestations matérielles de toute la pensée. Pas
un objet qui ne fût dans sa forme et dans son contenu,
élaboré, fabriqué selon une notion philosophique d'existence.
Les cases du village étaient construites sans fenêtres, afin
de préserver les habitants des mauvais esprits. Nous, nous
aurions plutôt pensé que c'était simplement une protection
contre les animaux sauvages ; mais les habitants du pays
eux pensaient que les animaux sauvages étaient des
incarnations des esprits divers qui rôdaient dans la nature.
L'entrée du village était comme obstruée par une case ~
appelée le corps de garde — contenant un grand tambour
de bois. Ce tambour était un tambour d'appel. Chacun l'écou-
tait avec attention, car le tambour connaît le chemin de tous
les cœurs ; avant de l'installer dans la case de garde, il avait
été oint avec de l'huile préparée avec de la graisse de
léopard, dans laquelle on avait introduit de la poudre faite avec
le bec du toucan, sorte d'oiseau-trompette et le larynx d'un
chimpanzé. C'est la raison pour laquelle il pouvait avoir des
intonations de voix humaines .
Derrière le corps de garde, on avait planté une grande
euphorbe, qui connaissait la vérité des actes cachés de
l'homme. Sa sève était un poison, dont le devin se servait
pour ses grandes ordalies.
Sur le chemin, des calebasses fichées en terre étaient
censées elles aussi éloigner les mauvais esprits. Elles
contenaient de l'huile, des écorces, des œufs, de la terre du tumu-
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lus de la tombe d'un ancêtre, des poils, des os, des cheveux
humains ; partout des cornes contenant elles aussi huile,
terre, écorces ; car la seule présence de ces objets avait une
influence sur tous les actes des hommes. L'huile était
extraite des plantes ; la graisse provenait des animaux et elles
contenaient, l'une et l'autre, puissance de vie. La terre de
la tombe, elle, contenait comme une parcelle de l'ancêtre.
L'œuf était lui aussi une puissance de vie. Toutes ces
matières devaient donner à l'homme les vertus que possédaient
les plantes, les arbres, les animaux ou les hommes desquels
elles provenaient.
Chaque habitant portait sur lui nombre d'objets fétiches,
bracelets de cuivre, de bois, d'ivoire, poils de queue
d'éléphant, petits sachets contenant des moustaches de léopard,
des griffes, des cheveux humains ; autant de manifestations
de puissance de vie qui préservaient l'homme de tout danger
et de la mort, ou éloignaient les esprits étrangers.
Tous ces fétiches avaient un pouvoir mécanique, une vertu
bienfaisante ou malfaisante. La vie, donc, de tous ces êtres,
était dominée par la notion de puissance de la magie, qui
exerce sur chaque individu une influence quasi définitive.
Si nous suivons la vie de cet individu, que verrons-nous ?
Tout d'abord, qu'à la naissance de l'enfant on lui donnera un
nom : le nom de la tribu, nom qui le rattache à la collectivité
et qui lui permet de former un tout avec elle, et exprime son
caractère, le rattache au passé, au présent et à l'avenir. Nom
qui sera celui de son être intérieur et aura sur toute sa vie
une action. Après l'école d'initiation, il recevra un second
nom, qui représentera pour lui la possession de l'esprit dont
il est habité, nom auquel on ajoutera un surnom rappelant
une circonstance particulière de l'époque de son initiation.
Le premier nom ne représentera jamais l'individu isolé, une
substance indépendante, mais les liens aux autres membre du
clan, afin qu'il soit le chaînon vivant, actif de la tribu tout
entière, nom qui le rattache à l'ancêtre et soutient la lignée
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de sa descendance, manifeste qu'il est un individu clanique,
une interdépendance. Tout nouveau-né porte donc le nom
déjà porté par l'ancêtre — on dit volontiers à la mère, par
exemple, tu as enfanté notre grand-père, notre oncle, notre
cousin — on dit : tel esprit nous est né, tel trépassé nous
est rendu — il ne s'agit pas là de métempsycose, car
l'ancêtre continue d'être dans l'invisible, mais peut être plusieurs
fois visible dans la tribu. Le nouveau-né ne s'identifie pas à
l'ancêtre, il ne met pas fin au « mort-esprit », qui lui reste
dans le monde des morts. Dans cette forme de duplicité
d'existence il est le protecteur inséparable de son homonyme.
C'est en fait l'ancêtre qui veut avoir une influence visible, un
dédoublement de son action.
C'est le devin qui découvre en questionnant la mère à la
naissance de son enfant ce qu'ont été ses pensées, ses songes,
les appels des esprits, alors qu'elle attendait son nouveau-né.
L'entant est donc déjà l'homme : la force vitale de l'ancêtre,
qui lui est le dispensateur de la force enfant constitutive, de
la vie du nouveau-né. Cette force constitutive, portée par le
nom, est son souffle, son corps en même temps que son ombre.
Il faut savoir cela pour comprendre ce qui va se passer
quand nous arriverons avec notre civilisation, toute basée sur
l'action personnelle de l'individu et de l'indépendance de sa
volonté.
Chacune des périodes de la vie de l'enfant sera marquée
de cérémonies religieuses. Jusqu'à l'âge de 7 ans, il vivra,
le garçon chez les hommes, la fillette chez les femmes, et
seront tous poussés à imiter la vie de leurs aînés. A 7 ans, le
garçon, comme la fillette, entrera à l'école d'initiation, sorte
de cours dans lesquels les jeunes sont formés à la souffrance
et à la connaissance des tabous : obligations, interdictions, de
la vie morale et de la vie sociale. Puis viendra, pour les uns
comme pour les autres, le mariage et toutes les cérémonies
qu'il comporte : actes sacrés, actes profanes, qui les lient au
clan dans lequel ils vont vivre leur vie d'adultes. Le dernier
l'afrique noire devant notre civilisation 9
acte de l'école d'initiation représente toutes les formes de
l'acte sexuel, accompagné de danses, de chants de
battements de tambours et de mains ; et enfin d'actes sacrificiels
dans lesquels il y a absorption du sang, pour les fillettes, de
la matrone, pour les jeunes gens de celui d'un chef ou d'un
membre du conseil de la tribu (anthropophagie sacrée). Dès
lors, toute l'activité de l'individu représentera l'action
collective de la famille et sera constamment publique. Il n'existe
pas de vie intime.
L'homme débroussera les terres, la femme les labourera,
les cultivera, sèmera à la lune croissante, et n'ira arracher
le produit de son travail qu'au moment de la lune
décroissante. C'est elle qui travaillera dans les champs, car elle
seule en a le droit, puisque — dit la tradition — elle seule
peut être mère et porter en elle puissance de vie. Tout ce
qu'elle touche sera comme fécondé par sa propre puissance.
La femme stérile, elle, sera écartée de toute activité
agricole de peur de contaminer les champs de son impuissance.
L'homme, lui, ira à la pêche, à la chasse, fera la guerre
et exercera toutes les professions que nous appelons chez
nous libérales : chef politique, médecin, juriste, devin, féti-
cheur, conteur, poète ; c'est lui qui exécutera toutes les
cérémonies dictées par la tradition, afin d'éviter les catastrophes
naturelles, incendies de forêt, inondations, épidémies.
Pendant toutes ces cérémonies, il parlera beaucoup, car le mot a
une action mécanique sur les événements : imprécations,
injures, insultes, dithyrambes, tout est mêlé.
Le domaine dans lequel la pensée des Bantous joue un rôle
déterminant, est celui de la jurisprudence et de Ja médecine.
Je devrais dire plutôt de la jurisprudence dans la médecine,
car on ne donne jamais de soins à un malade sans que le
tribunal joue son rôle. Dans cette pensée, on ne peut être
malade sans qu'il y ait une raison psychique. Tout individu
atteint l'est parce qu'il est possédé d'un mauvais esprit, pour
avoir désobéi à un tabou ou à un ordre du droit coutumier.
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On ne pourra donc le traiter qu'après l'avoir jugé. Mais les
propriétés thérapeutiques des plantes, des écorces ou des
fleurs, n'ont de valeur active que parce qu'elles sont comme
habitées de la force vive qu'y introduit l'ancêtre invisible.
C'est pourquoi les infusions ne seront jamais administrées
seules, mais toujours mêlées à de la sève de palmier (vin de
palme), à quelques parcelles de terre provenant de l'autel
de l'ancêtre, d'un œuf mêlé souvent de débris calcinés, de
plumes, de poils, de griffes ou de parties d'organes humains.
Les médicaments ne seront distribués au malade, que lorsque
le devin aura réussi à obtenir du patient des détails sur son
activité et sa pensée avant d'être atteint et l'avoir obligé
ensuite d'exécuter tous les actes dictés par le féticheur. Scènes
de purification et de rachat (nous dirions, nous : faire la
médecine de la personne). Et avoir exigé ensuite qu'il se couvre
de fétiches, spécialement fabriqués pour son cas, en grand
secret, dans la société d'hommes- léopards ou d'hommes-
crocodiles.
Chacun pense dans la tribu que les fétiches agissent sur le
patient, lui portent bonheur, ou éloignent de lui toute
affection néfaste venue du dehors comme du dedans. Il y a des
fétiches pour toutes les circonstances de la vie : la chasse, la
pêche, la guerre, le voyage, la culture, toutes les formes
diverses de l'artisanat. Tous les membres de la tribu
ont une foi absolue dans l'efficacité de leurs fétiches. Ils
ont trop de preuves de leur puissance. S'il arrive
quelque malheur, ce n'est pas que leurs fétiches étaient
inefficaces, c'est que les fétiches de leurs ennemis étaient plus
efficaces.
La magie n'a donc pas seulement un rôle passif, mais un
rôle actif. Le fétiche porte en lui une forme de mouvement,
de force vitale. Il ne faut pas seulement porter le fétiche, il
faut aussi exercer certaines cérémonies, danser, taper le
tam-tam, chacun étant convaincu que tout ce rythme, tout ce
bruit est un mouvement qui crée une ambiance se répercu-
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tant tout autour de lui et fait vibrer physiquement
l'atmosphère d'une agitation remplie d'influences.
Il va sans dire que cette action est strictement limitée à
la puissance tribale. Elle agit sur la personne clanique en
même temps que sur la collectivité de la famille, du village
et toute action qui viendrait du dehors serait néfaste à la
personne et à la collectivité tout entière. Toute activité avec
l'étranger est donc bannie de la société primitive. Nous avons
affaire à une forme de totalitarisme tribal, à un collectivisme
restreint à la famille d'un chef donné.
Résumons donc tous ces actes et disons : toutes les notions
humaines de la vie sociale sont inspirées par une pensée de
présence de l'esprit des ancêtres, d'une force que donne toute
la création à laquelle il faut participer. Vivre est un acte
de participation avec la nature. Dans le domaine de la vie
on ne distingue que deux catégories : le bon et le mauvais.
Est bon ce qui donne force et vie à la tribu et à l'individu ;
est mauvais tout ce qui détruit la force de la tribu.
Et maintenant; expliquons le système qui domine la
mentalité de nos Bantous. Tout le comportement de chaque être
repose sur un concept de principe.
Nous ne pouvons pas attendre de chacun qu'il puisse
donner une explication aux phénomènes que nous étudions. Ce
ne sont que les agissements des maîtres, des représentants
politiques, des chefs religieux et des gardiens de la tradition
qui nous permettent une conclusion. Chaque individu semble
incapable de dire le pourquoi de telle coutume ou de tel rite.
Il semble n'avoir ni théorie, ni doctrine. Une seule chose
importe, c'est l'accomplissement de certains actes
traditionnels, le contact gardé avec le passé, avec l'ancêtre. Et
pourquoi cela ? Parce que justement il est persuadé que ce passé
représente une action continue qu'il ne faut pas rompre et
c'est là l'élément principal de son système.
Les Bantous voient dans l'homme la force vivante, l'être
qui possède la seule vie vraie, pleine et complète. L'homme
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est la force suprême, la plus puissante parmi les êtres créés.
Mais cette force vitale homme domine tout, intègre tout :
animaux, plantes, minéraux, terre, eau, ciel, soleil, lumière.
Tout ce qui est créé est peuplé de la force homme et pour le
bien même de l'homme. A quoi pourrait bien servir le monde
si ce n'est à la force de l'homme ! L'homme est donc la force
dominante ; mais cette force — et c'est là que nous avons
de la peine à comprendre — consiste à la participation de la
force du grand tout. Le grand tout a une force existentielle
en soi. Il est la cause de tout, cause créatrice, et l'homme
est donc une partie de cette force créatrice donnée par la
nature et lui fournit tout, L'homme est une force contingente,
vivante, visible, de toute la force invisible que la création
contient. L'homme visible, par son action, augmente la force
vitale, la force causale, qui devient une force créatrice. Son
rôle est de posséder cette force créatrice et de la dominer.
L'homme doit donc s'astreindre à la connaissance de la force
naturelle par le moyen des lois que lui donne la tradition
dans son école d'initiation. Il faut qu'il possède ces forces
du dehors et qu'il les intègre à sa vie. La vraie sagesse
consiste à s'intégrer à la nature dans son sens le plus absolu.
Cette force diminue si l'homme ne reste pas en contact avec
la nature elle-même, et tout particulièrement avec les
trépassés qui parcourent cette nature, ou elle s'affaiblit si on ne
reste pas en contact avec le passé qui donne toute la
puissance de la tradition. Le passé est l'unité de la puissance
vitale. Chaque homme doit donc être en relation avec la
création, ce qui veut dire avec ses ascendants, ses frères
de clans dans le passé, sa famille dans le présent et avec tous
ses descendants, car ensemble ils forment le grand tout, la
force vitale. De là toute une terminologie qui nous semble au
premier abord absurde, car elle nous donne l'impression que
l'homme vit hors du temps, hors de l'espace. Comment serait-
ce autrement puisque l'homme est en relation ontologique
avec son patrimoine. Le patrimoine ne connaît pas le temps,
L' AFRIQUE NOIRE DEVANT NOTRE CIVILISATION 13
c'est pourquoi nous entendons facilement cette expression :
le passé est aujourd'hui, le présent est demain, le demain
peut être hier, puisque, après tout, la force vitale est de
toujours. Tout ce que la nature produit, tout ce que l'homme
produit n'est jamais qu'une partie de sa force et par
contraste alors, tout ce qui ne produit pas est une non-force.
Chaque individu croit à tout cela, mais il le croit
collectivement et s'il n'y croyait pas, alors il serait mort de cette mort
à laquelle il se refuse de penser, car il ne participerait plus
à la force créatrice du grand tout.
Dans une conception comme celle-là, le faible ne doit pas
vivre, le non-créateur ne peut être, car il est déjà comme
inexistant puisqu'il ne peut créer. Toute la forme de
l'organisation sociale, de la famille, du baptême du nouveau-né,
des cérémonies du mariage et de la conception même de la
tribu le prouve. Le faible est un fautif vis-à-vis de la
puissance collective ; on l'abandonne, il n'a pas de sépulture
dans l'enclos du village, car bien que relié au fil de la vie
tribale, il l'a rompu parce que possédé par une puissance de
non-création. En fait, on ne peut devenir, on est ou on n'est
pas. Pas de catégories, mais des qualités de vie, des qualités
essentielles ; on est chef, on est devin, on est médecin,
chasseur, pêcheur, artisan, par hérédité. On possède en soi la
force-chef, devin-médecin, etc., par droit de succession.
Pour chaque dénomination il s'agit bien d'une possession de
puissance ; théorie de possession qui peut être constructive
ou destructive. Le vivant est entre l'ancêtre et le descendant,
mais une partie des deux. Le changement de l'enfant à l'être
adulte vient de ce qu'il se réveille à sa conscience de vivant
par une possession intime de sa qualité d'homme, par
l'initiation, par l'anthropophagie et dans l'action de la structure
sociale. Il ne peut donc jamais avoir l'impression de la
solitude ; il n'est pas un solitaire, un individu. Il est toujours
les autres. On conçoit alors que notre terminologie ne peut
en aucune façon correspondre à sa conception de l'être. En
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dehors de ces rapports avec le tout, l'homme, pour lui, est
impensable. La volonté de l'être reste en conformité avec la
nature qui se veut visible et active dans l'homme. Ne pas
croire à cela, c'est le drame.
J'arrête là cette explication de l'homme ; effort de
synthèse, déduction de tout ce que nous avons appris de la vie
publique de ces Bantous, avec lesquels nous avons vécu tant
d'années. Cet homme n'est pas une création de mon
imagination, mais bien l'homme expliqué par sa vie, par ses
réactions dans la tribu, par sa vie sociale, sa vie culturelle et sa
vie religieuse. Déduction lente, faite de mille exemples,
regardés, étudiés avec patience et dans un effort d'objectivité.
Tout nous a été matière d'enseignement. Son silence, sa
parole, son travail, la construction de son village, de sa
maison, la façon dont il l'habite, sa manière de cultiver et tous
les actes journaliers de sou existence ; sa littérature orale,
ses fables, sa musique, son art, son organisation sociale, son
droit coutumier, la forme de ses outils, de ses objets profanes
ou sacrés, ses jeux, ses plaintes, sa religion, ses rites et ses
rythmes. Tout nous a montré les liens qui l'attachaient dans
chacun des faits de sa vie avec tout un monde qui m'était à
moi étranger, mais qui pour lui était visible, puisque tout ce
qui était manifestation de son inconscient, était pour lui
conscient, réel, vrai, naturel ; tout ce qui pour moi était
surnaturel et qui me faisait affirmer au début qu'il vivait dans un
constant surnaturel était pour lui normal.
Dans cette conception totalitaire de l'être attaché à toute
la nature et dont le principe de vie était la terre de ses
ancêtres, comment ne pas déduire à l'incompatibilité de son
raisonnement et du mien. Sa terre est vivante, elle est son
ancêtre. Et c'est la raison pour laquelle cette terre porte en elle
puissance de vie par la nourriture qu'elle donne à l'homme ;
mais elle est liée à la rivière, à la pluie, à la lumière du
soleil ; et toutes ensemble ces forces sont unes avec la tribu
dans les limites fermées, encerclées des frontières du terri-
l'Afrique noire devant notre civilisation 15
toire que la tradition lui a donnée. En dehors de la rivière,
la montagne, la forêt qui entourent son village, la tribu sait
qu'il n'y a que l'ennemi, c'est-à-dire la fin de la force tribale.
En fait, cette notion d'existence est une notion magico-tellu-
rique, qui pour nous semble incompatible avec toute activité
humaine et qui nous pousse à porter un jugement de valeur
sur les notions de travail, de la propriété et toutes les
notions morales et autres de l'Afrique primitive. C'est revenir
à l'incompatibilité. Mais, comme le dit Lévy-Brtihl, parler
d'incompatibilité, comme nous l'avons déjà fait au début de
notre exposé, n'est-ce pas soulever le grand problème de
l'identité foncière ou de la différence irréductible de la
nature humaine ? Serait-ce refuser à certaines races, plus
particulièrement à celle dont nous venons de parler, la qualité
d'homme? Non, c'est simplement affirmer, et pourquoi pas,
que les hommes ne sont pas partout semblables au point de
vue mental. Ce n'est pas contester l'identité de l'esprit
humain, mais c'est dire simplement que les fonctions
mentales ne s'exercent pas partout et toujours de la même
manière ; c'est parler de différence de structure.
Comme nous venons de le voir, les modes d'activité
dépendent plus ou moins directement du milieu physique et social,
des conceptions philosophiques et métaphysiques dans
lesquelles les individus naissent et grandissent ; des croyances
et des traditions qui leur sont imposées ou qui s'imposent à
eux ; des habitudes mentales que la formation et l'exemple
leur font contracter ; de l'ensemble des représentations et
des sentiments collectifs dont se compose l'atmosphère
spirituelle qu'ils respirent. Certes, les hommes dont nous
avons parlé possèdent les caractères essentiels de l'homme
que nous sommes et leur esprit est constitué comme
celui des autres humains, personne ne le conteste. Mais
il est évident aussi que leur activité mentale ne passe pas
par les mêmes chemins que la nôtre et qu'elle n'obéit pas
aux mêmes règles ; j'irai plus loin et je dirai que notre
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psychologie et notre logique ne sauraient suffire à en
rendre compte.
Il est certain que la mentalité des Bantous se distingue
par les caractères qui lui sont propres et c'est ce que nous
avons voulu montrer. Si nous avons vu cela, cela nous a
permis aussi de comprendre ce que nous appelons aujourd'hui
« le conflit de races ».
Qu'on me suive. Nous sommes arrivés avec notre
civilisation, avec notre dialectique cartésienne, avec nos
connaissances scientifiques, notre esprit d'invention. Les inventeurs
n'ont pas agi en fonction du groupe ou de ses suggestions et
de ses croyances, mais en vertu de leur propre spontanéité
intellectuelle. L'invention matérielle est en soi la plus pure
manifestation de l'intelligence individuelle, la propageant et
la conservant par le concours social, mais cela ne l'empêche
pas d'être une pénétration individuelle et manifeste en fin de
compte l'irréductibilité de l'esprit collectif, or le Bantou est
un esprit essentiellement collectif et a extrêmement peu
inventé.
Nous sommes venus avec notre besoin de recherche, le
Bantou se satisfait de ce que son passé lui a donné et n'a
aucun besoin d'initiatives, ce qu'il sait lui vient de la
tradition, il n'y peut rien changer. Nous sommes venus avec notre
esprit critique, lui, ne connaît pas la critique puisque tout ce
qui est ne peut être autrement.
Nous sommes venus avec la certitude de la valeur
universelle de nos concepts, avec notre sens de l'hygiène, de la
morale, avec notre tendance chrétienne du respect de
l'individu, de la valeur de la personne ; nous avions notre
conception du travail, de l'organisation sociale, d'une société
démocratique; tout, je dis bien tout, lui était étranger. Et
s'il avait pu dès l'abord, ce qu'il a fait plus tard, adopter
notre système de vivre, c'était pour lui la destruction de son
domaine intérieur ; c'était la mort, la fin de sa société, sa
fin, puisque sa société c'était lui ; cette fin contre laquelle
L' AFRIQUE NOIRE DEVANT NOTRE CIVILISATION 17
tout son passé l'avait contraint à s'insurger. Comment ne pas
comprendre sa réaction devant nous ? Et pourtant, à cause
même de sa mentalité fataliste et sans esprit critique, il
commença à nous regarder avec passivité, mais aussi avec éton-
nement, car nous lui arrivions d'ailleurs, de l'inconnu. En
nous observant pourtant, il se rendit assez vite compte que
nous nous installions sur ses terres, que nous les faisions
rendre au profit de tous, et que nous nous les approprions,
en en ruinant ainsi la valeur clanique ; que nous demandions
ses fils pour une main-d'œuvre dans un genre de travail que
la tradition interdisait et que nous les arrachions au centre
d'activité de la collectivité dans laquelle seule il pouvait
développer la force vitale de leur centre tribal.
Que nous forcions chacun peu à peu à une nouvelle
organisation familiale qui détruisait son unité interne. Que nous
l'introduisions dans des principes d'hygiène contraire à sa
conception magico-tellurique. Que nous lui faisions abattre
des forêts dans lesquelles chaque arbre avait une valeur-vie.
Que nous détournions ses rivières, utilisions la force
hydraulique et changions ainsi la frontière de leur cercle fermé.
Que nous considérions ses fétiches comme un enfantillage,
alors qu'ils étaient pour lui une force réelle. Que nous
enseignions une autre langue et par là même donnions un sens
nouveau à toute une littérature qui lui restait étrangère.
Comprenons son désarroi et, dans sa faiblesse en face de
notre force, que fût né le complexe d'infériorité. Nous
agissions sans hésitation dans une liberté totale qui le stupéfiait.
C'était pour lui un véritable drame, d'autant plus que nous
insistions toujours et partout sur la nécessité de transformer
toutes choses et cela, pensions-nous, pour son bien.
Pourtant, après nous avoir examinés avec passivité, il
s'approcha de nous comme pour saisir notre puissance. Et
sans comprendre bien ce qui le poussait, il se mit à nous
imiter et selon la conception de sa pensée, s'imagina que tout
notre comportement était un agent de notre puissance ;
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n'ayant pas changé de mentalité, crut réellement que la
connaissance pouvait avoir sur sa propre vie l'action magique
qu'elle devait avoir sur nous. Notre habillement, notre
manière de construire, notre langue, notre instruction, devaient
à ses yeux avoir une action intérieure, sur notre force-vie
clanique, mais qui nous venait de l'extérieur. Liberté,
indépendance, richesse, étaient à ses yeux un résultat magique
de notre connaissance. Il ne pouvait pas faire en quelques
années le chemin qu'une évolution de plusieurs siècles de
contacts exigeait. Il n'avait derrière lui aucun passé scientifique.
Il crut bientôt de toute sa foi, être comme nous s'il agissait
comme nous, dans une imitation totale.
Soyons justes, avons-nous été sages ? N'avons-nous pas
voulu obliger les Bantous à faire en un siècle le chemin que
nous avions mis nous-mêmes plusieurs milliers d'années à
parcourir ? Avons-nous vraiment oublié notre histoire ?
N'avons-nous pas eu nous aussi nos conceptions magiques ?
N'avons-nous pas nous aussi adoré notre terre, nos arbres,
nos montagnes ? N'avons-nous pas eu nos fétiches, notre
magie ? N'avons-nous pas eu même nos sacrifices humains ? Ne
suffit-il pas de retourner à l'histoire de l'invasion des
Barbares, d'étudier la religion des Celtes pour comprendre que
comme l'Africain d'aujourd'hui nous avions cette mentalité
primitive ? Il a fallu le contact de la pensée gréco-romaine
pour transformer en nous notre structure mentale, pour nous
orienter vers des conceptions nouvelles. Il a fallu le
Christianisme pour penser individu, personne, respect de la valeur
humaine. Nous avons eu notre moyen âge, notre pensée race
de seigneurs et race de serfs ; il a fallu la renaissance et
puis enfin toute l'exubérance du grand siècle de découvertes
et d'inventions. Pourquoi donc exigerions-nous des autres
peuples une marche plus rapide que la nôtre ? Il est vrai que
nous sommes nous-mêmes dépassés par la rapidité de notre
propre évolution; notre sens scientifique, notre culture, notre
activité industrielle, marchent à la vitesse de l'éclair et il
L' AFRIQUE NOIRE DEVANT NOTRE CIVILISATION Ï9
semble que tous les hommes, aujourd'hui, doivent aller au
rythme de notre propre activité. Il nous faut oser affirmer
que nous demandons l'impossible à l'Afrique moderne. Certes,
le Bantou est un homme et personne ne discute la chose ; il
fait partie de la race humaine ; mais, pour changer sa
structure mentale, il eût fallu le temps, de la compréhension, et
une attitude non point de dominateur, mais toute empreinte
d'une notion d'équivalence. Nous le sentons bien. Mais nous
ne sommes pas les seuls à le sentir. L'Africain depuis
quelques années le sent aussi. Une jeune élite, les évolués,
déchirée entre l'impossibilité de retourner à la discipline collective
de son passé, séparée de l'ancienne génération, vit dans une
solitude désastreuse, seule désormais en face d'un avenir
dans lequel elle voudrait pouvoir entrer dès maintenant,
assoiffée de liberté et d'indépendance, orgueilleuse des
quelques connaissances auxquelles elle a accédé et certaine de
pouvoir diriger elle-même les affaires de son pays. Elle ne
devine même pas les problèmes que cette indépendance
soulèverait. Elle ne se rend surtout pas compte de ce qu'exige de
connaissances techniques, de culture, de force de caractère,
d'évolution spirituelle, la direction du monde économique,
politique et intellectuel moderne.
Elle ne comprend pas davantage qu'elle est beaucoup trop
peu nombreuse pour pouvoir conduire seule son affaire d'une
façon sûre. Dans son sentiment d'impuissance, elle souffre de
l'injustice de sa situation et de notre incompréhension.
Pourtant, si elle ne peut faire sans nous, il est certain aussi que
nous ne pouvons faire sans elle. Cette jeunesse évoluée se
jette alors dans un nationalisme et une révolte qui ne
peuvent que la conduire à sa perte et entraver tout le
développement commencé.
Problèmes, disons-nous, car le mode de vivre de l'Afrique
d'hier, sa foi dans une mystique magique de la terre, est en
voie de disparaître, en laissant les populations désemparées,
désagrégées, démoralisées. Alors, plusieurs tendances se font
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jour parmi nous. Les uns disent : c'est la fin d'une race, un
tournant de l'histoire de l'humanité, et ils l'acceptent.
D'autres ébauchent des conceptions que nous croyons sans
solution. Une première qui dit que pour rendre l'Africain capable
de prendre sa place dans la communauté nouvelle comme
partenaire à égalité avec les citoyens nés dans une
civilisation technique, il doit être éduqué afin de jouer entièrement
le rôle que la politique et l'administration exigent dans la
région qu'il habite. Cela veut dire que sans une éducation
générale, on ne peut avoir l'assurance qu'il sera capable de
jouer le rôle qui lui sera dévolu. L'autre conception part de
l'idée que pour rendre l'Africain capable de prendre sa place
dans la communauté moderne comme partenaire à égalité
avec nous, il est nécessaire tout d'abord de faire de lui l'égal
du futur partenaire, en santé, en bien-être, en éducation
morale. Mais cette pensée procède de la conviction qu'à
moins d'un tel progrès on ne peut avoir aucune assurance
qu'il sera capable de jouer le rôle qu'on attend de lui.
C'est la quadrature du cercle, car dans les deux systèmes,
avant de donner une responsabilité à l'Africain, il faut qu'il
soit éduqué et reconnu capable.
Il faudrait pour cela avoir le temps.
L'Afrique moderne est dans les affres d'un transformisme
vraiment dramatique ; les exigences de notre civilisation vont
à une rapidité vertigineuse. Nous n'avons plus le temps de
former les masses. Certes, la lumière commençait à luire un
peu partout ; mais, devrons-nous répéter avec le publiciste
africain, qui écrivait dans le * Bantou Mirror » du 4 juillet
1951 : « L'Europe a aidé les peuples de couleur à trouver ce
dont ils avaient besoin et formé quelques conducteurs. Mais
elle est si pressée que la vitesse avec laquelle elle marche
aujourd'hui éteint peu à peu toutes les lumières qu'elle avait
allumées ».
N'est-ce pas tout simplement affirmer : on ne nous a pas
laissé le temps de passer à une nouvelle structure mentale.
l'afrique noire devant notre civilisation 21
Epoque cruciale, ai-je dit en commençant. L'élite de deux
civilisations comprend ce drame. L'élite africaine, insatisfaite,
croit pouvoir accéder à une place de direction par la
révolution. L'élite européenne se voit submergée par la puissance
de l'industrialisme. Elle n'entrevoit que deux solutions : ou
l'abandon, ou la résistance à la révolution par la force.
Nous, nous en entrevoyons une troisième. C'est celle de la
foi. C'est-à-dire celle de la communion du travail, d'un
travail commun entre noirs et blancs, dans la confiance, malgré
les aléas. C'est préparer avec eux une civilisation à la
dimension des temps nouveaux, qu'ils construiraient eux-mêmes, et
dans laquelle nous accepterions de jouer le rôle de co-équi-
piers. Leur laisser les rênes de. leur politique. Ils auraient
naturellement des méthodes très personnelles et originales.
Mais il est certain que dans ces conditions ils nous
laisseraient une liberté d'action dans le domaine technique, comme
dans celui de l'éducation, de la jeunesse intellectuelle.

L'Afrique d'aujourd'hui ne peut plus se passer de l'Europe.


Mais ia solidarité du monde que nous avons construit est telle
que nous ne pouvons pas nous passer de l'Afrique.
Puissions-nous dans la paix intérieure et la réflexion
prendre le temps de nous faire cette confiance réciproque.

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