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La géographie humaine

du monde musulman
jusqu'au milieu du 11e siècle

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ÉCOLE PRATIQUE DES HAUTES ETUDES — SORBONNE
SIXIÈME SECTION : SCIENCES ÉCONOMIQUES ET SOCIALES
CENTRE DE RECHERCHES HISTORIQUES

Civilisations et Sociétés 7

MOUTON - PARIS - LA HAYE

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ANDRÉ MIQUEL

La géographie humaine
du monde musulman
jusqu'au milieu du 11e siècle
Géographie et géographie humaine
dans la littérature arabe
des origines à 1050

MOUTON - PARIS - LA HAYE

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A MES P A R E N T S

© 1987 Mouton & C° and École pratique des Hautes Études

Première édilion 1967.

D e u x i è m e é d i t i o n 1973.

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Avertissement

Ce livre n'est pas celui qu'il aurait dû être. Ou plutôt, il vient avant celui
auquel on avait initialement pensé. Etudier les géographes arabes, dresser le
panorama de l'Orient musulman au Moyen Age, c'était là une entreprise qu'on
pouvait aborder de deux manières. En historien bien sûr : alors, il fallait
peindre, à partir de ces textes et autant qu'ils le permettaient, le tableau d'un
monde tel qu'il avait existé dans les faits. Mais l'idée était ancienne, les sentiers
déjà battus, soit qu'on ait exploité les richesses de ces œuvres pour éclairer tel ou
tel point particulier de l'histoire de l'Islam, soit que, en une visée plus ambi-
tieuse à laquelle le nom de Maurice Lombard reste attaché, on ait véritablement
voulu écrire l'histoire totale de cet Orient. Certes, il y avait, sur ce terrain
même, encore beaucoup à faire. Mais le labeur du métier d'historien, plus en-
core mon insuffisance en ce domaine, me dirigèrent ailleurs, vers des terrains
qui me paraissaient vierges. Pourquoi, me disais-je, ne pas explorer les oeuvres
de l'intérieur et, au lieu de m'essayer à dégager, à couper d'elles une réalité
objective, celle de l'histoire, pourquoi ne pas prendre ces textes comme un tout,
en les considérant comme témoins non pas tellement d'une réalité que d'une
représentation de celte réalité, en visant, en un mot, non pas le monde recréé
par notre recherche, à mille ans de distance, mais le monde senti, perçu, ima-
giné peut-être par les consciences d'alors ? Qu'était-ce que la mer, un fleuve, une
ville, l'impôt, les frontières, non pas en l'an mil, mais vus par un musulman
de l'an mil ? Plonger au-dedans des textes, participer de leur Weltan-

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VI Géographie humaine du monde musulman

schauung et, s'agissant de morts, tenter « de saisir ces nuances fugitives de leur
personnalité (qui échappent à l'analyse scientifique, mais qui reçoivent une
valeur du sentiment intuitif de la communication humaine et de l'expérience
de l'amitié) » (Lévi-Strauss), voilà qui m'apparaissait comme une entreprise
exaltante et neuve : qui valait, en tout cas, la peine d'être tentée.
Mais dangereuse aussi : car, pour essayer de comprendre ces textes de l'in-
térieur, il fallait à coup sûr leur appliquer des méthodes d'investigation
éprouvées et sérieuses, mais aussi, pour juger d'eux avec toute la sympathie
nécessaire, garder perpétuellement présents à la pensée les critères auxquels ils
se référaient, les traditions qui les modelaient, les moyens d'expression dont ils
disposaient. En un mot, l'étude des concepts, des idées, des images, supposait
qu'on eût d'abord éclairé le climat dans lequel cette géographie avait pris
naissance et auquel il fallait perpétuellement la rapporter. Par là et par là
seulement, on pouvait éviter le danger des explications littéraires traditionnelles
ou des faux comparatismes, qui nous enferment dans une référence incons-
ciente et constante à notre propre sensibilité.
J'avoue avoir été, à ce point de ma recherche, découragé, presque hésitant :
dans mon impatience à dresser le tableau d'un monde mental que mes premières
lectures me faisaient déjà présager comme passionnant, l'étude préalable à
laquelle je me voyais forcé, sous peine de manquement à la probité, m'apparais-
sait comme un obstacle, ou, pire, comme une redite après les travaux de Ham-
mer-Purgstall, Reinaud, Ferrand, ~Wùstenfeld, Lelewel, de Gœje, Schwarz,
Blachère, Minorsky, Munaggid et de tant d'autres, sans oublier la somme de
toutes ces recherches : la magistrale Littérature géographique arabe de
Kratchkovsky. Ceux qui m'avaient encouragé à entreprendre ce travail me
firent alors remarquer que l'occasion m'était fournie de m'attaquer, par le biais
des géographes, à une étude des formes fondamentales de la culture arabo-
musulmane du Moyen Age. Cette culture s'exprime d'un mot, l'adab, mot-clé,
presque magique et en tout cas fort mal connu, qui recouvre l'ensemble des
comportements sociaux, et en particulier tous ceux qui touchent, justement,
à la culture conçue comme un héritage collectif. Ici encore, partie difficile à
jouer, qui le restera, de toute façon, tant qu'un dépouillement systématique de
tous les textes où ce mot apparaît n'aura pas été mené à bien. Mais à tout le
moins pouvais-je me dire qu'à défaut d'exhaustivité, ma recherche sur les
formes de la culture arabo-musulmane était, vue à travers les géographes, ori-
ginale, rationnelle en tout cas, en ce sens qu'elle porterait sur un ensemble de
textes bien délimités, dont elle pourrait faire un inventaire complet : qu'en un
mot, avec les géographes, je tenais ce que les sociologues appellent une
« population ».

Il n'y avait plus qu'une difficulté, mais de taille : définir la géographie.


Sur un point au moins, je ne pouvais hésiter longtemps : ce que je voulais
étudier, c'était une espèce de conscience moyenne, cette définition écartant a

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Avertissement vu

priori la recherche spécialisée et théorique des savants, dont la technicité, dans


cette société comme dans les autres, échappait au plus grand nombre :je laissai
donc de côté les traités de cartographie ou de géographie mathématique et
astronomique pure, dont l'étude relève de l'histoire des sciences. Il me restait
alors une masse énorme de textes qui, à défaut de m'amener jusqu'à la percep-
tion d'une conscience populaire, cette grande absente de la littérature arabe
classique, me donnait au moins l'image fidèle du public moyen de l'époque :
public cultivé et non spécialisé, formé à Z'adab, capable, en cela, de s'intéres-
ser à toutes les lumières du siècle, fussent-elles puisées à la géographie des
mathématiciens, pourvu qu'on les mît à son niveau et qu'on les exprimât en un
langage compris de tous : en un mot, comme le dit Griinebaum, qu'on les
« littérarisât ».
Ce premier clivage fait, nouvelle question : dans toute la production littéraire
ainsi retenue, qui baptiser du nom de géographes, et où était la géographie ?
Certes, en priorité, dans les œuvres qui s'étaient voulues telles, mais il n'y
avait pas que celles-là. Les thèmes géographiques, s'intégrant peu à peu à la
culture de l'honnête homme, gagnaient de proche en proche, passaient chez les
encyclopédistes, les anthologues ou même dans les œuvres d'un propos plus
restreint et fort éloigné a priori des préoccupations des géographes. Il fallait
donc débusquer la géographie de ces repaires : je l'ai fait selon les principes ex-
posés au tableau des auteurs, auquel je renvoie une fois pour toutes.
Restait, relativement à la définition de la géographie, une dernière ques-
tion, qui devait vite se révéler, à l'examen, comme un de ces faux problèmes nés
de notre répugnance à sortir de nos propres systèmes de références et de classi-
fication. Dans le principe, je devais être amené à choisir entre une des trois
formes fondamentales de la géographie : mathématique, si l'on étudiait la terre
dans ses relations avec les astres, physique, si l'on s'en tenait à la terre en elle-
même, et humaine, si l'on s'attachait à ses habitants. Ayant exclu, avec les
textes des astronomes et des cartographes, la première de ces trois géographies,
je n'avais plus, en bonne logique, qu'à trancher entre les deux autres. Mais ces
calculs étaient vite déjoués : je constatai en effet, ainsi que je l'ai dit un peu plus
haut, que les thèmes de la géographie mathématique n'étaient pas absents des
textes littéraires, lesquels se contentaient de les adapter à leurs formes d'expres-
sion et à leur public, mais ne les répudiaient pas. Ce que j'avais laissé de côté
avec les cartographes et les astronomes, c'était donc seulement l'expression
mathématique, savante et abstraite, de ces thèmes, mais non ces thèmes eux-
mêmes. Je pressentais déjà ainsi que tout choix entre les trois formes idéales de
la géographie ne pouvait être qu'arbitraire, et que les textes ne m'y aideraient
pas. Arbitraire pour arbitraire, je tentai un instant d'isoler, dans mes lectures,
les thèmes de géographie humaine, d'un côté, ceux de géographie physique et
astronomique, de l'autre. Peine perdue : les thèmes, chevauchant sans façon
les limites que je voulais leur imposer, s'enchevêtraient sans arrêt et c'était moi,

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vin Géographie humaine du monde musulman

moi seul, qui décidais, ici ou là, selon nos critères d'aujourd'hui, de leur
appartenance.
Il fallait se résigner à l'évidence : la géographie arabe ne montrait en rien
qu'elle fût moindrement consciente de recouvrir trois domaines différents. Ses
titres pouvaient bien, le cas échéant, abuser le chercheur en lui laissant croire à
une spécialisation quelconque, en réalité elle demeurait une science globale,
insécable. Fondamentalement moniste, elle ne séparait pas la terre ni l'homme
des autres créations ou créatures de l'univers, ne traitait pas différemment le
métal de la plante, la ville d'un être vivant, l'homme du cosmos. Je la pris donc
comme elle voulait être : comme un tout.

Pourquoi, dès lors, parler de géographie humaine ? Parce que, pour opposer à
la géographie des savants cette géographie-ci, à la fois totale et littéraire, on
n'a pas trouvé d'expression aussi appropriée. Si l'on veut bien en effet ne pas
la considérer seulement dans le sens strict où nous l'enfermons aujourd'hui,
lorsque nous parlons de géographie humaine, on conviendra, pour trois
raisons, de sa justesse. D'abord, géographie humaine, cela veut dire, certes,
comme on s'y attend, que l'étude qu'on entame par ce livre porte sur des
textes et des thèmes géographiques où les hommes tiennent la meilleure part, et
ce d'autant plus qu'à la diversité et à la richesse de leurs situations et de leurs
activités, la géographie mathématique ou physique n'oppose guère, à quelques
exceptions près, que des stéréotypes.
Mais l'homme déborde ici son propre cadre : géographie humaine, cela veut
dire aussi que l'homme est partout dans la géographie totale, plus exactement
en son centre, puisqu'il est au centre de cette création dont la géographie pré-
tend être comme l'image : centre moral, auquel, d'après l'Islam, toute la créa-
tion est soumise et destinée, centre rationnel et logique, car l'homme est à lui
seul, pour l'Islam comme pour la Grèce, un reflet de l'univers, un microcosme.
Au propre, le monde entier est humain, car il se comporte selon des mécanismes
et des lois que l'homme résume : comme le disent les textes, les mers ont leurs
biles, et la terre vieillit tout autant que nous. Un des thèmes les plus anciens et
les plus essentiels de la géographie arabe, du reste hérité de la Grèce, à savoir
la relation entre le caractère et le comportement de l'homme, d'une part, sa
situation sur la terre et sous un astre, d'autre part, ce thème donc, qui fonde à
lui tout seul toute une géographie humaine, toute une explication de la présence
et des activités de l'homme ici-bas, n'est guère que la réciproque, en mineur, de
ce thème majeur qui veut que, de tout phénomène intéressant la création,
l'homme soit un des termes ou, à tout le moins, l'illustration.
Enfin géographie humaine, cela signifie, à l'opposé de l'esprit désincarné
de la mathématique des étoiles, une géographie faite par des hommes, une
science dont l'homme n'est pas seulement objet, mais sujet. Ici, des êtres vivants
interviennent, transparaissent, avec leur religion, leur philosophie, leurs goûts,
leurs inquiétudes. Les ressorts humains de ceux qui font alors la géographie

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Avertissement ix

sont fondamentaux dans sa définition : à eux seuls, ils suffiraient à la dis-


tinguer de celle de nos géographes, qui rougiraient, je pense, de se faire ou de se
laisser ainsi deviner, en tant que sujets, au travers de leurs productions.
Ainsi définie comme émanant d'hommes et prenant pour objet à la fois
l'homme et le cadre naturel qui tient à lui en vertu de la disposition du monde,
la géographie pouvait être étudiée successivement dans son histoire et dans ses
thèmes. Le présent livre se propose la première de ces deux investigations.

Il faut parler aussi, plus brièvement, de limites spatiales et chronologiques.


Ecrite en arabe et par des Musulmans, cette géographie se consacre évidem-
ment en priorité à l'Islam, mais il lui arrive parfois, sous des formes diverses,
de traiter des terres étrangères. Fallait-il, ici encore, trancher arbitrairement
alors que les textes ne le faisaient pas ? Après tout, la géographie humaine du
monde musulman, c'est aussi celle des rapports de ce monde avec ses voisins,
de l'idée qu'il se fait de peuples plus lointains encore, et même de la terre
entière. Respectant la vo'e que je m'étais tracée, je me suis refusé, pour l'étude
future des thèmes de cette géographie, à scruter l'objectivité historique de ces
textes pour me consacrer uniquement, en sociologue de la littérature, à l'image
qu'ils donnaient : je laisse à d'autres, plus compétents, le soin de décider si l'on
peut faire fond sur telle description de Byzance ou de la Chine, et me pose cette
autre question : avec quels yeux les voyait-on, du côté de Bagdad, il y a mille
ans 1
Quant à la date de 1050, elle est considérée, par les historiens et les sociolo-
gues de l'Islam, comme un tournant décisif, en raison des événements qui
prennent place à compter de cette époque : triomphe politique de l'élément toura-
nien, réapparition de l'Occident, officialisation du sunnisme, essor des cultures
non arabes, essoufflement économique. La géographie n'échappe pas à cette
grande mutation. Certes, son existence même n'est pas plus compromise que
celle des autres formes de pensée arabe : l'astronomie, la description de
la terre ou celle des pays se prolongent, quelquefois vigoureusement, après
l'an mil. Ce qui change, mais alors radicalement, c'est l'esprit de cette
géographie, indice de bouleversements profonds intervenus dans les consciences.
Quand on compare Muqaddasï à un Ibn ùubayr ou à un Ibn Battuta, on
constate la disparition, entre temps, d'un phénomène colossal sur lequel repo-
sait toute la géographie d'avant le XIe siècle : je veux parler de la mamlaka,
de cet Empire musulman qui, même déclinant, soutenait l'ensemble de la pro-
duction géographique jusqu'à l'an mil et qui, ensuite, disparaît, et pour cause,
totalement des œuvres, même sous la forme de souvenir. Le fait est symbolique
de l'état de choses qui s'instaure au XIe siècle. Alors, l'écroulement définitif du
grand rêve d'un monde musulman politiquement, économiquement et culturel-
lement uni sous un même califat, d'une part, le triomphe officiel de l'ortho-
doxie, d'autre part, semblent installer la géographie dans un climat de pru-
dence et dans une optique à courte vue, qu'illustrent à merveille ces deux genres

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x Géographie humaine du monde musulman

fondamentaux que sont la compilation et le journal de voyage. La première


produit des œuvres honnêtes, mais renonce au spectacle du monde ; les leçons
qu'il peut offrir appartiennent désormais à l'histoire : celle d'Ibn tJaldûn, par
son caractère universel, extra-musulman, mais aussi par le pessimisme fon-
cier qui s'attache à une méditation sur le passé des hommes et sur ce qu'ils ont
fait du monde qui leur était donné, cette histoire est comme le glas de la géo-
graphie de l'Islam : celle-ci livrait un témoignage, celle-là dresse un constat.
Quant au journal de voyage, certes précieux pour l'historien d'aujourd'hui,
mais insoucieux de grands desseins, ce qui l'occupe, c'est d'aligner, les uns
après les autres, les pays et les jours, et non plus, comme on le faisait au I V e /X e
siècle, de faire du temps et de l'espace le simple moyen d'une information et
de les soumettre l'un et l'autre à la construction ordonnée et totale d'un empire.

Restent les difficultés contre lesquelles on ne peut rien : les textes disparus, les
lacunes dans ceux qui existent, les attributions douteuses, les manuscrits encore
inconnus, qui dorment un peu partout, d'autres repérés, qui attendent la
publication. A défaut de pouvoir les résoudre, j'ai, dans le texte ou les notes,
signalé ces problèmes chaque fois qu'ils se posaient. Ils ne me paraissent pas du
reste, compte tenu du volume des textes dont nous disposons heureusement,
devoir remettre fondamentalement en cause les conclusions auxquelles on est
amené sur l'histoire ou les thèmes de la géographie arabe.
La transcription adoptée pour les mots arabes relève du système dit « serré »,
à quelques variantes près : l' alif maqsûra a été rendu par â et, dans des réfé-
rences empruntées à d'autres auteurs, le qâf (q) a été gardé dans sa transcrip-
tion originelle : k ; le hamza (') n'a pas été conservé à l'initiale. Enfin, quel-
ques mots devenus d'orthographe courante en français, comme Irak, cadi,
Bagdad, ont été maintenus tels quels.
On aura deviné, par les pages qui précèdent, de quels conseils et encou-
ragements je suis redevable : à M. C. Pellat, d'abord, qui a accepté de
diriger ce travail, et l'a fait avec autant d'autorité que de bienveillance; à
MM. R. Blachère et H. Laoust, qui m'aidèrent, avec lui, à choisir ce
sujet ; à M. G. Wiet, qui m'a communiqué plus d'un texte ; mais aussi à
M. F. Braudel, qui a reçu ce livre dans une collection publiée sous le patro-
nage de la V / e Section de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes.

Paris, septembre 1966.

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Tableau des auteurs

N.B. — Les pages qui suivent s'inspirent de deux préoccupations diffé-


rentes :

1. A. On a voulu d'abord, sous la forme du tableau des auteurs propre-


ment dit, dresser le répertoire des écrivains dont les œuvres offrent, à
un titre quelconque, un rapport avec la géographie ou les thèmes géo-
graphiques (excepté la géographie mathématique et astronomique pure) :
en d'autres termes, on s'est proposé de présenter ici synoptiquement les
noms qui apparaissent dispersés dans le texte ou les notes des différents
chapitres. Chaque rubrique comporte, sous le nom de l'auteur, une brève
définition de son œuvre et une bibliographie : bibliographie de base, dans
le cas de grands auteurs, ténors de la littérature arabe, plus poussée pour
des cas moins connus ou litigieux et, naturellement, pour les géographes
proprement dits. Le cas échéant, on a fait entrer dans ces rubriques des
discussions sur des points de détail, qui eussent alourdi au-delà du tolérable
l'annotation de l'ouvrage.
B. On distinguera :
— les auteurs dont les œuvres ont été conservées, sous la forme d'un
ensemble cohérent (texte édité ou manuscrit) et bien individualisé;

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xii Géographie humaine du monde musulman

— les auteurs (signalés par une astérisque) dont les œuvres sont perdues
ou connues seulement par des extraits ou de simples mentions qui en sont
faits par les écrivains postérieurs.
Il va de soi que, dans le cas de polygraphes, les œuvres prises ici en
compte, qu'elles soient conservées ou perdues, sont celles-là seules qui
intéressent notre sujet, dans l'esprit défini en A.
C. Les auteurs sont classés par ordre chronologique, selon la date de leur
mort (ou d'autres repères, quand celle-ci est inconnue). Par auteurs, on
entend les créateurs d'une œuvre écrite ou, dans le cas d'une œuvre dis-
parue, présumée comme écrite, et l'on exclut les simples informateurs :
on ne signale pas, par exemple, Hâlid al-Barïdï, informateur de Muqaddasï
(trad., § 123), ni ces prisonniers musulmans de Byzance dont Ibn Hawqal
(p. 195) enregistre les dires. En revanche, on signale, entre autres, 'Umàra
b. Hamza, la distance chronologique entre lui et Ibn al-Faqîh, qui le cite,
impliquant transmission d'une œuvre écrite, ou, a fortiori, ûazâl, séparé
de ses transmetteurs par une distance encore supérieure.

2. Le canevas de l'histoire des thèmes géographiques étant ainsi tracé à


travers le tableau des auteurs étudiés au présent volume, il nous a paru
utile d'indiquer à sa suite, d'ores et déjà, lesquels, parmi ces auteurs,
devaient être retenus, en un prochain livre, pour l'étude non plus de
l'histoire, mais du contenu des thèmes géographiques, autrement dit pour
l'étude du monde tel qu'il est vu par la géographie d'alors, ce qui revenait
à poser la question : dans l'immense production de la littérature arabe,
où les thèmes géographiques, en tant que pièce essentielle du bagage de
l'honnête homme, se répandent un peu partout, où est la géographie,
comment se cerne-t-elle, et qui est géographe ? On a cru pouvoir s'en
tenir aux critères suivants :
A. Au plan de la chronologie, d'abord, sont retenus seulement les auteurs
dont l'œuvre est attestée comme ayant été composée avant les années
1050 ; si la date de composition n'est pas attestée, on prend en compte,
autant qu'on puisse la déduire des dates de naissance ou de mort, la matu-
rité de l'auteur, selon qu'elle se situe, fondamentalement, avant ou après
1050. Telle est la raison, par exemple, de l'exclusion de 'Udrî et de Bakrï
(cf, chap. VIII, p. 269, note 1). Pour le cas spécial représenté par Bîrùnï,
cf. chapitre VI, p. 223-227.
B. Au plan de la thématique, et compte tenu du problème posé, qui est
de cerner la géographie, on exploitera dans le prochain volume :
a) Entièrement : les œuvres dont le propos est en rapport direct avec
la géographie, à savoir celles dont il est question aux chapitres III (sauf
SâbuStï : cf. infra, b), IV, V et VIII, plus, au chapitre V I I : Hamdânî,

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Tableau des auteurs XIII

le Calendrier de Cordoue, Râzï, W a r r â q et le dictionnaire d'Isljâq b.


al-Iiusayn. P a r exploitation intégrale, on veut dire qu'on enregistre,, d a n s
des œuvres qui se veulent géographiques, toutes les données, y compris
celles qui ne sont pas strictement géographiques : car, pour prendre cet
exemple, l'histoire, telle qu'elle a p p a r a î t chez un Ibn Hawqal ou un Mu-
qaddasï, fait partie intégrante des masâlik wa l-mamâlik.
b) Partiellement : les œuvres des encyclopédistes, anthologues et poly-
graphes, pour leurs sections ou passages t r a i t a n t de la géographie (au sens
restreint ou large : ethnographie, biologie). Il s'agit donc, ici, d'extraire
la géographie d'un propos plus général qui la dépasse. Il en résulte qu'il
faut, dans ce cas, s'en tenir strictement à la géographie, l'histoire, les
sciences religieuses ou les traditions rapportées par les auteurs en question
faisant partie d'une construction d'ensemble et ne p o u v a n t être, comme
dans le cas précédent, rapportées à la géographie. Les auteurs exploités
sont ceux des chapitres II et VI, plus, au chapitre I I I : Sâbustï, et, au
chapitre V I : Ta'âlibï et Ibn an-Nadïm.
c) P a s du t o u t : les écrivains (historiens, anthologues, polygraphes et
autres) dont le propos est carrément extérieur à la géographie (y compris
la « géographie » topographique des hitaf, qui n'est q u ' u n e forme de
l'histoire pure), chez lesquels, donc, la géographie n'est que d'occasion :
servante de l'histoire, préoccupation littéraire, etc. Sont ainsi exclus les
auteurs des chapitres V I et VII, hormis ceux que l'on a cités en b. P o u r
les auteurs visés ici, on se contentera de quelques références sur des points
jugés intéressants parce qu'illustrant les rapports des thèmes géographi-
ques avec la littérature d'adab.

C. Sur un plan plus strictement méthodologique, on ne citera, au prochain


volume, les œuvres disparues et conservées chez les auteurs postérieurs
que si ces auteurs sont extérieurs au cadre chronologique défini en 1 C.
P a r exemple, on cite Ibrahim b. Y a ' q û b (conservé p a r Bakrï et Qazwïnï,
qui composent après 1050), mais non H â r u n b. Y a h y â (conservé par I b n
Rusteh, qui entre dans les limites chronologiques de notre étude). Confor-
m é m e n t à ce qui a été dit en 1 B, on prend en compte, pour définir ces œuvres
disparues, non pas la taille même des vestiges conservés (c'est ainsi q u ' o n
citera les Magrûrûn ou Gazai, des œuvres desquels les vestiges sont très
modestes), mais la possibilité de rapporter effectivement à leurs a u t e u r s
les textes qui leur reviennent : on exclut, par exemple, dans cet esprit,
Sinân b. T â b i t b. Qurra, cité par Bîrûnï, mais d'une façon si imbriquée
qu'elle ne permet pas la distinction (cf. chap. VII, p. 257, note 3).

D. Les noms d'auteurs ou d'œuvres ainsi retenus pour le prochain volume


figurent en une liste spéciale (II), sous la forme abrégée qui sera la leur
dans l'annotation dudit volume.

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I. — T A B L E A U D E S A U T E U R S É T U D I É S A U P R É S E N T VOLUME

Mûsâ b. Nusayr (Abu 'Abd ar-Rahmàn). Le célèbre conquérant de


l'Afrique du Nord et de l'Espagne, mort en 98/716-717, aurait
laissé un récit des « merveilles » rencontrées lors de son expédition
africaine ; il est le personnage central des légendes relatives à la
Ville du Cuivre et au Fleuve de Sable, reprises notamment par Ibn
al-Faqïh. Cf. Mas'ûdï, Prairies, § 409.
Kalbï (Abu n-Nâdir Muhamiriad b. Mâlik b. as-Sâ'ib b. Bisr al-Kalbï).
Mort en 146/763, ce lexicographe de la tendance d'Asma'ï (ç.p.)
écrit une description des points d'eau de la péninsule arabique
(manâhil al-Arab), malheureusement perdue. Cf. C. Brockelmann,
dans El, t. II, p. 730, et chap. VII, p. 246, note 1.
'Umàra b. Hamza. Mawlâ d'al-Mansûr, qui l'envoya à Constantinople ;
mort en 199/814. Son récit a été utilisé par Ibn al-Faqïh (vers
290/903), aux p. 137-139. Compte tenu de la distance chronologique
entre les deux personnages, il faut donc estimer que l'œuvre de
'Umàra était rédigée. Cf. les références bibliographiques données
par de Goeje, op. cit., p. 137, note e.
Nadr b. Sumayl (Abu 1-Hasan an-Nadr b. Sumayl al-Mâzinï at-Tamïmï).
Mort vers 204/818-819. Un des représentants de la littérature, à
base de lexicographie, relative aux toponymes de la péninsule
arabique, mais aussi à certains traits de civilisation, à certains
noms de plantes, d'animaux ou de phénomènes météorologiques.
A écrit également un Kitâb al-anwâ', toutes œuvres qui semblent
perdues. Cf. GAL, t. I, p. 101 ; Reinaud, p. LI.

T a m ï m b. B a h r a l - M u t t a w w i ' î . S a n s d o u t e o r i g i n a i r e d e s r é g i o n s f r o n -
t i è r e s d e l ' I s l a m , si l ' o n en c r o i t sa nisba, ee p e r s o n n a g e e s t c o n n u
p o u r a v o i r laissé, d e s p a y s t u r c s d ' A s i e c e n l r a l e , v i s i t é s e n t r e
1 1 3 / 7 6 0 et 1 8 1 / 8 0 0 , u n e d e s c r i p t i o n d o n t on t r o u v e d e s I r a e e s
c h e z I b n H u r d â d b e h , à t r a v e r s l e q u e l o n t pu le c o n n a î t r e d ' a u t r e s
a u t e u r s , n o t a m m e n t Y a q i i t e t , a v a n t lui, I b n a l - F a q ï h ( m a n u s c r i t
de Meshed). Cf. Hudûd al-'âlam, p. 13, 26, 208-26!), 272, 181.

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xvi Géographie humaine du monde musulman

* F'azârî ( I b r a h i m h. H a b i b al-Fazârî). l ' n des r e p r é s e n t a n t s les plus


allirmés de la g é o g r a p h i e a s t r o n o m i q u e i n d i e n n e . F c r i t vers la
lin du 1 1 e - V I I I e sièele. Cf. S. Maqlnil A h m a d , « D j u g h r â f i y â »,
d a n s El (2), t. II. p. 591, X. L e v l z i o n , « Ibn H a w q a l , t h e c h e q u e
and A w d a g h o s t », d a n s Journal of African History, I X , 1968,
p. 223, et s u r t o u t la r e m a r q u a b l e édition d ' u n Kitâb al-Ga'râfiyya
p a r les soins de M. H a d j - S a d o k (Bulletin d'Eludes Orientales,
D a m a s , X X I , 1908, p. 7-311). Celle-ci pose a priori un p r o b l è m e .
Il s'agit là d ' u n t e x t e de Zuhrï ( v i e / x n e siècle), mais qui se dit
inspiré p a r F a z â r î . Kn vertu des principes énoncés supra, p. X V
(C), on s e r a i t t e n t é d'inclure, grâce à Z u h r ï , F a z â r î d a n s la liste
des a u t e u r s exploités. Mais l ' é d i t e u r signale (p. 33) la légèreté et
l'imprécision avec lesquelles Z u h r ï cite ses sources : F a z â r î , n o t a m -
m e n t , n'est cité q u ' u n e fois (§ 1), et l ' o u v r a g e de Z u h r ï , qui p o r t e
des t r a c e s n o m b r e u s e s et é v i d e n t e s de ses origines espagnoles,
s'éloigne ainsi c o n s i d é r a b l e m e n t du m o d è l e qu'il p r é t e n d suivre.
F,n o u t r e , l'esprit de l'adab, qui se t r a d u i t , e n t r e a u t r e s m a n i -
f e s t a t i o n s , p a r un g o û t prononcé p o u r les merveilles ('agfi'ib),
a v i s i b l e m e n t l i t t é r a r i s é les t h è m e s de la g é o g r a p h i e a s t r o n o m i q u e :
on a peine à croire, p a r exemple, q u e « le m a n q u e de rigueur »
et la « f a n t a i s i e » de la description d u globe t e r r e s t r e (p. 16-47)
soient i m p u t a b l e s au s a v a n t de profession q u e fut F a z â r î . F n
fonction des principes énoncés supra, loc. cit., i.f., on n ' a donc
pu q u e r e n o n c e r à p r e n d r e en c o m p t e un F a z â r î aussi incertain
(sauf a u x cas, très r a r e s , de références générales à la g é o g r a p h i e
a r a b e en son e n s e m b l e ) .

Mâ sâ' Allah. Savant juif, astronome célèbre, mort en 205/820. Auteur


d'un livre de météorologie, fondé essentiellement sur des considé-
rations astrologiques (cf. l'art., cité ci-dessous, de Levi délia Vida,
p. 271 sq.), et d'un ouvrage, qui nous est parvenu de façon fragmen-
taire, sur les prix des denrées. Cf. Carra de Vaux, Penseurs, t. II,
p. 204-205 ; M. Steinschneider, Die arabische Literatur der Juden,
Francfort-sur-le-Mein, 1902, p. 15-23 (détail des œuvres, p. 16 sq.) ;
GAL, Suppl., t. I, p. 391-392 ; G. Levi délia Vida, « U n opusculo
astrologico di Mâsâ'allâh », dans RSO, X I V , 1933-1934, p. 270-281
(avec aperçu d'ensemble sur son œuvre) ; Pellat, Milieu, p. 230 ;
Kratehkovsky, p. 65 (70), 68 (72), 73 (76).

* Kalbï (Abu I-Mundir H i s â m b. Muhammad al-Kalbï). Mort vers 206/


820 et fils de Muliammad al-Kalbï. Représentant de la tendance
lexicographique arabe « large », également représentée par Nadr

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Tableau des auteurs XVII

b. Sumayl (q.v.), HiSâm semble également élargir, dans son Kitâb


istiqâq al-buldân (De l'étymologie des noms de pays), malheureuse-
ment perdu, le champ de l'enquête lexicographique aux toponymes
de pays autres que l'Arabie. Cf. C. Brockelmann, dans El, t. II,
p. 730-731 ; GAL, t. I, p. 144-145 et Suppl., t. I, p. 211-212.
* Asma'ï (Abu Sa'id 'Abd al-Malik b. Qurayb al-Asma'ï). Célèbre lexi-
cographe, mort en 213/828, dont les recherches ont porté, en parti-
culier, sur les toponymes de la péninsule arabique à l'exclusion
de tout autre pays. Sa Gazïrat al-'Arab a été exploitée notamment
par Yâqût. Cf. B. Lewin, dans El (2), t. I, p. 739-740.
* Abu 'Ubayd (al-Qâsim b. Sallàm al-Harawï). Né vers 154/770, mort
vers 223-224/837-838, ce grammairien, exégète et juriste poursuit,
en matière de lexicographie et de toponymie, notamment dans son
ùarlb al-musannaf, la tendance de Nadr b. Sumayl, dont il s'inspire
(q.v.). Cf. GAL, t. I, p. 105-106 et Suppl., t. I, p. 166-167 ; Krat-
chkovsky, p. 120 (126) ; H. L. Gottschalk, dans El (2), t. I, p. 161-
162.
'Arràm b. al-Asbag (as-Sulamï al-A'râbï). Mort en 331/845, un des repré-
sentants de la lexicographie arabe, s'intéressant strictement à la
Péninsule, mais en dépassant le cadre de la simple toponymie,
comme Nadr b. Sumayl (q.v.). Son Kitâb asmâ' gibâl at-Tihâma
wa makânihâ (Noms des montagnes et situation de la Tihâma)
a été repris par Abu 1-Aë'at al-Kindï (q.v.), ce dernier inspirant
à son tour Abu 'Ubayd ("Ubayd Allah) as-Sakûnï (q.v.). Cf. chap.VII
(et la note p. 127 de la traduction en arabe de l'œuvre de Kratch-
kovsky) et Bakrï, Mu'gam ma sta'gam, cité dans Kratchkovsky,
p. 278 (277).
tJuwârizmï (Muhammad b. Miisâ al-Huwârizmï). Célèbre astronome de
l'époque d'al-Ma'mûn (813-833 de J.-C.), auteur du premier Kitâb
sûrat al-ard (De la représentation de la terre). Chef de file de la géo-
graphie mathématique, il livre toutefois des connaissances qui
s'apparentent au goût général du temps. Mort entre 220 et 230
(835-844) ou, selon d'autres, après 232/846-847. Cf. E. Wiedemann,
dans El, t. II, p. 965-966 ; GAL, t. I, p. 257 et Suppl., t . I, p. 381-
382 ; Kratchkovsky, p. 91 sq. (98 sq.) et passim.
Azraqî (Abu 1-Walïd Muljammad b. 'Abd Allah b. Abmad al-Azraqï).
Mort en 244/858, représentant, avec Fâkihï, de la littérature de
description et d'histoire des lieux saints de l'Arabie. Cf. J . W. Fiick,
dans El (2), t. I, p. 849-850.
* Gazâl (Yahyà b. al-Hakam al-Bakrî al-Gayyâni al-Gazâl). Ambassadeur
de 'Abd ar-Raljmân II successivement auprès de l'empereur
André MIQUEL. 2

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xviii Géographie humaine du monde musulman

byzantin Théophile et des Normands du Jutland, a laissé des récits


qui ne nous sont connus que de façon très fragmentaire et dans des
textes largement postérieurs : Ibn Difrya ( x i i e - x m e siècles) et
Maqqarï (xvi«-xvii e siècles) (voir bibl.). Vit de 153/770 à 250/864;
par ailleurs connu comme courtisan et poète. Cf. Lévi-Provençal,
« U n échange d'ambassadeurs entre Cordoue et Byzance au ix® siè-
cle», dans Byzantion, XII, 1937, p. 1-24; Vasiliev, Byzance et les
Arabes, t. I, p. 186-187 (avec bibliographie) ; H. Pérès, La poésie
andalouse en arabe classique au XIe siècle, Paris, 1953, 2 e éd.,
p. 44-45, 5 4 ; Kratchkovsky, p. 133-134 (135-136); A. Huici
Miranda, dans El (2), t. II, p. 1062,*et les ouvrages cités à la bibl.
(s.v. « Gazai »).
Gâljiz ('Amr b. Batir al-Gâhiz). Un des plus grands polygraphes et pro-
sateurs arabes, situé à l'époque essentielle des débuts de la géogra-
phie arabe, dont il est, en un sens, l'un des pionniers. Cf. Reinaud,
p. LII-LIII ; Kratchkovsky, p. 123-126 (128-130); surtout
C. Pellat, dans El (2), t. II, p. 395-398 (avec bibliographie);
cf. également les références données au chap. II, passim.
* Garmï (Muhammad [ou Muslim] b. Abî Muslim al-Garmî). Ce person-
nage, dont le nom est incertain (Garmï ? Hurramï ?) et dont les
œuvres ont à peu . près entièrement disparu, aurait écrit, sous le
califat d'al-Wâtiq (228-233/842-847), un livre sur l'organisation
et les coutumes des Rüm, Avares, Bulgares, Slaves et tJazars,
livre dont les données ont été utilisées par Ibn tfurdâdbeh, p. 105-
108 (et peut-être p. 113); trad., p. 77-80 (ou p. 86), le passage
p. 106-107 (trad., p. 78-79) étant en tout état de cause exclu :
récit des Compagnons de la Caverne emprunté à Muhammad b.
Mûsà (q.v.). Cf. Mas'ûdï, Tanbïh, p. 257-258; Vasiliev, Byzance
et les Arabes, t. I, p. 203 ; Marquart, Streifzilge, p. 28-30 ; GAL,
Suppi, t. I, p. 404; Kratchkovski, p. 131-132 (134); Hudûd al-'âlam,
p. 319-320, 419, 422-423, 430.
* Sallâm (dit l'Interprète). Fonctionnaire du califat, accomplit, pour le
compte du calife al-Wâtiq (cf. ci-dessus), un voyage dp vingt-huit
mois en Asie centrale pour examiner la muraille de Gog et Magog
(la grande Muraille de Chine). En rapporte un récit (rédigé à l'inten-
tion d'al-Wâtiq, mais dont il communique verbalement les prin-
cipales informations à Ibn Hurdâdbeh) où le merveilleux domine
et qui a été repris, après Ibn îjurdâçjbeh auquel ils l'empruntent,
par Ibn al-Faqlh et Ibn Rusteh. Notons au passage que, comme
Sallâm est secouru au retour par 'Abd Allâh b. Tâhir, que certains
chroniqueurs font mourir en 842, et compte tenu d'autre part
de la date et de la durée du voyage de Sallâm, nous pouvons fixer
la mort de 'Abd Allâh b. Tâhir à la date la plus couramment

*Voir Addenda, page 401

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Tableau des auteurs xix

avancée : 230/844. Cf. Ibn Hurdâdbeh, p. 162 sq. ; Ibn Rusteh,


p. 149-150 (trad., p. 167, note 7, avec bibliographie) ; Ibn al-
Faqih, p. 301 ; Reinaud, p. LV-LVI ; Kratchkovsky, p. 131 (134),
137-141 (139-141); Hudud al-'âlam, p. 225, 451.
Relation de la Chine et de l'Inde (Ahbâr as-Sïn wa l-Hind). Ouvrage
composé en 237/851 par un auteur anonyme. Fondamental par
sa date (il est le premier des ouvrages connus sur les voyages vers
l'Extrême-Orient) et par la qualité de l'information (cf. l'intro-
duction de Sauvaget). Démarqué par nombre d'auteurs posté-
rieurs. Sur les problèmes posés par la Relation, cf. Kratchkovsky,
p. 141-142 (141-142); et surtout Sauvaget (cf. bibl.), passim.
'Àbd al-Hakam (Abu 1-Qâsim 'Abd ar-Rahmân b. 'Ali b. 'Abd al-Hakam).
Mort en 257/871, auteur d'une histoire de l'Égypte et du Magrib,
qui figure parmi les œuvres inaugurant le genre topographique des
hitat. Cf. GAL, t. I, p. 154 et Suppl., t. I, p. 227-228.
* Muljammad b. Musâ. Le personnage désigné sous ce nom aurait accom-
pli deux voyages pour le compte du calife al-Wâtiq : le récit du
premier, en Asie Mineure, à la recherche de la caverne des Sept Dor-
mants, a été conservé en partie par Ibn Hurdâdbeh (p. 106-107) et
Mas'ûdî (cf. infra) ; le second, chez les Bazars, était en relation
avec l'expédition de Sallâm l'Interprète. Le personnage est sans
doute Muljammad b. Mflsâ b. Sâkir, qui a pu parfois, ici comme
en d'autres cas, être mal distingué de son homonyme, comme lui
célèbre astronome et mathématicien, Muhammad b. Miisà al-
tJuwârizmï, de la mort duquel la date est incertaine (Muhammad
b. Miisà b. Sâkir mourant, lui, en 259/873). Si l'on admet (cf.
J. Ruska, «Banû Musâ», dans El, t. III, p. 792) qu'il y avait une
assez grande différence d'âge (sans doute de l'ordre d'une géné-
ration) entre les deux hommes, Muhammad b. Mûsà b. Sâkir
étant le plus jeune et arrivant à l'âge d'homme sous al-Ma'mun
(813-833 de J.-C.), la date des voyages accomplis sous le califat
d'al-Wâtiq renverrait à un homme dans la force de l'âge pour
Muljammad b. Mûsà b. Sâkir, à un vieillard pour Muhammad
b. Musâ al-Huwârizmï. C'est ce qui nous fait opter pour le premier,
malgré Muqaddasï (cité infra), qui cite expressément Muhammad
b. Mûsà al-Huwârizmï à propos du voyage ches les tJazars, offrant
ainsi un exemple de plus de la confusion fréquente entre les deux
hommes, tandis que Mas'ûdî (Tanblh, p. 134 ; trad., p. 186, repre-
nant Prairies, § 730), à propos du voyage en Asie Mineure, expres-
sément référé au règne d'al-Wâtiq, explicite non moins formellement
le nom du voyageur en Muhammad b. Musâ b. Sâkir. Cf. Muqaddasi,
éd. de Goeje, p. 362; Ibn Uallikàn, t. IV, p. 247-249; Kratch-
kovsky, p. 130-131 (133-134).

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xx Géographie humaine du monde musulman

Kindï (Ya'qûb b. Ishâq al-Kindï). Le célèbre philosophe et savant, né


au début du ix e siècle de J.-C., mort après 256/870 (peut-être en
260/874), est notamment l'auteur d'un traité sur les mers, le flux
et le reflux. Ses œuvres en rapport avec la géographie ont été
conservées en traduction latine ou à l'état de fragments par les
auteurs postérieurs, notamment par Mas'ûdï. Cf. Mas'ûdï, Tanbïh,
trad., p. 77 ; GAL, t. I, p. 230-231 et Suppl., t. I, p. 372-374 ;
Kratchkovsky, p. 99-100 (105) et passim.
* Abu 1-As'at al-Kindï ('Abd ar-Rahmân b. 'Abd al-Malik). Représentant
de la toponymie lexicographique, cité par Yâqût comme ayant
écrit un livre sur les montagnes de la Tihâma, lequel livre, au
témoignage de Bakrï, se serait inspiré de l'ouvrage de 'Arrâm
b. al-Asbag (q.v.). L'ouvrage d'Abu 1-As'at aurait à son tour ins-
piré Abu 'Ubayd ('Ubayd Allâh) as-Sakûnï (q.v.). Vie par ailleurs
inconnue. Cf. références chap. VII, p. 246, note 1, etBakrî, Mu'-
gam ma sla'gam, cité dans Kratchkovsky, p. 278 (277).
Fâkihï (Abu 'Abd Allah Muhammad b. Ishâq b. al-'Abbâs al-Fâkihï).
Mort en 272/885, représente, avec Azraqi, la littérature de des-
cription et d'histoire des lieux saints de l'Arabie. Cf. F. Rosenthal,
dans El (2), t. II, p. 775.
* Marwazï (Abu 'Abbàs Ga'far b. Ahmad al-Marwazï). Mort vers 274 /887,
ce personnage aurait écrit un Kitâb al-masâlik ma l-mamâlik qui
semble perdu. Cf. Fihrist, p. 150 ; Yâqût, Udabâ', t. VII, p. 151 ;
Kratchkovsky, p. 127 (131).
Ibn Qutayba (Abu 'Abd Allâh Muhammad b. Muslim). Sur les rapports
de ce célèbre polygraphe, mort en 276/889, avec la géographie,
cf. chap. II. Sur Ibn Qutayba, cf. G. Lecomte, Ibrt Qutayba, op. cit.
Balâdurï (Ahmad b. Yahyà b. Gâbir b. Dâwud al-Balâdurï). Mort proba-
blement en 279/892, le premier en date des grands historiens arabes
prouve la spécificité et l'originalité de ce genre littéraire, notamment
en ce qui concerne ses rapports avec la géographie. Cf. F. Rosen-
thal, dans El (2), t. I, p. 1001-1002.
Afcmad b. Abi Tâhir Tayfûr (Abu 1-Fadl). Mort en 280/893, auteur d'une
histoire de Bagdad, dont seule la sixième partie nous est parvenue
et qui comprenait peut-être une introduction topographique comme
celle de l'ouvrage d'al-Hatïb al-Bagdâdï. Cf. C. Huart, dans El,
t . II, p. 379 ; GAL, t. I, p. 144 et Suppl., t. I, p. 210.
Dïnawarï (Abu Hanïfa Ahmad b. Dâwud ad-Dïnawarï). Mort en 282/895,
auteur d'un Kitâb al-qibla, d'un Kitâb al-anwâ' et d'un ouvrage
de botanique (Kitâb an-nabât) à base lexicographique. Sur Dïna-
warï historien, mêmes conclusions que sur Balâdurï (q.v.). Cf.
B. Lewin, dans El (2), t. II, p. 308 ; Kratchkovsky, p. 118 (124).

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Tableau des auteurs xxi

* Sarabsï (Abu l-'Abbâs Ahmad b. Muhammad b. at-Tayyib b. al-Farâ'-


iqï as-Sarafasï). Disciple du philosophe et savant Kindï (Ya'qub
b. Isljâq), aurait composé «un bel ouvrage sur les voies et les royau-
mes, les mers et les fleuves, les histoires des divers pays, etc.»,
un «abrégé des livres de la logique», un livre «sur l'utilité des
montagnes » et un autre sur « les bases de la philosophie et la science
approfondie des lois stellaires». Précepteur et familier du calife
al-Mu'tadid, qui le fit ensuite périr en 286/899, il est donc contem-
porain d'Ibn tJurdâdbeh. Cf. Ibn Rusteh, p. 6 (trad., p. 4, note 1) ;
Mas'udï, Prairies, § 268, 277, 297-298 ; t. II, p. 307-309 ; t. V I I I ,
p. 179; Tanblh, trad., p. 77, 89, 109; Ibn an-Nadïm, Fihrist,
p. 261-262; GAL, t. I, p. 210-211 et Suppl., t. I, p. 375, 404;
Kratchkovsky, p. 127-128 (131); Rosenthal, Sarahsï, op. cit.,
p. 59-60 et passim ; Dunlop, « Balkhï », dans El (2), t. I,
p. 1034.
Ibn tJurdâdbeh (Abu 1-Qàsim 'Ubayd Allah b. 'Abd Allah). Auteur du Ki-
tâb al-masâlik wa l-mamâlik, le premier ouvrage de ce titre qui nous
soit parvenu, composé en 232/846, avec adjonctions postérieures, de
la main de l'auteur, vers 272/885. Représentatif des ouvrages de
documentation technique à l'usage des fonctionnaires. Certains pas-
sages toutefois, qui appartiennent sans doute à la révision de 272, font
place, de façon encore modeste, à des thèmes courants de Vadab. Du
reste, Ibn Hurdàdbeh a composé également des ouvrages d'histoire
et d'adab. Cf. Mas'udï, Prairies, § 503 et t. VIII, p. 88-100 ; Muqad-
dasl, p. 4-5 ; Reinaud, p. LVII ; De Goeje, introd. au t. VI de la BGA ;
C. Van Arendonck, dans El, t. II, p. 422; GAL, t. I, p. 258 et
Suppl., 1.1, p. 404 ; Blachère, EGA, p. 17-22 ; Kratchkovsky, p. 147-
150 (155-158).
Ya'qûbï (Abu l-'Abbâs Aljmad b. Abï Ya'qub b. 6 a ' f a r b. Wahb b. Wâdifo
al-Ya'qubï)*. Mort dans les dernières années du ix e siècle ou les
premières années du x e , auteur d'un Kitâb al-buldân (Les pays)
composé en 276/889-890. Importance de l'apport personnel, de la
documentation prise sur le vif et du voyage. Rédigé sans doute dans
le même but que l'ouvrage d'Ibn tfurdâçjbeh, mais les thèmes puisés
à l'information directe interviennent ici de façon décisive. Le même
souci se retrouve dans l'œuvre historique de Ya' qiibl, mais celle-ci
reste néanmoins radicalement différente de la géographie des Buldân
(cf. chap. VI i.f.). Cf. Yâqut, Udabâ', t. V, p. 153-154 ; Reinaud,
p. L X I ; De Goeje, BGA, t. VII, p. VII-VIII ; C. Brockelmann, dans
El, t. IV, p. 1215-1216 ; GAL, 1.1, p. 258-260 et Suppl., 1.1, p. 405 ;
Wiet, introd. aux Pays, op. cit.; Blachère, EGA, p. 110-116;
Kratchkovski, p. 515-154 (158-161); Y. Marquet, « le sï'isme au
ix e siècle à travers l'histoire de Ya'qub! », dans Arabica, X I X
(1-2), février-juin 1972, p. 1-45 et 101-138.
*Yoir A d d e n d a , page 401

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xxii Géographie humaine du monde musulman

* Hârûn b. Yafryà. Prisonnier de guerre des Byzantins, visite Constanti-


nople, Salonique et Rome. Laisse de ce périple un récit utilisé par les
auteurs postérieurs, notamment par Ibn Rusteh, ce qui rend peu
probable la date de 300 /912 avancée pour son aventure*. L'affirma-
tion de M. Izzedin (cité infra), selon laquelle la liberté de ses mou-
vements à Constantinople, et accessoirement son intérêt pour les
églises et sa désaffection pour les mosquées, s'expliqueraient par
sa qualité de chrétien, est réfutée par M. Canard, « Les relations
politiques et sociales entre Byzance et les Arabes », dansDumbarton
Oaks papers, XVIII, 1964, p. 45-46, qui montre que cette liberté de
mouvement était plus fréquente que nous n'aurions tendance à le
supposer. Cf. Marquart, Streifziige, p. 206-270 ; Vasiliev, Byzance et
les Arabes, t. II, p. 382-394 ; GAL, t. I, p. 260-261 ; M. Izzedin, dans
REI, 1941-1946, p. 41-62 ; Wiet, Atours, p. 134, note 3 (avec biblio-
graphie) ; Kratchkovsky, p. 132-133 (135).
* Abu 'Abd Allah Muhammad b. Isljâq. Voyageur (avant 290/903) et sans
doute marchand, compte tenu du caractère de ses notations (cf.
Sauvaget, Relation, p. XXXIII) ; son récit de voyage aux Indes
et en Insulinde a inspiré Ibn Rusteh. Cf. Kratchkovsky, p. 136-
137 (138).
Ibn al-Faqïh (Abu Bakr Afomad b. Muhammad b. Ishâq b. Ibrahim al-Ha-
madânï). Iranien d'origine, compose aux alentours de 290/903 une
sorte d'encyclopédie de la culture générale de l'époque, intitulée Kitâb
al-buldân. L'ouvrage ne nous est connu que par un résumé rédigé
sans doute au v e /xi® siècle. Il est de toute façon capital, par la
systématisation de l'esprit de l'adab à l'intérieur même de la géo-
graphie. Un texte d'une leçon plus complète que celle de la B(jA,
mais malheureusement réduit à la première moitié, se trouve dans
le manuscrit de MeShed qui contient la Risâla d'Ibn Fadlân et les
deux Risâla-s d'Abû Dulaf Mis'ar (cf. références dans V- Minorsky,
« A false Jayhâni », dans BSOAS, XIII, 1949-1950, p. 89, note 5, et
introd. à l'édition de la deuxième Risâla d'Abû Dulaf Mis' ar, op. cit.
p. 2, note 3, avec bibliographie). Sur Ibn al-Faqïh, qui composa
également une anthologie de poèmes et était connu par ailleurs
comme traditionniste, cf. Fihrist, p. 154; Yâqût, Udabâ', t. IV,
p. 199-200 ; De Goeje, introd. au t. V de la BGA ; El, t. II, p. 398
(art. anonyme); GAL, t. I, p. 260 et Suppl., t. I, p. 405-406;
Blachère, EGA, p. 67-69; Kratchkovsky, p. 156-159 (162-164),
II. Massé, dans El (2), t. III, p. 784-785.
Ibn Rusteh (Abû 'Ali Afomad b. 'Umar). Iranien d'origine, compose immé-
diatement après 290/903 une encyclopédie intitulée Kitâb al-a' lâq
an-naflsa (Les atours précieux), dont la septième partie seulement a
été conservée et qui présente, en les juxtaposant par larges tranches
*Voir Addenda, page 401

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Tableau des auteurs xxm

alternées, les thèmes traditionnels de l'adab et des connaissances


géographiques désormais classiques. Cf. De Goeje, introd. au t. V I I
de la BGA, p. V - V I I ; Marquart, Streifziige, p. 25-26 (avec argu-
ments peu convaincants sur la date de composition des Atours,
comme le remarque très justement W . Barthold, dans El, t. I,
p. 345) ; C. Van Arendonck, dans El, t. II, p. 435 ; GAL, t. I, p. 260
et Suppl., 1.1, p. 406 ; Wiet, Atours, op. cit., p. V I I I ; Blachère, EGA,
p. 18-19 et 32-33; ICratchkovski, p. 159-160 (164-1B5)*.
A b u Zayd as-Sïrâf! (MuJjammad b. Yazïd). Auteur d'un supplément à la
Relation de la Chine et de l'Inde (q. v.), rédigé vraisemblablement
dans les premières années du x® siècle, comme on peut en juger
d'après Mas'ûdi (Prairies, § 351), qui a été en rapport avec lui. Ni
voyageur, ni marin, «simple érudit que la géographie intéresse»
(Ferrand, Voyage, p. 13), il nous donne un ouvrage qui témoigne
de quelques progrès faits dans la connaissance de l'Extrême-Orient,
mais surtout de l'invasion des récits de voyage par le merveilleux
et les thèmes de l'adab. Cf. G. Ferrand, Voyage du marchand arabe
Sulaymân en Inde et en Chine, rédigé en 851, suivi de remarques par
Abu Zayd Hasan (vers 916), Paris, 1922; Sauvaget, Relation,
p. X X V , notes 2-3 ; Kratchkovsky, p. 141-142 (141-142).
Tabarî (Abu 6 a ' far Mufcammad b. Garîr at-Tabarï). Mort en 310/923, un
des plus grands historiens de la littérature arabe. Sur la spécificité de
l'histoire par rapport à la géographie, mêmes conclusions qu'à pro-
p o s de Balâdurî (q. p.). Cf. R. Paret, dans El, t. IV, p. 607-608 ;
GAL, t. I, p. 148-149 et Suppl., t . I, p. 217-218.
* ô a y h â n ï (Abu 'Abd Allah Muljammad b. Ahmad b. N a s r al-ôayhânï).
Vizir de la dynastie sâmânide, compose, vers les années 900 de J.-C.,
un Kitâb al-masâlik wa l-mamalik qui reprend, en le développant,
l'ouvrage d'Ibn tJurdâdbeh et a lui-même été largement exploité
par les géographes postérieurs : Idrîsï en a n o t a m m e n t repris la
description de l'Asie, mais, avant lui, tous les géographes du i v e / x e
siècle l'ont largement mis à contribution. Les données concernant
la vie et le nom m ê m e de Gayhânï sont d'une extrême confusion :
Ibn an-Nadïm l'appelle, par exemple, Aljmad b. Muljammad et
Y â q û t Muftammad b. Ahmad. On le confond souvent, par ailleurs,
avec son fils, Abu 'Ali (Muljammad b. Muhammad). Les renseigne-
ments dont nous disposons sur la vie des deux h o m m e s sont les
suivants :
a) Abû 'Abd Allah est vizir de Naçr I b. Ahmad, qui règne de
261/874 à 279/892. Il écrit son ouvrage entre 2 7 9 / 8 9 2 et 295/907
(GAL).

*Voir Addenda, page 401

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xxiv Géographie humaine du monde musulman

b) Le même personnage est nommé régent à l'avènement du


jeune Nasr II b. Ahmad, âgé de huit ans, en 301/913 (selon Yâqût).
c) Ibn Fadlàn (Risâla, p. 76) est reçu, à son voyage aller, en 309/
921, par Gayhânï (sans précision) et par Nasr I I ; la date implique
que le souverain sfimânide a alors seize ans, et Ibn Fadlàn le décrit
en effet comme « un jeune homme imberbe » (gulâm amrad). Gayhânï
est désigné comme kâtib (et non plus vizir) de « l'émir du tJurâsân »,
mais il porte le titre d'as-say'1 al-'amîd («soutien vénérable» : sur
ce titre, cf. Risâla, trad. Canard, p. 54, note 51), qui ne peut
s'appliquer, à l'évidence, qu'à un homme de l'âge et de la position
d'Abû 'Abd Allah (et non de son fils).
d) Balljï (mort en 322/934) est en relation avec Abu 'Alï al-
Gayhânï, vizir de Nasr II b. Ahmad (Fihrisl).
e) Gayhânï succède, à la fin du règne de Nasr II (301/913-331/
943), au vizir Abu I-Fadl al-Baramï (selon Muqaddasï ; personnage
désigné sous sa simple nisba dans l'éd. de Constantinople ; l'éd. de
Berlin, plus récente, ajoute : Abu 'Abd Allah).
f ) Abu 'Alï al-Gayhânï succède, en 326/937-938, au vizir Abu
1-Fadl ai-Bal'amï et meurt accidentellement en 330/941-942 (selon
Ibn al-Atïr, cité par Dunlop et Minorsky).
g) «Le fils de Gayhânï» (Ibn al-Gayhânï) est donné comme le
premier vizir de Nûh b. Mansur, dont le règne commence en 366 /976
(selon Muqaddasï).
De ces renseignements souvent confus (cf. les hésitations de D. M.
Dunlop, «Bal'amï» et «Balkhï», dans El [2], t. I, p. 1015 [1], 1034
[1]), il ressort toutefois que les Gayhânï désignés en e) et f) sont sans
nul doute un seul et même personnage : Abu 'Alï, mort en 330/941-
942 et dont le Gayhânï désigné en g) serait alors le fils (Muqaddasï
peut avoir désigné, en e), réellement Abu 'Alï ; mais l'additif du ma-
nuscrit de Berlin inciterait à penser qu'il a pris, en réalité, le fils pour
le père et du même coup, en g), le petit-fils pour le fils). Remarquons
enfin qu'en d), si Balbï avait connu Abu 'Abd Allah, le Fihrist l'eût
sans doute mentionné.
On peut donc conclure de tout cela que le géographe Abu 'Abd
Allah al-Gayhânï est mort sous le règne de Nasr II, à coup sûr entre
309/921 et 322/934, plus précisément, peut-être, vers 313/925-318/
930, et q u ' à cette époque, tout en jouissant de la même considéra-
tioi;, il n'était plus le «vizir» dont parle Muqaddasï (trad., § 10).
Cette dernière conclusion est confirmée par le fait que Bal'amï
accède au vizirat, après Abu Ya'qûb an-Nïsâbûrî (cf. Muqaddasï,
éd. de Goeje, p. 337), vers 310/922 (cf. Barthold, cité par Dunlop,
op. cit., p. 1015), sans que les textes réfèrent, pour cette période, à un
vizirat de Gayhânï.

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Tableau des auteurs xxv

Cf. Mas'ûdï, Tanbïh, p. 109 ; MuqaddasI, trad., § 10-11 et éd. de


Goeje, p. 241, 337-338; Tawhïdï, al-Imtâ' wa l-mu'ânasa, t. I,
p. 78-89 ; Fihrist, p. 138, 154 ; Yâqut, Udabâ', t. XVII, p. 156-159 ;
De Goeje, introd. au t. V de la BGA, p. VII, X I ; Reinaud, p. L X I I I -
L X I V ; Marquait, Streifzuge, p. 160-206 ; K. V. Zetterstéen, «Nasr
b. Afomad », dans El, t. III, p. 932-933 ; GAL, t. I, p. 262 et Suppl.,
t. I, p. 407 ; Barthold, Hudud al- 'âlam, p. 23 sq. ; V. Minorsky, « A
false Jayhânï», dans BSOAS, XIII, 1949-1950, p. 89-96 ; du même,
introd. à la deuxième Risâla d'Abû Dulaf Mis'ar, op. cit., p. 24 ;
Kratchkovsky, p. 219-226 (219-224); D. M. Dunlop op. cit.-,
A. Miquel, «L'Europe occidentale dans la relation arabe d'Ibrahim
b. Ya'qùb», dans Annales E.S.C., X X I , n° 5, septembre-octobre
1966, s.v. «Mayence», note 3.
Bayhaqï (Ibrahim b. Muhammad al-Bayhaqï). L'auteur des Mahâsin wa
l-masâwi' (vers 295-320/908-932) n'utilise que rarement des thèmes
géographiques, et toujours comme prétexte à dictons ou développe-
ments moraux. Cf. GAL, Suppl., t. I, p. 249 ; C. Brockelmann, dans
El (2), t. I, p. 1166.
Ibn Fadlân (Ahmad b. Fadlân b. al-'Abbâs b. R â s i d b . Hammâd). Ce per-
sonnage, dont le nom même est incertain (cf. une discussion à ce sujet
dans l'intr. de S. Dahan à la Risâla, p. 37-38) et la vie enveloppée
de mystère, a laissé, de sa participation à une ambassade chez les
Bulgares de la Volga, en 309-310/921-922, une relation que nous ne
possédons sans doute que dans une version abrégée (si, comme le
pense M. Canard, op. cit., p. 43, cet abrégé a été fait par un vizir
sâmânide de Bubârâ, ce pourrait être ôayhânï lui-même : cf. chap.
III, p. 94, note 4). La Risâla a été largement exploitée par les
géographes postérieurs (cf. S. Dahan, op. cit., p. 41) : elle re-
présente, tant sur le plan du style que sur celui de la méthode
(rôle de l'observation personnelle), une étape importante de la
géographie arabe. Cf. Reinaud, p. L X X I X - L X X X ; W . Barthold,
dans El, t. II, p. 3 9 8 ; GAL, t. I, p. 261-262 et Suppl., t. I,
p. 406 ; Kratchkovsky, p. 184-186 (186-187) ; S. Dahan, introd. à
l'édition de la Risâla, p. 45 sq. ; et surtout M. Canard, introd. et
conclusion à la traduction de la Risâla, op. cit., p. 41-48 (avec
bibliographie); et M. Canard, dans El (2). t. III, p. 782.
* Abu 'Ubayd as-Sakuni. Sous ce nom, que Yâqut livre après celui d'Aç-
ma'ï, il faut sans doute voir un lexicographe préoccupé de topo-
nymie arabique : Bakrï déclare, dans son Mu'gam mâ sta'Qam (cité
dans Kratchkovsky, références ci-après), avoir fait des emprunts à
un livre sur les montagnes et autres lieux de la Tihâma, dû à Abu
'Ubayd Allah 'Amr b. BiSr as-Sakuni, qui s'inspirait lui-même d'Abû

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xxvi Géographie humaine du monde musulman

1-AS 'at al-Kindï (q. v.), ce dernier s'inspirant à son tour de "Arrâm
b. al-Asbag (q. v.). Cf. Yâqut, Mu'{jam al-buldân, 1.1, p. 11, traduc-
tion anglaise par W. Jwaideh, The introductory chapters of Yâqût's
Mu'jam al-buldân, Ley de, 1959, p. 11 ; Kratchkovsky, p. 278
(277).
* Merveilles de la mer ('Agâ'ib al-bahr). Ouvrage perdu, cité dans Sûlï,
Abbâr ar-Râdl wa l-Muttaqî, Le Caire, 1935, publ. par J. Dunne,
p. 6. Antérieur à 322/934, puisque RSdï, dans la bouche duquel
Sûlï met cette citation, n'est donné dans l'histoire que comme prince
héritier et qu'il monte sur le trône en 322/934. Cf. Afrmad Amïn,
Zuhr al-Islâm, t. I, p. 27 ; Sauvaget ; Relation, p. X X X , § 3.
* Balbï (Abu Zayd Ahmad b. Sahl al-Balbi). Né vers 235/849-850, mort en
322/934, qualifié par Brockelmann de « fondateur de l'école classique
de la géographie arabe». Compose, vers 308-309/920 ou un peu plus
tard, un atlas commenté du monde de l'Islam, dont la trame s'est
conservée chez les auteurs de masâlik wa l-mamâlik du iv e /x® siècle.
Cf. De Goeje, dans ZDMG, X X V , p. 42-58 ; C. Huart, p. X-XVI
de l'introduction au Kilâb al-bad' wa t-ta'rït de Maqdisï (Mutahhar
b. Tàhir) (q. v.) ; Barthold, dans Hudûd al-'âlam, op. cit., p. 15 sq. ;
Kratchkovsky, p. 195-197 (198-199); D. M. Dunlop, dans El (2),
t. I, p. 1033-1034.
* Ibn (Abî) 'Awn al- Kâtib, ou Ibn an-N5gim (Abu IsJjâq Muhammad (ou
Ibrahim) b. Ahmad). Mort en 322/934, au début du règne d'ar-Râdï
qui le fit exécuter comme hérétique (il était disciple du Sï'ite Sal-
magânï), ce personnage, dont le nom est très incertain, composa,
selon Mas'fidï (Tanbïh, p. 75; trad. 109-110, 503), un Kitâb an-
nawâhï wa l-âfâq (Des contrées et des horizons), «où il rapportait des
traditions (atbâr) sur les pays et nombre de merveilles ('agâ'ib) qui
se voient sur terre et sur mer ». L'ouvrage est malheureusement perdu.
A ne pas confondre avec Ibn Abî 'Awn (ou Abu 'Awn) IsftSq b.
'Alï, astronome qui aurait repris les tables astronomiques (zï§) de
Huwarizimï (cf. Yâqut, Buldân, trad. Jwaideh, p. 10-11 et note 1;
Kratchkovsky, p. 340 (342)). Cf. Fihrist, p. 147 ; Kratchkovsky,
p. 179-180 (183-184); Laoust, Ibn Batta, p. X X X V I I I , note 8 6 ;
Sourdel, Vizirat, p. 486, note 4.
Wa§§â' (Abu t-Tayyib Muhammad b. Afomad b. Istiâq b. Yaljyâ al-
Wa§5â'). Mort vers 324-325/936, l'auteur du Muwattâ n'est en
rapport avec la géographie que par de très rares thèmes, où le propos
initial est oublié au profit de l'utilisation, morale ou sociale, qui
peut en être faite. Cf. C. Brockelmann, dans EI, t. IV, p. 1186;
GAL, t. I, p. 129.

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Tableau des auteurs xxvn

Ibn 'Abd Rabbih (Abu 'Umar ('Amr) Aljmad b. Muhammad). Mort en


328/940, l'auteur d'al-'Iqd al-farïd, célèbre anthologie d'adab
composée en Espagne, fait intervenir la géographie sous quelques
thèmes traditionnels : image malheureusement déformée par une
recherche systématique du curieux. Cf. C. Brockelmann, dans El,
t. II, p. 375-376; GAL, t. I, p. 161 et Suppl., t. I, p 250-251.
* Wakl' (al-Qàdï) (Abu Muhammad Bakr b. Hayyân b. Sadaqa). Mort
en 330/941, auteur d'un livre d'anwâ' et d'un recueil de traditions
sur les routes (turuq) et les pays (buldân), resté inachevé et malheu-
reusement perdu. Cf. chap. VII, p. 246, note 3 ; Fihrist, p. 114;
GAL, Suppl., t. I, p. 225 ; Kratchkovsky, p. 123 (128).
• Sinân b. Tâbit b. Qurra (Abû Sa'ïd). Mort en 331 /943, fils du célèbre
mathématicien et astronome Tâbit b. Qurra, compose, sous le
titre d'Anwâ', un calendrier dont Bïrûnî, dans ses Âtâr, nous a
conservé des fragments, d'une façon malheureusement trop imbri-
quée pour qu'on puisse attribuer à chacun des deux auteurs ce qui
lui revient en propre. Cf. GAL, 1.1, p. 244-245 et Suppl., t. I, p. 386.
Hamdânï (Abû Muhammad al-Hasan b. Alimad b. Ya'qûb b. Yusuf b.
Dâwud al-Hamdâni ; dit aussi Ibn al-Hâ'ik ou Ibn Abï d-Dumayna).
Originaire de l'Arabie du sud, meurt à San'â', en 334/945. Savant
renommé en diverses disciplines (généalogies, alchimie, astronomie
et philologie), il est connu notamment par un ouvrage sur l'histoire
de l'archéologie du Yémen (al-Iklïl min ahbâr al-Yaman), un
traité de minéralogie et d'alchimie ( K i t â b al-gawharatayn al-'atï-
qatayn al-mâ'i'atayn min as-safrâ' wa l-baydâ') et une description
de l'Arabie ( S i f a t Gazïrat al-'Arab), où il se montre un incontestable
savant, par son sens critique, le sérieux de sa documentation et le
souci de confronter un sujet traditionnel aux acquisitions de la
science de son temps, Cf. Yâqût, Udabâ', t. VII, p. 230-231 ; GAL,
t. I, p. 263-264 et Suppl., t. I, p. 409 ; Kratchkovsky, p. 166-170
(170-172) ; O. Lôfgren, dans El (2), t. III, p. 126-128 ; pour l'Iklll,
voir éd. et trad, partielles par Nahib Amin Faris, Princeton, 1938
et 1940, O. Lôfgren, Uppsala, 1954*.
Ibn al-Qâss (Abû l-'Abbâs Alimad b. Abï Aljmad at-Tabarî al-Àmulî).
Jurisconsulte Sâfi'ite, qui, sur la base de leur orientation par rapport
à la qibla, traite de l'ensemble des pays, et notamment de leur
situation, de leurs principales caractéristiques et de leurs curiosités.
L'œuvre, intitulée Dalâ'il al-qibla (Des indications de la qibla),
appartient à une collection privée et est malheureusement encore
manuscrite. Cf. chap. VI, p. 235, note 1 ; GAL, 1.1, p. 191 et Suppl,
t. I, p. 306-307; Kratchkovsky, p. 236-237 (230-232); Girgis
Efendi Safà, «Ta'rîf ba'd mabtûtât maktabatï», dans al-Ma5riq,

"Voir Addenda, page 401

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XXVIII Géographie humaine du monde musulman

XVI, 1913, p. 439-442 (avec présentation de deux brefs extraits


de quelques lignes, relatifs à Constantinople [inspiré de Hârûn
b. Yaljyà, q.v.] et à Basra).
Qudâma b. Ga'far (Abu I-Farag al-Kâtib al-Bagdâdï). Né sans doute vers
270/883, mort en 337/948; un des plus purs représentants de la
géographie politique, rédigée à l'intention des fonctionnaires du
califat. Son Kitâb al-harâg wa sinâ'at al-kitâba (De l'impôt foncier
et de l'art du secrétaire), encyclopédie écrite dans cet esprit autour
des années 316-320/928-932, ne nous est malheureusement parvenu
qu'en ses derniers développements, eux-mêmes publiés seulement
de façon partielle. Qudâma est aussi l'auteur d'anthologies, d'ou-
vrages de critique, d'histoire et, avec moins de certitude quant
à leur attribution, de philosophie. Cf. Fihrist, p. 130 ; Yâqût,
Udabâ', t. XVII, p. 12-15; Reinaud, p. L X - L X I ; De Goeje,
introd. au t. VI de la BGA, p. X X I I - X X I I I ; C. Brockelmann,
dans El, t. II, p. 1158 ; G AL, t. I, p. 262 et Suppl., t. I, p. 406-407 ;
Blachère, EGA, p. 19-20, 53-54 ; Kratchkovsky, p. 160-162 (165-
166) ; A. Makkï, Qudâma b. ùa'far et son œuvre, op. cit. ; Sourdel,
Vizirat, p. XXV-XXVI, 16.
Ibn Serapion. Entre 289/902 et 334/945, un auteur nommé Suhràb, ce
qui peut n'être qu'un pseudonyme, donne du Kitâb sûrat al-ard
de Huwârizmï une nouvelle version qu'il attribue à un Ibn Sarâ-
biyun par ailleurs inconnu. Nom d'auteur et titre d'ouvrage
demeurent, semble-t-il, à jamais perdus, mais il est clair que l'ou-
vrage lui-même continue la tradition de la sûrat al-ard en l'ampli-
fiant : tout en gardant, des origines du genre, les thèmes et un
certain esprit de classement (par exemple, la notation par coor-
données géographiques), il les développe parfois à la manière de
Yadab. Cf. GAL, t. I, p. 261 et Suppl., t. I, p. 406 ; Kratchkovsky,
p. 97-99 (103-105); A. Seippel, op. cil., p. 12-14.
* Magrûrûn (al-). Sous ce terme d'« Aventuriers», la tradition désigne
huit jeunes gens qui, embarqués à Lisbonne au iv e siècle, auraient
exploré les parages de Madère et des Canaries. Ont laissé un récit (la
distance chronologique entre eux et leurs transmetteurs s'accommo-
dant mal d'une tradition orale) conservé, de façon très fragmentaire,
par Idrïsî, repris à son tour par Abu Hâmid al-Garnâtî et 'Umari.
Cf. bibl. et Kratchkovski, p. 134-135 (136-137); D. M. Dunlop,
« Bahr Muhït », clans El (2), t. I, p. 963.
* 'Alî as-Sallâmï. Mort en 344/955, auteur d'une histoire des gouverneurs
du Hurâsàn, perdue. Cf. Kratchkovsky, p. 164 (168).
Merveilles de l'Inde (Kitâb 'agâ'ib al-Hind). Faussement attribué au
capitaine (nâhudâ) Buzurg b. Sahriyàr ar-Ramhurmuzï, ce livre,

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Tableau des auteurs xxix

écrit vers 339/950, témoigne de l'envahissement des récits relatifs


aux mers de l'Inde par la légende. Cf. GAL, Suppl., t. I, p. 409-410 ;
Kratchkovsky, p. 143 (143) ; Sauvaget, Relation, p. X X I X - X X X
(rectifier les termes de la note 3 de la p. X X I X : le nom de [b.]
Sahriyâr apparaît peut-être dans le texte lui-même, § 46, sous la
forme Sahriyârï) ; J.W. Fiick, « Buzurg b. Shahriyâr », dans El
(2), t. I, p. 1398-1399; S. Maqbul Ahmad, «Djughrâfiyâ», op. cit.,
p. 598 (1).
Râzî (Abu Bakr Ahmad b. Muliammad ar-Râzï). Historien et géographe
de l'Espagne musulmane, de la vie duquel l'histoire comporte
quelques incertitudes (estimations diverses de la date de sa mort,
Lévi-Provençal la fixant à 344/955 ; cf. aussi la date de naissance
avancée (du 1-higga 274/avril 888), par rapport à la date de la mort
de son père : rabï' II 273/septembre-octobre 886). Auteur d'une
Description de Cordoue (Sifat Qurtuba), perdue, et d'un ouvrage
plus étendu, portant sur les routes, les ports, les villes et les divi-
sions administratives de l'Espagne. Ce dernier ouvrage, sorte de
masâlik wa l-mamâlik espagnols, a été conservé dans une version
portugaise, celle-ci ayant été traduite à son tour en castillan. Cf.
GAL, t. I, p. 156-157 et Suppl., t. I, p. 231 ; Kratchkovsky,
p. 165-166 (169); E. Lévi-Provençal, dans El, t. III, p. 1215-1216
(avec bibliographie) ; du même, introd. à la traduction de « La des-
cription de l'Espagne d'Ahmad ar-Râzï», dans al-Andalus, XVIII,
1953, p. 51 sq.
Mas'udï (Abu 1-Hasan 'Ali b. al-Husayn b. 'Alï al-Mas'ûdï). Un des plus
grands encyclopédistes musulmans, né à Bagdad, mort au Caire en
355 ou 356/956-957. Grand voyageur, il a composé une foule
d'ouvrages dont deux seulement nous ont été entièrement conservés :
les Murug ad-dahab (Prairies d'or) et le Kitâb at-tanbïh wa l-isrâf
(Livre de l'avertissement et de la révision), résumé de l'ouvrage
précédent. Représentant exemplaire, avec des options sî'ites,
de l'adab pour la première moitié du i v e / x e siècle. Cf. Fihrisl,
p. 154 ; Yâqut, Udabâ', t. X I I I , p. 90-94 ; C. Barbier de Meynard,
introd. à la traduction des Prairies, p. I-XII ; B. Carra de Vaux,
introd. à la traduction du Tanbih, p. I - X I I (très pertinent);
Huart, Littérature, p. 182-183; De Goeje, introd. au t. V I I I d e l à
BGA, passim; C. Brockelmann, dans El, t. III, p. 457-458; GAL,
t. I, p. 150-152 et Suppl., t. I, p. 220-221 ; Blachère, EGA, p. 201-
204; Kratchkovsky, p. 171-182 (177-185).
Abu Dulaf Mis'ar (b. al-Muhalhil al-Hazragï al-Yanbu'ï). Esprit curieux
et grand voyageur, fixé quelque temps à la cour du Sâmânide
Nasr II b. Ahmad. Il est connu par deux Risâla-s : la première,

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xxx Géographie humaine du monde musulman

fort justement suspecte quant à ses données, est relative à un


périple en Asie centrale, en Malaisie et en Inde ; elle a été copiée
par Ibn an-Nadïm, Fihrist, p. 346,1. 30 sq., p. 350,1.15 sq. ; d'autres
rédactions de la même œuvre se trouvent dans la deuxième version
de la Cosmographie de Qazwïni et chez Yâqût (Buldân, t. III, p. 440
i.f.). La seconde Risâla, relative à l'Iran et à l'Arménie et composée
sans doute peu après 341/952-953, représente un effort louable
pour mettre à l'épreuve de l'observation personnelle le thème des
«merveilles». Les deux Risâla-s sont connues par le même manus-
crit de MeShed qui contient l'ouvrage d'Ibn Fadlân. Cf. Fihrist,
p. 346, 347, 350; Reinaud, p. LXXVIII-LXXIX ; Ferrand,
Relations, t. I, p. 89 ; Marquait, Streifzuge, p. 74-95 ; GAL, t. I,
p. 262-263 et Suppl., t. I, p. 407; Kratchkovsky, p. 186-189
(187-190); V. Minorsky, dans El (2), t. I, p. 119 (avec bibliogra-
phie) ; du même, introd. à l'édition de la deuxième Risâla, op. cit.
(essentiel); S. Dahan, introd. à la Risâla d'Ibn Fadlân, op. cit.,
passim.
NarSabi (Abu Bakr Muhammad b. Ga'far an-NarSabï)- Mort en 348/959,
compose, vers 332/943, pour le souverain sâmânide Nub b. Nasr,
une histoire de Buhârâ, qui nous est parvenue dans une traduction
persane du vi e /xn e siècle. Cf. GAL, Suppl., t. I, p. 211 ; Kratch-
kovsky, p. 164 (168).
Kindï (Muhammad b. Yusuf b. Ya'qûb at-Tugïbï). A ne pas confondre
avec le philosophe et savant de même nom (Ya'qûb b. Isljàq),
ni avec Abu 1-AS'at al-Kindï (qq.v.). Mort en 350/961, celui-ci est
l'auteur d'une histoire des gouverneurs et cadis d'Egypte, qui
figure parmi les œuvres inaugurant le genre topographique des
hitat, auquel le même auteur consacre du reste un ouvrage spécial,
perdu. Cf. GAL, t. I, p. 155-156 et Suppl., t. I, p. 229-230.
Isfrâq b. al-Husayn. Au milieu du ive/x® siècle, selon toute vraisemblance,
cet auteur, dont la vie reste inconnue, compose en Espagne un
Kitâb âkâm al-margart fî dikr al-madâ'in al-mashùra bikull makân
(Les collines de corail, ou De l'évocation des villes célèbres de tous
pays), sorte de compendium géographique puisé, sans qu'elles
soient citées, aux sources classiques de la géographie arabe, notam-
ment Uuwârizmï, Ibn Uurdâdbeh, Ya'qûbï et Ibn Rusteh. Il
n'est pas sûr, contrairement à ce qu'on avait longtemps cru,
qu'Isljâq ait inspiré Idrîsï et Ibn tJaldûn. Cf. GAL, Suppl., t. I,
p. 405 ; Kratchkovsky, p. 233-234 (229-230) ; A. Codazzi, introd.
à la traduction des Akâm, op. cit, p. 373-381.
Calendrier de Cordoue. Ouvrage rédigé vers les années 350/961, c'est un
almanach donnant, pour l'Espagne d'alors, les renseignements

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Tableau des auteurs xxxi

touchant principalement l'astrologie, la météorologie, la botanique,


l'agriculture et les fêtes (chrétiennes). Cf. Dozy, préface à l'édition
du Calendrier de Cordoue de l'année 961, Leyde, 1873 ; Pellat,
introd. à la nouvelle édition du Calendrier, op. cit. (à compléter
avec F. Viré, «La volerie dans l'Espagne du x e siècle à travers le
Calendrier de Cordoue», dans Arabica, X I I , 1965, p. 306-314);
du même, «Dictons, anwâ' et mansions lunaires», dans Arabica,
t. II, 1955, p. 39-41.
Istabrî (Abu Isljâq Ibrahim b. Mutiammad al-Fârisï al- Karbï al-Istafarl).
Le premier représentant authentique du genre des masâlik wa
l-mamâlik; mort après 340/951. Sur la base de l'atlas de Balbî,
il développe une géographie totale de l'Islam, divisé en grandes
entités régionales : si l'organisation du propos se ressent encore du
schéma squelettique de l'atlas, du moins les grandes options des
masâlik sont-elles prises, et, surtout, l'information personnelle
systématisée comme fondement de la méthode, en même temps
que le voyage. L'ouvrage d'Istabrî a été démarqué en turc et en
persan (notamment, en cette langue, sous le titre à'Askâl al-'âlam :
sur ce manuscrit, cf. V. Minorsky, «A false Jayhânî», dans RSOAS,
X I I I , 1949-1950, p. 156-159). Cf. Muqaddasi, éd. de Goeje, p. 475 ;
Reinaud, p. L X X X I sq. ; El, t. II, p. 596 (art. anonyme) ; Kra-
mers, «La question Balhï-Istahri», op. cit.; G AL, Suppl., t. I,
p. 408 ; Kratchkovsky, p. 196-198 (199-200), avec autres références.
* Ibn Marduya (Abu Bakr Aljmad b. Mûsà). Mort en 352/963, cet auteur,
par ailleurs inconnu, aurait composé un dictionnaire géographique
intitulé Mu'gam al buldân. Cf. GAL, Suppl., t. I, p. 411.
Ibwân as-Safâ' (Frères de la Sincérité). Confrérie de tendances ismaé-
liennes et hermétiques, qui a laissé, au iv e /x e siècle (cf. Massignon
dans Der Islam, t . IV, p. 324) une suite d'essais (rasa'il), qui cons-
tituent une manière d'encyclopédie philosophique où la géographie
n'intervient guère que sous la forme des principes classiques de la
sûrat al-ard et des thèmes théoriques touchant les rapports de
l'homme à son environnement, physique et surtout astral. Cf.
Tawfrïdî, /m/5', t . II, p. 5 ; T. J . de Boer, dans El, t. II, p. 487-488 ;
Massignon, dans Der Islam, IV, 1913, loc. cit. ; GAL, t. I, p. 236-238
et Suppl., t. I, p. 379-381 ; Kratchkovsky, p. 229-233 (226-229)
(avec bibliographie); Y. Marquet, dans El (2), t. III, p. 1098-1103.
* Warrâq (Muljammad b. Yûsuf al-Qarawï al-Warrâq). Géographe espa-
gnol, né en 292/904 à Guadalajara et qui, après avoir séjourné
longtemps à Cairouan, revint vivre à Cordoue sous le règne
d'al-Hakam II. Mort en 363/973. Auteur d'un Kitâb al-masâlik
wa l-mamâlik traitant de l'Ifrîqiya, largement mis à contribution

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xxxii Géographie humaine du monde musulman

par les auteurs postérieurs, et surtout par Bakrî, dont il est une
des sources essentielles. Cf. Pons-Boigues, Ensayo bio-bibliogràfico
sobre los historiadores y geografos arabigo-espanoles, Madrid, 1898,
p. 80, note 1 ; GAL, Suppl., t. I, p. 233 ; Kratchkovsky, p. 165
(169); R. Brunschvig, «Un aspect de la littérature historico-géo-
graphique de l'Islam» dans Mélanges Gaudefroy-Demombynes, Le
Caire ( I F A O ) , 1935-1945, p. 147-158; E. Lévi-Provençal, «Abu
'Ubayd al-Bakrï», dans El (2), t. I, p. 161.
* Sïrâfî (Abu Sa'ïd al-Hasan b. 'Abd Allah as-Slràfî). Célèbre philologue,
mort vers 368/979, représentant de la tendance lexicographique arabe
« large» de Nadr b. Sumayl (q.v.). A écrit un Kitâb Gazïrat al-'Arab
dont Yâqût et Bakrî nous ont conservé des extraits. Cf. F. Krenkow,
dans El, t. IV, p. 463-464.
Maqdisï (Mutahhar b. Tâhir al-Maqdisï). Ce Palestinien, dont la vie nous
est à peu près inconnue, rédigea dans le Sigistân, vers 355 /966, à la
demande d'un ministre sâmânide, une encyclopédie appelée Livre
de la création et de l'histoire (Kitâb al-bad' wa t-ta'rii}), dont la
texture rappelle celle des Prairies d'or, de Mas'ûdï, mais qui s'en
différencie par certains traits profondément originaux, notamment
par la constance de l'inquiétude philosophique. Cf. Huart, introd.
aux divers tomes de l'édition de la Création, op. cit. ; du même,
Littérature, p. 282-283, 289,299 ; GAL, Suppl., t. I, p. 222 ; Kratch-
kovsky, p. 226-229 (224-226).
* IbrShîm b. Ya'qûb (al-Isrâ'ïlï at-Turtûisî). Marchand juif espagnol, qui
voyage en Europe vers 354/965. Il laisse une relation connue par
quelques extraits chez Bakrî (pour les Slaves) et Qazwïnï (pour
quelques villes de l'Europe occidentale). Cf. G. Jacob, Studien,
fase. I, II, IV ; GAL, Suppl., t. I, p. 410 ; Kratchkovsky, p. 190-192
(190-192), 275 (274); E. Lévi-Provençal, « A b u ' U b a y d al-Bakrï»,
dans El (2), t. I, p. 161 (1) ; M. Canard, « Ibrahim b. Ya'qub et sa
relation de voyage en Europe», dans EOLP, t. II, p. 503-508;
T. Kowalski, introd. à l'édition d'Ibrahim b. Ya'qûb d'après
Bakrî, op. cit. ; A. Miquel, «L'Europe occidentale dans la relation
arabe d'Ibrahim b. Ya'qûb», dans Annales E.S.C., X X I , n° 5, sep-
tembre-octobre 1966*.
Huwàrizmï (Abu 'Abd Allah Muhammad b. Ahmad b. Yflsuf al-Huwâ-
rizmï al-Kâtib). Fonctionnaire de la dysnatie sâmânide, écrit vers
365-381 /976-991 une encyclopédie des termes techniques des diverses
sciences. Cet écrivain, dont la vie nous est par ailleurs inconnue, ne
doit être confondu ni avec l'astronome Muhammad b. Mûsà al-
Huwârizmï (q. v.), ni avec le poète et épistolier Abu Bakr Muham-
mad b. al-'Abbâs al-Huwàrizmï, mort en 383/993 (sur ce dernier,
cf. R. Blachère et P. Masnou, Choix de séances de Hamatfanì, Paris,
"'Voir Addenda, page 401

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Tableau des auteurs xxxm

1957, p. 26, note 5), ni avec Bîrûnï (q. v.), parfois désigné sous cette
nisba (par Y â q û t notamment). Cf. Van Vloten, introd. au Kitâb
mafâtïh al-ulûm (Clés des sciences), op. cit. ; E. Wiedemann, dans
El, t. II, p. 965 ; GAL, t. I, p. 282-283 et Suppl., t. I, p. 434-435 ;
Kratchkovsky, p. 240-241 (234-235); Sourdel, Vizirat, p. 17-18.
Ma'n b. Fri'ûn (? ou Furay'ïn ou Farïgûn). Elève de Balbï, auteur d'une
encyclopédie intitulée Gawâmi' al-ulûm (Encyclopédie des sciences),
illustratrice, mais de façon encore plus poussée dans la concision, de
la tendance représentée par Huwârizmî (cf. ci-dessus) : simple enre-
gistrement de termes techniques. Cf. GAL, Suppl., t. I, p. 435 ;
Sourdel, Vizirat, p. 18, note 1.
Hudud al-âlam (Des limites du monde). Ouvrage anonyme, rédigé en persan
(372/982-983), dans la tradition de la géographie universelle de la
sûrat al-ard, et avec intérêt marqué, à l'intérieur du monde musul-
man, pour les régions non arabes. Cf. Minorsky et Barthold, intro-
duction et commentaire de l'édition des Hudùd, op. cit. ; Kratch-
kovsky, p. 224-226 (223-224) ; Lazard, Prose persane, op. cit., p. 53-54.
* Muhallabï (al-Hasan b. Muftammad (Ahmad) al-Misrï al-Muhallabï).
Mort en 380/990, compose un Kitâb al-masâlik wa l-mamâlik
d'allure très classique, autant qu'on en puisse juger par les nombreux
mais très courts extraits conservés par Yâqût et Abu 1-Fidâ'.
L'ouvrage est aussi appelé Kitâb al-'Azîz ou al-'Azïzl, du nom du
calife f a t i m i d e al-'Aziz, m o r t en 386/996*, a u q u e l il est dédié. Cf.
Hâgéï Halîfa, t. V, p 512, n° 11875; Reinaud, p X C I I - X C I I I ;
Kratchkovsky, p. 234-236 (230) ; S. Munaggid, op. cit., p. 43, sq. ;
W. Jwaideh, op. cit., p. 11, note 9 (avec bibliographie; compléter
avec Yâqût, Buldân, t. II, p. 145; t. IV, p. 3 4 7 ; t. V, p. 419).
Tanûljï (Abu 'Alï al-Muhassin b. 'Ali at-Tanûbî). Mort en 384/994, auteur
A'al-Farag ba'd as-sidda (La détente après l'épreuve), anthologie
d'adab, d'allure moralisante, où les t h è m e s géographiques n'inter-
viennent que comme prétexte à contes ou développements paréné-
tiques. Cf. R. Paret, dans El, t. IV, p. 689 ; GAL, t. I, p. 161-162 et
Suppl., t. I, p. 252-253.
Ibn an-Nadïm (Abu 1-Farag Muhammad b. Ishâq b. Abï Ya'qûb). Le
célèbre auteur du Fihrist (Index), composé en 377/987-988, est
indiqué ici pour divers passages de son œuvre touchant à la géogra-
phie (cf. chap. VI). Cf. J. Fuck, dans El, t. III, p. 863-865 ; GAL,
t. I, p. 153 et Suppl., t. I, p. 226.
* Dâraqutnï (Abfi 1-Hasan 'Ali b. 'Umar b. Aljmad ad-Dâraqutnï).
Célèbre h o m m e de lettres et traditionniste (306/918-385/995), qui
composa notamment, sous le nom de Kitâb al-mu'talaf, un diction-
naire d'ethniques, repris et complété par al-tJatïb al Bagdâdï (q. v.).

André MIQUEL. 3
•Voir Addenda, page 402

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xxxiv Géographie humaine du monde musulman

Cf. GAL, t. I, p. 173-174 et Suppl., t. I, p. 275 ; J. Robson, dans


El (2), t. II, p. 139-140.
Kindï ('Umar b. Muhammad al-Kindï). Vie à peu près inconnue; fils de
Muhammad b. Yûsuf al-Kindï (q. v.), lui-même mort en 350/961.
Auteur d'un ouvrage sur les mérites ( f a d â ' i t ) de l'Egypte. N e pas
confondre ces deux auteurs avec le philosophe et savant Ya'qûb b.
Ishàq al- Kindï, ni avec Abu 1-AS'at al Kindï (qq. v.). Cf. GAL, 1.1,
p. 155-156 et Suppl., t. I, p. 230.
* Ibn Zûlâq (Abu Muhammad al-Hasan b. Ibrâhïm b. Zûlâq al-Laytï).
Mort en 387 /998, compose, sur l'Egypte, un ouvrage de géographie
topographique (hitat) et de particularités et mérites (al-hasâ'is wa
l-fadâ'il). Cf. GAL, t. I, p. 156 et Suppl., t. I, p. 230.
Ibn Hawqal (Abu 1-Qâsim Muljammad an-Nasïbî). Héritier spirituel
d'Istabrï, dont il reprend l'œuvre en la refondant, sous le titre de
Kilâb surat al-ard, il est avec Muqaddasï le représentant par excel-
lence des masâlik wa l-mamâlik, par l'ampleur de la documentation
personnelle et, plus encore peut-être, le souci de mettre exactement
à jour les renseignements qu'il livre. On estime qu'il a travaillé plus
de vingt ans à la rédaction de son ouvrage, lequel a dû connaître sa
forme définitive vers 378/988. Cf. Reinaud, p. L X X X I s. q. ; C. Van
Arendonk, dans El, t. II, p. 4 0 7 ; GAL, t. I, p. 263 et Suppl., t. I,
p. 408 ; Kratchkovsky, p. 198-205 (200-205) ; Wiet, introd. à la tra-
duction du Kilâb siïrul al-ard, op. cil.; A. Miquel, dans El (2),
I. III, p. 810-811.

Muqaddasï (Abu 'Abd Allah Sams ad-Dïn Muhammad b. Aljmad b. Abï


Bakr al-Bannâ' as-Sâmï al-Muqaddasï al-BaSSàri). Le plus grand
représentant du genre des masâlik wa l-mamâlik, qu'il porte à sa
perfection, par la qualité de l'information personnelle, l'ampleur de
l'héritage recueilli et surtout la mise au point d'une méthode de
classement et de présentation du donné. Avec son Ahsan at-taqâsïm
fï ma'rifat al-aqâlïm (La meilleure répartition pour la connaissance
des provinces), composé vers les années 375/985-380/990, la géogra-
phie humaine du monde musulman trouve définitivement son sujet,
son vocabulaire et sa méthode. Cf. D e Goeje, introd. au t. IV de la
BGA, p. V I - V I I ; J. H . Kramers, dans El, t. III, p. 757 ; GAL.
t. I, p. 264 et Suppl., t. I, p. 410-411 ; Kratchkovsky, p. 210-218
(208-215); complément de bibliographie dans trad. A. Miquel,
introd., op. cit., passim.
* Uswânï (Abu Muljammad 'Abd Allah b. Aljmad b. Sulaym al-Uswànï).
Voyageur qui effectua, auprès des Nubiens et pour le compte du
chef fâtimide Gawhar, une ambassade qui prit place vers les années
359/969-363/973. Le tableau des pays visités, composé entre 365/
975 et 386/996, nous a été partiellement conservé par Maqrïzï, lui-
même démarqué par Manûfï et Ibn Iyâs ( i x e / x v e siècle). Cf. GAL,

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Tableau des auteurs xxxv

Suppl., t. I, p. 410 ; Kratchkovsky, p. 192-193 (192-193) ; G. Trou-


peau, dans Arabica, I, 1954, p. 276 sq.; Y. F a d l I l a s a n , « Ibn
S u l a v m al-Aswânî », dans El (2), t. I I I , p. 973.
SâbuStî (Abü I-Hasan 'Ali b. Muhammad a5-Säbuäiti). Cs personnage, dont
le nom exact est mal connu et qui serait mort vers 388-399/998-1008,
aurait été bibliothécaire du calife fâtimide al-'Azîz. De son œuvre,
en majorité perdue, ne subsiste plus que le Kitäb ad-diyärät (Les
monastères), dont les parties sauvegardées traitent essentiellement
des couvents irakiens. Cf. Yäqüt, Udabâ', t. X V I I I , p. 16-17 (Abu
'Abd Allah Muliammad b. Isfoäq aS-§âbastï); Ibn IJallikän, t. III,
p. 8-9 ; G AL, Suppl., t. I, p. 411 ; Kratchkovsky, p. 242 (235-236) ;
K. 'Awwâd, introd. à l'édition des Diyârât, op. cit.
Abu H a y y â n at-'I'awhïdï ("Ali b. Muljammad b. al-'Abbâs). L'auteur des
Muqâbasât et du Kitâb al-Imiâ', mort après 400/1009, n'utilise de
thèmes géographiques ou en rapport avec la géographie qu'autant
qu'ils peuvent se prêter, par l'abstraction, à des développements
philosophiques et moraux. Cf. GAL, t. I, p. 283 et Suppl., t. I,
p. 435-436 ; S. M. Stern, dans El (2), t. I, p. 130-131.
Ibrahim b. Wasîf Sâh. Rédige aux alentours de l'an 1000 un Abrégé des
merveilles (Muhlasar al-'agâ'ib), qui marque, venant après les
Merveilles de l'Inde, un renforcement du légendaire dans les récits
relatifs à l'Orient. La seconde partie du livre est consacrée à l'his-
toire pré-islamique de l'Egypte. Cf. Carra de Vaux, introd. à la
traduction de l'Abrégé, op. cit.; C. F. Seybold, compte rendu de
cette traduction dans Orientalistische Literaturzeitung, I, 1898,
p. 146-150 (important : rectifie un certain nombre d'interprétations
du traducteur, signale la distinction entre l'auteur de l'Abrégé et
un homonyme, contemporain de Soliman le Magnifique, et fixe la
datation de l'œuvre : réviser sur ce point l'affirmation de S. Maq-
bul Ahmad, dans «Djughrâfiyâ », op. cit., p. 601 [1], qui déclare
qu'Ibrahim écrit en 605/1209 [mauvaise interprétation d'une
phrase de Seybold, p. 147 : «Aus der Datierung der Handschrift
ergab sich von selbst, dass der Verfasser... vor 606 gelebt haben
muss » ; ou référence trop stricte à F. Wüstenfeld, Geschichtschreiber
(cité infra, chap. I, p. 28, note 1), dont Seybold, ibid., déclare :
«auch in Wüstenfeld, Geschichtschreiber n° 373 a, herrscht U n g e -
nauigkeit und Konfusion»]); Sauvaget, Relation, p. X X V I .
Miskawayh (ou Ibn Miskawayh) (Abü 'Ali Ahmad b. Muhammad b. Y a ' -
qüb). Mort en 421/1030, l'auteur du Tahdïb al-ahlâq est avant t o u t
préoccupé de considérations et développements philosophiques : les
thèmes géographiques n'interviennent donc qu'autant qu'ils four-
nissent, à un degré supérieur d'abstraction, matière à philosopher.
Sur Miskawayh historien, m ê m e s conclusions que pour Balâçlurï.

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xxxvi Géographie humaine du monde musulman

Cf. El, t . III, p. 429 (art. anonyme) ; GAL, t . I, p. 417-418 et


Suppl., t. I, p. 582-584.
Ta'âlibï (Abu Mansûr 'Abd al-Malik b. Muhammad b. Ismâ'ïl at-Ta'âlibï).
Ce célèbre polygraphe, mort en 429/1038, consacre à la géographie,
dans son anthologie des Latâ'if al-ma'ârif(Fleurs de la connaissance),
un chapitre essentiel pour l'appréciation de la place tenue par cette
discipline dans la culture fondamentale de l'époque. Cf. C. Brockel-
mann, dans El, t. IV, p. 768-769 ; GAL, t. I, p. 337 sq. et Suppl.,
t. I, p. 499 sq.
* ûundigânï (Abu Muhammad al-Aswad al-ôundigânï). Mort en 433/1041,
poursuit, semble-t-il, la tradition lexicographique d'Asma'i (q. v.),
avec un livre, perdu, sur les eaux de la péninsule arabique. Cf. réfé-
rences au chap. VII, p. 246, note 1.
Abu 1-Hasan 'Alï ar-Raba'î (b. Muhammad b. Sugâ' al-Mâlikï). Mort en
435/1043, auteur d'un ouvrage de topographie historique sur Damas
et la Syrie (Kitâb al-i'lâm fï fadâ'il as-Sâm wa Dimasq). Cf. GAL,
t. I., p. 403 et Suppl., t. I, p. 566 ; S. Munaggid, introd. à l'édition
de Yl'lâm, Damas, 1951.
Birûnï (Abu r-Rayhân Muframmad b. Aljmad al-Bïrûnï). Un des plus
grands et des plus complets savants musulmans du Moyen Age,
né dans le ijuwârizm en 362/973, mort sans doute à Gazna, après
442/1050. Se situe en marge de notre étude, pour les raisons expli-
quées au chap. VI. Cf. D. J. Boilot, dans El (2), t. I, p. 1273-1275
(qui donne l'état des questions et une bibliographie ; y ajouter
Kratchkovsky, p. 244-262 [245-258]).
Husrï (Abu Ishâq Ibrahim b. 'Al! b. Tamïm al-Husrï). Mort vers 452/1060,
l'auteur du Zahr al-âdâb montre, en prenant quelques thèmes géo-
graphiques comme prétexte à développements stylistiques, à quel
point les données classiques de la géographie sont alors intégrées à
la culture de l'honnête homme. Cf. GAL, t. I, p. 314-315 et Suppl.,
t. I, p. 472-473.
* Qudâ'ï (Abu 'Ali Muhammad b. Salâma (Sâlim) b. û a ' f a r b. Aljmad b.
Hakmûn al-Qudâ'ï). Mort en 454/1062, un des premiers repré-
sentants, pour l'Egypte, du genre topographique des bifat. Cf.
GAL, t. I, p. 418-419 et Suppl., t. I, p. 584-585.
Hatïb (al-) (Abu Bakr Ahmad b.'Alï b. Tâbit al-Hatib al-Bagdâdï).
Mort en 463/1071, historien de Bagdad, célèbre surtout pour l'intro-
duction de son œuvre, consacrée à la topographie de la ville.
Composa aussi, en supplément à une œuvre de ce genre écrite par
Dâraqutnï (q.v.), un dictionnaire d'ethniques intitulé Kitâb al-
mu'tanaf fi takmilat al-mu'talaf wa l-muhtalaf. Cf. W. Marçais,
dans El, t. II, p. 981 ; GAL, t. I, p. 400-401 et Suppl., t. I, p. 562.

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Tableau des auteurs xxxvn

II. — LISTE DES A U T E U R S * A EXPLOITER


POUR UNE ÉTUDE DU CONTENU DES THÈMES GÉOGRAPHIQUES

Cal : Calendrier de Cordoue.


FAD : Ibn Fadlân, Risala.
FAQ : Ibn al-Faqih, Kitâb al-buldân.
GÀH (a) : Gahiz, Kitàb al-amsâr wa 'agâ'ib al-buldân.
GÀH (h) : Gâhiz, Kitâb al-hayawân.
GÀH (t) : pseudo-Gâhiz, Kitâb at-tabassur bi t-tigâra.
GAZ (C) : Gazai, « Relation de voyage à Constantinople ».
GAZ (n) : Gazai, « Relation de voyage chez les Normands ».
HAM : Hamdânî, Sifat Gazïrat al-Arab.
HAW : Ibn Hawqal, Kitâb sûrat al-ard.
Hud : Hudûd al-'âlam.
HUn : Ibn Hiurdâdbeh, Kitâb al-masâlik wa l-mamâlik.
H U W (m) : Huwârizmï (Muhammad b. Ahmad), Kitâb mafâtïh al-'ulûm.
B U W (s) : Huwârizmï (Muhammad b. Miisâ), Kitâb sûrat al-ard.
IBR (e) : Ibrahim b. Ya'qub, «Relation de voyage en Europe occiden-
tale ».
IBR (s) : Ibrahim b. Ya'qûb, «Relation de voyage chez les Slaves».
IHW : Ibwàn as-Safâ', Rasâ'il.
ISH : Isljâq b. al-Husayn, Kitâb âkâm al-margân.
1ST : Istabrï, Kitâb al-masâlik wa l-mamâlik.
MAG : Magrùrùn (al-), «Récit de voyage».
MAQ : Maqdisi, Kitâb al-bad' wa t-ta'ril}.
MAS (p) : Mas'udï, Prairies d'or.
MAS (t) : Mas'udï, Kitâb at-tanblh wa l-isrâf.
Merv : Merveilles de l'Inde.
MIS (a) : Abu Dulaf Mis'ar, De itinere asiatico.
MIS (b) : Abu Dulaf Mis'ar, ar-Risâla at-tâniga.
M§A : Mâ §â' Allah, Kitâb al-as'âr.
MUH (f) : Muhallabï, extraits chez Abû I-Fidâ'.
MUH (m) : Muhallabï, extraits chez S. Munag^id.
MUH (y) : Muhallabï, extraits chez Yâqùt.
MUQ : Muqaddasï, Ahsan at-taqâsîm fi ma'rifat al-aqâllm.
NAD : Ibn an-Nadïm, Fihrist.

•Voir Addenda, page 402

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xxxviii Géographie humaine du monde musulman

QUD : Qudâma b. Ga'far, Kilâb al-harâg wa çinâ'at al-kitâba.


RÀZ : Râzî, «Description de l'Espagne».
Rei : Relation de la Chine et de l'Inde.
RST : Ibn Rusteh, Kitâb al-a'lâq an-nafîsa.
SÀB : SâbuStï, Kitâb ad-diyârât.
SER : Ibn Serapion, Kitâb 'agâ'ib al-aqâllm as-sab'a.
SIR : Abu Zayd as-Sïrâfî, Supplément à la Relation de la Chine
et de l'Inde.
TA'À : Ta'âlibï, Latâ'if al-ma'ârif.
USW : Uswânï, Kitâb af}bâr an-Nûba.
WAR : Warrâq, Kitâb al-masâlik wa l-mamâlik.
WAS : Ibrâhïm b. Wasïf Sàh, Muhtasar al-agâ'ib.
YA'Q : Ya'qûbï, Kitâb al-buldân.

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Bibliographie

N. B. — Trois ouvrages de base n'ont paru ou ne m'ont été accessibles


que lorsque la rédaction et l'annotation du présent livre étaient déjà
trop avancées pour qu'il me f û t possible de m ' y référer systématiquement.

Ce sont : 'U.R. Kafcljâla, Mu'gam al-mu'allifln, Damas, 1376-1380/


1957-1961, 15 vol. ;
H. Laoust, Les schismes dans l'Islam, Paris, 1965 ;
G. Wiet, Introduction à la littérature arabe, Paris, 1966.

Abd el-Jalil (J.M.), Histoire de la littérature arabe, Paris, 1960.


Abrégé : Abrégé des merveilles : voir Ibrahim b. Wasïf Sâh.
Abu Dulaf Mis'ar, De itinere asiatico commeptarius, pubi, et traduction
latine, par C. de Schloezer, de la première Risala, d'après le texte
reproduit par Y â q û t et Qazwïnï (la pubi, de la Risàia par A. von
Rohr-Sauer d'après le manuscrit de MeShed m'est restée inaccessi-
ble ; mais V. Minorsky, dans Oriens, V, 1952, p. 23, souligne que
cette rédaction diffère très peu du texte fourni par Yâqût et
Qazwïnï).

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XL Géographie humaine du monde musulman

Abu Dulaf Mis'ar, ar-Risâla at-tâniya, publ. par P. G. Bulgakov et A.B.


Khalidov, Moscou, 1960 (édition préférable, sur le plan du texte,
à celle de V. Minorsky, Abu Dulaf Mis'ar travels in Iran, Le Caire,
1955, malheureusement entachée d'omissions et de coquilles :
cf. éd. Bulgakov-Khalidov, p. 19).
Abu 1-Farag al-Isfahânï, Kitâb al-agânï, Bûlâq, 1285 et suiv., et Leyde,
1305, 21 t. en 6 vol. ; index d'I. Guidi, Leyde, 1895-1900, 2 vol.
Abu 1-Fidà', Géographie, publ. par M. Reinaud, au t. II de la Géographie
d'Aboulféda : I, I e partie, trad, par M. Reinaud, Paris, 1848;
II, 2 e partie (et index), trad, par S. Guyard, Paris, 1883.
Abu Yûsuf Ya'qûb, Kitâb al-harâg, trad, par E. Fagnan, Paris, 1921.
Abu Zayd as-Sïràfî, supplément à la Relation de la Chine et de l'Inde
(q.v.). Ce supplément se trouve à la suite de la traduction de la
Relation, dans G. Ferrand, Voyage du marchand arabe Sulaymân
en Inde et en Chine, Paris, 1922 (le supplément d'Abû Zayd fait
l'objet des p. 74 à 140 du livre II de la traduction).
Agânï : voir Abu 1-Farag al-Isfahânï.
Afomad Amïn, Duhâ al-Islâm, Le Caire, 1365/1946, 1356/1938 et 1368/
1949, 3 vol.
Ahmad Amïn, Fagr al-Islâm, avec préface de Taha Husayn, Le Caire,
1380/1961.
Afomad Amïn, %uhr al-Islâm, Le Caire, 1376/1957-1380/1961, 4 vol.
AIEO : Annales de l'Institut d'études orientales de la Faculté des Lettres
de l'Univçrsité d'Alger.
Aristote, Histoire des animaux, trad, par J . Barthélemy-Saint-Hilaire,
Paris, 1883, 3 vol.
Aristote, Traité de la génération des animaux, trad, par J. Barthélemy-
Saint-Hilaire, Paris, 1887, 2 vol.
Aristote, Traité des parties des animaux, publ. par P. Louis, Paris, 1956.
A SI : Actes du Symposium international d'histoire de la civilisation musul-
mane, Paris, 1957.
Bakrï (al-), Description de l'Afrique septentrionale, trad, par M. Guckin
de Slane, Alger-Paris, 1913.
Balâdurî (al-), Kitâb futuh al-buldân, publ. par de Goeje (Liber expugna-
tonis...), Leyde, 1866.
Battâni (al-), Kitâb az-zïg as-sâbi', publ. par C. A. Nallino (Opus astro-
nomicum), Milan, 1903.
Bayhaql (al-), Kitâb al-mahâsin wa l-masâwi', Beyrouth, 1380/1960.
BEO : Bulletin d'Etudes orientales de l'Institut français de Damas.

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Bibliographie XLI

BGA : Bibliotheca geographorum arabicorum, publ. par M. J. de Goeje,


Leyde (se reporter aux auteurs ci-dessous indiqués) :
t. I : Istabrï
t. II : IbnHawqal
t. III : Muqaddasï
t. IV : Index et glossaire
t. V : Ibn al-Faqïh
t. VI : Ibn tfurdâçjbeh et Qudàma (éd. partielle)
t. VII : Ibn Rusteh et Ya'qûbï
t. VIII : Mas'ûdî(Tan6î/!)
Bïrûnï (al-), al-Atâr al bâqiya 'an al-qurûn al-hâliya, publ. par C.E. Sachau
(reproduction hélioplan de l'éd. de 1878), Leipzig, 1923 ; traduction
anglaise par Sachau ( The chronology of ancient nations), Londres 1879.
Bïrûnï (al-), al-Hind ( Kitâb fï tahqïq ma li l-Hind min maqùla maqbûla
fl l-aql aw mardùla), publ. par C.E. Sachau, Londres, 1887, traduc-
tion anglaise par Sachau (Alberuni's India), Londres, 1910, 2 vol.
Blachère (R.), Le Coran, Paris, 1947-1950, 3 vol.
Blachère (R.) : voir EGA.
Blachère (R.), Histoire de la littérature arabe des origines à la fin du X Ve siè-
cle de J.-C., Paris, 1952-1966, 3 vol. parus.
Brockelmann (C.), Geschichte der arabischen Literatur, Leyde, 1943-1949,
2 vol. ; Supplément, Leyde, 1937-1939, 3 vol.
Brunschvig (R.), « Un aspect de la littérature historico-géographique de
l'Islam» : voir tableau des auteurs, s.v. « Warrâq».
BSOAS : Bulletin of the School of Oriental and African Studies, Londres.
Bubârî (al-), al ùâmï as-sahlh, trad, par O. Houdas et W. Marçais (Les
traditions islamiques), Paris, 1903-1914, 4 vol.
Buzurg b. Sahriyâr : voir Merveilles de l'Inde.
Cahen (C.), « Mouvements populaires et autonomisme urbain dans l'Asie
musulmane du Moyen Age», dans Arabica, V, 1958, p. 225-250,
VI, 1959, p. 25-56 et 233-265.
Calendrier de Cordoue, publ. et trad, par C. Pellat, Leyde, 1961.
Canard (M.), « Ibrahim b. Ya'qûb et sa relation de voyage en Europe »,
dans EOLP, t. II, p. 503-508.
Canard (M.) : voir Ibn Fadlàn.
Carra de Vaux (B.), Les penseurs de l'Islam, t. I et II, Paris, 1921.
Codazzi (A.) : voir Isljàq b. al-Husayn.
Croiset (A. et M.), Histoire de la littérature grecque ; les références renvoient,
avec indication de tomaison, à la grande édition en 5 vol., t. IV et V,
Paris, respectivement 2 e et I e éd., sans date; sans indication de
tomaison, à l'édition abrégée en 1 vol., 10« éd., Paris, s.d.

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XLii Géographie humaine du monde musulman

Dahabï (ad-), Taikirat al-huffâz, Hyderabad, 1375-1377/1955-1958.


Darmaun (H.) : voir EGA.
Dînawarî (ad-), Kitâb al-ahbâr at-tiwâl, publ. par I. Kratchkovsky,
Leyde, 1912.
Dozy (R.), Supplément aux dictionnaires arabes, Leyde-Paris, 1927, 2 vol.
EGA : Extraits des principaux géographes arabes du Moyen Age, publ. par
R . Blachère et H. Darmaun, Paris, 1957.
El : Encyclopédie de l'Islam, 4 vol. et Supplément, Leyde, 1908-1934 et
1938.
El (2) : Encyclopédie de l'Islam, nouvelle édition, en cours, Leyde, 1954
et suiv.
EOLP : Etudes d'orientalisme dédiées à la mémoire de Lévi-Provençal,
Paris, 1962, 2 vol.
Ferrand (G.), Relations de voyages et textes géographiques arabes, persans
et turks relatifs à l'Extrême-Orient du VIIIe au XVIIIe siècles,
Paris, 1913-1914.
Ferrand (G.), Voyage du marchand arabe Sulaymdn : voir Abu Zayd
as-Sïràfî.
Fihrist : voir Ibn an-Nadim.
Gâtiiz (al-), Kitâb al-amsâr wa 'agâ'ib al-buldân, publ. par C. Pellat, dans
al-Maàriq, mars-avril 1966, p. 169-205.
Gâbiz (al-), Kitâb al-bayân wa t-tabyïn, publ. par A.M. Hârun, Le Caire
1367-1368/1948-1949, 4 t. en 2 vol.
Gâtiiz (al-), Kitâb al-buhalâ', Beyrouth, 1380/1960 ; trad, par C. Pellat,
Le livre des avares, Paris, 1951 (les corrections à apporter au texte
de l'éd. de Beyrouth sont suggérées en appendice à la traduction).
ôâfriz (al-), Kitâb fahr as-Sûdân 'aid l-Bîdân, publ. par G. van Vloten
(p. 57-85 de Tria opuscula auctore al-Djahiz), Leyde, 1903.
û â ^ i z (al-), Kitâb al-hayawân, publ. par A.M. Hârun, Le Caire, 1356-1364/
' 1938-1945, 7 vol.
Gâfciz (al-), Kitâb al-qawlfï l-bigâl, publ. par C. Pellat, Le Caire, 1375/1955.
(jâhi? (pseudo-), Kitâb at-tabassur bi t-tigâra, publ. par H.H. 'Abd al-
Wahhâb, tiré à part de RAAD, Damas, 1351/1932; trad, par
C. Pellat (« Gâljiziana, I»), dans Arabica, I, 1954, p. 153-165. Nos
références renvoient à la traduction.
Gâfriz (pseudo-), Kitâb at-tâg fi ahlâq al-mulûk, trad, par C. Pellat (Le
livre de la couronné), Paris, 1954.
Gàhiz (al-), Kitâb al-tarbV wa t-tadwïr, publ. par G. van Vloten (p. 86-157
de Tria opuscula auctore al-Djahiz), Leyde, 1903 ; nouvelle publ.
par C. Pellat, Damas (IFD), 1955. Nos références renvoient à ce
dernier texte.

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Bibliographie XLIII

Gâtjiz (al-), Magmû' rasâ'il al-ùâhiz, pubi, par P. Kraus et M. Tâhâ al-
I.Iâgirî, Le Caire, 1943. Comprend : Risala al-ma'âd wa l-ma'âs,
p. 1-36 ; Kitâb kitmân as-sirr wa hifz al-lisân, p. 37-60 ; Risàia fî
l-gidd wa l-hazl, p. 61-98 ; Risâlat fasi ma bayn al-'adâwa wa l-hasad,
p. 99-124. Trad, inédite par C. Vial.
Gâtiiz (al-), Risàia ila Fath b. IJâqân fï manàqib at-Turk wa 'àmmat gund
al-hilàfa, pubi, par G. van Vloten (p. 1-56 de Tria opuscula alidore
al-Djahiz), Leyde, 1903.
GAL : voir Brockelmann.
Gazai (al-) : relation de voyage à Constantinople, dans Maqqarï (al-) :
R. Dozy, G. Dugat, C. Krehl et W. Wright, Analectes sur l'histoire
et la littérature des Arabes d'Espagne par al-Maqqarï, t. I, Leyde,
1855-1860, p. 223, 630-634 (le texte de Maqqarï contenant aussi
certains détails renvoyant à l'ambassade au Jutland).
Gazai (al-) : relation de voyage chez les Normands du Jutland : texte arabe
d'Ibn Difoya, dans A. Seippel, Rerum Normannicarum fontes Arabici,
Oslo, 1928, 21. en 1 vol. (p. 13-20 du texte arabe et X-XI de l'anno-
tation). Pubi, plus ancienne par R. Dozy, Recherches sur l'histoire
et la littérature de l'Espagne pendant le Moyen Age, t. II, Paris-Leyde,
1881 (p. L X X V I - L X X X V I I I du texte et 267-278 de la traduction).
Nos références renvoient à l'éd. Seippel.
Griinebaum (G. von), L'Islam médiéval, histoire et civilisation, Paris, 1962.
Hâggï Halifa, Kasf az-zunûn, pubi, par G. Fliigel, Leipzig, 1835-1858, 7 vol.
Hamdânî (al-), Sifat Gazïrat al-'Arab, pubi, par D. H. Millier, Leyde,
1884 et 1891, 2 vol. Sauf indication spéciale, nos références ren-
voient au texte arabe du t . I ; on se méfiera de la vocalisation de
celui-ci, parfois hésitante ou franchement fausse.
Heyd (W.), Histoire du commerce du Levant au Moyen Age, pubi, française
par Furcy Raynaud, t. I, Leipzig, 1923 ; reproduction anastatique
de l'éd. de 1885, réimprimée, Amsterdam, 1959.
H u a r t (C.), Littérature arabe, Paris, 1939.
Jludûd al-'âlam, pubi, et trad, par V. Minorsky, Oxford, 1937 (les p. 3 à 44
sont une traduction de la préface russe de V. Barthold à une I e éd.
restée inachevée).
Husri (al-), Zahr al-àdàb, pubi, par 'A.M. al-Bagâwî, Le Caire, 1372/1953,
2 t. en 1 vol.
Huwârizmï (al-), Kitâb az-zïg, pubi, par O. Neugebauer (The astrono-
mical tables of al-Khwârizmt), Copenhague, 1962.
Huwârizmï (al-), Kitâb sûrat al-ard, pubi, par H. von Mzik, Leipzig, 1926.
Reproduit en photochromographie en 1963.

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XLiv Géographie humaine du monde musulman

Huwârizmï (al-), Kitâb mafâtïh al-'ulûm, publ. par G. van Vloten,


Leyde, 1895 (préférée à la publ. anonyme par « Idârat at-tibâ'a
al-munlriyya », Le Caire, 1342/1923).
I b n ' A b d Rabbih, al -Iqd al-farïd, publ. par Ahmad Amin, 'A.S.Härün,
A. az-Zayn et I. al-Abyârî, Le Caire, 1367-1369/1948-1950, 6 vol.
Ibn Diljya : voir ûazâl.
Ibn Fadlân, Risâla fï wasf ar-rihla ilä bilâd at-Turk wa r-Rus was-Saqâliba,
publ. par S. Dahan, Damas, 1379/1959 (sur la base de l'éd. russe de
Kovalevsky-Kratchkovsky de 1939); trad, (sur la base de la
2 e éd. de Kovalevsky, 1956) par M. Canard, dans AIEO, XVI,
1958, p. 41-146 (fondamental). Sans précision supplémentaire,
nos références renvoient au texte arabe de l'éd. Dahan.
Ibn al-Faqïh, Muhtasar kitâb al-buldân, au t. V de la BGA, Leyde, 1885 ;
trad, partielle par M. Hadj-Sadok : voir Ibn tjurdâçjbeh.
Ibn Hallikân, Wafâyât al-a'yân, Le Caire, 1367/1948, 6 vol.
Ibn Hawqal, Kitâb sûrat al-ard, publ. par J.H. Kramers, t. II de la BGA,
2 e éd., Leyde, 1938 ; trad, par G. Wiet (Configuration de la terre),
Paris-Beyrouth, 1964. Sans indication supplémentaire, nos réfé-
rences renvoient au texte arabe.
Ibn y u r d a d b e h , Kitâb al-masâlik wa l-mamâlik, au t. VI de la BGA,
Leyde, 1889 (texte et traduction). Sans autre indication, nos réfé-
rences renvoient au texte arabe. Les p. 178-183 (trad., p. 138-144)
sont précédées, dans le manuscrit, d'une nouvelle basmala, et le
style du passage (cf. p. 180 i.f.) ne rappelle guère celui d'Ibn
Hurdädbeh : cf. la note h de la p. 177. Trad, partielle (avec textes-
d'Ibn al-Faqïh et d'Ibn Rusteh) dans M. Hadj-Sadok, Description
du Maghreb et de l'Europe au I I I e / I X e siècle, Alger, 1949.
Ibn Manzûr, Lisân al-Arab, Beyrouth, 1374-1376/1955-1956, 15 vol.
Ibn al-Muqaffa", al-Adab as-sagïr, suivi d'al-Adab al-kabïr, Beyrouth,
1380/1960.
Ibn al-Muqaffa', Kallla wa Dimma, trad, par A. Miquel, Paris, 1957.
Ibn al-Muqaffa", Risâla fï s-§ahâba, p. 117-134 des Rasâ'il al-bulagâ',
publ. par M. Kurd 'Ali (q.v.).
Ibn an-Nadim, Fihrist, publ. par G. Flügel, Leipzig, 1871-1872, 2 t. en
1 vol. Nos références renvoient au texte arabe du t . I.
Ibn Qutayba, Kitâb adab al-kätib, Le Caire, 1377/1958.
Ibn Qutayba, Kitâb al-anwâ', publ. par M. Hamidullah et C. Pellat,
Hyderabad, 1375/1956.
Ibn Qutayba, Kitâb al-ma'ârif, Le Caire, 1353/1934.

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Bibliographie XLV

Ibn Q u t a v b a , Kitab as-si'r-wa s-sii'arâ', publication partielle, avec intro-


duction et trad. par M. Gaudefoy-Demombynes, Paris, 1947.
Ibn Qutayba, Kitäb 'uyüri al-ahbär, Le Caire, 1925-1930, 4 vol.
Ibn Rusteh, Kitäb al-a'läq an-nafisa, au t. VII de la BGA, Leyde, 1892 ;
trad. par G. Wiet (Les atours précieux), Le Caire, 1955. Sans autre
indication, nos références renvoient au texte arabe ; avec mention
de la traduction, à la trad. Wiet. Autres traductions (partielles) :
M. Hadj-Sadok, Description (voir Ibn üurdädbeh) et D.A. Khvol-
son, Saint-Petersbourg, 1869 (sous le nom d'Ibn Dasta ; autre
version de cette traduction dans le Journal du Ministère de l'Edu-
cation nationale, Saint Petersbourg, t. CXL, p. 657-771).
Ibn Serapion, Kilâb 'agâ'ib al-aqâlïm as-sab'a, ms. du British Museum en
68 fol. (Add. 23379). Publ. et t r a d . partielles par G. Le Strange,
dans J R A S , 1895, p. 1-76, 255-315. Nos références s'entendent
ainsi : chiffre simple : éd. Le Strange; chiffre suivi de a (recto)
ou de b (verso) : fol. du manuscrit. L'éd. H. von Mzik («Das Kitäb
'agâ'ib al-aqâlïm as-sab'a» des Suhrâb, Leipzig, 1930) ne m'a
été accessible qu'en fin de travail, mais les références aux folios
du manuscrit s'y retrouveront facilement.
Ibrahim b. Waslf Sah, Mufrtasar al-'agä'ib, trad. par B. Carra de Vaux
(Abrégé des merveilles), Paris, 1898, à corriger d'après les remarques
faites par C. F. Seybold (cf. références au tableau des auteurs),
p. 148 sq.
Ibrahim b. Ya'qüb, Relatio Ibrählm b. Ya'kûb de itinere slavico, quae
tradilur apud al-Bakrï, publ. par T. Kowalski, Cracovie, 1946.
Ibrahim b. Ya'qüb, notices diverses sur des villes ou pays d'Europe occi-
dentale dans Qazwïnï, Ätär al-biläd (q.v.), passim. Traduction de
certaines notices dans G. Jacob, Ein arabischer Berichterstatter
aus dem 10. Jahrhundert, Berlin, 1891, 2« éd. (t. I des Studien in
arabischen Geographen, du même, q.v. ; repris plus tard [Ein
arabischer Berichterstatter (Artikel aus Qazwînîs « Athâr al-bilâd»).
Berlin, 1896, 3 e éd.], mais sous une forme confuse). Trad., avec
essai de classement, par A. Miquel, « L'Europe occidentale dans la
relation arabe d'Ibrâhîm b. Ya'qüb», dans Annales E.S.C., X X I ,
n° 5, septembre-octobre 1966. Sans autre indication, nos références
renvoient au texte de Qazwïnï; avec mention de la traduction,
à la traduction parue dans Annales.
IFAO : collections de l'Institut français d'Archéologie orientale du Caire.
IFD : collections de l'Institut français d'Etudes arabes de Damas.
Ibwän as-safä', Rasä'il, Beyrouth, 1376-1377/1957, 4 vol.

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XLVi Géographie humaine du monde musulman

Isfräq b. al-Husayn, Kitäb âkâm al-margän fl dikr al-madä'in al-mashüra


bikull makân, pubi, et trad, par A. Codazzi (« Il compendio geografico
di Ishäq b. al-Husayn»), dans Rendiconti della Reale Accademia
dei Lincei, Classe di scienze morali, storiche et filologiche, VI, n° 5,
p. 373-463, Rome, 1929.
Istabrì (al-), Kitäb al-masâlik u>a l-mamälik, pubi, par M. G. 'Abd al-'Äl
al-Hïnï, Le Caire, 1381/1961. Ancienne pubi., t. I de la BGA,
Leyde, 1927. Nos références renvoient à l'éd. Hïnï.
Jacob (G.), Ein arabischer Berichterstatter : voir Ibrahim b. Ya'qüb.
Jacob (G.), Studien in arabischen Geographen, Berlin 1891-1892, 1 vol.
en 4 fase, (le fase. 1 [p. 1-34] est constitué par Ein arabischer
Berichterstatter, q.v.).
J. As. : Journal Asiatique.
JRAS : Journal of the Royal Asiatic Society, Londres.
Jwaïdeh (W.) : voir Yâqût, Mu'gam al-buldän.
Kabhala ('U.R.), Mu'gam al-mu'allifln, Damas, 1376-1380/1957-1961,
15 vol.
Kowalski (T.) : voir Ibrahim b. Ya'qüb.
Kramers (J.H.), « La question Balbï-Istabrï et l'atlas de l'Islam», dans
Acta Orientalia, X, 1932, p. 9-30.
Kratchkovsky (I. J.), Arabskaïa geografitcheskaïa literatura, Moscou-
Leningrad, 1957. Trad, partielle par S.A.D. 'Utmän Hââim,
Le Caire, 1963. Dans nos références, la mention de l'éd. originale
est suivie, entre parenthèses, par celle de la traduction.
Kurd 'Ali (M.), Rasä'il al-bulagâ', Le Caire, 1365-1946.
Laoust (H.), La profession de foi d'Ibn Batta, Damas ( I F D ) , 1958.
Laoust (H.), Les schismes dans l'Islam, Paris, 1965.
Lazard (G.), La langue des plus anciens monuments de la prose persane,
Paris, 1963.
Lecomte (G.), Ibn Qutayba, l'homme, son œuvre, ses idées, Damas (IFD),
1965.
Lecomte (G.), «L'introduction du Kitâb adab al-kâtib d'Ibn Qutayba»,
dans Mélanges Massignon, t. I l l , p. 45-64, Damas (IFD), 1957.
Lévi-Provençal (É.), La péninsule ibérique au Moyen Age d'après le
« Kitâb ar-rawd al-mi'târ » : voir Magrûrun (al-).
Lévi-Provençal (Ë.) : voir Râzï (ar-).
Lisân al-'Arab : voir Ibn Manzûr.
Magrürün (al-), fragments de récit de voyage à Madère et aux Canaries,
conservés par Idrïsï ; traduction dans le Kitâb ar-rawd al-mi'târ,

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Bibliographie XLVII

publ. par Ë. Lévi-Provençal (La péninsule ibérique au Moyen Age),


p. 16-18 du texte arabe et 23-24 de la traduction, Leyde, 1938.
Nos références renvoient à cette édition. Autres références plus
anciennes, pour le texte d'Idrïsî, dans Kratchkovsky, trad., p. 150,
note 119. Le même texte d'Idrïsî est reproduit par Abü Hamid
al-Ciarnâtï et Ibn Fadl Allah al-'Umarï (cf. Fagnan, Extraits
inédits relatifs au Maghreb. Géographie et histoire, p. 30-31, 90-91,
Alger, 1924).
Makkï (A.), Qudâma b. ôa'far et son œuvre, thèse dactylographiée, Paris,
1955.
Maqdisî (al-), Kitâb al-bad' wa t-ta'rïh, publ. et trad. par C. Huart,
Le livre de la création et de l'histoire (faussement sous le nom d'Abü
Zayd al-Balhï), Paris, 1899-1919, 6 vol. Nos références renvoient
à la traduction ; dans les cas où la référence au texte a été jugée
indispensable, elle a été notée entre parenthèses après la référence
à la traduction.
Maqrïzî : voir Uswânï.
Marquart (J.), Osteuropäische und ostasiatische Streijzüge, Leipzig, 1903.
Mä Sâ' Allah, Kitâb al-as'är, ms. Bibl. bodléienne, Marsh 618, fol. 224 b-
230 a.
Mas'üdl (al-), Murüg ai-iahab, publ. et trad. par C. Barbier de Meynard
et J . Pavet de Courteille (Les prairies d'or), Paris, 1861-1877,
9 vol. ; nouvelle trad., sous le même titre, par C. Pellat, Paris, en
cours de publication. Nos références renvoient, par tomaison et
pagination, à l'éd. ancienne ; par §, à l'éd. Pellat (§ 1-1440, corres-
pondant à t. I à IV de l'éd. ancienne).
Mas'üdl (al-), Kitâb at-tanbïh wa l-isrâf, t. V I I I de la BGA, Leyde, 1894;
trad. par B. Carra de Vaux (Le livre de l'avertissement), Paris, 1896.
Nos références renvoient, pour des raisons de commodité, à la
traduction; dans les cas où on l'a jugé utile, on a indiqué, entre
parenthèses, la pagination du texte arabe.
Merveilles de l'Inde (Kitâb 'agâ'ib al-Hind), faussement attribué à
Buzurg b. Sahriyâr, publ. par P. A. van der Lith, avec trad. par
L. M. Devic, Leyde, 1883-1886 ; nouvelle trad. par J . Sauvaget
(posthume), aux p. 189-309 du t. I du Mémorial Sauvaget, Damas
(IFD), 1954. Nos références renvoient à cette dernière traduction.
MIFAO : Mémoires publiés par l'Institut français d'Archéologie orientale
du Caire.
Mille et une Nuits, Le Caire, 1957-1959, 13 vol.
Minorsky (V.) : voir Hudûd al-'âlam.
Miquel (A.) : voir MuqaddasI.

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XLViii Géographie humaine du monde musulman

Miskawayh, Kitäb tagärib al-umam wa ta'âqib al-himam, pubi, partielle


par de Goeje (Fragmenta historicorum arabicorum, t. II), Leyde,
1871.
Miskawayh, Kitäb tahilb al-ahläq, Beyrouth, 1961.
MRAL : Memorie della Reale Accademia dei Lincei, Classe di scienze morali.
MuhallabI (al-), Kitäb al-masälik ma l-mamälik (ou al-Kitäb al-'AzîzT),
extraits conservés dans Yäqüt, Mu'gam al-buldän, et Abü 1-Fidâ',
Géographie (qq. v.). Autres extraits dans S. Munaggid, op. cit.
Munaggid (S.), « Qit'a min kitäb mafqüd : al-masâlik wa 1-mamâlik li 1-Mu-
hallabï», dans Magallat ma'had al-mahtûtât al-'arabiyya, IV,
p. 43-72, Le Caire, 1377/1958.
Muqaddasï (al-), Ahsan at-taqâsïm fï ma'rifai al-aqâllm, t. I I I de la BGA,
Leyde, 1906 ; trad, partielle par A. Miquel (La meilleure répartition
pour la connaissance des provinces), Damas ( I F D ) , 1963 (à laquelle
renvoient nos références, lorsqu'il est fait mention de la traduction).
Autres traductions partielles indiquées chez Kratchkovsky, p. 213-
214 (211-212) ; y ajouter : J. Gildemeister, dans ZDPV, VII, 1884,
p. 143-172, 215-226 ; G. Le Strange, Description of Syria, Londres,
1886, repris et corrigé dans Palestine under the Moslems, Londres,
1890 ; C. Pellat, Description de l'Occident musulman au I V e / X e siècle,
par al-Muqaddasi, t. IX de la Bibliothèque arabe-francaise de l'Ins-
titut d'Etudes orientales de la Faculté des Lettres de l'Université
d'Alger, Alger, 1950. Sur l'éd. Ranking-Azoo, cf. trad., p. XXVI,
note 1.
Nallino (C. A.), La littérature arabe des origines à l'époque de la dynastie
umayyade, trad, par C. Pellat, Paris, 1950.
Pellat (C.), « Essai d'inventaire de l'œuvre gähizienne (Cähiziana, III) »,
dans Arabica, III, 1956, p. 147-180.
Pellat (C.), Langue et littérature arabes, Paris, 1952.
Pellat (C.), Le milieu basrien et la formation de Gâhiz, Paris, 1953.
Pellat (C.) : voir Calendrier de Cordoue, Gâhiz et Muqaddasï.
Pfaff (F.), Historisch-kritische Untersuchungen zu dem Grundsteuerbuch
des Jahjä ibn Adam, Berlin, 1917.
Prairies : voir Mas'üdi (al-).
Ptolémée, Géographie, pubi, par C. Müller, Paris, 1883-1901.
Qazwïnî (al-), A tär al-bilâd, pubi, par F. Wüstenfeld (Kosmographie, t. II),
Göttingen, 1848.
Qudâma b. û a ' f a r , Kitäb al-haräg wasinä'at al-kitàba (extraits), au t. VI
de la BGA, Leyde, 1889. Compléter avec l'éd. A. Makkï, thèse
complémentaire (dactylographiée), Paris, 1955 (cette édition, fondée
sur le ms. 1076 de la bibliothèque de Köprülü, donne uniquement
[cf. p. 1, note 6] le texte laissé de côté dans l'édition de la BGA, sans

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Bibliographie XLIX

plus reproduire que ne l'avait fait la BGA le chap. X I X du livre VII,


lequel reprend, les isnâd-s en moins, le Kitâb futûh al-buldân de
Balâdurî). Nos références sont à interpréter comme suit : chiffre
simple : texte arabe de la BGA ; mention de la traduction : traduc-
tion de la BGA ; chiffre précédé de M : éd. Makkï.
RAAD : Revue de l'Académie arabe de Damas.
Râzï (ar-) : «Description de l'Espagne», trad, par Ë. Lévi-Provençal,
dans al-Andalus, XVIII, 1953, p. 51-108.
REI : Revue des Eludes islamiques.
Reinaud (M.), Introduction générale à la géographie des Orientaux (t. I de la
Géographie d'Aboulféda ; cf. Abü 1-Fidä'), Paris, 1848.
Reitemeyer(E.), Die Städtegründungen der Araber im Islam nach den arabis-
chen Historikern und Geographen, Leipzig, 1912.
Relation de la Chine et de l'Inde (Ahbär as-Sln wa l-Hind), pubi, par
J . Sauvaget, Paris, 1948.
Rosenthal (F.), Ahmad b. at-Tayyib as-Sarahsï, New Haven, 1943.
RSO : Rivista degli Studi orientali.
Sâbustï (aä-), Kitäb ad-diyârât, pubi, par K. 'Awwâd, Bagdad, 1951.
Sahl b. Härün, Risala ilä Muhammad b. Ziyâd wa ilä banî 'ammihi..., dans
Gähiz, Kitäb al-buhalä' (q. v.), p. 16-22.
Sauvaget (J.), Historiens arabes, Paris, 1946.
Sauvaget (J.), Introduction à l'étude de l'Orient musulman, Paris, 1946, 3 e éd.
(posthume), refondue et complétée par C. Cahen, Paris, 1961.
Sauvaget (J.) : voir Relation.
Seippel (A.) : voir Gazai (al-).
Sourdel (D.), Le vizirat 'abbâside de 749 à 936, Damas (IFD), 1959-1960.
Steinschneider (M.), Die arabische Literatur der Juden, Francfort sur-le-
Mein, 1902.
St. Ist. : Studia Islamica, Paris, 1954 et suiv.
Supplément : voir Abü Zayd as-Sïrâfï.
Ta'âlibï (at-), Latä'if al-ma'ärif, pubi, par P. de Jong, Leyde, 1867.
l a b a r i (at-), Annales quos scripsit... at-Tabarl, pubi, par M. J . de Goeje,
Leyde, 1879-1901, 15 vol. en 3 t .
Tanbïh : voir Mas'ûdï.
Tanûhï (at-), al-Farag ba'd as-sidda, Le Caire-Bagdad, 1375/1955, 2 t. en
1 vol.
Taton (R.) (sous la direction de), Histoire générale des sciences, t. I, La
science antique et médiévale, Paris, 1958.
Tawhïdï (Abu Hayyân at-), al-Imta' iva l-mu'ânasa, pubi. par. Ahmad
Amin et A. az-Zayn, Le Caire, 1373/1953, 3 vol.
A n d r é MIQUEL. 4

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L Géographie humaine du monde musulman

Tawljîdï (Abü Hayyän at-), al-Muqäbasät, publ. par. H. as-Sandûbï, Le


Caire, 1347/1929.
Troupeau (G.) : voir Uswânï.
Uswânï (al-), Kitâb ahbâr an-Nûba, texte arabe dans Maqrîzï, al-Mawâ'iz
wa l-i'tibâr fl dikr al-hitat wa l-âtâr, t. III (publ. par G. Wiet), Le
Caire (M IF AO, XLVI), 1922, p. 252-265 (chap. X X X , § 2-chap.
X X X I , § 2), 267-278 (chap. X X X I I , § 1-6), 285-286 (chap. X X X I I I ,
§ 13-15), 287 (chap. XXXIV), 289-296 (chap. X X X V I , § 2) ; sur
la délimitation de ces textes, cf. p. 255, note 3, p. 256, note 10, p. 259,
note 2, p. 261, note 3 (p. 262), p. 265, note 6, p. 267, note 2, p. 286,
notes 1, 3, 7, p. 287, note 1, p. 289, note 6 ; l'auteur est cité sous son
nom aux chap. X X X , § 2, et X X X I I I , § 13, et sous la périphrase
d'« historien de la Nubie» (mu'arrih an-Nûba) aux chap. X X X I , § 2,
X X X I I , § 6 (i. f.) et XXXVI, § 2 (i. f.). Trad, partielle par
G. Troupeau dans Arabica, I, 1954, p. 276-288, correspondant aux
p. 252-264 (moins p. 257 [1. 6-9] et p. 262 [1. 1J-263 [1. 3], dont le
propos ne répond pas à la double exigence nubienne et géographique
qui a guidé le traducteur). Nos références, sans précision supplémen-
taire, renvoient au texte arabe.
Vasiliev (A. A.), Byzance et les Arabes, publ. par M. Canard et H. Grégoire,
Bruxelles, 1935 et 1950.
Warrâq (al-), extraits du Kitâb al-masälik wa l-mamâlik dans Bakrï,
Description, q.v.
WaäSä' (al-), al-Muwassä, Beyrouth, 1385/1965.
Wiet (G.) : voir Ibn Hawqal, Ibn Rusteh et Ya'qûbî.
Yahyä b. Adam, Kitâb al-harâg, publ. par T. W. Juynboll, Leyde, 1896.
Ya'qûbî (al-), Ta'rîh, Beyrouth, 1379/1960, 2 vol.
Ya'qûbî (al-), Kitâb al-buldân, au t. VII de la BGA, Leyde, 1892; trad,
par G. Wiet (Les pays), Le Caire (IFA 0), 1937. Sans indication
supplémentaire, nos références renvoient au texte arabe ; avec la
mention de la traduction, à la trad. Wiet. A noter en outre publ.
et trad, partielles par G. Marçais, H. Pérès et G. Wiet, Description
du Maghreb en 276/889, t. IV de la Bibliothèque arabe-française,
nouvelle série, de l'Institut d'Etudes orientales de la Faculté des
Lettres de l'Université d'Alger, Alger, 1381/1962.
Yâqût, Mu'gam al-buldân, Beyrouth, 1374-1376/1955-1957, 20 vol. en
5 t. ; trad, partielle par W. Jwaideh, The introductory chapters of
Yâqût's Mu'jam al-buldân, Leyde, 1959.
Yâqût, Mu'gam al-udabâ', publ. par A.F. Rifâ'ï, Le Caire, 1355-1357/
1936-1938, 20 vol.
ZDMG : Zeitschrift der deutschen rnorgenländischen Gesellschaft.
ZDPV : Zeitschrift des deutschen Palästinavereins.

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Introduction

La géographie arabe 1 est fille du califat de Bagdad : par certaines de ses


composantes, certes, elle plonge bien au-delà de l'installation des Abbassi-
des en Irak, mais, dans les faits, ne serait-ce qu'à considérer l'apparition
des premiers textes 8 , elle eût été, nous le verrons, impossible sans la
rencontre de vieux thèmes avec le double héritage de l'orient indo-persan
et de l'occident grec. Et c'est parce que la renaissance abbasside a tiré
des couvents où elle dormait l'antique science, qu'à l'heure du Moyen
Age occidental, celle-là même des serments de Strasbourg 8 , des œuvres
naissent qui vont ressusciter l'écho de voix que l'on croyait perdues.
Née des grands courants de pensée qui ont agité le siècle arabe des lumières,
la géographie du temps participe à plein de ses inquiétudes et de leur
expression ; première caractéristique : elle sera vite, autant qu'un champ
de recherches, un genre littéraire qui aura ses noms. Mais aussi, dans le
grand débat qui a présidé à sa naissance, et qui intéresse avant tout le
rôle et la place, dans le monde, de l'homme nouveau créé par l'Islam
et la conquête, elle sera, dès ses débuts, un exposé de situations humaines

1. Pour un exposé d'ensemble, ef. S. Maqbul Ahmad, dans El (2), t. II, p. 590 sq.,
a v e c bibliographie, et Kratchkovsky, op. cit.
2. Ibn Burdàfjbeh, Kitâb al-masdlik wa l-mamâlik (232/846-272/885); Ya'qubi,
Kitab al-buldûn (276/889) (pour ne parler que des œuvres qui nous sont parvenues).
3. 842 ap. J.-C.

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2 Géographie humaine du monde musulman

et les rares chapitres de ce que nous appellerions géographie physique


envelopperont au premier chef des problèmes humains 1 ; d'où sa seconde
caractéristique : en concevant ce terme au sens large, on peut dire qu'au
moins à ses débuts, la géographie arabe est tout entière géographie humaine
dans la mesure où, non contente de faire des hommes l'objet de son étude,
elle a tendance à considérer le milieu où ils vivent comme leur posant un
certain nombre de problèmes. Troisième caractéristique enfin : cette géo-
graphie du monde musulman sera, dans sa quasi-totalité, d'expression
arabe 2 ; la main qui l'écrit peut être persane 3 par exemple, il n'importe :
l'esprit qui la conçoit reste, malgré les divergences locales, parfois violentes,
éminemment représentatif de «cette conviction claire et puissante que
partagèrent tous les Musulmans du Moyen Age, de quelque origine qu'ils
fussent, d'appartenir à une civilisation arabe qui reflétait le dessein du
Créateur» 4 : sentiment qui définit, fondamentalement, cette civilisation
et explique, venant d'étrangers par la race, d'aussi remarquables monu-
ments en langue arabe que les Âtâr de Bïrûnï ou le Mu'gam de Yâqût.
Ainsi que le souligne très justement R. Blachère \ il serait faux de croire
que les diverses influences qui ont présidé à l'élaboration de la géographie
arabe ont «joué séparément et à tour de rôle». D'où la tentation, pour
éviter les redites à quoi entraînerait une étude uniquement chronologique,
de distinguer plutôt entre des tendances, à condition d'admettre que rares
sont non seulement les générations, mais même les auteurs qui ne par-
ticipent pas de plusieurs de ces mouvements. Il nous a paru toutefois
qu'à sérier ainsi les choses, on risque de les fausser tout autant. La pers-
pective chronologique en effet ne doit, dans ces débuts, être restituée ni
de façon accessoire, ni dans un cadre aussi diffus que celui des débuts du
califat abbasside en général, mais bien réintégrée à chaque instant dans
la perspective littéraire, qu'elle seule éclaire, et ramassée autour des années
décisives qui président à la naissance de la géographie. Or, dans l'incer-
titude où nous plongent parfois le mystère d'époques aussi lointaines, la
fantaisie des transmetteurs, l'adultération ou la perte d'ouvrages fonda-

1. P a r e x e m p l e le problème des mers ou des i l e u v e s et ses i m p l i c a t i o n s pour celui


d e la foi : cf. M u q a d d a s ï , trad., § 39 sq. On e x c e p t e r a les considérations d e m a t h é m a t i q u e
pure, dans la mesure où, i n t é r e s s a n t la seule science, elles sonL s a n s r é s o n a n c e dans
la c o n s c i e n c e m o y e n n e reflétée par la littérature.
2. L e s d e u x e x c e p t i o n s v r a i m e n t notables s o n t celles de Persans : l ' a u t e u r a n o n y m e
des Hudiid at-'âlam et Nâsir-i t i u s r a w : cf. infra, appendice.
3. N o t a m m e n t celle des premiers auteurs : Ibn Burdâçlbeli, Ibn R u s t e h .
4. Cette d é f i n i t i o n est de R. E t t i n g h a u s e n , La peinture arabe, G e n è v e , 1962, p. 11.
11 c o n v i e n t t o u t e f o i s de ne p a s perdre de v u e qu'elle d é f i n i t une m o y e n n e , en dehors
des m o u v e m e n t s de résistance n a t i o n a l e ( S u ' û b i y y a ) . Elle s e m b l e s u r t o u t v a l a b l e pour
la l a n g u e , d o n t la p r i m a u t é , de fait ou de droit, est dans l'ensemble i n c o n t e s t é e , au
m o i n s dans t o u t e la période d e s d é b u t s du califat abbasside.
5. EGA, p. 14. P o i n t de v u e d u même ordre dans J. M. A b d - e l - J a l i l , Littérature,
p. 136-137.

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Introduction 3

m e n t a u x 1 , une chose au moins est sûre : au témoignage des écrivains


e u x - m ê m e s I b n Hurdâdbeh est bien, par son propos, le premier géo-
graphe 3, le premier écrivain à lancer dans le siècle le nouveau genre de
l'étude des pays. Si l'on admet que ce phénomène décisif eut lieu autour des
années 236-267/850-880 4 , on se place dès lors à une époque où les grands
mouvements de la pensée future viennent d'être tracés, les grandes options
proposées. Trois facteurs décisifs vont peser sur l'avènement de l'esprit
géographique : le premier, qui porte ici les fruits des lumières du siècle
d'al-Ma'mûn (199-218/813-833), c'est, des années 205/820 à 256/870,
l'apogée de la grande école des traducteurs de Bagdad. 6 Le second, c'est
la vigueur des disciplines traditionnelles et notamment de l'histoire 6 ,
le troisième, enfin, le problème posé, autour des deux grands noms de
Gâhïz et d'Ibn Qutayba 7 , de la formation des élites et des esprits. Ce
n'est qu'une fois passés en revue les éléments de ce cadre chronologique
qu'on pourra aborder l'étude des différents courants de la géographie
jusqu'au milieu du xi e siècle après J.-C. 8

1. EGA, p. 9.
2. Cf. Mas'ûdî, Tanblh, p. 109 ; Muqaddasï, trad., 5 10 sq.
3. Les auteurs géographiques citent bien Gâhi? (cf. Muqaddasï, |trad., § 13 bis),
mais c'est un polygraphe qui s'occupe, à l'occasion, de géographie : sur le problème,
cf. infra, chap. II. E t du reste, Gâhi? mourant en 255/868, le problème n'est pas modifié
fondamentalement quant aux dates. On ne tient, ici non plus, aucun compte dei
astronomes ni des cosmographes purs.
4. La première version du Kitâb al-masdtik est de 232/846 et sa mise au point
définitive de 272/885. Nous aurons l'occasion de revenir (cf. infra, p. 90) sur le problème
posé par ces deux versions.
5. Cf. infra, chap. I. Pour la plupart chrétiens non bagdadiens de naissance, mais
en relation constante avec le califat : cf. Abd-el-Jalil, op. cit., p. 133, et R. Arnaldez,
« Sciences et philosophie dans la civilisation de Bagdad sous les premiers 'Abbâsides >,
dans Arabica, IX, 1962, p. 357 sq.
6. Ibn Sa'd meurt en 230/845 et Balàduri en 279/892.
7. Morts respectivement en 255/868 et vers 270-276/883-889.
8. Nous retrouvons ici un des repères fondamentaux de R. Blachère dans sesExtraits.

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SAVANTS ET ÉCRIVAINS VIE RELIGI

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HISTOIRE GÉNÉRALE
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CHAPITRE I

Aux
sources de la géographie arabe :
les sciences nouvelles
et les sciences traditionnelles

La mathématique de la Création

C'est un fait reconnu qu'aux origines de la géographie arabe, la recherche


spéculative occupe une place importante. 1 Est-ce bien le lieu, dira-t-on,
d'oublier un propos qui tient avant tout à l'étude de l'homme pour des
préoccupations d'un autre ordre ? Les choses ne sont pas si simples, car
ici, la géographie des étoiles mérite mieux qu'une sèche mention. D'abord,
on peut se demander, comme nous le ferons, si les Arabes auraient su

1. Cf. Heinaud, Introduction, passim; Blachère, Extraits, p. 13-14; S. Maqbul


Ahmad, « Djughrâflyâ », dans El (2), t. II, p. 592. Sur l'astronomie, cf. Nalllno, s.p.,
dans El, t. I, p. 505-508 ; du même, 'Ilm al-falak, Le Caire, 1911-1912 ; P. Duhem,
Le système du monde, passim ; L. A. Mayer, Islamic astrolabists and their works, Genève,
1956; Kratchkovsky, p. 91 sq. (98 sq.) ; W. Hartner, « falak», dans El (2), t. II,
p. 780-782.

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8 Géographie humaine du monde musulman

regarder la terre sans en avoir auparavant trouvé la raison dans le ciel.


Ensuite, l'esprit ségrégatif et l'ordre parcellaire de notre siècle ne sont pas-
de mise avec l'ambition totalisante des savants du Moyen Age, pour qui
le savoir ne se dissocie pas. E t enfin, quand nous serons, beaucoup plus
tard amenés à pénétrer les mentalités telles qu'elles se font jour à travers
les pages de nos auteurs, nous verrons quelle place y tiennent la distri-
bution du monde et la représentation qu'ils se font de la terre en son sein.
Pour toutes ces raisons, et ce dès les origines, il n'est pas de géographe,
s'il se pique de sérieux, qui ne commence son exposé sans sacrifier à cette
recherche royale par quoi l'homme repense le dessein du Créateur.
Un mot ici pour rappeler les origines de la géographie astronomique
chez les Arabes. Au sens rigoureusement scientifique du terme, celle-ci
est venue de l'étranger. 2 Les traductions hindoues et persanes qui, en
initiant Bagdad au système du sindhind et du zlg3, donnent le branle à
l'astronomie arabe, remontent sans doute au dernier quart du v m e siècle
de J.-C. ; il semble toutefois qu'au moins au niveau de la formation des
savants, cette influence a dû cesser de jouer un rôle de premier plan 4
dès que la nouvelle venue, la grecque, a pris le relais, on sait avec quelle
puissance. La première version arabe de YAlmageste de Ptolémée a sans
doute vu le jour autour de l'an 800 6 ; suivront bientôt, aux mains des
traducteurs célèbres que furent Hunayn b. Ishâq, Tâbit b. Qurra. Qustâ
b. Lûqâ et tant d'autres 8 , la Géographie du même Ptolémée, ses Tables,
ses Hypothèses des planètes et son Planisphère ; de Théon d'Alexandrie,
les Tables ; de Marin de Tyr, la Géographie ; d'Aristarque, d'Autolycus,
de Théodose, d'Ammonius, d'Hypsiclès et de leurs pareils, divers traités
sur les planètes. A partir de ces traductions éclosent à leur tour les œuvres

1. D a n s le v o l u m e q u i fera suite à celui-ci.


2. Cf. Nallino, d a n s El, loc. cit. : on e x c e p t e r a bien e n t e n d u de notre p r o p o s l e s
c o n n a i s s a n c e s p o p u l a i r e s d'astronomie p r a t i q u e .
3. D u sanscrit siddhânta (traité d'astronomie) et du p e r s a n zlg (table a s t r o n o m i q u e ) ;
cf. N a l l i n o , op. cit.
4. Elle se c o n s e r v e s o u s la forme de s u r v i v a n c e s isolées dans la masse des d o n n é e s
h e l l é n i s t i q u e s ; e n littérature au contraire, le t h è m e de la science a s t r o n o m i q u e h i n d o u e
laissera u n s o u v e n i r v i v a c e : cf. Relation, § 7 2 ; Gâhi?, Risâla fi manâqib at-Turk,
p. 3 8 , 43-46 et passim.
5. Cf. Nallino, d a n s El, t. I, p. 506 ; Mas'ûdï, Prairies, t. V I I I , p. 2 9 1 - 2 9 2 .
(i. La grande g é n é r a t i o n de H i m a v n , f o r m é e autour du bayt al-hikma d ' a l - M a ' m ù n ,
f o n d é e en 2 1 7 / 8 3 2 . H u n a y n m e u r t en 2 6 0 / 8 7 3 , Q u s t â en 3 0 0 / 9 1 2 (mais, né e n 2 0 5 / 8 2 0 ,
11 a sans d o u t e p r o d u i t à partir des années 2 3 0 - 2 3 5 / 8 4 5 - 8 5 0 ) ; T â b i t v i t de 2 2 1 / 8 3 6 à
2 8 8 / 9 0 1 . Il f a u d r a i t citer encore Y a h y à b. M â s a w a y h i , m o r t en 2 3 4 / 8 5 7 , I s h â q b.
H u n a y n , l é g è r e m e n t postérieur puisqu'il m e u r t e n 2 9 8 - 2 9 9 / 9 1 0 - 9 1 1 . Sur le p r o b l è m e
des traductions syro-arabes, cf., après les t r a v a u x de R y s s e l et de T k a t s c h , celui d e
K h a l i l Georr : Les Catégories d'Aristote dans leurs versions syro-arabes, Damas ( I F D ) ,
1 9 4 8 , p. 1 - 3 2 , 3 8 7 sq. (bibliographie). A n o t e r , au chapitre de la géographie, le rôle d e
p i o n n i e r q u e s e m b l e avoir joué, parmi les t r a d u c t e u r s s y r i a q u e s , J a c q u e s d ' E d e s s e
(p. 27).

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Aux sources de la géographie arabe 9

nouvelles de la première génération d'astronomes bagdadiens, pléiade


de noms d'où émergent ceux de Muframmad b. Musa al-Uuwârizmï, mort
vers 232/846, de Fargânï, notre Alfraganus (mort après 247/861) et
d'Abù Ma'Sar (Albumasar, mort en 272/886). 1 Nouvelles, à vrai dire,
ces œuvres ne le sont guère sur le plan théorique a , les auteurs reprenant
pour leur compte bon nombre des idées des vieux maîtres, et notamment
la cosmographie ptoléméenne des cercles intérieurs et des épicycles or-
donnés autour d'une terre immobile au centre du système. 3 Le mérite
des Arabes se situe, nous le verrons bientôt, sur un autre plan que celui de
la théorie pure * ; mais, avant que de la quitter, force nous est de poser
le problème de ses relations avec la géographie arabe à ses origines. A ne
considérer que les intentions, on peut déjà avancer que c'est dans les étoiles,
par une méditation sur l'ordre du monde dont notre globe est le noyau »,
que la géographie de la terre a voulu se fonder en droit. « Dieu, écrit Ibn
Rusteh », n'a pas laissé cette mission [de l'étude des astres] en monopole
à ceux qui s'estiment satisfaits en jetant un regard sur le ciel et ses astres,
pour constater que ceux-ci se cachent de jour et sont visibles de nuit,
et distinguer les points de leur lever et de leur coucher. Tel n'est pas le
dessein essentiel de Dieu, et ce ne serait pas combler ses désirs que de se
contenter d'observations aussi vagues, qui ne mènent pas à la science de
la causalité et ne donnent même pas la notion d'une cause quelconque... 7
P a r conséquent, les astronomes se sont conformés à la volonté de Dieu...
On s'éloigne de Dieu, on cherche à échapper à sa bonne direction en négli-
geant de consacrer sa pensée, son cœur, son action, ses regards à la création
des cieux et de la terre. » C'est peu toutefois que, par de tels propos, où
passe l'écho des luttes entre une soif ardente de connaître et une ortho-
doxie inquiète 8 , la géographie ait voulu se donner une raison de vivre :
elle a trouvé aussi, dans cet exposé nombré de la création, de quoi projeter

1. Pour ne parler bien entendu, et ce sur le plan des œuvres théoriques seules, que
des premiers auteurs ; sinon, il faut aussi songer à d'autres grands noms, notamment
à Battânï (Albatenius), mort en 317/929. A noter qu'Abu Ma'Jar est connu surtout
c o m m e astrologue : cf. infra. Sur ces astronomes, cf. les articles de \'E1, s.v., et les
ouvrages ou articles déjà cités. On n'omettra pas enfin que les traducteurs, Tâbit b.
Qurra notamment, ont composé eux aussi des traités théoriques. Bon exemple de ces
œuvres avec The astronomical tables of al- Khwârizml (cf. bibl.).
2 . Sauf peut-être par la systématisation de l'emploi des procédés trigonométriques,
où survit sans doute une influence indienne.
3. Place faite, toutefois, à la théorie d'un mouvement de la terre autour de son a x e :
I b n Rusteh, p. 23, i.f. -24 (cf. Nallino, dans El, t. I, p. 507 [21, 1. 24-26).
4. Pour l'astronomie s'entend. On ne dira rien ici des autres disciplines mathéma-
tiques, qui n'entrent pas dans notre propos.
5. «Le jaune dans l ' œ u f « : Ibn Hurdâdbeh, p. 4 ; Ibn Rusteh, p. 8 ; Ibn al-Faqîh,
p. 4 ; Muqaddasî, p. 58, etc.
6. Trad., p. 4-6 (citation de Sarabsï : sur celui-ci, cf. infra, p. 78-79).
7. Sur cette conception de la science, cf. infra, p. 200.
8. Cf. infra, chap. II.

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10 Géographie humaine du monde musulman

ici-bas l'ordonnance rigoureuse du ciel. Qu'on voie dans le nombre une


simple méthode de la magie traditionnelle 1 ou, avec Lévi-Strauss, une
constante quasi-instinctive de notre nature, une systématique de l'univers
qui est un peu comme « l'ombre» de la science, on constate qu'au départ
la géographie arabe, dans la présentation d'ensemble qu'elle fait de la
terre 2 , opère par le même esprit de classement numérique qui préside
à la connaissance du cosmos, et la répartition des terres habitées ou des
climats, les chiffres qui ponctuent la description de la planète reflètent
bien le même tempérament distributif que la science des étoiles. 3
Il reste que l'étude du globe va bien au-delà des termes que lui assigne
la prière d'Alexandre 4 , de la simple projection ici-bas des « distributions
calculées » et des « vérités mathématiques » de l'univers. Au départ en
effet, le développement des thèmes géographiques proprement dits est
justiciable de deux tendances : l'une, linéaire et diachronique si l'on veut,
représente le passage normal de l'astronomie pure à la cartographie ;
l'autre, d'ordre synchronique, nous rappelle ce qui appartient en propre
à ce siècle, et que cette science porte la marque de celles qui naissent ou,
pour certaines, prennent leur essor au même instant.

Les sciences de la terre : la géodésie, l'astrologie et l'élaboration du genre


cartographique de la sûrat al-ard

Par une idée chère aux héritiers de la science grecque, il n'est pas de
recherche fondamentale qui ne trouve, sous la forme de dérivées ou de com-
posantes ( f u r û ' ) , son application dans les faits. 6 L'astronomie se subdi-
vise ainsi, aux yeux des savants arabes du Moyen Age, en un certain nom-
bre de disciplines, dont certaines lui appartiennent en propre et d'autres,
au contraire, lui sont communes avec la géométrie. C'est à cette seconde
espèce qu'il convient de rattacher la « science de l'astrolabe», notre géo-
désie, qui fut, on le sait, une des gloires les moins discutables de la pensée
arabe au Moyen Age. 9 Mais l'appréciation exacte des mesures de la terre
et de sa position dans l'univers n'allait pas toutefois sans la volonté d'en

1. Rapprocher de cette mentalité la mystique du nombre dans la cosmologie cora-


nique, notamment les sept cieux et les sept terres : cf. références de Toufy Fahd, dans
La naissance du monde, Paris, 1959, p. 250 sq.
2. Cf. par exemple Ibn Rusteh, p. 15-22 ; Muqaddasï, trad., § 97 sq.
3. Formule caractéristique chez Ibn Rusteh, trad., p. 19 : « Les villes de la terre
sont, dit-on, au nombre de 21 600, nombre égal à celui des minutes de la sphère ».
4. Cf. Ibn Rusteh, p. 5.
5. Cf. par exemple Avicenne, Épltre sur la classification des sciences (Aqsâm al-'ulâm)
et la VI e partie d'Ibn Baldûn, Muqaddima. Pour une vue d'ensemble du problème
chez les Grecs, cf. P. Duhem, Système, t. II, 1914, p. 71.
6. On sait que c'est en astronomie pratique (cf. la mesure d'un arc de méridien sous
al-Ma'mûn) que se solde l'apport le plus positif de l'astronomie arabe. Cf. Nallino,
dans El, t. I, p. 505 sq.

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Aux sources de la géographie arabe 11

éclaircir aussi la destinée : on s'étonnera peut-être de voir figurer ici, avec


l'astrologie, une démarche de l'esprit à laquelle nous refusons aujourd'hui
et le nom de science et, partant, tout droit à se dire représentative d'une
quelconque réalité terrestre ; mais dans l'Antiquité et au Moyen Age,
l'astrologie, branche de la science des astres, était comme elle soumise à
des lois. 1 Pour le sujet qui nous occupe, cette considération est d'une
importance capitale, dans la mesure où c'est par l'astrologie que s'opère
l'intégration de l'homme et des êtres vivants au système de l'univers :
en établissant entre eux et l'ordre du monde un ensemble très étroit de
relations, l'astrologie ouvrira la voie à un chapitre essentiel de la science
géographique, celui des rapports des créatures au milieu qu'elles occupent.
A l'origine toutefois, et pour rester dans la perspective où nous nous
sommes placé jusqu'ici, ces relations s'ordonnent dans un cadre strictement
astrologique, que Mas'ûdï trace assez bien lorsque, rappelant des données
désormais traditionnelles, il place chacun des sept « climats» 2 sous l'in-
fluence d'une planète et que, ébauchant à travers certains exemples une
loi d'adaptation à l'environnement astral, il conclut 3 : « D'après certains
astrologues, chaque partie de la terre se rapporte à une partie de la sphère
et en reçoit son caractère propre. Des parties de la sphère, les unes, en effet,
sont éclairées, les autres obscures, celles-ci parlent avec éclat, celles-là
sont muettes, les unes émettent des sons, les autres sont creuses, et elles
ont encore d'autres qualités variables dans chaque degré. C'est pourquoi
le langage des habitants de chaque pays varie selon les influences avanta-
geuses ou funestes qui y dominent ; c'est aussi pourquoi les hommes par-
lant une même langue ont une prononciation et des intonations particu-
lières à chacun d'eux ».4 Ailleurs encore, reprenant l'idée maintes fois
exploitée par Cràhiz 6, selon laquelle la couleur de la peau est en rapport
avec l'influence du soleil lors de la formation de l'embryon 6 , il déclare :
« Chez eux (les peuples de l'Afrique sub-équatoriale), la chaleur est in-
tense, l'humidité rare ; ils sont noirs de teint, ont les yeux rouges, un natu-
rel emporté ; car l'atmosphère est enflammée et les enfants se développent
tellement dans la matrice que leur teint en est brûlé ; leurs cheveux sont
crépus par l'effet des radiations de la chaleur sèche ; c'est ainsi que les
cheveux lisses qu'on approche du feu se contractent d'abord, puis se

1. Mas'ûdï, Tanbih, trad., p. 19-20, explique les rapports des deux sciences. Sur
l'astrologie chez les Arabes, cf. Nallino, dans El, t. I, p. 502 sq.
2. Tanbih, trad., p. 54. Sur l'interprétation du mot «climat», cf. ci-après.
3. Ibid., p. 47.
4. Une illustration exemplaire en est donnée (p. 55 sq.) par le ciimat médian, le
quatrième, celui de l'Irak et de Babylone, auquel sa position confère un rôle primordial
dans le monde et dont les habitants, en vertu du même principe, donnent de la per-
sonne humaine une image idéalement composée.
5. Cf., entre autres passages, Hayaivân, t. III, p. 245 ; t. V, p. 35-3G.
ti. Tanbih, trad., p. 40.

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12 Géographie humaine du monde musulman

c o u r b e n t o u se t o r d e n t e n b o u c l e s à m e s u r e q u ' o n les p o r t e p l u s p r è s d u
foyer ou qu'on les en éloigne.»
A i n s i s ' é l a b o r e p e u à p e u ce q u e l'on a a p p e l é la f o r m e o u r e p r é s e n t a t i o n
d e la t e r r e (sûrat al-ard), g e n r e i n c e r t a i n q u i j u x t a p o s e les d o n n é e s m a t h é -
m a t i q u e s d e l ' a s t r o n o m i e a p p l i q u é e e t la « science, d e s c l i m a t s ». 1 G e n r e
i n c e r t a i n , dis-je, car, d a n s l ' é t a t a c t u e l d e n o s c o n n a i s s a n c e s , c e t t e c a r t o g r a -
phie® s e m b l e a v o i r t r è s t ô t , d a n s s e s d e u x c o m p o s a n t e s f o n d a m e n t a l e s
d e la g é o d é s i e e t d e la r é p a r t i t i o n a s t r o l o g i q u e d e s c l i m a t s , r e f u s é d e s ' e n
t e n i r à la t h é o r i e p u r e . E n ce qui c o n c e r n e , t o u t d ' a b o r d , la s c i e n c e d e s
m e s u r e s d e la t e r r e e t de la r é p a r t i t i o n de ses d i f f é r e n t s é l é m e n t s o n
c o n s t a t e qu'elle f a i t place, m ê m e de f a ç o n rudimentaire, à des considéra-
t i o n s d e p h y s i q u e n a t u r e l l e q u i n e s o n t p e u t - ê t r e à l e u r tour, a u m o i n s à
l ' o r i g i n e , q u e l ' a p p l i c a t i o n , a u x d o n n é e s n o u v e l l e s , d e s t h è m e s d e la m é c a -
n i q u e . * E t déjà, p a r là m ê m e , s o n t f i x é e s les l i m i t e s d e la p e r s p e c t i v e e n v i -
s a g é e : car — s a n s p a r l e r de t a n t d ' a u t r e s sujets, si é l o i g n é s de l ' a s t r o n o m i e
p u r e e t p o u r t a n t p r é s e n t s c h e z les t o u t p r e m i e r s c a r t o g r a p h e s 6 — r e c o n -

1. Il faut entendre ici le mot au sens]du grec xÂÎtioc, dont les Arabes ont fait iqllm :
inclinaison de la terre vers le pôle à partir de l'équateur, d'où : climat, région, zone
terrestre en rapport avec l'astre influent. L'idée est connue aussi des Persans, mais
les keSivar iraniens, bien qu'ils soient sept eux aussi, sont des entités politico-ethniques
( R û m , Inde, Chine, etc.) et non plus géodésiques. Cf. T. H. Weir, « iklïm dans El,
t. II, p. 488-489.
Le titre célèbre de Kitâb sûrat al-ard s'applique aux traductions de la Géographie
de Ptolémée (dont une de Tâbit b. Qurra : cf. Nallino, commentaire de Battànî, Opat
astronomicum, p. 210-211) et aussi à ses adaptations, dont la principale consiste, dans
la répartition des lieux par climats, à ajouter à la nomenclature ptoléméenne les prin-
cipaux toponymes arabes : le type de ces ouvrages reste Huwârizmï, Kitâb fûrat
al-ard (cf. bibl. et C. A. Nallino, « al-tjuwàrizmï e il suo rifacimento délia Geografia di
Tolomeo », dans MRAL, série V, t. II, 1894-1895, p. 3-53) et le chap. VI de Battânl,
Opus astronomicum (éd. Nallino), un peu plus tardif il est vrai.
2. Cartographie en effet, en ce sens que cette recherche nouvelle se borne à donner,
en ses lignes essentielles, une image graphique du passage de notre globe, le texte,
si texte il y a, n'étant guère que le commentaire technique du dessin : tel est le cas
de tjuwârizmï, dont le Kitâb apparaît comme la consignation, dans un texte, des
données graphiques de l'atlas élaboré par les savants du règne d'al-Ma'mûn, tel est le
cas aussi de Balbî : cf. Muqaddasi, p. 4 (trad., § 12); J. H. Kramers, «La question
Balbî-Irtabri e t l'atlas de l'Islam», dans Acta Or., XI, 1932, p. 9-30. Huwàrizmî, qui
juxtapose le Kitâb et des traités d'astronomie pure, est un des exemples les plus inté-
ressants, mais on voit que la tendance est vivace, puisqu'on la retrouve encore chez
Balbî (cf. infra, chap. III). Sur les aspects techniques de la cartographie arabe, cf.
K. Miller, Mappae arabicae, Stuttgart, 1926-1927, 3 vol.
3. Par exemple, les évaluations, remontant à Ptolémée, des distances maritimes
et terrestres ou du nombre des îles de la mer Orientale (1378 clans Géographie, VII, 4;
1370 chez Ilm Rusteh [p. 81} et lîaLlâni (p. 2(>|), la configuration générale des
mers aussi (cf. Nallino, commentaire de Battâni, Opus astronomicum, p. 166 sq.).
4. Rapport des masses terrestres et aquatiques dans l'équilibre du globe, mouvement
des fleuves, phénomènes d'attraction, marées : un bon exemple dans Tanbïh, p. 45-46.
5. Nous savons que Huwàrizmï lui-même fait place dans son œuvre à des thèmes
d'adab (sur ce mot, cf. chap. II) : cf. la classification des édifices les plus somptueux

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Aux sources de la géographie arabe 13

naître l'élément étranger qu'est la mécanique revient à constater que,


si l'astronomie peut donner naissance à une géodésie, au sens large du
terme, ce n'est pas d'elle seule, en vertu d ' u n e espèce de nécessité interne
qui ferait sortir la nouvelle science t o u t armée des carnets des savants.
Le retour au point de vue synchronique, à un examen, m ê m e rapide, des
autres disciplines dont l'éclosion ou l'essor accompagnent les premiers bal-
butiements de la science géographique s'impose d ' a u t a n t mieux que cette
géodésie elle-même, si tributaire qu'elle reste de l'astronomie pure,
n'échappe pas à la coloration particulière de son siècle : d'abord, le déve-
loppement établi, qui la fait dériver de l'astronomie, m ê m e s'il est dans
l'ordre naturel des choses a été considérablement facilité, dans le cas
précis qui nous occupe, p a r la traduction, parallèlement aux traités d'as-
tronomie pure, des Géographies de Ptolémée et de Marin, qui ont pu pré-
figurer assez bien, aux y e u x des savants arabes du m e / i x e siècle — et ce
non plus de façon théorique, mais dans la pratique, le poids de l'autorité
et de la raison aidant — les voies dans lesquelles pouvaient s'engager
les techniques de présentation de la t e r r e . 2 II convient de noter, d ' a u t r e
part, que cette curiosité pour l'astronomie appliquée n'est pas quelque
chose d'artificiellement plaqué sur les productions du siècle, d'imposé d u
dehors à la mentalité des contemporains : bien au contraire, elle recoupe u n
goût du concret et de l'observation empirique des astres déjà signalé. 8
Enfin, l'intérêt porté à la géodésie s'explique, t o u t a u t a n t q u e dans u n
prolongement naturel de l'astronomie pure, par des considérations reli-
gieuses : il importe, à u n e c o m m u n a u t é désormais épandue très loin a u
dehors de son territoire d'origine, de connaître assez bien la configuration
générale du globe pour y trouver, aux heures canoniques, la direction de
la prière. 4 P o u r toutes ces raisons, et une fois la p a r t faite au rôle géné-
rateur de la m a t h é m a t i q u e astronomique pure, il convient de réintégrer

au monde, reprise par Ibn Rusteh, p. 83, et, dans le Kitâb (éd. von Mzik, p. 106, 108),
le thème des sources et du delta du Nil : ces notations restent toutefois très rares e t
sèches, et n'enlèvent rien à la présentation mathématique et sévère de l'ouvrage.
1. Il faudrait, en tout état de cause — ce qui n'est pas le lieu ici — reposer le pro-
blème aux origines, dans le cadre de la science grecque.
2. Sur l'absence de l'œuvre de Strabon parmi ces traductions, cf. infra, p. 270.
3. Cf. Nallino, dans El, p. 505-506. Cet intérêt et les nécessités de la communauté
nouvelle expliquent, comme on l'a dit (cf. p. 12, note 1), que ces oeuvres juxtaposent,
dans la répartition des climats, une nomenclature de tradition ptoléméenne et celle
des lieux les plus célèbres d'Arabie : un exemple avec tJuwârizmï, introd. de von Mzik,
p. I X - X .
4. Cf. Schoy, «kibla», dans El, t. II, p. 1045-1047. Muqaddasï illustre assez bien
la façon dont s'est développée cette science de la qibla. Venant plus d'un siècle après
les premiers géographes, il ne la mentionne plus au nombre des rubriques qui composent
la science géographique totale (trad., § 2) ; la question de la qibla ne réapparaît que
dans son cadre d'origine, c'est-à-dire dans le chapitre réservé à la description géné-
rale du globe et des « climats» (trad., § 95).

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14 Géographie humaine du monde musulman

la géodésie au grand ensemble des sciences de la terre qui se sont dévelop-


pées dans le même cadre historique.
La même remarque vaut pour l'astrologie, la seconde des deux compo-
santes de la sûrat al-ard. L'exemple de l'influence solaire prouve bien
l'incapacité de cette recherche à se satisfaire de conditions idéales : dans
le même contexte, à côté de l'idée fondamentale de la conjonction se
fait jour celle des effets non plus du soleil en tant qu'astre, mais du phéno-
mène physique du rayonnement. Et ainsi, de même que les considérations
propres au siècle et l'observation concrète de la conformation du globe
viennent tempérer, dans la géodésie, ce que la science des sphères peut
avoir de trop schématique, de même la physique de la terre vient proposer
à l'astrologie un système de relations plus naturelles entre la vie et le
milieu où elle se développe : la relation perçue, étudiée, de l'homme à la
nature prendra le pas sur la relation théorique de l'homme à son astre.
Si donc la cartographie de la sûra, sous ses aspects géodésiques et astro-
logiques, joue un rôle fondamental dans l'élaboration de la géographie
arabe, c'est, au total, beaucoup moins par l'importance de ses thèmes 2
que comme moteur et cadre des recherches dont il nous faut maintenant
parler.

Les sciences de la terre : la physique du globe

L'étude du milieu physique, qui vient doubler, puis reléguer à l'arrière-


plan la climatologie 3 théorique des cartographes, a pour elle quelques
grands noms et un programme. Les œuvres d'Aristote, d'Apollonius de
Tyane, de Zosime, et tant d'autres disparues 4 couvrent un domaine fort
vaste, où se mêlent la météorologie, l'hydrographie, l'orographie, la pédo-
logie et la minéralogie, cette dernière avec sa dynamique, l'alchimie. 5

1. Théorie générale de l'influence des planètes mâles ou femelles (p. 38) et parallé-
lisme du feu interne des entrailles, qui opère la maturation de l'embryon, avec le feu
solaire (p. 11).
2. Quelques pages à peine dans les traités de masälik wa l-mamâlik comme ceux
d'Ibn Hawqal ou Muqaddasï.
3. Au sens défini plus haut, p. 12, note 1.
4. Cf. M. Steinschneider, Die arabischen Übersetzungen aus dem Griechischen, Leipzig,
1889-1893, 2 vol., et les articles de \'EJ, notamment : R. Walzer, « Aristütälis », EI (2),
t . I, p. 651-654 (documentation bibliographique très abondante) ; M. Plessner, « Balï-
nûs », ibid., p. 1024-1026 ; sur Zosime le Panopolitain, cf. bibl. par C. Pellat, Le Livre
des avares, p. 345.
5. Sur cette dernière, cf. E. Wiedemann, « kïmiyâ' », dans El, t. II, p. 1068-1076
(avec bibliographie, mais compléter avec J. Ruska, « Alchemy in Islam », dans Islamic
Culture, X I , 1937, p. 30-36 ; « Arabische Alchemie », dans Archeion, X I V , p. 425-535) ;
cf. également P. Kraus, « Djâbir b. Hayyân», dans El (2), t. II, p. 367-369. Sur la
météorologie (traductions d'Aristote et de Théophraste), cf. B. Lewin, « al-âthâr
al-'ulwiyya », dans El (2), t. I, p. 758-759.

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Aux sources de la géographie arabe 15

Le programme de cette recherche relative au milieu, il est, au sein d ' a m b i -


tions plus vastes, tracé par ô â h i z vers les années 227-230/842-845, d a n s
1t Kitâb at-tarbï' ma t-tadwïr1, lorsque l'auteur demande « depuis q u a n d
ont paru les montagnes, et les eaux coulé des collines ; quelle est la plus
ancienne, des vallées de Bactres, du Nil, de l'Euphrate... ; d'où vient la
terre de ces vallées, d'où l'argile qui s'étend du pied des montagnes à leur
sommet ; quelles mers elle a emplies, quelles dépressions comblées, et
combien de terre s'est ainsi formée, combien de sources ont vu le jour... 2 ;
quelle était la n a t u r e de l'eau a u x origines, aux t o u t premiers t e m p s
qu'elle était versée dans son réceptacle; si c'était une nappe (bahr) sau-
mâtre, qui se changea ensuite en eau douce et limpide, ou une eau douce
et limpide qui se changea en une nappe s a u m â t r e » . 3 Q u a n t à Mas'udï,
il déclare : « Les climats des lieux diffèrent même s'ils ont, comme nous
l'avons dit, des latitudes ou d ' a u t r e s conditions communes, par suite de
circonstances particulières. P a r exemple, s'il y a des vapeurs froides dans
les profondeurs de la terre, et qu'elles apparaissent au dehors en certains
lieux, alors m ê m e que ces lieux sont soumis à des planètes dont l'influence
est chaude, l'influence du froid de la terre y domine et détruit l'action des
astres ». 4 L ' o n a ainsi « diversifié les pays en quatre manières : premiè-
rement par contrées, deuxièmement par l'élévation ou la dépression des
lieux, troisièmement par leur proximité des chaînes montagneuses ou des
mers, quatrièmement par la n a t u r e du sol en chaque lieu ». 5 E t Mas'udï
de conclure : « Le caractère de chaque lieu s'imprime sur ce qui y vit» 6 ,
car « les effets et influences des lieux sur le t e m p é r a m e n t varient sous
trois r a p p o r t s : avec l'abondance des eaux, avec la qualité des bois, avec
l'altitude ou la dépressitude (sic) du lieu ». 7
Y a-t-il, d a n s ces conditions, étude désintéressée des phénomènes n a t u -
rels, je veux dire en eux-mêmes et pour eux-mêmes ? Il f a u t répondre p a r
la négative. A l'heure en effet où s'élabore ce qu'on peut appeler le nouvel
esprit scientifique du i n e / i x e siècle, l'ensemble des phénomènes physiques
prend sa place, à la f a v e u r des traductions du grec, dans le réseau serré des
implications qui relient les unes aux autres les composantes de l ' u n i v e r s . 8

1. P. X I I de l'introd. de C. Pellat. Un autre programme de connaissances, mais


plus sujet à caution, étant donné les incertitudes quant à la date de composition et
au genre de l'œuvre, est donné par l'interrogatoire de la sage esclave Tawaddud des
Mille et une Nuits (cf. infra, p. 39). Sur le Tarbï, cf. infra, chap. II.
2. P. 26.
3. P. 29. Cf. encore, entre autres questions, le débat entre l'explication mytholo-
gique et l'explication mécanique de la marée (p. 91).
4. Tanblh, trad., p. 68.
5. Ibid., p. 46.
6. Ibid., p. 47.
7. Ibid., p. 46.
8. Cf., sur ces constructions d'ensemble, P. Duhem, op. cit. ; Browne (cité infra,
p. 16, note 6), p. 130.
A n d r é MIQUEL. 5

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16 Géographie humaine du monde musulman

Rien, comme nous le disions en commençant, qui soit moins parcellaire


que cette science, rien non plus qui soit aussi dynamique : chaque être,
chaque phénomène y sont le résultat d'un jeu de forces où interviennent
les influences des astres et des quatre éléments fondamentaux. L'étude de
l'apparence extérieure et mobile du monde est donc, en dernière analyse,
celle de la vie : ces minéraux qui se transmuent, ces tempêtes qui sont la
bile de la mer 1 et cet homme enfin, qui est la merveilleuse réduction du
macrocosme, participent tous de ce monde en travail. Un des géographes,
comme on le dira, les plus pénétrés de ce nouvel esprit 2 , Ibn Rusteh,
évoquera, pour clore un de ses plus beaux passages, cette harmonie de forces
ordonnée par le mystère imprescriptible de la force souveraine 3 : « Tous
les astres partagent avec le soleil une influence sur les climats, sur la spécia-
lisation des individus et des espèces, sur la formation de chaque individu
et ses conditions d'existence, suivant la nature des localités et la situation
de leurs habitants, et tous les phénomènes qu'on peut y observer. Mais
outre son action sur les climats, le soleil concourt à la formation des indivi-
dus et des êtres animés, ainsi que des mélanges variés, comme les groupes
urbains, le caractère, les mœurs, les religions, les mines, les plantes, et la
naissance d'un être vivant, avec la permission de Dieu ».

Les sciences de la terre : les êtres uivants

Sauf la réserve faite plus haut 4 , l'étude de l'être animé est ainsi la plus
complexe, la moins théorique 5 qui soit : au premier rang, la médecine 9 ,
déjà illustrée par la rencontre de la Grèce et de l'Orient à Gunday-Säbür 7 ,
associe aux deux grands noms de Galien et d'Hippocrate ceux de Rufus
d'Ëphèse, Aetius, Oribase, Paul d'Égine, Alexandre de Tralles, Dioscoride et

1. Ibn Rusteh, p. 8 7 ; trad., p. 95-96.


2. Cf. infra, chap. yi.
3. P. 103 ; trad. p. 114.
4. L'intégration des minéraux au cycle vital.
5. La moins scientifique au sens aristotélicien du terme. Cf. Duhem, op. cit., t. II,
p. 71.
6. Sur elle, on pourra s'en tenir à L. Leclerc, Histoire de la médecine arabe,
Paris, 1876, 2 vol. ; B. Carra de Vaux, « tfbb», dans El, t. IV, p. 779-780; surtout
E. G. Browne, La médecine arabe (traduction française par H. P. J. Renaud), Paris, 1933
(on négligera l'introduction de A. K. Chehade à son livre sur Ibn an-Nafis et la décou-
verte de la circulation pulmonaire, Damas [IFD\, 1955). E n arabe, l'œuvre de base
reste Ibn Abï Uçaybi'a, 'Uyùn al-anbä' fi (abaqät al-a(ibbä', publ. par A. Müller, Le
Caire, 1299/1882, 2 vol. On trouvera un exemple du succès de l'école de ö u n d a y -
Sâbûr dans Gähi?, Buhald' (trad., p. 147-148). L'embryologie exposée dans le Kallla
wa Dimna (trad., p. 43 sq) est, elle, d'inspiration indienne (cf. F. Gabriel!, « L'opéra di
Ibn al-Muqaffa' », dans RSO, X I I I , 1931-1932, p. 203).
7. Cf. Browne, op. cit., p. 24-25.

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Aux sources de la géographie arabe 17

Théodose 1 ; elle domine les autres sciences de la vie par l'ampleur de ses
matériaux, par la prééminence de son objet, par ses implications aussi : s'il
est vrai qu'elle se subdivise en plusieurs champs de r e c h e r c h e e l l e est
aussi, comme l'homme au centre de l'univers, située à un carrefour : p a r un
certain côté, elle touche à ce que nous appellerions l'ethnologie », p a r les
caractéristiques de l'hominien qu'elle met en lumière, elle s'intègre à la
science plus vaste de la zoologie, où l'influence d'Aristote est souve-
raine *, par la pharmacologie, avec Galien, Hippocrate et surtout Dios-
coride, elle ouvre la voie à la botanique 6 , parce qu'elle est enfin, à cette
époque, la science très vaste de l'adaptation de l'homme au milieu, elle
n'est pas absente d'un certain ordre de recherches domestiques, et n o t a m -
m e n t de l'agronomie

Science grecque et géographie

A ce point de notre recherche, nous nous sentons à n'en pas douter assez
loin des considérations de géographie pure ; mais n ' y a-t-il pas au juste,
dans cette espèce de dépaysement, comme une première caractérisation,
par la négative, de cette géographie qui seule nous intéresse ? Si, t a b l a n t
sur le phénomène historique des traductions du grec et de leur développe-
m e n t postérieur en une science arabe, nous cherchons, dans le parterre des
fleurs nouvelles, celle qui nous appartient en propre, nous ne pouvons
guère, pour l'instant, que désigner à l'évidence celles que nous ne recon-
naissons pas : la géographie est bien faite d'astronomie, mais le Zïg d ' I b n

1. Cf. R. Walzer, «Djàlïnûs», dans El (2), t. II, p. 413-414; B. Carra de Vaux,


«Buqràt», dans El, t. I, p. 804 et Browne, op. cit. Sur Théodose en particulier, cf.
Browne, p. 19 ; Ibn al-Faqlh, p. 223 (Tayâdus) : ne pas confondre avec tagdduritûs
(8eo8<ôp7)Toç), médicament : cf. Ibn al-Faqlh, p. 127 ; D o z y , t. I, p. 861.
2. Voir une bonne analyse de ce qu'ils étaient alors chez Browne, op. cit., p. 47-48
(analyse du contenu du Firdam al-hikma, composé vers 850 ap. J.-C. par 'Alï b. Rabban
at-Tabarl).
3. Etude des variations du complexe humain en fonction du climat et de la situation
géographique : cf. op. cit, p. 47-48.
4. Cf. infra, chap. II, p. 45.
5. Cf. B. Carra de Vaux, Penseurs, t. II, p. 290-291, 294 sq. ; B. Lewin, • adwiya»,
dans El (2), t. I, p. 219-221 ; C. E . Dubler, • Diyuskuridîs », dans El (2), t. I I p. 359.
Sur Dïnawarï (mort a v a n t 290/902-903), KitSb an-nabât, cf. infra, p. 24, note 5.
6. Sur l'agronomie, cf. M. ash-Shihabi, • filâha », dans El (2), t. II, p. 920 ; Ibn
al-Faqlh, p. 152 (références à Fasfûs [à identifier sans doute avec Casthos ou Costus : cf.
Prairies, trad. Pellat, § 308, note 4 et M. ash-Shihabi, op. ci/.], Kitâb al-filâha). Par
recherches domestiques, on entend les traités de domestication et d'utilisation des
animaux (cf. Penseurs, chap. X , passim), de choix d'un site convenable pour l'habitation
(cf. Ibn al-Faqïh, p. 152, 154), de cuisine et d'hygiène alimentaire, d'organisation de
la vie quotidienne (tadblr al-manzil : cf. la traduction arabe de rOtxovo[iixèç de Bry-
son) : cf. B. Walzer et H. A. R. Gibb, • akhlâk », dans El (2), t. I, p. 337 (1) e t 338 (1).

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18 Géographie humaine du monde musulman

Yûnus, par exemple, n'est pas de la géographie ; les œuvres que nous quali-
fions de géographiques font bien la place aux variations du comportement
physique de l'homme, mais les œuvres des grands médecins arabes ne sont
pas pour a u t a n t de la géographie ; on peut bien enfin trouver chez les
géographes quelques développements sur les plantes ou l'agriculture, mais
ni le Traité des simples d'Ibn al-Baytâr, ni le Traité d'agronomie d'Ibn al-
'Awwâm ne sont de la géographie. Nous pouvons ainsi poser, comme un
premier jalon de notre recherche, que la géographie n'appartient à aucune
discipline spécialisée. Toutefois, énoncer cette proposition n'est pas imposer
un signe irréductiblement négatif à la définition que nous voulons trouver :
car il revient au même de dire — et nous aurons maintes fois l'occasion de
le vérifier — que la géographie, puisqu'elle n'est tributaire en propre d'au-
cune discipline spécialisée, l'est donc de toutes : ce n'est pas une fleur qui
répondra à notre attente, mais le parterre t o u t entier. 1
Du même coup est posée une caractéristique fondamentale de cette
recherche : parmi toutes les branches du savoir, telles qu'elles s'élaborent au
m e / i x e siècle, elle est, de très loin, la plus représentative des inquiétudes
de l'époque, de cet appétit encyclopédique qui la marque. Si « les sciences
de toutes sortes sont cultivées avec une extrême ardeur», si, « dans toutes
les directions, on trouve une immense curiosité, un besoin universel et in-
tense de connaître les choses de la nature et celles de l'humanité», si
« l'érudition est la marque propre de cette période », il semble que la géogra-
phie en soit conçue comme l'expression souveraine : « tableau complet des
divers pays », qui fait « la place aux mœurs, aux idées, aux légendes mêmes
et à une histoire rapide du passé », elle donne des œuvres « d'un caractère
généralement encyclopédique, qui ont surtout pour objet de condenser les
renseignements épars». Ces lignes 2 , qui s'appliquent, à quelques siècles
d'intervalle, aux splendeurs hellénistique et romaine de la science grecque,
et notamment de la géographie, peuvent, presque à la lettre, exalter
encore le miracle de leur résurrection.
Ainsi se précisent les voies de notre prochaine recherche : la géographie
face à son objet. Car, d'entre toutes les manières de traiter une donnée
encyclopédique, lesquelles seront préférées ? La nouvelle science sera-t-elle
vraiment, dans les intentions ou dans les faits, exhaustive, ou simplement
éclectique, voire sélective ? Une pareille étude est inséparable toutefois de
celle qui, sur un plan plus général, aura traité auparavant des attitudes
d'ensemble du i n e / i x e siècle face au monde nouveau créé par l'essor de la
connaissance. » Or, dans cet essor, la pensée grecque n'est pas seule en

1. Je renvoie à la comparaison voisine établie entre l'âme arabe et l'abeille qui


prend à toutes les fleurs, par Ahmad Amïn (Fatjr al-Islâm, p. 31-43, et plus spécia-
lement p. 42, 1. 16-17).
2. A. et M. Croiset, Littérature grecque, 10« éd., Paris, s. d., p. 622, 632, 696.
3. Cf. chap. II.

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Aux sources de la géographie arabe 19

cause : dans le domaine particulier de la géographie, l'examen des m a t i è r e s


étudiées jusqu'ici et qui, pour l'essentiel, recouvrent ce que nous appelle-
rions a u j o u r d ' h u i les sciences théoriques e t les sciences naturelles, n'épuise
pas le champ de la recherche : car la géographie arabe f a i t aussi leur place
a u x sciences « humaines » ou morales, comme l'histoire, la lexicographie ou
m ê m e une certaine philosophie, dans lesquelles la Grèce, cette fois, inter-
vient à peine. Si leur présence en effet est constatée parallèlement d a n s
les géographies grecque et arabe, il n'est p a s du t o u t sûr q u e ce ne soit pas ici
le résultat d'un simple h a s a r d . 1 E t en serait-il a u t r e m e n t qu'en t o u t é t a t
de cause il ne s'agirait plus guère q u e d'exemple formel, le contenu de la
pensée étant, en l'occurrence, infiniment moins justiciable de la Grèce q u e
d'influences traditionnelles : on étudiera m a i n t e n a n t celles-ci, en allant
j u s t e m e n t dans le sens de leur emprise croissante.

Les sciences morales : Véthique*

Ce singulier est à vrai dire impropre : c'est d'éthiques qu'il f a u d r a i t p a r -


ler. 2 L'élaboration d'une éthique musulmane, telle qu'elle se fera a v e c
I b n Q u t a y b a 3, puis avec un Miskawayh ou un Gazâlï, n ' a pas encore com-
mencé à l'époque où nous nous plaçons 4 , soit aux années où la conscience
m u s u l m a n e entasse et inventorie ses m a t é r i a u x a v a n t d'en faire la critique.
Il existe ainsi une éthique grecque et nous retrouvons, a u x mains des t r a -
ducteurs déjà signalés, les noms de Galien etd'Aristote, auxquels se j o i g n e n t
ici ceux de Platon et de Pythagore, de Cébès et de Thémistius. C'est a u x
Grecs sans doute et à leur théorie de la connaissance que les Musulmans du
u i e / i x e siècle ont dû de considérer la philosophie pratique de la c o n d u i t e
humaine comme une « science ». 5 Ces recherches, toutefois, comme celles
que nous avons évoquées jusqu'ici, restent encore affaire de savants. L e
grand nom d ' I b n al-Muqaffa", m o r t vers 139/757, est au contraire repré-
sentatif d'une éthique beaucoup plus répandue, très composite, mi-savante
mi-populaire, qui combine, dans l'unité de la jeune prose, les réminiscences
littéraires de l'Inde et de la Perse avec les classiques apophtegmes popu-
laires (hikma) : leçons des sages, souvenirs bibliques, dictons venus du
vieux fonds méditerranéen ou mésopotamien, peut-être mis de ci de là sous
l'autorité d'un grand nom, mais en fait refondus et brassés au creuset de
la traditionnelle sagesse des nations. 9

1. On a déjà évoqué (cf. p. 13, note 2) l'absence, parmi les traductions i!u grec, de la
géographie strabonienne, à laquelle on pense bien évidemment ici.
2. Cf. Walzeret Gibb, op. cit., p. 335-339 ; Ahmad Amîn, Zuhr al-Islam, t. II, p. 175 sq.
3. Cf. infra, chap. II, p. 63, note 2.
4. Soit le premier tiers du ix" siècle ap. J.-C., de façon un peu théorique, nous en
convenons, pour la clarté de l'exposé.
5. Cf. les définitions citées dans l'art, de R. W'alzer, p. 337.
6. Sur l'œuvre d'Ibn al-Muqaffa', cf. C. Brockelmann, dans El, t. II, p. 738 ; F. Ga-
brieli, op. cil. (supra, p. 16, note 6). Autre exemple de cette éthique avec Gàlji?, Ma§mû'.
•Voir Addenda. |>ai><' l°2

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20 Géographie humaine du monde musulman

Dans cette éthique, la religion nouvelle intervient peu. A la limite, on


peut dire que les écrits d'Ibn al-Muqaffa' consistent à remplacer, dans le
texte, le zoroastrisme sassanide par l'Islam, qui ne fournit guère qu'un
cadre ou des mots commodes, mais certainement pas encore un esprit. 1
Pourtant, si l'Islam apparaît peu dans ces textes écrits, il est présent, on
s'en doute, dans la conscience collective, sous la forme des obligations
canoniques et r i t u e l l e s d e s récits des prédicateurs et des traditions qui
se colportent : ainsi s'élabore une troisième éthique, arabe sinon musulmane
et qui mêle au souvenir édifiant du Prophète et de ses Compagnons
les vertus très païennes des grands ancêtres de l'Arabie pré-islami-
que. 8
Les trois tendances signalées se retrouvent dans les textes des géogra-
phes. 4 En fait, elles nous intéressent moins ici comme composantes — au
reste secondaires, par la place tenue — de la géographie future que comme
éléments essentiels du grand débat qui, au deuxième tiers du m e / i x e siècle,
va ouvrir le dossier de la connaissance et proposer, à la géographie comme
aux autres recherches, les options fondamentales. Les mêmes inquiétudes,
la même confrontation de l'esprit venu du dehors aux exigences du monde
nouveau de l'Islam vont se faire jour dans le domaine de la science
politique, mais ici, déjà, avec un avantage marqué en faveur du
second.

Les sciences politiques : la technique du pouvoir

Fait significatif : les traductions cèdent le pas, sinon aux œuvres originales,
du moins aux adaptations. On cite, certes, de prétendues lettres d'Aristote

1. Cf., dans le Kalila waDimna,l'absence quasi totale de référence à l'Islam, l'invo-


cation mise à part, et le déisme qui se donne libre cours dans le célèbre passage sur
l'égalité des religions et la morale naturelle (trad., p. 35-40). L'Adab al-kablr et l'Adab
af-?a<)ir sont plus discrets encore quant à la religion nouvelle : on n'oubliera pas que
l'auteur était un mazdéen converti de fraîche date et de façon peut-être peu sincère :
cf. D. Sourde], « La biographie d'Ibn al-Muqaffa' d'après les sources anciennes», dans
Arabica, I, 1954, p. 307-323. Même discrétion quant à l'Islam dans pseudo-ôâhi?,
Kitâb at-tcij (cité infra, p. 21) : cf. l'introd. de C. Pellat, passim.
2. Cf. infra, sur la littérature juridico-théologique.
3. L'ensemble des vertus qui composent la murîi'a ou vertu de l'homme. Cf. B.
Farès, L'honneur chez les Arabes avant l'Islam, Paris, 1932 ; R. Blachère, Littérature,
t. I, p. 23-36 (avec bibliographie).
4. Cf. infra, p. 167-169. Citons, par exemple, chez Ibn al-Faqlh (p. 160-161), une
anecdotc bur le thème de « passe encor de bâtir... i ; de même, on lit, sur le texte gravé
dans le rocher de Tabânabar, près de Hamadân, une apologie traditionnelle de la fran-
chise, dont on donne lecture à Alexandre, lors de son passage (p. 243-244). Il n'est pas
Jusqu'à la fable qui ne soit réintégrée dans un développement d'allure technique :
cf. la fable du renard et de l'huître, à propos d'un exposé sur la perle, dans Abtt Zayd
as-SIrâfi, Supplément, p. 135-137.

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Aux sources de la géographie arabe 21

à Alexandre et quelques autres titres g r e c s a , m a i s l ' é t h i q u e des rois,


l'étiquette, l'art du p o u v o i r f a c e a u x sujets, a u x courtisans ou a u x e n n e m i s ,
l ' a p t i t u d e du souverain à j u g e r du caractère des h o m m e s 3 et des p r é m o -
nitions v e n u e s de Dieu *, s o n t e s s e n t i e l l e m e n t inspirés, d e p u i s les a n n é e s
1 3 3 / 7 5 0 , par un Orient o ù la Perse s a s s a n i d e t i e n t u n e p l a c e de choix,
c o m m e e n f o n t foi lesRasâ'il de 'Abd a l - H a m ï d , le Kalïla wa Dimna d ' I b n
al-Muqaffa' ou le Kitâb at-tâg du p s e u d o - ô â h i z . " Science t o u t e théorique,
d'ailleurs, d'allure moralisante, et qui n'est, après tout, q u e l'expression aris-
t o c r a t i q u e de l'éthique des ahlâq.6 T o u t autre est la t e c h n i q u e du p o u -

1. Ibn al-Faqïh, p. 160, selon lequel cette lettre aurait été 'lue en présence d'al-Ma'-
mun.
2. La littérature politique intitulée al-ahkâm as-sultdniyya (Màwardî et Abu Ya* là),
décrivant le fonctionnement idéal des institutions du droit public musulman, n'inter-
viendra qu'au v e /xi e siècle. La politique à la manière grecque semble mal connue ou
très vite remodelée : la Politique d'Aristote ne parait pas avoir été traduite (cf. R. Walzer,
op. cit.), contrairement à la République de Platon (au moins partiellement : cf. R. Wal-
zer, « Aflâtun », dans El [2], t. I, p. 242), mais les œuvres que la philosophie grecque
inspire et qui portent le titre attendu de Kitâb as-siyâsà (Fâràbï, Avicenne, Abu
1-Qâsim al-Magribï) sont, en fait, des ouvrages d'éthique personnelle et sociale plus que
des exposés des principes du pouvoir et de l'organisation de l'Etat : cf. L. Strauss,
« How Fârâbl read Plato's laws», dans Mélanges Massignon, t. III, Damas (JFD),
1957, p. 319 sq; S. Dahan, introd. à Abû 1-Qâsim al-Magribï, Kitâb as-siyûsa, Damas,
(IFD), 1948, p. 32-42.
3. Rôle de la physiognomonie (firâsa). Cf. T. Fahd, |S. ,v., dans El (2), t. II, p. 937-
938 ; KalUa wa Dimna, trad., § 34, 45 (et note 11), 297 (avec ébauche de critique de
cette science,*! 299) ; Y. Mourad, La physiognomonie arabe et le Kitâb al-firâsa de
Fakhr al-Din al-RSzl, Paris, 1939 ; et le traité du pseudo-ûàlji? cité à la note suivante ;
compléter avec bibl. indiquée par C. Pellat, index ¡de Gâ\ii?, Kitâb at-tarbl', s. v.
« Polémon». Les apports arabes (cf. D. B. MacDonald, « kiyâfa», dans El, t. II, p. 1108-
1109) semblent inexistants dans le Kalila.
4. Sur les présages et la divination, cf. KalUa, trad., § 524 |et passim, et le Bib
al- 'irûfa wa z-za$r wa l-fir&sa 'alâ madhab al-Furs, faussement attribué à fiâtùg ; sur
cet ouvrage et sur les rapports entre cette science et la Perse sassanide, cf. la biblio-
graphie donnée par T. Fahd, «Les présages par le corbeau», dans Arabica, VIII,
1961, p. 30-58 (notamment p. 54). Sur l'oniromancie, cf. KalUa, trad., § 541-545,
564-568 (avec réminiscences hindoues) ; B. Doutté, Magie et religion dans l'Afrique du
Nord, Alger, 1909, p. 395 sq. ; T. Fahd, « DInawarl», dans El (2), t. II, p. 309 et, du
même, Le Livre des songes (Kitâb ta'blr ar-ru'yâ), publ. de la trad., par Hunayn b.
Isbâq, de l'œuvre d'Artémidore d'Éphèse, Damas (IFD), 1964.
5. Les Ras/fil de "Abd al-Hamïd b. Yafcyà al-Kâtib ont été éditées dans les Rasd'il
al-bulagâ' (publ. par M. Kurd'AU, 3« éd., Le Caire, 1946, p. 173-226). Sur le Kitâb
at-ta§ fi abiaq al-multtk, composé sous le règne d'al-Mutawakkil (232-247/847-861),
cf. la traduction de C. Pellat (Le livre de la couronne attribué à Gihiï, Paris, 1954).
Sur cette présence de la Perse, cf. notamment introd. de ce dernier ouvrage, p. 9, 15 ;
F. Gabriel!, « Etichetta di corte e costumi Sasânidi nel Kitâb ablâq al-Mulflk di al-
6âW? », dans RSO, XI, n° 3, 1928, p. 292-305 ; D. Sourdel, Vizirat, p. 59-60, 719-720.
Voir aussi Hilàl aj-Çâbi', RusOm dur al-bilâfa, publ. par M.'Awâd, Bagdad, 1964.
6. Cf. Qudâma, trad., p. 192 (conseils généraux aux princes), 200-201 (cas d'Anfl-
tirwân), 204 (cas d'Alexandre). La tradition est vlvace : on la retrouvera notamment

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22 Géographie humaine du monde musulman

voir considérée maintenant non pas chez celui qui l'incarne, mais chez ceux
qui l'exercent en son nom : les Grecs, aux i v e e t v e siècles après J.-C., s'étaient
bien donné pour tâche, autour de professeurs célèbres, Themistios* et
Libanios surtout, de former les cadres de l'administration impériale 1
et l'on pouvait, dans le principe, sous réserve d'heureux hasards dans la
transmission des œuvres, s'attendre à retrouver, dans la science du parfait
fonctionnaire, un écho des grandes écoles d'Athènes, de Constantinople ou
d'Antioche. Or, ici, l'absence des œ u v e s grecques est, autant que je sache,
totale : eussent-elles été connues, dans la réalité des faits, que les exigences
de l'heure auraient évincé cette influence traditionnelle au profit des néces-
sités du nouvel empire : celui-ci est en effet bien décidé à ne pas retomber
dans l'erreur de son prédécesseur umayyade, qui avait cru gouverner en
plaquant une aristocratie arabe sur un pays qu'elle connaissait d'autant
plus mal qu'il restait, au moins dans les débuts, administré par des fonc-
tionnaires auxquels Byzance et la Perse donnaient leurs traditions et leurs
routines, leur langue et parfois même encore leur religion. 2 Le succès du
califat abbasside, c'est d'abord celui d'une administration nouvelle fondée
en fonction de trois impératifs : l'impôt, la paix intérieure, la frontière.
Les trois thèmes fondamentaux de la géographie politique des Gayhânï
ou des Qudâma, à savoir les listes de l'impôt foncier (harâg), les itinéraires
(masâlik) et la description des places-frontières ( t u g û r ) , s'organisent autour
du thème central de la poste, du barld traditionnel, mais rénové, remar-
quable outil de renseignements autant que de communications. 3 Sans
doute aussi faut-il rattacher aux préoccupations de l'administration centrale
Les catalogues de prix de denrées4 et les itinéraires de pèlerinage. 5
Ces connaissances, du reste, ne retiennent guère qu'une catégorie de fonc-
tionnaires, ceux-là mêmes qui seront à l'origine d'une certaine géogra-
phie 8 ; mais il y en a bien d'autres, qui seront intéressés, selon les cas, à

dans Harawl (mort en 611/1215), Kiiâb at-taikira (traduit et annoté par J. Sourdel-
Thomine, dans BEO, XVII, p. 205 sq.).
1. Cf. Croiset, op. cit., p. 790-791.
2. Cf. Sourdel, op. cit., p. 59-61 ; Blachère, Extraits, p. 11-12 ; G. Lecomte, « L'intro-
duction du Kitâb adab at-kâtib d'Ibn Qutayba », dans Mélanges Massignon, t. III,
Damas, (IFD), 1957, p. 46.
3. Cf. D. Sourdel, >• baiîd », dans El (2), t. I, p. 1077-1078 (mais cette institution
remonte, bien que l'article ne le signale pas, à l'Empire achéménide) ; Qudâma, trad.,
p. 144-145; chap. III, p. 85, note 3.
4. Le premier en date semble être celui de Ma 5â' Allah, mort en 205/820, mais le
plus célèbre est le Tabassur bi t-tigâra, attribué à ôâhi? : sur ces œuvres, cf. infra,
chap. III i. f .
5. E n relation, eux aussi, avec les impôts (taxes perçues sur les voyageurs), l'organi-
sation de la poste et le maintien de la sécurité en présence de mouvements de foule
parfois considérables. L'on verra infra (chap. IV i f.) les développements propres du
thème.
6. La géographie politique d'Ibn tjurdâdbeh ou de Qudâma ne fera qu'intégrer à
un cadre plus vaste ces thèmes administratifs.

•Voir Addenda, page 40IS

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Aux sources de la géographie arabe 23

des notions d'art militaire, d'irrigation ou de police par exemple. E t si,


comme nous le verrons au chapitre suivant, le problème de la formation
intellectuelle du fonctionnaire (kâtib) est un de ceux qui vont le plus agiter
la conscience du rn e /ix e siècle, il n'existe pas, en revanche, lorsqu'il s'agit
de sa formation professionnelle, de divergences fondamentales. Assez tôt
en effet, après les ébauches que constituent la Risâla fï s-sahâba1, d'Ibn
al Muqaffa' ou le Kitâb al-harâg d'Abû Yûsuf Ya'qub, on verra des
écrivains comme Saybânî, 'Abd Allah al-Bagdâdï et Ibn Qutayba 3 ,
pourtant si divisés sur la culture générale (adab) de cet homme nouveau,
s'accorder, dans les faits, sur sa formation technique, à savoir : quelques
disciplines différenciées selon l'affectation du fonctionnaire, et un pro-
gramme de base, commun à toutes les catégories et visant à la formation
du scribe-arpenteur-juriste. 4

La tradition : les sciences philologiques. Géographie, iranisme et langue arabe.

Tous sont d'accord, au demeurant, pour réserver à la mise en forme des


actes administratifs, à l'expression, une place de choix. » L'élaboration
d'une langue arabe en tant qu'instrument de chancellerie va évidemment
de pair avec le souci des califes abbassides « d'affirmer, par réaction contre
leurs prédécesseurs, le caractère religieux de leur fonction et l'aspect pro-
fondément musulman de la communauté qu'ils dirigent »6, mais elle
s'explique aussi par la vivacité, en matière de langue, d'une tradition
« nationale» déjà établie : car la communauté musulmane a, sur ce point,
défini une culture originale. Les modèles, elle les trouve dans la prose pro-

1. Dans Rasa il al-bulaga , op. cit., p. 117-134. Adressée au calife al-Mansûr, elle
passe en revue certaines questions touchant l'armée, la justice et l'impôt.
2. Ce Livre de l'impôt foncier, rédigé à l'intention de Hârun ar-RaSïd, est consacré aux
principes qui règlent la perception de l'impôt et à des notions de justice criminelle et de
finances publiques ; son auteur, un des fondateurs de l'école Ijanafite, est surtout connu
pour avoir été le premier Grand Cadi : cf. J. Schacht, s. v., dans El (2), t. I, p. 169 et
infra, p. 97 (compléter avec GAL, t. I, p. 177 et Suppl., t. I, p. 668). Il faudrait évoquer
encore, dès la fin du califat umayyade, les Rasâ'il de 'Abd al-Hamïd (citées supra, p. 21,
note 5).
3. Ibrahim b. Muhammad a5 Saybânî est, ainsi que le montre D. Sourdel (« Le
Livre des Secrétaires de 'Abdallah al Bagdâdï», dans BEO, X I V , 1954, p. 116, note 2),
l'auteur de la Risâla al-'adrâ' (La lettre vierge), sur la technique épistolaire et les con-
naissances requises du kâtib. Cf. infra, chap. II, où l'on verra que Gâhi?, par son épître
sur les fonctionnaires, joue également un rôle important.
4. L'expression de «scribe-géomètre-ingénieur », qui est de D. Sourdel (op. cit., p. 122,
note 90), nous paraît un peu étroite, compte tenu des disciplines indiquées à la fois par
Bagdâdï (même art., p. 115-127) et par Ibn Qutayba (cf. G. Lecomte, op. cit., p. 59-60).
Du reste, D. Sourdel l'élargit lui-même ( Vizirat, p. 569) en « styliste, géomètre, juriste ».
5. Cf. les art. cités, et, sur les modalités de cette préférence, infra, chap. II.
6. Cf. Sourdel, Vizirat, p. 61.

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24 Géographie humaine du monde musulman

fane de 'Abd al-Hamïd, Ibn al-Muqaffa', Madà'inï ou Sahl b. Hàrûn 1 ;


quant à l'école, elle a sa doctrine : l'exemplarité — d'ailleurs inimitable —
du Coran et son corollaire, la recherche au désert de la langue la plus pure ;
ses écoles : Basra et Kûfa surtout 2 ; ses noms : al-Halïl, Sibawayh, Ki-
sâ'ï 3 et tant d'autres. Les recherches lexicographiques, les réflexions
grammaticales, l'enregistrement des monuments, surtout poétiques, de
la vieille langue, ont une telle résonance, religieuse et sentimentale, que
non seulement toutes les disciplines leur sacrifient peu ou prou 4, mais
même que certaines sciences étrangères, venues par les traducteurs, seront
remodelées dans un cadre arabe à la faveur des recherches linguistiques. 6
La géographie, quant à elle, doit plus que des thèmes à cette philologie :
presque son existence. Ibn Hurdâçlbeh, Ibn al-Faqïh, Ibn Rusteh, pour
ne parler que de ceux-là parmi les premiers géographes, sont des Persans, et
Qudâma est né chrétien. 6 Mais, en même temps, ces non-Arabes ne sont
pas géographes de façon exclusive ou systématique ; ils restent avant tout
des polygraphes 7 , et nous pouvons voir dans cette conjonction des deux

1. Morts respectivement vers 132/750, 139/757, 215-231/830-845 et 244/858.


2. Sur ces écoles, et pour une vue d'ensemble de la grammaire arabe, cf. H. Fleisch,
Traité de philologie arabe, t. I, Beyrouth, 1961, p. 1-49 ; Abd-el-Jalil, op. cit., p. 117 sq.
Le premier minimise avec raison l'influence grecque en matière de sciences de la langue
(p. 23-26; compléter la bibliographie avec A. Schaade, «balâga», dans El [2], t. I,
p. 1012 ; Georr, op. cit., p. 40 sq.).
3. Morts respectivement vers 175/791, 177/793 et 183/799.
4. Muqaddasî par exemple consacrera des pages entières à des questions de vocabu-
laire (trad., § 18-19, 58/2, 92-93 et passim) et sera très attentif à noter le degré de
pureté de l'arabe parlé ici ou là (cf. notamment trad., § 58/6; éd. de Goeje, p. 128 et
passim).
5. Le cas le plut remarquable est celui de Dinawari (mort peut-être vers 281-282/894-
895, et en tout cas avant 290/902-903 : cf. B. I.ewin, dans El (2), t . II, p. 308) ; ayant
reçu la culture hellénistique, il s'intéresse aux sciences, astronomie et botanique notam-
ment, mais il les aborde dans l'esprit lexicographique et selon la tradition péninsulaire
qui étaient en honneur chez les philologues irakiens, desquels il a reçu aussi l'ensei-
gnement. Cf., sur les applications de la lexicographie arabe, dans El (2), t . I, les articles
de B. Lewin (« Açma'î», p. 740 [1]) et J. Hell («Bàhilï», p. 949).
6. Son père était du reste en relation avec Ibn Hurdâdbeh : cf. Ajûni, t. X I X ,
p. 133. Si l'on considère les premiers géographes, soit ceux dont les œuvres paraissent
jusqu'à l'année, arbitrairement fixée, de 318/930, et si, éliminant les relations de
voyage, les ouvrages de théorie pure et les opuscules spécialisés, on s'en tient (cf. le
tableau des auteurs) à ceux qui ont conçu véritablement — ceci est essentiel pour le
propos qui nous occupe — une œuvre géographique, on constate que seul Hamdânl
est Arabe de souche ; en revanche, on trouve, comme non-Arabes Çajam, Persans
essentiellement) : Ibn Hurdâdbeh, MarwazI (Ga'far b. Ahmad), Ya'qObI, Saraljsl (Animad
b. af-Tayyib), Ibn al-Faqïh, Ibn Rusteh, Gayhânï et Baltjl ; Qudâma, on l'a dit,
est un Chrétien converti ; quant à Gâljiï, qui intervient ici par son Kilûb al-amfûr
(cf. chap. II), cf., sur ses origines, Pellat, Milieu, p. 51-54. Le cas d'Ibn an-Nâglm me
reste obscur.
7. L'histoire, chez Ya'qûbï et MarwazI, la philosophie, chez Sarabsï, la musicologie,
chez Ibn Hurdâdbeh, le comportement (âdSb), chez MarwazI et Ibn Uurdfidbeh, la

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Aux sources de la géographie arabe 25

faits racial et littéraire la marque même de la politique suivie, dès l'avène-


ment du califat abbasside, par ses clients (mawâlï) iraniens, politique qui
tendait à prouver, par opportunisme et engagement sincère à la fois 1 ,
leur aptitude à prendre en charge 2 l'unité linguistique et morale de la
communauté. C'est cette « conviction claire et puissante 3» qui explique,
sur le plan littéraire, que ces étrangers par la race aient voulu faire de l'arabe
une langue à la fois p u r e 4 et moderne, adaptée a u x multiples besoins du
monde nouveau. Or, dans cette entreprise, quasi systématique, d'élaboration
d'une langue polyvalente, la géographie, au même titre que l'histoire, la lit-
térature scientifique ou la prose d'agrément, avait son rôle à tenir 6 , et
c'est peut-être ainsi, en dernière analyse, qu'il f a u t expliquer le succès, au
moins dans une élite, du nouveau genre à ses débuts. On peut dire en effet
que, si la géographie a réussi, c'est parce que, loin d'être un genre privilégié,
elle n'était q u ' u n genre parmi d'autres, et cela n'est paradoxal que d'appa-
rence : car si elle s'est ainsi affirmée d'emblée, c'est que son avènement
servait, à son heure, le grand dessein d'unification poursuivi par les Persans,
qu'elle présentait ensemble l'attrait pour l'inédit et les lettres de noblesse
de la langue, en un mot qu'elle concourait, avec les autres disciplines, au
monopole de la langue à l'exclusion de tout monopole racial.

La tradition : les sciences religieuses

Les années 850 après J.-C. sont également décisives pour l'histoiie des
sciences religieuses arabes, en ce sens qu'elles marquent la fin de la période
d'élaboration, a v a n t les développements ultérieurs. 6 Les grandes répar-
titions de l'ensemble musulman — sunnisme, si'isme, bârigisme — sont
acquises. La science de la tradition (hadït) ne sera, certes, vraiment codifiée

critique littéraire, chez Marwazï et Qudâma, la poésie, chez Ibn al-Faqlh, sont autant
de préoccupations fondamentales, qui donnent lieu à des traités distincts.
1. Cf., pour l'exemple typique des Barmécides, D. Sourdel, « Barâmika», dans
El (2), t. I, p. 1066-1067.
2. On retrouvera chez les géographes le thème du 'aijami donnant des leçons de
pur arabe aux Arabes eux-mêmes : cf. par exemple MuqaddasI, trad., § 213.
3. Cf. supra, p. 2, note 4.
4. Des maîtres en philologie, comme Sibawayh, Kisâ'î, al-Farrâ', sont iraniens.
Tradition vivace : un monument de la grammaire arabe, le Mufafçal, sera écrit par
un Persan, ZamabSarï, au début du v i e / x u » siècle.
5. Cf. le propos d'Ibn Hurdâ(]beh : traduire Ptolémée de la langue 'ajamiyya
en arabe, pour le rendre compréhensible (éd. de Goeje, p. 3).
6. Ceci a été remarquablement mis en lumière, dans l'ensemble de ses ouvrages,
par H. Laoust, qui place au iv«/x" siècle l'époque où l'orthodoxie engagera, de façon
décisive, son existence contre les mouvements dissidents. Cf. également Lecomte,
op. cit., p. 47. On notera, comme dates exemplaires, 232/847, début de la réaction
antl-mu'tazilite avec le califat d'al-Mutawakkil, et 241/855 : mort d'Ibn Çanbal,
le plus tardif des quatre imams.

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26 Géographie humaine du monde musulman

qu'avec les recueils célèbres de Buhârï et de Muslim comme l'exégèse


coranique (tafsïf) avec Tabarï a , mais le Musnad d'Ibn Hanbal, l'une des
gloires de la pensée religieuse arabe, a déjà paru et surtout, à défaut d'autres
maîtres, hadît et tafsïr sont bien vivants dans les consciences, ne fût-ce que
par les enseignements des prédicateurs et par des recueils qui circulent dès
cette d a t e . 3 La jurisprudence (fiqh) a ses quatre écoles (madàhib) *,
et deux grands noms au moins illustrent la mystique, ceux d'al-Hasan
al-Basrï et de Muhâsibï. 6 La théologie dogmatique (kalâm), enfin, est en
pleine gloire avec l'école mu'tazilite, florissante sous les califats d'al-
Ma'mûn, d'al-Mu'tasim et d'al-Wâtiq. 6
Ces recherches, au même titre que les autres, auront leur rôle à jouer
dans la géographie future, non pas seulement dans la lettre des textes 7 ,
mais surtout par les options spirituelles ou politico-religieuses qu'elles
entraîneront chez les auteurs. 9 C'est qu'avec elles, plus encore qu'avec
les études philologiques, qui n'en sont qu'un prolongement, on entre enfin
dans un domaine de valeurs spécifiquement arabes, qui engagent l'essence
même de la communauté en tant que telle. Certes, on note encore, sur cer-
tains points, des présences é t r a n g è r e s m a i s si l'on considère les moteurs
de cette recherche, on voit à l'évidence que ce n'est plus dans la résurrection
grecque qu'il faut les chercher, mais bien dans les exigences de la commu-
nauté. Quant aux résultats, on est frappé par l'originalité foncière des
concepts élaborés, soit qu'ils appartiennent en propre à l'esprit musul-
man 1 0 , soit que d'anciens concepts aient été remodelés et profondément
transformés : la puissance assimilatrice de l'Islam, comme elle a adapté à
son credo même les figures étrangères des prophètes bibliques et du Christ,
a fait de même ici pour l'héritage hellénique. A ce titre, l'apport de la

1. Morts en 256/870 et '261/875.


2. Mort en 310/923.
3. Cf. I. Goidziher, cité par Lecorate, loc. cit., note 1, et J . S c h a c h t , Esquisse d'une
histoire du droit musulman ( t r a d . p a r J. et F. Arin), Paris, 1953, p. 30-33.
4. Abu H a n ï f a m e u r t en 150/767, Mâlik en 179/795, Sâfi'ï en 2 0 4 / 8 2 0 ; sur Ibn
H a n b a l , cf. supra, p. 25, note 6. Sur l'histoire du droit m u s u l m a n j u s q u ' à cette époque,
cf. S c h a c h t , op. cit., p. 9-55.
5. Morts en 110/728 et 243/857. Cf. un exposé des tendances et caractéristiques
de cette « m y s t i q u e » dans P e l l a t , Milieu, p. 93 sq. (voyez n o t a m m e n t p. 102).
(i. Soit j u s q u ' e n 232/847, d a t e de l ' a v è n e m e n t d'al-Mutawakkil (cf. supra, p. 25,
note (i).
7. Cf. le rôle que le fiqh et ses méthodes j o u e n t chez u n M u q a d d a s i : cf. infra,
chap. V I I I .
8. Cf. infra, chap. I X .
9. On pense é v i d e m m e n t a u x rapports — d'interférence et d ' o p p o s i t i o n — de la
philosophie grecque et du mu'lazilisme. A u t r e exemple, p o u r le hadît c e t t e fois, dans
I. Goidziher, « É t u d e s islamologiques » (dans Arabica, VII, 1960, p. 11-12 [trad. p a r
G. H . Bousquet);, et dans T. W. J u y n b o l l , s.v., dans El, t. II, p. 201-202.
10. Concepts juridiques tels qu'igmâ', istihsân, istislâh..., création originale du
hadil c o m m e élément du droit (cf. Schacht, op. cit., p. 31), etc.

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Aux sources de la géographie arabe 27

Grèce, lorsqu'il existe, n'est plus guère qu'une modalité : les Mu'tazilites
eux-mêmes 1 ne mettent pas en cause le primat des valeurs ¡islamiques, et
les démarches grecques sont simplement réemployées, comme les matériaux
des anciens temples dans les nouvelles constructions : on conviendra par
exemple que la doctrine du Coran créé, même si elle se situe dans un
contexte rationaliste où la Grèce joue son rôle, a une signification et un
contenu émotionnel purement musulmans. C'est donc, au bout du compte,
sur un terrain neuf que nous nous trouvons, et véritablement « national » :
car, si les autres disciplines faisaient la part belle aux étrangers, Persans
surtout, pour l'élaboration d'une culture fondamentalement composite,
ici au contraire, les grands noms de la science sont ceux ou bien d'Arabes
de souche, ou bien de Persans qui, loin de s'affirmer comme tels — ne
fût-ce qu'en gardant un nom aux consonances étrangères — sont au
contraire déjà intégrés au noyau arabe de la communauté. »
On a pu ainsi mesurer, dans la hiérarchie des sciences, le degré d'origi-
nalité et de puissance d'une langue et d'une mentalité arabes et aussi,
à travers les rapports des cultures et des traditions, le rôle subtil et com-
plexe, sur lequel nous aurons l'occasion de revenir 3 , des divers groupes
ethniques et linguistiques à l'intérieur d'une communauté musulmane
de langue arabe. L'histoire au contraire, jusqu'au milieu du ix e siècle de
J.-C., nous offre une construction d'une incomparable et rigide unité.

1. Il faudrait dire, pour les débuts de l'école : surtout pas eux, puisqu'ils se posent
en défenseurs de l'orthodoxie contre la pensée grecque ; on n'a retenu ici que la méthode
employée, cette argumentation rationaliste qui, quoi qu'ils en aient, fait d'eux des
héritiers, lointains mais hardis, de cette pensée, et les entraîne souvent fort loin de
l'orthodoxie (voyez par exemple le cas d'Abû ' Isa al-Warrâq).
2. Pour le droit, trois des quatre imams (Mâlik, Sâfi'î, Ibn Hanbal) sont arabes de
souche ; le quatrième, Abu Hanïfa, est d'ascendance iranienne, mais son père est déjà
membre de plein droit de la tribu des Banu Taym Allah. Pour le hadit, sans parler
d'Ibn Hanbal, Muslim, l'un des deux grands maîtres de cette discipline, est a r a b e ;
l'autre, Bubârî, est persan, comme les auteurs des quatre autres recueils officiels
(çahih), au reste beaucoup moins importants, mais on remarquera, en tout état de
cause, qu'il ne s'agit pas ici de science créatrice, mais d'enregistrement d'un donné
déjà établi, où seule joue une tradition arabe, pure ou syncrétiste (cf. Juynboll, op. cit.,
p. 205 [1]) ; la même remarque, avec plus de nuances toutefois, joue pour Tabarï
et le tafsir. La science de la lecture du Coran (qirâ'a) est aux mains d'Arabes ou de
Persans arabisés (cf. R. Blachère, Introduction au Coran, Paris, 1959, p. 118 sq.). Pour
la mystique, le grand maître, al-Hasan al-Baçrï, est irakien par son père, mais lui-même
est arabisé, né à Médine, et, quoique connaissant le persan, ne s'exprime qu'en arabe.
Pour le kalâm, nous avons affaire, en majorité, à des mawâli de grandes tribus arabes
(par exemple Wâçil b. ' A f â ' , 'Amr b. 'Ubayd, Abu 1-Hudayl al-'Allâf), très arabisés,
et dont Gàhi?, comme eux mu'tazilite et comme eux arabe de cœur, sinon d'origine,
incarnera assez bien les sentiments ; cf. Pellat, Milieu, p. 54.
3. Dans le volume qui suivra celui-ci.

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28 Géographie humaine du monde musulman

La tradition: l'histoire*

T e r r a i n r é s e r v é 1, r e c h e r c h e qu'il f a u t placer, du p o i n t d e v u e d e la
s t r i c t e a r a b i c i t é , a u s o m m e t d e la h i é r a r c h i e d e s s c i e n c e s t r a d i t i o n n e l l e s ,
t e l l e n o u s a p p a r a î t l ' h i s t o i r e e n ce m i l i e u d u i x e siècle a p r è s J.-C. E l l e e s t e n
e f f e t le s e u l d o m a i n e o ù les i n f l u e n c e s é t r a n g è r e s n ' o n t p a s d u t o u t j o u é . »
N o n q u e l ' h i s t o i r e a r a b e , q u i n'a c o n n u , s e m b l e - t - i l , a u c u n e t r a d u c t i o n
d e s g r a n d e s œ u v r e s g r e c q u e s \ ne s ' i n s p i r e p a s p o u r a u t a n t de c o n s i d é -
r a t i o n s o u d e p r o c é d é s d u m ê m e ordre : o n p e u t , par e x e m p l e , n o t e r q u e
l ' e s p r i t d e l ' h i s t o i r e q u i i n t e r v i e n d r a , il e s t vrai, u n p e u p l u s t a r d , d a n s la
d e u x i è m e m o i t i é d u i x e siècle de J . - C . 4 , n ' e s t p a s si éloigné, mutatis
mutandis, d e celui des a u t e u r s grecs : la c o n c e p t i o n t o t a l i s a n t e de l ' h i s t o i r e
u n i v e r s e l l e c o m m e r é p e r t o i r e de l ' e x p é r i e n c e é d i f i a n t e d e s n a t i o n s 5 ,
c o n j u g u é e a v e c le m o u v e m e n t inverse, p a r lequel l ' e n s e m b l e d u d o n n é
h i s t o r i q u e e s t relié à l ' é v é n e m e n t c e n t r a l q u i e n e s t la c h a r n i è r e — R o m e
p o u r P o l y b e , l ' I s l a m p o u r Tabarï — , s e r e t r o u v e d a n s les d e u x cas. E t
p e u t - ê t r e f a u t - i l , e n l'occurrence, ne p a s s e c o n t e n t e r d e v o i r là c o m m e u n
é t r a n g e a c c o r d , à q u e l q u e s siècles d ' i n t e r v a l l e , m a i s b i e n r a p p o r t e r l ' a v è n e -
m e n t d e la n o u v e l l e h i s t o i r e 6 à celui d ' u n e g é n é r a t i o n e t h n i q u e m e n t e t
culturellement très m ê l é e 7 , ouverte a u x influences et n o t a m m e n t à

1. Sur l'histoire, cf. D. S. Margoliouth, Lectures on arabic historians, Calcutta, 1930;


Sauvaget-Cahen, Introduction, p. 24-39 et passim ; Sauvaget, choix de textes traduits
dans Historiens arabes, Paris, 1946 ; F. Wiistenfeld, Die Geschitschreiber der Araber
und ihre Werke, Gôttingen, 1882 ; Pellat, Milieu, p. 139 sq. ; du même, Langue et
littérature, p. 142 sq. ; Blachère, Littérature, t . I, p. 128 sq. ; Ahmad Amïn, Çuhà al-Islâm,
t. II, p. 319-360 ; Historians of the Middle East (sous la direction de B. Lewis et P. M.
Holt), Oxford, 1962 ; H.A.R. Gibb, « ta'rïkh », dans El, Suppl., p. 250-263.
2. On se place sur le terrain de la conception même de l'histoire (cf.. infra), et non
sur celui des matériaux qu'elle traite, où, bien évidemment, le contexte extra-musulman
intervient : cf. Abd-el-Jalil, Littérature, p. 124-125. Les influences persanes floc. cit.
et H u a r t , Littérature, p. 173-174) ne font que confirmer un mouvement déjà lancé et
valent par leur contenu plus que par leur esprit.
3. Les œuvres d'Hérodote, Xénophon, Thucydide, Polybe, Diodore, Strabon,
Plutarque (cf. toutefois infra, p. 213 (n. 6) et 216), Dion Cassius, semblent inconnues.
4. Quatre grands noms : Balâdurî (mort vers 279/892), Dïnawarï (mort vers 281-
282/894-895 : cf. p. 24, note 5), Ya'qubï (mort après 292/905) et Tabarï (224/839-310/
923).
5. On rapprochera sur ce point l'histoire-éthique de Plutarque et le thème
des tagârib al-umam {cf. Ahmad Amïn, Zuhr al-Islâm, p. 201 sq.).
6. En dernière analyse, peut-être, à une constante de la pensée humaine : l'anti-
nomie fondamentale de la connaissance historique (cf. Pensée sauvage, p. 342 sq.), qui
expliquerait du reste l'échec d'un Tabarï, abandonnant son propos universaliste à
l'apparition de l'Islam.
7. Intervention de Persans, arabisés peut-être (je songe surtout à Ya'qubï et Balâ-
durï), mais tout imprégnés de la culture composite de l'Irak d'alors, et de surcroît,
pour certains, grands voyageurs, notamment dans les pays de carrefour : Irak bien

*Voir Addenda, page 403

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Aux sources de la géographie arabe 29

cette éthique gréco-persane alors à la mode, volontiers encline, on l'a


vu, à consigner, derrière les cas exemplaires des rois, les leçons morales du
passé.
Si l'apparition de l'histoire annalistique ou encyclopédique reste
ainsi liée « au grand mouvement culturel qui imprima l'élan à toutes
les recherches scientifiques comme à l'activité littéraire proprement
dite » S il n'en reste pas moins que, bien avant le ix e siècle,
dans le secret de la péninsule arabique, une autre histoire a vu le
jour. 2 Celle-ci, rien ne la rapproche de sa devancière grecque 3 , tant
est grande la distance entre le propos de cette dernière et celui des
Médinois. Je dis médinois de façon symbolique, car c'est dans la ville
du Prophète que, pour une large part, l'histoire arabe est née*

sûr, mais aussi Syrie et É g y p t e . Cf. C. H. Becker, « Balàdhurî », dans El (2), t. I,


p. 1001-1002 (et Sourdel, Vizirat, p. 22, qui confirme l'origine iranienne) ; B. Lewin,
« DInawarî », dans El (2), t . II, p. 308 ; C. Brockelmann, « Y a ' k u b ï » , dans El, t. IV,
p. 1215-1216; R. Paret, «Tabari», dans El, t. IV, p. 607-608."
1. Abd-el-Jalil, op. cit., p. 123.
2. Sur cette histoire, cf. H u a r t , Littérature, p. 59 sq., 173 sq. ; Abd-el-Jalil, p. 79,
81, 83, 127-128; Sauvaget-Cahen, Introduction, p. 24-31.
3. Sinon quelques parallèles de surface, comme celui qu'on pourrait établir entre
la méthode des Vies et celle des Tabaqât.
4. Puisque c'est là, a u t o u r du Prophète, que se sont d'abord trouvés ceux auxquels
on pouvait demander les traditions nécessaires. Malgré l'obscurité qui enveloppe ces
débuts (cf. Sauvaget-Cahen, op. cit., p. 31), on constate que, j u s q u ' a u milieu du II e siècle
de l'Hégire (année 767 de J.-C.), les historiens connus (on fait abstraction des simples
Informateurs comme llm 'Alihas. W'ahb h. Muiuibliih*. les l'iinlonrs i-oiium- T h i i v i l .
b. Sarya [ou Sariyya ; cf. Pellat, introd. à ô à h i ï , Kitâb at-tarbV, p. X V I I , 21]), sont
nés à Médine (Zuhrï, m o r t en 124/742 ; Musa b. ' U q b a b. Abl 'AyyâS, m o r t en 141 /758 ;
Ibn Is^âq, m o r t vers 151 /768). Seuls de cette période M u l j a m m a d al- Kalbl ( m o r t
en 146/763) et Abû Mitjnaf ( m o r t en 157/774) sont nés en Irak, mais ils a p p a r t i e n n e n t
à u n milieu arabe ou arabisé t o u t imprégné de traditions, et leurs grand'père et arrière-
grand'père respectifs ont c o m b a t t u aux côtés de 'Ali : c'est q u ' e n effet, j u s q u ' à la chute
des Umayyades, l'histoire reste dominée, au travers des dissensions internes (Abû
Mlbnaf p a r exemple représente u n point de vue irakien et k û f i e n , foncièrement anti-
umayyade), par la tradition arabe, particulièrement vivace à la cour de Damas, et
les historiens ou les t r a n s m e t t e u r s ( ' U b a y d b. Sariyya, Wahb, Zuhrï) feront le voyage
de Syrie (sur le cas, moins clair de 'Awâna b. al-I^akam, cf. Saleh el-Ali, dans El [2],
t. I, p. 782-783). Ce n'esf qu'ensuite, comme en d'autres domaines, q u e l ' I r a k intervient
de façon plus prononcée avec Sayf b. ' U m a r ( m o r t après 170/786-787), Abû 1-Yaq?ân
(Suhaym b. Haf?, à ne pas confondre avec le Compagnon du P r o p h è t e , appelé également
Abu 1-Yaqîàn, mort en 190/805-806), a l - H a y t a m b . ' A d ï (mort vers 206-209/821-824),
HiSâm al-Kalbl (mort en 204/819), Abû ' U b a y d a (mort vers 210/825), Ibn HiSâm
(mort en 218/834), Abû N u ' a y m al-Mulâ'i (mort en 219/834, au reste connu comme
informateur), Madâ'inï ( m o r t vers 215-231/839-845), Ibn Sa'd ( m o r t en 230/845), etc.,
mais on p e u t considérer qu'il s'agit là d'écrivains travaillant sur u n donné déjà acquis
(Ibn Sa'd en particulier a été secrétaire de Wâqidî [cf. ci-après] et I b n HiSàm s'inspire
d ' I b n Ishâq) et qui reste, malgré les prises de position divergentes, f o n d a m e n t a l e m e n t
arabe (cf. les titres donnés p a r C. Pellat dans Milieu, p. 142, 144) ; du reste, la t r a d i t i o n
péninsulaire reste vivace avec Ibn Zabâla à Médine (il écrit son histoire de la ville

•Voir A d d e n d a , page 404

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30 Géographie humaine du monde musulman

et, même exportée l , elle garde jalousement ses souvenirs. Répon-


dant en effet à « une exigence interne et naturelle de la communauté
musulmane» 2 , elle vise à garder en l'état, in illo tempore, les actes essen-
tiels des Arabes et du Prophète. Les récits qu'elle colporte sont de deux
ordres 3 : il y a, d'un côté, une histoire exclusivement populaire, celle des
faits de gloire des tribus (aygâm) et de Muhammad (magâzl), sorte d'épo-
pée en prose et vers mêlés, fondée sur la répétition et l'enregistrement
mécanique du passé national par la voie orale et sur leur corollaire : le
passage progressif à la légende. Mais, de bonne heure, le souci de lutter
contre la dégradation continue du souvenir des instants ou des gestes
fondamentaux, la nécessité de se référer au passé pour y retrouver, une fois
le Prophète mort, des exemples et des conseils, ont entraîné leur consi-
gnation par écrit, selon une méthode d'investigation plus rigoureuse. L'acte
d'écrire, bien que simple support d'une transmission restée profondément
populaire et orale 4 , fait intervenir une démarche plus scientifique,
celle de la chaîne de garants (isnâd), fondement même du hadït : l'histoire
est ainsi comme une parente de la science de la tradition, et ce d'autant plus
qu'au-delà des méthodes, elle s'en rapproche aussi par une remarquable
communauté des fins. La frontière est en effet imprécise et les empiéte-
ments fréquents, entre la notation du fait historique, la collecte philo-
logique et l'enregistrement d'une jurisprudence ou d'un dogme fondés
sur un passé idéal 6 : en ce sens, l'histoire est réellement « une discipline
auxiliaire des sciences de la loi». « Mais l'unité de style, si patente en elle,
n'implique pas l'unité de vues : car, si elle participe du hadït pour la ri-
gueur de la méthode, elle est tout autant, pour ses données, tributaire

en 198/814 : cf. Ibn Rusteh, trad., p. VI, 63 [et note 3], 66, 81 [et note 4), 84 [note 5] ;
J. Sauvaget, La mosquée omeyyade de Médine, Paris, 1947, p. 26), Azraqï à La Mekke
(mort en 244/858), az-Zubayr b. Bakkâr, biographe et généalogiste des QurayS (mort
en 2 5 6 / 8 7 0 ; cf. DahabI, Tadhira, t. II, p. 528) et Wâqidï (mort en 208/823), cadi de
Bagdad, mais né à Médine. Dans un troisième temps enfin, qui déborde le cadre chrono-
logique de ce chapitre, soit après les années 246/860 —• ou, si l'on préfère, parallèlement
à une vision plus large de l'histoire : Balàdurî, Tabarî... — le genre des monographies
s'étend à la Haute-Mésopotamie, à l'Iran et au Hurâsân, avec des auteurs originaires
de ces contrées : cf. Huart, op. cit., p. 177 (les notices sur les auteurs sont à chercher
dans DahabI, Taikira, s.v.).
1. Dans l'espace (les Médinois et les Mekkois en Irak) ou dans le temps (en 272/885
par exemple, Fâkihi compose encore à La Mekke une histoire de cette ville).
2. Abd-el-Jalil, op. cit., p. 125.
3. Sauvaget-Cahen, Introduction, p. 25 sq.
4. Cf. L. Massignon, Parole donnée, Paris, 1962, p. 234, 237.
5. Ce qui explique que les historiens sont en même temps philologues ( A b û ' U b a y d a
et, à la limite, Açma'I, plus philologue qu'historien) ou traditionnistes (l'énorme majo-
rité des premiers historiens arabes est consignée dans la Tadkirat al-huffâ} de DahabI ;
cf. également, en matière de transmission, le double rôle de Wahb b. Munabbih ou
d'Ibn 'Abbâs pour le hadit et pour l'histoire).
6. Sauvaget-Cahen, op. cit., p. 31.

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Aux sources de la géographie arabe 31

de ses flottements : ce qu'elle enregistre avec lui, au gré des options défor-
mantes des auteurs, ce sont les divisions internes, jadis fixées, avant l'Is-
lam, sur l'honneur des clans et l'antagonisme des tribus, et transposées
désormais, depuis la mort du Prophète, en des affrontements politiques
plus vastes autour de la dévolution du califat.
Ainsi naît le genre des ahbâr (récits rapportés), de style uniforme
mais de contenu varié, où se rencontrent, sous la même estampille de la
tradition, les généalogies (ansâb), les vies de Muhammad et de ses Compa-
gnons, les tableaux de générations (tabaqât) de personnages célèbres, l'his-
toire de telle ville, de tel groupe ethnique, professionnel ou social 1 : en
un mot, l'art des monographies.

Histoire, géographie et tradition. Science grecque et science arabe

Il manque, certes, à cette histoire une composante nécessaire : celle de la


continuité synthétique d'un récit regroupé autour de quelques dates
majeures. Jusqu'à Wâqidî 2 , la datation ne sera cultivée que de façon
épisodique et finalement accessoire, puisque aussi bien l'essentiel n'est
pas tant, dans l'ensemble, d'enregistrer un déroulement historique que
de remonter à un passé désormais arrêté. Le caractère fragmentaire de
l'histoire arabe à ses débuts n'est, de ce point de vue, que le résultat de
la projection dans l'actualité, au hasard des besoins de la politique, de la
jurisprudence ou de l'exégèse, de tel ou tel aspect du passé idéal pris
comme système de référence. C'est par là que l'histoire est, fondamenta-
lement, la science de la tradition. Non que son existence soit traditionnelle
au sens courant du terme, puisque son apparition est liée au mouvement,
jeune encore, de l'Islam, mais parce qu'elle vise, avec le hadït et les sciences
de la langue, à maintenir et à rendre précisément traditionnelle cette
irruption, dans l'histoire, du phénomène dont elle est fille. Ainsi chargée
des valeurs du passé, elle se situe, semble-t-il, à l'opposé d'une certaine
géographie, de celle qui, par une démarche inverse de la sienne, emprunte
au dehors une science très ancienne, certes, mais dont la renaissance fait,
au milieu du in e /ix e siècle, figure de révolution. La distance entre le donné
islamique, vieux à peine de deux cents ans, mais en voie de fixation, et le
donné grec, plusieurs fois séculaire, mais alors dans toute la fraîcheur de
sa résurrection, n'est qu'un des aspects de la grande controverse où va se
trouver plongé l'Irak d'après 850.
Celle-ci va être d'autant plus âpre que les deux sciences arabe et étran-
gère ne vont pas se contenter de s'opposer de part et d'autre d'une fron-
tière idéale qui délimiterait leurs domaines respectifs, mais bien s'atta-

1. Tradition vivace : plus tard, soit à partir de la fin du i n e / i x e siècle, la nouvelle


fonction du wazir aura ses ahbâr : cf. Sourdel, op. cit., p. 6-7.
2. Cf. Sauvaget, Introduction, 2« éd., p. 33.
André Miquel. 6

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32 Géographie humaine du monde musulman

quer sur leurs propres terrains. L'astronomie grecque, par exemple, va


mettre à rude épreuve la conception de l'architecture terrestre et cosmique
telle qu'elle découle du Coran et du hadlt. Inversement, les pratiques en
honneur dans la Péninsule, touchant l'observation des étoiles, le traite-
ment des maladies ou la connaissance des simples, se heurteront d'aven-
ture à celles que recommandaient les maîtres grecs. 1 Or, au centre de
ces interférences, dans ce brassage des connaissances de tous ordres et de
toutes origines qui caractérise la Bagdad cosmopolite des années 850,
la géographie s'affirme précisément, on l'a vu, comme le symbole de la
totalité, du refus de la spécialisation ou de l'exclusive. Aucune autre disci-
pline ne peut lui disputer l'honneur d'avoir été comme elle ouverte à toutes
les influences sans exception. C'est par cette vocation éminente à repré-
senter l'ensemble du grand mouvement scientifique d'alors que la géo-
graphie, touchant à toutes les autres recherches, est autre chose que chacune
d'entre elles.
Sa relation avec l'histoire*, qui nous occupe ici, est de cet ordre. 2
Comme les autres sciences, l'histoire intervient, pour une large part, dans les
œuvres géographiques, par exemple à l'occasion d'un lieu célèbre : on voit
alors apparaître un de ces ahbâr dont nous avons parlé, appuyé ou non sur
une chaîne de garants. 3 Cette histoire que nous appellerons tradition-
nelle, pour la distinguer de celle qui voit le jour dans la deuxième moitié
du m e / i x e siècle, loin de déformer la géographie à son profit, s'intègre au
contraire parfaitement, on y reviendra 4 , à son propos. Même chez un
auteur comme Ibn al-Faqïh, où elle tient un rôle prépondérant, elle ne
réussit pas à faire de l'ouvrage une histoire, par le simple fait que, dans
l'énorme majorité des cas, les développements de cet ordre sont reliés
à un propos qui ne ressortit pas à l'histoire, mais à la description du monde,
et qui, n'étant perdu de vue à aucun stade du déroulement sinueux de
l'œuvre, suffit à lui conférer une unité à laquelle l'histoire, avec les autres
sciences, se plie.
Inversement, et même si l'on ne peut parler de soumission de la géo-
graphie à l'histoire, ne peut-on du moins établir, à l'origine, une filiation
de l'une à l'autre ? Cela nous paraît tout à fait problématique. Dire en
e f f e t 8 que la géographie se trouve d'abord dans les ouvrages d'histoire,
comme ceux de Wâqidï, sous la forme de monographies, relève, nous le
craignons, d'une erreur d'interprétation. Car ces passages ne peuvent être
qualifiés de géographiques que parce que l'on se réfère inconsciemment,
pour en juger, à l'image que les textes postérieurs, voire notre conception

1. On renverra, pour l'ensemble de ces questions, aux ouvrages déjà indiqués.


2. Pour les rapports de la géographie et de l'histoire, on se reportera au chap. VI i. f.
3. Cf., entre autres exemples, Muqaddasi, trad., § 51, 81, 123, 187 et passim.
4. Infra, chap. V, à propos d'Ibn al-Faqîh.
5. Cf. Blachère, Extraits, p. 10-11 (repris par Abd el-Jalil, Littérature, p. 136).

*Yoir Addenda, page 404

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Aux sources de la géographie arabe 33

moderne, donnent de la géographie. En réalité, tout ce que nous avons le


droit de dire, c'est qu'il existe alors, d'un côté des descriptions de villes
ou de pays qui appartiennent au genre historique, et, de l'autre, il faut
y insister, des ouvrages d'un ton et d'un style nouveaux, qui sont aussi
radicalement différents de l'histoire que de toutes les autres disciplines
auxquelles ils empruntent une part de leurs données. On retiendra donc en
définitive de la géographie que son originalité fondamentale n'est pas tant
d'être née avec les préoccupations du siècle 1 que d'en avoir présenté
une vue d'ensemble, qualification qui la rend, entre toutes, apte à donner
la meilleure image des affrontements qui marquent le monde de sa nais-
sance, pris entre la nouveauté et la tradition.

1. Elle n'est pas la seule, en effet : les sciences théoriques, pour une large part,
sont dans ce cas.

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CHAPITRE II

Les orientations décisives


du IIIe/IXe siècle;
V

géographie et adab ; Gahiz et Ibn Qutayba

Le problème de Z'adab 1

Poser, comme on le doit, le problème des relations entre les diverses


disciplines ainsi inventoriées, c'est, en réalité, traiter de l'élaboration d'une
culture sur deux plans essentiels : compte tenu des prédominances, arabes
ou étrangères, qui jouent selon les branches du savoir, on peut prôner,
selon les résistances ou les assimilations possibles, l'unité ou la pluralité
de la culture ; ensuite, selon le but qui lui est assigné — approfondissements
parallèles de disciplines prises une à une ou interpénétration en vue d'un
savoir moins technique, mais plus vaste —, on choisit de spécialiser ou
au contraire, de littérariser a les thèmes, on opte ou pour les cénacles de

1. J e suis largement redevable, pour ce chapitre, aux ouvrages de M. C. Pellat


touchant l'ensemble de l'œuvre gâl}i?ienne et l'adab. Sur Gâhi? et Ibn Qutayba < géo-
graphes», cf. Kratchkovsky, p. 123-126 (128-130), 66-67 (71).
2. L'expression est de G. E. von Grunebaum, op. cit., p. 249-252, 281-282.

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36 Géographie humaine du monde musulman

savants ou pour l'avènement d'un public moyen. La discussion sur l'objet


du savoir, à quoi se réduit en définitive ce double débat, se sublime dans
le problème de l'adab.
On donne en général à ce mot le correspondant français de culture,
qui ne le serre pas de très près s mais a au moins le mérite d'indiquer en
quel sens s'est faite une des deux options signalées. Si le genre de l'adab
domine en effet, de façon écrasante, la prose arabe, c'est donc que celle-ci
s'est délibérément prononcée non pour la publication de problèmes ou de
résultats strictement, techniques*, mais pour l'élaboration d'une mentalité
moyenne, avec les dangers que cela comporte. 2 De fait, la mode qui s'in-
carne dans l'adab se propose d'instruire en amusant, en touchant à tout,
en parlant de tout sans insister sur rien, sans approfondir ou du moins
sans retomber dans cette autre spécialité qu'est la spéculation pure, elle
considère, en un mot, que le goût est affaire de connaissances plus que de
science, d'ampleur plus que de profondeur. Facile, donc plaisant, cet adab,
qui a marqué la prose arabe presque à ses origines, a pris dès le berceau
les proportions d'un monstre. Né de cette éthique composite dont on a
parlé, à la fois hindoue, grecque et surtout persane, il transforme très vite
son programme en englobant celle-ci dans un ensemble plus vaste. 3
Quittant en effet le domaine un peu austère 4 que lui avait assigné un Ibn
al-Muqaffa', il aspire, de code moral qu'il était, à devenir un système
d'étude qui tient en une formule : de tout un peu, et en une méthode :
l'agrément. Il va ainsi, à travers une prose souple et subtile, s'élever à
la hauteur d'un genre littéraire, avant de se figer — et avec lui la prose
arabe — en une sorte d'institution qui couvrira et, pour certains, paraly-
sera désormais l'art d'écrire, voué définitivement aux mauvais génies
de la digression, de la parenthèse et du coq-à-l'âne.
Cette ankylose, perceptible, nous le verrons, à travers l'évolution
de la géographie, procède avant tout de la nécessité interne d'un genre qui

1. La traduction française est impossible, en vertu des valeurs multiples prises par le
mot au cours de son histoire, dont l'étude reste à faire. Cf., en attendant cette étude
d'ensemble, Griinebaum, op. cit., p. 274 sq ; Gabrieli, s.v., dans El (2), t. I, p. 180-181 ;
Nallino, Littérature, p. 7 sq. ; Pellat, Langue et littérature arabes, p. 127-128 ; R. Paret,
< Contribution à l'étude des milieux culturels dans le Proche-Orient médiéval : 1'« ency-
clopédisme » arabo-musulman de 850 à 950 de l'ère chrétienne », dans Revue historique,
C C X X X V , janvier-mars, 1966, p. 47-100.
2. « Littérarisation de toute pensée qui marque la fin de la contribution de l'Islam
médiéval au progrès de l'humanité » (Griinebaum, op. cit., p. 282). Vue à nuancer, certes,
mais il reste qu'en façonnant le goût du public pour le facile, en faisant de celui-ci la
clé d'un succès qui reste au Moyen Age la fin essentielle de l'acte d'écrire, l'adab n'a pas,
tant s'en faut, encouragé la recherche pure.
3. Le processus de cette évolution est mal connu, dans la mesure où nous ignorons
presque t o u t d'auteurs essentiels comme 'Abd al-Hamld, Sahl b. Hârûn ou Madâ'inï
(sur l'importance de ce dernier, cf. Pellat, Milieu, p. 144-145). Mais peut-être faut-il,
dans ce processus, laisser une part importante au phénomène gâhi?ien : cf. infra, p. 45.
4. La tentative d'égaiement par la fable (cf. Kallla wa Dimna, trad., p. 9) n'enlève
rien au ton sentencieux de l'ensemble.
•Voir Addenda, page 101

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Les orientations décisives du IIIe/IXe siècle 37

encourage à la facilité et aux redites, à la compilation et aux banalités


plus qu'à la recherche originale, nécessité qui se renforce naturellement,
en l'espèce, par le rôle écrasant et stérilisateur qu'y prennent inéluctable-
ment les pionniers, très tôt devenus modèles. De ces maîtres du m e /
ix e siècle, chez qui Y'adab élabore son programme et ses méthodes, Gàhiz
et Ibn Qutayba restent les figures les plus représentatives. 1 C'est avec
eux, d'une part, que Yadab choisit d'être, sous certaines variantes, une
culture moyenne, avec eux aussi qu'il délimite les choix possibles entre
les diverses influences traditionnelles ou étrangères, la légère distance
chronologique qui sépare Gâhi? d'Ibn Qutayba 2 pouvant être considérée,
sur le plan de la mentalité collective, comme symbolique de deux attitudes
successives par rapport aux sciences nouvelles : l'ouverture et le repli.

Gâhiz : son importance dans l'élaboration de la géographie arabe

Une étude d'ensemble sur (jâfriz pourrait ici normalement trouver place,
compte tenu de sa situation chronologique, qui le fait contemporain des
premières œuvres géographiques connues 3 , et de l'importance de son
œuvre : dans l'élaboration de la culture arabo-islamique, Gâhiz intervient
en effet non seulement en tant que personne, par la vertu de son génie
propre, mais aussi en tant que personnage, par l'autorité que lui confère
une légende 4 désireuse d'accréditer sous son nom des thèmes et des styles
dont il assume ainsi, volens nolens, la paternité. Sans parler toutefois des
dimensions que requerrait une pareille étude 5 , il nous a paru plus oppor-
tun d'aborder l'œuvre de Gâljiz en fonction des thèmes qui serrent au
plus près ceux que nous retrouverons chez les géographes : dans cet esprit,
une place devra, bien entendu, être faite aux fragments conservés du
Kitâb al-amsâr wa 'agâ'ib al-buldân (Livre des métropoles et des curiosités
du monde), qui pourront donner la mesure d'une certaine géographie
gâljizienne. « Mais celle-ci, compte tenu de la personne de l'auteur et de

1. Par leurs mérites propres et aussi par la grâce du temps. Cf. p. 36, note 3.
2. né vers 160/776, meurt en 255/868 (cf. Pellat, Milieu, p. 50). Ibn Qutayba,
né en 213/828, meurt sans doute en 276/889.
3. D'Ibn Uurdâdbeh, qui met, rappelons-le, la dernière main à son œuvre en 272/885,
la première rédaction étant de 232/846.
4. « Chaque époque a son Gâhi? (Hamadânï, Maqûma jûhifiyya, pourtant assez
critique à l'égard de la prose de Gàhi? : cf. éd. de Beyrouth, avec commentaire de Muham-
mad 'Abduh, 4« éd., 1959, p. 75).
5. Entreprise par M. C. Pellat, à qui je suis redevable des orientations de lecture
signalées.
6. D'autres œuvres sont perdues (exemples : Kitâb al-ma'âdin wa l-qawl fi jawâhir
al-ard [Des mines et pierres précieuses], Kitab al-afnâm [Des idoles], etc.), ou ne répondent
guère à l'annonce du titre, arbitrairement choisi par le copiste (cf. Kitâb al-tarbi',
introd. de C. Pellat, p. X , note 1) : exemple : Kitâb al-awfân wa l-buldân (Des patries
et des pays).

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38 Géographie humaine du monde musulman

l'unité 1 de son œuvre, ne saurait être isolée du contexte de la culture


gâhizienne dans son ensemble. Or, la somme de cette culture n'est pas à
chercher dans un répertoire des thèmes confiés aux divers livres et opus-
cules spécialisés 2 — tâche qui demeure arbitraire parce qu'opérée du
dehors et a posteriori par le lecteur, obérée aussi par toutes les œuvres
perdues qu'elle laisse forcément dans l'ombre —, mais dans les ouvrages
mêmes que Gàljiz a conçus comme une somme, soit au plan d'un programme
de connaissances et de questions à approfondir, soit au plan de l'exécution
dudit programme, en un m o t : le Kitâb at-tarbV wa t-tadwïr (Du carré et
du rond) et le Kitâb al-hayawân (De la création animée).3

Le Kitâb at-tarbï' wa t-tadwïr : une inquiétude nouvelle

Le livre du carré et du rond4 est une épître (risâla) adressée à un person-


nage auquel on prête, par ironie, d'éminentes qualités et qu'on somme de
donner un avis magistral sur une foule de questions, dont l'énoncé est la
partie essentielle de l'œuvre. Sont ainsi abordés trois domaines fonda-
m e n t a u x de recherches : l'histoire universelle, la religion, le monde.
L'étude de la première couvre les données bibliques, mythologiques e t
eschatologiques, l'histoire des nations et les traditions relatives à l'Arabie
pré-islamique 5 ; elle dessine ainsi le cadre d'ensemble à l'intérieur duquel

1. Dont les études de C. Pellat (bonne vue d'ensemble dans E l [2], t. II, p. 395-398)
tendent fort justement à rétablir l'idée, trop obscurcie par la légende et les infortunes
de la transmission.
2. On nous objectera que, même sous un titre spécialisé, les écrits de Gâhi? touchent
à tout. Cela n'est pas si sûr. Une fois la part faite aux avatars des textes et à la fantaisie
des titres, on constate qu'en réalité les essais (rasà'il) comme les grandes œuvres
(Bayân, Bubalà') restent caractérisés par un dessein parfaitement net. C'est précisé-
ment ce dessein et sa délimitation, selon les cas, dans l'ordre apologétique, littéraire,
politique, moraliste, ethnographique, etc., qui nous incitent à voir dans ces œuvres
l'illustration, sur tel ou tel point qu'elles approfondissent, d'une conception générale
de la connaissance, ce qui nous autorise, le cas échéant, à faire référence à ces ouvrages
pour éclairer tel point du Tarbl' ou des Hayawân. Reste l'objection chronologique :
l'illustration dont nous parlions ne tient pas, puisque les HayawHn prennent place à la
fin de la carrière gâhizienne (immédiatement avant 232 : cf. Pellat, Inventaire, n° 57,
et introd. au Tarbl', p. XII). Je vois là,pour ma part, un argument inverse : une ency-
clopédie comme les Hayawân ne s'improvise pas, elle se porte des années durant. La
même remarque vaut pour le catalogue qu'est le Tarbl' : à quelque date qu'il ait été
mis par écrit (il l'a été, en fait, vers 227-230/842-845, soit plus de vingt ans avant la
mort de &âhi? : cf. Pellat, Inventaire, n° 164, et introd. au Tarbl', p. XII), il apparaît
bien que ces problèmes innombrables sont ceux-là mêmes qui ont agité l'auteur toute
sa vie durant.
3. Il s'agit, en fait, on le verra, de la création dans son ensemble. Sur ce titre, cf.
p. 45, note 3.
4. Titre dû sans doute à un copiste (Pellat, op. et loc. cit.), qui l'a tiré du § 30
de l'ouvrage.
5. Bible, mythologie, eschatologie : § 38, 39, 40,43,47, 60, 63, 76, 77, 188; religions

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Les orientations décisives du IIIe//Xe siècle 39

viendra, à son heure, s'inscrire la nouvelle religion. Celle-ci, du reste,


n'est pas t a n t abordée par son histoire propre qu'à travers les problèmes,
d'ordres divers, qu'elle suscite. 1 Elle met ainsi en cause une certaine
conception de la connaissance du monde dont la place et l'intérêt sont
primordiaux, puisqu'elle englobe les sciences cosmologiques et mathéma-
tiques, la physique, la géographie générale et la géologie, la zoologie,
l'ethnographie, la médecine et la magie. 2
Le TarbV n'est pourtant pas un simple catalogue, il ne présente pas,
da façon statique, quelques connaissances prises au hasard, mais « les pro-
blèmes les plus délicats qui se posent à la conscience d'un rationaliste
musulman du m e siècle de l'Hégire. 3 » Il est sans doute ainsi le premier
ouvrage qui développe, de façon systématique et dynamique, le problème,
évoqué au début de ce chapitre, des interférences entre les diverses préoccu-
pations du siècle. E t le titre apocryphe de l'ouvrage, qui évoque, à travers
on ne sait quelle quadrature du cercle, une inquiétude fondamentale de
l'esprit, reconquiert ainsi une authenticité que la stricte histoire lui refuse.
Le chemin est considérable entre cette inquiétude et un examen d'une autre
sorte, celui de l'esclave Tawaddud des Mille et une Nuits4 : ici, la connais-
sance, devenue stéréotypée, est instrument de succès social et objet
d'une joute dont la mise en scène n'est pas sans rappeler certains
«jeux» de notre époque. Rien de cela dans le TarbV, où l'esprit cher-
che, pour son propre compte, à dépasser les contradictions possibles
de deux sortes de systèmes : le patrimoine de la tradition arabe
et le rationalisme de la gensée grecque. 6 Une bonne part de
l'attitude de Gâhiz s'explique par cette confrontation entre les néces-
sités du sentiment, qui le lient à la première, et celles de l'esprit, qui
l'inclinent à la seconde; confrontation d'autant plus délicate que la
position de fiâhiz, sur le premier des deux termes, n'est pas forcément la

diverses : § 133, 137, 163-164 ; histoire et civilisation des nations étrangères : § 44, 45,
46, 48, 155, 156 ; Arabie pré-islamique : § 38, 41, 134-135, 145.
1. Légende musulmane : § 63 ; théologie, mystique, philosophie jurisprudence ( f i q h ) ,
problème de l'imamat : § 43, 73, 74, 130, 133, 135, 136, 157-160, 171.
2. Cosmologie, mathématiques, musique : § 64, 147-148, 150-153 ; physique (optique
surtout) : § 167-170, 173-174, 1 7 7 ; géographie générale (pûrat al-arçt, merveilles du
monde) et géologie : § 39, 44, 46, 47, 51, 63, 64, 78, 80, 175 ; zoologie (bestiaire naturel
ou légendaire) : § 40, 41, 42, 44, 49, 50, 53, 56, 73, 78, 79, 1 4 6 , 1 8 0 , 1 8 1 , 1 8 7 , 1 8 8 ; ethno-
graphie (aptitudes des races, description des techniques) : § 48, 64, 78, 172 ; médecine
(théorie des humeurs) : § 144, 152 ; magie (sous diverses formes) : § 68-70, 75, 76,
139-142, 176, 183, 184.
3. Pellat, op. cit., p. X .
4. Cycle bagdadien du x" siècle, déjà touché par l'ankylose de Yadab. Cf. E. Litt-
mann, dans El (2), t. I, p. 369-375 (avec renvoi, p. 375 [1], à l'étude de J. Horovitz,
t D i e Entstehung v o n Tausendundeine Nacht», dans The Rtview of nations, n ° 4,
avril 1927).
5. Pour l'exposé, qui suit, de l'attitude gâbUienne, nous renvoyons aux divers
ouvrages de C. Pellat.

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40 Géographie humaine du monde musulman

même selon qu'il s'agit de patrimoine spirituel ou de patrimoine scientifi-


que. C'est pour pour celui-ci que Câtiiz ressent, en vertu de son rationa-
lisme mu'tazilite\ la nécessité d'une réforme ; mais il reste entendu que
la révision des vieilles données de la mythologie arabe dans le cadre d'un
système de pensée mieux adapté aux temps nouveaux ne doit pas se faire
au détriment du patrimoine spirituel.a La Perse, vue sous cet angle,
paraît dangereuse à ôâhiz, sans doute parce que voisine, présente même
dans les mœurs, l'armature du califat ou la littérature d'adab à la manière
d'un Ibn al-Muqaffa'. Devant le succès de l'Iran et les conséquences qu'il
entraîne, d'une part sur le plan politique avec la remise en cause de la
préséance arabe 3 , d'autre part sur le plan religieux avec la résistance
vivace du zoroastrisme, sur le plan de la culture enfin avec la contamina-
tion du système de valeurs traditionnel4, Cafti? refuse la rencontre et
se tourne vers la Grèce, qui est loin et qui est morte. J e veux dire par là
qu'elle offre l'avantage de fournir un système de pensée et de connaissances
sans menacer, de façon directe et présente comme le fait la Perse, l'arabisme
dans ses sources vives. Le rationalisme qui inspire la démarche grecque
comme celle des Mu'tazilites permet, aux yeux de Gâhiz, de rénover l'Is-
lam sans en mettre en cause les fondements et notamment le substrat
arabe. L'attitude de Càhiz vise donc, au fond, à préserver du contact de la
Perse les structures traditionnelles de la société et de la mentalité arabes,
tout en élargissant, par le contact avec la Grèce, le champ des connaissances
de cette société : c'est une attitude expansive sur le plan du savoir et
défensive sur celui des valeurs. 6
Elle est très perceptible dans le TarbV et dans les orientations que l'ou-
vrage suggère, chemin faisant, à la faveur des problèmes évoqués. L'idée
centrale est qu'il faut récuser toute interprétation des faits qui ne tient
son autorité que du mythe. ' En s'attaquant, sur ces questions, à des per-

1. Sur le mu'tazilisme, cf. A. N. Nader, Le système philosophique des Mu'lazila,


Beyrouth, 1956 ; Ahmad Amln, Duhti al-Islâm, t. III, p. 21-207.
2. Ceci est une constante de l'attitude moderniste arabe : les Salafiyya du xix*
siècle situeront eux aussi leur mouvement dans un contexte de progrès scientifique par
imitation de l'Occident et de traditionalisme moral par refus du matérialisme de ce
même Occident.
3. Sur le mouvement nationaliste de la Su'ûbiyya, cf. D. B. Macdonnald, dans El,
t. IV, p. 410. Sur les raisons de l'attachement de Gàhi? à l'arabisme, cf. Pellat, Milieu,
p. 54.
4. E t ce d'autant plus que les valeurs iraniennes — honneur, noblesse, chevalerie...
— sont très proches du système traditionnel arabe, qui peut bien les assimiler, mais y
perd un peu le souvenir de ses origines et la gloire de les avoir inventées par lui-même
(cf. Grûnebaum, op. cit., p. 279; B. Farès, L'honneur chez les Arabes avant l'Islam,
op. cit.). Au fond, le danger, avec la Perse, c'est qu'elle est trop proche, à tous les points
de vue.
5. On verra (p. 47-48 et 61) qu'il convient de nuancer un peu ce jugement.
6. Un exemple : celui de la marée (§ 175), à propos duquel Gâhi? combat le mythe
selon lequel le flux et le reflux sont produits par un ange qui trempe son pied dans

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Les orientations décisives du IIIe//Xe siècle 41

sonnages aussi légendaires que K a ' b al-Aljbâr ou 'Ubayd b. Sariyya, 1


Gâljiz entend bien, sans doute, par souci national, dégager l'univers men-
tal des Arabes de tous les emprunts étrangers qui se sont accrédités sous
ces noms prestigieux. ' Mais il veut aussi, en faisant table rase, revenir
à une saine interprétation du monde fondée sur trois critères : la raison,
l'observation, le Coran. 3
La raison est donc celle qu'on emprunte à la Grèce, chaque fois que les
données de sa science sont recevables au regard du dogme musulman»,
chaque fois aussi qu'est possible un mode de discussion dialectique inspiré
de la philosophie grecque : « Direz-vous que les corps célestes ont une cou-
leur ? demande Gâhiz. 5 Si oui, c'est qu'ils assument toutes les modalités
de la forme corporelle, ce qui est contraire à l'opinion reçue ; s'ils sont
sans couleur, c'est que le ciel n'est pas entièrement réductible à la nature
céleste ». Grecque encore la croyance à la vie propre de l'idée 6 : « Le beau
(,husn, xaXov), étant synonyme de liberté, de mérite, de noblesse et d'absolu,
ne laisse aucune prise au temps, qui ne le flétrit ni ne l'altère ; il se moque
des amulettes, des précautions, des cachotteries, des pinceaux et du fard ».
Cette primauté de la raison Çaql), le monde en effet, qu'il s'agit d'étudier,
en offre, par son ordre, le spectacle : aussi bien Gâljiz ouvre-t-il la porte,
sur le plan de la théorie pure où se place le TarbV, à une attitude fondamen-
tale de l'esprit : l'acte de la vue, l'observation directe Çiyân), dont on
verra l'importance à propos des Hayaœân, mais que le TarbV, déjà, fonde
en droit, comme moyen privilégié de connaissance, complémentaire du
raisonnement. « J ' a i vu, écrit Gâljiz 7 , des gens renâcler à la vérité lors-
qu'elle est connue par une démarche de l'esprit (istinbât a n ), mais je n'en
ai jamais vu qui s'entêtent lorsqu'elle est connue de visu Çiyâna") », et plus
loin : « La tradition, lorsque son origine est fondée et sa propagation par
conséquent valable, prouve la vérité avec autant de force que le témoi-
gnage direct Çiyân) ». 8 Ce que Gâljiz entend ainsi promouvoir, avec ce

l'eau ou l'en retire. La tradition remonterait au Prophète lui-même : références dans


TarbV, p. 196.
X. Ou Sarya : cf. références p. 29, note 4.
2. Cf. Pellat, op. cit., p. XV-XVII.
3. La sunna du Prophète n'est pas citée une seule fois dans le Tarbi'.
4. Nombreux exemples d'interprétations grecques : théorie des humeurs (§ 144, 152),
philosophie platonicienne et aristotélicienne (§ 83), théorie de la musique selon Euclide,
Mûristus (cf. H. G. Farmer, dans El, Suppl., s.o.) et Pythagore (§ 150), théorie de la
balance (§ 172 : garas/un, ¿apia-ricov ; cf. E. Wiedemann, dans El, t. II, p. 802-805), etc.
5. § 174. Autre exemple : § 62 (à propos des personnages mythologiques de haute
taille et de longue vie). Cf. toutefois infra, p. 47, note 5.
6. Le passage est peut-être interpolé (cf. Pellat, p. VII-VIII), mais le ton reste
en accord avec le reste de l'œuvre.
7. § 129.
8. § 81. Les droits de la tradition orale imposent d'ajouter, comme le fait Gâhiç :
• et donne & l'esprit la même satisfaction que l'information orale [directe, sans inter-

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42 Géographie humaine du monde musulman

« réalisme rationaliste» 1 , c'est une science vraiment humaine, dégagée


de toutes les mentalités mythiques et magiques : mutatis mutandis, un
positivisme avant la lettre.
Reste, dira-t-on, que l'étude du monde, même ordonné, ne s'ouvre pas
entière à la r a i s o n r e s t e , en d'autres termes, la part imprescriptible du
mystère, c'est-à-dire de Dieu. E t pourtant, même ici, la raison garde sa
place, car le concept de merveilleux Çagïb)3, qui est le signe de l'irré-
ductibilité à cette raison, admet plusieurs approches. La première consiste à
considérer que le merveilleux est, en fait, un caractère tranchant sur l'ordre
prédominant d'une série, mais qui reste a priori justiciable de l'examen
rationnel. Lorsque Gâhiz, par exemple, conteste les caractéristiques « mer-
veilleuses » de la chauve-souris 4 , réduites par lui de soixante-dix à sept
seulement, il ne fait guère que cerner une sorte de champ d'originalité dans
l'ordre d'une espèce animale, que décrire les apparents mystères comme des
phénomènes perceptibles, analysables et limités. Le merveilleux n'est donc,
à la limite, que l'occasion de la recherche : ceci est fort visible en un passage
du TarbV où Gâhiz, de façon systématique, pose le pourquoi de l'inquié-
tude rationnelle devant des phénomènes qu'une tradition paresseuse
explique par le seul m y t h e 6 : pourquoi l'or, au contraire du verre, ne
se fabrique-t-il pas ? 6 Pourquoi l'habitude, en matière de poisons, en-
traîne-t-elle l'immunité ? Pourquoi la couleur noire s'impose-t-elle aux
autres couleurs, qui toutes à leur tour s'imposent à la blanche ?
Inquiétude donc, mais pas seulement, au bout du compte, intellectuelle :
car le propos de ô â h i z 7 se teinte, en fin d'ouvrage, d'une très nette reli-
giosité qui éclaire a posteriori l'attitude du penseur face à la divinité de la
création. Admettre le mythe sans réflexion, cela revient sans doute à

médiaire : sarnâ'] », Gâhi?, après avoir ainsi fait du ' iyàn une sorte de critère idéal,
ajoute encore : « Cela posé, la tradition ne fait pas connaître (comme le ' i y â n ) les choses
dans le détail de leur être ( t a k a y y u f ) , mais seulement dans leur ensemble. »
1. Fortifié par le contact avec la Grèce, mais déjà en germe à Baçra : cf. Pellat,
Milieu, passim ; El (2), loc. cit.
2. Sur la conception mu'tazilite d'une construction rationnelle de l'univers, et sur ses
limites, cf. Hayawàn, t. I, p. 33 ; Nader, op. cit. ; et dans El (2), t. I, p. 360 (TJ. de Boer,
« 'àlam ») et 418 sq. (L. Gardet, « Allah »). Un exemple de la croyance à cette construction
est donné par les IJayaivân, avec les deux ordres de preuve de la création : l'infiniment
grand et l'infiniment petit (cf. infra).
3. Du développement duquel on verra l'importance (cf. chap. Y). Pour l'étude qui
suit, nous nous en tenons aux exemples où la raoine 'gb est prise en son sens fort de
« merveilleux », en laissant par ailleurs de côté les parties du Tarbi' dont l'appartenance
au texte initial est douteuse (indiquées typographiquement dans l'éd. Pellat).
4. § 181.
5. § 78, 79.
6. On remarquera au passage que ôàhiz semble refuser pour son compte la croyance
à la transmutation de l'or.
7. On se souviendra, ici encore, que le mu'tazilisme se propose avant tout, par le
recours à l'argumentation rationaliste, une meilleure défense de la foi : cf. p. 27, note 1.

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Les orientations décisives du IIIe/IXe siècle 43

refuser de s'interroger sur le mystère, mais aussi à imiter les adversaires


du Prophète, qui ironisaient sur la merveille de sa prédication et, laissant
leurs esprits en friche, reculaient devant l'effort de réflexion nécessaire :
car « les cœurs sont secs, sourds a u x appels et aux questions, paralysés par
la routine ». 1 Ainsi donc, l'inquiétude, la recherche sont plus que la règle
d'or : l'action de grâces par excellence. E t si le mystère semble décidément
sur certains points inattaquable 2 , l'acte de dévotion sera non pas d'inven-
ter, pour l'expliquer, un conte à dormir debout, mais de poser « un doute
méthodique » 3 qui préserve au moins la possibilité de recherches futures :
en ce qui concerne les récits relatifs à la longévité des personnages du passé,
« nous ne trouvons, écrit Gâhiz 4 , pour ou contre eux, aucun témoignage
péremptoire, aucune preuve formelle : la recevabilité de leur message nous
interdit de les réfuter, mais l'absence de tout argument probant nous inter-
dit de les considérer comme fondés». C'est donc, poursuit Gâhiz, le doute
qui prévaut, synonyme non pas d'arrêt de la recherche, mais d'acharne-
m e n t à celle-ci, avec ce qu'elle entraîne de difficultés, physiques ou morales.
Que le «merveilleux», ainsi réinterprété, soit la source d'une attitude
spirituelle, que la recherche, formant l'intelligence, donne en même temps
à l'homme les moyens de sa conduite, expliquent que le TarbV s'achève
sur une série de sentences. E t par là, l'adab exclusivement moralisateur des
pionniers de la prose arabe s'intègre, pour le polariser, à cet adab plus vaste
qu'est pour Gâhiz la recherche totale. L a Grèce sert à la fois ici de symbole
et de cadre : de symbole, car, en demandant à ses sages, et à eux exclusi-
v e m e n t 6 , les règles de la conduite humaine, Gâhiz entend bien montrer
que la Grèce est la seule qui ait réussi à englober harmonieusement la
totalité de la connaissance, par l'intégration de la démarche scientifique
au système plus vaste de la formation de l'esprit. D'où l'importance du
cadre ainsi tracé : les maximes finales du TarbV, même habillées à la grec-
que, ressemblent en fait de fort près à celles d'Ibn al-Muqaffa' et peuvent
venir de l'Iran aussi bien que de l ' o u e s t 6 ; que l'Iran, pour les raisons
qu'on a dites, ne soit pas mentionné ici, importe peu, puisque aussi bien
un peu de son esprit demeure. Ce qui s'opère en réalité, sous le patronage

1. § 204-205.
2. P a r exemple sur le nombre infini (§ 37).
3. Pellat, introd. au TarbV, p. XV. Cf. Kilâb al amsâr, p. 171 : « le doute, de par
la volonté de Dieu, mène à la certitude. » Même idée dans Tarbi', p. 19.
4 . § 59.
5. Ce couronnement moral du Tarbi' est placé uniquement sous des noms grecs
(Hippocrate, Platon, Polémon, Démocrite, Aristote, etc. : § 190 sq. ; à noter toutefois
la présence [§ 194] du médecin juif Mâsargis, au reste simple t r a n s m e t t e u r [traducteur
du syriaque en arabe]) ; on trouvera n o t a m m e n t (§ 190) le f a m e u x « tout ce que je sais,
c'est que je ne sais rien».
6. Un t e x t e comme celui du § 197 rappelle les aphorismes de Kallla tva Dimna
ou de l'Adab a$-$agir, et le Kallla est expressément cité au § 156.

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44 Géographie humaine du monde musulman

conciliateur de la Grèce, c'est l'intégration de l'adaô-éthique à Yadab-re-


cherche.
Peut-être tenons-nous là, en définitive, une des clés de l'évolution et de
l'élargissement du genre. E t a n t donné que la géographie, comme toutes
les productions de la littérature arabe, porte l'empreinte de Yadab, ce
n'est pas sortir du sujet qui nous occupe que de marquer le pas un ins-
tant. 1 A qui tente de définir ce concept fuyant et multiforme, une double
vérité s'impose, apparemment contradictoire en ses deux propositions :
d'une part, on l'a dit, Yadab, quand il est conçu par un Gâljiz : comme un
programme et un esprit de recherche, est, objectivement, tout à fait diffé-
rent de Yadab quand il est traité par un Ibn al-Muqaffa' : comme un recueil
de maximes. Mais d'autre part, il apparaît que, dans l'esprit des Arabes —
lesquels, d'ailleurs, n'ont guère éprouvé le besoin d'une distinction au
niveau du mot —, il s'agit là d'une seule et même chose, vague certes puis-
qu'elle admet des traductions aussi diverses que culture, politesse, honneur,
étiquette, code inhérent à telle ou telle activité, mais qui retrouve pourtant
une assez forte unité sous le vocable commun de « règles pour une conduite »,
que celle-ci intéresse le corps, le cœur ou l'esprit. Il n'y a donc, dans ce
concept de Yadab tel qu'il est ressenti par les Arabes, aucune coupure
entre Ibn al-Muqaffa' et ftâhiz, entre un code moral et une démarche de
la connaissance. Tout se tient, et le savoir ne se dissocie pas.
Or, nous venons de le voir, il en était déjà ainsi pour Gâhiz lui-même :
car il a, pour son compte, refusé cette dissociation, en transformant une
morale jusque là édictée en une recherche devant figurer, au même titre
que les autres — voire avant elles, on l'a vu, puisqu'elle couronne l'édifice
— dans ce programme général de la connaissance qu'est précisément, pour
lui Gahiz, Yadab. E t non content de s'en tenir à l'énoncé théorique du
TarbV, il a prêché d'exemple dans certaines de ses œuvres qu'il a voulues
réservées à cet ordre de problèmes 2 : la morale et les maximes de
Yadab précédent y sont, certes, partout présentes 3 , mais l'esprit n'est
plus le même. En effet, différence essentielle, elles ne sont plus présentées
comme sous le masque définitif et intangible de la norme une fois pour
toutes énoncée, mais comme le prétexte et le point de départ d'une étude,
celle des moteurs réels de la conduite humaine, que l'on confronte ainsi
avec la règle idéale. On quitte donc, en un sens, la morale pour la psycho-

1. De la même façon, nous serons amené, pour mieux comprendre les orientations
de certains géographes, à nous interroger sur l'évolution de l'adab après ôâhi?.
2. Gàhi?, Magmù' (cf. bibl.). Je suis redevable, pour ce passage, aux observations de
C. Vial consignées dans l'introduction à sa traduction de ces oeuvres (en préparation).
3. Cf., entre autres exemples, les chaînes de causes et d'effets ( M a j m û ' , p. 17
et passim) et les répertoires (ibid., p. 20, 21, 24 et passim), si fréquents chez un Ibn
al-Muqaffa'.

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Les orientations décisives du IIIe/IXe siècle 45

logie, et la règle du catéchisme pour la méditation personnelle du philo-


sophe, voire du s a v a n t . 1
Si donc les Arabes ont tendance à considérer l'adab comme un tout,
c'est peut-être en vertu d'une habitude littéraire instaurée malgré eux par
des écrivains comme Gâljiz, dont on sait le prestige. J e dis bien habitude
littéraire, car, étant donné le respect qui s'attache ici aux modèles, il
suffira, pour accréditer les maximes ou les contes moraux comme une pièce
indispensable du bagage des connaissances humaines, non pas que Gâhiz
ait eu de bonnes raisons de le faire, mais qu'il l'ait fait, tout simplement.
C'est là sans doute, dans ce poids des modèles, qu'il f a u t selon nous cher-
cher la raison de l'intégration définitive de l'éthique aux œuvres d'adab
après Gâhiz. 2 Avec cette différence essentielle toutefois, on y insistera
encore, que l'esprit de l'œuvre tend à être oublié au profit de sa seule
contexture, l'architecture interne au profit de la seule carapace.

Le Kitâb al-hayawàn : l'ébauche d'une géographie humaine

L'œuvre maîtresse de Grâliiz, ce Livre de la création animée (Kitâb al-


hayawân)3, qui domine l'ensemble de sa production et sans doute de sa vie
même 4 , procède de plusieurs sources 6 : le fonds arabe, plus ou moins
légendaire, facile alors à inventorier grâce aux travaux des critiques ou lexi-
cographes, mais aussi, bien sûr, l'érudition livresque, traductions grecques
surtout, avec, au premier plan, Aristote, dont on cite le Livre des animaux.
Cette simple mention pose à elle seule un problème : car, si elle renvoie, de
prime abord, à l'Histoire des animaux, on peut t o u t aussi bien penser aux
deux traités sur les Parties des animaux et la Génération des animaux.a
La question est importante, car elle dépasse le simple problème des sources

1. Cf. p. 6-7 (plaidoyer pour l'étude des causes et motivations), 75 (• la fonction crée
l'organe"), 77 (description clinique de la rétention d'urine et de son influence sur le
caractère), etc.
2. Celles des géographes, on le verra, aussi bien que les autres.
3. La traduction par « création animée • rend mieux compte, selon nous, du sujet
que celle, plus courante, par » animaux » ; car l'homme, on le verra, est au centre du
système et, du reste, il s'agit en fait, de façon très générale, de création, animée ou non.
Cf. p. 51, note 1.
4. Cf. supra, p. 38, note 2.
5. Sur ces sources, cf. l'introduction de l'éd. A. M. Hàrûn. On retiendra, en parti-
culier, d'une part la trad. du Livre des animaux (sic) d'Aristote par Ibn al-Bitrïq (p. 14 ;
cf. ci-dessous, note 6) et, d'autre part, les ouvrages arabes, à but essentiellement lexico-
graphique, composés, avant ûâhi?, sur divers animaux (p. 16). Il faut ajouter, aux deux
sources signalées ici, l'expérience personnelle : cf. infra, p. 52-53.
6. Les trois œuvres semblent avoir été connues par une traduction de Yahyà b.
al-Bitriq : cf. R. Walzer, «Aristûtàlïs », dans El (2), t. I, p. 653 (1). Il faudrait ajouter
deux autres traités moins importants sur la Marche des animaux et le Mouaement des
animaux.

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46 Géographie humaine du monde musulman

pour toucher à celui de l'élaboration, dans son ensemble, de l'esprit arabo-


islamique du m e /ix e siècle. En effet, les trois œuvres en question sont
très différentes d'allure, les Parties et la Génération, qui se font d'ailleurs
suite se présentant comme des traités théoriques, régulièrement mis en
forme et s'adressant à une élite cultivée, mais non spécialisée, l'Histoire au
contraire consistant en une série de notes, dispersées et fragmentaires, sans
doute de la main d'Aristote, destinées à être distribuées, comme thèmes
de travail ou de recherche, à ses disciples, donc œuvre de technicien, dans
une prose à peine élaborée. 2 Or, une lecture parallèle d'Aristote et de
Gâhiz montre assez que c'est l'Histoire, en son contenu comme en sa
forme, qui est passée dans le Kitâb al-hayawân, et non les deux autres
traités. 3 Et du même coup, ce que Gâhiz offre au public cultivé de son
époque se trouve être — à peine dégagée, la prose mise à part, du cadre de
la fiche de recherches — l'ancienne pâture des spécialistes, et non plus ces
traités ordonnés et généraux qu'Aristote réservait en son temps à un
public du même genre, à ces 7tsTiaiSsu;^évoi cités, dans la préface des Parties,
comme justiciables de la dernière des deux démarches de l'esprit ainsi
présentées : « En tout genre de spéculation et de recherche, la plus banale
comme la plus relevée, il semble qu'il y ait deux attitudes possibles : à
l'une convient le nom de science de l'objet, à l'autre celui d'une espèce de
culture (tï)V S' otov TtoiiSeíav Tivá) ».
Un changement est donc intervenu dans le concept de culture. Elle n'est
plus l'ordre aristotélicien de l'exposé théorique, soucieux de synthèse et
d'organisation ; elle réside désormais dans une exaltation de l'esprit de
curiosité, qui a pour corollaire, sinon l'inexistence d'un ordre interne, d'un
dessein d'ensemble4, du moins l'incapacité à le disposer en pleine lumière,
à regrouper un propos autour de lui, la tendance à laisser l'acte d'écrire

1. Aristote le dit expressément au livre I de la Génération et à la fin des Parties.


2. Cf. l'introduction de P. Louis à son éd. des Parties (cf. bibl.), qui définit les nsKtxi-
Seujjtévoi (Parties, I, 1, 639) comme « ceux qui ne sont pas précisément des savants,
mais qui ont reçu une certaine culture générale » : cf. le début des Parties, dont nous
donnons la traduction infra. « Il y a, écrit P. Louis, dans l'expression rf)v toO 7TpàYHaTOî
è7tKTT7)(i7]v (science de l'objet), un pléonasme qui s'expliquerait par le fait qu'Aristote
s'adresse à un public d'hommes cultivés et non de techniciens» (op. cit., p. 1, note 1).
On va parfois jusqu'à attribuer aux disciples d'Aristote une partie de la rédaction
de l'Histoire (cf. Louis, op. cit., p. X X ) , et même à estimer que la mise en forme définitive
de l'œuvre est postérieure à Aristote, ce qui expliquerait la caractère apocryphe des
livres I X et X (cf. Groiset, Littérature grecque, t. IV, p. 709, note 1).
3. Le parallélisme des thèmes chez Aristote et 6âhi? pourrait être exposé systéma-
tiquement ; à titre d'exemples : pour la salamandre : Histoire (éd. J . Barthélemy-Saint-
Hilaire), t. II, p. 215 ; Hayawân, t. V, p. 309-310 ; t. VI, p. 434-435 ; sur l'influence du
climat et des eaux quant aux caractéristiques d'une espèce : Histoire, t. I, p. 271 sq. ;
t. III, p. 86 sq., 114 sq., 121 sq., ; Hayawân, t. III, p. 434-435 et passim. Pour un inven-
taire plus complet de ce parallélisme, cf. T. al-Hâèirï, « TaUrîë nuçûç aristatàliyya min
Kitâb al-hayawân», dans Maijallat Kultiyyat al-Âdâb, Alexandrie, 1953 et suiv.
4. Cf. p. 38, note 1.

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Les orientations décisives du I IIe//Xe siècle 47

s'éparpiller dans les sollicitations de l'instant. Mais où chercher les raisons


de cet é t a t de choses ? D a n s une méconnaissance des textes, qui a u r a i t
interdit à Gâhiz de consulter, en dehors de celle de l'Histoire, les traductions
des Parties et de la Génération ? D a n s une inclination propre à notre au-
teur ? Il est bien difficile de se prononcer à coup sûr. T o u t au plus peut-on
noter que, pour ce cas particulier, la sélection opéi ée historiquement entre
les trois ouvrages d'Aristote semble répondre à une certaine tendance de
l'esprit a r a b e d'alors. C'est Gâhiz lui-même qui l'a défini dans un de ces
passages où il s'essaie avec bonheur à la psychologie des peuples : il note
le don de l'improvisation et du verbe, la prédominance d'une spontanéité
naturelle ( f i t r a ) qui ne s'attache ni a u x causes ni a u x visions globales,
mais qui se met en branle sur un détail particulier, lequel déclenche inven-
tion et jeu ; c'est, au propre, un génie qui papillonne. 1
Posée en ces termes, pourtant, l'irréductibilité de cette a t t i t u d e à un
esprit venu de la Grèce reste du domaine de l'abstraction et l'on n'explique
pas, dans les faits, le phénomène historique en cause, qui n'est rien de
moins que « l'inefficacité relative de l'héritage grec ». 2 Selon nous, cette
inefficacité tient beaucoup moins à l'absence d'une tradition dialectique
chez les Arabes d'alors q u ' à une croyance innée aux vertus de cette absence.
On veut dire par là que les Arabes, au départ, n'étaient pas, bien évidem-
ment, moins doués que d'autres pour recueillir la succession des Grecs,
mais qu'ils ne l'ont pas, fondamentalement, voulu, persuadés qu'ils ont été
d'emblée de la supériorité des structures sociales et mentales du groupe
auquel ils appartenaient, et par conséquent décidés à aborder la Grèce non
d a n s l'esprit d'humilité qui est celui de la leçon 3, mais dans une optique
utilitaire qui visait, a v a n t tout, à l'utilisation de la pensée grecque 4 au
profit d ' u n e civilisation arabe et islamique dont les valeurs, posées a priori
comme supérieures, ne pouvaient être engagées dans le débat. L ' a t t i t u d e
d'un Gâhiz, p o u r t a n t marginale et qui représente la limite extrême des
concessions consenties, est t o u t à fait p r o b a n t e à cet égard, dans la mesure,
on l'a vu, où le b u t qu'il vise, à travers les emprunts qu'il fait à la Grèce 5 ,

1. Cette définition est du Kitâb al-bayân iva t-tabijin (citée dans Alimad A m ï n ,
Fagr al-Islâm : cf. supra, p. 18, note 1). E t A h m a d Amïn de conclure (p. 37) : « Disons, si
v o u s le voulez, que la langue est plus déliée que la capacité de réflexion. » Cf. ce que
disent Grunebaum, op. cit., p. 291, sur « la vision atomisante », et Blachère, Littérature,
t. I, p. 3 0 sg.
2. Grunebaum, op. cit., p. 254.
3. û à h i ? ( H a y a u i â n , t. III, p. 268) déclare expressément que les Arabes n'ont rien à
envier a u x « philosophes » ( c'est-à-dire aux Grecs) pour la connaissance des a n i m a u x .
4. Quand ce n'est pas à « l'effort concerté pour éliminer la n o t e étrangère » :
cf. Grunebaum, toc. cit., et infra, à propos d ' I b n Qutayba.
5. Soit au plan de la connaissance — et l'appétit de savoir, un peu brouillon, du
n é o p h y t e joue peut-être aussi son rôle dans l'inaptitude à la dialectique — , soit au
plan de certains procédés méthodologiques (cf. p. 41), dont on peut se demander, après
tout, s'ils n'ont pas perdu, en quittant la Grèce, leur vertu dialectique pour devenir
de simples instruments d'exposition.

André MIQUEL. 7

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48 Géographie humaine du monde musulman

n'est pas autre chose que la conservation rigoureuse et même l'épuration


du patrimoine arabe et des structures de la civilisation islamique.
Il reste que, dans les limites du cadre ainsi tracé, dont on peut dire, en
schématisant, qu'elles sont celles qu'imposent une réaction d'auto-défense,
une répugnance marquée à mener jusqu'à leur terme, comme le fit la
Grèce, les exigences du raisonnement discursif, l'esprit du siècle pouvait,
selon ses processus et ses moyens propres, s'ouvrir à des connaissances
venues du dehors. Ce fut, au fond, le mérite de Gâhiz de le comprendre. Si
l'on songe qu'avant lui, la littérature arabe, poésie mise à part, ne nous
présente guère, en son état connu, que des textes dont le propos se situe
entre les considérations religieuses, les maximes morales, les développe-
ments philologiques et l'évocation de souvenirs traditionnels, on voit
d'emblée en quoi réside l'apport principal de cet auteur, notamment dans
les Hayawân : dans l'ouverture du monde de la vie aux nouvelles recherches
de l'homme. Le thème révolutionnaire donc, c'est celui de la création, non
plus réduite aux considérations théoriques de l'astrologie, mais cernée d'une
part dans sa réalité concrète, observée, et d'autre part, dans sa totalité,
dans l'ensemble des relations et des implications qui relient l'un à l'autre, de
façon dynamique, les divers éléments qui la composent. 1 Relisons, à ce
propos, la notice que les Hayawân consacrent à la ville d'al-Ahwâz * : « La
capitale [de la région] d'al-Ahwâz transforme tout Hâîimite qu'elle héberge
en lui conférant une bonne part du naturel et du caractère de ses habitants
à elle. Or, laid ou beau, mal bâti ou charmant, un HâSimite se distingue
toujours, par quelque trait du visage ou du caractère, de [l'ensemble] des
Qurays et des Arabes. 3 Si donc al-Ahwàz peut, sur un Hàëimite, opérer
de telles mutations et quasiment en faire un autre homme, le faire déchoir,
le dégrader et imprimer sur lui ses effets avec une telle évidence, que penser
alors de son influence sur des hommes d'une autre race ? L'esprit taré des
gens d'al-Ahwâz et la nature hostile de leur pays font que, malgré d'im-

1. Cette référence au réel, après tout naturelle dans une œuvre comme les Hayawân,
se constate aussi dans d'autres ouvrages, comme le Baydn ou les Bubalâ', dont le propos
initial se situe non plus dans le monde extérieur, mais dans des considérations morales
ou théoriques. Le souci de localisation géographique, par exemple, distingue radicale-
lement l'étude des mœurs, telle qu'elle est pratiquée dans les Bubalâ', de l'œuvre
d'un La Bruyère ; même remarque pour le Bayân (à opposer, dans le même esprit,
à l'ouvrage d'un Quintilien) : plus de trois cents noms de lieux et autres éléments
géographiques ou toponymiques, organisés autour de quelques grands thèmes privilégiés
qui ne sont autres, déjà, que ces amfâr sur lesquels, après ôàhi?, les géographes insis-
teront : Baçra, Küfa, l'Irak, le Sàm, le Hurâsàn, Médine, La Mekke : cf. l'anecdote
rapportée par Muqaddasï (trad., § 61).
2. Choisie (t IV, p. 140-143) comme exemple des effets ^néfastes du climat. Le choix
de l'interprétation, en quelques passages, s'inspire de l'annotation de l'éditeur. On
lira, p. 142 i.f., muqâm au lieu de ma'àm.
3. Thème traditionnel (cf. Kitâb al-arnfûr, p. 180 sq.), mais qui va être prétexte à un
développement d'inspiration et de ton nouveaux.

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Les orientations décisives du IIIe ¡IXe siècle 49

menses richesses et de vastes domaines, on ne les voit guère aimer, quand


il s'agit de leurs garçons ou de leurs filles, ce qu'on aime d'ordinaire dans
les grandes villes (amsâr), où chacun consent, parfois de façon durable, les
efforts qu'autorisent sa richesse et ses moyens ; or, c'est par l'argent,
comme vous le savez, que les hommes se font connaître : car enfin, il
suffit que quelqu'un, ailleurs qu'à al-Ahwâz, acquière un petit rien pour
qu'aussitôt il ne se sente heureux qu'une fois donnés des précepteurs à ses
enfants et assurées à ses femmes des satisfactions qui n'ont rien à voir avec
celles du passé. Ici au contraire, le sort n'a pas voulu qu'on participe, si peu
que ce soit, aux artisanats célèbres de la terre, aux gloires de la culture ou
aux renommées des écoles. J e n'ai pas vu, aux garçons et aux petites filles
du pays, de bonnes joues rouges, avec du sang à fleur de peau, ni rien
d'approchant. Al-Ahwâz est une machine à tuer l'étranger : non que les
fièvres, en particulier, l'y saisissent plus vite qu'un autre, mais c'est dans
la déclaration de l'épidémie ou dans la disparition de la fièvre que ce pays
marque son originalité. En effet, quand la fièvre, ailleurs qu'ici, abandonne
quelqu'un, cela veut dire qu'il n'en reste en lui aucune séquelle : si elle
l'a quitté, c'est qu'il a trouvé en lui-même le principe de sa guérison, et il
restera guéri aussi longtemps qu'en s'abstenant des mélanges, il ne réunira
pas en ses entrailles des principes de corruption. Tout autre est le cas d'al-
Ahwâz : ici, la fièvre, après avoir quitté le malade, le reprend, qu'il ait ou
non absorbé une impureté ; c'est donc bien qu'il ne s'agit plus ici de glou-
tonnerie, de mélanges ou d'excès, mais que c'est le pays lui-même qui est
en cause. Autre désagrément : al-Ahwâz accumule les vipères dans sa
montagne, qui domine et écrase ses maisons, et les scorpions dans ses
habitations, ses cimetières et les chaires (manâbir) [de ses moquées]. E t s'il
y avait au monde une chose pire que les scorpions et les vipères, al-Ahwâz
n'aurait pas été en reste pour la produire et reproduire. Le malheur est
qu'il existe, au-delà de la ville, sur des terres salées, des étangs aux eaux
lourdes et, dans la ville même, des canaux où viennent se déverser les
conduites d'évacuation des latrines, des eaux de pluie et des bassins à
ablutions. D'autre part, quand le soleil monte et qu'il reste longtemps face
à la montagne, elle attire les scorpions sur ses rocailles ; puis, quand les
pierres, sèches et chaudes, sont devenues comme a u t a n t de tisons, elles
renvoient aux habitants d'al-Ahwâz tout ce qu'elles ont reçu. E t quand la
vapeur malsaine, venue des étangs et des canaux, se conjugue, pour tom-
ber sur la ville, avec le rayonnement de la montagne, l'atmophère se
corrompt et avec elle tout ce qu'elle peut embrasser».
C'est peu que des monographies de ce genre aient été reproduites par des
géographes de tempérament aussi différent que Muqaddasï ou Y â q û t . 1

1. Sur la notice de YâqOt, inspirée de celle-ci, cf. Mu'jam, t. I, p. 286 (rapportée &
Hamdânl). Muqaddasï, quant à lui, déclare, à propos d'al-Ahwâz, qu'elle est « la
poubelle du monde • (mazbalat ad-dunyd : éd. de Goeje, p. 403) et 11 dit de ses habitants

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50 Géographie humaine du monde musulman

N o n s e u l e m e n t elles o n t pu, c o m m e n o u s le v e r r o n s plus loin, p a r t i c i p e r


d i r e c t e m e n t à l ' a v è n e m e n t d ' u n c e r t a i n e s p r i t d e la g é o g r a p h i e arabe,
m a i s a v a n t t o u t , elles o n t , en s y s t é m a t i s a n t l ' é c h a n t i l l o n n a g e des o b s e r -
v a t i o n s e t en é l a b o r a n t , c h e m i n f a i s a n t , l ' é t u d e d u m o n d e à t r a v e r s celle
d e s p h é n o m è n e s h u m a i n s , o u v e r t la v o i e a u x r e c h e r c h e s f u t u r e s e t é b a u -
c h é , d a n s les f a i t s , les différentes c o m p o s a n t e s de la g é o g r a p h i e h u m a i n e ,
à s a v o i r : d ' u n e p a r t , la r e l a t i o n — d é s o r m a i s é t u d i é e e m p i r i q u e m e n t —
d e l ' h o m m e a u m i l i e u p h y s i q u e ( r é p a r t i t i o n des t y p e s h u m a i n s , g é o g r a p h i e
m é d i c a l e , g é o g r a p h i e des r é g i m e s a l i m e n t a i r e s e t de la t o i l e t t e ) e t , d ' a u t r e
part, en un d o m a i n e s é p a r é q u ' a u c u n e p r é f i g u r a t i o n , même lointaine,
d ' u n e a n a l y s e d e t y p e m a r x i s t e ne s a u r a i t , p o u r c e t t e époque, rattacher
a u x données p r é c é d e n t e s , la g é o g r a p h i e des s t r u c t u r e s sociales : c i r c u l a t i o n
des biens et d e s p e r s o n n e s , o r g a n i s a t i o n s p o l i t i q u e s e t g r o u p e s s o c i a u x ,
g r o u p e s r e l i g i e u x e t c o u t u m e s , aires linguistiques e t culturelles.1

qu'« on ne les voit guère, malgré l'abondance des biens, l'incroyable prospérité du
commerce et la qualité de leur artisanat, apporter à l'organisation de leur vie la distinc-
tion que d'autres y apporteraient en pareil cas. Quand leurs enfants sont grands, ils
les chassent à l'étranger et leur imposent l'épreuve du voyage et du gain, les faisant
errer de pays en pays. Le sort leur a refusé toute science et toute culture » (op. et loc. cit.).
Le thème est développé plus amplement, un peu plus loin aussi de l'original gâhi?ien,
p. 410 et 411 de la même édition. Il se retrouve aussi chez Ta'âlibî, Latâ'if al-Ma'ârif,
p. 107-109.
1. Ces différentes composantes d'une géographie ne sont pas à chercher dans le
propos même de l'auteur ( H a y a w â n , t. I, p. 42), qui énumère pêle-mêle divers aspects
de cette culture qu'on appelle adab, mais dans les livres eux-mêmes (selon l'esprit
défini, p. 38, note 2). Sur les types humains, il suffirait de rappeler l'intérêt porté par
Gâhi? à l'étude des peuples et des grands groupes ethniques, principalement Arabes,
Persans, Zang et Turcs. Citons toutefois, à titre d'exemple, Hayawân, t. V, p. 35-36
(théorie de la « maturation » des races).
Sur les considérations médicales et les effets du milieu physique sur l'espèce, cf.
Hayawân, t . I, p. 157 (longévité au Fargâna) ; t. I I I , p. 434-435 (effets du désert sur
les étrangers) ; t. IV, p. 135, 139 (effets du site du Tibet, de Mossoul et du pays des
Zang) ; Bayân, t. I, p. 94 (considérations médicales) ; Bigâl, p. 86 (changement des
caractères acquis d'une race lors du transfert d'un pays dans un autre), etc.
Sur l'alimentation, cf. Hayawân, t. III, p. 525-526 (sur quelques mets des Arabes);
t. IV, p. 46 (sur certains usages alimentaires à al-Ahwâz) ; t. V, p. 429 (sur la fabri-
cation de l'hydromel en Égypte : repris par Ibn al-Faqïh, p. 6 6 ) ; Bubalâ', p. 117 et
passim.
Sur la toilette et le costume, cf. Hayawân, t. IV, p. 172 (sur un rapport inverse entre
fécondité et soins intimes) ; Bayân, t. II, p. 88, 342 ; t. I I I , p. 6, 97, 101, 114 et passim
(considérations générales sur l'habillement et le port du turban) ; Bubalâ', p. 123
(sur les sandales du Sind).
Sur la circulation des biens et les lieux d'origine de divers produits, cf. Hayawân,
t. I I I , p. 143 (sabres hindous); Bubalâ', p. 59, 66, 78-79 et passim; sur la circulation
des personnes, cf. Bubalâ', p. 123.
Sur les groupements ethniques ou sociaux impliqués dans les luttes politiques, cf.
Bubalâ', p. 60-61, 105 ; sur la poste, long exposé dans BiQâl, p. 55-72.
Sur les religions, cf. Hayawân, t. V, p. 157 sq. (Juifs, Zoroastriens, Chrétiens), 327-328

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Les orientations décisives du IIIe//Xe siècle 51

Ce à quoi aboutit ainsi l'œuvre gâhizienne, c'est à peindre, a u sein


d'une création totale 1 et en relation avec elle, les activités et les a t t i t u -
des de l'animal humain. Il y a donc plus q u ' u n e découverte de thèmes : u n
esprit, dont la littérature géographique, après ôâhiz, profitera et s'ins-
pirera. Même s'il est abusif, au sens moderne du mot, de parler d ' u n h u m a -
nisme de Gâhiz, convenons du moins qu'il est le premier, en l ' é t a t actuel
de nos connaissances, à poser le problème de l'homme dans le monde,
particulièrement en ces Hayawân qui, sous les fioretti de l'adab, sont, t o u t
a u t a n t q u ' u n e anthologie d'histoire naturelle, une revue de la création :
« Sachez, écrit ô â h i z 2, que le caillou n'est p a s moins p r o b a n t de Dieu
que la montagne, ni le corps h u m a i n que la v o û t e céleste qui embrasse notre
monde. Dans ce domaine, le petit et l'insignifiant sont du m ê m e ordre q u e
l'immense et l'important. Ce ne sont pas les choses, dans leur réalité,
qui diffèrent, mais seulement les hommes qui les interprètent». E t , après
avoir développé le thème selon lequel, en matière d'études zoologiques,
les critères h u m a i n s de b e a u t é et d'utilité, de mal ou de bien, ne sauraient
avoir cours, Gâhiz, plus loin, insiste encore : « L a grenouille n'est pas plus
probante de Dieu que le papillon ». 3 Ainsi, l'étude du réel, sans aucune
exclusive, est désormais fondée en droit : de m ê m e que la géographie astro-
nomique se prévalait des desseins divins pour justifier de sa nécessité,
de même, avec Gâhiz, au nom du même principe, on assiste à la promotion
littéraire des choses et des êtres. Dans cette création totale, qui embrasse
le cloporte comme l'ange, l'homme trouve à la fois sa limite et sa gloire.
Limite, car, réintégré dans les hiérarchies de l'univers, il est situé sous les
anges et assimilé à une espèce animale parmi d'autres, celle des a n i m a u x
à poils, rapproché du singe, e t sa voix mise en parallèle avec celle du chat.
Mais gloire de cet « hominien », car non seulement, placé, de par sa nature,
à mi-chemin de l'échelle de la création, il en est le centre et, à ce titre, le
représentant le plus souvent cité, mais surtout, s'il se distingue des autres
animaux, c'est moins p a r ses traits physiques que par l'ensemble des
qualités de l'intellect qui le font précisément homme : sens associatif
(igtimâ'), de la communication (bayân), usage de la main, calcul, écriture,
surtout — en un rappel des données fondamentales du mu'tazilisme —
capacité d'agir (istitâ'a), et celle-ci, qui a été donnée aussi a u x êtres supé-

(sur les rapports entre religion et intelligence) ; t. VII, p. 25-29 (sur la circoncision) ;
sur quelques coutumes, cf. Hayawân, t. VI, p. 145-147 (jeux des Arabes) ; Bubalâ',
p. 83 (usages de la table chez la petite noblesse terrienne d'origine persane).
Quant aux considérations linguistiques et culturelles, cf. Hayawân, t. IV, p. 21-23 ;
t. V, p. 289-290 ; Bubalâ', p. 122 ; Bayân, t. I, p. 18, 92, 144 ; t. II, p. 323 et passim.
1. On voit qu'il ne s'agit pas seulement de création animée, comme le titre de Haya-
wân le laisserait croire.
2. Hayawân, t. III, p. 299.
3. Ibid., p. 371.

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52 Géographie humaine du .nonde musulman

rieurs, djinns et anges, fixe à l'homme son rôle d'animal pensant et sa


place : à l'articulation des deux cycles biologique et céleste. 1
La même nouveauté règne dans les méthodes : le discours se caractérise
par l'insistance qu'il apporte à mettre en valeur les tableaux vécus :
« J'ai vu, chez nous, à Basra», ne cesse de répéter ûâljiz, préfigurant par
là une mise en avant de l'anecdote personnelle qui va jalonner les meilleures
pages d'un Ya'qûbï ou d'un Muqaddasï. « J'ai fréquenté, dit un des héros des
Buhalâ'a, les grands et les pauvres, j'ai servi les califes et les mendiants,
j'ai eu commerce avec les ascètes et les brigands, j'ai fréquenté les prisons
comme j'ai assisté aux réunions pieuses, j'ai été allaité aux bonnes et aux
mauvaises mamelles du destin et j'ai connu des époques fertiles en évé-
nements curieux». E t Muqaddasï, un peu plus d'un siècle après, sur le
même thème 3 : « J'ai étudié le droit et les lettres, pratiqué l'ascétisme
et la dévotion, enseigné le droit et les lettres, fait le prône en chaire, appelé
à la prière sur les minarets, tenu le rôle d'imam dans les mosquées, pro-
noncé les sermons dans les mosquées-cathédrales, fréquenté les écoles,
invoqué Dieu dans des réunions, pris la parole à des séances, partagé le
pâté des mystiques, le potage des moines et la bouillie des matelots, dé-
guerpi des mosquées la nuit, voyagé dans les solitudes, erré dans les
déserts, pratiqué souvent et sincèrement l'abstinence, et puis mangé
ouvertement des aliments interdits, acquis l'amitié des dévots de la
montagne du Liban et fréquenté quelquefois les gouvernants, possédé
des esclaves et puis laissé charger des paniers sur ma tête, manqué de peu
et à plusieurs reprises la noyade, vu la route de mes caravanes coupée,
servi les cadis et les grands, adressé la parole aux puissants et aux vizirs,
lié amitié, chemin faisant, avec les libertins, vendu des produits au marché,
connu les prisons ou les accusations d'espionnage. » Ainsi, ce qui, après

1. Sur la création des êtres supérieurs, djinns et anges, eux aussi rangés en classe»
hiérarchisées (marâtib), cf. Hayawân, t. I I I , p. 231-235 (discussion sur les ailes des
anges) ; t. VI, p. 190-194.
Sur l'homme défini comme animal à poils, cf. Hayaœdn, t. V, p. 484 ; semblable
au singe : t. I, p. 2 1 5 ; rapproché du pigeon : t. I I I , p. 163-168, 211 et passim; changé
en cochon : t. IV, p. 72 (donné sous toutes réserves par Gàhi? ; sans doute réminiscence
de contes d'origine grecque (épisode de Circé) : cf. Griinebaum, op. cit., p. 331-332 ;
notation probante, toutefois, car elle s'inscrit dans la même intention de ne pas isoler
l'homme dans la création, mais au contraire de le relier aux autres espèces) ; sa voix
mise en parallèle avec celle du chat : t. IV, p. 21-23, avec, en manière de conclusion :
i quand les manifestations de la connaissance et des besoins sont rares, rares sont aussi
les manifestations de l'émission de la voix ».
Sur les références concernant l'homme dans son ensemble, cf. Hayawân, index,
s.v. «insân». Sur les caractéristiques intellectuelles de 1'« hominien», cf. t. I, p. 42 sq.,
71 ; sur Vistitâ'a, cf. t. V, p. 442-453, où l'homme est présenté comme l'animal qui doit
penser et bien penser (fonction rendue d'autant plus nécessaire par le rappel de l'exempla
des anges et peuples châtiés).
2. Buhalâ', p. 59 (extrait d'un ensemble beaucoup plus long : p. 56-62).
3. Éd. de Goeje, p. 44 (extrait de p. 43-45) ; trad., § 83-87.

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Les orientations décisives du II Ie//Xe siècle 53

ô â h i z , gagne droit de cité dans les lettres arabes, même à travers la simple
imitation d'un modèle, c'est l'observation empirique, fondée en droit
dans le TarbV et en fait dans les Hayawân et dans toute l ' œ u v r e gàhi-
zienne, c'est l'aventure personnelle, toute cette magie de l'instant vécu,
de ce ' i y â n 1 dont Muqaddasï fera l'un des fondements de sa méthode.
Allons plus loin : quand on f a i t la somme des passages où un auteur comme
celui-ci se réfère à sa propre expérience, on peut dire que, sur bien des
points, l'attitude de la meilleure géographie arabe n'est guère autre chose
que la systématisation de la référence personnelle dont Gâhiz a jeté les
bases vers le milieu du m e / i x e siècle, avec cette réserve essentielle, que
l'expérience du réel devient objet même de recherche, et non plus seule-
ment, comme chez Gâljiz, contexte ou illustration, ce qui a pour corollaire,
quelquefois dans les intentions et presque toujours dans les faits, une
présentation sobre, voire sèche, laissant peu de place aux considérations
morales et aux soucis de style qui font, ici, la différence fondamentale
d'avec la "manière d'un Gâhiz.2
N e confondons pas pourtant, en la matière, l'apparence extérieure d'une
écriture, le jeu des mots, bref ce qu'il est convenu d'appeler, comme plus
haut, le style, dont la fonction est l'expression d'une pensée, avec la f o r m e
même de l'esprit qui la pense, f o r m e que le style, certes, n'a pas pour
objet d'exprimer, à de rares exceptions près, mais qu'il ne peut s'empêcher

1. Ce sens de l'observation et du détail concret a été bien|mis"en lumière ¡par C. Pel-


lat ( M i l i e u , p. 63, 223-224 et passim). Comme exemples de références à une obser-
vation personnelle, citons Bijjâl, p. 54; Bubalâ', p. 25; Hayawân, t. I I I , p. 261;
t. IV, p. 316 ; t. V I I ; p. 41. Formulation très nette du même principe, t. I I I , p. 361 :
« Les choses ne sont pas comme les gens le prétendent, et il n'est pas d'erreur plus
scandaleuse, de théorie plus ridicule ni plus révélatrice d'un entêtement forcené ou
d'une légèreté par trop grande que de parler en sachant qu'on va contre l'observation
du réel ».
2. Sur les intentions^ parfois ¡contradictoires, d'un Muqaddasï en matière de style,
cf. trad., § 16-17, 20. Chez lui, écrire se caractérise finalement par une application
mécanique des règles stylistiques d'alors, non par une recherche, avec ce que cela com-
porte, comme chez Gàhi?, de souplesse : cf. infra, chap. I X . Sur le style de Ôâhi?, cf., en
attendant l'étude souhaitée par C. Pellat ( M i l i e u , p. 146), les remarques pertinentes
de J. M. Abd-el-Jalil, Littérature, p. 114 (avec citation de W . Marçais). Par considé-
rations morales, j'entends le propos du moraliste, ce qu'est Gàhi? à bien des égards,
et non une intention moralisatrice à la mode d'Ibn al-Muqaffa' : ce dernier aspect
de l'adab, s'il est encore, stylistiquement parlant, présent dans certaines œuvres de
Gâhi? (cf. supra, p. 44, note 3), ne subsiste plus dans les textes géographiques qu'à
l'état de vestiges (cf.. supra, p. 20 et note 4) et disparaît complètement chez un auteur
comme Muqaddasï. Muqaddasï lui-même laissait entrevoir la double nécessité de
systématisation et de dépouillement lorsqu'il déclarait (trad., § 13 bis), à propos du
Kitâb al-am$âr, que ôâhi? avait inséré dans son livre, « pour détendre un lecteur qui
s'ennuierait», des incidentes et des anecdotes, à dire le vrai un peu moins qu'Ibn
al-Faqïh, mais encore trop sans doute dans un livre de dimensions restreintes (§ 13).
Même attitude chez Mas'udï, Prairies, t. I, p. 206-207 (cité dans Pellat, Milieu, p. 68,
note 7).

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ol Géographie humaine du monde musulman

de trahir. Si donc nous voulons étudier la pensée, non plus dans son contenu
comme tout à l'heure, mais dans sa l'orme, ne reslons pas confinés dans les
limites de son expression, qui, n'en étant que l'épiphénomène, demeure
ambiguë et fuyante à l'examen — puisqu'aussi bien, si son existence est
nécessaire à la pensée, sa spécificité, elle, ne l'est pas — et attachons-nous
plutôt à ce qui lui préexiste, c'est a-dire aux démarches mêmes de la
pensée, aux structures et aux attitudes mentales, telles qu'elles appa-
raissent au travers, et presque à F insu, des fantaisies de l'expression. Si
donc, en ce domaine, nous recherchons les points de comparaison possibles,
que constatons-nous ? Comme fxâhiz, des auteurs aussi représentatifs,
dans diverses tendances de la géographie, qu'Ibn Hurdâdbeh, Ibn Rusteh,
Ya'qûbï ou Muqaddasî ont lendance à procéder, dès qu'ils s'évadent du
cadre de l'observation partielle, et de la monographie pour tenter de
s'élever à des considérations générales, par le schéma classique du cata-
logue, dont la devinette, les listes de spécialités (hasâ'is) ou rémunération
ne constituent guère qu'autant de spécimens. 1 E t même dans la des-
cription détaillée, je note les mêmes symptômes, la même propension à une
systématique rudimentaire : une notice comme celle d'al-Ahwâz préfigure,

1. Cf., chez Gâhiz, Buhala , p. 78 (les vipères du Siëistân.î les serpents d'Ëgypte et
les couleuvres d'al-Ahwâz), 79, 1. 12-13 (liste de spécialités); Hayawân, t. IV, p. 106
(sur les particularités de quelques pays) ; t. VII, p. 230 (énumération de lieux avec indi-
cation des effets correspondants sur la psychologie des hommes). Plus probante est
la citation de ûâhiz par Muqaddasî — dans l'esprit sans doute du Kitâb al-am?âr —,
qui s'intègre parfaitement (trad., § 61) à un chapitre entièrement consacré à un cata-
logue des spécialités (hasâ'is) des pays (catalogue de même esprit chez Ibn al-Faqîh,
p. 92-93) ; comparer de même Bayân, t. II, p. 297 : « Nous n'avons pas vu de ville plus
proche qu'al-Ubulla, ni plus douce pour l'eau, plus égale pour les montures, plus
favorable aux commerçants, plus secrète aux gens pieux... » et Muqaddasî, § 63 : « Point
de gens aussi nombreux ni aussi ignobles que les chantres de Nïsâbûr, ni aussi avides
qu'à La Mekke, ni plus pauvres qu'à Yatrib, ni plus chastes qu'à Jérusalem », § 78
(classification des caractéristiques des adeptes des diverses écoles juridiques), etc.
Présentations de même esprit chez Ya'qubi (trad., p. 5, à propos de la population de
Bagdad : « Nul n'est plus instruit que leurs savants, mieux informé que leurs tradi-
tionnistes, mieux doué pour le raisonnement que leurs théologiens, plus fort en syntaxe
que leurs grammairiens, plus sûr que leur lecteurs, plus expert que leurs médecins », etc. ;
trad., p. 235 [citation de Ya'qubi par Nuwayri : sur les différentes catégories de musc]) ;
Ibn Rusteh (trad., p. 122 : « Ni au Yémen, ni au Tihama, ni au Hidjaz, on ne rencontre
une cité plus grandiose, plus populeuse, où les richesses soient plus abondantes, la
nourriture plus délicate », p. 147-148 : énumération des richesses de Rome, etc.) ; Ibn
Hurdàdbeh (beaucoup plus rarement : cf. infra, p. 56 et note 3 ; voir toutefois trad.,
p. 123, 133 : « La ville la plus favorisée de la nature est ar-Rayy, avec ses beaux quartiers
d'as-Sorr et d'as-Sarbân ; celle qui l'emporte par l'industrie de l'homme est Djordjân ;
la ville la plus productive, Naisâbour»); Ibn al-Faqîh, p. 29 (sur les mérites de la
Yamàma), 35 (sur le Yémen), 92, etc. (le même auteur développe également le thème
de la répartition [exemple p. 84 : « La violence a été répartie en dix parts, dont neuf
sont allées aux Berbères et la dixième au reste de l'humanité » ; cf. également p. 92]).
Sur ce mode de pensée, voir références ci-après, p. 55, note 2.

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Les orientations décisives du 1 i ¡''¡IX' siècle 55

les considérations du moraliste mises à part, deux démarches f o n d a m e n t a -


les de l'esprit des géographes : d ' u n e p a r t le pointillisme de l'observation
c o n j u g u é avec l'aptitude, concurrente et concomitante, au tableau d'en-
semble 1 et, d ' a u t r e p a r t — et c'est ici que nous retrouvons la t e n d a n c e
signalée —, la systématisation, en ce domaine, de l'opposition t r a d i t i o n -
nelle des vieux t h è m e s arabes de la satire et du panégyrique, des qualités
et des d " luts ( a l - m a f â h i r wa l-matâlib), appliquée soit à un sujet unique
source ... , • 'rmiietjons. soit à plusieurs sujets soumis à des j u g e m e n t s
en f o r m e de confrontations, de hiérarchies ou de parallèles. 2
Cet engouement pour t o u t ce qui est comparaison, catégories, classi-
fication, échelle ue valeurs n'est certes pas un t r a i t distinctif du seul
û â h i z , et lui-même rapporte du reste expressément à des dictons ou à
l'opinion générale quelques-unes de ces sentences. Aussi bien la l i t t é r a t u r e

1. Comparer la n o t a t i o n de Gâhiz sur les joncs des e n f a n t s , d a n s la notice sur al-Ahwàz


(supra, p. 49), avec M u q a d d a s ï , éd. de Goeje, p. 397 (à propos d ' u n insecte analogue
au ver luisant : « L a région de l'incandescence, vue au j o u r , est verte»). Sur le parallé-
lisme pointillisme-vue d'ensemble, cf. p a r exemple Ibn H a w q a l , p. 419 (« B u s t est,
a p r è s Zarang, la plus grande ville sur le territoire du Sigistân. C'est u n toyer de pesti-
lence. On s'y habille c o m m e en Irak, et o n y r e t r o u v e noblesse et aisance. On y voit
des maisons de commerce qui f o n t le relais avec l ' I n d e , des palmiers, des raisins. C'est
u n p a y s t r è s fertile. ») et Muqaddasï, t r a d . , § 148-149, qui j u x t a p o s e , à p r o p o s de
Tibériade, les n o t a t i o n s sur le gravier de la mosquée à : « T o u t le p o u r t o u r d u lac est
j a l o n n é de villages et de palmiers, et les b a t e a u x y v o n t et viennent... La m o n t a g n e ,
t r è s h a u t e , domine le p a y s ».
2. Sur le double c o u r a n t satirique et p a n é g y r i q u e et l'esprit de classification (parti-
cularités, mérites, d é f a u t s ) , cf. K r a t c h k o v s k y , p. 124 (128 i.f.), 128 (132), 162 (166 i.f.)
( a v e c accent mis sur la période u m a y y a d e ) ; Blachère, Littérature, t. I, p. 24 sq., 30 sq.
( a v e c n o t a t i o n des contradictions du c a r a c t è r e arabe d a n s la ô â h i l i y y a ) ; G r u n e b a u m ,
op. cit., p. 287 sq. ; Sauvaget-Cahen, Introduction, p. 2 5 ; A. Trabulsï, La critique
poétique chez les Arabes, D a m a s (IFD), 1956, p. 215 sq. L ' a p p l i c a t i o n des d e u x t h è m e s
c o n j u g u é s (cf., p o u r Gâhiz, Pellat, Milieu, p. X I I , note 1, et aussi la Risdla fi manâqib-
ai-Turk, p. 45, qui f a i t des mafâbir wa l-matâlib u n t h è m e obligé des connaissances
h u m a i n e s ) est une c o n s t a n t e chez les géographes. On se référera, à t i t r e d ' e x e m p l e ,
à la notice d ' I b n H a w q a l citée à la n o t e précédente, et à ce passage, choisi e n t r e t a n t
d ' a u t r e s , de M u q a d d a s ï (éd. de Goeje, p. 118) : «Baçra a des bains excellents, poisson
e t d a t t e s à profusion, v i a n d e , légumes, cotonnades, laitages, science, négoce. Malheu-
r e u s e m e n t , l'eau y est insuffisante, le climat c h a n g e a n t et pestilentiel, les séditions
extraordinaires». U n tel mécanisme m e n t a l de compensation était d é j à dans la notice
de (jâhi? sur al-Ahwâz, où la pestilence v i e n t à r e n c o n t r e du b o n h e u r suggéré de l'eau
vive, l'avarice à r e n c o n t r e de la richesse ; il est plus n e t toutefois, s'agissant t o u j o u r s
de ô â h i ? , lorsqu'il est appliqué à une collection de s u j e t s : cf. Bukalâ', p. 116 : « Il est
c o u r a n t de dire que l'eau d u Tigre et de l ' I n d u s est plus salubre que celle de l ' E u p h r a t e
e t d u fleuve de Bactres..., que l'eau proche des n a p p e s de n a p h t e est plus p r o f i t a b l e que
celle qui se r e n c o n t r e près des nappes de goudron » (inspiré de la t r a d . de C. Pellat,
p. 140-141); cf. encore Hayawân, t. I, p. 157 (sur les durées de la vie en divers p a y s ) ;
Fahr as-Sùdân, p. 67-68 (sur les qualités intellectuelles comparées des divers groupes
h u m a i n s ) ; et les références portées ci-dessus, p. 54, note 1, auxquelles n o u s n o u s en
t i e n d r o n s également p o u r les comparaisons établies p a r les géographes entre des s u j e t s
différents.

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56 Géographie humaine du monde musulman

arabe, avec Ibn al-Muqaffa' notamment, en offrait déjà avant lui de nom-
breux exemples. 1 II n'entre pas dans les limites tracées à notre recher-
che de déterminer la part respective des influences arabes, grecques ou
orientales dans l'élaboration de pareils schèmes de pensée.11 Constatons
simplement qu'au niveau littéraire, ûâbiz leur a donné définitivement des
lettres de noblesse et qu'ainsi, après avoir introduit, on l'a vu, une méthode
nouvelle d'investigation des faits, son prestige accrédite, pour leur exposé,
des méthodes traditionnelles. Et la meilleure preuve en est qu'un Ibn
tJurdâdbeh, moins à cause d'une manière qui lui serait propre que parce
que, contemporain ou presque de GShiz, il ne subit pas encore son in-
fluence de façon aussi pregnante que les générations suivantes, éprouve
beaucoup plus de répugnance, non pas à penser de la sorte — qui le saura
jamais ? —, mais à écrire dans cet esprit, je dirais presque : à écrire tout
court, dans la mesure où un tel acte, le libérant de la notation technique et
quasi arithmétique à laquelle il entendait se borner, l'eût engagé, venant,
comme d'autres, quelques décennies après, à se livrer ou, à tout le moins
porté à se trahir. Il suffisait, en d'autres termes, de donner à une certaine
formulation de l'œuvre littéraire le temps de devenir classique et de
s'inscrire dans les faits pour qu'on la vît ensuite s'appliquer tout naturelle-
ment à des domaines comme l'exposé des itinéraires, où l'on n'eût pas
pensé peut-être, au temps qu'elle s'élaborait, qu'elle dût un jour trouver
place. 3

1. Cf. Gâhi?, HayawOn, t. "VII, p. 203 (devinette sur les choses les plus étonnantes
au monde) ; Fahr as-Sûdân, p. 58 : « D'après Luqmân, il est trois sortes d'hommes
qui se révèlent dans trois sortes de circonstances : le sage face à la colère, l'intrépide
face à la crainte, le frère face à tes besoins ». Pour Ibn al-Muqaffa", cf. Kallla, trad.,
p. 56-57, 96, 116, 147, 150, 161, 181, 183, 191 et surtout 214-225, long écheveau de ces
sortes d'apophtegmes, dont nous extrayons celui-ci : « Il est trois solitudes : celles
d'une mer sans eau, d'un pays sans roi et d'une femme sans époux». Dans la même
tendance naturelle à classer, citons la variante de la chaîne (exemple pris, entre t a n t
d'autres, à VAdab a$-sa<jir, p. 11) : « Toute créature a une tendance, toute tendance
une fin, toute fin un moyen ». Nombreux exemples aussi dans le Kallla, trad., p. 41,141
et passim. Pastiche de ce style dans Hamadânl, maqâma cjâhiiiyya (éd. M. 'Abduh,
op. cit., p. 75).
2. Sur les influences qui ont façonné l'adab, cf. Griinebaum, op. cit., p. 278-282.
L'universalité de cet esprit apparaît bien comme une constante — mais comment
situer les influences possibles ? — dans les mondes hellénistique, romain et oriental :
sans parler, par exemple, du goût de la comparaison qui est une des prédilections de
l'expression poétique en grec et en latin, on retrouve chez un Sénèque, sur le thème de
la vertu, les mêmes développements que dans la prose moralisante de l'adab (cf. De
constanlia sapientis, III-VI, et préface de 'Ali b. a5-§àh al-FàrisI au Kalila, trad.,
p. 291).
3. Ce que nous savons de la vie d'Ibn Hurdâdbeh, et ce qui e s t ' d i t par ailleurs de
son œuvre, historique ou autre (cf. Mas'ûdï, Prairies, t. I, p. 13 ; de Goeje, introd. au
Kitâb al-masâlik wa l-mamâlik, p. X I - X I I ; R. Blachère, compte rendu de la publ.
du Kitâb al-lahw wa l-malâhi par 'A. Khalifé, dans Arabica, V I I I , 1961, p. 102) nous
inclinent à penser que nous avons affaire à un homme représentant assez bien le type

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Les orientations décisives du IIIe ¡IXe siècle 57

Le K i t â b a l - a m s â r w a 'agâ'ib al-buldân : géographie et tradition

D e l ' œ u v r e q u e G à h i z a v a i t réservée a u x p r o b l è m e s s t r i c t e m e n t g é o g r a -
p h i q u e s , nous n e c o n s e r v o n s q u e q u e l q u e s e x t r a i t s . N o u s n e p o u v o n s
c e p e n d a n t n o u s en désintéresser, e n droit ou e n fait. E n droit, c a r l'in-
f l u e n c e du Livre des métropoles et des curiosités du monde a é t é m a n i f e s t e
sur les a u t e u r s g é o g r a p h i q u e s des m e / i x e et i v e / x e s i è c l e s . 1 E n fait, car,
si u n e certaine p r u d e n c e reste de m i s e q u a n d il f a u t juger une œ u v r e
ainsi mutilée, le v o l u m e substantiel de c e s f r a g m e n t s limite d ' a u t a n t p l u s
le péril que le Kitâb al-amsâr n ' é t a i t s a n s d o u t e pas u n e œ u v r e m o n u m e n -
t a l e 3 , e t donc q u e le rapport du v e s t i g e au t o u t reste satisfaisant.
Ce q u i frappe à la première lecture de l'œuvre, c'est la part é n o r m e q u ' y
t i e n t la tradition, e t particulièrement la t r a d i t i o n a r a b e . 3 On v e r r a i t
alors, dans c e t t e t a r d i v e c o m p o s i t i o n des t o u t e s dernières a n n é e s de l a
v i e de ( j â h i z * , la m a r q u e d'une retraite où les i n q u i é t u d e s de la j e u n e s s e ,
les p r é o c c u p a t i o n s de l'âge mûr, s ' e s t o m p e n t d e v a n t la résignation, l e s
n é c e s s i t é s de la p r u d e n c e 5 , p e u t - ê t r e aussi le désir sincère du vieillard d e

même de l'adib. Or, son œuvre géographique, qui nous occupe seule, semble assez
peu ouverte, en sa technicité, aux thèmes et aux schèmes de pensée dont il est ici
question, sauf dans certains passages (cf. citation, p. 54, note 1) qui posent précisément,
selon nous, le problème de l'ouverture du genre technique qu'est la géographie d'alors
aux influences proprement littéraires. Nous sommes en effet, avec ces passages, dans
une zone du livre qui représente un ensemble d'adjonctions apportées, jusque vers 272
de l'Hégire (date de parution d'une seconde et définitive version), à une première
rédaction de l'œuvre (en gros, les itinéraires et la description des quatre • quarts » de
la terre) faite, elle, en 232 de l'Hégire (cf. de Goeje, introd., p. XVIII, XX). Or, dans
la même zone de l'ouvrage, soit trad., p. 132, nous retrouvons — et nous n'avons
aucune raison de penser qu'il s'agit là d'une glose — la notice de Gâhi? sur al-Ahwâz,
avec mention expresse du nom de cet écrivain et reprise des termes mêmes de son
texte (exemple : magnat"" hamrû'" : teinte rosée des pommettes). Que le présent
emprunt ne remonte pas à la version de 232 ne peut raisonnablement être mis en doute,
en raison, on l'a dit, de sa localisation dans l'ouvrage et aussi du fait que la version
de 232 et les Hayawân sont quasiment contemporains (cf. supra, p. 38 . note 2). Ainsi
donc, la version définitive qui est donnée du Kitâb al-masâlik iva l-mamâlik en 272,
soit dix-sept ans après la mort de Gâhi?, fait la place, contrairement à la version de 232,
aux thèmes propres à Vadab et à son maître prestigieux : les merveilles et les particu-
larités de la terre et des régions. Volonté, par conséquent, de se mettre au goût du jour
et d'appliquer au genre des itinéraires les nouvelles formes littéraires.
1. Il est cité notamment par Ibn al-Faqïh, Mas'udï, MuqaddasI (cf. index de ces
auteurs), inspire Ibn Rusteh (trad., p. 60-63 : Hayawân, mais peut-être tout aussi bien
Amsâr [cf. p. 187 s?.]), Qudâma sans doute (cf. A. Makkï, Qtidâma b. Ga 'far et son œuvre,
p. 275-276). Ya'qûbï, en revanche, semble suivre une documentation originale (déjà
signalé par Sauvaget [Relation, p. XXVIII]).
2. Cf. MuqaddasI, trad., § 13, 13 bis.
3. Cf. par exemple le thème des QurayS : p. 174-187.
4. Composé en 248/862 (cf. p. 181), le Kitâb al-amçâr est antérieur de sept ans à
la mort de son auteur.
5. Cf. Pellat, dans El (2), t. II, p. 397 [1].

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58 Géographie humaine du monde musulman

s'endormir dans la sérénité des valeurs traditionnelles. 1 On conviendrait


alors que le propos avoué du livre, à savoir l'étude des rapports de l'homme
à son environnement spatial et temporel, jure quelque peu avec sa mise
en œuvre, laquelle revient, pour une large part, à accréditer littérairement
des thèmes traditionnels.
L a part faite à ces derniers, on peut toutefois interpréter la « retraite »
de Gâhiz sur un a u t r e plan : que Mas'ûdï lui reproche 2 de parler de géo-
graphie sans avoir voyagé ou MuqaddasI 3 d'écrire un opuscule avare de
renseignements précis, revient à dire que la science des Amsâr est une
science de cabinet, spéculative, générale et abstraite, l'antithèse de celle-là
même que préconisent, environ un siècle après, deux des plus brillants
défenseurs de la géographie sur le terrain. Le procès d'intention ai; • ; fait
à Gâhiz et à son « opuscule» illustre bien cette vérité, que le b u t de Gâhiz
n'est pas de donner, comme d'autres, une somme de renseignements
techniques, mais seulement les conclusions d'une réflexion d'ensemble
sur le phénomène humain : géographie « générale» donc, qui, tablant sur
les illustrations déjà données dans une œuvre immense •», fait le point en
se contentant de fournir les clés de quelques mécanismes fondamentaux
des associations de l'homme à son milieu, naturel ou social. On reste
ainsi, malgré les apparences, dans la ligne du TarbV, puisque aussi bien
la tradition n'intervient jamais de son propre poids, mais en fonction des
exigences du contexte : présentée non pas en soi, comme une pièce indis-
pensable de la culture, mais dans le cadre général de l'illustration d'un
phénomène, essentielle donc en vertu non de son donné, mais de sa capa-
cité démonstrative. 5
Vue sous l'angle de la géographie humaine, l'œuvre de Gâhiz apparaît
donc comme mue par un ordre interne qui demeure, sous les fantaisies de
l'expression 6 : ordre dû à la continuité d'une réflexion sur la situation
de l'homme dans le monde et à une méthode qui fait reposer sur l'observa-
tion et sur l'analyse l'élaboration des lois réglant les mécanismes généraux
et les attitudes fondamentales de l'être humain. Œ u v r e essentielle donc,
puisqu'elle offre à la géographie, sinon un donné — qui n'intervient ici

1. Ainsi s'expliquerait l'importance donnée a u x thèmes arabes, que Gâhi? d'ailleurs,


on l'a vu, n'a jamais reniés.
2. Prairies, t. I, p. 206.
3. Cf. supra, p. 57, note 2.
4. «Toutes choses déjà illustrées dans nos livres» (p. 186).
5. Interprétation du thème des QurayS e t des Banü HâSim dans le cadre de l'étude
de l'influence des infrastructures économiques (guerre ou commerce) sur les mœurs
(p. 174 sq.), réintroduction du thème traditionnel de l'attachement au pays (al-hanin ilâ
l-awtân) comme fondement essentiel des sociétés humaines (p. 171 i.f.), même attitude
pour le thème du voyage et de l'exil (igiirâb), explicitation, à propos du parallèle rebattu
entre Basra et Küfa, de quelques faits relatifs a u x mécanismes des prix (p. 200-201) etc.
6. A u demeurant pas toutes imputables à ô â h i z : cf. supra, p. 38, notes 1, 2.

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Les orientations décisives du III0//Xe siècle 59

q u ' à l'occasion et sur le m o d e de l'exemple — , d u moins u n esprit et u n


p r o g r a m m e . C o m m e n t expliquer alors les réserves d ' u n Mas'ùdï ou d ' u n
M u q a d d a s ï ? Sans doute, selon nous, p a r le m ê m e p h é n o m è n e déjà si-
g n a l é 1 : leur position est justifiée non p a s vis-à-vis du Gâhiz q u e la criti-
q u e c o n t e m p o r a i n e nous r e s t i t u e sur le p l a n de l'histoire, mais vis-à-vis d u
personnage d e Gâhiz t e l q u e l'a déjà élaboré p o u r e u x la légende. L a
subtilité d ' u n e réflexion sur Gâhiz et sur les c o n s t a n t e s profondes d e
son œ u v r e a échappé, semble-t-il, à ses c o n t e m p o r a i n s , puis à ses succes-
seurs, q u i l ' o n t pris p o u r modèle sans d o u t e , m a i s d a n s l'ordre superficiel
de l ' a p p a r e n c e 2 : d u coup, la t r a d i t i o n d e v i e n t c u l t u r e en soi et le m e r -
veilleux ('agïb), de source de réflexion qu'il était, va, p a r le simple j e u
de la r e d i t e et du plagiat, grossir l'arsenal des t h è m e s éculés. E n p r o t e s t a n t ,
au nom de principes p a r f a i t e m e n t valables p a r ailleurs, c o n t r e la géogra-
phie de Gâhiz, Mas'ùdï et M u q a d d a s ï f o n t donc la p r e u v e que, lorsqu'ils
lisent son t e x t e , ils sont prisonniers d ' u n e légende qui les empêche d ' e n
saisir la véritable signification. Mais l ' a t t i t u d e mentale, si elle explique
ce p h é n o m è n e , ne s'explique pas elle-même. D ' a u t r e s phénomènes, e x t r ê -
m e m e n t précis, o n t joué à sa naissance e t c o n t i n u e n t de j o u e r chaque fois
qu'elle i n t e r v i e n t , m ê m e et s u r t o u t de f a ç o n inconsciente. Dès l ' é p o q u e
de Gâhiz, l'histoire n o t e u n e certaine t e n d a n c e , politique et religieuse,
à freiner le m o u v e m e n t d ' e x p a n s i o n de la recherche et de la spéculation
m u s u l m a n e s , ou, si l'on préfère, de Yadab tel q u e le c o m p r e n a i t Gâhiz,
p o u r le g a u c h i r au profit d ' u n e t r è s jalouse orthodoxie. E t Gâhiz ne f û t
p e u t - ê t r e p a s devenu, d a n s la légende, u n a i m a b l e a m u s e u r et rien d ' a u t r e ,
si, face a u m o u v e m e n t que nous savons, nous, qu'il r e p r é s e n t e histori-
q u e m e n t , u n a u t r e ne s ' é t a i t manifesté, q u ' I b n Q u t a y b a incarne au pre-
mier chef.

Ibn Qutayba : les exigences de l'orthodoxie

L a critique c o n t e m p o r a i n e assigne à I b n Q u t a y b a u n rôle f o n d a m e n t a l


d a n s le vieillissement de la culture arabo-islamique e n t a m é a u déclin d u
m e / i x e siècle. 3 Elle oppose, à l'inquiétude et à la recherche de Gâhiz,

1. Cf. supra, p. 37, n o t e 4 et p. 45, et l'art, d e C. P e l l a t , dans El, loc. cil.


2. A g r é m e n t d u s t y l e , détails curieux, e n j o u e m e n t , cocasserie, etc.
3. Cf. ¡G. L e c o m t e , Ibn Qutayba, D a m a s ( I F D ) , 1 9 6 5 ; A b d el-Jalil, Littérature,
p. 122 ; C. P e l l a t , « Ibn Q u t a y b a e t la culture arabe », dans Mélanges Taha Husayn,
Le Caire, 1962, p. 29-37 (en arabe) ; du m ê m e , « L e s é t a p e s de la d é c a d e n c e culturelle
d a n s les p a y s arabes d'Orient », d a n s ASI, p. 81 sq. V o i r le p o i n t de v u e traditionnel — e t
dépassé — d a n s M. G a u d e f r o y - D e m o m b y n e s , i n t r o d u c t i o n au Livre de la poésie et
des poètes, cité infra, e t S. 'UkâSa, introd. à une éd. d u KUâb]al-ma'drif, L e Caire, 1 9 6 0 ,
c i t é dans Mélanges Taha Husayn, op. cit., p. 33.

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60 Géographie humaine du monde musulman

le dogmatisme de son c a d e t . 1 Celui-ci en effet est guidé p a r u n b u t


très précis, qui est de former les cadres de l'administration abbasside dans
un double souci d'efficience et de respect jaloux et exclusif de la vocation
a r a b e de l'Islam. La première préoccupation est donc d'ordre technique :
Ibn Qutayba entend que le fonctionnaire (kâtib) de l'administration impé-
riale soit à même de remplir les devoirs de sa charge, par une spécialisation
appropriée. Que l'on ait précisément recours, pour la désigner, au vieux
concept de Yadab prouve, comme nous le disions, le changement radical
des mentalités. Il ne s'agit plus de recherche absolue, comme chez Gâliiz,
mais de connaissance technique et relative, qui trouve sa justification
non plus en soi, mais dans le r a p p o r t qui l'unit à son objet. Limitation
délibérée, nous y reviendrons, et liée à des préoccupations politiques :
le Kilâb adab al-kâtib " est rédigé sous le règne d'al-Mutawakkil, soit
à une époque où « le domaine réellement contrôlé par l'administration
centrale s'amenuise j u s q u ' à se réduire aux provinces avoisinant immé-
d i a t e m e n t l ' I r a k » 3 , où il importe par conséquent de réagir, au nom de
l'orthodoxie t r i o m p h a n t à Bagdad, contre les tendances centrifuges et
particularistes, en r a p p e l a n t cette vérité trop oubliée, « que les Arabes
sont les dépositaires de la Sagesse e t de la Preuve décisive ». 4
Ainsi s'explique, au premier chef, que l'édifice de ce nouvel adab repose
presque uniquement sur une connaissance poussée de la langue : l'arabe,
avec les valeurs qu'il véhicule dans les deux ordres du politique et du
sacré, épuise presque le champ de Y Adab al-kâtib. Les rares matières,
comme la géométrie pratique et les rudiments du droit, qui interviennent
à t i t r e « annexe » c o m p l è t e n t , certes, la figure du scribe-arpenteur-
juriste», mais elles restent marginales. La réintroduction de la poésie,
non seulement comme terrain privilégié d ' é t u d e de la langue, mais comme
source de connaissances de tous ordres est probante à cet égard : la
plus arabe des disciplines arabes, elle est la charnière de l ' A d a b al-kâtib,
et la connaissance qu'elle livre, codifiée par le r y t h m e , sanctifiée par la

1. Plus que la distance chronologique en valeur absolue, d'ailleurs faussée par l'ex-
ceptionnelle longévité de Gâhi? (160/776-777-255/868-869 ; Ibn Qutayba : 213/828-270-
276/882-889), ce qui est parlant, c'est le fait que la plénitude de l'âge adulte coïncide,
pour le premier, avec le mu'tazilisme et le mouvement scientifique du règne d'al-Ma'-
m û n (198/813-218/833), pour le second avec la réaction orthodoxe qui commence au
règne d'al-Mutawakkil (232/847-247/861).
2. Cf. G. Lecomte, dans Mélanges Massignon, t. III, p. 45 sq. (art. cité).
3. Op. cit., p. 47.
4. Adab al-kâtib, cité dans Mélanges Massignon, op. cit., p. 55 i.f.
5. Ibid., p. 59 i.f.
6. Cf. supra, p. 23, note 4.
7. Ainsi s'explique le nombre des citations poétiques dans l ' A d a b al-kâtib. Voir par
ailleurs une illustration typique, sur l'équitation, dans le Kitâb aS-ii'r wa S-Su'arâ',
cité dans l'introd. de M. Gaudefroy-Demombynes, p. X I I .

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Les orientations décisives du IIIe¡IXe siècle 61

tradition, tend à privilégier, chez le lecteur ou l'auditeur, en place de


la réflexion un état d'intuitive et immédiate réceptivité.
L'importance du mécanisme ainsi mis en jeu apparaît mieux si l'on
replace Ibn Qutayba dans le contexte général de la littérature relative
au kâtib.1 Les subtiles différences qui séparent les spécialistes en la
matière proviennent des parts respectives qu'ils assignent à deux couples
de tendances contraires : exotisme et arabisme, d'un côté, spécialisation ou
savoir exhaustif, de l'autre. 'Abd Allah al-Bagdâdï 3 voit dans le kâtib
le représentant éminent d'une culture très vaste, d'inspiration fondamen-
talement iranienne, et débordant les préoccupations quotidiennes du
fonctionnaire pour devenir comme le répertoire de l'honnête homme.
Crâhiz3, au contraire, commence par dénier aux administrateurs la
prétention à se donner pour beaux esprits : sa critique, très corrosive,
insiste sur les ravages exercés par les traditions iraniennes aux dépens de
la langue arabe et de l'Islam. 4 La pensée de Crâhiz ménage donc, ici
encore, le même souci, déjà signalé, du patrimoine national : si l'homme
éclairé peut, suivant la leçon donnée par ailleurs, combiner ce patrimoine
intact, épuré même, aux connaissances reçues de la Grèce, le kâtib, lui,
reste en dehors : pièce du pouvoir arabo-islamique, il en incarne, à son
échelon, la tradition intangible ; il n'est pas là pour penser, mais pour
obéir, et servilement. 4
Ibn Qutayba, lui, commence apparemment comme ôâhiz : c'est en des
termes très voisins des siens « qu'il critique la fatuité, l'impéritie, l'irré-
ligion et la frivolité des fonctionnaires ; d'où, on l'a vu, le programme très
précis qui leur est fixé. Mais la parenté avec ôâhiz est de façade, car le
kâtib, ici, quoique très bridé, n'est pas un spécialiste au sens plein du terme,
mais bien le représentant d'une culture qu'on veut justement très restreinte
ou, si l'on veut, la variante de cette culture dans l'ordre de l'adminis-
tration. Ce n'est pas pour rien que l'Adab al-kâtib s'ouvre par une critique

1. Nous aurons l'occasion de le retrouver à propos de Qudâma. Sur cette littéra-


ture de formation du kâtib, cf. Sourdel, Vizirat, t. I, p. 14-17, et supra, p. 20-23.
2. Même inspiration iranienne chez 'Abd al-Hamîd (avec même conception élevée
du métier de kâtib), le pseudo-Gahi? du Livre de la couronne et Saybànî, mais Bagdad!
se distingue des premiers par certains points de son programme, où la Grèce peut jouer
son rôle (astrologie et médecine notamment), et de Saybànî en ce que celui-ci accuse,
dans un même cadre de connaissances générales, un plus grand souci de technicité et de
spécialisation. Cf. Sourdel, op. cit., dans BEO, XIV, p. 115 sq.
3. Dans son opuscule Fl iamm ablâq al-kuttâb (Talât rasà'il, éd. Finkel, Le
Caire, 1926, p. 40 sq. ; étude et trad. par C. Pellat dans Hesperis, 1956, p. 29-50).
4. Sur Gâbi? et l'Iran, cf. supra, p. 40. On trouvera un passage particulière-
ment probant de cette critique de l'Iran et de la défense de la tradition arabe dans
Talât rasa'il, op. cit., p. 41-42.
5. Op. cit., p. 41.
6. Cf. Adab al-kâtib, cité dans Lecomte, op. cit., p. 50-51.

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62 Géographie humaine du monde musulman

d u m a u v a i s savoir, dont le fonctionnaire incarne, du coup, l'heureuse


antithèse. D e fait, l'adab en question n'est rien d ' a u t r e — les connaissances
techniques de l ' a r p e n t a g e mises à p a r t — q u ' u n e application du programme
plus général défini dans les 'Uyûn al-ahbâr (Sources des traditions profanes)
e t le Kitâb al-ma'ârif (Livre des connaissances), lequel p r o g r a m m e en
définitive se réduit précisément à la connaissance de la langue et de la
tradition.1
Cette définition générale, dira-t-on, est contradictoire à la précédente,
qui faisait de l'adab la méthode efficiente d ' u n e activité déterminée.
P o u r t a n t , n'est-on pas ici la dupe des m o t s ? Il est courant de prononcer,
à propos de cette p r é t e n d u e culture générale des 'Uyûn et d e s M a ' â r i f , les
m o t s de « s y n t h è s e » ou d'« éclectisme». 11 Mais où sont ces vastes vues,
comparées à celles d'un Bagdâdî ou d'un Gâlii? ? L'« éclectisme » d ' I b n
Q u t a y b a revient, en fait, à délimiter la plus p e t i t e culture possible dans
t o u s les cas, et sa démarche est exactement inverse de celle de Crâhiz : au
lieu de chercher, au départ, la vraie synthèse — fût-ce dans un cadre qui
reste arabe et m u s u l m a n — et de poser en principe, comme pour le kâtib,
que l'exercice d ' u n métier est incompatible avec cette vision large, on t e n d
à circonscrire, compte t e n u d'abord de ses éventuelles applications, une
culture m o y e n n e et p a r conséquent restreinte. Le caractère de spécialisa-
tion que le m o t d'adab semble revêtir ici ou là n'est ainsi rien d ' a u t r e que le
résultat d ' u n e réduction de la culture à des normes qui la r e n d e n t applica-
ble à toutes les situations.
Pour l'écolier, l'usager de la table, l'ami, le vizir 3 , pour le poète
aussi 4, un parler correct, u n respect pointilleux de la religion et de la t r a -
dition arabes resteront donc la base de la réussite. On nous dira, certes, que
l ' I r a n est réintégré dans c e t t e « synthèse», et m ê m e la Grèce : mais peut-on
qualifier de présence réelle les timides apparitions de cette dernière, qui,
exceptionnellement produite, semble taire ses origines, ou lorsqu'elle les
avoue, fait la p r e u v e qu'elle nous arrive, non au contact direct des œuvres,
mais par une tradition orale qui reste f o n d a m e n t a l e m e n t a r a b e ? 5 L ' I r a n

1. Tradition historico-religieuse"(c/'. 'Uyûn et Ma'ârif, bit)].), que VAdab al-kâtib


applique, dans son ordre, sous la forme des préceptes réglant la moralité du fonction-
naire et des traditions relatives à la jurisprudence et au droit (cf. Lecomte, op. cit.,
p. 60-61). Quant à l'étude (le la langue, on en a déjà souligné l'importance.
2. Cf. C. Pellat, Langue et littérature, p. 132 (mais cf. |Mélanges Taha Husayn,
loc. cit.) et Abd el-Jalil, op. et loc. cit. (plus précisément, il est vrai, d'Ibn Qutayba
grammairien).
3. 'Uyûn al-ahbâr, respectivement I. V, IX, VII et I.
4. Ici encore, un prétendu éclectisme d'Ibn Qutayba recouvre en fait une admira-
tion jalouse de la tradition : cf. A. Trabulsï, La critique poétique des Arabes, Damas
(IFD), 1956, p. 70-73.
5. Voiries notations très justes île F.S. Bodenheimer dans son introd. à la traduction
partielle des 'Vijùn (trad. par L. Kopf), Paris-Leyde, 1949, p. 14-19. Un bon exemple
de la réintégration de la Grèce à un contexte oriental est fourni p. 7 et 11-12 de cette

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Les orientations décisives du ]Jle/IX°- siècle 63

est quantitativement mieux traité, mais dans le même esprit : cet Iranien
de souche qu'est Ibn Qutayba, que retient-il de son patrimoine ? Une cer-
taine histoire et une certaine littérature populaire. Pour l'histoire, je'veux
dire que l'Iran, pas plus que les autres nations, n'intervient jamais pour
lui-même, mais dans le contexte très précis de l'avènement de l'Islam. Mais
passe encore sur ce fait : car ce point de vue, courant chez l'historien arabe,
ne l'empêche pas du moins d'accorder, même dans ce contexte, une place
importante à l'étude des peuples étrangers. Or, la comparaison entre un
Mas'ûdï et un Ya'qûbï, d'un côté, et Ibn Qutayba de l'autre, est éclai-
r a n t e 1 : on y verra que le fait iranien joue dans les Ma'ârif un rôle à peu
près nul. Quant aux 'Uyûn, ils ne le présentent qu'en relation avec l'éthique
arabo-musulmane, thème central et quasi unique de l'ouvrage. 2 On
rejoint par là, en fait, un traitement de l'histoire par la littérature populaire,
le but étant d'intégrer la traditionnelle sagesse des nations au cadre de la
religion nouvelle. E t encore faut-il noter que les sentences ou dictons rap-
portés à la Perse 3 ne peuvent jamais, pour leur nombre, être mis en
balance avec l'énorme masse de la poésie, du folklore et de la tradition
arabes, qui restent, de très loin, les sources fondamentales. 4
L'entreprise d'Ibn Qutayba, qui vise à former non plus l'honnête homme
de l'époque, mais le bon musulman, lui a valu les éloges de l'orthodoxie,
pour qui il est le chef de file des Sunnites, tout comme Gâliiz est celui des
Mu'tazilites. 5 La formule fixe et résume à la fois l'esprit et les méthodes
de cette connaissance, ainsi que la position d'Ibn Qutayba par rapport à
l'Iran, à la Grèce et à Gâhiz. En livrant aux musulmans le catalogue des
connaissances à posséder, on opte pour l'encyclopédie et contre la recherche,

introduction : Ibn Qutayba emprunte des matériaux à la Grèce par l'intermédiaire


de ôàhi? (on rectifiera ici l'assertion de Bodenheimer, p. 7 : si Ibn Qutayba ne mentionne
pas ôâhi?, ce peut être pour la simple raison qu'il le détestait), mais sa taxinomie de
la création reste arabe (inspirée, en l'occurrence, delà tradition biblique). Pour un rapport
entre les citations grecques et la tradition arabe, voir par exemple * Uyûn, t. II, p. 62-69,
73-78.
1. Elle a été faite par C. Pellat, dans Mélanges Taha Husayn, op. cit., p. 36-37.
2. C'est en ce |sens qu'il faut interpréter l'exploitation, dans les ' Uyûn, du IJudaynâ-
meh (cf. Lecomte, op. cit., p. 56). Le fait iranien n'intervient jamais par larges tranches,
sous une forme globale qui mettrait en lumière son caractère unitaire et national, mais
de façon pointilliste et fragmentaire, en courtes citations illustrant un contexte d'inspi-
ration arabe. Il y a, au propre, démantèlement du thème iranien. Cf. le propos de
R . Walzer et H . A. R . Gibb, dans El (2), t. I, p. 336 [2 i.f.] (art. «akhlâk»),
3. Cf. 'Uyûn, t. II, passim.
4. La remarque v a u t aussi pour la Grèce (cf. supra, p. 62, note 5) e t l'Inde
(cf. par exemple 'Uyun, t. II, p. 8 3 , 1 0 5 : citations isolées dans le contexte déjà défini).
5. La formule est d'Ibn T a y m i y y a (commentaire de la surate al-Iblâf, cité dans
H. Laoust, Essai sur les doctrines sociales et politiques d'Ibn Taimiya, Le Caire, 1939,
p. 75, note 2). Au même souci de stricte orthodoxie doit être rattachée la méthode
d'interprétation littérale (zâhir) du Coran, qui a fait parfois taxer Ibn Qutayba d'an-
thropomorphisme (taSbih) : cf. M. Zaglûl Salâm, Ibn Qutayba, Beyrouth, 1957, p. 23, 27.

André MIQUEL. 8

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64 Géographie humaine du monde musulman

pour l'enregistrement du passé et contre l'inconnu, on codifie, on classe,


on légifère presque : est-ce un hasard si, au moment où on ferme la barrière
sur le champ — vaste peut-être, mais désormais clos — de la connaissance,
on la tire aussi sur le champ voisin de la Loi et du droit? 1 La formation
de l'esprit s'oriente ainsi vers une sorte de savoir « révélé» qui est, sur le
plan profane, le pendant — et d'ailleurs, pour une bonne part, le produit —
de la connaissance religieuse. Par voie de conséquence, la culture, quittant
le plan de la spéculation, passe à la didactique, et les moyens deviennent
scolaires 2 : poésie, sentences, traditions, anecdotes, généalogies 3 ne
sont pas seulement la clé du savoir, elles l'infléchissent, par le jeu de la
mémoire, de l'imitation et des automatismes, dans des voies nouvelles où
la mécanique de l'expression tend à se tailler une place de plus en plus
grande au détriment de la pensée. 4
De la même façon, donc, que la poésie devra rester ou retourner aux
jeux d'autrefois, la pensée des modernes, elle aussi, se contentera de ce
qu'on a trouvé avant elle, l'apport de l'étranger, aussi limité que possible,
étant réintégré à un système de connaissances d'inspiration arabo-musul-
mane, jugé seul vrai, à l'évidence comme à l'examen. e Ainsi donc, Ibn
Qutayba incarne un moment décisif de l'histoire du concept d'adab, qu'il
condense et arrête sous ses trois aspects : si Gâljiz, comme nous l'avons vu,
a opéré la fusion de l'adaô-éthique à l'adaft-recherche, Ibn Qutayba, lui, en
marquant cette culture d'une couleur résolument arabe, et surtout en la
déclarant désormais close aux recherches de l'avenir, la fixe sous la forme
quasi intangible qu'elle revêtira chez bon nombre de ses successeurs : celle
d'un arfaft-répertoire éclairé par la tradition, religieuse ou profane, de
l'Islam. Le « Tout est dit, et l'on vient trop tard» n'a pas ici un accent de
désespoir, mais de triomphe.

1. La «fermeture des portes du raisonnement personnel» (igtihâd) en cette matière


s'ébauche à partir du milieu du i i r e / i x e siècle, et Ibn Qutayba, là encore, a joué dans
le mouvement un rôle capital. Cf. J. Schacht, Esquisse d'une histoire du droit musulman
(trad. par J. et F. Arin), Paris, 1952, p. 64-65, et G. Lecomte, Ibn Qutayba, op. cit.,
p. 256-258. La même attitude est adoptée en matière de poésie : cf. supra, p. 62, note 4 :
A. Trabulsï (op. et toc. cit.) parle d'un « législateur de poésie ».
2. « Primaires », dirait C. Pellat (Mélanges faha Hnsayn, p. 37).
3. Ce programme est extrait de l'introd. du Kitâb aS-Si'r wa S-Su'arâ', op. cit., p. 5,
qui souligne «la haute valeur de la poésie et la gravité de son caractère».
4. Un tel envahissement est visible dans l'introd. des Ma'ârif, p. 2, où l'on sent déjà
poindre, en même temps, à la faveur de ces automatismes, un goût des associations
homophoniques qui annonce, pour cent ans après, l'essor de la prose rimée (sa<T),
sur lequel on reviendra (cf. chap. IX). Mêmes traces dans l'introd. du Kitâb al-anwâ*, p. 1-
4, passim. Sur ce plan, une étude comparative mériterait d'être faite entre un Ibn
Qutayba et un Gàhi?, chez lequel au contraire la prose reste toujours fidèlement soumise
à l'idée à exprimer : compte tenu de l'ensemble de l'œuvre gâhi?ienne, on peut légitime-
ment tenir pour rares les passages où ââhi? s'essaie à une prose «rimé» : cf. TarbV,
§ 105, du reste interpolé (cf. les indications typographiques données par l'éditeur,
p. VIII), ce qui peut faire penser à quelque initiative d'un copiste.
5. Ce sont les termes mêmes d'Ibn Qutayba (Kitâb al-anwâ', p. 2).

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Les orientations décisives du I I I e / / X e siècle 65

Gâhiz et l'esprit qu'il incarne font évidemment les frais de cette opéra-
tion, et la façon dont Ibn Qutayba attaque son rival est tout à fait sympto-
matique de la vivacité de la lutte. Tantôt, on tourne l'obstacle, on emprunte
au grand homme, mais en lui faisant porter un autre drapeau : quand on
déclare 1 que « Dieu n'a réservé ni la science, ni la poésie, ni l'éloquence
à une époque en la refusant à une autre», qu'il n'en a « pas doué un peuple
à l'exclusion d'un autre», mais qu'il a « partagé tout cela comme un bien
commun entre tous ses adorateurs, en tous les siècles », on reprend, certes, un
propos courant chez Gâljiz 2 , mais en en renversant le sens, l'intention
universaliste et humaniste de Gâhiz permettant ici d'attaquer l'étranger
quel qu'il soit et, en montrant que les Arabes n'ont rien à envier aux « bar-
bares », de présenter, comme il est dit ailleurs », ceux-là seuls comme les
«dépositaires de la Sagesse et de la Preuve décisive». D'autres fois, on
préfère attaquer de front : on se propose alors de ruiner l'audience de Gâhiz
en s'en tenant aux apparences extérieures de l'homme, en dénonçant tout
à la fois le caractère pernicieux de ses doctrines et la bouffonnerie de leur
auteur. 1
Il reste à expliquer pourquoi la légende d'un Crâliiz histrion a pu s'accré-
diter aussi vite : le goût du public n'explique pas tout et aux raisons ordinai-
rement invoquées" doivent en être ajoutées d'autres, qui tiennent aux
conditions historiques de l'œuvre. Si Ibn Qutayba a pu se poser en homme
sérieux, face à un baladin de caricature dont il contribue à accréditer
l'image, c'est parce qu'il oppose, dans la réalité des faits, à l'inquiétude et à
la nervosité de la recherche gâhizienne, une construction parfaitement
ordonnée qui répond aux angoisses d'une conscience musulmane désem-
parée par les premiers signes de l'échec temporel et le spectacle de la disper-
sion spirituelle : programme religieux, politique, moral et culturel, l'œuvre
d'Ibn Qutayba trouve dans ces circonstances son illustration et sa grandeur.
Celle-ci ne tient pas, comme le croit une tradition trop tenace, à l'ampleur
exigeante du savoir, mais presque à son contraire, à cette construction,
synonyme de cohérence et de contrainte, où Ibn Qutayba enferme l'homme
nouveau.
Le problème de la culture et de son public, posé au début de ce chapitre,
peut donc recevoir deux solutions : Gâhiz, préoccupé des droits de l'esprit,
pose la nécessité de la recherche en tant que telle, tout en ménageant les

1. Kiiàb aS-Si'r wa S-Su'arS', p. 4.


2. Par exemple, Risâla... fl manâqib at-Tark, p. 21, 23.
3. Cf. supra, p. 60, note 4.
4. Je renvoie ici au célèbre passage du Ta'wil mubialaf al-fiadli (trad. par G. Le-
c o m t e . i e Traité des divergences du hadït d'Ibn Qutayba, Damas [IFD\, 1962, p. 65-67),
exemple typique d'attaques qui ont certainement joué un rôle décisif dans l'élaboration
de la légende d'un Gâhi? bouffon.
5. Cf. C. Pellat, « Djâhi? », dans El (2), toc. cit.

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66 Géographie humaine du monde musulman

impératifs de l'Islam, t a n d i s que la pensée militante d ' I b n Qutayba, plus


soucieuse de praxis, affirme l'incompatibilité de ces impératifs avec la
liberté de la recherche. Le premier fait marcher de pair la connaissance
rationaliste de la Grèce et l'héritage spirituel de l'Islam, en réduisant l'in-
fluence de la Perse, t a n d i s que l'autre intègre cette tradition à un système
ordonné a u t o u r du message de l'Islam et laissant en dehors les théories des
« philosophes », c'est-à-dire des Grecs. E t si tous deux optent, en définitive,
pour un savoir non spécialisé, donc pour un public aussi large que possible,
cette « largeur» n'est p a s entendue par eux dans le même sens : pour Ibn
Q u t a y b a , il s'agit de niveler les connaissances et les esprits, de diffuser une
image idéale du bon Musulman qui devra être celle du plus grand nombre ;
l'entreprise de Ciâhiz, elle, pose a priori, dans son mu'tazilisme, que t o u t
homme a, de par sa capacité à réfléchir, les moyens de la recherche, mais
elle n'en considère pas moins que celle-ci est difficile 1 et que le savoir,
comme l'argent ou la noblesse, a son élite. 2 On opposera donc, au total,
sous le dénominateur c o m m u n de culture générale, non spécialisée, en fait
deux conceptions radicalement différentes de la connaissance : une con-
naissance close, pour un public déjà donné, et une connaissance ouverte,
dont le public se définit a v a n t tout p a r une vocation.

Ibn Qutayba et la géographie

L a géographie sera, nous le verrons, tributaire des deux tendances signalées


et Ibn Q u t a y b a , aussi bien que Gâljiiz, joue un rôle essentiel dans la nais-
sance du nouveau genre : contemporain, lui aussi, des premières œuvres
géographiques connues 3 , il est directement à l'origine de divers thèmes,
méthodes ou manières qui se développeront presque aussitôt : lorsque Ibn
Rusteh, par exemple, à la fin de ses Atours précieux (Kitâb al-a'lâq an-
naflsa), composés à la charnière des n i e / i x - i v e / x e siècles, soit quelque vingt
ans après la mort d ' I b n Qutayba,livre des listes de personnages célèbres p a r
une caractéristique quelconque, il s'inspire directement des Ma'ârif * et,
n o t a m m e n t , de cet esprit de classification qui introduit dans les lettres les
iabaqât héritées, à travers l'histoire, de la science de la tradition ( h a d ï t ) . 5
La littérarisation de thèmes jusque là réservés aux spécialistes est visible
également, quoique dans une moindre mesure, pour l'astronomie et le droit.

1. « L a p o r t e du savoir s ' o u v r e à qui a l o n g t e m p s f r a p p é » (Hayaumn, t. I, p. 205).


2. « N e raisonnez p a s c o m m e le vulgaire, q u a n d Dieu vous Ja rangés au n o m b r e de
l'élite (hâssa), car vous avez à répondre de c e t t e grâce» (Hayawân, t. I I I , p. 302 i.f.).
3. Cf. supra, p. 37, note 3, p. 60, note 1.
4. Cf. la t r a d . de G. W i e t , p. 221 sq., et l ' a n n o t a t i o n afférente.
5. Cf. M. G a u d e f r o y - D e m o m b y n e s , introd. au Kitâb aS-Sïr wa S-Su'arff, p. X X V I I ,
et supra, c h a p . I, p. 30-31.

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Les orientations décisives du IIIe//Xe siècle 67

La première, avec le Kitâb al-anwà' \ donne au grand public un réper-


toire fondamental des connaissances arabes 2 en la matière, l'austérité
de la nomenclature technique y étant allégée par des citations et commen-
taires de vers et de dictons. L'exemple du droit est toutefois plus probant.
Un thème comme celui des amsâr (grandes villes, métropoles), par exemple,
est, au départ, juridique par bien des côtés : il s'agit de connaître les villes
où réside une autorité directement investie par le pouvoir suprême et où
s'appliquent les peines de droit (hudùd). 3 Mais ce concept juridique est
très tôt voilé, pour les deux métropoles prestigieuses que sontBasra et Kûfa,
par une puissante convention littéraire, sous la double forme de récits
traditionnels (ahbâr) et du parallèle des mafâhir wa l-matâlib.4 Ainsi
s'opère, pour une notion technique comme celle du misr, à travers deux
exemples de choix, une littérarisation qui ne fera que se développer, pour
l'ensemble des autres amsâr, chez les géographes de l'avenir. 6
Certes, cette acclimatation de thèmes n'est pas le fait du seul Ibn Qu-
tayba ; bien au contraire, il ne fait que participer, sur ce point, de l'esprit
de son époque, tout comme Gâhiz. « Mais ces habitudes héritées de leur
siècle, les deux auteurs les appliquent à un donné et dans un esprit tout à
fait différents. Chez ôâhiz, nous l'avons vu, une certaine littérarisation,
au reste non exclusive d'autres styles, ne demeure guère qu'une manière
d'écrire, elle n'influe pas, de façon directe, sur les thèmes de la recherche.
Chez Ibn Qutayba, en revanche, elle est bien plus, précisément, qu'une
manière : presque l'œuvre elle-même, t a n t est forte sa marque sur une
entreprise tout entière tournée vers l'enregistrement didactique d'un uni-
vers clos. C'est elle, avec les thèmes qu'elle véhicule — y compris ceux d'un
Crâhiz, qu'elle isole de leur contexte et livre bruts, eux aussi objets de con-
naissance en soi —, qui va constituer l'essentiel d'un très important cou-
rant de la géographie arabe : celui qui s'incarne notamment en Ibn al-
Faqih, représentant éminent, pour cette discipline, de cette « littérature

1. Sur les sens du mot anwâ' (à l'origine, système de comput fondé sur les cou-
chers acronyques des étoiles et les levers héliaques de leurs opposites) et la littérature
de ce type, cf. C. Pellat, dans El (2), t. I, p. 538-540.
2. A v e c des emprunts indiens, mais le contexte reste arabe : cf. Pellat, op. cit.
3. Cf. Ibn al-Muqaffa', Risâla fi s-sahâba, traduction dans C. Pellat, Milieu,
p. 286, et, plus tard, MuqaddasI, trad., § 92.
4. Pour les ahbâr, cf. les renseignements donnés par Ibn Qutayba sur Ba$ra (cinq
lignes d'ahbâr, constituant toute la notice relative à Baçra dans les Ma'ârif, p. 245-246).
Sur la «joute» des mafâhir wa l-matâlib, cf. supra, p. 55. U n exemple relatif à Basra-
K u f a est celui de Madâ'inï, un des prédécesseurs de Gâhi? (cf. Pellat, Milieu, p. 144).
5. Muqaddasï, traitant de l'ensemble des amsâr, est typique à cet égard. Il juxta-
pose les données techniques du thème (§ 92) aux données traditionnelles de Yadab
(§ 61 : liste des caractéristiques des dix amsâr, explicitement rapportée à Gâhi?, il est
vrai : sur ce point, cf. infra).
6. Cf. supra, p. 54-56.

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68 Géographie humaine du monde musulman

patriotique» 1 qui, sous des titres divers, se consacre uniformément à la


répétition des thèmes d'un adab désormais codifié et largement arabisé :
tendance vivace, parfois envahissante, et qui subsistera en tous cas pendant
toute cette première période de la géographie arabe a , soit seule, soit
associée, dans le genre des masâlik wa l-mamâlik, à des préoccupations
plus réalistes ou plus techniques.

1. Je dois cette heureuse expression à M. G. Wlet.


2. Jusqu'au milieu du v'/xi» siècle (cf. supra, p. 3).

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CHAPITRE III

Les préoccupations techniques :


la cartographie de la surat al-ard et son évolution ;
la littérature administrative et son développement;
les enquêtes commerciales

Définition et données de la surat al-ard.

Nous avons vu plus h a u t 1 que la cartographie de la surat al-ard, née de


l'astronomie pratique, s'était élargie assez vite par l'incorporation, à ses
deux composantes fondamentales de la géodésie et de l'astrologie, de consi-
dérations touchant à la physique du globe et à l'étude du milieu. Le genre
ainsi défini, qui va être à l'origine d'une certaine géographie humaine,
paraît d'emblée assez fuyant à l'examen. Pourtant, il se laisse cerner si l'on
applique, ici encore, un critère de différenciation vis-à-vis des disciplines
jugées à première vue similaires. Par rapport, d'une part, à l'astronomie
ou à la géodésie dont elle procède, la sûra se distingue par un moindre degré

1. Cf. chap. I, p. 10 sq. Sur ce chapitre, cf. Kratchkovsky, p. 99 (105), 127 (131),
147-150 (155-158), 160-162 (165-166), 195-196 (198-199), 219-225 (219-223).

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70 Géographie humaine du monde musulman

de technicité, elle représente une certaine vulgarisation de données techni-


ques ou, si l'on veut, le passage du traité spécialisé au livre ; mais d ' a u t r e
p a r t , dans cette évolution vers l'œuvre littéraire, qui intéresse aussi le
genre voisin de la géographie administrative à l'usage des- fonctionnaires
(kutiâb) », cette cartographie élargie gardera longtemps, à technicité à peu
près égale, l'originalité propre que lui confèrent son public et, p a r t a n t , les
connaissances qu'il réclame : réservé à des esprits éclairés et curieux, le
donné de la sûra se distinguera ainsi, dans sa présentation, sa répartition
et même sa nature, par un caractère de gratuité et d'éclectisme qui t r a n -
chera avec les préoccupations très particulières des fonctionnaires.
Ce donné combine au départ, de façon presque exemplaire, les traditions
grecque, indo-persane et arabe. La première, avec Marin de T y r et P t o -
lémée, se définit par la ligne, le chiffre et l'homme. Linéaire, cette géogra-
phie l'est parce qu'elle institue, avec les climats 2, une représentation de
la planète déterminée, pour chaque lieu, par la latitude, la longitude et la
verticale. 3 La figure du monde ainsi obtenue se complète par l'énoncé des
nombres f o n d a m e n t a u x à l'échelon du globe : dimensions des terres e t des
mers, population de la terre, total des îles. 4 Mais déjà, dans ce jeu nombré
de notre création, se dessine une figure, ou mieux, un paysage de l ' h o m m e :
si sèche en effet que soit la nomenclature ptoléméenne, elle ne s'en a t t a c h e
pas moins, de façon exclusive, à la terre de l'homme, à l'œcoumène, et non
à la terre en t a n t qu'élément d'un système astronomique ou physique.
Surtout, elle ouvre la voie à deux ordres de recherches, ou encore à deux
façons de t r a i t e r l'étude de l'homme dans son milieu : la « chorographie »
ou étude particulière des pays (nous dirions : monographie) et la géographie
ou étude de la terre entière. 6 Or, dans chacune d'elles, l'homme a sa place,

1. Cf. infra, p. 85 sq.


2. Sur la définition du terme, cf. p. 12, note 1.
3. A cause de l'astre influent, au zénith.
4. Cf. p. 12, note 3. 8 000 données numériques, au total, chez Ptolémée (R. Taton,
op. cit., t. I, p. 365 sq).
5. « La géographie est la représentation graphique (jjLt(i.7)Oiç Sià Ypaçijç) de la terre
conçue comme ensemble, avec les traits généraux correspondants ; elle diffère donc de
la chorographie (^ojpoypatpia), qui traite les pays séparément et un à un, décrivant pra-
tiquement tout en allant jusqu'aux plus petits détails, comme les ports, les villages,
les districts (STKIOUÇ), les cours d'eau secondaires, etc. Le propre de la géographie est au
contraire de nous monter la terre connue (èyvcoo[iévY)v) en bloc et d'un seul tenant, de nous
dire par exemple quels sont sa nature, sa position, les éléments qui en font partie,
mais tout cela considéré à l'échelle du total et du général, par exemple les golfes et
les états (TC6XECOV) importants ((¿syàXtov), les peuples et les fleuves les plus célèbres (âÇioXo-
YCûxépGiv), en bref les traits les plus significatifs (èm.<TY]|j.OTlpoûv) de chaque entité considérée
(eTSoç). La chorographie se propose donc une perspective partielle, comme perçue par
un œil seul ou une oreille seule, tandis que la géographie e x i g e u n e visée totale (xa06Xoo
ôecùpLtxç), une esquisse d'ensemble où la tête entière est requise. » (Géographie, 1 , 1 , 1 - 2 ;
c'est nous qui soulignons).

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Les préoccupations techniques 71

p a r le seul f a i t d e l'inscription brute, sur la terre représentée, p r é c i s é m e n t


de la place qu'il o c c u p e , sous la f o r m e de localités e t de peuples, à la s u r f a c e
d e la terre réelle. L a première m a n i f e s t a t i o n d ' u n e certaine g é o g r a p h i e
h u m a i n e , r é d u i t e à un d o n n é e s s e n t i e l l e m e n t g r a p h i q u e , est ainsi, a v a n t
de décrire l ' h o m m e , d e le l o c a l i s e r . 1
L a t r a d i t i o n indo-persane, qui est a n t é r i e u r e à la p r é c é d e n t e 2 , a s a n s
d o u t e joué, e n t a n t q u e c o n t e x t e d'accueil, u n rôle décisif d a n s l'acclima-
t a t i o n des t h è m e s grecs, d o n t o n p e u t se d e m a n d e r si, s a n s elle, ils n e
s e r a i e n t pas r e s t é s confinés, c o m m e les t h è m e s de l ' a s t r o n o m i e pure, a u x
t r a i t é s de spécialistes. L'Iran, e n effet, m e t à la disposition des t h è m e s
n o u v e a u x u n c a d r e t o u t tracé, u n p u b l i c 3 e t s u r t o u t son g é n i e propre, qui
n e sépare p a s ici la r é f l e x i o n sur le m o n d e de la m é d i t a t i o n sur l ' h o m m e .
A la c o n s t r u c t i o n m a t h é m a t i q u e de l'univers, le m o n d e indo-iranien en
o p p o s e une autre, où la r o t a t i o n des s p h è r e s n ' e s t p a s a u t r e chose q u e
l'expression astrale de la d u a l i t é d y n a m i q u e d e l'être, p a r t a g é e n t r e b i e n
e t mal, lumière e t t é n è b r e s . 4 A la r e p r é s e n t a t i o n linéaire e t g é o m é t r i q u e
d e la terre d e P t o l é m é e s'oppose é g a l e m e n t u n e t r a d i t i o n g r a p h i q u e où les
a n i m a u x e t les o b j e t s du m o n d e des h o m m e s o n t la part essentielle. »

1. Sous la réserve toutefois que les noms de peuples sont parfois déjà une ébauche
de description, d'autant mieux qu'ils sont moins connus, exemple : ' A(j.aÇ66iot : ceux qui
vivent dans des chariots (peuple scythe); Troglodytes (peuple d'Ëthiopie) ; AIOÎcoteî; :
les hommes au visage brûlé, etc.
2. Rayonnement, ici encore, de l'école de âunday-Sâbûr ; quant aux influences
indiennes — non exemptes, peut-être, d'influences grecques antérieures —, la mesure en
est donnée par la traduction, sous le règne d'al-Mansûr, du Sûrya-siddhânta, lequel
inspire le Kitâb az-zijj d'Ibrahim al-Fazârï, écrit dans le dernier quart du n / v i n e siècle.
3. Nous retombons ici sur un problème fondamental : celui de la langue. Le public
cultivé qui accueille les thèmes grecs à l'époque d'al-Ma'mun (813-833 de J.-C.) dis-
pose d'un véhicule de pensée arabe, mais cette pensée même, étant donné les conditions
de création de la prose arabe, est tout imbibée de thèmes iraniens : c'est l'éthique
iranienne, l'histoire, la médecine et même la religion de l'Iran (parfois de l'Inde à travers
l'Iran) qui inspirent, on l'a vu, pour une très large part et presque sans partage, la
pensée littéraire des débuts du califat abbasside. N'oublions pas non plus que les
influences iraniennes étaient vivaces jusque dans les milieux chrétiens, dont on sait la
part qu'ils ont prise à la traduction des œuvres grecques : un bon exemple de ces in-
fluences, pour une époque antérieure, est donné par Bardesane (Bar Disân, né en 154
ap. J.-C. : cf. A. Abel « Dayjâniyya », dans El (2), t. II, p. 205-206).
4. Cf. « Dâtastân-i dënïk », trad. par. M. Molé, dans La naissance du monde, Paris,
1959, p. 308-314 et notamment 312 : « Au sommet du tiers [intermédiaire], [le Créateur]
fixa le soleil lumineux, la brillante lune et les étoiles... Il décréta qu'à l'arrivée de
l'adversaire ils se mettraient en mouvement et tourneraient autour de la création,
projetant sur la vaste terre la lumière et la pluie... »
5. C'est sans doute de l'Iran (avec appropriation, parfois, par la tradition arabe)
que provient l'habitude de donner, sur les cartes, aux grands ensembles maritimes ou
terrestres la figure d'objets ou d'êtres familiers : oiseau, manteau court (taylasân),
quwâra (cf. infra, p. 80, note 3), etc. (cf. S. Maqbul Ahmad, « Djughrâfiyâ », dans El [2],
loc. cit., p. 590 [2], 592 [1], 596 [1]). Cette tradition jouera un rôle considérale chez les

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72 Géographie humaine du monde musulman

E n f i n et s u r t o u t , à la c o n c e p t i o n g é o d é s i q u e d e s c l i m a t s s ' o p p o s e la c o n s -
t r u c t i o n g é o p o l i t i q u e des keswar-s, q u i j o u e r a u n rôle c a p i t a l d a n s la g é o -
g r a p h i e a r a b e : il y a, au p r o p r e , h u m a n i s a t i o n d e la g é o g r a p h i e , d a n s la
m e s u r e o ù la t h é o r i e des keswar-s r e n v e r s e les t e r m e s de la p r é s e n t a t i o n
d e l ' œ c o u m è n e : alors q u e la Grèce p o s e , a u d é p a r t , u n e r é p a r t i t i o n m a t h é -
m a t i q u e d e « c l i m a t s » à l'intérieur d e l a q u e l l e les g r a n d s e n s e m b l e s h u -
m a i n s v i e n n e n t t r o u v e r l e u r s p l a c e s r e s p e c t i v e s , l'Iran, q u i a a u s s i sa
c o n s t r u c t i o n m a t h é m a t i q u e d u m o n d e , p r é s u p p o s e , lui, q u e c e t t e o r g a n i -
s a t i o n m é n a g e , a v a n t t o u t e c h o s e , la d i s t r i b u t i o n é t o i l é e d e s d i t s e n s e m b l e s
a u t o u r d u keswar central, q u i e s t celui d e l ' I r a n et d e l ' I r a k . 1 C'est d o n c
l ' h o m m e q u i d e v i e n t , par s a s i t u a t i o n , ses c a r a c t é r i s t i q u e s e t s e s v a r i a n t e s ,
le p i v o t d u m o n d e . E n m ê m e t e m p s , d a n s l'ordre d e l ' e x p r e s s i o n , c e t t e
c o n c e p t i o n e n t r a î n e le p a s s a g e de t y p e s p u r e m e n t m a t h é m a t i q u e s à d e s
t y p e s p l u s littéraires, le g e n r e d e la n o m e n c l a t u r e a r i t h m é t i q u e p a r d e g r é s
se f o n d , s ' e s t o m p e m ê m e d a n s u n e p r é s e n t a t i o n p l u s i m a g é e e t p l u s v i v a n t e
d e la terre, où d o m i n e n t c e t t e f o i s les t h è m e s p r i v i l é g i é s d e s rois d u m o n d e ,
d e s g r a n d e s v i l l e s d e la c r é a t i o n o u d e s t r a i t s f o n d a m e n t a u x d e s p e u -
p l e s . 1 P o u r t o u t dire, la sura p o r t e en elle, e n c o r e c o n f u s , les g e r m e s

géographes arabes, qui la signaleront ou l'adopteront selon les cas : cf. Ibn al-Faqïh,
p. 3-4 ; Mas' ûdî, § 193 ; Muqaddasî, trad., § 26, 28, etc. Mas 'ûdï, loc. cit., semble rappor-
ter cette habitude à la Grèce, mais il peut s'agir d'une simple aberration visuelle, les
formes vues par lui sur les cartes « de Ptolémée » n'ayant existé que dans son imagination.
Certes, nous ne savons pas comment Ptolémée dessinait ses cartes et «on n'est même pas
sûr qu'il en ait publié de son vivant », les seules cartes que nous lui attribuions ayant été,
en réalité, dressées dans des ateliers byzantins des x m e et x i v e siècles (R. Taton,
op. cit., 1.1, p. 369). Pourtant, et malgré l'argument contraire que peuvent constituer les
noms des constellations, la technique figurative parait incompatible avec celle du poin-
tage minutieux de Ptolémée : cf. infra, p. 74, note 4.
Faut-il rapprocher l'oiseau dont la forme embrasse toutes les parties de la terre
(cf. Ibn al-Faqih, loc. cit. et p. 119) de ces animaux à fonction pan-symbolique, « dont
le corps est une véritable imago mundi » (Pensée sauvage, p. 80) ?
1. Par la suite, ce centre irano-irakien (dont la tradition se devine encore chez Ibn
Rusteh, p a r exemple [p. 151 sg], ou, plus clairement encore, chez Mas' üdi [ Tanbih,
p. 55-57)) se fixe sur l'Irak seul (cf. Ya 'qûbl, p. 233 sq.) ou même se déplace aux lieux
saints d'Arabie (cf. Ibn al-Faqïh, p. 16 sq., et aussi Ibn Rusteh, p. 24). Nombre de
géographes toutefois juxtaposent les deux systèmes de divisions climatiques longitu-
dinales et de répartition rayonnante autour d'un ¿(¿cpaXôç : cf. Muqaddasî, p. 58 sq.,
67, 113. Sur les fondements mythologiques de cette répartition ethnique, cf. M. Molé,
« Le partage du monde dans la tradition iranienne », dans J. As., CCLX, 1952,p.4 55-463.
2. Cf. p a r exemple Mas 'ûdî, Prairies, § 395-397 (ou apparaît, pour le roi suprême,
celui du centre, le titre de Sâhân Sàh : thème iranisé, sinon iranien : cf. références dans
Relation, § 24, note 1). Même littérarisation pour les thèmes d'astronomie pure : cf.
l'image du «jaune dans l'œuf», répétée à l'envi pour illustrer la position centrale de
la terre dans l'univers ; cf. Ibn tJurdâdbeh, p. 4 ; Ibn al-Faqïh, p. 4-5 ; Ibn Rusteh, p. 8,
etc. L'image ne semble pas être grecque et Mas'ûdï (§187 sq.), qui parait suivre Ptolé-
mée d'assez près, ne la reproduit pas (notamment § 187 et 197, où on' l'attendrait et où
ne se trouve, en réalité, que la notion géométrique de point ; même attitude dans
Tanbih, p. 15).

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Les préoccupations techniques 73

d'une géographie humaine et de l'expression littéraire de cette géo-


graphie.
Considéré sous l'angle de la sùra, l'héritage arabe, précédemment passé
en revue, couvre deux ordres de données ou, si l'on préfère, deux façons
d'utiliser à des fins arabes les cadres transmis par la Grèce et l'Iran. A la
nomenclature qui est celle des « climats », on intègre les toponymes les
plus célèbres de la Péninsule, conservés par la tradition poétique et lexico-
graphique. 1 A une certaine distribution en rosace du monde habité, que
la Perse a mise à la mode, on impose, dans certains cas, une légère trans-
lation qui fait passer le cœur de Fœcoumène des régions de l'ancienne
Médie aux villes saintes d'Arabie : le fait d'entamer une présentation
de la terre, comme chez Ibn Rusteh, Ibn al-Faqïh, Muqaddasî et tant
d'autres», par la Mekke et Médine», traduit l'intrusion, dans la car-
tographie de la sùra, d'un nouveau phénomène humain, non plus celui de
la géopolitique comme pour les keSwar-s, mais celui de la foi. La géographie
de la terre s'affirme ainsi comme musulmane et elle oppose, aux deux
pôles traditionnels nord et sud de la terre comme planète, un nouveau
pôle, spécial celui-là à la terre habitée. *
Le résultat est une imago mundi que ses hésitations rendent terrible-

1. Cf. supra, p. 12, note 1.


2. Cf. supra, p. 72, note 1. Dans nombre de cas du reste, les auteurs, dont les trois
cités ici, prennent aux deux conceptions : souvenir de la position centrale de la Médie,
devenue thème littéraire de panégyrique, combiné avec début de l'exposé par l'Arabie.
On nous objectera peut-être que les ouvrages cités ici sont postérieurs aux premiers
ouvrages de cartographie pure (dont le Kitâb fûrat al-ard de Buwârizmi) et débordent
largement le cadre de la fûra. Mais précisément, ce qui nous intéresse n'est pas tant la
fûra pure, œuvre de techniciens, que ce qu'elle est devenue aux mains des écrivains, par
le jeu des rencontres, de l'acclimatation des thèmes littéraires, brel de l'entrée de thèmes
humains dans la cartographie.
3. Prééminence liée à des thèmes cosmogoniques et mythiques : chute d'Adam,
Déluge, Abraham (cf. Ibn Rusteh, p. 24-26 ; Ibn al-Faqïh, p. 16 sq.). Pour nombre
d'entre eux, du reste, il doit s'agir de thèmes que la tradition a transférés de Jérusalem
sur l'Arabie, parallèlement au changement d'orientation (qibla) dans la prière : cf., pour
l'ensemble de ces thèmes et de ces lieux, Ibn al-Faqïh p. 19 sq., 93-101, 258. Une preuve
assez nette de cette « valorisation » des villes d'Arabie est fournie par le fait qu' Ibn
Rusteh (p. 25-26) déclare que les lieux saints ont été effacés par le Déluge, tandis
qu'Ibn al-Faqïh (p. 23) fait d'eux le point le plus haut de la terre, en rapport avec le
mont d'al-Gûdï, sur lequel s'arrêta l'Arche (p. 20).
4. Phénomène encore plus net sur le terrain de la géographie astronomique, la
qibla ou direction de La Mekke étant définie comme l'ensemble des grands cercles de
la sphère terrestre passant par le point M de La Mekke : cf. G. Schoy, dans El,
t. II, p. 1045-1047. Le thème de la qibla a développé toute une littérature : citons
Dïnawari, Battânï, plus tard Ibn al-Haytam (cités par R. Arnaldez, dans Arabica,
IX, 1962, p. 369, en même temps qu'une autre application humaine de l'astronomie,
savoir : la science des heures ['i/m al-mawâqit], qui sert à déterminer le moment des
cinq prières quotidiennes). Sur les rapports du thème de la qibla et de la littérature
géographique, cf. infra, p. 83, note 2.

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74 Géographie humaine du monde musulman

ment complexe et désordonnée. Le désir de science totale propre au siècle,


les tendances assimilatrices et syncrétistes de l'Islam, la résistance des
traditions antérieures font voisiner, chez les auteurs, tous les thèmes
ensemble. Ils veulent tenir pied partout : présenter la terre dans sa totalité,
comme les astronomes, mais épuiser la description de l'œcoumène, comme
les géographes ; parler de l'humanité entière, mais approfondir surtout,
comme y invite la foi nouvelle, le domaine de l'Islam ; dessiner le monde
selon un quadrillage à la manière grecque et le distribuer autour d'un
centre, selon la tradition livrée par l'Orient ; affirmer la position centrale
de l'Arabie, mais sans rien sacrifier des vieux thèmes qui fixent ce centre
à la Babylonie, à la Perse, quand ce n'est pas à Jérusalem ou à Ceylan. 1
La confusion même des données et la littérarisation qu'elle entraîne sont
sans doute en grande partie responsables de la dégradation progressive
des concepts mathématiques 2 ; elles ont facilité, selon nous, l'éclatement
de la sûra, la fusion de ses thèmes dans des ensembles plus vastes, et c'est,
du reste, dans des milieux non exclusivement voués à la recherche mathé-
matique pure que s'est produit, semble-t-il, pour la première fois ce
glissement.

L'école de Kindï et les développements de la sûra : Sarahsï, Ibn Serapion,


Balhï

La plus célèbre représentation de la terre est l'atlas qui fut dressé par les
astronomes du règne d'al-Ma'mûn (813-833 de J.-C.) dans le cadre de cet
institut de recherches qu'était le bayt al-hikma. Il est à peu près certain,
du reste, que cette sûra ma'mùniyya s'inspirait fondamentalement des
données fournies par Marin et Ptolémée, complétées en l'occurrence par
l'inscription, sur la carte, des toponymes livrés par la tradition arabo-
musulmane : c'est en ce sens qu'il faut prendre l'affirmation de Mas'ûdï 3 ,
qui déclare la nouvelle sura supérieure à celle des maîtres grecs : supérieure
parce qu'adaptée aux exigences nouvelles. 4 La théorie de cette carto-

1. Conception bien entendu héritée de l'Inde : cf. Maqbul Ahmad, op. cit., p. 591
[2|. Un exemple dans Ibn Rusteh, p. 22.
2. On opposera, sur ce point, le sérieux de l'exposé d'un Ibn Rusteh au caractère
précaire des données « scientifiques » de Muqaddasï, qui, écrivant dans les dernières
années du x e siècle, est séparé de son prédécesseur par quatre-vingts ans ou plus.
3. Tanblh, p. 53.
4. Mas'ûdï déclare, en cette matière, jugersur pièces,puisqu'il dit avoir vu les cartes
de Marin ( T a n b l h , loc. cit.) et de Ptolémée (Prairies, § 191, 193). Pareille affirmation
relance le problème, posé supra (p. 71, note 5), de la cartographie ptoléméenne. Etait-
ce les originaux que voyait Mas'ûdï, ou des cartes dressées, d'après les données du t e x t e
de Ptolémée et de Marin, par les traducteurs, lors du passage du grec au syriaque ou
du syriaque à l'arabe ? Dans ce dernier cas, o n s'expliquerait mieux, à la faveur des
influences signalées (cf. p. 71, note 3), l'origine de cette cartographie figurative que

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Les préoccupations techniques 75

graphie ainsi mise au point a été, parallèlement, exposée dans des traités
techniques : le plus célèbre, et aussi le plus ancien, semble être le Kitâb
sûrat al-ard1 de Muhammad b. Mûsâ al-Huwârizmï. Or, ce traité, q u o i q u e
technique d'allure, fait déjà place, encore que de façon épisodique, à des
t h è m e s d'adab.2 N o u s savons, certes, au témoignage de Mas'ûdî 3 , q u e
Huwârizmï s'est intéressé à l'histoire ; pourtant, le caractère d o m i n a n t
du personnage reste celui du savant très spécialisé : surtout algébriste
et astronome, il n'a sans doute vu dans sa participation à la sûra ma'mû-
niyya q u e le prolongement d'une recherche fondamentale. Si donc les
t h è m e s développés par Yadab se font déjà, m ê m e modestement, une place
chez un pur savant contemporain de l'apparition du genre de la sûra, o n
est en droit de penser qu'avec le t e m p s et chez des personnages plus éclec-
tiques, plus portés à composer entre la littérature et la science, la carto-
graphie primitive va s'élargir d a v a n t a g e encore.
Mas'ûdî 4 signale la différence qui existe, pour l'appréciation des m e s u -
res de l'œcoumène, entre les astronomes purs et les disciples de Kindï, d o n t
le plus éminent et le plus fréquemment cité par lui est A h m a d b. a t - T a y y i b
as-Sarahsï. Ces préoccupations particulières qui distinguent l'école de
Kindï, quelles sont-elles ? Kindï, tout d'abord, le maître très écouté, e s t
un phénomène rare à cette époque : celui d'un Arabe, qu'on peut donc
supposer pétri de la tradition de la Péninsule, mais en m ê m e temps né à
Kufa, élevé à Basra ou Bagdad, et rompu à la nouvelle science grecque. 5

Mas'ûdî croit pouvoir r a p p o r t e r à Ptolémée et qui me p a r a i t d é c i d é m e n t incompatible


avec le c a r a c t è r e m a t h é m a t i q u e de l'original grec. Q u a n t à r«inintelligibilité»des t e r m e s
grecs sur ladite carte de Ptolémée (Prairies, § 193), elle p e u t s'expliquer par le f a i t q u e
les t r a d u c t e u r s ou bien o n t p o r t é tels quels les noms grecs sur la carte, ou bien les o n t
transcrits en arabe, mais sous une forme telle (déformés, par exemple, pour les besoins
de l ' a d a p t a t i o n à l'image) qu'ils n'en r e s t e n t pas moins obscurs de cette façon.
1. Qui semble avoir été conçu pour a c c o m p a g n e r 'la 'sûra ma'mûnii/ya : cf. la bi-
bliographie citée par E. W i e d e m a n n d a n s El, t. II, p. 966 |2].
2. Cf. p . 12, note 5. Le t h è m e des plus b e a u x édifices du m o n d e est d'ailleurs sys-
t é m a t i q u e m e n t exploité p a r un a u t r e a s t r o n o m e , Abu Ma'Sar, qui lui consacre u n
t r a i t é spécial, le Iiitab al-ulûf fi buyut al-'ibàdât ou é t u d e sur les lieux de culte classés
d ' a p r è s le millénaire de leur construction (cf. J . Horovitz, d a n s El [2], t. I, p. 144).
Or, Abu Ma'Sar (l'Albumasar de notre Moyen Age) est une personnalité plus c o m p l e x e
que H u w â r i z m ï : a s t r o n o m e , mais aussi et s u r t o u t astrologue, ce qui, en v e r t u du s y s t è m e
du m o n d e alors en vigueur (cf. supra, c h a p . I, p. 1 1 , 1 6 ) , le f a i t t o u c h e r un p e u à t o u t
( p a r exemple à la théorie des marées) et lui assure une Immense célébrité. C'est en p a r t i e
sans d o u t e sous le poids de pareilles autorités q u e , très t ô t , les t h è m e s de vulgarisation
c o m m e celui des édifices « merveilleux» se f r a y e n t un chemin j u s q u ' a u x œuvres les plus
techniques.
3. Prairies, § 8.
4. Prairies, § 298 (et note 6).
5. La t r a d i t i o n (cf. infra, p. 76, note 3) d i t qu'il est un « t r a d u c t e u r et a d a p t a t e u r
des œ u v r e s grecques» : cf. T j . de Boer, d a n s El, t. II, p. 1078. E n f a i t , il est peu p r o b a -
ble qu'il ait lu les œ u v r e s grecques dans leur langue originale, l b u an-Nadîm (Fihrisl,

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76 Géographie humaine du monde musulman

La production de KindI porte la marque de cette formation : on y trouve


des traités de musique, d'astronomie ou astrologie, de géométrie, de méde-
cine, surtout d'optique, de météorologie et de philosophie. 1 Mais il a
écrit aussi» deux traités qui relèvent des disciplines géographiques :
l'un sur les mers et le phénomène du flux et du reflux, l'autre — directe-
ment inspiré de Ptolémée 3 — sur la représentation de l'œcoumène. Or,
bien que ces deux œuvres soient perdues 4 , le témoignage de Mas'ûdï
nous en dit assez les traits caractéristiques, à savoir, comme on le verra
dans un instant, l'intervention du témoignage direct et l'arabisation des
données*.
On dira qu'en cela Kindï, mort après 256/870, ne fait que participer
de l'esprit de son siècle, de ce siècle soucieux d'expérimenter sur le terrain
les données théoriques de la géodésie 6 aussi bien que d'incorporer les
toponymes arabes au cadre emprunté de la sûra. Mais justement, l'origi-
nalité de Kindï, autant que nous en puissions juger, semble avoir été
d'appliquer ce souci de l'expérimentation au contexte arabe lui-même,
mieux : d'en avoir fait le signe de l'arabisation des données fournies par la
Grèce. J e m'explique par un exemple : pour la « mer Orientale », qui,
s'étendant jusqu'à l'Extrême-Orient, échappe en sa plus grande partie
au monde arabe, Kindï et son école admettent sans broncher les chiffres
de Ptolémée 6 ; pour la Méditerranée au contraire, qui, au moins par ses
rivages méridionaux, est une mer arabe, on s'empresse de rectifier l'héritage
grec. Le résultat, une fois de plus 7 , importe moins que l'esprit qui anime

p. 268) dit qu'« on a traduit pour lui, Kindï, au demeurant assez mal, la Géographie
de Ptolémée. » L'ensemble de la notice du Fihrist sur Kindï (p. 255-261) n'est pas plus
explicite et Carra de V a u x (Penseurs, t. IV, p. 5) avait déjà douté que Kindï eût connu
le grec.
1. Il est connu sous le titre de « philosophe des Arabes» et est l'auteur d'un traité
célèbre (Risâla fi l-'aql) que le Moyen Age occidental connaîtra par une traduction
latine intitulée De intellectu (cf. GAL, Suppl., t. I, p. 373, 1. 4).
2. Tanbih, p. 42, 77.
3. Cf. Tanbih, p. 42, note 2 (avec citation de source arabe reprenant la tradition
d'un Kindï connaisseur du grec [cf. supra, p. 75, noie 5], qui peut être d'ailleurs un
mauvais démarquage du Fihrist).
4. Tout au moins sous leur forme arabe ; le traité du flux et du reflux a inspiré
une traduction latine (cf. GAL, Suppl., t. I, p. 373, 1. 31).
5. Mesure de l'arc de méridien sous al-Ma'mun. Sur le sens de l'observation chez
Kindï, cf. Tj. de Boer, op. cit. (on corrigera l'expression de la p. 1079 [1] : «l'auteur
a vérifié à l'aide d'expériences les fondements de sa théorie qui, il est vrai, est fausse»),
6. Cf. Tanbih, p. 77 ; même attitude pour d'autres régions inconnues, au septentrion
ou au sud de l'Équateur par exemple : Tanbih, p. 42 ; Prairies, § 297.
7. Il se traduit, en fait, par une accentuation des erreurs de Ptolémée. La Méditer-
ranée est longue d'environ 3 900 km. Avec Ptolémée, d'après la différence approxi-
m a t i v e de 62° qui sépare les Colonnes d'Hercule de la ville d'Issos, on arrive, sur la
base de 500 stades au degré, à 31 000 stades environ, soit 5 580 km. Les chiffres des
auteurs arabes sont largement supérieurs, quelque valeur que l'on donne au mille,

»Voir Addcndn. |>ii«c 105

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Les préoccupations techniques 77

la démarche : la rectification des chiffres avancés par les Grecs ou les


théoriciens qui se réclament d'eux me paraît ne pouvoir être faite qu'au
nom de l'expérience directe, et cette expérience à son tour ne peut se
réclamer, en la circonstance, que du désir d'opposer aux données théoriques
de l'étranger le témoignage de l'occupant des lieux, du propriétaire 1 :
ladite rectification est le signe d'une prise de possession au nom de la
communauté nouvelle, d'une appropriation. C'est déjà l'ébauche de la
notion de l'empire, de cette mamlakat al-Islâm qui est réellement la chose
possédée, détenue : le concept, certes, se développera surtout au iv e /
x e siècle 2 , après avoir reçu, comme on le verra bientôt, l'appoint de la
géographie administrative, il n'importe : il est déjà en germe dans un
certain développement de la sûra qui, non contente d'intégrer le domaine
arabe au monde traditionnel de l'Antiquité, prend désormais ce monde en
charge, se l'approprie, le reconnaît.
L'humanisation de la géographie ptoléméenne s'opère donc, d'abord,
par une subjectivisation du donné scientifique grec : l'étude de l'œcou-
mène tend à ne plus être séparable du sentiment jaloux d'en posséder la
meilleure part, dévolue à l'Islam par un « devisement» d'ordre d i v i n . »
L a reconnaissance de cette terre d'Islam, son étude appliquée, singulière,
presque amoureuse en découleront naturellement : est-ce un hasard si
une des premières apparitions du thème des masâlik wa l-mamâlik, signi-
ficatif de la volonté d'établir, à l'intérieur de l'œcoumène, la carte de

qui est, avec la parasange (farsah), leur unité de mesure la plus fréquemment citée,
unité extrêmement flottante puisqu'elle oscille entre X /56 et 1 /87 de degré terrestre
(cf. Tanbih, p. 45 ; Prairies, t. I, p. 182-183 = § 190 et note 8 : sur ces difficultés d'éva-
luation, cf. Prairies, éd. Pellat, § 194, note 8, et ma traduction de Muqaddasï, § 97,
note 8, § 102, note 25). Battânï donne, comme longueur, 5 000 milles et l'école de Kindl,
prétendant rectifier ce chiffre, 6 000 milles (Prairies, § 298), ce qui nous amène à une
longueur de 11 500 km sur la base du mille ordinaire (1/3 de parasange, soit 5,7628:
3 = 1,92 km), ou de 8 100 km sur la base du mille ptoléméen de 7 stades et demi ( T a n -
bih, p. 42, note 3 ; 1 stade = 180 m), ou enfin, sur la base de 1/87 de degré (le degré
valant lui-même [cf. Prairies, t. I I I , p. 441] 25 parasanges, soit 144 km environ, ce
qui donne au mille 1,656 km), 9 900 km (9 700 dans l'art, anonyme « Bahr ar-Rûrn»,
dans El [2], t. I, p. 963).
1. Sans parler du sentiment de fierté qui le pousserait à gonfler les estimations des
Grecs.
2. Phénomène signalé aussi pour la cartographie pure : cf. Kramers, « La question
Balbl», p. 9-12.
3. C'est le terme employé par Marco Polo (Le devisement du monde, éd. A . t'Sterste-
vens, Paris, 1960), mais dans un sens profane, le mot exprimant alors une idée de
disposition, d'arrangement, dans les faits ou au niveau du langage. Ici, le taqœim
al-buldân (autre titre de l'ouvrage de Balbî) n'est pas séparable du thème de rènqxxXéç,
de l'Islam centre du monde, que ce soit par l'Irak, La Mekke ou Jérusalem, ni de la
distinction juridique entre le dâr al-Islâm et le dâi al-harb, séparés par cette région
mouvante des marches (iugûr), que la géographie administrative, ici encore, traitera
de son côté, mais sur le plan technique qui lui est propre.

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78 Géographie humaine du inonde musulman

l ' I s l a m , de ses itinéraires ( m a s â l i k ) et d e s t e r r e s p o s s é d é e s ( m a m â l i k )


e n s o n n o m , e s t à p o r t e r a u c r é d i t d ' u n d e s d i s c i p l e s d e K i n d ï , Sarahsï e n
l'occurrence ? 1 Certes, le m ê m e titre e s t d o n n é au Kitâb d e s o n c o n t e m -
p o r a i n Ibn H u r d â d b e h , qui représente, lui, la g é o g r a p h i e a d m i n i s t r a t i v e ;
m a i s o n v o i t q u e le désir d e peindre l ' e m p i r e de l ' I s l a m , la mamlaka,
a p u naître a u s s i d ' u n e a u t r e t e n d a n c e , hors d e s p r é o c c u p a t i o n s p r o p r e s
a u x f o n c t i o n n a i r e s : j e v e u x parler d e celle qui, l a r g e m e n t n o u r r i e d e s
disciplines les p l u s d i v e r s e s , a r a b e s o u étrangères, i n t é r e s s e d e s l i t t é r a t e u r s
e t d e s p h i l o s o p h e s 2 d o n t les œ u v r e s recueillent e t p r é c i s e n t e n u n s e n s
i s l a m i q u e l ' h é r i t a g e t e c h n i q u e de l ' a t l a s du m o n d e grec.
D e la p r o d u c t i o n d e S a r a h s ï , mort en 2 8 6 / 8 9 9 , g é n é r a l e m e n t p r é s e n t é
c o m m e le p o r t e - p a r o l e e t s u c c e s s e u r d e K i n d ï 3 , la p o s t é r i t é n ' a c o n s e r v é
q u ' u n e série d e t i t r e s 4 , q u i s e p a r t a g e n t e n t r e les s c i e n c e s t h é o r i q u e s 6
e t e x p é r i m e n t a l e s . D a n s ce dernier cas, Sarahsï a t r a i t é d e « l ' u t i l i t é d e s

1. Cf. Tanbih, p. 109. Sur les œuvres de Saraljsl, cf. infra.


2. Sarabsï, régulièrement présenté comme le disciple de Kindï, est surtout connu
(cf. ci-dessous, note 5) comme philosophe, astronome et géographe. La liste de ses
œuvres (cf. Rosenthal, Sarabsi, passim) est probante : les seuls ouvrages direc-
tement en rapport avec les thèmes tournant autour du pouvoir semblent être, sous
des titres variables, un livre d'éthique (cf. Rosenthal, op. cit., p. 81 : « a book for nadim-s,
b u t it might also be a Fiirstenspiegel, or a simple adab work») et une brève histoire
du monde écrite pour al-Mu'tadid, dont Sarabsï était le précepteur (ibid., p. 82).
Culture générale, donc, comme il sied à un éducateur, exempte des soucis techniques
des fonctionnaires. Il est bien signalé par Mas'udi (Prairies, t. V I I I , p. 179) comme
waliyy al-hisba (responsable de la police des marchés et des mœurs) à Bagdad, mais
cette fonction, de par le caractère municipal ou provincial de son ressort et ses fonde-
ments religieux et moraux (cf. C. Cahen, « Mouvements populaires et autonomisme
urbain dans l'Asie musulmane au Moyen Age», dans Arabica, VI, 1959, p. 253-254,
et E. Tyan, Histoire de l'organisation judiciaire en pays d'Islam, Leyde, 1960, p. 621-622,
628-630), est tout à fait différente, même à Bagdad, de celles qui sont assumées par
la chancellerie centrale. Le renseignement donné par Mas'udi, s'il est exact, confirme
les rapports des gens de la sûra et du pouvoir, mais sans cet engagement absolu dans
l'appareil administratif central qui caractérise la géographie administrative.
Un autre Kitâb al-masâlik wa l-mamâlik (cf. tableau des auteurs) est dû à un certain
Ga'far b. Ahmad al-Marwazï, m o r t vers 274/887, par conséquent contemporain de
Kindï, mort après 256/870, et de Sarabsï, mort en 286/899, et comme eux très éclec-
tique si l'on en juge par la liste de ses ouvrages (cf. Yâqût, Udabâ', loc. cit.), en tout
cas non signalé, lui non plus, comme fonctionnaire (kâtib).
3. Cf. Prairies, § 268 (note 1), 297, 298 ; Rosenthal, op. cit., p. 17-18.
4. Cf. Rosenthal, op. cit., p. 40 sq., qui signale quelques emplois, à travers les auteurs
qui les citent, de titres différents pour un même ouvrage, ce qui explique l'échec de
G. Wiet à retrouver ailleurs un titre avancé par Ibn Rusteh (p. 6 et trad., p. 4, note 1).
5. Par exemple l'Abrégé des livres de la logique (Muhta.sar kutub al-mantiq) : cf. Tan-
bih, texte, p. 60 et trad., p. 89 ; Les bases de la philosophie et la science approfondie des
lois stellaires (Arkân al-falsafa wa taibit 'ilm ahkâm an-nujjùm) : cf. Ibn Rusteh, loc. cit.
L'ensemble de la production touche aux disciplines suivantes : religion et philosophie,
physique et géographie, éthique, histoire, adab, astronomie et astrologie, mathéma-
tiques, musique et médecine.

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Les préoccupations techniques 79

mers, des montagnes et des fleuves» 1 , en reprenant à ce sujet les opi-


nions de son maître 2 ; ce qui est incomparablement plus important, c'est
le nouvel esprit qui préside à l'exposition de ces données : dans son Kitâb
al-masâlik wa l-mamàlik, Sarahsï ouvre largement la sûra aux autres dis-
ciplines et réalise ainsi un progrès décisif par rapport à Kindî. 3 De ce
phénomène, nous avons au moins une preuve assez nette. 4 Mas'ûdl,
parlant des Masâlik, présente 5 cet ouvrage comme un traité « sur les voies
et les royaumes, les mers et les fleuves, les histoires des divers pays, etc. » :
il semble donc bien, malgré la maigreur de notre documentation, que nous
ayons là l'indice d'une humanisation progressive du genre de la sûra,
de son évolution vers un syncrétisme marqué par l'adab, vers un exposé
plus soucieux d'intégrer à la présentation nombrée de la terre celle, moins
dogmatique, plus littéraire, de l'homme en rapport avec ses paysages et
son passé.
C'est le même esprit qui, par des voies différentes, anime la démarche
d'Ibn Serapion et de Balhï. Le premier 6 , dans son Kitâb 'agâ'ib al-
aqâlîm as-sab'a (Les merveilles des sept climats) se propose une description
classique de la terre 7 , mais — et sans parler, ici encore, de quelques

1. Kitâb manfa'at ou manâfi' al-bihâr wa l-gibâl wa l-anhâr : cf. Tanbïh, texte,


p. 51 et trad., p. 77.
2. Par exemple sur les dimensions des mers (Prairies, § 298), la marée (ibid., § 268),
les grands fleuves (ibid., § 187, note 1, § 213, note 1), la vulcanologie ( T a n b i h , p. 89 :
il est vrai qu'ici la référence se r a p p o r t e à l'Abrégé, mais ce genre de renseignements
p a r a î t spécifique du Kitâb manfa'at al-bihâr. E n t o u t é t a t de cause, si la référence
est juste, elle confirme chez Sarafosi le même désir d'interpénétration des disciplines
que dans le Kitâb al-masâlik wa l-mamâlik : cf. infra).
3. Lequel, bien qu'il ait arabisé la sura, ne semble pas avoir réalisé cette ouverture
du genre à d ' a u t r e s sciences, par exemple à cette ébauche de géographie h u m a i n e ,
alors à la mode (cf. supra, p. 11, 14, 17, 48-50), par laquelle l'homme est relié à son
milieu astral et physique, et que, p o u r t a n t , lui, Kindî, connaissait (cf. Prairies, § 171).
4. Une autre, qui intéresse l'ouverture de la sûra à des données légendaires, p e u t
être vue dans l'affirmation de Mas'udî (Prairies, § 297, note 3), qui semble r a p p o r t e r
au Kitâb al-masâlik diverses affirmations relatives à la ville légendaire de Thulé.
Mais peut-être s'agit-il là, en dernière analyse, d'une de ces pigmentations de la sûra
p a r quelques rares données de l'adab, comme chez BuwSrizmï (cf. p. 12, note 5), pro-
cédé qui n'engage pas f o n d a m e n t a l e m e n t le caractère technique de la sûra.
5. Tanbih, p. 109.
6. Personnage énigmatique dont l'œuvre aurait été reprise par un certain Suhrâb
(cf. manuscrit, 3 a, 67 b ; éd. von Mzik, p. 5, 192 [note] ; GAL, t. I, p. 261 et Suppl.,
t. I, p. 406). La longue histoire de ce manuscrit, exposée au fol. 67 b, nous inclinerait à
beaucoup de scepticisme q u a n t à l'état originel du texte, si Le Strange n ' a v a i t montré
(op. cit., p. 2) qu'il remonte, tel qu'il est, à une époque comprise entre 289/902 et
334/945.
7. Conseils p r a t i q u e s pour le tracé de la sûra : 3 a-10 a ; mers : 10 a-18 b ; îles :
18 b-24 b ; lacs : 24 b-25 b ; montagnes : 25 b-30 a ; cours d'eau i m p o r t a n t s : 30 a-50 a ;
sources et autres cours d'eau : 50 a-67 a. L'œuvre est peut-être inachevée, puisqu'elle
ne comporte pas certaines descriptions annoncées, n o t a m m e n t celle des villes (cf. 67 a,

André MIQUEL. 9

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80 Géographie humaine du monde musulman

insertions dans le goût de Yadab1 — il introduit dans cette süra deux


nouveautés. Parallèlement au tableau des latitudes et longitudes, un
texte se développe, qui, quoique grêle et uniforme 2, représente incontes-
tablement une mise en forme littéraire de données arithmétiques. Surtout,
on s'attache de temps à autre à faire surgir, au travers de notations plus
précises, un paysage : montagnes de Syrie-Palestine, delta du Nil, mais plus
encore cette campagne mésopotamienne, toute striée de rivières et de
canaux, dont l'évocation est sans doute le noyau de l'œuvre. 3 Je dis bien
évocation, car la présentation dépasse à plusieurs reprises le cadre pure-
ment graphique du cheminement des eaux pour déboucher sur la chose
vue, sur cette observation directe du 'iyân qui apparaît ainsi pour la
première fois, avec le climat poétique qui l'entoure, dans une süra qu'il
renouvelle. L'eau n'est plus seulement, comme les montagnes ou les îles,
prétexte à l'inscription de coordonnées géographiques sur une carte, elle
est l'élément premier d'un paysage auquel elle donne son sens, et son cours
descendu fait trouver les villages, les ponts, les bateaux, les cultures, tout
ce qui fait que le monde est vivant. 4
Avec Abü Zayd al-Balhï (vers 236/850-322/934), nous touchons à un
auteur de premier plan pour l'histoire du développement de la géographie
humaine, puisqu'on sait, depuis les travaux de de G o e j e q u e les Suwar
al-aqâlïm (Caries des climats)« sont directement à l'origine des ouvrages
d'Istahrï et d'Ibn Hawqal, deux des plus grands représentants de la

i.f.) et des itinéraires (cf. Le S t r a n g e , op. cit., p. 7). Mais c e t t e h y p o t h è s e reste précaire,
le m a n u s c r i t précisant (cf. 2 b) qu'il s'agit là d ' u n résumé (fa ahbabtu an afrtasira min
¿ami'i kutubihim).
1. Cf. p a r exemple les «idoles de cuivre» a u x limites occidentales de la Méditer-
ranée (10 b), l'ile de l ' a r g e n t et celle des pierres précieuses, dans la m e r des T é n è b r e s
(17 b), les lies de la mer Verte (23 a et b), le dialogue de Dieu et de Moïse sur le Sinaï
(29 a et b), les sources d u Nil (41 b), Gog et Magog (46 a et 48 b), R o m e (50 a). Si ces
incursions au domaine de i'adab ne suffisent p a s à expliquer le t i t r e de l'ouvrage, il
f a u t voir alors dans ce t i t r e u n certain désir de publicité, car a t t i r e r un public en
lui p r o m e t t a n t des t h è m e s d'adab prouve t o u t e la f a v e u r de ceux-ci.
2. Les chaînes de m o n t a g n e s y sont t r a i t é e s c o m m e les mers : elles « passent à »,
« v i e n n e n t de », « r e n c o n t r e n t » ou « reçoivent » : cf. 14 a sq. et 28 a-30 a.
3. J u g é si indispensable q u e , m ê m e dans ce « résumé », il a été, semble-t-il, intégra-
l e m e n t conservé (plus de dix folios [30 à 41] s u r u n t o t a l de 68). On sait d u reste que
c e t t e description de la Mésopotamie a inspiré, parfois m o t p o u r m o t , a l - t j a t ï b al-Bag-
dàdï (et, à t r a v e r s lui, Y à q û t ) et A b ü 1-Fidà' : cf. Le Strange, op. cit., p. 6 : le m o t de
qawwâra, employé p a r ce dernier auteur et p o u r lequel Dozy (t. II, p. 417) propose
la leçon plus correcte de quivâra (morceau rond), se t r o u v e précisément, dans le t e x t e
d ' I b n Serapion (cf. 15 b, 16 a et b, 19 b e t passim), sous sa f o r m e défectueuse, ce qui
est une p r e u v e s u p p l é m e n t a i r e de la parenté des deux textes.
4. « Un g r a n d cours d ' e a u f r é q u e n t é des navires » (36 b) ; « un p o n t de pierre » (35 b) ;
« à l'entrée du canal, un i m m e n s e pont... sous lequel l'eau s'élance en force, a v a n t de
t r a v e r s e r villages et cultures » (34 b).
5. « D i e Istabrî-Balbï F r a g e » , d a n s ZDMG, X X V , p . 42-58.
6. Ou encore Kitâb laqivim al-buldân (De la répartition des pays) : cf. p. 77, note 3.

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Les préoccupations techniques 81

géographie humaine des masâlik wa l-mamâlik telle qu'elle sera définiti-


vement élaborée au iv e /x e siècle. C'est que Balhï marque lui-même une
étape décisive dans l'évolution de la sûra, l'aboutissement de deux ten-
dances essentielles déjà signalées. Esprit rigoureux, volontiers porté à la
schématisation \ il n'en opère pas moins, sur le terrain qu'il connaît,
dans le même sens qu'Ibn Serapion, à cette réserve que le centre de l'œuvre
se déplace ici de l'Irak au Hurâsân, où Balhï aurait été fonctionnaire
(kâtib) au service de la dynastie sâmânide. 2 Muqaddasï lui reconnaît
explicitement à plusieurs reprises 3 le mérite d'avoir épuisé la description
de cette région, et notamment — fait nouveau sur lequel nous allons reve-
nir — de son organisation administrative et financière. 4
Autre développement, peut-être plus important encore, de la sûra :
l'avènement définitif du concept de mamlaka, que Balbï va traiter dans
l'esprit de l'école de Kindl, à laquelle il a un moment appartenu. 5 La
sûra ma'mûniyya connaît ici son évolution dernière, au nom du principe,
exposé plus h a u t 8 , de son adaptation aux exigences du monde nouveau
qu'est l'Islam. Reléguée dans l'introduction de l'œuvre 7 ou dans des
mappemondes routinières 8 , de plus en plus mal comprise", la vieille
distinction ptoléméenne des climats ne fait plus que se survivre. Elle laisse
la place à ce domaine (mamlaka) de l'Islam, qui, partant du centre, l'occupe
peu à peu tout entière, l'envahit en la refoulant sur ses marges 1 0 et inau-
gure ainsi une nouvelle définition de Viqlîm. Balbï, le premier, renonce aux
sept climats longitudinaux de Ptolémée au profit d'une répartition du

1. Muqaddasï (trad., § 12) nous présente son œuvre comme livresque, très condensée,
consistant surtout en cartes accompagnées de brefs commentaires ; sur ses rapports,
controversés, avec l'œuvre du mathématicien Abu 6 a ' f a r al-Hâzin, cf. GAL, Suppl.,
t. I, p. 387 ; D. M. Dunlop, « BalkhI», dans El (2), t. I, p. 1034 (1) ; J. H. Kramers,
« Djughrâfiyâ», dans El, Suppl., p. 70 (1).
2. Cf. Yâqut, Udabd', cité dans Dunlop, op. cit., p. 1034 (1) i.f. Il a d'ailleurs connu
la famille des Gayhânï (le père ou le fils : sur cette question, cf. tableau des auteurs,
s.v. « ôayhânï »).
3. Cf. éd. de Goeje, p. 67-68, 269-270, 280 (note a), 306 (note b), 307.
4. Ibid., p. 307.
5. Etant donné le mystère qui entoure le personnage d'Ibn Serapion, nous ne pouvons
savoir s'il a été lui aussi en rapport avec cette école.
6. P. 74 i.f.
7. Cf. Içtabrî, Ibn Hawqal et Muqaddasï, qui, pour le plan d'ensemble, se situent,
on le sait, dans ce qu'on appelle « l'école de Balhï» : cf. Maqbul Ahmad, op. cit., p. 595-
596.
8. D e u x ou trois cartes traditionnelles (œcoumène, mers) sur une vingtaine pour
les géographes de cette « école » : cf. Kramers, « La question Balbï », p. 10.
9. Ibn Serapion en donne de fâcheux exemples (cf. 59 b sq.), tout comme Muqaddasï
(cf. trad., § 102, note 25) et Mas'ûdï (cf. Tanbih, p. 68), qui croit que toutes les villes
d'un iqlim sont situées sur une même latitude.
10. Dans la géographie de la mamlaka, la mention des terres non musulmanes est,
avec les autres notions venues de la ?ûra, confinée a u x chapitres d'introduction, et
elle disparaît complètement de la cartographie.

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82 Géographie humaine du monde musulman

monde musulman en vingt provinces : et si le même mot d'iqllm, donc de


« climat », leur est appliqué, le sens n'en est plus identique, car il s'agit désor-
mais des entités territoriales de l'Islam 1 : entités non plus théoriques,
mais existant réellement, presque vécues, ressenties, pourrait-on dire, et
dont l'apparition pose le problème d'influences nouvelles s'exerçant sur
la sûra.
Le seul chiffre de vingt tendrait à prouver que cette répartition ne doit
pas plus aux climats des Grecs qu'aux keswar-s iraniens, lesquels sont
chaque fois au nombre de sept. 2 En fait, sous des formes différentes,
c'est l'esprit de l'Iran qui l'emporte incontestablement sur celui de la
Grèce 3 , une conception géopolitique du monde sur une conception ma-
thématique. Simplement, le centre du monde se déplace, on l'a dit, de la
Médie à l'Arabie 4 et le nombre des entités change. Mais précisément ce
changement est la preuve que l'inspiration, elle, reste identique : tout
comme l'ancien nombre des keswar-s voulait recouvrir celui des anciens
Empires, byzantin, turc, chinois, sassanide..., le nouveau, de la même façon,
correspond aux données politiques du i v e / x e siècle à ses débuts. 5 C'est

1. La r é p a r t i t i o n de base est la suivante (cf. K r a m e r s , « La question Balbï p. 10) :


Arabie, Magrib, É g y p t e , Syrie-Palestine, H a u t e - M é s o p o t a m i e (Gazïra), Irak, H û z i s t â n ,
F a r s , K i r m â n , Sind, Arménie, Caucase ( A r r â n ) , À d a r b a y g â n , Médie (Gibâl), Gïlân,
T a b a r i s t â n , désert de Perse, Sigistân, U u r à s â n et T r a n s o x i a n e (Mâ -warâ' a n - N a h r ) ;
c h i f f r e r é d u i t à q u a t o r z e chez Muqaddasï, p a r inclusion de l ' A r m é n i e , d u Caucase e t
de l ' A d a r b a y g â n d a n s le t e r r i t o i r e unique des R i h â b ( H a u t e s Plaines), du Gïlân e t
d u T a b a r i s t â n d a n s celui d u D a y l e m , du H u r â s à n , de la T r a n s o x i a n e et du Sigistân
d a n s celui d u MaSriq (province d'Orient), le désert de Perse c o n s t i t u a n t p a r ailleurs
une e n t i t é à p a r t , extra-provinciale.
2. On o b j e c t e r a ^ l e c h i f f r e de quatorze, r e t e n u p a r M u q a d d a s ï , q u i , p o u r t a n t , o n
l'a dit, f a i t sur ce p l a n p a r t i e de 1'« école» (cf. supra, p. 81, note 7), et l'on p e u t en
effet (cf. M a q b u l A h m a d , op. cit., p. 597 [1]) estimer q u e ce chiffre r é p o n d au désir de
r e t r o u v e r u n e t r a d i t i o n , a t t r i b u é e à Hermès, q u i opposait, a u x s e p t climats h a b i t é s
d u n o r d de l ' É q u a t e u r , s e p t climats inhabités au sud (cf. M u q a d d a s ï , trad., § 95).
Mais la v é r i t a b l e raison d u chiffre de q u a t o r z e est d ' u n t o u t a u t r e ordre : cf. infra,
n o t e 5.
3. Cf. K r a m e r s , « D j u g h r â f i y â » , op. cit., p. 70 ( 1 ) ; opinion contestée p a r M a q b u l
A h m a d , op. cit., p . 596 (1) : m a i s si la r é p a r t i t i o n territoriale est différente, l'esprit,
selon nous, reste f o n d a m e n t a l e m e n t le m ê m e . Même p e r m a n e n c e d a n s les procédés
g r a p h i q u e s : on conserve les représentations symboliques d é j à vues (cf. supra, p. 71,
note 5) : M u q a d d a s ï ( t r a d . , § 26) l'affirme e x p r e s s é m e n t à propos de Balbï.
4. T o u t en laissant subsister des traces de conceptions anciennes : cf. supra, p. 72,
n o t e 1, p. 73-74.
5 / ; Il serait facile de m o n t r e r q u e ces entités provinciales sont, d a n s la p l u p a r t des
cas, le ressort de pouvoirs à q u e l q u e degré a u t o n o m e s : lorsque Balbï écrit, vers 308/920,
le Magrib (avec l'Andalus) é c h a p p e au p o u v o i r abbasside, l ' É g y p t e a déjà subi les
raids f â t i m i d e s et t o u t e s les p r o v i n c e s du nord et d e l'est o n t vu l'installation de p o u v o i r s
locaux : Tâhirides, Saffârides, Daylémites, S â m â n i d e s . Ce n ' e s t p a s sans raison n o n
plus que M u q a d d a s ï (cf. supra, note 1) opère des r e g r o u p e m e n t s de provinces : le
MaSriq r e c o u v r e chez lui (cf. t r a d . , § 19) l'ensemble des é t a t s s â m â n i d e s , alors à leur

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Les préoccupations techniques 83

d o n c , en dernière a n a l y s e , l'histoire, a v e c ses c h a n g e m e n t s , qui f a i t s o n


e n t r é e d a n s le d o m a i n e de la sûra.1
C e t t e p e r m a n e n c e de l ' e s p r i t g é o p o l i t i q u e de l ' I r a n 3 s ' e x p l i q u e elle-
m ê m e , en la c i r c o n s t a n c e , p a r le m i l i e u où elle a é t é e n t r e t e n u e : c e l u i
d ' u n e a d m i n i s t r a t i o n o ù l'on sait q u e les t r a d i t i o n s i r a n i e n n e s r e s t a i e n t
t r è s f o r t e s . N o u s t o u c h o n s là à u n a u t r e o r d r e d e p r o b l è m e s , qui i n t é r e s -
s e n t les r a p p o r t s d e la sûra e t de la g é o g r a p h i e a d m i n i s t r a t i v e . Balhî,
en effet, on l'a v u , a u r a i t é t é en c o n t a c t a v e c l ' a d m i n i s t r a t i o n s â m â n i d e .
M a i s s u r t o u t , il e s t p a s s é p a r B a g d a d o ù il a pu c o n n a î t r e , e n d e h o r s d e
l ' é c o l e de K i n d I , d ' a u t r e s m i l i e u x e t n o t a m m e n t c e u x de l ' a d m i n i s t r a t i o n
c e n t r a l e . S a l o n g é v i t é , d ' a u t r e p a r t , e s t un f a c t e u r de première impor-
t a n c e : q u a n d il c o m p o s e , en 3 0 8 / 9 2 0 o u plus t a r d , il ne p e u t p a s n e p a s
c o n n a î t r e les œ u v r e s d ' I b n U u r d S d b e h , de Y a ' q û b ï , d e G a y h â n î e t m ê m e
de Q u d â m a 3 , lesquelles r e t r o u v e n t , p a r la p r a t i q u e a d m i n i s t r a t i v e d o n t
elles s o n t l'émanation, les m ê m e s grands ensembles provinciaux que
définissait la g é o p o l i t i q u e de l ' é p o q u e . 4 II n e f a u t d o n c p a s s ' é t o n n e r q u e
la sûra, a u p o i n t e x a c t de son é v o l u t i o n où elle se s i t u e a v e c B a l h î , m a n i -

apogée, tout comme son Daylem correspond à la gloire de la domination exercée par
les habitants de cette région (cf. V. Minorsky, « Daylam», dans El [2], t. II, p. 199 [1]),
et ses Rihâb à celle de la dynastie musâfiride au milieu du i v e / x e siècle (cf. dans El [2],
t. I, V. Minorsky, « Àdharbaydjân », p. 194 [2] ; M. Canard, « Armîniya>, p. 658 [ 2 ] ;
R . N. Frye, « Arrân », p. 681 [2|).
1. Confirmé par la définition, donnée par Mas'ûdï, de l'œuvre de Saraljsï : cf. supra,
p. 79.
2. Son triomphe sur l'esprit de la géographie mathématique expliquerait que la
notion, très technique, de la qibla, ne s'intègre pas, malgré son importance pour la
communauté nouvelle, à la nouvelle sûra ; elle reste réservée à des traités spécialisés,
mais ne figure, dans les oeuvres géographiques, que comme souvenir, sous la forme
d'une simple mention (une seule mention chez Ibn Serapion : p. 67 a i.f.) ; voir toutefois
infra, chap. VI, p. 235, note 1. Sur les traités relatifs à la qibla, cf. supra, p. 73, note 4.
Le triomphe en question (celui de l'iranisme comme d'une certaine littérarisation
des thèmes) me paraît être l'illustration, pour la géographie, de la tendance qu'Ibn
Qutayba anime au plan plus général de l'histoire des idées ; contre un courant moder-
niste et scientiste, on délimite un sujet arabo-islamique (ici, la mamlaka) qu'on traite
selon l'esprit et les méthodes venus de l'Iran, mais en vidant ceux-ci de leur ancien
contenu iranien, en les adaptant aux données nouvelles : nous retrouvons, ici encore,
un Iran comme forme, non comme contenu.
3. Ils écrivent respectivement (cf. tableau des auteurs) en 232/846 (deuxième version
en 272/885), 276/889, entre 279/892 et 295/907, et en 320/932 (mais ici, pour Qudâma,
il s'agit de la fin de la rédaction d'une œuvre sans doute entreprise depuis longtemps :
cf. A. Makkï, Qudâma b. Ùa'far, op. cit., p. 256-258).
4. Cf. par exemple les listes de préfets du Sigistân ou du tJuràsân données par
Ya'qûbï (trad., p. 91 sq., 114 sq.), les mentions du conquérant de chaque province
(par exemple Àçjarbaygân : ibid., p. 71 ; Kirmân, p. 99 ; Égypte, p. 185 ; etc.), ou des
notations plus précises (ibid., p. 81 : « Le Tabaristàn est un pays indépendant, siège
d'une importante principauté » ; mention des principautés d'Afrique du Nord : p. 207 sq.).

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84 Géographie humaine du Monde musulman

feste dans ses thèmes, encore que de façon modeste une certaine conver-
gence avec la géographie administrative.
Cet intérêt porté à l'entité provinciale participe du mouvement par
lequel la sûra, limitant sa vision du monde à tout ou partie du domaine
islamique, répudie ou révise, au nom de la nécessité de l'observation
directe, les notions théoriques et trop générales héritées de l'étranger.
Mais d'autre part, on l'a vu, un mouvement de sens contraire porte la
même sûra, dès ses origines, à refuser de se fermer tout à fait aux thèmes
de l'adab. Si elle est ainsi soumise à l'apparente contradiction de deux
mouvements de sens inverse, c'est bien évidemment parce qu'elle est le
reflet de tendances connues, qui existent en dehors d'elle et qu'elle tente
d'intégrer, avec plus ou moins de bonheur et au prix de son unité. Mais
le problème reste posé, des voies par lesquelles se sont imposées ces in-
fluences : on peut admettre, certes, que, la notion de mamlaka et l'adab
étant alors deux idées-forces, la sûra s'en est imprégnée naturellement,
comme en respirant l'air du temps. Prenons garde toutefois qu'elle n'a
pas été seule — et ce dès l'époque de sa naissance — à porter les destinées
de la géographie : cette géographie administrative, dont nous venons de
voir que la sûra la rencontrait, sur le thème essentiel des provinces de
l'empire, autour des années 920-930, est presque aussi ancienne qu'elle. a
Il est possible par conséquent que, loin de cheminer parallèlement, les
deux genres aient influé l'un sur l'autre. Mais dans quelles proportions ?
J'ai tendance à penser que la sûra a pris à la géographie administrative
beaucoup plus qu'elle ne lui a donné et que l'apparition en elle du concept
de province, précisément, n'est qu'une illustration parmi d'autres d'une
convergence beaucoup plus générale et ancienne. La géographie adminis-
trative, nous allons le voir, a pour elle non seulement l'autorité d'une
tradition au moins aussi vénérable que celle de la sûra, mais le nombre et
surtout le prestige de ses auteurs : il flotte autour d'elle un parfum de
pouvoir, d'officialité, de capitale, et qui dit tout cela dit mode, goût du
jour. 3 Si donc nous décelons dans cette littérature géographique née au-

1. Muqaddasi (éd. de Goeje, p. 307) signale sa compétence en matière d'impôts,


mais lui reproche (ibid., p. 64) d'ignorer les itinéraires, autre élément important de la
géographie administrative. E n outre, Balbl ne s'attache qu'au Qurâsân, le seul pays
dont il connaisse vraiment l'organisation territoriale et administrative. Mais, si Balbl
est l'initiateur de l'atlas de l'Islam et si, d'autre part, cet atlas est inséparable de la
géographie impériale de la mamlaka (cf. Kramers, « La question Balbl », op. cit., p. 11-
12), o n conviendra qu'il p e u t exister un lien logique entre les intentions de Balbl et
les conceptions de cette géographie.
2. Cf. supra, p. 83, note 3, les dates de composition des œuvres. Pour les repères
chronologiques concernant la ?ûra, cf. p. 74, 76, 78 (et note 2), 79, note 6, 80.
3. Cf. par exemple le prestige d'un Ibn Qurdâdbeh : Tanbîh, p. 109 ; Prairies, § 9.
Muqaddasi peut émettre u n jugement plus sévère (trad., § 13), il ne s'en tient pas moins
souvent tributaire de son ainé (cf. § 94, 95 [note 1], 236).
Mon opinion sur les rapports de la géographie administrative et de la fùra se renforce

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Les préoccupations techniques 85

tour du califat les mêmes tendances que dans la sûra, nous serons, semble-
t-il, en droit de conclure que c'est à travers les œuvres des hauts fonction-
naires que s'est effectuée l'ouverture de la sûra aux grands thèmes indiqués.

Naissance de la géographie administrative


1
On a indiqué plus h a u t dans quelles conditions et pour quels motifs
l'administration abbasside a développé une littérature technique qu'à
première vue on peut appeler production en vase clos, puisqu'elle est
à la fois émanation et guide de la politique appliquée par les bureaux :
rédigée par des fonctionnaires (kuttâb), destinée à des fonctionnaires, elle
couvre en principe toutes les matières dont ils peuvent être amenés à con-
naître. Dans le programme de formation du « scribe-arpenteur-juriste» 2 ,
c'est évidemment le deuxième terme, entendu en un sens large, qui nous
intéresse en priorité, puisque touchant la connaissance du sol et des rapports
avec les hommes qui vivent dessus : or, on l'a vu, ces institutions que sont
l'impôt foncier (tarâg), les routes (masâlik) et la défense des villes-frontiè-
res (tugûr) gravitent toutes — et ce qui est valable au plan des institutions
l'est aussi, bien entendu, pour les thèmes de la littérature administrative —
autour du service du courrier (barïd), hérité d'une longue tradition. 3
Expérience concrète, par conséquent, fondée sur le renseignement direct :
ce n'est pas un hasard si, chez Qudàma, le barïd est placé à une articulation
essentielle de l'ouvrage : au terme de la description des services impériaux
(dïwân-s), qu'il couronne, et en introduction au livre VI, celui de la con-
naissance concrète de la terre, qu'il permet. *
Les thèmes une fois définis, il reste à savoir par quelles voies ils peuvent
déboucher sur une géographie humaine, intéresser ou développer une

au fait que les représentants de cette dernière sont des hommes qui gravitent autour
du pouvoir : on sait le rôle de Uuwârizmî comme savant officiel, pourrait-on dire, du
califat d'al-Ma'mûn ; mais Kindï joua le même rôle sous al-Mu'taçim, et Saratjsï
fut précepteur, puis familier d'al-Mu'taiJid ; Balbi, enfin, joint à sa qualité d'élève de
Kindï l'expérience du kâtib, de province il est vrai (cf. supra, p. 81, 83).
1. P. 22.
2. Cf. p. 23, note 4.
3. Les auteurs arabes en font généralement remonter l'institution a u x Sassanides
(cf. Ibn al-Faqîh, p. 198), mais celle-ci est en réalité achéménide : cf. Hérodote, V,
52-53; Xénophon, Cyropédie, VIII, 7, 18.
4. Rôle confirmé par l'exposé des qualités exigées du directeur du service : cf. Qudâma,
p. 184-185 (on ne consultera qu'avec réserve la trad., p. 144-145). Autre exposé fonda-
mental chez Abû Yiisuf Ya'qûb (pp. cit., p. 287-288), qui accuse les fonctionnaires du
barld, m u s par leur dévouement aveugle au pouvoir, d'être partiaux dans les renseigne-
ments qu'ils transmettent et de prendre systématiquement le parti de l'administration
centrale contre les sujets : réaction du juridisme égalitaire de l'Islam (sur Abu YOsuf
Ya'qûb, cf. infra, p. 88, note 1) contre l'organisation du califat selon les normes de la
monarchie traditionnelle à l'orientale.

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86 Géographie humaine du monde musulman

conception plus raisonnée, plus vaste, de la terre habitée. Un tel élargisse-


ment n'est évidemment possible, dans le principe, qu'au prix d'un aban-
don de la technicité pure, soit que la liste et les chiffres passent tels quels,
en bloc, dans des ensembles plus vastes, soit qu'ils changent eux-mêmes de
signification et, dépassant la simple mention des phénomènes, fournissent
le départ et l'armature d'une réflexion sur ces phénomènes. Dans ce dernier
cas, il faut s'attendre que la notation des revenus de l'impôt devienne, de
fin en soi, le prétexte et l'illustration d'un exposé sur la richesse comparée
des provinces, les mouvements du commerce et des prix, que les listes des
relais d'étapes s'ornent peu à peu de la description des choses et des êtres
rencontrés en chemin, que l'énumération des places-frontières enfin
déborde, comme le regard, au-delà, vers les terres et les mystères de
l'étranger.
Or, au vu des textes, on constate que le schéma de cette double évolution
reste idéal, en ce sens qu'on est placé d'emblée, aussi loin que l'on remonte,
devant son terme, autrement dit qu'à de rares exceptions près 1 , la litté-
rature administrative et ses thèmes, en leurs débuts, ne se sont jamais ni
exclusivement réduits à la pure technicité. Avant d'éclaircir les raisons de
ce fait, constatons qu'il explique, pour une large part, les insuffisances des
critères et des classements traditionnels en la matière : si les historiens de
la littérature arabe éprouvent tant de peine à cerner un certain concept de
géographie administrative, c'est qu'il échappe à la prise et qu'en réalité,
ramené au seul critère des œuvres, il ne recouvre à peu près rien : le Kitâb
al-masâlik d'Ibn IJurdâdbeh est, on y reviendra, l'œuvre d'un dilettante
soucieux de culture autant que de métier, le Kitâb al-harâg de Qudâma
une encyclopédie, et la vision de Y a ' q û b ï 4 déborde si largement le cadre
administratif qu'on a pu voir en lui 3 le précurseur de cette tendance
syncrétiste qui s'épanouira avec Muqaddasî. 4 La seule méthode valable
est donc de juger les œuvres non pas en elles-mêmes, de façon absolue,
mais par référence aux intentions et à la situation de leurs auteurs.

1. La plus notable est celle des catalogue de prix (cf. infra) ; un tableau des dimen-
sions des places fortes syriennes (cf. Sauvaget, Relation, p. X V ) ne saurait être invoqué
ici, en raison de sa date tardive (seconde moitié du x n e siècle).
2. G. Wiet est, à ma connaissance, le premier à avoir mis clairement en lumière les
relations de cet auteur avec le pouvoir central : cf. Pays, p. V I I I , X I I I - X I V , X V .
3. Cf. notamment le classement de R. Blachère dans EGA.
4. Peut-être faut-il se défier ici, comme en d'autres occasions (cf. supra, p. 32, 62),
de certains mécanismes de pensées : à parler, au x x e siècle, de compendia, de mementos,
de vademecum (EGA, p. 15, 18, 32, 55), on évoque, en vertu de nos habitudes mentales,
des volumes spécialisés, techniques et condensés, sortes de « manuels du parfait fonc-
tionnaire », en faisant oublier toute la distance qui les sépare des grands ouvrages éclec-
tiques dont nous venons de parler. Confusion d'autant plus marquée, que, pour prévenir
inconsciemment cette critique, on parle en même temps (ibid., p. 18, 54), au prix d'une
contradiction, d'« encyclopédies».

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Les préoccupations techniques 87

E t c'est aussi, précisément, la seule qui nous permette d'aborder claire-


ment le problème posé plus haut, en nous libérant des jugements purement
littéraires, sujets à caution parce que toujours déformés plus ou moins par
nos propres conceptions des genres et des styles, et en nous ramenant à une
appréciation historique. Nous parlerons donc d'une littérature de techni-
ciens, en ce sens qu'elle émane d'administrateurs et qu'elle s'adresse égale-
ment à des administrateurs, chargés de fonctions précises, mais en souli-
gnant tout aussitôt qu'elle refuse de se laisser enfermer dans les seules pré-
occupations techniques propres à ces administrateurs. On nous dira que
nous ne faisons pas autre chose que retourner à la contradiction évoquée plus
haut, entre le milieu de spécialistes dont cette littérature est issue et l'allure
éclectique sous laquelle elle se présente ; mais cette fois, nous avons posé
historiquement, chemin faisant, deux termes essentiels : le personnage du
kâtib, d'un côté, et, de l'autre, un souci de culture large, non spécialisée,
qui n'est autre que l'adab. C'est donc, en dernière analyse, le problème cen-
tral de la culture du fonctionnaire que nous retrouvons, comme au chapitre
précédent, mais en l'examinant ici sous l'angle de certains thèmes de géo-
graphie humaine nés de l'exercice concret des fonctions de kâtib. Nous
étudierons donc les rapports qui s'instaurent, dans une équation à trois
termes, entre une culture (adab), un savoir (les trois thèmes fondamentaux
de la géographie administrative) et un métier (celui du kâtib ): rapports
qui peuvent, du reste, s'établir à travers les auteurs ou en dehors d'eux-
mêmes, à leur insu.

Le pionnier de la géographie administrative : Ibn Hurdâdbeh

Quoi d'étonnant à ce que la technicité n'occupe pas exclusivement les œu-


vres des techniciens, si l'on se reporte aux conditions historiques dans les-
quelles est née la fonction du kâtib ? Dès le départ, on l'a vu 1, la création
de la chancellerie abbasside exigeant celle d'une langue pour cette chancel-
lerie, l'aventure politique a été inséparable de l'aventure linguistique, et
celle-ci, à son tour, de l'aventure littéraire et culturelle, dans la mesure où
les Iraniens, créateurs du nouvel arabe, véhiculaient à travers lui l'éthique
et les concepts de la Perse et suscitaient du même coup, tant au plan géné-
ral que sur le problème précis de la formation du kâtib, les réactions du néo-
hellénisme et de l'arabisme. 2 Puisque donc l'exercice du métier n'est alors
nullement dissociable du contexte culturel dans son ensemble ni des orie n

1. Cf. supra, chap. I, p. 2 2 ; chap. II, p. 61-63.


2. C'est toujours l'avènement littéraire de l'arabe à travers des écrivains d'origine
et de culture iraniennes qui explique que les thèmes littéraires se fraient un passage
jusqu'aux disciplines mathématiques : cf. ce qui a été dit plus haut sur Huwârizmï et
Abu Ma'Sar (chap. I, p. 12, note 5, et supra, p. 75, note 2), et, plus généralement,
supra, p. 71, note 3.

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88 Géographie humaine du monde musulman

tations qu'on est amené à y prendre, les fonctionnaires du courrier, loin


d'être originaux sur ce point, ne feront que participer de cette puissante
tendance, qui intéresse la totalité de la littérature administrative à ses
débuts 1 et vise, au-delà des pures considérations de culture générale et
d'éclectisme, à ce que nous appellerions aujourd'hui un engagement.
Chez le premier en date de ces géographes fonctionnaires, Ibn Hur-
dâdbeh, le dessein politique se fait jour assez nettement : Iranien converti,
fonctionnaire et peut-être chef du service du courrier, il dédie son livre à
un haut personnage du pouvoir a ; s'il s'abrite derrière un propos général
— la description de la terre — et un souci de stricte imitation des Anciens
et de Ptolémée 3 , en fait, l'essentiel de son œuvre porte sur l'empire de
l'Islam et c'est à une connaissance détaillée de cet empire qu'il entraîne

1. L'absence de technicité pure est patente dans l'inventaire dressé par D. Sourdel
( Vizirat, p. 6-40), qui souligne le caractère « littéraire » de ces textes (p. 2, 4) et déplore,
en t a n t qu'historien, précisément leur absence de technicité (cf. p. 3, citation de R. Brun-
schvig). Seuls peuvent faire exception, à première vue, les ouvrages que D. Sourdel
(p. 38) qualifie d'«écrits de théorie politique». Pourtant, la Risâla fi s-sahâba, d'Ibn
al-Muqaffa', si elle évoque des problèmes concrets comme l'obéissance de l'armée
(cf. Rasâ'il at-buta^â', p. 120-121), le gouvernement de l'Irak et la rivalité entre Basra
et Kufa (p. 124-125), ou les rapports de l'Arabie et du pouvoir central (p. 132-133),
traite néanmoins ces questions dans un style qui porte la marque de son auteur : on y
retrouve le souci de rattacher les problèmes traités aux maximes d'une éthique tradi-
tionnelle (cf. notamment p. 122) venue de l'Iran et l'emploi constant d'une prose élé-
gante, parfois recherchée, ne sacrifiant en aucun cas à la sécheresse d'un quelconque
style administratif : cf. p. 117-119 et passim.
Le Kitâb al-barâj, d'Abû Yusuf Ya'qûb, mort en 182/798 (cf. éd. Fagnan p. IX),
est, lui, infiniment plus technique d'allure. Consacré aux problèmes des divers impôts,
contributions et capitations, il ne fait appel à d'autres thèmes — récits historiques,
traditions et même éthique (ibid., p. 6-27, 168-184) — que par référence au propos prin-
cipal, qu'ils expliquent ou illustrent. Surtout, émanant d'un pur Arabe de souche
(cf. J . Schacht, dans El [2], t . I, p. 168-169), l'ouvrage s'appuie exclusivement, y
compris pour l'histoire et l'éthique, sur des autorités arabes. Comme son auteur, ju-
riste et juge (cadi), fait, de par ses fonctions et la formation — précisément religieuse
et arabe — qu'elles réclament, figure de personnage à part dans l'ensemble de l'appareil
administratif, le Kitâb al-barâtj joue donc assez bien le rôle de preuve a contrario
par rapport aux œuvres de la majorité des fonctionnaires, nourris, eux, de traditions
persanes et soucieux, on l'a dit, d'éclectisme et de style à l'occasion.
Cette dernière remarque vaut pour le KitSb al-bar⧠de Yaljyâ b. Adam, non signalé
par D. Sourdel. Certes, l'auteur, mort en 203/818 (cf. éd. Juynboll, p. V), s'inspire
d'intentions différentes : il livre bruts, en historien impartial, ses matériaux, tandis qu'Abû
Yûsuf Ya'qub prêche, avec ses matériaux à lui, pour l'école d'Abû Hanïfa à laquelle
il appartient (cf. sur ce point F. Pfaff, op. cit., p. 10, 50). Mais il se fonde, lui aussi,
exclusivement sur la tradition arabe, dont l'emploi et la citation deviennent chez lui
systématiques : c'est qu'il est lui aussi, à défaut d'Arabe de souche, rattaché au milieu
des juristes et des traditionnistes dont il est un représentant (cf. DahabI, Tadkirat
al-huffât, t. I, p. 359-360), milieu où régnent sans partage les modes de pensée arabes
(cf. supra, p. 25-27).
2. Cf. introd. au Kitâb al-masâlik, p. XV, X X I .
3. Cf. Kitâb al-masâlik, p; 3.

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Les préoccupations techniques 89

son lecteur. Le but atteint, sinon avoué, par le livre est ainsi fondamenta-
lement musulman. Musulman et non pas arabe : car, si Ibn Uurdâdbeh
joue fidèlement, avec ces mawâlï iraniens qu'il représente si bien, le jeu de
l'unité linguistique il ne concède en revanche à l'Arabie, dans sa des-
cription des terres d'Islam, que la situation d'une pièce parmi d'autres 2 :
la qibla religieuse de La Mekke, brièvement mentionnée 3 , se voit opposer,
sur l'ensemble du livre, le centre politique de la Mésopotamie et de la
Médie, le vieil IrânSahr 4 , siège du pouvoir et foyer commun des itiné-
raires, et les souvenirs du Yémen s'estompent largement derrière ceux
de la Perse. 5
C'est donc en faveur d'un Islam exprimé en arabe, mais nourri de sou-
venirs persans, que s'opère, chez Ibn Hurdâijbeh, une des deux options
devant lesquelles est placé le kâtib.6 L'autre option intéresse la spécia-
lisation technique ou le savoir étendu : nous savons déjà en quel sens elle
se fait, mais ses modalités restent à découvrir. On peut répartir les thèmes
traités par le Kitâb al-masâlik wa l-mamâlik en trois grandes catégories :
la première, de loin la plus importante, englobe donc les notations techni-
ques, itinéraires et impôt ; la seconde relève directement de l'adab et
représente à peu près la moitié des développements consacrés à la précé-
dente 7 ; la troisième enfin comprend un ensemble de thèmes historiques
et géographiques, non techniques donc à la différence des premiers, mais qui
peuvent intéresser l'exercice du métier de kâtib : d'importance supérieure à

1. Cf. supra, notamment p. 2, note 4, p. 24-25. Il accorde, pour son compte, une large
place à l'expression la plus haute de la langue arabe : les vers, desquels je n'ai pas relevé
moins de 97 citations dans le Kitâb al-masâlik.
2. Si les itinéraires intéressant l'Arabie occupent une place un peu plus importante
que les autres (p. 125-153), on peut répondre que leur connaissance, compte tenu des
mouvements de population suscités par le Pèlerinage, fait partie de celles qu'un res-
ponsable de l'autorité se doit de posséder.
3. Quelques lignes en p. 5.
4. P. 5 i.f. Cf. supra, p. 71-72, 81-83.
5. Pour les premiers, cf. p. 144-145 (monuments), 136-143 (vieille division admi-
nistrative en mabâlif) ; même indigence pour l'évocation du territoire sacré (haram)
de La Mekke-Médine (quelques lignes p. 132 i.f. -133). Pour la Perse cf., entre autres
citations, p. 14-15, 17-18 (rois), 161-162 (monuments), 171-172 (villes célèbres), 173
(Cour de Chosroès).
6. Cf. supra, p. 61-62.
7. On peut évidemment objecter le caractère relatif de ce classement, étant donné les
mutilations de l'œuvre. Pourtant, l'imbrication des thèmes de toutes catégories est telle
qu'on peut raisonnablement uenser aue ces mutilations'ne transforment pas radicalement
les proportions indiquées ici. Je range au nombre des thèmes d'adab ceux des rois du
monde, des Sept Dormants, de Rome, du passage légendaire de Moïse au Caucase, des
monuments du Yémen, des merveilles du monde, de Gog et Magog, des curiosités des
pays, soit un total d'environ 22 pages dans la traduction (j'exclus de ce compte les
thèmes traités p. 138 sq. de la traduction qui ne sont sans doute pas de la main d'Ibn
Uurdâdbeh : cf. la note 1 de ladite page), contre près de 75 pour les thèmes techniques.

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90 Géographie humaine du monde musulman

la précédente cet ensemble ne réussit pas à compromettre la suprématie


des notations strictement techniques. C'est pourquoi l'allure générale de
l'œuvre, avec cette présence en elle, réelle et modeste à la fois, de l'adab,
fait qu'Ibn IJurdâdbeh occupe à nos yeux une place si importante dans
l'évolution des thèmes techniques et leur ouverture à des notions plus diver-
sifiées. On a cru pouvoir avancer plus haut 2 que c'est l'adab précisément
qui fait la différence fondamentale entre les deux éditions du Kitâb al-
masâlik wa l-mamâlik, datées respectivement de 232/846-847 et 272/885-886.
En effet, si la mise à jour strictement historique ne joue dans la deuxième
version qu'un rôle minime 3 , il n'en est pas de même des thèmes qui relè-
vent de la culture générale d'alors : car nous pouvons dater expressément
de la deuxième version certains passages empruntés à Gâhiz sur les particu-
larités étranges (a'âgïb) de divers pays 4 , le récit de l'exploration d'une
pyramide 11 et enfin, selon toutes probabilités, divers thèmes relatifs à
l'Extrême-Orient et à la route maritime qui y mène 6 , tout comme de
nombreux passages interpolés, inspirés du même esprit. 7 Si d'autres

1. E n v i r o n 34 pages, consacrées à la cosmographie (en relation avec la f i Ma [cf. p. 5],


d o n t la direction doit être p a r t o u t connue), à l'historique de l ' i m p ô t d u sawâd ( c a m p a g n e
irakienne), a u x surnoms des rois d u t j u r â s â n et de l'Orient ( c o u t u m e s locales utiles à
c o n n a î t r e pour un a d m i n i s t r a t e u r ) , a u x débouchés de la r o u t e m a r i t i m e d ' E x t r ê m e -
Orient et à c e t t e r o u t e elle-même (préoccupations commerciales avec, concédons-le,
des récits traditionnels r e l e v a n t de Vadab), à la c a r t e politique des p r i n c i p a u t é s d ' A f r i q u e
d u N o r d , à la r o u t e de B y z a n c e et à l'organisation de son empire (en r a p p o r t avec le t h è -
m e des places-frontières), a u x itinéraires des m a r c h a n d s étrangers, enfin a u x m o n t a g n e s
et a u x fleuves. Ici encore, j ' e x c e p t e , pour les raisons indiquées à la n o t e précédente, les
p. 157 i. f . et 158 (cf. t r a d . , p. 118, note 1), consacrées à quelques n o t i o n s cosmographi-
ques, qui f o n t é v i d e m m e n t double emploi a v e c celles que l ' a u t e u r expose au d é b u t d u
l i v r e ; j ' e x c e p t e aussi, mais p o u r d'autres raisons, le voyage de Sallâm l ' I n t e r p r è t e
(p. 162 sq)., qui est, certes, u n voyage de reconnaissance a u x frontières, d a n s le b u t de
p r é v e n i r des invasions (cette i n t e n t i o n perce p . 163 i.f.), mais a été r a n g é a v e c les t h è m e s
d ' a d a b en raison de ses implications avec le t h è m e d e Gog et Magog.
2. Cf. c h a p . II, p. 56 et n o t e 3.
3. De Goeje n'en p e u t citer q u ' u n seul e x e m p l e (cf. son i n t r o d . a u Kitâb, p. X V I I I -
X I X ) , q u i recoupe d'ailleurs u n t h è m e d'adab : cf. infra, n o t e 5.
4. Cf. supra, p. 56, note 3 ( r e n v o y a n t à u n t e x t e où le nom de Gâhi? est cité en toutes
lettres) ; m ê m e s e m p r u n t s au texte des Hayawân à propos d u T i b e t et de Mossoul (cf.
Masàlik, p. 170, et Hayawân, t . IV, p. 135, ou t . V I I , p. 230), de l'absence en Sicile de
l'espèce de f o u r m i dite fursân ou aqraSàn (Masâlik, p . 156 ; Hayawân, t . IV, p. 106 ;
m a i s l'exemple est moins sûr).
5. Cf. Masâlik, p. 159-160 (et supra, note 3).
6. Ils seraient e m p r u n t é s à la Relation, qui, écrite en 237/851, p r e n d t r è s e x a c t e m e n t
place e n t r e les deux versions d u Kitâb al-masâlik : il s'agit d ' a d j o n c t i o n s de détail a u
t e x t e des p. 61-69 du Kitâb, adjonctions q u i seront recherchées à p a r t i r de S a u v a g e t ,
Relation, p. X X I I I - X X I V et a n n o t a t i o n des § 1-9. 24-25. 28, 33, 55 (corriger en 66-67
la référence 46-47 donnée p a r Sauvaget).
7. Les interpolations évidentes, ajoutées à la première version selon les procédés
é v o q u é s p a r de Goeje (op.cit., p. X V I I i.f.) p o r t e n t t o u t e s en effet sur des t h è m e s d'adab :
p h a r e d ' A l e x a n d r i e (p. 114-115), ruines « r o m a i n e s » e t captivité des J u i f s (p. 117-118),
s a n s p a r l e r , bien e n t e n d u , des passages cités à la note précédente.

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Les préoccupations techniques 91

t h è m e s d'adab peuvent appartenir à la première version et n'être pas inter-


polés il n'en reste pas moins que les adjonctions à l'œuvre originale v o n t
ainsi résolument dans le sens d'un renforcement de Vadab.
Ce dilettante donc, cet homme cultivé (adïb) 2 marque, avec son œ u v r e
à demi ouverte à la culture générale de son siècle, un souci naissant»
de ne pas isoler le métier d'une part, la culture et le loisir de l'autre, de n e
p a s séparer, en deux personnages distincts, le kâtib et l'aciïi», mais de les
fondre en une même personnalité : interpénétration t y p i q u e de la t e n d a n c e
q u ' a n i m e n t ces Iraniens, de langue arabe certes, mais de culture tradition-
nellement éclectique et soucieux d'accréditer, à travers cet éclectisme, le
passé de leur pays. Typique aussi, sur le plan de la formation du kâtib, d u
programme prôné par le contemporain d ' i b n H u r d â d b e h , 'Abd Allah al-
B a g d â d ï . 4 L'adab est ici plus q u ' u n moyen commode d'initier le fonc-
tionnaire aux matières techniques en y incorporant, de ci de là, des notions
moins austères, un peu, disions-nous, comme l'air du t e m p s qu'on respire :
il s'agit, en réalité, d'une pièce indispensable au savoir de cet h o n n ê t e
h o m m e que le kâtib i n c a r n e 6 : du coup, l'œuvre, p a r un propos délibéré
de l'auteur ou, plus vraisemblablement, à son insu, déborde le milieu des
kuttâb pour un public plus vaste, la frontière entre spécialistes e t gens
cultivés s'estompe.
E t la géographie h u m a i n e peu à peu apparaît, b a l b u t i a n t e encore, certes,
mais réelle : car, à la faveur de Vadab, l'œuvre s'ouvre aux thèmes classiques
d é j à illustrés par un 6 â h i ? — rapports des hommes à la situation et à la
configuration des pays qu'ils o c c u p e n t 6 , particularités comparées d e s

1. Notamment ceux qui sont le prolongement normal des itinéraires, par exemple les
thèmes des Sept Dormants (p. 106-107 ; en relation avec le thème des voies d'accès
à Constantinople), de Moïse (p. 124 ; en relation avec l'itinéraire du nord vers le Caucase) ;
quant au thème de la route maritime d'Extrême-Orient (p. 60 sq.), s'il peut remonter, en
son principe, à la première version (il est en relation avec le thème de Basra), on a v u
néanmoins (supra, p. 90, note 6) que le passage a très vraisemblablement subi, par la
suite, diverses adjonctions de détail tirées de la Relation.
2. Cf. supra, chap. II, p. 56, note 3.
3. Il ne naît pas de lui-même, bien entendu, mais, comme nous l'avons dit supra,
p. 87-88, d'une tendance générale. Pour apprécier l'originalité d'ibn Hurdâdbeh, repor-
tons-nous au trinôme, déjà évoqué, du scribe-arpenteur-juriste. Jusqu'à Ibn Hurdâdbeh,
les seuls termes du trinôme traités par la littérature administrative, dans l'esprit défini,
sont le premier et le troisième. Avec Ibn Hurdâdbeh, c'est le deuxième, celui de la con-
naissance concrète du terroir, qui accède, à travers l'expression écrite, à l'univers
éclectique des kuttâb.
4. Peut-être toutefois avec un souci d'efficacité et de précision concrète qui n'est pas
sans rappeler celui de Gâhi? ou, plus encore, de Saybânî : cf. références supra, chap. II,
p. 61, note 2.
5. « Quiconque prend pour métier celui de secrétaire (kâtib) et se fait désigner comme
tel ne doit pas manquer de s'intéresser aux branches de la culture générale (adab) » :
citation de Saybânî par Bagdâdï, trad. D. Sourdel, op. cit. (cf. supra, chap. II, toc. cit.).
6. Thème surtout inspiré, on l'a vu par la Grèce : cf. supra, p. 16-17, 48 sq. ; il se
trouve chez Ibn Hurdâçjbeh, p. 170, déjà citée (supra, p. 90, note 4).

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92 Géographie humaine du monde musulman

villes 1 — ou à ceux qui viennent de l'Iran, du pays soucieux de tradi-


tions et d'histoire, et qui rattachent, eux, l'homme vivant sur la terre à son
passé et à son environnement culturel. 2 Mais surtout, cette géographie
humaine traditionnelle se double d'une autre, plus concrète et comme
vécue : tels quels, les thèmes techniques des itinéraires et de l'impôt en sont
déjà une ébauche, dans la mesure où ils nous donnent un aperçu de l'im-
plantation des hommes, des villes et des champs. On concède bien volontiers
que cette dernière géographie reste encore, le plus souvent, au stade de la
note ; pourtant, il lui suffit d'être et d'attendre l'impulsion qui la fasse
se développer, à partir de la note, vers une étude concrète du terrain.
Ibn Hurdâçlbeh ignore peut-être encore la valeur irremplaçable de l'acte
direct et personnel de la vision, mais il la pressent confusément » : de ci
de là, il s'affranchit du cadre strict de la liste d'étapes et s'arrête en chemin :
« Les Idrissides, écrit-il, tiennent Tâhart et son territoire tout en cultures,
Tanger et Fès, qui est leur résidence ». * Peu à peu ainsi se dessine une
image : celle d'un monde inventorié, celui de l'Islam, vu de l'intérieur,
avec quelques regards jetés au dehors, vers le voisin, au travers d'une tradi-
tion plus ou moins légendaire. Le cadre ainsi esquissé connaîtra rapidement
une grande fortune.

Un continuateur d'Ibn Hurdâdbeh : ùayhânï

Au dire des auteurs arabes eux-mêmes, qui le considèrent comme le premier


en date des géographes, Ibn Hurdâdbeh fit école : même lorsqu'ils sont
amenés à le critiquer ils ne se font pas faute de le citer, de le piller
même 8 , mais reconnaissent parfois avec objectivité ce qu'ils lui doi-
vent. 7 De ceux qui assument ainsi, délibérément ou non, sa succession, le
plus proche, quant à la lettre de son texte », a sans doute été Gayhânï.

1. Cf. p. 171-172, à comparer avec la liste de (îâhi? donnée par Muqaddasî, trad.,
§ 61.
2. Cf., entre autres, les thèmes des rois du monde et de l'impôt du sawâd, cités supra,
p. 89, note 7, 90, note 1.
3. « J'espère avoir fait un livre, déclare-t-il dans sa préface au grand personnage dont
il a été question (cf. supra, p. 88, note 2), qui cerne ton propos et réponde à ce
que t u désires, aussi bien que si tu voyais [les choses] par toi-même (kal-muSâhid) »
(Masâlik, p. 3) : l'acte de la vision, bien ¡qu'on lui substitue une lecture livresque,
est tout de même pris comme terme de référence.
4. P. 88-89 ; cf. également p. 19, 25, 28, 38, etc.
5. Ibn Rusteh, p. 149, lui reproche sa crédulité, Muqaddasî, trad., § 13, sa concision ;
critiques plus voilées chez Ibn Hawqal, p. 5.
6. Le cas le plus net est celui d'Ibn Rusteh, qui ne cite pas son nom : cf. références
dans Atours, trad. Wiet, index, p. 295.
7. Ainsi Mas'udï, après lui avoir reproché d'écrire pour un public restreint et de
manquer de rigueur scientifique (Prairies, t. II, p. 70-71) ; Muqaddasî, qui ne le ménage
pas non plus, on l'a v u (supra, note 5), l'appelle « imâm » en cette science (géographie
ou connaissance des régions orientales) : cf. éd. de Goeje, p. 68.
8. Cf. Muqaddasî, trad,, § 11 i.f., et éd. de Goeje, p. 241.

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Les préoccupations techniques 93

De cette œuvre à peu près entièrement perdue S nous connaissons au


moins les grandes lignes. Son auteur (dernier quart du ix e siècle et premier
q u a r t du x e siècle) a été vizir de la dynastie sâmânide du Hiurâsân. C'est dire
que les préoccupations politiques sont une des raisons essentielles de son
ouvrage : la connaissance concrète des pays — à travers, notamment, les
deux thèmes majeurs de l'impôt et des itinéraires 2 — est inséparable
de visées conquérantes ou fiscales. 3 Mais ces thèmes, bien qu'ils repren-
nent ceux d'Ibn Hurdâdbeh, sont traités déjà dans un esprit différent : car
ils débordent le cadre de l'action politique pour déboucher au-delà, vers la
science elle-même, à travers l'expérimentation concrète de la cosmographie.
Certes, celle-ci figurait chez Ibn Hurdâdbeh, mais juxtaposée, concurrem-
ment avec d'autres thèmes relevant de l'adabaux connaissances
techniques du kâtib. Ici, au contraire, la géographie théorique s'intègre au
propos même de la géographie administrative, puisque celle-ci vise, a u t a n t
qu'à un but pratique immédiat, à l'expérimentation concrète des thèmes
scientifiques de la première : « Abu 'Abd Allah al-Gayhânï, vizir de l'émir
du Uurâsân, philosophe, astrologue et astronome, écrit Muqaddasï
réunit les gens qui connaissaient les pays étrangers pour les interroger sur
les Etats, leurs ressources, leurs voies d'accès, la hauteur sous laquelle y
gravitent les astres et la position qu'y prend l'ombre. C'était pour lui le
moyen d'arriver à conquérir ces pays, à connaître leurs ressources et à
perfectionner sa science des astres et de la sphère céleste ». Texte fonda-
mental, car, en l'absence de l'œuvre elle-même, il nous éclaire sur l'inten-
tion essentielle de son auteur : Crayhânï opère la fusion de la géographie
administrative dans un ensemble plus vaste où elle devient source de
science et non plus fin en elle-même, il réalise, si l'on préfère, l'expéri-
mentation concrète des données de la sûra8 à travers les données
techniques des kultâb.

1. Mis à part les simples références à son œuvre, quelques passages de ûayhânï
peuvent avoir été démarqués de très près : bon aperçu d'ensemble dans l'introd. de
V. Minorsky aux Hudud al-'âlam, p. X V I - X V I I I ; le récit de Sallâm l'Interprète à la
muraille de Gog et Magog (cf. p. 89, note 7, 90, note 1), démarqué d'Ibn Hurdâdbeh par
Gayhânï a été ensuite copié par Idrîsî sur le t e x t e de Gayhânï : cf. de Goeje, introd. aux
Masâlik d'Ibn Hurdâdbeh, p. X V I .
2. Cf. Muqaddasï, trad. § 10-11.
3. Cf. le texte de Muqaddasï, cité ci-après.
4. Cf. supra, p. 90, note 1.
5. Trad., § 10.
6. Preuve de ces soucis scientifiques : malgré les traditions iraniennes, dont on va
parler, traditions en vertu desquelles Balbï, autre fonctionnaire, opte pour une réparti-
tion inspirée des keSwar-s (cf. supra, p. 81-83), Gayhânï conserve la répartition tradi-
tionnelle en sept « climats», chacun sous l'influence d'une planète (cf. Muqaddasï, trad.,
§ 10), auxquels s'ajoutent sept climats inhabités (cf. Muqaddasï, éd. de Goeje, p. 387,
note n). L'influence iranienne se fait toutefois sentir en matière de cartographie
(ibid., éd. de Goeje, p. 269 ; cf. supra, p. 71, note 5).

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94 Géographie humaine du monde musulman

Mais il y a plus : Gayhânï est un kâtib sâmânide, dont la v i e 1 et les


fonctions ne paraissent pas séparables du Hurâsân où il a vécu. Nous som-
mes ainsi en présence d'un homme qui échappe déjà, par le seul fait de ce
provincialisme, à la définition moyenne du kâtib telle que nous l'avons posée,
ou plutôt qui renforce cette définition dans le sens de l'iranisme, dont les
Sâmânides, on le sait, se sont faits les champions : ceci nous explique sans
doute l'insistance particulière avec laquelle Gayhânï, comme son contem-
porain Balhï, s'attache à décrire les provinces o r i e n t a l e s m a i s aussi le
développement considérable des thèmes d'adab, à travers lesquels l'œuvre
est spécialement connue et exploitée des auteurs postérieurs. » Surtout,
cette œuvre développe systématiquement un thème essentiel pour l'avenir
de la géographie arabe : situé aux frontières de l'adab et des préoccupations
politiques de défense ou de conquête, le thème du voyage en pays étranger
est sans doute, par son importance, l'apport le plus original de Gayhânï.
La situation stratégique exceptionnelle des possessions sâmânides, jointe
à cet esprit de curiosité dont nous avons déjà eu plusieurs preuves, explique
le souci marqué par Gayhânï de savoir ce qui se passe au dehors, chez le
voisin : prenant, comme on l'a vu, l'initiative des enquêtes, ou saisissant les
occasions offertes 4 , il livre à ses successeurs une mine de renseignements
sur l'Inde, la Chine, les Turcs et les peuples de la Russie méridionale. Ces
renseignements, certes, participent de Yadab par leur caractère de diver-
tissante curiosité, mais, fait essentiel, ils proviennent, dans l'ensemble,
d'une observation directe et ils donnent en outre à la géographie humaine
de l'Islam, telle qu'elle s'ébauche à travers l'étude concrète de ses terri-
toires, un indispensable cadre de référence. Islam observé, Islam situé :
avec Gayhânï apparaît un indéniable souci d'expérimentation, de remise
en cause des données théoriques ou traditionnelles, pour tout dire une

1. L'affirmation de Maqrïzi, qui développe un propos d ' I b n R u s t e h en é v o q u a n t


un voyage de G a y h â n ï en Ê g y p t e (cf. Atours, trad. Wiet, p. 90, note 1) apparaît c o m m e
une extrapolation sans fondement.
2. Pour B a l b ï , cf. supra, p. 81, note 3. Pour Gayhânï, cf. Muqaddasï, éd. de Goeje,
p. 6 8 , 269, 2 8 0 (note a) ; c ' e s t peut-être dans le même sens d'une spécialisation tjurâ-
sânienne, mais c e t t e fois excessive, qu'il f a u t entendre la critique de Muqaddasï (trad.,
| 11) : « Il a fait mention de relais ignorés et d'étapes abandonnées».
3 . Cf. Muqaddasï, trad., § 11, 5 0 ; éd. de Goeje, p. 115 ( I n d e , Nil, B a b y l o n e ) ; voir
aussi V. Minorsky, introd. a u x Hudùd, p. X V I I - X V I I I , et G. W i e t , Atours, introd.,
p. V I - V I I (la référence à l ' É g y p t e est plus suspecte : cf. supra, note 1).
4. Plus intéressante que le démarquage, à p a r t i r d ' I b n t J u r d â d b e h , du voyage de
S a l l à m (supra, p. 93, note 1), est l'exploitation du voyage d ' I b n F a d l â n : si Gayhânï
a lui-même reçu à B u t j â r â c e t envoyé du califat dans les pays de la Volga méridionale,
on peut penser qu'il a pu rédiger, sous une forme personnelle, les informations q u ' Ibn
F a d l â n lui a données à son retour (cf. S. D a h à n , introd. à la Risâla d'Ibn Fadlân,
p. 5 3 sq.), sans doute en échange des services (hébergement et r a v i t a i l l e m e n t ) q u ' I b n
F a d l â n déclare avoir reçus de Gayhânï à l'aller (Risâla, p. 76). Cf. aussi tableau des
a u t e u r s , s.v. « I b n F a d l â n » .

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Les préoccupations techniques 95

vision personnelle Çiyân). Comme toute nouveauté, certes, celle-ci a ses


excès : il manque à cette géographie, pour qu'elle mérite pleinement le
titre d'humaine, le sens de la relation des choses observées avec les êtres qui
les hantent. 1 II reste que la voie est ouverte, comme nous le disions
plus haut 2 , à un développement personnel et concret des trois thèmes
essentiels de la géographie administrative.
Déjà, au moment où écrit Gayhânï, un homme a fait le pas décisif : Ya'-
qûbî. Mais cet auteur, dont l'originalité est aussi éclatante que précoce 3 ,
est une sorte de phénomène qui échappe aux classifications trop schéma-
tiques et demande à être traité à part. Qudâma, au contraire, s'inscrit sans
réserve au nombre des successeurs d'Ibn tjurdâdbeh. 4

Qudâma b. Ga'far ou la science administrative totale

L'œuvre, impressionnante», de Qudâma b. Ga'far, est de celles qui


posent avec le plus d'évidence le double problème de la place du kâtib dans
la culture arabo-musulmane des m e / i x e - i v / x e siècles et de la place de la
géographie dans cette culture. Qudâma est un converti : il appartient à une
famille chrétienne» où l'exercice de la fonction publique semble de
tradition 7 et il a lui-même assumé, au terme d'une assez longue carrière,

1. Muqaddasï reprochera à Gayhânï d'avoir écrit, en maint passage, une géographie


purement physique : « Il n'a pas réparti les districts (kuwar), précisé les zones militaires
(ialjnâd), décrit les chefs-lieux (madun) ni épuisé leur énumération, mais il est allé
mentionner les routes... en s'étendant sur leur tracé : plaines, montagnes, vallées, tells,
bois et cours d'eau, ce qui a enflé son livre et lui a fait négliger de mentionner la plupart
des routes des zones militaires et de décrire les villes importantes» (trad., § 11).
2. P. 85-86.
3. Il écrit (cf. Wiet, Pays, p. XI) en 276/889, par conséquent plus tôt que Gayhânï,
mort en 301/914.
4. Il faut dire ici un mot d'un autre auteur, expressément mentionné comme kâtib,
mort en 322/934, et qui semble avoir participé lui aussi à l'avènement, dans les cercles
de fonctionnaires, d'une géographie plus éclectique : il s'agit d'Ibn Abî 'Awn, appelé
aussi Ibn an-Nàgim, qui aurait, selon Mas'ûdl (Tanblh, loc. cit.), composé un traité
sur « les contrées et les horizons » (voir tableau des auteurs). Ibn an-Nadïin, l-'ihrist,
loc. cit., en signalant le même ouvrage, sous un titre un peu différent, attribue aussi à
Ibn Abî 'Awn, entre autres œuvres, un livre sur les diivân-s. Les renseignements donnés
sur cet auteur sont toutefois si minces au total qu'on ne saurait émettre de jugement
valable sur son œuvre.
5. Elle aussi, comme tant d'autres, malheureusement mutilée : du Kitâb al-barâ$,
qui comportait neuf livres, nous n'avons conservé que les livres V, VI, VII et, en
partie seulement, VIII. Les pages perdues portaient sur des notions de stylistique et
de rhétorique, d'une part, d'histoire (pour le livre IX), d'autre part : cf. Makkï, Qudâma
b. 6a'far et son œuvre, p. 258 et Fihrist, cité ci-après, p. 96, note 3 (avec références pour
un aperçu d'ensemble sur l'œuvre de Qudâma).
6. Cf. Makkï, op. cit., p. 77 sg., 86-87.
7. Ibid., p. 74, 82-83, 88-89.

André MIQUEL. 10

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96 Géographie humaine du monde musulman

semble-t-il, la responsabilité du service du contrôle financier. 1 II a reçu


une éducation soignée, extrêmement vaste, et a sans doute connu Ibn
LJurdâdbeh 2 : toutes choses qui peuvent expliquer, d'emblée, l'optique
très large de son œuvre majeure, le Kitâb al-harâg wa sinâ'at al-kitâba
(De l'impôt foncier et de la technique de la fonction administrative).3
L e service du Foncier (harâg) occupe en effet une position centrale dans
l'ensemble des dïwân-s califiens : c'est que, partagés entre les exigences
de la connaissance concrète du terroir, celles du droit qui le régit avec
les hommes qui l'habitent, et enfin celles, communes à tous les kuttàb,
de la mise en forme des actes administratifs, les employés du Foncier sont
l'illustration éminente du personnage, déjà défini, du scribe-arpenteur-
juriste : ce qui fera dire à Q u d â m a 4 qu'on ne peut bien connaître les
activités du Foncier qu'en les reliant à celles des autres services, dont la
description occupe à elle seule tout le livre V de l'œuvre. Sous un titre
modeste, c'est donc à une illustration de la science totale du kâtib que
nous invite le Kitâb al-harâg. Mais l'exhaustivité n'est pas que le souci
technique de l'efficience : elle le déborde largement, en un exposé vérita-
blement immense d'une culture entendue au sens le plus large. Serons-
nous étonnés de, constater que, comme chez t a n t d'autres convertis, le
goût de Qudâma réside dans l'expression en arabe d'une culture qui ne
l'est pas, ou n'est pas que cela ? Les questions relatives à la rédaction
semblent avoir occupé une très large place dans la partie malheureusement
perdue du Kitâb, puisque Qudâma 6 renvoie globalement au livre IV
pour l'apprentissage de la prose technique et au livre I I I pour la balâga, qu'à
défaut d'autre terme nous traduirions par stylistique. 6 Cette connais-
sance du pur arabe va de pair, certes, avec celle de la tradition islamique,
mais, prenons-y garde, dans la seule mesure où celle-ci est utile à l'expli-
cation des règles du droit foncier : le livre V I I , qui leur est consacré, peut
bien déclarer son souci d'être en accord constant avec la règle de l'Islam
( s a r i ' a ) 1 , illustrée, le cas échéant, par les citations de la jurisprudence

1. Cf. Y â q u t , Udaba, t. X V I I , p. 1 5 ; sur les attributions exactes de ce service


(zimâm), cf. Sourdel, Vizirat, p. 599-605.
2 . Cf. Makkî, op. cit., p. 1 2 1 - 1 4 8 , 94, 9 6 (sur les relations entre son père Ga'far
e t Ibn Uurdâdbeh).
3. Œuvre majeure en effet, et sans doute celle de toute une vie ; cf. Makkï, op. cit.,
p. 2 5 8 ; une autre œuvre importante, dans l'ordre de la critique littéraire, est la Critique
de la poésie (Naqd aS-ii'r) ; sur l'attribution à Qudâma de la Critique de la prose (Naqd
an-nalr), cf. Makkî, op. cit., p. 1 8 0 - 1 8 3 ; voir liste totale des œuvres chez Ibn an-Nadim,
Fihrist, p. 1 3 0 , et Y â q u t , Udabâ', t. X V I I , p. 13 : discussion dans Makkî, op. cit.,
p. 1 6 8 sq.
4. Hardy, M 1.
5. Au chap. IV du livre V : cf. tfarâg, M 14.
6. Cf. A. Schaade et G. von Grûnebaum, dans El (2), t . I, p. 1 0 1 2 - 1 0 1 3 .
7. P a r exemple Uarâj, M 73 (où l'on voit définie la fonction administrative [kitdbaj
c o m m e une dérivée [far'] de la Sari'a, qui est la science de principe [ a ? / ] ) , 75.

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Les préoccupations techniques 97

ou de la tradition, il reste, p a r son allure de recueil de droit concret et


appliqué, très différent et d ' u n ouvrage de théorie juridique à la manière
d'Abù Yûsuf Y a ' q u b et d'un pur recueil de traditions comme celui d ' I b n
À d a m . 1 Des remarques de m ê m e ordre peuvent être faites sur la place
d'une autre discipline définie précédemment comme arabe, l'histoire a ,
d o n t l'intervention, en fin du livre V I I et sur un t e x t e qui reproduit celui de
Balâdurï, s'explique par le souci de donner le cadre historique et coutumier
de l'occupation du sol. 3 E n revanche, Vadab se taille, dans la culture
du kâtib, une place de choix, n o t a m m e n t à la f a v e u r du livre V I I I , consa-
cré à des considérations sur les r a p p o r t s h u m a i n s et n o t a m m e n t ceux qui
unissent le souverain et les sujets : belle occasion de reprendre les thèmes
classiques de l'éthique des rois, en des formes littéraires déjà éprou-
v é e s 4 et sous les patronages de l'Iran et de la Grèce. 6
On dira avec raison que Q u d â m a ne fait ainsi q u e porter à son t e r m e
l'évolution esquissée par Ibn H u r d â d b e h et poursuivie par (jayhânï. •
P o u r t a n t , le Kilâb al-harâg se distingue des œuvres précédentes par une
puissante et rigoureuse architecture qui r a t t a c h e sans exception tous les
sujets traités à ce kâtib qui en est le destinataire : c'est en ce sens qu'on
p e u t parler de science administrative totale. Nous avons vu, p a r exemple,
q u e le droit exposé par Qudâma était celui-là même, celui-là seul, dont le
kâtib pouvait être amené à traiter. Même point de v u e en ce qui concerne
l'exercice de la fonction administrative : rien n'est plus éloigné des ouvrages
de théorie politique comme le seront les ahkâm sultâniyya 7 q u e cette
œuvre-ci, avec sa préoccupation permanente non pas d'empirisme pur,
mais plutôt d'illustration constante de la théorie : c'est peu de dire, par
exemple, dans quel style on doit rédiger une pièce officielle, mieux v a u t

1. Cf. Makkï, op. cit., p. 285.


2. Cf. supra, chap. I, p. 28 sq.
3. Cf. Sauvaget, Historiens, p. 15 : Balâdurï est « particulièrement précieux par
ses nombreuses digressions sur des points d'institutions historiquement ou juridiquement
liés à la conquête».
4. Même si Ibn al-Muqaffa', par exemple, n'est pas cité, l'influence de la littérature
de son siècle est manifeste : cf. (Uarâg, M 178) un spécimen de « chaîne» (sur ce terme,
cf. supra, chap. II, p. 44, note 3, 56, note 1) et une fable (ibid., M 159).
5. Aristote et Alexandre, « sages» de la Perse (et de l'Inde), AnùSirwàn, Pythagore,
Platon, etc. : cf. Uarâg, M 131-132, 141, 142, 158, 159, 168, 172, 178 et passim ; les
références arabes, notamment avec les califes Mu'âwiya, Marwân II et Mançur et les
stylistes (bulaQâ'), sont infiniment plus rares : M 141, 156, 178. On n'oubliera pas que,
selon le Fihrist (p. 250), Qudâma aurait participé à certains commentaires de l'œuvre
d'Aristote, ce qui ne prouve pas, comme le remarque justement A. Jrabulsï (La critique
poétique des Arabes [cité supra, p. 62, note 4], p. 86), qu'il ait connu les œuvres grecques
autrement qu'en traduction. Sur les rapports éventuels de l'œuvre de Qudâma avec
celle du néo-pythagoricien Bryson, cf. C. Cahen, t Ein arabisches Handbuch der Han-
delswissenschaft », dans Oriens, X V , 1962, p. 168-171.
6. Qudâma a-t-il connu l'œuvre de ce dernier ? L'argumentation d'A. Makki pour
le prouver (op. cit., p. 276) n'est guère convaincante.
7. Cf. supra, chap. I, p. 21, note 2.

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98 Géographie humaine du monde musulman

donner des modèles de rescrits. 1 Mais c'est avec l'éthique que le propos
de Qudâma s'éclaire à plein : qu'elle se présente dans les formes de la tra-
dition n'empêche pas qu'elle soit, dans son fond, très peu traditionnelle ;
car elle est reliée très fortement, elle aussi, à l'exercice du métier de kâtib :
il ne s'agit plus, comme chez Ibn al-Muqaffa", d'aligner des aphorismes
sur le comportement du souverain et des sujets, mais de savoir exacte-
ment quelles qualités doivent se déployer, aux divers échelons de l'admi-
nistration, pour que l ' E t a t fonctionne. C'est ce qui explique, d'une part
que l'éthique soit avant tout, comme chez Gâhiz, une réflexion psycho-
logique sur les comportements humains 3 , et, surtout, que le livreVIII,
consacré à ces problèmes et qui est comme le couronnement de l'œuvre,
dresse, à partir de ces analyses des relations humaines, un tableau très
cohérent de l'ensemble du corps social.
La théorie du pouvoir exposée par Qudâma au livre V I I I revêt ainsi
une importance fondamentale : nécessaire au kâtib en ce qu'elle lui donne,
en tant que fonctionnaire, l'explication des mécanismes du pouvoir, et,
en tant qu'homme, celle des comportements de son espèce, elle élargit
la science administrative — sans pour autant cesser de se justifier par
rapport à elle — à la dimension d'une réflexion générale sur la société.
En un exposé remarquable où le point de vue historique est toujours
présent, Qudâma fait du pouvoir et de ses hiérarchies l'aboutissement
d'une évolution entamée à partir de la distinction fondamentale entre
l'homme et la bête et poursuivie à travers une série de phases où inter-
viennent peu à peu les grandes composantes de la société des hommes :
la nourriture, le vêtement, la propagation de l'espèce, le fait urbain et la
monnaie. 3 A ce point de l'analyse et des thèmes de géographie hu-
maine qu'elle découvre, la question qui se pose est de savoir s'il existe,
à parti d'eux, précisément une géographie humaine véritable.
Celle-ci étant définie comme l'étude de la situation de l'homme sur la
terre, on conviendra qu'avec Qudâma les deux termes de la relation sont
définitivement posés. Car la terre n'est pas moins indispensable à connaître

1. A propos de la description du Diwân ar-rasail (service de la chancellerie) : ffarâg,


M 15-27 ; cf. aussi un type de réponse à un placet, ibid., M 28.
2. Cf. supra, chap. II, p. 44-45 ; pour Qudâma, voir Hardg, M 138, sur une distinction
entre deux formes de générosité (karam et sahâ') qui rappelle la méthode de Gâhi?
à propos de la jalousie (distinction entre 'adâwa et hasad : cf. Magmû', op. cit., passim) ;
même façon de repenser les données classiques, op. cit., M 138-139 (sur le courage),
139-140 (sur la miséricorde, qui n'est pas nécessairement une qualité pour le souverain),
147 (sur diverses attitudes), 163-164 (sur l'envie encore), etc. Cette réflexion entraîne,
dans bon nombre de passages, un style personnel qui échappe au mécanisme des
maximes (hikam) traditionnelles.
3. Chap. I - VII du livre V I I I , débouchant sur le pouvoir (chap. VIII) et la connais-
sance, qui s'ensuit, des rapports entre souverain et sujets (chap. I X - X I ) , ce qui fait
que le livre VIII, entamé sur l'éthique avec la distinction fondamentale de l'ange et
de la bête (chap. I), se referme sur elle en une architecture très rigoureuse.

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Les préoccupations techniques 99

q u e l ' h o m m e : le livre V I du Kilâb al-harâg e x p o s e les d o n n é e s c l a s s i q u e s


de la sûra \ puis, en ses chapitres V I et V I I c e l l e s qui intéressent l ' e m p i r e
de l ' I s l a m : i m p ô t s , zones-frontières et peuples v o i s i n s . C'est dire q u e
l'empire, c e t t e mamlaka que Q u d à m a est, à m a connaissance, le p r e m i e r
à désigner sous ce n o m 3 , e s t d é f i n i t i v e m e n t intégré à l ' œ c o u m è n e et q u ' a v e c
Q u d â m a s'achève e n c o n s é q u e n c e le processus déjà e n t a m é du c ô t é e t de l a
sûra et de la littérature a d m i n i s t r a t i v e 4 : puisque la relation des terres
d ' I s l a m au reste d e l ' œ c o u m è n e f a i t apparaître le caractère privilégié
de leur position, c'est d o n c à elles, meilleure part des h o m m e s sur la terre,
q u e les h o m m e s réserveront la meilleure part de leur curiosité.
P o u r q u o i d o n c faut-il constater chez Q u d â m a , m a l g r é t a n t de p r o m e s s e s
p o u r l'étude de la terre e t de l'homme, l'absence d ' u n e relation v i v a n t e
e n t r e e u x ? Car enfin, nulle part n'est t e n t é e la s y n t h è s e des d o n n é e s
fournies, en c h a c u n de ces d e u x d o m a i n e s , r e s p e c t i v e m e n t a u x livres V I
et V I I I de l ' œ u v r e . 6 La raison en est q u ' a v e c Q u d â m a , l'adab, q u i e s t
le p i v o t de ce s y s t è m e culturel, a t t e i n t la limite e x t r ê m e de ses possibilités
et révèle ses i n s u f f i s a n c e s . C'est au n o m de l'adab, c o n ç u et a p p r o f o n d i
c o m m e éthique, q u ' o n arrive, par r é f l e x i o n sur le fait h u m a i n , à d é g a g e r
les lois générales de la société, c'est au n o m de l'adab c o n ç u c o m m e pro-
g r a m m e de c o n n a i s s a n c e s qu'on f a i t entrer dans la culture les n o t i o n s
f o n d a m e n t a l e s f o u r n i e s par la sûra. Certes, le m é r i t e de Q u d â m a est g r a n d ,

1. Chap. II - V, sur les sept «climats», les mers, les montagnes et les cours d ' e a u ;
noter que la division grecque en «climats» est préférée aux divisions traditionnelles
(iraniennes ou autres) exposées dans M 51 sq. En outre, références à Pto'émée, Marin,
Hipparque et Timosthène (M 48 ; l'éditeur déclare ce personnage «non identifié» :
introd., p. VIII, note 5. Il s'agit sans doute de l'amiral de Ptolémée Philadelphe,
célèbre pour son inventaire des ports et escales de la Méditerranée [cf. Strabon, I, 21 ;
II, 40; IX, 10; Croiset, Littérature grecque, t. V, p. 118], Le même Timosthène est
cité aussi par Mas'udî dans Tanblh, p. 48).
2. Ce sont eux qui ont été publiés par de Goeje dans le t. VI de la BGA.
3. ûâhi? (Amsâr, p. 181) parle de mamlakat at-'Arab et de mamlakat al-'Agam, mais
Qudâma de mamlakat ai-Islam : cf. Harâg, p. 234 et M 45 ; si le mot n'est pas encore
employé au sens absolu, comme ii le sera par exemple chez Muqaddasï, il a déjà, toute-
fois, un sens unitaire très net : lorsque Qudâma évoque ( t f a r â g , p. 252) la reconstitution
du vieil empire de Médie-Mésopotamie par le Sassanide ArdeSîr I, il oppose celle mamlaka
aux principautés et groupements locaux (tawâ'if) au détriment desquels elle se constitue.
A noter au passage l'ambiguïté de cet idéal de mamlaka, ainsi partagé entre le souvenir
du vieux groupement national et le nouvel idéal égalitaire de l'Islam. La conciliation
est trouvée dans le thème de l'ennemi héréditaire : le Rûm (Empire romain ou byzan-
tin) : « à grand peine et après de longs efforts, ArdeSïr regroupa l'empire et put refuser
de payer le tribut que la Perse versait au Rûm : aussi convient-il que les Musulmans
réservent au Rûm, plus qu'à tous autres ennemis, une extrême défiance, laquelle est
d'ailleurs justifiée par certains versets [du Coran], » (Uarâij, loc. cit. ; sur le passage
du Coran, cf. Blachère, Coran, t. III, p. 419-420).
4. Cf. supra, p. 77, 81, 92, 94.
5. Sans parler de la description des itinéraires au chap. X I (relatif au barld) du
livre V.

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100 Géographie humaine du monde musulman

de fonder définitivement en droit, au nom de l'idée-force de son siècle,


ces divers aspects de la géographie 1 ; plus grande encore, peut-être, cette
ampleur de vues qui concilie, pour la formation du kâtib, l'exigence
de technicité, formulée par (jâhiz et Ibn Qutayba, avec celle d'une vaste
culture, et déborde ainsi à la fois ftâhiz, qui pose les deux termes comme
inconciliables, et Ibn Qutayba, qui ne les concilie qu'au prix d'une tau-
tologie, en définissant le kâtib comme pivot de cette culture et la culture
comme la connaissance spécialisée de la tradition arabo-islamique, celle-là
même précisément qui est le pivot du métier de kâtib.2 Position exactement
inverse, on le voit, de celle de Qudâma, lequel impose au kâtib une culture
qui déborde considérablement l'exercice de sa fonction. 8 Mais, même si
on donne à l'adab la plus grande extension possible, même si, grâce à
l'autorité de ses modèles, on accrédite des thèmes nouveaux, il reste qu'une
culture ainsi comprise ne tire rien d'elle-même : capable d'intégrer n'im-
porte quel thème à condition que ce thème existe déjà, l'adab n'est qu'un
procédé d'enregistrement, parfois de reproduction, jamais de création ;
comme ces monstres dont les entrailles ouvertes laissent voir intacts les
corps ingurgités 4, l'adab fait son profit de tout, mais ne profite en rien à
ce qu'il exploite. L'adaô-recherche lui-même, tel que nous l'avons défini
à propos de Gâhiz 6, est marqué par cette attitude : les thèmes originaux
exposés par Gâhiz, et notamment ceux qui pouvaient déboucher sur une
géographie humaine, sont, cinquante ans après lui, définitivement enre-
gistrés, mais ils n'ont pas progressé. 8 Bien plus, l'acte de réflexion ou

1. Assez n e t t e m e n t p e r ç u s p o u r justifier le t i t r e de Kitâb al-buldân (Livre des pays)


sous lequel on a parfois désigné le livre VI d u Uarây (cf. Makkï, op. cil., p. 174) ; I b n
H a w q a l (p. 329) parle de Tadkiral Qudâma (Memento de Qudâma).
2. Cf. supra, chap. II, p. 61 sq.
3. Elle p e u t être t o u t aussi bien le cadre c o m m o d e et séduisant où on e n f e r m e des
n o t i o n s plus r é b a r b a t i v e s (droit, administration) ; mais l ' o p t i q u e f o n d a m e n t a l e , celle
des r a p p o r t s du métier à la culture, reste la m ê m e .
4. L ' i m a g e est de William Marçais à propos de T a b a r ï .
On p e u t faire sur Q u d â m a critique littéraire les mêmes o b s e r v a t i o n s q u ' à p r o p o s
de sa géographie : ici encore, la valeur de l ' œ u v r e t i e n t à la conception originale e t
p u i s s a n t e de sa s t r u c t u r e , mais l'emprise de l'héritage t r a d i t i o n n e l y r e s t e immense :
cf. T r a b u l s l , op. cil., p . 86-89.
5. Supra, p. 52-53, 64.
6. P r e n o n s p a r exemple la relation de l ' h o m m e au milieu p h y s i q u e , si f o n d a m e n t a l e
d a n s les Hayawân (cf. supra, chap. II, p. 48) : les illustrations q u i en s o n t données
d ' o r d i n a i r e a p p a r a i s s e n t t r è s s o u v e n t chez u n enregistreur, p r e s q u e un c o d i f i c a t e u r
de l'adab, lequel écrit vers 290/903 : Ibn a l - F a q ï h (cf. p. 151 : sur l ' h a b i t a t ; p. 152 :
différences e t h n i q u e s ; p. 151, 162 : reprise du t h è m e gâhi?ien de la relation, dès le
s t a d e f œ t a l , e n t r e soleil et négritude ; etc.) ; mais, un p e u plus de v i n g t a n s après, ces
illustrations sont absentes de l ' œ u v r e de Q u d â m a . Absence d ' a u t a n t plus é t o n n a n t e
que le t h è m e , lui, est p r é s e n t (au livre V I I I , on l'a v u ) ; si d o n c le livre V I I I r e s t e ,
en son originalité, e n t i è r e m e n t spéculatif et coupé des illustrations q u i a u r a i e n t p u le
r e n d r e v i v a n t , n'est-ce p a s précisément p a r c e q u e celles-ci s o n t ressenties, de f a ç o n
consciente ou non, c o m m e intégrées à un s y s t è m e clos, en dehors d u q u e l elles n ' o n t
ni raison d ' ê t r e ni pouvoir c r é a t e u r 1

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Les préoccupations techniques 101

d'observation personnelle Çiyân) reste, en vertu sans doute de la force


stérilisante des modèles, en l'état où l'avait laissé Gain?, chez qui il était,
nous l'avons dit S contexte ou illustration d'un propos et non propos en
soi. P o u r s u i v a n t cette tradition, un esprit aussi éclairé que Q u d â m a ne
s'en tient pas moins à une science essentiellement sédentaire, qui p e u t ,
certes, laisser place à u n e certaine prise du sujet sur les phénomènes et les
êtres, mais à la condition que ceux-ci soient là, à portée lorsque le propos
l'exige. Cette science ne va donc pas au-devant des choses, et les vrais
continuateurs de l'esprit de l'adaft-recherche tel que Gâhiz l'avait inauguré
seront ceux qui, ici comme toujours, a u r o n t compris q u ' u n e pensée n e
reste efficace et valable q u ' a u t a n t qu'elle va de l ' a v a n t , se remodèle,
que le 'iyân, par conséquent, pour garder sa pleine fraîcheur, devait faire
un pas décisif et l'œil aller aux choses a u t a n t que les choses à l'œil. Il
y f a u d r a une révolution : ce sera celle du voyage. 2 Arrivées à leur point
extrême par les voies de Yadab et de la connaissance, désormais classique,
de l'œcoumène ou des terres d'Islam, la sûra et la géographie adminis-
t r a t i v e devront opérer, chacune pour leur compte, leur révolution, la
première avec I s t a b r ï s , la seconde avec Ya'qûbï, lesquels inaugurent ainsi
le genre des masâlik wa l-mamâlik (routes et Etats), où se fondent, désor-
mais renouvelées par le voyage, les deux traditions. L'évolution est
certes plus achevée chez Istabrï, qui a l'avantage d'écrire un demi-siècle
environ après Y a ' q u b ï 4 , mais c'est à Y a ' q û b ï que revient le premier hon-
n e u r d'avoir compris que littérature et voyage n'étaient p a s deux m o n d e s
clos, irréductibles l'un à l ' a u t r e . 0

1. Chap. II, p. 52 I./-.-53.


2. Le paysage tel qu'il s'ébauche, comme nous l'avons vu, à travers Ibn Serapion
(supra, p. 80) ou Ibn Uurdâdbeh (p. 92), ne progresse guère chez Qudâma : cf., sur
l'ensemble des itinéraires (JJarâg, p. 185-229), de trop rares exemples de notations
concrètes, sans doute rapportées par les informateurs (ibid., p. 185, 189-190, 204-209).
L'exception que constitue la description des marais irakiens (ibid., p. 240 sq.) s'explique
par des considérations administratives (connaissance des digues et de leur histoire)
et tous les détails donnés leur sont subordonnés : ici encore, aucune notation des êtres
et des choses pour eux-mêmes.
3. Qui remodèle et développe l'oeuvre de Balbï.
4. Ya'qûbï écrit en 276/889-890 et meurt dans les dernières années du ix c ou les
premières années du x e siècle, tandis qu'Istabri est encore vivant en 340/951.
5. Il existe alors, comme on le verra au chapitre suivant, ce que nous appelons une
littérature de voyage (récits de marins, d'envoyés officiels), mais ce n'est guère, aux
yeux des contemporains, qu'un réservoir de thèmes pour une littérature qui reste
définie comme spéculative et sédentaire : la preuve en est que, de rares textes mis à
part, les thèmes qui nous ont été conservés l'ont été par le truchement de l'adab et de
son estampille littéraire ; mais les œuvres elles-mêmes, et avec elles l'esprit de curiosité
naïve qui les guide, n'ont assuré ni le succès à leurs auteurs, ni à elles-mêmes la consé-
cration comme genre littéraire. Le mérite de Ya'qûbï sera d'insérer dans la « littérature »
l'esprit qui souffle en dehors d'elle : originalité soulignée par Sauvaget, Relation,
p. X X V I I I .

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102 Géographie humaine du monde musulman

Ya'qùbl el la littérature administrative

L'influence de cet a u t e u r apparaît comme doublement d é t e r m i n a n t e pour


l'évolution ultérieure de la géographie : sur le plan strictement historique,
nous avons laissé entendre 1 que l'ouverture de la sûra au thème de la
mamlaka et à Yadab ne faisait que reproduire le m o u v e m e n t m ê m e qui
a n i m a i t la l i t t é r a t u r e administrative, à laquelle revient sans doute u n
rôle décisif en m a t i è r e de modes et d'influences : de tous ces auteurs offi-
ciels qui gravitent a u t o u r du pouvoir, Y a ' q û b ï est parmi les plus célèbres,
car il ajoute au prestige personnel de ses fonctions de kâtib 2 celui d ' u n e
lignée qui accéda a u x plus hauts postes et f i t partie, dans des relations
de clientèle, de l'entourage immédiat des califes abbassides 3 : a u t o r i t é
politique 4 et littéraire, donc, que confirme l'abondance des citations
du Kitâb al-buldân (Livre des pays) par les a u t e u r s postérieurs et qui
joue une influence d ' a u t a n t plus g r a n d e que Ya'qûbï s'inscrit, chrono-
logiquement, à un m o m e n t décisif : comme il compose en 276/889, il
prend place, si on le réfère aux représentants de la sûra, entre Kindï
et Sarahsï, d'une p a r t , Ibn Serapion et Balhï, d ' a u t r e p a r t . 8
Si i m p o r t a n t s que soient la localisation historique et sociale de Y a ' q û b ï
et le rôle qu'elle a pu jouer dans l'acclimatation des thèmes de Yadab
et de la mamlaka 7, ils cèdent toutefois le pas au changement décisif qui
s'accomplit, avec cet auteur, dans l'ordre m ê m e de la pensée géographique
et, au-delà, dans u n certain mode de la culture arabo-musulmane au
i v e / x e siècle : la révolution du voyage et les thèmes h u m a i n s qu'elle intro-
duit dans la l i t t é r a t u r e géographique aboutiront, on l'a dit, à ce genre

1. Supra, p. 84-85.
2. Souvent désigné sous ce terme (cf. trad. Wiet, p. 231, 243, 244), il a peut-être
appartenu au service du barid : ibid., introd., p. VIII.
3. Cf. Huart, Littérature arabe, p. 296 ; Pays, trad. Wiet, p. 234.
4. On n'oubliera pas que la famille de Ya'qûbï a joué un rôle très important dans
l'histoire du mouvement Sï'ite : cf. Wiet, op. cit., p. V I I ; tradition reprise par Ya'qûbï
lui-même dans son œuvre historique : ibid., p. X - X I .
5. Trad. Wiet, p. 228-246 ; je ne vois pas pourquoi G. Wiet dans son introduction
(p. X X ) déclare : « Le Livre des pays n'est pas cité souvent. » Sur le problème des
citations de Ya'qûbï, qui n'en demeurent pas moins assez tardives, cf. infra, chap. V,
p. 188, note 3, et chap. VI, p. 238.
6. Comme on l'a vu plus haut, Kindï meurt après 256/870 et Sarabsï en 286/899,
Ibn Serapion écrit entre 289/902 et 334/945 et Balfoï vit vers 236/850-322/934 ; ajou-
tons, pour compléter cet aperçu des interférences possibles entre la fûra et la littérature
administrative, qu'à la génération d'Ibn Serapion et de Balbî appartiennent ô a y h â n ï ,
mort en 301 /914, et Qudâma, mort en 337/948 : voir tableau des auteurs.
7. Indiquons ici simplement que le Kitâb al-buldân traite exclusivement de l'Empire
musulman, avec de brèves mentions de peuples voisins, comme Turcs et Nubiens, et
que les thèmes traditionnels d'adab y sont fréquents : voir des exemples signalés par
G. Wiet, op. cit., p. X V I , X V I I I (climat de Bagdad et monuments célèbres).

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Les préoccupations techniques 103

nouveau des masâlik wa l-mamâlik où, pour la première fois, la géographie


humaine, passant le cap de la formulation inconsciente, livresque et
fragmentaire, se définira et se percevra elle-même, de façon à la fois volon-
taire, concrète et globale. Ya'qubl est, sur ce point, indissociable de cette
géographie des années 950-1000 qu'illustreront Istahrï, Ibn Hawqal et
Muqaddasï. Si nous le mentionnons une première fois ici, c'est non seu-
lement en raison des nécessités de la chronologie, dont on a v u plus h a u t
l'importance, mais surtout parce que le propos de son œ u v r e est encore
de se regrouper autour de quelques t h è m e s fondamentaux inspirés de préoc-
cupations politiques ou administratives : moins que la distribution de
l'exposé à partir de B a g d a d \ l'attention portée à l'impôt, a u x itinéraires,
a u x antécédents historiques et à la situation administrative des provin-
ces 2 m e paraît, compte t e n u de son ampleur, confirmer l'appartenance au
moins formelle de Y a ' q u b ï à la géographie administrative. Le v o y a g e
lui-même n'est pas e x e m p t de ces préoccupations : s'il trahit, chez Ya'qubï,
une curiosité presque n a t i v e 3, celle-ci s'est sans doute trouvée éclore dans
le cadre précis de missions officielles. 4 Ainsi s'explique que les descrip-
tions, loin de suivre un cheminement choisi par l'auteur, soient encore
tributaires des itinéraires 6 et que l'essentiel de l'attention de Ya'qubï
se porte a u x détails socio-historiques, qui commandent l'implantation
locale du pouvoir 6 , et a u x données économiques, base de la fiscalité :

1. G. Wiet (op. cit., p. X V ) y voit une i n t e n t i o n politique, alors qu'il s'agit, à m o n


sens, d ' u n simple schème culture! : cf. supra, p. 89, n o t e 4.
2. Les m o r c e a u x de b r a v o u r e sont la t o p o g r a p h i e (avec indication des concessions
allouées) de B a g d a d , S â m a r r à e t K û f a (p. 242-250, 252-254, 259-263, 310-311), les listes
de gouverneurs de provinces (Sigistàn et H u r â s â n : p. 282-286, 295-308), la c a r t e poli-
t i q u e et tribale de l ' A f r i q u e d u N o r d (p. 342-353, 356-360) : on r a p p r o c h e r a ces t h è m e s
de ceux qu'expose, dans le m ê m e esprit, u n I b n H u r d à d b e h (supra, p. 90, note 1). L e
reste de l'ouvrage de Y a ' q u b ï (au total, p. 231-260 du t. V I I de la BGA) est c o n s a c r é
a u x itinéraires, à l'occasion desquels sont t r a i t é s les t h è m e s descriptifs, fiscaux ou
historiques.
3. « A la fleur de m a jeunesse», « q u a n d j ' é t a i s jeune», dit Y a ' q u b ï à propos de ses
voyages (p. 232 : fi 'unfuwdni Sababi, sâfartu hadïîa s-sinn). a T e n d r e enfance», c o m m e
t r a d u i t G. W i e t ( t r a d . p. 2), m e p a r a i t excessif p u i s q u e le t r a d u c t e u r signale (introd.,
p. V I I I ) q u e Y a ' q u b ï p a s s a sa jeunesse à B a g d a d .
4. Il n ' e s t p a s i n t e r d i t de penser, avec G. W i e t (op. cit., p . V I I I ) , qu'il s'agissait là
de missions de renseignements p o u r le Service d u barid : cf. ce q u e d i t Ibn a l - F a q ï h
(p. 290 i.f.) s u r la c o r r e s p o n d a n c e e n t r e t e n u e p a r Y a ' q u b ï avec divers princes et fonc-
t i o n n a i r e s d'Arménie.
5. Chez Muqaddasï, a u contraire, ceux-ci, r é d u i t s à leur s q u e l e t t e technique, s o n t
bloqués c h a q u e fois en f i n de c h a p i t r e , laissant ainsi l ' a u t e u r libre, p o u r le reste, d'or-
d o n n e r le s u j e t à son gré.
6. J e pense ici moins a u x a n t é c é d e n t s historiques ou a u x données politiques signalées
plus h a u t , n o t e 2, q u ' à ces n o t a t i o n s très brèves qui fourmillent d a n s le Kitâb al-
butdân et intéressent les origines d ' u n e population, ses c o u t u m e s , sa composition,
son h a b i t a t , tous détails nécessaires à une connaissance précise d u p a y s .

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104 Géographie humaine du monde musulman

cultures, artisanat, commerce ; de ce point de vue, on peut estimer à bon


droit que l'intérêt porté à une province est en relation directe avec sa
richesse. 1 « Géographie politique », conclut G. Wiet en ramenant à cette
optique l'ensemble des renseignements fournis par le Kitâb al-buldân. *
Sans doute, mais en rénovant cette géographie par l'enquête personnelle,
Ya'qubï en a brisé les cadres : montrant la voie à la sûra aussi bien qu'à
la littérature administrative, il prépare, un demi-siècle avant Istabrî,
l'avènement d'une véritable géographie humaine : son programme de
recherches, exposé dans sa préface s, est en gros celui que nous retrouve-
rons sous la plume d'un Muqaddasî. Il ne manque guère qu'une chose à
cette science : la conscience de sa vocation. Mais telle quelle, avec Ya'qubï,
elle est déjà géographie humaine, à mi-chemin de sa formulation.

Les thèmes administratifs en dehors de la littérature administrative

Les thèmes de la littérature administrative ne sont pas seulement destinés


à évoluer à l'intérieur même de la géographie, qu'il s'agisse du passage de
l'itinéraire à la description personnelle, des listes fiscales à un tableau plus
général des productions et des richesses, ou des énumérations de places-
frontières à une curiosité plus profonde pour l'étranger. Les mêmes thèmes,
une fois enregistrés par écrit, vont être intégrés au catalogue général des
connaissances d'usage, à Yadab. A la vérité, on peut même se demander
s'ils ont jamais vécu, au moins à l'origine, en dehors de lui. Ce que nous
avons dit plus h a u t à propos de l'Orient chez Ibn fcjurdâdbeh 4 tendrait
à nous confirmer dans ce doute : cette curiosité pour l'au-delà des frontiè-
res, loin d'être originale, suivrait elle-même une mode, elle serait, en quel-
que sorte, elle aussi présupposée par l'adab. Les mêmes réflexions peuvent
être faites à propos du thème central du courrier, de ce barid dont Ibn
al-Faqïh souligne bien les origines antiques 5 et qu'avant lui, déjà, ôâhiz
avait illustré dans son Kitâb al-qawl fi l-bigâl (Mémoire sur les mulets),
où il s'étendait longuement sur l'utilisation de cet animal par les services
de la poste. 6 II n'est pas jusqu'à l'impôt foncier qui ne relève de ces
catégories : il voisine, en un exemple célèbre, avec le thème traditionnel—•
on le retrouve aux mosaïques de Saint-Marc à Venise — des Pyramides

1. G. Wiet (op. cit., p. X V ) écrit : « les détails données sur les Villes saintes et l'Arabie
sont d'une pauvreté déconcertante : on sent bien que cette région n'est d'aucun rapport
au point de vue fiscal. »
2. Op. cit., p. X I V .
3. P. 232-233.
4. Supra, p. 90,note 6.
5. Cf. références, supra, p. 85, note 3 ; autres survivances à chercher dans le main-
tien d'une unité de mesure persane, portant le même nom de barld, à côté de la mesure
arabe : cf. Muqaddasî, trad., § 115 (et note 20).
6. Éd. Pellat, op. cit., p. 55-72.

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Les préoccupations techniques 105

transformées en greniers à blé par J o s e p h . 1 P o u r tous ces thèmes e t t a n t


d'autres, le mérite de la géographie administrative aurait donc été, non de
les découvrir, mais de les repenser, de les contrôler et de les développer à
la lumière des nécessités concrètes de la pratique administrative, a v a n t
que le sens de l'observation personnelle e t le goût du voyage les reprennent
en charge à leur tour pour leur donner de nouveaux prolongements. Ainsi,
parallèlement à leur évolution définitive dans le genre des masâlik wa
l-mamâlik, lesdits thèmes poursuivraient à travers Yadab une sorte de
carrière naturelle où l'intervention des administrateurs, férus de réalisme,
n ' a u r a i t guère été q u ' u n accident.
Le problème ainsi posé, d'ordre général, est celui du cheminement
de ces thèmes, ou encore des interférences réciproques entre innovation
et adab 2 : l'étude diachronique ainsi requise n'est malheureusement possi-
ble qu'à p a r t i r des années 900, date à laquelle on p e u t noter la place q u e
tel ou tel s u j e t tient dans les œuvres d'adab, chez Ibn al-Faqîh par exem-
ple en ce qui concerne la littérature géographique. Mais des constatations
de ce genre laissent sans réponse l'investigation fondamentale, celle qui
porte sur la période essentielle des découvertes et de leur acclimatation,
antérieure précisément au x e siècle : si le problème des origines peut, dans
bon nombre de cas, être résolu par le recours à une t h é m a t i q u e comparée 3 ,
celui des voies par lesquelles les thèmes se sont accrédités dans le domaine
arabo-islamique — folklore, voyage ou l i t t é r a t u r e écrite — reste malheu-
reusement sans réponse : les pertes sont décidément trop fortes, qui affec-
t e n t à la fois une grande partie des traductions du grec, t a n t de t e x t e s
m a j e u r s de la littérature arabe p e n d a n t les années décisives 750-900 et
enfin les thèmes populaires privés d'une tradition d'enregistrement systé-
matique p a r écrit.
Le problème se complique du fait que, comme nous l'avons vu, les spécia-
listes de la littérature administrative ne sont, au niveau de l'expression
littéraire, rien moins que techniciens et que, loin de fermer leurs œuvres
a u x thèmes de l'adab, ils sont eux-mêmes les t r a n s m e t t e u r s de cette culture

1. Le thème, né d'interférence? biblico-islamiques (Coran, XII, 54 sq.) et populaires,


se trouve chez Ibn Rusteh (p. 116) ; MuqaddasI, qui le traite de façon allusive, le rat-
tache expressément en revanche à celui du harâj (trad., § 110). Ibn al-Faqïh (p. 68),
pour son compte, déclare que le coût de la démolition des monuments ne serait pas équi-
libré par le har⧠de la terre entière.
2. On en a vu plus haut, p. 100, note 6, un exemple à propos de Qudâma.
3. La présence de l'Odyssée dans les Mille et une Nuits, et notamment des thèmes de
Circé et de Polyphème, a été étudiée par G. von Grilnebaum (Islam médiéval, p. 321 sq.).
A noter que Grilnebaum souligne qu'il s'agit d'emprunts effectués « au plus tard en
900 environ après J.-C. » (p. 325). Dans d'autres cas, le problème des origines participe
lui aussi de l'obscurité de la transmission : dans quelle mesure l'histoire d'Irâbt, au
livre de Kalila et Dimna, d'origine si visiblement orientale, ne ressortit-elle pas aussi au
thème d'Alceste ?

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106 Géographie humaine du monde musulman

qui paraît si éloignée des exigences concrètes de leurs fonctions. Mais, qu'ils
soient nés de la mode ou du métier, les thèmes de la géographie adminis-
trative doivent sans aucun doute au moins une chose à Ibn Hurdâdbeh et
à ses successeurs : c'est d'avoir connu, à côté de leur forme légendaire — et
ceci jusque dans les propres œuvres de la géographie administrative —, une
expression concrète et chiffrée. A partir des premières années du i v e / x e
siècle, un choix est posé, dont nous pourrons cette fois étudier historique-
ment les conséquences : ou bien, comme on l'a dit, poursuivant sur la voie
du concret, les thèmes de la géographie administrative se développeront
dans les masâlik wa l-mamâlik, ou bien ils seront pris en charge par l'adab,
qui va, à leur propos, faire une fois de plus la preuve de sa puissance assi-
milatrice : car nous les y trouverons non seulement sous leur forme légen-
daire — celle-là même dont ils procèdent peut-être, en dernière analyse —,
mais aussi sous l'aspect empirique qu'ils tiennent de la géographie admi-
nistrative : je dis bien aspect, car l'adab n'est, ici encore, qu'un revêtement
plaqué sur le réel. Il prête, dans le cas présent, au donné qu'il enregistre
une apparence contradictoirement concrète et inerte puisqu'il se contente,
en tant que procédé d'enregistrement, de fixer telles quelles, en l'état où il
les trouve, les notions qu'il s'approprie : systématisation, on le voit, où le
chiffre quitte la réalité mouvante du signe pour devenir simple objet de
vitrine. 1

1. Chez Ibn a l - F a q ï h :
a) Le chiffre est t r a i t é sur le m ê m e plan que les a u t r e s t h è m e s à'adab et son a p p a r i -
tion participe de la p r é s e n t a t i o n pointilliste de ce genre d'oeuvres : donnons-en, e n t r e
t a n t d ' a u t r e s , d e u x exemples : p o u r l ' Ë g y p t e , le t h è m e d u barâg i n t e r v i e n t (p. 76)
après celui des curiosités du pays, pour H i m ç (p. 109-110) e n t r e celui des p a r a d i s t e r -
restres et une légende relative à P a l m y r e .
b) S u r t o u t , le chiffre échappe désormais, comme t h è m e A'adab, à l ' e n q u ê t e . Même
conçu c o m m e fin en soi, il p o u r r a i t faire q u e l'intérêt q u i s'y a t t a c h e s ' a c c o m m o d â t des
révisions q u e l'histoire r e n d indispensables. Mais tel n ' e s t p a s le cas : la codification p a r
Vadab revient à reproduire, à diverses époques, le m ê m e chiffre i n c h a n g é , c o m m e u n
s t é r é o t y p e : les s o m m e s avancées p a r I b n al-Faqïh (vers 290/903) p o u r le barâg de
différents pays s o n t les mêmes que chez I b n H u r d â d b e h , d o n t le t e x t e (sans n u l doute
celui de la première version, vers 231 /846 : cf. supra, p. 90) est copié à la l e t t r e ; le
c h i f f r e demeure d o n c inchangé sur une période de plus de c i n q u a n t e a n s : cf., p o u r
l ' É g y p t e , r e s p e c t i v e m e n t Ibn H u r d â d b e h , p. 84, et I b n al-Faqïh, p. 76 ; p o u r la Pales-
tine, p. 79 et 103 ; p o u r H i m s , p. 76 et 110 ; p o u r le D i y â r R a b i ' a , p. 95 et 133 ; p o u r
I s p a h a n , p. 20 et 263 ; pour l ' À d a r b a y | â n , p. 121 et 286 ; p o u r le H u r â s â n , p . 39 e t
328 (avec f a u t e d u copiste : cf. la note k). Comparer au contraire avec l ' i n f o r m a t i o n
originale et sérieuse de Y a ' q û b ï , fondée sur des pièces officielles (Buldân, p . 325) :
I s p a h a n , p. 275 ; H u r â s â n , p. 308 ; Himç, p. 325 ; P a l e s t i n e , p. 329.
c) Un a u t r e registre prévu pour le t r a i t e m e n t du chiffre est l'exagération s y s t é m a t i -
q u e , sur laquelle n o u s aurons l'occasion de revenir : les 40 000 bains et 1 200 églises d e
la description de R o m e chez Ibn H u r d â d b e h (p. 113-115) p a s s e n t à 600 000 e t 24 000
chez Ibn a l - F a q ï h (p. 149-150), d o n t le t e x t e s'inspire p a r ailleurs de t r è s près d e celui-
d'Ibn Hurdâdbeh.
d) E n f i n , la dévalorisation du concret provient de la référence c o n s t a n t e que le

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Les préoccupations techniques 107

Survivance de la géographie administrative et de la sûrat al-ard

La géographie administrative, après Qudâma, est donc appelée à trouver


dans l'adab des survivances littéraires et dans les masâlik wa l-mamâlik sa
survivance véritable : le premier est là pour accroître son domaine et les
seconds pour assurer une relève. Comme le même schéma peut s'appliquer
à la sûra après Balhï on est en droit d'estimer qu'à partir des années 950,
l'évolution des thèmes conduit à confier à ces deux genres fondamentaux
les destinées de la géographie arabe : et c'est bien à travers eux en effet
qu'on pourra prendre conscience des deux formes essentielles de la
géographie humaine d'alors, jusqu'au milieu du xi e siècle. Mais une
remarque s'impose, qui tient aux caractères résolument inverses que
les masâlik wa l-mamâlik et l'adab revêtent dans les deux ordres clas-
siques de la synchronie et de la diachronie. Les premiers sont parfai-
tement délimités et analysables, comme genre littéraire, dans la seconde
moitié du x e s i è c l e m a i s précisément, en tant que tel, ils ne re-
présentent qu'une étape de l'évolution d'ensemble de la géographie,
un moment dialectique qui se prépare, se réalise et meurt. L'adab au
contraire, pris à une époque donnée, n'est réductible ni à un genre, ni
même à un critère purement littéraire, puisqu'il représente, en dernière
analyse, un ensemble d'attitudes et de formes qui intéressent tout le corps
social 3 ; mais précisément, sa place au sein des structures mêmes de la
société, la puissance de ses mécanismes et l'ancienneté de ses origines font
que son histoire s'incorpore pratiquement à celle de ladite société et de la
littérature qui en est l'expression. Cette pérennité de l'adab, qui préexiste
et survit à la géographie, explique qu'il ait pu intégrer, au fur et à mesure
de leur apparition, les divers thèmes de cette discipline 4 et nous indique

lecteur opère inconsciemment entre ce donné, qui reste marginal, et les thèmes qui lui
correspondent dans l'ordre du traditionnel et du légendaire : les clichés des curiosités
locales, les listes de spécialités, les tableaux comparatifs de l'agrément et des richesses
des diverses contrées, etc., écrasent sous leur poids les estimations chiffrées du fcarâg.
Des remarques du même ordre peuvent être faites pour les itinéraires (par exemple
p. 133 [1. 14-15], 303, 305), qui ne sauraient donner une évocation concrète de pays pris
surtout comme prétexte à des récits merveilleux, ou encore pour les places-frontières
(p. 111), dont le souvenir s'efface presque entièrement au profit de la curiosité portée à
l'étranger (thème du Rûm, p. 136-151).
1. Dont Yadab prend en charge les thèmes (dimensions et figure de la terre, mers,
climats, etc.), tandis que les masâlik wa l-mamâlik en recueillent et développent l'esprit
(connaissance concrète de la terre).
2. Sur les épigones que sont Bakrî et Idrîsï, cf. infra, note 4.
3. On renverra, sur se point, globalement, au chap. II et aux références qui y sont
données.
4. E t notamment, quand leur tour viendra, ceux des masâlik wa l-mamâlik : lorsque
Bakrî ou Idrîsï reprennent, pour les pays d'Orient, les données de Muqaddasï ou d'Ibn
Hawqal, que font-ils d'autre que traiter celles-ci comme des thèmes désormais classiques,

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108 Géographie humaine du monde musulman

clairement que nous ne saurions faire de différence, pour notre étude, entre
les ouvrages présentés comme géographiques et ceux qui ne s'annoncent
pas comme tels, mais où, pourtant, la géographie se cache.
Le cas des masâlik wa l-mamâlik étant clair, comment classer les œuvres
traitant la géographie sous la forme de l'adab ? Ici encore, le seul critère
valable réside dans le propos des auteurs et dans la distance éventuelle
existant entre ce propos et l'œuvre telle que nous la connaissons. On dis-
tinguera donc trois manières de ce qu'on pourrait appeler l'adab géogra-
phique : dans un premier groupe d'œuvres, le propos est encyclopédique et
la géographie présentée tout naturellement avec les autres composantes du
savoir ; ailleurs, le propos est spécialisé, mais dans un ordre autre que celui
de la géographie, l'histoire par exemple, et la géographie intervient alors
comme complément ou digression; enfin, la géographie peut faire l'objet
même du livre, dans les intentions comme dans les faits. La classification,
qui définit ainsi les trois chapitres futurs de notre recherche sur l'adab
géographique, illustre les difficultés d'une définition univoque du terme,
puisque l'adab intervient successivement comme principe de connaissance
(volonté d'exhaustivité ou d'éclectisme), comme motivation inconsciente
(goût du détail curieux ou de l'accessoire), comme méthode enfin, par
l'application systématique de certains procédés à un propos géographique.
C'est évidemment sous ce dernier aspect, illustré par le Livre des pays
( Kitâb al-buldân), d'Ibn al-Faqïh, qu'on a le plus de chances de pénétrer,
au-delà des mécanismes de l'adab, le sens d'une géographie interprétée
de la sorte et de découvrir en quelle mesure — très large, comme nous le
verrons, mais selon d'autres critères que les nôtres — elle est géographie
humaine.
Toutefois, avant d'ouvrir les enquêtes suggérées, il nous faudra encore
ajouter, à la panoplie de ce qui constituera l'adab géographique, deux sortes
de connaissances : l'une, technique et qui, comme telle, trouve place en ce
chapitre, intéresse les prix des denrées, l'autre, infiniment plus importante
quant au volume des œuvres, vient des professionnels du voyage, auxquels
sera consacré le chapitre suivant.

Les catalogues de prix et de denrées

Littérature technique ou littérature tout court ? La même question se


repose à propos des thèmes commerciaux : comme tant d'autres, c'est dans
des textes qui les débordent qu'ils semblent d'abord trouver place. Aux
alentours des années 800, donc avant même le grand mouvement scientifi-

à volonté utilisables et ayant reçu l'estampille de l'adab ? Et que dire de l'exploitation


de ces mêmes données dans des ouvrages à prétention encyclopédique, comme ceux
de Yâqût ou de 'Umarî ?

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Les préoccupations techniques 109

que de l'époque d'al-Ma'mün, le Juif Má §â' Allah (770-820) 1 écrit un


Livre des prix (Kitab al-as'âr), où il nous livre une théorie strictement
astrologique de leurs mécanismes : comme la marée, les vents ou les socié-
tés humaines s , les mouvements des prix sont directement liés à la conjonc-
tion ou à la position des astres. Le traité est conçu comme une œuvre scien-
tifique, suite de théorèmes 3 où les termes ont nom Vénus, Soleil ou Jupiter.
Gardons-nous de juger de l'œuvre à ce travesti, et référons-la plutôt à la
tradition musulmane. Celle-ci, confrontée au milieu mercantile dans lequel
elle est née, a toujours considéré la réussite commerciale comme le produit
de la seule action de Dieu, et le gain comme exigeant, de la part de son
bénéficiaire, l'attitude d'un croyant : sur le plan moral, la réserve, toujours
de mise devant le bonheur, se traduira ici par le contentement d'un profit
équitable ou d'un juste p r i x ; sur le plan intellectuel, puisqu'il s'agit de
décret divin, on l'acceptera comme tel sans chercher à en percer les mystè-
res : péché grave, affirme l'orthodoxie arabo-musulmane, que de toucher
aux mécanismes des prix, qui sont « dans la main de Dieu». 4 C'est précisé-
ment contre des impératifs de ce genre que se dressent, ici comme en t a n t
d'autres domaines de la connaissance profane, ceux-qui, étrangers d'origine
et nourris de traditions extérieures — hindoues, persanes ou grecques —
entendent explorer scientifiquement les phénomènes.
E t Gâhiz ? Il déclare, dans le Kitâb al-amsâr : « La pauvreté tient, entre
autres raisons, à la durée de la résidence, tout comme la richesse est liée au
mouvement». 5 E t plus loin, avec l'appui de citations coraniques : « Dieu,
cela est clair, n'a jamais imposé aux hommes, comme une clause impérative
et absolue, de s'attacher à un pays. Il ne leur a jamais mesuré la satisfac-
tion de leurs besoins en l'enfermant dans les limites de leur pays ». 6 Nous
retrouvons là les constantes gâhiziennes : dans le respect intégral, mais
éclairé, de l'Islam, Gàhiz se fait l'avocat de la découverte. A mi-chemin
de la tradition et du modernisme, il reste en deçà des explorations hasar-
deuses d'un Ma sa' Allah, mais maintient au commerce et au voyage,
sources de connaissance, tous leurs droits : réaction anti-iranienne, ici

1. Sur cet auteur, dont le nom d'origine était peut-être Joël ou Joab, cf. Stein-
schneider, op. cit., p. 15-23.
2. Le manuscrit (cf. bibl.) élargit sur la lin (fol. 229 b-230 a) son optique à quelques
données classiques plus générales ; le Kitdb al-as'dr fait d'ailleurs suite, dans le manuscrit,
à une série d'œuvres d'un autre astrologue, Abü Ma'Sar ; l'ensemble du document pré-
sente une grande unité, puisqu'il s'ouvre sur une dissertation astronomique (zi/j) et
s'achève sur un exposé (maqâla) de Hunayn b. Isljâq et diverses tables.
3. Enoncés de situations données (itfâ kâna..., in kâna...) et des mouvements de
prix correspondants.
4. Cf. Abü Yüsuf Ya'qüb, op. cit., trad. Fagnan, p. 75-76, et A. J. Wensinck, Hand-
book of early Muhammadan tradition, Leyde, 1960, p. 30-33.
5. Op. cit., p. 171.
6. Ibid., p. 173.

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110 Géographie humaine du monde musulman

encore, dirigée contre une éthique qui déconsidère le marchand au profit


du fonctionnaire. 1 Surtout, à travers ce modèle, le commerce et le voyage
s'accréditent en tant que thèmes littéraires : la voie s'ouvre, comme pour
d'autres sujets, et aux enquêtes techniques et aux développements de
l'adab.
Des premières, nous avons un document remarquable, unique, à ma
connaissance, pour l'époque : le Kilâb al-tabassur bi t-iigâra (De la clair-
voyance en matière commerciale). Si l'attribution à Gâhiz est très improbable,
la date en paraît plus sûre : étant donné les produits et les provenances
mentionnés, l'ouvrage remonte sans doute à l'apogée du mouvement com-
mercial en Irak, soit aux années 850-900. 2 Les thèmes traités sont de deux
ordres : l'essentiel du document consiste en des listes techniques de denrées,
avec indication des pays producteurs, des variétés et, accessoirement, des
prix. L'intérêt qui s'y manifeste est le même que celui qu'on retrouve, sous
une forme plus discontinue, mais tout aussi systématique, dans les œuvres
de la géographie administrative 3, et peut-être, après tout, le destinataire
du Kitâb at-tabassur était-il encore un de ces fonctionnaires, soucieux
d'obtenir d'un expert 4 un catalogue fondamental du commerce. Plus
intéressants, toutefois, sont les rapports de cette œuvre avec les thèmes de
l'adab : assez rigoureusement construite, elle s'ouvre et se referme sur deux
passages où se reconnaissent l'inspiration et les techniques de l'éthique
iranienne » ; en outre, certains développements touchant des variétés remar-
quables ou des classifications traditionnelles de denrées sont promis, en
t a n t que genre littéraire, à une grande fortune 6 : je veux parler d'abord
de la distinction entre les divers produits, qui s'opère presque toujours
en termes de valeur 7 et s'intègre par là au genre de la muqâbala (comparai-

1. Dans la Risâla fi madh at-lugtjâr (De l'éloge des marchands) (éd. H. Sandubï,
Ihdà 'aSrata risâla, Le Caire, 1324/1906), p. 156-158 ; cette position confirme ce qui a été
dit supra, p. 61, sur Gâhiz et les kuttâb. L'éloge des marchands se nuance d'ailleurs de
réserves : le Kitâb al-amsâr parle de leur avarice (p. 176, 185), et les Hayawân des exa-
gérations qui émaillent leurs récits de navigation (op. cit., t. VI, p. 19 ; idée reprise par
Qudâraa à propos des informateurs des géographes grecs : Harâg, M 48).
2. Cf. Sauvaget, Relation, p. X X X V I I , et Historiens, p. 7, et infra, p. 114, note 5.
3. Cf. par exemple les longs passages consacrés par Ya'qûbï aux différentes variétés
de parfums ( B u l d â n , p. 364-370; cf. Tabassur, p. 157) et, surtout, la généralisation
du procédé, inauguré avec Ibn IJurdâdbeh, qui consiste à signaler, à l'occasion de la
citation d'un pays ou d'une ville, les productions locales : Buldân, passim. Cf. également
infra, p. 111, note 5.
4. Hakim : cf. Pellat, introd. au Tabassur, p. 154.
5. Cf., aux p. 154-155 et 161, les références non arabes et les techniques du style :
enchaînements, parallélismes, dissociations et classifications.
6. On reposera ici encore, comme plus haut à propos d'autres thèmes (p. 104-105
et sans pouvoir davantage la résoudre, la question de l'origine elle-même : littérature
administrative ou adab 1
7. Cf. Tabassur, p. 156-158.

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Les préoccupations techniques 111

son ou antithèse), dont on a vu plus h a u t l'importance 1 : les étoffes d e


Merv, le musc du Tibet et la pomme du Liban 2 composent ainsi, avec u n e
m u l t i t u d e d'échantillons inventoriés et classés, une sorte d'exposition
universelle où tous les pays du monde, devant des étalages inchangés,
transporteraient l ' h a b i t u d e de leurs classiques joutes oratoires. En m ê m e
temps, pour un m ê m e produit cette fois, la distinction entre les espèces, q u i
sera reprise, elle aussi, par les géographes 3, va connaître, à la faveur d e s
synthèses de l'adab, de nouveaux développements p a r l'appoint de la
philologie : le cas est typique chez Ibn al-Faqîh, lequel juxtapose un sys-
tème d'appellations géographiques, lorsqu'il s'agit des territoires conquis
ou étrangers, à un système traditionnel de distinctions essentiellement
lexicographiques, q u a n d il traite du domaine de l ' A r a b i e . 4
On abrégera les conclusions auxquelles nous amène l'exposé des t h è m e s
précédents, puisqu'aussi bien elles rejoignent celles qui ont été portées
plus h a u t à propos de la géographie administrative et de l'adab. Ici encore,
l'adab intègre des données techniques, soit en les figeant telles quelles,
soit en les coulant dans ses propres moules ; la littérature administrative,
de son côté, naturellement réceptive a u x thèmes économiques, t a n t ô t
les emprunte dans les termes où l'adab les a fixés, t a n t ô t y voit, n o t a m m e n t
avec Ya'qûbï, un nouveau champ ouvert à la curiosité du géographe, n o n
plus l'exposé théorique de quelques sujets privilégiés, mais l'investigation
systématique, à l'occasion des pays étudiés, d ' u n aspect de l'activité des
hommes. En faisant du thème économique, de fin en so ; qu'il é t a i t s , un
élément, parmi d'autres, de la connaissance concrète du monde, Y a ' q û b ï
confirme son rôle de pionnier par r a p p o r t au genre f u t u r des masâlik wa
l-mamâlik.

1. Supra, chap. II, p. 54, note 1, 55, note 2.


2. Cf. Ya'qûbï, p. 279, 365 (sur cette dernière page, cf. infra, note 5) ; Ibn al-Faqîh,
p. 254, 255, 117 : il faudrait citer encore les dattes deBaçra, les peries du golfe Persique,
les sabres du Yémen, les raisins secs de Tâ'if, les rubis de Ceylan, etc.
3. Cf. Ya'qûbï, p. 279 (vêtements dits ¡¡urâsânl-s), 368 (dénominations de diverses
variétés d'aloès), 321, 331 (tapis d'Arménie), etc. ; Muqaddasï, trad., § 16 (sur diverses
appellations de fruits), etc.
4. Cf. Buldân, p. 36, 1. 8-10 (cornaline et onyx) et 29-30 (dattes de la Yamâma).
5. E t qu'il reste aussi parfois, chez Ya'qûbï lui-même, parallèlement à sa forme con-
crète : je veux parler ici des dernières pages du Kitâb al-buldân (p. 361-373), où se
trouvent consignées des données traditionnelles sur le musc, l'ambre, l'aloés, etc.
On peut évidemment poser le problème de l'authenticité de ces pages, puisqu'il s'agit
là de citations de Ya'qûbï par des auteurs postérieurs, et se demander si le but re-
cherché par ceux-ci n'est pas précisément de reprendre, sous l'autorité de Ya'qûbï,
des thèmes traditionnels, accrédités par l'adab et qui restent très éloignés du reste de
l'œuvre de Ya'qûbï et de l'esprit réaliste qui l'anime. Mais, en tout état de cause, cet
adab « économique » se trouve aussi, en quantité bien moindre il est vrai, dans des
zones plus sûres de l'ouvrage : cf. p. 279 (citée supra, note 3), 277 (tapis du Tabaristân),
338 (tissus de Tinnïs et de Damiette), etc.

A n d r é MIQUEL. 11

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112 Géographie humaine du monde musulman

Reste à étudier maintenant une dernière composante de la connaissance


géographique, celle du voyage, commercial ou autre, et à préciser la part
qu'elle joue dans l'élaboration des différents thèmes de la géographie
humaine d'alors sous ses deux formes essentielles : les masâlik et la géo-
graphie de l'adab.

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CHAPITRE IV

Les gens du voyage


C'est une belle chose, mon ami, que les
voyages ; mais il faut avoir perdu son père,
sa mère, ses enfants, ses amis, ou n'en avoir
jamais eu, pour errer, par état, sur la surface
du globe.

(Diderot, Salon de 1767)

Les vocations

Son septième et dernier voyage, le plus beau des voyages de Sindbad le


marin, c'est vers le ciel qu'il l'entreprend : sur les ailes des hommes-
oiseaux, il découvre le monde, non plus celui que ses pas ont à peine
effleuré : le monde immédiatement total. Mais la vieille tentation promé-
théenne, le cri poussé, dans les hautes sphères, avec les anges ses égaux,
Sindbad les paie, lui aussi, de l'échec : « Tu ne tenteras pas le Seigneur
ton Dieu » ; car l'homme-oiseau, c'est Satan, et le retour sur terre, le seul
bonheur possible auprès d'une épouse très sage, ne se conquièrent décidé-

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114 Géographie humaine du monde musulman

ment qu'au prix du savoir. 1 La ville lointaine, la Rome des merveilles,


n'est pas mieux partagée, et toutes les beautés, toute la science du monde
y sont la négation de la seule beauté, du seul savoir : n'était le bruit du
peuple de Rome, écrit Ibn al-Faqïh, on entendrait les chœurs des anges
et, à l'horizon, la rumeur du soleil qui se lève ou décline. a
E t pourtant, l'existence du voyage n'est pas moins réelle que son échec,
le thème du dépaysement (igtirâb), cher, nous l'avons vu, à Gâljiz 3,
résiste d'autant plus qu'il est couplé, dans la conscience populaire, avec
son contraire, l'attachement au pays natal (al-hanïn ilà l-watan).4 C'est
que l'on reconnaît au voyage tout ensemble une nécessité et une dignité.
Nécessaire, il l'est, bien évidemment, eu égard aux biens de ce monde
puisqu'il permet la fortune rapide, la spéculation ; le palais de Sindbad
est avant tout la victoire de l'esprit d'entreprise, et les conclusions du
septième voyage, si elles reprennent le ton des anciennes maximes à la
manière d'Ibn al-Muqaffa', les corrigent toutefois dans l'optique mercan-
tile des années 800-900. 5 Mais il n'est pas de profit que matériel : un
savoir et une éthique se cachent derrière le vagabondage. Sindbad enrichi
s'entend dire 6 par son homonyme malheureux, le portefaix : « Tu as
voulu apprendre, pour avoir souffert, ce qu'est le bonheur, pour avoir
lutté, ce qu'est le repos. Tu es homme véritablement ! » E t Ibn al-Faqïh,
ramassant tous ces thèmes : « Que l'exil (gurba) ne vous effraie pas, s'il
s'accompagne des moyens de vivre, que la séparation ne vous afflige pas,
si elle vous fait rencontrer l'aisance, car la pauvreté est plus effrayante
que l'exil et la compagnie de la richesse plus douce que celle du pays natal...
La pauvreté au pays natal est comme un exil, la fortune dans l'exil, comme
un pays natal. » E t de conclure : « Allez donc au loin chercher votre

1. Mille et une Nuits, Le Caire, 1957, vol. 2, p. 119-144. Sur ce chapitre, cf. Kratch-
k o v s k y , p. 129 sq. (132 sq.), 184 sq. (186 sq).
2. Nous ramassons en une seule deux citations ( B u l d â n , p. 149, 1. 11-17) où les
thèmes interfèrent.
3. Supra, p. 109.
4. Lui aussi traité par Gâhi?, notamment dans la Risâla qui porte ce titre (cf. Pellat,
Inventaire, n° 53).
5. Op. cit., p. 146. On peut considérer en effet, avec Heyd, op. cit., p. 31-32, et
Ferrand, Voyages, p. 75 sq., que les troubles intervenant en Chine à partir de 875
ap. J.-C. et l'anarchie générale qu'ils entraînent marquent la fin des grands échanges
avec la Chine, la presqu'île de Malacca devenant, de simple étape sur la route maritime
chinoise, terminus des navigations chinoise et arabe. Le mouvement, ainsi freiné, se
ralentit encore au x e siècle, par suite de « l'anarchie prolongée» (du monde musulman
cette fois) et « de la misère générale qu'elle provoqua » : cf. Sauvaget, Relation,
p. X X X V I I (cf. également Mas'ûdï, Prairies, § 329, 336).
L'histoire de Sindbad, à quelque époque qu'elle ait été enregistrée par écrit, remonte,
à l'évidence, à la grande période commerciale du ix" siècle (cf. E. Littmann, • Alf
layla wa l a y l a d a n s El [2], t. I, p. 372 [2], 374 [2]).
6. Op. cit., p. 146.

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Les gens du voyage 115

subsistance : à défaut de grande fortune, vous y ferez provision d'es-


prit ». 1
Si « les tropiques sont moins exotiques que démodés », si le voyage,
comme l'écrit Cl. Lévi-Strauss, se présente comme un triple déplacement
« dans le temps, dans l'espace et dans la hiérarchie sociale » 3 , comment
les voyageurs arabes des ix e et x e siècles se situent-ils p a r r a p p o r t à ce
dépaysement ? La réponse est n e t t e : leurs périples satisfont aux trois
exigences formulées, car ils s'opèrent sur des terres extérieures à l'Islam
et, p a r t a n t , sur des sociétés et des styles de vie venus d'autres âges. Non
que les déplacements soient inexistants dans le monde musulman, l'évi-
dence dit le contraire. Mais la littérature, sédentaire, est u n e chose, et
le voyage en est une a u t r e : leur réunion en une description concrète et
personnelle du domaine islamique, la formulation définitive, par écrit,
du voyage chez soi en t a n t que thème littéraire, n ' a p p a r a î t r o n t guère,
on l'a vu — l'exception de Y a ' q u b l mise à p a r t — q u ' a v e c Istahrî e t
les masâlik wa l-mamâlik, soit vers le milieu du i v e / x e siècle. A cette époque,
bien des témoignages écrits sur le monde étranger à l'Islam a u r o n t déjà
été produits, un peu comme si le sentiment d'une unité intérieure indi-
visible a v a i t reporté aux frontières le souci de la curiosité, l'Islam m e t t a n t
trois cents ans, du milieu du v n e siècle à celui du x e , pour trouver en
lui-même, sous l'unité du message, la diversité de l'humain.
On peut, avec Ibn R u s t e h 3, répartir en q u a t r e groupes ceux qui sont
appelés, sous des titres divers, au voyage : au premier rang, les marins
et commerçants, particulièrement nombreux et actifs, puis les ambassa-
deurs et courriers, personnages officiellement chargés d'enquêter en pays
étranger ou d'y porter le message de la vraie foi, ensuite les pèlerins et
missionnaires, qui constituent un groupe par bien des côtés marginal,
enfin, comme dit Ibn R u s t e h , «les autres», c'est-à-dire t o u s ceux qui
voyagent sans d'autre motif que l'occasion ou le plaisir personnel. Pareil
classement est évidemment schématique : il sépare ce qui parfois interfère,
par exemple le commerce et la mission de renseignements, ou la curiosité
personnelle et l'ambassade ; inversement, il ne fait aucune place à la caté-
gorie des compilateurs qui, « douillettement installés » *, ne voyagent q u e
dans le t e x t e des autres. E n f i n , il se substitue peut-être arbitrairement à
un classement t o u t aussi justifié, qui regrouperait les œuvres par régions
traitées, soit : Extrême-Orient (route maritime de l ' I n d e et de la Chine),
Russie du Sud et Asie centrale (Turcs, Hazars, Russes, Bulgares), E m p i r e
byzantin (Rum) et Europe, enfin régions méridionales (Nubie et rivages
africains de l'océan Indien). Tel quel, p o u r t a n t , le classement adopté a

1. Op. cit., p. 48, 49.


2. Tristes tropiques, Paris, 1962, p. 68, 70.
3. Trad., p. 176, 1. 11-13.
4. MuqaddasI, trad., § 87.

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116 Géographie humaine du monde musulman

le mérite de mettre en relief certaines optiques fondamentales du voyage,


tout en recoupant, pour les plus importantes d'entre elles, la répartiton
en zones géographiques : si, dans les récits qui nous sont parvenus, le
commerce est surtout affaire de vent d'est, accessoirement du sud, la
politique, en revanche, sous la forme de l'ambassade, de l'espionnage ou
de la guerre, regarde en priorité les régions septentrionales, depuis le
Turkestan jusqu'à l'Europe méditerranéenne. Or, c'est précisément en
gardant présente à l'esprit une relation mutuelle entre les deux termes
envisagés qu'on pourra, dans chaque cas, apprécier, à travers un genre
littéraire donné —• récits de marins ou rapports d'ambassadeurs — et
par référence à un même cadre géographique, l'évolution des mentalités,
les changements qui interviennent dans les rapports de l'auteur à son
sujet, les parts respectives du réalisme et de la légende, telles qu'elles
peuvent apparaître dans une étude globale où les compilateurs retrouvent
cette fois tout naturellement leur place.

Le commerce et les routes maritimes de l'océan Indien : la Relation de la


Chine et de l'Inde

On sait l'importance que revêt, au ix e siècle, le commerce maritime avec


l'Inde, la Chine et l'Afrique orientale. 1 De ces commerçants, marins et
patrons de navires (nâhudâ-s), la littérature arabe a conservé le souvenir et,
parfois, les noms. 2 Un des témoignages les plus anciens et les plus remar-
quables des récits rapportés par ces voyageurs est l'anonyme Relation
de la Chine et de l'Inde (Ahbâr as-Sïn wa l-Hind), rédigée en 237/851. 8
En sa forme, elle n'est guère originale : elle représente simplement l'appli-
cation, à un sujet alors dans toute sa fraîcheur, de la technique éprouvée
des ahbâr (traditions profanes). Suite de récits discontinus et fragmentaires,

1. Cf. supra, p. 114, note 5 et Heyd, op. cit. ; compléter la bibliographie avec Sauvaget-
Cahen, Introduction, p. 98-99.
2. Cf. Ibn Rusteh, p. 132-134 (citant un Abu 'Abd Allah Muhammad b. Ishàq ;
compte tenu de la durée du séjour chez le souverain khmer, il s'agit bien, comme le
note Sauvaget, d'un commerçant : cf. Relation, p. X X X I I I , note 2) ; Mas'udî, Prairies,
§ 246 (pour l'Afrique ; orthographe nâhûia) ; Merveilles de l'Inde, passim ; MuqaddasI,
trad., § 28.
A la même époque est née la littérature technique maritime (cartes et portulans),
qui devait s'épanouir aux i x e / x v e - x e / x v i e siècles, n o t a m m e n t avec Ibn Mâgid, le
pilote de Vasco de Gama. Malheureusement, ces premières œuvres ont disparu et
nous ne conservons que le souvenir de leurs auteurs : Muhammad b. Sâdân, Sahl b.
Abân, Layt b. Kahlàn (fin du m e / i x e siècle) et, plus tard, HawâSïr b. Yûsuf al-Arikï
(vers 400/1009) : cf. Maqbul Ahmad, dans El (2), t. II, p. 597 (2), 600 (2) ; Krat-
chkovsky, p. 243 (237).
3. Nous sommes largement redevable, pour les observations qui suivent, à l'intro-
duction de Sauvaget (p. X V - X L I ) , à laquelle nous renvoyons globalement, afin de ne pas
alourdir l'annotation, en nous contentant des quelques références jugées indispensables.

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Les gens du voyage 117

dont le seul lien, extérieur à l'œuvre, est précisément la référence géo-


graphique à l'Extrême-Orient, elle ne met d'autre acte en jeu, sur le plan
littéraire, que celui du simple enregistrement par écrit de récits oraux,
qu'elle transcrit dans le jaillissement spontané de la parole. Il manque,
certes, à ce « recueil de matériaux bruts » la mention, noir sur blanc, des
noms des informateurs 2 , mais l'absence de cette formulation ne change
rien à l'esprit ni aux méthodes.
Cette discontinuité, de principe et d'effet, explique deux aspects appa-
remment 8 contradictoires de l'ouvrage. D'une part, les échantillons d'in-
formation qu'il offre sont destinés, en vertu de leur anonymat, de leurs
dimensions et, bien entendu, de leur agrément, à devenir la proie des
compilateurs de Yadab ; ici encore, cette Relation, largement pillée ne
fait que participer de la destinée commune des atbâr, dont une anecdote
célèbre nous montre quel rôle ils jouaient, avec les contes et les fables,
dans cet adab récréatif et composite qui faisait la joie des classes culti-
vées. ' Mais que les données de cette œuvre soient passées, plus tard, dans
l'adab, ne signifie pas que l'œuvre soit adab elle-même. Et sans doute en
effet avons-nous trop tendance à la juger dans la diachronie : alors, certes,
elle n'est guère séparable de son destin propre, qui est, dès sa naissance,
l'éparpillement de ses thèmes dans l'adab, ni de sa postérité : car, ainsi
qu'on le verra, les œuvres directement inspirées de cette tradition — Sup-

1. Sauvaget, op. cit., p. X X .


2. Ce procédé n'interviendra que plus tard, notamment dans les Merveilles de /' Inde,
lorsque la jurisprudence et l'histoire en auront définitivement accrédité l'usage :
cf. Sauvaget, p. X X I X - X X X .
3. L'adverbe se trouve chez Sauvaget, p. X X I I I .
4. Aux auteurs cités par Sauvaget, p. X X I I I - X X I X , il convient d'ajouter cer-
taines préoccupations communes à la Relation et aux Hayawân de ûâhi? (exem-
ple : les poissons se mangent les uns les autres [as-samaku kulluhu ya'kulu
ba'duhu ba dan] : Relation, § 3 i. f . ; texte quasi identique dans Hayawân, t. III, p. 265 ;
t . IV, p. 171 ; t. V, p. 321 ; de même, attention portée à la taille de la baleine [20 ou
50 coudées] : Relation, § 2 ; Hayawân, t. V, p. 362). Mais ces rapprochements sont
sans doute dus, en dernière analyse, à une communauté de sources : les récits de marins,
d ' a u t a n t plus que les deux exemples cités sont à l'évidence des stéréotypes.
5. L'anecdote, rapportée par l'historien Çûlî (références dans Relation, p. X X X ,
note 2), est relative à ar-Hâdï, héritier désigné du califat. Furieux qu'on ait saisi ses
livres, celui-ci apostrophe ses adversaires en ces termes : « Ce ne sont pas de ces livres
que vous-mêmes prisez t a n t , comme les Merveilles de la mer, l'Histoire de Sindbad et
le Chat et le rat (trad. Sauvaget). Ahmad Amïn, qui rapporte lui aussi le fait (?uhr,
t. I, p. 27-28), souligne qu'en arrachant au prince ses livres de droit, de religion, de
philologie et d'histoire, et en cherchant à le cantonner dans des amusettes, les prétoriens
turcs poursuivaient leur politique méthodique de mise en tutelle du califat.
Sur les Merveilles de la mer, ouvrage perdu, cf. Sauvaget, p. X X X , § 3. Le Chat et le rat
est une fable du Livre de Kalila et Dimna (trad. A. Miquel, Paris, 1957, p. 229-235).
Sur d'autres titres de « merveilles» (de la terre et de la mer), c f . Fihrist, p. 308.

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118 Géographie humaine du monde musulman

plément à la Relation et Merveilles de l'Inde1 — voient le jour environ


cinquante et cent ans après la Relation, a u t r e m e n t dit dans un climat
littéraire définitivement envahi par l'adab, d o n t on p o u r r a ainsi mesurer
les influences sur une l i t t é r a t u r e de la mer. Mais, en 237/851, ces influences
n ' o n t pas encore joué : ce qu'une synchronie rigoureuse nous montre,
c'est une œ u v r e spontanée, aux thèmes d ' u n e incomparable fraîcheur,
un ensemble qui, soit en raison de sa date, soit parce que sa nouveauté
se m o q u e tranquillement des conventions et des styles, se situe à l'opposé
m ê m e de l'adab.
Rien en effet ne vient rompre l'unité de cette œuvre, exclusivement
consacrée a u x thèmes de la mer, de l ' I n d e et de la Chine. Ce n'est certes
pas, on l'a dit, un exposé en forme : les conditions de collecte des récits,
leur caractère primesautier e t naïf f o n t d'elle une suite de contes et d'ima-
ges. Mais cette spontanéité d'ensemble n'est rien moins que désordre ou
digression. L ' œ u v r e est m u e par un ordre interne qui la distingue radi-
calement de la t e c h n i q u e de l'adab, fondée, elle, sur le passage perpétuel
de tout t h è m e t r a i t é au t h è m e voisin, parallèle ou contraire. C'est qu'ici
l'écrivain n ' a p p a r a î t pas ; on pourrait en effet se d e m a n d e r si une des
raisons de la dissipation de l'adab n'est pas à rechercher dans sa vocation
é m i n e m m e n t sociale. P o u r u n écrivain de métier, à cette époque, l'acte
d'écrire, rigoureusement différent de celui que nous imaginons aujourd'hui,
vise à affirmer son a u t e u r n o n pas comme individu, mais comme membre,
à p a r t entière, d ' u n groupe social. D'où, d e v a n t le jeu qui s'impose à lui,
la volonté latente non pas t a n t de le bien jouer que de le jouer aussi bien
ou mieux que d'autres, q u e de faire juger son t a l e n t a v a n t t o u t à la
q u a n t i t é . Cette optique fait, à la limite, de t o u t écrivain u n compilateur
et de t o u t e œ u v r e un p r é t e x t e à la parade. D a n s la Relation, au contraire,
l'écrivain, c a n t o n n é au rôle de consignateur, s'efface d e v a n t son sujet.
L e souci n ' e s t plus de la n o r m e sociale, mais de la simple vérité. A travers
l'enregistrement écrit passe, fidèle, le souvenir des acteurs eux-mêmes,
le « j ' é t a i s là, telle chose m'avint», en u n m o t ce témoignage visuel et
direct ('iyân) d o n t le milieu du ix e siècle voit l'irruption dans la prose
arabe.a
U n e a u t r e preuve de l'intérêt porté par la Relation à l'information objec-
tive, fût-ce au d é t r i m e n t du merveilleux qui plaît, t i e n t au fait que cette
i n f o r m a t i o n est d e m a n d é e non aux marins, mais a u x commerçants. Les
premiers en effet connaissent, bien évidemment, en priorité la mer, et

1. Sans compter des pans entiers d'œuvres plus vastes, par exemple les § 165-186,
243 sq. ou 328-355 des Prairies, ou encore la première partie de l'Abrégé des merveilles,
les deux œuvres étant respectivement postérieures d'environ cent et cent cinquante ans
à la Relation (sur la date de composition des Prairies, cf. infra, p. 121, note 4 ; sur celle
de l'Abrégé, cf. tableau des auteurs, s.v. « Ibrahim b. Waçîf Sàh»),
2. Cf. supra, p. 48, 52-53, ce qui a été dit à propos de Gâhi?.

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Les gens du voyage 119

e n s u i t e s e u l e m e n t — et v u e t o u j o u r s du côté d e la m e r — la terre a v e c
ses rivages et ses ports. Les m a r c h a n d s , au contraire, franchies la m e r e t
la f a ç a d e portuaire des c o n t i n e n t s v o i e n t du d e d a n s les p a y s où ils
séjournent, parfois des a n n é e s d u r a n t . Ainsi s ' e x p l i q u e le sérieux de leurs
n o t a t i o n s , ainsi s'explique, fait f o n d a m e n t a l , q u e plus Yadab se fera e n v a h i s -
sant, et plus les c o m m e r ç a n t s c é d e r o n t l i t t é r a i r e m e n t le pas a u x m a r i n s ,
g e n s t r a d i t i o n n e l l e m e n t hâbleurs, spécialistes d ' u n d o m a i n e réservé et
étrange, colporteurs de c o n t e s d i f f i c i l e m e n t v é r i f i a b l e s . 2
Mais quelle v i s i o n les m a r c h a n d s ont-ils des p a y s , m ê m e occasionnels,
de leur résidence ? A v a n t t o u t , n a t u r e l l e m e n t , ils p o r t e n t leurs regards
sur les p r o d u i t s l o c a u x et les m o n n a i e s . 3 S o u v e n t , t o u t e f o i s , les n é c e s s i t é s
q u ' i m p o s e n t u n séjour prolongé et les rapports a v e c la clientèle f o n t q u e
l'intérêt s'élargit à u n e peinture g l o b a l e de la s o c i é t é i n d i e n n e ou chinoise.
La Relation est ainsi, pour u n e large part*, une m i n e d e r e n s e i g n e m e n t s sur
l'organisation politique, é c o n o m i q u e , sociale et culturelle des p a y s tra-
versés. L ' a p p l i c a t i o n , à ces r e n s e i g n e m e n t s , des t e r m e s m o d e r n e s d ' e t h n o -
graphie, d ' e t h n o l o g i e ou de g é o g r a p h i e h u m a i n e n e v a u t é v i d e m m e n t q u e
si l'on a c c e p t e qu'ils r e c o u v r e n t des m é t h o d e s e t u n esprit s o u v e n t diffé-
r e n t s des nôtres. Certes, on p e u t trouver, dans la Relation, bien des préfi-
g u r a t i o n s d'un esprit v r a i m e n t scientifique, s o u c i e u x de poser des f a i t s et
rien que cela : tel e x p o s é du s y s t è m e des castes, ou des l u t t e s p o l i t i q u e s en
Chine », telle é v o c a t i o n de la fourmilière chinoise 6 se signalent à nous,

1. On peut dire, avec toute la prudence qu'inspire l'état du manuscrit (cf. Sauvaget,
p. XVI), que les récits relatifs à la mer ou aux franges maritimes des terres sont très
rares dans la Relation : cf. § 1-3,9-10, 17, 19, et notations isolées dans § 4-8, 11, 13-17
(sur un total de 73 paragraphes).
2. Et qu'on tentera d'autant moins de vérifier que le goût de l'extraordinaire aura
pris de plus en plus le pas sur celui du savoir objectif. Les auteurs qui se veulent sérieux
ont toujours stigmatisé la forfanterie des matelots (cf. ôâhi?, Hayawân, t. VI, p. 19),
ou tout au moins pris vis-à-vis d'eux une certaine distance (cf. Mas'ûdï, Prairies,
§ 245, 305) ; à noter l'affirmation d'Abu Zayd as-Sïrâfi (Supplément, p. 139) : « Je me
suis abstenu de reproduire les histoires mensongères que racontent les marins et aux-
quelles ils ne croient pas eux-mêmes», affirmation que contredit sur bien des points,
on le verra, l'attitude de l'auteur, prisonnier, avec son époque, du goût pour le mer-
veilleux. Par référence à cette attitude, un test du sérieux de la Relation est l'absence
en elle du thème du Wâq-Wâq (pays de l'Extrême-Orient [Japon ?] ou de l'extrême sud
[Madagascar ? Afrique orientale ?]) : cf. Abrégé des merveilles, p. 26, 29; Merveilles de
l'Inde, § 7, 31, 38, 110, 122-123, 126-127, 134 (sur la localisation du Wâq-Wâq, cf.
R. Hartmann et D. M. Dunlop, « Bahr al-Hind», dans El [2], t. I, p. 958 [2]-959 [1] ;
Ferrand, Voyages, t. I, p. r v ; du même, « Wâk-Wâk », dans El, t. IV, p. 1164-1168).
3. Cf. Relation, § 4-7, 9, 14, 25-26, etc.
4. Cf. § 21-23, 33-49, 59, 64 (sur la Chine), 24-32, 50-53, 66 (sur l'Inde), 54-58, 60-63,
65, 67-72 (tableau comparatif des deux pays) ; le § 73 parle de la situation du Tibet
et de quelques traits relatifs à la Corée. Il faut enfin ajouter des renseignements épars,
sur les habitants des différentes Iles (§ 4-20, passim).
5. § 53, 56.
6. Début et fin du § 72.

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120 Géographie humaine du monde musulman

comme la fiche du spécialiste, par l'objectivité de l'information et la réduc-


tion essentielle du style. A propos du vêtement chinois ou d'un trait de
géographie biologique, nous retrouvons l'idée-force du rapport entre la
situation d'un pays et les phénomènes naturels ou humains qui s'y dérou-
lent. 1 Mais cette objectivité est trompeuse, car elle ne dépasse pas le
simple exercice de la faculté de voir ou de noter. Dès qu'on s'élève aux
critères mêmes du jugement, on retrouve toujours la référence, explicite
ou non, à l'Islam. Partout, dans la Relation, l'intérêt porté aux sociétés
étrangères s'explique dans la mesure où celles-ci, sous la forme du sembla-
ble ou du contraire, ont le pouvoir éminent de rappeler la société à laquelle
on appartient : tantôt criante, par exemple à propos des usages alimentai-
res 2, tantôt formulée dans un vocabulaire qui révèle, à son insu, la men-
talité du rédacteur 3, la référence à la société islamique est latente dans
l'ensemble de la description de la Chine et de l'Inde. 4
Ainsi, puisque le jugement, consciemment ou non, est ramené à des
critères de valeur, ce n'est pas d'objectivité qu'il faut parler à propos de
la Relation, mais de tolérance. Que cette géographie humaine ou cette
ethnologie soient loyales, compréhensives, n'est pas douteux ; mais elles
ne touchent jamais à l'ordre de la connaissance du vrai, lequel est présup-
posé. 6 Cette vision égocentrique du monde est patente également dans le
domaine économique, l'enregistrement des faits commerciaux contredi-
sant partiellement leur réalité : car, si les centres irakiens ont été, au
ix e siècle, le principal moteur du commerce avec l'Extrême-Orient, il
reste que la relation commerciale, ici comme ailleurs, implique une réci-
procité de l'échange, et nous savons en effet, sans parler des opérations
de troc réalisées à l'étranger par les marchands arabes que le commerce
chinois a poussé, de son côté, jusqu'à l'ouest de l'océan Indien, Sïrâf
étant le point extrême de navigation et de chargement des lourdes jon-
ques cantonaises. 7 Or, à l'époque même où ce trafic est intense dans les

1. § 21, 7 2 (sur le c l i m a t , les f l e u v e s et l ' é t a t sanitaire d e la Chine e t de l'Inde).


2. Sur la c o n s o m m a t i o n d e la v i a n d e de porc, cf. § 22 ; sur l ' a b s e n c e d ' é g o r g e m e n t
rituel des b ê t e s à c o n s o m m e r , § 71 ; sur l'usage d u cure-dent, ibid. ( e t n o t e 6).
3. É p o u s e désignée par firâS ( f e m m e qu'on épouse a v a n t t o u t p o u r a v o i r des e n f a n t s )
au § 61, m a l p r o p r e t é par ganâba (pollution m a j e u r e ) au § 71, guerre par (jihâd (guerre
sainte) au § 72, etc.
4. L e cas est p a r t i c u l i è r e m e n t n e t pour le droit pénal : interdiction de l ' a d u l t è r e (§ 57),
e x é c u t i o n des v o l e u r s de g r a n d chemin (§ 69). Mais tels d é t a i l s sur u n e m o r a l e de
l ' a b s t i n e n c e du v i n (§ 55), s u r les rituels d u m a r i a g e (§ 57) ou sur le p o r t de la barbe
et d e la m o u s t a c h e (§ 65) s ' i n s p i r e n t du m ê m e esprit.
5. T y p i q u e d e la p e n s é e d u M o y e n A g e e n général, qui d e v r a a t t e n d r e q u ' o n lui
s u b s t i t u e , à partir de la R e n a i s s a n c e , des s y s t è m e s d ' e x p l i c a t i o n s rationnelles, a v a n t
que l ' a n a l y s e m o d e r n e , p o u s s a n t plus loin, s ' e m p l o i e à d i s t i n g u e r e n ceux-ci la p a r t
qui r e v i e n t au s y s t è m e global de la culture d o n t ils r e l è v e n t .
6. Cf. Relation, § 7, 14.
7. Sur les d é b u t s et les m o d a l i t é s de cette n a v i g a t i o n , cf. S a u v a g e t , op. cit., p. X X X I X -
X L ; Relation, § 11, 13, 14.

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Les gens du voyage 121

deux sens 1 . la Relation, comme le Kitâb at-tabassur bi t-tigâra, son contem-


porain, ne mentionne que les produits qui prennent le chemin de l'Irak
— ambre, camphre, pierres, métaux et bois précieux —, et jamais les
autres 2 : vision qui substitue, par conséquent, à la notion économique de
l'échange, celle, unilatérale, du besoin.
Ce qui vient d'être dit emporte deux conséquences. Si une géographie
humaine qui fait constamment référence à la société dont elle est issue
diffère, sur ce point, de l'image que nous nous faisons aujourd'hui de la
connaissance, ce parti pris nous autorise en revanche à considérer qu'une
étude du monde musulman se prolonge naturellement dans celle des
sociétés étrangères, puisque l'Islam y est toujours vu en filigrane, et nous
tenterons, le moment venu, d'expliciter toutes les nuances de cette rela-
tion. D'autre part, si l'étranger, toujours dans cette optique de référence
à soi-même où baigne la géographie d'alors, est saisi à la fois par ce qui
le rapproche ou le distingue de l'Islam, qui ne voit que le simple mouve-
ment naturel de la curiosité ira bien entendu en priorité aux différences
insolites, à tout ce qui fait coïncider l'étranger et l'étrange ? A fortiori
en sera-t-il ainsi dans une société modelée par le goût d'un savoir récréatif,
qui fait du merveilleux ('agïb) une des bases de Yadab. Les circonstances
historiques, l'environnement social et culturel vont ainsi donner à la
Relation une suite logique avec la géographie des merveilles 3.

Abu Zayd as-Slrâfï : la Relation revue et complétée

Abü Zayd as-Sïràfï, qui fut un des informateurs de Mas'udï, écrit, dans les
premières années du x e siècle, un supplément à la Relation * où se marquent

1. Soit au ix e siècle : cf. supra, p. 114, note 5.


2. Alors qu'elle connaît, on l'a vu, le fait du commerce chinois : exemple : « La plupart
des navires chinois font leur chargement à Sïràf » (§ 13). Le Tabassur est encore plus
systématique, puisqu'il étend le principe de la notation exclusive des mouvements vers
Bagdad à l'intérieur même du monde musulman.
3. Sur ce thème, cf. C. E. Dubler, « El Extreme Oriente visto por los musulmanes
anteriores a la invasion de los Mongoles en el siglo XIII (la deformación del saber
geográfico y etnológico en los cuentos orientales) », dans Homenaje a Millás Vallicrosa,
t. I, p. 465 sq.
La force des normes culturelles est telle que le merveilleux habille même, non plus
les différences, mais les identités : l'exotisme hindou a déjà prêté un cadre commode,
dans la fable, aux apophtegmes traditionnels (cf. Kalila wa Dimna, passim).
4. Sur les rapports entre Abu Zayd (al-Hasan b. Yazîd) et Mas'udï, cf. Relation,
p. XXIV-XXV. La rencontre des deux hommes à Basra a permis à Abu Zayd de
communiquer à Mas'ûdï la Relation revue et complétée par ses soins. Cette rencontre,
rapportée dans les Prairies (§ 351), se situe entre 303/915-916, date de l'installation
d'Abü Zayd à Basra (toujours d'après Prairies, loc. cit.), et, bien évidemment, 332/943,
date de composition des Prairies (cf. Tanbih, p. 213). Mais déjà, dès les années 313-
315/925-927, Mas'ûdï semble se cantonner en Mésopotamie supérieure, en Syrie et

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122 Géographie humaine du monde musulman

déjà, par rapport à l'œuvre originale, des différences essentielles. L'auteur,


comme le déclare Ferrand « n'est ni voyageur ni marin ; c'est un simple
érudit que la géographie intéresse. » Sans doute, mais, après tout, ces
qualificatifs s'appliquaient aussi à l'auteur de la Relation ; ce n'est pas la
méthode qui varie d'une œuvre à l'autre, c'est plutôt la « géographie »
elle-même qui change de sens. En effet, une première constatation qui
s'impose à la lecture du Supplément est le rôle accru qu'y jouent les récits
de marins : le départ, certes, est quelquefois difficile à faire entre eux et
les m a r c h a n d s e t des récits comme ceux qui nous dépeignent la baleine
ne font qu'exploiter un champ déjà o u v e r t 3 ; mais, avec le Supplément,
apparaissent des données qui intéressent, de façon prioritaire sinon exclu-
sive, les matelots, notamment celles qui touchent aux conditions de la
navigation ou aux techniques de construction de navires. 4 E t surtout,
pour n'apparaître expressément qu'au hasard de ces notations, les marins
n'en sont pas moins présents derrière de larges pans de l'œuvre : malgré
l'affirmation superbe d'Abu Zayd, qui clôt son livre en proclamant sa
défiance pour les matelots et son souci de la seule information objective 6,
c'est bien aux marins qu'il faut attribuer la part accrue du merveilleux
dans le Supplément.
Qu'on les considère, en effet, comme directement responsables du fait
ou qu'on voie dans leurs récits, au contraire, le reflet de ce goût systé-
matique pour l'insolite qui marque la culture d'alors, l'avenir du mer-
veilleux est, dès ce moment, sur l'eau. Cela tient, d'abord, à des circons-
tances historiques : on a dit plus h a u t 6 que l'apogée du commerce avec
l'Extrême-Orient se situait de 800 à 900 environ, date à partir de laquelle
le système des échanges évolue radicalement. Lorsque Abü Zayd écrit 7 que

en E g y p t e ( Tanbih, p. 73, 150, 213, 433, 488), alors qu'au contraire, jusqu'à ces années-
là, ses voyages « orientaux » nécessitent sa présence dans les régions du golfe Persique
(cf. C. Brockelmann, dans El, t. III, p. 457-458) : il est, en particulier, à Içtabr en
l'an 303 même ( T a n b i h , p. 150) et revient en 'Umàn, au terme de sa dernière navi-
gation sur l'Océan Indien, en 304/916-917 (Prairies, § 246). On peut donc déduire rai-
sonnablement que la rencontre entre Mas'ûdï et Abü Zayd se situe en 303/915-916
ou dans les années immédiatement postérieures, et par conséquent que le Supplément,
antérieur à la rencontre, se situe, lui, au plus tard vers 915-916 : opinion admise, sans
discussion, par Sauvaget (¡oc. cit.) et Ferrand (notamment dans l'intitulé d u titre
du Voyage du marchand arabe Sulaymân : cf. tableau des auteurs, s.v. « Abü Zayd
as-Sïràfï »).
1. P. 13.
2. Par exemple pour des produits intéressant à la fois la vie maritime et le com-
merce, ambre et perles notamment : cf. Supplément, p. 132-135.
3. Cf. Relation, § 1-2, et Supplément, p. 133.
4. Cf. Supplément, p. 93, 126, 130-131.
5. Cf. supra, p. 119, note 2.
6. Cf. supra, p. 114, note 5.
7. P. 95-96.

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Les gens du voyage 123

« la ville de K a l a h est le marché où se centralise le commerce de l'aloès,


du camphre, du sandal, de l'ivoire, de l'étain, de l'ébène, du bois de
brésil et de tous les épices et aromates », il enregistre u n f a i t historique,
à savoir le repli du t e r m i n u s de la navigation arabe depuis Canton jus-
qu'au détroit de Malacca e t la substitution d'un système de comptoirs
portuaires à celui qui se fondait sur l'implantation d ' a g e n t s commerciaux
arabes loin à l'intérieur des pays visités. 1 E t puisque ainsi semble close
la grande époque des marchands-résidants, comment s'étonner qu'à l'aube
du x e siècle, un t e x t e comme le Supplément commence à leur substituer
un nouveau personnage, celui qui, marin ou m a r c h a n d - a r m a t e u r , passe
sa vie en courses perpétuelles et, de ses voyages j u s q u ' a u x terres étran-
gères, retient surtout les mers qui l'y ont mené ?
E t quoi d ' é t o n n a n t que le merveilleux trouve tellement son compte à
cette substitution ? Ce n'est pas le travail quotidien du sédentaire qui
h a n t e les cervelles des hommes, mais l'éternel voyageur, le m a r c h a n d
errant : à quelque époque qu'il soit né, c'est sous cet aspect, c'est sous son
nom de marin que Sindbad vivra. A ces amoureux de l'étranger deux
voies sont ouvertes, dès le Supplément. D'abord, a j o u t e r le voyage au
voyage, chercher l'inconnu sous d'autres latitudes : l'Extrême-Orient
disparaissant peu à peu, d a n s le souvenir comme sur la carte 2 , Socotra,
la mer Rouge et les rivages africains de l'océan Indien p r e n n e n t le relais. 3
Mais on p e u t t o u t aussi bien, en restant dans une région du monde définie,
se complaire dans son évocation, a j o u t e r cette fois la légende à la légende,
d ' a u t a n t plus puissante que le passé est plus lointain, le pays moins connu.
De fait, pour l'Extrême-Orient, le Supplément, s'il a j o u t e peu à la Relation
q u a n t a u x thèmes la développe en revanche beaucoup dans le sens de la
fabulation. Il exagère, d'abord, purement et simplement, les données de

1. Quelques c o m m e r ç a n t s m u s u l m a n s c o n t i n u e r o n t à p o u s s e r j u s q u ' à la Chine


(cf. infra, p. 127, n o t e 2), m a i s leurs récits s o n t si s u s p e c t s q u ' o n p e u t douter, malgré
leurs dires, qu'ils aient s é j o u r n é dans le p a y s . N o s r e n s e i g n e m e n t s sur le c o m m e r c e
a v e c l'Inde n e sont guère, d e leur côté, très s u b s t a n t i e l s (cf. Relation, p. X X X V I ,
n o t e 8). Il semble avoir s o u f f e r t , bien e n t e n d u , de la r é d u c t i o n du c o m m e r c e a v e c la
Chine et, plus p r o f o n d é m e n t , de la baisse de t r a f i c d u e à l'anarchie irakienne (Relation,
p. X X X V I I , i.f.) : cf. Supplément, p. 139, qui signale qu'on i m p o r t a i t « autrefois» a u x
I n d e s d e s dinars d u Sind, des é m e r a u d e s d ' É g y p t e et d u corail, m a i s q u e ces i m p o r -
t a t i o n s o n t cessé ; autre n o t a t i o n i n t é r e s s a n t e , p. 118, sur le b a n d i t i s m e à Ceylan e t
ses effets f â c h e u x sur le n é g o c e arabe. Cf. é g a l e m e n t Merveilles de l'Inde, § 112 ( d é b u t
et fin), qui rapporte a u x a n n é e s 918-919 l ' a c c e n t u a t i o n du déclin d u trafic.
2. Conséquence des p e r t u r b a t i o n s d u c o m m e r c e a v e c l ' E x t r ê m e - O r i e n t : la carte
du m o n d e se brouille, le K h m e r é t a n t situé « sur la partie [du c o n t i n e n t a s i a t i q u e ]
qui c o n f i n e au p a y s des A r a b e s » : Supplément, p. 98.
3. Le Supplément leur f a i t d é j à une part n o t a b l e : cf. p. 127 sq. ; le t h è m e s'amplifiera
e n s u i t e a v e c les Merveilles de l'Inde e t la première partie de l'Abrégé des merveilles.
4. Cf. p. 109 (géographie p h y s i q u e d e la Chine), 110 (sur le c h e v r o t a i n p o r t e - m u s c ) ,
1 2 2 (régime des m o u s s o n s ) e t passim.

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124 Géographie humaine du monde musulman

l'œuvre originale : que, dans certaines circonstances relevant de la magie


politique, les Chinois se livrent à l'anthropophagie, et le thème devient
spécifique de leurs pays, où cette pratique, conçue comme châtiment, en
cas d'adultère par exemple, se transforme en disposition courante du
droit pénal. 1 Que la Relation habitue les esprits à l'idée de la sainteté
des ermites hindous, et voilà déclenché le même processus : c'est peu qu'un
homme, avant de se jeter dans les flammes, s'ouvre le ventre et s'en extraie
le foie, encore faut-il qu'il le fasse tout en continuant de deviser norma-
lement avec ceux qui l'entourent. 4 On voit, par ces deux exemples pris
entre bien d'autres, comment se systématise, en ce domaine du voyage,
une littérature des merveilles, dont les titres d'ouvrages, Merveilles de
l'Inde, Abrégé des merveilles », consacreront bientôt l'avènement définitif.
E n même temps apparaît une fabulation d'allure plus littéraire : je
veux parler de celle par laquelle on répudie constamment la technique
de la notation pure au profit du récit continu. Par exemple, pour illus-
trer le thème, classique dans l'adab et notamment chez ôâhiz de l'har-
monieuse répartition des qualités entre les différentes nations, la Relation
se contentait de noter : « Les Chinois aiment la musique », « ils ont de la
poterie d'excellente qualité », « sont astronomes, mais moins qu'aux In-
des », ou encore : « La médecine est florissante dans l'Inde, de même que la
philosophie». 11 Dans le Supplément, au contraire, on voit apparaître, pour
la Chine, l'histoire de l'artisan critiqué par un homme du peuple pour avoir
représenté une tige de blé toute droite, non affaissée sous le poids de
l'oiseau qui s'y pose. 6 On dira peut-être que le thème, étant littéraire, se
prête à de pareils développements. Mais le même phénomène se retrouve
partout, à propos de faits naturels ou d'institutions : la fable du renard
et de l'huître ' se dépouille de sa leçon commune pour illustrer ici cette
constatation, « que le coquillage garde aussi jalousement la perle que la
mère son enfant » e, tandis que le conte moralisateur se taille une part plus
belle encore : Abu Zayd narre par exemple 8 l'histoire du jeune roi khmer,
tête folle et prétentieuse, qui voulut un jour qu'on lui apportât sur un

1. Cf. Relation, § 56, et Supplément, p. 78, 79-80.


2. Cf. Relation, § 52, et Supplément, p. 115.
3. On traitera de cette dernière œuvre au chap. VII, où l'on justifiera le classement
adopté.
4. Cf. Risâla fl manâqib at-Turk, p. 38, 43-46 et passim : les Grecs sont doués pour
les sciences théoriques, les Chinois pour l'art et l'artisanat, les Hindous pour les sciences
(astronomie et médecine surtout), les Persans pour la politique, et les Turcs, comme
les Arabes, se distinguent par l'amour du pays et de la liberté ; thème repris, pour
les Chinois qui nous intéressent ici, dans Hayawân, t. V, p. 36.
5. Respectivement § 55, 34 et 72.
6. Supplément, p. 84 ; repris dans Prairies, § 354.
7. Le renard jouant le rôle du rat chez La Fontaine (Fables, V I I I , 9).
8. Supplément, p. 135-137.
9. Supplément, p. 98-102 ; repris dans Prairies, § 179 sq.

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Les gens du voyage 125

plateau la tête de son puissant voisin, le « maharadjah » du Jâvaga,


souverain éclairé autant que ferme et qui, outré du propos du roi khmer,
entreprend contre lui une expédition, lui inflige le traitement qu'il avait
rêvé pour d'autres et revient chez lui après avoir laissé intacts royaume
et sujets khmers et félicité le vizir local pour avoir essayé, en son temps,
de dissuader son jeune écervelé de monarque. Rien ne manque à l'histoire :
ni l'esprit du Kalïla, ni le ton moralisateur, les formules, le goût de la
justice distributive ou de l'éthique des rois, sauf que cette dernière change
ici de pays et quitte la Perse ou l'Inde pour aller plus à l'est. Enfin et
surtout, au beau milieu de l'expédition du maharadjah : « ...le roi, dit
Abu Zayd, fit route à destination du royaume khmer. Le roi et ses compa-
gnons se servaient du cure-dent ; chacun d'eux s'en servait plusieurs
fois par jour. Chacun emportait un cure-dent et ne s'en séparait pas ou le
donnait à garder à son domestique. Le roi khmer n'eut soupçon de ces
événements que lorsque le Maharadjah...». On voit, par cet exemple,
comment s'opère, par le passage au récit continu, la littérarisation des
thèmes. Un cure-dent, noté par le vieux texte de la Relation 1 en raison
des correspondances qu'il évoque avec les usages du monde musulman,
s'incorpore ici à une histoire et participe du merveilleux du conte.
Mais il y a plus que cela : la conviction, aussi, que sagesse, bonheur,
succès se situent du côté de ceux qui s'inspirent, au plus près, de normes
semblables à celles de l'Islam. Cette référence, on l'a vu, n'était pas absente,
loin de là, de la Relation, mais à tout le moins y était-elle formulée d'une
façon objective qui laissait au lecteur lui-même le soin d'édicter explici-
tement le jugement de valeur. Dans le Supplément, au contraire, le ton
devient beaucoup plus incisif, la charge et la condamnation péremptoire
apparaissent. Des hommes qui se mutilent par esprit de bravade ou qui
jouent au trictrac les doigts de leurs mains, des rois qui prostituent leurs
filles, des pratiques où l'insolence s'imagine trouver un moyen d'entrer
en contact direct avec Dieu 1 s'attirent le mépris que dicte le sentiment
d'appartenir pour son compte à la seule vraie foi : « Louons Allah, s'exclame
Abu Zayd, qu'il nous ait purifiés de tels vices», par lesquels les étrangers
«croient s'acquérir des mérites».» En méconnaissant le contexte local,
désormais jugé autant et plus qu'observé, la littérature du voyage s'en-
ferme en elle-même, elle se définit comme spécifiquement islamique. Peut-
être ne fait-elle ainsi que traduire à son plan la prépondérance que les
marchands musulmans, on l'a vu, s'assurent, sur la réalité des eaux, au
détriment des Chinois paralysés par leurs luttes internes. Que le fait histo-
rique de la prépondérance, sinon de la solitude musulmane sur la mer,

1. Cf. supra, p. 120, note 2.


2. Supplément, p. 116-117, 121, 122, 123.
3. Supplément, p. 81, 124, où l'on voit que la prostitution sacrée est réduite à une
simple pratique commerciale.

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126 Géographie humaine du monde musulman

suscite dans les textes l'écho d'une exaltation religieuse et nationale ne fait
dans le fond, ici encore, qu'entretenir une tradition née de l'adab. Celui-ci
s'est très tôt attaché à montrer le rôle important effectivement joué par
les Arabes en matière de navigation, non pas seulement à l'époque du
grand commerce maritime, mais même au v m e siècle, où ils ont pu passer
pour des pionniers. 1 C'est en ce sens qu'il faut prendre l'affirmation de
Gàhiz, copié par Ibn R u s t e h s e l o n lesquels le célèbre gouverneur umay-
yade de l'Irak, al-Haggâg, mort en 95/714, aurait été le premier à lancer sur
mer des navires non plus cousus, mais cloutés et goudronnés.
Ainsi, les circonstances historiques, jointes au poids des modèles cultu-
rels, font que, pour un temps, du côté de l'Orient, la littérature va inver-
ser son point de vue initial : alors que la Relation, mettant les mers au
second plan, s'intéresse aux terres avec les hommes qu'elles portent, les
œuvres postérieures, soucieuses d'insolite et à qui, de toute façon, certains
continents sont fermés, s'attachent à la mer et ne voient plus, dans les
pays — perdus ou non — qui la bordent, qu'un accessoire, un prétexte à
redites, à contes et à merveilles. 8 Ici comme pour la géographie adminis-
trative 4, la survivance spirituelle d'une œuvre est à distinguer de sa sur-
vivance littéraire. L'esprit de curiosité, objective ou tolérante, de la Rela-
tion n'a rien à voir avec le goût systématique du curieux qu'illustrent,
souvent au prix de la réalité 6, le Supplément et les Merveilles de l'Inde ;
les véritables successeurs de la Relation seront, beaucoup plus tard, les
journaux de voyage en Extrême-Orient, ceux que composeront par exem-
ple un Ibn B a t t u t a ou, pourquoi pas ? avant lui, notre Marco Polo :
renaissance qui n'est pas fortuite, car c'est l'époque où la paix mongole,
qui s'étend jusqu'en Chine, rouvre à la curiosité des hommes les pays
devenus inaccessibles ou délaissés depuis le x e siècle. «

1. Cf. Relation, p. X X X V I , X X X V I I I ; L. Massignon, « L e s N u a g e s d e Magellan»,


e x t r a i t de REI, 1961, repris dans Parole donnée, Paris, 1962, p. 421 sq.
2. Hayawân, t. I, p. 82, et Atours, trad., p. 227.
3. L ' e x c e p t i o n q u e c o n s t i t u e l ' é t u d e de Bïrûnï sur l ' I n d e s ' e x p l i q u e , a u t a n t q u e par
les dons du p e r s o n n a g e , par les circonstances d e s o n v o y a g e : l ' o u v e r t u r e forcée du
p a y s a u x t r o u p e s g a z n é v i d e s , qui laisse à Bïrûnï t o u t e sa liberté d'action.
4. Cf. supra, p. 107.
5. Sans d o u t e e s t - c e une des raisons pour lesquelles S a u v a g e t , qui m e t t r è s h a u t
le sérieux de la Relation (op. cit., p. X X X I I ) , e n a disjoint, dans son é d i t i o n , l e Supplé-
ment ; il qualifie d'ailleurs les d e u x œ u v r e s d'« e f f e c t i v e m e n t d i s t i n c t e s q u a n t à leur
a u t e u r et à leur d a t e , et d i s s e m b l a b l e s q u a n t à leur caractère» (p. X V I I I ) .
6. D a t e s principales : 2 6 4 / 8 7 8 : d é b u t de la révolte de H u a n g - T c h ' a o ( Y â n - s h û ) ,
m a s s a c r e des c o m m e r ç a n t s arabes et fin du c o m m e r c e direct a v e c la Chine ; milieu
d u x i n e siècle - 1 3 6 8 : d y n a s t i e m o n g o l e Y u a n e n Chine ( 1 3 6 8 : a v è n e m e n t d e la d y n a s t i e
n a t i o n a l e des Ming) ; 1275-1291 : séjour de Marco P o l o e n Chine (retour à V e n i s e par
S u m a t r a , Ceylan, I n d e e t Perse : 1 2 9 1 - 1 2 9 5 ) ; 7 3 4 / 1 3 3 3 - 7 4 8 / 1 3 4 7 : v o y a g e d ' I b n
B a t t u t a en Inde e t en Chine (la première d a t e est celle d e son arrivée sur i ' I n d u s :
cf. Rihla, éd. de B e y r o u t h , 1 3 7 9 / 1 9 6 0 , p. 3 9 3 [confirmé p a r H. A . R . Gibb, The travels

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Le s yens (in uoyiuje 127

Les Merveilles de l'Inde

Composé e x a c t e m e n t un siècle après la Relation, le recueil intitulé Mer-


veilles de l'Inde, dont le titre véritable et l'auteur nous sont inconnus
reprend, en les amplifiant encore vers le fabuleux, les t h è m e s déjà traités
dans la Relation et le Supplément. C'est que les merveilles du m o n d e ,
c o m m e nous l'explique la préface de l'œuvre, sont localisées, pour leurs
neuf dixièmes, dans l'Orient, lequel mérite ainsi toutes les attentions. Ce
parti pris de merveilleux, d'emblée affirmé, guide pratiquement l'inspi-
ration du recueil, où la terre s'efface au profit de la mer, l'homme d e v a n t
le bestiaire et l'étranger devant le triomphalisme de l'Islam.
D e la terre, ce sont les îles, l'Afrique orientale et l'Inde qui subsistent
a v a n t tout, la Chine étant reléguée dans une ombre d'où elle n'émerge
que pour jeter les feux intermittents de ces pays que seule la légende fait
vivre dans la mémoire des h o m m e s . 2 Encore t o u t e s ces contrées baignent-
elles indistinctement, la plupart du temps, dans une atmosphère fabuleuse,
qui met sur le m ê m e plan l'Inde e t le p a y s du W â q - W â q , 3 Ceylan et l'île
des animaux m a r i n s . 4 C'est q u e les terres, visitées ou racontées, participent
désormais de la mer et des rêves qu'elle véhicule ; elle règne ici sans partage
et l'air, tout chargé de sel, qu'on respire dans les Merveilles, est insépara-
ble de cet autre sel de la légende q u e les navires et les marins, dans t o u s les
p a y s du monde, traînent après e u x comme la constante et meilleure part

of Ibn Battùla, C a m b r i d g e , t. II, 1962, p . 528 i. f., 530] ; la seconde d a t e est celle d u
r e t o u r en A r a b i e : Rihla, p . 648 ; d a n s l ' I n d e , qui é c h a p p e encore à la d o m i n a t i o n
mongole, le r è g n e d e M u h a m m a d b . T u g l u q [725/1325-752/1351], p é r i o d e de f a s t e d u
s u l t a n a t d e Delhi, coïncide e x a c t e m e n t a v e c le p a s s a g e d ' I b n B a t t u t a en ces régions).
1. S a u v a g e t ( R e l a t i o n , p. X X I X - X X X ) a f a i t j u s t i c e d e l ' a t t r i b u t i o n des Merveilles
à B u z u r g b. S a h r i y â r : le p e r s o n n a g e (cf. Merveilles, § 46) n ' e s t q u ' u n de ces g e n s de m e r
d o n t les récits c o m p o s e n t le livre ; m a i s il n ' y a a u c u n e raison de le lui a t t r i b u e r , e t
ce d ' a u t a n t m o i n s q u ' i l n ' e s t c i t é q u ' u n e fois, c o n t r a i r e m e n t à d ' a u t r e s m a r i n s d o n t
les n o m s r e v i e n n e n t assez s o u v e n t . S u r la d a t e de c o m p o s i t i o n , c f . § 93, qui r a p p o r t e
u n f a i t r e m o n t a n t à 342/953-954, d a t e la p l u s r é c e n t e p a r m i t o u t e s celles q u e cite
le livre (cf. infra, p. 131, n o t e 3), ce q u i s i t u e la c o m p o s i t i o n a u x a n n é e s 3 4 3 / 9 5 4 - 5
(cf. S a u v a g e t , Relation, p. X X X , n o t e 1).
2. Merveilles, § 47, 60-61, 84, 91, 109, 114 : seul, le § 91 semble se r a p p o r t e r à u n
t r a i t de m œ u r s . L e reste, collection d e « merveilles », a c c r é d i t e l'idée d ' u n E l d o r a d o
p e r d u . L a d a t a t i o n d e ces v o y a g e s à l a Chine n ' e s t p a s i n d i q u é e a u x § 47, 91, 109
et 1 1 4 ; elle renvoie a u x a n n é e s 296-312/908-924 ( é p o q u e des trois v i z i r a t s d ' I b n al-
F u r â t ) a u x § 60-61, a u x années 3 0 8 / 9 2 0 (?) a u § 84. Mais les a n e c d o t e s r a p p o r t é e s s o n t
si e x t r a o r d i n a i r e s q u ' o n p e u t l é g i t i m e m e n t d o u t e r , sinon q u e leurs r a p p o r t e u r s s o i e n t
e f f e c t i v e m e n t allés en Chine, du m o i n s qu'ils a i e n t v u ce d o n t ils p a r l e n t e t s é j o u r n é
d a n s le p a y s .
3. Cf. supra, p . 119, n o t e 2 ; Merveilles, § 7, 31, 1 1 0 , 1 2 2 - 1 2 3 , 126-127, 134. On v o i t
q u e le t h è m e d e v i e n t ici m a j e u r .
4. Merveilles, § 15 ; il y a aussi l'Ile des f e m m e s (§ 14), l'île des singes e t de l'or
(§ 41), etc.

André Miquel. 12

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128 Géographie humaine du monde musulman

de leurs cargaisons. La fresque de la mer, c'est celle que composent son


imagerie, son vocabulaire, les techniques, les dangers, mais aussi la déon-
tologie qu'elle suppose. 1 Car la mer est « un autre monde », dont les êtres
séjournent « dans les creux des rochers et dans des fourrés, des forêts,
des arbres effrayants, bien plus effrayants et plus grands que les arbres
que nous avons sur terre». 2 Tous ceux qui, comme Ulysse, attendent de
« se rouler passionnément » sur la terre retrouvée, « la désirant passionné-
ment après ce qu'ils ont enduré »», sont en proie aux ombres immenses des
vagues qui tour à tour les soulèvent jusqu'aux nuages ou leur cachent le
ciel, à la « noirceur de poix des flots et de la brume », au vacarme du vent
dans les cordages et les voiles. 4 A la limite, lâché sous Canope, entraîné
par une masse d'eau déclive qui lui interdit tout retour, le navire, comme
celui d'Arthur Gordon Pym, touche à une zone de plus en plus chaude,
où contrastent les ténèbres de la mer et le ciel illuminé d'un feu « qui se
voit depuis l'Espagne». » Ce monde à part, si loin du nôtre, marque partout
les hommes qui l'explorent, ces marins-marchands dont les récits trahis-
sent la forfanterie, la brutalité, l'amour de la farce et de l'argent : ils parlent
haut des dangers de leur métier et exagèrent leurs exploits 9, traitent leurs
passagers avec cynisme violent les filles et embrouillent les ménages 8,
proclament leur richesse tout en se plaignant des procédés du fisc. 9
Et puis, ils côtoient, dans leurs longs voyages, des êtres étrangers dont
la fréquentation contribue à leur donner ce comportement en marge de la
société. Les bêtes, tout d'abord : le monde marin où régnent la baleine, le

1. P o u r l'imagerie, cf. infra, à propos du bestiaire, e t aussi § 46, 60, 92, 1 1 2 et passim
( t y p e s de récits m a r i t i m e s classiques) ; sur le v o c a b u l a i r e , § 17 e t 48 ( n o m s d e navires) ;
sur les t e c h n i q u e s de la n a v i g a t i o n , § 40-41 e t passim ; sur les dangers, § 4 6 ( é n o n c i a t i o n
e x p l i c i t e d u t h è m e ) e t passim ( p o u r son illustration) ; sur la d é o n t o l o g i e , § 14 (p. 203).
2. Merveilles, § 13, 18.
3 . / b l d . , p. 2 0 5 i. f., 237.
4. Ibid., p. 2 0 2 - 2 0 3 , 218, 2 9 1 - 2 9 2 .
5. Ibid., p. 2 0 2 - 2 0 5 , a v e c c e t t e différence qu'ici, le f e u , produit d u c h o c des v a g u e s
(cf. é g a l e m e n t § 23), signale s i m p l e m e n t les f l o t s qui se brisent a u x récifs d ' u n e lie.
L ' e n s e m b l e de c e s c r o y a n c e s e s t à rattacher au c y c l e d u N u a g e f i x e de M a g e l l a n (cf.
t e r m e qumr, « clarté lunaire c e n d r é e m o n t r a n t le s u d » ) : cf. Massignon, op. cit., p. 4 2 6 -
427. L e t h è m e d e la lumière e t d e la cendre, c o n j u g u é à celui des t é n è b r e s de la mer,
c l ô t p r é c i s é m e n t l ' a v e n t u r e de P y m .
6. A v è n e m e n t d'un t h è m e i m p o r t a n t : celui d e la piraterie (Merveilles, § 6 2 , 63,
81 b) ; sur d e s e x e m p l e s d ' e x a g é r a t i o n , cf. § 27, 4 6 bis e t passim.
7. « Il t r a i t a i t les m a r c h a n d s à s o n bord c o m m e les t r a i t e n t les notaires » (Merveilles,
§ 49). T h è m e e s s e n t i e l , traité d a n s u n éclairage d ' u n r u d e réalisme : l ' e s c l a v a g e (Mer-
veilles, p. 196, 2 0 8 , e t § 32).
8. Merveilles, § 89, 9 6 (sur les h é m é r a l o p e s e t la f a ç o n d o n t o n p e u t leur faire p r e n d r e
leur f e m m e p o u r une autre). A u t r e s e x e m p l e s d e f a r c e s ou c o n t e s g r a v e l e u x § 67,
90, 102.
9. G o û t e t o s t e n t a t i o n de l'argent : § 32, 49, 5 0 i.f., 86, 87 e t passim ; plaintes contre
le f i s c : p. 2 5 7 - 2 5 9 e t § 81 b.

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Les gens du voyage 129

crabe, la tortue et les poissons fortement différenciés 1 est, on l'a vu,


présenté comme profondément original, distinct de celui de la terre,
où pourtant ne sont précisément retenus que ceux-là mêmes des animaux
dont les particularités peuvent soutenir la comparaison avec celles qui
se rencontrent sur l'eau : serpents, fourmis, singes, éléphants, crocodiles
et oiseaux fabuleux. 2 Par ces derniers, qui flottent entre les quatre élé-
ments », un pont est jeté sur l'ensemble des mondes, qui a valeur de
symbole. Car, si les paysages sont ressentis comme différents, il n'existe
pas en revanche de clivage fondamental entre les êtres qui les peuplent.
La constance du merveilleux revient à poser, lorsqu'on va au fond des
choses, qu'il n'y a pas de rupture entre les règnes, les espèces ou les
éléments : de la même façon que le feu peut naître de l'eau *, de même
« à chaque oiseau qui existe dans l'air ou sur la terre correspond dans la
mer un animal... semblable à lui». 5 Le bestiaire présenté dans les Mer-
veilles, c'est, fondamentalement, celui des êtres composites : salamandre,
dragon, poissons et scorpions volants, quadrupèdes bisexués », et l'homme
lui-même, situé par Gâhi? et les Mu'tazilites au centre de la création 7, doit
à cette position de s'unir avec bien d'autres espèces, quand ce n'est pas
de laisser sa marque aux plantes elles-mêmes 8 : thème courant du croise-
ment biologique, mais présenté dans une optique où le souci du merveil-
leux l'emporte une fois de plus au détriment du sérieux qui caractérisait
les premières œuvres de Vadab. »

1. Sur la baleine, cf. Merveilles, § 9 , 1 0 , 1 1 , 1 3 , 16 (début ; comparer avec Supplément


p. 133), 33, 54 ; sur le crabe, § 5-6 ; sur la tortue, § 18 ; sur le poisson-scie et le poisson
volant, § 16, 22.
2. Sur les serpents, cf. Merveilles, § 25-26 ; sur les fourmis (sans doute à cause des
réminiscences coraniques : Coran, X X V I I , 18), § 37, 75 ; sur les singes, § 39 sq. ;
sur les éléphants, § 111 ; sur les crocodiles, § 58, 105.
3. Oiseaux aquatiques : Merveilles, § 120 et surtout 55 ; oiseaux v i v a n t dans le f e u :
§ 122. Même variété en ce qui concerne les tailles : on insiste surtout sur l'immensité
de certains oiseaux fabuleux, où se reconnaît l'oiseau-rubb des deuxième et cinquième
voyages de Sindbad : § 8, 34-36, 52-53, 130.
4. Cf. supra, p. 128, note 5.
5. Merveilles, § 22.
6. Sur la salamandre, cf. Merveilles, § 122 déjà cité; sur le dragon, § 2 4 ; sur les
poissons volants, § 22 déjà cité ; sur les scorpions volants, § 31 ; sur les quadrupèdes
bisexués, § 123.
7. Cf. supra, p. 51-52.
8. De la même façon qu'il est uni aux singes et aux oiseaux dans les troisième et
septième voyages de Sindbad, l'homme s'unit ici au singe (Merveilles, § 20, 40, 74),
aux panthères et aux hyènes (§ 20), aux animaux marins (§ 15, 19 [?]. 20) ; u n animal
mystérieux dispose d'un appareil génital qui rappelle celui de la femme : § 21 ; sur
l'arbre aux fruits qui rappellent une t ê t e humaine, cf. § 38.
9. Gâfri? connaît ces thèmes (par exemple pour le mulet : Hayaivân, t. I, p. 103,
2 2 2 ; thème général du rapprochement entre espèces différentes : t. V I I , p. 243-244);
mais, s'il cite des exemples insolites, il se garde bien de les prendre à son compte ( I f a y a -

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130 Géographie humaine du monde musulman

L'imagerie des Merveilles et les thèmes qu'elle exploite donnent ainsi


à l'œuvre l'apparence d'un recueil d'histoires beaucoup plus que d'une
consignation de faits bruts. La farce, l'aventure à la Sindbad y prédo-
minent largement, et les ombres de Polyphème et des sirènes s'y devi-
nent. 1 Un certain esprit scientifique, inauguré par la Relation, connaît
ici sa déformation ultime avant de se dissoudre complètement soit dans
les purs recueils de contes comme les Mille et une Nuits, soit dans de
véritables encyclopédies de l'insolite comme l'Abrégé des merveilles.a
Evolution normale, sans doute, si l'on s'en réfère à celle de la littérature
d'adab, poussant toujours plus avant la recherche du bizarre. Mais il y
a plus : à l'époque où sont rédigées les Merveilles, en ce milieu du iv e /
x e siècle, l'éthique musulmane est définitivement sortie de sa phase d'éla-
boration. Le succès d'un Ibn Qutayba, mort quelque cinquante ans au-
paravant, a doté la pensée musulmane d'un code de devoirs, « compo-
santes de la morale orthodoxe» que vient renforcer, dans les esprits,
l'accoutumance religieuse et sociale à un Islam vieux alors de trois siè-
cles. 3 L'avènement d'une éthique musulmane et, plus encore, de la cons-
cience qu'on en a prise, n'est certainement pas étranger à l'usage croissant
du jugement de valeur, à l'amplification de la distance entre l'observateur
et son sujet, tous phénomènes déjà perceptibles, on l'a vu, dans là Relation,
mais qui, au fil des œuvres, se manifestent davantage. La position musul-
mane recueille ainsi, volens nolens, l'héritage de la psychologie classique,
qui oppose, à l'ordre commun de la raison et de la vertu, l'ordre du bizarre
et du mal. L'Islam, dont le message s'impose à toutes les nations et dont
les principes sont constamment rappelés 4, est ressenti comme la seule

wân, t. I, p. 146 ; t. VII, p. 171, 204 : sur une parenté entre l'éléphant et le porc ; ibid.,
t. VII, p. 204 : rapprochement entre le buffle et l'éléphant). On comparera avec le
ton catégorique des Merveilles donnant (§ 20) quelques exemples de croisements. S'agis-
sant des égarements de l'homme (Hayawân, t. III, p. 203-204), Gàhi'f ne livre pas ses
données brutes, comme un prétexte à récits excitants, mais assorties à la fois d'une
condamnation morale et d'une réflexion sur les causes physiologiques et psycholo-
giques de ces comportements (sur cette attitude, cf. supra, chap. II, p. 44-45).
1. Types de contes (certains se retrouvent dans les Mille et une Nuits, par exemple
§ 12 [thème de la bague retrouvée dans le ventre d'un poisson : cf. par exemple l'histoire
d'Abu Qïr et Abu Sir, Mille et une Nuits, t. IV, p. 50-51], 81 a [vallée aux pierres pré-
cieuses gardées par les serpents : cf. deuxième voyage de Sindbad] ; sur les farces, cf. su-
pra, p. 128, note 8) : § 8, 12, 26-27, 41, 45 (d'où mer >t Orient sont totalement absents),
50, 59, 81 a, 88,105, 112 (début de l'histoire du « petit navire •). Le personnage de Poly-
phème, qu'on retrouvera au troisième voyage de Sindbad, est ébauché au § 133; les
femmes de l'Ile dont il est question au § 14 sont une variante, sur le plan sexuel, du
mythe de la femme dévoreuse, de la sirène.
2. Cf. supra, p. 124, note 3.
3. Cf. supra, p. 19-20; Walzer et Gibb, « a k h l â j , - d a n s El (2), t. I, p. 337 (1).
4. Il s'impose aux Indes (§ 1, 14 [début] et 90), à Ceylan (§ 103), à l'Afrique (§ 32),
au Wâq-Wâq et aux lies lointaines (§ 7, 14). Rappel des principes musulmans : § 86
(p. 275), et aussi 13, 14, 32, etc. Un passage (p. 202) est particulièrement révélateur :

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Les gens du voyage 131

expression de l'homme véritable, présente c o m m e un ennoblissement,


et ce n'est pas sans fierté qu'un Africain proclame : « D i t e s aux Musulmans
de venir chez nous, puisque maintenant nous voilà devenus leurs frères,
musulmans comme eux ». 1
On voit pourquoi l'Orient et la mer s o n t des t h è m e s de prédilection 3 :
ils cumulent, en leur insolite, les sentiments contradictoires d'attirance
et de refus que l'homme éprouve toujours pour un monde qui se définit
comme extérieur à la Loi. On s'explique ainsi la dualité — ou la dupli-
cité — fondamentale des Merveilles : au souci de localiser les faits dans le
t e m p s et dans l'espace 3 répond l'invocation à Dieu, qui intervient d'autant
plus sûrement que les faits, accrédités c o m m e on vient de dire, dépassent
les normes de la crédibilité et de la raison. 4 D e la m ê m e façon, plus la
légende se renforce, plus le vrai se fait a priori plus lointain, et plus le
désir d'y croire devient m a n i f e s t e . 8 T o u t se passe donc comme si l'on
voulait à la fois attirer le lecteur par la bizarrerie des thèmes, le convaincre
de leur véracité par la rigueur de la méthode et le dissuader, au n o m des
impératifs religieux, de s'y complaire ou tout au m o i n s de s'en inspirer.
h'adab, qui substitue ainsi, chemin faisant, le goût du merveilleux à
l'esprit de recherche, vise peut-être, en définitive, à beaucoup plus q u ' u n
art d'écrire ou de connaître : en reportant dans « un autre monde» la soif
du bizarre, de l'irrationnel et du péché que t o u t h o m m e porte en lui, il
présuppose et préserve tout à la fois l'homogénéité sans faille du m o n d e

extension de la notion de qibla à diverses religions. Plus révélatrice encore est l ' i r r u p t i o n
des t h è m e s de l'histoire m u s u l m a n e : le s t r a t a g è m e de M u ' â w i y a à Çiffïn et le souvenir d e
la révolte d'esclaves (celle des Zang du B a s - I r a k en 877-883) sont p a t e n t s au § 7.
1. Merveilles, § 32 i.f.
2. Le souci de ne laisser é c h a p p e r rien de ce qui peut p r ê t e r à des développements s u r
le bizarre r e n d plus n a ï v e encore l ' a f f i r m a t i o n d u § 20 i.f. : « Si n o u s nous laissions aller
à d é n o m b r e r t o u t ce qui résulte de l ' a c c o u p l e m e n t d'espèces différentes, nous fatiguerions
l ' a t t e n t i o n d u lecteur et nous nous écarterions de n o t r e dessein qui est de t r a i t e r spé-
cialement des merveilles de l ' I n d e . »
3. Les d a t a t i o n s sont f r é q u e n t e s : § 1, 9, 10, 29, 32, 33, 37, 41, 48, 60, 81 b, 83, 93, 107,
112, 125,1127, c i t a n t des faits compris e n t r e 288/900-901 et 342/953-954. L a citation des
sources intervient plus f r é q u e m m e n t encore : § 1-2, 3-5, 6, 7,;8, 9, 10, etc.-Sur l ' u s a g e
de ces citations, cf. S a u v a g e t (cité supra, p. 117, note 2).
4. Cf. § 13, 14, 15, 24, 27, 77, 117, 127.
5. Voir p a r exemple § 5 (sur le t h è m e : t r o p ' b e a u p o u r être vrai, et p o u r t a n t . . . ) , 92,
d é b u t (souci de ne pas faire rejaillir sur l'ensemble d u récit une imprécision, a u r e s t e
minime, due au r é d a c t e u r seul) ; opposer à ce souci divers passages qui m o n t r e n t l ' e n j o -
livement des thèmes depuis le Supplément (l'idole d'or p u r , à Ceylan. d o n t le poids est
e x t r a o r d i n a i r e [Supplément, p . 119), passe la m e r dans les Merveilles [§ 73] et se v o i t
flanquée d ' u n a r b r e de cuivre [ibid., § 3] d o n t on p e u t se d e m a n d e r s'il ne r e p r é s e n t e
pas une a d a p t a t i o n d u t h è m e de l'arbre merveilleux de m ê m e genre, à R o m e ou à Cons-
t a n t i n o p l e [cf. Ibn Hurdâçjbeh, p. 116; I b n a l - F a q ï h , p. 7 2 ; I b n R u s t e h , p. 79, 128]).
A l'intérieur même des Merveilles, l'insistance sur le f a b u l e u x s'opère a u t r e m e n t : le
t h è m e se dédouble ou se relance en se r é p é t a n t , parfois m o t p o u r m o t (§ 34, 36, 77-78).

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132 Géographie humaine du monde musulman

de l'Islam. Et c'est peut-être, en dernière analyse, à ce souci latent d'apo-


logétique que les mers et les terres étrangères doivent, comme nous le
disions plus haut 1 , d'être apparues en priorité dans la littérature du
voyage.

La route du nord et les voyageurs officiels : Ibn Fadlân

Vers le nord, les préoccupations commerciales, pour n'être absentes ni


de la réalité ni des œuvres 2 , s'intègrent toutefois à un contexte d'ensemble
où les visées politiques tiennent une place majeure. Le souci de défendre
les frontières du Caucase et du ijuràsân 8, d'exporter la foi aussi, ont été,
dès l'époque umayyade 4, des obligations dévolues au pouvoir califal ou
aux principautés frontalières. 5 La nécessité de connaître l'adversaire ou
le feudataire éventuel, ses coutumes, son territoire, explique le nombre
des expéditions ou missions entreprises, et que la littérature arabe ait pu
nous conserver, des rapports consignés à cette occasion, le souvenir et
parfois le texte : si M u h a m m a d b. Mïisa, Garmï* et Sallâm l ' I n t e r p r è t e
ne nous sont connus, au mieux, que par des extraits de leurs œuvres repris
par d'autres écrivains, « l'histoire a préservé trois récits essentiels, l'un
d'Ibn Fadlân et les deux autres d'Abù Dulaf Mis'ar.
Tous portent le titre classique de Risâla qui nous fixe assez sur les inten-
tions des auteurs et la délimitation de leur propos ' : il s'agit de fournir,
en réponse à une demande supposée ou réelle, les renseignements touchant
un sujet quelconque, mais précis, circonscrit, dont la caractéristique est
moins à trouver dans son intitulé que dans les dimensions, toujours

1. P. 115.
2. A titre d'exemple, citons seulement le Kitâb al-tabaçsur bi t-tijâra du pseudo-
Ôâiji?, p. 157 i.f., 159.
3. Par où passe aussi la route terrestre avec la Chine : cf. Sauvaget, Relation,
p. X X X V I I , note 2.
4. Ajouter aux ambassades arabes en Chine, citées par Sauvaget (loc.cit.), pour l'épo-
que umayyade, la lettre de l'empereur de Chine à Mu'âwiya, citée par ôâhi?, Ifayawân,
t. V I I , p. 113.
5. N o t a m m e n t aux Sâmânides (et à leur vizir ôayhânï), qui ont joué leur rôle dans
l'organisation des voyages d'Ibn Fadlân e t d'Abû Dulaf Mis'ar. Sallâm l'Interprète,
dont il sera question plus bas, a, de la même façon, été aidé par les Tâhirides. Cf. Risâla
d'Ibn Fadlân, p. 76, et autres références au tableau des auteurs.
6. Le premier de ces personnages, vraisemblablement le célèbre mathématicien et
astronome Muljammad b. Musa b. Sâkir, a parfois été confondu avec son homonyme,
non moins célèbre que lui et comme lui mathématicien et astronome, Muljammad b.
Mûsâ al-Uuwârizmï. Cf. infra, p. 145-146, et tableau des auteurs (auquel on renvoie éga-
l e m e n t pour Garmï et Sallâm). Sur Garmï, cf. aussi infra, p. 146.
7. Accessoirement, le volume des extraits conservés nous est garant, par référence au
caractère limité de ce propos, que le temps n'a pas été ici l'occasion de pertes trop impor-
tantes.

"Voir Addenda, page 405

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Les gens du voyage 133

modestes, du développement auquel il donnera lieu. Déjà largement


accréditée dans les lettres arabes S la risâla aborde ainsi la littérature ad-
ministrative, dont elle est, sur un point essentiel, celui des frontières, la
composante et le prolongement. Composante, car ses données sont inté-
grées, dans l'esprit qu'on a dit plus h a u t a , aux œuvres des kuttâb : Ibn
ÎJurdâçJbeh reproduit Sallâm 3 , cependant que Gayhânï systématise le
procédé, empruntant à une foule de voyageurs et peut-être à Ibn Fadlân
lui-même. 4 Mais prolongement aussi, car, parallèlement à l'utilisation qui
est faite d'elle par la géographie administrative, la risâla vit aussi, litté-
rairement, de sa vie propre. Si donc, au lieu de rester confinée dans les
cadres que sa définition première lui assigne — archives des chancelleries
ou œuvres qui en sont l'émanation —, la risâla subsiste en même temps
comme une forme originale, c'est qu'elle répond beaucoup plus qu'à des
préoccupations officielles : à un goût, déjà connu, pour le bizarre, qui
s'offre ici au public de l'adab sous la forme de la Grande Muraille de Chine
devenue, chez Sallâm, le rempart de Gog et Magog, ou encore sous les traits
des peuplades de la Volga visitées par Ibn Fadlân. Il n'y aurait, à tout
prendre, entre la risâla et les récits de marins, d'autre différence qu'une
variation géographique dans le champ de l'insolite, et l'on s'explique que
la risâla partage le sort commun à tous ces thèmes en passant, elle aussi,
dans les recueils d'adab.5
Elle n'échapperait donc à la géographie administrative que pour
retomber dans le catalogue des connaissances générales du siècle : chemi-
nement classique, si, comme on l'a vu plus haut 8 , les administrateurs ne
sont eux-mêmes que les produits et les représentants de cette culture, si
leurs œuvres, par conséquent, ne remettent pas fondamentalement en
cause le processus général qui porte tout thème nouvellement apparu,
fût-il technique au départ, à s'inscrire dans un répertoire de connaissances
essentiellement littéraire. On peut donc, d'ores et déjà, poser en principe

1. Peu importe, au fond, que l'œuvre d'Ibn Fadlân s'intitule kilâb, si l'on en croit
le manuscrit, ou risâla, si l'on suit Yâqût (cf. Canard, trad.. p. 42, note 8) et l'usage
courant : ce sont les traits essentiels de l'œuvre qui comptent et qui en font, sous cet
intitulé ou sous un autre, une risila (« mémoire », plutôt qu'« épltre ») : il faudrait, natu-
rellement, reposer ici le problème de l'influence des modèles, de Gâhi? notamment ;
la risâla touche aussi, avec Kindï, aux sujets scientifiques (cf. Fihrisl., p. 255-261,
passim) et, avec Sarabsï, à l'historiographie (sur l'expédition d'Aljmad b. al-Muwaffaq,
futur calife al-Mu'tadid, contre Bumârawayh : cf. Rosenthal, op. cit., p. 59).
2. P. ¿4.
3. P. 162 sq. du Kitâb al-masâlik wa l-mamâlik.
4. Cf. supra, chap. III, p. 93, 94, note 4. Sur d'autres emprunts, cf. Muqaddasî, éd.
de Goeje, p. 346 (345, note b) ; Wiet, introd. aux Atours précieux d'Ibn Rusteh,
p. V I - V I I ; S. Maqbul Ahmad, « Djughrâfiyà », dans El (2), t. II, p. 595 (2).
5. Sallâm est exploité, entre autres, par Ibn al-Faqïh (p. 298-301, cf. p. 301, note h).
Voir autres références chez Ibn Rusteh, trad., p. 167, note 7.
6. P. 104-106.

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134 Géographie humaine du monde musulman

q u e le passage de la risâla à l'adab se fera par les voies que nous avons
indiquées, n o t a m m e n t par la systématisation du merveilleux et l'efface-
m e n t progressif de la découverte au profit de la redite. En même t e m p s ,
comme pour toutes les autres formes d'expression déjà passées en revue,
on estimera, sans grande crainte d'erreur, que la véritable postérité de
la risâla est à chercher en dehors des données où l'adab la fige, qu'ici
encore l'originalité profonde d'un genre est indissociable de sa nécessaire
évolution. La grande innovation de la risâla a y a n t été de consigner les
choses vues dans l'ordre d ' u n itinéraire, de systématiser la relation entre
le t e m p s vécu et l'espace parcouru, ses héritiers véritables seront, d ' u n e
p a r t les masâlik wa l-mamâlik du i v e / x e siècle, et, plus encore, au-delà
de l'époque qui nous occupe, le journal de voyage (rihla) tel que l'illustre-
r o n t , aux v i e / x u e et v m e / x i v e siècles, un Ibn Gubayr ou un Ibn B a t t ù t a .
Au bout du compte, le périple d ' I b n Fadlân ne différerait guère de
ceux de ses grands successeurs que p a r le caractère intéressé de son o b j e t .
R é p o n d a n t à un souci extérieur au lieu d'être à soi-même sa propre j u s t i -
fication, il s'enferme à l'avance, du m ê m e coup, dans des paysages déter-
minés au lieu de se maintenir perpétuellement disponible à de n o u v e a u x
horizons. Mais, ces réserves faites, la technique de consignation des f a i t s
est p a r t o u t identique : le premier, Ibn F a d l â n établit cette relation fon-
d a m e n t a l e espace-temps qui sera u n des traits distinctifs de la rihla :
genre intermédiaire, donc, entre la géographie et l'histoire, puisque, comme
la première, il s'exprime dans un espace, mais en le réordonnant selon
des critères temporels qui relèvent de la seconde. 1
D e u x dates essentielles jalonnent l'œuvre d ' I b n Fadlân : le d é p a r t
de B a g d a d au 11 safar 309/21 juin 921 et l'arrivée au pays des Bulgares, le
12 m u h a r r a m 310/12 mai 922. E n t r e ces deux dates, décrits au hasard du
chemin, les Huwârizmiens, les Turcs, les Petchénègues et les B a c h k i r s 2
interviennent non seulement comme sujets d'observation, mais, plus
encore, comme acteurs d'une histoire vécue, leur attitude, amicale, indif-
férente ou hostile, c o m m a n d a n t directement l'avenir de la mission e t
suscitant, chez l ' a u t e u r lui-même, ces réactions diverses de joie e t de
désespoir, de frayeur et de quiétude, qui donnent à la Risâla un e x t r a -
ordinaire accent de vérité.
On peut voir par là q u ' u n e telle œ u v r e doit ressortir en principe à deux
ordres différents, selon que l'évrivain y intervient en t a n t qu'observateur
ou en t a n t que personne : dans le premier cas, elle énonce une vérité scien-

1. P a r t i c u l i è r e m e n t de l'histoire annalistique, telle qu'on la p r a t i q u e alors. L a d i f f é -


rence e n t r e la risâla et la géographie « classique » e s t soulignée par S. D a h â n , op. cit., p. 28.
2. A u x q u e l s il f a u t é v i d e m m e n t ajouter les B u l g a r e s , mais aussi d e u x peuples v o i s i n s :
les R u s s e s ( R u s ) , décrits d'après certains s p é c i m e n s résidant c h e z les Bulgares (cf. t r a d . ,
p. 1 1 0 aq.) et les O a z a r s , sur lesquels l'auteur ne possédait q u e des i n f o r m a t i o n s orales
(ibid., 11. 135, n o t e 362).

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Les gens du voyage 135

tifique, statique, fondée sur le témoignage direct Çiyân) e t dont l'expres-


sion relève des techniques de la description, de la note ou du portrait,
tandis qu'elle se réfère, dans le second cas, à une vérité singulière et dyna-
mique, vécue plus qu'observée, et dont la présentation s'inspire, cette
fois, spontanément des techniques du récit. Ce dernier aspect de l'œuvre
a porté certains critiques, qui en estiment le volume excessif pour u n
compte rendu officiel de mission, à contester que nous soyons en présence
du véritable rapport dressé par Ibn Fadlân à l'issue de son voyage. 1
Le texte actuel, qui ne nous dit rien, au demeurant, du voyage de retour,
alors que le récit de ce voyage existait originellement, au témoignage
de Y â q û t 2 , serait donc un démarquage fait à partir de la leçon officielle
et ne r e t e n a n t de celle-ci que les détails propres à attirer la curiosité du
public cultivé de l'époque. Mais, à vouloir ainsi que l'œuvre originale ait
été plus conforme à son propos officiel, sommes-nous si sûrs que nous ne
nous inspirons pas, pour en juger, de critères qui sont les nôtres a u j o u r -
d'hui, et non ceux du r v e / x e siècle ? Ne traçons-nous pas, entre gens cultivés
et fonctionnaires, entre adab et administration, une limite dont nous
avons vu qu'elle risquait fort d'être imaginaire ? Même si l'on a d m e t que
le texte d ' I b n Fadlân s'est allégé, en passant au public, de considérations
strictement politiques, on p e u t penser que ces variations n ' o n t pas altéré
profondément le visage de l'œuvre tel qu'il a été dessiné plus h a u t , et rien
ne prouve, en t o u t cas, que t o u t ce qui nous paraît a u j o u r d ' h u i incompa-
tible avec le caractère officiel d'un r a p p o r t n'ait pas fait partie du t e x t e
initial et ait été r a j o u t é après coup, dans une version spécialement destinée
à un public plus vaste.
Il n'était pas concevable, en effet, pour que le calife f û t convaincu de la
véracité de l'ouvrage 3 , que celui-ci f û t a m p u t é , précisément, de ce qui
lui donnait un incomparable accent de vérité, à savoir l'intervention d'une
aventure personnelle, mais aussi le souci du style, dans la mesure où
celui-ci est destiné à m e t t r e en relief l'aspect vécu de cette aventure.
Or, si l'on note, à juste titre, q u ' I b n Fadlân s'exprime selon les normes de
la prose littéraire d'alors et non selon la technique dépouillée de certains
géographes 4 , l'on convient par là que le meilleur moyen de capter l'at-

1. Cf. Canard, op. cit., p. 43, 142-143.


2. Buldán, t. I, p. 486. M. Canard, dans sa conclusion à la trad. de la Risâla, op. cit.,
situe le retour à Bagdad en 311/923.
3. R. Blachère (EGA, p. 94-95) pose en effet le problème de la véracité de la Risâla
dans son rapport avec le lecteur auquel elle était destinée, mais c'est, comme on va le
voir, un problème de forme et non de fond. Faut-il rappeler que le souci de la forme passe
parfois encore, de nos jours, pour une des marques de la correspondance diplomatique ?
4. Cf. S. Dahân, op. cit., p. 28, les traits caractéristiques de cette prose étant l'art du
récit continu (qu'on opposera aux nomenclatures des géographes-administrateurs) et
de l'effet littéraire (dont on verra quelques exemples infra ; à noter que cette recherche
ne va jamais jusqu'à la prose rimée ou sa/j').

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136 Géographie humaine du monde musulman

t e n t i o n du l e c t e u r é t a i t de l u i p r é s e n t e r u n r a p p o r t où les e x i g e n c e s
d e l ' i n f o r m a t i o n se c o n c i l i a i e n t a v e c l ' a g r é m e n t d e la l e c t u r e , e n u n
m o t , de m é n a g e r , ici encore, l e s droits de l'adab. Le souci du
s t y l e , a c t e d ' h o n n e u r v i s - à - v i s du calife, a priori s u p p o s é l e t t r é e n t r e
l e s lettrés, est, d a n s le c a s d ' I b n F a d l â n , d ' a u t a n t p l u s n é c e s s a i r e q u e le
v é r i t a b l e l e c t e u r e t u t i l i s a t e u r d e l ' o u v r a g e d e v a i t être, a u - d e l à d e s a p p a -
r e n c e s du p o u v o i r r e p r é s e n t é e s par le calife ou le p â l e vizir H â m i d b. al-' A b -
b â s , le célèbre kalib, à la f o i s a n c i e n e t f u t u r v i z i r l u i - m ê m e , "Alï b. 'Isa,
d o n t on c o n n a î t les d o n s l i t t é r a i r e s . 1
R e s t e r a i t à d é b a t t r e d u p r o b l è m e du m e r v e i l l e u x , d o n t o n s ' e s t p l u
à t r o u v e r d e ci d e là d e s t r a c e s dans la Risâla.2 On éliminera, b i e n é v i d e m -
m e n t , de ce m e r v e i l l e u x les p a s s a g e s q u i t i r e n t l e u r o r i g i n a l i t é s o i t d e s
s u j e t s e u x - m ê m e s , p a r e x e m p l e l'extraordinaire r é c i t d e s f u n é r a i l l e s d ' u n
n o b l e russe», s o i t d e s q u a l i t é s de la prose d ' I b n F a d l â n : « I l a v a i t ,
déclare-t-il à p r o p o s d ' u n T u r c , épilé sa b a r b e t o u t en g a r d a n t q u e l q u e s
p o i l s au m e n t o n , e t c o m m e il é t a i t v ê t u d ' u n e p e l i s s e , il p a s s a i t , v u d e loin,
à t o u t c o u p p o u r u n b o u c » . 4 E n t o u t cela, il y a , c e r t e s , d é p a y s e m e n t p u r
o u t r a n s f i g u r a t i o n littéraire, m a i s rien q u i ne s o i t s t r i c t e m e n t vrai. L o r s -
q u e Ibn F a d l â n , e n r e v a n c h e , a g r é m e n t e s o n r é c i t d e q u e l q u e s t r a i t s réso-

1. Cf. Risâla, p. 114, note 8 ; Sourde], Vizirat, t. II, p. 414 sq., 520-521 (et notes 1, 2)
et passim. Hâmid b. al-'Abbâs est explicitement désigné, dans la Risâla (p. 114 i.f.),
comme l'auteur de la lettre d'introduction auprès du roi des Bulgares.
2. Cf. EGA, p. 97.
3. P. 155-165 ; trad., p. 122-134. Il faudrait citer de même, entre bien d'autres traits,
tous ceux qui tirent leur étrangeté de leur opposition aux coutumes de l'Islam (cf. p. 92-
93, 94, 115, 131-132 et passim). Mais, à la différence de ce qui se passe dans la Relation,
le Supplément ou les Merveilles de l'Inde (cf. supra, p. 120, 125, 130-131), la notation de
ces différences s'inspire ici de soucis en réalité politiques : la conversion des Bulgares
est la mission dévolue en propre à Ibn Fadlân (cf. en particulier, sur cette attitude, les
p. 117, 131-132 [déjà citées], 134).
4. P. 101. Autres exemples : p. 120, à propos d'un Bulgare : « C'était un homme im-
posant, gros et corpulent, avec une voix qu'on eût dite sortant d'une jarre. • P. 83-87 :
notations concrètes sur le froid au Buwârizm, les vêtements qu'il nécessite et certaines
coutumes ou attitudes qu'il inspire, le tout représentant la transcription vécue, expé-
rimentale, du thème théorique de la relation de l'homme au sol et au climat : cf. supra,
chap. I et II, p. 14-16 et passim). Un dernier exemple est plus intéressant encore, car
il nous montre de quel profit pourrait être pour l'étude de la littérature arabe, de ses
motifs et de ses techniques, l'observation du cheminement de certains thèmes fondamen-
t a u x . Soit le thème de l'habileté du Turc, dont Gâhi? traite dans le contexte général
du partage des qualités diverses de l'être humain entre les grands groupes ethniques du
globe (cf. Risâla ilâ Fath b. tfâqân, passim) ; Ibn Fadlân (p. 103) représentele stade du
passage du thème théorique à son illustration vécue : « Un jour que ce Turc nous accom-
pagnait à cheval, je l'ai vu, une oie venant à passer, bander son arc, presser sa monture,
tirer sur sa cible et l'abattre. » Voici enfin, avec Hamadânï (Maqâma asadiyya, éd.
M. 'Abduh, Beyrouth, 1957, p. 33 [et note 7) — 35), dans la prose rimée propre à cet
auteur, un Turc qui « prend un arc, le bande, fait voler une flèche dans les airs, puis une
autre qui fend la première en plein vol. »

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Les gens du voyage 137

lument merveilleux, on n'a guère le choix qu'entre deux opinions : ou bien


le lecteur de la Risâla, considéré comme un représentant éminent des
milieux lettrés tout autant que comme un personnage investi de fonctions
officielles, devait être à même de faire le départ entre l'information véri-
table et certains traits légendaires, assez rares du reste, destinés à la rendre
plus attrayante, ou bien alors, tout simplement, ce merveilleux est moins
merveilleux qu'il n'y paraît, dans sa présentation ou même dans sa réalité.
Une analyse des quelques passages de la Risâla généralement incriminés
convainc vite, tout d'abord, qu'Ibn Fadlân ne prend jamais à son compte
les récits extraordinaires : pour Gog et Magog, il note, fidèle à sa mission,
ce qui se dit à propos d'une peuplade réputée voisine des régions visitées,
tout en prenant soin de citer ses sources sans s'engager lui-même, et l'on
conviendra qu'un merveilleux présenté de cette façon perd, à ce compte,
beaucoup de sa crédibilité La description du rhinocéros est de la même
veine, mais en outre elle se trouve, elle, objectivement recouper certaines
réalités entretenues par les traditions locales. a Enfin, la forme épique
sous laquelle est dépeinte une aurore boréale 3 n'enlève rien à la réalité
du phénomène; encore faut-il souligner qu'Ibn Fadlân, malgré le trouble
où le jette la nouveauté du phénomène, ne voit, dans les formes étranges
qui balaient l'atmosphère, que des « apparences» d'hommes et de chevaux,
des « ombres» plus ou moins imaginaires 4 ; s'il parle d'un combat de djinns,
c'est, ici encore, la tradition locale qui le lui souffle, et il retrouve en
d'autres endroits, pour des phénomènes de même ordre 5 , les justes appré-
ciations que nous lui connaissons. 6

1. Risâla, p. 136-140; trad., p. 108-110 : passage assez bref, par conséquent, et


présenté comme emprunté à un informateur (parfois même, l'information est au second
degré : cf. p. 137 i. f.-138). On dira qu'Ibn Fadlân prétend avoir été mené, selon les
dires de ses hôtes, aux ossements d'un spécimen de Gog et Magog (p. 139-140 : passage,
du reste, très altéré) ; mais nulle part, l'auteur ne déclare expressément avoir reconnu
dans ces ossements des débris humains, et il aurait même, si l'on en croit Yâqût (Buldân,
t. I, p. 88, qui donne une leçon beaucoup plus concise et prudente quant aux dimensions
des ossements), déclaré formellement son scepticisme à ce sujet.
2. Souvenirs, notamment, d'animaux anciens comme le mammouth ou le rhino-
céros du nord (rhinocéros anliquitalis), certains auteurs allant jusqu'à penser que le rhi-
nocéros « n'avait pas encore disparu en Sibérie à cette époque » : Risâla, p. 141-142;
trad., p. 112-113, et note 271.
3. P. 123-124 ; trad., p. 95-96 et note 198.
4. Amlâl an-nâs wa d-daœâbb... aSbâh tuSbihu n-nâs... atabayyanuhâ wa ataàayyaluhâ.
5. P. 125-127.
6. Il n'y aurait guère, en définitive, que ce qu'Ibn Fadlân déclare sur le serpent
« gros comme un arbre» qui porterait une marque indélébile de merveilleux. C'est,du
reste, un des thèmes favoris de Vadab, comme le remarque justement M. Canard (trad.
p. 100, note 211) ; Yâqut, lui (Buldân, t. I, p. 487-488), ne mentionne pas le fait, ce
qui doit nous inciter à nous demander {cf. également supra, note 1) si le texte suivi
par lui, plus bref en général, ne représentait pas une version plus fidèle de l'original,
les additions du manuscrit de MeShed allant, ici comme ailleurs, dans le sens du mer-
veilleux et de l'adab.

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138 Géographie humaine du monde musulman

Ce n'est pas, au total, de merveilleux qu'il faudrait parler à propos de


la Risâla, mais d'émerveillement : différence essentielle qui sépare la
convention littéraire, avec ce qu'elle implique de références aux normes
culturelles d'un groupe, de l'intervention directe de la personne. En effet,
des thèmes qui, par leur caractère insolite, relèvent du domaine de l'adab,
ne sont, dans la Risâla, jamais traités précisément comme l'adab a coutume
de le faire : non pas livrés bruts, comme des articles de savoir que l'on se
repasse, de lettré à lettré, selon la règle mécanique d'un jeu, mais réservant
toujours les droits de celui qui les présente, soit qu'ils nous viennent, en
t a n t qu'aventures, dans l'émotion singulière où ils ont été vécus, soit que,
recueillis d'une autre bouche, ils laissent percer l'incertitude, la critique
ou le doute de l'écrivain. Si l'on peut parler d'adab à propos de la Risâla,
ce ne peut donc être qu'au plan de la forme qu'elle revêt, du souci de style
manifesté par un auteur qui se sait devoir être lu par un public de connais-
seurs. En dehors de là, par l'allure personnelle et la vérité constante du
voyage, la Risâla occupe, selon nous, une place tout à fait à part dans les
lettres arabes. Le cas est d'autant plus remarquable qu'à l'époque d'Ibn
Fadlân, les thèmes du nord sont largement accrédités dans l'adab1 :
on eût donc pu s'attendre qu'un récit intervenant après les premières
œuvres consacrées à ces contrées, celles de Sallâm et de Crarmï, se com-
portât vis-à-vis d'elles comme le Supplément d'Abû Zayd as-Sïrâfï par
rapport à la Relation, c'est-à-dire en systématisant les données dans le sens
du merveilleux. Le parallèle est d'autant plus valable que non seulement
les situations chronologiques sont exactement semblables dans les deux
cas 2 , mais surtout que, pour Ibn Fadlân, les œuvres-modèles étaient déjà
— à travers le thème de Gog et Magog chez Sallâm, par exemple —
largement ouvertes au merveilleux, infiniment plus, en tout état de cause,
que la Relation, dont on a vu plus haut les mérites. A quoi donc attribuer
ceux d'Ibn Fadlân ? Au caractère officiel du compte rendu de mission ?
Mais il n'est pas besoin de rappeler les limites de l'argument. Pourquoi
ne pas songer, comme on l'a fait pour Ya'qûbï et la littérature adminis-
trative, à l'intervention de personnalités qui, ici comme dans tous les
pays du monde, éprouvent le besoin de quitter les sentiers battus, de voir
et de réfléchir par elles-mêmes ? Ya'qubï, Ibn Fadlân, plus tard Ibn
Gubayr, et t a n t d'autres 3, la liste serait longue de ceux qui maintiennent
les droits de la spontanéité : les masâlik wa l-mamâlik, au moment de leur

t . Voir, par exemple, au tableau des auteurs, les références relatives au récit de
Sallâm l'Interprète.
2. On a vu que la Relation est de 237/851 et le Suppément d'Abu Zayd des années
303-304/915-916 (supra, p. 121, note 4). Sallâm et Garmî sont tous deux en relation avec
le califat d'al-Wâtiq (227/842-232/847) et la Risâla d'Ibn Fadlân date des années 309-311 /
921-923 (cf. supra, p. 134, 135, note 2).
3. Autre cas éclatant, en dehors de la géographie pure : l'autobiographie d'Usâma
b. Munqid, au v ° / x i e siècle.

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Les gens du voyage 139

meilleure production, soit au iv e /x e siècle, ne feront pas autre chose que


reprendre, dans un climat de syncrétisme qui emprunte aux genres éprou-
vés de la géographie d'alors, cette autre tradition, combien vivace, de
l'observation directe et vécue.

La route du nord : Abu Dulaf Mis'ar ; le voyage réel et le voyage imaginaire

Abu Dulaf Mis'ar 1 est un héros de roman : poète qui eut ses heures de
célébrité, en même temps que minéralogiste compétent, il fait sa cour,
entre les années 330/940 et 380/990, successivement aux Sâmânides de
Buhârâ 2, à leurs vassaux, les princes saffârides du Sigistân 3 et au célèbre
as-Sâhib Ibn 'Abbàd, vizir des Buyides à ar-Rayy. Mais il fréquente les
truands aussi bien que les princes et s'affilie à la célèbre compagnie
des Banû Sâsân. Dans cette vie longue de près de quatre-vingt-dix ans*,
les séjours citadins semblent avoir été coupés de nombreux voyages et
Ibn an-Nadïm, qui aurait connu Abu Dulaf personnellement, le qualifie
de « globe-trotter » (gawwâla). 5
Son œuvre n'est pas moins originale : il compose, presque simultané-
ment«, deux risâla-s aussi dissemblabes qu'on puisse l'imaginer, l'une,
sur les Turcs, accessoirement sur l'Inde et la Malaisie, l'autre sur l'Iran
et l'Arménie. Aussi sérieux et personnel dans la seconde que plagiaire et
suspect dans la première, il hésite ainsi, d'oeuvre à œuvre, entre les procé-
dés de l'adab et l'observation directe, comme s'il s'ingéniait, jusque dans
ses écrits, à confirmer l'image d'une personnalité double. Cet Arabe de
souche vivant en milieu iranien, cet homme connu pour son amour des
pierres comme pour avoir composé un poème célèbre dans l'argot des
coquillards, est décidément plus qu'un écrivain : une figure, et des plus
grandes parmi toutes celles qui illustrèrent, en Orient, une vie et une

1. A distinguer de son homonyme, Abu Dulaf al-'Igli (al-Qàsim b. 'Isa), fondateur


d'une petite dynastie locale dans la région comprise entre Ispahan et Hamaçjân, mort
en 225/839-840. Cf. K . V. Zetterstéen, «al-IJâslm», dans El, t. I I I , p. 8 4 4 - 8 4 5 ;
E. Marin, « Dulafides », dans El (2), t. I I , 6 3 9 ; Abu Dulaf II, trad., p. 50, 9 8 ; Ibn
Rusteh, trad., p. 179 (et note 4), 204, 242.
2. A propos des Sâmânides, il convient de poser, comme on l'a fait, le problème des
rapports éventuels d'Abû Dulaf avec le vizir de cette dynastie, le géographe âayhânl
(cf. la trad. de Minorsky de la deuxième Risâla, op. cit., p. 14, 24). En réalité, si Abu
Dulaf a sans doute connu l'œuvre de Gayhânï, dont il a pu s'inspirer pour les détails
de sa première Risâla concernant les Turcs (cf. Minorsky, loc. cit.), il est en revanche
à peu près sûr (cf. tableau des auteurs) que Gayhânï était mort à cette époque :
Abû Dulaf n'a pu connaître, au mieux, que son fils, Abu 'Ali al-Gayhànî, mort en
330/941-942.
3. Cf. Minorsky, op. cit., p. 17-18 ; Muqaddasï, éd. de Goeje, p. 337.
4. Selon Ta'âlibï, cité par Minorsky, op. cit., p. 9.
5. Voir références au tableau des auteurs.
6. Minorsky, op. cit., p. 26.

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140 Géographie humaine du monde musulman

littérature picaresques avant la lettre. 1 Car le trait essentiel de cette


dernière est d'émaner d'auteurs qui, tout en disposant de la culture re-
quise par leur groupe, sont privés, dans ce groupe, de la position sociale
qu'elle leur assigne, ou bien ont refusé de la prendre, ou bien encore, tout
en l'occupant, manifestent vis-à-vis d'elle de l'impatience ou du détache-
ment. Vies ou âmes de picaros, ils font passer dans leurs oeuvres ce divorce
entre ce qu'ils sont et ce qu'ils pourraient ou devraient être : ainsi, leur
production n'est pas t a n t caractérisée par la composition d'œuvres en
rupture de ban avec les normes culturelles de leur siècle — ici par la
langue choisie, là par le sujet, là encore par l'intrusion de l'auteur dans son
livre — que par la juxtaposition de ces œuvres avec d'autres qui, elles,
respectent lesdites normes : geste de défi ou d'honneur, par lequel on
montre à la fois et l'aptitude que l'on a à respecter les Muses et le plaisir
qu'on p rend à les violer. 2
Abu Dulaf est dans ce cas. Faut-il disserter, pour un protecteur ou un
mécène 3, des Turcs ou de l'Inde ? Qu'à cela ne tienne : rompu que l'on est
aux goûts du public lettré, on décrira, d'après un itinéraire de fantaisie,
les principaux pays ou tribus qu'on prétend avoir visités, un peu avec
les souvenirs que l'on a effectivement retenus aux lieux où l'on a voyagé
— mais infiniment moins nombreux ou lointains qu'on ne le dit —,
beaucoup en compilant les œuvres des prédécesseurs. 1 L'invention frise
l'insolence, car le «je», qui intervient régulièrement dans cette première
Risâla, n'est jamais le constat d'un témoignage direct : simplement un
exercice de style assuré de l'impunité. De là naissent quelques paysages
fantastiques, où les poivriers se racornissent sous l'effet du vent et où les

1. Pour l'Orient, cf. l'étude de R. Blachère et P. Masnou dans l'introd. à leur Choix
de séances de Hamaiâni, Paris, 1957, p. 10-13.
2. Cyrano et Régnard illustrent assez bien, par leurs aventures, les « vies » dont nous
parlions ; leurs œuvres juxtaposent le Voyage dans la lune ou le Voyage en Laponie
au goût pour les genres affirmés que sont la tragédie pour le premier et la comédie
pour l'autre. Furetière et Le Sage représentent, eux, les « âmes • : le second, qui cultive
à la fois la comédie, genre classique, et le roman picaresque ou d'aventures avec Gil
Blas ou les Aventures de Beauchêne, poursuit une vie systématiquement exempte
d'honneurs ; le premier est un Académicien, mais son mépris des conventions littéraires
ou sociales va jusqu'à la composition du Roman bourgeois et de fables, et surtout
jusqu'à braver, par la publication de son dictionnaire, l'Académie qui l'exclura.
3. Ces deux hypothèses sont envisagées par V. Minorsky dans El (2), t. I, p. 119,
et Oriens, V, 1952, p. 24 : « A b u Dulaf, toujours à court d'argent, a pu fabriquer) s o n
factum... pour s'assurer une récompense plus abondante. »
4. Cf. Marquart, Streifziige, p. 77 sç.,| 83 sq. ; seconde Risâla, trad. Minorsky,
p. 12-18, où il est montré qu'AbQ Dulaf est sans doute allé de Bubârâ au Sigistân, mais
que sa prétendue expédition jusqu'aux provinces de Nan-Chan et de Kan-Sou (à
500-700 k m au sud de la frontière méridionale de l'actuelle Mongolie Extérieure) ne laisse
pas d'être suspecte en raison de l'incroyable désordre de la nomenclature des tribus
turques traversées ; tous les renseignements qui se rapportent à la Malaisie et à l'Inde,
maigres au demeurant, sont des emprunts.

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Les gens du voyage 141

serpents, confinés sur une montagne magique, tuent, rien qu'en les regar-
dant, tous ceux qui s'en approchent. 1 Mais ces traits d'insolite outrancier
sont assez rares. 4 Dans ce jeu — puisqu'il ne s'agit, après tout, que de
cela —, Abu Dulaf garde l'habileté de rester en deçà des limites imposées,
à une espèce de moyenne dans le dépaysement, au-delà de laquelle il
risque de passer pour un simple fabulateur. Car, si la règle du merveilleux
Çagïb) est en effet, pour lui donner le plus de force et d'attrait, non pas
de le créer de toutes pièces, mais de le rendre vraisemblable en l'inscrivant
dans un contexte plus ou moins authentique qui lui sert de garant, il
importe chaque fois d'en doser les effets. Et comme la règle devient d'au-
t a n t plus valable que l'on se rapproche de terrains connus, on comprend
pourquoi les Turcs d'Abû Dulaf représentent assez bien cet amalgame
idéal de bizarre et de quotidien par lequel seul, pour reprendre l'expression
célèbre, l'artiste peut les «figurer». C'est pourquoi il n'est pas besoin de
suivre V. Minorsky lorsqu'il affirme 3 , au vu du caractère décousu de cet
itinéraire, que le destinataire de la Risâla ne pouvait vivre que loin de
Buljârâ : en admettant que l'on connût alors exactement l'emplacement
des tribus turques, rien ne prouve que le protecteur d'Abû Dulaf ait été
dans les dispositions d'esprit que nous lui prêtons aujourd'hui, avec notre
souci d'information objective et précise. Comme on peut présumer, au
contraire, qu'Abû Dulaf a modelé sa Risâla dans le sens requis par la
personnalité du demandeur 4 , il n'est pas besoin de chercher, avec l'éloi-
gnement géographique, une cause extérieure à t a n t de tranquille et plaisant
désordre : si la Risâla n'est pas une étude en forme, mais un mémoire
récréatif, si elle se préoccupe moins de vérité que de thèmes à la mode,
c'est, tout simplement, parce que son destinataire lui-même voulait qu'elle
f û t cela. Ainsi nous est prouvé, si besoin en était, que les pays du nord,
tout comme les mers orientales, sont devenus, vers le milieu du i v e / x e siè-
cle, de simples articles au catalogue de l'adab.
Tout autre apparaît, nous l'avons dit, la seconde Risâla, qui porte, elle,
sur l'Iran et l'Arménie. Les thèmes y deviennent l'affaire personnelle de
l'auteur et non plus le prétexte à une démonstration mondaine de sa
culture, à l'exercice social d'un savoir. Cet examen passé, pourrait-on dire,
Abu Dulaf revient à ce qu'il aime : les roches, les plantes, la thérapeuti-

1. Risâla, p. 15, 19.


2. Un cas remarquable est celui de la notation relative à la péninsule malaise ( Kalah),
signalée justement (p. 18) comme le terminus de la navigation vers l'Orient ; mais les
circonstances historiques qui en ont fait un terminus (cf. supra, p. 114, note 5, p. 123,
note 1) deviennent ici comme le pendant, à l'est, des lies Fortunées à l'Occident, une
sorte de « bout du monde > magique, « point extrême pour les navires, qui ne peuvent,
sous peine de naufrage, aller au-delà. »
3. Dans Oriens, op. cit., p. 24.
4. A plus forte raison si, comme on l'a v u plus haut (p. 140, note 3), cette compo-
sition est dictée par un besoin d'argent.

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142 Géographie humaine du monde musulman

que... Ici, il ne procède plus par emprunts littéraires, mais travaille de


mémoire, d'après des observations consignées au cours du voyage, selon
un itinéraire parfaitement clair. 1 II suit ainsi une méthode originale qui
n'est pas sans rappeler celle qui va connaître t a n t de succès avec les masâ-
lik wa l-mamâlik. Mais est-ce un hasard que cette parenté entre les deux
genres ? Au moment même où Abu Dulaf compose, les masâlik wa l-
mamâlik connaissent, avec Istahrï, leur première illustration vraiment
caractéristique. Dans l'impossibilité où nous sommes de tracer le jeu des
influences éventuelles 2 , constatons du moins que ce milieu du iv/x e siècle
propose aux écrivains, parallèlement aux modèles culturels qui s'incarnent
dans Vadab, un autre type d'homme, de savoir et de style. L'homme,
c'est le voyageur, courant le monde pour son plaisir ou du moins en trou-
vant du plaisir aux obligations qui lui imposent ces courses, vivant comme
il peut, parfois très mal selon les exigences de la faim ou celles de la morale,
et subordonnant tout à la possibilité de voir, de ses yeux, le plus grand
nombre de choses. De cette vie, les auteurs des masâlik wa l-mamâlik
ont été les illustrateurs exemplaires et Muqaddasï nous en a laissé un ta-
bleau mémorable à travers lequel il ne nous est pas interdit d'imaginer,
avant lui, Abu Dulaf, puisqu'il a, comme lui, « revêtu les robes d'hon-
neur», mais aussi «connu les républiques de gueux». 3 Le savoir, c'est
donc celui qu'on cueille, avec la vie et l'aventure, au fil des routes : pay-
sages, itinéraires, monuments ou «merveilles», villes, produits du sol ou
de l'industrie des hommes, tarifs commerciaux, tableaux de mœurs, célé-
brités ou spécialités locales. 4 Tout cela ne va pas sans quelques contra-
dictions : car le goût du concret jure avec cet autre engouement qu'Abû
Dulaf, en bon lettré, éprouve pour les choses insolites (a'âgïb), la quasi-
totalité des exemples cités dans ce dernier cas se rapportant soit aux sou-
venirs archéologiques de l'Iran, soit aux phénomènes naturels. Prenons

1. Cf. Minorsky, introd. à la Risâla, p. 20, 21, 23 ; P. G. Bulgakov et A. B. Khalidov,


dans leur éd. de la même Risâla, p. 22, 23, où ils déclarent, sans plus de précision, que
l'intérêt de l'auteur pour les sciences naturelles et médico-pharmacologiques est lié à
son appartenance aux Banû Sâsân. Pour mon compte, je trouve dans l'exposé de ces
préoccupations des accents classiques : des références à l'influence des lieux sur la santé
ou ie comportement des êtres humains (Risâla, p. 38, 40) sont tout à fait dans l'esprit
de Gâhi?, et les célèbres scorpions de Nasïbïn ou Sahrazûr ( H a y a w â n , t. IV, p. 226 ;
t. V, p. 358) sont rappelés à la p. 18 de la Risâla.
2. La deuxième Risâla, comme on l'a dit, ne porte pas trace de réminiscences litté-
raires ; inversement, Abu Dulaf n'est pas cité et ne parait pas copié par Istabri, Ibn
Hawqal ou Muqaddasï.
3. Trad., § 85-86; une partie du texte est citée supra, p. 52.
4. Cf. Risâla : sur les fleuves : p. 13 et passim ; sur les montagnes : p. 18 ; sur les
itinéraires : p. 20, 22, 3 0 ; sur les monuments et merveilles : p. 11, 13, 20, 21, e t c . ;
sur les villes ; p. 33, 39 et passim ; sur les produits : p. 7, 10, 11, 12, etc. ; sur les prix ;
p. 17 ; sur les caractères et les mœurs : p. 18, 32 ; sur les hommes célèbres : p. 32 ; sur
les spécialités locales : p. 32, 37-38.

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Les gens du voyage 143

g a r d e t o u t e f o i s q u e les premiers o n t leur raison d'être dans la p e r s o n n a l i t é


du destinataire d e la Risâla : si l'on e s t e n droit d e penser, c o m p t e t e n u des
régions décrites d a n s l ' œ u v r e c o m m e des relations qui o n t m a r q u é la v i e
d ' A b u D u l a f , q u e ce destinataire d e v a i t être e n rapport plus ou m o i n s
direct a v e c les princes s â m â n i d e s ou b û y i d e s 1 , on c o n v i e n d r a alors qu'il
é t a i t normal q u ' u n protégé de ces princes r a p p e l â t d a n s son livre les m o n u -
m e n t s et les l é g e n d e s d'un p a y s d o n t ils p r é t e n d a i e n t reprendre en c h a r g e
les t r a d i t i o n s 2 : le g o û t du m o n u m e n t p e u t n'être ainsi qu'une parure
n o b l e j e t é e sur c e t t e p i t o y a b l e nécessité de v i v r e qui a t t a c h e l ' é c r i v a i n
a u m é c è n e . Mais il en v a t o u t a u t r e m e n t pour les p h é n o m è n e s n a t u r e l s :
ici, A b u Dulaf reproduit bien t o u t ce qui se dit, d e réel ou d'étrange, m a i s
s o n intérêt personnel et presque son honneur de spécialiste lui f o n t u n
devoir, c h a q u e f o i s qu'il le peut, de se rendre c o m p t e par l u i - m ê m e d e s
c o n d i t i o n s du p h é n o m è n e cité. D e u x e x e m p l e s célèbres, entre bien d'autres,
t é m o i g n e n t de son souci de s o u m e t t r e les d o n n é e s traditionnelles sur le
m e r v e i l l e u x au contrôle de l ' i n v e s t i g a t i o n directe Çiyân)3 : Abu Dulaf
est, à notre connaissance, le premier a u t e u r arabe à décrire les s o u r c e s
d e pétrole de B a k o u 4 ; p a r f a i t e m e n t conscient du caractère m y t h i q u e des
récits colportés sur la m o n t a g n e de D e m â v e n d , il la gravit « au péril d e
sa v i e » jusqu'à m i - h a u t e u r , assez pour se rendre c o m p t e que les v a p e u r s
d e la m o n t a g n e n ' o n t de causes q u e naturelles. 1 1
T a n t de choses à dire, dans l ' i m p r o v i s a t i o n de la route ou du s o u v e n i r ,

1. Les raisons invoquées par Y. Minorsky (introd. à la Risâla, p. 25-26) en faveur


d'un destinataire résidant en Irak, non susceptible, par conséquent, d'être choqué
par les exagérations d'Abu Dulaf, doivent être rejetées au nom des mêmes principes
que ceux que l'on a déjà invoqués pour la première Risâla.
2. Cf. P. G. Bulgakov et A. B. Khalidov, op. cit., p. 22. Ce goût du passé iranien
et daylamite va parfois jusqu'au nationalisme (Su'ùbiyya), étrange chez un Arabe, dont
la plume sert ainsi, par conviction ou intérêt, le camp traditionnellement adverse.
Cf. p. 31 (trad., p. 51), où il est dit que les Arabes ont détruit, dans la région d'ar-Rayy,
toute trace des anciens monuments iraniens. La même exploitation politique des
«merveilles» peut être décelée chez Muqaddasï : cf. trad., § 88, note 1.
3. Un cas unique, à ma connaissance, d'exagération manifeste et impudente (trad.,
p. 60 : « my listeners will take this for an exaggeration on my part, though I have
stated only what I have witnessed ») concerne Nïsâbûr, où une tige de rhubarbe pourrait
peser jusqu'à 40 kg et un coing jusqu'à 1,3 kg {ibid., avec commentaire, p. 107).
4. P. 12 ; trad., p. 35.
5. Risâla, p. 34-35 ; trad., p. 54-55 ; le point culminant de l'Elbourz (Demâvend,
Dunbàwand) est en effet un massif volcanique dont l'activité était sans doute plus
forte qu'aujourd'hui, ce qui donne leur juste prix aux risques qu'Abfl Dulaf dit avoir
courus. Il a très bien noté les phénomènes, sulfureux notamment, et il conclut fort
justement : « The smoke which is taken for the breath (des êtres mythiques enfermés
dans la montagne) is simply the vapour of t h a t sulphurous spring. And this combination
gives an air of plausibility to what the common people allege ». Sur cette montagne,
cf. M. Streck, dans El (2), t. II, p. 108-109 (ne signale pas Abu Dulaf). On comparera
Abu Dulaf avec Ibn al-Faqïh, p. 274-279.

A n d r é MIQUEL. 13

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144 Géographie humaine du monde musulman

ne supportent qu'un style spontané qui suit, comme il le peut, les solli-
citations de l'œil ou de l'esprit. « Les pommes, à Ispahan, restent fraîches
sept années durant et les charançons n'y attaquent pas le blé. On y voit
des ruines superbes ». 1 La moisson serait abondante, s'il fallait relever
les notations de ce genre, typiques d'une expression désordonnée, truffée
de coq-à-l'âne, qui caractérisera tant de passages des masâlik wa l-mamâ-
lik.2 Que manque-t-il donc à Abû Dulaf, malgré le mode de vie, le savoir
et le style qu'il propose, pour être vraiment géographe, au sens où l'est
son contemporain Istahrï ? Précisément la conscience de cette vocation,
qui lui eût fait, d'une part, élargir le champ de vision trop restreint d'une
risâla et, d'autre part, regrouper ses données autour de quelques grandes
rubriques, territoriales ou autres : en un mot, de trouver, comme les masâ-
lik wa l-mamâlik, le moyen terme attendu entre la partitio mundi à la
mode de la sûrat al-ard, trop schématique et théorique, et l'observation
concrète du monde, qui mène à la vérité, sans doute, mais à travers une
expression désordonnée.
On ne saurait, bien entendu, faire à Abû Dulaf le procès de n'être pas
géographe, puisqu'il ne visait pas après tout à cela. Son mérite est ailleurs :
dans sa personnalité ambiguë, vivant d'attitudes contradictoires et
opposant, aux formules dépassées de la mode, les engagements libres de
la personne. Pour tout dire, mérite de la contestation, mais exprimée dans
les formes que lui prête, on l'a vu, la mentalité picaresque. Or, des pro-
testations de ce genre ne valent pas seulement par l'image qu'elles donnent
d'un certain type de mentalité. Les inquiétudes d'Abu Dulaf, rapprochées
de celles qui se font jour au même moment dans les masâlik wa l-mamâlik
d'Istahrï 3 , témoignent qu'en ce milieu du iv e /x e siècle, la curiosité de
quelques lettrés évolue de façon décisive et proclame périmés un certain
nombre de modèles : périmé le rapport d'ambassade 4 , traité cavalièrement,
bâclé même, et qui se voit opposer le plaisir du voyage en soi ; périmée
l'excursion imaginaire dans les livres et les dires d'autrui, car l'époque
arrive de l'aventure personnelle ; périmé enfin l'au-delà des frontières, au
profit de la découverte chez soi. Si l'on ne peut établir de liaison formelle

1. Risâla, p. 41 ; trad., p. 60.


2. On peut même, en tenant compte du goût croissant pour la prose rimée ( s a f ) qui
se manifestera dans les masâlik, prévoir la transformation des notations comme celles
d'Abu Dulaf dans le style de Muqaddasî. Soit (Risâla, p. 17) la phrase suivante : « l'Ar-
ménie connaît des prix modérés, mais parfois des sécheresses redoutables» : Arml-
niyyatu rahisatu l-as'âr wa rubbamâ kâna l-qahtu bihâ 'animan giddan. On peut très
bien envisager, chez un Muqaddasî, le schéma suivant : Arminiyyatu / rahisatu l-as'âr /
qalilatu l-amtâr / rubbamâ kâna..., avec institution de doublets phonétiques.
3. Il faut repenser, ici encore, au caractère exceptionnel et précurseur de l'œuvre
de Ya'qûbï.
4. N'oublions pas que la première Risâla est rédigée à l'occasion d'une ambassade
destinée à traiter, pour le compte des Sâmânides de Bubàrâ, l'affaire des « mariages
turcs ».

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Les gens du voyage 145

entre un Abu Dulaf et un Istahrï, du moins la commune présence, en leurs


œuvres, de ce manifeste d'un nouveau style témoigne-t-elle, dans la litté-
rature géographique d'alors, de l'intervention de changements décisifs.

Les routes du nord-ouest et du sud : l'Europe et l'Afrique

Les préoccupations déjà signalées se retrouvent aux routes d'Europe et


d'Afrique. Les ambassadeurs et agents de renseignements, ici encore,
jouent un rôle essentiel : le pôle des visées extérieures du monde musul-
man est évidemment Byzance, engagée avec lui dans un subtil complexe
de guerres et d'échanges 1 : 'Umâra b. Hamza la visite, avec tant d'autres 3 ,
au nom du calife, et ûazâl pour le compte de l'émir de Cordoue. Mais
Byzance, malgré son importance, n'épuise pas l'activité diplomatique :
le même ûazâl, quelque temps après, se rend dans le Jutland pour y trou-
ver un modus vivendi entre les envahisseurs normands de l'Espagne e t
l'émir 'Abd ar-Rahmân II, tandis que, vers les années 359/969-363/973,
Uswânï opère en Nubie et chez les Bedja, comme envoyé du général
fàtimide ôawhar. 3 Ces personnages officiels, toutefois, ne sont que les
points de mire d'une immense piétaille vivant, sous toutes ses formes, la
même aventure de conquête, d'argent ou de curiosité : soldats ou prison-
niers 4, commerçants qui passent au travers des guerres, et tous ceux-là
aussi en qui l'explorateur sommeille. Muliammad b. Miïsâ, que nous avons

1. Cf. M. Hamidullah, « L'Europe et l'Orient musulman», dans Arabica, VII, 1960,


p. 281-300 (avec bibliographie) ; A. Vasiliev, Byzance et les Arabes, passim ; M. Canard,
« Les expéditions des Arabes contre Constantinople dans l'histoire et dans la légende »,
dans J. As., 1926, p. 61-121. Du même, une étude d'ensemble des rapports militaires,
diplomatiques, économiques et culturels entre Byzance et l'Islam : «Les relations
politiques et sociales entre Byzance et les Arabes», dans Dumbarton Oaks papers,
n° 18, p. 35-56. Voir aussi Mas'udî, Prairies, t. II, p. 335 sq., et Muqaddasï, trad., § 123.
2. Il ne saurait être question de passer en revue toutes les ambassades arabes dans
l'Empire byzantin, sur lesquelles on renverra aux ouvrages et articles déjà cités, mais
d'indiquer celles qui semblent avoir donné lieu à des relations de voyage : à ma connais-
sance, celle de 'Umâra, reprise par Ibn al-Faqïh (cf. tableau des auteurs) en est jusqu'à
présent le seul spécimen, qui a d'ailleurs échappé à l'habituelle sagacité de Kratch-
kovsky. J e n'ai pas retrouvé trace, chez Ibn Hawqal, de cet agent de renseignements
que S. Dahan (introd. à la Risâla d'Ibn Fadlân, p. 17) donne, d'après cet auteur, comme
étant resté vingt ans à Constantinople, sur l'ordre de H â r û n ar-Ra5id. L'histoire
est connue, mais elle remonte à des sources beaucoup plus tardives, et son authenticité
est très contestable : cf. Kratchkovsky, p. 129-130 (133).
3. Sur Mûsà b. Nuçayr, cf. tableau des auteurs.
4. Sur des récits d'échanges de prisonniers, cf. Mas'udî, Tanbih, p. 255 sq. (à noter,
parmi ces échanges, celui qui comprend ôarmï) ; récits recueillis oralement de prisonniers
ou autres voyageurs musulmans dans l'Empire byzantin chez Ibn Hawqal, p. 195 sq.
Cette tradition de voyage, forcé ou non, vers Constantinople, restera vivace jusqu'à
une époque tardive : voir la traduction du récit du HSgg 'Abd Allah b. Muhammad,
qui visita Constantinople sous Andronic I I Paléologue (1282-1328), par M. Izeddin,
dans J. As., 1958, p. 453-457.

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146 Géographie humaine du monde musulman

déjà trouvé sur les routes du nord parcourt en Asie Mineure, vers les
années 845 de J.-C., la région de la Caverne des Sept Dormants. Garmî,
prisonnier des Byzantins, écrit un ouvrage sur leur Empire et les peuples
voisins. 2 Hârun b. Yaljyâ, surpris par des pirates sur les rivages de
Palestine, sans doute à l'extrême fin du ix e siècle, visite, sur les chemins
de sa captivité, Constantinople, Salonique, les pays slaves du sud, Venise,
Pavie et Rome, où il recueille des renseignements sur la France, la Bour-
gogne et la Grande-Bretagne. Le Juif espagnol Ibrahim b. Ya'qùb, pour
des raisons commerciales ou religieuses 3 , entreprend en Europe, vers
354/965, un très long périple qui le mène de la Bretagne — peut-être
de l'Irlande ou même de l'Islande — en Pologne et du Schleswig à la Sicile,
en passant par les Pays-Bas et l'Allemagne de l'empereur Othon le Grand,
qui le reçoit à sa cour. A l'extrême ouest, enfin, le iv e /x e siècle voit huit
jeunes hommes, que l'histoire a surnommés les Fils de l'Aventure (al-
Magrûrûn), quitter par mer Lisbonne et explorer les parages de Madère
et des Canaries.
On a beau jeu, certes de dénoncer le caractère parfois suspect des pré-
tendus résultats de ces expéditions. 4 C'est qu'en effet, si la réalité de ces
voyages peut être à peu près sûrement affirmée, et tout autant celle des
récits qui les consignèrent, le doute règne, en revanche, sur la forme et le
contenu originels de ces récits, tant les épaves conservées sont réduites,
et grande la distance chronologique entre ces originaux et les textes dans
lesquels, aujourd'hui, nous les lisons. 6 Sur le plan quantitatif, donc, on
peut à peine, devant quelques pages ou même quelques lignes, parler
d'œuvres, au sens courant du terme, le récit des Magrûrûn, ou du moins
ce qu'il en reste, occupant, de par sa minceur, une position extrême au-
delà de laquelle le souvenir des voyageurs est réduit à la simple mention
d'un nom, sans qu'on puisse savoir si ce nom, en son temps, était bien
synonyme d'un récit de voyage effectivement sanctionné par l'écriture. 6

1. Cf. supra, p. 132. Sur l'identification du personnage, cf. t a b l e a u des a u t e u r s .


2. Ibid.
3. Cf. Canard, dans EOLP, op. cil.
4. K r a t c h k o v s k y , par e x e m p l e , p. 135 ( 1 3 7 ) , p e u t , après de Goeje, t r o u v e r , d a n s
le récit des MaQrùrûn, des traces é v i d e n t e s d e « folklore ».
5. Si le mal parait m o i n d r e , a priori, p o u r u n ' U m â r a b. H a m z a , reproduit p a r
Ibn a l - F a q ï h , un M u h a m m a d b. Mûsâ ( p a r Ibn H u r d â d b e h et Mas'ûdï), un flarmî
(par Ibn H u r d â d b e h ) , u n H â r u n b. Y a h y â (par Ibn R u s t e h ) , q u e dire pour U s w â n ï ,
c o n n u s e u l e m e n t à travers Maqrîzï ( x i v e - x v B siècles), à son t o u r repris par M a n û f ï e t
Ibn I y à s ( x v e siècle ; cf. G. T r o u p e a u , dans Arabica, I, 1954, p. 276-277), pour I b r a h i m
b. Y a ' q û b , t r a n s m i s par Bakrï ( x i e siècle) e t Qazwïnï ( x i n e siècle), pour les Magrûrûn
(Idrïsï [ x n e siècle], repris par A b u H â m i d a l - û a r n à t ï [ x n e siècle] et ' U m a r ï [ x i v B siècle]),
et s u r t o u t p o u r Gazàl ( I b n D i h y a [ x n e - x m e siècles] e t Maqqarï [ x v i e - x v n e siècles]) ?
Le p r o b l è m e e s t repris infra, p. 147-148.
6. Tel e s t le cas, n o t a m m e n t , de Hâlid a l - B a r l d ï ( M u q a d d a s î , trad., § 123, o ù X'isnâd
d o n n é n ' e s t pas i n c o m p a t i b l e , dans le principe, a v e c la p r o d u c t i o n , par c e p e r s o n n a g e
et e n son t e m p s , d'une relation écrite) et des e n v o y é s de H â r u n ar-Ra5îd en A r a b i e

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Les gens du voyage 147

Mais en définitive, si t o u t jugement sur l'authenticité des fragments


conservés, t o u t effort en v u e de leur exploitation apparaissent ainsi très
difficiles, cela tient moins au caractère discontinu et parcellaire des t e x t e s
sauvés qu'aux formes dans lesquelles la littérature arabe a pu les reprendre
et les couler, depuis le t e m p s de leur rédaction jusqu'à celui de leur consi-
gnation par des écrivains pour la plupart largement postérieurs. Les
modes de l'adab, sa recherche du merveilleux, parfois aussi une certaine
tradition poétique arabe ont si bien marqué, sur plus d'un point, les t e x t e s
conservés que chacun des auteurs doit être jugé non pas en lui-même, mais
toujours dans son rapport à son transmetteur et selon un double critère :
la distance chronologique qui sépare ce transmetteur de ses sources et
son goût plus ou moins prononcé pour les formes homologuées de l'art
d'écrire. Aussi peut-on établir, semble-t-il, quatre degrés dans l'appré-
ciation de la fidélité a u x t e x t e s anciens. L'image la plus sûre naît sans
doute du rapport entre un écrivain reconnu pour sérieux et un modèle
assez rapproché dans le t e m p s : c'est le cas pour Muhammad b. Mûsà
et ûarmî, démarqués et cités par Ibn Hurdâdbeh, ou pour Hârun b.
Y a h y â à travers Ibn R u s t e h . 1 La fidélité aux sources diminue lorsqu'elle
est compromise par le seul effet de la distance chronologique entre d e u x
auteurs, m ê m e si l'on a d m e t leur goût de la recherche objective, c o m m e
pour les Magrûrûn2 et Idrïsï, ou pour U s w â n ï 3 et Maqrïzî, qui ne nous livre,
du t e x t e de son modèle, que la matière de quelques paragraphes.
Les m ê m e s déficiences 4 peuvent se faire jour lorsque le modèle est cité par

du sud (Idrïsï, éd. J a u b e r t , t. I, p. 64, cité p a r K r a t c h k o v s k y , p. 129 [132]). Il convient


de ne p a s oublier, enfin, t o u t e s les sources orales (cf. p a r exemple supra, p. 145, n o t e 4),
qui ne p e u v e n t t r o u v e r leur place dans le p r é s e n t chapitre, conçu c o m m e u n réper-
toire des sources écrites (connues d i r e c t e m e n t ou non).
1. Sur le premier et son sens critique, cf. K r a t c h k o v s k y , p. 130 (133) ; sur ô a r m î
et l ' e x a c t i t u d e de sa description a d m i n i s t r a t i v e de l ' E m p i r e b y z a n t i n , ibid., p. 132 (134) ;
H â r u n b. Y a h y â , s'il se laisse aller, dans sa description de R o m e , à u n goût du m e r -
veilleux qui n ' e x c l u t d'ailleurs p a s un fond de réalité, nous a d o n n é , en t o u t é t a t de
cause, sur Gonstantinople, des renseignements d ' u n e x t r a o r d i n a i r e intérêt. R e s t e
é v i d e m m e n t le problème m ê m e du volume, e x t r ê m e m e n t r é d u i t , de ces e x t r a i t s : la
perte la plus sensible semble affecter l ' œ u v r e de Garmî, plus a m p l e à l'origine q u e
les a u t r e s (cf. K r a t c h k o v s k y , p. 132 ;'. f . [135]).
2. Le b u t de leur expédition est donné c o m m e s t r i c t e m e n t scientifique : r e c o n n a î t r e
la configuration et les limites de la mer des Ténèbres (océan).
3. Il nous livre une r e p r é s e n t a t i o n assez e x a c t e du système du Nil et de ses a f f l u e n t s ,
en m ê m e t e m p s q u ' u n t a b l e a u r e m a r q u a b l e m e n t détaillé et précis de l'organisation
territoriale et politique de la Nubie et des B e d j a . Mais le f a i t m ê m e que ce t a b l e a u
soit r e p r o d u i t fidèlement p a r Maqrizï, s'il t é m o i g n e , chez celui-ci, d ' u n e conception
élevée de son h o n n e u r d'écrivain, le f a i t t o m b e r dans u n a u t r e t r a v e r s : l'absence
d ' u n e conception de l'histoire. T o u t se passe c o m m e si les q u a t r e siècles qui le s é p a r e n t
d ' U s w â n ï é t a i e n t passés sur ces p a y s sans y rien changer.
4. On p r e n d r a ce t e r m e , bien e n t e n d u , t o u j o u r s sur le plan de l'appréciation o b j e c t i v e
d ' u n e réalité historique, é t a n t e n t e n d u que, p o u r l'étude sociologique des m e n t a l i t é s ,
les t e x t e s n ' o n t pas moins de valeur que les a u t r e s .

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148 Géographie humaine du monde musulman

un écrivain assez peu éloigné de lui dans le temps, mais dont nouf connais-
sons le goût avéré pour les formes littéraires en honneur dans son siècle :
q u ' I b n al-Faqïh ait déformé 'Umâra b. Hamza dans le sens du merveil-
leux ou qu'il se réfère à lui parce qu'il trouve en cet auteur comme un
modèle, précisément, au regard de ses propres tendances, le résultat est
le même : l'envahissement du récit par le prodige 1 . Enfin, les atteintes les
plus graves seront portées à l'original lorsque l'utilisation de formes litté-
raires conventionnelles se conjugue à la distance chronologique : que reste-
t-il de l'œuvre d'Ibrahim b. Ya'qflb, mutilée, confondue avec d'autres,
éparpillée aux quatre coins de l'ouvrage d'un Qazwïnï, vulgarisateur
honnête, certes, mais pour lequel l'apprentissage du savoir est rarement
séparable du plaisir que procure l'insolite ? E t ce Gazai qu'on nous pré-
sente, quatre ou huit siècles après, dans les mêmes formes stéréotypées
de l'amour courtois et de l'honneur 2 , s'était-il vraiment comporté ainsi
dans ces affaires en principe sérieuses que sont une ambassade et la rédac-
tion des rapports que l'on en donne ? 3 On le voit, la distance chronologique
doit être, en tous ces cas, jugée à deux niveaux : à celui de la connaissance
historique, on devra évidemment faire de sérieuses réserves sur l'authen-
ticité de l'œuvre transmise ; mais précisément l'ampleur de la défiguration
historique des textes originaux est la preuve, sociologique cette fois, de
son remodelage en fonction du système culturel accrédité dans les cons-
ciences. Ce sont les Arabes du Moyen Age, et non pas nous, qui désignent
ce remodelage, une fois de plus sous le même terme d'adab.

1. Même si celui-ci existait, dans son principe, à la cour de l'empereur byzantin,


les modes sous lesquels il nous est présenté ici (Ibn al-Faqïh, p. 137-139) n'en demeurent
pas moins extravagants.
p 2. Lévi-Provençal (repris par A. Huici Miranda, dans El (2), t. II, p. 1062) a pu
noter (« U n échange d'ambassadeurs entre Cordoue et Byzance au i x e siècle », dans
Byzantion, X I I , 1937, p. 1-24) l'inquiétante constance des mêmes thèmes dans le
récit des deux ambassades de Gazai à Constantinople et au Jutland : ruse pour éviter
l'entrée à l'audience du souverain par une porte-joug, amitié amoureuse avec la reine
et envoi de poèmes. Lévi-Provençal en concluait que le récit du Jutland était « une
contamination postérieure », l'ambassade à Constantinople recouvrant seule une réalité
historique. Kratchkovsky, p. 133-134 (136), a fait justice de cette hypothèse, mais
l'article de Lévi-Provençal n'en demeure pas moins essentiel, dans la mesure où il
démontre la constance de ces thèmes : il se réfère en effet à une chronique-compi-
lation sans doute antérieure aux textes d'Ibn Diljya et de Maqqari, mais où, déjà,
ces thèmes existaient : thèmes, par conséquent, dont l'aura poétique et merveilleuse
ne pouvait que s'aflirmer au cours des âges*.
3. Même si l'on admet, comme plus haut (p. 135-136, 141), que cette rédaction elle-
m ê m e n'est pas incompatible avec certaines formes littéraires, il n'en demeure pas
moins étrange, ici, que les souvenirs des ambassades de ûazâl se réduisent exclusi-
vement à ces formes.

•Voir Aildcndii. |);i«c 10.",

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Les gens du voyage 149

Les débuts d'une « géographie spirituelle des intercessions »

On connaît, à travers certaines remarques de Goldziher et d'autres études


plus r é c e n t e s u n e littérature née des thèmes, rites ou lieux de pèlerinage.
Si le genre des manâsik al-hagg ou des traités de rituel 2 n'intéresse pas
notre propos, il n'en est pas de même des Pilgerfiihrer « à base topogra-
phique». Ceux-ci, dont l'apparition semble avoir été assez tardive 3 ,
sont en réalité des œuvres à deux visages : l'un, que l'on pourrait appeler
de topographie profane, regarde en effet les lieux et observe parfois, à cette
occasion, leurs particularités ou leurs productions ; l'autre, qui nous fait
reprendre les termes employés à propos de Massignon \ vise une « géogra-
phie spirituelle des intercessions », pour laquelle les lieux décrits « ne sont
pas des sites attirants pour les yeux », mais ceux-là mêmes que regroupe,
au-delà des différences de situation sur le globe, la commune et active
mémoire des saints qui les hantèrent.
On voit bien, certes, en quoi cette littérature, en son souci de décrire
les pays et les villes, est tributaire des œuvres géographiques : particu-
lière à un ensemble régional, elle s'inscrit dans la tradition des mono-
graphies»; générale, comme c'est le cas avec Harawï (mort en 611/1215),
elle puise au genre, non moins établi alors, des masâlik wa l-mamâlik. «
Il est beaucoup plus difficile, en revanche, de lui trouver, à l'époque qui
nous occupe, des antécédents en tant que géographie spirituelle. Les seuls
livres qui, à ma connaissance, se présentent avant l'an mil comme des
répertoires systématiques de lieux saints, se situent dans une perspective
radicalement différente : le Livre des monastères (Kitâb ad-diyârâf),
de Sâbustï, le seul que l'histoire nous ait conservé, n'est ni plus ni moins
qu'un recueil très profane, tout comme devaient l'être, avant lui ou à son
époque, ceux qu'avaient composés, sur ce même sujet, quelques-uns des
plus grands noms de la littérature arabe : HiSâm b. MuJjammad al-Kalbï
et Abu 1-Farag al-Isfahànï, pour ne citer que ces deux-là. 7 Recueil pro-
fane, en effet, disions-nous, et à plus d'un titre : au regard de la religion
islamique, d'abord, car les monastères dont parlent ces Musulmans sont

1. « Muhammedanische Tradltionen... », dans ZDPV, II, 1879, p. 1 4 ; Muhammeda-


nische Studien, t. II, p. 318, note 2. Dernier état de la question dans J. Sourdel-Thomine
introd. à la trad. de Harawï, Kitâb az-ziyârât, D a m a s (IFD), 1957.
2. Voir références chez J. Sourdel-Thomine, op. cit., p. X X X , notes 2, 3.
3. A de très rares exceptions près, représentant d'ailleurs des œuvres disparues :
cf. Muhammedanische Studien, loc. cit., et J. Sourdel-Thomine, p. X X X - X X X V .
4. Cf. V. Monteil, introd. à Parole donnée, p. 27 sg.
5. Cf. infra, chap. VII. Genre lui-même développé à partir du thème de la compa-
raison et des mafâbir wa l-matâlib : cf. supra, chap. II, p. 54, note 1, p. 55, note 2.
6. Et, comme lui, accessoirement à la littérature des « merveilles » : cf. J. Sourdel-
Thomine, p. X X X V I I .
7. Autres noms dans K. 'Awwâd, introd. à l'éd. du Kitâb ad-diyârât, p. 22-26.

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150 Géographie humaine du monde musulman

e x c l u s i v e m e n t chrétiens, mais aussi en un sens absolu, p a r l'absence totale,


en ces r a p p o r t s , de la m o i n d r e religiosité. Qu'est-ce q u ' u n m o n a s t è r e
p o u r S â b u s t ï ? A v a n t t o u t , le lieu d'origine d ' u n certain n o m b r e de t r a -
ditions historiques (ahbâr) où le couvent intervient, à l'occasion des vicis-
situdes politiques d o n t il f u t le témoin, des personnages célèbres qu'il
accueillit ou des poèmes qu'il inspira. Mais ces récits, qui occupent l'énorme
m a j o r i t é de l'ouvrage, sont introduits, pour chaque couvent, p a r quel-
ques lignes stéréotypées, qui nous le p r é s e n t e n t comme un lieu d o n t la
fonction essentielle est le plaisir : celui des yeux, qui s ' a t t a r d e n t au m ê m e
p a y s a g e de verdure, de fontaines et de cours d'eau, et aussi ceux que
procure, à la foule des villes, chrétienne ou m u s u l m a n e , lors de la fête
annuelle d u saint surtout, le vin tiré a u x pressoirs du m o n a s t è r e et bu
d a n s des t a v e r n e s voisines où les filles ne m a n q u e n t pas. Vu p a r ce b o u t ,
le m o n a c h i s m e chrétien, en Mésopotamie n o t a m m e n t , est, p o u r un lettré
m u s u l m a n de l'époque, s y n o n y m e de ripaille et c'est, f o r t j u s t e m e n t , au
m o t d'adab encore que recourt l'éditeur du Kitâb ad-diyârât p o u r carac-
tériser, dans ses thèmes, ses formes et son esprit, cette l i t t é r a t u r e du
plaisir.1
Or, à p a r t i r du x i e siècle, on assiste, en ce domaine particulier, à un
r e n v e r s e m e n t de la t e n d a n c e : l'histoire et la topographie des couvents
chrétiens s o n t abandonnées p a r les Musulmans, au moins sous la f o r m e
s y s t é m a t i q u e où nous les a v o n s connues, et prises en charge p a r les Chré-
tiens eux-mêmes, dans un esprit, on s'en doute, t o u t d i f f é r e n t 2 , c e p e n d a n t
q u e les Musulmans se p r é p a r e n t , de leur côté, à t r a v e r s l ' é t u d e de leurs
p r o p r e s sanctuaires et l'essor du culte des saints, à inaugurer réellement une
géographie spirituelle qui leur a p p a r t i e n n e en propre. Ce double mouve-
m e n t n'a p a s de quoi s u r p r e n d r e : il est permis d'y voir le r é s u l t a t des
nouvelles conditions politiques et religieuses faites a u x deux c o m m u n a u -
tés. Chez les Chrétiens, la prise en charge de c e t t e l i t t é r a t u r e des couvents
s'inspire, à n ' e n pas douter, d ' u n souci d'apologétique, de défense et illus-
t r a t i o n des monastères, alors menacés p a r le renouveau de l'orthodoxie
m u s u l m a n e et, plus encore, p a r le raidissement général de l'Islam à la
suite de l ' i m p a c t des Croisades. Ce sont ces mêmes raisons qui expliquent,
avec plus de nuances, du côté m u s u l m a n , le désir de promouvoir une hagio-
g r a p h i e spécifiquement islamique, soit que les écoles, en ordre dispersé,
recherchent, chacune pour leur propre compte, les g a r a n t s que c o n s t i t u e n t

1. Op. cit., p. 19 : l'auteur (que l'on a p r é c é d e m m e n t qualifié d'adlb) « n e parle


q u e de ce qui p e u t procurer plaisir et a g r é m e n t (ma ladda wa tâba) : belles histoires,
jolies descriptions... Il écrit dans le s t y l e é l é g a n t et c h a r m a n t des plus grands lettrés
d e ce i v ° / x e siècle». Sans partager l ' e n t h o u s i a s m e de l'éditeur pour la manière d'un
SâbuStî, on p e u t lui reconnaître de la simplicité, de l'aisance et parfois, malgré les
f o r m u l e s s t é r é o t y p é e s , quelques trouvailles heureuses : e n bref, une certaine a t t e n t i o n
p o r t é e au s t y l e , laquelle est une d e s m a r q u e s de l'adab.
2. Voir les n o m s cités dans K. ' A w w â d , op. cit., p. 27 sq.

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Les gens du voyage 151

tel ou tel groupe de lieux saints, tel ou tel personnage dont elles se récla-
m e n t , soit qu'on devine, au-delà des préférences personnelles des auteurs,
u n e volonté de donner, dans une vision syncrétiste et globale, le dénomi-
nateur commun de l'Islam à l'ensemble des lieux saints, un souci « de
reconstruire, par une réconciliation entre Sunnites et Chiites, l'unité
primitive de l ' I s l a m » . 1
Si, à partir du x i e siècle, les efforts de conciliation islamo-chrétienne
qui avaient pu être tentés j u s q u e là, sur le plan social et politique 3 ,
semblent réduits à néant, si, sur le plan religieux, chacune des deux com-
m u n a u t é s se m o n t r e désormais soucieuse de s'affirmer essentiellement en
se distinguant de l'autre, on s'étonnera moins que, sur le plan littéraire,
cet autre syncrétisme soit rompu, que représentait le t r a i t e m e n t d ' u n
thème chrétien, celui des monastères, selon les normes en usage dans la
littérature arabo-musulmane du x e siècle. Auteur marginal 3 si l'on s'en
t i e n t aux limites historiques imposées à cette étude, Sâbustî ne l'est plus
si on le replace dans l'évolution d'ensemble de ce genre que nous avons
appelé la géographie spirituelle. Car il est u n peu, à l'itinéraire religieux
d ' u n Harawï ou au récit de pèlerinage d ' u n Ibn Gubayr, ce que la géogra-
phie théorique, sous sa forme administrative ou cartographique, est a u x
masâlik wa l-mamâlik. Ici aussi, les thèmes livresques seront appelés à
être revus, vivifiés par l'expérience visuelle et directe, à cette différence
que, d'une p a r t , le phénomène se produira, pour cette géographie spiri-
tuelle, avec quelques siècles de retard et, surtout, qu'il ne naîtra pas de
simples motifs personnels de curiosité, mais de raisons plus profondes
ressortissant, on l'a vu, à de nouvelles circonstances historiques. Le schéma
de l'évolution, toutefois, reste le même et substitue, il faut y insister, à
une expérience livresque la confrontation avec les lieux d'une expérience
personnelle, qui est ici celle de la foi.

Conclusion

On a posé, chemin faisant, deux termes essentiels de cette géographie du


voyage, termes opposés et en m ê m e temps indissociables : le témoignage

1. H. Laoust, Le précis de droit d'Ibn Qudàma, Damas ( I F D ) , 1950, p. X X (cité


dans J. Sourdel-Thomine, op. cit., p. X X , qui cite également, avec Harawï, quelques
autres exemples de ce syncrétisme chez les pèlerins). Sur l'ensemble des problèmes
évoqués ici, cf. J. Sourdel-Thomine, p. X X I I - X X I I I ; D. Sourdel, « dayr», dans El (2),
t. II, p. 201 ; II. Laoust, La profession de foi d'Ibn Datta, Damas (IFD), 1958, p. X X V I I I ,
X C I I sq. ; C. Cahcn, « dliimma», dans El (2), t. II, p. 234 sq. (dans une perspective
plus historique et socio-économique que culturelle) ; G Graf, Geschiehte der chrisllichen
arabischen Lileratur, Vatican, 1944-1953, 5 vol., t. I, p. 52-77 ; t. II, passim.
2. On pense notamment au rôle joué par les kuttâb d'origine chrétienne : cf. D. Sour-
del, Vizirat, passim, et « Dayr Kunnâ », dans El (2), t. II, p. 203-204.
3. Et donc justiciable, en soi, du chapitre « La géographie sans les géographes».

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152 Géographie humaine du monde musulman

direct Çiyân) et les données d'une culture (adab). Ces deux constantes
voisinent toujours et toujours s'affrontent ou se modèlent l'une l'autre,
soit chez un même auteur, soit au niveau d'un jugement global sur l'en-
semble des œuvres. 1 II semblerait à première vue normal, au terme d'une
étude sur les voyages, d'essayer de préciser ce qu'est, pour un Musulman
de cette époque, l'acte de voir; mais précisément celui-ci ne peut jamais
être défini de façon absolue, jugé en lui-même, autrement dit en dehors
de tout rapport avec les données de la culture qui est celle des voyageurs.
Il importe donc de s'attacher maintenant à étudier les thèmes, l'esprit
et les mécanismes de l'adab, en définissant en même temps ses rapports
avec l'expérience personnelle : ainsi qu'on l'a dit plus haut 2 , c'est à Ibn
al-Faqïh qu'on demandera d'éclairer cette recherche.

1. Dans le premier cas, on pensera par exemple à un Abu Du] ai Mis'ar; dans le
second, on opposera les données de la Relation au traitement qu'elles subissent dans
le Supplément ou les Merveilles.
2. P. 108.

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CHAPITRE V

lbn al-Faqïh
ou la géographie vue par l'adab

L'œuvre d'Ibn al-Faqih et le problème de sa transmission

D'entrée de jeu, après une invocation d'une extrême concision, lbn al-
Faqih déclare : « Il existe, selon al-Fadl b. Yaljyà \ quatre classes d'hom-
mes : les rois, que distingue leur mérite, les ministres, dont la précellence
est fondée sur la sagacité et le jugement, les nobles, qui s'élèvent par leur
aisance, et tout homme moyen (awsât) qui, par l'apprentissage de la cul-
ture (ta'addub), gagne sa place avec les précédents. Hors de ceux-là, il n'y
a que déchets et écume, qu'un torrent de débris, d'abjections et d'ordures,
un compagnonnage de la médiocrité dont le commun souci a nom pain et
sommeil. A Mu'âwiya qui lui demandait de parler des êtres humains, al-
Atinaf 2 répondait : «Il y a les têtes, que la chance place tout en haut, les
« épaules », qui doivent leur grandeur à leur conduite et la somptueuse publi-

1. Sur ce Barmécide, cf. D. Sourdcl, dans El (2), t. II, p. 750. Les passages d'Ibn
al-Faqih cités ici se trouvent p. 1-3 du KitSb al-buldûn.
2. Sur ce notable et général tamlmite, cf. C. Pellat, dans El (2), t. I,p. 313-314.

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154 Géographie humaine du monde musulman

cité qu'elles se font, et les lettrés (udabâ'), qui peuvent rejoindre les rangs
des précédents en se cultivant (ta'addub). Après eux, les hommes sont
comme des bêtes : affamés, ils courent au pré, rassasiés, ils courent au lit ».
B u z u r g m i h r \ lui, conseillait à qui voulait parvenir au plus degré jamais a t -
t e i n t par les maîtres de la culture (âdâb), de fréquenter un roi ou un minis-
tre : le zèle, disait-il, qu'ils apportent à connaître l'épopée et l'histoire des
rois 2 , la culture (âdâb) et ses maîtres vous inciteront à cette recherche. Le
moyen de s'approprier ce savoir ? L'exercice de l'intelligence, car une telle
q u ê t e est la matière de notre être e t la culture (âdâb) n'est pas sépara-
ble de l'effort».
Il ne reste plus à Ibn al-Faqïh, après quelques citations du même ordre,
q u ' à demander au lecteur de bien accueillir un ouvrage inspiré d'un aussi
noble dessein, « r e n f e r m a n t toutes sortes de traditions (ahbâr) sur les diffé-
rents pays, sur les m o n u m e n t s et autres merveilles Çagâ'ib) que l'on p e u t
voir d a n s les provinces » 3 , u n livre enfin « dont t o u t e la substance est faite
de t r a d i t i o n s (ahbâr), de poésies, de citations et de sentences, enregistrées
sur le vif p a r une mémoire toujours à l'écoute».
Cette entrée en matière, assez fracassante, nous est précieuse à plus d ' u n
titre, car la définition, par Ibn al-Faqïh, des lignes de force de son ouvrage
n'est pas seulement utile en soi : elle intervient, t o u t a u t a n t , si l'on posé
le problème de la fidélité de notre t e x t e à l'original. Le Kitâb al-buldân
(Livre des pays) se présentait, lorsqu'il f u t composé vers 290/903, comme
une encyclopédie, en cinq volumes, du monde de l'Islam, alors que nous
ne le connaissons a u j o u r d ' h u i que par le résumé (muhtasar) qui en f u t fait
par un certain 'Ali as-Sayzarï en 413/1022. 4 Une œuvre ainsi transmise
appelle, dans le principe, de sérieuses réserves ; mais une chose est la
réduction quantitative — qui reste, hélas 1 acquise — de l'original », et une
autre, l'esprit même dans lequel f u t effectuée cette réduction. Nous
serons, semble-t-il, en droit d'étudier l'œuvre d ' I b n al-Faqïh selon des
approximations suffisantes si nous nous rassurons sur deux ordres de
fidélité : l'une tient au respect des intentions de l'œuvre originale, et p e u t
donc, à ce titre, être jugée de façon absolue ; l'autre, qui intéresse la m a -
tière traitée, doit l'être au contraire de façon relative, par référence au

1. Sur ce personnage célèbre des légendes iraniennes, qui apparaît notamment dans
le Kalila wa Dimna, cf. H. Massé, dans E.I (2), t. I, p. 1399.
2. Ma 'rifat ayyâmi l-mulûk wa aàbârihim.
3. Littéralement: les districts (kuwar, choisi par euphonie avec ahbâr, qui précède).
4. Références dans Kratchkovsky, p. 156-158 (162-163) ; on signale ici, pour mémoire,
la thèse selon laquelle l'auteur du résumé serait Ibn al-Faqïh lui-même, thèse difficile-
ment défendable, comme le souligne de Goeje (introd. au Kitâb al-buldân, p. VIII).
5. Le manuscrit conservé à Me5hed*eût donné sans doute un t e x t e plus complet, mais
il est malheureusement réduit à la première partie de l'œuvre : cf. V. Minorsky, « A
false Jayhânï», dans BSOAS, X I I I , 1949-1950, p. 89, note 5, et introd. à la deuxième
Risâla d'Abû Dulaf Mis'ar, op. cit., p. 2, note 3 (avec bibliographie).

"•Voir Addenda, page 105

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Ibn al-Faqïh 155

maintien, lors du passage au Muhiasar, non pas évidemment du v o l u m e


b r u t des divers thèmes, mais de leurs proportions respectives, entre eux e t
par r a p p o r t à l'ensemble.
Le premier point ne paraît pas soulever de difficultés : une première
certitude est la cohérence de l'ouvrage, le corps du livre répondant pleine-
ment, on y reviendra, aux intentions de la préface. Cette cohérence posée,
on doit logiquement en inférer une unité d'inspiration, soit que le livre
ait été entièrement refondu par Sayzarï, soit que le transmetteur, scrupu-
leusement soucieux de son rôle, ait mis son honneur, en s'effaçant derrière
le maître, à conserver le ton et l'esprit de l'œuvre originale. A ce point du
débat, on se retournera vers ceux-là mêmes qui eurent sur nous le privilège
de connaître le Livre des pays en sa forme complète et l'on conclura, si la
définition qu'ils nous en donnent s'accorde à son t o u r avec le texte q u e
nous avons sous les yeux, à une filiation directe entre l'original et son
abrégé. Or, la définition attendue est p r o b a n t e : « Ibn al-Faqïh, déclare
MuqaddasI, a suivi une voie originale 1 : il ne mentionne guère que les
villes les plus importantes, ne précise ni districts ni zones militaires e t
introduit dans son œ u v r e des sciences qui n'y ont point leur place ; t a n t ô t
il se détache de ce monde, t a n t ô t il le convoite ; ici, il suscite nos larmes, là
il nous amuse et nous divertit». E t plus loin 3 : « C'est t o u t un, dit le m ê m e
auteur, que de lire Ibn al-Faqïh ou Gâhiz. » Lignes essentielles pour notre
propos puisque les qualités qu'elles prêtaient en leur temps à l'œuvre ori-
ginale sont les mêmes encore qui définissent, pour les lecteurs d'aujourd'hui,
l'abrégé de Sayzarï, et donc que nous pouvons considérer celui-ci comme
fidèle 3 : le disciple aussi bien que le m a î t r e se maintiennent dans la voie
d'une culture moyenne que la préface citée, la lettre même du t e x t e d u
Muhtasar et le propos de Muqaddasï s'accordent à définir par l'absence de
technicité, la volonté d'éclectisme et le souci d'intéresser le lecteur à t o u t
prix, toutes caractéristiques que nous avons déjà rapportées, chemin
faisant, à l'adab. Il n'est pas étonnant, en dernière analyse, que la raison
fondamentale de la fidélité de l'abrégé à l'original doive ainsi être recherchée
au niveau plus général de leur commune fidélité aux normes d'une culture,

1 . « U n e autre voie», dans la traduction que j'ai donnée de ce passage (§ 13) : cet
t autre » doit s'entendre par rapport à la sùrat al-ard et Balbï, dont il est question immé-
diatement avant.
2. Ed. de Goeje, p. 241.
3. C'est aussi l'avis de de Goeje (introd. au Kiiâb at-buldân, p. VIII), qui note, après
Loth, que presque tous les passages de l'original cités par Yâqût se trouvent dans
l'abrégé : cela peut donner à penser que la réduction opérée n'est pas, même en volume,
aussi ample que le laisseraient croire les chiffres bruts (les 5 volumes de l'original
[cf. Muqaddasï, trad. § 13 bis] contre le résumé, les 1 000 feuillets du même original
[cf. Fihrist, p. 154 et Yâqût, Udabâ', t. IV, p. 199-200] contre les 330 p. de l'éd. de
Goeje). La discussion sur ce point précis sera reprise plus bas.

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156 Géographie humaine du monde musulman

sous le commun patronage d'un Gâhiz définitivement fixé par la légende


dans un rôle d'amuseur. 1
Reste à juger de la fidélité aux divers thèmes originaux ou, comme on l'a
dit, à apprécier l'importance et les volumes relatifs des thèmes les uns par
rapport aux autres. Une première approximation peut être cherchée dans
l'étude des dominantes : compte tenu de ce qu'on sait de la personnalité
d'Ibn al-Faqïh et, le cas échéant, de l'œuvre originale, on déterminera a
priori quels devaient en être les thèmes majeurs et on se demandera s'ils
prévalent encore dans le Muhtasar. Or, la postérité nous a conservé de notre
auteur trois images essentielles : comme son nom complet d'Abfl Bakr
Ahmad b. Muhammad b. Ishâq b. Ibrâhïm Ibn al-Faqïh al Hamaçlânî
nous l'indique, il était iranien, originaire d'une des plus glorieuses villes de
Perse, l'antique Ecbatane. Sa famille y était apparemment fort connue, et
particulièrement ce Muhammad b. Ishâq dont le fils, par son nom, fit passer
à l'histoire la qualité de juriste (faqïh). Tradition familiale, donc, de
jurisprudence et de connaissance de la tradition orale, qui est, à n'en pas
douter, le second trait dominant de la formation de notre personnage :
Y â q u t 3 le donne, après son père, comme traditionniste et cite, en bonne
méthode, ses maîtres et ses élèves. Point essentiel toutefois : il semble que la
spécialisation de la famille en ces matières ait été avant tout profane, fondée
sur les ahbâr plus que sur le hadît, ce qui expliquerait à la fois et la seconde
nisba d'Ibn al-Faqïh, celle d'al-Aljbârï (maître en traditions profanes), et
que son nom ne figure pas dans les répertoires usuels où sont consignées les
vies des pieux muhadditûn.a Si, en revanche, le Fihrist et Yâqùt lui font
l'honneur de leurs rubriques, c'est bien, précisément, en t a n t que maître en
culture profane, le terme d'adïb4 définissant incontestablement sa troisième
et suprême qualité.
Iranien, il ne pouvait, en bonne logique, que consacrer à la Perse une
p a r t essentielle de son œuvre, prévision que le Muhtasar ne dément pas,
les pages relatives au pays natal occupant environ, selon qu'on entend l'ex-
pression au sens restreint ou au sens large, un peu moins d'un quart ou d'un

1. Cf. supra, p. 37 (et note 4), 45, 59, 65. Ajouter a u x références données la formule
d'Ibn H a z m (citée dans Grilnebaum, op. cit., p. 228, note 2), pour qui Gâhi? est « l'un
de ces hommes frivoles qui sont dominés par le désir de plaisanter et l'un de ceux qui
induisent en erreur, mais cependant, comme nous l'avons vu, un homme qui, dans ses
livres, n'avance jamais un mensonge délibérément et avec assurance, bien qu'il expose
s o u v e n t les mensonges des autres » : phrase embarrassée, dont les hésitations montrent
bien le conflit entre une légende reçue et un jugement personnel, sensible à l'inquiétude
êâhi?ienne, à toute une recherche qui se méfie du dogmatisme.
2. Cf. supra, p. 155, note 3.
3. La Taikirat al-huffâi de Dahabï, notamment, un des exemples les plus complets
du genre.
4. Le Fihrist et Yâqut (foc. cit.) le classent expressément « parmi les gens de Vadab »
(min ahl al-adab).

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Ibn al-Faqïh 157

tiers du volume total. 1 Féru de traditions orales, Ibn al-Faqïh se devait


de bâtir un livre inspiré d'elles : fidèle au programme tracé dans la préface,
le Muhtasar, dont il est difficile de penser, ici encore, qu'il diffère de l'ori-
ginal, est fondé, en sa quasi-totalité, sur une science empruntée aux récits,
aux sentences et aux citations poétiques. 2 Enfin, puisque, au témoignage
même de Muqaddasî, l'ouvrage original puisait aussi évidemment à l'esprit
de ï'adab, il est normal d'estimer que tous ces thèmes nés du goût pour
l'insolite, l'éclectique et le littéraire ne devaient pas occuper dans l'original
une place moins grande que dans le Muhtasar, où ils régnent décidément à
peu près sans partage. Cette domination devant faire l'objet même de
notre étude, on nous permettra, afin de ne pas allonger inutilement cette
discussion sur l'authenticité du Muhtasar, de nous contenter ici d'une sorte
de contre-épreuve, au demeurant importante pour la connaissance de
l'original. Il existe un thème dont nous savons, de façon certaine, qu'il a
fait les frais du passage de l'original à l'abrégé. La formule de Muqaddasî,
citée plus haut, est en réalité, dans sa version intégrale : « C'est tout un
que de lire Ibn al-Faqïh, ou de lire Gâhiz et la grande Table astronomique ».8
L'assertion est à première vue étrange, qui associe ainsi un maître delà prose
littéraire et la géographie astronomique, et elle semble battre en brèche ce
que nous avons dit du caractère présumé de l'original. Mais elle pose aussi
un autre problème : on voit mal comment un Sayzarî, cent ans après la
parution du Kitâb al-buldân et alors que celui-ci circulait toujours 4 sous
sa forme originale, aurait pu lui infliger impunément un traitement aussi
radical. Les deux questions que nous venons de soulever sont en réalité
justiciables des mêmes réponses. Si Sayzarî a pu agir comme il l'a fait sans
qu'une voix se soit élevée pour lui demander compte de son attitude envers
une œuvre pourtant très en faveur auprès des lettrés s, c'est, ou bien que le

1. P. 195-286 (Fârs, Kirmân, Ûabal, Àtfarbaygân), 301-314 (Tabaristàn), le seul


û a b a l o c c u p a n t les p. 209-284, sur le total des 330 p. du Mubtasar.
2. Ibn al-Faqîh était également connu en s o n t e m p s par une anthologie critique de
poètes « modernes » : cf. Fihrist et Y â q û t , loc. cit.
3. Az-zij al-a'jam : ce p e u t être le ziij de M u h a m m a d b. Musa al-tfuwârizmï, qui
f u t en effet très répandu (cf. C. A. Nallino, « A s t r o n o m i e », dans El, t . I, p. 506), ou
celui d ' A b u Ma'Sar (cf. de Goeje, op. cit., p. V I I I ) .
4. E t pour des siècles encore, puisque Y â q û t , a u v n e / x n i e siècle, le connaît visi-
b l e m e n t toujours sous cette forme : cf. supra, p. 155, note 3. C'est aussi l'avis de de Goeje,
op. cit., p. V I I - V I I I .
5. Y â q û t le cite très s o u v e n t : cf. les références données par de Goeje, op. cit., p. V I I I -
I X , et ci-après, p. 159. On objectera peut-être que l'appropriation de l'œuvre d'autrui
n'est p a s v u e alors avec les m ê m e s y e u x qu'aujourd'hui. Mais une chose e s t la p r o t e c t i o n
légale des originaux — qui n'est pas si ancienne — et une autre le j u g e m e n t porté sur le
plagiat : u n Muqaddasî sait très bien dire, par exemple, qu'un û a y h â n î a copié I b n
B u r d â d b e h (éd. de Goeje, p. 241), et u n Y â q û t , précisément à propos d'Ibn a l - F a q ï h
que, p o u r t a n t , il estime assez pour l'exploiter a b o n d a m m e n t , ne m a n q u e p a s de lui
reprocher d'avoir démarqué û a y h â n î sans le citer : salaba kitâba l-ôaghâni, dit-il
(loc. cit.), littéralement : il a écorché l'ouvrage de û a y h â n î , il s'en e s t i n d û m e n t paré
(formule reprise du Fihrist, loc. cit.).

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158 Géographie humaine du monde musulman

Muhtasar, à l'époque de Y ä q ü t , soit deux siècles après sa composition, était


encore inconnu, ce qui paraît à peine probable, ou bien que Y ä q ü t , dis-
p o s a n t de l'œuvre originale, préférait naturellement se fonder sur elle
p l u t ô t que sur son abrégé, que celui-ci p a r conséquent était tenu précisé-
m e n t pour ce qu'il était : un résumé, n i plus — car alors Y ä q ü t l'eût signalé,
sans doute en bien, et exploité —, ni moins — car, dans ce cas, le m ê m e
Y ä q ü t n ' e û t pas m a n q u é de mettre ses lecteurs en garde contre le caractère
déformé et infidèle de l'ouvrage. Si donc le résumé pouvait passer, j u s q u e
d a n s son insignifiance même, pour conforme à l'original, c'est que les par-
ties du Kitäb al-buldän résolument supprimées lors du passage au Muh-
tasar n'étaient pas intimement ressenties comme relevant de l ' œ u v r e
véritable. Ce dont il f a u d r a i t s'étonner en fin de compte, ce n'est pas q u e la
m o d e alors prévalente eût, par la main de Sayzarï, donné à l'original, en le
spécialisant définitivement dans Yadab, une unité qui lui m a n q u a i t : ce
serait que des thèmes de géographie astronomique figurassent dans l'ori-
ginal. Mais cet étonnement ne serait pas de mise : à moins de p r e n d r e le
m o t de Muqaddasï comme une simple boutade on peut penser q u e le
chiffre est lui aussi intégrable dans Yadab : il n'est pas, en effet contradic-
toire avec le propos d'ensemble, essentiellement littéraire, de Yadab, d a n s
la mesure où, comme nous l'avons d i t 2 , ce chiffre-là n'est pas le signe d'une
recherche, par définition mouvante, mais, à l'égal des autres t h è m e s de
Yadab, une réalité désormais figée, « un objet de vitrine». Ce qu'on pourra
conclure alors, c'est que Yadab, lorsqu'on le réduit, comme le fait le Muh-
tasar, à ses lignes essentielles, lorsqu'on le cristallise, si on nous permet cette
image, en vient à ne plus tolérer m ê m e les simples apparences de la techni-
cité, même la plus légère mise en question du caractère littéraire d ' u n en-
semble par t o u t ce qui, de près ou de loin, s'apparente a u x sciences exactes. »
Mise en présence d'un Kitäb al-buldân qui intégrait, sous la forme stéréo-
t y p é e que l'on a dite, les tables astronomiques à la connaissance générale
des pays, la postérité était amenée à considérer qu'il s'agissait, avec les
premières, de thèmes marginaux, rapportés même, et qui pouvaient être
détachés de l'œuvre originale, sans détriment pour elle et même à son a v a n -
tage. Mais alors, si tel est bien le cas, si vraiment des pans entiers du Kitâb
al-buldän sont tombés lors du passage au Muhtasar, cela doit nous rassurer
d ' a u t a n t sur le compte des autres thèmes, dont on peut penser, sous béné-
fice d'inventaire et par rapport à un volume total initialement donné, que

1. A prendre au sens suivant : les renseignements géographiques sur les villes sont
aussi secs que dans une table astronomique (laquelle se contente d'en donner la position
sur le globe), propos qui serait confirmé par le texte cité p. 155, 1. 16-17.
2. P. 106, note 1.
3. On renvoie, ici encore, à la note de la p. 106, déjà citée, où l'on montre c o m m e n t les
rares exemples de notations chiffrées sont traités dans un contexte qui précisément les
littérarise.

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Ibn al-Faqïh 159

les amputations qui les affectent connaîtront un volume d'autant plus


réduit qu'elles seront plus élevées en ce qui concerne les thèmes astrono-
miques, ou, en d'autres termes et comme on pouvait s'y attendre, que la
fidélité à la littérature d'adab est en raison inverse de la fidélité à la géogra-
phie astronomique, qu'elle doit accuser par conséquent, au stade final,
un relief d'autant plus saisissant que seront davantage oubliés les souvenirs
de la littérature technique. L'inventaire qui reste à établir, s'il est probant,
doit compléter à nos yeux l'analyse des dominantes, mais selon une démar-
che inverse : alors que cette analyse, telle qu'on l'a poursuivie jusqu'ici,
consistait à poser les chances d'une conformité de l'œuvre originale aux
données du Muhtasar, nous tablerons maintenant sur les thèmes que nous
savons, par référence au texte de Yâqût, avoir appartenu à l'original et
nous les utiliserons, comme autant de tests, pour apprécier cette fois, jus-
que dans la lettre des textes, la conformité de l'abrégé aux leçons du Kitâb
al-buldân.
Dans son édition du Muhtasar, de Goeje a systématiquement indiqué
les passages qui se retrouvent chez Yâqût, soit mot pour mot, soit sous une
forme plus développée, mais dans tous les cas d'une façon telle qu'aucun
doute ne peut être émis quant à leur origine. Le nombre total de ces concor-
dances entre l'original, démarqué par Yâqût, et l'abrégé est si élevé que de
Goeje avait renoncé à en dresser la liste dans la préface de son édition,
alors qu'il avait pu, au contraire, mener cette opération à bien pour les
passages de l'original qui se trouvent chez Yâqût, mais sont absents de
l'abrégé. 1 Reprenant l'apparat critique de de Goeje, nous avons voulu,
pour notre compte, nous faire une idée du chiffre minimum des concordances
signalées : pour ce faire, nous avons laissé de côté tout emprunt dont le
volume nous paraissait trop réduit, schématiquement de l'ordre du mot
ou de la ligne, pour ne retenir exclusivement que les emprunts d'un volume
supérieur, les passages véritablement. 2 Le dépouillement donne exactement
le chiffre minimum de cent trente-deux passages, total auquel de Goeje ne
peut opposer que trente et une rubriques citées par Yâqût et entièrement
disparues du Muhtasar3 : le rapport des deux nombres permet ainsi de fixer

1. Op. cit., p. ix-x.


2. Toutes ces différences de volume apparaissent très clairement dans l'apparat,
grâce à la constante et admirable rigueur de de Goeje.
3. De Goeje (loc. cit.) donne exactement 57 exemples, mais il faut retrancher de ceux-
ci : I o 2 passages qu'Ibn al-Faqïh a lui-même empruntés à Balàçjuri (cités loc. cit.,
p. IX, 1. 8-9, 36-37) ; 2° 9 autres qui ont été, certes, réduits lors du passage à l'abrégé,
mais dont celui-ci garde tout de même la trace, dans des proportions variables (p. IX, 1.
12-13, 15-16 [2 exemples], 25-27, 29-30, 31-32, 34-35, 38-39, p. X , 1. 5 - 6 ) ; 3» enfin,
15 passages sans doute intégralement disparus, mais appartenant à des thèmes qui, eux,
ont subsisté ici ou là dans le Muhtasar : Uswân, Barda'a, Barahüt, 'Aqarqüf (pour deux
passages disparus), Gundaysâbûr, Nïsâbûr, Sàbûrtjwast, ôayl.mn, Hadramawt, al-Hüz,
Empire Byzantin (pour deux passages disparus),, Zamzam et 'Àna sont autant de

A n d r é MIQUEL. 14

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160 Géographie humaine du monde musulman

autour de 81 % l'indice minimum de fidélité du Muhtasar à l'original. 1


Fidélité relative sans doute, puisque, l'abrégé ne pouvant, par définition,
conserver les thèmes dans un volume identique à leur volume initial, c'est
leur présence en lui, et non leur impossible maintien en volume absolu,
qui doit être prise en compte. Mais, dans les limites ainsi tracées, le taux
élevé de conservation des thèmes, joint à la permanence de l'esprit de
l'original, doit nous rassurer définitivement et nous habiliter à faire
d'Ibn al-Faqïh une étude valable à partir des données du Muhtasar.

Traits généraux de l'œuvre d'Ibn al-Faqïh

Présentée comme elle l'est dans la préface de l'ouvrage, la géographie ou


connaissance « des pays » consiste à recueillir tout ce qui s'est dit ou écrit à
leur propos. L'exhaustivité ainsi conçue comporte deux corollaires :
d'abord, la science sera livresque, toute ambition totalisante ne pouvant se
satisfaire qu'à travers la chose lue, et non à travers la chose vue : regarder,
certes, mais chez les autres. 2 De fait, l'inspiration n'est pas, chez Ibn al-
Faqïh, un phénomène personnel : elle est héritée, comme le reste, et tarit
dès que fait défaut non pas l'idée de la chose à dire, mais le souvenir de la
chose dite. Une province comme l'Àdarbaygân doit l'exiguïté de sa place
dans le livre à la rareté des récits qui la concernent : un peu d'histoire,
quelques noms de villes, de parcimonieuses indications sur l'impôt foncier,
et c'est t o u t . 3 Inversement, la richesse des traditions explique la place
importante tenue par des pays comme l'Arabie, la Syrie-Palestine, avec
Damas et Jérusalem, et enfin, naturellement, l'Irak. 4 Prisonnier, incons-

rubriques amputées, certes, des passages cités par de Goeje, mais par ailleurs bien pré-
sentes dans le Muhtasar, contrairement aux trente et une rubriques retenues, dont il
n'est pas jusqu'au nom qui n'ait disparu lors de la réduction à l'abrégé. Ce dernier
chiffre n'est sans doute qu'un minimum, car il est fort probable, comme l'indique de
Goeje (p. X, 1. 7-10), que Yâqût a, plus d'une fois, démarqué Ibn al-Faqïh sans le citer.
Mais il faudrait alors augmenter aussi, pour les mêmes raisons, le chiffre de cent trente-
deux. Toutes ces adjonctions seraient, on le voit, d'un ordre résolument problématique.
Notre méthode a, sur ce plan, l'avantage de mettre en relief des quantités chiffrables ;
mais elle en a un autre, dans le cadre même de la méthode chiffrée ainsi retenue : en
ne prenant en compte, pour les concordances entre le texte de Yâqût et le Muhtasar,
systématiquement que les emprunts de passage (les emprunts de ligne ou de mot
étant, on l'a dit, exclus), autrement dit en fixant le chiffre de ces concordances à leur
plafond le plus bas, nous savons que le rapport établi est vraiment l'indice minimum
de la fidélité du Muhtasar au Kitâb al-buldân.
1. Rapport des 132 thèmes conservés par l'abrégé à l'ensemble des 163 thèmes (132 +
31) traités dans l'original.
2. « Il a fait son livre avec ceux des autres » (ahadahu min kutubi n-nds) : Fihrist
et Yâqût, loc. cil.
3. P. 284-286.
4. P. 16-41, 91-127, 161-192.

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Ibn al-Faqlh 161

cient ou volontaire, de ce système, Ibn al-Faqïh le pousse jusqu'à ses der-


nières limites : car, s'il est une attitude plus rigoureuse, au regard du sys-
tème, que de toujours récuser l'observation directe Çiyâri) au profit de la
citation, c'est bien de traiter la première, elle aussi, comme une pièce de
ce savoir emprunté et d'agir en sorte qu'il n'y ait pas deux domaines possi-
bles de la connaissance, mais un seul : celui-là même qu'on hérite d'autrui.
Dans cet esprit, Ibn al-Faqïh ne répugne pas, lorsque l'occasion s'en pré-
sente, à parler témoignage, à la seule condition qu'il ne s'agisse pas du
sien, qu'il puisse produire en sa faveur la sanction de l'écriture, la garantie
du déjà dit. Lorsqu'il cite, à propos de l'Arménie, l'expérience personnelle
de Ya'qûbï 1 , c'est en vertu des mêmes motivations déjà étudiées à propos
de Gâhiz 2 : les pionniers qui ont l'audace d'enfreindre la norme et de se
citer eux-mêmes subissent presque immédiatement 3 — treize ans à peine
séparent le Kitâb al-buldân de Ya'qûbï de celui d'Ibn al-Faqïh — le jeu
de la prodigieuse puissance assimilatrice de la culture d'alors ; ils devien-
nent modèles, comme tels exploitables à merci, imitables en soi, hors du
contexte vivant et personnel où se plaçait la composition de leurs œuvres.
Ce n'est pas parce qu'il a vu, de ses yeux, l'Arménie que Ya'qûbï est cité,
mais pour la simple raison qu'il est Ya'qûbï, c'est-à-dire un auteur, presque
un aîné et par conséquent une autorité possible. Encore ne s'agit-il là
que d'un écrivain regardé, on y reviendra plus loin, comme marginal. Que
sera-ce alors avec un Gâljiz, dont l'autorité, explicitement invoquée ou
non, suffit à fonder la réalité de certains faits concrets ? 4 En tout cela, il
ne s'agit pas seulement de regarder dans l'œuvre des autres, il faut aussi
voir le monde avec leurs yeux, et le critère de la connaissance n'est pas le
fondement sur lequel elle a été acquise : c'est qu'elle soit déjà acquise, tout
simplement, ou considérée comme telle.
Second corollaire de l'exhaustivité : puisqu'il s'agit de rapporter toutes
les traditions que suscite l'énoncé du nom d'un pays, on voit clairement que
l'étude de ce pays pour lui-même, la géographie si l'on préfère, cédera le
pas bien souvent à d'autres disciplines, aussi dissemblables d'elle, dans le
principe, que l'histoije, la lexicographie, la morale ou la poésie. Il n'y a ici
de géographiques, au fond, que l'argument choisi et, par voie de consé-
quence, le système de classement des traditions rapportées ; pour le reste,
ce « livre des pays » se distingue d'autant moins de l'encyclopédie profane
telle qu'on la concevait alors, que l'argument lui-même en arrive bien
souvent à être perdu de vue : comme le monastère chez SâbuStï, il cesse

1. P. 290 i. f .
2. Cf. supra, p. 37, 45.
3. Au moins pour l'exemple cité ici ; pourl'ensembleducas Ya'qQbI,c/'.plusloin,p. 188.
4. Explicitement invoquée p. 116 (à propos d'al-Ahwâz), 253 (sur les palmiers de
Baçra) ; sur un cas de démarquage de thèmes gâljiiiens, sans citation du nom de Gâljiî,
cf. infra. |>. ll>8. noie .">.

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162 Géographie humaine du monde musulman

d'indiquer le lien, clairement perçu, de l'exposé, pour n'être plus, par le


jeu des digressions, des associations d'idées ou des automatismes de l'écri-
ture, que l'occasion lointaine, et quelquefois même oubliée, de la phrase.
A la limite, il ne s'agit pas de disserter à propos du pays, mais à partir
de lui ; bien loin de justifier à lui seul une recherche, il n'est même plus le
lieu géométrique du récit : tout au plus un prétexte à récitation. La terre,
de but qu'elle était, devient moyen et même artifice. S'il y a ici une géo-
graphie, elle n'est que de rencontre.
Ce caractère accessoire de la géographie, telle que nous la concevons,
par rapport à la science « des pays », au sens où l'entend Ibn al-Faqïh,
s'accroît encore de toute la différence qui sépare l'esprit des deux disci-
plines. Alors qu'aujourd'hui la géographie, comme toute recherche,
s'attache surtout à des faits dominants dont elle s'emploie à préciser les
causes, Ibn al-Faqïh au contraire consigne en priorité les faits qui échap-
pent à l'ordre commun, et partant, ne sont apparemment justiciables
d'aucune explication, chacune des deux disciplines considérant ainsi
comme marginal ce qui est prioritaire pour l'autre. La connaissance des
merveilles, inspirée sans doute des plus vieilles traditions est apparue
très tôt dans la littérature arabe et même, on l'a vu, au sein de la litté-
rature technique. 2 Quoi d'étonnant à la retrouver ici, chez un auteur aux
goûts duquel elle s'adapte si bien, trop bien même puisqu'elle y revêt la
forme extrême d'une géographie de l'insolite où ne serait consigné que ce
qui échappe au spectacle quotidien, et systématiquement noté que ce qui
n'est pas systématique ? Le procédé est ici poussé si loin que la frontière est
parfois imprécise entre l'ordre de l'usuel et celui du merveilleux, celui-ci
envahissant l'autre et le poussant dans ses derniers retranchements, soit
que les objets et les êtres du monde courant ne soient vus qu'autant qu'ils
participent, d'une façon ou d'une autre, du monde de l'insolite 3, soit que le
merveilleux s'entende, comme on le verra, au sens élargi de spécifique,
auquel cas on peut ranger sous cette rubrique un thème quelconque, à
la condition qu'il se rapporte à un seul lieu ou pays à l'exclusion de tout
autre. Cette extension systématique du merveilleux explique que le mot de
'agïb qualifie des sujets aussi dissemblables que l'artisanat chinois, les
chevaux grecs, la faune du Nil, les produits du Yémen, Bagdad, les palmiers
deBasra, les étoffes d'Ispahan, les soies de la Caspienne, le phare d'AIexan-

1. Sur le t h è m e et ses origines, cf. C. E. D u b l e r , dans El (2), t. I, p. 209-210.


2. Cf. supra, n o t a m m e n t c h a p . I, p. 12, n o t e 5 ; chap. III, p. 75, n o t e 2.
3. U n e x e m p l e (p. 325) : celui des fourmis, grosses c o m m e d e s c h i e n s sloughis,
qui g a r d e n t l'or dans les p a y s c o m p r i s entre le t i u r â s â n et l'Inde, e t d o n t on distrait
l ' a t t e n t i o n e n leur j e t a n t de la v i a n d e . E x e m p l e t y p i q u e : l'originalité d e s chiens sloughis
(salüqiyya), v e n u s d'Arabie d u s u d ou, selon d'autres sources, des I n d e s , e s t un t h è m e
célèbre de c e genre de littérature (voir références chez G. W i e t , t r a d . d ' I b n R u s t e h ,
p. 151, n o t e 4). Il se croise ici a v e c le thème de l'animal gardien du trésor, q u ' o n r e t r o u v e
par e x e m p l e au d e u x i è m e v o y a g e d e Sindbad et d a n s les Merveilles de l'Inde (§ 81 a).

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Ibn al-Faqïh 163

drie ou l'église d'Édesse 1 , quand ce n'est pas, pour le pays égyptien par
exemple, pêle-mêle une pla.ate textile ou un arbre phosphorescent, la pierre
qui flotte et le bois qui sombre, les phénomènes magnétiques, la sécheresse
et le nom même de l ' Ë g y p t e . 2
U n e pareille accumulation de curiosités n'est pas seulement la manifesta-
tion d'une recherche déterminée. E l l e répond aussi à des intentions litté-
raires et sociales. L ' œ u v r e n ' é t a n t pas séparable de son public, ni l ' a c t e
d'écrire, comme on l'a d i t s , de la démonstration que l'on en fait, le mer-
veilleux se révèle répondre, en même temps qu'à un goût, à une fonction
sociale, qui est d'attacher le public à l'œuvre et d'adapter l'œuvre à
l ' a t t e n t e du public, selon un principe d'efficacité extrêmement simple,
à savoir que la curiosité va aux curiosités. D a n s le même esprit, on ne
saurait concevoir une connaissance exposée de façon strictement scientifi-
que, suivant la règle d'or de l'économie du style ; l'œuvre, ici, se présente
résolument comme une composition littéraire. L e développement classi-
que sur le mélange nécessaire du sérieux et du plaisant, ainsi que les
intentions de l'écrivain, clairement affirmées dans la préface et dans le
corps du livre 4 , rattachent décidément Ibn a l - F a q ï h à la tradition des
prosateurs des m e / i x e et i v e / x e siècles. Il ne saurait, certes, être question
de comparer, sur le vu des résultats, son art à celui d'un Câhiz, par exem-
ple. Mais, pour être moins heureux, le souci du style n'en est pas moins
évident dans la lettre du texte, ni surtout moins expressément formulé
dans les intentions. Ce n'est pas un hasard si le Kitâb al-buldân invoque
justement, avec celui d'autres écrivains célèbres, le patronage d'un ô à h i z
loué surtout pour les qualités formelles de son œuvre », ni si la conception
de l'ouvrage et le but qu'on lui assigne relèvent aussi peu des préoccupa-
tions individuelles que notre tradition à nous a si longtemps assignées au
métier d'écrivain : ici, le m o t de composition retrouve son sens propre, car
il s'agit, au vrai, d'ajuster ( t a ' l î f ) , en vue de la constitution d'un tout, des
pièces qui ne sauraient qu'être prises à autrui ; l'art de la prose est donc
synonyme de l'emprunt (intihâl), puisque, comme le dit expressément Ibn
a l - F a q ï h en des pages essentielles 8 , c'est par la référence, parfois littérale,

1. Longue liste de ces « merveilles p. 251-255.


2. Respectivement p. 66, 76 et 67.
3. Supra, p. 118.
4. Sur le mélange des genres, cf. p. 41-46 ; sur la profession de foi littéraire, p. 1-3,
193-195.
5. P. 195 : « un style ample et une expression aisée » (bilafzin ¿câlin wa mabratjin
sahlin).
6. Ces théories littéraires sont exposées aux p. 193-195, déjà citées, et notamment
p. 193, 1. 9 sq., donnant, d'après «l'opinion des sages», ce conseil aux prosateurs et aux
poètes :« Si, dans leur admiration pour eux-mêmes et pour leur œuvre, ils gardent assez
de tête pour ne pas en revendiquer [immédiatement] la paternité, qu'ils aillent donc
soumettre leur production aux connaisseurs, en l'englobant [, selon les cas,] dans un

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164 Géographie humaine du monde musulman

a u x œ u v r e s des précédesseurs qu'on assurera à la sienne la c a u t i o n d e ce


m ê m e s u c c è s qui les a v a i t déjà s a n c t i o n n é e s . E m p r u n t é à l'orbe social,
l ' o u v r a g e y retourne, par l ' e f f e t d'une science prise a u x a u t r e s et d'un s t y l e
c o n ç u s e l o n les normes. « L e livre est f a i t pour s'acquérir u n e p l a c e d a n s les
c œ u r s et il n e les attire q u ' a u t a n t qu'il v e i l l e à la p u r e t é de son l a n g a g e ,
à la f l u i d i t é de ses m o t s et à la qualité d e s o n propos »
P r é é m i n e n c e de la lecture sur l'observation, r é p u g n a n c e m a r q u é e p o u r
la spécialisation et la t e c h n i c i t é , g o û t n o n m o i n s affirmé pour l'insolite,
souci du s t y l e , récit r é p o n d a n t aux sollicitations de la s p o n t a n é i t é , allure
littéraire d e l'ensemble, t o u s les traits q u ' o n v i e n t d'indiquer découlent,
en d é f i n i t i v e , des trois i n t e n t i o n s m a j e u r e s d'une c o n n a i s s a n c e qui se v e u t
éclectique, t h é o r i q u e e t sociale : i n t e n t i o n s qui, au-delà d ' I b n al-Faqïh,
c a r a c t é r i s e n t f o n d a m e n t a l e m e n t cette littérature d'adab d o n t il est u n des
plus purs représentants. C'est donc à u n e é t u d e de c e t t e f o r m e de p e n s é e e t
de c u l t u r e q u e nous convie, en dernière analyse, la lecture du Kitâb al-
buldân. C e t t e étude, disons-le d'emblée, ne p e u t être q u e partielle e t
provisoire. Partielle parce que, même si Vadab a e n v a h i , dans son a p p é t i t
insatiable, à peu près t o u s les domaines des lettres arabes, a u x q u e l s il a
i m p o s é u n m a s q u e u n i f o r m e en c o n s e n t a n t c h a q u e fois le m i n i m u m d e
c o n c e s s i o n s indispensables au genre i n t é r e s s é 2 , il reste q u e ces v a r i a t i o n s ,

ensemble d'essais, de poèmes, de discours ou de récits (a/iftâr). S'ils recueillent une


audience, s'ils voient qu'ils répondent à une attente, s'ils bénéficient d'une approbation,
qu'ils revendiquent [, alors seulement,] la paternité de leur œuvre. » Texte essentiel,
car il montre que l'agrément collectif donné à une œuvre ne peut naître que de la confor-
mité de cette œuvre à des normes dûment approuvées, à des habitudes définitivement
contractées, par conséquent que l'emprunt (de ton, d'esprit ou de matière) est si néces-
saire qu'il se confond avec l'acte même d'écrire : d'où l'association constante des deux
mots à'iddi'a (revendication) et d'intihàl, traduit en général par «emprunt »ou «plagiat«,
mais qui, en fait, est à ranger au nombre de ces antonymes (didd, pluriel addàd) dont la
langue arabe est si fière : assumer une œuvre comme étant de soi, tout en la composant
à partir de l'emprunt. En même temps, on notera une autre ambiguïté : celle de la
critique littéraire ainsi conçue, qui, tout en imposant d'écrire selon une norme, flétrit
le plagiat s'il est insolemment et systématiquement pratiqué (on ne conçoit pas en effet
ce public de « connaisseurs » s'en faisant accroire au point d'approuver comme étant
d'un auteur nouveau une œuvre déjà existante, quelle qu'elle soit, et Ibn al-
Faqïh se garde bien, de fait, de donner des conseils dans le sens d'un plagiat total).
Cette ambiguïté ne semble pas toutefois spécifique de la critique arabe : le problème
de la règle et de la novation, de 1'« imitation » et de 1'«esclavage» est en effet inhérent
à toute forme de critique.
1. P. 194 ; j'ai condensé le texte, qui dit exactement : «... une place dans les cœurs et
une position dans l'auditoire ; c'est seulement à proportion de la pureté de son langage,
de la fluidité de'ses mots et de la qualité de son propos qu'il attire les cœurs et qu'il
excite ceux qui en écoutent [la lecture] à se sentir proches de lui...»
2. Il envahit même la littérature religieuse : un exemple assez net me parait en
être le Livre des pénitents ( Kitâb at-tawwâbin), d'Ibn Qudâma, jurisconsulte hanbalite
mort en 620/1223. L'éditeur, G. Makdisi, qui n'a pas manqué d'être frappé par ce trait,
signale fort justement (Damas, IFD, 1961, p. XVIII), comme source fondamentale de
l'œuvre, « un fond littéraire musulman si abondant et varié qu'il serait vain d'établir
un rapport direct entre chaque récit et sa source précise. »

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Ibn al-Faqïh 165

si légères soient-elles, sont a u t a n t de nuances à étudier, et donc q u ' a v e c


Ibn al-Faqïh on n'en considère q u ' u n e parmi d'autres. Provisoire parce
que seule une étude systématique et complète de l'ensemble de la l i t t é r a t u r e
d'adab et de ses thèmes, étude qu'il f a u d r a bien entreprendre u n jour,
pourrait permettre, si on la poursuivait n o t a m m e n t avec les moyens de la
mécanographie, de frayer la voie à une véritable sociologie culturelle du
m o n d e arabo-musulman du Moyen Age.
Ces remarques faites, on étudiera en Ibn al-Faqïh à la fois le représen-
t a n t de l'adab et son a d a p t a t e u r au genre de la science « des pays », e t on se
demandera en quoi l'œuvre ainsi élaborée ressortit à une géographie en
général et à une géographie humaine en particulier.

Sources, composantes et thèmes du K i t â b al-buldân

L'inspiration du Kitâb al-buldân doit être envisagée sous trois aspects,


selon les périodes de l'histoire, les g r a n d s ensembles géographiques et les
diverses disciplines où elle s'alimente. Historiquement, la quasi-totalité
des données se partage entre trois grandes époques : la création et les âges
bibliques, d'une part, l'antiquité grecque et persane, ensuite, le paganisme
a r a b e et l'ère de l'Islam, enfin. Il n'y a rien là d'original, comme on s'en
doute, par r a p p o r t à Yadab et à la littérature des merveilles. 1 Mais encore
faut-il déterminer la façon même d o n t s'ordonnent, dans la pensée d ' u n
écrivain musulman du Moyen Age, ces différentes tranches du temps. Or,
u n e étude des héros historiques 2 est, sur ce point, nous semble-t-il, assez
révélatrice, si l'on table, ici encore, sur les proportions et les volumes res-
pectifs. Il existe en effet, dominant tous les autres, ceux qu'on peut appe-
ler les héros d'une histoire et les héros de l'histoire : les premiers, cités de
dix à vingt fois dans l'ouvrage, incarnent, de façon privilégiée, l'une des
étapes indiquées plus h a u t : A b r a h a m et Moïse pour les temps bibliques,
QubâcJ (Qavâdh), Chosroès I Anûsirwân et Chosroès II Abarwïz (Parvïz)
pour la Perse et, pour l'Islam, ' U t m â n , 'Alï, Mu'âwiya, al-Haggâg, as-
Saffâh, al-Mansur, H â r û n ar-Rasïd et a l - M a ' m u n . 3 Au-dessus d'eux,
q u a t r e héros transcendent les histoires pour incarner l'histoire en général :
Salomon participe non seulement de la Bible, mais aussi de l'histoire uni-
verselle, en considération de tous les monuments qu'il fit bâtir, de p a r le
monde, aux génies qu'il commanda, circulant ainsi, sans égard pour la

1. On renverra sur ce p o i n t à l'article de C. E. Dubler, déjà cité.


2. On laisse de c ô t é les penseurs e t écrivains, pour ne retenir que les personnages
s t r i c t e m e n t historiques, d o n t Ibn al-Faqîh rapporte les actes o u les propos.
3. L a Grèce n'a p a s de tels héros, représentée qu'elle e s t s u r t o u t p a r ses penseurs,
n o m b r e u x au demeurant, mais dont a u c u n n'est cité dans les proportions indiquées
i c i ; ce point sera d'ailleurs repris plus bas. Sur Alexandre, cf. ci-après. Sur les person-
n a g e s cités ici, cf. i n d e x du Kitâb al-buldân.

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166 Géographie humaine du monde musulman

chronologie, au milieu des antiquités de l'Orient gréco-romain, de la Perse


el de l'Arabie. 1 Alexandre* lui ressemble par plus d'un trait et les citations
de l'ouvrage rapprochent parfois les deux héros 2 ; de même que Salomon
pouvait être « le matin à Istahr et le soir à S a n ' â ' 3 , de même Alexandre
a reçu de Dieu « la grâce de pouvoir parcourir le monde d'une extrémité
à l'autre»* : phrases symboliques, à travers la dimension spatiale, d'une
même aptitude à voyager dans le temps et même hors de lui, qu'incarne,
ici encore, la fonction de bâtisseur à travers les âges 6 ; conquérant grec
et fondateur de la ville égyptienne qui porte son nom, Alexandre se voit,
par son épopée orientale, attribuer en bloc la paternité de toutes les villes
d'Iran, du Hurâsàn et de Transoxiane, et la légende le promène, sous le
même nom ou sous celui de Dû 1-Qarnayn (l'Homme a u x deux Cornes),
depuis la muraille de Gog et Magog, à l'est, jusqu'à la fabuleuse Ville de
Cuivre, aux extrémités occidentales du monde, où son souvenir rejoint,
une fois de plus, celui de Salomon. 6 A côté des deux héros, dans la pers-
pective d'une histoire providentielle qui fait de lui l'épanouissement et le
terme de l'universelle humanité, l'Islam a placé ses deux plus légendaires
figures, ses deux patrons les moins contestés : Muhammad et ' U m a r re-
prennent et subliment, dans le cadre du monde nouveau mais chacun plus
spécialement dans son ordre, l'œuvre des deux Anciens, comme si la
sagesse de Salomon ne faisait que préfigurer la piété de Muljammad et les
courses d'Alexandre qu'annoncer l'Empire auquel le glaive de ' U m a r
donnera l'impulsion décisive. 7

1. On le signale, entre autres lieux, à Palmyre, à Alexandrie, à Lydda, à Ecbatane,


à IstaJjr (Persépolis) et au Yémen, sans parler, bien entendu, de Jérusalem. Sur lui,
cf. p. 34, 35, 37, 73, 82, 90, 91, 94, 95, 97-99, 101, 102, 110, 112, 117, 143,173, 219, 264,
279 : au total, on le voit, une vingtaine de citations.
2. Cf. p. 84-86, 90-91 (à propos de la Ville de Cuivre, Madinat al-baht ; littéralement :
la ville d'aétite [cf. Dozy, t. I, p. 121]. Je traduis par « cuivre» eu égard à la version
plus courante du thème [madinat an-nuhàs], qui se trouve par exemple dans les Mille
et une Nuits, t. VII, p. 63 sq., et chez Mas'ûdï, Prairies, § 409), 143 (Constantinople),
219 (Ecbatane).
3. P. 34.
4. P. 88.
5. La légende d'Alexandre est résumée par Ibn al-Faqïh en cette phrase (p. 50) :
Il a parcouru les «climats »et fondé les villes (dawwahtt l-aqâlîm tua mctddana l-mudun ;
sur ce sens du verbe dawwaàa, cf. Muqaddasî, trad., p. 395). Il est d'ailleurs curieux de
constater que ce traitement pan-historique d'Alexandre (seul ou associé à Dû 1-Qarnayn :
cf. El, t. I, p. 987-988 [E. Mittwoch] ; t. II, p. 568-569 [anonyme]) n'est pas empêché
par une discussion (p. 71) où Ibn al-Faqïh tranche, au nom de la chronologie, pour une
distinction entre les deux héros.
6. Sur ce dernier point, cf. références supra, note 2. Sur Alexandre-Dû 1-Qarnayn,
cf. p. 50-52, 70, 71, 84-86, 88, 143, 160, 219, 243, 244, 262, 296, 298-300, 316, 322, 325 :
volume de citations de même ordre que pour Salomon.
7. Sur Muhammad, cf. p. 3, 9, 17-20, 23-25, 33, 36, 47, 58, 67, 69, 75, 76, 84, 92,
94, 95, 96, 103, 126, 132, 142, 143, 156, 168, 191, 192, 222, 283, 316, 318 ; sur'Umar,
p. 20, 24, 43, 47, 57, 59, 65, 66, 97,101, 103, 105, 111, 128, 129, 132, 164, 165,170,184,.
186, 188, 189, 217, 218, 228, 230, 257, 261, 268, 293, 315.
•Voir Addenda. page 105

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Ibn al-Faqïh 167

Territorialement, le Kitâb al-buldân s'intéresse, de façon exclusive ou


presque, au monde de l'Islam — la province du Sind n'intervenant qu'épi-
sodiquement — et confirme donc la tendance déjà notée en ce sens à propos
de la sûrat al ard et de la géographie administrative ; elle ne se tolère, au-
delà des frontières, que quelques excursions classiques, avec des récits
touchant l'Empire byzantin, certaines informations traditionnelles sur le
globe terrestre et enfin, sur l'Extrême-Orient, des données strictement
démarquées de la Relation.1A l'intérieur des frontières islamiques, l'exposé,
on l'a déjà souligné, s'attache en priorité à l'Iran, à l'Irak, à la Syrie-
Palestine et à l'Arabie. 2 C'est ainsi une géographie assez résolument orien-
tale, dont les choix s'expliquent par l'origine iranienne d'Ibn al-Faqïh et
par la conciliation que cette littérature entend opérer, dans la distribution
du monde autour d'un centre, entre la vieille tradition persane qui fixe
l'omphalos de la terre aux régions de Médie-Mésopotamie, et les exigences
de la croyance musulmane, qui le transfère plus au sud, aux villes saintes
d'Arabie. 3 Position syncrétiste, donc, mais peut-être pas seulement au
plan de la pure connaissance : derrière cet apparent dosage d'ancien et de
nouveau, au-delà de cet équilibre que la lettre du texte ménage savamment
entre ce qui est arabe et ce qui ne l'est pas, il n'est pas exclu que se cachent
des intentions religieuses et politiques sur lesquelles on pourra revenir
lorsqu'on sera allé plus avant dans l'étude du Kitâb al-buldân.
Restent à passer en revue les diverses disciplines dont l'ensemble, a
priori assez hétérogène, compose l'œuvre d'Ibn al-Faqïh. Une première
approximation peut être recherchée dans un simple classement des maîtres
invoqués. On n'aura aucune peine alors à distinguer une inspiration arabo-
musulmane d'une inspiration grecque. D e la première relèvent ces trois
rubriques essentielles que sont la géographie, la tradition et la littérature.
La première, dont on ne s'étonnera pas de constater qu'elle joue un rôle
assez modeste, est placée sous l'unique patronage d'Ibn Hurdâdbeh,
cité une seule fois mais qui a inspiré, directement ou à travers Gayhânï »,
quelques passages sur les itinéraires, l'impôt foncier ou les circonscriptions
administratives*. 6 La tradition, elle, pèse d'un poids beaucoup plus consi-

1. Voir à ce sujet le jugement sévère de Sauvaget, op. cit., p. X X I V . Les passages


cités se trouvent respectivement p. 136-151, 3-9 et 9-16.
2. Voir les références supra, p. 157, note 1, p. 160, note 4. Au total, un peu moins de
200 pages représentant presque les deux tiers de l'ouvrage. Une province aussi importante
que l'Egypte occupe 22 pages à peine ( p. 56-78), le Magrib 13 (p. 78-91).
3. Cf. supra, p. 73-74.
4. P. 203. On ne parlera pas de la géographie astronomique, représentée par les
quelques notions indiquées plus haut, note 1, avec une citation (p. 4) de Muhammad
b. Musa al-Huwârizmî. Sur le problème d'Abû Ma'Sar, cf. p. 157 note 3, et de
Goeje, op. cit., p. X I I .
5. Cf. de Goeje, p. X I - X I I , e t supra, p. 157, note 5.
6. Cf. pour les itinéraires, p. 133, 303, 305, 318-319, 325, 327- 328, 330 ; pour l'impôt,
p. 76, 103, 133, 147, 263, 286, 328 ; pour l'organisation territoriale et administrative,

•Voir Addenda, pagi- 4(15

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168 Géographie humaine du monde musulman

dérable 1 : on entend ici sous ce terme et la tradition religieuse, constituée


par les citations coraniques et le hadït, et la tradition profane, elle-même
sous ses deux formes essentielles : la littérature moralisante des ablâq (sen-
tences, dictons, m a x i m e s ) 2 et celle des ahbâr (récits profanes), dont le
point d'aboutissement est l'histoire, représentée par des emprunts à
Balâdurî. 3 L'ensemble de cette littérature profane fait, sous un masque
arabe, une assez large place à l'Iran, lequel, d'une part, a joué un grand
rôle dans l'élaboration d'une éthique areligieuse, mi-savante, mi-populaire,
et, d'autre part, a su intégrer, en jouant le jeu de l'unité linguistique, bon
nombre de ses traditions nationales au trésor de l'histoire de la communauté
islamique. 4 A v e c la littérature proprement dite, nous entrons au contraire
dans un domaine résolument marqué par les modes de pensée arabes : les
vers se taillent la part du lion, avec plus de cent cinquante citations et
quelques-uns des plus grands noms de cette poésie : Dû r-Rumma, Abu
Nuwâs, Abu l-'Atâhiya, Abu Tammâm (at-Tâ'I), Butiturï. Chez les prosa-
teurs, rien d'étonnant à ce q u e soient cités en priorité ceux qui passent
alors pour les maîtres de l'adab : Gàhiz sans doute, explicitement cité ou
démarqué 5 , mais surtout Madâ'inï, de l'œuvre duquel on n'a décidément
pas fini de déplorer la perte. 8 Les pionniers de la prose arabe, en revanche,
ne sont guère favorisés : même si leur manière a pu inspirer plus d'un passage
de cette littérature des ahlâq citée plus haut, leurs noms apparaissent à
peine et seule une formule consent à rappeler leur souvenir. 7 C'est qu'ils

p. 133, 263, 303, 321-322 (sur ces d e u x derniers exemples, toutefois, voir infra, l a note 4
de la p. 171).
1. On ne s a u r a i t é v i d e m m e n t épuiser t o u t e s les références qui la c o n c e r n e n t , t a n t
le v o l u m e des données est immense : o n se r e p o r t e r a p o u r cela, de façon générale, à l'index
d u Kitâb al-buldân.
2. Cf. d e u x exemples caractéristiques de ces f o r m u l e s , p. 148 et 243-244.
3. Plus s o u v e n t utilisé que ne le laisseraient croire les d e u x seules citations qui sont
f a i t e s de son n o m , p. 303 et 321 : cf. de Goeje, op. cit., p . X I I . Y a ' q u b ï n ' e s t cité (sous
le n o m d ' A h m a d b. W â d i h al-Isfahânï) que p a r exception (p. 290-292), à propos de
l ' A r m é n i e , sans q u ' o n puisse dire s'il s'agissait d ' u n e m p r u n t à son œ u v r e historique
ou géographique (G. W i e t , dans sa t r a d u c t i o n du Kitâb al-buldân de Y a ' q u b ï , range
le t e x t e (p. 232-233] d a n s la série des « f r a g m e n t s » de Y a ' q u b ï se t r o u v a n t chez d ' a u t r e s
a u t e u r s , sans préciser à laquelle des deux œ u v r e s il p o u v a i t a p p a r t e n i r , et en é m e t t a n t
d'ailleurs l ' h y p o t h è s e qu'il s'agit p e u t - ê t r e d ' u n e c o m m u n i c a t i o n faite o r a l e m e n t à I b n
a l - F a q ï h : cf. i n t r o d . d e G. Wiet, p . IX).
4. Cf. supra, p . 19, 28-29.
5. Cité p . 116 (sous son n o m de ' A m r b. B a h r ) , 195, 253 ; d é m a r q u é p. 296, à propos
des migrations des poissons, des distances de Baçra à l ' A f r i q u e et à la Chine et de
l'expérience des m a r i n s à ce s u j e t (cf. Hayawân, t . I I I , p . 261-263).
6. Cf. Pellat, Milieu, p. 144 ; Madâ'inï est cité p. 39, 105, 115, 161, 175, 192, 318.
7. « ' A b d a l - H a m ï d est la racine, Sahl b. H â r u n la b r a n c h e , I b n al-Muqaffa* le
f r u i t et A l j m a d b . Yusuf (cf. D. Sourdel, dans El [2], t . I, p. 288) la fleur» (p. 194).
I b n al-Muqaffa' est cité deux a u t r e s fois, mais de f a ç o n t o u t aussi accessoire, p. 284
(à propos de l'étymologie d u nom d ' À d a r b a y g â n ) e t 317 ( c o m m e seul e x e m p l e , avec
a l - F a d l b. Sahl, vizir d u calife a l - M a ' m u n , de P e r s a n s célèbres depuis l ' a v è n e m e n t de
l'Islam).

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Ibn al-Faqïh 169

représentent une phase de l'adab — celle qu'on a qualifiée plus haut à'adab-
éthique — beaucoup moins intéressante, pour un compilateur comme Ibn
al-Faqïh, que celle qui a suivi : l'adaft-recherche à la manière, précisément,
d'un Crâljiz ou d'un Madâ'inï 1 a été une véritable mine de renseignements
pour notre auteur et pour t a n t d'autres, qui en systématisèrent les données
et en firent peu à peu un arfaô-répertoire. 2
Face à cet Orient, la place de la Grèce apparaît bien restreinte. Elle
n'a pour elle que l'autorité d'un petit nombre de maîtres, au premier rang
desquels Hippocrate, Platon et Aristote s, mais surtout, de même que son
héros national, Alexandre, lui était retiré au bénéfice d'un syncrétisme
historique soucieux de ménager l'avènement du monde arabo-islamique,
de même tout se passe, avec les philosophes et les savants de la Grèce, comme
si la substance propre de leur pensée leur avait été arrachée : Théodose,
Hippocrate, Dorotheos ou Festos ne sont guère que des survivances per-
dues dans la masse et dispersées aux quatre coins du livre, Aristote n'existe
que comme auteur d'une brève et banale lettre à Alexandre, où il lui dit
comment régir ses sujets et garder ses trésors en sûreté, Platon enfin
devient bâtisseur d'un rempart légendaire en Egypte. 4
Le Kitâb al-buldân intègre ainsi les quelques rares données grecques
qu'il utilise à un adab qui fait la preuve, une fois de plus, de ses capacités
d'assimilation. Car enfin, étant donné la disparité des époques, des pays et des
disciplines où l'ouvrage d'Ibn al-Faqïh puise son inspiration, on s'atten-
drait à trouver un livre incohérent. Or, c'est l'inverse qui se produit :
jusqu'au cœur de ces passages où nous éprouvons le plus de peine à saisir
le déroulement du plan d'ensemble et, parfois, la suite même du propos
entamé quelques lignes plus haut, jamais nous n'avons le sentiment de
changer de ton ni de style. Cette remarquable unité de l'ouvrage tient,
selon nous, au traitement qu'y subit la connaissance : elle est, on l'a dit,

1. Leur parenté d'esprit est soulignée par C. Pellat, op. cit., p. 144-145, Madâ'inï,
antérieur du reste à Gàhi?, m a n i f e s t a n t pour l'histoire un g o û t plus marqué que s o n
cadet : goût qui est sans aucun d o u t e la raison de sa faveur auprès d ' I b n al-Faqïh.
2. Sur t o u s ces points, cf. supra, p. 19-21, 44-45, 64, 68.
3. P. 152, 238, 301 ; 60, 330 ; 160. Sont é g a l e m e n t cités : D o r o t h e o s (Sidonius),
auteur de p o è m e s astronomiques (p. 5 [et note d] ; cf. Croiset, Littérature grecque, t. V ,
p. 450, note 5), H e r m è s (p. 7 ; Croiset, t. V, p. 842-843 ; voir aussi Gâhi?, Kitâb at-
tarbl', éd. Pellat, p. 18-19 de l'index), F e s t u s (p. 152 ; ou Casthos, Coslus : cf. chap. I,
p. 17, n o t e 6), Themistios (p. 207 [et note i] ; Croiset, t. V, p. 872-877) et T h é o d o s e
(p. 223 ; p l u t ô t , d'après le c o n t e x t e , le grammairien Théodose d'Alexandrie, d e la f i n
du i v e siècle [cf. Croiset, t. V, p. 973], que le diacre Théodose, auteur d'une relation
de v o y a g e en Terre sainte [ v i e siècle ; sur lui, cf. introd. de C. Gildemeister à l'édition
de cette relation (De situ sanctae terrae, B o n n , 1882), p. 3-14], ou l'astronome et m a t h é -
maticien T h é o d o s e de Tripoli [cf. Croiset, t. V, p. 705], dont les t r a v a u x furent repris
par Nàçir a d - D ï n at-Tusï]). Le n o m « Qânbus d e la p. 296 m e reste obscur. Sur Apol-
lonios, cf. ci-après, p. 170, n o t e 1.
4. P. 60, d o n t on rectifiera le t e x t e selon la leçon indiquée n o t e l.

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170 Géographie humaine du monde musulman

connaissance moyenne, et elle ne veut ni ne sait considérer, comme l'avait


fait un Gâhiz, d'un côté un patrimoine grec essentiellement scientifique et,
de l'autre, une donnée arabo-musulmane fondée sur la tradition historique
et littéraire. Elle ne le veut ni ne le peut pour la bonne raison qu'elle est,
elle, quelques décennies après Gâhiz, désormais engagée à plein, et sans
possibilité, semble-t-il, de réflexion sur elle-même, dans un processus tout
entier animé par la tradition, et qu'elle ne saurait en concevoir d'autre. La
preuve en est qu'elle traite Gâhiz, dont elle oublie l'esprit pour n'en con-
server que la lettre, précisément comme un objet de tradition et une pièce
du patrimoine collectif.
Pratiquant et même accélérant la littérarisation des thèmes, une
connaissance de ce genre retient de la Grèce, qu'instinctivement elle t raite
en ce sens, seulement ce qui peut s'intégrer au système déjà constitué. 1
Or, le système est vaste, puisqu'il réunit, au fonds arabe venu de la Pénin-
sule 2 et aux notions héritées de la Perse, l'énorme acquis de la science et de
la pensée du m e / i x e siècle, désormais enregistré et codifié par Vadab comme
autant d'articles de savoir obligés. Ces dernières connaissances ont bien
pu, pour une part, naître de la Grèce, il n'en reste pas moins qu'elles sont
désormais arabisées et rapportées aux maîtres, comme Gâhiz, qui les
acclimatèrent. Ainsi, tout naturellement, c'est le donné traditionnel,
arabo-musulman ou arabisé, qui est premier dans la connaissance comme
dans l'inconscient d'Ibn al-Faqïh, la Grèce ne jouant plus chez lui qu'un
rôle, très mineur, d'appoint ; effacées les frontières qui délimitaient l'apport
original et spécifique de son génie, tantôt elle se voit carrément oubliée à
propos de thèmes pourtant nés d'elle s , tantôt on lui impose de les mêler à

1. Un b o n e x e m p l e p e u t en être t r o u v é avec Balïnâs (Apollonius), d o n t on rappelle


régulièrement l'origine ( a r - R û m î ) et qui intervient, ici, seulement d a n s l'histoire de
la Perse sassanide. A noter que, de tous les Grecs cités, c'est un personnage t r è s compo-
site, à demi légendaire et, s u r t o u t , présenté comme magicien et personnage historique
(et n o n c o m m e penseur), qui l'emporte, e t de loin, p a r le n o m b r e des citations (p. 212,
214, 240, 246, 265, 266, 274, 296), sans a t t e i n d r e , toutefois, le même v o l u m e que les
héros persans ou arabes cités plus h a u t . Sur Balïnâs (ou Ballnus), cf. M. Plessner,
d a n s El (2), t . I, p. 1024-1026.
2. On ne pense p a s seulement a u x t r a d i t i o n s , mais aussi à certaines connaissances
« t e c h n i q u e s » : cf. supra, p. 32.
3. P a r exemple, c'est sous le n o m d ' A b u Ma'Sar ou de Huwârizmï, et non sous ceux
des m a î t r e s grecs, que sont citées les connaissances de géographie a s t r o n o m i q u e d u
Kitâb al-buldân : supra, p. 157, note 3. Même indigence des citations grecques (p. 5,
1. 7-10, p. 7, 1. 4-5) pour l'ensemble des données de la sûra, en d é b u t de livre (p. 3-9).
S u r t o u t , le g r a n d t h è m e de la relation homme-sol-climat est t r a i t é , p. 151 sq., d ' u n e
f a ç o n m é c a n i q u e , sous la forme de phrases qui sont a u t a n t de « leçons » ou de « résumés » ;
on p e u t bien citer, à l'occasion (p. 152 i. f.j, H i p p o c r a t e et Festus, il reste que ces
n o t i o n s sont intégrées à un c h a p i t r e d o n t le c o n t e n u est en fait u n t h è m e littéraire :
« éloge de l ' a r c h i t e c t u r e » ( f l madh al-birtâ'), p. 151-155, auquel répond la « critique de
l ' a r c h i t e c t u r e » ( f i damm al-binâ'), p. 156-161.

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Ibn al-Faqih 171

des thèmes parallèles venus, eux, de la tradition littéraire arabe tantôt


enfin, on lui fait endosser, p u r e m e n t et simplement, ces derniers. 2 Ainsi
oublié, amalgamé ou annexé, l'héritage grec se dilue dans l'adab, selon u n
t r a i t e m e n t qui n'est pas sans rappeler — nous reviendrons plus loin sur ce
point — celui que nous avons vu p r a t i q u e r par Ibn Q u t a y b a . 3 On peut se
demander toutefois s'il entre, dans le propos d ' I b n al-Faqïh, u n e volonté
aussi délibérée à r e n c o n t r e de la Grèce en t a n t que telle. Après tout, nous
sommes avec lui dans une phase et une forme de l'adab, celui q u ' o n a qua-
lifié plus h a u t d'adaft-répertoire, où les mécanismes du système sont parfai-
t e m e n t rodés et jouent pour ainsi dire d'eux-mêmes. La Grèce n'est, de ce
point de vue, q u ' u n cas parmi d'autres, et elle participe de la loi générale
qui veut que t o u t donné technique ou même spécialisé, si peu que ce soit e t
dans quelque ordre que ce soit, passe, a v a n t d'être digéré par l'adab, dans
les moules qu'il impose, à savoir ceux d'un certain standard littéraire. 4
Qu'on parle ainsi, au départ, de différences spécifiques dans les époques,
les contrées ou les disciplines qui f o n t l'inspiration du Kilâb al-buldân, on
retombe toujours, en fin de compte, sur le même puissant syncrétisme de
l'Islam, étrangement minimiste e t universaliste à la fois, qui embrasse
l'histoire en la r a p p o r t a n t à son propre avènement, la terre en l ' o r d o n n a n t
a u t o u r de cet Orient qui le v i t naître, et la connaissance en la modelant
a u x normes de l'adab.

Techniques et mécanismes dans l'œuvre d'Ibn al-Faqlh

Si nous avons parlé plus h a u t de mécanismes, c'est qu'en effet les a u t o m a -


tismes jouent un rôle prépondérant dans le Kitâb al-buldân. Il i m p o r t e donc,

1. Exemple typique p. 238 : des considérations de physique médicale, attribuées


notamment à Hippocrate et relatives, ici encore, au rapport homme-pays, sont doublées
par le thème moral correspondant, très courant dans la littérature arabe (cf. l'essai
de Gàhi? qui porte ce titre), de l'attachement au pays natal (al-hanin ilà l-walan).
2. P. 330, par exemple, où Platon expose les défauts propres à chaque nation (Turcs,
Byzantins, Bazars, etc.), alors que le thème de la répartition des qualités ou tares
entre les nations est spécifique de la littérature arabe d'alors : cf. ôàhiz, Risâla ilà
Fath b. HâqSn, p. 38-46 et passim ; Ibn al-Faqïh, p. 119; Qudâma, M 153, etc.
3. Cf. supra, p. 62,66 . Une remarque de même ordre peut être faite pour l'Iran,
dont les sages (Buzurgmihr, AnûSirwân...) sont des personnages fondamentaux de la
littérature des ahlâq. Mais Ibn al-Faqïh et, avant lui, Ibn Qutayba ne font ici que
poursuivre un mouvement engagé bien avant eux, puisqu'il remonte, avec le Kalila
par exemple, aux origines mêmes de la prose arabe. Le problème de la place de l'Iran
dans le système d'Ibn al-Faqîh sera repris plus bas, p. 186.
4. Certaines données de géographie administrative, par exemple, sont vues à travers
le système des ahbâr : c'est à partir de Madâ'inI que sont citées (p. 105) les divisions
administratives de Syrie, à partir de BalâdurI que sont donnés les districts ( k u w a r )
et cantons (rasâtiq) du Tabaristân (p. 303), ainsi que les quatre divisions fondamentales
du Hurâsân (p. 321).

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172 Géographie humaine du monde musulman

pour bien cerner ce rôle, de distinguer les techniques, en tant qu'elles sont
mises au point et pratiquées par un écrivain conscient, et les mécanismes,
qui interviennent dès que ces techniques commencent à échapper à leur
utilisateur.
Le Kitâb al-buldân est fondé, on l'a dit, sur le discours indirect, l'auteur
ne parlant que par personne interposée. Ce serait donc, dans le principe,
l'application, à la science des pays, d'un procédé cher à la tradition (hadit)
et à l'histoire. Transmission orale, par conséquent, dont C. Lévi-Strauss
note fort justement qu'elle permet, en t a n t qu'« appréhension concrète d'un
sujet par un autre», « contact vécu avec des personnes», un rapport au réel
beaucoup plus intimement ressenti qu'il ne l'est dans une civilisation fon-
dée sur le document écrit. 1 Un grammairien arabe, Zaggâgï (mort en
337/949), donne par la sémantique une illustration probante du sentiment
profond de cet accord : rattachant, de façon très étroite, le mot de hadit à
sa racine hdt, dont la notion de base est celle de fait, d'événement, Zaggâgï
montre que cette racine exprime à la fois et l'idée pure de fait (hadat) et sa
réalisation (ihdât), et la relation (hadit) que l'on en fait. 2 Dans une théorie
qui estime ainsi que l'être, conçu, réalisé ou relaté, est tout un, ce hadit
que nous traduisons fort improprement par parole ou tradition, est en
réalité la recréation du fait au niveau de la communication, il ne se conçoit
que rapporté à la réalité vivante du hadat devenu chose (muhdat). On voit
tout ce que cela emporte, dans les consciences, sur la puissance vivifiante
du hadit : il s'agit, au vrai, de parole créatrice. On dira, certes, qu'Ibn al-
Faqîh s'inspire de sources écrites. Mais, d'une part, bon nombre de ces
sources, et notamment celles qui se rapportent aux premiers temps de
l'Islam, émanent elles-mêmes de traditions orales dont elles ne sont, après
tout, que l'enregistrement matériel, et, d'autre part, la connaissance réso-
lument profane ne participe pas fondamentalement, quant à elle, d'un es-
prit très différent. La citation ne vise pas seulement, en effet, à lui donner
une autorité qui la garantisse, elle a plus d'ambition que cela : dans un
système qui conçoit la connaissance comme une série de relais successifs
jusqu'à la réalité originelle, citer un maître revient à mettre le lecteur
devant la réalité du fait invoqué, ainsi perçu dans la spontanéité de ses
origines, que ce maître invoque son témoignage personnel ou, à son tour,
une autre autorité. Ce n'est pas un hasard si la formule qâla (un tel dit que)

1. Anthropologie structurale, Paris, 1958, p. 400 sq.


2. Al-Idâh fi 'ilal an-nahiv, éd. M. al-Mubàrak, Le Caire, 1378/1959, p. 57 (à propos
de la théorie du mafdar ou nom verbal, la phrase donnée étant : Zayd a frappé) :
« le masdar, c'est l'[expression du] procès [pur] ( h a d a t ) et le procès, c'est ce que Zayd
fait passer à l'acte (ahdatahu Zayd), puis qu'on rapporte (huddija 'arihu), le verbe
{fi'l) étant cette relation du procès (hadit 'anhu). » Il n'est pas inintéressant de noter
que hadit a pour synonyme, dans le même passage, le mot à'ibbâr (action de rapporter
un babar, pluriel ahbâr), ce qui nous indique que la tradition historique et profane
désignée sous ce mot participe des mêmes concepts analysés ici.

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Ibn al-Faqlh 173

annonce indistinctement les traditions orales comme les emprunts aux


textes écrits : dans les deux cas, elle témoigne que la perception de la vérité
passe par une communication.
Il serait donc faux de dire que l'acte même de voir ('iyân) est absent de
Vadab et qu'il n'entre pas dans les sources, dûment agréées, de son infor-
mation. Comme toutes les connaissances, celle-ci ne peut pas ne pas se
donner pour but, en définitive, la représentation, aussi concrète que possi-
ble, du réel ; seulement, plutôt que de toucher elle-même ce réel du doigt,
elle préfère le faire toucher aux autres. On pourrait, certes, épiloguer sur ce
qui apparaîtrait comme une incapacité à voir ou à penser par soi-même,
chaque génération s'appuyant ainsi sur les précédentes et n'étant elle-
même source de vérité qu'autant qu'elle a disparu. Un tel jugement, pour-
tant, serait erroné, car il ne tiendrait pas compte d'un fait historique, à
savoir que l'adab a progressé, sinon en profondeur, du moins en volume,
par les matériaux qu'il a ajoutés, patiemment et régulièrement, à son tré-
sor. Ce qu'il faut dire, donc, c'est que, dans cette cohésion exceptionnelle
qui marque cette institution qu'est l'Islam, le système culturel n'est pas
élaboré selon des normes différentes de celles des systèmes religieux, poli-
tique, juridique ou social, qui d'ailleurs tous interfèrent. Il serait impen-
sable que l'Islam n'eût pas connu, à chaque génération, ses génies courant
hors des sentiers battus. Seulement, ces génies sont soumis, en quelque
domaine que ce soit, au consensus omnium (igmâ'), légalement édicté ou ta-
citement approuvé, qui les adopte, totalement ou en partie, après les avoir
conformés aux normes du système : on l'a noté pour Gàhiz, largement
contesté, de son vivant, par ce représentant du système qu'est Ibn Qu-
tayba, et intégré, une génération après, mais dans l'esprit du système, au
patrimoine indivis de la collectivité. Celle-ci, l'umma, n'est pas seulement,
on le voit, une communauté religieuse, mais, globalement, le corps social en
l'ensemble de ses attitudes, et lorsqu'Ibn al-Faqlh traite la connaissance
comme une tradition communiquée, il ne fait pas autre chose, très modeste-
ment mais très logiquement eu égard au système dont il relève, que se
définir comme membre de cette umma.
Le principe de la relation — ici, celle de l'auteur à son siècle et à son
public — trouve une autre illustration dans l'opinion même qu'on porte
sur les choses. La tendance à s'exprimer en termes de valeur, par rapport à
un modèle présupposé, et le goût pour les jugements contradictoires inspi-
rent la présentation fréquente du donné sous la forme d'un parallèle que
l'on établit soit entre deux objets de l'étude, soit entre les qualités et les
inconvénients d'un même objet. Cette confrontation (munâzara) a sans
doute ses lettres de noblesse dans la littérature iranienne, mais elle a pu
aussi puiser aux plus vieilles traditions de la péninsule arabique. 1 Quoi

1. Cf. Pellat, Milieu, p. 246, et supra, p. 54, note 1, p. 55, note 2.

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174 Géographie humaine du monde musulman

qu'il en soit, à l'époque où écrit Ibn al-Faqïh, elle est devenue une manière
d'exposition privilégiée dans la littérature d'adab et le prétexte, chez des
lettrés ou de hauts personnages, à des séances où l'on improvise, en ce style,
sur un thème donné 1 . Au total, donc, rien que de classique, dans la mesure,
notamment, où les thèmes traités sont souvent largement traditionnels,
et l'on n'insisterait pas là-dessus si le procédé, loin de n'être jamais que ce
cadre, commode et obligé, où l'on présente de vieux thèmes figés une fois
pour t o u t e s n ' a p p a r a i s s a i t pas aussi, à l'égal d'un bon nombre de tous
ceux qu'utilise l'adab, comme recouvrant des forces intactes et indéfini-
ment susceptibles de modeler n'importe quelle connaissance présentée pour
en faire, à travers lui, précisément un article de l'adab. E t tel est bien le cas
en effet : appliquée d'abord à des thèmes classiques — littérature des ahlâq
ou opposition entre Basra et Kûfa, par exemple 3 —, la munâzara tend
peu à peu à s'étendre à n'importe quel objet ou pays. Ibn al-Faqïh traite
de l'Egypte sur ce mode 4 et, après lui, les auteurs des masâlik wa l-ma-
mâlik, Muqaddasï en tête, en feront un procédé systématique de leur
exposé.
Lorsque la relation établie porte sur plus de deux termes, elle devient
principe de classement et de catalogue. Ce mode de présentation du donné,
fort en honneur dans la littérature arabe, a lui aussi, sans doute, des antécé-
dents dans la littérature persane. 6 Définitivement accrédité à l'époque
d'Ibn al-Faqïh et appliqué aux thèmes les plus divers, il sera, comme la
munâzara, largement utilisé dans les masâlik wa l-mamâlik, qui présente-
ront sous cette forme les particularités (hasâ'is), ethniques, économiques,
culturelles ou autres, des pays. 6 Ibn al-Faqïh, à l'occasion, peut préfigurer
cette géographie 7 , mais, dans l'ensemble, le procédé de la nomenclature
reste, chez lui, d'inspiration essentiellement littéraire. Qu'il reprenne

1. Cf. Kitâb al-buldân, p. 167-173, 175-176.


2. Qui permettraient, dans la pensée de C. Pellat (op. cit., p. 32-33), en ce qui concerne
les vieilles métropoles irakiennes, de s'en tenir à des évocations passéistes pour éviter
« de sonder un présent moins glorieux. »
3. Cf. p. 223 : « L'eau est le principe vital de toute chose et son principe de mort,
sa prospérité et sa dissolution. » La sentence est rapportée à Théodose, mais celui-ci
est d'autant plus facilement assimilable à l'ensemble de cette littérature d'inspiration
originellement iranienne, que ce goût de l'antithèse (on peut penser à « la langue »
d'Ésope), voire la contradiction, semblent inhérents à la fameuse « sagesse des nations».
Sur Basra et Kufa, cf. les p. 167-173, 175-176 déjà citées. Compléter avec p. 184-187
(encore sur les défauts de Kûfa).
4. P. 74-75, qui traitent des tares Çuyûb) de l'Egypte, après des pages élogieuses
(voir notamment les mafâhir des p. 58 i. f., 66).
5. Cf. supra, chap. II, p. 54, note 1, p. 55, note 2, p. 56, note 1.
6. Le pionnier du genre, Ya'qûbî, traduit bien cet état d'esprit lorsqu'il écrit (trad.,
p. 185) : « Les districts d ' É g y p t e portent le nom de leurs chefs-lieux : en effet il y a
dans chaque district une ville renommée pour une spécialité quelconque. »
7. P. 251-255, où les produits interviennent avec les autres curiosités Çagaib) des
pays cités.

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Ibn al-Faqïh 175

l'énoncé des caractéristiques des peuples, qu'il énonce les mérites respec-
tifs des diverses localités du t j u r â s à n ou, plus généralement, de quelques
villes ou pays célèbres S il s'inspire, ici encore, moins d ' u n esprit que d ' u n
système, moins d ' u n Gâhiz, chez qui ces formules n ' é t a i e n t q u ' u n m o y e n
parmi d ' a u t r e s d'exposer les résultats d ' u n e recherche personnelle, que d ' u n
Ibn Q u t a y b a , chez qui elles deviennent des fins en soi et une espèce de
catéchisme de la connaissance profane. Dans bon nombre de passages
du Kitâb al-buldân, elles répondent, de fait, à des questions a r b i t r a i r e m e n t
posées 2 et reprennent, à l'évidence et presque dans la littéralité du texte,
les classifications pratiquées par Ibn Q u t a y b a . 3 A la limite, le culte de la
différenciation revient à un résultat e x a c t e m e n t inverse de celui que se
propose t o u t e systématique : la négation m ê m e du concept au profit de la
seule v a r i a n t e . 4
Nous commençons ainsi à percevoir la p a r t des a u t o m a t i s m e s : la v a -
riante, dans la mesure où elle représente un t r a i t curieux, où elle exprime
une certaine distanciation p a r r a p p o r t à la norme ou au concept commun,
est une modalité, entre t a n t d'autres, du procédé qui consiste à ne p r e n d r e
en compte que l'extraordinaire. La systématique pratiquée, on l'a dit,
touche u n i q u e m e n t ce qui n'est pas systématique ; or, si elle est déjà une
méthode consciemment et régulièrement appliquée, peut-on s'étonner que,
pris à son piège, Ibn al-Faqïh soit si souvent dépassé p a r le procédé qu'il
met en jeu ? L ' a u t o m a t i s m e du merveilleux peut, à t r a v e r s les mécanismes
impliqués, revêtir plusieurs formes : t a n t ô t , le cadre réel, topographique
n o t a m m e n t , du sujet s'estompe pour mener le récit à mi-chemin du conte ;
le « il était une fois, en un pays lointain » est très perceptible, par exemple,
dans les notations relatives à l'Extrême-Orient. Démarquées, on l'a dit, de
la Relation, elles brouillent les contours géographiques si précis de l ' œ u v r e
originale et t r a n s f o r m e n t ainsi le curieux en féérique. 8 Ailleurs, le même ré-

1. P. 330, 319-320, 114 (1. 11 sq.), 135 (1. 3 sq.).


2. P. 114, 135, 319-320, d é j à citées.
3. Voir p a r exemple, p. 106 t. f., le schéma classique : « u n tel f u t le premier à...»
(à propos d'al-Walïd), utilisé s y s t é m a t i q u e m e n t p a r Ibn Q u t a y b a (cf. références
données p a r G. W i e t dans sa t r a d . d ' I b n R u s t e h , p. 221 sq, notes 2 sq.), alors que Gâhi?
ne le p r a t i q u e que de façon t r è s rare, lorsqu'il correspond à une réalité ( H a y a w â n ,
t. I, p. 82, à propos d ' a l - H a g g â g et de la c o n s t r u c t i o n de navires cloués et goudronnés,
et non plus cousus ; repris p a r Ibn R u s t e h , t r a d . , p. 227) : ici encore, différence de
p o i n t s de vue, Gâhi? u t i l i s a n t u n système au profit d ' u n e recherche, tandis q u ' I b n
Q u t a y b a f a i t e n t r e r de force toutes les données possibles dans le cadre du s y s t è m e
devenu fin en soi.
4. P. 31-32, à propos des variétés de d a t t e s de la Y a m â m a .
5. Processus renforcé encore par la littérarisation du t h è m e de l ' E x t r ê m e - O r i e n t ,
n o t a m m e n t par la munâ^ara entre Chine et I n d e . La féérie est t r è s perceptible p. 15,
p a r exemple : la reine, située par la Relation ( § 4 , notes 4 et 5) a u x Laquedives-Maldives,
est ici d a n s un p a y s « au bord de la mer» ; de la même façon, l'absence d'indications
t o p o g r a p h i q u e s ou de distances, en isolant les n o m s des pays, en f a i t ceux de p a y s de
légende, coupés les uns des a u t r e s et rejetés d a n s une a u r a imprécise.

A n d r é MIQUEL. 15

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176 Géographie humaine du monde musulman

sultat est obtenu par l'accumulation désordonnée de la notation, laquelle,


relevant d'une écriture automatique, s'emballe, pourrait-on dire, et fait
boule de neige autour d'un sujet initial peu à peu enfoui dans les profon-
deurs. 1 Plus efficaces toutefois apparaissent deux processus déjà notés,
dans lesquels il est bien difficile d'établir les parts respectives de l'intention
consciente et des automatismes : on veut parler, d'une part, delà découverte
de nouveaux champs dans l'insolite 3 et, d'autre part, de l'irruption de
l'insolite en des thèmes qui relevaient jusque là de l'ordre naturel : passe
encore que les lieux saints d'Arabie deviennent prétexte à légende, mais il
est plus curieux qu'une banale orange grossisse au point d'intercepter la
vue entre deux personnes et que l'exposé de notions aussi connues que le
Nil et sa faune ou le nom de l'Ëgypte se fasse à la fois sur le mode normal
et sur le mode merveilleux. 3
L'accélération de la légende est la conséquence de ces phénomènes.
Quantitative, elle transforme le donné vraisemblable en prodige par une
simple multiplication : empruntant à Ibn Hurdâdbeh sa description de
Rome, Ibn al-Faqïh fait passer de 1 200 à 24 000 le nombre des églises et de
40 000 à 600 000 celui des bains. 4 Plus souvent, l'accélération signalée
s'effectue en gauchissant ou en bouleversant carrément la réalité même du
donné : il ne suffit plus, par exemple, comme dans la Relation, que l'on
brûle, à Ceylan, le corps des rois morts, il faut encore qu'on les y coupe en
q u a t r e 6 ; le poisson et le taureau de Nehâvend, en pierre au témoignage
d ' A b ü Dulaf Mis'ar, sont taillés ici dans une neige qui ne fond pas 6 ; enfin,
et pour s'en tenir à ce dernier exemple, le thème d'Alexandrie la blanche
voit son sens résolument renversé : la splendeur et l'activité diurnes de la
ville, si éblouissante, dans l'aurore de sa fondation, que ses habitants doi-
vent, pour protéger leurs yeux, y marcher voilés de noir, deviennent, en
passant d'Ibn tJurdâtlbeh à Ibn al-Faqîh, luminescence et magie nocturnes
dans une ville aux rues désertes. 7

1. Fait p a t e n t pour les m ê m e s données sur l'Extrême-Orient, et n o t a m m e n t p. 15


déjà citée, où la confluence des données de la Relation et de celles de la tradition arabe
rend le processus c u m u l a t i f . Mais la m ê m e remarque p e u t être faite pour l'ensemble
du livre : la peur inconsciente de laisser perdre u n babar entraine à noyer sous l'anec-
d o t e la réalité de s u j e t s aussi palpables, pourrait-on dire, q u e Ba?ra, K u f a , B a g d a d
ou l'Arabie.
2. Par e x e m p l e le t h è m e de la Ville de Cuivre, qu'Ibn al-Faqîh semble être le premier,
à m a connaissance, à exploiter s y s t é m a t i q u e m e n t : p. 84 sq.
3. Sur les lieux saints, cf. p. 16-24 ; sur l'orange, p. 67 ; sur les d e u x t h è m e s é g y p t i e n s
cités, cf., pour le Nil, p. 61-65 et, pour le n o m de Miçr, p. 56-57, 67.
4. P . 149-150 (cf. Ibn H u r d â d b e h , trad., p. 87). Autre e x e m p l e p. 22, n o t e e.
5. P. 10 (cf. Relation, § 51) : m ê m e si le t e x t e d'Ibn al-Faqïh garde trace du souvenir
d'une consécration s y m b o l i q u e e t cosmique du cadavre selon les quatre points cardi-
n a u x , il n'en donne o b j e c t i v e m e n t aucune preuve et la n o t a t i o n fait s i m p l e m e n t figure
de r e t o u c h e apportée dans le sens du merveilleux.
6. P. 259 (cf. A b ü Dulaf Mis'ar II, p. 29).
7. P. 71-72 (cf. Ibn H u r d â d b e h , p. 160).

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Ibn al-Faqïh 177

En tout cela, qu'il s'agisse de techniques délibérées ou de purs automa-


tismes, l'écrivain, écrasé sous le poids de ses sources, est rivé à sa mémoire,
livré sans défense à ses sollicitations, acculé à un exposé d'ordre essentielle-
ment quantitatif, qui progresse, non en profondeur, mais à l'horizontale,
par glissements, digressions et parenthèses. L'entassement des données, le
recours perpétuel au thème voisin, parallèle ou contraire, le passage cons-
tant d'une formulation à une formulation plus merveilleuse, font de la
lecture du Kitâb al-bu'dân une espèce de parcours en bordées et tout se
passe en effet comme si la contrainte du souvenir à livrer et la hantise de le
laisser perdre déviaient sans arrêt l'exposé de part et d'autre du principe
linéaire qui devrait être le sien. Un lecteur d'Occident s'étonnera moins, une
fois admis que l'ordre intime du livre repose en fin de compte sur la digres-
sion, de voir Ibn al-Faqïh écrire : « Il y a quatre merveilles en Syrie-Pales-
tine : le lac de Tibériade, la Mer Morte, les pierres de Baalbek et le phare
d'Alexandrie» ou encore, à propos des limites de l'Irak : « L'Irak s'étend
jusqu'à Basra, Basra confine à al-Ahwàz, qui confine au Fàrs, qui confine
au Kirmân, qui confine à Kâbul, qui confine à Zarang, qui confine à
l'Inde» 2 ; porté par le mouvement du texte, on finira par se laisser mener
tout naturellement de l'Irak au Paradis. 3
Étrange monde, en vérité, que celui qui se dégage de cette connaissance :
brouillés les contours par lesquels l'univers se révèle concrètement à nous
dans la vie courante, seuls émergent les détails qui échappent précisément
à l'ordre naturel des choses. Dans une discipline où l'auteur, moins péda-
gogue que magicien, veut charmer beaucoup plus qu'enseigner et où le
lecteur, moins élève que proie offerte, ne demande après tout qu'à se laisser
prendre, ainsi, l'un tirant l'autre, s'élabore en définitive, comme nous le
disions, une véritable géographie de l'insolite. Mais il est temps de voir en
quoi la science des pays, telle qu'elle nous est présentée par le Kitâb al-
buldân, peut être qualifiée et de science et de géographie, humaine ou non.

La « science des pays » : une science à sa manière

On commencera par se demander s'il n'existe pas, dans l'oeuvre d'Ibn al-
Faqïh, certains principes pouvant être considérés comme relevant d'une
méthode et d'un esprit scientifiques. Tout ce qu'on a dit sur l'esprit et les
procédés du livre accuse sans doute une très grande distance entre une
connaissance de ce genre et une description de la terre au sens où nous

1. P. 118.
2. P. 162.
3. P. 174 i. f.-175, par l'intermédiaire du fleuve de Kiifa, i'Euphrate, considéré
comme l'un des quatre fleuves du Paradis. Mouvement de même ordre p. 176 sq. : des
monuments des environs de KQfa aux noms de leurs bâtisseurs, puis aux constructions
des Abbassides.

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178 Géographie humaine du monde musulman

l'entendrions. Mais si l'on se garde des jugements systématiques et si l'on


sait regarder l'œuvre en profondeur, par delà le vêtement que lui impose le
siècle, on sera surpris de constater en définitive qu'elle s'inspire de démar-
ches ayant, certes, des visées différentes des nôtres, mais dont le sérieux suf-
fit à laver Ibn al-Faqïh de toute accusation de désinvolture. C'est bien, au
contraire, à la découverte d'un écrivain prenant son rôle très à cœur et uni,
consciemment ou non, à un système de connaissances très cohérent, que
doit nous mener la présente analyse.
E t d'abord, les difficultés causées, dans la lecture du texte, par l'inter-
vention des mécanismes indiqués ne doivent pas être l'occasion commode
de renoncer à discerner les articulations d'ensemble de l'œuvre. Pour peu
qu'on y regarde, on dégagera un plan parfaitement charpenté, comportant
une alternance régulière d'exposés «géographiques» et d'intermèdes :
après la préface et la description de la terre, premier arrêt avec les thèmes
indiens et chinois ; ensuite, l'Arabie décrite, une nouvelle détente est
offerte au lecteur sous la forme de deux thèmes littéraires : le mélange du
sérieux et du plaisant et l'éloge du voyage. L'exposé reprend avec les ré-
gions de l'ouest, s'interrompt sur la louange et la critique de l'architec-
ture, passe à l'Irak et marque encore une pause sous la forme d'une seconde
préface, véritable profession de foi littéraire. Reparti cette fois pour l'Iran
et le nord-ouest, l'auteur s'arrête ensuite un instant au mur de Gog et
Magog, avant de terminer sur les régions du nord et du nord-est. 1 Ainsi,
à moins de faire à Ibn al-Faqïh un procès d'intention, force est bien de
convenir que l'ensemble de ce plan reflète une réelle unité dans le propos :
l'usage même de l'intermède, conçu, selon les meilleures traditions de
Yadab, pour délasser le lecteur d'un exposé réputé difficile, confirme bien
que ce qui est premier dans la pensée d'Ibn al-Faqïh, ce ne sont pas ces di-
gressions d'allure plus ou moins littéraire, mais bien la science des pays,
celle-ci fût-elle différente de la nôtre. Si nous sommes parfois désarçonnés,
au niveau de l'ensemble ou à l'échelon plus modeste du développement
d'un thème, par l'allure louvoyante de l'exposé, n'en concluons pas pour
autant au manque d'unité de celui-ci. Comme tout baroque, car c'est bien
de cela qu'il s'agit, un pareil art d'écrire peut bien muser de ci de là avec
la ligne droite, mais il ne saurait l'oublier : mouvement « autour d'un
vecteur» 2 , peut-être, mais le vecteur existe.

1. Préface : p. 1-3 ; description de la terre et des mers : p. 3-13 ; Chine et Inde : p. 13-
16 ; Arabie : p. 16-41 ; sérieux et comique, éloge du voyage : p. 41-56 ; Ouest ( Ë g y p t e ,
Magrib, Syrie-Palestine, Haute-Mésopotamie et Empire byzantin) : p. 56-151 ; louange
et critique de Varchitecture : p. 151-161 ; Irak : p. 161-192 ; nouvelle préface : p. 192-195 ;
Iran, Àdarbaygàn et Arménie : p. 195-298 ; Gog et Magog : p. 298-301 ; Tabaristàn
et Hurâsân : p. 301-330 (les rubriques en italique sont celles des « intermèdes »).
2. P. Gharpentrat, dans N.N.R.F., octobre 1959, p. 702, à cette différence que le
baroque en architecture tend à renforcer le vecteur par le jeu des courbes. Ici, tout
ce à quoi peut prétendre l'orientation linéaire de l'exposé, c'est à ne pas être oubliée.

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Ibnal-Faqlh 179

Cette unité réelle, si profonde qu'on la discerne même à travers les dé-
marches les moins conscientes, ne vient pas seulement du propos choisi,
abstraitement considéré en soi, mais de la convergence de ce propos avec
u n e méthode, en d'autres termes de l'application, à un propos géographique,
d ' u n e systématique qu'on a déjà définie comme celle de l'inaccoutumé.
E n allant au fond des choses, on est amené à réviser le j u g e m e n t courant,
qui définit cette science des pays comme le t r a i t e m e n t d'un sujet géogra-
phique par des disciplines qui, dans leur énorme majorité, ne le sont pas.
Car, en réalité, ce n'est pas leur définition comme histoire, tradition,
éthique ou poésie qui inspire les choix de l'auteur, mais bien le principe du
merveilleux qui guide le choix de ces disciplines : elles ne sont présentes
q u ' a u t a n t qu'elles s'identifient à l'extraordinaire, et la géographie elle-
même n ' a d ' a u t r e raison d'intervenir que celle-là. C'est donc, ici encore, une
raison profonde d'unité qui se cache derrière l'apparente diversité du donné.
P o u r que la définition des disciplines où s'alimente le Kitâb al-buldân
revête un caractère aussi accessoire au regard du principe de base qu'est le
merveilleux ('agïb), il f a u t donc q u e celui-ci recèle en lui-même un principe
objectif de classement, que, loin d'être soumis a u x fluctuations personnel-
les du jugement de valeur, il puisse inspirer, de façon régulière et sûre, les
choix que l'auteur sera amené à opérer entre tous les m a t é r i a u x que lui
proposent lesdites disciplines. E n son sens premier, la racine 'gb, telle
qu'elle nous est expliquée dans le Lisân al-'Arab \ désigne l'impossibilité
de référer un fait à la norme commune, e t le Coran l'applique en effet à des
cas de miracles et de prodiges 2 , d'où il ressort que, si ba'ïd désigne ce qui
s'éloigne de l'ordre courant, 'agïb, qui en serait le superlatif, désignerait,
lui, ce qui en est radicalement c o u p é . 3 Ibn al-Faqïh, d a n s un même
passage *, applique le terme à des spécialités locales, à des m o n u m e n t s et
a u x principales merveilles du monde, m o n t r a n t ainsi, sous u n e apparente
hétérogénéité, qu'en fait le critère reste t o u j o u r s le même : la normale é t a n t
représentée par une espèce de base ou p a r l'ensemble des pays, il n'est pas
interdit de qualifier de 'agïb telle variété d'animal relevant d'une espèce
p a r ailleurs connue, ou tel produit a p p a r t e n a n t en propre à un pays donné,
ou encore le Nil parce qu'il coule dans un sens réputé inverse de celui des
autres fleuves de la terre. On p e u t donc, on le voit, m e t t r e sous le m o t de'agïb
des traductions aussi diverses qu'anormal, rare, voire exclusif ou spécifique

1. Éd. de Beyrouth, 1374-1376/1955-1956, 15 vol., t. I, p. 580-581.


2. Par exemple XI, 75 (la « femme d'Abraham » qualifiant de 'agit, c'est-à-dire d'im-
pensable, l'idée qu'elle puisse concevoir un enfant à son âge) ; XIII, 5 (sur le thème :
la chose impensable n'est pas la Résurrection, mais qu'on pense la Résurrection im-
pensable).
3. Coran, L, 2-3 ; au total, 27 citations coraniques de la racine.
4. P. 251-255.
5. Cf. p. 76, où on passe, de façon significative, du sens de spécifique au sens d'extraor-
dinaire : « On compte au nombre des merveilles ('a$â'ib) égyptiennes le jais, pierre

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180 Géographie humaine du monde musulman

mais on prendra garde, en tout cas, à deux faits : l'un est que l'idée de
magnificence ou tout autre jugement de valeur ne s'attachent au mot que de
façon secondaire et accessoire : on ne le verrait guère, par exemple, s'appli-
quer en ce sens *au crocodile ou à une particularité de fruit, lesquels ne sont
merveilleux qu'au sens premier du terme, le seul valable en toutes circons-
tances ; l'autre fait, il faut y revenir, est que, sous les apparences de la
diversité, le 'agïb désigne toujours, en définitive, ce qui est justiciable d'un
critère de différenciation : et pour qui sait la fortune qu'un tel critère a
connue dans les sciences humaines depuis Saussure, le choix, fait par la
vieille science des pays, d'un tel principe méthodologique n'apparaîtra
pas si mauvais. Mais qui nous dit quelle n'en était pas consciente ? Ibn
al-Faqïh, après tout, ne fait pas autre chose que fonder en droit cette
systématique lorsqu'il déclare : « Tout pays a reçu une grâce qui lui est
singulière, certains agréments dont les autres sont privés et qui reviennent
régulièrement, comme autant de sujets de fierté, dans l'éloge que font de
lui ses habitants » a , et ailleurs, en un texte plus significatif encore : « Sans
la grâce du Très-Haut, qui a donné en propre à chaque pays quelque chose
qu'il a refusé aux autres, c'en serait fait du commerce et de l'artisanat,
personne ne s'expatrierait ni ne voyagerait, les échanges disparaîtraient
et l'on ne verrait plus ni acheter ni vendre, ni recevoir ni donner».8
On n'a pas oublié, par ailleurs, que ce 'agïb pouvait être, pour certains
auteurs comme Gâhiz l'occasion d'une recherche. L'optique, certes,
change avec Ibn al-Faqïh. J e sais bien qu'en de rares occasions il tente lui
aussi de briser l'enveloppe mystérieuse d'un phénomène pour accéder à la
vérité 5 , mais, dans la quasi-totalité des cas, le merveilleux, chez lui, est

noire, piquetée, qui flotte sur l'eau, et l'ébène, qui y sombre. Or, quoi de plus étonnant
(a'jjab) qu'un bois qui sombre ou une pierre qui flotte ? Il y a diverses sortes de bois
qui sombrent dans l'eau : l'ébène, le Slz (variété proche de l'ébène : cf. Lisân, t. V,
p. 363), le jujubier et Vâhendâl (littéralement : arbre de fer, du persan âhen (fer) et ddr
(arbre, bois), contaminé en dâl : cf. BGA, t. V, Glossaire, p. XV).
1. Sauf, bien entendu, dans une pensée de type spinoziste, qui ménage en toute
chose, derrière l'apparente monstruosité et sub specie aeternitatis, la possibilité d'un
plan divin : on a vu à ce propos, supra, p. 42-43, 51, l'attitude d'un Gafti?.
2. P. 119.
3. P. 251. Le thème du voyage est, certes, largement exploité dans la littérature d'adab,
mais, alors qu'on en a vu plus haut (p. 114-115) une justification morale, on en voit
ici, dans le principe des différences réciproques qui le fonde, une justification logique.
Né de ces différences, le voyage crée à son tour l'activité, mais aussi la connaissance :
cf. Kitâb al-buldân, p. 50 : « Sans tous ceux qui quittent leur pays, on ignorerait la
terre, de l'Espagne à la Chine » : thème qui fait le contre-point de cet autre, non moins
célèbre, dont on a déjà parlé, à savoir l'attachement au pays natal : cf. Ibid.
4. Cf. supra, p. 42-43. Même leçon chez Mas'ûdï, Prairies, § 249 : « Sans la tendance
qu'a l'esprit humain à nier ce qu'il ignore et à rejeter tout ce qui sort du cercle habituel
[de ses connaissances], nous pourrions parler d'un grand nombre de merveilles. »
5. Par exemple, p. 215, où il apporte, de seconde main du reste, la réfutation de
l'existence d'une pierre pouvant changer de couleur.

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Ibn al-Faqïh 181

l'occasion d'un enregistrement et non pas d'une recherche, le signe d'un


état, fixé et comme tel consignable, et non pas un point de départ. La
recherche revient donc, non à pénétrer ce qui se cache derrière l'extraordi-
naire, mais à inventorier cet extraordinaire lui-même, dont il suffit qu'il
existe en tant que tel. Cela posé, le propos d'une investigation ainsi définie,
une fois de plus, à l'horizontale et non en profondeur, n'est pas moins ambi-
tieux que celui de toute connaissance. Volontiers annexionniste, cette
science des pays s'ouvre, à l'occasion, de nouveaux champs de curiosité >,
ou encore, elle peut présenter, sur un thème donné, la synthèse des con-
naissances reçues jusqu'à ce jour-là 2 , mais surtout elle regroupe, à un
échelon plus élevé, un ensemble de thèmes qui composent une véritable
géographie : géographie physique avec les roches, les fleuves, la faune et la
flore, géographie économique avec les produits et les échanges, géographie
humaine avec les caractéristiques ethnologiques ou biologiques, les centres
religieux et les circonscriptions administratives. En tout cela, certes, on ne
note guère que le fait curieux ou marginal, et non, comme nous le ferions, ce
fait de base qui fonde, avant tout autre, la connaissance ; la géographie
n'affleure, en définitive, une fois de plus qu'au travers de l'insolite 3 :
l'organisation territoriale spéciale aux Kurdes 4 acquiert ici plus de relief
que les divisions administratives courantes et toutes les pommes du monde
ne parviennent pas à équilibrer celles de Sîrâz et du Liban, qui présentent
cette drôlerie, l'une d'être mi-partie douce et mi-partie acide, l'autre de
n'exhaler de parfum qu'après avoir été plongée dans l'eau d'un certain
affluent de l'Euphrate 6 : c'est un peu comme si une géographie de la
France insistait avant tout sur l'enclave de Valréas ou le figuier de Roscoff.
Mais, cela posé, et si l'on veut, encore une fois, éviter les procès d'intention,
il s'agit bien d'une connaissance qui opère sur une base territoriale, comme
l'indique le titre même de l'ouvrage, et son propos n'est pas moins géo-
graphique, au départ, que, de nos jours, telle carte touristique ou tel guide
des curiosités. La différence est décidément ailleurs : tandis que le Kitâb al-

1. N o t a m m e n t par la philologie (étymologies, noms de villes, controverses séman-


tiques : cf. p. 26 sq., 56-57, 59-60, 258, 284 ; interférence des noms et des qualités d'un
produit [dattes], p. 29-30, qui n'est pas sans rappeler la manière d'un Gâhi? dans le
Tabassur [cf. aussi Ya'qûbî, p. 365-366, à propos du musc]) ; autres « nouveautés » avec
des traditions sur le flux et le reflux (p. 9) et des notations sur le feu Saint-Elme et
les mouettes (p. 13).
2. Elle acclimate, on l'a vu, les thèmes de la Relation sur la Chine et l'Inde, en les
englobant dans le contexte plus général des mers orientales (p. 9-16).
3. C'est le 'agib, dans les sens divers qu'on a définis, qui inspire les notations de
géographie physique (cf., par exemple, p. 60-61, 76, 124-127, 207, 296), économique
(p. 50, 204-205) ou humaine (p. 107, 118, 151 sq., 330) ; pour la géographie adminis-
trative, qui touche essentiellement des régions ou des cas célèbres, cf. les références
données supra, p. 167, note 6.
4. P. 203-204.
5. P. 117-118.

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182 Géographie humaine du monde musulman

buldân se propose de répartir territorialement un ensemble de connaissances


touchant des pays considérés chaque fois sous l'angle de leur originalité
irréductible, la géographie, au sens où nous l'entendons, s'attache à
n'oublier jamais, même dans l'étude des pays les plus singuliers, les lois
générales des mécanismes physiques ou humains ; celle-ci traite la terre,
avec les hommes qui sont dessus, comme un objet, celle-là réintroduit dans
son étude, par les choix délibérés auxquels procède l'auteur, une visée
éminemment subjective. Mais, tout compte fait, cette originalité, dans les
intentions ou les résultats, n'empêche pas la vieille géographie des pays
d'être aussi sérieuse ni aussi vaste que l'autre. S'il faut trouver une diffé-
rence, celle-ci ressortit, en dernière analyse, à l'esprit même de la connais-
sance telle que l'ont conçue respectivement le Moyen Age, d'un côté, et les
temps modernes, de l'autre, ou, en d'autres termes, ici une science et jadis
un savoir.

Géographie humaine ou humanisme géographique ?

Si géographie il y a, dans l'esprit que l'on a dit, en quoi la connaissance des


curiosités des pays peut-elle être considérée comme une géographie
humaine ? On répondra : par son objet, certes, dans la mesure où elle
véhicule des notions qui se rapportent à la situation ou à l'activité des
hommes sur la terre. Mais celles-ci, on l'a vu, sont rares et n'interviennent
que comme éléments, parmi d'autres, d'un donné plus général qui se situe
dans un autre ordre, celui de l'inaccoutumé. C'est ailleurs, et dans une
lumière différente, qu'est perçue la présence de l'homme dans le monde.
Le rôle des traditions profanes (ahbtir), par exemple, peut paraître aberrant
dans une connaissance qui se veut, au départ, géographique. En fait, si
l'histoire intervient, c'est parce qu'elle est ressentie d'instinct comme insé-
parable de l'espace où elle s'inscrit. L'homme que nous présente Ibn al-
Faqïh est un être saisi globalement, dans le milieu que la nature et son
histoire lui assignent. Mais, d'autre part, comme l'histoire n'intervient elle-
même qu'autant qu'elle produit des ahbâr spécifiques de tel ou tel pays,
la systématisation du 'agïb dans les ordres conjugués des événements et des
situations revient, en fin de compte, à expliquer fondamentalement l'origi-
nalité, en chaque pays, des populations qui y vivent. On dira, certes, que
notre géographie à nous est aussi soucieuse que celle-là de rattacher la
présence, les activités et les attitudes des êtres en un pays à leurs raisons
historiques. Mais cette perception globale de l'homme, qui rapprocherait,
sur ce point, l'optique d'Ibn al-Faqïh de celle de la science contemporaine,
n'intervient pas, chez lui, que pour un pays donné, à l'échelon provincial si
l'on préfère. Paradoxalement, au moins en apparence, la juxtaposition
des différences produit ici, au niveau le plus général, le sentiment de l'unité.
A ce niveau en effet, ne l'oublions pas, ce à quoi vise cette connaissance,

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Ibn al-Faqih 183

c'est à peindre un monde en son ensemble, celui de l'Islam. Serons-nous


étonnés de constater, une fois de plus, que le système culturel proprement
dit se fonde sur les mêmes principes que le système juridique ou religieux ?
C'est une des traditions les plus répandues en Islam que celle qui voit dans
la divergence des opinions au sein de la communauté un effet de la grâce
divine. 1 Le même sentiment est perceptible ici : sur la base du principe
d'irréductibles originalités locales, s'élabore en fait la construction d'un
ensemble conçu comme un organisme vivant, dont les différentes parties
sont reliées entre elles selon les lois d'une circulation interne. 2 Ce thème
antithétique, d'une unité globale opposée à la diversité des éléments, se
prête sans doute, par la deuxième de ses propositions, à une exploitation
facile dans la littérature d'adab, selon le sain principe, on l'a vu, que
« l'ennui naquit un jour de l'uniformité». Mais, à ne lire que ce volet du
diptyque, on laisserait échapper la justification même de ce goût pour les
particularités, à savoir la croyance profonde en ce que l'unité ne peut
naître, fondamentalement, que de la conjonction des différences. 3 On voit
donc par quoi cette géographie humaine diffère de la nôtre : alors que nous
ne pouvons opérer, à l'échelle d'un ensemble, que par généralisations et
abstractions, en oubliant peu à peu les particularités provinciales, un Ibn
al-Faqïh prétend au contraire édifier d'autant mieux son tableau d'ensem-
ble qu'il accusera d'autant plus, qu'il oubliera d'autant moins les singula-
rités locales. Si ce procédé nous paraît tenir de la gageure, c'est sans doute
parce que nous ne vivons pas, de l'intérieur, la perception de cette vérité,
qui nous paraît, à nous, contradictoire ; mais la science des pays, au iv e /x e
siècle, ne vise pas moins que la nôtre à donner de l'homme une image
totale, à l'échelon de son pays ou du monde.
Cette optique se concevra d'autant mieux que l'on se rappellera ce qui a
été dit, d'une part sur l'intervention de l'auteur, en tant que sujet, dans
cette connaissance, et d'autre part, sur la dimension sociale de l'adab, dont
la géographie du Kitâb al-buldân est fille. La science contemporaine et la
connaissance, au sens où l'entend Ibn al-Faqïh, diffèrent en effet profondé-
ment quant aux fins qu'elles se proposent en prenant l'homme sur la terre
pour objet de leur étude. La première, en le traitant, réellement, comme un
objet, vise à décrire des lois, des phénomènes, bref à éliminer, autant que
faire se peut, l'intervention du sujet dans la connaissance ; réciproquement,

1. Cf. références dans I. Goldziher, «Ikhtilâf», dans El, t. II, p. 487.


2. Cf. supra, p. 180, note 3.
3. On objectera sans doute que le hadii sur les divergences conçues comme grâce
divine n'est intervenu que pour entériner une situation de fait, lorsque la communauté
s'est trouvée effectivement divisée, sans aucun espoir de retour vers l'unité. Mais le
sentiment de ces différences, si évidemment perçues à l'intérieur du monde islamique,
empêche-t-il cet autre sentiment, de l'unité islamique cette fois, dès que ce monde
se perçoit globalement, par différence, notamment, avec les mondes étrangers, le
R ü m en premier lieu (cf. chap. III, p. 99, note 3) ?

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184 Géographie humaine du monde musulman

la connaissance qu'elle attend de cette étude de l'homme n'a pas pour fin
première d'intervenir, par exemple pour en améliorer les conditions ou en
modifier les usages, dans la situation des sujets qui procèdent à cette étude :
ce rôle étant accessoire, et réservé aux techniques, la connaissance de
l'homme vise, en tant que science, à accroître, au-delà desdits sujets, le
patrimoine commun de la recherche humaine. Elle est donc foncièrement
idéaliste et universalisante : humaniste, si l'on préfère. Au contraire, la
science des pays, à la manière d'Ibn al-Faqïh, est fille d'une société, science
militante, et vise moins à connaître l'homme qu'à former un certain type
d'homme. Fille d'une société, disions-nous, dans la mesure où l'interven-
tion de l'auteur, en tant que représentant de cette société et à ce titre
seulement, est partout perceptible dans l'œuvre. Science militante dans la
mesure où, née de cette société, elle y retourne pour en former les fils. Tout
ce que nous avons dit sur l'inspiration du livre, puisée sans cesse à l'expé-
rience du corps social, sur la littérarisation des thèmes, l'exhaustivité et le
merveilleux, conçus pour attirer à cette connaissance le plus vaste public
possible, sur le rôle social du style enfin, fait pour lier l'un à l'autre un
public féru de règles et un auteur dont tout le génie personnel consiste à
les bien jouer, tout cela caractérise éminemment cette littérature comme
expression d'une société 1 : en l'occurrence celle qui, dans la Bagdad des
califes abbassides, s'est composée, ethniquement, politiquement et cultu-
rellement, à partir d'éléments disparates et qui s'exprime, de façon privi-
légiée et la poésie mise à part, dans Vadab. S'il y a ici un humanisme, ce ne
peut être qu'au sens où on parle, par exemple, de l'humanisme du XVII® siè-
cle français, c'est-à-dire dans la mesure où l'époque propose, à tout homme
suffisamment doué et volontaire, un idéal élevé, certes, mais pas hors
d'atteinte. Elevé, disions-nous : aussi bien, quand on parlera de public
moyen, comme semble y inviter la lettre même du texte d'Ibn al-Faqïh
cité plus h a u t o n prendra garde à faire la différence : si c'est, à n'en pas
douter, à l'homme moyen, jugé sur les qualités fondamentales de l'espèce,
que s'adresse cet appel, le but reste bien l'instauration d'une élite ou, plus
exactement, l'installation, parmi une élite déjà existante et fondée sur le
sang, le rang et l'argent, de n'importe quel roturier doté, en guise de
passeport social, d'une culture ; de la même façon, l'expression de culture
moyenne, déjà employée, ne doit pas faire illusion : elle vise le contenu de
cette culture — en ce sens, elle est moyenne entre les rudiments possédés
par le vulgaire et la spécialisation savante —, et non pas son public, qui
reste une élite. Au total, morale bourgeoise, et c'est pourquoi l'idéal qu'elle
propose, loin d'être hors d'atteinte à l'instar d'un modèle véritablement
humaniste, reste aussi évidemment lié à une société et à la conquête d'un
rang. Par là se font jour les limites de cet humanisme : si cette culture nous

1. Cf. supra, p. 107.


2. Les awsât (p. 153) ; cf. également, pour ce qui suit, chap. II, p. 66, note 2.

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Ibn al-Faqïh 185

apparaît si souvent codifiée en un système, c'est parce qu'elle doit juste-


ment, comme nous le disions, servir de passeport 1 et qu'il faut bien que les
initiés s'y reconnaissent, pour savoir s'ils doivent accepter ou rejeter tout
candidat à l'admission en leurs rangs. Dans son objet, donc, une telle culture
ne vise à rien moins qu'à changer les normes du système : répugnant à la
recherche en profondeur qui risquerait d'en compromettre les bases, elle se
donne tout entière à l'extension du système en largeur, dans les normes déjà
fixées : elle enregistre, comme nous le disions, mais elle ne crée rien par
elle-même. 2 Dans son esprit, elle est universaliste, certes, mais au sens où
l'entendait l'Islam, dont elle est alors, avec d'autres formes, politiques,
culturelles ou sociales, l'incarnation temporelle. Tout comme l'Islam du
Moyen Age n'admet, mis à part le privilège concédé aux Juifs et aux Chré-
tiens, d'avenir universel que par lui et qu'au travers de son message égali-
taire qui transcende les nations et les races, de même l'adab ne conçoit de
culture, au-delà des différences locales, que transcrite en des règles qui ne
sont pas précisément l'expression d'un humanisme universel, mais l'éma-
nation, hic et nunc, d'un humanisme particulier.
C'est donc dans l'unité d'une culture et d'une foi qu'est saisi cet homme
global dont nous parlions plus haut et il faut bien se rendre à l'évidence
que, pour n'en être pas moins humaine que la nôtre, cette géographie-là
l'est, tout de même, en un sens très différent. Humaine, oui, car c'est à
l'homme, spatialement et temporellement situé, qu'elle s'intéresse en son
énorme p a r t ; géographie, oui, puisqu'elle répartit ses notions selon des
données de base territoriales, qu'elle respecte dans l'ensemble. Mais c'est
l'association des deux termes qui revêt ici une signification résolument
opposée à la nôtre. Les sciences humaines, et avec elles la géographie qui
porte ce titre, même si elles vivent de plus en plus aujourd'hui dans la con-
viction que leur objet est un, au-delà des variations spatiales et structurel-
les, s'interdisent néanmoins tout a priori et posent la démonstration de cette
unité, dont la nature reste à découvrir, comme fin de leur recherche ; avec
Ibn al-Faqîh, au contraire, tout se passe comme si l'unité de l'homme était
présupposée : un peu comme un article du dogme, dirions-nous, dans la
mesure ou cette science des pays est, sur ce point encore, le corollaire
temporel d'une religion révélée. De la même façon que la croyance islamique,
au spectacle des dissensions de la communauté, a dû admettre, on l'a vu,
leur existence, mais ce sans rien sacrifier de l'exigence unitaire, mieux
même : en tournant ces divergences à la gloire de l'unité, de même la
géographie arabo-islamique procède-t-elle avec le monde, deux siècles plus
tard environ. Il semble, on l'a dit, qu'elle se soit au départ contentée, en ce
qui concerne le monde de l'Islam, de mettre au point des données carto-
graphiques et administratives, et que sa curiosité pour les faits proprement

1. Cf. le texte, si probant, traduit p. 163, note 6.


2. Cf. supra, p. 99-101.

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186 Géographie humaine du monde musulman

humains se soit d'abord exercée au dehors, comme si le sentiment inné de


la cohésion du monde islamique, l'incapacité à trouver, dans ce bloc sans
faille et dont principes et règles de vie sont connus, le moindre prétexte à
notation, avaient reporté aux frontières le don de s'intéresser à la diversité
du monde. 1 Mais, après tout, peut-être cette attitude cachait-elle déjà quel-
que angoisse : car, à constater, sur des terres étrangères, des usages si éloi-
gnés de la règle islamique, on se dispensait, quoi qu'on en eût, de voir qu'à
l'intérieur aussi, cette règle, conçue stricto sensu, admettait bien des varia-
tions, tout autant qu'en histoire l'exaltation du passé permettait de fermer
les yeux sur « un présent moins glorieux ». 2 Dans cette optique, l'attitude
de la géographie, avec Ibn al-Faqïh, revient à renverser la tendance en
s'inspirant de ce qu'avait fait, avant elle, la tradition religieuse. Prenant
son parti, chez elle cette fois, je veux dire à l'intérieur des frontières isla-
miques, des divergences, des curiosités et des aberrations, elle les inter-
prète, on l'a vu, comme autant de mécanismes nécessaires à l'unité organi-
que de l'ensemble.
Dans ce désir passionné d'unité, dans cet aspect social, militant et
formateur de la connaissance, se retrouve la griffe d'un autre écrivain. Ibn
Qutayba, certes, n'est cité qu'une fois dans le Kitâb al-buldân s, mais sa
leçon y est présente à toutes les pages. Avec Ibn Qutayba, Ibn al-Faqïh
incarne cette « littérature patriotique »4 qui recueille avec soin — et les
livre comme autant de points de dogme — les dires des maîtres : la part de
la Grèce, on l'a dit, y est minime, et si l'Iran y est quantitativement mieux
traité, il s'intègre néanmoins, comme chez Ibn Qutayba, à un système
encyclopédique dont l'armature est, fondamentalement, arabo-musul-
mane 6 : système synonyme, avons-nous dit, de cohérence et de

1. Cf. supra, p. 115, 131-132.


2. Cf. C. Pellat, cité supra, p. 174, note 2.
3. P. 314 i. f.
4. Cf. supra, p. 68, note 1.
5. On a vu l'importance des modes de pensée arabes (abbâr, lexicographie, etc.) ;
un autre trait de ce syncrétisme arabo-musulman serait à chercher dans l'appropriation
des passés nationaux, conçus, on l'a dit, dans l'optique providentialiste d'une histoire
qui se sublime dans l'Islam : cas du passé national iranien, mais aussi récupération
du passé syrien avec la découverte de la tête de saint Jean Baptiste (p. 107), la cons-
truction de mosquées dans les villes anciennes (exemple p. 112 : cas de Mopsueste), du
passé égyptien avec Moïse, etc. Ce syncrétisme a ainsi tourné des forces d'opposition
dont les textes gardent le souvenir : un des exemples les plus célèbres est la résistance
du peuple syrien aux projets du calife umayyade 'Umar b. 'Abd al-'Azïz, qui voulait
réduire la mosquée de Damas (p. 108 ; cf. Muqaddasï, trad., § 143-144). De la part
d'Ibn al-Faqïh, ce syncrétisme n'a rien d'étonnant : il représente très exactement la
tendance d'Ibn Qutayba, laquelle souligne le rôle éminent qui doit être joué par l'Iran,
mais dans une civilisation d'expression et d'idéal arabes ; il est intéressant de constater
à ce sujet la parfaite concordance de points de vue entre Ibn al-Faqïh et Ibn Qutayba
sur le thème de la défense et illustration du Hurâsân : opposition de la critique gahi-

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Ibn al-Faqîh 187

contrainte 1 , où l'homme est enfermé dans une sorte de savoir révélé qui
est, sur le plan profane, le pendant de la vérité religieuse.
Tout se passe d'ailleurs, le plus souvent, comme si les deux ordres n'inter-
féraient pas et ce n'est pas le moindre paradoxe de constater que, malgré
le climat où elle baigne, cette géographie est fondamentalement laïque et
que Dieu n'y joue qu'un rôle très modeste, finalement réductible à une
source de traditions parmi d'autres. Alors que l'entreprise gâhizienne, en
bonne élève de la Mu'tazila, ne concevait pas sa recherche en dehors de la
démonstration d'un ordre providentiel au sein du monde, il semble, avec
Ibn al-Faqîh, que, cet ordre étant donné une fois pour toutes à l'instar de
l'unité de l'Islam, on puisse faire l'économie de sa formulation. Mais faut-il
s'étonner de cet apparent paradoxe ? Après tout, une entreprise qui se
donne comme but la culture pour la culture ne peut pas traiter Dieu dans
une autre optique que celle-là : concurrencé, en t a n t que source de mer-
veilleux et de connaissance, par la tradition profane, il s'efface à propor-
tion de cette concurrence. 2 Ici encore, le Kitâb al-buldân répond parfaite-
ment à sa logique interne : le savoir étant révélé, l'œuvre baigne dans
l'évidence, en se contentant, sur le plan profane, de prendre ce savoir aux
maîtres accrédités et en se dispensant, sur le plan religieux, de s'y référer.
Si une telle géographie rejoint en fin de compte la nôtre dans un humanisme
exclusif de Dieu, ce ne peut être, sur ce point aussi, que par des voies très
différentes : l'absence de Dieu ne signifie pas que cette connaissance,
comme la nôtre, l'ignore ou le met entre parenthèses, mais plutôt qu'elle
le suppose une fois pour toutes.

Conclusion

On a peut-être eu le sentiment, en lisant ces lignes, d'avoir affaire à un


auteur et à un genre marginaux. Rien ne serait plus faux que de penser de
la sorte. Chronologiquement, Ibn al-Faqîh se situe à une place essentielle
dans l'histoire de la géographie arabe : venu après les premières œuvres,
fondamentalement techniques, de la géographie administrative ou carto-

ïienne de l'avarice (p. 316-317, où l'origine gâhi?ienne du thème est très nette, fiâhi?
étant désigné par la périphrase de «calomniateur des tjurâsâniens» : at-tâ'in 'ala ahl
ifurâsân) à l'exaltation du tjurâsân défenseur du califat, expressément confiée à
Ibn Qutayba (p. 314-315). On retrouve ainsi des positions connues : pour û â h i ï ,
défiance vis-à-vis de l'Iran, pour Ibn Qutayba, assimilation de ce même Iran, l'un
comme l'autre entendant sauvegarder la primauté de l'expression et de la culture
arabes et divergeant en fin de compte — la Grèce jouant le rôle de test — sur le carac-
tère ouvert ou clos de cette culture : cf. supra, p. 39-44, 62-68 ; C. Pellat, « Djâhi? •
dans El (2), t. II, p. 396-397 ; G. Lecomte, Ibn Qutayba, p. 347-358.
1. Supra, p. 65.
2. Exemple significatif : pour Jérusalem (p. 99-101), on ne cite pas une fois le nom,
pourtant coranique, d'al-masgid al-aq$à.

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188 Géographie humaine du monde musulman

graphique à la manière d'un Ibn tJurdâtjbeh ou d'un Huwârizmî, postérieur


aussi à quelques-uns des textes les plus importants —• Relation en tête —
parmi ceux qui traitent de l'étranger, antérieur, enfin, à Balbï, le Kitâb al-
buldân se situe très exactement à l'époque de Y a ' q ù b ï 1 et de Gayhânï.
C'est dire que son influence jouera en deux directions : d'une part, il
renforcera la tendance, manifestée très tôt, mais de façon velléitaire, par
la géographie technique sous toutes ses formes, vers une ouverture aux
thèmes de l'adab, d'autre part, il contribuera à fixer au monde de l'Islam
la curiosité des écrivains. E n ces deux sens, il déterminera, de façon déci-
sive, les options prises par des genres aussi essentiels que la géographie
administrative avec Qudâma et la surat al-ard avec Balhï a , dont la conjonc-
tion sera une des bases du genre des masâlik wa l-mamâlik.
L'influence ainsi prêtée à l'œuvre d'Ibn al-Faqïh a dû être d'autant plus
profonde qu'elle s'est exercée dans les règles : alors qu'un Ya'qubi, par
l'originalité de son information et sa pratique du voyage à l'intérieur de
l'Islam, fera longtemps figure de précurseur, Ibn al-Faqïh, lui, en jouant le
jeu d'une littérature dans les normes, se donne tous les atouts pour être
accrédité très t ô t comme modèle. »
Ainsi, en bon représentant de l'adab, il n'a guère créé par lui-même,
mais, pour l'avenir de ce genre complexe qu'est la géographie arabe, il
a fait beaucoup plus : situé à une articulation cruciale du genre, il a
donné l'estampille de l'adab, c'est-à-dire des lettres de noblesse littéraire,
au genre lui-même d'abord, au cadre dans lequel il opérera désormais de
façon privilégiée, ensuite, et, enfin, à bon nombre de ses thèmes : sûrat
al-ard à l'usage du public cultivé, curiosités du monde, particularités des
provinces, notions sur la route maritime d'Extrême-Orient, récits histo-
riques spécialement marquants, impôt foncier, itinéraires, et t a n t d'autres.
En tout cela, on l'a vu, rien de systématique, certes, q u a n t à la géographie
elle-même ; mais il suffit qu'un thème géographique prenne place, ne fût-ce
qu'à l'occasion et même en filigrane, dans une oeuvre aussi évidemment en
accord avec le système des valeurs culturelles de l'époque, pour que les
écrivains postérieurs trouvent dans ce précédent une justification et même

1. Avec un léger décalage, ce qui a permis la citation indiquée plus haut, p. 168,
note 3.
2. Cf., pour Qudâma et Balbï, supra, p. 81-85, 97-99, et, sur l'ensemble, chap. III,
passim.
3. Si l'on met à part la citation de Ya'qùbï par Ibn al-Faqïh lui-même (supra,
p. 168, note 3), on constate que l'accréditation de Ya'qubi comme modèle a été beau-
coup plus lente à s'opérer que celle d'Ibn al-Faqïh : alors que celui-ci est cité par
Muqaddasï (trad., § 13, 13 bis, 35 ; éd.de Goeje, p. 68, note f , 210, 212, 241), le premier
auteur qui rite expressément Ya'qQbî, en tant que géographe, est Idrlsl, au v i ' / x i i » siècle
(cf. G. Wiet, introd. à la traduction de Ya'qùbï, p. X X , et supra, chap. III, p. 102,
note 5). Sur le cas d'Ishâq b. al-Husayn, cf. tableau des auteurs.

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Ibn al-Faqlh 189

un encouragement à reprendre et à développer le thème en question,


derrière l'autorité, avouée ou non, du vieux maître et, qu'importe ? dans
un esprit peut-être différent. Cela seul suffirait pour faire d'Ibn al-Faqîh
un personnage important de la géographie arabe; dans un système où
l'invocation d'une autorité commande directement les destinées d'un
genre ou d'un thème, il tient le rôle décisif pour l'avenir de cette géographie ;
non son créateur, certes : son parrain.

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CHAPITRE VI

La géographie sans les géographes :


encyclopédistes, polygraphes,
historiens et autres

Puisque la géographie tend à s'intégrer au système de connaissances tel


qu'il se fixe à la fin du m e /ix e et au début du iv e /x e siècles, notre étude ne
serait pas complète si elle ne s'attachait pas à préciser la place de cette
géographie à l'intérieur dudit système et les formes qu'elle peut revêtir,
concurremment avec d'autres disciplines, dans le cadre d'un propos qui ne
se définit pas par la seule géographie.
Ce propos est parfois encyclopédique 1 : alors, dans une œuvre qui vise à
faire la somme des connaissances du temps, la géographie intervient comme
une composante parmi d'autres. Composante, elle l'est aussi dans les
anthologies d'adab, mais l'esprit est ici différent : car si ces œuvres se
définissent, comme les encyclopédies, par un propos non limité et par l'em-
prunt à des sources multiples, elles s'en différencient en ce qu'elles visent,
dans l'optique d'une littérature d'agrément, à doter l'honnête homme d'un
savoir à vrai dire moins exhaustif qu'éclectique, selon le principe éprouvé du

1. On reprend ici, en la développant, une distinction annoncée p. 108.


André MIQUEL. 16

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192 Géographie humaine du monde musulman

tout un peu, beaucoup plus qu'à dresser l'inventaire complet de la con-


naissance. Enfin, la géographie peut tout aussi bien participer d'une œuvre
dont le propos se situe dans l'ordre particulier d'une seule discipline : on
pense ici, d'une façon sinon exclusive, du moins prioritaire, à l'histoire.

Les encyclopédistes : Ibn Rusteh

On s'étonnera peut-être de trouver à cette place l'auteur des Atours pré-


cieux (al-A'lâq an-nafïsa), composés immédiatement après 290/903.
L'opinion couramment admise 1 est en effet que l'ouvrage, dont nous
n'avons conservé que la septième partie, relative aux connaissances géo-
graphiques, devait se présenter comme une encyclopédie sans doute, mais
réservée aux fonctionnaires, à la manière, par conséquent, d'un Qudàma
quelques années plus tard. Cette opinion a le désavantage de tracer, une fois
de plus, entre fonctionnaires et public cultivé, une ligne de clivage dont on a
déjà dit, à propos de la géographie administrative, qu'elle pouvait bien ne
correspondre à aucune réalité, dans la mesure où l'homme de l'administra-
tion (kâtib) est envisagé comme le spécimen parfait du lettré (adïb).
On reconnaît toutefois que cet argument ne suffirait pas à faire ranger ici
Ibn Rusteh car, arbitraire pour arbitraire, mieux vaudrait alors conserver
le classement traditionnel. Si l'on s'est décidé, en définitive, pour cette
présentation, c'est pour de tout autres motifs.
Pour peu qu'on y réfléchisse, en effet, on conviendra que rien n'autorise
à penser qu'Ibn Rusteh ait pu écrire à l'intention précise des gens de
l'administration, califienne ou provinciale. On pourrait, tout d'abord,
faire remarquer qu'aucun passage des Atours ne semble signaler au lecteur
l'existence ou les préoccupations de ces fonctionnaires, mais il y a plus : si
nous savons, certes, peu de chose sur la vie et la formation d'Ibn Rusteh,
nous en connaissons assez néanmoins pour être en mesure de trancher.
Homme de cabinet qui n'a quitté son Iran natal que pour le pèlerinage de
la Mekke 2 , il passe la plus grande partie de sa vie à compiler les matériaux
qui composeront son encyclopédie. 3 De cela, c'est lui-même qui se porte

1. R. Blachère, EGA, p. 18, classe Ibn Rusteh parmi ceux qui écrivent pour les
« secrétaires de l'administration califienne », mais il hésite sur la caractérisation de son
œuvre (compendium, encyclopédie, mémento) et concède (ibid. et p. 32-33) qu'il s'agit
d'un travail beaucoup plus étendu, en tous cas d'une portée beaucoup plus générale que
celui d'Ibn Uurdâdbeh », d'« un ouvrage de vulgarisation d'une allure plus littéraire*.
2. Atours, trad., p. 79.
3. De Goeje, introd. au t. V I I de la BGA, p.VII, a donné une image vraisemblable de
ce qu'elle pouvait être : « quod attinet partes operis deperditas, praecedentia proba-
biliter de creatione et de rébus coelestibus egerunt, sequentium argumentum fuisse histo-
riçum verisimile est. » P. 29,1. 20 sq. : « auctor promisit se alio loco de aedificatione Kaa-
bae a Koraischitis dicturum esse. • On retrouve là le schéma classique de l'encyclopédie
à la manière d'un Mas'udi ou d'un Maqdisï, bien différent de celui de l'encyclopédie
« administrative i à la manière d'un Qudâma.

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La géographie sans les géographes 193

garant : entamant sa description d'Ispahan dans les formes de la risâla,


par une réponse à une question supposée, Ibn Rusteh déclare 1 : « Tu m'as
demandé de te décrire Ispahan, de te parler de son sol, de son climat, de sa
salubrité, du régime de ses eaux, de ses vicissitudes, des caractéristiques qui
la distinguent des autres cités, célèbres pour leurs qualités et renommées
pour leurs merveilles. J ' y habite. Or les récits que j'ai insérés dans cet ouvrage
sur les autres villes ne proviennent que de rapportsparfois véridiques,
parfois fragiles, ou de légendes sur lesquelles j'ai dû m'appuyer" en me fiant
à des personnes dont il aurait été peut-être nécessaire de redresser les
renseignements avant de les accepter. Mes connaissances sur l'évolution
des pays que j'ai passés en revue, sur les distances qui les séparent, sur
leurs merveilles, sur leurs mérites respectifs et leurs caractéristiques,
ont été acquises avec les plus grandes difficultés, tout comme cette enquête
aurait été malaisée pour quiconque aurait poursuivi le même but, de sorte
que personne ne peut m'adresser des reproches. Mais ce que je vais dire
d'Ispahan, c'est le fruit de mon expérience personnelle, ou d'informations sur
lesquelles il était impossible de broder, parce que je ne me suis pas contenté
d'un témoin unique ». a
Imagine-t-on pareil homme, s'il avait voyagé 3 , passant sous silence ses
fatigues et la qualité de son information ? Tout ce qui est dit témoigne,
a contrario, par rapport à l'exception que constitue Ispahan, d'une con-
naissance orale ou livresque 4 , soucieuse de ces particularités (hasâ'is) et de
ces merveilles Çagâ'ib) dont on a vu le rôle prépondérant dans la littérature
d'adab.6 Mais ici, une objection doit être levée, qui consisterait à retourner
contre nous l'argument avancé tout à l'heure et à nous faire convenir que,
si toute culture à l'usage des gens d'administration est bonne pour les
lettrés, la réciproque va d'elle-même et donc qu' Ibn Rusteh, à travers son
encyclopédie, peut s'adresser au fonctionnaire aussi bien qu'à 1'« honnête
homme». Mais encore faudrait-il, pour que l'objection restât valable, que
nous eussions au moins, tout comme pour Qudâma, cet autre encyclopé-
diste, un indice des relations d'Ibn Rusteh avec les milieux de l'administra-
tion. Or son livre ne reflète, on l'a dit, aucune trace de pareilles préoccupa-
tions, contrairement à celui de Qudâma, qui prend bien soin, lui, de

1. Atours, trad., p. 175.


2. Souligné par nous.
3. Réserve faite, ici encore, de l'Arabie.
4. On notera qu'aucune référence n'est faite à des pièces d'archives ou à d'autres
documents administratifs.
5. Le seul cas évoqué qui se rapprocherait de la littérature administrative serait
celui du régime des eaux, a priori en rapport avec le problème de leur distribution :
cf. par exemple Qudâma, chap. X V I du livre V I I ( Kitâb al-harûtj, M 112-115) ; tJuwà-
rizmï, Mafâtih al-'ulOm, p. 68 sq. Mais le thème, ¡tel qu'il est traité aux p. 154 i. f. -155
ou 158 (trad., p. 179- 180, 184) des Atours n'a guère d'implications administratives.

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194 Géographie humaine du monde musulman

présenter la partie géographique de son œuvre dans le cadre même de


la carrière du fonctionnaire. 1
S'il en est ainsi d'Ibn Rusteh, c'est peut-être donc que son but se situe
ailleurs. Songeons, en effet, à la situation d'Ispahan vers les années 290/903.
Pour quels fonctionnaires Ibn Rusteh caresserait-il un projet aussi ambi-
tieux ? Bagdad est bien loin et l'administration en place à Ispahan est à
l'échelon provincial : résidence d'un gouverneur 2 , la ville dépend encore
directement du pouvoir central 8 et ne joue pas ce rôle effectif de capitale
qui a été ou sera, grâce aux dynasties locales, celui de tant de villes dans
l'Orient des m e / i x e et i v e / x e siècles : Nîsâbûr sous les Tâhirides, à un degré
moindre al- Karag sous les Dulafides, mais encore Zarang sous les Saffâri-
des, surtout ar-Rayy, avec une des branches de la famille bûyide, et la
Buhfirâ des Sâmànides, où les besoins de l'administration suscitent, à l'épo-
que même d'Ibn Rusteh, un écrivain du poids de Gayhânï. *
Mais si Ispahan ne tient, sur le plan de l'administration pure, qu'une
place modeste, il n'en est pas de même pour la vie intellectuelle dont elle est
le siège. 5 Toutes les écoles semblent y être représentées, avec une vigueur
souvent synonyme de violences 8 : Hanafites, Sâfi'ites, tJurramites, Qar-
mates, Sûfls, Sï'ites 7 , mais surtout Mu'tazilites et Hanbalites; les deux

1. P r é f a c e au livre V I : flarâg, M 45. D u reste, les Atours ne f i g u r e n t pas dans la


liste, très e x h a u s t i v e , des œ u v r e s q u e D. Sourdel ( Vizir ai, p. 1 sq.) déclare avoir sys-
t é m a t i q u e m e n t exploitées c o m m e sources d ' i n f o r m a t i o n p o u r son é t u d e sur l'adminis-
t r a t i o n califienne. A u t r e s a r g u m e n t s ici m ê m e , p . 192, note 3 et p. 201.
2. Voir, p o u r cette époque, chez Y a ' q u b ï (lequel écrit en 276/889), la liste des dis-
t r i c t s r e l e v a n t de la ville : Kitâb al-buldân, p. 275.
3. C'est l ' é p o q u e des énergiques califats d ' a l - M u ' t a d i d (279/892-289/902) et d'al-
M u k t a f î ( m o r t en 295/908). Ce n ' e s t q u ' u n e t r e n t a i n e d ' a n n é e s après la composition
des Atours q u e la ville subira les entreprises des Ziyârides et des Buyides : cf. M. Nazim,
« M a r d â w i d j », dans El, t. I I I , p. 289-290.
4. Sur les r a p p o r t s de Balbï avec la m ê m e a d m i n i s t r a t i o n , cf. supra, p. 81 ; pour
Maqdisï et t f u w â r i z m i , cf. p. 212 et t a b l e a u des a u t e u r s .
5. Cf. Y â q u t , Buldân, t. I, p . 209 (1) : « a u c u n e ville n ' a p r o d u i t a u t a n t de s a v a n t s
et d ' i m a m s ». Voir, p a r exemple, p o u r la l i t t é r a t u r e juridico-religieuse à l'époque qui
nous occupe, U a h a b l , TaUkira, t . II, p. 517 (1. 7), 573 (7), 706-707 ; t . I I I , p . 784, 945
(cf., p o u r ce dernier exemple, t . II., p. 740 i. f.). P o u r les lettres, il suffira de citer
l ' a u t e u r du Kitâb al-agdni, A b u 1-Farag, n é à I s p a h a n en 284/897.
6. Cf. Y â q u t , loc. cit. : « Depuis t o u j o u r s , I s p a h a n e t sa région o n t subi des dévas-
t a t i o n s du f a i t des violences et d u f a n a t i s m e q u i o n t mis a u x prises, de f a ç o n p e r m a n e n t e ,
les Sâfi'ites et les H a n a f i t e s . » M u q a d d a s i (éd. de Goeje, p. 384), f a i t de ces désordres
la m a r q u e d e la province du Gibâl t o u t entière.
7. L e s H a n a f i t e s s'y sont l o n g t e m p s m a i n t e n u s , p u i s q u e M u q a d d a s i (éd. de Goeje,
p . 395), c o n f i r m a n t le témoignage de Y â q u t cité à la n o t e précédente, i n d i q u e que, dans
le passé, les gens d ' I s p a h a n , s u i v a n t en cela une p r a t i q u e Ijanafite, p r o n o n ç a i e n t deux
fois, lors du d e u x i è m e appel à la prière (iqâma), les formules du p r e m i e r (adûn) : cf.
H . L a o u s t , La profession de foi d'Ibn Balla, D a m a s , IFD, 1958, p. 134, note 2. Sur les
Sâfi'ites, cf. la n o t e précédente. Sur les t f u r r a m i t e s , encore r é p a n d u s d a n s la région

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La géographie sans les géographes 195

g r a n d s n o m s du m u ' t a z i l i s m e i s p a h a n i e n sont A b u B a k r M u h a m m a d ar-


R â z î 1 et A b û B a k r M u h a m m a d az-Zubayrï, de l'école du célèbre A b u
1-Hudayl. P e r s o n n a g e considérable q u e ce Zubayrî, très e n cour a u p r è s du
g o u v e r n e u r d ' I s p a h a n , réunissant a u t o u r de lui, n o u s dit-on, j u s q u ' à mille
personnes et considéré c o m m e un des r é f u t a t e u r s attitrés du t r a n s f u g e
m u ' t a z i l i t e Ibn ar-Râwendï. A sa m o r t , laquelle a dû survenir v e r s les
a n n é e s 900-910 de J.-C., il laisse, à I s p a h a n m ê m e , u n e école d o n t le repré-
s e n t a n t le plus célèbre e s t A b û Muslim a n - N a q q â s . 2

d'Ispahan au moment où écrit Mas'ûdï (milieu du x s siècle), cf. Tanbih, p. 453-455.


Le même auteur (ibid., p. 501) fixe à Ispahan, en 260/874, les origines du mouvement
qarmate (à prendre sans doute au sens large indiqué par Massignon dans EI, t. II,
p. 813). Le sufisme est représenté par la tradition de Sufyân at-Tawrï, avec Ahmad
b. Mahdï b. Rustem, ascète mort en 272/885-886, disciple d'Abu Nu'aym et de Qubaysa,
eux-mêmes disciples de Sufyân (Oahabï, op. cit., t. I, p. 204 ; t. II, p. 597-598 ; Ahmad
b. Mahdï enseigne bien à Ispahan, puisqu'un autre Ispahanien, Muhammad b. Yahyà
b. Mandeh [op. cit., t. II, p. 741] dit de lui [t. II, p. 598] : « Depuis quarante ans, notre
pays n'avait pas connu d'esprit aussi sûr »). Quant à Abû Nu'aym, on ne le confondra
pas avec son homonyme plus célèbre, le sûfï Ahmad b. 'Abd AUâh b. Ahmad, né en
336/948, à Ispahan lui aussi : cf. Qahabî, t. III, p. 1092, et J. Pedersen, dans El (2),
t. I, p. 146-147.
Quant aux doctrines Sï'ites, elles étaient sans aucun doute répandues à Ispahan
comme dans l'ensemble de l ' I r a n ; les témoignages toutefois semblent plus rares et
Ispahan, en tout cas, n'est pas tenue alors pour une ville de Sï'isme extrémiste, comme
Qumm (elle a même pu être qualifiée, à certaines époques, de « sunnite », en comparaison de
Qumm : cf. C. Cahen, » Mouvements populaires et autonomisme urbain dans l'Asie
musulmane du Moyen Age», dans Arabica, VI, 1959, p. 29, note 2 : peut-être verra-t-on
là une preuve de l'action menée à Ispahan par les Hanbalites : cf. ci-après p. 196,
note 2). Quoi qu'il en soit, même modéré (ou tu par dissimulation légale : taqiyya), le
Sï'isme, à Ispahan et à l'époque qui nous intéresse, est assez prouvé par la place que lui
réserve Ibn Rusteh (cf. infra, p. 199) et par ce qu'écrit Ya'qûbï, en 276/889 (trad.,
p. 77) : « Salmân le Persan était, dit-on, originaire de la région d'Ispahan, d'un village
nommé Gayyân : telle est du moins la tradition transmise de génération en génération
par les habitants d'Ispahan. » A noter que ôayyàn est évidemment un doublet de Gayy,
nom désignant une des deux villes qui composent l'agglomération d'Ispahan (cf. Ya'-
qûbï, trad., p. 76) ; sur la vénération de Salmân par les âï'ites, cf. G. Levi délia Vida,
dans EI, t. IV, p. 120-121 ; noter enfin qu'à côté de la tradition courante qui fixe la
tombe de Salmân en Irak, à al-Madà'in, une autre, non moins vivace, montre ledit
tombeau au même village de Gayyân : cf. Yâqût, Buldân, t. II, p. 195-196.
1. Abû Bakr Muhammad b. Ibrahim al-Maqâni'ï (?) ar-Ràzï. Sur lui, cf. Ahmad
b. Yahyà b. Al-Murtadà, Tabaqât al-Mu'tazila, éd. S. Diwald-Wilzer, Wiesbaden-
Beyrouth (Bibliotheca Islamica, t. XXI), 1961, p. 102.
2. Les renseignements recueillis sur Abû Bakr Muhammad b. Ibrahim az-Zubayrï
proviennent, en l'absence d'une édition des œuvres du cadi Abû 1-Hasan 'Abd al-
û a b b à r (cf. infra) et d'Abu Sa'ïd al-Bayhaqï, de deux ouvrages composés, à partir
des deux auteurs signalés (cf. S. M. Stem, dans El [2], t. I, p. 61 [2]), par Ahmad b.
Yahyà (T : Tabaqât al-Mu'tazila, cité à la note précédente; K : Kitâb al-milal wa
n-nihal, éd. partielle, sous le titre d'al-Mu'tazilah, par T. W. Arnold, Leipzig, 1902).
L'Encyclopédie de l'Islam (t. III, p. 844 [2], art. de H. S. Nyberg), qui signale Zubayrî
comme transmetteur, à Ispahan, des] doctrines; d'Abû 1-Hudayl, ne donne pas ses

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196 Géographie humaine du monde musulman

Tradition mu'tazilite puissante, donc, et qui trouve devant elle, ici comme
partout ailleurs, au premier rang des résistances, les Hanbalites emme-
nés par les élèves du propre fils du fondateur de l'école, SâlUi b. Ahmad b.
Hanbal. Né en 203/818-819, ce Sâlih, qui a été cadi de Tarse avant d'exer-
cer, pendant au moins vingt-cinq ans, les mêmes fonctions à Ispahan,
meurt en cette ville au mois de ramadan 266 (avril-mai 880), ses deux fils
Ahmad et Zuhayr — ce dernier mort en 303/915-916 — perpétuant la
tradition. 2 Les textes nous ont gardé le souvenir de l'affrontement,

sources. A. N. Nader (Le système philosophique des Mu'tazila, Beyrouth, 1956) reprend
sur ce point, sans y ajouter, les données àefi'EI. Z. H. ô â r Allah, al-Mu'tazila, Le Caire,
1366/1947, ignore le personnage, tout comme les ouvrages classiques de biographies
et de références.
Az-Zubayrï est de la descendance d'az-Zubayr b. al-'Awwâm, Compagnon du Pro-
phète ( K 52, T 90). Sur son succès à Ispahan, cf. mêmes références. Sur ses disciples,
et notamment an-NaqqâS, K 62, T 103-104. Sur sa lutte contre Ibn ar-Râwendî, mort
en 245/859, K 53, T 92. Sur l'existence d'une école zubayrite à Ispahan, K 61, T 102.
Le personnage a dû vivre jusqu'à un âge assez avancé. Il est à Sâmarrâ quand meurt
Abu 1-HudayI, sous le califat d'al-Wâtiq (227/842-232/847), au dire même de Zubayrî,
mais plus probablement, selon Ibn al-Murtadâ, qui corrige sur ce point l'affirmation
même de Zubayrî, dans les premières années du califat d'al-Mutawakki), en 235/849-850
( K 28). Voir à ce sujet Carra de Vaux, «Abu 1-Hudhayl», dans El, t. I, p. 95, réfé-
rences pour une autre date : 226/840-841 (indications non reprises par H. S. Nyberg,
dans El [2], t. I, p. 131). Zubayrî, d'autre part, est cité (T XVII et 48) comme s'entre-
tenant avec Ibn Yazdâd, dernier vizir d'al-Ma'mun (de 215/830 à 218/833), mort en
230/844-845 (cf. Sourdel, Vizirat, p. 232-234). La tabaqa (classe chronologique, géné-
ration si l'on préfère) de Zubayrî est la huitième, celle de Gubbâ'î ( K 45, T 80), lequel
meurt en 303/915-916. Il nous est dit par ailleurs que le maître de Zubayrî a été Yahyâ
b. BiSr al-Arraëànï (T 90) ; or, ce Yahyâ, élève d'Abû 1-Hudayl (T 78) appartient à la
septième tabaqa, celle d'Abu Ya'qûb Yûsuf b.'Abd Allah b. Ishâq aS-Sahhâm (T 72),
le maître de Gubbâ'î (T 80), celle aussi de Gâhi?, lequel meurt en 255/868-869. Enfin,
le cadi Abu 1-Hasan 'Abd al-Gabbâr b. Muhammad (ou Ahmad) b. 'Abd al-Gabbâr
al-Hamadânï a vu, à Ispahan, la fille de Zubayrî, alorsj qu'elle était très âgée (T 90) :
or, ce cadi (sur lui, cf. T XVI et S. M. Stem, dans El [2], 1.1, p. 61 [2]) vécut à Bagdad
jusqu'au jour où as-Sâhib Ibn 'Abbâd l'appela à ar-Rayy (ceci en 360/971). On peut
donc conjecturer qu'il a vu la fille de Zubayrî sur son itinéraire Bagdad-Rayy et donc
que celle-ci a dû naître vers 277/890-287/900.
Les renseignements recueillis concordent assez bien et permettent d'imaginer la
vie de Zubayrî comme prenant place entre les années 204-205/820 et 297/910.
1. Cf. Laoust, Ibn Batta, p. XVII.
2. Cf. Abu I-Husayn Muhammad b. Abï Ya 'la, Jabaqât al-Hanâbila, éd. M. Hâmid
al-Fïqï, Le Caire, 1371/1952, 2 vol., t. I, p. 50, 173, 175, 176; t. II, p. 49, 64, 66. Les
principaux renseignements donnés sont consignés dans le tableau ci-dessous (en fin de
note), où le trait continu indique la filiation, le trait interrompu un enseignement et le
pointillé les générations (tabaqât).
On notera, comme élève de Sâlih b. Ahmad et de Zuhayr b. Sâlih, le très important
Abu Bakr al-tjallâl, mort en 311/923 (sur lui, cf. Laoust, Ibn Batta, p. XXIV-XXV
et passim). Le rôle de Sâlilj a été considérable, non seulement sur le plan intellectuel,
mais sur le plan politique : les Tabaqât (t. I, p. 173) déclarent qu'il recevait du Huràsàn
un abondant courrier, dans lequel on le chargeait d'interroger son père sur un certain

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La géographie sans les géographes 197

e x t r ê m e m e n t v i o l e n t , des d e u x t e n d a n c e s : é t a n t d o n n é qu'elles s o n t en
p l a c e , c o m m e on v i e n t de le v o i r , d è s la d e u x i è m e m o i t i é d u i n e / i x e siècle,
o n p e u t , s a n s g r a n d e c r a i n t e d ' e r r e u r , r é f é r e r à I s p a h a n e t à l ' é p o q u e qui
n o u s o c c u p e ce q u ' u n M u q a d d a s I , q u a t r e - v i n g t s a n s p l u s t a r d , é c r i r a des
c o n f r o n t a t i o n s a c h a r n é e s qui se d é r o u l e n t en I r a n a u t o u r des d e u x p r o b l è -
m e s f o n d a m e n t a u x q u e s o n t le c u l t e d e M u ' â w i y a e t l a c r é a t i o n du C o r a n . 1
On c o n c é d e r a a l o r s que, d a n s c e t t e a t m o s p h è r e , la c o m p o s i t i o n d'une
encyclopédie n'est peut-être pas, comme nous nous l'imaginerions au-
j o u r d ' h u i , u n e t â c h e c o n ç u e sous l ' a n g l e désintéressé de la p u r e s c i e n c e ,
a d m i n i s t r a t i v e ou a u t r e , m a i s p l u t ô t u n e œ u v r e e n g a g é e , qui e n t e n d bien
dire son m o t d a n s les c o n f r o n t a t i o n s a u milieu desquelles elle n a î t . A v a n t

nombre de questions. Sâlih jouait ainsi les intermédiaires entre le fondateur de l'école
et ce Hurâsân si essentiel dans l'histoire de la diffusion des doctrines hanbalites (cf.
Laoust, op. cit., p. X I I I , X V I I , X X V I I ) : l'indication, si elle est authentique, prouve-
rait que Sâlih aurait été nommé à Ispahan avant 241 /855 (date de la mort d'Ibn Han-
bal), et par conséquent qu'il y résida au moins vingt-cinq ans : on peut juger par là
de son rôle dans l'implantation du hanbalisme en cette ville. Sur les rarraorts entre le
hanbalisme et le sufisme de l'école de Sufyàn at-T 3 ""'". citée plus haut, p. 194, note 7,
cf. Laoust, op. cil., p. L X .
Al.\mad b. yanhnl
(mort. 241 /8R.r>)

Sâlilj b. Ahmad 'Abd Allah b. Ahmad


(mort 260/880) (morl à Bagdad en 290/903)

•Jbràhïm b. Sa'dân Abu 1-Qâsim alrBagawï


al-îslahân ï Muhammad b. da'far
Abu Hafs 'Umar al- al-tJarâ'itï
Isfahani Yabyâ b. Sâ'id Zuliayr b. Sâlih
Abu Ya'qûb Ishàq 'Ab<l ar-Rahmân 1). Abl (mort 303/915-6)
al-Isfahûni Hàtim
Abu I-Husayn b. al-
Munâdï
Abu 1-Husayn b. BaSSâr
Abu Rakr al-ballâl
y
^
v \ I
Abu ("ïa'far 7\ïuhammnd b. Ahmad Abu Bakr an-Naftiad
1. Éd. de Goeje, p. 384, 394-395 (où le mu'tazilisme est désigné sous une forme
voisine, le naggârisme : cf. H. S. Nyberg, dans El, t. I I I , p. 875-876) ; p. 395 est signalée
une variante du nagëârisme, le za'farànisme : celui-ci estime que, bien que la parole
de Dieu soit différente de Dieu lui-même, donc créée (si elle était incréée, en effet,
elle serait Dieu et, dans ce cas, il existerait deux Dieux, ce qui est absurde), quiconque
néanmoins tient le Coran pour créé est impie (cf. Sahrastânî, éd. Haarbrucker [ JRcii-
gionspartheien and Philosophai-Schulen], Halle, 1850-1851, 2 vol., t. I, p. 93) : étrange
compromis qui témoigne de concessions fondamentales consenties par le mu'tazilisme
sous la pression de l'orthodoxie. Autre succès de l'orthodoxie signalé p. 395 (et note g) :
l'abandon, par les gens d'Ispahan, sous la pression des Hanbalites, de la pratique
hanafite signalée plus haut, p. 194, note 7.

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198 Géographie humaine du monde musulman

de poursuivre plus a v a n t , constatons que la géographie des Atours puise à


q u a t r e sources principales : la sûrat al-ard, Vadab, le fonds arabique et la
géographie descriptive. 1 Arrêtons-nous un instant sur cette dernière ;
on peut la considérer comme une illustration de l'élargissement, déjà
signalé a , des méthodes et des points de vue mis à la mode par la géographie
administrative à la manière d'un Ibn H u r d â d b e h , en ce sens que les itiné-
raires indiqués ouvrent assez souvent sur une description des pays ; mais
en même temps, et t o u t en témoignant de ce processus d'élargissement de
la notation technique, Ibn Rusteh le restreint géographiquement à l'Arabie
et au vieil I r â n s a h r : choix significatif qui nous d o n n e u n e d e s c l é s d e l ' œ u v r e .
On s'est souvent d e m a n d é en effet 3 pourquoi Ibn Rusteh, d'une p a r t ,
consacrait t a n t de pages de sa « géographie » à la description minutieuse des
lieux saints d'Arabie et, d ' a u t r e part, pourquoi cette même géographie se
t e r m i n a i t par de longues citations d'Arabes célèbres au t i t r e d'une particu-
larité quelconque, espèce de catéchisme profane directement emprunté,
pour l'essentiel, à Ibn Q u t a y b a . 4 Selon nous, la raison de cette intervention
massive de l'Arabie doit être cherchée d a n s le désir de donner une couver-
ture arabe à une œ u v r e d o n t les desseins ne sont peut-être pas t o u t à fait
orthodoxes. K r a t c h k o v s k y a ces mots, qui témoignent d'une intuition
profonde, mais qu'il ne développe ni ne justifie : « Ibn R u s t e h prend t o u t e s
précautions pour ne pas être accusé d'indépendance d'esprit et il appuie
son astronomie sur des citations coraniques». 6 Pourquoi donc ces « p r é -
cautions » ?
Commençons par le moins grave : il est iranien, ce qui ne constitue p a s
un péché, mais il ne l'est pas, pour dire b r u t a l e m e n t les choses, à la manière
d'un Ibn Qutayba. Certes, la présence de l'Iran dans les thèmes à'adab
t r a i t é s par les Atours ne diffère guère de celle que nous avons étudiée à
propos d ' I b n Q u t a y b a ou d ' I b n al-Faqïh : ici encore, l'Iran est amalgamé
au trésor commun de la société et de l'histoire arabo-islamiques, et son

1. P o u r la sûra, cf. trad., p. 1-21 (description d e la terre), 9 2 - 9 8 (sur les mers ; s o u -


venirs des récits de marins [cf. par exemple p. 96-97, sur les mers d'Orient, mais l'esprit
de l ' e n s e m b l e dérive des vieilles données g r e c q u e s : cf. p. 95 : a s s i m i l a t i o n des m e r s
a u x caractères de la bile e t d e l'atrabile]), 1 0 7 - 1 1 4 (sur les « c l i m a t s » ) . Pour l'adab,
p. 8 5 - 9 2 (merveilles et p a r t i c u l a r i t é s des p a y s ) , 1 2 0 - 1 3 3 (histoire de B a g d a d , d o n n é e s
sur le Y é m e n et l ' E g y p t e ) , 1 3 4 - 1 4 8 (sur C o n s t a n t i n o p l e et R o m e ) , 148-172 ( E x t r ê m e -
Orient, p e u p l e s du nord e t d u nord-ouest, G o g e t Magog). P o u r l'Arabie, p. 2 1 - 8 5
(La M e k k e e t Médine), 2 2 1 - 2 7 6 (personnages arabes célèbres). P o u r la g é o g r a p h i e
d e s c r i p t i v e , p. 98-107 (cours d'eau), 115-120 (sur l'Iran et l'Irak), 1 7 2 - 1 8 9 ( T a b a r i s t â n ,
I s p a h a n ) , 1 8 9 - 2 2 1 (itinéraires intéressant les a c c è s à l'Arabie, à l'Irak et à l'Iran).
2. Cf. supra, p. 8 5 - 8 6 , 1 0 4 - 1 0 5 .
3. K r a t c h k o v s k y , p. 160 ( 1 6 4 - 1 6 5 ) , par e x e m p l e , qui souligne le caractère m i n u t i e u x ,
m a i s s a n s v i e , de la d e s c r i p t i o n d e s l i e u x saints d'Arabie e t l ' a s p e c t e x t r a - g é o g r a p h i q u e
de la f i n d e l'ouvrage.
4. Voir l ' a n n o t a t i o n d e s p. 2 2 1 - 2 7 6 de la t r a d u c t i o n .
5. P. 159 i. f . (164).

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La géographie sans les géographes 199

rôle est largement compensé par les traditions relatives à des pays comme
l'Egypte et Bagdad. Mais ces données classiques de X'adab sont précisément
contre-battues par t o u t ce que la géographie descriptive réserve en p r o p r e
— et naturellement sur le mode laudatif — à l'Iran, dont le passé, les cou-
t u m e s et même l'ancienne religion sont soigneusement mis en évidence. 1
Il n'est pas j u s q u ' a u x listes signalées de personnages célèbres, en fin de
livre, qui ne soient un prétexte commode à démontrer, comme en passant,
que les Arabes n'eurent pas le monopole des inventions ni des situations
glorieuses 2 ; bien plus, en quelques endroits, cette présentation officielle
des gloires arabes t o u r n e au désavantage des Qurays, qu'on nous présente
comme a y a n t exercé des professions commerciales, manuelles, ou encore le
métier, assez décrié, d ' i n s t i t u t e u r s . 3
Cette attitude, si évidemment m a r q u é e au coin du vieux nationalisme
(su'ûbiyya) persan, est non moins évidemment en r a p p o r t avec des t e n d a n -
ces sï'ites. La même liste de personnalités est encore prétexte à introduire
un tableau de quelques écoles ou sectes particulièrement significatif :
l'imprécation é t a n t réservés aux Hârigites et l'orthodoxie au sens strict,
hanbalite ou autre, semblant ignorée, les Sï'ites voient en revanche pré-
senter quelques-unes de leurs tendances les plus extrêmes, n o t a m m e n t ces
û u r à b i t e s , pour lesquels le message coranique, en principe réservé à 'Alï,
n'a été transmis à M u h a m m a d que par suite d'une erreur de l'ange Gabriel,
qui aurait confondu les deux personnages. 4 Compte tenu de ce qu'on sait
sur l'ensemble du m o u v e m e n t sï'ite 6, mais aussi de ce qui a été dit plus

1. Cf. trad., p. 115, 1 2 0 ( n o m e n c l a t u r e e n p e r s a n des p o i n t s c a r d i n a u x o u de d i v i s i o n s


a d m i n i s t r a t i v e s ) ; sur l'histoire sassanide, p. 116, 120, 173, 178 ( a v e c précision, d a n s
ce dernier cas, sur un p o i n t d ' é t i q u e t t e ) ; sur le culte d u feu, p. 177 (« [ B a h m a n ] f i t
construire... un édifice fortifié, dans lequel il installa u n t e m p l e du feu, qui existe
aujourd'hui et où le feu brûle en permanence»; souligné par n o u s ) , 181-182 («...ces
m i n e s [d'argent] f u r e n t e x p l o i t é e s j u s q u ' à l'introduction de l ' I s l a m . L a p o p u l a t i o n
se c o m p o s a i t alors d ' a d o r a t e u r s d u feu : a s t r e i n t s à l ' i m p ô t de c a p i t a t i o n , ils se refu-
s è r e n t à l'acquitter, c e s s è r e n t de travailler et délaissèrent les chantiers»).
2. Cf. trad., p. 228 (1. 6-10, 18 sq.), 2 2 9 (1. 2 4 sq.), 2 3 2 (1. 13-14, 17-20), 234 (1. 1-2).
Faut-il tirer une c o n c l u s i o n dans le m ê m e sens de l'absence de P e r s a n s dans les listes
de p e r s o n n a g e s c o n n u s pour une infirmité (p. 2 6 4 sq.) ? Mais ii e s t vrai q u e l ' a r g u m e n t
p e u t être retourné, les i n f i r m e s é t a n t considérés c o m m e des êtres m é d i a n s , a p p a r t e n a n t
à u n ordre e x t r a - h u m a i n .
3. Cf. trad., p. 254 ( e t n o t e 1, a v e c c i t a t i o n d e L a m m e n s , L'Arabie occidentale avant
l'Hégire, p. 28-29)-256. Sur les i n s t i t u t e u r s ( m u ' a l l i m û n ) , cf. p. 2 5 6 - 2 5 7 ; p e r s o n n a g e s
assez c o u r a m m e n t décriés pour que Gâl.ii? prenne o b j e c t i v e m e n t leur défense (cf.
P e l l a t , Inventaire, p. 167 [n° 108] ; Milieu, p. 6 2 ) ; défense des i n s t i t u t e u r s é g a l e m e n t
par Ibn Q u t a y b a (cf. L e c o m t e , Ibn Qutayba, p. 431-432).
4. Sur c e s diverses s e c t e s e t t e n d a n c e s , cf. t r a d . , p. 258 sq. A u t r e p r e u v e de Sï'isme :
la d é f i a n c e vis-à-vis d e M u ' â w i y a : p. 2 7 3 .
5. Les affinités entre Sï'isme et m u ' t a z i l i s m e o n t été s o u v e n t signalées : cf. n o t a m -
m e n t Mas'ûdï, Tanbih, p. 3 0 6 ; H . S. N y b e r g , dans El, t. I I I , p. 8 4 1 - 8 4 3 ; R . S t r o t h -
m a n n , ibid., t. IV, p. 366 ( 1 ) ; L a o u s t , Ibn Batta, p. L I I - L I I I , L X X I I , L X X V I I ;
P e l l a t , Milieu, p. 205-206.

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200 Géographie humaine du monde musulman

haut de la situation d'Ispahan vers les années 900 de J.-C., on ne s'éton-


nera pas de constater que les sympathies sî'ites d'Ibn Rusteh voisinent
avec un vif intérêt pour le mu'tazilisme 1 : expressément rapporté au héros
'alide Muhammad Ibn al-Hanafiyya 2 et occupant une importante rubri-
que 3 , le mu'tazilisme inspire, à l'évidence, le système cosmologique d'Ibn
Rusteh et son attitude vis-à-vis de la connaissance.
Le recours à la pensée grecque revêt ici, en effet, une toute autre signifi-
cation que chez Ibn Qutayba ou Ibn al-Faqïh. L'exposé préliminaire, sur
le système du monde, puise aux travaux de quelques-uns des plus grands
astronomes arabes, Fargânï notamment J , mais la référence aux prédéces-
seurs grecs n'est pas omise 5 : mieux même, dans cet exposé en profondeur,
Ibn Rusteh prouve qu'il connaît au moins l'existence des théories sur la
rotation de la terre autour de son axe. 6 Mais surtout, comme chez Gâhiz,
l'architecture du monde ne se conçoit pas sans la présence efficiente de
Dieu : d'où, comme chez (jâhiz, une réflexion sur le mystère conçu comme
incitation à la découverte d'où aussi cette prière d'Alexandre 8 , qui pro-
clame les droits universels de la recherche au nom d'un rationalisme où se
devinent assez les influences néo-platoniciennes et gnostiques : « C'est sur

1. A un moindre degré aussi pour le quiétisme murgi'ite, lequel, plus qu'une écple,
est une tendance spirituelle qui peut se combiner à d'autres systèmes, et notamment
au mu'tazilisme, mais aussi au bârigisme »atténué», ibâdisme surtout {cf., sur ces
questions, Pellat, Milieu, p. 211, 215) : ce pourrait être là, en dernière analyse, la
raison de la citation (avec, pour des raisons évidentes de prudence, la clause obligatoire
de malédiction) des Ibâdites (Atours, trad., p. 258). On objectera, dans cette perspective,
que la citation, qui suit (p. 259), des tjârigites extrémistes que sont les Azraqites fait
alors difficulté : mais, même en leur sein, on trouvait des partisans d'une attitude
conciliante envers les Murgi'ites (cf. Pellat, op. cit., p. 210, 1. 18-19).
2. Présenté (A/ours, p. 200 ; trad. 233) comme le premier à « faire profession d'i'tizâl » :
on entendra l'expression en son sens politique, si remarquablement mis en lumière
par Nyberg (El, loc. cit., p. 841) ; le souci de « rester à l'écart» (i'lizâl) des luttes qui
opposaient les 'Alides à leurs adversaires caractérisera en effet, pendant toute sa vie,
ce fils de 'Alï, qui mit sa sagesse (ou sa prudence) à se défendre des entreprises de ses
partisans aussi bien que de ses ennemis (sur lui, cf. F. Buhl, dans El, t. I I I , p. 716-717).
A noter, ici encore, le rapprochement opéré dans les Atours entre mu'tazilisme et
murëi'isme, le fils de Muhammad, Hasan, étant donné (ibid.) comme le premier à
prêcher l'irgâ'.
3. Commune (trad., p. 263-264) avec les Qadarites, définis — ce qui revient au
même — comme ceux qui nient le destin (qadar) ou comme ceux qui sont partisans
du libre-arbitre (qadar), selon qu'on applique le terme de qadar (pouvoir) à Dieu ou
à l'homme : cf. Laoust, Ibn Batta, p. 49 (note 1), 54, 90, 92.
4. Cité ou démarqué : cf. trad., p. 8 , 1 2 (note 1), 15 (note 1), 107 (note 3). Sont égale-
ment cités : Sarabsï (p. 4), Abu Ma'Sar (p. 15, 188) et Muhammad b. Musa (p. 91),
ce dernier, il est vrai, pour des thèmes A'adab (cités supra, p. 12 [note 5], 75 [note 2]).
5. Ptolémée (trad., p. 14-15).
6. Trad., p. 21, 1. 5-6 (passage cité supra, p. 9, note 3).
7. Trad., p. 3-4, et les passages cités supra, p. 9 ; sur Gâhiz, supra, p. 41-43.
8. Trad., p. 3.

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La géographie sans les géographes 201

l'alternance de la nuit et du jour, du retour du jour après la fin de la nuit,


que se réglera la résurrection de notre corps après son anéantissement. De
même la repoussée des feuilles, sur les arbres dépouillés par leur chute, fait
comprendre le retour des âmes qui ont été séparées des corps. La distribu-
tion calculée de la division des jours prouve la vérité du retour du monde à
son premier état et l'exactitude mathématique du mouvement de la sphère.
Plaise au ciel que je puisse connaître notre aboutissement, le but de notre
destin entre deux situations possibles et à travers les vicissitudes, quelle
que soit la quantité de sang répandu dans le monde au cours des luttes
engagées entre nous et les autres princes de l'univers »
Ce souci de la raison totale et de la vérité, présent en plus d'une page
du l i v r e t r o u v e une illustration exemplaire dans la description de Cons-
tantinople, empruntée à H â r u n b. Yahyâ. Non seulement celle-ci se carac-
térise par un souci d'objectivité et de compréhension particulièrement re-
marquables pour le représentant d'un E t a t et d'une civilisation engagés
avec Byzance dans les luttes que l'on sait 3 , mais surtout, ici encore,
l'exposé d'Ibn Rusteh diffère fondamentalement de celui de Qudâma 4,
en ce sens qu'il n'est pas, comme chez ce dernier, avant tout une liste de
renseignements sur l'organisation de l'empire à combattre, mais un tableau
de m œ u r s . 6
Si donc on constate, avec Kratchkovsky que nous citions plus h a u t , le
souci de fonder la connaissance sur le Coran, on verra dans ces intentions
non seulement une réaction de prudence, mais aussi la marque d'une atti-
t u d e de même ordre que celle d'un Gâhiz, soucieux de concilier la foi et la
recherche dans la découverte d'un monde conçu comme illustrant la
présence de Dieu, selon la lettre même du message coranique. 6 Cela
posé, il reste évidemment que cette démarche a l'avantage de se concilier
avec les impératifs de prudence signalés. Car enfin, on doit se demander
•— avec les réserves d'usage pour une œuvre à ce point mutilée — pourquoi
une entreprise si heureusement fondée dans les principes débouche au bout
du compte sur un livre assez traditionnel en ses apparences, mis à p a r t
son exposé liminaire et les développements sur l'Iran. La raison en est,
à mon sens, que le livre, loin d'être conçu comme un pur exposé théorique,
ne s'explique pas en dehors de son siècle ni de son milieu : siècle et milieu
où la réaction orthodoxe est assez vive pour susciter à la fois les précautions
indispensables, mais aussi, en retour, les réactions des écoles qui se sentent

1. Mêmes tendances dans la poésie citée ci-dessus, p. 200, note 7 (trad., p. 4) : « Je


voudrais bien me voir un jour circuler parmi les planètes.» Cf. également p. 110,
1. 1-4, et 114 i.f.
2. Trad., p. 172 (1. 18-21), 188 (1. 8-10) et passim.
3. Cf. notamment trad., p. 138 (I. 12-15), 140 (1. 11-14), 140 (1. 24)- 141 (1. 1-2).
4. Cf. BGA, t. VI, p. 255 sq. (trad., p. 196 sq.).
5. Voir notamment le récit de la procession impériale : trad., p. 139 sq.
6. Ces citations se trouvent en tête de l'ouvrage, p. 1-2 de la traduction.

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202 Géographie humaine du monde musulman

visées. La géographie des Atours ne peut ainsi s'expliquer que dans le


contexte d'ensemble d'une œuvre qui est elle-même le produit des conflits
d'idées dans l'Ispahan des années 900. Il s'agit pour elle moins d'exposer
une connaissance, selon les principes signalés, que d'utiliser lesdits princi-
pes à une revendication : celle d'un Islam composite, héritier de plusieurs
cultures et ensemble de nations diverses. 1 On voit par là que la Grèce et
l ' I r a n sont conçus dans une optique différente à la fois de celles d'un Gâhiz
et d'un Ibn Qutayba. La Grèce est ici adoptée, jusque dans son esprit,
comme principe de recherche et de liberté : en cela, Ibn Rusteh est frère
de Gâhiz, contre Ibn Qutayba qui exclut la possibilité d'un pareil héritage.
Mais, alors que Gâhiz répudie l'Iran et q u ' I b n Qutayba l'intègre au trésor
commun d'une civilisation qui reste, essentiellement, d'inspiration arabe
et islamique, Ibn Rusteh lui rend sa place en t a n t que nation au sein d'un
Islam ressenti fondamentalement comme un syncrétisme, au plan ethnolo-
gique comme à celui des écoles qu'il recouvre.

L'a imam » de l'encyclopédisme : Mas'ûdï

La tradition littéraire arabe ne s'est pas abusée, qui donne à Mas'ûdï, mort
en 345 ou 346/956-957, le titre d'imam dans sa discipline. 2 Grand voyageur
et compilateur doué d'une extraordinaire puissance de travail, Mas'ûdï a
écrit au moins une trentaine d'ouvrages 3, total d ' a u t a n t plus impression-

1. Ce syncrétisme s'étend, à l'occasion, à d'autres pays ou à d'autres époques que


l'Islam : l'Inde, dont est rappelée la science astronomique (thème d'Uzayn : trad., p. 19
[et note 6]), les Gassànides (p. 270 i. f.), les Laljmides de Hira (p. 215, 242, 258 ; nota-
tion défavorable, mise dans la bouche des Tamïm, p. 241, mais compensée par p. 222 :
l'écriture arabe aurait été inventée à Hira).
2. Imâm al-mu'aribbin «imam des historiens» (Ibn tfaldûn, cité par Barbier
de Meynard, Prairies, t. I, p. VII), cette « histoire » étant entendue, on le verra plus
bas, en un sens très large.
3. La liste dressée par de Goeje (introd. au t. V I I I de la B G A , p. VI-VII) et reprise
par Carra de Vaux ( T a n b i h , p. 569-570) donne vingt titres, à quoi il faut ajouter :
a. Trois titres fournis par Ibn an-Nadïm (Fihrist, p. 154) et Yaqut ( Udabâ', t. X I I I ,
p. 94) :
— Kitâb al-tarïb fi abbâr al-umam min al-'Arab wa l-'Agam '(Histoire et récits
des nations arabe et étrangères)
— Kitâb abbâr al-Bawârig (Annales bârigites)
— Kitâb ar-rasâ'it (É pitres)
b. Deux titres signalés par Brockelmann, GAL, t. I, p. 152 (et non donnés par les
Prairies) :
— Fi itbât al-wasiyya li 'Ali b. Abi fâlib (Pour prouver que 'Ali est le dépositaire de
la pensée du Prophète)
— Fi ahwâl al-imâma (Des modes de l'imamat)
c. Quinze autres titres fournis par les Prairies (on s'est contenté, pour les titres
qui reviennent le plus souvent, de quelques références choisies entre toutes) :

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Lu géographie sans les géographes 203

1
n a n t que ces œ u v r e s c o m p t a i e n t s o u v e n t plusieurs v o l u m e s et surtout
qu'elles o n t pris place en u n e e x i s t e n c e toujours errante e t peut-être
relativement brève.3
Œ u v r e é c r i t e à la h â t e , d o n c , m o i n s p a r u n m a u v a i s é c r i v a i n q u e p a r u n
écrivain pressé.3 Premier sujet d'étonnement que cette bousculade, cette
f é b r i l i t é q u i a n i m e l ' é c r i v a i n c o m m e le v o y a g e u r , e t q u e la c u r i o s i t é , le d é s i r
d e l a i s s e r u n n o m o u le s o u c i d ' u n e i n f o r m a t i o n t o t a l e n e s u f f i s e n t p a s ,
à m o n s e n s , à e x p l i q u e r . Car il y a d ' a u t r e s s u r p r i s e s : c e s r é d a c t i o n s s u c c e s -
s i v e s d e la g r a n d e œ u v r e de Mas'ûdï, l'Histoire universelle (Ahbâr az-

— Kitdb al-istibsâr fi l-imdma (Réflexions sur l'imamat) : § 6 ; t. IV, p. 135 (Kitâb


al-istibfâr)
— Kitâb af-safwa (De la quintessence) : § 6 ; t. V, p. 189 ( Kitâb a?-safu>a fi l-imâma :
De la quintessence quant à l'imamat, selon de Goeje, BGA, t . V I I I , p. VII)
— Kitâb al-qadâyâ wa t-tajârib (Questions et expériences) : (j 3 6 9 ; t . V I , p. 12 (et
GAL, Suppl., t. I, p. 221)
— Kitâb az-zulaf (Des degrés) : § 533, 630
— Tibb an-nufus (Médecine des âmes) : § 988, 1247
— ar-Ru'us as-sab'iyya (Les sept chapitres ou : Principes septimamiens) : § 1223, 1232
— al-Istirjâ' fi l-kalâm (Reprise du discours [?]) : § 1223
— Kitâb an-nuhà wa l-kamâl (De la sagesse et de la perfection) : § 1247
— Kitâb al-mabâdi' wa t-tarâkib (Des principes et de la composition) : § 1325
— Kitab az-zâhi (De l'éclat [?]) : t. IV, p. 135
— Kitâb hadâ'iq al-adhân fi abbâr âl Muhammad (Le jardin des intelligences ou
Annales de la famille du Prophète) : t . IV, p. 455 ; t. V, p. 179; t . VI, p. 301 ; t. V I I ,
p. 58, 332.
— Kitâb mazâhir (mafâhir) al-abbâr wa }arâ'if (tarâ'if) al-àiâr (Des faits éclatants
de l'histoire et des curiosités des monuments) : t. IV, p. 455 (et GAL, Suppl., t . I, p. 221)
— Kitâb al-wâjib fi l-furûd al-lawdzim (De la nécessité dans les devoirs de stricte
obligation) : t. V, p. 189
— Kitâb al-intisûr (Du succès) : t. V, p. 441 (présenté comme t r a i t a n t des sectes
bârigites et — ce qui écarte l'hypothèse d'une confusion graphique entre intisâr et
istibçâr — expressément distingué du Kitâb al-istibsâr [cf. supra], cité i m m é d i a t e m e n t
après le Kitâb al-intisâr dans ce même passage [t. V, p. 441] des Prairies)
— Risâlal al-bayân fi asmâ' al-a'imma al-qitti'iyya min aS-Si'a (Epitre traitant
des noms des imams chez tes Si'ites « qitti 'iyya») : t. VI, p. 3 3 0 ; t . V I I , p. 115-116
On obtient ainsi un total de q u a r a n t e titres. Même en a d m e t t a n t des interférences
possibles entre quelques titres (par exemple entre le n ° 2 de a. et le n ° 14 de c., ou
encore entre le n ° 15 de c. et le n ° 15 de la liste de Carra de Vaux), on reste au moins
au niveau du chiffre de trente ouvrages.
1. Le record é t a n t la grande Histoire universelle (Ahbâr az-zamân), en t r e n t e volumes.
2. Abu 1-Mahâsin, cité p a r Barbier de Meynard, op. cit., p. IV. La date la plus ancienne
que l'on possède sur la vie de Mas'ûdï (voir les dates données par Carra de Vaux,
Tanbih, p. I X ; autres données supra, chap. IV, p. 121, note 4) est sa présence à Istabr
en 303/915-916 (et non 305/915, c o m m e le dit Brockclmann dans El, t. I I I , p. 457 ;
cf. Tanbih, p. 150 [106]). Si l'on a d m e t que Mas'ûdï pouvait avoir alors une vingtaine
d'années, il serait né vers 283/896 et a u r a i t eu soixante-deux ans au m o m e n t de sa mort.
3. Le j u g e m e n t de Carra de V a u x (Tanbih, p. V) p a r a i t plus p e r t i n e n t et nuancé
que celui de Barbier de Meynard (Prairies, t. I, p. V).

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204 Géographie humaine du monde musulman

zamâri)1, condensée dans le Livre moyen (al-Kitâb al-awsat), lui-même ré-


sumé dans les Prairies d'or (Murûg ad-iahab), et les Prairies enfin reprises,
quelques mois avant la mort de leur auteur, sous la forme de cet abrégé
qu'est le Livre de Vavertissement et de la révision (Kitâb at-tanbïh wa
l-isrâf).2 On conviendra que c'est une étrange attitude, pour un homme si
avide de connaître, que de perdre t a n t d'années sans doute à se répéter.
Pour éclairer ces points obscurs, on peut se fonder d'abord sur la destinée
même de l'œuvre de Mas'ûdï. S'il eût été savant, au sens strict du terme,
c'est-à-dire soucieux, comme nous l'imaginons aujourd'hui, de connaissance
et de vérité toutes pures, Mas'ûdï s'en serait tenu à la production de l'œuvre
de sa vie : l'Histoire universelle. Or, tel n'est pas le cas, la personnalité du
savant étant chez lui inséparable de celle d'un vulgarisateur animé, sa vie
durant, par le désir de rendre son œuvre accessible. Le temps, d'ailleurs,
a confirmé ses vues et aussi ses craintes. L'immense Histoire universelle et
même le Livre moyen, œuvres peu maniables et trop coûteuses 3 , ayant sans
doute disparu assez tôt, c'est, fondamentalement, par les Prairies, à un
moindre degré par le Tanbïh, que Mas'ûdï est passé à la postérité 4 , la-
quelle, en définitive, l'a peut-être pris de court : les Prairies en effet ont
connu, dès leur parution, un tel succès, qu'une deuxième édition, écrite
pour en rectifier des interprétations erronées, n'a pas réussi, semble-til, à
se substituer à l'édition originale, seule connue aujourd'hui. 5 Quant au
Tanbïh, son histoire témoigne, tout autant, d'une espèce d'acharnement
à trouver le volume idéal d'une œuvre en fonction du plus large public
possible ; mais ici, Mas'ûdï a péché par défaut : c'est lui-même qui nous
d i t 6 que, la première édition du Tanbïh étant moindre de moitié, il a dû
la recomposer et l'accroître « afin de la rendre plus complètement utile » ;
et il invite, pour finir, son lecteur à « avoir recours à l'édition nouvelle de
préférence à la première».
Ces échos, même lointains, de polémiques, cette obstination à rendre son
œuvre aussi lisible et maniable, témoignent déjà pour un auteur et une
production engagés dans leur siècle. Un coup d'œil sur l'ensemble des
titres d'ouvrages attribués à Mas'ûdï permet de confirmer ce sentiment.
Dans son immensité, cette œuvre est toute simple, axée qu'elle est sur
deux pôles : l'encyclopédie et la littérature politico-religieuse, dont on a

1. Voir le titre complet et une traduction littérale dans Prairies, § 1 (et note 1).
2. Voir l'histoire de cette chaîne de réductions dans Prairies, § 3, et Brockelmann,
dans El, art. cité. Nous conservons, pour le titre de Kitâb at-lanbïh wa 1-iSrâf, la
traduction traditionnelle, mais celle-ci n'est pas exacte : tanbïh évoque ici un renvoi
aux livres antérieurs, et ilrâf une vue générale, de haut.
3. Problème posé par Barbier de Meynard, op. cit., p. VI.
4. Dahabï ( v i i e / x i n , ! - v m " / x i v e siècles) le cite (Taikirat al-huffât, t. III, p. 857)
comme «le maître des Prairies d'or» : sâhib murùij ad dahab.
5. Cf. Tanbïh, p. 139-140, 2 1 3 ; Barbier de Meynard, op. cit., p. VII.
6. Tanbïh, p. 508.

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La géographie sans les géographes 205

ainsi, a priori, de bonnes raisons de penser qu'elles doivent s'éclairer l'une


l'autre. Car ce n'est pas, à la fin des fins, la moindre étrangeté du destin
de Mas'ûdï que de voir, sinon méconnu, du moins signalé de façon acces-
soire et jamais avec toute la lumière désirable, un fait d'une évidence
pourtant criante : l'appartenance résolue de notre auteur à la pensée sï'ite
dont les Prairies et le Tanbïh se font, au fil des pages, le très fidèle reflet. 1
Avant de préciser les modalités de ce Sï'isme, constatons tout d'abord que
Mas'ûdï est donné comme un descendant du célèbre Compagnon du Pro-
phète, 'Abd Allah b. Mas'ûd, dont le moins qu'on puisse dire est qu'il est
une des premières figures de la résistance à l'orthodoxie et de l'hostilité
à la famille des 'Utmànides, en raison des protestations qu'il éleva contre
l'éviction de sa recension du Coran au profit de la Vulgate imposée par
'Utmân. D e la part de Mas'ûdï, il ne s'agit pas d'un simple attachement de
principe à un grand ancêtre : il a pris soin en effet d'écrire, sous le titre
d'al-Ahbâr al-mas'ûdiyya (Traditions mas'ûdiennes), un ouvrage sur la
postérité, sans doute spirituelle tout autant que charnelle, de son aïeul. 2 Or,
si, en sa qualité de Compagnon, le personnage d'Ibn Mas'ûd est évidem-
ment une autorité importante pour la tradition orthodoxe 3, il ne l'est pas
moins pour la pensée sï'ite, qui a fait le plus grand usage de son nom et de sa
recension du Coran pour la défense des droits des 'Alides. 4 Ainsi se préci-
sent, dans la revendication de l'héritage spirituel d'Ibn Mas'ûd, de fortes
présomptions en faveur d'un sï'isme que d'autres faits vont maintenant
confirmer et préciser.
Nous avons dit que Mas'ûdï était grand voyageur. Mais encore faut-il
trouver la raison de ses périples. Curiosité ? Sans doute 5, mais resteraient
alors à éclaircir les moyens de financement : or, rien ne nous est dit sur
d'éventuelles opérations commerciales, ni sur l'usage d'une fortune per-
sonnelle. 6 En revanche, ce silence même, tout comme le prétexte commode
de la curiosité, peuvent être le signe de cette dissimulation légale (taqiyya),

1. Le plus explicite en la matière est C. Pellat (Mélanges faha Husayn, Le Caire,


1959, p. 37). Kratchkovsky, en revanche, garde le silence et Brockelmann (GAL, t. I,
p. 150) est à peine plus loquace. Il ne saurait être question, bien évidemment, de recenser
tous les passages où s'expriment intérêt ou sympathie pour l'histoire ou les thèses
51'ites, en même temps qu'hostilité à leurs adversaires. Citons, à titre d'exemples :
Tanbïh, p. 306-307, 361, 370, 388-389, 410, 411-412, 417, 434 ; Prairies, t. IV, p. 135,
189-190, 424-426, 440 sq. ; t. V, p. 3-6, 33-35, 39-40, 121 sq., 148-150, 176-183, 213-221,
473-475; t. VI, p. 2-4, 189-195, 266-267; t. VII, p. 57-58, 116-118, 330-336, 342 sq. ;
t. VIII, p. 8, 194 sq., 279 sq. On ajoutera à ces preuves le nombre des compositions de
Mas'udî réservées aux 'Alides et à l'imamat : références supra, p. 202, note 3.
2. Sur celui-ci, cf. Blachère, Introduction au Coran, passim ; A. J. Wensinck, dans
El, t. II, p. 428.
3. Cf. les références à cette autorité dans Laoust, Ibn Batta, à l'index.
4. Cf. Blachère, op. cit., p. 107, 127-129, 209.
5. Cf. Prairies, § 4.
6. Comparer avec Muqaddasï, trad., p. XVII-XVIII.

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206 Géographie humaine du monde musulman

pratiquée par les Sî'ites au nom des impératifs de sécurité. On admettrait


alors que Mas'ûdï a pu être un de ces missionnaires (dâ'ï, pluriel du'ât)
sî'ites, si actifs en ce iv e /x e siècle, et que la raison de ses voyages doit être
cherchée dans un prosélytisme assez fervent pour aller prêcher la bonne
parole jusque chez les communautés musulmanes de Zanzibar, de l'océan
Indien et peut-être même des mers de Chine. Quelques faits nous renfor-
cent dans notre conviction : Mas'ûdï séjourne, vers 310-312/922-924, dans
les environs méridionaux de la Caspienne », soit en un pays où les influences
zaydites, mais aussi ismaéliennes et duodécimaines, sont très fortes, et à
une époque où les Buyides, qui, « politiquement »2, sont duodécimains,
n'ont pas encore installé leur pouvoir en ces régions. Portons-nous mainte-
nant quelques années plus tard : « Des circonstances inconnues, écrit
Barbier de Meynard 3, forcèrent Mas'ûdï à quitter l'Irak, et il passe les
dix dernières années de sa vie tantôt en Syrie, tantôt en Égypte. » Circons-
tances peu connues, certes, mais facilement imaginables : si Mas'ûdï
abandonne l'Irak, et plus précisément Basra, où il se trouve en 333/944 *,
n'est-ce pas parce que ces mêmes Buyides, en 333 précisément, font irrup-
tion dans la région 6 et le forcent définitivement, l'année d'après, en entrant
à Bagdad, à vivre loin de son pays natal ? Est-ce un hasard enfin si, passé
sous la protection des IhSîdides », il reste désormais en leurs Etats et, pour
finir, en cette Égypte que Kâfûr s'efforce sans doute de conserver indé-
pendante vis-à-vis de Bagdad comme des Fâtimides d'Afrique du Nord,
mais qui n'en est pas moins exposée aux entreprises de ces derniers, minée
par leur propagande et prête à tomber entre leurs mains treize ans à peine
après la mort de Mas'ûdï ? 7 .
Tant de signes concordants, à une époque qui a pu être appelée « le
siècle ismaélien de l'Islam», selon la formule célèbre de Massignon, nous
incitent à voir dans Mas'ûdï au moins un sympathisant et peut-être un
émissaire de cet ismaélisme : mouvement assez structuré alors pour se

1. Ce voyage se place après le grand périple maritime (vers l'Extrême-Orient puis


Zanzibar) et le séjour à Bagdad et Takrït en 313/925 : cf. introd. au Tanbih, p. IX,
et Brockelmann, op. cit.
2. Ce mot est emprunté, avec les notions relatives à la région, à C. Cahen, « Buway-
hides», dans El (2), t. I, p. 1391.
3. Op. cit., p. IV : cf. Tanbih, p. 66 : passage de ton très personnel, qui rénove le
thème littéraire de la nostalgie du pays natal (al-hanin ilà l-watan).
4. Entre un voyage en Syrie du nord (332/943) et un retour en Syrie, à Damas en
l'occurrence (334/945) : cf. Brockelmann, op. cit.
5. Cf. C. Pellat, dans El (2), t. I, p. 1118 ; D. Sourdel, ibid., art. «Baridï», p. 1078.
6. Mas'ûdï se trouvait à Damas en 334/946, quand Muhammad b. '{"ugg ai-fljSïd
y mourut, et il a pu suivre Kâiûr, qui s'y trouvait également, dans sa marche de retour
vers l'Égypte, car le Tanbih donne sur elle des détails assez précis : cf. p. 261-262.
7. D'où l'eulogie sur l'Égypte, dès les premières pages (p. 28-36) du Tanbih, les
thèmes de critique traditionnels étant absents de l'ouvrage (voir, au contraire, dans
Prairies, § 985 et t. VI, p. 272-273).

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La géographie sans les géographes 207

différencier nettement des autres tendances sï'ites et notamment duodéci-


maines assez puissant pour inspirer d'aussi formidables mouvements que
ceux des Fâtimides ou des Qarmates, dont on constatera que Mas'ûdï les a
connus non seulement par leurs théories, mais en action. 2 Est-il étonnant,
après cela, que son œuvre, derrière les précautions indispensables de for-
mulation, porte t a n t de traces des thèmes et des goûts de l'ismaélisme ?
Certes, la profession de foi méthodologique qui ouvre le texte des Prairies
ressortit à l'inspiration plus générale d'une réaction contre l'orthodoxie
sunnite : mais le plaidoyer pour le jugement personnel (ra'y), le raisonne-
m e n t analogique (qiyâs), l'interprétation personnelle (igtihâd) et bien
d'autres modes de pensée s'éclairent en fonction du contexte imamien
et même ismaélien qui suit l'énoncé de ces revendications. 3 Carra de V a u x
a par ailleurs écrit de façon fort pertinente : « Faut-il dire que [Mas'ûdï]
honore l'Islam ? J e ne sais. Sa culture, diverse et très spontanée, est en
définitive plus grecque qu'islamique... Il est philosophe très intelligent et
très largement informé. Son esprit est ouvert à tous les systèmes, depuis les
philosophies des sages légendaires j u s q u ' a u x doctrines multiples des sectes
de son temps. Historien des religions, il a poussé loin ses recherches ; il
connaît le mazdéisme, le sabéisme, le bouddhisme, et il possède d'abondants
renseignements sur les Chrétiens et sur les Juifs. Dans le cours de ses
voyages, il a lui-même questionné des docteurs et des savants de diffé-
rentes nations, Juifs, Persans, Chrétiens, Kurdes et Qarmates ; il a conversé
ou controversé avec eux, apportant à ces entretiens a u t a n t d'affabilité
que de curiosité, a u t a n t d'intelligence que peu de fanatisme... et ce n'est
pas sans étonnement qu'on le voit allier à la foi musulmane ce goût pour
l'investigation scientifique et cette aisance dans le commerce avec les
infidèles». 4 Lignes essentielles, mais qui ne vont pas au terme attendu : car
elles aussi permettent de conclure en faveur de l'appartenance de Mas'ûdï à
un système philosophique et religieux inspiré de la tradition néo-plato-
nicienne et gnostique, porté aux coutumes initiatiques, couvrant de pro-
fondes aspirations à une société égalitaire et conciliant en définitive, sur

1. Cf. G. Cahen, art. cité p. 206, note 2.


2. Cf. Tanbih, p. 488-490, 497-498, 501-502 et passim. A propos du premier de ces
passages, qui réfère à l'attaque de Hït par les Qarmates en 315/928, on constatera
que Mas'ûdï, ainsi qu'il le dit lui-même, se rend alors de Syrie à Bagdad : liaison entre
la capitale et les milieux ismaéliens de Syrie, alors très actifs et étroitement unis au
mouvement qarmate (cf. Massignon, dans El, t. II, p. 813-814) ? Autre présomption :
Zanzibar et le 'Umân, ou Mas'udi s'est rendu plusieurs fois (cf. Tanbih, p. 86 et note 1 ;
Prairies, § 215, 244-246), ont toujours compté de fortes communautés ismaéliennes :
cf. Huart, dans El, t. II, p. 587 (1). On évoquera enfin (cf. infra, p. 221, note 1), la
possibilité de contacts, à Basra, avec la confrérie ismaélienne des Ihumn as-Safâ'.
3. Prairies, § 5-6 (noter en particulier l'accent mis sur l'ésotérisme, bien dans la
note de l'ismaélisme : cf. Huart, dans El, t. II, p. 585 [2], 587 [2]).
4. Tanbih, p. XI, VI-VII.

A n d r é MIQUEL. 17

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208 Géographie humaine du monde musulman

le plan strict de la foi, l'Islam et l'intérêt pour les doctrines étrangères :


toutes tendances sï'ites, sans doute, mais qu'on peut, avec C. Cahen, plus
proprement rapporter à l'ismaélisme. 1

1. Le Moyen Age, dans Histoire générale des civilisations, t. I I I , 4 e éd., Paris, 1965,
p. 170-171. Il n'est guère possible ici de dresser une liste exhaustive pour la mise en
lumière de ces différentes lignes de force, à laquelle devrait s'attaquer toute mono-
graphie sur Mas'ûdï. On se contentera de quelques points de repère : sur l'écho de pra-
tiques initiatiques, connues, au moins de loin, à travers les Qarmates, cf. Tanbih,
p. 501 (à propos de ce mouvement égalitaire autant que religieux, il faut rappeler
que Mas'ûdï l'a connu d'assez près. N'oublions pas, par ailleurs, que Mas'ûdï naît au
moment où la révolte des Zang [autre mouvement égalitaire et initiatique, en liaison
avec le qarmatisme naissant : cf. Massignon, dans El, t. IV, 1281-1282] ¡vient 'd'être
écrasée définitivement : intérêt évident pour le mouvement dans Prairies, t. V I I I ,
p. 31 sq., 57 sq.). Sur les « mystères» et 1'« involution gnostique» (voir à ce sujet Mas-
signon, « Karmates», dans El, t. II, p. 815), cf. le texte essentiel, déjà cité, de Prairies,
§ 5. Sur le système du monde, cf. Tanbih, p. 11, 16 (sur la cinquième essence), 29 (sur
l'union des âmes et des essences supérieures), 169 (et note 1 : sur la métempsychose),
surtout 167 sq., 221-224 (sur divers systèmes du monde spiritualistes) ; Prairies, § 156
(spiritualisme hindou), etc. Sur l'importance des doctrines grecques et étrangères,
cf. par exemple l'index du Tanbih : à noter, entre autres points, la défense du zoroas-
trisme (Tanbih, p. 135-136), la présentation, bien dans la note du qarmatisme, de
certains maîtres grecs (Agathomédon, Hermès, etc.) comme autant de prophètes
(Tanbih, p. 29, 2 2 2 ; Prairies, § 1234 : comparer avec Massignon, « ^armâtes », art.
cité, p. 817 [2]), la critique du sectarisme judaïque et la défense, par personne inter-
posée, de l'intérêt de toutes les religions ( P r a i r i e s , § 802-803).
Ces grandes options sont parfois masquées, certes, par la prodigieuse diversité des
intérêts manifestés par l'auteur ( Tanbih, p. 453-454 et Prairies, t. V I I , p. 123 sq. :
sur le burramisme ; Tanbih, p. 492 : sur al-^îallâg, et Prairies, t. VI, p. 384 [sur le
çufisme, à propos de l'amour] ; Prairies, t. V, p. 434 sq., 440-443 : sur les Hârigites ;
Prairies, t . VI, p. 20-31 ; t. V I I , p. 234-237 : sur les Mu'tazilites ; etc.). On rappellera à
ce sujet ce que C. Pellat, dans Milieu, p. 216, dit pertinemment de l'éclectisme qui
marque, chez les esprits indépendants du Moyen Age musulman, la recherche de la
vérité en dehors de la stricte orthodoxie.
Cette liberté d'esprit, qui noie souvent ce que nous croyons être l'option fondamen-
tale de Mas'ûdï — à savoir l'ismaélisme — dans le contexte plus général d'une recherche
totale au sens que l'on vient d'évoquer, n'est pourtant pas la seule difficulté que l'on
éprouve lorsqu'on veut cerner la pensée originale de l'auteur. Car celle-ci, déjà ainsi
diluée, s'obscurcit encore davantage lorsque la liberté d'esprit semble elle-même contre-
dite par la lettre du texte : voir par exemple les § 1429-1432 et 1437-1438 des Prairies,
condamnant la doctrine de l'éternité du monde, ou 1135-1137, critiquant les thèses
des Sï'ites extrémistes (Gulât). Mais des condamnations aussi explicites, au demeurant
très rares, peuvent s'expliquer par les nécessités de la prudence et de la dissimulation
légale (taqiyija), qui sont de mise dès qu'on Louche à des points sur lesquels l'orthodoxie
ne transige pas, et le dernier mot reste toujours en fait aux options fondamentales
signalées au début de cette note : ce jugement, qui se fonde sur une appréciation glo-
bale de l'œuvre, s'inspire aussi, à l'occasion, de certains passages significatifs, où
l'on voit la condamnation ou la critique immédiatement corrigées dans le sens de la
sympathie : voir par exemple, à propos de doctrines étrangères, Prairies, § 1223,
largement compensé par la sympathie évidente qui s'étale aux § 1233, 1237-1238,
et aussi § 1240 (revendication nationale arabe en matière de divination, précaution

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La géographie sans les géographes 209

Dès lors, l'encyclopédie, telle que la conçoit Mas'ûdï, ne s'explique pas


hors du climat où baigne l'ensemble de son œuvre, tout entière vouée à
l'illustration d'une doctrine : certains titres, déjà, sont probants, comme
celui du Kiiâb laqallub ad-duwal wa tagayyur al-ârâ' wa l-milal (Des vicissi-
tudes des Etats et des changements qui affectent les opinions et les sectes) \ où
se lit assez le souci de mener de pair l'histoire politique et celle de la pensée
religieuse. Mais le recours aux textes eux-mêmes n'est pas moins éclairant :
parlant du Tanblh, son auteur le présente comme « un livre d'histoire,
non un livre de critique et de spéculation »a, ce qui laisse entendre, à
l'évidence, que les autres livres — au moins tous ceux qui ne s'inscrivent
pas dans la tradition encyclopédique dont le Tanblh est l'aboutissement —
étaient des œuvres de combat. Ce point de vue se justifie à la lecture d'un
passage particulièrement instructif des Prairies, où l'on voit l'ensemble
de la production mas'udienne dictée par un programme très strict, lequel
conçoit l'œuvre dogmatique — et notamment celle qui porte sur l'imamat
— comme une introduction nécessaire aux encyclopédies. 3 Les faits à leur
tour attestent la réalité de ce programme, puisque l'Histoire universelle,
qui ouvre la série des encyclopédies, est commencée assez tard, en 332/943,
tandis que nous possédons, pour une œuvre intitulée Questions et explica-
tions sur les écoles et les sectes, la date, fort ancienne, de 313/925. 4
Une extrême prudence est donc nécessaire lorsqu'on parle, à propos des
Prairies ou du Tanblh, de littérature d'agrément. 6 Sommes, encyclopédies,
œuvres d'adab même, si on les rapporte à la multiplicité de leurs compo-
santes et de leurs sources, à leur allure littéraire et sans doute aussi à leur
public, les Prairies et le Tanblh visent sans doute au succès par l'agrément,
mais ceux-ci sont inséparables des fins que l'auteur se propose : comme Ibn
Qutayba et Ibn al-Faqîh, Mas'ûdï a son système du monde et de la connais-
sance. Seulement, ce système-ci, plus ouvert sur l'étranger que ceux de
ses prédécesseurs, porte la marque de ce syncrétisme qui, après avoir ins-
piré la pensée mu'tazilite 6, anime une fraction importante du sï'isme en
ce iv e /x e siècle qui fut un peu son âge d'or.

oratoire contredite, en fait, par § 1241 s?., qui exposent la pensée grecque en cette
matière), et § 1396, plus net encore, où se lit, en filigrane, le reproche d'obscurantisme
adressé à ceux qui critiqueraient les doctrines grecques en matière de transmigration
des âmes.
1. Tanbih, p. 431 (334).
2. Je conserve la traduction de Carra de Vaux (p. 454), mais elle ne rend qu'impar-
faitement le texte (p. 354) : kitâb habarin là kitàb bahtin wa navarin (même idée dans
Prairies, § 1247). Le dernier terme en particulier signifie très précisément la spéculation
dialectique, dans la théologie dogmatique (kalâm).
3. Prairies, § 5-6.
4. Tanbih, p. 213 (155) : Kitâb al-masail wa l-'ilal fi l-maiâhib wa l-milal.
5. On évitera, en tout état de cause, l'expression de dilettante employée par Carra
de Vaux, op. cit., p. VII.
6. Sympathies visibles de Mas'ûdï, par exemple dans Prairies, § 210 (et note 9
de la p. 81) ; autres références supra, p. 208, note 1.

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210 Géographie humaine du monde musulman

Cela posé, quel système de connaissances nous propose Mas'ùdï ? Le


plan type de l'encyclopédie, tel qu'il nous est donné par l'auteur lui-même
en matière d'introduction à ses œuvres 1 , est évidemment identique dans
les Prairies et dans le Tanbïh, leur résumé, et l'on peut penser, sans grande
crainte d'erreur, qu'il en était de même dans le Livre moyen et l'Histoire
universelle. En gros, le livre se décompose en deux parties : l'histoire anté-
islamique et l'histoire de l'Islam, la première recouvrant elle-même l'his-
toire de la création (création proprement dite, histoire biblique et présen-
tation de la terre), l'histoire et l'ethnographie des peuples non arabes et des
Arabes païens, et enfin des notions historiques générales : calendriers et
archéologie. 2 Deux constatations s'imposent à la lecture de l'encyclopédie
mas'ûdienne : l'histoire de l'Islam représente à elle seule un volume au
moins égal au reste des données, et la géographie — sous sa forme de pré-
sentation de la terre — ne représente à son tour, de ce reste, qu'environ la
neuvième partie. A propos de l'histoire de l'Islam, on remarquera, sans s'en
étonner, que Mas'ùdï ne la conçoit pas indépendamment de celle des
"Alides, le califat n'étant, dans le fond, à chacune de ses époques, qu'une
simple trame, un principe commode de classement chronologique pour
l'illustration du martyrologe sï'ite. 3
Reste que, conçue dans cette optique ou dans une autre, l'histoire, sous
sa forme islamique ou païenne, arabe ou étrangère, pure ou mêlée d'ethno-
graphie, représente l'écrasante majorité des données de la compilation mas-
'ûdienne. Avec les Prairies et le Tanbïh, nous sommes dans une catégorie
d'œuvres qui n'a plus rien à voir avec l'adab géographique à la manière
d'Ibn al-Faqïh. Ici, c'est à'adab historique qu'il faut parler. Adab, tout
d'abord, et sans doute aucun, dans la mesure où l'œuvre vise à donner,
sur l'histoire du monde en son ensemble, une somme de connaissances non
techniques : à ce propos, on remarquera que cet éclectisme de l'adab rejette
de l'encyclopédie tout ce qui est accessible au seul spécialiste, par exemple
le droit (fiqh), l'agronomie, la pure spéculation philosophique 4 ou encore
la géographie mathématique proprement dite 5 ; en revanche, cette histoire,

1. Prairies, § 19-32; Tanbih, p. 6-8.


2. Si, conformément à ce qu'on vient de dire, on établit la liste suivante : création-
histoire biblique, siirat al-ard, peuples non arabes, Arabie anté-islamique, calendriers
et notions annexes (les deux luminaires : lune et soleil), archéologie (édifices et monument s
célèbres), histoire de l'Islam, on peut établir approximativement, pour ces diverses
rubriques, la série des nombres suivants, où 1 représenterait une unité de volume :
1, 1, 3, 2, 1, 1, 9.
3. Carra de Vaux, op. cit., p. VII, se plaint que l'histoire des califes soit « fort sèche » ;
mais cette sécheresse s'explique fort bien par les intentions carrément annoncées de
Mas'udi : cf. Prairies, § 2, et les références données supra, p. 205, note 1.
4. Cf. Prairies, § 153 i. f.
5. Le chiffre, certes, n'est pas absent des exposés de Mas'ùdï sur la terre et la sphère,
mais il s'agit là de données figées, devenues traditionnelles dans l'adab (cf. la « jurai
al-ard à l'usage du public cultivé», dont nous parlons p. 188, et, plus généralement,
jur le chiffre, ce qui a été dit p. 106).

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La géographie sans les géographes 211

conçue comme une somme de faits essentiels, débouche parfois, on l'a dit,
sur une ethnographie d o n t on sait le rôle qu'elle joue d a n s u n adab f o r t
curieux de coutumes étrangères. On peut donc, à propos des Prairies et d u
Tanbïh, parler d'encyclopédie, mais en p r e n a n t bien garde d'employer le
m o t en un sens radicalement différent de celui que nous lui prêtons a u -
jourd'hui pour désigner des œuvres dont l'intention vulgarisatrice n'exclut
pas, t a n t s'en faut, l'exposé de connaissances techniques.
C'est encore l'esprit de l'adab que l'on retrouve dans le caractère fonda-
mentalement islamique de cette encyclopédie : l'honnête homme à qui
s'adresse Mas'udï peut bien différer, q u a n t à ses options 'alides, de celui
qu'entend former un Ibn al-Faqïh, il est p o u r t a n t un p r o d u i t du m ê m e
système de pensée et de culture. A première vue, certes, u n e telle proposi-
tion semble contredire ce qui a été dit plus h a u t sur la large curiosité reli-
gieuse de Mas'udï. Prenons-y garde toutefois : qu'elle soit de tendance
sï'ite ou non, une œuvre comme celle-ci reste, en son essence, inspirée
d'une société qui se définit comme islamique, et qu'elle puise, consciemment,
à un vaste héritage de doctrines étrangères n'empêche pas que l'Islam
qu'elle incarne se présente précisément comme l'héritier total, le syncré-
tisme parfait de toutes ces histoires dont il est le couronnement. Sï'ite ou
non, l'Islam occupe dans l'œuvre de Mas'udï une place qui t r a h i t bien cette
conception : on peut m o n t r e r sa sympathie a u x religions et a u x systèmes
non islamiques, mais on ne saurait penser, pour les résumer, les sublimer et
les parfaire, qu'à cet Islam dont les variantes internes n ' e n t a m e n t pas, il
f a u t y insister, le prodigieux sentiment unitaire dès qu'il se pense p a r
rapport à autrui.1
C'est, enfin, l'esprit de l'adab qui explique le rôle modeste et la n a t u r e de
la géographie qui nous est proposée ici. Il existe en effet deux façons de
présenter les données de l'adab : ou bien, comme le fait Ibn al-Faqïh, on
les rapporte aux divers pays qu'elles intéressent, et l'on néglige alors l'his-
toire au profit d'un système de classement géographique, ou bien, avec
Mas'udï, on relie ces données à une histoire, et la géographie cède alors le
pas à une présentation chronologique. Le donné d'ensemble restant en gros

1. Voir, par exemple, face au christianisme, la fin du § 121 des Prairies. On notera
aussi, comme illustration du thème islamique, la fin du § 1372, où l'Islam, avec Muham-
mad, est présenté comme le suprême et définitif moyen d'incarner des idées éminemment
chères à la gnose : « purifier le monde et relever l'homme déchu. » Enfin, on aurait
tort de réserver au Sl'isme et aux doctrines non orthodoxes ou étrangères la curiosité,
sinon la sympathie de Mas'udï : voir par exemple son attitude à propos de ' U t m â n
et des U m a y y a d e s : qu'il les critique (cf. Tanbih, p. 411-412, à propos d'al-Haggâg,
et aussi Prairies, t. V, p. 288 sq., 382-383 ; Tanbih, p. 391, 424 : sur le califat de Hasan
b.'Alï ; Tanbih, p. 431-433 : négation d'une prétendue titulature honorifique des
Umayyades ; Prairies, t. IV, p. 424-426 : justification de l'attitude de 'Ali à Siffin ;
t. V. p. 9, 45-46, 99-100 : sur et contre Mu'âwiya ; t. VI, p. 55-59 : réfutation des thèses
'utmânides de Gâhi? ; etc.) n'empêche pas qu'il s'applique à connaître les thèses de
leurs partisans ( T a n b i h , p. 306, 382, 433-434).

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212 Géographie humaine du monde musulman

le même, les deux méthodes sont aussi valables l'une que l'autre. Mais, dans
les deux cas, on reste incapable d'intégrer au cadre choisi la présentation
globale de la terre, à savoir les thèmes traditionnels de la sûrat al-ard.
Celle-ci ne peut être alors conçue que sous la forme d'une introduction
traçant, dans le premier cas, le cadre plus vaste où viendront prendre leur
place les diverses références aux pays et, dans le second, édifiant le théâtre
où se déroulera l'histoire qu'on se propose de présenter. Mais il faut bien
reconnaître, de ce point de vue, que la construction d'Ibn al-Faqïh s'avère
beaucoup plus cohérente que celle de Mas'ûdï, et l'on n'a rien fait t a n t
que l'on n'a pas trouvé les raisons de l'irruption de la géographie dans une
œuvre conçue sous l'angle de l'histoire. C'est ici qu'il convient de se repla-
cer dans l'optique de l'adab. Le système de classement — en l'occurrence
chronologique — est une chose, et le donné présenté dans ce cadre en est
une autre. Si, dans leur refus de toute discipline technique ou spécialisée,
mais en même temps dans leur souci de présenter le panorama attendu des
connaissances du siècle, les Prairies et le Tanblh se croient tenus de faire
une place aux thèmes de la sura, c'est évidemment parce que, en ce milieu
du iv e /x e siècle où écrit Mas'ûdï, celle-ci a définitivement quitté, aux mains
des prosateurs, le domaine des œuvres techniques et que ses thèmes, désor-
mais littérarisés, sont considérés, à part entière, comme des composantes de
l'adab 1 : autre preuve, s'il en était besoin, que les options politico-reli-
gieuses ne modifient pas, fondamentalement, les structures du système
culturel dont procèdent toutes les œuvres littéraires de l'époque.

Les encyclopédistes : Maqdisl et le Livre de la création et de l'histoire

Mutahhar b. Tâhir al-Maqdisï 2 écrivit, vers 355/966, pour le compte


d'un grand personnage de la dynastie sâmânide, une encyclopédie intitulée
Livre de la création et de l'histoire (Kitâb al-bad' wa t-ta'rlh).3 La composi-

1. L'évolution en ce sens sera achevée avec un Muqaddasï, chez lequel ces données
deviennent incertaines et confuses : cf. trad., § 95 (et note 1).
2. Malgré toutes les réserves qu'on peut faire sur ce choix, nous avons décidé de
garder pour cet auteur le nom d'origine Maqdisî, en réservant la forme Muqaddasï
à l'auteur du Ahsan at-taqâsim. Arbitraire, le procédé a au moins l'avantage de dis-
tinguer les deux auteurs.
3. Il a rédigé, avant celle-ci, une autre œuvre intitulée Livre des significations (du
Coran) ( Kitâb al-ma'âni, ou : Kitâb ma'âni al-Qur'ân) : cf. Création, t. II, p. 23, 86;
t. III, p. 17, 81, 98 (avec brève analyse), 100, 103, 117, 185, 189. Sont annoncés comme
devant être écrits après la Création : le Livre de l'âme et de l'esprit ( Kitâb an-nafs wa
r-riih) : t. II, p. 107 (115 i. f.) ; le Livre de la religion et de la sécurité (Kitâb ad-diyâna
wa l-amâna) : t. I, p. 64 (70-71) ; le Livre de la justice ( Kitâb al-ma'dila) : t. I, p. 83 (91).
Un autre ouvrage i sur les étoiles >, mais sans titre expressément formulé, est annoncé
à t. II, p. 14 (14). La liste donnée par Huart en préface au t. I (p. XV-XVI) est rendue
Inutilisable par la confusion opérée entre Maqdisl et Abu Zayd al-Balbî, à qui la Créa-
tion est faussement attribuée (rectification de cette attribution dans les préfaces des
t. II, p. IX-X ; t. III, p. VI-VII ; t. IV, p. V).

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La géographie sans les géographes 213

tion et l'allure générale rappellent, sur bien des points, l'encyclopédie


mas'ùdienne mais cette œuvre-ci se distingue de sa devancière p a r
certaines originalités assez accusées qui devraient valoir à la Création une
meilleure place que celle qu'elle a tenue jusqu'ici dans les études d'orien-
talisme.
Originalité, d'abord, dans la m é t h o d e : a u x connaissances, arabes ou
étrangères, que la tradition a fixées dans Yadab, se superpose un souci
d'information originale 2 et, plus encore, de discussion. Ce qui f r a p p e en
effet d'emblée à la lecture de la Création, c'est u n e oscillation c o n s t a n t e
entre l'exposé du donné et les développements, les interrogations ou les
critiques qu'il suscite •'>, et ce n'est certes pas par hasard que le livre s'ouvre
en forme de plaidoyer pour l'interprétation personnelle (igtihâd), le libre
débat (munâzara) et la controverse ( m u ' â r a d a ) . 4
Cette liberté de ton et le caractère critique de la méthode suivie laisse-
raient croire, comme pour Mas'ûdî 6 , à des prises de position peu orthodoxes.
Mais, ici encore, Maqdisï échappe aux classements rigides : on pourrait
croire, certes, son Islam assez tiède si l'on constate que la liberté de pensée
qu'il revendique est mise au service d'une connaissance approfondie des
doctrines et des religions étrangères mieux m ê m e : qu'il est soucieux de
démontrer la valeur de celles-ci et, par des rapprochements évidents entre
elles et l'Islam, d'atténuer les divergences' : « N o u s concilions, dit-il, les
croyances musulmanes et les idées des anciens» 8 , mais il a j o u t e aussitôt :

1. Compte t e n u de l'érudition d e Maqdisï et de la célébrité de l'œuvre de Mas'ûdî,


du v i v a n t m ê m e de son auteur, c o m m e on l'a v u , on p e u t penser que cette dernière
a é t é mise à contribution : voir n o t a m m e n t , a v e c leur annotation, les passages s u i v a n t s
de la Création : t. I, p. 130, 158, 193; t. II, p. 41, 43, 59, 87, 134 sq., 155 ; t. III, p. 7,
9 , 28, 31, 32, 35, 58, etc.
2. Cf. par e x e m p l e t. IV, p. 58-59 (données sur l'Inde différant de celles de la Relation
et des Merveilles ; comparer a v e c p. 58, début : donnée traditionnelle sur la Corée :
cf. Prairies § 382), 62 (sur les R u s s e s ) .
3. Procédé c o n s t a n t pour lequel on se contentera de deux e x e m p l e s illustrant le
passage d u t h è m e à ses variations : t. I I I , p. 6 4 (sur la source d'Ismaël) et, plus géné-
ralement, ibid., p. 39-79 (histoire critique de divers prophètes).
4. Cf. t. I, p. 29-31.
5. Cf. p. 207, n o t e 3.
6. Plus que les nombreuses références à la pensée étrangère (cf. i n d e x des t. I-V de
la Création), c'est leur valeur qui nous importe ici : or, la Création t é m o i g n e d'une réelle,
directe et profonde connaissance de c e t t e pensée, c o n n u e dans ses œ u v r e s m ê m e s ou
leurs traductions : cf. par e x e m p l e t. I, p. 20-21 (Aristote) ; t. I , p . 126-129 (Plutarque) ;
t. III, p. 118-119 (littérature iranienne) ; t. I, p. 134-135 ; t. V , p. 31, 32-35 (pensée
j u i v e e t chrétienne).
7. Cf. t. IV, p. 20 sq. (Sabéens), 26-28 (Mazdéens), 32-40 (Juifs), 44 i. f . - 4 6 (Chré-
tiens).
8. T. II, p. 3 3 ; m ê m e idée t. II, p . 20, 30 (à propos de théories sur l'origine d e la
pluie : i T o u t cela e s t possible e t admissible ; nous n'y v o y o n s rien qui réfute le Coran
ou soit de nature à anéantir la religion >).

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214 Géographie humaine du monde musulman

« tant que nous ne trouvons pas de texte péremptoire dans notre livre sacré
ou de tradition authentique de notre Prophète. Mais lorsque nous ren-
controns un texte ou une tradition contraire à l'avis des anciens, celui-ci
est par 1 nous rejeté avec dédain et considéré comme à éviter ». La recherche,
donc, se tempère à la certitude de la foi : musulman éclairé, peut-être, mais
musulman convaincu, Maqdisï apparaît comme refusant ce qu'on pourrait
appeler l'aventure scientiste et intransigeant sur les points vitaux du dogme
islamique : les condamnations les plus explicites de la Création visent le
dualisme et l'anthropomorphisme, l'Islam étant présenté comme l'essence
même de la vérité religieuse et de la croyance au Dieu unique. 9
Mais quel Islam ? Les sympathies de Maqdisï sont, à première vue,
difficiles à saisir : on dirait, certes, qu'il a un penchant au sî'isme, s'il ne
manifestait pas son horreur, ici comme toujours, des extrémistes et
beaucoup d'indulgence pour ceux qui, finalement, sont les moins éloignés de
l'orthodoxie, je veux dire les Zaydites. 3 De la même façon, on le taxerait

1. L e t e x t e de la t r a d u c t i o n dit : p o u r .
2. L e t o n d e v i e n t violent lorsqu'il s'agit de c r i t i q u e r les théories sur l ' é t e r n i t é d u
m o n d e ou d u t e m p s , ou sur le bien et le mal c o n ç u s c o m m e êtres en-soi : cf. t . I, p. 82-84,
1 0 8 - 1 1 7 , 1 2 3 (critique de la cinquième essence) ; t . I I , p. 65,126-127. T o u t e s ces critiques
sont r é s u m é e s à t . I I , p. 88 (« q u e l q u e s - u n s de ces n o v a t e u r s qui se d é r o b e n t sous le
voile de l'islamisme e x p l i q u e n t c e t t e légende d ' u n e m a n i è r e qui c o n d u i t à l'hérésie»).
D ' o ù les a c c u s a t i o n s portées c o n t r e les Mazdéens (t. I, p . 80-81) et les Chrétiens (t. I I ,
p. 35, 47 ; t. IV, p. 43-44 ; t . V, p. 32-35). A l'opposé, cf. t . V, p. 31 ( M u l j a m m a d p r é d i t
p a r l ' É v a n g i l e : allusions précises à J e a n X I V , 16-17, 26 ; X V I , 7) ; t . I I , p. 203 (credo
du déisme m u s u l m a n : « la base de la religion de t o u t h o m m e religieux sur la t e r r e est
de croire » q u e Dieu est c r é a t e u r , q u ' i l est bon et qu'il j u g e r a les h o m m e s a p r è s leur m o r t ) .
A u t o t a l , d o n c , large i n t é r ê t p o u r les religions e n t a n t qu'elles p r o c l a m e n t ces prin-
cipes, et d é f i a n c e envers elles d a n s la mesure où elles s ' e n éloignent.
3. L a curiosité ou la s y m p a t h i e p o u r les Si'ites sont perceptibles, e n t r e a u t r e s pas-
sages, à t. I, p. 140 ; t . V, p. 2 i. f., 74 sq., 130-141 ( p a r e u x c o m m e n c e l'exposé des
diverses sectes ou écoles), 240-243 (califat de H a s a n b. 'Ali) ; t . V I , p. 51-52, 53-54,
76-78, 84-86, 98, 107-108, 122 (révoltes et m a r t y r o l o g e Si'ites). H u a r t (t. V, p. VI)
estime que Maqdisï réserve a u x Si'ites, d a n s son histoire, la m ê m e place q u e Y a ' q û b ï
ou Mas'ûdï. J e n ' e n suis pas si s û r : les références s o n t é v i d e m m e n t n o m b r e u s e s , c o m m e
on v i e n t de le voir, et le t i t r e de calife est r e f u s é a u x U m a y y a d e s ( w i l â y a , dit-on à
p r o p o s de leur g o u v e r n e m e n t [t. V I , p. 1 (1) sç.], e t Yazïd b. M u ' â w i y a e s t e x p r e s s é m e n t
m a u d i t : t . V I , p. 9 [8]. E n r e v a n c h e , les c r i t i q u e s ou les éloges p o r t é s sur les califes
a b b a s s i d e s [exemples t. V I , p. 90 (contre a l - M a n s û r ) / 9 4 - 9 5 ( p o u r al-Mahdî), 99 (pour
H â r u n ar-Ra5ïd), 110 (pour al-Ma'niûn)] ne c o m p r o m e t t e n t ni ne Justifient leur q u a l i t é
de califes, r e c o n n u e une fois p o u r t o u t e s : t . VI, p. 57 [56] sq.). Mais le sens critique,
t o u j o u r s en éveil, de Maqdisï ô t e à b e a u c o u p de p a s s a g e s la valeur p a r é n é t i q u e qu'ils
d e v r a i e n t r e v ê t i r sous la plume d ' u n Si'ite c o n v a i n c u : t . V, p. 199 (« il e s t assez sot », dit
' U m a r à p r o p o s de 'Alï ; a f f i r m a t i o n i m m é d i a t e m e n t corrigée p a r u n e glose é m a n a n t
d ' u n lecteur Sï'ite o u t r é : cf. la n o t e 1 de H u a r t , loc. cit. ; si s y m p a t h i e Si'ite il y a, elle
cède d o n c le pas, p o u r Maqdisï, à l ' a u t h e n t i c i t é d u had.lt), 202 ( b é n é d i c t i o n Si'ite
d ' A b u L u ' l u ' a , m e u r t r i e r de ' U m a r : simple m e n t i o n , sans d o u t e inspirée d ' u n souci
d ' e x h a u s t i v i t é q u a n t a u x t r a d i t i o n s relatives à c e t t e m o r t ) ; t . V I , p. 10-13 ( m a r t y r e
de H u s a y n , m a i s [p. 13] : « rien q u e dans ce que n o u s a v o n s exposé, il y a encore des

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La géographie sans les géographes 215

de mu'tazilisme s'il ne se défiait ouvertement d'un empire exclusif de la


raison en matière religieuse et s'il ne recourait pas, pour l'eschatologie
par exemple, a u x données d'une orthodoxie très stricte \ dont il refuse en
retour les outrances, comme il refuse, au total, toutes celles de la pensée
de son t e m p s . 2 On le tiendrait donc volontiers pour un ennemi des systè-
mes : éclairé, certes, mais ferme en sa foi et, en fin de compte, moins rationa-
liste que raisonnable : pour tout dire, un sage.
Maqdisï en effet ne sépare pas la quête de la vérité de celle du bonheur.
Vérité, d'abord : peu d'œuvres portent alors, comme celle-ci, d'entrée de
jeu une condamnation aussi radicale d'un savoir tout fait, utilitaire et
ampoulé tel qu'il s'incarne, nous le savons désormais, dans l'adab en cette
fin du i v e / x e siècle : après avoir critiqué « les gens à hauts bonnets» 3 , les
habitués des réunions mondaines, qui ne recherchent le savoir ni pour Dieu

éléments suspects n o m b r e u x , car certaines personnes n i e n t q u e Yazïd ait d o n n é l'ordre


de m e t t r e H u s a y n à m o r t , ou qu'il y ait consenti), 28-29 (réserves sur les t r a d i t i o n s
Sï'ites considérant al-Haggâg c o m m e u n fléau de Dieu). Ces j u g e m e n t s objectifs p o r t é s
p a r Maqdisï sur le Sï'isme concordent a v e c t . V, p. 130-131, où les Sî'ites sont classés
en trois groupes : les justes, qui p o r t e n t à 'Alï respect et affection, les moins justes,
qui se laissent aller à l'invective contre ' U t m à n , et les outranciers i n s u p p o r t a b l e s ,
à savoir les S e p t i m a m i e n s (Sab'iyya), q u i divinisent 'Alï. D ' o ù l'éloge de la m o d é r a t i o n
z a y d i t e (t. V, p . 140) e t la c o n d a m n a t i o n p é r e m p t o i r e des B â t i n i y y a (iiid., p. 140-141).
1. Sa connaissance de la pensée m u ' t a z i l i t e et la s y m p a t h i e qu'il n o u r r i t p o u r elle
c o m m e p o u r la dialectique m u ' t a z i l i t e s o n t évidentes : cf. t . I, p. 88, 89, 91, 96-98 ;
t. I I I , p. 133 (ce dernier p o i n t sur le miracle c o m m e signe de la p r o p h é t i e , ce qui est
aussi la position de Maqdisï : t . I I I , p. 146) ; t. V, p. 149-152. Toutefois, l ' i n t e r p r é t a t i o n
p u r e m e n t symboliste, chère à certains Mu'tazilites, des données de l'eschatologie m u -
s u l m a n e , est refusée au profit des thèses plus p r u d e n t e s de l'orthodoxie ou, d u moins,
mise en balance a v e c elles : cf. t. I, 153-156, 189, 192-193 ( c o n f r o n t a t i o n d e s d e u x
écoles à propos d u « p o n t » [as-sirâlJ et de la balance | a l - m i z â n ] : c o m p a r e r t o u t e s ces
données avec L a o u s t , Ibn Balla, p. 95-100 [et leurs notes]). A u t o t a l , donc, g o û t du r a -
tionalisme, mais défiance p o u r les excès de ce rationalisme : cf. t. I I I , p. 46, 116 (contre
le r e f u s de certains rationalistes de croire a u x miracles : c o m p a r e r avec t . I I I , p. 146,
cité ci-dessus).
2. De l'orthodoxie, il refuse les t r a d i t i o n s a b r a c a d a b r a n t e s (exemple t. I I , p. 89,
à p r o p o s du gigantisme d ' A d a m ) . Même défiance p o u r les outrances des {Jâriëites
(t. V. p. 141-147), des Sùfîs (t. V, p. 147-149 : voir n o t a m m e n t le refus de croire c o m m e
c o m m e eux à la possibilité de l'union m y s t i q u e ; t. V, p. 156 : contre leur f a n t a i s i e
i m a g i n a t i v e et leur laxisme), des Murgi'ites (t. V, p. 152-154 : ici encore, c o n d a m n a t i o n
des outrances), des K a r r â m i t e s (t. V, p. 153 : c o n d a m n a t i o n de leur assimilation de
la foi à une simple parole), des Mugabbirites (t. V, p. 154-156 : c o n d a m n é s dans la
poésie de la p. 156), des R â w e n d i t e s (qui divinisent al-Mançur : t. V I , p. 83), d'al-
M u q a n n a ' (t. V I , p. 96), de B â b e k ( m a u d i t à t . VI, p. 115 [118]), etc. D a n s le m ê m e
esprit, c o n d a m n a t i o n des fables colportées p a r les c o n t e u r s (qussâs : t. II, p . 47) et
r e f u s des « singularités » (t. I I I , p. 129) ; à l'opposé de ces incertitudes, rappel des bases
nécessaires : les obligations canoniques : t. V, p. 47-58.
3 . L a qalansuwa, indice de h a u t s personnages : c f . Sourdel, Viziral, p. 688, et
W . B j ô r k m a n , d a n s El, t . II, p. 718. J e modifie légèrement la t r a d u c t i o n de H u a r t ,
t. I , p. 4-5 (3-4 et 5-6).

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216 Géographie humaine du monde musulman

ni pour eux-mêmes, mais « pour se montrer au premier rang », Madqisï dé-


clare : « J ' a i fait un livre ni trop élevé.^ni par trop insuffisant, auquel j'ai
du moins épargné les fioritures coupables, les balivernes de lavandières,
les racontars de vieilles femmes, les affabulations de conteurs et les récits
apocryphes de traditionnistes suspects». La recherche de la vérité, on l'a
vu, est plus modeste et plus exigeante tout à la fois : réservant les droits
de l'intervention divine dans les phénomènes, elle a, en revanche, les pou-
voirs d'explorer tout ce qui lui est ainsi permis. Certes, ici encore, on ne
débouche pas sur un humanisme, au sens moderne du mot, et les clés du sa-
voir suprême, comme celles de la morale restent en définitive entre les
mains de Dieu. Mais du moins l'essai est-il loyalement tenté déconsidérer, au-
delà des pays et des époques, la science comme un tout et comme un effort
continu des hommes. Si l'on réconcilie ainsi, sur les problèmes fondamen-
taux de la création, Plutarque et le Coran, Démocrite et la tradition
arabe 9 , ce n'est pas toutefois au simple plan d'une recherche qui motive-
rait, comme chez d'autres auteurs, le double appel à la pensée grecque, en
tant que stimulant de ladite recherche, et à la tradition arabe conçue
comme complément obligé et paravent commode de la première. Une
inquiétude plus profonde, métaphysique pour tout dire, anime Maqdisï.
Héritier fidèle, en cela, de l'exemple grec, il fait de son œuvre, comme Gâbiz
avant lui, la quête du salut autant que du savoir : ce souci de ramener
toutes les religions à une même certitude s , de faire la somme de toutes
les civilisations possibles, de toutes les réflexions accumulées sur les mys-
tères de l'au-delà, cet appétit porté à la connaissance des secrets de la vie
et de l'âme 4 , témoignent ici, autant que du savoir d'une société et d'une
époque, de l'intensité d'une aventure tout intérieure et personnelle : d'où,
même au travers des citations, les accents lyriques de la méditation sur la
mort et sur l'espérance, qui constitue un des sommets de l'œuvre : « Parmi
les anciens, il en est qui affirment que la création est acte de grâce, de
générosité et de bienveillance, et donc que Celui qui est la grâce et l'excel-
lence suprêmes n'a pas à manifester sa bonté à tout moment ; qu'aussi bien,
lorsqu'il aura fait disparaître ce monde, il en créera un nouveau... Mais
d'autres reportent la création dans la vie future, en sorte que chaque jour
voit se lever une résurrection et commencer un monde nouveau. D'autres

1. Cf. t. IV, p. 2-3 : les athées et les matérialistes ne sauraient avoir de principes,
puisqu'ils en nient la source, qui est Dieu.
2. Cf. t. II, p. 44-45 ; même syncrétisme, t. II, p. 90-122 : traditions d'origines
diverses sur l'âme et la vie.
3. Cf. supra, p. 213, note 8.
4. Sur les 22 chapitres de l'œuvre, 10 au total (I-VI, V I I I - X et X I I ) sont consacrés,
à travers l'Islam ou les autres religions, à ces problèmes : fondement de la certitude,
preuves de l'existence de Dieu, de ses modes, de la prophétie, eschatologie, réflexions
sur l'âme et sur le monde.

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La géographie sans les géographes 217

enfin invoquent les mots attribués à Mugira b. Su'ba, selon qui toute m o r t
voit se lever une résurrection »
C'est dire, au total, dans quel contexte s'inscrivent les données géogra-
phiques de la Création. Leur exposé est conçu dans le cadre plus vaste de
la recherche métaphysique que l'on vient d'évoquer, la connaissance des
phénomènes de l'univers et de la terre répondant chaque fois à la double
question : est-ce licite au regard de Dieu ? est-ce utile à sa connaissance ?
On ne s'étonnera donc pas que les développements sur les phénomènes
météorologiques, les mers ou les dimensions de la terre soient inséparables
de leurs prolongements dialectiques, par lesquels Maqdisî s'efforce de
répondre à ces deux questions. 3 On en pourrait, du reste, dire a u t a n t de
l'histoire, laquelle est conçue comme un ensemble de faits retenus pour
leur signification, et dont l'enchaînement ou la localisation dans le temps,
soucis m a j e u r s de l'historien, apparaissent ici comme tout à fait secon-
daires. 3 L'histoire, comme la géographie, se plie a u x exigences d'une
encyclopédie qui trouve dans la constance de son propos philosophique une
rigueur et une unité décidément très fortes. Dès lors, l'inventaire des
thèmes géographiques de la Création doit logiquement nous livrer ce qui,
dans la conscience d'un musulman du i v e / x e siècle, est ressenti comme con-
naissance fondamentale pour la recherche qu'on a dite. Or, cet inventaire se
résume aux données traditionnelles de la sûra, aux informations classiques
sur le monde extérieur à l'Islam et, enfin, à un tableau général des provin-
ces de ce même Islam, le t o u t conçu dans l'optique du temps, qui fait fixer,
par le Créateur, le centre du monde à l'Arabie et à l'ancienne Médie * ; au
total, on le voit, les thèmes auxquels la culture d'alors, par la voie de Yadab,
réduit la géographie. L'originalité de la Création tient donc, en dernière
analyse, à l'esprit dans lequel ce donné est repensé ; mais l'intervention
d'une méditation philosophique et personnelle ne remet pas en cause les
cadres mêmes du système culturel à l'intérieur duquel elle s'exerce.

1. T. II, p. 198-199 (236) : traduction de Huart modifiée. Sur al-Mugïra, cf. H. Lam-
mens, dans El, t. III, p. 683. Les thèmes développés ici ne sont du reste pas sans
rapport avec la gnose : cf. T. J. de Bœr, « Ikhwàn aç-Çafâ' », dans El, t. II, p. 488.
2. Cf. t. II, p. 24-35, 37-49 ; t. IV, p. 53, i. f.-54 (1. 1-4) ; opinion sur la licéité de la
science expressément formulée à t. IV, p. 22.
3. A preuve l'extrême rareté des dates données.
4. Ce qui explique que le seul itinéraire détaillé soit celui qui joint l'Irak à l'Arabie :
t. IV, p. 85-86 (les deux centres du monde étant définis à t. IV, p. 51, 77, 92-93). Les
données indiquées sont groupées au chap. X I I I (t. IV, p. 47 sq.) de l'œuvre. Si l'on y
ajoute les quelques renseignements du chap. V I I (t. II, p. 1 sq.), sur l'univers et les
phénomènes naturels, on voit que cette « géographie » n'occupe, avec deux chapitres
sur u n total de vingt-deux, qu'une place réduite dans l'œuvre. Quant à l'originalité
de quelques passages (signalée supra, p. 213, note 2), elle ne met pas en cause la théma-
tique d'ensemble.

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218 Géographie humaine du monde musulman

L'encyclopédie des « Frères de la Sincérité » (Ihwân as-safâ')

On s'attardera moins sur une autre encyclopédie, celle des Ihwân as-safâ'
ou « Frères de la Sincérité », au demeurant beaucoup plus connue. Rédigée
en forme d'essais (rasa'il), elle émane d'une confrérie de Basra, dont l'acti-
vité se situe au i v e / x e siècle de J.-C. 1 Les tendances gnostiques et isma A -
liennes s'affirment ici pleinement, dans les principes comme dant, leurs
conséquences philosophiques. 2 Pour ce qui touche, en particulier, aux pro-
blèmes de la connaissance, le système des Ihwân est tout entier ramené à
la primauté, chronologique et principielle, du monde spirituel sur le monde
sublunaire. D'où les propriétés de l'investigation scientifique, définie comme
fondamentale, exhaustive et rationnelle. Fondamentale, d'abord : allant
au-delà du débat traditionnel sur la licéité de la connaissance, les Ihwân
posent la recherche comme noble en soi, la marque de l'homme étant de
réfléchir sur les causes et les conditions du monde où sa nature corporelle le
jette, pour entrevoir, à travers cette réflexion, les principes suprêmes qui
lui seront révélés seulement après sa mort, dans la pure unité de l'esprit ;
la science, exercice de l'esprit, est donc l'antichambre de son « royaume». 8

1. Cf. Massignon, d a n s Der Islam, t. IV, 1913, p. 3 2 4 ; L a o u s t , Ibn Batta, p. L I V ;


e t K r a t c h k o v s k y , p. 230 (227), d'où il ressort qu'il f a u t distinguer entre la d a t e d ' a p p a -
rition de ces textes (ou, si l'on préfère, de leur passage de la confrérie à u n p u b l ' ° plus
v a s t e ) et celle de leur rédaction. Si la première est fixée a u x années 950-98 r ,-C.
(ce q u i justifie la place q u ' o n leur assigne ici, dans une r e v u e chronologique ties ency-
clopédies), la première doit être assez l a r g e m e n t antérieure et se situer vers les années
900-920. Sur les diverses tendances philosophiques des Ihwàn, cf. les t r a v a u x d ' Y . Mar-
q u e t (avec bibliographie), n o t a m m e n t dans R E I , X X X , 1962, p. 71, note 27, p. 139,
ilote 97. dans El (2), t. I I I , p. 1098-1103, et dans Arabica (cité note suivante, i.f.).
2. E t p e u t - ê t r e aussi sociales, encore qu'il soit difficile d'apprécier, c o m p t e t e n u
d u c a r a c t è r e secret de la confrérie, la réalité de leur influence dans le siècle ; mais
l'existence d ' u n esprit corporatiste chez les //juiûn est indéniable, et il t r o u v e , d a n s
l'histoire sociale de Basra et le souvenir des m o u v e m e n t s zang ou q a r m a t e (cf. Massi-
g n o n , art. « K a r m a t e s » et «sinf», dans El, t. II, p. 8 1 7 ; t. IV, p. 455), des a n t é c é d e n t s
évidents. Ce corporatisme s ' e x p r i m e : 1° p a r l'apologie du métier (sind'a) : t. I, p. 287 ;
2 ° p a r le parallélisme strict établi entre activités intellectuelle e t manuelle : t. I, p. 284
(classement des activités techniques prolongeant celui des sciences, donné à t. I,
p. 266 sq. ; les sinâ'âl o n t , comme les sciences, leurs principes de base [agriculture,
tissage et construction], sans lesquels a u c u n e activité h u m a i n e , même intellectuelle,
n ' e s t possible) ; cf. également t. I, p. 286 (le métier est, c o m m e toutes les activités,
une inspiration) ; 3° p a r l'assimilation de t o u t e activité h u m a i n e , même intellectuelle,
à une technique (sinâ'a) : t. I, p. 282-283 (classement de ces activités selon le genre
et le n o m b r e des outils employés, les activités intellectuelles se c a r a c t é r i s a n t p a r
l ' e m p l o i d ' u n outil interne ou organe, la langue, les activités manuelles p a r l'emploi
d ' u n outil e x t e r n e ) ; m ê m e conception à t. I, p. 427, où la logique (maniiq) est définie
c o m m e l'outil du philosophe. Autres t e n d a n c e s sociales des Ihwân indiquées plus bas,
p. 220. Cf. aussi Y. M a r q u e t , « La place du travail dans la hiérarchie ismaélienne... »,
d a n s Arabica, V I I I , 1961, p. 225-237.
3. Cf. t. I, p. 167-169 et passim.

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La géographie sans les géographes 219

La géographie, désignée ici sous son nom grec (gugrâfiyâ), est ainsi validée
à u n double t i t r e : en t a n t qu'exigence intellectuelle, comme connaissance
des conditions concrètes de notre ^-ésence sur la terre, et en t a n t que pré-
lude à la méditation sur les '•stres.
Elle s'intègre ainsi à une connaissance e x h a u s t i v e 2 du monde sublunaire.
Mais pas à n ' i m p o r t e quel niveau : car la réflexion sur le monde, si elle est
totale, doit naturellement retrouver cet ordre fondamental dont le monde,
en sa totalité même, offre précisément la preuve. Où se place donc la gugrâ-
fiyâ des Ihwân ? Avec les sciences fondamentales, c'est-à-dire m a t h é m a t i -
ques, exactement après l'arithmétique, la géométrie et l'astronomie, et
a v a n t la musique, donc avec t o u t e s celles qui donnent les lois des nombres,
des rapports, de l'ordre, en u n mot, a u sens grec du terme : de l'har-
monie. '
On ne s'étonnera donc pas, compte tenu des modalités de l'investigation
scientifique ainsi définie, que, dans son sens strict, la géographie présentée
ici 4 soit en définitive réduite non pas même à la sûra, mais à son a r m a t u r e
essentielle, et soucieuse d'en tirer a r g u m e n t beaucoup plus que d'en exposer
les données. D ' u n e part, en effet, elle vise, a v a n t toute chose, à fixer la
place et le rôle de la terre au sein de la contruction universelle et, d ' a u t r e
p a r t , lorsqu'elle consent à descendre de la cosmographie à la géodésie,
de l ' é t u d e de la terre dans ses rapports avec les astres à celle de la terre en
elle-même, c'est, encore et seulement, pour illustrer le même principe
f o n d a m e n t a l d'harmonie : les mers, les lacs, les fleuves, les montagnes et
m ê m e les villes n'interviennent pas sous leurs noms concrets 6, mais sous
la forme de r a p p o r t s numériques t e n d a n t à prouver, parallèlement à

1. Cf. t. I, p. 1 5 8 - 1 5 9 ; c e t t e m é d i t a t i o n ne d é v o i l e du r e s t e rien du m y s t è r e (<)ayb)


f o n d a m e n t a l , q u i e s t la propriété d e D i e u seul : elle e s t d u m o i n s u n des degrés les p l u s
h a u t s que l'esprit p u i s s e atteindre sur c e t t e terre, a v a n t la révélation dernière, la
c o n n a i s s a n c e s u p r ê m e , qui e s t é v i d e n c e , « sans b e s o i n de recours à la d é m o n s t r a t i o n ,
à la r a i s o n o u à la c a u s e » : t. I, p . 153-157.
2. O n se reportera à la t a b l e d e s m a t i è r e s d e s Rasa'il; ce p o i n t de v u e e s t défini
par M a s s i g n o n (art. « K a r m a t e s » , cité, El, t. II, p. 817 [1] i.f.), pour qui les Ihwân,
c o m p l é t a n t sur ce p o i n t l'œuvre d e s Q a r m a t e s , o n t r a s s e m b l é « t o u t le c o r p u s de la
p h i l o s o p h i e h e l l é n i s t i q u e « ; m ê m e o p i n i o n c h e z K r a t c h k o v s k y , p. 2 3 0 (227).
3. T h è m e c o n s t a n t ; t. I, p. 251 sq., 2 6 8 , etc. Il se r e t r o u v e aussi dans les t e c h n i q u e s ,
é m a n a t i o n de ces sciences f o n d a m e n t a l e s : t. I, p. 219, 222. L e v i e u x t h è m e des h a r m o -
nies d e s sphères c é l e s t e s , qui recoupe t o u t e s les sciences, est, à ce p o i n t de v u e , u n t h è m e
central : t. I, p. 206 sq.
4. Cf. t. I , p . 1 5 8 - 1 8 2 (dont seules les p. 162-167, 1 6 8 i.f.-179 s o n t r é e l l e m e n t c o n s a -
crées à l ' e x p o s é de d o n n é e s précises).
5. Cf. t. I, p. 170-179. On dira q u e les villes s o n t enregistrées à la fois n o m i n a l e m e n t
et n u m é r i q u e m e n t , m a i s la m e n t i o n de leurs n o m s ( a v e c certains n o m s de p a y s ) n'a
d ' a u t r e b u t q u e d e d o n n e r quelques p o i n t s de repère p o u r f i x e r les p o s i t i o n s r e s p e c t i v e s
des c l i m a t s . A n o t e r par ailleurs qu'ici encore la référence a s t r o n o m i q u e e s t p r é s e n t e ,
par l a m e n t i o n de l'astre t u t é l a i r e de c h a q u e c l i m a t .

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220 Géographie humaine du monde musulman

l'excellence de notre globe au sein du cosmos, celle du quatrième « climat »,


« nombril du monde », au centre de la terre. 1
La géographie ne représenterait ainsi, malgré son rang dans la hiérarchie
des sciences, qu'un élément quantitativement modeste de l'encyclopédie
des Ihwân, si celle-ci n'était pas, en fait, investie par une forme de géo-
graphie dont la définition lui échappe, certes, mais qui n'en est pas moins
une géographie véritable, puisque aussi bien il s'agit de géographie hu-
maine. Si on veut bien en effet chercher aussi la géographie là où les
Ihwân ne croyaient pas la mettre, autrement dit en dehors de la définition
très stricte de la gugrâfiyâ, on verra alors se préciser, comme une constante
de l'ouvrage, le thème bien connu de la place et de l'environnement de
l'homme sur la terre. 2 Ceci, après tout, découle fort logiquement de ce que
nous avons déjà dit : le « milieu basrien» 3 et les doctrines ismaéliennes de
la confrérie expliquent en effet l'accent mis par les Ihwân sur l'éminente
vertu de la vie sociale 4 et de ses fondements : organisation du pouvoir,
métiers, poids et mesures, monnaies et surtout villes», l'œuvre portant,
sur ce point, la marque de ses origines citadines. Mais ces thèmes se fondent
à leur tour dans un ensemble plus vaste que nous connaissons bien : celui
des relations de l'homme avec son milieu astral et naturel, dont la culture,
au sens anthropologique du terme, n'est après tout que l'émanation. 6
Comment expliquer, dans ces conditions, que, malgré leur richesse de

1. Il occupe, p o u r la s i t u a t i o n naturelle définie par les m o n t a g n e s et les fleuves, u n e


position m o y e n n e (que c o n f i r m e n t la couleur de p e a u des h a b i t a n t s , elle aussi t e m p é r é e ,
« e n t r e le b r u n et le blanc », e t l'égalité de leur caractère), et, p o u r les biens culturels,
une position éminente : 25 m o n t a g n e s et 22 cours d'eau (les e x t r ê m e s é t a n t de 10 et 33),
mais 212 viues, contre 200 au cinquième climat, 128 a u troisième, 90 au sixième, 50 a u
premier et au deuxième, et 22 au septième.
2. K r a t c h k o v s k y , p. 232 (228), déclare que les données géographiques se t r o u v e n t ,
en dehors d u c h a p i t r e t r a i t a n t de la ijuijrâfiyâ, d a n s «le reste des rasa' il», et il f a i t
allusion n o t a m m e n t à l'exposé de certaines données de p h y s i q u e e t de m é t é o -
rologie. Ce point de v u e , très j u s t e , doit n é a n m o i n s , c o m m e on va le voir, être élargi à
la dimension d ' u n e véritable géographie h u m a i n e , celle-ci c o n s t i t u a n t n o n p a s seule-
m e n t des données éparpillées d e ci de là, mais u n e des clés de l ' œ u v r e . Seulement, elle
r e s t e ainsi à l ' é t a t de principe, ce qui explique les insuffisances d o n t il sera q u e s t i o n
plus loin.
3. C'est à dessein q u ' o n pense ici aux relations établies p a r C. Pellat entre â â h i ?
et Basra, p u i s q u e , un siècle a v a n t les Ihwân et dans la m ê m e ville, C â h i ? m a n i f e s t e ,
vis-à-vis d e l'étude du m o n d e e t des hommes, c o m m e vis-à-vis des fins m é t a p h y s i q u e s
qu'il assigne à c e t t e étude, des préoccupations de m ê m e ordre que celles des Ibwdn,
m ê m e si elles s o n t moins m a r q u é e s de spiritualisme et plus soucieuses d ' i l l u s t r a t i o n s
concrètes.
4. Cf. e n t r e autres passages, t . I, p. 99-100, e t les références données supra, p. 218,
note 2.
5. Le d é v e l o p p e m e n t (t. I, p. 99-100) offre des analogies saisissantes a v e c celui
d ' u n Q u d â m a (M 123, 127 sq.), cité supra, p. 98.
0. Cf. t . I, p. 148-153, 179-180, 302-305 et passim ; t. II, p. 463 sq., etc.

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La géographie sans les géographes 221

p r i n c i p e e t l'importance qu'ils t i e n n e n t dans l'œuvre, l'inventaire de ces


t h è m e s se solde, au b o u t du c o m p t e , par une aussi m a i g r e moisson ? Qu'ils
s o i e n t p e u originaux 1 n'importerait guère, en effet, si leur illustration
s ' a p p u y a i t sur des e x e m p l e s concrets ; m a i s ce n'est pas là q u e se situe le
p r o p o s d e s Ihwân. Il e s t d a n s la d i a l e c t i q u e seule et leur e n c y c l o p é d i e reste,
à travers les redites l a s s a n t e s d'une m ê m e d é m o n s t r a t i o n , un traité abs-
t r a i t et t h é o r i q u e d'une création qui ne s ' a n i m e qu'au n i v e a u des a s t r e s . 2
C'est q u ' e n d é f i n i t i v e la géographie, en q u e l q u e sens q u ' o n l'entende, e s t
ici j u s t i c i a b l e d'une c o n c e p t i o n g l o b a l e d u m o n d e d o n t les fins, on l'a dit,
se s i t u e n t en dehors de l'ordre strict de la connaissance, g é o g r a p h i q u e ou
a u t r e . C o m m e t o u t e s les sciences, la géographie est la s e r v a n t e de la
parénèse. D a n s un m o n d e d o n t la c o n s t i t u t i o n et l'histoire s o n t d i c h o t o -
m i q u e s e t o p p o s e n t , en des cycles réguliers, les forces du bien et d u mal,
la g é o g r a p h i e participe du grand m o u v e m e n t de r é f l e x i o n spiritualiste
e t d ' a s c è s e morale qui v i s e à préparer l ' a v è n e m e n t des Purs. Elle reste
d o n c liée, en dernière analyse, au p r o p h é t i s m e des Ihwân. 3

1. On a déjà évoqué ôâhi? et Qudâraa (encore qu'il soit difficile d'apprécier lequel,
du Kitâb al-harâtj ou de l'encyclopédie des Ihwân, est antérieur à l'autre). Cette ab-
sence d'originalité, touchant des thèmes qui, de toute façon, sont dans l'air, est soulignée
par Kratchkovsky, p. 232 (228), qui en excepte toutefois les développements sur l'ori-
gine des fleuves ou sur les variations des eaux et des terres, des aires cultivées et des
déserts (cf. par exemple t. I, p. 180 ; t. II, p. 57-59). Or, des développements identiques
se trouvent chez Mas'ûdï, par exemple Tanbih, p. 103 ; Prairies, § 213 ; peut-on y voir
une preuve de contacts entre Mas'udî et la confrérie (cf. supra, p. 207, note 2) ? Si
oui, resterait en tous cas à élucider dans quel sens s'est opéré l'emprunt, ce qui est
impossible vu l'indigence de nos renseignements sur l'histoire des Ihwân.
2. La comparaison est instructive, de ce point de vue, entre les Hayawân de Crâhi?
et les Rasâ' il. Pour prendre un exemple particulier, on comparera les longs développe-
ments consacrés par ftahi? aux voix humaines et animales (exemple : Hayawân, t. I,
p. 32 ; t. IV, p. 95, 270, etc.) au silence qui règne dans les Rasâ'il, où la seule musique
est celle du monde des esprits supérieurs (t. I, p. 206-207) : encore est-elle, et pour cause,
théorie elle aussi.
3. Le thème de la décadence, cher aux auteurs musulmans du Moyen Age (voir
une analyse d'ensemble dans Grunebaum, op. cit., p. 263-264), est exploité par les Ihwân en
un système très cohérent : ils posent, d'une part, dans l'esprit du manichéisme, l'exis-
tence des forces du bien et du mal (celles-ci justifiées notamment, selon des résonances
bibliques, par le péché originel : t. I, p. 100), et, d'autre part, une histoire cyclique (t. I,
p. 180-182), dont les alternatives sont liées à la fois aux mouvements des astres, d'ampli-
tudes diverses (depuis les cycles courts, égaux à un jour, jusqu'aux cycles longs, de la
valeur d'un millénaire : t. I, p. 154-155), et au couple antagoniste et complémentaire
matière-forme (exemple : t. I, p. 251-253 ; t. II, p. 419). D'où il résulte que, puisque le
siècle s'inscrit dans une phase de déclin, il faut se préparer, intellectuellement et morale-
ment, à une phase ascendante où triompheront les forces du bien, incarnées par les
Ihwân. L'optique métaphysique de l'oeuvre des Ihwân est bien notée par Tawhïdi
(qui les critique par ailleurs) : cf. Imtâ', t. II, p. 5.

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222 Géographie humaine du monde musulman

Deux cas marginaux : Huwârizmï et Bîrûnï

Abu 'Abd Allah Muhammad b. Ahmad b. Yusuf al-Uuwârizmï 1 ne nous


est guère connu que pour avoir composé, vers les années 365/976-381 /997,
un répertoire des termes utilisés dans les différents domaines de la con-
naissance. Ces « clés des sciences» ( M a f â t ï h al-'ulûm) nous sont données par
un écrivain aussi méticuleux dans le détail qu'ambitieux dans le programme
qu'il assigne à sa recherche. Partout, en son œuvre, l'appel à la définition
précise, qu'elle soit de l'ordre du théorique ou du concret 2 , est inséparable
de l'exigence d'un savoir total : Huwârizmï répartit les sciences en deux
grandes catégories, celles des sciences arabes et étrangères, qui recoupent
la distinction fondamentale entre sciences religieuses et profanes'. Il est
donc un représentant parfait de ce souci de culture globale qui marque
l'époque et, notamment, les milieux persans arabisés 4 ; on ne s'étonnera
pas davantage de constater que, pareil en cela à un Qudâma, il conçoit
son encyclopédie en fonction d'un public d'administrateurs 5 , c'est-à-dire
de personnages dont l'ambiguïté nous est déjà connue, en ce sens qu'ils
représentent, par leur métier, des utilisateurs d'un savoir spécialisé et
technique, mais en même temps, par leur position sociale, des types exem-
plaires de ce que doit être l'homme cultivé (adïb).
Malheureusement pour nous, les thèmes de cette culture ne se trouvent
ici qu'en puissance, à l'occasion de quelques mots ou titres : arabe, grec
ou persan, l'adab est traité, par les Mafâtïh, dans un esprit de spécialisa-

1. Il f a u t , u n e fois a u moins, donner ce n o m sous sa f o r m e complète afin d ' é v i t e r les


confusions signalées au t a b l e a u des auteurs.
2. Cf. par exemple la définition de l'année bissextile (p. 224) et de l ' a s t r o l a b e
(p. 232-233) ou, pour ce qui touche a u x connaissances concrètes, les données sur le sys-
t è m e de la d i s t r i b u t i o n de l'eau au U u r â s à n (p. 68 sq.).
3. Cf. p. 5-6 : les p r e m i è r e s c o m p r e n n e n t la j u r i s p r u d e n c e ( f i q h ) , la théologie ( k a l â m ) ,
la g r a m m a i r e , la r é d a c t i o n des pièces de chancellerie (kitâba), la poésie e t la m é t r i q u e ,
l'histoire p r o f a n e (atjbâr). Les secondes c o u v r e n t la philosophie ( f a l s a f a ) , la logique
(mantiq), la médecine, l ' a r i t h m é t i q u e , la géométrie, l ' a s t r o n o m i e (avec la cosmographie
et la description de la terre, qui constituent le deuxième c h a p i t r e de c e t t e division :
p. 215-225), la m u s i q u e , la mécanique ( h i y a l , mangâniqûn : p. 247). Classement, on
le voit, différent de celui des Ihwân, théorique e t fondé, lui, sur la distinction, héritée
de la Grèce, e n t r e sciences fondamentales et appliquées, t a n d i s que celui-ci se f o n d e s u r
la réalité historique : il est semblable à celui q u e nous avons opéré au chap. I.
4. Il a, pense v a n V l o t e n (introd. aux Mafâtïh, p. 4), c o n n u f o r t bien le p e r s a n e t
eu au moins quelques notions de syriaque et de grec.
5. Il écrit p o u r a l - ' U t l u , vizir du Sâmànide N û h I I (cf. v a n Vloten, p . 3), d ' o ù les
d é v e l o p p e m e n t s sur les techniques de la chancellerie (kitâba), p. 53-79, où sont t r a i t é s
les t e r m e s utilisés d a n s les divers diwâns-s : i m p ô t foncier, poste, a r m é e , etc."On n o t e r a ,
u n e fois de plus, l ' i m p o r t a n c e de la d y n a s t i e s à m â n i d e p o u r le d é v e l o p p e m e n t de la
l i t t é r a t u r e a d m i n i s t r a t i v e ou technique : cf. ce q u ' o n a dit plus h a u t , chap. I I I , passim,
à p r o p o s de G a y h â n i et de Balbî.

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La géographie sans les géographes 223

tion très poussée, qui en est comme la négation systématique 1 : par le refus
de l'expression littéraire, d'abord, et, plus encore, par la réduction des
t h è m e s à leur squelette lexicographique. C'est dire que, malgré la valeur
qu'elles revêtent pour l'historien ou le linguiste, ces Clés des sciences
n'ouvrent, au sociologue de la littérature, d ' a u t r e accès qu'à un d é s e r t . 2
P o u r Bïrûnî, un des plus grands et des plus complets savants du Moyen
Age, c'est évidemment l'inverse qu'il f a u d r a i t dire, et le m o t de marginal,
s'il a p p a r a î t choquant, appliqué à une aussi grande figure, ne fait que t r a -
duire cette fois notre impuissance et notre respect, et non plus un quel-
conque dépit. C'est qu'on hésite d e v a n t cette citadelle, que son gigantisme 3
et n o t r e faiblesse conjugués concourent à rendre d'ici longtemps imprena-
ble : car t o u t e approche de la place qui v o u d r a i t se cantonner à tel ou tel
secteur, qu'il s'agisse de géographie, d'astronomie, de médecine ou de
t o u t e a u t r e spécialité, ne pourrait éluder la nécessité préalable d'un investis-
sement total. Bïrûnî en effet, quelque matière qu'il traite, la relie chaque
fois au réseau complet de ses préoccupations : sous des titres divers,
c'est donc à un savoir global qu'il nous invite, à un encyclopédisme d ' a u -
t a n t plus compact qu'il se situe à la fois au niveau de chaque œuvre et à
celui, plus général, du système qu'elles constituent par relation les unes
avec les autres.
Si au moins la vue de la place à investir s'étalait clairement à nos y e u x !
Mais tel n'est pas le cas, de trop vastes zones d'ombre nous dérobant encore
des p a n s entiers de l'œuvre de Bïrûnî. Textes inédits, textes perdus, t e x t e s
à revoir S il f a u t se résigner : l'étude d'ensemble, complément et prélude
indispensables à t o u t e investigation plus spécialisée, en tel ou tel domaine
de cette œuvre, est à son t o u r obérée par l'ignorance ou la méconnaissance
de t r o p d'ouvrages du maître. On comprend, dans ces conditions, l'aveu
d'impuissance qui échappe à un érudit p o u r t a n t aussi tenace que K r a t c h -
k o v s k y 6 : répertorier, en cette immensité, les thèmes de la géographie

1. On a vu de même la rareté des thèmes exploitables à partir des Easâ'il des Ibwân,
ceux-ci, à l'opposé de fcfuwârizmï, opérant non pas à l'échelle du mot, mais à celle de la
plus vaste méditation Dhilosophique possible : pour la géographie concrète qui nous
intéresse, on peut dire, en d'autres termes, que tfuwârizmï pèche par réduction exces-
sive et les Ibwân par abstraction trop poussée. Mais le résultat est identique : les thèmes
de géographie, dans la mesure où ils relèvent de Vadab, sont incompatibles avec les
techniques que sont, dans un cas, la lexicographie et, dans l'autre, la spéculation
philosophique.
2. Ces réflexions valent a fortiori pour un élève deBalbï, Ma'n 1). Fri'ûn (? ; ou Furay-
'ïn, ou Farïgûn), l'auteur des ôawâmï al-'ulûm (Encyclopédie des sciences), où la conci-
sion est encore plus grande : cf. GAL, Suppl., t. I, p. 435 ; Sourde], Vizirat, p. 18, note 1.
3. D.J. Boilot (El [2], t. I, 1274) arrive à un total de 180 titres d'ouvrages.
4. Aux indications de D. J. Boilot, op. cit., on ajoutera celles de Kratchkovsky,
p. 252 (251), soulignant la nécessité d'une révision, malgré ses mérites, de l'ancienne édi-
tion Sachau des Aiâr (1878).
5. P. 260 (256 /./•.).

André MIQUEL. 18

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224 Géographie humaine du monde musulman

bïrûnienne exigerait de très longs efforts, et réunir les thèmes de l ' œ u v r e


entière, t o u t e u n e vie peut-être. 1
Ainsi, il faut avouer notre faiblesse : on ne trouvera pas, d a n s le volume
qui suivra celui-ci, et n o t a m m e n t au chapitre essentiel des relations de
l ' I s l a m avec le monde extrême-oriental 2 , de référence à Bïrûnï. On nous
reprochera sans doute de prendre t r o p allègrement notre parti de cette
impuissance et de ne pas avoir, par exemple, procédé au moins à quelques
notations, sous la forme de sondages. Mais, sans parler des insuffisances
d ' u n e méthode qui isolerait ainsi certains thèmes q u ' o n couperait du reste
d e l'ouvrage et q u ' o n privilégierait alors sans raison aucune, il nous est
a p p a r u q u e des motifs plus profonds et assurément plus avouables mili-
t a i e n t heureusement en faveur de notre décision. On a eu, pour t o u t dire,
le sentiment que Bïrûnï sortait des limites de la présente étude.
Jusqu'ici en effet, les formes dans lesquelles les thèmes de la géographie,
h u m a i n e n o t a m m e n t , se sont présentés à nous liaient directement l'exis-
t e n c e de ces thèmes à leur possibilité de circulation au sein d'un public
défini comme cultivé, mais non spécialisé. En d'autres termes, les données
de la cartographie, de la géographie administrative ou de la l i t t é r a t u r e des
voyages subissaient, p a r la voie de l'adab, un traitement conforme a u x néces-
sités du système culturel de l'époque, l'œuvre d ' I b n al-Faqïh constituant,
p a r la cohérence de ses mécanismes, comme une sorte de modèle achevé
d u d i t système, puisque la géographie y devenait le centre même de cette
nébuleuse que constituent les thèmes de l'adab. Un pareil t r a i t e m e n t de la
géographie n'avait, certes, rien de délibéré : il se faisait de lui-même, par le
jeu de ce qu'on appelle aujourd'hui les motivations, l'adab se révélant,
en t a n t que structure, plus attentif a u modelage q u ' à la n a t u r e m ê m e des
thèmes et moins soucieux de les analyser que de leur appliquer, en les
isolant de leur contexte originel et en les littérarisant, un t r a i t e m e n t qui
les rendît conformes a u x goûts du public. Or, c'est peu de dire que Bïrûnï se
situe en dehors d ' u n pareil système : il se définit, en réalité, par opposition
à lui. Il n'est pas un homme d'adab, mais de science pure. Aux g o û t s et
a u x méthodes littéraires de l'adab, il oppose la rigueur d'une recherche
précise 3 : foncièrement, c'est un mathématicien *, j u s q u ' a u niveau du

1. Ou une collaboration internationale d e savants, intéressés à la mise en lumière


'l'une œ u v r e exceptionnelle, qui a mérité à son auteur le titre absolu de « maître »
ial-Ustâf}), que nous lui donnions plus haut et sous lequel il était désigné p e n d a n t le
M o y e n Age en Orient.
2. Cf. infra, p. 227, n o t e 3.
3. Cet effort devait rester sans « parallèle pendant des siècles » (Grtlnebaum, op.
cit., p. 269) : « t o speak in general there is m u c h of modern spirit and m e t h o d of critical
research in our author • (Sachau, introd. à la traduction d'al-Atâr al-bàqiya, p. X ) .
4. « Approaching his subject with a mind trained b y m a t h e m a t i c a l and philosophical
studies, by t h e s t u d y of Aristotle and Plato, P t o l e m y and Galenus, he i n v e s t i g a t e s
e v e r y subject in the spirit of modern criticism, in such a manner as is sure to w i n him

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La géographie sans les géographes 225

style. 1 Mais, du savant, il a aussi cet autre trait, qui est la passion de la
vérité, inséparable du mépris des honneurs a , ce qui situe, une fois de plus,
ses préoccupations aux antipodes de celles de l'adab.
Ainsi apparaît-il comme un isolé dans son siècle 8 ou, pour reprendre
notre mot, comme un personnage marginal. Mais l'argument de l'ori-
ginalité n'est pas, à vrai dire, suffisant pour démontrer que BIrûnî excède

the admiration of modem scholarship» (Sachau, introd. à l'éd. du texte arabe de 1 ' Inde,
p. VI ; on songe à ce propos à Descartes ou à d'autres mathématiciens-philosophes) ;
«mathematical accuracy is his last gauge, and wherever t h e nature of the tradition
admits of such a gauge, he is sure to verify it by the help of careful mathematical cal-
culation» (Sachau, introd. à la traduction des Âtâr, op. cit., p. X).
1. Opinions à première vue divergentes que celles de R. Blachère et C. Pellat d'un
côté (EGA, p. 235 : « valeur littéraire de certaines pages » ; Langue et littérature arabes,
p. 156 : « ce qui est caractéristique, indépendamment de la valeur documentaire de
son œuvre, c'est qu'il n'échappe pas aux préoccupations des stylistes et que certaines
de ses pages sont de beaux spécimens de la littérature arabe ») et de Sachau, de l'autre
(introd. au texte de l'Inde, op. cit., p. X X X I I I : « all his sentences are very precise and
most of them very short. The connection of the sentences with each other is very strict
and bears a close relation to the method of geometry, as each sentence is so construc-
ted as to fit closely on to t h e preceding one. The nature of his style seems to betray
the mathematician by profession »). La vérité est que, pour un authentique savant
comme BIrûnî, le style n'est pas, comme pour les prosateurs de l'adab, une fin en soi
au niveau de l'acte d'écrire et, p a r ailleurs, un moyen de gloire sociale, mais le mode
d'expression d'une pensée, Ces principes ne sont évidemment pas inconciliables avec le
souci du style, ils le requièrent même, dans la mesure où les qualités de celui-ci concou-
rent à la mise en relief, aussi claire et rigoureuse que possible, de l'idée. Pareillement,
Birûnï n'a pas été, loin de là, inaccessible à la poésie (cf. Kratchkovsky, p. 245-247
[246-247]), mais il la maintient, comme la littérature pure, en son domaine, et ne l'intro-
duit pas, à tout bout de champ comme fait l'adab, là où elle n'a que faire. Ce souci
d'assigner à la littérature et à la science leurs domaines respectifs, comme aussi de
subordonner l'expression à l'idée, explique que les plus belles pages de Bîrûnï soient
en effet d'authentiques monuments à la gloire de la langue arabe, que BIrûnî a passionné-
ment aimée (cf. citation du Kitâb a$-$aydana, dans Abd al-Jalil, Littérature, p. 248)
et dont son œuvre démontre objectivement, aux yeux de nos contemporains, qu'elle
est réellement une des grandes langues de civilisation (qu'on se reporte par exemple
aux p. 9, 53 sq. ou 267-271 de l'Inde, et aux p. 36-42 ou 215 sq. des Atâr). Mais cette lu-
minosité de l'expression répond plus aux normes de la culture moderne qu'à celle des
contemporains de BIrûnî : a-t-il alors jamais été exalté, comme prosateur, à l'égal des
maîtres que se donne l'adab : Ibn al-Muqaffa', Gâhi? et, exactement à la même époque
que BIrûnî, Badï' az-Zamân al-Hamadànï ?

2. On rappellera à ce propos l'anecdote célèbre, qui veut que Birûni ait refusé la
récompense offerte pour le Canon Masudicus : une charge d'éléphant de pièces d'argent :
cf. Yâqût, cité par D. J. Boilot, op. cit.
3. « A phenomenon» (Sachau, introd. à la traduction des Âtâr, op. cit., p. X), « AI-
beruni is phenomenal in the history of Eastern civilization» (Sachau, introd. à l'Inde,
op. cit., p. XIV). Il est si isolé en effet qu'on pourra bien lui emprunter (cf. Kratch-
kovsky, p. 251 [250] et passim), mais sans qu'il soit jamais réellement imité ou re-
produit, échappant ainsi à cette règle fondamentale de la littérature d'alors, l'intiftâl,
défini plus h a u t à propos d'Ibn al-Faqîh (chap. V, p. 163, note 6).

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226 Géographie humaine du monde musulman

les limites de notre étude : car on pourrait, après tout, nous reprocher
comme une pétition de principe, en vertu de laquelle Bïrûnï, situé a
contrario par rapport à l'adab, ne serait incompatible avec une certaine
géographie que parce qu'on aurait défini celle-ci, de façon préalable,
comme impliquant précisément une relation avec ce même adab. Conve-
nons, de fait, que l'originalité de Bïrûnï ne constitue pas, par elle-même,
un argument ; mais à tout le moins est-elle un indice, le signe d'autres
raisons, plus sérieuses, qu'il importe maintenant d'élucider.
Que Bïrûnï se situe à une époque-charnière de la pensée arabo-musul-
mane est un fait reconnu. 1 Mais reste à savoir où placer exactement la
coupure : certains voient dans les écrits de Bïrûnï comme le couronnement
et la fin tout ensemble des œuvres antérieures, d'autres, au contraire,
estiment qu'avec lui commence une époque nouvelle. a Pour trancher le
débat, revenons un instant sur l'originalité de notre auteur : si celle-ci
nous frappe tant, n'est-ce pas parce qu'elle se situe décidément en dehors
d'un cadre national strictement délimité ? Bïrûnï fut, écrit R. Blachère,
« le type de ces chercheurs qui, jusqu'à la fin de leur vie, font une perpétuelle
mise au point de leur savoir, une de ces claires intelligences aptes à com-
prendre les notions les plus disparates, les plus irritantes pour leurs ten-
dances naturelles, un de ces esprits universels et troublants comme ceux
d'un Vinci ou d'un Gœthe». 3 Qu'est-ce à dire, sinon que la connaissance
trouve ici sa fin en elle-même, et non plus dans la défense ou illustration
d'exigences nationales et religieuses ? On a pu noter que Bïrûnï, s'il est
évidemment musulman, ne pose jamais l'Islam comme une des données de
sa recherche 4 ; or, la distance que son œuvre prend ainsi vis-à-vis du siècle
n'est peut-être pas tout entière réductible au seul génie de Bïrûnï, ni la
recherche pure sans aucun rapport avec les conditions historiques de son
exercice.
C'est un fait que le souvenir de Bïrûnï reste historiquement lié aux débuts
de l'hégémonie turque, qu'inaugure le règne du conquérant Mahmûd de

1. Cf. p a r e x e m p l e Sachau, introd. à la traduction des Âtàr, op. cit., p. X : « T h e


i o u r t h c e n t u r y is the turning-point in the history of the spirit of Islam, and t h e esta-
blishment of the orthodox f a i t h about 500 [env. 1100 J.-C.J sealed the f a t e of inde-
p e n d e n t research for ever. »
2. S. Maqbul A h m a d (EI [2], t. II, p. 598), t o u t en insistant sur le caractère nova-
teur de l'esprit critique de Bïrûnï, fait néanmoins de son œ u v r e une s o m m e e t un résumé ;
le classement de K r a t c h k o v s k y , op. cit., p. 244 (245) sq., o u v i e au contraire a v e c
Bïrûnï un n o u v e a u chapitre de la géographie arabe.
3. EGA, p. 236 ; c'est nous qui soulignons le m o t « universels».
4. Le problème de ses options personnelles sera é v o q u é u n peu plus loin (p. 227,
note 3) ; m a i s , rarement exprimées du reste, elles ne m e t t e n t j a m a i s en cause les prin-
cipes de la recherche : t The author's impartiality, which to m a n y a Muslim m a y seem
to exceed d u e limits, is such t h a t the reader m a y peruse m a n y pages of his book w i t h o u t
even noticing t h a t the author is a Muslim» (Sachau, introd. au t e x t e de l'Inde, op.
cit., p. V I - V I I ; cf. aussi introd. à la traduction des Âlâr, op. cit., p. X I I I ) ,

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La géographie sans les géographes 227

Gazna. L'existence du grand savant se déroule ainsi dans le climat d'ortho-


doxie très stricte lié à cette hégémonie et qui va, au moment même où meurt
Bîrûnï, triompher définitivement avec l'entrée des Salgûqides à Bagdad.
Si donc, comme le souligne H. Laoust Mahmûd entame « le grand mouve-
ment de restauration sunnite », il est logique, on le voit, bien que la vie de
Bîrûnï s'inscrive dans les limites chronologiques de notre étude, de considé-
rer qu'il appartient en réalité à l'époque suivante, dont l'épopée gaznévide,
avec quelques décennies à peine d'avance, marque déjà, à l'orient de
l'Islam, l'avènement. Puisque donc, en raison du bouleversement qu'elle
apporte aux conditions culturelles du monde musulman d'alors, on a choisi
d'arrêter aux débuts de l'hégémonie turque la présente étude, il convient
de garder, en ce qui concerne Bîrûnï, la même perspective historique et de
ne pas sacrifier, précisément, l'histoire à un respect abusif de la chronologie.
On a dit, dans l'introduction au présent ouvrage 3 , qu'à partir du v e / x i e
siècle, la prudence et aussi un certain désenchantement engageaient la
connaissance géographique dans deux directions fondamentales, à savoir
la note de voyage et la science pure, de cabinet. Qui contesterait que
Bîrûnï porte en lui toutes ces tendances ? Encyclopédiste, voyageur,
chercheur, il est tout cela ensemble, dans un monde nouveau où ces attitu-
des se substituent à celle qui avait jusque là animé une connaissance sou-
cieuse de trouver, d'une part, une conciliation entre l'Islam et l'étude du
monde, et, d'autre part, au sein même de l'Islam, la formule la plus apte à
réaliser cette conciliation : débat désormais clos ou esquivé, pour l'essentiel,
selon que les auteurs considèrent que le triomphe officiel du sunnisme lui
enlève sa raison d'être ou, tout simplement, qu il est dangereux de
l'aborder. 3

1. Ibn Batta, p. X C I I sq.


2. Cf. supra, Avertissement, p. X I .
3. Il serait facile de montrer comment tous ces processus sont déjà en marche dans
la vie et dans l'œuvre de Bïrûnï. Les sympathies Sî'ites et le nationalisme iranien
(ce dernier concilié, comme chez tant d'autres, avec le culte de la langue arabe [cf. supra,
p. 225, note 1], laquelle toutefois n'éclipse pas ici t o u t à fait le. persan, dans lequel
Bîrûnï a composé certains de ses ouvrages : cf. D. J. Boilot, op. cit.), tout comme u n e
certaine activité politique, prennent place dans la première partie de l'existence de
Bïrûnï (cf. Boilot, op. cit., et Sachau, introd. au t e x t e arabe des Âtâr, p. X X V I I , et à
sa traduction, op. cit., p. X I I I ) , liée aux dynasties rdes Sâmânides et des Ziyarides.
A l'arrivée de Mahmûd au contraire, de nouvelles conditions de vie et de travail,
parfois difficiles, vont s'imposer pour longtemps à lui : cf. Kratchkovsky, p. 246 (246).
On s'explique mieux, en fonction de celles-ci, le détachement de Bïrûnï en ses dernières
œuvres ; et l'on comprend notamment pourquoi l'Inde, si elle est d'un prix remarquable
pour l'historien, intéresse peu le sociologue : elle ne donne pas, comme les œ u v r e s
antérieures, le point de vue caractéristique d'un Musulman (cf. Sachau, introd. a u t e x t e
arabe, p. VI-VII, déjà citées), mais celui d'un esprit universel et critique.

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228 Géographie humaine du monde musulman

Les polygraphes

On opposera naturellement à Bîrunï les écrivains qui, refusant a priori


tout sujet spécialisé, entendent écrire au gré de leur fantaisie et aborder les
thèmes comme ils se présentent à l'esprit : en un mot, les anthologues de
l'adab. Une recension totale de leurs œuvres est impossible dans le cadre
de la présente étude 1 et, du reste, elle ne nous apporterait rien que nous ne
connaissions déjà. S'il est bien vrai qu'un tel dépouillement est indispen-
sable dès qu'on veut dresser un inventaire complet des thèmes de la culture
d'alors, un simple examen, en revanche, suffit à démontrer, pour ce qui
touche à la géographie, l'inexistence, en ces œuvres, de thèmes résolument
nouveaux par rapport à ceux que nous connaissons déjà.
C'est que l'adab atteint ici à la dernière phase de son évolution : devenu
catalogue de connaissances 2 , il s'avance désormais en terrain connu,
suivant trois voies possibles. La première est celle des écrivains qui n'ont
d'autre préoccupation que d'égrener ce savoir : avant tous, Ta'âlibï, sur
lequel on reviendra, et Ibn 'Abd Rabbih, mort en 328/940, avec qui les
thèmes traditionnels de l'adab effectuent leur transfert en Espagne, daus
les formes et sous les rubriques essentielles où les a schématisés l'Orieut :
éthique, traditions profanes (ahbâr) et sciences. 3 Propos identique, mais
traité dans un volume plus réduit et sous une forme plus originale, chez
Tanûbï, mort en 384/994, chez qui le thème de «la joie après la peine»
(al-Farag ba'd a§-sidda), ou plutôt du « soulagement après la tension »,

1. Cf. Kratchkovsky, p. 237 i. f . (232). N o u s avons, pour notre compte, consulté


les ouvrages suivants (pour des références plus complètes, cf. bibl.) : Bayhaql (vers
295-320/908-932), al-Mahâsin wa l-masâwi'; al-Wa55â' (mort vers 324/936), al-
MuwaSSâ ; Ibn 'Abn Rabbih (mort en 328/940), al-'lqd al farid ; TanûJji (mort en 384/
994), al-Farag ba'd aS-Sidda; Abu Hayyân at-Tawhïdï (mort après 400/1009), al-
Muqâbasât et al-Imtâ' wa I-mu'dnasa; Miskawayh (mort en 421/1030), Tahiib al-
ablâq wa tathir al-a'râq ; Ta'âlibï (mort en 429/1038), Latd' if al-ma'arif. Les Muhâdarât
de Râgib al-Içfahânï (mort vers 502/1108) sortent du cadre chronologique de notre
étude.
2. Le meilleur test en est la place dévolue à ôàt>i?, désormais enfermé dans un rôle
figé, comme sujet ou origine des histoires les plus diverses et de toutes les affirmations
possibles : cf. Tanûbï, p. 82-83 ; Wa55â', p. 37, 94 sq., 114, 257, 279 ; sur l'importance de
Gâhi? chez Ta'âlibï, c f . plus loin.
3. L'immensité du 'Iqd al-farid se réduit, en fait, à ces trois composantes : sur l'éthi-
que (éthique des rois, esprit dans lequel mener les guerres, étiquette, codes divers :
conversation, table, éducation, amour, argent, etc.), cf. t. I, II et III, p. 1-62 ; sur les
traditions profanes (proverbes, exhortations, consolationes, généalogies, mérites des
Arabes, correspondances, discours, actes administratifs célèbres, conseils, histoire de
l'Arabie et de l'Islam, histoire de la littérature et de la chanson, récits relatifs a u x traits
de moeurs : femmes, faux prophètes, avares, etc.), cf. t. III, p. 63-498 ; IV ; V ; V I ,
p. 3-218, 382-475 ; sur les sciences (biologie, zoologie, géographie, médecine et hygiène,
alimentation), cf. t. VI, p. 218-382.

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La géographie sans les géographes 229

p e r m e t d'assurer à l'œuvre une apparence d ' u n i t é 1 : toutefois, la forme


antithétique ainsi revêtue par une présentation des thèmes qui se t r o u v e
recouper la vieille distinction entre bien et mal, t o u t comme la fréquence
des passages en forme de contes 2 , rapprochent déjà Tanûhï de la seconde
t e n d a n c e : celle des auteurs qui se proposent essentiellement de moraliser à
partir de thèmes connus. Cet adab normatif est représenté par B a y h a q ï
(vers 295-320/908-932), lequel reste p o u r t a n t encore, sur plus d ' u n point,
tributaire aussi de la tendance précédemment définie 3, et surtout p a r al-
Wa§§â', mort vers 324/936, dont l'œuvre, extraordinairement précieuse
pour l'histoire des mœurs, est t o u t entière consacrée et a u x principes
généraux du savoir-vivre et à leur application particulière à tel ou tel cas
concret, sous le triple patronage du zarf (élégance), de la muruwwa (virtus)
et, précisément, de Y adab (culture et savoir-vivre). Enfin, certains auteurs,
plus portés à la spéculation pure, entreprennent de bâtir, sur les thèmes qui
leur sont donnés par la culture de leur siècle, une série de développements
dont l'abstraction est la m a r q u e dominante : tel est le cas n o t a m m e n t de
Tawljïdï et Miskawayh 4 , dont les œuvres s'efforcent de répondre, avec les
m a t é r i a u x du temps, à quelques inquiétudes fondamentales : l'âme, les
sentiments, le possible, le destin, la m o r t , la connaissance.
Si originale et personnelle que soit cette dernière démarche, menée à
partir des thèmes de Yadab, mais les utilisant à une recherche philosophi-
que elle risque fort, p o u r t a n t , comme les deux autres tendances de Yadab
des polygraphes, de rester m a r g i n a l e p o u r l e sujet qui nous occupe. D ' a b o r d ,
en effet, t o u t e géographie, humaine ou non, se définit, dans l'ensemble de
cette littérature et à l'égal de tous les autres thèmes abordés, comme un
prétexte à la spéculation abstraite ou à l'énoncé de maximes, selon les
t e m p é r a m e n t s que l'on vient de passer en revue 6 : philosophie et éthique

1. Tous les thèmes (historiques, littéraires ou autres) étant présentés, dans l'esprit
général ainsi défini, sous la forme de couples antithétiques : péril-salut, prison-liberté,
passion-calme reconquis, etc. Mais les données elles-mêmes puisent à un fonds inchangé :
traditions sur l'histoire biblique et celle de l'Islam, éthique, médecine, etc.
2. Cf. le tailleur et le calife (p. 218-221) ; l'homme, l'esclave et les brigands (p. 269-
271) ; l'homme échappant au lion (p. 290-291) ; l'homme, la femme et le singe (p. 294-
295) ; les fauves qui se vengent de la mort d'un lionceau (p. 297), etc.
3. Moins que dans les thèmes, qui sont ceux qu'on a déjà indiqués, c'est dans leur
formulation que Bayhaqï se montre normatif, ainsi que le suggère d'ailleurs le titre de
son œuvre : « qualités et défauts », « avantages et inconvénients » (al-mahâsin wa l-
masâwi'), les divers thèmes abordés ne l'étant pas en tant que thèmes de connaissances
ou de recherches, mais en t a n t qu'occasion de ces sentences, dictons et apophtegmes
qui relèvent du fonds, désormais traditionnel, de l'éthique arabo-musulmane d'alors.
4. Ce dernier considérant toutefois l'éthique comme le couronnement de cette ré-
flexion : c f . M. Arkoun, « D e u x épltres de Miskawayh», dans BEO, X V I I , 1962, p. 8.
5. Point de vue souligné par M. Arkoun, op. cit., p. 14, 17.
6. Dont il n'est pas besoin de souligner qu'ils interfèrent, les trois tendances indi-
quées n'étant que des dominantes. Citons, comme exemple de cette utilisation des
thèmes dans l'esprit signalé : WaSSâ', p. 169 : thème indien (érémitisme) pour illustrer

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230 Géographie humaine du monde musulman

en voie d'islamisation définitive, la très f o r t e m a r q u e de la religion m u s u l -


m a n e d o n n a n t à t o u t e s ces œuvres, au-delà des variations personnelles, u n e
incontestable u n i t é . 1 Ensuite, lorsque les a u t e u r s p a r v i e n n e n t à la f o r m u -
lation concrète de certains thèmes susceptibles d'intéresser notre propos,
ceux-ci sont t o u j o u r s a t t a q u é s , selon un esprit que nous connaissons bien,
sous l'angle des raretés (nawâdir), pa* quoi l'adab m a r q u e un de ses g o û t s
f o n d a m e n t a u x . 2 E n f i n , q u a n d la géographie elle-même paraît devoir,

le théine de l'amour-sorcicr, dont il importe de se défaire; de même, réapparition en


force des thèmes du Kalila wa Dimna (designé par « un livre indien») chez Ibn 'Abd
Rabbih (t. I, p. 10, 43, etc.) ; considérations sur l'art de bâtir réduites à des aphorismes
(ibid., t. VI, p. 2 2 3 ) ; de même pour l'alimentation et l'hygiène (siyâsat al-abdân) :
ibid., t. VI, p. 290-382, etc. ; éthique des rois à travers l'histoire d'Alexandre et du roi
de Chine (Tanubî, p. 201-202). Pour les considérations philosophiques, cf. Tawhïdî,
Muqâbasâl, p. 122-123, 207-209 : sur les mérites et l'essence (mais non les thèmes)
de l'astronomie ; même abstraction pour les considérations sur les faits biologiques ou
psychologiques ( I m t â ' , t. I, p. 153-155), pour la philosophie de la iu'ûbiyya (fait signi-
ficatif : le géographe ô a y h â n î n'est cité qu'à titre de défenseur du nationalisme iranien :
ibid., t. I, p. 78-79) ; réduction des données zoologiques, botaniques et minéralogiques
a u x considérations philosophiques sur l'âme et ses modes, le corps, l'instinct, la vie,
la fixité ou l'évolution : ibid., t. II, p. 42, 104 sq. ; t. III, p. 101, 123, 136, 141, etc, ;
pour Miskawayh, cf., à titre d'exemple, le traitement philosophique des thèmes de la
psychologie et de la médecine : Tahdib, p. 7 sq. ; de même, considérations très générales
pour le thème, par ailleurs si riche pour la géographie humaine (cf. supra, p. 220, notes 4,
5), de la coopération humaine et de la répartition des tâches dans une société : Tahdib,
p. 1 8 ; spéculation aussi sur les trois règnes de la nature : ibid., p. 1 4 ; réflexions sur
l'instinct : ibid., p. 7 3 ; sur la concordance entre «climats» et caractères humains :
ibid., p. 74.
On notera, à propos de l'Extrême-Orient (voir, pour la Chine, une autre référence à la
note ci-après), que celui-ci a donc quitté le domaine de l'observation sensible pour
devenir simple sujet de la littérature d'agrément : sur ce problème, cf. chap. IV, p. 123 sq.
1. On a évoqué plus haut (chap. I, p. 19-20) le problème de l'élaboration d'une éthi-
que proprement musulmane. C'est un fait que les souvenirs étrangers se font, à travers
les œuvres des polygraphes de l'adab, de plus en plus lointains et conventionnels, l'écra-
sante majorité des exemples choisis ressortissant désormais à une histoire spécifiquement
islamique : al-WaSSà' ne cite guère, hors de l'Islam, et seulement à l'occasion d'apoph-
tegmes, que Salomon (p. 21, 24, 27), les classiques quatre rois du monde (Chosroès,
César, rois de la Chine et de l'Inde : p. 18) et Jésus (p. 15); chez Ibn 'Abd Rabbih
domine de même l'adab arabe ou arabisé mis à la mode par Ibn Qutayba dans ses
' Uyûn al-afcbâr (cf. les personnages conventionnels, sources de dictons et de sentences,
que sont ArdaSïr, Pervïz, Aristote, etc.) ; pour citer davantage les maîtres grecs (cf. par
exemple Imtâ', t. II, p. 35-37), Tawljidï ne les englobe pas moins dans une philosophie
dont l'inspiration, même si elle a été vivement attaquée de son temps, demeure pour-
t a n t marquée par la société musulmane (cf. Margoliouth, dans El, t. I, p. 91) ; Mis-
kawayh enfin, quoique plus profondément nourri de la pensée grecque, la pose néan-
moins comme désormais connue et son œuvre s'intègre pleinement à la pensée et à
l'éthique de son temps, le but poursuivi étant l'intégration de concepts grecs dans des
modes de pensée islamiques (cf. R. Walzer, « akhlàk, » dans El [2], t. I, p. 335, 338,
et M. Arkoun, op. cit., p. 14, 15 [1. 17-18], 16 [1. 4-11]).
2. Les observations de Kratchovsky, p. 243 (236), relatives à Tanubî, pourraient
être appliquées à d'autres auteurs. Il peut exister, certes, dans ces œuvres, non seulement,

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La géographie saris les géographes 231

g l o b a l e m e n t , r é c l a m e r e t t r o u v e r s a p l a c e a u sein d e ces a n t h o l o g i e s , elle ne


laisse p a s de décevoir t r è s v i t e nos espérances. Car on p o u r r a i t , a p r è s t o u t ,
p r é t e n d r e a p r i o r i t r o u v e r ici, s o u s le t h è m e d e s m é r i t e s r e s p e c t i f s d e s p a y s
u n e sorte de p a n o r a m a des connaissances obligées en m a t i è r e de géogra-
p h i e : e t d e f a i t , la g é o g r a p h i e d ' I b n ' A b d R a b b i h f a i t p l a c e a u x d o n n é e s
t r a d i t i o n n e l l e s s u r les m e s u r e s d e la t e r r e , la r é p a r t i t i o n d e s g r o u p e s h u -
m a i n s , le r é g i o n s c e n t r a l e s ( A r a b i e , I r a k , p l a t e a u i r a n i e n ) , les p r o v i n c e s e t
e n f i n les i i e u x s a i n t s . 2 M a l h e u r e u s e m e n t , ce s y s t è m e g é o g r a p h i q u e , t e l
q u ' i l e x i s t a i t p a r e x e m p l e c h e z u n I b n a l - F a q ï h , l e q u e l le c o n s t i t u a i t , o n
l'a vu, par référence à un principe topographique soigneusement respecté,
é c l a t e ici s o u s l ' e f f e t d e la r e c h e r c h e s y s t é m a t i q u e d e s nawâdir et d u désir
d e v a r i e r à t o u t p r i x la p r é s e n t a t i o n d u d o n n é . Il e s t s y m p t o m a t i q u e , d e ce
p o i n t d e v u e , q u e la d e s c r i p t i o n des d i v e r s e s p r o v i n c e s c h e z I b n ' A b d
R a b b i h soit centrée, de l ' u n e à l'autre, s u r des t h è m e s d i f f é r e n t s 3 , e n l e v a n t
ainsi a u x renseignements donnés t o u t caractère de nécessité.
R e s t e q u e n o u s p o u v o n s être, une fois de plus, prisonniers d e notre

comme le dit Kratchkovsky, des notations relatives à une géographie de la flore et de


la faune (animale ou humaine), mais bien d'autres, touchant à des sujets intéressant
divers aspects de la géographie. Malheureusement, ces données sont toujours occasion-
nelles et marginales parce qu'obérées par ce constant souci de trouver à toute force le
curieux, le détail échappant à la norme commune sur laquelle est fondée précisément,
pour nous, toute connaissance digne de ce nom. Sur ces nawddir, qui ne sont autres que
les merveilles Çayâ'ib) déjà vues, cf. Bayhaqï, p. 104-107 (sur quelques cas de croisements
étranges où se lit le souvenir des Hayawân de Gâhi? : wâq-wâq, chiens salâqiyya, autruche,
girafe, etc., et aussi métissages humains) ; WaSSâ', p. 207-209, 249-251 (thème de la
pomme comme sujet de particularités [ôasô'/s] ; même traitement du thème du cure-
dents, dont l'emploi est présenté comme spécifique des populations arabo-musulmanes :
p. 210 sq.) ; Ibn 'Abd Rabbih, t. I, p. 152 sq. (récits exemplaires sur les chevaux) ; t. VI,
p. 218-247 (citations relatives aux vêtements, au mulet et à l'âne, à la médecine, au
rapport entre le soleil et la formation de l'embryon, aux animaux issus d ' u n croisement
[les mêmes, à peu de choses près, que pour Bayhaqi, cité plus haut]), 271-281 (sur la
médecine, les drogues et quelques cures : ventouses, cautérisations) ; Tanûbï, p. 87-88
(thème de l'impôt foncier [frarâg] d'al Ahwàz et d'Égypte comme simple occasion de
récits) ; Tawhïdï, Muqâbasât, p. 232 (thème de la marée abordé seulement sous l'angle
d'une théorie signalée par l'auteur lui-même comme tout à fait en dehors des théories
couramment admises : celle de deux sphères célestes, entre les sphères de la lune et de la
terre, et qui commanderaient l'une le flux et l'autre le reflux) ; Imtâ', t. I, p. 143 sq.,
159 sq. (curiosités du monde animal et rapports entre l'animal et l'homme).
1. Tafâdul al-buldân : Ibn 'Abd Rabbih, 'Iqd, t. VI, p. 247 sq.
2. Mesure de la terre et répartition des grands groupes humains : 'Iqd, t. VI, p. 247,
267 ; délimitation des régions centrales et traditions correspondantes : ibid., p. 247-251 ;
tableau desprovinces : p. 251 sq. (moins l'Occident, sans doute supposé connu des lecteurs
d ' I b n 'Abd Rabbih ; voir toutefois, sur ce problème, infra, à propos de Ta'alibi, p. 233,
note 3) ; traditions relatives aux lieux saints d'Arabie et de Jérusalem : p. 255-265.
3. Divisions territoriales pour la Syrie-Palestine, cours d'eau et villes pour la Haute-
Mésopotamie, villes pour l'Irak, productions pour le F â r s e t le tfurâsân, monuments et
mosquées pour l'Égypte : 'Iqd, t. VI, p. 251 sq.

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232 Géographie humaine du monde musulman

propre système de pensée et que nous ne saurions décemment, sous le


prétexte que la science s'identifie pour nous au contraire du particulier et
de l'aberrant, contester à d'autres formes de culture le droit de définir
comme connaissance précisément celle-là seule de l'aberrant. On conviendra
certes, que le concept de merveilleux est, chez Ibn 'Abd Rabbih, mené
jusqu'à un point extrême où, par le jeu de sa logique interne, il en arrive à
se détruire. Pousser l'exigence du curieux jusqu'à l'intérieur même du con-
cept, vouloir, en d'autres termes, ne considérer comme curieux que ce qui
n'est jamais curieux de la même façon, revient à se couper de toute démar-
che rationnelle : le merveilleux n'étant plus qu'une collection d'objets
hétéroclites définis par cela seul qu'en passant de l'un à l'autre on varie le
donné, on perd de vue le merveilleux en t a n t que tel, c'est-à-dire en t a n t que
catégorie générale des êtres et des phénomènes tranchant sur l'ordre normal
de la nature. Or, nous connaissons, dans l'adab, une tendance, raisonnable et
rationnelle cette fois, qui vise à élaborer ce concept, par l'enregistrement
patient et systématique des phénomènes du merveilleux, conçus comme
tels et sans souci de variation à l'intérieur de la catégorie, une tendance qui
trouve, dans cette collecte, un authentique principe de recherche ou, tout
au moins, d'organisation de la connaissance. La démarche en question, je
veux dire celle d'Ibn al-Faqïh, reste heureusement vivace dans l'adab des
polygraphes, où elle est représentée, loin des outrances d'un Ibn 'Abd
Rabbih, par Ta'âlibï, l'auteur des Agréments de la connaissance (Lata'if
al-ma'ârif), mort en 429/1038.
La valeur de cette œuvre tient moins à son propos, qui est celui de l'adab,
qu'à sa démarche : si les Latâ'if en effet dirigent l'esprit du lecteur vers le
merveilleux, ce n'est pas dans le sens de la surenchère propre à Ibn 'Abd
Rabbih, selon une devise qui serait un peu : à merveilleux, merveilleux et
demi, mais selon la méthode déjà étudiée à propos d'Ibn al-Faqïh. Répu-
diant un merveilleux, synonyme d'occasion et de désordre, qui tiendrait
aux dissemblances réciproques des thèmes les uns avec les autres, on
préfère, à l'opposé, utiliser le merveilleux comme un moyen de traiter
ces thèmes dans l'unité, en les recensant méthodiquement au sein d'une
relation globale qui les unit tous, quels qu'ils soient et quelles que puissent
être les différences de thème à thème, dans la catégorie globale du mer-
veilleux. 1 Principe méthodologique d'autant plus riche que ce merveilleux
doit s'entendre, comme chez Ibn al-Faqïh, en un sens très large, recouvrant,
autant que les cas résolument étranges, tous ceux qui ne doivent leur carac-
tère singulier qu'à la façon exemplaire dont ils illustrent une réalité.
Mais il y a plus : comme les Latâ'if sont conçus dans des dimensions assez

1. On peut dire, d'une autre façon, que deux thèmes peuvent être semblables et
pourtant relever du concept d'extraordinaire, tandis que, pour la géographie d'Ibn
'Abd Rabbih, deux thèmes ne sauraient être extraordinaires que s'ils sont, d'abord,
dissemblables.

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La géographie sans les géographes 233

réduites on aura chance de discerner, à travers l'œuvre, beaucoup mieux


qu'un ensemble de thèmes : ceux qui sont perçus comme fondamentaux,
même dans les limites d'un abrégé, pour l'esprit cultivé et non spécialisé de
l'adab. De plus, étant donné que la thématique des Latâ'if, pour s'inscrire
dans des volumes modestes, n'en est pas moins fort vaste en ses visées, on
pourra délimiter la place qu'y tient la géographie, en d'autres termes :
juger de la géographie de l'adab non plus en elle-même, comme nous l'avons
fait à propos d'Ibn al-Faqïh, mais par rapport, cette fois, à l'ensemble des
connaissances de l'adab.
Or, que nous apprennent les Latâ'if ? D'abord, que la géographie tient,
dans la culture de l'honnête homme, une place considérable. a Ensuite,
que cette géographie est orientale et, à l'occasion, étrangère, l'Occident
semblant répudié du domaine géographique de l'adab.3 Enfin, qu'elle est
fondamentalement littéraire : l'astronomie et les mathématiques n'y ont
aucune place, la tendance étant conforme à celle de l'ensemble de l'ouvrage,
qui accuse, à cette époque où l'adab se fige, la prédominance des thèmes et
des valeurs littéraires. 4 Nous ne nous étonnerons guère de trouver, au
premier rang des sources de Ta'âlibï pour cette discipline 6, Gâhiz, fort

1. 133 pages, ce qui est peu p o u r une anthologie de ce genre.


2. 41 pages (92-133), sur les 133 des Latâ'if, soit à peine u n peu moins du tiers du
volume total.
3. L ' É g y p t e constitue l ' e x t r ê m e limite vers l'ouest, les incursions à l ' é t r a n g e r é t a n t
représentées p a r la Chine et les p a y s t u r c s . Les rubriques sont les s u i v a n t e s : L a Mekke
(p. 92-93), Médine (p. 93-94), Syrie (p. 94-97), Ë g y p t e (p. 97-102), Yémen (p. 102),
Baçra et Kflfa (p. 102-104), B a g d a d (p. 104-107), al-Ahwâz (p. 107-109), F â r s (p. 109-
110), I s p a h a n (p. 110-111), Mossoul (p. 111), a r - R a y y (p. 111-112), ; 3 Tabaristân |(p. 112),
Ôurgân (p. 113-114), Nïsàbûr (p. 114-116), J u s (p. 117-118), H e r â t (p. 118-119), Merv
(p. 119-120), B a l b (p. 120), B u s t (p. 121), Gazna (p. 122-123), Sigistan (p. 123-124),
B u b â r â (p. 125), S a m a r q a n d (p. 126-127), Chine et Turcs (p. 127-128), H u w â r i z m
(p. 129-130), citations diverses en manière de conclusion (p. 130-133). A n o t e r que l'ab-
sence de l'Occident d a n s l ' œ u v r e d ' I b n ' A b d R a b b i h {cf. supra, p. 231, note 2) p e u t t r o u -
ver en effet u n e raison d a n s ce mépris où l'adab géographique semble tenir t o u t ce q u i
n ' e s t pas l'Orient : à d é f a u t de la province, le m o t de Magrib lui-même n ' a p p a r a î t ,
à m a connaissance, que d e u x fois dans la p a r t i e géographique des Latâ'if (p. 109, 115,
à propos des p a y s i m p o r t a n t certains p r o d u i t s du F â r s et de Nïsâbur).
4. T o u t e la p a r t i e des Latâ'if q u i précède les t h è m e s géographiques (p. 3-92) est en-
t i è r e m e n t composée de t r a d i t i o n s p r o f a n e s , de dits et récits sur les s u j e t s l e s p l u s divers :
personnages illustres, poètes, n o m s et surnoms, etc., les sciences ( m ê m e celles qui se
p r ê t e n t à des d é v e l o p p e m e n t s d a n s Yadab, c o m m e la zoologie ou la médecine) n ' a p -
p a r a i s s a n t pas.
5. Autres sources, orales parfois, p. 101, 102, 110, 118, 131. Sur I b n al-Faqïh, cf.
plus loin (p. 234, n o t e 5). Un p r o b l è m e est posé p. 126, à propos de la fabrication du
p a p i e r à S a m a r q a n d , Ta'âlibï se r é f é r a n t à « l ' a u t e u r (sâhib) des masâlik wa l-mamâ-
lik ». J e n'ai pas r e t r o u v é , chez I b n H u r d à d b e h ou Içtabrî, de t e x t e identique à celui
de Ta'âlibï. mais le t h è m e du p a p i e r de S a m a r q a n d est c o u r a n t chez les a u t e u r s géo-
graphiques d u I V e / X e siècle : cf. Içtaljri, p. 162 ; Ibn H a w q a l , p. 465 ; Muqaddasï,
éd. de Goeje, p . 326. Il n ' e s t p a s exclu, à propos de ce dernier a u t e u r , q u e Ta'âlibï l ' a i t

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231 Géographie humaine du monde musulman

abondamment cité l . Aux données prises à ôâhiz, qui intéressent les produc-
tions des divers pays et les particularités de leurs climats ou des êtres vi-
vants qui les peuplent, viennent s'ajouter les traditions (ahbâr) relatives
à leurs monuments et à quelques traits essentiels de leur histoire. 2 Le
composé obtenu à partir de ces divers éléments n'est rien d'autre que la
géographie à la manière d'Ibn al-Faqîh, c'est-à-dire une géographie
humaine, dans le sens déjà défini 3 : humaine parce qu'elle répudie la
géographie purement astronomique ou physique au profit d'un tableau plus
général du monde où l'homme reste la pièce essentielle : tableau qui pro-
cède lui-même, on l'a dit, par la systématisation de cas exemplaires et qui
s'exprime dans les formes littéraires accréditées par le prestige d'un Gâhiz. 4
On dira peut-être que le nom d'Ibnal-Faqïh n'apparaît pas dans lesLatâ'if ;
mais l'esprit est identique, et parfois la leçon même du t e x t e . 6 Ainsi donc,
au point extrême de la chronologie imposée à cette étude, on constatera,
d'une part, que la géographie de l'adab ne fait que reprendre, auteur après
auteur, les mêmes thèmes au mépris de l'évolution des contextes historique
et géographique 6, mais, d'autre part, que cette géographie, fondamentale-

c o n n u de près : cf. Ahsan at-taqâslm, éd. de Goeje, p. 354 (à propos de G u r g â n , « mi-en


plaine, mi-en m o n t a g n e » : sahliyya gabaliyya : m ê m e expression dans Latâ'if, p. 1 1 2 i . f . ) ,
370 (yaqtulu t-gnrabâ' : « elle t u e les étrangers », est-il dit à propos de l'eau de la ville ;
c f . Latâ'if, p. 113 : qattâla li l-<jurabâ' [«tueuse d ' é t r a n g e r s » , é g a l e m e n t à propos de
G u r g â n ; p e u t - ê t r e souvenir, en définitive e t dans les d e u x cas, de l'expression qattâla
li l-Qurabâ', employée p a r Gâhiz à propos d'al-Ahwâz : Hayawâxi, t. IV, p. 141 ; t r a d ,
supra, chap II, p. 49]).
1. Cf. p. 97, 98, 99, 102, 103, 105, 107 i.f.-109, 110, 111, 128, 130, 131. Le Kitâb
at-tabassur bi t-tiijâra est explicitement cité p. 128. Le Kitâb al-hayawân est exploité
p. 107 i.f. - 1 0 9 (notice s u r al-Ahwâz, t r a d u i t e supra, chap. II, p. 48-49). E n f i n , le
Kilâb at-amsâr est exploité p. 97 (cf. Amsâr, p. 191-192).
2. P o u r les traditions, eulogies et critiques sur les pays, cf. p a r exemple p. 92-94
(Mekke, Médine et Syrie), 96 (mosquée de D a m a s , église d ' É d e s s e ) , 101-102 (Pyramides),
102-103 ( K û f a et Basra), 104-107 (Bagdad), 110 (Sïrâz et Ispahan), 114 ( N î s â b û r et
diverses villes), 121 (Bust), etc. ; sur les productions, les climats, la f a u n e et les t r a i t s
de m œ u r s , cf. p. 95 (produits de Syrie), 96 (Syrie ; t r a i t s de m œ u r s et pestes), 97-99
(produits, c l i m a t et f a u n e d ' E g y p t e ) , 109-110 ( p r o d u i t s du Fârs, etc.).
3. Supra, p. 182-187.
4. Cf. supra, p. 55-56. On f a i t allusion ici, n o t a m m e n t , à la p r é s e n t a t i o n a n t i t h é t i q u e
d u donné, q u i a t t r i b u e à c h a q u e pays ses qualités et ses d é f a u t s : cf. p a r exemple le
t a b l e a u de l ' É g y p t c ( p. 97-99), e m p r u n t é p o u r l'essentiel à Gâhi? (cf. références supra,
note 1), et e x p o s a n t les mérites, puis les vices ( ' u j / û i ) du pays.
5. Que Ta'âlibî soit nourri, en profondeur, du t e x t e d ' I b n al-Faqïh, éclate p. 96 des
Latâ'if, où Ta'âlibî, après avoir parlé de la mosquée de D a m a s , donne, c o m m e particu-
larités de Syrie-Palestine, l'église d'Iîdesse, le p o n t de Sanga et... le p h a r e d'Alexandrie.
Ce faisant, il r e p r o d u i t bien le t e x t e d ' I b n a l - F a q î h ( Kitab al-buldân, p. 106), où celui-ci
d o n n e en effet ces q u a t r e m o n u m e n t s comme les q u a t r e merveilles du monde, mais en
r e p r e n a n t à son c o m p t e la m ê m e erreur, c o n c e r n a n t le p h a r e d'Alexandrie, commise
p a r Ibn al-Faqîh en u n autre passage de son œ u v r e ( t r a d u i t supra, p . 177).
6. Ce n ' e s t q u ' e n de rares passages q u ' u n souci de critique, de correction ou d'infor-
m a t i o n personnelle intervient : p. 100-101 (critique rapide de l'assertion de Gàhi?

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La géographie sans les géographes 235

m e n t humaine en ses données et littéraire en ses formes, est désormais


intégrée, à plein et au premier rang, dans le système culturel de la société
arabo-islamique.

Géographie el littérature ; le cas de la stylistique et de la bibliographie

On peut évidemment supposer, à p a r t i r de cette définition, que la géogra-


phie ainsi e n t e n d u e ne tiendra q u ' u n e place minime dans les œuvres d o n t
le propos se situe hors des perspectives explorées jusqu'ici. Sans p r é t e n d r e
à une exhaustivité que rendrait impossible l'ampleur et du domaine à cou-
vrir et des lacunes qu'il comporte on constatera que cette géographie,
qui relève de la connaissance profane, n ' a p p a r a î t pas dans les œ u v r e s
t r a i t a n t d ' u n donné religieux : exégèse avec T a b a r î , recueil de traditions
avec Bufcâri et même, en vertu des implications qu'elle suppose avec le
sacré, fixation des règles du langage avec Mubarrad et les autres g r a m -
mairiens. 3 Un deuxième clivage a p p a r a î t r a ensuite, entre une géographie
définie, on l'a vu, comme relevant des disciplines littéraires, et la science
pure, n o t a m m e n t la géographie astronomique et m a t h é m a t i q u e , d o n t la
tradition se poursuit, vivace, bien au-delà de l'an m i l . 3 Cependant, pour
être transcrite dans un appareil non m a t h é m a t i q u e , et même pour n ' ê t r e
pas exempte d ' u n certain souci d'expression littéraire 4, la géographie qui
nous occupe ici ne s'en distingue pas moins par un propos t o u t à fait par-
ticulier, qui est le sien propre et non l'illustration d ' u n quelconque propos
littéraire. On la cherchera donc en vain dans des ouvrages de critique ou
d'histoire littéraire, m ê m e entendues au sens le plus large, comme c'est le
cas pour le Kitâb al-agânï (Livre des chansons), d ' A b û 1-Farag al-Isfahànï,
m o r t en 356/967. E n f i n , cette géographie, sous ses dehors littéraires, et
m ê m e avec ses m o y e n s favoris que sont, dans le goût de \'adab, le diver-

selon laquelle les crocodiles seraient spécifiques de l'Egypte et les singes du Yémen),
101 (citation d'une source orale à propos d'un trait de mœurs égyptien : l'attachement
au pays natal), 107-108 (deux précisions apportées à la notice de Gâhi? sur al-Ahwàz,
citée supra, p. 234, note 1).
1. Citons par exemple l'œuvre du faqlh Ibn ai-Qâjç at-Tabarï al-Àmulï (Abu l-'Abbâs
Aljmad), mort en 335 /946, encore inédite (cf. Kratchkovsky, p. 236-237 [230-232] et
tableau des auteurs), et dont la connaissance s'avérerait précieuse pour une étude des
rapports de la science de la qibla avec la description de la terre.
2. On ne peut évidemment ranger sous l'étiquette de la géographie la simple locali-
sation toponymique des faits rapportés, dans ces divers ouvrages, par la voie des tra-
ditions (atbâr).
3. Un des exemples les plus célèbres en est Ibn Yûnus, mort en 399/1009, qui main-
tient en Égypte la grande tradition de vérification des données de l'astronomie mathé-
matique qui fit la gloire de la science arabe à l'époque d'al-Ma'mûn. Le mouvement se
poursuivra jusqu'à Ulug Beg, mort en 853/1449.
4. La question du style des auteurs sera reprise plus loin, au chap. IX. On a déjà noté,
au chap. II, l'influence des modèles d'expression donnés par un Gâhiz : cf. p. 53-56.

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236 Géographie humaine du monde musulman

tissement, le recours au curieux et la variété, reste néanmoins profondé-


ment sérieuse et didactique : on l'a dit déjà, la détente du lecteur est le prix
à payer pour son instruction, car, fille de l'adab, la géographie ne perd
jamais de vue son but, qui est de former l'honnête homme du siècle.
Même poussée à cette limite qu'est la géographie des merveilles, elle reste,
compte tenu des fins qu'elle vise, radicalement différente du conte : elle
peut bien, à l'occasion, employer celui-ci, lorsqu'elle l'estime utile à son
propos », elle n'est pas le conte, et les thèmes marins des Mille et une Nuits
ont beau se recouper, comme on l'a vu, avec ceux de la géographie des
voyages, il reste que les Mille et une Nuits ne sont pas de la géographie.
Sujet profane, forme littéraire et intention didactique, on conçoit que la
géographie ne puisse éclore, bien entendu en dehors de ses œuvres propres,
qu'au sein des encyclopédies et des anthologies qui répondent à des défini-
tions semblables ou voisines \ dans un même souci de culture et un même
refus de la technique comme du divertissement pur. Reste le cas de deux
disciplines intermédiaires : le propos de la stylistique (balâga) apparaît, au
départ, comme limité, et limité, bien entendu, dans un ordre autre que la
géographie : tel est le cas, notamment, du Zabi al-âdâb (La fleur de la
culture), d'al-Husrï, mort en 453/1061. Ce propos devrait donc exclure la
géographie, en vertu des nécessités que l'on vient de poser. Mais, comme la
stylistique doit faire nécessairement appel, pour son exercice, à des thèmes,
et comme, d'autre part, elle entend former, par cet exercice, non pas tel ou
tel spécialiste, mais l'honnête homme de l'adab, cette thématique de la
balâga a pour effet de réintroduire, dans un propos au départ spécialisé,
l'ensemble des connaissances du siècle. Nous étonnerons-nous de constater
que la géographie y figure ? Oh ! certes, non pas sous la forme développée
où nous la connaissons, mais sous celle, typisée, que requiert l'intention
d'un traité de stylistique, lequel ne cherche guère en elle que des sujets de
dissertation possibles ou, si l'on préfère, des exercices de style : comment
décrire un astrolabe, ou les étoiles, ou les pays, ou encore les palais et les
citadelles. 3 II s'agit, au total, moins d'exposer des thèmes géographiques

1. Cf. chap. IV, p. 130, note 1.


2. Pour la clarté de l'expression, on a schématisé les données du problème, et l'on
nous objectera que l'encyclopédie, par exemple, donne des connaissances religieuses
aussi bien que profanes, t o u t comme, du reste, la géographie, ne serait-ce qu'à travers le
thème des lieux saints. Mais l'essentiel reste que l'une et l'autre ne donnent pas que
ces connaissances-là, et qu'elles les intègrent, en des proportions variables, à une con-
naissance d'ensemble dont le champ déborde largement le cadre religieux. Mieux
vaudrait donc dire, pour être plus précis : sujet a-religieux. De même faudrait-il préciser :
intention didactique et non littéraire, pour distinguer la géographie de l'histoire ou
de la critique littéraires.
3. Le Zahr al-âdâb reprend ainsi, sous cette forme, quelques-uns des grands thèmes
auxquels nous sommes habitués ; cf. formules et exemples de description pour : la pluie
(p. 259), les fruits (p. 297), les chevaux (p. 304), l'astrolabe (p. 390-391 ; en vers), les

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La géographie sans les géographes 237

q u e de montrer qu'on peut faire de beau style à propos d'eux tout aussi bien
qu'à propos d'autres. Ainsi n'y a-t-il pas présence effective de la géographie
dans la stylistique : plutôt confirmation, à travers elle, que la géographie
fait bien partie du bagage intellectuel de l'honnête homme.
T o u t autre est le cas de la bibliographie, illustrée par la riche personna-
lité d'Ibn a n - N a d ï m . 1 Discipline technique, et de propos spécialisé dans
u n ordre autre que la géographie, la bibliographie illustre bien, en matière
de littérature arabe, la difficulté des classements : car le célèbre Fihrist
(Index)* aurait pu lout aussi bien t r o u v e r sa place avec les encyclopédies,
étant à lui seul une véritable somme des préoccupations intellectuelles qui
alimentent le marché du livre dans la Bagdad des années 390/1000. Ce
répertoire des livres en circulation, classés par matières, émane d'un fils de
libraire, sans doute libraire lui-même, et préfigure, par son exhaustivité
e t son sérieux, les catalogues de ce genre que nous connaissons aujourd'hui.
Il est, on le pressent, précieux à plus d'un titre : livrant des noms d'auteurs
et d'oeuvres qui sans lui resteraient inconnus, détaillant l'ensemble des
disciplines, techniques ou littéraires, arabes ou étrangères, donnant enfin,
à l'occasion, un aperçu de la vie des écrivains et du contenu de leurs livres,
il nécessiterait une étude approfondie de la part du sociologue de la litté-
rature, qui pourrait, à son sujet, poser un certain nombre de questions
passionnantes : quels sont, par exemple, les volumes respectifs des œ u v r e s
scientifiques et littéraires ? quelle catégorie éventuelle de lecteurs vise la
présentation du contenu des ouvrages, cette « prière d'insérer» de l'époque?
peut-on, à travers Ibn an-Nadîm, sa formation et ses goûts, esquisser une
typologie de la profession de libraire en Orient aux alentours de l'an mil ?
Sans s'attaquer à un tel programme de recherches, qui excède le sujet
de notre étude, on essaiera du moins de préciser les rapports de la géogra-
phie et du Fihrist. On constatera donc que la géographie, en tant que dis-
cipline particulière, n'est guère signalée que par le biais de l'astronomie
mathématique, laquelle relève de la septième rubrique (maqâla) réservée
a u x disciplines dites « antiques » : philosophie, mathématiques, musique et
m é d e c i n e . 2 Mais bien des thèmes, dont nous savons l'importance pour la
géographie humaine, sont consignés, à travers les œuvres, dans le Fihrist :
notions sur les diverses langues et écritures, recueils de merveilles Çagâ'ib)
sur la terre et la mer, ouvrages sur les peuples étrangers, enfin exposés sur
les religions du globe et les écoles spirituelles. 3 Matériaux abondants, on le

étoiles (p. 396-400 [en vers], 750-751, 767-768), la nostalgie du pays natal (p. 681 sq.),
les pays (p. 687 sq.), les palais et forteresses (p. 688-689). L'intention littéraire est
surabondamment prouvée par la fréquence des citations des MaqOmât de Hamadânï ;
p. 261, 391, 315, 361, 462 sq., 566, 635, 1082 sq. et passim.
1. Sur lui, cf. J. Fûck, dans El, t. III, p. 863-865.
2. P. 238-303.
3. Cf. respectivement p. 4-21, 308, 314-315 et 318-351.

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238 Géographie humaine du monde musulman

voit, et de surcroît fort intelligemment choisis, 1 Toutefois, ils ne font guère,


là encore, par leur absence même d'originalité 2 , que confirmer l'existence
et l'importance, pour un public cultivé, des thèmes que nous connaissons
déjà. Plus marquante à nos yeux est la lacune qui concerne la géographie
humaine elle-même, je veux dire celle qui se conçoit et se pose comme telle,
avec les grands auteurs représentatifs du genre des masâlik ma l-mamâlik.
Le Fihrist en effet cite bien toutes les formes de la géographie : mathéma-
tique avec Muhammad b. Milsâ al-Huwârizmî, géodésique et cartographique
avec Kindï, Sarahsi et Balhi, administrative avec GayhSnï ou Qudâma 3,
mais jamais, à ma connaissance, n'apparaissent les noms de Ya'qùbï,
d'Istafari ou d'Ibn Hawqal. * On serait donc tenté de conclure que, si les
thèmes de géographie humaine sont enregistrés dans les productions intel-
lectuelles du siècle, le concept même de géographie humaine reste encore
à découvrir. E t tel semble être en effet le cas : l'absence, dans le Fihrist, du
genre des masâlik wa l-mamâlik ne pouvant avoir pour raison un quelcon-
que parti pris 6 , on est en droit de penser que, si Ibn an-Nadïm n'a pas
mentionné de telles œuvres, c'est bien parce qu'il en ignorait l'existence.
E t comme nous le connaissons pour être parfaitement au courant de toutes
les productions circulant alors sur le marché du livre, nous poserons, sans
grande crainte d'erreur, que ce marché manifeste, en ces années cruciales
890-990 où elle se forme, peu d'intérêt et beaucoup de réserves à l'encontre
de la géographie humaine des masâlik. On retrouverait ainsi les conclusions
avancées plus haut 6 , à savoir que l'originalité du genre et de sa méthode —
le voyage à l'intérieur de l'Islam —, qui rompt si évidemment avec le
système culturel de l'époque incarné dans Vadab, fait que le public tient
encore la géographie humaine des masâlik pour un genre marginal et ne
l'accréditera que beaucoup plus tard : il faudra, pour cela, attendre, au
fond, l'époque de Yàqût, soit le début du v i i e / x m e siècle. Terminons par

1. Cf. K r a t c h k o v s k y , p. 2 3 9 (233).
2. E t cela m ê m e lorsque l'information est, e n soi, personnelle e t originale : les d o n -
n é e s fournies par e x e m p l e sur la Chine p a r u n moine nestorien r e v e n u (le ee p a y s e n
3 7 7 / 9 8 7 (cf. Fihrist, p. 3 4 9 - 3 5 0 ) ressortissent, à quelques détails près, au f o n d s c o m -
m u n des t h è m e s et d e s préoccupations t o u c h a n t ce p a y s : cf. S a u v a g e t , Relation,
p. X X V I I I , n o t e 3, q u i souligne cette i d e n t i t é .
3. Cf. r e s p e c t i v e m e n t p. 275, 255-261, 261-262, 138, 138 et 130.
4. A b s e n c e é t o n n a n t e q u e celle de Y a ' q û b ï , p o u r t a n t c o n n u aussi c o m m e h i s t o r i e n
et qui p a r t a g e a v e c Ibn a n - N a d ï m (cf. K r a t c h k o v s k y e t F i i c k , op. cit.) de solides c o n v i c -
t i o n s Sï'ites. L ' a b s e n c e d e Muqaddasï t r o u v e sa raison dans la d a t e de son œ u v r e , c o m p o s é e
en 3 7 5 / 9 8 5 , mais corrigée par la suite et s a n s d o u t e non p u b l i é e a v a n t les années 3 8 0 / 9 9 0 ,
le Fihrist é t a n t , lui, de 3 7 7 / 9 8 8 . I,a première édition de l ' œ u v r e d'Ibn H a w q a l e s t , e n
r e v a n c h e , antérieure à 3 5 6 / 9 6 7 .
5. Contre lequel p l a i d e n t le sérieux e t l ' e x h a u s l i v i t é m a n i f e s t é s par Ibn a n - N a d ï m ,
qui enregistre j u s q u ' a u x recueils de contes, fables, légendes ou m y t h e s ( b u r â f â t ) : cf.
p. 3 0 4 - 3 0 8 .
fi. Chap. V, p. 188.

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La géographie sans les géographes 239

une preuve a contrario : la géographie qui s'exerce dans les règles du système,
je veux dire celle d'Ibn al-Faqïh, est, elle, enregistrée dans le Fihrist.1

La géographie et l'histoire

On a déjà vu, avec Ibn al-Faqïh notamment, comment l'histoire pouvait


s'intégrer, dans des proportions notables, au domaine de la géographie
totalisante de Vadab. Reste à voir si le processus inverse existe, en d'autres
termes si et sous quelles formes la géographie peut s'intégrer à son tour à
une oeuvre d'intention strictement historique.
Constatons tout d'abord qu'on ne saurait mettre au compte de la géogra-
phie la simple localisation topographique des faits de l'histoire 2 : telle ou
telle distance, telle ou telle précision sur la situation d'une ville, ne trou-
vent en effet leur raison d'être que dans le propos d'un auteur soucieux
simplement de préciser, à travers elles, le cadre où se déroule son récit.
Rien, donc, qui ressortisse à la géographie : pour que celle-ci s'introduisît,
véritablement, à plein au sein de l'histoire, il faudrait que des notations
de ce genre devinssent plus étoffées et surtout plus systématiques, en
dépassant l'occasion fournie par le récit et en constituant, par elles-mêmes,
un tout indépendant du récit historique. Le cas des histoires régionales
étant réservé au chapitre suivant, on dira donc que l'histoire universelle,
qui seule nous intéresse ici et qui s'incarne dans les cinq grands noms de
Balâdurï, Dïnawarï, Ya'qûbï, Tabarï et Miskawayh, n'offre pas d'exemples
des développements que l'on vient de suggérer.
De ce fait, il faut sans doute chercher la raison dans la résistance qu'op-
posent à ce genre de rencontres les formes et les méthodes de l'histoire,
définies plus h a u t 3 comme spécifiquement arabes et porteuses d'une
puissante et irréductible originalité. Ce ne peut être que par certains biais
que quelques thèmes en relation avec la géographie peuvent se glisser dans
cette forteresse, étant bien entendu, encore une fois, qu'ils ne composent
pas une géographie et qu'ils restent, en tout état de cause, infiniment
moins nombreux, si on les juge sur l'ensemble des œuvres des cinq auteurs
cités, que dans les encyclopédies ou les anthologies. Pour quelques-uns de
ces thèmes, il faut chercher, au sein de l'histoire, une origine semblable à
celle qu'ils connurent dans une certaine géographie : je veux dire les préoc-
cupations administratives. L'histoire de la conquête arabe, celle de l'occu-
pation du sol, le détail de l'organisation militaire ou administrative,

1. P. 154 ; cf. également supra, chap. V, loc. cit., note 3, Autre confirmation : la cita-
tion d'un auteur des masâlik wa l-mamâlik, lorsqu'elle intervient chez un anthologue de
Vadab (cf. supra, p. 233, note 5), est tout à fait accessoire et ne renvoie, ici encore, qu'à un
thème isolé de l'adab, non à une œuvre d'ensemble.
2. Cf. supra, p. 235, note 2.
3. P. 28-31.

André MIQUEL. 19

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240 Géographie humaine du monde musulman

l'indication des traits de mœurs même, s'expliquent, chez Balâçjurî et


Miskawayh notamment, par le souci d'éclairer les origines historiques des
rouages de l'Etat arabo-musulman. 1 De la même façon, l'importance de
l'astrologie est connue de l'histoire comme de la géographie, les dominantes
ou conjonctions astrales expliquant, pour la première, les événements et les
personnages historiques 2 , tout comme elles rendaient compte, pour la
seconde, des traits principaux des pays et de leurs habitants. Enfin, par
le canal de Vadab, on voit, ici encore, affleurer à l'occasion les thèmes
mêmes de la géographie : le cas le plus remarquable est celui de Ya'qûbî,
chez qui l'histoire des peuples étrangers s'accompagne d'explications sur la
situation de leurs pays, sur leurs mœurs et même, plus généralement, sur la
terre dans son ensemble. 3 Servi qu'il est par son double tempérament de
géographe et d'historien, Ya'qûbî est ainsi à deux doigts de réaliser un
genre original, où la description du cadre géographique et humain viendrait
naturellement précéder, étayer et expliquer celle des faits historiques qui
s'y déroulent. Mais cette conception moderne des rapports entre histoire
et géographie reste ici à l'état d'ébauche : d'abord, elle ne toucherait guère,
en tout état de cause, que le donné étranger, et non celui de l'histoire
islamique, un peu comme si cette dernière, inspirée d'un message religieux,
trouvait sa justification en elle-même et n'avait rien à faire des contextes
où elle s'inscrit. 4 Ensuite, aucune régularité dans la disposition de ces
données géographiques, à l'intérieur des développements respectifs sur les
divers peuples pris un à un, ne vient prouver l'existence d'une relation,
perçue et réfléchie, entre ces données et le récit historique : jetées ainsi
au hasard et sans apparence de nécessité, elles ne font que répondre aux
occasions offertes par un propos qui reste, dans la lettre du texte comme
dans l'esprit de Ya'qûbî, spécifiquement et uniquement historique.
Ya'qûbî, au fond, n'a réussi de révolution que dans un sens : lorsqu'il est
géographe, promoteur du genre et de la géographie humaine des masâlik
wa l-mamâlik s, il intègre bien, à la description de la terre des hommes, l'évo-

1. Miskawayh était, ne l'oublions pas, au service d'un vizir bûyide et l'on a vu, en
ce qui concerne BalâtJurï, quelle a été son influence sur un administrateur comme Qudâ-
ma : supra, chap. III, p. 97. Sur cette tendance de l'histoire arabe, cf. Pellat, Langue et
littérature, p. 143.
2. Le procédé est systématique dans l'histoire de Ya'qûbî, les sources essentielles en
la matière paraissant être Mâ 53' AUâh et Muhammad b. Mûsâ al-tJuwârizmï (cf. t. II,
p. 7. et passim).
3. On retrouve ainsi, à propos de l'Extrême-Orient, d'une part les différentes mers
et les sept climats, mais aussi des indications sur les peuples de l'Asie centrale : cf.
Histoire, t. I, p. 84-85,182-183. Le même esprit préside à toute la partie anté-islamique de
l'histoire de Ya'qûbî (t. I, p. 5-271) : pour l'Arabie traditionnelle, en particulier, on
relèvera le passage sur les marchés de la péninsule (t. I, p. 270-271).
4. On retrouve un peu ainsi un processus de même ordre que celui qui a été signalé
pour la géographie : cf. supra, p. 131-132, 185-186.
5. Cf. supra, p. 102-104.

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La géographie sans les géographes 241

cation régulière d'une histoire 1 ainsi considérée comme une des conditions
mêmes du milieu où ces hommes vivent, mais il n'opère pas le mouvement
inverse : car, historien, il pressent, mais pressent seulement, et par simples
touches, que la géographie peut, en retour, expliquer certains traits de cette
histoire. » La raison dernière de cette différence de traitement, selon le sens
que l'on adopte de l'une à l'autre de ces deux disciplines fondamentales
de la science de l'homme, tient sans doute, on l'a dit, à la puissante spécifi-
cité qui est celle de l'histoire arabo-musulmane. Pièce essentielle d'un sys-
tème culturel dont on a déjà éprouvé la rigueur et même la rigidité, elle ne
sera, en son esprit et en ses formes, remise en question qu'autant que ledit
système aura subi l'impact de changements intervenus dans le contexte
historique ; il n'est donc pas étonnant, de ce point de vue, que la véritable
ouverture de l'histoire à la géographie humaine s'opère seulement avec
Ibn Baldûn, à la faveur des conditions nouvelles que le vm e /xiv e siècle,
dans la ruine consommée de l'hégémonie arabe, impose à la société comme
à la réflexion islamiques.

1. Supra, p. 103, notes 2 et 6.


2. L'Indication, par exemple, des mers et des terres qui entourent la Chine (Histoire,
t. I, p. 182-183) suggère, mais suggère seulement, l'idée capitale d'un isolement du pays.

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CHAPITRE VII

Les monographies
et les dictionnaires

On regroupe, sous l'intitulé du présent chapitre, un ensemble, au demeu-


rant mal connu d'oeuvres à premières vue disparates : car la monogra-
phie, qui se veut topographiquement limitée, mais exhaustive, s'oppose réso-
lument au dictionnaire, topographiquement ambitieux, mais réduit à
l'essentiel. Pourtant, le disparate le cède, et de loin, aux traits communs :
le dictionnaire, comme on le verra plus loin, a pu n'être qu'une forme systé-
matisée de la monographie, les deux genres participant, au moins à l'origine,
de préoccupations de même ordre. Surtout, les œuvres traitées ici, quelles
qu'elles soient, retrouvent une unité de conception dès qu'on les différencie,
globalement, de toutes les autres : à l'opposé des cas traités dans les pages
précédentes, monographies et dictionnaires se caractérisent par un sujet
qui reste, au-delà des variations quantitatives du champ choisi, d'ordre
strictement topographique. On serait dès lors tenté de les rapprocher
d'ouvrages résolument géographiques, fondés, eux aussi, sur le même

1. Et à peine inventorié : cf. Kratchkovsky, p. 128 (131).

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244 Géographie humaine du monde musulman

principe, qu'il s'agisse de la géographie administrative avec Ibn tjurdâdbeh,


de la sûrai al-ard avec Balbï ou de l'adab géographique avec Ibn al-Faqîh. 1
Mais une nouvelle distinction intervient ici, qui oppose la vision univer-
selle de ces géographies à l'optique régionale des monographies sans doute,
mais, tout autant, des dictionnaires. Car, pour être ambitieux, ainsi qu'on
l'a dit, ceux-ci ne font guère qu'ajouter la monographie à la monographie
et ils se montrent aussi incapables qu'insouciants d'une synthèse qui serait
en contradiction avec l'option fondamentale de l'œuvre, laquelle récuse
précisément la synthèse au profit de la rubrique. 2
Le propre des monographies et des dictionnaires est ainsi de se définir
comme des genres intermédiaires. Cette commune caractéristique explique
qu'ils soient, sous leurs formes originelles, historiquement assez instables
et destinés à évoluer, comme on le verra, vers des genres plus amples
ou même, pour prix d'une structuration plus nette, vers un gauchissement
de leur propos initial : toutes tendances dont les aboutissements définitifs
ne prendront place, pour une large part, qu'au-delà du terme chronologique
assigné à cette étude. Mais pour l'heure, on peut, aux premiers siècles de
la littérature arabe, répartir l'ensemble de ces œuvres en trois catégories
fondamentales : les textes relatifs à l'Arabie, ceux qui traitent de pays ou
de villes extérieurs à la Péninsule et, enfin, les ébauches de dictionnaires.

La littérature arabique : ses diverses composantes

Dans le climat d'érudition, de patriotisme et de religiosité mêlés qui préside


à la collecte du patrimoine de la Péninsule, la recherche de la tradition
arabique s'opère, pour les matières qui nous intéressent, en trois directions
essentielles. La première est celle de la littérature des anwâ' 3, qui a connu
elle même une évolution en deux phases. 4 Au sens propre, le mot désignait
un système bédouin de comput et d'observations météorologiques, fondé

1. Et, bien entendu, des masâlik iva l-mamâlik, dont le cas sera traité au chapitre
suivant.
2. C'est si vrai que ces notions générales sur le monde occuperont à peine deux mai-
gres chapitres d'introduction dans le Mu'jam de Yâqût, qui constitue pourtant, par
son ampleur et sa distribution alphabétique, comme le modèle achevé de ces dictionnai-
res. Le cas-limite est offert par l'ouvrage d'Ishâq b. al-Husayn al-Munaggim, dont il
sera question plus loin : les rubriques ne sont ici précédées d'aucune introduction. On
nous objectera sans doute la taille de certaines rubriques, par exemple de celles qui
portent sur une province, voire sur un pays tout entier. Mais, mime ainsi, la rubrique
ne participe pas — ce qui est le fait essentiel — d'un ensemble ordonné. Elle est à elle
seule un tout, coupé de toute relation avec les autres composantes de l'ensemble terre.
3. Cf. les articles de C. Pellat dans Arabica, II, 1955, p. 17-41 (« Dictons rimés,
anwâ' et mansions lunaires chez les Arabes »), et dans El (2), t. I, p. 538-540.
4. On fait abstraction ici du traitement purement mathématique des anwG' dans
lequel s'illustrèrent notamment Tâbit b. Qurra, Ibn Uurdâdbeh etBIrûnï:ef. Arabica,op.
cit., p. 38.

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Les monographies et les dictionnaires 245

sur les couchers acronyques de certaines étoiles et les levers héliaques de


leurs opposites, les vingt-huit périodes annuelles ainsi déterminées s'étant
confondues par la suite avec les vingt-huit mansions lunaires héritées, elles,
des Indiens. Dans cette perspective, un Kitâb al-anwâ', tel que l'écrivent
un Ibn Qutayba ou un Dïnawarï vise à donner les renseignements
essentiels sur l'ensemble de ces mouvements astraux et sur les états corres-
pondants de l'atmosphère terrestre. Le tout, agrémenté des sentences et
dictons courants dans toute littérature populaire pour des faits de ce genre,
est si furieusement arabe et même bédouin que les informations ainsi don-
nées n'ont guère de valeur en dehors du contexte désertique, alors qu'elles
sont, pour l'essentiel, consignées par des érudits sédentaires vivant en Irak ;
surtout, elles apparaissent très tôt comme des thèmes figés, qui n'ont plus
de lien avec le contexte astronomique lui-même2 : aussi bien le but de ces
enregistrements est-il avant tout littéraire, inséparable du souci de fixer
un certain nombre de thèmes et de mots arabes « en voie de disparition ».3
On s'explique mieux, dans ces conditions, que la nécessité de maintenir
ses prérogatives à l'information astrologique et météorologique ait amené
la littérature des anwâ' à chercher son indispensable renouvellement hors
des sentiers d'une lexicographie périmée : elle trouve ainsi un prolongement
naturel dans les calendriers, mais y perd en même temps sa spécificité
arabique. Car, en combinant la tradition des anwâ' à des héritages étran-
gers, les calendriers élaborent un système composite dont le syncrétisme
porte la marque de la Mésopotamie abbasside et qui, fait fondamental, va
servir à l'étude de pays autres que l'Arabie.
Si l'on est ainsi amené à réserver pour plus tard l'étude des calendriers,
force est de constater que, sur d'autres points que les anwâ', la tradition
lexicographique reste extraordinairement vivace et que, de toutes les
formes assignées à la recherche des traditions péninsulaires, elle est sans
doute une des plus spécifiques. Il ne s'agit guère ici *, au fond, que de pré-
ciser les toponymes qui interviennent dans la poésie arabe et dans la tra-
dition, religieuse ou profane : recherche qui s'intègre, comme les anwâ', à
une investigation plus ample, visant à recueillir l'ensemble du patrimoine
arabique. Le cas est particulièrement net pour an-Nadr b. Sumayl (mort
vers 204/818-819) ou pour Asma'ï (mort en 213/828), cités comme maîtres
dans ces deux disciplines à la fois. La recherche lexicographique, ainsi
définie, reste inséparable de l'Arabie. Elle lui est, tantôt, limitée au sens
topographique du terme, notamment avec Asma'ï ou 'Arrâm b. al-Asbag

1. Autres noms dans Arabica, op. cit., p. 36-37 ; cf. aussi Kratchkovsky, p. 118-119
(124-125).
2. Elles sont faussées, notamment, par le jeu de la précession des équinoxes.
3. Arabica, op. cit., p. 36.
4. Sur cette littérature, cf. Kratchkovsky, p. 118-123 (124-128).

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246 Géographie humaine du monde musulman

( m o r t en 331 /845). 1 D ' a u t r e s fois, elle excède le cadre strictement t o p o n y -


m i q u e pour éclairer par exemple des noms de plantes, d ' a n i m a u x , de phéno-
mènes météorologiques, voire certains traits de civilisation, de vie m a t é -
rielle ou d'histoire, mais sans déborder jamais hors du cadre de la
Péninsule, qui reste, au nom des impératifs signalés, l'unique référence :
de cette méthode, a n - N a d r b. Sumayl, Hisâm a l - K a l b ï (mort vers 206/820),
Abu ' U b a y d (al-Qâsim b. Sallâm) (mort en 223/837), 'Arrâm b. al-Asbag et
SIrâfï (mort vers 368/979) 2 sont les meilleurs représentants. Avec Kalbï,
du reste, il semblerait que se fît jour une ébauche d'évasion hors du do-
m a i n e arabique 3 ; mais ce n'est là qu'illusion, l'Arabie se taillant toujours
la p a r t du lion et les rares noms cités en dehors de son domaine topogra-
phique référant à des villes qui demeurent liées à son histoire à elle et a u x
souvenirs recueillis par sa tradition : Hïra, K û f a , Édesse. Rien donc qui
s'élargisse, ici encore, à une quelconque vision, géographique et panora-
mique, du monde.
Si criante que soit l'arabicité de cette recherche lexicographique, elle
s'amplifie p o u r t a n t encore, comme on p e u t s'y attendre, lorsqu'on passe à
la peinture du cœur de la Péninsule : l'évocation des Lieux Saints, qui est,
on l'a déjà vu 4, une des pages obligées de t o u t e s les descriptions du monde,
est évidemment née sur la place même, où elle a inspiré, à elle seule, des
ouvrages entiers, les plus célèbres étant ceux d'Azraqï et de Fâkihï, morts
respectivement en 244/858 et vers 272/885. Cette littérature, qui brasse
descriptions, poèmes et récits, est en vérité assez éloignée de la géographie,
à laquelle ne l ' a p p a r e n t e n t guère que les précisions topographiques qu'elle
livre. S'il fallait la rapprocher d'autres genres littéraires, c'est à l'histoire
q u ' o n songerait, je v e u x dire à celle qui est née, elle aussi, dans la Pénin-
sule », ou encore à une certaine littérature de pèlerinage, précisément liée à

1. Compléter, sur ce point, l'aperçu de Kratchkovsky avec les noms d'Abû ' U b a y d
as-Sakûnï, d'Abû 1-A5'at al- Kindï (qu'on ne confondra pas avec le savant cité au
chap. III, ni avec les historiens cités infra, p. 254, notes 3, 4, 5), de Muhammad al-
Kalbï (mort en 146/763) et d'Abu Muhammad al-Aswad al-Gundiganî (mort en 433/
1041) : cf. Yâqût, Mu'gam al-buldân, t. I, p. 11 (références bibliographiques dans
W. Jwaideh, The inlroductory chapters of Yâqùt's Mu 'jam al-buldâti, Leyde, 1959, p. 11-
12).
2. Ne pas confondre ce célèbre philologue avec Abu Zayd as-Sïrâfi, l'auteur du Sup-
plément à la Relation, étudié au chap. IV. Sur cet aspect lexicographique arabique,
mais élargi à d'autres sujets que la toponymie, cf. la note de la p. 127 de la traduction
en arabe de l'ouvrage de Kratchkovsky. On rectifiera par ailleurs le lapsus du traducteur
de Kratchkovsky, qui donne Abu 'Ubayda et non Abu 'Ubayd : op. cit., p. 120 (126).
3. Notamment avec ses deux Livres des pays ( Kitâb al-buldân al-kabir et Kilâb
al-buldân as-sajir). Il faudrait citer ici également le cadi Wakï', mort en 330/941,
par ailleurs auteur d'un livre d'anwâ', mais dont l'œuvre principale semble avoir été
un livre de traditions (ahbâr) sur les routes (luruq) et les pays (buldân). Malheureuse-
ment, ce livre, resté d'ailleurs inachevé (cf. Fihrist, p. 114), ne nous est pas parvenu.
4. Supra, p. 73-74, 167 et passim.
5. Cf. supra, p. 29 sq.

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Les monographies et les dictionnaires 247

la monographie. 1 Mais si la description des Lieux Saints, et avec elle toutes


les formes de l'évocation de l'Arabie, restent ainsi, en elles-mêmes, margi-
nales par rapport à une géographie véritable, elles vont, au iv e /x e siècle,
converger et trouver leur aboutissement dans une description générale de
la Péninsule qui méritera, par bien des côtés cette fois, l'appellation de
géographie.

La géographie de la Péninsule arabique : Hamdâni

Le peu que l'on sait de Hamdânï 2 nous met en présence d'un Arabe de
souche, vivant dans la Péninsule 3 , plus précisément en ses régions méridio-
nales, et engagé à plein dans des intrigues, sans doute d'inspiration ismaé-
lienne, menées contre le pouvoir zaydite local : vie relativement sédentaire,
donc, mais politiquement agitée et placée parfois sous le signe de la prison,
où Hamdânï, selon certaines traditions, serait mort en 334/945-946. 4
C'est, au fond, avec les engagements sentimentaux, politiques, mais aussi
religieux que le mot recouvre alors, une manière de patriote 5 : on le voit à
son œuvre, qu'il consacre en effet, de façon prioritaire, à l'Arabie. Les
deux livres majeurs, l'un d'histoire et l'autre de géographie, que sont le
Diadème des généalogies (al-Iklïl f l l-ansâb) e t la Description de l'Arabie
(Sifat gazïral al-Arab)* sont même beaucoup plus qu'arabes : Yéménites,
pourrait-on dire, puisque Ylklïl rassemble des traditions sur les régions
méridionales de la Péninsule et que la Description, à son tour, réserve à ces
mêmes régions une place éminente 6, indice d'un particularisme jaloux,

1. Sur cette littérature, cf. supra, p. 149 sq.


2. Son nom même est incertain : il est parfois appelé Ibn a!-Hà'ik ou Ibn Abï d-
Dumayna.
3. Une exception (cf. O. Lofgren, dans El [2], t . III, p. 127) : le voyage en Irak, terre
d'élection de la grammaire e t de la lexicographie, voyage indispensable pour qui se
v e u t , comme H a m d â n ï , spécialiste en ces matières. A cette exception près, les déplace-
m e n t s de H a m d â n ï se situent en Arabie même, n o t a m m e n t à La Mekke, où il semble avoir
séjourné assez longtemps.
4. Sur la participation de H a m d â n ï aux luttes intestines du Yémen, qui m e t t e n t
aux prises, entre autres intérêts, ceux des Ziyâdides, des Zaydites et des Qarmates,
cf. les articles de C. van Arendonk et O. Lofgren, dans El, t . II, p. 262 et El (2), t. I I I ,
loc. cit.
5. Le m o t est de K r a t c h k o v s k y , p. 167 i. f . (170).
6. Si l'on fait abstraction de l'introduction astronomique et cosmologique (p. 1-46) et,
d ' a u t r e p a r t , du long poème qui clôt l'ouvrage (p. 235-279), la matière des 189 pages
restantes, qui composent réellement la description de l'Arabie, se r é p a r t i t comme suit :
a. généralités sur l'Arabie : p. 46-51, 134-136, 173-176, 203-235, soit 42 pages ; b. régions
hors de l'Arabie du sud ou passages p o r t a n t à la fois sur l'Arabie du sud et d'autres ré-
gions : p. 52,67-81,136-172,176-190, soit 65 pages (les régions carrément extérieures à l'Ara-
bie [Egypte, Syrie, Irak], qui sont du reste celles où l'implantation arabe, après la
conquête, f u t la plus forte |esprit confirmé par p. 130-133 : liste des tribus installées en
ces pays ; autre exemples p. 129-130], sont traitées, comme t o u t ce qui n'est pas l'Arabie

•Voir Addenda, paye l<»r>

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248 Géographie humaine du monde musulman

allant de pair avec une indifférence marquée, voire une franche hostilité,
pour la tradition higâzienne. 1 Toutefois, cette communauté d'inspiration
ne rend pas les deux ouvrages semblables, tant s'en faut. Loin de faire
double emploi, ils ont chacun, dans la pensée de Hamdânï, leur domaine
réservé : leur définition va nous permettre, chemin faisant, de préciser les
traits fondamentaux de la géographie de la Description.
E t d'abord, celle-ci s'éclaire, précisément, par référence à Ylklll. En
plus d'un passage, Hamdânï récuse, dans la Description, tout le domaine
des traditions (ahbâr), qu'il déclare réserver, expressément et exclusivement,
à Vlklïl.2 II entend, du reste, le mot A'ahbâr en un sens très large, puisqu'il
dépouille la Description non seulement de tout ce qui est tradition histo-
rique, mais aussi, bien souvent, des données littéraires de convention : il y
a, au propre, dans la Description, une manière allusive de traiter l'adab 3
qui n'est pas un des traits les moins originaux de l'œuvre, un peu comme si
l'auteur, supposant connus ces thèmes, entendait réserver son livre à des
renseignements plus intéressants et surtout moins rebattus.
Ainsi débarrassée de l'histoire et de l'adab, la Description sera celle « des
lieux habités, des routes, des eaux, des montagnes, des pâturages et des
vallées » 4 : programme, on le voit, très précis, et non moins précisément
exécuté dans le corps même de l'œuvre. Mais prenons garde que les rubri-
ques qui constituent ainsi la géographie de Hamdânï sont traitées selon
les techniques chères à la tradition péninsulaire, je veux dire dans le même
esprit lexicographique déjà étudié. Par là, et quel que soit le terrain qu'elle
aborde à la faveur de ce programme la Description prend tout naturelle-
ment place dans une lignée d'oeuvres soucieuses de mots plus que de réalités

du sud, sous forme d'excursus) ; c. passages consacrés exclusivement à l'Arabie du


sud : p. 51, 53, 54, 55-67, 81-134, 190-203, soit 81 pages. Une réserve toutefois : il se
peut, d'après Qiftï, cité par O. Lôfgren (pp. cit.), que la Description ait fait partie d'un
Kilâb al-masûlik wa l-mamâlik plus ample.
1. La Mekke et Médlne sont quasi absentes de la Description, et la tradition prête à
Hamdânï des vers injurieux à l'adresse du Prophète.
2. Par exemple p. 67, à propos de Çan'â' (où Hamdânï renvoie, pour les abbâr
relatifs à la ville, à « d'autres livres »), et 203 (renvoi au livre VIII de l'Iklil pour l'his-
toire des forteresses célèbres du Yémen). Autres références à l'Iklil p. 55, 57, 58 et
passim.
3. Cf. par exemple p. 67 (simple allusion aux cuirs et aux aciers du Yémen), 132
(«l'église d'Édesse fréquemment citée dans les dictons»), ibid. (Palmyre «l'antique»)
et passim. Le procédé de l'allusion est ainsi systématisé jusqu'aux abbâr eux-mêmes,
pour lesquels, lorsqu'ils sont trop connus, on évite même la référence à l'Iklil, en se
contentant d'une formule vague rappelant leur célébrité : cf. p. 74 (à propos du territoire
des Sakâsik), 103 (quatre lignes à peine pour rappeler l'histoire du célèbre canton de
Ma'rib. dont la description occupe les p. 102-103), etc.
4. P. 46.
5. En dehors des rubriques signalées, la Description traite, à l'occasion, d'orographie ou
de pédologie (p. 67, 157-158), de météorologie (p. 154), de botanique (p. 155-156),
de lieux de culte (p. 127), de productions agricoles ou minières (p. 196-203), etc.

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Les monographies et les dictionnaires 249

concrètes, de significations plus que d'objets. L'important, pour elle, n'est,


pas tant de savoir ce qui est, que de savoir ce que parler veut dire. Mise en
présence d'un nom de ville ou de montagne, elle ne se préoccupe pas d'évo-
quer la réalité vivante à laquelle il renvoie, mais seulement de préciser ce
qu'on doit désigner sous ce nom. La nature cède ainsi le pas au bon usage,
la description à la définition et la géographie au lexique : les mots étant ici
des toponymes, les définir reviendra donc à localiser, sur la carte, les aires
qui leur correspondent. Mais cette orientation préfigure, à son tour, un
visage essentiel de cette géographie : comme les toponymes connaissent leur
plus grande richesse non pas dans les villes, mais hors d'elles, dans l'infini
foisonnement des lieux-dits, et comme, de toute façon, c'est au désert que
la tradition poétique de la Péninsule •— et, par voie de conséquence, la
lexicographie qui l'éclairé — trouvent leurs modèles et leurs cadres, il en
résulte un déséquilibre fondamental pour cette géographie de l'Arabie : si
les tribus et leurs domaines y tiennent une place considérable, les villes n'y
apparaissent pas. 1 Géographie du mot, elle est, du même coup, une géogra-
phie de la campagne.
Ces caractères s'affirment d'autant plus qu'ils tranchent, paradoxale-
ment, sur un fond de géographie grecque, dont l'exposé, sur bien des points
magistral, constitue comme une préface à la description proprement
dite de l'Arabie. 2 A plusieurs reprises, Hamdânï prouve qu'il a, du texte
de Ptolémée», non pas les approximations fournies par la tradition de
l'adab, mais une connaissance précise et directe. 4 A ce retour aux sources
nous devons une présentation de la mappemonde extrêmement originale
dans la littérature arabe d'alors : non pas t a n t selon les sept « climats »
traditionnels • que par zones délimitées au moyen de vingt-six parallèles
en partant de l'Ëquateur. 7 De la même façon, la théorie des influences

1. La seule exception notable (p. 55-67) est une monographie consacrée à San'â',
ville natale de l'auteur.
2. P. 1-46.
3. Dont le nom apparaît p. 10, 28, 31.
4. J'entends par là : sans autre intermédiaire que le traducteur éventuel. A remarquer
en particulier l'absence de tout cliché littéraire (par exemple du thème du « jaune dans
l'œuf », si en faveur alors pour symboliser la position centrale de la terre dans l'univers :
cf. Ibn Hurdâdbeh, p. 4 ; Ibn al-Faqîh, p. 4-5 ; Ibn Rusteh, p. 8 ; Mas'ûdï, Prairies,
§ 1326, Muqaddasî, trad., § 96) et la forme grecque sous laquelle sont livrés les princi-
paux noms de la fûrat al-ard (p. 10 sq. ; on se contentera ici d'un exemple particulière-
ment significatif : Ceylan est indiquée sous son nom de la géographie grecque [Tapro-
bane, Tabrûbânâ], et non sous celui de Sarandïb). Autres auteurs cités : Hermès (p. 6) et
Dioscoride (p. 37).
5. Aux sources indiennes également : le Sindhind est cité p. 27.
6. Ils interviennent p. 24-26.
7. P. 10 sq. Le même esprit est étendu à l'étude de l'Arabie : Hamdânï ne se contente
pas d'en situer approximativement les villes, par référence aux « climats • ou aux paral-
lèles, par exemple, mais il en donne les latitudes et longitudes : p. 44-46.

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250 Géographie humaine du monde musulman

solaires et astrales sur les êtres vivants et leurs caractères, dont a on vu


quel rôle elle avait joué dans l'élaboration d'une certaine géographie hu-
maine, inspire à Hamdânï l'un des exposés les plus complets et les plus
remarquables qui nous soient parvenus sur la distribution du monde selon
ces influences. 1
On voit en quel sens il est permis, véritablement, de parler de géogra-
phie à propos de la Description. Il y a, d'abord, souci de localisation au
niveau de la planisphère, et ce d'une façon qui mérite que l'on s'y attarde
quelque peu. Si l'Arabie est ainsi reliée à la terre dans son ensemble, c'est
en vertu, non pas d'une concession quelconque aux modes de la sûrat al-ard
revue par l'adab, mais d'un propos délibéré et fort cohérent. Hamdânï
déclare expressément 2 qu'il existe deux ordres de données à inventorier à
propos de l'Arabie : celles qu'elle partage avec le reste du monde et celles
qui lui appartiennent en propre. Or, ces deux catégories s'éclairent admira-
blement dans la suite du texte : les données générales, ce sont les caractères
naturels imposés, à l'Arabie comme aux autres pays du monde, par les
influences astrales et zodiacales ; puis, une fois traité de cette question,
c'est-à-dire de la distribution, déjà signalée, du monde selon ces influences 3,
« reste », comme le déclare Hamdânï 4 , à parler de l'Arabie elle-même, de
l'Arabie irréductible au monde, autrement dit de sa topographie, selon les
thèmes ° et dans l'esprit que l'on a définis. La description de la Péninsule
est ainsi reliée très fortement, dans la pensée de Hamdânï, à celle, qui lui
est préliminaire, du monde. On dira, certes, que la géographie de l'Arabie
proprement dite n'a presque rien à voir, étant donné son caractère essen-
tiellement lexicographique, avec ce que nous entendons aujourd'hui par le
terme de géographie. Mais ce qui est remarquable et qui nous permet de
prendre la mesure de Hamdânï par rapport aux auteurs précédents, c'est
précisément tout ce qui arrache cette description à la norme lexicogra-
phique pure en la tirant vers ce qui est, au-delà des mots, une géographie.
Dans la mesure en effet où l'on explique ici, non pas seulement, comme c'est
souvent le cas pour le lexicographe, les mots difficiles ou mal connus, mais
tous les mots, on finit immanquablement par livrer avec eux, si leur énumé-
ration est complète, des catégories globales. La liste des plantes du Nagd,
par exemple, contient plus que les noms eux-mêmes : une évocation, au
vrai, du tapis végétal et du paysage du plateau 6 ; de la même façon, le
Higâz tout entier se profile dans ce chapelet de toponymes qu'on égrène,
du Yémen à la Syrie, pour désigner la chaîne côtière ; et puis, il y a les pistes,

1. P. 28-44.
2. P. 28.
3. P. 28-44, déjà citées.
4. P. 46.
5. Référence p. 248, note 4.
6. P. 155-156.

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Les monographies et les dictionnaires 251

les puits, les vallées, les roches, les pluies, tous ces à-côté de la lexico-
graphie 1 qui, nés à son ombre, la prolongent et surtout la dépassent en
fait, magiquement, par ce qu'ils évoquent. E t cette terre, enfin, est partout
animée d'hommes, puisque aussi bien les noms de ces lieux qui la composent
s'accompagnent toujours de la mention des tribus qui les hantent. ' Au
point extrême de ce glissement de la lexicographie à une manière de géogra-
phie 3, Hamdânï serre de très près, en quelques passages *, une présentation
générale des lieux qui sera celle des masâlik wa l-mamâlik.5
E t pourtant, il ne s'agit, en tout cela, que de réussites partielles, de
promesses avortées ; dès qu'il traite de l'Arabie, tout se passe comme si
Hamdânï, par ailleurs si remarquable dès qu'il est question de la terre
entière, s'enfermait dans un esprit et des techniques qui l'éloignent de la
géographie véritable : quoi qu'il fasse et quelque prolongement qu'il
donne à la lexicographie, sa description de la Péninsule, si riche par t a n t
de traits, ne sort jamais de la méthode de la nomenclature commentée : en
d'autres termes, la science grecque s'arrête aux portes de l'Arabie, qui lui
substitue ses propres modes de pensée. Là n'est certes pas le moindre para-
doxe de cette Description : nous disions tout à l'heure que la présentation
de la Péninsule était directement liée à celle de la terre, qui la précède.
C'est vrai, sans doute, mais au sens où se tiennent les deux volets d'un
diptyque, ou les deux faces d'un miroir : l'Arabie est bien unie au reste de
la terre, mais elle lui est en même temps irréductible. 6 Cette distinction,
qui isole l'Arabie du monde tout comme elle juxtapose, sans les fondre, la

1. Cf. également, p. 248, note 5.


2. Il y a ainsi, notamment, une façon originale de traiter le thème des itinéraires,
qui combine l'indication des distances, celle des latitudes des principaux points qu'ils
Joignent et, enfin, celle des tribus dont ils traversent les territoires : cf. p. 130-133,
173-175. Le procédé de référence à la tribu est par ailleurs à peu près constant dès qu'il
s'agit de montagnes, de vallées et de points d'eau.
3. Il faudrait dire un mot, sur le plan de la méthode, d'une part du souci d'information
et de critique personnelles manifesté par Hamdânï (cf. exemple p. 74 : information de-
mandée sur place, pour la localisation d'un toponyme ; p. 172-173 : critique d'une tradition ;
p. 191-192 : remarquable passage sur le climat du Yémen, où les données astronomiques
sont mises, avec rigueur, à l'épreuve de l'observation directe) et, d'autre part, d'une ébau-
che d'élaboration d'un lexique technique (cf. p. 157-158 : terminologie relative au relief).
4. Traitant de l'Arabie du sud, qu'il connaît bien, et directement.
5.''Exemple p. 104, à propos du canton (miblâf) de Dimàr : « canton riche, avec des
chevaux de race, des raisins à profusion, des cultures, canton chargé d'histoire aussi »
(nafls kailr al-bayr •atlq al hayl katir al-a'nâb wal-mazàri'\wal-ma'âlir) ; comparer ce
type de présentation, classique, avec celles que donne de son côté Muqaddasi, par exem-
ple celles de 'Amman ou de Maâb : trad., § 186, 197.
6. Irréductible aussi, chaque partie de l'Arabie à toutes les autres, en vertu de la
fidélité de cette nomenclature, qui reproduit à merveille les cloisonnements topogra-
phiques et tribaux.

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252 Géographie humaine du monde musulman

tradition péninsulaire et la science grecque, pose, en fin de compte, sur le


plan de la culture, deux problèmes essentiels.
Le premier touche aux conditions mêmes de l'acheminement des thèmes
grecs jusqu'au cœur de cette forteresse : faut-il penser que, si les traduc-
tions du m e / i x e siècle se sont frayé un accès à l'Arabie du sud, c'est juste-
ment parce qu'elle était, depuis toujours, infiniment moins fermée aux
marchandises et aux influences étrangères que le reste de la Péninsule,
jalousement gardé par la nature et la tradition ? Sans doute faut-il
répondre par l'affirmative, surtout si l'on songe aux relations maritimes
très actives qui unissaient ce pays et l'Irak, et, en tout état de cause, t a n t
qu'on n'a pas de preuve formelle que Hamdânï a lui-même rapporté cette
science grecque de voyages hors du pays natal. 1 Quoi qu'il en soit, et une
fois constatée, à travers Hamdânï, une présence des thèmes grecs en Arabie
du sud, un deuxième problème se pose, qui touche à l'étude desdits thèmes
non plus cette fois dans leur acheminement, mais à l'arrivée. Or, si l'on
veut ainsi juger de l'impact d'une culture étrangère dans le contexte
d'accueil de l'Arabie du sud, la réponse, ici, paraît simple pour la bonne
raison qu'il n'y a pas de contexte d'accueil : si, même avec une personnalité
aussi éclairée et ouverte que Hamdânï, l'esprit grec n'a droit de cité, en
Arabie, que pour parler précisément d'autre chose que de cette Arabie,
cela prouve que, dès qu'il s'agit d'elle, je veux dire de son terroir, de ses mo-
dèles, de ses formes les plus spécifiques, la culture de la Péninsule se révèle
d'emblée allergique à tout corps étranger. 2
L'importance de Hamdânï tient donc, au bout du compte, à ce qu'il
pose le problème de la rencontre entre l'Arabie et la Grèce dans son éclai-
rage le plus cru. Au niveau d'une culture entendue comme patrimoine
intellectuel du plus grand nombre 3 , la Grèce est confrontée à deux situations
possibles : dans un contexte arabo-musulman, très mêlé par conséquent,
tel qu'il existe en Irak et s'exprime dans cette culture composite qu'est
l'adab, la Grèce est acceptée, mais au prix, on l'a vu, de transformations
qui en changent le visage ; si, comme chez Hamdânï, le contexte est pure-

1. Il se peut toutefois, reconnaissons-le, outre la tradition relative au voyage en Irak


(supra, p. 247 note 3), qu'ait joué ici une tradition familiale, Hamdânï ayant peut-être
connu les théories de Ptolémée par son père, qui avait voyagé, ainsi qu'il est dit dans la
Description (p. 200), en Irak, en Egypte et au 'Umân.
2. La même irréductibilité se fait jour en science : pour l'évaluation des latitudes et
des longitudes, Hamdânï prend bien soin de citer, à côté de l'école indienne (le Sindhind)
et de la tradition ptoléméenne, une tradition arabe et musulmane représentée par
l'école d'al-Ma'mûn, mais aussi par « les calculateurs de San'â' » (hussdb San'â') : p. 26-27.
3. Patrimoine qu'exprime la littérature, au sens courant du terme ; ceci exclut la
réflexion spécialisée (philosophique ou scientifique), laquelle est marginale par rapport
à ce patrimoine et connaît, bien évidemment, pour le cas qui nous occupe, d'autres
traitements de la pensée grecque.

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Les monographies et les dictionnaires 253

ment arabe elle garde ses caractères originaux, mais est traitée comme
un produit d'importation culturelle non incorporable à ce contexte. Elle
n'a donc le choix, en définitive, selon l'arabicité plus ou moins estompée de
la culture à laquelle on la confronte, qu'entre un accueil qui implique alié-
nation et une sauvegarde qui vaut exclusion. Par voie de conséquence, si
la géographie humaine véritable, celle des masâlik wa l-mamâlik, peut être
considérée, sous un certain angle, comme la remise en cause, par l'expé-
rience personnelle, des théories grecques touchant à la fois et la situation
des terres sur la carte et les relations des hommes à ces terres, on voit que
cette remise en cause pourra s'opérer seulement dans un milieu où des
contestations de ce genre ont quelque chance d'aboutir : non pas, donc,
dans une culture monolithique comme l'est celle de la Péninsule, où les
apports extérieurs, lorsqu'ils y parviennent, restent étrangers et plaqués,
mais au sein d'une culture composite, qui, parce qu'elle est née de la ren-
contre de traditions différentes, ne peut précisément s'élaborer, en tant
que telle, qu'au prix de concessions réciproques de ces cultures les unes vis-
à-vis des autres. En dernière analyse, c'est dans le contexte de la culture
non pas arabe, mais arabo-musulmane, telle qu'elle se compose, en Irak
surtout, avec le concours de l'Arabie, mais aussi de la Perse, de la Grèce et
de l'Inde, et en tout cas hors du sol même de la Péninsule, que le genre des
masâlik wa l-mamâlik, par bien des côtés héritier de cette culture, aura
chance de voir le jour. La leçon de la Description est ainsi très claire : c'est
la preuve, pour l'époque, et même avec toutes les chances d'une personna-
lité exceptionnelle comme celle de Hamdânî, de l'échec d'une géographie
humaine en milieu arabe pur.

La littérature provinciale sous le signe de l'histoire

De ce genre littéraire qui consiste à raconter et exalter une terre au-dessus


et parfois à l'exclusion de toutes les autres, la littérature arabique ne pos-
sède pas le monopole. Si elle est, pour des raisons religieuses évidentes,
la première à voir le jour dans les lettres arabes, on peut raisonnablement
poser que d'autres villes, d'autres pays suivront un exemple aussi illustre :
nécessités administratives de connaissance du milieu local, zèle d'érudits
provinciaux et, par-dessus tout, refus de céder la première place se conju-
guent pour favoriser assez t ô t 2 l'éclosion de ce qu'on pourrait appeler,

1. Ce qui implique, compte tenu de ce qu'on vient de dire à ce propos, qu'il est dé-
pouillé des thèmes de l'adab, dont le caractère composite altérerait sa pureté ; on a vu
plus haut (p. 248, note 3) que tel était bien le cas.
2. Dès le i n » / i x e siècle, selon les plus anciens témoignages ou documents parvenus
jusqu'à nous. Aperçus sur cette littérature dans Kratchkovsky, p. 163-165 (167-169) ;
Cahen, < Mouvements populaires... », dans Arabica, VI, 1959, p. 250-251 (avec référence

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254 Géographie humaine du monde musulman

dans un autre contexte, une littérature de clocher 1 : on ne s'étonnera guère


de la trouver particulièrement vivace en Egypte et dans les pays iraniens 2 ,
autrement dit là où un particularisme de base se renforce au souvenir
d'une histoire spécifique, voire, dans le cas de l'Iran, à la survivance
d'une langue nationale.
On peut classer les œuvres composant cette littérature en trois catégories
fondamentales : les monographies historiques appliquent à un domaine
spatialement circonscrit la technique éprouvée des traditions profanes
(ahbàr), employée par les histoires universelles 3 ; elles s'attachent parfois,
de façon toute particulière, à la description des lieux, soit qu'elles lui
réservent un chapitre spécial, comme c'est le cas chez al-Hatïb al-Bagdâdï,
soit qu'elles évoluent globalement, sous cette influence, vers un genre
spécial, celui de la topographie historique (les hitai), qui connaîtra sa plus
grande vogue en É g y p t e 4 ; enfin, le thème de la défense et illustration du
pays, avoué ou latent en toutes ces œuvres, peut s'accuser au point de les
transformer en recueils de particularités (hasâ'is) et d'avantages ( f a d â ' i l ) à
la gloire dudit pays 5 : un des exemples les plus célèbres de ces recueils est

à R o s e n t h a l , Hislory of Muslim Historiography) ; GAL (voir références ci-dessous,


notes 3 et suiv.). Impossibilité, en t o u t état de cause, d ' u n e recension t o t a l e : cf. K r a t c h -
k o v s k y , p. 166 (170).
1. L'expression est de C. Cahen, op. cit.
2. Le cas de l ' E s p a g n e sera e x a m i n é un peu plus loin.
3. Citons ici (cf. K r a t c h k o v s k y , p . 164 [168]) 'Ali as-Saliâmï, m o r t en 344/955, a u t e u r
d ' u n e histoire des g o u v e r n e u r s du H u r â s â n , et NarSabï, m o r t en 348/959, a u t e u r d ' u n e
histoire de B u l j â r à ; p o u r I ' É g y p t e : 'Abd a l - H a k a m , m o r t en 257/871 (histoire de la
conquête de I ' É g y p t e et du Magrib : K r a t c h k o v s k y , ibid. ; GAL, t . I, p. 154) et M u h a m -
m a d b. Yûsuf a l - K i n d ï , m o r t en 250/961 (histoire des gouverneurs et cadis d ' É g y p t e :
K r a t c h k o v s k y , p. 164-165 [168-169] ; GAL, t . I, p. 155 et Suppl., t . I, p. 229-230).
Ce genre de t r a d i t i o n s historiques locales p e u t , d u reste, s'intégrer à des œ u v r e s plus
vastes : cf. p a r exemple les listes d e préfets données p a r Y a ' q u b ï (Pays, passim) à l'oc-
casion de la description des provinces.
4. P o u r la célèbre i n t r o d u c t i o n topographique à l'histoire de B a g d a d , d ' a l - H a t l b
a l - B a g d â d l ( m o r t en 463/1071), cf. l'éd., avec t r a d u c t i o n et i n t r o d u c t i o n , de G. Salmon,
Paris, 1904, 184 p. + index et t e x t e arabe. E n ce qui concerne B a g d a d , d u reste, la t r a -
dition est p e u t - ê t r e plus ancienne : cf. K r a t c h k o v s k y , p. 163 (167), p o s a n t le cas d ' A h -
m a d b. Abî T à h i r T a y f û r . P o u r les hitat d ' É g y p t e , a j o u t e r , a u x n o m s , d é j à cités (note
précédente), de ' A b d a l - H a k a m e t M u h a m m a d al- K i n d ï , lesquels consacrent, à ces
problèmes de t o p o g r a p h i e historique, soit u n c h a p i t r e de leur o u v r a g e historique,
soit u n o u v r a g e particulier, les n o m s d'al-Qudâ'ï, m o r t en 454 /1062 (cf. K r a t c h k o v s k y , p .
165 [169] ; GAL, t. I, p. 418-419 et Suppl., t . I, p. 584-585), et d ' I b n Zulâq (sur ce
dernier, cf. note suivante). L a t r a d i t i o n se p o u r s u i t , au-delà des limites chronologiques
de c e t t e é t u d e , avec de n o m b r e u x auteurs, d o n t le plus i m p o r t a n t est Maqrïzi, m o r t
en 845/1442. La Syrie est représentée par A b u 1-Hasan 'Ali a r - R a b a ' ï , m o r t en 435/
1043 (cf. t a b l e a u des a u t e u r s ) .
5. On a d é j à n o t é , c h e m i n f a i s a n t (cf. n o t a m m e n t p. 54-56, 174-175), l ' i m p o r t a n c e
de ces t h è m e s dans les l e t t r e s arabes et sans d o u t e les lettres orientales en général.
Citons ici ' U m a r b. M u h a m m a d al- Kindî, fils d u Kindï cité a u x d e u x notes précédentes

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Les monographies et les dictionnaires 255

l'Abrégé des merveilles (Muhlasar al-'agâ'ib), composé vers l'an 1000 p a r


Ibrahim b. Wasïf S â h . 1 On a déjà présenté cette œ u v r e 2 comme l'aboutis-
sement d'une littérature de l'insolite, dont les thèmes se développent,
selon un processus continu, dans le sens de l'accentuation du merveilleux :
Ibrahim b. Wasïf Sàh est ainsi, pour l'époque qui nous occupe, le dernier
jalon de cette chaîne qui, depuis le milieu du ix e siècle de J.-C. et de cin-
quante ans en cinquante ans environ, fait chaque fois s'ajouter l'extraor-
dinaire à l'extraordinaire, à travers ces œuvres qui ont nom Relation,
Supplément, Merveilles de l'Inde, et enfin, Abrégé. C'est à bon droit, p a r
conséquent, qu'on peut parler d'une encyclopédie de l'insolite à propos
de la première partie de l'Abrégé3, laquelle traite des mirabilia de l'ensem-
ble du monde. Du même coup, le reste de l'œuvre, consacré à l ' Ë g y p t e
seule et inspiré de puissantes traditions locales 4, vise à présenter le pays, à
travers son histoire pré-islamique ou légendaire, ses monuments et son
fleuve, comme la terre d'élection de ces mirabilia 5 : ainsi, tout comme il est
l'aboutissement de la littérature des merveilles, l'Abrégé donne également,
à t r a v e r s cette littérature qu'il applique à un pays de choix, une de ses
formes les plus caractéristiques au genre des hasâ'is et des fadâ'il.
D e cette littérature provinciale, souvent encore très mal connue », une
certitude au moins se dégage : son silence absolu q u a n t à la géographie
humaine. Silence fort explicable, du reste, dans la mesure où ces œuvres,
relevant de l'histoire, affichent, comme on l'a dit au chapitre précédent 7 ,
une spécificité qui les rend irréductibles aux notations « extérieures »,
géographiques notamment. La topographie, à laquelle, on l'a vu, elles
peuvent être conduites, n'est guère, de ce point de vue, que l'application

(cf. K r a t c h k o v s k y , p. 165 [169] ; GAL, Suppl, t . I, p. 230), a u t e u r d ' u n livre sur les
fadâ'il de l ' É g y p t e , et I b n Zûlâq, m o r t en 387/997, a u t e u r , p o u r l ' E g y p t e encore,
d ' u n ouvrage à cheval sur le genre des fadâ'il et celui des bitat (cf. K r a t c h k o v s k y ,
ibid. ; GAL, ibid).). Les fadâ' il inspirent des poésies entières : cf. la Risâla fi mahâsin
Içfahân (Epttre sur les charmes d'Ispahan), d'al-Mufaddal b. Sa'ïd al-Mâfarrubî,
écrite, en vers pour sa plus grande p a r t i e , en 421 /1030 (cf. GAL, Suppl., t . I, p. 875).
1. Sur l ' o r t h o g r a p h e de ce n o m et la discussion relative à la d a t e de composition
de l'Abrégé, voir références au t a b l e a u des a u t e u r s .
2. P. 124, 130.
3. P. 3-157 de la t r a d . de Carra de V a u x , op. cit. Cf. p a r exemple l'accélération d u
f a n t a s t i q u e dans les récits de marins (p. 31-32, 38-39) et le cycle des îles f a n t a s t i q u e s
(p. 45-54, 67-74).
4. Cf. Carra de V a u x , op. cit., p. X X I I I - X X I V .
5. Cf. l'eulogie qui ouvre cette deuxième p a r t i e (p. 161) et d o n n e le ton à t o u t e c e t t e
histoire égyptienne ; sur les m o n u m e n t s , cf. i n d e x , s.v. « Memphis », « O c h m o u n », « P y r a m i -
des», etc. ; sur le Nil, passim et p. 343-350 (sur l'origine divine du fleuve).
6. T e x t e perdus, ou connus seulement p a r des citations éparses où le visage originel
des œ u v r e s se dégage mal, ou encore m a n u s c r i t s , ou encore mal ou partiellement édités,
les lacunes sont décidément immenses : cf. K r a t c h k o v s k y , loc. cit. et a n n o t a t i o n .
7. P. 239-241.

A n d r é MIQUEL. 20

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256 Géographie humaine du monde musulman

d'un principe qui reste strictement historique, à savoir la fixation, dans


l'espace, des faits qui constituent précisément l'histoire : rien là, donc, qui
soit vraiment géographique, tant que cette topographie — ce qui est le cas
— reste topographie et ne s'élargit pas, au-delà de l'inscription des lieux
sur la carte, jusqu'à leur peinture et surtout jusqu'à l'évocation des activités
qui s'y déroulent, non pas tel jour, privilégié et révolu, de l'histoire, mais
tous les jours que Dieu fait dans la vie des hommes. 1 Mais quoi d'étonnant
à cette attitude, si l'on songe qu'une histoire ainsi conçue est exclusivement
fondée sur le récit rapporté (habar), qui laisse peu de place à des évocations
de ce genre, dont la fraîcheur et l'existence même dépendent évidemment
d'un contact personnel de l'auteur avec la réalité à décrire ? Ici, le souci
permanent de l'autorité invocable, et cette conviction aussi que la vérité,
pour être affirmée et crue, doit passer par un autre, paralysent les auteurs
lorsqu'ils se confrontent à un pays : celui-ci, pour eux, est toujours une
somme d'ahbâr disponibles, à propos des faits marquants de son histoire,
de ses hommes célèbres, de ses mérites, et jamais une invitation à l'obser-
vation personnelle et directe ('iyân). Incapacité, à nos yeux du moins,
majeure et formidable, qui fait qu'un écrivain comme al-Hatïb al-Bagdâdï
peut passer la plus grande partie de son existence à Bagdad sans jamais
en parler autrement que par ouï-dire. 2 On jugera par là des entraves qu'en
ce système comme en d'autres, les données d'une culture opposent à
l'exercice de la personnalité. E t l'on conclura, pour s'en tenir au sujet de
cette étude, en invoquant une fois de plus le caractère révolutionnaire — et
nécessaire — que revêtira, dans l'avènement de cette géographie humaine
véritable que seront les masâlik wa l-mamâlik, l'apparition de personnes
autant et plus que d'écrivains.
On objectera peut-être, en se rappelant ce que nous disions au chapitre
d'Ibn al-Faqïh, qu'il n'est pas impossible a priori que certains auteurs, tout
en restant exclusivement tributaires de la méthode des ahbâr, débouchent
sur une géographie et même, par certains côtés, sur une manière de géogra-
phie humaine. Mais encore faut-il — ce qui n'est pas le cas pour cette litté-
rature provinciale — que l'auteur ne soit pas, comme ici, englué dans une
histoire qui lui dicte la totalité de la matière de son livre. Ce qui fait le
prix, on l'a vu, de l'œuvre d'Ibn al-Faqïh, c'est la systématisation de la
collecte des ahbâr, collecte jamais close, par laquelle il arrive à s'intéresser
à t o u t ce qui constitue, historiquement ou topographiquement sans doute,

1. Un exemple typique nous est donné par al-Hatïb al-Bagdâdï, trad. Salmon,
p. 132-133 : la seule évocation des rues de Bagdad — non pas celles du Bagdad monu-
mental qui fait le sujet de cette introduction topographique, mais les rues vivantes,
avec le peuple qui les hante — intervient à l'occasion d'un événement : la réception
d'un ambassadeur byzantin sous le règne d'al-Muqtadir.
2. Cf. trad. Salmon, p. 26-27.

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Les monographies et les dictionnaires 257

mais aussi économiquement, un pays. 1 Car c'est bien là, en définitive,


que réside la faiblesse de cette littérature régionale : dans les traditions
qu'elle nous livre, les pays, au vrai, n'apparaissent pas, ou du moins
n'apparaissent que comme lieux d'une histoire dont chacun tient, à l'exclu-
sion de toute autre source, sa singularité par rapport au reste du monde.
L'histoire passe ainsi avant la terre, elle seule est grâce et ses événements
exemplaires, absolus, dérobent aux regards la vie quotidienne des hommes.

La littérature provinciale : les calendriers

Les conditions historiques de l'expansion musulmane, qui met les Arabes


en présence de civilisations où le calendrier semble une institution connue
depuis les âges les plus lointains, tout comme les nécessités mêmes d'une
connaissance plus approfondie du temps astrologique et du temps clima-
tique, ont amené, ainsi qu'on l'a dit plus haut, l'élargissement du genre des
anwâ' et son passage à celui de l'almanach. Les maillons de cette évolution
sont désormais connus a , parfois même dans la lettre des textes : si trop
de pertes, ici encore, affectent des ouvrages essentiels 3 , du moins la chance
nous a-t-elle conservé un des exemplaires les plus remarquables de cette
littérature, le Calendrier de Cordoue, composé vers 350/961 en Espagne.
L'ouvrage se présente comme une liste, mois par mois et même jour par
jour, des influences astrales, des phénomènes météorologiques, des produc-
tions ou des activités de la terre et, enfin, des fêtes, chrétiennes pour la
plupart. En ces matières, l'Espagne confirme ce qui semble alors une des
constantes de sa production littéraire : elle suit, avec un décalage chrono-
logique variable, des impulsions venues de l'Orient, mais les enregistre
dans un esprit bien à elle, que justifie l'originalité de sa place à l'extrémité
des terres musulmanes et de son histoire au sein de cet ensemble : car le
Calendrier, s'il sacrifie, jusque dans les mots eux-mêmes, à une tradition
qui lui vient de l'est, ne s'en intéresse pas moins, en priorité, au pays où il

1. On opposera par exemple, aux caractéristiques ( ¿ a s â ' i » et avantages ( f a d â ' i l )


exposés dans cette littérature des provinces et puisés aux souvenirs de leur histoire,
ceux que cite Ibn al-Faqïh : monuments et merveilles, sans doute, mais aussi faune et
flore, climat, produits du sol ou de l'artisanat, etc.
2. Cf. Pellat, « Dictons », op. cit., p. 38 sq.
3. Tel est le cas notamment du Kitâb al-anwâ' de Sinân b. Tâbit b. Qurra, mort
en 331/943, fils du célèbre mathématicien et astronome mort en 288/901 (cité supra,
p. 244, note 4) : le Kitâb de Sinân est décidément trop imbriqué au texte des Âiâr
de Bïrûnl (cf. éd. Sachau, p. 243, 244, 270, 275, 326) pour qu'on puisse vraiment lui
attribuer, de façon précise, ce qui lui revient en propre à l'exclusion de son successeur :
cf. Pellat, op. cit., p. 39. C'est pourquoi on n'a pu faire figurer Sinân au nombre des
sources exploitables pour l'étude de la thématique de la géographie arabe, telle qu'elle
est définie au tableau des auteurs.

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258 Géographie humaine du monde musulman

voit le jour. 1 Terre d'Espagne, seule ou presque, et saisie dans sa vie quoti-
dienne, d'un bout de l'an à l'autre : on pressent que le traitement d'un
pareil thème s'identifie à une véritable étude de géographie humaine :
étude d'autant mieux conduite que l'auteur, visiblement éloigné des préoc-
cupations de l'adab et exempt de toute ambition littéraire ou sociale
s'efface, jusqu'à l'anonymat 3 , derrière son sujet, qui seul compte.
Bien des traits apparentent ainsi le Calendrier aux œuvres des masâlik
wa l-mamâlik, comme lui attentives aux réalités de la terre. J e sais bien que
cette attention opère, dans les masâlik, sur un plan beaucoup plus vaste
qu'elle ne le fait avec ce Calendrier presque exclusivement espagnol4 ; et
puis, les masâlik connaissent, toujours dans l'ordre strict de la géographie
humaine, d'autres préoccupations que l'art des champs, les fctes ou l'ob-
servation du temps. Mais, si les masâlik débordent ainsi largement le cadre
de l'almanach, il n'en reste pas moins que les thèmes de celui-ci s'intègrent
le plus naturellement du monde à la description de la terre dans les masâlik.
On respire, en certains de leurs passages, notamment chez Muqaddasï, une
fraîcheur puisée, comme celle du Calendrier, aux mêmes sources populaires,
à la même expérience, quotidienne et sensible, du terroir et du temps. 5 Si
les almanachs ou, de façon plus générale, les traditions populaires qu'ils
reflètent assurent ainsi une part non négligeable de ces données concrètes
qui font, on le verra, le prix des masâlik wa l-mamâlik, on peut à bon droit
se demander si ces influences s'exercent en vertu des tempéraments singu-
liers des auteurs 6 ou des conditions mêmes de la circulation de cette litté-
rature folklorique. Car la diffusion de ce genre de textes a pu être beaucoup
plus vaste et intense que nous ne serions tentés de le supposer. Il n'est pas
interdit de penser en effet que la rareté des échantillons parvenus jusqu'à
nous est en raison directe du peu de soin qu'on a manifesté pour conserver
une littérature à la fois aussi spécialisée, utilitaire et populaire, une litté-
rature, par conséquent, dont les soucis, les thèmes et le public s'éloignaient
à ce point des canons de l'art d'écrire. L'écran de la littérature consacrée

1. Sur ces influences et cette originalité, cf. Pellat, op. cit., p. 39 (et notes 4, 6), 41 i.f.
2. On comptera pour rien les toutes premières pages, de ton plus ample et plus r y t h m é ,
c o m m e il semble de règle pour une prélace, et les quelques allusions dont il est fait
é t a t infra, note 4.
3. Puisque l'ouvrage conjugue deux sources d'information, sans citer le nom du
compilateur : cf. Pellat, introd. au Calendrier, p. V I I I - X .
4. Très accessoirement tributaire de la tradition bédouine, dont il reproduit quelques
noms ou thèmes fondamentaux.
5. Cf. exemple pour Muqaddasï : trad., § 148, 2 1 2 , 2 3 2 . Au sens large, on rapportera
à cette inspiration les innombrables passages où les auteurs des masâlik donnent des
indications sur les fêtes, les coutumes, les productions et les pratiques agricoles.
6. E t n o t a m m e n t de leur connaissance plus complète de telle ou telle terre, par
exemple de leur pays natal : tel est le cas pour le Palestinien Muqaddasï, aux passages
cités à la note précédente.

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Les monographies et les dictionnaires 259

peut ainsi nous masquer les véritables proportions d'une littérature de


colportage, sur le problème de laquelle on r e v i e n d r a . 1

La littérature provinciale : l'Espagne et l'Afrique du Nord

J u s q u ' a u milieu du v e / x i e siècle, la production géographique espagnole est


dominée par les deux noms de Râzï (Ahmad b. M u h a m m a d ) et de W a r r â q ,
sensiblement contemporains, morts tous deux dans la deuxième moitié du
i v e / x e siècle et tous deux sources du grand géographe Abu ' U b a y d al-
B a k r ï . 8 Leur œuvre reprend, en l'appliquant au Magrib et à l'Espagne, la
tradition provinciale déjà étudiée : la Description de Cordoue (Sifat Qurtuba),
de Râzï, suit, par exemple, le plan utilisé par Ahmad b. Abî T â h i r T a y f u r à
propos de B a g d a d . 3 De la même façon, on peut considérer que la descrip-
tion de l'Espagne, également de Râzï, ou celle de l'Afrique du Nord, due à
Warrâq, ne sont que des applications occidentales du genre de la géogra-
phie topographique provinciale qui fleurit alors plus à l'est et n o t a m m e n t
en Egypte.
Un tel jugement, toutefois, ne correspondrait q u ' i m p a r f a i t e m e n t à la
réalité. Le contexte, très particulier, de cette géographie occidentale,
n'est pas que d'ordre topographique. Il est, t o u t a u t a n t , dicté par des
impératifs politiques 4 : pour des Occidentaux comme le sont Râzï et
Warrâq, la p e i n t u r e 5 de l'Espagne où ils vivent et, par voie de conséquence,
l'illustration de la dynastie u m a y y a d e qui la gouverne v o n t de pair avec
la description de l'Afrique du Nord, essentiellement conçue comme le
terrain f u t u r de l'expansion de cette dynastie au détriment des Fâtimides :
ce n'est pas un hasard si Râzï et W a r r â q écrivent au m o m e n t même où
les visées fâtimides sur l ' E g y p t e incitent le calife u m a y y a d e 'Abd ar-
R a h m â n III, conscient du vide que cette poussée va créer en Afrique du
Nord, à multiplier ses initiatives de l'autre côté de la Méditerranée. Râzï
et W a r r â q , avec leurs descriptions respectives de l'Espagne et du Magrib,
sont ainsi comme les deux incarnations d'une même politique. 8

1. Chap. IX, p. 342-343.


2. Une autre œuvre, le Magmû' al-muflaraq, est sans doute de la plume de Bakrl :
cf. É. Lévi-Provençal, dans El (2), t. I, p. 160. Sur le cas de 'Udri et Bakrî, eux aussi
géographes essentiellement occidentaux, cf. chap. VIII, p. 269, note 1.
3. Cf. É. Lévi-Provençal, dans El, t. III, p. 1215. Sur Tayfur, cf. supra, p. 254,
note 4. Il faudrait signaler également, sur le modèle des histoires locales parues en
Orient, une foule d'histoires de dynasties ou de villes nord-africaines : cf. GAL, t. I,
p. 156-157 et Suppl., t. I, p. 231-232, et R. Brunschvig, « Un aspect de la littérature
historico-géographique de l'Islam», dans Mélanges Gaudefroy-Demombynes, Le Caire
(1FAO), 1935-1945, p. 151.
4. Cf. Brunschvig, op. cit., p. 147-158.
5. Naturellement très laudative : cf. Râzï, p. 59, 61-63 et passim.
6. Le cas de Warrâq est sans doute le plus probant : né en Espagne, mais ayant
vécu de longues années à Cairouan, il a choisi de revenir ensuite au p a y s natal, prouvant

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260 Géographie humaine du monde musulman

On conviendra toutefois que ces intentions politiques ne sont pas l'apa-


nage des œuvres de Râzï et de Warrâq, puisque, on l'a dit, les géographies
topographiques et les histoires locales s'expliquaient largement, elles aussi,
par un patriotisme de même ordre. Il n'y aurait donc, à tout prendre, en
passant de ces œuvres à celles des auteurs espagnols, habitants d'un pays
vraiment indépendant et par conséquent plus résolus dans leur souci de
servir les intérêts de ce pays et de ses chefs, qu'une accentuation de la
tendance commune, et rien de plus. La différence essentielle, de nature
cette fois, est décidément ailleurs : le plan suivi l , les matières traitées a ,
un esprit scientifique indéniable 3 et, surtout, une aptitude remarquable
à traiter globalement la peinture des lieux par quelques détails essentiels 4
composent à l'œuvre de Râzï et de Warrâq un visage tout à fait original :
celui-là même des masâlik wa l-mamâlik qui naissent, à ce moment-là, en
Orient.
Un problème est ainsi posé : l'existence de relations éventuelles, sur ce
point précis, entre cet Occident et le reste du monde islamique. Si l'on
songe, d'une part, que Râzï et Warrâq sont à peu près contemporains

par là ses sympathies. Par parenthèse, constatons que sa description du Magrib est
celle d'un connaisseur, ce qui en explique la valeur, à la fois pour les buts que pour-
suivaient les Umayyades d'Espagne et par ses qualités intrinsèques : d'où la large
utilisation qu'en a faite Bakrî.
1. Celui de l'œuvre de Warrâq, éparpillée dans l'ouvrage de Bakrï, nous demeure
inconnu. Pour Râzï, la description de l'Espagne s'ordonne de la façon suivante : géné-
ralités et eulogie (p. 59-63), Cordoue (p. 64-65), autres districts (p. 65-99), nouveau
retour à des généralités (montagnes et cours d'eau de l'Espagne : p. 100-104).
2. Le trait dominant est la conjonction de données traditionnelles avec l'expérience
vécue et personnelle. Relèvent des premières : l'étymologie des toponymes (Warrâq,
p. 63), l'histoire des villes (Warrâq, p. 140, 178 ; Râzï, p. 73, 76, 82 et passim), les abbâr
et traditions légendaires (Warrâq, p. 12-13, 23, 113, 126, 301 ; Râzï, p. 81-82, 84-86
et passim), les merveilles (Râzï, p. 73, 79, 81, 90 et passim). Relèvent de la part per-
sonnelle des auteurs : la localisation des lieux (Warrâq, p. 24, 30,231,272 ; Râzï, p. 65,66,
etc.), la description des villes (Warrâq, p. 12,25-26, 280 ; Râzï, p. 64 sq.), celle des cours
d'eau (Warrâq, p. 210 ; Râzï, p. 101-104), des montagnes (Warrâq, p. 304 ; Râzï, p. 66,
76, 100-101), des itinéraires (Warrâq, p. 206-209 [itinéraire marin de Tanger à Ceuta],
217, 280, 281, 289 ; Râzï, p. 68, 74, 75, etc.), des coutumes (Warrâq, p. 292), des pro-
ductions (Râzï, p. 62-63, 64, 66, etc.).
3. Le talent de l'observation directe, de la notation précise, va de pair avec une
incontestable aptitude à la remarque générale : on comparera, sur ce plan, la distinc-
tion des deux Espagnes, chez Râzï (p. 60-61), à celle des quatre zones de Palestine
chez Muqaddasî (trad., § 225-226).
4. Citons, pour Warrâq : p. 79 (Monastir), 108-109 (Tobna), 122 (Bizerte) ; pour
Râzï : p. 64-65 (Cordoue), 66 (Elvira), 97 (Algésiras), 74, 76 et passim (divers paysages :
vignes, vergers, verdure), 65, 76, 83 (moulins), 91 (pinèdes et eaux vives), et, plus si-
gnificatif encore, p. 76 : <... deux châteaux excellents, celui de Sen e t celui de Men,
qui se dressent sur deux pitons qui dominent la chaîne d'Aragon et entre lesquels
court le rio Flumen. »

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Les monographies ei les dictionnaires 261

d'Istaforî et d'Ibn Hawqal 1 , que, d'autre part, ils écrivent sous 'Abd ar-
Ratimàn III, soit pendant un règne où les échanges avec l'Orient, considéré,
sur bien des points encore, comme la source fondamentale de la culture,
sont particulièrement florissants 2 , on peut être tenté de conclure à une
influence des masâlik wa l-mamâlik sur la géographie occidentale. Une telle
interprétation, toutefois, ne tiendrait pas compte du décalage chronolo-
gique nécessaire pour le transfert en Espagne des ouvrages et des thèmes
orientaux. On s'expliquerait mal, par ailleurs, dans un contexte d'imitation,
qu'on ait renié, au profit de la description de la seule Espagne, ce qui est
un des traits les plus caractéristiques des masâlik, à savoir la peinture du
monde musulman en son ensemble, sans parler de quelques échappées vers
l'extérieur. La preuve en est, a contrario, que, lorsque les conditions tenant
à la chronologie seront remplies, les adaptations occidentales des masâlik,
bien que réservant leur meilleure part à l'Espagne et au Magrib, respec-
teront néanmoins le cadre général de la description du monde : mais ce qui
est ainsi valable pour Bakrî, mort en 487/1091, ou Idrïsï, mort en 560/1166,
ne l'est pas encore, semble-t-il, pour Râzï ou Warrâq. Mieux vaut penser
ici à l'élaboration, à partir, peut-être, d'éléments orientaux 3 , mais repensés,
en tout état de cause, dans un contexte local, d'un genre nouveau qui serait,
à une partie du monde islamique, ce que les masâlik wa l-mamâlik ont eu
l'ambition d'être à sa totalité. Les raisons de cette originalité seraient à
chercher, sans doute, dans les constantes de la production littéraire espa-
gnole, imitatrice, certes, mais non esclave de la tradition irakienne 4,
à condition, toutefois de préciser, pour la géographie, que cette indépen-
dance littéraire s'est renforcée au sentiment et aux nécessités de l'indépen-
dance politique : c'est cette dernière qui donne en définitive, par son inten-
sité ou par les thèmes qu'elle inspire, sa marque propre 0 à une production

1. Ils meurent respectivement en 344/955, 363/973, après 340/951-952 et après


378/988.
2. Le cas le plus célèbre est celui de l'installation en Espagne, en 330/941-942, du
célèbre philologue al-Qâli. Sur les rapports culturels entre l'Espagne et l'Orient,
cf. H. Pérès, La poésie andalouse en arabe classique, Paris, 1953, p. 41 i f . ; R. Blachère,
EGA, p. 314-315 ; É. Lévi-Provençal, « 'Arabiyya », dans El (2), t. I, p. 620 (2).
3. On pense ici, par exemple, aux itinéraires, aux merveilles (cf. p. 260, note 2), et
aussi à des souvenirs de la sûrat al-ard : cf. Râzï,p. 59 (« Le pays d'al-Andalus forme l'ex-
trémité du quatrième climat vers l'Occident ») et les diverses notations sur les montagnes
et les fleuves, elles aussi bien dans l'esprit de la jura. Pour le style de Râzï, exempt
d'hispanismes et qui demeure « entièrement oriental », cf. É. Lévi-Provençal, introd.
à la traduction de Râzï, op. cit., p. 56.
4. Cf. É. Lévi-Provençal, « 'Arabiyya », op. et loc. cit.
5. L'exploitation du thème des « merveilles » chez Râzï est à cet égard très probante.
On se contente, parfois, d'indiquer ces curiosités : antiquité du pays (p. 70-73, 79, 92 et
passim), monuments (p. 79, 81, 94, 96-97 et passim), particularités de la faune (p. 92 :
chien de mer ; p. 103 : truite), merveilles du climat (p. 82) ; d'autres fois, on use de la
référence implicite à un thème oriental : les châteaux, par exemple (p. 66-67 et passim),

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262 Géographie humaine du monde musulman

occidentale située à mi-chemin de la géographie, purement historique


ou topographique, des cités et de la géographie globale des masâlik.1

Les répertoires, premières ébauches des dictionnaires : Ishâq b. al-Husayn

Au sens courant et complet du terme, un dictionnaire se définit par la


conjonction, dans un ordre de recherches choisi, de l'investigation totale
du donné et d'un principe de classement. L'histoire des dictionnaires géo-
graphiques arabes est ainsi celle des diverses combinaisons possibles entre
deux types de sujets, à savoir l'Arabie seule ou le monde, d'une part, et
deux systèmes de classement, thématique ou alphabétique, d'autre part.
Si nous prenons à rebours l'ordre chronologique des œuvres, la réussite
finale, dont le Mu'gam al-buldân de Yâqut, au v n e / x m e siècle, semble la
meilleure manifestation, est celle de l'application du principe alphabétique
à la présentation de l'ensemble du monde habité. Quelque cent cinquante
ans auparavant, Bakrî 2, dans son Mu'gam ma sta'gam (Dictionnaire [des
noms géographiques] à orthographe douteuse), avait bien utilisé un classe-
ment de même ordre, mais en le restreignant, pour l'essentiel, à l'Arabie :
rien d'étonnant à cela, Bakrî ne faisant que rester fidèle à l'inspiration,
exclusivement péninsulaire, de la lexicographie à laquelle est emprunté
justement le principe alphabétique. 3 Enfin, un siècle avant Bakrî, Isljâq b.
al-Husayn, dans ses Collines de corail (Àkàm al-margân), s'était proposé
de passer en revue quelques-uns des pays ou villes les plus célèbres, suivant
un point de vue exactement inverse de celui de Bakrî : extension du sujet
au monde entier, mais selon un principe thématique. 4

peuvent répondre à ceux du Yémen, l'égalité du climat (p. 59) à celle du climat de
l'Irak ; d'autres fois enfin, la référence ou la comparaison sont explicites : p. 59 (compa-
raison avec la flore indienne), 66 (avec la Gûta de Damas), 70 (avec le Nil ; reprise im-
plicite p. 88), 84-86 (relations historiques entre Jérusalem et Merida), 91 (ambre espagnol
égal à l'ambre indien). Tout cela revient, on le voit, à doter l'Espagne, qui ne tient q u ' u n
rôle très effacé dans les thèmes de l'adab tel qu'il s'est élaboré en Orient, ni plus ni moins
que d'un adab à elle.
1. D'un certain point de vue en effet, tout se passe comme si la géographie espagnole
conjuguait l'esprit de la géographie topographique et historique (exaltation d'un patrio-
tisme local) avec les méthodes et le style des masâlik.
2. E t après lui, sous une forme plus condensée, ZamabSari (mort en 538/1144) :
cf. M. Reinaud, « Notice sur les dictionnaires géographiques arabes », dans J. As.,
5« série, X V I , août-septembre 1860, p. 65 sq.
3. Plus que d'un principe alphabétique, c'est de trois qu'il faudrait parler : celui
de l'alphabet rationalisé d'al-tjalîl, qui range les lettres selon les catégories des phonè-
mes qu'elles transcrivent, et celui de l'alphabet traditionnel, lui-même décomposable
en deux systèmes, selon que l'on prend pour base du classement la première ou la
dernière des trois consonnes qui composent la racine : cf. L. Kopf, « Djawharl », dans
El (2), t. II, p. 509 (avec bibliographie).
4. Reposant sur deux critères : distinction entre pays musulmans (p. 427-452) et
é t r a n g e r s (p. 452-462 ; Espagne intercalée, p. 453-456) et, surtout, célébrité des lieux :

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Les monographies ei les dictionnaires 263

E n l'état actuel de notre information on le voit, ces premières ébauches


de dictionnaires ne sont pas radicalement différentes, par l'esprit, des
monographies déjà étudiées a , Bakrï se contentant de refondre alphabéti-
tiquement celles qui traitaient, avant lui, de la Péninsule, et Ishâq b. al-
Husayn de juxtaposer, ville après ville, celles qu'il élabore lui-même à
partir, comme on le verra, de ses lectures. E t par rapport à toutes ces
œuvres, à son tour, le dictionnaire de Y â q û t constitue comme un prolon-
gement et une révolution tout ensemble : il ne fait pas autre chose, en effet,
que systématiser la monographie, mais en s'efforçant, cette fois, à une
exhaustivité qui ne supporte aucune entrave, de sujet ni de m é t h o d e . 3
L'œuvre d'Ishâq b. al-Husayn, qui est la seule en son genre, jusqu'à plus
ample informé, à prendre place dans le cadre chronologique de cette étude,
répond, de toute évidence, à un besoin d'ordonner et même d'épurer,
en le réduisant à quelques rubriques fondamentales, le donné géographique
de son temps. Ishâq représente ainsi, pour cette discipline, une tendance
alors florissante : celle du classement et du répertoire qu'illustrent par
ailleurs, en bibliographie Ibn an-Nadïm, en botanique les catalogues a n -
dalous en « pédagogie » la fahrasa », ou encore, pour les biographies, le
genre des tabaqât (tableaux de générations), sans parler des recueils de
noms ethniques, dont la composition, faite selon le principe alphabétique,
a pu influer directement sur l'introduction de ce mode de classement dans
les dictionnaires de géographie. 6 Le répertoire auquel aboutit, pour son

exemples typiques avec l'Irak, où ne sont traitées que Bagdad, Sâmarrâ, Baçra, Kûfa et
Wasit, avec l'Aqûr (Mossoul), le Magrib (Tripoli, Cairouan, Tâhart), etc.
1. L'ouvrage d'Ishâq b. al-Husayn n'était certainement pas le seul en son genre :
Ibn Mardûya, mort en 352/963, aurait composé un Mu'§am al-buldân (cf. tableau des
auteurs). Quant à Ya'qûbï, je ne suis pas si sûr que le « dictionnaire géographique»
(Kitâb asmâ' al-buldân), auquel pense G. Wiet (Les pays, p. IX i.f. ; sur la foi de Yâqût :
UdabS', t. V, p. 153-154), ne soit pas tout simplement le Kitâb al-buldân de cet auteur,
dont il serait fort étrange que Yâqût ne l'eût pas cité, alors que Ya'qûbï constitue une de
ses sources essentielles en géographie (cf. Mu'jam al-buldân, t. I, p. 11, sous le nom
d'Afimad b. Wâdilj).
2. Et notamment de celles qui traitent de la péninsule arabique et représentent la
quatrième et dernière des relations possibles entre les différents types de donnés et de
classements : ici, contexte fondamentalement arabe, mais traité par la thématique :
points d'eau, montagnes, etc. Cf. les œuvres, indiquées au tableau des auteurs, de Muljam-
mad al-Kalbï, 'Arrâm b. al-Açbag, Abu 1-AS'at al-Kindi, Abu 'Ubayd as-Sakûnl et
al-fiundigàm.
3. Le classement alphabétique change ainsi de sens : de technique lexicographique,
11 devient moyen d'information et critère essentiel, par les fiches qu'il permet de cons-
tituer et de reproduire, de l'exhaustivité recherchée.
4. Cf. É. Lévi-Provençal, dans El, (2), t. I, p. 160 (2).
5. Il s'agit, à la vérité, de listes, à l'occasion commentées, des maîtres et des ensei-
gnements dispensés par eux : nous dirions une « programmatique ». Cf. C. Pellat, dans
El (2), t. II, p. 762.
6. Cf. EGA, 253, et, au tableau des auteurs : Dàraqufnl (306/918-385/995) et al-
Uatlb al-Bagdâdï, déjà cité.

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264 Géographie humaine du monde musulman

c o m p t e , Isijâq b. a l - H u s a y n s'élabore à partir d e l e c t u r e s a s s e z riches \ m a i s


la s c i e n c e q u i n o u s e s t ainsi p r é s e n t é e r e s t e d ' u n e i n s p i r a t i o n t o u t e c l a s s i -
q u e , b i e n d a n s la l i g n e d e l'adab, t a n t p a r l ' i n t é r ê t q u ' e l l e p o r t e a u x p e u p l e s
é t r a n g e r s q u e p a r les r u b r i q u e s f o n d a m e n t a l e s d e l ' i n f o r m a t i o n q u ' e l l e
livre.3
O n e s t d è s lors t e n t é d e porter ici d e s c o n c l u s i o n s q u i s ' a p p a r e n t e r a i e n t
à c e l l e s q u e l'on é m e t t a i t à p r o p o s de R â z ï e t d e W a r r â q , e t ce d ' a u t a n t p l u s
q u e , s e l o n d e f o r t e s p r é s o m p t i o n s , Isfcâq aurait, c o m m e e u x , c o m p o s é s o n
œ u v r e e n E s p a g n e . 8 Malgré l'originalité q u e s o n p r o p o s r e v ê t d a n s l'ordre
d e la g é o g r a p h i e 4 , u n e t e n t a t i v e c o m m e celle-ci a v o r t e p a r c e qu'elle é c l ô t
d a n s u n c l i m a t q u i n ' e s t p a s encore m û r p o u r ce g e n r e d'entreprises, t r a n -
c h o n s le m o t : d a n s u n c l i m a t n o n e n c o r e m a r q u é p a r les masâlik wa l-
mamâlik. L e seul a u t e u r qui, parmi les s o u r c e s d ' I s h â q b. a l - H u s a y n ,
s ' a p p a r e n t e à la g é o g r a p h i e des masâlik e s t Y a ' q u b ï , m a i s il reste, o n y
r e v i e n d r a , u n p r é c u r s e u r a u q u e l m a n q u e n t , m a l g r é t o u s ses m é r i t e s , c e t t e
systématisation e t cette présentation ordonnée de l'enquête qui s o n t au
n o m b r e d e s m a r q u e s essentielles d e s masâlik 5 ; q u a n t à ces m a î t r e s d u
genre que sont Istabrï, Ibn Hawqal et Muqaddasï, leurs œ u v r e s ne pou-
v a i e n t ê t r e c o n n u e s d ' I s h â q b. a l - H u s a y n , e n raison d e s n é c e s s i t é s s o i t d e
la c h r o n o l o g i e p u r e », soit d e celle q u i i n t é r e s s e p l u s p a r t i c u l i è r e m e n t ,

1. Quatre auteurs paraissent bien connus, encore qu'Ishâq ne cite jamais ses sources
(cf. éd. A. Codazzi, p. 375) : l'astronome Uuwârizmï, Ya'qûbî, Ibn Uurdâdbeh et
Ibn Rusteh (cf. éd. Codazzi, p. 377-378). Une information originale (pour mieux dire,
empruntée à des auteurs par ailleurs inconnus) se fait jour par exemple dans certains
détails de la description de Rome (p. 458) ou du pays des Noirs (452).
2. La principale étant l'indication des latitudes et longitudes, qualifiée de « grande
science < (p. 428) et systématiquement pratiquée. Viennent ensuite : les productions
(exemples p. 433, 435, 446), les lieux de culte (p. 430, 438, 439, 448-449), l'histoire
(p. 432, 433, 438, 439, 440, 442), l'impôt foncier (p. 440, 441, 442) ; en tous ces passages,
en tous ces thèmes désormais assimilés par l'adab, rien qui fasse penser à autre chose
qu'à la compilation, rien qui rappelle le souvenir d'une observation vécue et person-
nelle.
3. Cf. éd. Codazzi, p. 380 ; cela expliquerait l'absence, signalée à la note précédente,
d'information personnelle pour la quasi-totalité de l'ouvrage.
4. Même si la mode du répertoire, comme on l'a dit, est dans l'air, l'application de
cette idée à la géographie, afin d'en classer les données essentielles, est du moins une
nouveauté. C'est un trait, parmi d'autres, de l'originalité d'Ishâq, qui, pour être,
fondamentalement, un homme de lectures et d'érudition, n'en est pas moins un esprit
curieux, original justement dans ses lectures (cf. supra, note 1) et sérieux : cf. par
exemple, pour la description de Rome déjà signalée, une évocation, concise mais exacte,
du rôle du vin dans le sacrifice de la messe (p. 458, 1. 8-9, texte p. 416, 1. 1).
5. Ibn Hurdàdbeh, qui est une des sources d'Ishâq, n'appartient pas, malgré le
titre de son œuvre géographique, au genre des masâlik wa l-mamâlik : cf. la distinction
établie à ce propos au début du chapitre suivant.
6. Ishâq b. al-Husayn compose, selon toute vraisemblance, vers le milieu du iv«/x">
siècle (cf. A. Codazzi, op. cit., p. 380, et Kratchkovsky, p. 233 [229], qui fait le point de
la question), ce qui exclut toute influence d ' I b n Hawqal, qui compose après 340/951,
et de Muqaddasï, qui compose au plus t ô t en 375/985.

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Les monographies et les dictionnaires 265

comme on l'a dit pour Râzï et Warrâq, la production espagnole. 1 Si donc


on rapporte le caractère stéréotypé et étriqué des données fournies par les
Collines à l'absence — par la faute du temps ou de la position dans l'espace
— d'une relation entre ces premières tentatives de répertoires géographi-
ques » et les masâlik wa l-mamâlik, on n'aura pas de peine, inversement, à
comprendre pourquoi l'apparition du véritable dictionnaire à la Yâqflt
n'intervient justement qu'à une époque où les masâlik ont définitivement
fait s'accréditer leurs thèmes et leur prestige, s'accroître dans des propor-
tions réellement fantastiques, grâce à la systématisation du voyage, de
l'enquête et de la notation, le nombre des lieux décrits, donc des lieux à
inventorier 3 , et craquer enfin les cadres classiques de la description des
lieux célébrés, dans lesquels la géographie et, avec elle, le dictionnaire qui
en est l'émanation s'enfermaient jusque là, précisément avec Isljâq et la
science dont il s'inspirait. 4

1. Compte tenu du temps nécessaire au transfert en Espagne d'une œuvre parue en


Orient, Istabrî, qui vit pendant la première moitié du i v e / x e siècle, ne peut être connu
de notre auteur.
2. Dont les Collines, en l'état actuel de notre documentation, demeurent l'unique
exemplaire, mais dont elles n'ont été sans doute qu'un exemplaire parmi d'autres,
malheureusement disparus (cf. p. 263, note 1).
3. C'est peut-être l'ampleur de ce donné et le souci d'en respecter l'intégralité qui ont
pesé, de façon décisive, dans l'adoption de la méthode alphabétique, la plus sûre eu
égard au but poursuivi (cf. p. 263, note 3).
4. Le cas de Bakrï est, compte tenu de ce raisonnement, à première vue aberrant
puisque, auteur lui-même de masâlik, il compose, avec le Mu'/jam mâ sta'gam, un dic-
tionnaire non pas universel, mais réservé, on l'a vu, à l'Arabie. Mais la personnalité de
Bakrï est complexe, non entièrement réductible, t a n t s'en faut, à la géographie ; les
préoccupations du Mu'Qam sont, à l'évidence, lexicographiques, sans plus : il s'agit
d'éclairer les toponymes arabes apparaissant dans la poésie et le hadit. On ne peut donc
pas juger d'un dictionnaire géographique de Bakrï, pour la bonne raison que ce diction-
naire, au sens propre, n'existe pas.

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CHAPITRE VIII

I/avènement d'une véritable


géographie humaine :
l e s masâlik wa l-mamâlil'<
et l'étude de la terre des hommes

276/889-375/985 : les œuvres de Ya'qûbï et de Muqaddasï enserrent le


grand siècle de la géographie arabe, celui des masâlik wa l-mamâlik. Non,
certes, que cette description des «itinéraires et États» épuise à elle seule
l'ensemble des œuvres touchant, de près ou de loin, à la géographie : les
chapitres précédents ont amplement montré le contraire. Mais les masâlik
wa l-mamâlik reprennent ces œuvres, les pillent, et surtout les structurent,
pour composer à partir d'elles un genre nouveau qui seul, véritablement, est
la géographie, au sens total du terme.
E t d'abord, une précision : l'expression de masâlik wa l-mamâlik,
sous laquelle R. Blachère 1 désigne ces œuvres essentielles, n'est qu'une

1. EGA, p. 110 sq.

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268 Géographie humaine du monde musulman

convention, commode et insuffisante tout à la fois. Apparue avec Ibn


Hurdâdbeh, qui donne ce titre à son livre, et reprise après lui par de nom-
breux auteurs, elle a le mérite de souligner, à travers la géographie arabe,
une continuité sur laquelle on reviendra. Mais les œuvres qui portent ce
nom de masâlik ne sont pas toutes représentatives de cette géographie
globale qui fait ici notre propos : Ibn îjurdâdbeh lui-même et avec lui,
Marwazï, Sarahsï, Warrâq, n'en représentent que des fragments : géographie
administrative, sùrat al-ard, littérature provinciale. 1 Inversement, sur
les cinq œuvres qu'on se propose d'étudier au présent chapitre, deux seule-
ment ont reçu de leurs auteurs l'appellation de Kitâb al-masâlik wa l-
mamâlik.2 Cette distinction faite, on désignera donc conventionnellement,
sans égard pour la lettre des titres, sous le nom de masâlik wa l-mamâlik,
la géographie totale et, en même temps, le genre littéraire illustrés par les
cinq ouvrages suivants : le Kitâb al-buldân (Les pays), de Ya'qûbî, le
Kitâb al-masâlik wa l-mamâlik, d'Istahrï, le Kitâb sùrat al-ard (De la
représentation de la terré), d'Ibn Hawqal 3 , le Kitâb al-masâlik wa l-mamâlik,
de Muhallabî, et le Kitâb ahsan at-laqâslm fï ma'rifat al-aqâlïm (Lameilleure
répartition pour la connaissance des provinces), de Muqaddasï.

Le siècle des masâlik wa l-mamâlik

On peut d'ores et déjà dessiner quelques traits de cette géographie et,


d'abord, ceux du milieu où elle s'est trouvée éclore. Historiquement, les
masâlik wa l-mamâlik se confondent, on l'a dit, avec le iv e /x e siècle,
moins encore : avec sa deuxième moitié, si l'on voit en Ya'qûbî, comme il
est normal, un pionnier du genre et dans l'œuvre d'Istahrï une simple
ébauche de ce que sera, à partir de son texte même, l'œuvre définitive
d'Ibn Hawqal. Siècle agité, dans tous les cas, « ismaélien», pour reprendre
le mot de Massignon : sur un terrain rendu propice par les tensions écono-
miques et sociales et par les crises dynastiques, ethniques ou religieuses,
le mouvement sï'ite s'amplifie et va donner tout son sens à la grande con-
frontation de la deuxième moitié du siècle, celle qui oppose les deux califats
rivaux des Abbassides et des Fâtimides : confrontation présente, on le
verra, jusque dans les œuvres de nos auteurs.

1. Sur Marwazï, dont le cas est mal connu, et Sarabsï, cf. chap. III, p. 78, note 2.
Le même titre de masâlik wa l-mamâlik a pu être utilisé aussi par Hamdânî (cf. chap.
VII, p. 247, note 6 : orientation vers la sûrat al-ard 1) et par Râzï (cf. tableau des auteurs).
2. A noter que l'ouvrage de Muqaddasï, dont il sera question plus loin, semble par-
fois connu sous le titre de Kitâb al-masâfât wa l-wilâyât (Livre des distances et des
gouvernements), qui est un démarquage du titre plus classique : cf. Muqaddasï, trad.,
p. X X V I I .
3. Au moins pour la version définitive : cf. trad., p. X I I I ; autre titre (ibid., p. X V I ) :
Kitâb al-buldân (Les pays).

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Avènement d'une véritable géographie humaine 269

Siècle inquiet : la belle construction de l'Empire musulman, la mamlakat


al-Islâm, si vivante dans les consciences puisqu'elle fournit la trame, à peu
près exclusive, des masâlik, est contredite par les faits de la politique :
Égypte fâtimide, Espagne umayyade (où un troisième califat a été pro-
clamé en 316/929), fcfurâsân sâmânide, sans parler des multiples princi-
pautés locales ni, à Bagdad même, de l'avènement d'un pouvoir prétorien
définitivement consacré, en 334/945, par le protectorat buyide, tous ces
faits confirment l'effondrement temporel du califat abbasside : l'Islam poli-
tiquement uni n'est plus qu'un souvenir. Au propre, les masâlik vivent sur
un rêve, ou du moins, tout en connaissant la réalité, veulent vivre comme
si le rêve n'en avait pas tout à fait disparu, et ils continuent à présenter,
suivant en cela la fiction califienne, un Islam superbement construit autour
d'un Bagdad dont ils savent pourtant l'irrémédiable décadence. Permanence
des données du système culturel ? Décalage chronologique qui fait que,
au moment même où la géographie arabe parvient vraiment à trouver,
dans les terres d'Islam, son sujet spécifique, traité dans un esprit nouveau
et avec les méthodes appropriées, ce sujet est déjà en train de lui échapper ?
Quoi qu'il en soit, les masâlik, qui nous acheminent à la fin de la période
impartie à cette étude, font déjà figure, quant au champ de leur sujet,
de survivance : le monde islamique, éparpillé et vu comme tel, qui sera
celui des œuvres postérieures à 1050, et notamment de la relation de voyage,
est en germe derrière les constructions d'Ibn Hawqal ou de Muqaddasï,
et les masâlik wa l-mamâlik sont bien moins l'amorce de développements
nouveaux 1 que l'aboutissement de genres anciens : historiquement et
littérairement, c'est en arrière qu'ils regardent.
Culturellement, le genre des masâlik wa l-mamâlik apparaît spécifique
d'une certaine mentalité née sur de vieilles terres de rencontre, Égypte,
Syrie, Irak et Iran, celles-là mêmes où, surtout à partir des Abbassides et
notamment d'al-Ma'mûn, les traditions arabes se sont confrontées aux
héritages étrangers. A la différence, on l'a vu, de l'histoire, fille spontanée

1. Leur véritable survivance sera à chercher dans la permanence d'un souci d'obser-
vation concrète et personnelle ('iyân) dont, après eux, la relation de voyage (rihla)
prend la relève. Quant au genre lui-même, il ne se survit que sous la forme d'une « re-
lance » occidentale : Bakrî et Idrïsï ne font guère que compléter les données des masâlik
pour l'Espagne et le Magrib, se contentant, pour l'Orient, de compiler leurs prédéces-
seurs (cf. EGA, p. 184-185, 191). U n indice du caractère archaïsant que le genre revêt
après l'an mil : le retour d'Idrîsï à la vieille division en « climats» de la sûra. Pour ce
qui touche à la chronologie, indiquons qu'en vertu des critères énoncés au tableau des
auteurs, on ne retient, dans la présente étude, ni Bakrî (vers 411/1020-487/1094), lequel
achève son Kitâb al-mamdlik wa l-masâlik en 460/1068, ni son maître 'Udrî, spécia-
liste des 'ajjâ'ib (merveilles), qui vit de 393/1003 à 478/1085 et dont l'âge mûr se
situe par conséquent, comme celui de Bakrî, plutôt dans la deuxième moitié du v e / x i »
siècle. Sur ces deux auteurs, cf. É. Lévi-Provençal, dans El (2), t . I, p. 160-161 ; du
même, La péninsule ibérique, op. cit., p. X X I I I - X X I V ; Kratchkovsky, p. 273 sq.
(273 sq) ; 'Udrî, éd. 'A. 'A. al-Ahwânï, Madrid, 1965, p. bâ' et passim.

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270 Géographie humaine du monde musulman

d'un contexte strictement islamique et même arabe, la géographie, elle, a


dû longtemps tâtonner, sous des incitations venues du dehors, à la recherche
de son objet : une revue des œuvres étudiées jusqu'ici fait assez apparaître
que l'élaboration d'une géographie musulmane est restée impossible aussi
longtemps que les écrivains n'ont eu de choix qu'entre une géographie qui
n'était pas musulmane et un donné musulman qui n'était pas de la géo-
graphie. 1 La description du monde de l'Islam, à quoi se ramène, pour l'es-
sentiel, toute définition des masâlik wa l-mamâlik, est née précisément de
la convergence, enfin réalisée, de ces deux orientations. Fondamentale-
ment, les masâlik appliquent, à un donné islamique désormais cerné et
perçu comme original, des techniques d'investigation et un esprit d'abord
suggérés par l'étranger, mais renouvelés, justement, dans le contexte de
l'Empire musulman.
Ce renouveau, qui frise la révolution, passe, on y reviendra, par le voyage
et l'observation personnelle Çiyâri). U n Muqaddasï, par rapport à ses loin-
tains devanciers grecs, dont la leçon lui arrive à travers ses propres sources,
ne se comporte pas autrement que ne l'avait fait en son temps un Strabon
par rapport à Ératosthène ou à Hipparque. Je cite Strabon, le grand Stra-
bon, à dessein, car sa géographie est du même ordre, à quelques variantes
près 2 , que celle des masâlik ; toutes deux sont conçues dans un cadre
impérial et « composites » 3 , en ce sens qu'elles offrent, à un public d'« hom-
mes bien élevés » et non « spécialistes » 4 , les résultats les plus connus de
l'érudition livresque en même temps que ceux du voyage personnel. 6 Ren-
contre d'autant plus émouvante, entre deux démarches voisines, que, si la
leçon du vieux maître de la géographie descriptive est ainsi retrouvée à
un millénaire ou presque d'intervalle, ce ne f u t pas, en l'occurrence, par
le jeu des traductions en arabe, lesquelles semblent ne l'avoir pas connue,
mais par une sorte de retour des choses qui fit mûrir chaque fois, à partir
d'œuvres antérieures très diversifiées et selon une optique qui répudiait la

1. Par géographie non musulmane, on entend, d'une part, la géographie de la sûrat


al-ard qui, même lorsqu'elle s'ouvre peu à peu, avec Balbï par exemple, au concept de
mamlakat al-Islâm, reste d'inspiration étrangère, et, d'autre part, l'ébauche de géogra-
phie humaine qui se fait jour, certes, à travers les récits ou rapports de voyage, mais, on
l'a vu, toujours à propos de territoires étrangers. Par donné musulman non géographique,
on évoque à la fois les préoccupations, extérieures à la science pure, des fonctionnaires,
la topographie Iexicographique à la manière d'un Hamdânï ou la collecte de traditions,
à base topographique, telle que la pratique Ibn al-Faqïh. Les encyclopédistes, antho-
logues et polygraphes participent, selon leurs options, des deux groupes ainsi délimités.
2. Notamment celle que représente non pas l'histoire, mais la méditation historique
suscitée par le spectacle des lieux et des peuples, méditation que Strabon hérite de
son maître Polybe.
3. Cf. Croiset, op. cit., p. 703 i.f.
4. Ibid., p. 702.
5. Cf. les analyses d'A. et M. Croiset, op. cit., t. V , p. 389-390.

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Avènement d'une véritable géographie humaine 271

pure technique au profit de la culture, cette somme qu'était la géographie


des hommes observés et expliqués.
J'ai dit : retour des choses, et non : pur hasard. C'est que le parallèle
entre la géographie strabonienne et celle des rnasâlik wa l-mamâlik ne se
justifie pas qu'au plan des composantes ou de l'esprit du genre géogra-
phique. Réduit à ces traits, en effet, le parallèle reste en l'air, et tient du
miracle. En réalité, ce qui reste à expliquer, puisque la géographie de Stra-
bon et celle des rnasâlik tirent un tel air de famille de la confrontation
qu'elles opèrent entre l'information livresque et les données du voyage,
c'est l'irruption de ce voyage lui-même, à un moment précis, dans la science
géographique. On n'aura pas de peine alors à convenir qu'il s'agit chaque
fois d'une géographie « impériale», je veux dire : liée à la constitution d'un
grand ensemble né peut-être de visées politiques et de réussites militaires,
mais survivant, en tout cas, grâce à des réalités moins passagères : celles
du commerce, qui voit s'ouvrir devant lui une carrière quasi mondiale, à la
mesure d'un empire constituant, dès lors qu'il est fondé et au mépris des
péripéties politiques locales qui peuvent suivre cette fondation, un bloc
économique homogène, innervé par de grandes voies caravanières ou ma-
ritimes, soutenu par un marché actif né des besoins des grands centres
urbains, unifié enfin par la surimposition, à tous les parlers locaux, d'un
grand idiome de communication, à la fois langue de l'élite, de l'administra-
tion et du commerce. Ce sont ces réalités, c'est l'existence d'un ensemble
économiquement et culturellement cohérent, qui expliquent et la possibi-
lité des voyages et, par voie de conséquence, la rénovation, par ces voyages,
de la science de la terre. Auprès de ces réalités, les divisions politiques
comptent peu : même administrativement divisé après la mort d'Alexandre,
le monde créé par lui ne lui en survit pas moins, dans la réalité de ses villes
et de sa culture comme dans les œuvres des grands périégètes du 11e siècle
avant J.-C. 1 Strabon, qui vit d'environ 60 avant J.-C. à 25 après J.-C., voit,
lui, l'Empire romain définitivement installé en Méditerranée occidentale et
la pax Romana reprendre, en Méditerranée orientale, la succession
de l'époque hellénistique.
Quant aux rnasâlik, ils sont, eux aussi, indubitablement le fruit de l'exis-
tence d'un grand empire, en l'espèce de cette mamlakat al-Islâm "dont on
a vu, comme suite à son édification dans les faits, le concept s'élaborer
peu à peu dans les esprits, ainsi qu'en témoignent les œuvres de la sûral
al-ard et de la géographie administrative. Cela posé, y a-t-il adéqua-
tion, synchronie parfaites entre les rnasâlik et cette mamlaka qu'ils prennent
pour sujet ? Politiquement, comme on l'a dit un peu plus haut, certaine-

1. Sans parler de l'encyclopédie d'Agatharcos de Cnide, qui reprend, en cinquante-


neui livres, l'ensemble des connaissances de son temps sur l'Europe et l'Asie. Sur cette
littérature, cf. Croiset, op. cit, p. 632-634.

A n d r é MIQUEL. 21

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272 Géographie humaine du monde musulman

m e n t p a s . M a i s q u ' e n e s t - i l d e la r é a l i t é v i v a n t e d e c e t E m p i r e , à s a v o i r ,
e n c o r e u n e f o i s , d e s o n c o m m e r c e , d e s e s a c t i v i t é s , d e sa c u l t u r e ? A serrer
l e s c h o s e s d e p r è s , o n s ' a p e r ç o i t q u ' a u f o n d , le t a b l e a u d e l ' E m p i r e q u i n o u s
e s t d o n n é p a r l e s a u t e u r s d e s masâlik, s'il e s t i n c o n t e s t a b l e m e n t pris, d a n s
l e s d é t a i l s , à l a r é a l i t é d e l e u r siècle, e s t t r a i t é n é a n m o i n s , l o r s q u ' o n l e j u g e
s u r l ' e n s e m b l e , d a n s u n e s p r i t q u i e û t é t é à sa p l a c e q u e l q u e c e n t a n s
a u p a r a v a n t . 1 J e v e u x dire p a r là q u e le m o n d e m u s u l m a n p r é s e n t é p a r l e s
masâlik e s t e n c o r e celui de l'apogée a b b a s s i d e saisie d a n s t o u t e la v i t a l i t é
d e s o n c o m m e r c e e t d e sa c u l t u r e . 2 II n e s ' a g i t p a s là, a u v r a i , d ' u n e q u e l -
c o n q u e cécité, que viendraient i m m é d i a t e m e n t contredire et l'observation
d u détail, q u e l'on é v o q u a i t à l'instant, et, de f a ç o n plus générale, ce t é -
m o i g n a g e d i r e c t (' iyân) q u i e s t u n d e s t r a i t s e s s e n t i e l s d e s masâlik : de fait,
Ibn H a w q a l et Muqaddasï n o t e n t bien t o u t ce que nous savons, nous, a v e c
le r e c u l d e l ' h i s t o i r e , ê t r e , d è s l e u r é p o q u e , les s i g n e s d e m o r t d e c e t t e g r a n d e
mamlaka : un e s s o u f f l e m e n t du r y t h m e urbain, du m o i n s e n Orient, indice
de graves difficultés économiques et sociales3, l'expansion turque4, le
5
r é v e i l de l ' O c c i d e n t , l ' a m o r c e d ' u n f r a c t i o n n e m e n t é c o n o m i q u e d u m o n d e

1. Y a ' q u b î é t a n t une fois de plus mis à p a r t , on délimite ainsi deux époques : 820-880
et 920-980 de J.-C.
2. On ne reviendra pas sur le rayonnement intellectuel, en langue arabe, d u règne
d ' a l - M a ' m û n (813-833 de J.-C.). Pour l'activité économique des trois derniers q u a r t s
d u i x e siècle, il suffit de penser au Kitâb at-tabassur bi t-titjâra, d u pseudo-Gâlii?,
étudié à la fin d u chap. I I I .
3. Essoufflement causé par les désordres, sans doute, mais ceux-ci sont eux-mêmes,
p o u r une large p a r t , explicables p a r les crises nées du brusque enrichissement du m o n d e
m u s u l m a n , puis de son appauvrissement progressif en or, drainé p a r le commerce
lointain. Cet essoufflement touche surtout les grandes métropoles irakiennes, m o t e u r s
du commerce et de l'activité économique : cf. p a r exemple p o u r Bagdad, I b n H a w q a l ,
p. 241-242, et Muqaddasï, éd. de Goeje, p. 120, et, pour Baçra, ibid., p. 118. Ce déclin
c o m p r o m e t t r a , à long terme, l'activité d u grand commerce et la richesse des villes
marchandes, encore en pleine vitalité au x " siècle, p a r exemple les centres de Transo-
xiane : S a m a r q a n d et B u b â r â (cf. Ibn Hawqal,¡p. 472-473,492-493 ; à noter, p. 482 i.f.,
487 i.f., l'insistance avec laquelle l'auteur revient sur le f a i t que le périmètre de B u b â r â
n'enferme aucun espace en friche ou en ruines : s u j e t d ' é t o n n e m e n t admiratif q u i en dit
long, par sous-entendu, sur la fréquence, dans les villes de cette fin du x.e siècle, de
quartiers sans vie). L'Ouest est, dans l'ensemble, mieux partagé, soit pour les villes
commerçantes (Sigilmâsa : cf. Ibn Hawqal, p. 99), soit pour les centres m o t e u r s de
l'économie : je pense a u x métropoles (Alexandrie et Le Caire) de l ' Ë g y p t e fâtimide,
relancées p a r le nouveau califat, qui d é t o u r n e n t à leur profit, p a r la mer Rouge, une
p a r t i e du trafic de l'océan Indien jadis assurée p a r le golfe Persique, e t qui se t r o u v e n t
à u n e croisée essentielle de routes maritimes e t terrestres à l'échelle mondiale : cf. M.
Canard, dans El (2), t . II, p. 880.
4. Cf. I b n H a w q a l , p. 467-468.
5. Militaire, avec les entreprises de Nicéphore Phocas en Syrie du nord (aveu p a r
Muqaddasï, trad., § 123 ; autres preuves des initiatives byzantines chez Ibn H a w q a l ,
p. 203-205), commercial, avec l'essor des ports italiens, Venise et Amalfi s u r t o u t :
c f . H e y d , op. cit., t . I, p. 99,104-106, cité p a r M. Canard, op. cit. ; industrie et commerce
napolitains et amalfitains évoqués par I b n Hawqal, p. 202-203.

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Avènement d'une véritable géographie humaine 273

musulman, tiraillé entre les trois califats rivaux de Cordoue, du Caire et


de Bagdad 1 , la contestation, par le persan notamment®, de la primauté
intellectuelle de l'arabe, autant de faits qui dessinent déjà l'effondrement
du grand commerce lointain, les invasions touraniennes, l'impérialisme
religieux et mercantile des Croisades, le partage de l'immense aire linguis-
tique et culturelle arabe en plusieurs domaine séparés. Tous ces indices,
donc, sont bien vus par les auteurs des masâlik, mais seulement comme faits
bruts, isolés, et non pas, précisément, comme indices : mis devant une façade
économique encore brillante 3, et emportés par la fiction de la mamlaka en
tant que thème politique, ces écrivains ne veulent, ne peuvent voir que des
points noirs, là où s'amorce déjà un processus de désagrégation, de remise
en cause de l'existence même d'un ensemble arabo-musulman. Le thème de
la déchéance ininterrompue depuis le Prophète est, certes, un des plus
rebattus de la littérature arabe *, mais qui pouvait, au iv e /x e siècle, avoir
la prescience, devant les lézardes d'un édifice encore économiquement et
culturellement imposant, qu'elles ouvraient en réalité sur les brèches par où
devait s'en aller toute la vie de ce grand corps ? Nous disions tout à l'heure
que les masâlik regardaient en arrière, et cela, qui est vrai pour le concept
politique d'ensemble musulman, l'est finalement aussi, avec quelques
nuances, pour l'examen organique de ce même ensemble : par l'incapacité
— ou la peur inconsciente ? — de relier leur présent à autre chose qu'à un
passé, jamais à un a v e n i r l e s auteurs des masâlik figent et éternisent une
vision du monde condamnée à disparaître immédiatement après eux.
Ce point de vue, délibéré ou non, est précisément celui de toutes les géo-

1. On s'en tiendra à un point chaud de cette rivalité : la lutte pour l'or du Soudan,
donc pour la possession de Siéilmâsa (cf. G. S. Colin, dans El, t. IV, p. 419-421), qui
en est un des principaux débouchés au nord : en 347/958-959, la ville est prise par
ûawhar, pour le compte des Fâtimides; en 366/976-977, elle passe, pour un temps,
sous la suzeraineté des Umayyades d'Espagne ; enfin, Ibn Hawqal, qui s'y trouve en
340/951 et achève de réviser son livre en 378/988, signale la présence, dans la ville, de
marchands de Baçra, de Kûfa et de Bagdad, dont on peut penser qu'ils étaient là pour
leurs intérêts sans doute, mais aussi pour rappeler les droits du calife abbasside : cf.
Ibn Hawqal, p. 61 i.f.
2. Particulièrement dans les territoires soumis à l'autorité sâmânide.
3. Surtout chez les Sâmânides du Hurâsân, maîtres des routes de l'Asie centrale,
chez les Fâtimides et chez les Umayyades de Cordoue.
4. Cf. Griinebaum, op. cit., p. 263-265. La tradition se résigne, devant les divisions
de la communauté musulmane, en les déclarant au moins conformes aux prédictions du
Prophète : cf. références dans A.J. Wensinck, A handbook of early Muhammadan tra-
ditions, Leyde, 1960, p. 47.
5. Une phrase comme celle de Muqaddasï à propos de Bagdad (éd. de Goeje, p. 120) :
«Je crains qu'elle ne soit un jour une nouvelle Sâmarrâ» (entendez : un champ de
ruines), fait figure d'exception. On ne peut tenir en effet pour des considérations véri-
tables de simples v œ u x pieux : ceux, par exemple, qu'Ibn Hawqal formule pour une
extension du pouvoir fâtimide en Afrique du Nord (p. 79), v œ u x qui seront du reste
démentis par la réalité.

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274 Géographie humaine du monde musulman

graphies antiques, lesquelles réduisent le monde, ou tout au moins sa plus


grande ou sa meilleure part, à la portion que leurs civilisations respectives
en occupent. Elles proposent donc, de ce monde, une vision totalisante
opérée de l'intérieur, très exactement de ce centre avec lequel elles pré-
tendent se confondre. Le monde musulman, venant après les Empires
hellénistique et romain, ne se comporte pas autrement, on l'a vu à propos
de la sûra. Le dernier en date des grands empires à l'antique, ainsi que le
disait Maurice Lombard l , il en recueille, en même temps que les héritages
territoriaux, la conception à la fois universelle et possessive du monde. 3
Après 1050, on pourra, certes, voyager à la faveur d'une « paix», mongole,
séfévide ou ottomane, ce que firent Ibn B a t t ù t a , Tavernier, Potocki et
tant d'autres ; mais on n'aura plus la prétention ni le bonheur de voyager
à travers le monde tout en restant, pour l'essentiel, chez soi. 3
Les rôles respectifs de l'Orient et de l'Occident dans la littérature des
masâlik sont à débattre en fonction des perspectives ainsi tracées. La fiction
d'un Irak centre du monde étant maintenue dans la lettre des textes et sa
description restant matière aux eulogies traditionnelles 4 , les préoccupations
des auteurs, leurs voyages, leurs descriptions n'en témoignent pas moins
d'un glissement tout à fait révélateur : délaissant les vieilles terres de
Mésopotamie, ou, du moins, leur refusant une place en rapport avec leur
gloire ostensiblement avancée, l'intérêt des auteurs reflue, depuis l'Irak
moribond, vers les pays où se réfugie la vie de ce x e siècle déclinant 5 : le

1. Dans un cours d'ensemble sur « les problèmes économiques du monde musulman»


(6" partie, sur «les productions», i.f.), en cours de publication.
2. Vision qui est aussi celle de tous les Empires de « l'Orient classique » : persan, avec
le thème de l'IrânSahr, également recueilli par l'Islam ; chinois, avec le thème de
« l'Empire du milieu ».
3. On s'en est tenu à trois exemples classiques et du reste assez tardifs, mais ce change-
ment décisif de mentalité s'opère bien avant, sans doute avec les bouleversements inter-
venus au v°/xi e siècle, puis avec les Croisades : que reste-t-il par exemple, chez un Ibn
Gubayr, du vieux sentiment de la mamlaka 1
4. Ya'qubï (p. 233 sq.) ne doit pas être invoqué, en raison de la date à laquelle il
écrit : 276/889. Plus intéressante est l'eulogie de Muqaddasi (éd. de Goeje, p. 119 :
« Bagdad est la métropole de l'Islam », avec la lecture Bajdâd hiya [et non fi] mi?r
al-Islâm), lequel suit l'ordre classique de présentation des provinces, l'Irak venant immé-
diatement après l'Arabie. Ibn Hawqal (p. 234), qui adopte une hiérarchie différente,
les provinces d'Occident prenant la place de l'Irak, n'en sacrifie pas moins au thème
de la prééminence mésopotamienne.
5. Chez Ibn Hawqal, 16 pages (p. 231-247) sur l'Irak, qui est ainsi une des provinces
les moins bien traitées, à peine mieux que le Huzistân (p. 249-259) ou le Kirmân
(p. 316-330), écrasé en tous cas par l'Égypte (p. 132-164). ou le bloc Magrib-Espagne-
Sicile (p. 60-131). Muqaddasï, qui déclare (éd. de Goeje, p. 113) que l'Irak régresse
chaque jour, lui assigne également une place modeste : 22 pages (p. 113-135), ce qui le
situe au-dessus de petites provinces (Daylem, Sind, Kirmân, etc.), mais à peine à
égalité avec l ' É g y p t e (p. 193-215), au-dessous du Magrib (p. 215-248), et, surtout,
du MaSriq, c'est-à-dire des possessions sâmânides (p. 260-352) : indices, en t o u t cela,
de préférences et d'intérêts sur lesquels on va revenir.

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Avènement d'une véritable géographie humaine 275

nord-est, avec l'émirat sâmânide 1 , et surtout l'Occident, depuis l'Égypte


fâtimide jusqu'à l'Espagne, toutes deux en plein essor 2 et se disputant une
Afrique du Nord où débouchent les routes de l'or soudanais. Ce sont donc
l'Orient et l'Occident de l'Islam, et non plus son vieux centre à peine
encensé au passage, qui se partagent les faveurs des écrivains : et puisque
ce sont eux, désormais, qui vivent, quoi d'étonnant aux préférences
sâmânides, mais aussi aux hésitations de Muqaddasî, gardant un œil sur
Buhârâ et un autre sur Le Caire 3 , quoi d'étonnant encore aux sympathies
fàtimides d'Ibn Hawqal, connaissant bien non seulement l'Égypte d'al-
'Azïz, mais aussi cette Afrique du Nord, tumultueuse transitaire de l'or,
qu'il souhaiterait voir rester dans l'orbite du Caire, et cette rivale puissante
et abhorrée, l'Espagne umayyade, qui vient affirmer ses prétentions, elle
aussi, de l'autre côté de la mer ? 4

Définition du genre des masâlik wa 1-mamâlik : un héritage, mais revêtu


d'un sens nouveau

Le premier trait des masâlik, qui explique et le moment de l'histoire auquel


ils prennent place et leur situation dans le présent livre, est qu'ils puisent
un peu à toutes les tendances antérieures de la géographie : sûrat al-ard,
géographie administrative, listes de productions, récits de voyage ou adab
à la manière d'Ibn al-Faqïh. Pour deux de ces tendances, on a même pu
affirmer que les masâlik n'en étaient que le prolongement nécessaire :
on a vu 5 comment la sûra et la géographie administrative devaient, sous
peine de s'enfermer dans la redite, ouvrir sur un genre qui les renouvelât en
liant leurs informations, livresques ou d'archives, aux enseignements tirés
du réel. La filiation est ici extrêmement nette, qui fait, de deux auteurs
directement liés à la géographie administrative et à la sura, les deux pre-
miers représentants des masâlik : je veux parler de Ya'qûbï, pionnier du
genre, venu des cercles officiels du califat abbasside, et d'Istahri, lequel
n'eut d'autre ambition, au départ, que de développer l'atlas de Balljï.
Mais, pour être moins accusée, l'ouverture des autres vieux genres géo-
graphiques vers ces masâlik qui les rassemblent n'en est pas moins une

1. Maître des routes de l'Asie centrale (cf. les références données supra, p. 272, note 3),
et politiquement assez fort pour que les ûaznévides, qui le supplanteront à l'extrême
fin du siècle, respectent encore sa suzeraineté.
2. La première sous les califats d'al-Mu'izz et al-'Azïz (358/969-386/996), la seconde
sous les califes 'Abd ar-Rahmân III et al-Hakam II et sous le « maire du palais » Ibn
Abï 'Âmir al-Mançur (300/912-392/1002).
3. Cf. les deux versions du Ahsan at-taqâslm, trad., p. X X V - X X V I I I et § 23.
4. Cf. supra, p. 273, note 1. La question des sympathies fàtimides d'Ibn Hawqal
sera reprise plus bas, à propos de cet auteur. On rapprochera ces préoccupations de la
politique inverse, umayyade celle-là, qui s'incarne en Râzl et Warrâq (cf. chap. VII).
5. Chap. III, passim.

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276 Géographie humaine du monde musulman

réalité découlant naturellement du premier processus d'élargissement lancé


par la sûra et la géographie administrative, auxquelles revient ainsi l'hon-
neur de l'impulsion première, mais certes pas l'exclusivité des mouvements
qui suivirent. De quelle façon, sous quelles influences précises, ces rappro-
chements, ces confrontations, toute cette nébuleuse d'interférences ont-ils
pu se produire ? Notre documentation est trop pauvre pour nous permettre
de trancher sûrement. A tout le moins peut-on proposer un schéma théo-
rique, que semblent suggérer quelques faits : si l'on songe, comme on l'a
dit que la sûrat al-ard s'est élaborée chez des savants proches ou relevant
de milieux officiels et que, inversement, un représentant aussi typique de
la géographie administrative que Qudâma considère comme une part
essentielle de la science du fonctionnaire la connaissance de la terre, on
peut penser que les premiers balbutiements des masâlik ont eu pour origine
ces interférences entre les deux grands genres de la vieille géographie des
techniciens. Le mouvement a dû gagner ensuite d'autres secteurs, les don-
nées prises à l'adab, à l'histoire, aux récits de voyage ou au genre des spé-
cialités (hasâ'is) et des mérites (fadâ'il) des pays venant s'agglutiner au
noyau central ainsi créé.
Quelles qu'aient été les dates précises et les voies de l'élaboration des
masâlik, une chose au moins demeure : vers le milieu du iv e /x e siècle, nous
sommes en présence d'une géographie au plein sens du terme : science
totale, d'abord, en ce sens qu'elle hérite de toutes les tendances où s'incar-
nait auparavant telle ou telle géographie, et néanmoins science indépendante,
dans la mesure où, étant un peu toutes les géographies à la fois, elle est
et se sait décidément irréductible à l'une quelconque de ses devancières.
Géographie totale, disions-nous. Pour tenir ce pari, jusqu'à eux impos-
sible 2, les masâlik ont dû restreindre l'aire de leurs investigations et s'en
tenir à une description de l'Islam et de l'Islam seul : l'étranger n'intervient
plus ici, sous la forme du globe terrestre en son ensemble, que dans une
introduction, inspirée de la sûra, qui replace le domaine musulman sur la
mappemonde, ou encore, lorsqu'il s'agit de peuples voisins, qu'en manière
d'excursus, inspirés presque toujours de récits de voyage, et qui prolongent

1. Chap. III, p. 84, note 3.


2. Ce pari d'une géographie totale de l'Islam se situe, tout d'abord, hors du propos
de la cartographie de la sûra. La géographie administrative s'en rapproche davantage,
mais elle ne réussit tout de même pas à cerner une géographie véritable, que ce soit
par défaut, avec les notations trop rares et exclusivement chiffrées d'un Ibn HurdâsJbeh,
ou par excès, avec un Qudâma qui noie la géographie au milieu d'une connaissance ency-
clopédique. Certains récits de voyage (je pense par exemple à la deuxième Risala d'Abû
Dulaf), s'ils serrent parfois eux aussi une manière de géographie, pèchent néanmoins, en
ce qui les concerne, par l'exiguïté de l'aire prise pour étude, la même remarque valant
pour les meilleures monographies, comme celles de Râzï ou Warrâq. E n tout cela, on le
voit, l'esprit d'une géographie totale de l'Islam est en l'air, mais le genre lui-même n'arri-
ve pas à préciser ses contours.

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Avènement d'une véritable géographie humaine 277

tout naturellement la description des provinces musulmanes intéressées


par ces voisinages. Science indépendante aussi : car cet exclusivisme musul-
man n'a sans doute pas peu contribué à développer, chez les auteurs de
masâlik, la conviction puissante et hautement affirmée d'inaugurer un
genre distinct : partant de données établies, à savoir l'Islam et la géogra-
phie, mais en les combinant selon une formule qui eût pu être : la géographie
du seul Islam, mais toute cette géographie, les masâlik ont eu, ainsi qu'ils
le disent S l'exaltante conscience de « tenir» un sujet à eux. On aurait sans
doute fort étonné ces écrivains si on leur eût fait observer qu'ils ne faisaient
pas autre chose que se conformer, en la remodelant selon les exigences de
leur temps, à une conception de la géographie vieille comme le monde, et
si on leur eût parlé d'un Strabon, qu'ils ne connaissaient pas. Mais il
n'importe : telle quelle, la géographie des masâlik est la première, dans la
littérature arabe 2, à se définir comme géographie et, plus encore, à se
satisfaire de cette définition.

Définition des masâlik wa 1-mamâlik (suite) : la géographie du concret

Les masâlik, on le voit, travaillent sans doute sur un héritage, mais un


héritage repensé, en un sens même : réinventé, comme en font foi, chez
leurs auteurs, la place et l'esprit du voyage. Ce n'est pas, ici non plus, que
les masâlik aient inventé le voyage lui-même : pour ne parler que d'elle, la
risâla à la manière d'Ibn Fadlân ou d'Abu Dulaf Mis'ar leur conteste
cette exclusivité. Allons plus loin : ce n'est peut-être pas non plus en tant
que géographes, ni poussés d'abord par une curiosité scientifique, que les
auteurs des masâlik ont mené une existence errante : pour chacun d'eux,
on le verra, ce sont des préoccupations extra-géographiques, essentielle-
ment politico-religieuses, qui lancent sur les routes ces fils de l'aventure. Le
renouveau des masâlik se situe décidément, une fois de plus, non pas dans
une invention radicale, mais dans le profit qu'ils tirent d'un contexte qui
leur est donné.
Dans cet esprit, poussons aussi loin que possible la critique de leur origina-
lité, et refusons de porter à leur crédit, pour ne pas faire tort à Abu D ulaf
ou aux marchands des mers de l'Inde, la passion mise par les auteurs des
masâlik à observer par eux-mêmes Çiyân), leur vie tumultueuse de « pi-
caros », leurs contacts avec le petit peuple des villes ou des campagnes qui,
par eux, réussit parfois à vivre et à s'exprimer jusqu'à nous. 3 Quand nous

1. Cf. Istatjrt, p. 15,1. 6-7 ; Ibn Hawqal, trad., p. 3 i.f., et surtout Muqaddasï, trad.,
§ 10 sq.
2. E t peut-être la seule, avec le grand dictionnaire à la Yâqut et l'encyclopédie
géographique à la manière d'un Qazwînï ou d'un Abu 1-Fidà'.
3. Cf. supra, p. 139 sq. ; sur la littérature populaire, cf. p y exemple les références
données supra, p. 258, note 5.

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278 Géographie humaine du monde musulman

aurons ainsi fait table rase de tout ce qui peut, sur ce point encore, avoir
été légué ou suggéré aux auteurs des masâlik, l'essentiel tout de même
restera debout, à savoir la systématisation de l'enregistrement de la chose
vue, si fiévreusement mené \ si constant qu'il laisse loin derrière toutes les
ébauches antérieures : par rapport à la Relation ou au récit d ' I b n F a d l â n ,
la page nouvelle qui s'ouvre avec les masâlik a pour titre le voyage chez
soi, entamé dès les portes et même à l'intérieur des murs de la ville natale,
substitué au voyage à l'étranger, et qui revient donc à poser, soit que le
monde de l'Islam est encore à découvrir, soit que, si on l'estime déjà
connu, ce connu, sous la forme du quotidien, de l'habituel et du sédentaire,
n'est pas moins digne de l'enregistrement écrit que le merveilleux Çagîb)
demandé à l'étranger. 2 Par rapport, maintenant, à la deuxième Risâla
d'Abû Dulaf Mis'ar, qui pratique une méthode d'investigation convenable,
mais à l'échelon limité de quelques provinces, l'esprit des masâlik, c'est
précisément l'incapacité à se satisfaire d'un échelon aussi modeste : noter,
oui, et noter chez soi, mais alors noter tout ce qui constitue ce chez-soi.
C'est donc cette observation directe, ce 'iyân, déjà pratiqué au moment où
s'élaborent les masâlik, mais amplifié par eux de toute la distance qui sépare
à la fois la province de l'ensemble qui l'englobe et l'essai ou la monogra-
phie de l'œuvre totale, systématisé, par conséquent, en méthode fonda-
mentale d'investigation et agrandi aux dimensions d'un empire, c'est donc
ce 'iyân qui va définir la nouvelle géographie des masâlik, et cela si sûre-
ment qu'on peut écrire le phénomène en quelques équations fonda-
mentales : géographie administrative + 'iyân = Ya'qûbi, sûrat al-ard +
'iyân = Istahrï, ou encore, sous la forme d'une condition nécessaire sinon
suffisante, masâlik = 'iyân. Tous les auteurs le diront en propres termes :
pour être géographe, il faut, d'abord, prendre le bâton du voyageur. 3

Définition des masâlik wa 1-mamâlik (suite) : la géographie humaine

Autre changement de signe, sinon de données : la géographie humaine, au


sens le plus large, à savoir celle de la place et des activités del'hommesurla
terre, préexiste de longtemps, on l'a vu, aux masâlik wa l-mamâlik : on
l'a notée, ici ou là, au moins sous la forme d'ébauche, dans la sûra, la géo-
graphie administrative, les récits de voyage, l'adab ou les monographies.

1. On a dit déjà (supra, p. 144) que ce désir de tout noter était peut-être à l'origine
de ces coq-à-l'âne qui caractérisent tant de passages des masâlik : on reviendra plus
loin, à propos du style, sur cette manière d'écrire.
2. Où l'on voit, une fois de plus, se dessiner la conviction que la peinture du monde
entier s'assimile, d'abord, à celle du monde que l'on habite. Sur les rapports, déjà évoqués,
du v o y a g e à l'étranger et du voyage chez soi, cf. supra, p. 115, 131-132.
:î. Cf. Ya'qubl, trad., p. 1-2 ; Ibn Hawqal, trad., p. 2-3, 321-322 ; Muqaddasï, trad.,
§ 5-7, 82-87.

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Avènement d'une véritable géographie humaine 279

Mais ces thèmes restaient occasionnels et ce qui nous était jeté là, au pas-
sage, c'étaient des bribes d'une présence humaine inconsciente d'elle-même.
Les masâlik, au contraire et une fois de plus, systématisent ces notations,
qui du reste vont de soi : car, dès l'instant qu'ils font de l'observation
directe ('iyâri) le pivot de leur méthode, ils se trouvent tout naturellement
donner l'essentiel de leur attention aux faits mêmes que le 'iyân trouve
toujours au centre de ses investigations, à savoir les faits humains.
E t d'abord, on donne à cette observation un cadre approprié : sensibles
aux leçons de l'histoire comme aux particularités des contrées, les masâlik
abandonnent le vieux classement grec en « climats ». 1 S'ils conservent le
terme d'iqlïm, ils lui donnent, à lui aussi, un sens nouveau : celui d'entité
provinciale, facilement isolable par ses limites naturelles, sa configuration
physique et ses traditions. Peut-être, du reste, l'innovation des masâlik
est-elle ici moins nette qu'en d'autres domaines, puisqu'ils ne font pas autre
chose que développer la leçon de Balhî : une leçon, on l'a v u i n s p i r é e
de l'Iran et non de la Grèce, géopolitique beaucoup plus que mathématique,
mais réadaptée, en tous les cas, au cadre de la géographie nouvelle : car, si
la répartition en « provinces » s'inscrit dans la tradition des keswar-s, le
nombre de ces divisions territoriales passe, avec Balhî, de sept à vingt 3 et,
surtout, c'est à l'intérieur même de l'Islam qu'on applique le principe d'un
classement géopolitique jusque là réservé à la présentation du monde en-
tier. Mais une fois rendu à la sûra, en la personne de Balhî, ce qui
lui revient 4 , reste encore à décider si les masâlik n'ont fait que recevoir cet
héritage, que se contenter de le transmettre à leur tour d'un auteur à
l'autre, sans souci de l'améliorer. Or, il n'en est rien : d'Istahrï à Ibn Haw-
qal et à Muqaddasï, on assiste à une interrogation de plus en plus exigeante

1. E t ce dès Ya'qûbï ; c'est Istabrï (p. 15) et., après lui, Ibn H a w q a l (p. 2 i.f.) qui
proclament le plus n e t t e m e n t cet abandon. Les climats ne subsistent plus, au m i e u x ,
que c o m m e introduction générale à l'ouvrage : cf. Muqaddasï, trad., § 95 sq.
2. Supra, p. 81-83.
3. Si l'on s'en rapporte au plan d'Istabrï, on t r o u v e 16 p r o v i n c e s : Arabie, Magrib,
E g y p t e , Syrie, Haute-Mésopotamie, Irak, t j û z i s t â n , Fàrs, Kirmân, Sind, ensemble Ar-
ménie-ar-Rân-Àdarbaygân (groupés en fonction du principe énoncé par Istabrï, p. 107),
Gibàl, D a y l e m , Sigistan, tjurâsân, ensemble Transoxiane-tJuwârizm (ibid., p. 166,1. 7) :
à quoi il faut ajouter les quatre ensembles que constituent la mer du Fàrs, la mer d u
R u m , la mer des Uazars et le désert entre Fârs et tjurâsân : chiffre total de 20 q u e
c o n f í r m e l a distribution des cartes, lesquelles s u i v e n t ces rubriques (la 21 e étant consacrée
à la mappemonde). Ibn H a w q a l reprend la m ê m e disposition d'ensemble. Muqaddasï
a d o p t e u n classement en 14 provinces : 6 arabes : Arabie, Irak, H a u t e - M é s o p o t a m i e ,
Syrie, É g y p t e , Magrib ; 8 n o n arabes : MaSriq (possessions sâmânides), D a y l e m , R i h â b
( c'est-à-dire À d a r b a y g â n , ar-Rân et Arménie), Gibâl, H u z i s t â n , Fârs, Kirmân et
Sind. Sur les rapports entre ces divisions et l'atlas de Balbï, cf. J . H. Kramers, « L a
q u e s t i o n Balbï-Içtabrï », dans Acta Orientatia, op. cit.
4. Sans parler de la révolution correspondante en cartographie : cf. Kramers, op.
cit., et S. Maqbul A h m a d , op. cit., dans El (2), t . II, p. 596.

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280 Géographie humaine du monde musulman

de la carte, à un souci de plus en plus net de préciser les contours des divi-
sions territoriales retenues, d'isoler au plus près, et qu'elles cadrent ou non
avec les limites du classement théorique, les provinces réelles. D'où, chez
un Ibn Hawqal, une remise en question, entre tant d'autres, du concept
de Magrib, l'Espagne et la Sicile y occupant une position à part dont la
singularité est soulignée \ d'où, chez MuqaddasI, des discussions infinies
pour fixer les noms et les limites des provinces 3 , mais, plus encore, la
recherche d'une adéquation aussi rigoureuse que possible entre les divisions
territoriales et le champ d'extension des différents pouvoirs politiques. 3
C'est dans le cadre de cette province, définie à la fois par sa configuration
et son histoire, que les masâlik wa l-mamâlik vont étudier la condition, les
traditions et les activités des hommes : en rapportant ainsi aux lieux dans
lesquels ils se déroulent la manifestation des phénomènes humains, les
masâlik se conforment, on le voit, aux vieilles théories gàhiziennes
héritées de la Grèce 4, théories une fois encore confrontées à l'épreuve des

1. A r e m a r q u e r n o t a m m e n t , p a r comparaison avec Istahrï (p. 33), la c o n c e p t i o n


d ' u n e E s p a g n e « e u r o p é e n n e », puisque r a t t a c h é e non p a s à l ' A f r i q u e du Nord, m a i s a u x
p a y s d u nord de la Méditerranée, qui ne f o n t q u ' u n depuis Constantinople : cf. t r a d . ,
p. 57. L ' E s p a g n e est donc, c o m m e la Sicile, conçue c o m m e « i n d é p e n d a n t e », et leur in-
clusion dans le Magrib est p u r e « dénomination» : ibid., p. 130. On t r o u v e r a i t u n e foule
d ' a u t r e s exemples de précisions de ce genre : citons s e u l e m e n t , à propos d u H u w â r i z m
d é j à signalé supra, p . 279, note 3, c e t t e p h r a s e ( I b n H a w q a l , t r a d . , p . 413) : « J e n ' a i p a s
séparé le K h a r e z m de la T r a n s o x i a n e parce que sa capitale, située au-delà de l ' O x u s ,
est plus proche de B o k h a r a que des villes du K h o r a s s a n . »
2. E x e m p l e , p o u r l ' I r a k et le Gibâl, éd. de Goeje, p. 115-116, 386-388.
3. R e p r e n o n s ici, en le c o m p l é t a n t , le t a b l e a u esquissé au c h a p . I I I , p. 82, n o t e 5. On
ne p r é t e n d pas, certes, qu'il est d'une r i g u e u r constante, les vicissitudes politiques
f a i s a n t varier sans cesse les limites des ressorts des différents pouvoirs, et la géographie
corrigeant parfois les frontières imposées p a r l a politique {cf. infra, p . 293, n o t e 7).
Si l'on v e u t bien t o u t e f o i s p r e n d r e en compte, n o n pas une d a t e identique pour l'ensem-
ble des provinces, mais, p o u r chacune d'elles, une sorte d'apogée politique, v a r i a n t n a t u -
rellement de l'une à l ' a u t r e et défini comme la période où les destinées de la p r o v i n c e
s ' i d e n t i f i e n t à la gloire d ' u n e ou de plusieurs dynasties, on v e r r a que le tableau de M u q a d -
dasI a des f o n d e m e n t s historiques solides : le cas du MaSriq, du D a y l e m et d u R i h â b
( d y n a s t i e s s â m â n i d e , d a y l e m i t e et musâfiride) a y a n t d é j à été t r a i t é à la note précitée,
on r e t i e n d r a , c o m m e exemples p a r t i c u l i è r e m e n t nets, ceux de l ' É g y p t e ( d y n a s t i e s
t û l u n i d e , ibSïdide, puis fâtimide), de la H a u t e - M é s o p o t a m i e (avec les H a m d à n i d e s )
et d u Sind (principautés de M u l t a n et de Mansûra). L ' I r a k , le fiibàl, le U û z i s t à n , le
F â r s et le K i r m â n sont des fiefs büyides, réunis u n m o m e n t sous l ' a u t o r i t é de ' A d u d a d -
D a w l a , m a i s en général séparés parce q u e régulièrement disputés entre les m e m b r e s
de la famille. Le Magrib et la Syrie se définiraient, e u x , c o m m e des terres de c o n t e s t a -
tion : le Magrib est l'enjeu des luttes entre U m a y y a d e s d ' E s p a g n e et Fàtimides d ' E g y p t e ,
la Syrie est disputée e n t r e les Abbassides (directement ou p a r personne interposée,
avec les H a m d à n i d e s ) et les E g y p t i e n s (Tülünides, IbSülides, Fàtimides). Reste l'Arabie
d o n t l'histoire est confuse, siège de pouvoirs disséminés et elle aussi o b j e t de c o n t e s t a -
tions, mais qui récupère au moins, p a r son isolement e t ses caractéristiques naturelles,
u n e originalité que l'histoire lui mesure.
4. Cf. supra, c h a p . I I , passim.

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Avènement d'une véritable géographie humaine 281

faits. Les rubriques principales des masâlik, explicitement énoncées 1 ou


non, se répartissent ainsi en trois grands groupes. Le premier, qui intéresse,
comme on vient de le dire, la condition des hommes, entendez celle qu'ils
tiennent de leur présence en un certain milieu, couvre l'étude de l'envi-
ronnement physique : relief, cours d'eau, mers et climats, observés non
pas tellement pour eux-mêmes, comme le faisait la sûra, que dans leurs
incidences sur les êtres soumis à ces conditions, l'étude du milieu se pro-
longeant ainsi tout naturellement par celle des caractères corporels, des
mentalités, des langages, des maladies, de l'alimentation et de la toilette.
Un second ensemble de notations s'attache à mettre en lumière les relations
non plus de l'ordre de l'espace, mais du temps, car le milieu n'est pas seule-
ment un environnement naturel, il est aussi cadre et parfois explication
d'une histoire ; au sens le plus large, on entendra sous ce terme les grands
ensembles politiques, les écoles religieuses ou juridiques, les hommes
célèbres, les monuments et, naturellement, les événements les plus mar-
quants du passé local, islamique ou non ; l'histoire n'est donc pas ici une
pièce rapportée, mais bien une des composantes les plus essentielles de
l'horizon humain, en un point déterminé de l'espace. 2 Enfin, dans le mi-
lieu ainsi défini, on notera les activités et les attitudes des habitants :
activités économiques avec les productions, les échanges commerciaux,
les routes, les poids et mesures, les impôts, les monnaies et les prix, attitudes
collectives et comportements sociaux avec les coutumes, le folklore, les
dictons ou le calendrier.
Distribution des peuples et des états, caractères ethniques, régimes ali-
mentaires, milieux pathogènes, pratiques hygiéniques et vestimentaires,
aires linguistiques et culturelles, productions et échanges : le tour est fait,
semble-t-il, des rubriques essentielles de toute géographie humaine. On
dira, certes, ici encore, que tout cela était en germe avant les masâlik,
chez Gâhiz par exemple. 8 En germe, oui, et en germe seulement. Car le
mérite des auteurs des masâlik ne fut pas seulement de rester fidèles à
l'esprit des pionniers de l'époque d'al-Ma'mun, de saisir tout le prix de
l'étude, ébauchée par eux, des relations de l'homme à la terre ; ce mérite
fut, bien plus, de traiter véritablement, en les mettant à l'épreuve du voyage,
ces sujets — nous dirions aujourd'hui : ces directions de recherche — que
la méditation d'un Gâhiz par exemple proposait à leur curiosité. Ici encore,
nous ne savons pas par quelles voies exactement s'est faite cette filiation,

1. Cf. Muqaddasï, trad., § 3-4.


2. Les masâlik se distinguent donc sur ce point, comme on l'a dit (supra, p. 270,
note 2) de la géographie strabonienne, pour laquelle l'histoire est conçue glogalement,
comme une méditation d'ensemble sur la condition humaine, et non comme une des
données particulières qui expliquent, hic et nunc, le comportement de telle ou telle
société.
3. Cf. supra, p. 50.

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282 Géographie humaine du monde musulman

recueilli et amplifié cet héritage. Mais, en l'absence de renseignements


précis portant notamment sur la vie et la formation des auteurs des
masâlik, au moins n'est-il pas déraisonnable de les tenir pour des hommes
cultivés, ayant beaucoup lu \ notamment les œuvres de Gàhiz 2, et d'autant
mieux à même de saisir l'esprit de la tradition mu'tazilite du m e / i x e siècle
qu'ils appartiennent tous, on le verra, à cette pensée sï'ite qui en adopte sur
plus d'un point les leçons. Nous pouvons bien sourire aujourd'hui de la
naïveté ou de la minceur de quelques-unes des rubriques qui composent
l'ambitieux programme de cette recherche, mais force est de reconnaître
qu'elle débouche définitivement, avec les moyens de l'époque, sur une
étude de l'homme parfaitement consciente d'elle-même et de son objet.

Définition des masâlik wa 1-mamàlik (fin) : un genre littéraire

La conscience de ce propos, l'exigence d'un ordre rigoureux de présenta-


tion du donné géographique se doublent, chez les auteurs des masâlik,
de l'ambition de produire une œuvre littéraire. Le fait n'a rien d'étonnant,
qu'on l'explique par le simple honneur de l'écrivain, soucieux d'accorder
le style de l'œuvre à ses hautes visées, ou, plus profondément, par des
considérations sociales : nous avons eu l'occasion de dire que la géographie,
au contraire de l'histoire, a toujours éprouvé, au moins à l'époque qui
nous intéresse, les plus grandes difficultés à se faire admettre comme dis-
cipline écrite et que, par exemple, les seuls genres reconnus et enregistrés
en ce domaine par le Fihrist3 étaient la géographie mathématique avec
Huwârizml, la sûrat al-ard avec Kindî, Sarafrsï ou Balhï, la littérature
administrative avec ôayhânï ou Qudâma, et la géographie de l'adab avec
Ibn al-Faqïh. Le silence d'Ibn an-Nadïm sur les ouvrages de masâlik
déjà publiés de son temps, à savoir ceux de Ya'qubï, d'Istahrï et d'Ibn

1. Cela semble aller de soi pour Ya'qubï, grand fontionnaire et donc représentant
parfait, comme Ibn Hurdâdbeh, de ce technicien au savoir encyclopédique qu'on a
étudié au chapitre III. Ibn Hawqal, outre sa culture géographique (cf. trad., index,
s.v. «Djaihani», «Qudâma», « Istakhri», «Ibn Khurdadhbeh »)> cite Ibn Durayd,
Kindî, Gâhi?, Ibn Qutayba (s.v. « Muhammad Abd-AUah »), Dïnawarî (s.v. « Abu
Hanifa »), etc. Pour Muqaddasï, il suffira de signaler et ses prétentions à la poésie et sa
forte culture juridique.
2. Appréciation flatteuse chez Ibn Hawqal (trad., p. 363). La critique de Muqaddasï,
dont on a fait état plus haut (p. 58, 59) et selon laquelle Gâhi? a écrit un opuscule
géographique par trop avare de renseignements précis, montre bien que, si Muqaddasï
est empêché, par une certaine idée reçue à propos de Gâhi?, de saisir le sens profond
de l'ensemble de la construction gàhi?ienne et la véritable personnalité de cet auteur,
une fois de plus t a x é ainsi de désinvolture, il sent d'instinct que l'esprit du Livre des
métropoles n'est pas à condamner, mais seulement ses dimensions : comparer cette
attitude avec celle que Muqaddasï adopte (trad., § 11-13 bis) vis-à-vis d'Ibn al-Faqïh,
de Balbï et même de ô a y h â n ï , attaqués sur l'esprit même dans lequel ils envisagent la
connaissance.
3. Cf. supra, p. 238-239.

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Avènement d'une véritable géographie humaine 283

Hawqal, étonne d'autant plus que nous connaissons le souci d'exhaustivité,


le sérieux et l'érudition manifestés par le Fihrist et que, d'autre part, les
thèmes de géographie humaine, pris en charge par l'adab, circulent, eux,
largement dans le public cultivé de l'époque, éparpillés dans les recueils de
merveilles, les récits de voyage à l'étranger et, naturellement, les œuvres
que l'on vient de citer. Il faut donc conclure que l'indifférence, peut-être
l'hostilité du public cultivé du iv e /x e siècle visent moins les thèmes de la
géographie humaine que leur prétention à s'ériger, avec les masâlik, en
un genre indépendant.
L'analyse des motivations de l'exclusive ainsi lancée contre la jeune
géographie conduit, semble-t-il, à des conclusions assez sûres. D'abord,
si on veut définir cette attitude par la négative, on conviendra qu'on ne
saurait lui donner pour raison un quelconque parti pris monopolistique,
un malthusianisme littéraire ou tout autre sentiment de frustration jalouse
de la part des tenants des genres accrédités. Aussi bien avons-nous montré,
à partir des textes fondamentaux d'Ibn al-Faqïh \ que la culture littéraire
(adab) jouait le rôle de passeport social égal en valeur à la richesse, au
pouvoir ou au sang et que, s'il existe bien une élite, même une caste de
lettrés, celle-ci reste par définition ouverte à tout postulant que ses moyens
intellectuels et ses connaissances mettent à même de jouer les règles du jeu
de l'admission, lesquelles n'ont de secret que pour les incapables. Mais c'est
ici, précisément, que le bât blesse les auteurs des masâlik : de ce jeu, én
effet, ils s'écartent en faisant intervenir, avec le voyage en pays d'Islam et
l'ostentation de l'aventure personnelle, deux thèmes éminemment contraires,
du moins pour cette époque, aux normes du système culturel qui s'incarne
dans l'adab.2 E t ils sentent bien la difficulté, puisque tous invoquent ce
patronage des prédécesseurs, cette imitation (inlihâl) où l'on voyait alors 3
la règle d'or de la consécration littéraire. Le malheur est que le procédé se re-
tourne contre les masâlik : car, de tous les aînés ainsi appelés à la rescousse,
en est-il vraiment un qui égale, au panthéon des grands écrivains, ceux
que l'adab tient pour ses orfèvres : ôâhiz, Ibn Qutayba, les philologues, les
poètes ? Sans vouloir s'essayer ici à une bourse des valeurs littéraires *, est-il
déraisonnable de penser que, si Ibn tjurdâdbeh ou Qudâma par exemple

1. Supra, p. 153, 184-185.


2. Le mouvement que symbolise par exemple l'édition d'Içfabri par M. ô. "Abd
al-'Àl al-Hînî, dans la collection «Notre héritage» (Turâtunâ), sous les auspices du
Ministère de la Culture et de l'Orientation nationale de la République Arabe Unie
(Le Caire, 1961), ce mouvement, donc, est récent et presque révolutionnaire : à combien
d'étudiants et d'érudits arabes les noms des grands géographes d'avant l'an mil res-
tent-ils inconnus 1
3. Supra, p. 163-164.
4. Périlleuse, étant donné la difficulté de l'exploration des documents, mais dont les
contours pourraient être assez bien mis en lumière le jour où l'on aurait enfin défini,
par une exploitation systématique des textes, le concept d'adab.

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284 Géographie humaine du monde musulman

ont les honneurs du Fihrist, c'est à leurs ouvrages de critique ou d'adab


qu'ils le doivent, beaucoup plus qu'à leurs talents de géographes ? ' E t
en quelle estime réelle ce public cultivé, si amateur d'exercices de style,
pouvait-il tenir leurs œuvres géographiques, où l'expression, en tant que
telle, occupe si peu de place ? 2
On s'explique mieux, si on concède au moins une part de bien-fondé à
ces interrogations, l'ambition littéraire — naïvement proclamée et plus
naïvement encore mise à exécution — des masâlik, au fur et à mesure que le
genre affirme son indépendance. La référence de Muqaddasï au procédé, si
en honneur alors dans l'art d'écrire, du mélange du sérieux et du plaisant 3 ,
l'utilisation de recettes éprouvées comme la controverse, la comparaison
ou la devinette, l'usage, enfin, dans certains passages voulus nobles, de la
prose assonancée (sag'), voire de la poésie 4, tendent au même but : la
revendication, pour la géographie, du titre de littérature. E t l'on éclaire
mieux, ce faisant, les raisons de l'attitude contradictoire où s'enferme un
Muqaddasï, lequel postule pour son livre le droit et l'honneur de sacrifier
aux normes littéraires, pendant qu'au même instant, en stricte méthode
scientifique, il les conteste à ceux de ses prédécesseurs qui s'y essayèrent. •
La contradiction est en effet inévitable pour peu qu'on pose avec rigueur
les données du problème que Muqaddasï doit résoudre. Il est, d'un côté,
parfaitement conscient des exigences auxquelles le soumet sa propre
définition comme savant, mais, d'un autre côté, non moins soucieux de
cette consécration comme écrivain qui seule assurera à son œuvre la diffu-

1. Même réflexion pour les autres géographes enregistrés par le Fihrist, lesquels
sont des polygraphes, donc inscrits à plusieurs titres (à noter du reste, pour Qudâma,
que le Kitâb al-barâg ne se présente pas comme un livre de géographie). On concédera
que nous manquons singulièrement de preuves pour apprécier le degré d'estime dans
lequel une conscience de lettré arabo-musulman du i v e / x e siècle tenait la géographie
par rapport aux autres disciplines. Trancher hardiment du problème friserait le viol de
conscience. J e me borne à constater qu'aucun des auteurs cités par le Fihrist n'est
consigné au seul titre d'une œuvre géographique, et je m'interroge toujours sur l'étrange
absence de Ya'qûbï, comme si ce pionnier des mas&lik, né trop tôt, avait porté jusqu'en
son histoire le péché d'être un géographe de tempérament, comme il le dit lui-même,
à peu de choses près, dans la préface des Pays.
2. Les conseils de Qudâma en cette matière sont strictement inspirés, comme on
l'a dit au chap. III, de son souci très précis de formation du fonctionnaire : écrire
clairement et pertinemment, beaucoup plus que bien écrire, telle pourrait être la devise
de Qudâma lui-même, chez qui le style, loin d'être cultivé pour lui-même, est toujours
asservi à l'expression d'une pensée.
3. L'ambition littéraire est affirmée p. 8 de l'éd. de Goeje (trad., § 20) ; exemple de
style noble p. 113. Sur l'alternance du sérieux et du plaisant, cf. § 13 bis : « H m'arrive
de composer de ci de là en prose rimée pour que le lecteur ordinaire y trouve une dé-
tente ».
4. On reviendra sur ces procédés un peu plus loin, lors de l'étude du style des auteurs.
5. Trad., § 13, 13 bis.

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Avènement d'une véritable géographie humaine 285

sion nécessaire. 1 Or, sur ce dernier point, il prouve un sens très exact des
impératifs auxquels le goût de son époque plie tout candidat à ladite
consécration. Il sait très bien que l'adab, prodigieusement ouvert et
capable d'assimiler tous les thèmes a pourvu qu'ils lui soient présentés dans
les formes, est opposé, non pas, dans le principe, à la constitution en disci-
pline autonome et de plein droit, sous la forme des masâlik, des divers
thèmes géographiques jusque là éparpillés dans des œuvres tenues pour
mineures, mais bien au traitement de ces thèmes dans un esprit non
«orthodoxe». D'où l'indispensable référence aux aînés. E t comme un
examen impartial de leurs œuvres fait assez voir que ces aînés n'ont pas
trouvé l'équation idéale entre les nécessités de l'information savante et
celles de l'expression 3 , c'est convenir qu'il reste, sur ce point essentiel
de la communication avec le public, à innover, et donc que le genre n'a,
dans la réalité, aucune tradition derrière lui.
Concluons, sans trancher pour l'instant du problème de leur réussite en
ce domaine 4 , que l'originalité des auteurs des masâlik fut au moins de
saisir toute l'importance des questions d'expression. Soucieux d'adapter
leur production aux goûts du public de leur temps, ils rompent avec la
géographie des cénacles de techniciens ou de savants et, tout en se définis-
sant eux-mêmes comme savants, entendent que leur œuvre, après celle
d'Ibn al-Faqïh, se modèle suffisamment aux normes du système pour béné-
ficier de ce réseau de diffusion que mettent à sa disposition les milieux litté-
raires de Vadab. La géographie des masâlik peut maintenant se définir
par tous ses traits fondamentaux : c'est une géographie réfléchie, en ce
sens qu'elle est consciente d'elle-même et de son sujet, qui est l'Islam;
une géographie humaine totale, parce qu'elle traite de tout ce qu'elle
estime intéresser l'étude de l'homme sur son sol ; une géographie concrète,
vécue dans l'aventure et rapportant en définitive la majeure part de ses
données à l'observation directe ; et enfin, comme elle ne sépare pas l'enre-
gistrement de ces données de la possibilité de les transmettre, une géogra-
phie rédigée.

Ya'qûbï : une ébauche réussie des masâlik wa 1-mamâlik

On a indiqué, au troisième chapitre, les rapports de Ya'qûbï avec la


géographie administrative et montré comment, situé à une articulation
chronologique essentielle de la jeune géographie arabe, il intervenait direc-

1. La volonté de faire œuvre accessible et utile est constante dans l'ouvrage : cf.
trad., § 2, 5, 13 bis i.f., 20, etc.
2. Cf. supra, p. 100, 161, 164, 171 et passim.
3. Ibn al-Faqïh péchant par excès littéraire et Gayhânl par excès de méticulosité
scientifique : trad., § 11, 13 bis.
4. Cf. infra, étude sur le style.

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286 Géographie humaine du monde musulman

tement, par la révolution méthodologique du voyage, dans l'élargissement


de la littérature administrative vers ce qui devait devenir les masâlik
wa l-mamâlik. On a par ailleurs, au chapitre VI, souligné son rôle éminent
d'historien. Il convient maintenant d'apprécier à sa mesure le caractère
novateur de Ya'qûbï, que nous avons déjà promu pionnier d'un genre qui
s'incarne en IstaJjrï, Ibn Hawqal et Muqaddasï : pionnier, c'est-à-dire,
malgré tous ses mérites, en deçà encore de la géographie totale définie
plus haut.
Ce n'est pas, certes, qu'aucun des thèmes de cette géographie manque à
l'appel : l'admirable Kitâb al-buldân, rédigé dans le dernier quart du m 6 /
ix e siècle 1 , rassemble, malgré les mutilations qu'il a subies, des notions de
géographie politique, administrative, sociale, ethnographique, linguistique,
religieuse, agricole, industrielle et commerciale 2 ; c'est littéralement le
programme des masâlik, et traité dans le même esprit qu'eux. Deux tests
décisifs en font foi : la géographie physique pure, à la manière de la sûra,
est bannie du Kitâb al-buldân s, tout comme en sont bannis les mirabilia
Çagâ'ib) à la manière d'Ibn al-Faqïh, la seule concession au genre étant
la géographie monumentale, elle-même appendice de cette histoire qui
reste inséparable de l'œuvre de Ya'qûbï. 4

1. E n 276/889, selon G. Wiet, introd. a u x Pays, p. X I , vers 278/891 selon K r a t c h k o v -


sky, p. 151 (159).
2. On ne p e u t é v i d e m m e n t faire ici é t a t q u e de quelques exemples : cf., p o u r la géo-
graphie politique, le t a b l e a u d u Magrib (p. 342 sq) et les listes de préfets d u Sigistân ou
du U u r â s â n (p. 282 sq., 295 sq.) ; pour la géographie a d m i n i s t r a t i v e , p. 276, 279, 292
(routes postales), 271-272, 275, 281 (divisions territoriales de préfectures), 324 sq.
(mêmes divisions, p o u r les circonscriptions militaires de Syrie-Palestine), 279 (résidence
de l ' a u t o r i t é préfectorale), 289 (trad., 103, 1. 11 : fixation de f r o n t i è r e a d m i n i s t r a t i v e ) ,
293 (monnaies), 314 ( i m p ô t de la dîme ; le t h è m e d e l ' i m p ô t foncier [harâ<)] est c o n s t a n t ) ;
pour la géographie sociale, 246 (sur la p o p u l a t i o n de B a g d a d ) , 275, 279 (masses rurales
et propriétaires fonciers iraniens), 334 (tableau de la p o p u l a t i o n des mines d'or d u W â d ï
'Allàqï) ; p o u r la géographie e t h n o g r a p h i q u e , 270 (origine des p o p u l a t i o n s de H u l w â n ) ,
275 ( m ê m e n o t a t i o n p o u r la région d ' I s p a h a n ) , 281 (pour le Siëistân), 332 ( p o u r les
oasis égyptiennes), 348 (pour Cairouan) ; p o u r la géographie linguistique, 270 (usage d u
persan), 346 (parlers du ô a b a l NafOsa), 331, 332 (termes t e c h n i q u e s locaux, p o u r
l ' É g y p t e ) , 348 (pour Cairouan) ; p o u r la géographie religieuse, 275 ( H u r r a m i t e s d ' I r a n ) ,
328 ( S a m a r i t a i n s ) , 344 (Ibàdites), 352-353 (hérétiques et Ibàijites d ' A f r i q u e du N o r d ) ;
p o u r la géographie agricole, 331 ( É g y p t e ) , 359 (Sigilmâsa), 360 ( S a h a r a ) e t a u t r e s
références dans l'introd. de G. Wiet, p. X V I I ; pour l ' i n d u s t r i e et le commerce, i bld.,
p. X V I I - X X : a j o u t e r , p o u r les m o u v e m e n t s c o m m e r c i a u x , p a r exemple p. 313 (expor-
t a t i o n d u blé d ' É g y p t e ) et 345 (commerce b e r b è r e des esclaves soudanais e t des d a t t e s ) .
3. A p r e u v e le t h è m e de l'eau, Y a ' q û b ï ne s é p a r a n t p r e s q u e j a m a i s l ' é t u d e des
fleuves, c a n a u x , p u i t s ou sources de celle des besoins q u ' e n o n t les h o m m e s : cf., après
la description de B a g d a d où l'eau constitue u n t h è m e m a j e u r , p. 269, 270, 271, 272, 273,
274, etc. : on le voit, p a s une page dont l ' e a u soit absente. L e t h è m e de l'eau é t u d i é e
p o u r elle-même est en r e v a n c h e très rare : exemple p. 289.
4. Sur les m o n u m e n t s , cf. p a r exemple p . 270, 324, 338, 343.

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Avènement d'une véritable géographie humaine 287

Au total, ce qui triomphe avec Ya'qûbï, un demi-siècle a v a n t l'éclosion


définitive des masâlik, c'est, comme chez ses grands successeurs, le souci
de l'observation directe ('iyâri), qu'explique et que soutient un rationa-
lisme foncier 1 : en un mot, la répudiation de l'adab comme système exclusif
de culture, au profit de l'investigation sans intermédiaire*. 2 A sa manière et
dans sa discipline, Ya'qûbï se pose, contre une tradition reçue, en apôtre
d'une revendication personnelle, s'inscrivant ainsi pleinement dans la
lignée du mu'tazilisme et de ce sï'isme auquel lui-même, Ya'qûbï,
appartient.9
Mais précisément, c'est là, à partir du personnage de l'auteur des Pays,
que nous commençons à percevoir une différence essentielle d'avec les
écrivains de masâlik. Sur la foi de ses convictions Sï'ites 4 , sur la foi, aussi,
de ses voyages s , on serait tenté de faire de Ya'qûbï un de ces agents (du'ât)
sï'ites dont les voyages sont justement liés, en partie du moins, à leurs
convictions et aux obligations missionnaires qu'elles imposent. Or, le
personnage de l'auteur des Pays est aux antipodes de ce type d'aventurier
turbulent et déjà picaresque qui s'incarne en un Ibn Hawqal ou un Muqad-
dasï. Ses voyages à lui, Ya'qûbï, semblent bien être ceux d'un grand admi-
nistrateur et du reste, à l'époque où il écrit, la propagande sï'ite n'a pas
encore pris son grand départ du i v e / x e siècle, pour la bonne raison que la
rupture, malgré des heurts sanglants, n'est pas tout à fait consommée
entre les Sï'ites et le califat abbasside, assez habile pour entretenir parfois
certains espoirs chez le parti 'alide. «
Il en résulte que la façon — la passion même — de voir le monde n'est
pas à la même échelle chez Ya'qûbï et chez ses successeurs : pour ceux-ci,
qui passent partout, qui voient tout, qui notent tout, en combinant le
plaisir de YAugentier et le souci d'ouvrir à l'action politico-religieuse le plus
grand nombre de terrains possible, le voyage colle décidément à leur être :
sans lui, comme on l'a dit, seraient-ils géographes ? Chez Ya'qûbï, la
curiosité, d'un tout autre ordre, n'est jamais qu'une qualité — parmi

1. Que confirme (cf. les notes précédentes) l'absence de 'aijà'ib.


2. Même rénovation en ce qui concerne la documentation écrite : cf. supra, chap. II,
p. 57, note 1 ; III, p. 106, note 1.
3. On ne reviendra pas sur les rapports du mu'tazilisme et ¡du 51'isme. ¡Constatons,
chez le premier, la revendication, pour chaque homme, du libre arbitre, et, chez les
deux ensembles, celle de l'interprétation personnelle (igtihâd), au profit de ses docteurs
pour le mu'tazilisme, de ses imams pour le Sï'isme.
4. Plus encore perceptibles dans son Histoire et que confirme, de toute façon, une
solide tradition familiale : cf. Wiet, op. cit., p. V I I , X I , X I V - X V ; Kratchkovsky, p. 151
(158).
5. 'Qui couvrent l'Arménie, le fcjurâsân, l'Inde, la Palestine, l'Égypte et le Magrib :
cf. Kratchkovsky, p. 151 (158 i.f.).
6. N o t a m m e n t sous les règnes d'al-Ma'mûn (198/813-218/833) et d'al-Muntaçir
(247/861-248/862). Voir, pour la même époque, une évocation de cet état d'esprit d'un
Sï'isme «modéré» dans Laoust, Schismes, p. 148 i.f., 153.

•Voir Addenda, page 405

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288 Géographie humaine du monde musulman

d'autres — d'un personnage qui, sans elle, ne disparaîtrait pas pour autant :
le fonctionnaire. Qualité sans doute immense et révolutionnaire, puisque,
en créant le type du fonctionnaire voyageur à côté de celui, plus classique,
du fonctionnaire sédentaire, en remplaçant une littérature théorique par la
science concrète des pays \ elle bouleverse et rajeunit la géographie tra-
ditionnelle. 2 Mais il reste que le voyage de Ya'qûbï, par les préoccupations
qu'il révèle et, tout autant, par ce qu'il ne révèle pas, se situe encore assez
loin de la méthode des masâlik.
E t d'abord, l'organisation même du propos de Ya'qubï apparaît terri-
blement imparfaite, rapportée aux raffinements d'un Muqaddasï. C'est
qu'elle hésite encore à franchir le pas décisif : Ya'qûbï pressent l'importance,
pour une saine géographie, de la délimitation de grands ensembles à la fois
naturels, économiques et politiques 8, mais ce pressentiment, duquel naîtra
la méthode d'investigation d'un Ibn Hawqal ou d'un Muqaddasï, n'arrive
pas à la formulation définitive, entravé qu'il est par un respect excessif
de la tradition mésopotamienne 4 , qui distribue le monde en quatre quar-
tiers autour du foyer Bagdad-Sâmarrâ B, nombril du monde : tradition
centrifuge, au vrai sens du terme, puisqu'elle fait éclater, autour des capi-
tales irakiennes, les pays et les provinces. Heureuses les contrées lointaines,
qui doivent à cette enviable position de relever entièrement d'un seul
et même quartier ! Mais que dire de l'Arabie, coupée en deux pour les
besoins de cette distribution 6, et, plus encore, de l'Irak écartelé ? 7 E t si
l'on trouve que, décidément, l'irréparable n'est pas commis, puisque les
dégâts se limitent aux régions centrales, qu'on se reporte aux effets de ce
découpage sur la mappemonde : une zone méridionale étique, réduite
au quart de l'Irak et à la moitié de l'Arabie, écrasée par le poids des trois
autres secteurs, les pays voisins séparés par le trait tiré arbitrairement
sur la carte 8 , une confusion inévitable qui finit par s'instaurer entre des

1. Cf. Kratchkovsky, p. 154 (161).


2. Confirmant ainsi notre analyse de la p. 84, qui tend à situer en priorité dans la
géographie administrative ces forces de renouvellement.
3. Cf. Kratchkovsky, p. 153 (160).
4. Où l'on reconnaît le vieux thème de l'IrânSahr, centre du monde. La tradition
grecque des « climats » est abandonnée.
5. Alors encore glorieuses, ce qui explique, sinon justifie, le plan de Ya'qûbï : ses
successeurs, quant à ce thème-là, seront au moins plus libres de leurs mouvements.
6. Cf. p. 308 sq., 320 i.f. (où est faite l'annonce de cette deuxième portion d'Arabie,
malheureusement absente dans la suite du texte, qui comporte ici une importante
lacune).
7. Cf. p. 269 sq., 308 sq., 320 sq., (la quatrième partie manque).
8. Par exemple l'Àdarbaygân coupé du Caucase et de l'Arménie {cf. p. 269, 271-272
et trad., p. 162, note 2), ou la Haute-Mésopotamie (trad., loc. cit.), coupée de la Syrie,
qui fait partie visiblement du quart occidental (liée à l'Égypte, qui en relève : c f .
Kratchkovsky, p. 153 [160]) : p. 323-330.

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Avènement d'une véritable géographie humaine 289

divisions aussi conventionnelles l'absence, enfin, sur cette rose des vents
qui l'éparpillé aux quatre points cardinaux 3 , de l'Islam conçu comme en-
semble, tel qu'il le sera par les masâlik, autant d'imperfections qu'on peut
chaque fois rapporter au schématisme excessif d'un même a priori
méthodologique.
En cela, donc, Ya'qûbï montre qu'il reste tributaire d'une culture
trop théorique. Fonctionnaire voyageur, il n'arrive pourtant pas à remettre
en cause jusqu'au bout, par la réflexion personnelle née du spectacle
du monde, la formation stéréotypée qu'il a reçue à l'égal de ses collègues
restés sédentaires. Ainsi promène-t-il un peu partout l'œil du pré-
f e t 3 , notant systématiquement le montant de l'impôt foncier (harâg)
et dessinant avec soin les contours de la carte politique. Il n'est pas
jusqu'au détail de la description des provinces qui ne démontre qu'elles
sont vues sous l'angle administratif, puisqu'on juge essentiellement, par
les détails qu'on enregistre et qu'on note, de leur aptitude à satisfaire
et les appétits de la fiscalité et les exigences de l'ordre public. * Une telle
analyse pourrait par exemple être appliquée aux détails ethnographiques
et surtout économiques de la description de l'Égypte, pays que Ya'qûbï,
avant que d'aller y voir lui-même, se trouvait connaître parfaitement

1. On dira p e u t - ê t r e que l ' é t a t lacunaire et parfois confus d u m a n u s c r i t i n t e r d i t de


se prononcer. Mais on p e u t se d e m a n d e r si, j u s t e m e n t , les confusions du m a n u s c r i t
n ' o n t pas, elles au moins, p o u r origine c e t t e division f a n t a s q u e qui appelle irrésisti-
b l e m e n t , des copistes t o u j o u r s zélés, l'envie d ' y m e t t r e un p e u d ' o r d r e : et si l'on a
b e a u j e u de dénoncer c o m m e une interpolation m a l a d r o i t e le t e x t e qui f a i t l ' o b j e t des
4 premières lignes de la p. 162 de la t r a d u c t i o n ( t e x t e qui a n n o n c e « le q u a r t septen-
trional » alors q u ' o n se p r é p a r e à parler de la Basse-Mésopotamie, d u golfe Persique et
de l'Inde), on doit en r e v a n c h e se d e m a n d e r , avec ces régions, d e v a n t quel « q u a r t "
n o u s sommes placés, p u i s q u e les q u a t r e a u t r e s s o n t épuisés : oriental (sic : Iran e t B u r â -
sân), méridional (Arabie d u centre et d u nord, I r a k du sud-ouest), septentrional
( H a u t e - M é s o p o t a m i e , Causase, Arménie), occidental (Syrie, É g y p t e , Magrib) : cf.
références a u x notes précédentes.
2. E t p a r conséquent en f a i t t o u t n a t u r e l l e m e n t aussi prolonger la description p a r celle
des terres étrangères (cf. p. 295, 323, 335-337), où la spécificité de l ' I s l a m se dilue et
s'oublie d ' a u t a n t plus qu'il semble s'agir ici, au contraire des n o t a t i o n s marginales,
sinon d ' u n I b n H a w q a l , d u moins d ' u n M u q a d d a s ï qui e n t e n d éliminer la note étrangère,
qu'il s'agit ici, dis-je, de véritables descriptions : j ' e n j u g e en particulier par ces longs
f r a g m e n t s de Y a ' q û b ï conservés par des a u t e u r s postérieurs et relatifs au musc, à
l'aloès ou a u n a r d , e x t r a i t s qui rappellent les n o t a t i o n s d'oeuvres c o m m e la Relation
et p o u r r a i e n t bien avoir f a i t p a r t i e de d é v e l o p p e m e n t s consacrés p a r le Kitâb al-buldân
à l ' E x t r ê m e - O r i e n t : cf. p. 365, 368, 369.
3. F o n c t i o n quasi-familiale : le grand'père, W â d i h , g o u v e r n a l'Arménie et l ' É g y p t e :
cf. W i e t , op. cit., p. V I I ; K r a t c h k o v s k y , p. 151 (158). Sinon p r é f e t , Y a ' q û b ï f u t p e u t -
ê t r e m a î t r e des postes, en d ' a u t r e s t e r m e s fonctionnaire de « l ' I n t é r i e u r » : cf. W i e t ,
op. cit., p. V I I I .
4. Cf. supra, p. 103-104.

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290 Géographie humaine du monde musulman

bien, et dans cette optique, par tradition familiale. 1 Mais même en dehors
de cas aussi privilégiés, on sent partout courir, derrière les notations de
Ya'qubï, une conception véritablement préfectorale, comme nous le
disions, de la vie de chaque province : en effet, l'administration, en la
personne de Ya'qubï, laisse percer sa recherche inquiète de ce point idéal
et fragile d'équilibre entre les deux cauchemars du pouvoir central :
la crise économique, source de désordres, et la trop grande aisance, qui
incite à secouer le joug et à se faire son propre maître. 2
Autre signe distinctif de l'œuvre de Ya'qubï par rapport aux masâlik ;
le rôle de l'histoire, qui, non contente de constituer par ailleurs, sous la
plume du même Ya'qubï, un livre entièrement à elle s , se taille aussi
une place de choix dans le Kitâb al-buldân, notamment à travers la géo-
graphie politique 4 ou la topographie des hitat. ' L'originalité de Ya'qubï
vient, ici encore, de ce qu'il occupe une position intermédiaire entre la
géographie administrative et les masâlik. Pour un homme engagé à plein
dans la formation du kâtib, comme Qudâma, il n'y avait, on l'a vu «,
de description et d'histoire de la terre que globales ; pour un Muqaddasï
au contraire, le seul passé concevable est celui de tel ou tel milieu humain
déterminé, dont il est une composante spécifique : ici, il n'existe pas
d'histoire en général, mais seulement des histoires particulières aux divers
pays, chacune faisant corps avec le sien, dans la réalité des choses comme
dans la description que l'on en donne. Ya'qubï, quant à lui, intègre bien,
comme un véritable auteur de masâlik, l'évocation des principaux points
de l'histoire locale à la description des régions mais, parfois incapable
de tenir rigoureusement la méthode et donnant à l'histoire un poids
excessif, il rompt en sa faveur l'équilibre de l'ouvrage et restitue au passé

1. Cf. références à l'avant-dernière note citée ci-dessus; la description occupe les


p. 330-334.
2. L'obsession d'une richesse insuffisamment « épongée » par le pouvoir central perce
p. 303 (trad., p. 129) : « 'Abd al-Gabbâr al-Azdï rejoignit son nouveau poste au g u r à s â n .
Quand sa fortune s'y fut accrue et que ses approvisionnements furent devenus considé-
rables, il se mit en révolte ouverte et annonça publiquement sa rébellion. »Inversement,
à travers le thème de l'eau, par exemple, dont nous avons vu qu'il était traité presque
partout sous l'angle de l'approvisionnement des populations, se lit parfois en filigrane la
crainte de la disette : « Pays vaste et magnifique, mais les eaux y sont peu abondantes »,
à propos du Kirmân (p. 286 ; trad., p. 98).
3. Sur Ya'qubï historien, cf. supra, p. 239-241.
4. Cf. les références supra, p. 286, note 2.
5. Sur ce genre, cf. supra, p. 254. Pour Ya'qubï, cf. les passages relatifs à Bagdad,
Sâmarrà et Kûfa, p. 242-250, 252-254, 259-263, 310-311.
6. Cf. chap. III.
7. Ce point a déjà été évoqué supra, p. 240-241. Le procédé, constant chez Ya'qubï
(exemples p. 272, 276-277, 287, 293, 316, 321, etc.), est d'ailleurs en liaison étroite
avec la géographie politique, laquelle ne fait que représenter la dernière phase de cette
histoire.

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Avènement d'une véritable géographie humaine 291

une dimension générale, hors du propos localisé du contexte régional :


l'histoire de la fondation de Bagdad, ou celle du H u r â s â n et du Sigistân,
vue à travers leurs préfets, sont en réalité, par leur volume comme par
leurs implications extra-provinciales, une tranche de l'histoire du califat,
comme telle détachable à merci d ' u n contexte dans lequel elle ne se coule
véritablement pas. Ce sont là exceptions, dira-t-on, et il f a u t reconnaître
qu'en dehors de ces trois passages, l'histoire est pleinement intégrée à
un propos qui la dépasse. Mais, plus que l'existence même de ces morceaux
de bravoure, c'est leur place dans l ' o u v r a g e 1 et leur volume qui témoignent
chez Ya'qûbï, non pas d'une i n a p t i t u d e à réaliser le programme des
masâlik, mais d'une certaine réserve, sans doute inconsciente, à le suivre
j u s q u ' a u bout : en l'occurrence, preuve, une fois de plus, de la puissante
spécificité de l'histoire, dont l'adaptation à la géographie des masâlik
demandera, après Ya'qûbï, au moins encore un demi-siècle. 2
Enfin, c'est peut-être à l'histoire, aussi bien q u ' à des raisons adminis-
tratives, qu'on peut rapporter la méthode de description des provinces.
Si cette description suit en effet, la p l u p a r t du temps, les itinéraires,
c'est non seulement, comme on l'a d i t 3 , parce que leur connaissance est
une des préoccupations fondamentales des fonctionnaires, mais, t o u t
a u t a n t , parce qu'un tel mode de présentation se fonde sur une relation
espace-temps qui appartient bien, en dernière analyse, à l'histoire. Alors
que le plan d'un Muqaddasï, comme on le verra, est statique, fondé sur
l'étude de parcelles de territoire prises e t examinées une à une, en vertu
d'un classement logique opéré par l'auteur, Ya'qûbï adopte, lui, une
présentation que l'on pourrait qualifier de naturelle : une fois épuisée,
avec B a g d a d et Sâmarrâ, la description du centre du monde, Ya'qûbï
suit, dans chacun des q u a t r e grands ensembles déjà indiqués, le chemine-
m e n t normal du voyageur. Que les itinéraires — ces itinéraires que Mu-
qaddasï regroupera et isolera sous la forme d'un développement spécial
bloqué, pour chaque province, en fin de chapitre — restent encore, chez
Ya'qûbï, la t r a m e même de l'exposé 4, voilà qui va plus loin q u ' u n e simple
différence de méthode. Si, à une présentation de la terre par unités j u x t a -

1. Pour l'histoire de la fondation de Bagdad, en tête du livre.


2. Pour les raisons qu'on vient d'invoquer, on n'acceptera qu'avec réserve le jugement
de Kratchkovsky, p. 154 (161), silon lequel Ya'qûbï se considère avant tout comme
géographe. L'affirmation n'est pas inexacte, certes, et nous avons nous-mêmes dit
plus haut (p. 284, note 1) quelque chose de cc genre. Mais au moins faut-il constater,
chez ce pionnier, ce géographe né, la force d'une tradition qui lui fait, malgré ses goûts,
sacrifier d'abord, avec l'histoire, au genre accrédité par ladite tradition. C'est par l'his-
toire que Ya'qûbï commence son oeuvre et, tandis que l'histoire intervient en force dans
sa géographie, la réciproque, on l'a v u (supra, p. 240-241), n'est guère vraie.
3. Supra, p. 103.
4. Leur exposition sous une forme systématique, isolée et non intégrée au discours
lui-même, est extrêmement rare : exemple p. 287 i.f.

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292 Géographie humaine du monde musulman

posées, dont chacune s'ordonne, de façon rayonnante, autour du centre


qui l'anime, Ya'qùbï oppose une présentation linéaire finalement du même
ordre que celle du journal de voyage 1 , c'est bien parce qu'il reste, au fond,
prisonnier d'une méthode historique, qui déroule parallèlement le temps
des phénomènes et l'espace où ils s'inscrivent. Ces événements, qui sont,
en l'espèce, ceux du voyage personnel, rendent ainsi, au plan de la des-
cription de détail, la géographie rigoureusement solidaire des périples
de l'auteur qui la consigne. Ya'qûbï, qui n'est, sur ce point, qu'à demi
révolutionnaire, n'opère pas la distinction essentielle, sur laquelle reposera
en définitive le genre des masâlik, entre le voyage vécu comme aventure
et le voyage utilisé comme taxinomie : les auteurs des masâlik le vivent
bien, ce, voyage, comme Ya'qûbï, et, comme lui, l'utilisent bien
pour trouver ou prouver leur information, mais ils lui substituent,
quand le moment vient de la présentation ordonnée du monde, un prin-
cipe logique et cohérent imposé de l'extérieur ; tout en conservant l'espace
et le contenu du voyage, ils le coupent de son histoire 2 : rupture essen-
tielle, qui assure son autonomie à la science géographique.

Istahrl : les masâlik wa 1-mamâlik enfin constitués comme ensemble

La géographie des masâlik commence véritablement avec Istahrï, vers


le milieu du iv e /x e siècle. Fait significatif : comme Ibn Hawqal et Muqad-
dasï, voilà un personnage qui n'a pas l'honneur de la célébrité et n'est
connu que des spécialistes 3 : preuve, donc, qu'il écrit en dehors des genres
constitués, patentés ; en d'autres termes : qu'il innove. Mais aussi, comme
ses grands successeurs, c'est un personnage sans passé, sans famille 4 ,

1. E x e m p l e p. 2 6 9 (trad., p. 65) : « Pour aller d a n s la direction des districts de Mâsa-


b a d â n e t Mihragânqaçjaq, vers S a y m a r a , o n prend à droite i m m é d i a t e m e n t après
a v o i r franchi le p o n t d e N a h r a w â n » ; p. 279 (85) : « On s'arrête à H â k i s à r et M a z d u r â n ,
où l'on f r a n c h i t u n e colline en terre argileuse » ; p. 3 4 0 (199) : « On c h e m i n e dans le désert
pour a t t e i n d r e A y l a après six jours d e marche : il est d o n c nécessaire d ' e m p o r t e r une
p r o v i s i o n d'eau s u f f i s a n t e ».
2. C'est si vrai q u ' o n ne p e u t que difficilement reconstituer la chronologie d e ces
v o y a g e s , brisée par le c l a s s e m e n t logique : u n e x e m p l e entre t a n t d'autres : la d a t e la
p l u s r é c e n t e pour la v i e d ' I b n H a w q a l se situe en Sicile, alors q u e la description de c e t t e
lie p r e n d place dans les d é b u t s d u livre. Comparer a v e c Y a ' q û b ï , d o n t le plan d ' e n s e m b l e
r e c o u p e assez bien, t o u t c o m m e les descriptions d e détail le f o n t pour les d é p l a c e m e n t s à
l'échelle locale, le d é r o u l e m e n t chronologique de l ' e x i s t e n c e de l'auteur : j e u n e s s e bag-
d a d i e n n e , v o y a g e s a u x régions nord e t nord-est, a u t o m n e en É g y p t e : c'est l'ordre de
b a s e q u e s u i t le Kitâb al-buldân.
3. D ' I b n H a w q a l , q u i reprend son œ u v r e e t le c i t e (p. 14, 32, 329), e t de M u q a d d a s ï
(trad., § 12 bis). L a n o t o r i é t é , c o m m e pour Y a ' q û b ï , v i e n d r a p l u s tard, lorsque la géo-
g r a p h i e sera d é f i n i t i v e m e n t agréée : cf. par e x e m p l e Y â q û t , t. I, p. 11. Sur les t r a d u c -
t i o n s p e r s a n e s et t u r q u e d e l'ouvrage d'Içtabrï, cf. K r a t c h k o v s k y , p. 197-198 (200).
4. L a réserve q u ' o n p e u t faire, sur ce point, pour M u q a d d a s ï , d e la famille d u q u e l o n
c o n n a î t q u e l q u e s m e m b r e s , ne d o i t p a s faire oublier que n o u s d e v o n s ces r e n s e i g n e m e n t s

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Avènement d'une véritable géographie humaine 293

1
d o n t nous ignorons tout, sauf qu'il fut voyageur e t , il f a u t y i n s i s t e r ,
p e r s a n : o r i g i n a i r e , si l ' o n e n c r o i t s o n n o m , d e P e r s é p o l i s ( I s t a h r ) , il a
p u c o m p o s e r d a n s sa l a n g u e m a t e r n e l l e la première v e r s i o n de s o n œ u v r e 2 ;
e n t o u t c a s , il n e c a c h e g u è r e s o n a t t a c h e m e n t à l ' h i s t o i r e e t a u x t r a d i t i o n s
i r a n i e n n e s 3 , a t t a c h e m e n t q u i v a d e p a i r a v e c u n i n t é r ê t t r è s n e t p o u r le
ài'isme.4
L e p r e m i e r , I s t a h r ï e n g a g e la sûrat al-ard à la m o d e d e B a l h ï s u r d e s
voies résolument nouvelles : s a i s i s s a n t t o u t e la p o r t é e d u changement
o p é r é p a r c e g é o g r a p h e d a n s la c o n c e p t i o n d e Viqlïm, il r é p u d i e , comme
son prédécesseur, la d i v i s i o n g r e c q u e e n s e p t c l i m a t s l o n g i t u d i n a u x au
profit de vingt entités territoriales, mais, différence essentielle, libère
c e l l e s - c i d e l ' e x c l u s i v i t é d e la t u t e l l e p o l i t i q u e o ù l e s t e n a i t s a n s doute
5
B a l h ï , sur ce p o i n t héritier, o n l'a dit, d ' u n e t r a d i t i o n iranienne. Inau-
gurant une méthode que Muqaddasï p o r t e r a à s a p e r f e c t i o n , il définit
s a n s d o u t e Viqlïm (province) c o m m e le p a y s ressortissant à un même
pouvoir, dynastique ou préfectoral6, mais en m ê m e t e m p s souligne bien,
l e c a s é c h é a n t , l e s é c a r t s q u i p e u v e n t s é p a r e r , ici o u là, l e s frontières
7
politiques et les limites naturelles. En d'autres termes, il i m p o s e , à

à l ' a u t e u r lui-même, non à l'histoire, qui n ' a pas retenu, alors qu'elle le faisait pour un
h o m m e c o m m e Y a ' q û b î , le nom de ces personnages, t r o p modestes dans le cas présent :
cf. Muqaddasï, t r a d . , p. X V .
1. T r o p rares sont les n o t a t i o n s précises c o n c e r n a n t ces voyages (cf., pour l'Arabie,
p. 24, 25, p o u r le D a y l e m , p. 123, pour la Transoxiane, p. 178) ; c o m p t e t e n u , toutefois,
de l'origine d ' I ç t a i j r î et des détails de ses notations, on p e u t , avec K r a t c h k o v s k y (p.197
[199]), estimer que ces voyages se sont situés dans la p a r t i e orientale de l'Islam : Ë g y p t e ,
Syrie, Arabie, I r a k , Iran, H u r â s à n et Transoxiane. J ' i g n o r e sur quoi se f o n d e G. W i e t
(introd. à la t r a d u c t i o n d ' I b n H a w q a l , p . X) pour affirmer q u ' I s t a b r ï a v o y a g é dans le
Sind : sur ce p o i n t , cf. infra, p. 299, n o t e 1.
2. Cf. GAL, Suppl., t. I, p. 408.
3. Cf. p. 60, 61 (évocation des Sassanides et de leurs m o n u m e n t s ) , 65 (sur Mânî), 67
(temples du feu), 83 (éthique des rois de Perse), 84 sg. (long développement, unique en
son genre chez I s t a b r ï , sur l'histoire de la Perse).
4. Voilé sans d o u t e par l'objectivité de l ' a u t e u r (sur le mâlikisme en A f r i q u e du Nord,
p. 37 ; s u r le Jjârigisme ibàdite, p. 26, 34 ; sur les U m a y y a d e s d ' E s p a g n e , p. 35, 37, etc.),
m a i s les s y m p a t h i e s sont évidentes : cf. p. 64, 65, 84 (sur le mu'tazilisme, avec mention
d ' A b û 'Ali a l - ô u b b â ' ï , d o n t on sait l'influence qu'il exerça, p a r son fils, A b u HâSim,
sur le Sï'isme des milieux buyides), 33-35 (où se lit u n e très vive a t t e n t i o n a u x possi-
bilités et a u x difficultés d u f â t i m i s m e au Magrib), et s u r t o u t p. 90, où, après les pré-
cautions verbales d'usage (on rectifiera sur ce p o i n t les assertions de l ' é d i t e u r , p. 10),
Istabrï se livre à u n long exposé sur le q a r m a t i s m e à t r a v e r s d e u x de ses plus grandes
figures, H a l l â g (sur l'aspect de da l q a r m a t e sous lequel l ' o n t vu ses c o n t e m p o r a i n s , cf.
L. Massignon, dans El, t . II, p. 254, et L. G a r d e t , d a n s El [2], t. I I I , p. 102) et Abu
S a ' ï d al-Gannâbï.
5. Cf. supra, p. 81-84.
6. On a i n d i q u é plus h a u t (p. 280, note 3) la r é p a r t i t i o n suivie p a r Muqaddasï.
7. Cf. p. 97 : sur la ville de R û y i n (et non R u b ï n : cf. Ibn H a w q a l , p. 315) et son
a p p a r t e n a n c e au K i r m â n ; ibid., plus bas, exemple (plus net) de la ville de Sanïg,
« a u milieu d u désert et donc en dehors des frontières du K i r m â n , m ê m e si elle lui a été

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294 Géographie humaine du monde musulman

l'héritage conjoint de la sûra et de la littérature administrative, des


cadres nouveaux qui sont ceux de la géographie : le fait apparaît plus
nettement encore dans l'ébauche d'un éclatement de chacune de ces
entités naturelles en une série d'entités plus petites, les kuwar (singulier
kûra : au propre, arrondissement), définies comme la mouvance d'une
ville (madlna), cc dernier terme revêtant ainsi peu à peu le sens — dans
lequel Muqaddasï le spécialisera définitivement — de chef-lieu, à la fois
géographique et administratif, d'une petite région 1 : le classement n'a
certes pas encore tous les raffinements qu'il acquerra plus tard, mais
enfin il existe, et avec lui la terminologie qui en est le support.
Autre impulsion décisive donnée à la sûra : l'élargissement de la carto-
graphie commentée de Balhï en une véritable description des pays. Ce
passage du dessin au texte écrit implique qu'on vienne à bout de deux
difficultés : la collecte d'une information plus vaste, mais aussi la mise en
ordre et la présentation du nouveau donné ainsi recueilli.
Sur le premier point, on remarquera que le Kitâb al-masâlik wa l-ma-
mâlik se garde bien de développer dans des proportions égales les quatre
rubriques essentielles qui composent, pour la sûrat al-ard, la connaissance
de chaque iqllm : si la situation de la province par rapport à ses voisines
et la liste des itinéraires sont maintenues sans doute telles quelles, à
quelques nuances près 2 , il n'en est pas de même, t a n t s'en faut, des deux
autres rubriques — qu'on pourrait se plaire à opposer — de la géographie
physique et de la géographie humaine. Fleuves, mers et montagnes,
ces plus beaux fleurons de la sûra traditionnelle, tendent en effet à devenir
accessoires : parfois, ils disparaissent presque 3 ; plus souvent, ils donnent

[parfois] rattachée»; p. 43 : «j'ai joint les places-irontières (Jugûr) au Sâm, d'autres


étant appelées places-frontières de Haute-Mésopotamie ; en réalité, toutes relèvent du
Sâm, puisqu'on entend sous ce terme tout ce qui est au-delà (entendez : sur la rive
droite) de l'Euphrate, et si l'on appelle places-frontières de Mésopotamie le pays qui va
de Malatiya à Mar'aS, c'est parce qu'y stationnent, pour des expéditions [en pays
ennemi], des gens originaires de Haute-Mésopotamie, et non pas parce qu'elles relèvent
de la Haute-Mésopotamie » ; p. 133 sq. : organisation, en une province distincte, du
désert séparant le Hurâsân, le ôibâl, le Fârs, le Makrân et le Sigistân, alors qu'admi-
nistrativement, « il ne relève à proprement parler d'aucune province » (p. 133), enten-
dez : qu'il relève un peu de toutes selon ses différentes parties. Pour Muqaddasï, cf-
par exemple la discussion sur Ispahan, rattachée au Gibâl (éd. de Goeje, p. 384,386-387),
les hésitations sur Madyan, aux frontières du Sâm et de l'Arabie (trad., § 198), etc.
1. Cf. p. 43 (« les kuwar de Syrie-Palestine sont... »), 61 (« toute madlna de ce genre
a une kura«), 62 (développement, plus insistant, de la même idée), 68 (« décrire, dans
chaque kûra, les régions avec leurs villages»), etc.
2. La première de ces deux rubriques n'occupe que quelques lignes en manière
d'introduction ; les distances ( m a s â f â t ) sont plus développées, notamment pour les pro-
vinces importantes (voir par exemple, pour le Fârs, p. 79 sq., ou, pour la Transoxiane,
p. 187-192), mais ce n'est pas toujours le cas, même pour des provinces comme l'Irak
(moins de 8 lignes, p. 56), et il est difficile, en t o u t état de cause, d'imaginer en cette
matière un véritable bouleversement du canevas fourni par Balbl.
3. Cas du Magrib : p. 33-38.

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Avènement d'une véritable géographie humaine 295

lieu à des notations éparses, qui n'arrivent pas à se constituer en une rubri-
que complète et cohérente 1 ; toujours, ils le cèdent en importance, et de
très loin, à cette autre rubrique essentielle de la sûra qu'est la mention des
villes principales. 8 Car, à la vérité, il ne s'agit pas désormais que d'égrener
des noms, mais de dire tout ce qu'ils évoquent : et que serait-ce, sinon les
caractères, la vie, les traditions et les activités des hommes à qui ces noms
renvoient ? Quand il annonce son intention de parler villes, c'est en réalité
tout le chapitre de la géographie humaine qu'Istabrï entame par ce mot,
si grand, si ambitieux que l'ensemble de la description de la province
vient se regrouper autour de lui, et notamment les vieux thèmes de la
géographie physique de la sûra, qui, lorsqu'ils interviennent, n'ont ainsi
d'autre but que de donner un cadre et une explication aux comportements
des hommes. 3 Nous connaissons déjà les grandes rubriques ainsi ouvertes,
qui reprennent celles qu'on a vues à propos de Ya'qûbï *, mais ici, comme
elles sont rigoureusement cernées dans le cadre strict de l'iqlîm et qu'en
même temps, par leur ampleur et leur systématisation, elles accaparent
l'essentiel de l'exposé, on voit que la révolution opérée par Istabrï sur
la cartographie de la sura revient à faire de la province, à partir de ses
villes, le pivot d'une géographie humaine qui règne enfin sans partage.
E t surtout, l'intégration, dans une sûra élargië, de toutes les données
de la géographie humaine jusque là éparses dans les différentes œuvres
où cette géographie, au mieux, n'apparaissait que comme une composante
parmi d'autres, cette intégration, donc, témoigne d'une méthode d'infor-
mation résolument nouvelle qui revient, en définitive, à rompre avec
le système culturel de l'adab. L'idée même des thèmes à exploiter, Istabrï
a pu la trouver dans les encyclopédies ou chez les polygraphes, dans les

1. Égypte : simple mention du Muqattam, p. 40 ; ibid., description du Nil et de sa


faune en 9 lignes, à quoi s'ajoute, p. 41, un passage sur les lagunes du Delta ; Syrie : des-
cription du système montagneux, p. 43, mais la description des cours d'eau est intégrée
à celle des villes (cf. p. 45, sur le Baradà et Damas). Même remarque pour l'Irak, où la
topographie des canaux (p. 59) relève de la description de Bagdad, pour le Gibâl (p. 119),
pour le tfurâsân (p. 148 et passim), etc.
2. On vérifiera le fait pour les provinces où la géographie physique apparaît sous la
forme de blocs cohérents : que ce soit pour le Uûzistân (p. 62-63), le Fârs (p. 74-75), le
Kirmân (p. 97-98), le Sind (p. 107), le groupe Àdarbaygân-ar-Rân-Arménie (p. 111-112)
ou la Transoxiane (p. 166-167), lesdits passages pèsent peu dans la description de la
province.
3. Locution révélatrice (p. 63) : « Quant au climat, à l'eau, à la terre et à l'état physi-
que (çihha) des habitants... ».
4. Exemples : géographie ethnographique (races, caractères, toilette, costume, etc) :
p. 61, 63, 64, 72, 83, 98, 99, 105, 107 ; monuments célèbres et autres particularités :
p. 15-18, 26, 27, 60, 64, 73, 90 sq. ; géographie religieuse des lieux saints et des écoles:
p. 26, 57, 64, 90, 98, 99 ; géographie linguistique : p. 63, 99, 105, 175 ; géographie agri-
cole et de l'alimentation : p. 30-31. 63, 98, 99 ; productions artisanales et industrielles :
p. 26, 27, 31, 32, 41, 64, 92 ; commerce et finances (monnaies, prix, impôts) : p. 26, 30,
31, 32, 94, 99, 100, 120.

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296 Géographie humaine du monde musulman

récits de voyage ou chez Ibn al-Faqïh, plus encore dans la littérature a d m i -


nistrative et il n'y a donc, dans cette attitude, rien d'original. Ce qui
l'est, c'est l'extension, la vérification, parfois la contestation de ce d o n n é
par une observation personnelle prise comme critère constant de référence.
E n cela, Istahrï réalise un progrès décisif même sur un homme c o m m e
Y a ' q û b ï 2 : car, au lieu d'intégrer, comme lui, ï'adab en sa forme brute,
il ne le prend que comme tremplin, j e veux dire : comme prétexte à une
enquête et à une notation personnelles. Le procédé n'est pas seulement
visible pour des thèmes aussi éprouvés que la faune ou les monuments 8,
il corrige aussi l ' i m p o r t a n t chapitre de la géographie économique, et l'on
aura beau jeu d'opposer, à la liste des produits célèbres de Y a ' q u b î 4 ,
la recherche pertinente d'Istahrï, qui, sans négliger des spécialités aussi
r e b a t t u e s que le raisin sec de Tà'if ou les cuirs du Yémen rénove l ' é t u d e
de l'agriculture ou de l'artisanat p a r des notations d'une importance
exceptionnelle: c'est lui par exemple qui,le premier, du moins à m a connais-
sance, signale la canne à sucre et le riz au nombre des cultures spécifiques
du tJûzistân 6 et qui écrit, sur les m a n u f a c t u r e s du m ê m e pays : « On
f a b r i q u e à Qurqûb le sQsangird, que l'on exporte de par le monde ; il y a
d a n s la ville, comme à as-Sus, une m a n u f a c t u r e publique de tissage. A
Bâsinna, on fabrique des tentures, elles aussi exportées un peu p a r t o u t ,
avec la m a r q u e : « f a b r i q u é à B â s i n n a » ; Birdawn, Kalïwân et d ' a u t r e s
villes de la même région fabriquent des voiles avec la même inscription,
frauduleuse en l'espèce puisque Bâsinna est le [véritable] centre de cette
fabrication». 7 Ainsi voit-on à l'œuvre, en chaque page d ' I s t a h r ï , la sûreté
de l'information personnelle, la précision de l'exposé, la réserve pour des
traditions incontrôlables. 8 Absence significative : le m o t de 'agïba (mer-

1. On p e u t , sans trop de hardiesse, inférer ce fait de la longue pratique qu'Ibn H a w q a l ,


qui est c o m m e le légataire d'Istaljrï, affirme avoir de c e t t e littérature : cf. Ibn H a w q a l ,
p. 3 2 9 (et 453).
2. Cf. supra, p. 102-104.
3. Cf., p. 40, les notations remarquables sur le crocodile, et, p. 64, la sécheresse t o u t e
clinique de la notation sur le scorpion (garrâra) : or, il s'agit là de deux thèmes-clés d e
l'adab (cf. ô à h i z , Hayaivân, à l'index). Même a t t i t u d e pour le t h è m e des P y r a m i d e s
(p. 41) ou pour les m o n u m e n t s de Mésopotamie (p. 60) : « Ctésiphon a conservé j u s q u ' à
nos jours l'arc (iwân) de Chosroès, immense, cintré, f a i t de brique e t de plâtre, le p l u s
grand de tous ceux que bâtirent les Chosroès. Mais il n'est pas q u e s t i o n de nous a p p e s a n -
tir sur la description de B a g d a d , trop célèbre chez les grands c o m m e dans le peuple ».
4. Cf. trad., p. X V I I , X V I I I : cette orientation de l'auteur e s t confirmée par les
f r a g m e n t s (trad., p. 234 sq.) consacrés au musc, à l'ambre, à l'aloès, au nard, p r o d u i t s
célèbres entre tous.
5. P. 24, 26.
6. P. 63.
7. P. 64, à compléter par la longue n o t a t i o n de la p. 92, relative a u x i n d u s t r i e s
t e x t i l e s du Fârs, où il e s t dit n o t a m m e n t q u e le sûsangird de Fasâ e s t supérieur à celui
de Qurqûb.
8. P. 34-35, où les h a b i t a n t s du Soudan sont soigneusement distingués des N u b i e n s ,
des Zang, des A b y s s i n s e t des Bedja ; p. 57 : sur le nombre des c a n a u x du Bas-Irak e t ,

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Avènement d'une véritable géographie humaine 297

veille), sous lequel les a u t e u r s précédents rangeaient, on l'a vu, e n t r e


a u t r e s particularités les faits ou p r o d u i t s spécifiques d ' u n e province à
l'exclusion de t o u t e s les autres, est proscrit au profit de hâssiyya (spécia-
lité), qui exprime la m ê m e idée, mais débarrassée de t o u t e a t m o s p h è r e
d'irrationnel.1
R e s t e à t r a i t e r de la mise en f o r m e du d o n n é ainsi constitué. Ici, disons-le
d'emblée, les réussites d ' I s t a h r ï a p p a r a i s s e n t moins n e t t e m e n t . Sans d o u t e
le style, p a r certaines recherches, confirme ce qu'on a défini comme u n
t r a i t f o n d a m e n t a l des masâlik, à savoir l'ambition de créer un genre litté-
raire. A côté de p u r s clichés, rares au d e m e u r a n t 2 , on relève çà et là, d a n s
le Kitâb al-masâlik wa l-mamâlik, d'heureuses trouvailles où la précision
des t h è m e s géographiques trouve, p o u r s'exprimer, u n e poésie qui lui e s t
p a r f a i t e m e n t a d é q u a t e : « La mer R o u g e est comme une vallée a b r i t a n t
de nombreuses m o n t a g n e s submergées ; les b a t e a u x y cheminent s u i v a n t
des r o u t e s connues, à la seule gouverne d ' u n pilote qui les glisse — a u
moins de jour, car la n u i t est impraticable — dans les replis de ces m o n t a -
gnes, et l'on voit celles-ci à t r a v e r s l'eau, t a n t elle est claire». 3 Ou encore :
« A u x d e u x rives du fleuve, c h â t e a u x et j a r d i n s défilent sans i n t e r r u p t i o n ,
c o m m e en un seul j a r d i n tiré d ' u n seul t r a i t . » 4 Ces recherches, m a l g r é
t o u t , r e s t e n t rares et s'effacent, pour l'ensemble du livre, d e v a n t u n e
manière plus dépouillée, a v a n t t o u t soucieuse de caractériser les p a y s
étudiés en s'en t e n a n t à un stock d ' é p i t h è t e s fondamentales. U n passage
relatif au Magrib donne, e n t r e t a n t d'autres, u n bon exemple de l'utilisation
de ces stéréotypes, qui visent moins à décrire q u ' à noter, presque à coter
c h a q u e ville. N â k u r ? « U n e g r a n d e ville s u r le rivage de la mer. » B a g g â n a ?
« U n e ville fortifiée et riche. » Al-Basra ? « U n e grande ville, v a s t e et riche. »
Azïla ? « U n e grande ville sur le rivage de l'Océan. » 0 Même t r a i t e m e n t ,
plus h e u r e u x toutefois, des paysages, q u e l ' a u t e u r esquisse à t r a v e r s u n
ou deux t r a i t s essentiels, comme pour l ' I r a k , lorsqu'il écrit : « Où que l ' o n
se trouve, on est au milieu ou en vue de palmiers et de c a n a u x : p a y s
plat, sans montagnes, j u s q u ' à l'horizon» 6 , ou encore, à propos du tribal :
« L e p a y s n ' a b r i t e a u c u n e mer, g r a n d e ou petite, ni a u c u n cours d ' e a u
navigable ; p a r t o u t règne la montagne. » 7

plus bas, sur la marée : révision des données de la tradition par l'observation person-
nelle Çiyân) ; p. 61 : contestation d'une tradition faisant mourir Alexandre à Ctésiphon ;
p. 64 : réserve sur une information orale, et, ibid., sur une montagne « de feu», plus
modestement ramenée à un gisement de naphte ; p. 119,123 : la présence du géant dans
les entrailles du Dunbâwand est qualifiée de mythe (6urâ/a) et de sottise (hamâqa), etc.
1. Exemples, p. 64, 90. La racine 'gb semble décidément ne pas faire partie du voca-
bulaire d'Içtabrï.
2. P. 17 : « La terre est ronde et l'Océan l'entoure comme un collier.
3. P. 29.
4. P. 57.
5. P. 34.
6. P. 57.
7. P. 119. Cf. également p. 63 (Hûzistân), 105 (Makrân), etc.

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298 Géographie humaine du monde musulman

On touche là à une insuffisance de l'œuvre d'Istahrï, qui lui vient de ce


qu'elle ne s'est pas complètement libérée de l'esprit de la cartographie. La
description géographique en effet, malgré ses développements incontes-
tables et la richesse nouvelle de son information, reste marquée par cer-
tains schémas de la sûra, dont elle conserve, fondamentalement et malgré ses
efforts occasionnels vers une rédaction plus littéraire, le goût pour la
notation sèche et l'écriture technique de la fiche. Mais il y a plus : si l'on
regarde maintenant cette rubrique essentielle des villes, dont on a vu
l'importance pour le développement de l'atlas de Balhi en une géographie
humaine, on constate que, comme la sûra, les masâlik d'Istahrï réservent
leur attention aux villes les plus importantes, parce que ce sont celles-là
seules qui sont pointées sur la carte. Qu'est-ce à dire, sinon que, lorsqu'il
s'agit non plus de style, mais de présentation d'ensemble du donné,
de plan si l'on préfère, la géographie des masâlik n'en est pas encore à
trouver par elle-même, dans une sorte de réflexion interne comme le
fera Muqaddasï, les principes de son organisation ? Tributaire, ici encore,
de la sûra, elle en suit, comme on l'a vu, les grandes rubriques, sans se
soucier de les remodeler en une distribution cohérente : je veux dire par là
que la présentation des trois chapitres de base déjà signalés, à savoir la
situation de la province, ses itinéraires et ses villes, peut bien être cons-
tante, mais qu'elle n'est pas disposée rigoureusement, les itinéraires appa-
raissant en début ou en fin de chapitre et la description des villes s'égre-
n a n t ici ou là, au gré de l'auteur ou, peut-être, au hasard de la lecture
de la carte.
Il faudra donc, pour que les masâlik trouvent définitivement leur
manière, que Muqaddasï vienne briser cette spontanéité, synonyme de
désordre, ou du moins la concilier, dans la description des provinces,
avec l'observation d'un plan unique, rigoureusement respecté. Surtout,
il faudra traiter différemment l'entité provinciale. Chez Istahrï, héritier
de la sûra, on ne consigne que les faits les plus marquants, en d'autres
termes ceux-là seuls qui sont à l'échelle de Yiqlïm ; c'est en vertu de ce
rapport constant à la dimension globale de la province que l'on note par
exemple, sur la carte comme dans l'exposé qui en dérive, uniquement
les grands fleuves, les villes importantes, les produits célèbres. Muqaddasï,
t o u t en conservant un exposé général de cet ordre répudiera la

1. Dans le chapitre qu'il intitule, pour chaque province, « traits généraux». A noter
du reste qu'il a pu en trouver l'ébauche chez Istahrï à propos de la province du Fârs
(p. 68) : « Je mettrai à part toutes les généralités que j'ai notées, après avoir commencé
par mentionner, pour chaque district, les régions et les villages qu'elles comprennent».
Suivent la description des districts (p. 68-78), puis l'énoncé des faits d'ensemble (p. 78-
96). Cette organisation reste toutefois exceptionnelle, au moins sous cette forme déli-
bérée et rigoureuse : encore faut-il noter, sur ce dernier point, qu'après la nomenclature
des districts (p. 68-71) et avant la description des villes importantes (76-78), vient

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Avènement d'une véritable géographie humaine 299

province, non pas c o m m e cadre, m a i s c o m m e s y s t è m e de référence.


L a d é c o u p a n t à son tour en e n t i t é s n o u v e l l e s : districts, c a n t o n s , circons-
criptions cadastrales, il pourra ainsi, sans rien sacrifier d'une v i s i o n
générale, descendre j u s q u ' a u x plus p e t i t e s bourgades, j u s q u ' a u x f a i t s
les plus localisés, et doubler la géographie h u m a i n e des e n s e m b l e s par ce
q u ' o n pourrait appeler la géographie des profondeurs.

Ibn Hawqal, légataire d'Istahrï; la géographie des commerçants mission-


naires

On c o n n a î t l'histoire 1 : Istahrî rencontre un jour un v o y a g e u r ,


passionné de géographie, qu'il charge de corriger et de compléter, en t o u t e
liberté, s o n Kitâb al-masâlik. Si le c o n t r a t se passa bien ainsi q u e l ' a f f i r m e
le bénéficiaire, Istaljrï ne p o u v a i t m i e u x t o m b e r : celui d o n t il faisait
ainsi son héritier spirituel, Ibn H a w q a l , originaire de la H a u t e - M é s o p o -
t a m i e 2 , n e resta guère l o n g t e m p s e n place. L e jeudi 7 r a m a d a n 3 3 1 /
15 mai 943, il q u i t t e l'Irak pour courir le m o n d e : on le t r o u v e successi-
v e m e n t en Afrique du nord, en E s p a g n e , au Ghana*, en E g y p t e , sur les
h a u t e s terres d'Àçlarbaygân e t d'Arménie, en Irak, en Perse ; e n la seule
a n n é e 3 5 8 / 9 6 9 , il est au IJuwàrizm, puis sillonne la M é s o p o t a m i e depuis
s o n p a y s natal jusqu'à la Susiane ; e n 3 6 2 / 9 7 3 enfin, dernière d a t e a t t e s t é e
p o u r ses v o y a g e s , il est en Sicile : t r e n t e années, au b a s m o t , de pérégrina-
t i o n s 3, q u i f o n t d ' I b n H a w q a l u n i n f o r m a t e u r de premier ordre, soit

prendre place un premier exposé sur des faits d'ensemble (p. 71-76 : populations kurdes,
monuments, fleuves et mers) : rien, par conséquent, qui s'approche véritablement de la
rigueur d'un Muqaddasï.
1. J'ignore ce qui la fait situer à Bagdad, en 340/951 (cf. R. Blachère, EGA, p. 135),
puisque Ibn Hawqal est, cette année-là, à l'autre bout du monde musulman, très exacte-
ment à Sigilmâsa : cf. p. 83, 99. Même réserve pour le Sind (Carra de Vaux, Penseurs,
t. II, p. 8, repris par G. Wiet, op. cit., p. X) : rien n'indique que ce soit là le lieu de la
rencontre, ni même qu'Ibn Hawqal ait visité le Sind. La formule (p. 328 ; trad., p. 321) :
«J'ai atteint la limite des territoires de l'Islam du côté de l'Orient» (intahaytu min
haddi 1-maSriq ilà âbiri htidûdi l-Islâm) ne doit pas s'entendre au pied de la lettre, mais
seulement du simple point de vue de la rédaction du livre : elle est d'ailleurs empruntée
textuellement à Iç^abrî (p. 107). La contre-épreuve de ce que j'avance me parait fournie
par un passage de la p. 320 (trad., p. 313), où, à propos d'un fait d'institution indien,
l'auteur déclare avoir observé « cette coutume dans de nombreuses régions des fron-
tières»; et de citer les steppes de la Caspienne et le Soudan, mais pas l'Inde : imagine-
t-on ce silence si Ibn Hawqal l'eût visitée ? La vérité est sans doute que, pour ces régions
extrêmes du côté de l'est, Ibn Hawqal a dû exploiter, outre Iç^abri, ces grands voya-
geurs de Slrâf qu'il met si bien en scène p. 290-291 (trad., p. 284-285).
2. Cf. p. 1 (intitulé de l'œuvre) ; Kratchkovsky, p. 198 (l'ethnique d'an-Najîbï ou
Niçïbï [GAL, Suppl., t. I, p. 408], qui renvoie à Naçïbln [Nisibis], a été oublié dans la
traduction arabe, qui devient incompréhensible pour ce passage, p. 200).
3. Sans parler de celles qui sont indiquées, mais sans date : exemple de la Nubie, p. 57.

*Yoir Addenda, page 105

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300 Géographie humaine du monde musulman

directement, soit par l'intermédiaire des gens de toute espèce qu'il a pu


interroger en chemin.
Comme Muqaddasî, qu'il annonce sur ce point, Ibn Hawqal a trouvé
les raisons ou les moyens de ces voyages dans les opérations commerciales 1
et l'aventure politique. Fut-il vraiment, comme on l'a dit, un agent
de renseignements au service des Fâtimides ? 2 A tout le moins, semble-t-il,
un sympathisant : sympathisant éclairé, et qui ne mâche pas ses mots
pour se plaindre des bévues commises par cette dynastie dans l'adminis-
tration de l'Égypte 3 , mais sympathisant tout de même : il me semble
s'en exprimer très franchement au chapitre du Magrib, où il fait ouverte-
ment des vœux pour le succès des entreprises fâtimides 4. Cela posé,
son intérêt ne se circonscrit pas, tant s'en faut, à cette forme du sï'isme.
En réalité, Ibn Hawqal me paraît, comme beaucoup d'autres écrivains
de son temps, tenté par ce qu'on pourrait appeler le complexe doctrinal
mu'tazilo-si'ite aux contours assez larges et finalement moins définissable

1. Que c o n f i r m e n t des aventures c o m m e celle qui est racontée p. 290-291 (trad.,


p. 284-285) et, de f a ç o n générale, l'intérêt p o r t é à l ' a r g e n t : non pas au p r i x de telle
ou telle denrée, mais à l'argent en t a n t que tel, en espèces : p. 99 (sur une reconnais-
sance de d e t t e de 42 000 dinars, v u e a A w d a g o s t ) , 313 (sur l'impossibilité, au K i r m à n ,
d'utiliser les dinars pour les transactions), 490 ( l o n g d é v e l o p p e m e n t sur les monnaies
de c o m p t e et de transactions en Transoxiane), 500 (monnaies de S a m a r q a n d ) , etc.
2. Après D o z y , R . Brunschvig et M. Canard o n t repris c e t t e hypothèse, que conteste
L é v i - P r o v e n ç a l : résumé du débat dans K r a t c h k o v s k y , p. 202-204 (204). Si l'on suit
R . Brunschvig, Ibn H a w q a l représenterait donc une politique e x a c t e m e n t opposée à
celle de R â z ï et de W a r r â q : cf. supra, chap. V I I , p. 259.
3. L a critique de la p. 143 (trad., p. 141 : « Depuis que les Maghrébins ont envahi
le territoire [de l ' É g y p t e ] , la situation a bien changé : il a perdu toutes ses ressources
e t o n ne v o i t plus guère que des ruines et des décombres abandonnés qui t é m o i g n e n t
de la condition excellente et florissante d'antan »), critique qui f a i t à première v u e pro-
b l è m e quand o n prétend trancher n e t t e m e n t en f a v e u r de sympathies f â t i m i d e s , doit
s'éclairer, m e semble-t-il, par ce qui est dit p. 153 ( t r a d . , p. 150) : « L a p r o d u c t i v i t é
[ d e l ' É g y p t e ] a été interrompue avec la v e n u e des Maghrébins, et ce f a i t d o i t être
i m p u t é au m a u d i t A b u l - F a r a d j ibn Killis, le v i z i r d ' A z i z , car il a ruiné cette industrie
p a r des mesures néfastes, par des impositions, des t r a v a u x obligatoires et des corvées
continuelles, exigés des ouvriers, et il est allé j u s q u ' à l e v e r une t a x e sur ceux qui en-
t r a i e n t à Tinnis ou en sortaient » : critique technique, donc, formulée, ne l'oublions pas,
p a r un c o m m e r ç a n t , et non critique politique ou religieuse contre les F â t i m i d e s ( t o u t
au plus peut-il y avoir, sur ce dernier point, q u e l q u e animosité à l ' é g a r d d'un Juif
c o n v e r t i , ce q u ' é t a i t I b n K i l l î s ) .

4. P . 79. Semblablement, félicitations pour les succès passés (p. 71-72) e t intérêt
p o r t é à une extension du p o u v o i r fâtimide vers l'est : v o i r n o t a m m e n t , pour le H u r à s â n ,
p. 310, et, pour l ' A r a b i e , p. 24, 27 (sur A b u Z a k a r i y y à ' a t - T a m â m ï , propagandiste
f â t i m i d e e x é c u t é par les Qarmates : p. 295 i.f.).
5. Il a sans doute glissé du mu'tazilisme au Sï'isme : f o r m é par un disciple d ' A b u
HàSim a l - ô u b b à ' I (p. 267 i.f.), il conserve ensuite un v i f intérêt pour la m ê m e école
(p.96, 257, 291-292, 369 i.f. ; la critique de la doctrine de la promesse et de la menace
[al-wa'd ma l-wa'id], p. 70, est sans doute une précaution : car la m ê m e doctrine est

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Avènement d'une véritable géographie humaine 301

p a r c e q u ' i l r e v e n d i q u e q u e p a r c e qu'il e x c l u t , à s a v o i r les f o r m e s e x a c e r -


b é e s du h â r i g i s m e e t d u s u n n i s m e . 1 S a n s d o u t e c o n c é d e r a - t - o n qu'une
t e l l e pensée, en c e t t e d e u x i è m e m o i t i é d u « s i è c l e ismaélien d e l ' I s l a m »,
est davantage e n g a g é e d a n s la l u t t e p o l i t i q u e e t la p r o p a g a n d e anti-
a b b a s s i d e ; il est significatif, s u r c e p o i n t , q u ' à H a l l â g et a u x f o n d a t e u r s
d u m o u v e m e n t q a r m a t e , d é j à i n v o q u é s p a r I s t a h r ï 2 , Ibn H a w q a l a j o u t e 3 ,
a v e c les p r é c a u t i o n s d ' u s a g e , la figure d e c h o c q u ' e s t S a l m a g â n ï , ancien
i m â m i t e , en c o q u e t t e r i e , lui aussi, a v e c le f â t i m i s m e e t d e v e n u e n s u i t e c h e f
d e file de la S ï ' a e x t r é m i s t e , c o m p l o t e u r n o t o i r e f i n a l e m e n t e x é c u t é par
le c a l i f a t . 4 Mais, e n c o r e u n e fois, m ê m e a v e c c e t t e c o l o r a t i o n p l u s poli-
t i q u e qu'il t i e n t de son siècle, le s î ' i s m e d ' I b n H a w q a l m e p a r a î t r e p r é s e n -
t a t i f d ' u n m o u v e m e n t d o c t r i n a l e m e n t assez l a r g e e t c u l t u r e l l e m e n t très
ouvert.5
A v e c l ' a u t e u r d u Kitâb sûrat al-ard a p p a r a î t ainsi, d a n s la l i t t é r a t u r e
géographique arabe, un nouveau personnage : celui du commerçant
m i s s i o n n a i r e , n a n t i d ' u n e solide i n s t r u c t i o n e t d ' u n n o n m o i n s solide sens
des a f f a i r e s , t y p e idéal de ces p r o p a g a n d i s t e s Sï'ites ( d u ' â t ) qui p a r c o u r e n t

rappelée p. 255, 291 i.f., et ouvertement défendue p. 128). Chez Ibn Hawqal, donc, le
Sî'isme ne coupera jamais les ponts avec le mu'tazilisme contigu : attitude intellectuelle
alors assez courante et qu'illustre l'anecdote des p. 102-103, qui montre des Mu'tazilites
trouvant l'oreille d'un groupe de Sï'ites. Conçu dans ce climat, le Sî'isme d'Ibn Hawqal
ne me paraît pas témoigner d'un engouement fanatique et exclusif pour telle ou telle
tendance : ici aussi, on peut déceler des glissements, depuis la dédicace de la première
version du livre au Hamdânide Sayf ad-Dawla jusqu'aux critiques adressées à la dy-
nastie (p. 179 sq.) : mais il est vrai qu'il semble s'agir surtout des frères et des succes-
seurs de Sayf ad-Dawla (cf. p. 180, 220) et que les critiques adressées au gouvernement
de Sayd ad-Dawla lui-même (ibid.) sont inspirées de motifs analogues à ceux qu'on
a étudiés, deux notes avant celle-ci, à propos des Fâtimides : en particulier, la p. 213
cumule curieusement, à propos de l'implantation de cultures nouvelles en Haute-
Mésopotamie, les notations objectives et des critiques qu'on peut, sans trop d'invrai-
semblance, estimer recueillies dans la paysannerie traditionnelle, par définition hostile
à toute innovation de cette nature. A noter, en tout cas, des sympathies idrissides
(p. 104), des accointances avec les milieux qarmates (p. 96 i.f. ; les contacts, suivis
de déboires, entre Qarmates et Fâtimides, sont indiqués p. 295 i.f.), et même un intérêt
pour certaines formes du Sî'isme extrémiste issu de l'imâmisme : cf. infra, ce qui est dit
à propos de Salmagânï.
1. Du premier, on note sans parti pris la présence (p. 37, 95, 312, 439), mais on en
stigmatise les violences ou les excès (sur la révolte d'Abû Yazîd et le triomphe des
Fâtimides : p. 71-72, 94). Même attitude envers le sunnisme (on opposera par exemple
les simples notations des p. 292, 312 et 349 à l'invective lancée p. 91 contre les Mâlikites
d'Afrique du Nord, qualifiés de « grossiers anthropomorphistes »).
2. Supra, p. 293, note 4.
3. P. 296-297.
4. Cf. Sourdel, Vizirat, p. 486, 560 ; Laoust, Schismes, p. 154.
5. Même en dehors de l'Islam : évidentes sympathies, par exemple, pour les Zoroas-
triens : p. 273-274, 289, 292, 365, 404, 493 (la critique de la p. 310 porte, ici encore,
sur des violences commises).

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302 Géographie humaine du monde musulman

l'Islam du iv e /x e siècle et, au hasard de leurs voyages et de leurs transactions,


s'entretiennent, discutent et prêchent pour un Islam multi-confessionnel,
revendiquant pour la descendance et la philosophie 'alides leur juste
place dans cet ensemble, avec une préférence marquée, tout à fait naturelle
mais qui ne me paraît pas exclusive, pour ces Fâtimides dont l'aventure
marque vraiment le premier grand succès du sï'isme dans ses tentatives
d'implantation temporelle. 1
Les réflexions formulées plus haut à propos d'Istabrï, en particulier
sur le respect du schéma général de l'organisation du monde selon la
sûra, sont évidemment valables pour Ibn Hawqal, dont l'œuvre entend
prolonger celle de son prédécesseur. Détail significatif : c'est sur le vu de
cartes, et d'après la comparaison qu'il établit entre les siennes et celles
de son cadet, qu'Istahrï, ne trouvant pas toujours la confrontation à son
avantage, incite Ibn Hawqal à reprendre son œuvre. 2 L'esprit de la
sûra, on le voit, se survit ; même plus largement commenté, c'est toujours
d'un atlas de l'Islam qu'il est question, et on ne saurait résolument parler,
pour juger du rapport des deux œuvres, de refonte, mais seulement
d'amplification.
Cela posé, les dimensions du Kitâb surat al-ard (De la configuration de
la terre)3 sont telles, comparées à celles de l'œuvre d'Istabrï, qu'il faut
bien accorder à son auteur la palme de la réussite dans l'effort d'amplifi-
cation signalé. Autant qu'on puisse en juger, Ibn Hawqal a travaillé au
moins vingt ans à son livre 4, nous conviant ainsi à l'étude d'une œuvre
réellement considérable. Considérable et difficile : car on ne peut, au
vrai, parler d'Ibn Hawqal qu'autant qu'on répond d'abord, pour tel
mot, telle ligne, tel passage examinés, à l'interrogation essentielle, qui
est celle de leur paternité même : quelle main, d'Istabrï ou de son successeur,
les a écrits en la forme où nous les lisons ? La réponse, même si elle doit
toujours comporter une part d'incertitude, eu égard aux aléas de la
transmission des textes, pourrait au moins être ébauchée si nous disposions,
sur la foi des manuscrits existants, d'une édition unique qui nous présente-
rait simultanément, dans un rigoureux parallèle, les deux leçons d'Istabrï
et d'Ibn Hawqal. C'est évidemment une œuvre ingrate et de longue haleine,
mais tant qu'elle n'aura pas vu le jour, on aura peu de chances d'éviter

1. Ce qui est une raison supplémentaire de la désaffection à l'égard des Hamdânides,


dont l'entreprise a une portée infiniment plus réduite. A noter que la préférence pour
les Fâtimides n'exclut pas une v i v e sympathie pour les Sâmânides du Uurâsân :
p. 471-472.
2. P. 329-330.
3. Le titre confirme ce que nous venons d'avancer : il substitue une annonce d'atlas
au titre de Kitâb al-masâlik wa l-mamâlik retenu pour la première version de l'œuvre ;
mais il est vrai qu'il peut s'agir aussi d'un désir de marquer les distances avec l'œuvre
d'Istabrï, connue sous ce même titre.
4. Cf. Wiet, op. cit., p. X I I I .

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Avènement d'une véritable géographie humaine 303

le piège où risquent de tomber actuellement tous ceux qui entreprennent


de parler d'Ibn Hawqal : même un maître comme Kratchkovsky s'y est,
une fois, laissé prendre. 1
Pour sortir de l'impasse, au moins dans le cadre de la présente étude,
on a cru pouvoir limiter le principe méthodologique d'une lecture parallèle
des deux leçons à une série de chapitres sans doute peu nombreux, mais
aussi représentatifs que possible de tous les traitements qu'Ibn Hawqal
a pu faire subir au texte de son aîné. 2 On a ainsi isolé six échantillons de
base 3 donnant l'ordre de grandeur croissante des remaniements subis par
l'ouvrage d'Istahrï : Sigistân, présentation de la terre, Arabie, mer du
Fârs, mer du Rûm et Magrib. 4
Les conclusions auxquelles on aboutit ainsi permettent déjà de mieux
cerner la figure d'Ibn Hawqal dans ce qu'elle a d'irréductible à autrui. 6
Et d'abord, pour juger de sa manière d'écrire, je constate chez Ibn Hawqal
précisément le souci d'affirmer la part originale de cette personnalité,
par l'emploi du «je», assez souvent substitué au « nous», lequel, employé
par Istahrî, eût été pourtant doublement de rigueur dans une œuvre
commune. 9 Mais là ne se borne pas l'intervention de l'écrivain : en vertu
de ce qui a été dit, à propos d'Ibn ai-Faqïh, sur l'esprit de l'emprunt
(intihâl) 7, on ne s'étonnera pas de constater que le mot-à-mot confronté
de passages par ailleurs rigoureusement identiques fait apparaître des
substitutions de mots destinées à signaler l'intervention d'une main
nouvelle dans un texte déjà écrit, autrement dit supposé consacré par la
tradition. Et comme cette tradition est, on l'a dit, lente à venir pour les
masâlik wa l-mamâlik8, le gauchissement du texte initial va toujours

1. Le texte qu'il donne, p. 199-201 (202-203) suit un canevas d'Istabrï, et ce de très


près pour toute sa deuxième partie. Cf., à l'appendice I, les extraits confrontés d'Is-
tabrï (XV, 16-20 et XV, 21 — XVI, 12) et d'Ibn Hawqal (V, 19 — VIII, 2 et IX, 14 — X
11).
2. La méthode de lecture parallèle a été laite selon le modèle donné à l'appendice I.
3. Rien n'interdisant, du reste, quelques excursions hors des textes ainsi retenus
étant entendu que le même contrôle sera opéré chaque fois, les passages cités étant
vérifiés comme écrits de la plume du seul Ibn Hawqal.
4. Soit, pour Içtabrï, p. 139-144, 15-19 (cf. appendice I), 20-28, 29-32, 50-51, 33-38 ;
pour Ibn Hawqal^ p. 411-425, 2-17 (cf. appendice I), 18-41, 42-59, 190-205, 60-131.
Un essai, pour le Sigistân, avait été tenté par R. Blachère dans ses EGA, p. 137 sq.,
mais sur la première édition du texte d'Ibn Hawqal, parfois sensiblement différente
de l'éd. Kramers.
5. Bien entendu, tout ce qui a été dit plus haut sur Ibn Hawqal a été pris à un texte
soigneusement contrôlé comme lui appartenant.
6. Cf. appendice I, passim. Le changement de titre, de la première version à la ver-
sion définitive (signalé p. 302, note 3), va dans le même sens.
7. Supra, p. 1 6 3 i . f .
8. Cf. supra, p. 282 sq., 292 (et note 3). Même situation pour Ibn Hawqal, connu
et pillé beaucoup plus tard, la seule exception, consacrant un succès immédiat, venant
d'un spécialiste, Muhallabï : cf. Wiet, op. cit., p. XVI-XVII.

A n d r é MIQUEL. 23

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304 Géographie humaine du monde musulman

dans le sens des formules littéraires tenues en honneur dans le siècle,


et particulièrement vers la redondance qui amplifie le rythme de la phrase
et permet de glisser de temps à autre à la prose rimée 1 : l'évolution ainsi
amorcée connaîtra son achèvement avec Muqaddasï.
Aux côtés de l'écrivain, place au voyageur : on n'insistera pas sur les
innombrables passages où Ibn Hawqal rectifie, élague ou développe le
Kitâb al-masâlik ma l-mamâlik au nom, clairement ou tacitement invoqué,
de l'expérience personnelle. 2 Plus importantes apparaissent les inter-
ventions du commerçant missionnaire tel que nous l'avons esquissé plus
haut. Ce sont les préoccupations politico-religieuses qui expliquent,
avant tout, le poids considérable de l'histoire dans les adjonctions appor-
tées par Ibn Hawqal au texte d'Istabrï. 3 On pourrait craindre a priori
de voir ainsi basculer une fois de plus, en faveur d'une histoire dont on a
souligné à plusieurs reprises l'originalité et la puissance, le précieux équi-
libre ébauché par Ya'qübi et réalisé par Istatjrï, équilibre qui témoignait
d'une géographie enfin constituée en science autonome par rapport à
l'histoire. Mais les craintes sont vaines, car la leçon des prédécesseurs ne
se perd pas : chez Ibn Hawqal, c'est toujours la géographie qui mène le
jeu, l'histoire n'étant qu'une carte entre toutes celles qu'elle se donne.
Pleinement intégrée à la description de chaque province prise une à une,
l'histoire est là pour expliquer, concurremment avec d'autres données et
seulement pour la juste part qui lui revient — et il est entendu que celle-ci
reste importante — les mœurs, les attitudes et les caractères des hommes.
Moins que dans les tableaux de géographie politique, nombreux et
poussés je vois la preuve de l'intégration de l'histoire à la géographie
dans l'avènement de ce qu'on pourrait appeler une géographie dynamique
des productions. Chez Ibn Hawqal, en effet, l'expression-clé «jusqu'à
nos jours», qui est, par sa fréquence, le signe d'une présence permanente
de la dimension du passé, n'est pas réservée aux seuls développements

1. Exemple : Içtabri, p. 15,1. 5 — Ibn Hawqal, p. 3 , 1 . 1 - 2 : des deux membres de phrase


en présence, Ibn Hawqal étoffe le premier en ajoutant au mot de amâkin (contrées)
celui de biqa (régions), pris au second et remplacé, à son ancienne place, par l'homéo-
téleute asqâ' (pays). Ainsi parvient-on en même temps à égaliser le rythme des deux
périodes, à créer une rime et à amplifier, dans l'ensemble du passage, l'assonance géné-
rale en —à. La tendance à la prose rimée (saiF) est signalée par Kratchkovsky, p. 217
(214).
2. Exemples : IçtaJjri, p. 24 i.f. (supprimé), 28 (« entre 20 et 50 étapes » ; 22, selon
Ibn Hawqal, p. 41 ; autre rectification de ce genre : Istabrï, p. 27 ; Ibn Hawqal, p. 39) ;
Ibn Hawqal, p. 13-14 (sur la Chine : rectification d'Içtabrî par information puisée di-
rectement auprès de connaisseurs), 42-43 (adjonctions nombreuses sur la mer du Fars,
avec conclusion éloquente sur les lies et les passages de cette mer • que connaissent seuls
ceux qui s'y aventurent»), 416 (adjonction sur les vents et les sables du Sigistàn), etc.
3. Cf. p. 23-27 (Arabie), 190-195 (histoire et raisons de la suprématie byzantine en
Méditerranée), etc.
4. P. 27, 54 i.f., 56, 58-59, 67 sq. (Magrib, passim).

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Avènement d'une véritable géographie humaine 305

historiques ni même aux arrière-pensées politico-religieuses qui leur sont


étroitement associées 1 : la référence à une durée inspire, en réalité, toute
la démarche d'Ibn Hawqal dans la présentation du monde. Ce fait, percep-
tible au hasard des notations de géographie religieuse, sociale, vestimen-
taire 2, devient pratiquement constant quand on passe à la vie économique.
Le plus grand intérêt du Kitâb sûrat al-ard réside peut-être dans ces
pages qui nous évoquent — je choisis au hasard — les vicissitudes du
marché des huiles en Méditerranée, la prospérité industrielle ou le déclin
agricole de telle petite ville du Magrib, les difficultés de l'artisanat en
Égypte ou le marasme de la boulangerie arménienne. 3
Ainsi est saisie dans ses pulsations la vie de ce grand corps qu'est
l'Islam : corps morcelé politiquement, mais économiquement et culturel-
lement vivant, même si cette vie tend à refluer du cœur vers les marges.
La référence au passé, on l'a dit, empêche, chez les auteurs des masâlik,
toute prescience des catastrophes futures et, au pire, n'entraîne jamais
qu'une déploration traditionnelle. Mais, telle quelle, cette référence
permet d'ébaucher au moins un embryon de science économique à une
dimension : même réduite à regarder exclusivement en arrière et coupée
de ce que nous appellerions une prospective, la démarche économique
d'Ibn Hawqal s'interdit de saisir les productions, les marchés et les prix
autrement que dans leur dynamique et plus précisément, pour reprendre
les termes d'aujourd'hui, sous les deux points de vue de la longue et de la
courte durées. *

1. Comme exemples de ces passages où Ibn Hawqal fait le point d'une situation
historico-politique, avec les mots « aujourd'hui », « jusqu'à nos jours », etc., citons : p. 79
(rivalités entre Umayyades et Fâtimides), 108 i.f., 109 i.f. (Umayyades), 104 (Idris-
sides). Esprit résumé, pour l'Islam en son ensemble, par la redondance « à notre époque
et de nos jours», ajoutée au texte d'Istaljri : cf. appendice I (Içtabri, XIX, 15-23,
Ibn Hawqal, XVI, 22 — XVII, 12).
2. Cf. p. 30 (sur la distribution de l'eau à La Mekke), 42 (navigation en mer Rouge),
et, pour sortir des six chapitres retenus pour la comparaison IstaJjri-Ibn Hawqal, p. 51
(pratiques religieuses des Bedja), 161 (situation des Chrétiens coptes), 289 (vêtements
du Fârs), 343 (situation socio-religieuse des Arméniens), etc.
3. P. 70 i.f., 74 i.f., 78, 153, 337 i.f.
4. Il ne s'agit ici, évidemment, ni d'invoquer des statistiques ou toute autre esti-
mation rigoureuse de ces mouvements, ni d'assigner à ceux-ci les mêmes tranches de
temps que le font aujourd'hui les spécialistes, mais de constater la présence du sentiment,
toujours exact, d'une différence entre les constantes et les péripéties. J'emprunte
mes exemples à la description de l'Occident musulman, et commence par un passage
de la p. 101 (trad., p. 99), qui donne les lignes de force du commerce transsaharien,
fondé sur les produits-clés que sont l'or et les esclaves dans un sens, le sel dans l'autre :
aux fluctuations politico-économiques des marges sahariennes, Ibn Hawqal oppose
la permanence et la sécurité du relais d'Awdagost : « tous [ces princes, au-delà des vicis-
situdes de leur situation,] ont besoin d'entretenir des rapports cordiaux avec le prince
d'Awdaghost. » Pour les productions et le commerce, exemple de « longue durée» p. 67
(monopole du goudron à la Cyrénalque), 69 (Tripoli et le commerce méditerranéen), 75
(commerce du corail), 94 (Qastïliya, premier marché de dattes pour l'Ifrlqlya), etc.;

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306 Géographie humaine du monde musulman

Et, plus généralement, partout dans ce livre, le sentiment tenace du


passé, la conscience du savant, dont c'est l'honneur et, qui sait ? peut-être
la tendresse de fixer les choses qu'il sait éphémères forcent l'écrivain
à noter, noter encore, furieusement, dans l'instant unique, tout ce qu'il
voit de cette vie des hommes appelée à disparaître : traitements hiérar-
chisés des juges ou maîtres de poste de Transoxiane, mines de sel ammoniac
de l'Asie centrale, et les jardins de Samarqand, avec leurs cyprès taillés
en forme d'animaux, et les marchés de Fès lavés à grande eau, et les navires
sur l'Euphrate, chargés de fruits secs et de m i e l c ' e s t un monde entier
que nous voyons vivre, et le tableau a d'autant plus de prix que nous en
connaissons, nous, les lendemains. Sans que ceux-ci soient pressentis
par l'auteur, ils se dessinent sous une de leurs formes essentielles, qui
devait être le bouleversement des rapports deforce entre Orient et Occident.
On a souvent, et avec raison, souligné 3 que l'originalité, pleine et entière,
d'Ibn Hawqal, devait être cherchée dans la description du Magrib où, véri-
tablement, il innove. Mais cette description, sur laquelle nous reviendrons
dans un instant, n'est elle-même que le volet d'un diptyque, l'évocation
de la Transoxiane, à l'autre bout de l'Islam, n'étant pas moins marquée
de la griffe d'Ibn Hawqal. Est-ce un hasard si l'intérêt de notre auteur se
porte ainsi en priorité aux deux régions appelées à inaugurer le rapport de

pour la « courte durée », p. 70 (déjà citée : sur les mouvements du marché des huiles),
77 i.f. (sur la construction récente de Qasr al-Fulûs : création suscitée par le développe-
ment du commerce entre l'Espagne et l'Oranais), 74 i.f., 77 (autres conséquences du
même trafic), 85 (déclin du cheptel algérien), etc. Pour les prix et la situation économique
d'ensemble, cf., pour la « longue durée », p. 97-98 (théorie économique des prix maghré-
bins), 108, 112 (essor économique de l'Espagne umayyade), 114 (prix des denrées en
Espagne), 130 (évolution économique de la Sicile), etc. ; pour la «courte durée», p. 84
(cas d'extension urbaine), 96-97 (impôts et taxes perçus au Magrib en 336/947, jugés
inférieurs de moitié à la norme), 114 (prix des feutres d'Espagne), 131 (prix comparés
de Sicile et d'Égypte), etc.
1. Cf. ce joli passage relatif à la Haute-Mésopotamie : «Dans la banlieue de Balad,
au nord-ouest, un endroit appelé Ausal était plaisant, plein d'arbres, d'arbres fruitiers,
de verdures, de fruits, de vignes. Ce sinistre maudit (Nâsir ad-Dawla) y a jeté son dévolu
comme à Mossoul : c'est aujourd'hui un terrain désolé au lieu de la splendide condition
d'Ausal, de sa vive végétation lorsqu'on le cultivait. Dans sa partie haute, il y a une
roue hydraulique qui déverse sur un coin de terrain un peu d'eau bourbeuse » (trad., p. 213-
214, souligné par nous).
2. P. 470, 505-506 (emprunté à Içtatjri, p. 184, mais avec adjonction correspondant
à trad., p. 484, 1. 15-19), 492, 90, 225.
3. Cf. Blachère, EGA, p. 136, avec quelque excès ; point de vue plus modéré chez
Kratchkovsky, p. 199 (201). Point de vue qui, quelque nuance qu'on y apporte, se
justifie à la compétence proclamée par Ibn Hawqal lui-même, lequel affirme avoir écrit
un livre sur la Sicile, en dix chapitres (p. 129). Il est à noter, du reste, que cet intérêt
porté à l'Occident n'empêche pas qu'on maintienne strictement la règle de la supério-
rité intellectuelle de l'Orient : elle est lisible derrière les sarcasmes adressés aux Espa-
gnols et aux Siciliens, et la plus belle qualité (p. 98) dont on puisse louer des Maghrébins
est leur désir de venir se cultiver en Orient.

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Avènement d'une véritable géographie humaine 307

forces dont on parlait ? Sans doute cet intérêt vient-il, on l'a dit, de ce que
ces régions sont alors les plus vivantes d'un Islam dont le centre est en
train de se vider peu à peu de sa substance, et donc les plus aptes à retenir
l'attention d'un personnage aussi prodigieusement actif q u ' I b n Hawqal :
en un sens, la vie va à la vie, mais peut-être le géographe pressent-il
aussi, sans que le fait affleure à la conscience claire, derrrière la Transo-
xiane le f u t u r Orient touranien, et derrière le Magrib la nouvelle chrétienté
d'Occident. Du premier, il ne peut pas, sans doute, prédire l'essor, fondé
sur l'hégémonie politique d'une oligarchie, d'abord, sur l'invasion ensuite ;
mais comme il consigne t o u t ce qui le frappe, à t o u t le moins insiste-t-il
sur ce que nous connaissons, nous, comme les signes avant-coureurs du
triomphe turco-mongol, à savoir l'infiltration servile, marchande ou préto-
rienne jusqu'au cœur du califat. 1 Semblablement, à l'autre bout des terres
musulmanes, là où s'amorce le choc en retour du monde chrétien à
l'impact de l'Islam, Ibn Hawqal est obnubilé par la forme militaire et
byzantine de ce contre-coup 2 , mais il nous laisse lire, à nous, d'autres
prémices, plus graves à long terme : la fortune de la Garde-Freinet 3 ou
la puissance de l'Espagne umayyade n'empêchent pas que se profilent,
lourds de conséquences, les débuts du réveil économique de l'Occident
chrétien, en partie suscité, pour reprendre les thèses chères à Maurice Lom-
bard, par l'appel des grands centres musulmans de consommation ur-
baine 4 vers les produits de luxe venus de l'Europe, esclaves au premier
r a n g . s A l'époque d'Ibn Hawqal, trois noms méritent d'être retenus :
celui de la Narbonnaise, symbole, aux mains des marchands juifs, d'une
prospérité constante depuis l'époque d'Ibn Hurdâdbeh, soit environ depuis
un siècle 6 , et ceux d'Amalfi et de Naples, annonce des grandes cités
marchandes de demain. 7

1. P. 4 5 2 ( a d j o n c t i o n au t e x t e d'Içtabri, p. 1 5 8 ; cf. trad., p. 437, 1. 25-35), 465


( m a i s déjà c h e z Içtabri, p. 162), p. 4 6 7 - 4 7 2 ( d é v e l o p p e m e n t d ' u n t e x t e d'Istabri, p. 163-
164, sur les T u r c s , leurs dangers, leur présence dans les armées ou gardes califiennes et
s â m â n i d e s ) , 4 8 1 - 4 8 2 ( d é v e l o p p e m e n t d'Istabri, p. 170), 5 0 9 (Istabri, p. 185, a v e c
a d j o n c t i o n ) , 5 1 1 - 5 1 3 (presque u n i q u e m e n t d ' I b n H a w q a l ; la seule n o t a t i o n reprise d'Iç-
tabri correspond à trad., p. 187, 1. 5) : t o u t e s a d j o n c t i o n s ou m o d i f i c a t i o n s qui t é m o i -
g n e n t , on le v o i t , des p r é o c c u p a t i o n s d ' I b n H a w q a l .
2. P. 198 sq., 212, 223, etc.
3. P a s s a g e pris à Istabri, p. 51, mais l é g è r e m e n t d é v e l o p p é (p. 2 0 4 - 2 0 5 ; trad., p. 199).
4. S u r t o u t Cordoue, Fès, Le Caire et, malgré la d é c h é a n c e de la ville, le m a r c h é
p a l a t i n de la B a g d a d a b b a s s i d e .
5. Lequel c o m m e r c e m a i n t i e n t aussi, à l'autre e x t r é m i t é d e l ' E m p i r e , l'essor de la
T r a n s o x i a n e , a v e c d'autres p r o d u i t s m o i n s i m p o r t a n t s : armes, fourrures, miel et
autres p r o d u i t s de la forêt.
6. Cf. Ibn H u r d â d b e h , p. 1 5 3 - 1 5 5 ; Ibn H a w q a l , p. 97, 110.
7. P. 2 0 2 - 2 0 3 . Les h é s i t a t i o n s d ' I b n H a w q a l , qui se d e m a n d e s'il n e f a u t pas grouper
l'Afrique d u N o r d et l ' E s p a g n e (et p e u t - ê t r e l ' É g y p t e ) dans un m ê m e e n s e m b l e qui
c o m p r e n d r a i t p a r ailleurs B y z a n c e e t l ' E u r o p e préfigurent, on le v o i t , à l'insu de
l'auteur, la s i t u a t i o n de la M é d i t e r r a n é e a u x siècles f u t u r s .

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308 Géographie humaine du monde musulman

Mais il n'y a pas que le temps — celui qu'Ibn Hawqal introduit sciem-
ment dans son œuvre par la référence au passé et celui que nous y lisons
aujourd'hui par la référence aux phénomènes qui suivirent cette fin du
i v / x e siècle — il n'y a pas que le temps pour donner à la géographie humaine
du Kitâb sûrat al-ard ce caractère dynamique qui fait sa singularité.
L'espace en effet n'est pas traité différemment. La province (iqlîm), telle
que l'isolent la géographie observée et la géographie écrite, ne fonctionne
pas pour a u t a n t en vase clos. Ni dans la nature des choses, ni dans l'exposé
qu'on en fait, l'Islam ne peut apparaître comme un agrégat de territoires
juxtaposés ; de l'un à l'autre, la vie circule, sous la forme des impulsions
ou convulsions politiques et des échanges économiques et culturels. On ne
peut donc se contenter, sur ce point, des usages de la sûra, qui situe
l'iqlïm de façon statique, en indiquant, sous forme d'une brève introduction,
sa position par rapport aux autres. Ici, la province est présentée comme le
centre d'un faisceau de relations qui l'unissent à ses voisines : symptomatique
à cet égard est le glissement d'une géographie des productions et des
spécialités, encore dans la ligne de l'adab, vers une géographie des échanges.
Sans doute Ibn Hawqal n'est-il pas, en cela, radicalement novateur,
venant après Ya'qûbï, Istahrî et t a n t d'autres, mais, une fois de plus,
c'est la systématisation d'un procédé jusque là employé sans plan pré-
conçu, presque au hasard, qui est l'indice des changements véritables. 1
De ces échanges, constamment mis en lumière dans le Kitâb sûrat al-
ard, on trouvera une illustration exemplaire à propos du Magrib, que toute
la description d'Ibn Hawqal tend à présenter, en parfaite concordance
avec les faits, comme une plaque tournante des relations nord-sud et
ouest-est. Ce rôle est évidemment lié au trafic de l'or et des esclaves
du Soudan, que se disputent, par la personne interposée du Berbère
maître des routes du désert et des débouchés sub-sahariens 2 , les Umayya-
des d'Espagne s , les Fâtimides d'Ëgypte 4 et, peut-être, les Abbassides de

1. Même si la formule « un peu partout dans le monde » a tendance à revenir un peu


trop souvent dès qu'il s'agit d'exportations, au moins sa présence traduit-elle le souci
de traiter l'objet non comme quelque chose d'inerte, in situ, mais comme un produit
vivant, qui circule. De ce point de vue, Ibn Hawqal est un des auteurs-clés sur lesquels
doit s'appuyer cette géographie des échanges à l'intérieur du monde musulman dont
Sauvaget (Introduction, p. 187) déclarait qu'elle restait «tout entière à écrire» et à
laquelle le nom de Maurice Lombard reste attaché.
2. P. 101.
3. Qui furent un temps (cf. supra, p. 273, note 1) suzerains de Siêilmàsa.
4. D'autant plus enclins à intervenir pour se maintenir au Magrib qu'Ibn Hawqal
nous informe que la route directe du Ghana à l ' Ë g y p t e a dû être abandonnée à cause
des dangers de la nature et du brigandage des tribus berbères de la région (p. 61, 153).
Ainsi les Fâtimides étaient-ils, pour leur approvisionnement, forcés de pousser vers
l'ouest, pour le contrôle des routes restantes, à savoir (d'ouest en est, et sans compter les
dérivations diverses) celle qui traversait le territoire des Lamta, celle de Sigilmâsa et
celle du Fezzan : cf. p. 92-93.

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Avènement d'une véritable géographie humaine 309

Bagdad. 1 En un sens, et au-delà des faits patents comme la fortune de Sigil-


mâsa ou d'Awdagost, dont Ibn Hawqal fut lui-même le t é m o i n t o u t ce qu'on
peut appeler la mobilité berbère, mobilité spatiale ou mobilité politico-reli-
gieuse, tourne autour des luttes menées pour la possession de ce commerce
fondamental. Le Magrib n'est ainsi rien moins qu'isolé : pour s'en tenir au cas
de l'or, il est par excellence, comme l'Espagne de la Renaissance vis-à-vis
de l'Europe, le pays transitaire, la pièce essentielle sur l'échiquier de la
richesse mondiale. Que cet or, à long terme, lui profite aussi peu qu'à
l'Espagne plus tard, puisque l'immense majorité du métal le quitte pour
les ateliers de frappe, les industries, les palais de Cordoue, du Caire et
même de Bagdad, ne nous importe guère ici. Ce qui compte, c'est qu'Ibn
Hawqal ait perçu ce Magrib irrigué d'or et d'esclaves comme un ensemble
vivant, intimement lié à d'autres, tout aussi originaux que lui par certains
traits spécifiques, et en même temps aussi solidaires, à leur tour, de leurs
voisins. Ce système de relations spatiales, combinées à celles qu'Ibn
Hawqal établit dans l'ordre du temps, confère décidément au Kitâb
sûrat al-ard, dans l'ensemble de la production des masâlik wa-mamâlik,
une originalité essentielle. Même Muqaddasï, le grand Muqaddasï, ne
réussira pas toujours à être aussi constamment dans la coulée des choses.

Un mal-connu : Muhallabï

Le temps n'a guère épargné l'œuvre de Muhallabï, un Kitâb al-masâlik


wa l-mamâlik dédié au calife fâtimide al-'Azîz, mort en 386/996, qui donna
finalement son nom au livre, connu et cité surtout sous le titre de Kitâb
al-'Azïz ou, plus simplement, à'al-'Azïzï.

1. Qui peuvent avoir agi, comme on l'a déjà signalé (supra, p. 273, note 1), par
l'intermédiaire de ces commerçants irakiens qu'Ibn Hawqal signale comme installés
à Sigilmâsa.
2. P. 58, 83, 91, 92, 99, 101-102. Le cas de Sigilmása, déjà évoqué (cf. note précé-
dente), est exemplaire et demande à être développé : sans doute antique, mais ruinée,
elle est refondée en 140/757 par des Berbères bârigites (çufrites). A partir de 155/771,
elle est gouvernée par une dynastie berbère locale, indépendante et qui bat monnaie,
les Banü Midrâr. Intermède fâtimide avec la conquête de la ville, en 347/958, par Gaw-
har : la raison de ce raid est que le Midrâride Muhammad b. al-Fath est revenu à l'ortho-
doxie (traduisons : qu'il a tenté de rester en dehors de l'hégémonie fâtimide). A partir
de 366/976 apparaissent d'autres Berbères, les Banü Hazrûn, ceux-là clients des Umay-
yades de Cordoue. Redevenue indépendante par la suite, Sigilmâsa tombe aux mains
des Almorávides en 445/1053. Histoire exemplaire, on le voit, des luttes politiques et
économiques pour un poste-clé du commerce (à noter également que Sigilmâsa est,
avec Fès, un des deux centres de rassemblement pour le pèlerinage à La Mekke).
Sur Sigilmása, cf. l'art, de G.S. Colin, déjà cité (supra, p. 273, note 1). On rectifiera
par ailleurs l'assertion de R . Cornevin (« Ghana », dans El [2], t. II, p. 1025), quant aux
informations données par Ibn Hawqal sur le Ghana, assertion tout de même trop
péremptoire (cf. Ibn Hawqal, p. 101).

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310 Géographie humaine du monde musulman

Perte considérable et d'autant plus regrettable que la seule certitude


qui se dégage des nombreux, mais trop courts extraits conservés par
Yâqût et Abu 1-Fidâ', est que ces deux auteurs tenaient Muhallabï à
l'égal des plus grands géographes. 1 Au-delà, malheureusement, tout est
conjecture. Essayons au moins de poser, pour ce qu'elles valent., quelques
hypothèses. Géographe, bien sûr, mais aussi philologue et poète a , Muhal-
labï paraît connaître surtout l'Egypte, la Syrie et l'Irak 3 ; pour le reste,
son exposé, tout aussi sérieux, semble plus livresque : en particulier, et
sans être cité, Ibn Hawqal perce au moins à travers une formule. 4 Le
parallèle, du reste, s'impose entre les deux auteurs*, tous deux attachés à
la dynastie fàtimide, dont ils partagent l'intérêt pour l'Afrique souda-
naise. 6 Faut-il conclure, ici encore, à un rôle actif d'agent de renseignements
en faveur du nouveau califat égyptien ? En tranchant dans un sens ou
dans l'autre, on outrepasserait réellement les limites qu'autorisent des
textes par trop mutilés.
Mais voici des terrains plus sûrs : les membra disjeda de ce qui fut incon-
testablement une grande œuvre, s'ils n'autorisent pas les aventureuses
hypothèses de détail, permettent néanmoins, même en des contours
assez flous, une image d'ensemble. Concédons, bien sûr, que, pour
juger en toute sécurité, il faudrait au moins avoir éclairé les motifs qui
poussent Yâqût ou Abu 1-Fidâ' à citer, ici plutôt que là, l'œuvre de leur
prédécesseur ; on s'étonnera par exemple qu'un Abu 1-Fidâ', qui n'est
qu'un compilateur, mais un compilateur sérieux, ne cite guère Muhal-
labï qu'à propos de pays musulmans 6, alors que nous savons, par Yâqût,
que sa curiosité devait à l'occasion déborder les frontières de l'Islam en
direction des peuples voisins. 7 Mais enfin, on peut estimer, par réfé-

1. Sauf erreur, je relève 55 rubriques de Yâqût où il est cité ; Abu 1-Fidâ' le cite au
moins 135 fois. Muhallabï est cité aussi par Ibn al-'Adïm (cf. M. Canard, cité dans S. Mu-
naggid, op. cit., p. 46).
2. Cf. Yâqût, t. I, p. 195 ; t. III, p. 454 ; t. V, p. 18, 418, 419. Rectifier l'affirmation
de S. Munaggid, op. cit., p. 46, renvoyant à Yâqût, t. I, p. 84 (art. « Abhar ») : confusion
entre al-Hasan b. Ahmad (ou Muljammad) al-Muhallabî et Muhammad b. al-Hasan b.
al-Muhallab.
3. A en juger par des détails indéniablement pris sur le vif et parfois indiqués comme
tels : cf. Yâqut, t. II, p. 51, 473 ; t. III, p. 5 4 , 1 7 6 ; t. IV, p. 255 ; Munaggid, p. 50, 64-65.
4. Cf. Yâqût, t. I, p. 277, qui donne à la suite l'un de l'autre les deux textes d'Ibn
Hawqal et de Muhallabï (ce dernier également chez Abû 1-Fidâ', t. I, p. 174-175).
5. La dédicace du livre est évidemment une preuve suffisante des sympathies de
Muhallabï. On les mettra en rapport avec de solides préventions à l'encontre de la
dynastie umayyade de Damas : cf. Munaggid, p. 48, 54. Sur l'intérêt porté à l'Afrique,
cf. Yâqût, t. I, p. 277, déjà cité ; t. III, p. 142 ; t. IV, p. 495.
6. Comme exceptions, je ne vois guère que t. I, p. 26 (route maritime de la Chine),
174-175 (Awdagost), 282 (« canal» de Constantinople) ; t. II, p. 116 (Tibet), 120 (Inde),
128 (Socotra), 131 ( Kalah), sur un total de 76 citations, lequel ne comprend pas, du
reste, les simples notations de distances.
7. Cas de l'Afrique, déjà cité, et qui, joint a u x exemples, eux aussi cités, d'Abù
1-Fidâ', confirme notre présomption.

•Voir Addenda, page 406

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Avènement d'une véritable géographie humaine 311

rence aux œuvres contemporaines d'Ibn Hawqal ou de Muqaddasï, au pa-


tronage des masâlik wa l-mamâlik, ouvertement invoqué par le titre de
l'ouvrage de Muhallabï, et, surtout, au contenu des citations, on peut
estimer, dis-je, que Muhallabï ne s'éloignait guère de la norme d'une
géographie fondamentalement musulmane.
Les rapports avec la silra et la géographie administrative paraissent
avoir été maintenus ici plus strictement que chez Ibn Hawqal ou Muqad-
dasï : les notations relatives aux distances et itinéraires ou à la fixation
des lieux occupent une part très importante des références faites par
Yâqût et Abu 1-Fidâ', et la notation des climats, au sens grec du terme,
avec indication précise des longitudes et latitudes, intervient assez fré-
quemment 1, tout comme les détails relatifs à la géographie physique. a
Quant aux masâlik, on les retrouvera sous leurs traits essentiels,
et d'abord dans le souci de délimiter l'entité provinciale, par ses limites
et par la ville principale autour de laquelle elle se distribue. 3 Le témoignage
direct (' iyân) figure, lui aussi, en bonne part : au moins pour le Moyen-
Orient, la perte de l'œuvre de Muhallabï reste irréparable si l'on en juge par
les détails donnés sur l'Égypte, les mosquées de Jésusalem et de Damas *,
ou encore sur Sâmarrâ, à propos de laquelle l'auteur, qui la visita environ
un siècle après son abandon par le calife al-Mu'tamid (279 /892), nous livre
un document de premier ordre, qui renouvelle, par le sentiment personnel,
le thème classique de la déploration bédouine sur les campements aban-
donnés (atlâl) : « Passant par Sâmarrâ, sitôt après la prière du matin,
j'ai marché dans Une rue bordée, de part et d'autre, par des habitations
d'où l'on eût dit que la vie venait de se retirer à l'instant même : il ne
manquait que les toits et les portes. Les murs, eux, semblaient neufs.
Nous avons marché ainsi jusqu'après la mi-journée, avant de parvenir
à un endroit vivant, qui formait, tout au milieu de Sâmarrâ, à peine comme
un petit village. Le lendemain, même promenade : pour sortir des ruines,
il fallut encore attendre le midi» 5 .
Enfin, on accordera sans peine l'appartenance de Muhallabï à l'école
des masâlik si l'on s'en réfère aux disciplines touchées par sa géographie :
description des villes, avec bref regard sur leurs traditions et leur histoire,
monuments et lieux saints, ethnographie, productions. 6 Toutefois, ces

1. Je relève, pour l'ensemble des thèmes indiqués, 35 citations chez Yâqût et 47 chez
Abu 1-Fidâ'. Pour les climats, en particulier, cf. Yàqut, t. III, p. 69, 142, 406 ; t. IV,
p. 202, 495 ; t. V, p. 395, 442 ; Munagji'd, p. 62.
2. Cf. Yâqût, t. I, p. 196 ; t. V, p. 315 ; Abû 1-Fidâ', t. I, p. 60, 69,196,282 ; t. II, p. 63.
3. Cf. Abû 1-Fidâ', t. II, p. 23, 30, 31, 41, 55, 59, 68, 90, 91, 94, 110, 150, 153, 155,
162, 179, 197, 219.
4. Cf. Yâqût, t. II, p. 51, 473 ; t. III, p. 54 ; t. IV, p. 255 ; Munaggid, p. 50, 64-65
(perte compensée, pour Jérusalem et Damas, par les descriptions de Muqaddasï).
5. Yâqût, t. III, p. 176. Plus condensé chez Abû 1-Fidâ', t. II, p. 75.
6. Exemples de descriptions de villes :Yâqut, t. III, p. 54 ; t. IV, p. 255 ; t. V, p. 211 ;
Abû 1-Fidâ', t. I, p. 130 ; t. II, p. 17, etc. Pour l'histoire et les traditions, cf. Yâqût,

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312 Géographie humaine du monde musulman

notations, dans leur ensemble, ne sont guère originales : à quelques


exceptions près, déjà signalées, qui ont trait au Moyen-Orient, on est
forcé de constater que Muhallabï s'ingénie à livrer à ses contemporains ce
qu'ils attendent d'un homme cultivé autant et plus que d'un voyageur :
autrement dit, à doubler l'observation dirçcte par des thèmes empruntés
à Yadab. E t cela va quelquefois très loin : jusqu'à l'histoire biblique avec
l'échelle de Jacob, jusqu'aux dictons relatifs aux vertus du temple de
Jésusalem, plus encore : jusqu'à l'accaparement, presque total, de la
géographie des productions par les spécialités célèbres, universellement
et littérairement connues. 1 Comparée aux géographies d'Ibn Hawqal et de
Muqaddasï, celle-ci me semble beaucoup moins novatrice, plus sage, en
un mot : classique. Les raisons de cette conformité aux normes ? L'étude
même du texte ne permet pas de trancher. Peut-être faut-il invoquer
simplement le long chemin qu'il a dû parcourir jusqu'à des compilateurs
comme Yâqût et surtout Abu 1-Fidâ', qui se proposaient de donner à leurs
contemporains, désormais familiarisés avec cette littérature, précisément
les quelques notions de base, conventionnelles et passe-partout, qu'ils
étaient en droit d'attendre sur chaque pays. Mais peut-être aussi
vaut-il mieux s'en tenir à l'époque même de Muhallabï et expliquer
l'esprit de son œuvre par le climat du Caire fâtimide où elle est née :
pour le nouveau califat, qui, en t a n t que tel, aspire à supplanter ses
rivaux de Cordoue et de Bagdad dans l'empire du monde musulman,
il s'agit d'affirmer, entre autres manifestations de cette volonté de puis-
sance, que l'on a pris le relais des valeurs culturelles jusque là assumées
par l'Irak. L'œuvre de Muhallabï — et de tant d'autres que nous ne con-
naîtrons jamais — s'inscrirait alors dans le même contexte que les raids
militaires, la propagande politique, les ambassades ou les grands travaux
publics du Caire. A défaut d'autre certitude, au moins pouvons-nous
estimer qu'en matière d'adab, les normes en usage à la cour fâtimide
n'étaient rien moins que révolutionnaires : il ne s'agissait, au vrai, que de
recueillir un héritage, que de reprendre le flambeau à un Orient politi-
quement décadent, mais dont les valeurs continuaient à être tenues pour
la règle d'or.

t. I V , p. 114, 157 ; t. V, p. 79-80, 211, 2 2 0 ; A b u 1-Fidâ', t. I, p. 191, 198 ; t. II, p. 15,


52, 76, etc. ; M u n a g j i d , p. 49, 51-54, 56-61, 62-65. Pour les m o n u m e n t s et les lieux saints,
cf. Y â q û t , t. III, p. 176 ; t. V, p. 190 ; A b u 1-Fidâ', t. I, p. 198 ; Munaggid, p. 50, 54, 55,
63, 64-65. Pour l'ethnographie, cf. Yâqut, t . I I I , p. 142 ; t. IV, p. 255. Pour les p r o d u c -
t i o n s , cf. Y â q û t , t. I, p. 501 ; t. II, p. 51, 473 ; t. III, p. 342-343, 406 ; t. IV, p. 114 ;
t. V , p. 1 4 5 ; A b u 1-Fidâ', t . II, p. 29, 113, 119, 120, 1 9 7 ; M u n a ë ë i d , p. 65.
1. Cf. Munaggid, p. 51, 52-53 et, pour les spécialités célèbres, Y â q û t , t. I, p. 501
(le miel le plus renommé d ' Ë g y p t e ) ; t. II, p. 51 (tissages célèbres de Tinnls), 4 7 3 (tis-
s a g e s célèbres de la région de D a m i e t t e ; repris à t. III, p. 342-343) ; t. I I I , p. 2 4 2
(chiens salùqiyya), 387 (terre d'aimant, près d'al-Qulzum), 406 (cuirs du Y é m e n ) ;
t . V , p. 145 (fourrures de Mopsueste ; repris dans A b û 1-Fidâ', t. II, p. 29) ; A b û 1-Fidâ',

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Avènement d'une véritable géographie humaine 313

Muqaddasï et son temps

Un nom : Abu 'Abd Allah Sams ad-DIn Muhammad b. Ahmad b. Abï


Bakral-Bannâ' aS-Sâmï al-Muqaddasï 1 al-Bassârï. Une œuvre -.Ahsanat-
taqâsïm fl ma'rifat al-aqâlïm (La meilleure répartition pour la connaissance
des provinces). La géographie de l'Islam trouve ici, dès la page de garde,
les accents de son immortalité. Comme le poète, Muqaddasï a voulu
lui aussi que son « nom aborde heureusement aux époques lointaines » :
il le proclame, sans ambages et naïvement, dans les lignes de sa pré-
face ou les vers de sa conclusion 2, mais plus encore, à nos yeux, dans cet
orgueil du nom et de l'œuvre. Faire le meilleur « devisement » du monde,
faire plus grand, plus complet, faire mieux, en un mot, que tous les prédé-
cesseurs, réduits au rôle d'amuseurs ou fustigés, au contraire, dans cette
« aridité de pète-sec » dont Huysmans parlait à propos de César, tel est le
programme de Muqaddasï. E t il le tient.
Il est de Palestine, plus exactement, comme le dit son nom, de Jéru-
salem (al-Bayt al-muqaddas, ou : Bayt al-Maqdis). Il en est fier et le
répète, faisant sans cesse des comparaisons qui tournent à l'avantage du
pays natal et tombant, lorsqu'il l'a quitté, dans les bras de compatriotes exi-
lés comme lui ; quelquefois, il en devient ridicule et ses interlocuteurs
ne se gênent pas pour traiter de « tarte à la crème » ce mot de Jérusalem qui
revient tout le temps sur ses lèvres. 8 Mais quoi 1 L'éternel vagabond
peut-il se détacher du pays de l'enfance et de la douceur de vivre ? Muqad-
dasï y a passé les vingt premières années de sa vie : il en a gardé les dits
et les proverbes, le prestige d'être fils d'une terre sainte et le souvenir de
nuits si égales qu'on peut y dormir dans la même pièce de sa maison,
sans « voyager», comme il le dit, d'un endroit à l'autre ni devoir rechercher,
l'été, la fraîcheur des terrasses. * E t puis, malgré des inconvénients qu'on
est assez lucide et loyal pour signaler », Jérusalem, c'était aussi la quiétude

t. II, p. 100 (sources de bitume du Fârs), 119-120 (costus, bambou, pierres précieuses,
or et éléphants de l'Inde), 163 (safran du ôibàl), 197 (soie et coton de la région de
Merv, « proverbiaux »). Les seules notations moins conventionnelles me paraissent être
Yâqut, t. IV, p. 114 (sur l'exportation des dattes d'al-'Arî5) et Abu 1-Fidâ', t. II, p. 113
(palmier et canne à sucre du Sind, cette dernière reprise p. 119).
1. Nous conservons conventionnellement, en place de Maqdisï, cette forme agréée
par l'usage, peut-être par l'auteur lui-même (cf. Kratchkovsky, p. 210 [209]), et qui a
en tous cas l'avantage de distinguer le géographe d'autres écrivains, notamment de
l'auteur du Livre de la création et de l'histoire, déjà étudié et auquel on a réservé le nom
de Maqdisï.
2. P. 1, 498. Pour plus de commodité, nous unifions, sauf exception justifiant un
renvoi à la traduction, les références sur la base de l'éd. de Goeje.
3. P. 127, 166-167, 256, 313, 421, 440, etc.
4. P. 161, 173, 175-176, 182, 187-188, 322.
5. Trad., § 164.

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314 Géographie humaine du monde musulman

familiale : Muqaddasï, né vers 334/945, y a grandi dans un milieu aisé,


heureux, servi par une domesticité nombreuse. 1 Loin d'être le premier
venu, il faisait localement figure de personnage. La famille, du reste, a des
traditions et un passé : le grand-père paternel, AbûBakr, a construit, pour
Ibn Tûlûn, les défenses maritimes d'Acre ; du coté maternel, on vient de
Biyâr, dans le Daylem, où l'aïeul, Abu t-Tayyib as-Sawâ, qui émigra à
Jérusalem, dirigeait une petite entreprise de construction. 2
Voilà donc un adolescent heureux, nanti d'une solide éducation 3, bien
installé dans la vie et dans sa ville, et qui, d'un seul coup, s'en va, sans
arrêt semble-t-il, courir le monde. E t de quel pas ! Le voici sur les terres, les
fleuves et les mers, aux confins de l'Inde musulmane et en Arménie, aux
bords du Nil et en Asie centrale. Fidèle à l'autoportrait tracé dans la
préface 4, il est partout : sur les marchés, au milieu des caravanes, dans
les couvents, les mosquées, les bibliothèques, les confréries d'artisa n s,
chez les grands, au caravansérail ou prisonnier des brigands. 5 Quel démon
le pousse à t a n t courir, à voir tant de gens ? Si l'on constate que sa géogra-
phie est résolument orientale, le Magrib ne semblant connu qu'indirec-
tement 6, on peut penser qu'un itinéraire sentimental se cache derrière
ce vagabondage : mi-palestinien, mi-daylémite, Muqaddasï s'attache à
connaître par lui-même les deux volets de son origine, d'où ces allures de
pèlerinage aux sources que son œuvre prend dès lors qu'il s'agit de Jéru-
salem et de Biyâr : ici en particulier, au berceau de sa famille maternelle,
il échange sur elle, avec des vieillards de l'endroit, des nouvelles et des sou-
venirs. 7

1. P. 440.
2. Sur la famille de Muqaddasï, c f . p. 162-163, 188, 3 5 7 , 3 6 7 ; j'infère la p r o f e s s i o n
d u grand-père m a t e r n e l de ce qui n o u s est d i t (p. 357, 367) à la fois sur sa c o m p é t e n c e en
c e t t e matière, sur le plaisir qu'il prenait, m a l g r é u n e s i t u a t i o n matérielle e n v i a b l e , à
m a n i e r les o u t i l s du m a ç o n , sur le f a i t qu'il émigra à J é r u s a l e m • a v e c d i x - h u i t h o m m e s »,
sur le fait e n f i n q u e le mariage d u père de Muqaddasï, c o n c l u a v e c u n e étrangère au
p a y s , s'explique m i e u x , de la part des pères respectifs des é p o u x , s'il e s t u n e décision
prise de maître à m a î t r e d'une m ê m e corporation.
3. E n particulier dans le d o m a i n e du droit ( f i q h ) (p. 32), sur lequel on reviendra.
4. P a r t i e l l e m e n t traduit supra, p. 52. On p e u t esquisser q u e l q u e s t h è m e s pour u n
p o r t r a i t moral : passion (p. 126), h u m o u r (p. 358), h u m a n i t é (p. 3 6 8 - 3 6 9 ) , etc.
5. P. 45, 136, 186, 188, 368, 4 1 2 , 413, 415, 449, 469, 488-489, etc.
6. Sa d e s c r i p t i o n est au d e m e u r a n t pleine d'intérêt ; je c o n s t a t e s e u l e m e n t qu'on n ' y
r e l è v e a u c u n e des formules « j'ai v u à... », « j'ai e n t e n d u dire à... », si f r é q u e n t e s par ail-
leurs. Pour l ' E s p a g n e , Muqaddasï a v o u e ne l'avoir j a m a i s v i s i t é e : p. 2 2 2 , 223, n o t e i.
Il a p e u t - ê t r e , e n r e v a n c h e , c o n n u la Sicile : c f . K r a t c h k o v s k y , p. 2 0 9 (211). Le Sind
n ' e s t c o n n u , lui, que sur ses m a r g e s (p. 475, 477). K r a t c h k o v s k y , loc. cit., p o s e le cas
d u S i g i s t â n : mais cf. p. 304, où Muqaddasï c i t e u n faqih du p a y s , et s u r t o u t p. 4 8 8 et 4 9 2
( c o n n a i s s a n c e d u désert oriental, laquelle, j o i n t e à ce qui e s t dit p. 4 7 5 e t 4 7 7 , q u e l'on
v i e n t de citer, d o n n e à penser q u e notre a u t e u r c o n n a î t é g a l e m e n t ce p a y s ) .
7. P. 357.

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Avènement d'une véritable géographie humaine 315

Mais enfin, ce ne peut être là qu'un épisode, une occasion fournie par
le voyage, dont les raisons véritables, a u t r e m e n t puissantes, sont sans
doute ailleurs. Alors ? L a curiosité ? Le plaisir de voir et de savoir ? 1 Ah 1
sans doute, nul n'a noté avec plus de joie, sauf Ibn Hawqal peut-être,
les t a b l e a u x offerts par le monde, réalisant pour son compte, de façon
personnelle et non plus littéraire, le grand thème de l'exil (igtirâb) c h a n t é
par les écrivains du temps ! Muqaddasï a tout vu : les maisons du Caire
hautes « c o m m e des phares », les foules tumultueuses de Sïrâz, les paysages
lacustres de l ' Ë g y p t e noyée par le Nil, la poésie du cimetière du Qarâfa,
les passeurs de B a g d a d , la magie des eaux vives du Hûzistân, et t a n t et
t a n t d'autres e n c h a n t e m e n t s . 2 Mais comment retrouver la trame m ê m e
de ces voyages, qui sont plaisir, mais non fin en soi, source d'information,
mais non but du livre qu'on écrit ? L e journal (rihla), une fois de plus,
se rompt, s'égrène au hasard des provinces, subordonné qu'il est à leur
présentation. Qui pis est, les dates m a n q u e n t le plus souvent, et nous en
savons ici moins encore que sur Ibn Hawqal. Muqaddasï a accompli
trois pèlerinages à la Mekke, en 356/967, 367/977-978 et 377/987.3 II
visite Sïrâf après les tremblements de terre de 366-367/976-978, et il
entreprend la première rédaction de son livre, âgé d'au moins q u a r a n t e
ans, à Sïrâz, en 3 7 5 / 9 8 5 . 4 Ces dates mises à part, encore quelques repères
chronologiques, mais seulement de durée : un an au Y é m e n , un j o u r à
' A s k a r Mukram, dans le Hûzistân, quatre mois au D a y l e m . 5 A B a s r a ,
il a sans doute fait de nombreux et longs séjours, puisque, revenant de
Susiane, il y retrouve des a m i s . 6 A plusieurs reprises, il traverse le grand
désert de Syrie 7 et parcourt deux mille parasanges, soit à peu près onze
mille cinq cents kilomètres, sur la mer R o u g e et le golfe Persique, ce qui
peut représenter deux fois environ « le tour de l'Arabie entière, depuis
al-Qulzum j u s q u ' à ' A b b â d â n » . 8 Voilà pour les renseignements les plus
précis ; au-delà, il n ' y a plus qu'un fourmillement de notations, qui nous
p e r m e t t e n t de saisir, en tel pays ou en tel autre, la présence de notre
voyageur. Mais quand e x a c t e m e n t ? E t combien de fois ici, ailleurs ?
L a réponse, si elle est possible, ne saurait venir que d'une étude patiente
et minutieuse de tous les détails fournis par le t e x t e : descriptions de monu-
ments, é t a t des provinces ou des villes, événements historiques, noms de

1. Un excellent exemple p. 415.


2. P . 124, 198, 2 0 6 , 209, 4 1 1 - 4 1 2 , 429.
3. P . 101, 223, note i.
4. P . 8-9, 426.
5. P . 88, 370, 4 1 0 .
6. P. 166, 415.
7. P. 248.
8. P . 10.

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316 Géographie humaine du monde musulman

personnages cités : œuvre ingrate et de longue haleine \ et qui, au bout du


compte, ne paierait peut-être pas des efforts fournis.
La clé de cette œuvre est en effet ailleurs, et le voyage de Muqaddasï,
beaucoup plus que dans l'espace ou le temps, se situe, pour reprendre
la distinction de C. Lévi-Strauss déjà signalée 0 , dans les hiérarchies
sociales. Les métiers, fonctions ou rôles assumés par l'auteur nous font
voir une espèce de protée, présent à tous les niveaux des groupements
humains, de la pègre aux princes. Déjà, nous pourrions poser que notre
homme est un passionné de rencontres, toujours disponible à des contacts
nouveaux. Mais voici qui va plus loin qu'un banal trait de caractère :
sur les trente-six surnoms que notre auteur s'est vu décerner, le tiers
exactement renvoie à une place déterminée dans l'organisation sociale et
même à un corps de métier : maître de lecture coranique, juriste, papetier,
relieur, marchand, chantre, imam, muezzin, prédicateur, loueur, juris-
consulte, notaire. 3 Si nous ajoutons, comme une confirmation à cette
espèce de palmarès, ce qui nous est dit tout au long du livre sur les innom-
brables avatars de Muqaddasï, nous le camperons dans un rôle d'aventurier,
assez éloquent et cultivé pour parler aux gens en place, mais tout aussi
à l'aise dans le petit peuple dont il partage, à l'occasion, la vie et les mé-
tiers : un picaro soit, mais avant la lettre, et modelé par ce iv e siècle de
l'Islam, en un mot : un propagandiste (dâ'ï), que sa propension à l'action
en profondeur, dans les masses et les corporations urbaines, nous invite
déjà à rattacher au grand mouvement de l'ismaélisme alors si florissant.
Que le sï'isme de Muqaddasï soit militant, il est difficile de le nier :
emprisonné, traité d'espion ou d'hérétique, à deux doigts d'être lynché *,
Muqaddasï a joué son rôle, tantôt prêchant et tantôt commerçant, dans
la lutte que se livrent, en ce iv e /x e siècle, missionnaires d'un bord et de
l'autre, du'ât ismaéliens et wu"âz sunnites. En politique au moins, les
opinions de notre auteur paraissent nettes : il ne ménage guère la Badgad
bûyide, qui trahit la cause 'alide, et malgré les coups d'encensoir, rares

1. J'ai cru pouvoir par exemple (dans Arabica, VII, 1960, p. 60 sq), avec les réserves
d'usage, déduire de la description d'Alep que Muqaddasï était passé, très vite, en cette
ville, dans les années 965-975. Je livre ci-après les références de base à partir desquelles
devrait être menée l'étude de la chronologie des voyages (sans préjudice des isnâd-s,
détails historiques ou descriptions signalés) : p. 6, 7, 9, 11, 15, 21, 36, 44, 45, 86, 88,
95, 96, 97, 98, 100, 101, 117, 120, 124, 136, 139, 142, 156, 157, 165, 166, 183, 186, 195,
196, 198, 199, 200, 203, 205, 207, 208, 213, 223, 248, 271, 274, 281, 304, 305, 310, 314,
315, 316, 321 (et note g), 322, 327, 328, 331, 332, 359, 366, 368-369, 370, 379, 381, 388,
390, 391, 394, 395, 403, 406, 408, 410, 413, 415, 418, 426, 429, 433, 434, 438, 440, 445,
449, 468, 469, 470, 475, 485, 488, 492.
2. Chap. IV, p. 115.
3. Contre 9 ethniques, 7 qualificatifs religieux ou intellectuels, 4 indicatifs de posi-
tion sociale (ivâll, ustâd, Sayh, niSâslah) et 4 de voyage (sayyâh, jarib, râkib, rasûl) :
p. 43.
4. P. 44, 126, 256, 399.

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Avènement d'une véritable géographie humaine 317

du reste, qu'il lui réserve au passage selon les règles de l'adab il la présente
c o m m e une ville dont le destin est consommé, au profit du Caire fâtimide,
nouveau relais de la gloire et du califat. 2 On comprend, dès lors, que Mu-
qaddasï n'aime guère, de ce point de vue, le Daylem et ceux qui en sont
issus : ces Bûyides, sï'ites certes, mais traîtres eux aussi, puisque politi-
quement duodécimains et surtout parce que, protecteurs du califat
abbasside, ils en perpétuent le m y t h e et s'opposent aux progrès du message
fâtimide vers l ' e s t . 3 Qu'on leur ajoute les U m a y y a d e s 4 et, face à la
légitimité fâtimide, le camp des usurpateurs est au complet.
Reste le cas des Sâmânides du Hurâsân, tolérants, certes, mais non
Sï'ites, et pourtant incontestablement estimés par Muqaddasï. 5 A u
problème ainsi posé, on a voulu trouver une réponse en retournant a u x
manuscrits du Ahsan at-taqâsïm, les versions de Constantinople et de
Berlin représentant, dans l'ordre chronologique, respectivement deux
tendances « hurâsânienne » et « égyptienne ». Cette réponse apparaît
trop schématique, car il est clair que les Sâmânides conservent intégra-
lement leur prestige même dans la version berlinoise réputée favorable
a u x Fâtimides. C'est, en particulier, sur leurs territoires que cette version
— la seule précisément à donner ce chapitre — fixe la majorité des lieux
saints, et c'est au Hurâsân que les deux manuscrits, avec un bel ensemble,
attribuent la palme du meilleur langage. « Il faut donc trouver, entre les

1. P. 113, 119, 257.


2. P. 36, 120, 131, 197, 212. Dans l'optique d'une propagande fâtimide, les remar-
quables tableaux de sectes et d'écoles qui accompagnent la description de chaque
province peuvent ainsi faire figure de » guide » à l'intention de tout candidat au rôle
de missionnaire.
3. Alors que le Sind, par exemple, semble plus perméable : p. 485. Cette opposition
aux Fâtimides me parait un critère des jugements politiques de Muqaddasï. Ainsi
s'expliquerait que les Hamdànides, eux aussi duodécimains en politique, mais moins
dangereux parce que moins puissants, soient fréquentés et cités, mais non critiqués :
p. 139, 155, 189. Les Bûyides, au contraire, sont loués pour leur efficacité (p. 449 ;
cf. également l'intérêt porté à la bibliothèque de 'Adud ad-Dawla : références infra,
p. 323, note 2), mais par ailleurs âprement critiqués : p. 399-400, 429 (rapprocher cette
attitude de celle d'un autre Ismaélien, Mas'ûdï : cf. supra, p. 206-208). Sur les Daylémites,
cf. p. 353, 358, 370 i.f. Il semble enfin que les Qarmates, qui prirent peu à peu leurs
distances avec le fâtimisme, soient, à ce titre, en quelque sorte pénalisés : on les tient
en piètre estime (p. 37) ou on les ignore presque : seulement 4 citations à ma connais-
sance : p. 37, 94, 238, 426.
4. P. 293 : critique de leur attitude envers les 'Alides ; toutefois, éloge des qualités
« profanes • des Umayyades d'Espagne : p. 233.
5. P. 260, 270, 338 (avec critique des Bûyides), 368. Seule critique p. 36, sur les
mœurs du Ma£riq.
6. P. 32 (trad., § 58/6 et note 2), 46 (trad., § 88 et note 1). Par parenthèse, notons un
trait original de 1'« arabicité • de Muqaddasï ; originaire d'une province réputée arabe,
le Sâm, il lui dénie la prétention au beau langage, tout comme à l'Égypte, au Magrib
ou à l'Irak, prétention qu'il accorde aux non-Arabes, comme il le dit lui-même (p. 32,
183) : transposition, sur le plan culturel, de sa double personnalité palestinienne et

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318 Géographie humaine du monde musulman

deux versions, une ligne de clivage différente et invoquer, semble-t-il,


des causes plus matérielles, tenant aux conditions de circulation des textes
et aux volumes divers sous lesquels ils ont pu être conçus en fonction des
besoins variables du public. 1 Du coup, le «sâmânisme» de Muqaddasï
doit être justiciable d'autres raisons. La première, qui me paraît fonda-
mentale, est l'hostilité ouverte qui oppose les émirs du tjurâsàn aux
Bûyides : à supposer que les Sâmânides s'affirment théoriquement vas-
saux de Bagdad, ce qui n'est même pas sûr, du moins à toutes les époques a ,
ils se comportent de toute façon, comme on a eu déjà l'occasion de le
souligner, en souverains autonomes et en contestateurs résolus de la
puissance bflyide. L'attachement qu'on leur montre serait donc à pro-
portion de leurs sentiments anti-bagdadiens, selon le sain principe que
« les ennemis de nos ennemis sont nos amis ».
Mais on peut aussi invoquer d'autres raisons et se demander si, derrière
les Sâmânides, ce ne sont pas leurs provinces et leur peuple que visent
en réalité les éloges du Ahsan at-taqâsïm. Emotion de l'écrivain, à évoquer,
au terme de ses voyages, comme en un acte de reconnaissance, les pays
fortunés où il a connu le bonheur de passer ? Argument peu décisif :
même le Daylem, berceau de la famille, n'échappe pas, on l'a vu, aux
critiques. Faut-il alors supposer une sorte de résignation, l'extrême nord-
est semblant acquis aux Sâmânides, comme, à l'extrême ouest, l'Espagne
aux Umayyades ? C'est oublier que le nouveau califat du Caire, justement
en t a n t que califat, a une vocation universelle et qu'il ne saura't renoncer,
dans le principe, à la moindre parcelle de sol musulman. 3 Je suis prêt à
croire que l'estime de Muqaddasï pour le Hurâsàn est en raison directe
du succès qu'y ont rencontré ses idées, ses exposés, ses prônes.
Suivons-le sur le terrain, qu'il choisit lui-même 4, de la comparaison
entre le Fârs et le Hurâsàn, et développons le parallèle. Ici, une province
qui échappe à l'autorité buyide, là un de ses principaux fiefs. Au Hu-
râsàn, des doctrines « saines », les Hârigites mis à part : en tous cas, pas
de ces orthodoxes stricts, « gens du hadït » ou partisans d'une interprétation
littérale du Coran, que l'on trouve au contraire, et en force, dans la pro-
vince du Fârs. « Enfin, toujours au Fârs, des entretiens qui ne semblent
pas se situer à des niveaux très élevés : les souvenirs rapportés par Muqad-

orientale. L ' a t t a c h e m e n t excessif d u Sâm a u x souvenirs u m a y y a d e s (p. 293 i.f.) a


p u accentuer le déchirement.
1. Cf. trad., introd., p. X X V I I - X X V I I I .
2. P. 337 : la frulba e s t prononcée en leur nom.
3. Sur la politique extérieure des Fàtimides, cf. M. Canard, dans El (2), t. II,
p. 874 sq. ; bon résumé, pour l'Afrique du N o r d , par C. Pellat, introd. à sa traduction
partielle de Muqaddasï, p. I X .
4. P . 448-449.
5. P. 323, 439. Autres références pour ce parallèle : p. 310 ( H u r â s à n ) , p. 421, 426-427,
429 (Fârs).

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Avènement d'une véritable géographie humaine 319

dasï ont été recueillis chez les maçons, les marins, les domestiques, dans
la rue et à la mosquée, bref dans les replis des corporations artisanales
et le petit peuple 1 : indice d'un travail souterrain, qui opère en profondeur,
dans une semi-clandestinité : car l'administration, hors de portée d'une
telle propagande, est hostile, encline aux contrôles et peu tendre pour les
opposants. 2 Chez les Sâmânides au contraire, les explications s'étalent en
h a u t lieu, où elles trouvent des oreilles complaisantes : Muqaddasï ne cite
ainsi, comme ses interlocuteurs, pas moins de quinze personnages en vue,
voire t o u t à fait officiels 3 , confirmant une solide tradition hurâsânienne :
après avoir été le foyer d'une propagande 'alide que les Abbassides, trahis-
sant la cause, détournèrent peu à peu à leurs fins personnelles, l'Orient
de l'Islam est toujours resté perméable à ces doctrines, et il est clair que
les Sâmânides, même s'ils ne prennent pas officiellement position dans le
conflit qui oppose Le Caire et Bagdad, sont au moins assez habiles pour
ne pas se couper — sauf peut-être aux cas d'excès ou de violences — de
gens ou d'idées tout aussi hostiles qu'eux-mêmes aux Bûyides protecteurs
du califat. 4
Concluons : plus qu' Ibn Hawqal peut-être, Muqaddasï s'est engagé dans
cette propagande §ï'ite qui a été le signe essentiel du « siècle ismaélien
de l'Islam». Pro-fâtimide, notre homme l'est sans conteste. Mais est-ce
à dire qu'il en est fanatique ? Rien de moins sûr. Comme pour Ibn Hawqal,
j'ai tendance à penser que, sur un fond de sï'isme entendu au sens large,
les préférences de Muqaddasï, au moins en matière politique, ont pris peu
à peu, à proportion des victoires fâtimides, la forme d'une sympathie de
plus en plus nette à l'endroit du nouveau califat cairote, l'ismaélisme triom-
p h a n t en Ëgypte fixant les aspirations d'un sï'isme en mal de succès
temporel. Mais ces préférences n'entraînent, sur le plan doctrinal et peut-
être même aussi en politique, aucune exclusive, et c'est sans doute, en
dernière analyse, ce qui expliquerait la bienveillance de l'auteur pour ceux
qui, t o u t en échappant, dans les faits ou spirituellement, à l'obédience
fâtimide, refusent toutefois, comme les Sâmânides, de s'engager ouverte-

1. P. 429, 440, 445, 449. Je ne trouve que deux personnages jugés socialement assez
importants pour être cités par leur nom : p. 95, 124.
2. « Un sauf-conduit est nécessaire pour quitter le pays, et la prison attend qui y
arrive ou qui y passe » : p. 429. L'amabilité envers les étrangers (p. 429-430), qui atténue
ce fâcheux effet, est sans doute une allusion à l'accueil reçu par l'auteur au sein du
petit peuple.
3. Notre raisonnement se fonde sur la méthode même de Muqaddasï, lequel déclare
ne citer nommément que des gens éminents, faisant autorité : p. 8 (trad., § 22). Réfé-
rences pour ces personnages burâsâniens : p. 5 (note a), 6 (note a), 8 (et note [), 21, 136,
155, 304 (il s'agit d'un faqih du Sigistân, mais cette région fait partie de l'obédience
sâmânide : MaSriq), 313, 315 (2 citations), 317, 328 (note f ) , 332, 334, 335-336. Y ajouter
des lettrés (udabd') cités p. 332. Le peuple anonyme n'intervient que trois fois : p. 327,
328 et 336.
4. Cf. Laoust, Schismes, p. 145.
A n d r é MIQUEL. 24

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320 Géographie humaine du monde musulman

ment, par la lutte armée ou la contestation idéologique, contre Le Caire.


Sï'isme large, donc, que l'examen de la pensée religieuse de Muqaddasï
va nous permettre de confirmer.
Cet éclectisme, que nous avons déjà noté à propos d'un Mas'ûdî ou
d ' u n Maqdisï, déborde le cadre de l'Islam. Chrétiens — coptes ou autres —,
Zoroastriens et J u i f s ont ainsi l'honneur de nombreuses mentions du
Ahsan at-taqâsïm.1 Au sein de l'Islam, l'objectivité de l'auteur lui impose
de noter, selon les provinces, les écoles suivies ; aussi voyons-nous défiler
l'ensemble des doctrines dont le foisonnement constitue la pensée musul-
m a n e du temps : Sï'ites, bien sûr, mais aussi Hârigites, Mu'tazilites,
Dâwudites (Zâhirites) ou autres Sunnites. 3 Le savant, toutefois, n'empêche
pas les préférences de l'homme. Le sï'isme de Muqaddasï s'accommode
ainsi de rapports très étroits avec le mysticisme, d'une part, et avec la
théologie dogmatique (kalâm), de l'autre : son intérêt est manifeste pour
les Sûfïs, qu'il a connus dans leurs couvents et pour les Mu'tazilites,
dont on ne s'étonnera pas qu'il souligne au passage leurs affinités avec
certains aspects du sï'isme, plus précisément — ce n'est pas un hasard —
avec le fâtimisme. 4 Le même penchant, encore plus accusé, se fait jour
pour des écoles qui participent à la fois de ces deux tendances fondamenta-
les de la pensée musulmane : de nombreux passages du Ahsan at-taqâslm
a t t e s t e n t l'étroitesse des rapports entretenus avec la théologie moniste et
« mu'tazilisante» des Sâlimites ou avec le quiétisme karrâmite : ici encore,
c'est par le partage d'une vie commune, la nourriture et les oraisons collec-
tives dans le secret des réunions aux monastères de Jérusalem, de Basra
ou du Fargâna que Muqaddasï s'est rompu aux subtilités des doctrines. 5
Ces aspirations se rejoignent, comme en un faisceau, autour du per-
sonnage d'Abû Hanïfa, pierre de touche de la pensée religieuse de Muqad-

1. P. 126. 146, 182-183, 193, 201, 202, 323, 361, 376-377, 381, 421, 427, 439 et passim.
2. P. 74, 126, 130, 142, 202, 236-238, 243-244 (Idrissides), 269, 273 i.f., 283, 306, 316,
318, 323, 333, 359, 395, 403, 407, 408, 412-413, 415, 438, 441 (note a), 464, 481 et passim.
E x p o s é d'ensemble, pour l'Islam, p. 37 sq., et exposé-résumé à propos de chaque pro-
vince. Il faudrait joindre à ces références celles des modes de lecture coranique utili-
sés, que l'auteur note selon les mêmes principes : p. 39, 128, 142-143, 180, 202, 395, etc.,
avec une estime assez marquée pour la lecture d'Ibn Mas'ûd, dont on sait en quel hon-
neur la tenaient les milieux 'alides : p. 127, 403 et passim.
3. P. 188 (couvent de disciples de Sufyân at-Tawrl, dans le Gawlân, cités immédiate-
m e n t après les ermites de la montagne libanaise), 379, 415.
4. P. 238 : opinion péremptoire, selon laquelle Mu'tazilites et Fàtimides sont d'ac-
cord sur les principes du droit (usûl). Même si elle doit être nuancée, sinon rectifiée,
c'est l'affirmation, en elle-même, qui importe, la vérité vécue de l'intérieur, qui témoi-
gne des affinités ressenties.
5. P. 126, 179, 182, 202, 238, 316, 323, 357, 371, etc., qui confirment la réalité du
programme de vie et d'information tracé dans la préface, p. 44 : « J'ai partagé le pâté
des mystiques, le potage des moines..., mangé le pain et les pois dans les monastères. »

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Avènement d'une véritable géographie humaine 321

dasï. 1 Bienheureux les Sàmânides et les Karrâmites, qui lui vouent leurs
s y m p a t h i e s e t bienheureux Abu Hanïfa, qui s'appuie à son tour sur la
parole de 'Alï 1 3 On le voit, c'est par 1'« imam » que passe l'unité du système,
si système il y a. Exalté dans un rôle de médiateur, l'apôtre du jugement
personnel que revendique Muqaddasï 4 apparaît comme le symbole d'un
syncrétisme qui se définit, fondamentalement, par la répudiation de tous
les excès de l'un et l'autre bord. 6 Aux frontières d'un sunnisme et d'un
sï'isme tous deux modérés, il y a place pour toute une famille spirituelle
qui se reconnaît dans l'acceptation conjuguée de la légitimité des trois
premiers califes et du rôle privilégié de 'Alï. 6 Comme on condamne, par
conséquent, au plan de la théologie, les excès mu'tazilites ou naggârites 7 ,
on proscrira, du côté sï'ite, les outrances de la dévotion à 'Alï. 8 Quant au
sunnisme, qui a visiblement sa place, même sous ses formes rigides,
dans le tableau de l'Islam que nous présente Muqaddasï, on en répudiera
l'attachement excessif qu'il voue, lui, à Mu'âwiya. 9 De tous côtés, donc,
ce sï'isme au sens large, teinté de religiosité quiétiste, revendique pour
l'ensemble des écoles, loin des outrances qui empêchent l'unité, leur place

1. « Le prince des jurisconsultes» (faqlh al-fuqahâ') : p. 113. Sur Abu Hanïfa et les
Hanafites, cf. p. 37, 38,39,40,41,75,113,116,121,128,130,180,182,282,311,323,327,
357,359,415,439,481 (à noter en particulier que Muqaddasï retourne contre les « gens du
hadlt » leurs arguments : il fait [p. 127] d'Abu Hanïfa un modèle de fidélité aux exem-
ples des premiers temps de l'Islam). Un des surnoms de Muqaddasï (p. 43) est hanlfi :
non pas même « hanafite », mais « zélateur d'Abü Hanïfa » (plus vraisemblablement que
purus irt lege : Dozy, t. I, p. 332).
2. P. 339, 365.
3. P. 127.
4. P. 32, 156, 270 et passim.
5. Répudiation formulée en principe général : p. 374, 392, 403 et passim.
6. Théorie définie par Muqaddasï lui-même, face à un opposant : p. 399.
7. P. 384, 410 (formule typique : « dans leur mu'tazilisme, ils vont à contre-courant
de l'Islam tout entier ») ; d'où les préventions qui, ici ou là, percent contre le mu'tazi-
lisme : cf. p. 464, où sa mention est introduite par la formule restrictive illâ arma.
8. Les Gàliya ou ûulât, qualifiés de « païens » (guhhâl) : p. 128, 395.
9. On opposera ainsi, sur les Hanbalites, les Dàwudites ou les «gens du hadlt',
les notations dépourvues de critiques (p. 365 [sur les Sunnites qui ne commettent pas
d'excès dans leur attachement au hadlt], 415, 439, 469 [note S], 481), voire élogieuses
(p. 126 [?], 278, 481), aux critiques : critique globale des outrances sunnites (p. 41 ;
en rapprocher ce qui est dit p. 367 sur le zèle intempestif des sermonnaires [qusfâ$])
et critiques plus précises : Màlikites attaqués pour leur intransigeance (p. 236), Hanba-
lites pour leur soumission aux pouvoirs en place (p. 152 : cf. trad., § 120, note 53),
pour leurs pratiques (p. 388), pour leurs tendances anthropomorphistes (taSbih : p. 126,
qui critique sur ce point les Barbahârites : sur Barbahârî, cf. Laoust, dan El [2], t. I,
p. 1070-1072), pour leur attachement quasi idolâtre à Mu'âwiya (p. 365, 384, avec
injure de rdfidl [ scissionniste] adressée en retour à Muqaddasï par ses opposants : p.
126, 399). Vue sous cet angle, la présence des Hanbalites est à ranger au nombre des
désagréments d'une province, desquels la liste est introduite par les formules conces-
sives ou restrictives illâ anna ou jayra anna.

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322 Géographie humaine du monde musulman

au soleil de l'Islam : un Islam ouvert, riche de toutes ces écoles, pourvu


que celles-ci ne remettent pas en cause le signe commun à quoi tous se
reconnaîtront : la qualité de mu'min (croyant), qui les fera se tourner
tous vers la Mekke à l'heure de la prière. 1 L'unité de l'Islam n'est donc pas
remise en cause : simplement, la pensée de Muqaddasï, parent en cela de
Mas'ûdî, substitue la communauté d'une foi au monolithisme du dogme
revendiqué par les extrémistes de tous bords.

Muqaddasï et son œuvre : l'apogée des masâlik wa 1-mamàlik

La culture et les préoccupations intellectuelles de Muqaddasï sont à la


hauteur de ses ambitions littéraires comme du rôle qu'il entend jouer
dans la vie politico-religieuse de son temps. Son érudition juridique
est incontestable : sans parler d'Abû Hanïfa et de son disciple Saybânï 2 ,
il connaît à fond toutes les subtilités qui séparent les écoles 3 et cite, à côté
des traditionnistes Sa'bï et Wakï' (b. al-Garrâh) 4 , l'ouvrage du cadi
Nu'mân, le Kitâb da'â'im al-Islâm (Les piliers de l'Islam), véritable
corpus du droit fâtimide. 5 L'histoire, elle, est représentée par Balâdurï,
SimSàtï, un certain Abu 1-Qâsim al-'Akkï et une chronique anonyme de
Basra. 8 L'adab intervient avec Ibn Qutayba, un Livre des talismans
(Kitâb at-tilismât) et deux auteurs qui nous font pénétrer déjà dans la
géographie : ûâbiz et Ibn al-Faqïh. 7 Et voici enfin, au complet, le bataillon
des géographes : Ibn HurdSçlbeh, Gayhânï, Qudâma, Balljï et Istabrï, 9
et les tables astronomiques (cf. Ahsan at-taqâsim, p. 16, note e (trad.,
§ 38), et 241).
On le voit, ce qui nous est présenté est l'inventaire de la culture d'un
honnête homme et d'un spécialiste ensemble. Encore faudrait-il y ajouter
les traités de lecture coranique la philologie 1 l'architecture, que Muqad-

1. L'idée est exprimée sans détours p. 366-367 ; elle est latente p. 37 (trad., § 68,
note 16).
2. Cité p. 152, 164.
3. P. 37 sq. et passim.
4. P. 497.
5. P. 238.
6. P. 121, 125, 301, 313. SimSâtî, cité ici comme auteur d'une histoire, doit être
Abu 1-Hasan 'Ali b. Muhammad, lettré de la cour hamdânide, qui vivait encore en
377/987 : cf. GAL, Suppl., t. I, p. 251 ; Kaljhâla, t. V I I , p. 203. Abu 1-Qâsim al-'Akkï
n'étant cité qu'à propos de Balb, j'ai tendance à penser qu'il s'agit de l'auteur d'une
chronique locale ; cet auteur m'est par ailleurs inconnu.
7. P. 4, 5 (note a), 14, 66, 210, 211, 212, 241, 293, 403 (ce dernier passage, sur al-
Ahwâz, s'inspirant, à l'évidence, du texte de fiàhi? cité au chap. II). Le Livre des
talismans est peut-être celui de l'auteur de l'Agriculture nabatéenne, Ibn WahSiyya :
cf. GAL, t. I, p. 279-281.
8. P . 3, 4, 5 (note a), 6 (note a) (qui citent Içtabri sous le nom de Fârisï), 16 (et note e),
20, 57, 64, 105, 189, 212, 241, 260, 269, 305, 307, 362, 468, 475 sq.
9. P . 39, 128, 142-143, 180, 202, 395 et passim.
10. Citation du neveu d'Açma'ï p. 33 ; remarques philologiques ou linguistiques p. 6-7,
17, 47, etc.

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Avènement d'une véritable géographie humaine 323

dasï connaît pour ainsi dire par osmose familiale \ mais aussi les innom-
brables livres consultés dans les bibliothèques, privées ou publiques 3 ,
et tous ceux-là enfin qui ne font qu'affleurer dans le texte, sous la mention
« j ' a i lu », « j ' a i trouvé dans un livre », et que nous ne connaîtrons jamais. '
Voilà au moins un auteur qui ne cache pas qu'il arrive après bien d'au-
tres : ses lectures, souvent, lui tiennent lieu d'yeux et d'oreilles. On dira,
avec raison, qu'il est passionné de voyages et que l'observation directe
Çiyân) est toujours, en réalité, dès qu'elle peut intervenir pour procurer
une information ou corriger les données livresques, le critère de base. *
Mais ici non plus, il n'y a guère d'originalité : à l'époque de MuqaddasI,
et même avant lui, bien des auteurs ont vécu moins « douillettement ins-
tallés» qu'il ne le dit » : par exemple, pour ne parler que d'eux, Ibn Hawqal
et, avant lui, Ya'qûbï, ce précurseur que Muqaddasï ne paraît pas connaître.
L e style lui-même, en admettant — ce qui est vrai, comme on le verra
plus loin — qu'il accuse, plus que les autres, une recherche des effets
littéraires et phoniques, ne fait que poursuivre un mouvement déjà engagé.
Il n'est pas jusqu'au sujet qui ne s'inscrive rigoureusement dans des
cadres préparés ; la peinture du monde se borne, plus strictement encore
que chez les prédécesseurs, à l'Islam : l'étranger n'intervient même plus
ici au titre du voisinage, mais seulement en tant qu'abritant, le cas
échéant, des colonies musulmanes exilées par les hasards de la guerre ou
les nécessités du commerce. 6
Où réside donc l'apport de Muqaddasï ? Selon nous, non pas tellement
dans l'originalité de la recherche que dans la maîtrise, parfaitement
contrôlée, du genre de la géographie humaine telle qu'elle s'est élaborée,
par héritages successifs, avant lui et notamment avec IstaJjri et Ibn
Hawqal. Cette maîtrise est déjà perceptible rien qu'à la façon dont Muqad-

1. P. 163, 440. Cf. également la précision des détails de la description des mosquées
de Damas et de Jérusalem, p. 157-159, 168-171.
2. Notamment celles que fondèrent les Sâmânides et les Bûyides. Cf. p. 4 (note /),
5 (note a), 6 (et note a), 159, 258, 294, 448.
3. Parfois décelables : Muqaddasï ne cite pas Hamdânî, mais il me parait hors de
doute qu'il le connaît : cf. Hamdâni, p. 127 et MuqaddasI, p. 11-13 (sur les parages
dangereux de la mer Rouge).
4. Le « gros œuvre », comme il le dit p. 3 ; cf. aussi p. 6 i.f. et passim.
5. P. 45.
6. Même si les pays extérieurs retenus sont toujours finalement un peu les mêmes
dans tous les masûlik, il reste que le critère invoqué ici pour leur mention est différent.
Le principe d'une peinture limitée à l'Islam est énoncé p. 1, 9 ; la ?ûra est donc réduite
aux seuls pays de l'Islam : exemples : mers « de l'Islam » et cours d'eau « de l'Islam »,
p. 10, 19. La seule concession aux ambitions universelles de la sûra est la présentation
des climats, p. 58 sq. Quant aux excursions étrangères, citons : p. 13-14 (mers de l'Inde),
147-148 (Constantinople), 241-243 (Afrique noire), 355, 360-361 (Bazars et Bulgares).
Seule concession à l'adab en ce domaine : le récit de Sallâm l'Interprète sur le mur de
Gog et Magog, p. 362-365.

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324 Géographie humaine du monde musulman

dasï cerne le concept de monde musulman. Le premier à parler systéma-


tiquement d'empire de l'Islam (mamlakat al-Islâm) \ il est aussi le premier
à étudier, presque cliniquement, la composition de ce grand corps. Le
chiffre de vingt iqlîm-s, qui constituait comme la charte de l'école de
Balbï, est ramené par Muqaddasï à quatorze ; chacun des deux blocs
ainsi constitués par les six provinces arabes et les huit non arabes enferme,
selon un rigoureux parallélisme, un désert — ici de Syrie, là d'Iran —
et une province bicéphale : ensemble Magrib-Espagne d'un côté®,
Transoxiane et Hurâsàn proprement dit, de l'autre. Chacune de ces
provinces constitue, comme on l'a déjà montré 3, une entité à la fois
physique, géographique et historique, dont Muqaddasï s'épuise, en invo-
quant tous ces facteurs ou l'un quelconque d'entre eux, à polir le tracé,
à choisir le nom le plus juste, à souligner, préciser ou rectifier les con-
tours. 4 Mais surtout, la critique descend jusqu'aux plus petites unités
isolables sur le terrain : globale à l'échelle de l'Islam, elle devient peu à
peu, dans le foisonnement des cantons et des villages, résolument atomiste :
disons, pour schématiser, que la kura (district, littéralement : arrondisse-
ment) est à l'iqlïm (province) ce que l'atome est à la molécule, et l'iqlïm
à la mamlaka ce que la molécule est au corps tout entier. 6
La province (iqlïm) est définie comme le territoire relevant d'un même
pouvoir politique, et original à la fois par son cadre, son peuplement et
ses coutumes. 6 Le centre de la province, c'est la métropole (misr),
siège du pouvoir, émanation du courant politique et financier vers les
chefs-lieux des districts. 7 Sous la réserve qu'une province peut
parfois renfermer deux grandes villes de ce genre, sont ainsi énoncées
comme les têtes de l'Islam : Cordoue, Cairouan, Le Caire, Zabïd, La
Mekke, Damas, Ardabîl, Mossoul, Bagdad, al-Ahwâz, Hamadân, Sahras-
tân, Samarqand, Nlsâbùr, Sïrâz, as-Sïragân et al-Mansura. Au-dessous
du misr, on trouve, avec ses villages distribués autour du chef-lieu (ma-
dlna: « la ville »)*, le district (kùra), que Muqaddasï présente comme
sa grande trouvaille. 8 Mais parfois, cette structure rayonnante laisse

1. Sur l'emploi de cette expression par Qudâma, cf. chap. III, p. 99, note 3.
2. L'Égypte est considérée comme province de transition entre Magrib et Arabie :
p. 197, 201.
3. Supra, p. 280, note 3.
4. Je donne ici, globalement, pour l'ensemble des divisions (provinces, districts, etc.),
quelques exemples de ce souci de préciser les limites : p. 156,179, 260, 290, 297, 305, 310,
312-313, 353, 373, 375, 384, 404, 412, 423. Au passage, réfutation d'un absurde classe-
ment des provinces par la «rime» (entendez : la finale de leur nom) : p. 412-413.
5. Muqaddasï parle, dans le même sens, de « piétaille », de « chambellans » et de
« rois •, mais l'intervention du concept administratif de qafaba (chef-lieu administratif,
en général) brouille un peu la rigueur de ce classement : p. 56.
6. P. 260 i.f.
7. P. 56.
8. P. 270. En fait, le thème du takwlr (création ou répartition de districts) est un

• V o i r Addenda, page 406

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Avènement d'une véritable géographie humaine 325

l'auteur insatisfait : soucieux de coller toujours davantage au réel, il


souligne l'irréductible particularité de tel ou tel ensemble qui ne lui paraît
pas pouvoir relever du classement fondamental. La région (nâhiya)
et le canton (rustâq) sont ainsi deux corps isolés à l'intérieur respective-
ment de Viqlïm et de la kûra, la première trop originale pour constituer
une simple kûra, mais trop exiguë pour être traitée en province, le second
regroupant plusieurs villages à l'intérieur d'une même kûra, mais trop
limité pour devenir une kûra indépendante : deux unités donc, qui, à
des tailles différentes, rappellent un peu nos vieux « pays», isolés par leur
cadre naturel et leurs traditions, reliés et en même temps un peu réfrac-
taires aux provinces qui les englobent : un pays de Bray ou une Puisaye
vus par un musulman de l'an mil. 1 Enfin, lorsque le propos, ici ou là,
se spécialise dans un ordre quelconque, apparaissent les circonscriptions
particulières : les militaires ont le gtmd, les administrateurs la division
cadastrale (tassûg) ou la marche (tagr, tahm ou laraf), les financiers le
'amal, les géographes les zones climatiques, froides (surûd) et chaudes
(igurum), les Yéménites le mihlâf et les Kurdes le ramm.2 Cette dé-
bauche de termes spécialisés, néanmoins, ne fait que recouper, les quel-
ques fois où Muqaddasï estime utile de s'y référer, l'organisation terri-
toriale de base, mais elle ne compromet jamais la division en provinces,
districts, régions et cantons, qui reste le fondement permanent de cette
géographie.
Organisation essentielle que celle-là. C'est elle qui donne à l'Islam tout
entier, en le coulant dans les mêmes moules, son unité en tant que sujet
de recherche, unité que renforcent les perpétuelles comparaisons éta-
blies entre villes, régions, productions ou mosquées. 3 La conscience de

thème d'adab (cf. Ibn al-Faqïh, p. 73-74, 105, 199-201, etc.), à l'égal d'autres termes
comme rustâq, tassûg, etc. (ibid., p. 264-265, 303 ; Ibn Rusteh, p. 107, 171 ; Abu D u l a l
Mis'ar, Risûla II, p. 37, etc.), mais c'est, ici encore, l'organisation et la systématisation
du propos qui sont la marque de Muqaddasï.
1. Le principe retenu pour isoler ces deux ensembles territoriaux est, ici encore,
l'originalité naturelle conjuguée à une certaine autonomie politique : p. 307 i.f., 3 1 0 ;
la kûra et la nâhiya sont de dimensions sensiblement identiques, et seule les sépare la
différence de nature signalée : p. 312. Exemples de nâhiya-s : la région de Médine, le
Gargistân, le Tubâristân, etc. : p. 80, 262, 295, 421, 460, etc. Exemples de ruslâq-s :
la Gflta (oasis) de Damas ou les cantons de Sogdiane : p. 154, 266, etc. A noter, d'après
Muqaddasï, que les Espagnols confondent iqllm et rustâq : p. 222.
2. On renverra, pour la définition de ces termes, à la trad., § 4 (notes 11, 12, 13), 6
(note 20), 9 (note 5), 36 (note 43). Ici encore, c'est l'intervention d'un ordre rigoureux
dans la nomenclature qui est le signe de Muqaddasï : le tassûg et le 'amal se trouvent déjà,
par exemple, chez Ibn al-Faqïh (p. 161-162, 264-265) ou Ibn Rusteh (p. 107, 171);
les surûd et les tfurûm sont développés par Içtabri, passim, notamment à propos du
Fars : p. 78, 82. Le gund (de Syrie-Palestine surtout), le tagr (pluriel tutjûr : place-
frontière), le mihlâf et le ramm sont de véritables thèmes d'adab.
3. P. 57, 174, 175, 222, 286, 411, 421, 425, 430, 431, 433, 434, 459, 468, etc. La pré-
sentation des déserts s'inspire du même souci : ce sont des plaques tournantes, des

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326 Géographie humaine du monde musulman

l'originalité et de la rigueur de la méthode est indéniable : à la simple liste


des villes égrenées par ses prédécesseurs — ce qu'il appelle le tartïb —
Muqaddasï oppose, comme la griffe de son génie, la répartition en districts,
synonyme de clarté et de recherche. 1 Dans la mesure où il entend
donner, et de loin, le pas à un classement logique, qu'imposent à la fois
la nature des choses et l'ordre de la raison, Muqaddasï prouve, avec une
très grande fermeté, que la géographie a désormais ses propres critères
et sa propre systématique. Après la géographie de l'administration, qui
ne faisait que suivre, sur le papier, les limites et les cadres, plus ou moins
artificiels, établis par les fonctionnaires, le Ahsan at-taqâsïm, renversant
les termes du problème, nous livre ce qu'on pourrait appeler une adminis-
tration de la géographie.
La description de chaque province accuse, vis-à-vis des prédécesseurs,
la même distance. La présentation d'ensemble, la description des villes
ou l'énoncé des rubriques générales suivent évidemment un chemin déjà
ouvert, par Istahrï surtout. C'est l'intervention, ici encore, de la rigueur
méthodique, en l'occurrence le respect d'un plan tracé une fois pour
toutes, qui donne à l'œuvre de Muqaddasï sa marque originale. L'intro-
duction d'Istahrï s'amplifie à la mesure d'une large fresque, de ton très
soutenu, que suivent le classement des districts, régions ou cantons, puis
leur description. Un développepent intitulé « aperçu d'ensemble » regroupe
enfin les diverses parties, ainsi détaillées, de la province, en une série de
rubriques cette fois générales, et dont le retour est constant : climat,
écoles religieuses et lectures coraniques, langues, productions et commerce,
monnaies, poids et mesures, coutumes, lieux saints, approvisionnement
en eau, curiosités, gouvernement et impôts, itinéraires.
Rien là qui soit fondamentalement différent du programme de la géo-
graphie humaine des masâlik, tel qu'il a déjà été énoncé. E n un sens,
même, la nomenclature des spécialités et des merveilles (hasâ'is, 'agâ'ib)
trahit un retour à des formes plus éprouvées, un souci plus marqué que
chez Ibn Hawqal, par exemple, de se prêter, sans compromettre la rigueur
d'ensemble de la recherche et de la méthode, aux goûts du temps : même
si le jugement personnel et le sens de la vérité empêchent qu'on livre
les thèmes comme le faisait un Ibn al-Faqïh, il reste qu'on entrevoit
çà et là, derrière la lumineuse façade du Ahsan at-taqâslm, une arrière-
boutique où se profile tout le bric-à-brac de l'adab.s Mais il est des cas,

traits d'union plus que des obstacles : cf. p. 10, 248 sq., 487 sq. ; de façon générale,
d'ailleurs, le thème de la communication entre les provinces, de l'itinéraire revu dans
une optique de voyageur, intéressé à l'état des relais et des citernes, des passes monta-
gneuses ou des gués, ce thème est constant chez Muqaddasï : exemples p. 159, 253 i.f.,
292, 304.
1. P. 270, 289.
2. Cf. par exemple les thèmes paradisiaques (paradis ou merveilles de ce bas-monde,
opposés à ses « poubelles » ou « latrines » : p. 23, 35, 137, 141, 147, 193, 196, 210,

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Avènement d'une véritable géographie humaine 327

e t n o m b r e u x , où l ' a m p l e u r de l ' e n q u ê t e r e n o u v e l l e d e f o n d en comble


les v i e u x s u j e t s : p l u s e n c o r e q u e la g é o g r a p h i e linguistique, politique
ou é c o n o m i q u e 1 , ce sont les t a b l e a u x des écoles religieuses et d e s im-
p ô t s qui m e p a r a i s s e n t ici p r e s q u e r é v o l u t i o n n a i r e s . L a c u l t u r e j u r i d i q u e
d e M u q a d d a s î e t son rôle de m i s s i o n n a i r e (dâ' ï) le p r é d i s p o s a i e n t é v i d e m -
m e n t à n o t e r , j u s q u e d a n s les d é t a i l s les plus infimes, les v a r i a t i o n s d e la
croyance musulmane, ses i m p l i c a t i o n s a v e c la politique, a v e c l ' o r g u e i l
de c l a n ou « d e c l o c h e r » . 2 L ' i n t é r ê t personnel du c o m m e r ç a n t 3 n'in-
t e r v i e n t p a s m o i n s p u i s s a m m e n t : t a n d i s q u e l ' a d a b ne c o n n a î t guère
d ' i m p ô t q u e d i r e c t , M u q a d d a s î a u c o n t r a i r e , s a n s négliger le f o n c i e r ( h a r â g ) ,
f a i t s o u v e n t p l a c e à l ' é n o n c é de c e s m u l t i p l e s t a x e s d ' o c t r o i , de p é a g e
ou de m a r c h é qui m u l t i p l i e n t , a u h a s a r d des r o u t e s , les difficultés du
négoce.4
L a m i n u t i e e t l ' e x h a u s t i v i t é des n o t a t i o n s é l a b o r e n t ainsi u n e g é o g r a p h i e
humaine nouvelle, s'inspirant certes d e la vieille r e l a t i o n homme-sol-
c l i m a t , m a i s l ' é c l a i r a n t , l a v i v i f i a n t d a n s l'infini des s i t u a t i o n s p a r t i c u -
lières. L ' e x p o s é t i e n t d o n c les p r o m e s s e s du p r o g r a m m e é n o n c é d a n s la
p r é f a c e , où M u q a d d a s î s'affiche a v e c r a i s o n c o m m e f o n d a t e u r de la g é o -

2 8 1 , 3 7 8 , 385, 388, 409, etc.), la louange et le blâme (constants: exemples p. 410-411,


429), al-Ahwâz (p. 403, 410-411), la pomme partie acide et partie douce (p. 444),
le parallèle Nil-Indus (p. 482), la marée (p. 12-13, 124), les monuments (p. 156,
160, 399, 446-447), les listes ou devinettes (p. 181, 183, 259, 315), voire les expres-
sions (p. 86 : «tueuse d'étrangers», à propos d'une ville : permanence de schèmes
littéraires : « machine à tuer l'étranger », dit Gàhiz à propos d'al-Ahwâz, dans le texte
traduit chap. II). A noter toutefois, le plus souvent, l'objectivité du ton employé pour
parler de ces curiosités (p. 396-399, 444-445, pour les montagnes et autres curiosités du
Gibâl et du Fàrs), le doute émis à propos des légendes (p. 156, à propos de la girouette
de Hims), et, plus souvent, le renouvellement ou la contestation du thème par l'infor-
mation orale personnelle et le témoignage des yeux : p. 206-208 (Nil et crocodile), 210
(Pyramides), 212 (impôt foncier d'Égypte), 483 (idoles de l'Inde), etc.
1. Souvent remarquable au demeurant : pour la première, Muqaddasî s'attache à
noter jusqu'aux variations lexicales ou dialectales : exemples p. 334-336, 398, 4 1 8 ;
pour la géographie politique, cf. exemple fourni par l'exposé détaillé de la mouvance
sâmânide : p. 337 ; pour la géographie économique enfin, qui détaille systématiquement
les productions provinciales (cf., pour le MaSriq, le long tableau des p. 323 i.f. - 3 2 6 ;
description des produits, exemples p. 145, 204) et donne sur les poids et mesures ou les
monnaies des renseignements de premier ordre (exemple, pour une mesure du Magrib,
p. 240), on notera qu'elle est fidèle à la tradition de l'adab (les « spécialités ») et par
conséquent axée sur les produits et les exportations : l'importation n'est pas un thème
d'adab, et lorsqu'elle intervient chez Muqaddasî, ce qui est extrêmement rare, c'est sous
la forme de termes vagues comme « biens » ou « marchandises » (p. 411, 427) : exceptions
toutefois p. 286, 427, 463.
2. Pour un tableau exemplaire à propos d'une province, on renverra aux p. 126-127
(Irak), 365-367 (Daylem), 394-395 (Gibàl), 441, note a (Fârs). Rapport avec les corpo-
rations : p. 102 ; avec le clan ou le chauvinisme local : p. 129-130, 336, 417.J
3. Le thème de la caravane apparaît à diverses reprises : exemples p. 45, 399.
4. Exemples p. 133-134, 167, 189, 213.

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328 Géographie humaine du monde musulman

graphie totale de l'homme. Mais déjà aussi, dans la même préface, s'exprime
un autre dessein : donner, à cette science nouvelle, un vocabulaire à sa
mesure. On l'a vu pour les. divisions territoriales, mais ce n'est là qu'un
panneau de l'attirail du lexique technique du parfait géographe. Le cadre
naturel de la vie des hommes, les mesures qu'ils utilisent, leurs relations
même, font l'objet d'un vocabulaire particulier, et particulier à Mu-
qaddasï.1 Semblablement, des locutions du langage commun sont
spécialisées par lui en un sens bien défini, « sans pareil », par exemple,
qualifiant une spécialité absolument unique, tandis que « suprême »
se rapporte au plus haut degré dans l'ordre d'une espèce par ailleurs
connue. 2 Enfin, les distinctions descendent, ici encore, jusqu'au plus
bas degré de l'échelle locale : Muqaddasï est le premier géographe à
faire systématiquement leur place aux vocables villageois ou régio-
naux 3, et il pousse le scrupule jusqu'à donner, dans sa préface, un
chapitre entier d'homonymes et synonymes, dont il est à peine besoin
de souligner l'intérêt pour le linguiste.
La lumière dont rayonne ainsi l'œuvre de Muqaddasï, c'est celle de la
vie et de la vérité. Bien sûr, il y a d'abord le côté personnel de la vision
Çiyân) et, plus encore peut-être, de l'enregistrement de cette vision. Ibn
Hawqal était aussi passionné de ce contact avec les hommes et le monde,
mais son œuvre respirait infiniment moins cette vie collective qui est un
des grands charmes du Ahsan at-laqâsïm, tout émaillé de dictons, de
folklore et de fêtes. 5 Pourtant, ce n'est pas cette palme-là que j'accor-
derais à Muqaddasï. Son grand, son incomparable mérite par rapport à
ses prédécesseurs, Ibn Hawqal compris, est d'avoir su soumettre même la
vision personnelle à l'ordre de la raison. Les innombrables explications
ou discussions dans le style juridique et philologique d'alors ne sont pas
là seulement «pour la galerie», mais bien parce qu'il s'agit, selon une
maïeutique d'un nouveau genre, d'accéder à la définition la plus précise,
au tracé le plus vrai, à l'image la plus naturelle. ' Le critère suprême,

1. L ' e x e m p l e le meilleur est sans doute celui d e s itinéraires, o ù s o n t d i s t i n g u é s l e s


e m p l o i s des p a r t i c u l e s « e t » , « o u » , «puis», e t o ù e s t f i x é e la l o n g u e u r de la marhala
( é t a p e ) : « la marhala est é t a b l i e p a r n o u s sur la b a s e de six à s e p t p a r a s a n g e s ; si l ' é t a p e
[sur le terrain) est supérieure à c e t t e distance, n o u s m e t t o n s d e u x p o i n t s sur la dernière
l e t t r e d u m o t marhala (ta marbùtd) ; si l'étape e s t supérieure à d i x p a r a s a n g e s , n o u s
m e t t o n s d e u x p o i n t s sous le l (lâm) de marhala ; si l'étape e s t inférieure à s i x p a r a s a n g e s ,
n o u s m e t t o n s u n seul p o i n t sur le ta' marbûtav (p. 106). Les m a n u s c r i t s ne s e m b l e n t
m a l h e u r e u s e m e n t p a s a v o i r r e s p e c t é le code ainsi d o n n é par M u q a d d a s ï . Sur d ' a u t r e s
t e r m e s , cf. t r a d . , à l ' i n d e x t e c h n i q u e , s.u. a b â d i y a » , « b a l a d » , « g â n i b » , «Ijawwârâ»,
« l i s â n » , « m a f â z a » , « m a ' r a g » , « q a ç a b a » , « çalïb », « s a m q a », « i u ' b a » .
2. P . 6-7. E x e m p l e s d ' e m p l o i de « sans pareil » p. 325, 380, 443, 470.
3. E x e m p l e s p. 128, 3 2 5 , 3 8 0 , 443, 470.
4. P. 24-32.
5. P . 161, 175-176, 179, 182, 188, 211-212, 4 2 8 , 4 3 1 , 441 ( e t n o t e a), etc.
6. E x e m p l e s p. 16 sq., 6 8 , 76, 79, 115 sq., 156 sq., 186 sq., 255, 260, 270, 310, 3 8 6 - 3 8 8 ,
404, 4 0 5 , 4 1 2 - 4 1 3 , 467.

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Avènement d'une véritable géographie humaine 329

c'est donc, au bout du compte, la nature des choses, le bon sens, ce que
Muqaddasï appelle l'usage commun (ta'âruf), auquel revient toujours le
dernier m o t 1 ; et la sérénité du jugement, la loyauté profonde de
l'auteur 3 , sont à la mesure d'une œuvre qui donne, par son équilibre 3
et son ordre, l'image définitive du genre des masâlik enfin porté à sa
perfection.
A ce monument, il fallait donner la sanction de l'art. Par la recherche
constante des échos et du rythme, par les images 4, voire par la poé-
sie " ou la reprise de tournures coraniques », le Ahsan at-taqâslm
revendique le titre d'oeuvre littéraire. Le traducteur a parfois quelque
peine à suivre, soit que le thème se révèle inapproprié, par sa modestie,
aux moyens mis en œuvre pour l'exprimer, soit que, dans la description
elle-même, la recherche d'une prose cadencée et assonancée prime le dérou-
lement normal de l'exposé, ainsi transformé en une prodigieuse suite de
coq-à-1'àne. ' Le reproche de désordre ou de sécheresse adressé aux
prédécesseurs 8 ne porte pas seulement, au vrai, sur le contenu de leurs
livres, mais, tout autant, sur leur mise en forme. Ici encore, c'est sur une
voie moyenne que la géographie réalise sa destinée : face aux devanciers,
aussi peu soucieux de style que de préciser les contours de leur sujet,
Muqaddasï, renversant cette attitude, enferme la science de la terre dans
une méthode et un programme rigoureux, mais lui tolère, lui impose même,
une mise en forme élaborée selon les lois de la production littéraire.
De cela aussi, il a conscience : le plaidoyer de sa préface 9 annonce
ces nombreux passages de l'œuvre où l'auteur exalte son travail d'écrivain
et qui rendaient la lecture du Ahsan at-taqâslm parfois désagréable à
K r a m e r s . 1 0 Mais quoi ! Il s'agit ici d'une vocation, presque d'un

1. Retenu en vertu d'un choix personnel de conformité (istihsân), ce ta'âruf est


déclaré sans ambages supérieur au qiijâs (raisonnement par analogie) : p. 413, 414.
Il est d'ailleurs, le cas échéant, fondé en droit, par la référence à la religion : p. 310.
Deux exemples particulièrement nets de cet ordre raisonnable et reconnu que reven-
dique le ta'âruf : confrontation, pour l'Espagne, d'un classement théorique des districts
avec un classement reçu par l'usage commun (p. 235-236); climat de l'Égypte, très
chaud (p. 200) et résumé avec humour par les Syriens, qui daubent dessus en déclarant
que « pour les Égyptiens, la rosée, c'est de la pluie » (p. 205 i.f. : cf. nos plaisanteries
traditionnelles, mais en sens inverse, sur le climat de l'Angleterre).
2. Exemples p. 9, 57, 408, 475.
3. Sans oublier celui des divers éléments originels qui la composent : sura, géographie
administrative, adab, etc.
4. Exemple p. 93 i.f., à propos d'une région d'Arabie : « une mine de chaleur » (ma'din
al-harr).
5. P. 160, 332, 385, 391, 392-393, 450, 497-498.
6. P. 378 : « Tabrîz I Sauras-tu jamais ce qu'est Tabrïz ? » (même redondance p. 199,
410) : cf. Coran, XCVII, 2, et passim.
7. Un exemple entre mille : p. 92 i.f.-93.
8. P. 1, 4-5.
9. P. 5 (et note a), 8.
10. Cf. El, t. III, p. 757.

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330 Géographie humaine du monde musulman

apostolat : car la géographie ainsi conçue « publie les bienfaits que le Dieu
de clémence déverse sur les hommes de mérite ; elle est œuvre de renom-
mée et la gloire du bien remonte ainsi jusqu'à son auteur, portée par la
voix du héraut ». 1 L'ambition de se rendre utile à tous, nobles et petit
peuple \ et le « désir d'éternité » trouvent ici des accents sincères et
émouvants jusque dans leur naïveté. 3 Cette conscience d'une vocation
originale, jointe à l'effort soutenu que l'auteur déploie pour la justi-
fier, donne à l'œuvre sa couleur pour les siècles. Muqaddasï n'a pas été
le seul géographe, ni, t a n t s'en faut, un des très grands écrivains de la
littérature arabe du Moyen Age. Sa culture est puisée, comme celle de
Hugo l'était au Moreri, à un encyclopédisme éprouvé. Le désir de science
totale, qu'exprime à sa manière le Ahsan at-taqâsïm, n'est pas, lui non
plus, une nouveauté : au mieux, il ne fait que reprendre la tradition du
m e / i x e siècle mu'tazilite. Le canevas des descriptions de villes, Muqaddasï
l'a trouvé dans la sûra, le goût des particularités, monumentales, ethno-
graphiques ou économiques, dans l'adab, certains types d'eulogies dans une
habitude littéraire déjà ancienne. * On pourrait allonger ainsi l'inven-
taire de l'héritage recueilli par Muqaddasï. Mais on ne réussirait pas, si
longue que soit la liste, à compromettre la qualité unique de cette œuvre,
admirablement représentative — et ce d'autant plus qu'elle sait qu'elle
l'est — d'un siècle et d'une culture. Pour avoir voulu être cette somme, pour
avoir réussi à l'être en nous livrant, avec cette limpidité, le trésor d'un
monde et d'une conscience, le Ahsan at-taqâsïm nous invite, à mille ans ou
presque de distance, au plus passionnant des dialogues.

1. P. 498.
2. P. 2, 8 et passim.
3. P. 1, 359 i.f., 498 et passim.
4. Cf. ¿afciî, Amfâr, p. 178. Tradition vivace : cf. Ta'âlibI, Lafû'if, p. 104-105.

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CHAPITRE IX

La géographie
dans son environnement

On s'est proposé, aux chapitres précédents, d'étudier la géographie


de langue arabe à la fois dans son élaboration interne et dans ses rapports
avec le milieu où elle est apparue. On voudrait maintenant reprendre,
de façon générale, ce problème de l'environnement.1 Par ce terme, c'est
à une étude à trois niveaux que nous sommes conviés. On se demandera
d'abord dans quelle mesure la géographie est commandée par le complexe
politique, économique et religieux où elle prend naissance. Plus précisément,
et étant donné qu'une classe sociale se définit par l'ensemble des réponses
qu'elle donne aux problèmes ainsi posés, on essaiera de déterminer à
quels groupes de la société arabo-musulmane renvoient les textes étudiés.
En fonction, enfin, de la localisation ainsi opérée, on pourra formuler
la dernière question : à quels modes représentatifs de la pensée d'une

1. Ce chapitre étant une reprise d'ensemble, on en a allégé au maximum l'annotation,


en renvoyant, pour l'essentiel, aux chapitres précédents : cette recherche sera facilitée
par les index placés en fin de volume.

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332 Géographie humaine du monde musulman

société globale ou de tel ou tel groupe de cette société la géographie accorde-


t-elle ses préférences, et, dans cet esprit, quels moyens d'investigation et
d'exposition met-elle en œuvre ?
Avant d'entamer cette triple recherche, un mot sur l'esprit dans lequel
elle sera conduite. Ni l'originalité ni la certitude ne sont de mise en une
matière déjà si abondamment traitée par les historiens et les linguistes,
et en même temps si mal connue encore. 1 Le seul mérite qu'on revendique,
c'est d'avoir mené cette étude à partir des textes géographiques et d'eux
seuls, en manière de conclusion à leur lecture exhaustive. Encore heureux
si l'image qu'on en retire est assez consistante pour donner, à défaut
d'évidences, des thèmes de débat ou de travail.
«

Le contexte économique : commerce et géographie

L'instauration du califat de Bagdad, aux péripéties duquel l'histoire de la


géographie arabo-musulmane demeure si évidemment liée, s'est traduite,
on l'a dit, par la création d'un vaste ensemble économique 2 recouvrant,
pour l'essentiel, l'ancienne aire hellénistique et la partie méridionale
de l'Empire romain. Economiquement, la civilisation qui s'installe ainsi
des confins de l'Afrique noire à la Méditerranée et de l'Indus à l'Atlantique
est, fondamentalement, une civilisation urbaine 3 , la création de villes
nouvelles ou la réanimation de centres anciens suscitant un immense
appel commercial, à l'intérieur comme au dehors des frontières. Si les
mouvements de marchandises au sein même du domaine musulman nous
demeurent encore souvent mal connus, un fait est néanmoins certain,
que la géographie traduit très fidèlement. Dans ses textes comme dans
l'adab qui reprend et répète leurs données, le thème de l'exportation
domine, et de très loin, le panorama commercial, les centres de production
connaissant ainsi un relief incomparablement plus accusé que les centres
de consommation. Malgré tout, il est facile d'inférer que l'appel aux produits
agricoles et industriels vient évidemment de ces mêmes grands centres
urbains qui sont le moteur à la fois des impulsions politiques et de
l'activité économique. E t jusqu'à la fin du m e / i x e siècle, c'est l'Irak,

1. Les conclusions de G. Cahen dans St. Isl., III, 1955, p. 93 sq., sont à étendre
au-delà du domaine de l'histoire économique et sociale de l'Orient médiéval : notam-
m e n t à l'histoire de sa culture, elle aussi à peine inventoriée.
2. Son élaboration remonte, certes, à l'époque du califat umayyade, qui est encore,
sur bien des points, une période de conquêtes. Mais même si les lignes principales de
ce qui sera plus tard le grand commerce mondial se dessinent déjà avant le califat
abbasside, il reste qu'à défaut de mise en route, l'impulsion véritable donnée à ce com-
merce et son essor restent liés, comme l'a montré Maurice Lombard ( même point de
vue, mais spécialement pour le commerce maritime, chez Sauvaget, Relation,
p. X X X V I I ) , au déplacement vers la Mésopotamie du centre de l'Empire musulman.
3. Cf. X. de Planhol, Le monde islamique, Paris, 1957.

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La géographie dans son environnement 333

avec ses deux capitales de Bagdad et de Sàmarrâ, qui est au centre de la


toile ainsi tissée, tout comme au centre de l'image que l'on en donne :
nous avons, de cette réalité et de sa représentation, deux témoignages
de choix avec le Kilâb at-tabassur du pseudo-Gâhiz et les Pays de Ya'qûbï.
Mais d'autres métropoles ont dû jouer, dès cette époque, un rôle analogue,
sinon aussi brillant : Cordoue, al-Fustât, Damas et les grandes villes du
nord-est, Samarqand et Buhârâ notamment. Leur rôle toutefois ne
paraît s'affirmer dans les textes qu'au fur et à mesure du déclin de Bagdad
et de Sâmarrâ qui, jusque là, les éclipsaient toutes : cette montée, au
firmament de la géographie, de villes auparavant provinciales est, on l'a vu,
une des caractéristiques des masâlik ma l-mamâlik, qui ne font, là encore,
que refléter certaines réalités économiques. La grande route maritime de
l'Inde et de la Chine, dont l'essor était lié aux besoins des grandes cités
irakiennes, périclite quelque peu. Qu'on fasse entrer, avec Sauvaget 1 ,
au nombre des causes de ce déclin l'anarchie et « la misère généralisée » qui
s'installent en Mésopotamie au i v e / x e siècle, ou que, avec C. Cahen, on
reporte au siècle suivant l'affaissement, en ce pays, de l'économie mar-
chande l'essoufflement du trafic de la route maritime vers l'Extrême-
Orient reste, lui, un fait acquis. La piraterie, signalée par les auteurs du
moment 3 , n'est sans doute qu'une cause seconde, dérivée de l'incapacité
ou d'un moindre souci des pays intéressés à faire régner l'ordre sur une
artère vitale, déclin qui contraste singulièrement avec la discipline qu'un
calife comme al-Mu'tasim, le fondateur de Sâmarrâ, faisait régner sur
ces mers au m e / i x e siècle. * Au-delà du brigandage, des forces plus
profondes ont joué : au premier rang d'entre elles, les vicissitudes chinoises
de la fin du m e / i x e siècle et l'essor des itinéraires continentaux.
Les textes, ici encore, reflètent assez bien cette situation nouvelle. Après
la Relation, qui coïncide, vers les années 850 de J.-C., avec l'apogée de
la route maritime d'Extrême-Orient, on a eu l'occasion de constater,
avec le Supplément et les Merveilles de l'Inde, la dégénérescence des nota-
tions relatives à ces pays lointains et leur envahissement par les récits de
marins, gens intéressés par leur élément, à peine par les façades côtières,
au détriment des relations plus fidèles que les commerçants faisaient de
leur séjour loin à l'intérieur des pays visités. Le report des tractations
commerciales à la péninsule malaise, si bien souligné au passage par Abu

1. Op. et loc. cit.


2. Cf. « L'évolution de Yiqtâ' du i x e au XIII« siècle », dans Annales E.S.C., VIII, 1953,
p. 50-51.
3. Cf. Mas'udï, Tanbih, p. 82, 455 ; Prairies, § 879 ; Hamdànï, p. 52-53 ; Merveilles
de l'Inde, § 62, 63, 81 b ; Abrégé, p. 61-62; Muqaddasi, trad., § 34.
4. Cf. de Goeje, Mémoire sur les migrations des Tsiganes à travers le monde, Leyde,
1903, p. 12-13, cité dans la trad., par C. Pellat, des Bubalâ' de Gâhi?, p. 70, 345. La
piraterie, qui existait donc déjà à cette époque (cf. Relation, § 11), était alors au moins
combattue, fait que ne signalent pas les textes géographiques postérieurs.

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334 Géographie humaine du monde musulman

Zayd as-Sïràfï, traduit, pour s'en tenir à cet exemple, les changements
profonds intervenus sur une route maritime désormais tronçonnée.
L'intérêt des marchands, sans abandonner tout à fait les mers de
l'Inde, se reporte désormais, avec le iv e /x e siècle, ailleurs, vers des routes
terrestres : routes dont les itinéraires maritimes, lorsqu'ils existent, ne
sont au mieux que l'indispensable prolongement, routes dont la géographie,
avec Gazai, Ibn Fadlân, Abu Dulaf Mis'ar, Uswânï et les masâlik, souligne
successivement la découverte, l'apprentissage et enfin l'exploitation régu-
lière. Ces routes sont avant tout celles de l'or et des esclaves : esclaves du
Soudan, venus, par le Sahara ou le Nil, renforcer les contingents bantous
exportés par la côte orientale de l'Afrique, esclaves de l'Europe centrale,
acheminés surtout par le couloir rhodanien, Narbonne et, de là, par
l'Espagne ou la Méditerrannée, esclaves, enfin, de l'Europe orientale,
qui transitent par les plaines ponto-caspiennes et par les steppes de la
mer d'Aral, où ils retrouvent la soie et les autres produits venus de la
Chine par la piste traditionnelle de l'Asie centrale. La création, au Hurâsân,
de l'état esclavagiste des Sàmânides et, à l'ouest, l'essor des califats
rivaux de Cordoue et du Caire, en conflit ouvert sur les débouchés nord-
africains des routes de l'or et des esclaves soudanais, traduisent ainsi un
fait important, à savoir le transfert d'une partie au moins de l'activité
économique de l'Islam depuis le centre jusqu'aux postes essentiels de
contrôle du commerce extérieur. On ne veut pas dire, certes, que l'Espagne,
l'Égypte ou les pays du nord-est aient attendu le iv e /x e siècle pour jouer
ce rôle : les itinéraires des marchands juifs râdânites d'Ibn Hurdâdbeh
disent le contraire. Mais force est de constater que, tout comme le IJurâsân
connaît sa pleine expansion sous les Sâmânides, Le Caire sous ces Fâtimides
qui en font une ville nouvelle, avec un nom nouveau, l'Espagne sous
'Abd ar-Rahmân III qui étrenne pour son propre compte le titre symbo-
lique de calife, de même il faut attendre le iv/x e siècle pour que la géographie
traduise l'ensemble de ces phénomènes, avec les Espagnols Râzï et Warrâq,
avec, surtout, Ibn Hawqal, Muhallabï et Muqaddasï, dont les préférences
se fixent sur Buhârâ ou Le Caire, en négligeant résolument une Bagdad
déchue.
Sans prétendre trancher entre les thèses de Sauvaget et de C. Cahen,
signalées plus haut, et pour revenir, une fois encore, à ce personnage
essentiel qu'est Muqaddasï, je constate que la mer joue chez lui un rôle
minime : la seule qu'il connaisse bien est celle qui baigne les côtes d'Arabie.
Au-delà ? Paroles révélatrices : Socotra est « comme une tour dans la mer
des Ténèbres», et l'itinéraire de l'Extrême-Orient, réduit à quelques
lignes s est une récitation désespérément plate des thèmes mis à la mode
par la Relation : encore n'occupent-ils ici qu'un volume tout à fait modeste.

1. Au moins au-delà du Sind. Sur ces passages relatifs à l'océan Indien, cf. éd. de
Goejc, p. 13-14 ; trad., § 33-34.

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La géographie dans son environnement 335

En revanche, aucun auteur, pas même cet administra Leur de la poste


qu'était Ibn IJurdâdbeh, ne s'est attaché par t a n t de détails à la peinture
exacte des routes, avec leurs relais, leurs points d'eau, leurs caravansérails,
les déserts ou fleuves à franchir, les peuplades hostiles à rencontrer.
Indice essentiel, on le voit, de la prééminence que les pistes terrestres
ont alors acquise sur les itinéraires de la mer : la géographie des masâlik,
qu'on a définie comme celle du commerçant missionnaire, est, tout autant,
une géographie du piéton.

Le contexte politique : les modes d'une géographie impériale

Replacée dans un contexte politique, la géographie arabe est une


fonction du califat, dont elle reproduit assez fidèlement les deux phases
d'essor et d'affaissement. Jusqu'à l'époque des masâlik, on peut parler
d'une littérature califienne : la sûrat al-ard, à dater du règne d'al-Ma'mûn,
reconstruit le monde autour de Bagdad, la littérature administrative,
avec Ibn û u r d â d b e h ou Ya'qûbï, ordonne, à partir du même centre, les
régions, les itinéraires et les impôts, la littérature d'ambassade, avec un
Ibn Fadlân, naît d'impulsions venues du pouvoir central, la littérature
des voyages, enfin, qu'illustre la Relation, se développe dans le cadre d'un
trafic maritime extrême-oriental directement lié à l'essor des grandes
cités mésopotamiennes, Bagdad et Sâmarrâ.
La dispersion du pouvoir, l'élévation des provinces au rang de princi-
pautés plus ou moins indépendantes, transforment radicalement les condi-
tions du milieu où éclôt la géographie. Elle peut, avec les masâlik surtout,
rester d'inspiration impériale — on a vu sous quelles formes —, elle n'est
plus, fait essentiel, de naissance impériale. Le mécénat s'étant dispersé
avec le pouvoir, la géographie paie à sa manière, comme le reste de la
littérature arabe et notamment la poésie, son tribut à la courtisanerie :
Cordoue, Le Caire, Alep, Buhârâ surtout, autant de cours qui se substi-
tuent à celle de Bagdad pour prendre en charge, à partir du iv e /x e siècle,
les destinées de la géographie. On n'insistera jamais assez, de ce point de
vue, sur l'importance de la dynastie sâmânide : Gayhânî, Balhï, Abü
Dulaf Mis'ar, Narsahï, Maqdisï, fjuwârizmï (Muhammad b. Ahmad),
Ibn Hawqal, Muqaddasî, quelques-uns des plus grands auteurs parmi
tous ceux dont nous avons parlé furent liés aux princes du Huràsàn par
la fonction, le mécénat ou la reconnaissance d'une hospitalité passagère
reçue en leurs états.
La résistance au pouvoir central et l'émiettement consécutif de l'auto-
rité ne jouent pas du reste qu'à l'échelon de l'Empire. Ces phénomènes
interviennent, tout aussi puissamment, dans le cadre des pouvoirs provin-
ciaux qui s'installent à l'intérieur des limites du califat. Des mouvements,
essentiellement urbains, contestent un peu partout, sous des formes et
André Miquel. 25

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336 Géographie humaine du monde musulman

des noms variables, l'exercice d'une tutelle trop lointaineet jugée étrangère.
Or, pour qui lit ce que C. Cahen a écrit au sujet de ces mouvements
ils paraissent attestés surtout à partir du iv e /x e siècle. Sans doute
sont-ils antérieurs, puisque constituant une structure essentielle des
sociétés orientales pré-islamiques et non, comme on l'avait longtemps
pensé, un phénomène marginal de ces sociétés. Mais s'ils se manifestent
surtout à partir du iv e /xe siècle, une raison au moins peut en être cherchée
dans ce relâchement de l'autorité qu'on constate sans doute à Bagdad,
mais aussi de proche en proche, à l'échelon des provinces. Il n'est donc pas
étonnant, ici non plus, que la géographie du iv e /x e siècle, masalik en tête,
soit la première à se faire l'écho de réalités de ce genre, alors que les
textes antérieurs sont muets ou presque sur ce point. a C. Cahen a
lui-même indiqué, pour l'étude de ces mouvements, quelques passages
essentiels de Mas'ûdï, d'Ibn Hawqal et surtout de Muqaddasï 3 :
à propos de ce dernier, je me demande, pour compléter ce qui a été dit,
au chapitre précédent, sur ses opinions politico-religieuses, si nous ne
sommes pas en présence d'un de ces fityân dont les associations devaient
connaître une impulsion décisive à partir du v e /xi e siècle. Bien des choses
en effet, dans le Ahsan at-taqâslm, me paraissent indiquer une partici-
pation active à ces groupements fondés sur une solidarité sui generis,
sans doute renforcée, à l'occasion, par des affinités professionnelles, sociales
ou religieuses, mais débordant, par définition, ces cadres traditionnels.
D'une appartenance à de tels mouvements, je crois avoir pour preuve et
l'abondance, déjà signalée, de la documentation que Muqaddasï nous
fournit à ce sujet, et la présence, dans son œuvre, de ce personnage essen-
tiel qu'est le ra' Fs, ce « chef » qui représente, dans le cadre de pareils
groupements, une autorité locale de fait, parfois tacitement reconnue
ou tolérée par l'autorité officielle.4 II n'est pas jusqu'au syncrétisme

1. Dans ses trois articles intitulés «Mouvements populaires et autonomisme urbain


dans l'Asie musulmane du Moyen Age«, dans Arabica, V, 1958, p. 225-250 ; VI, 1959,
p. 25-56, 223-265 ; tiré à part sous forme de fascicule unique, avec notes additionnelles
et index, Leyde, 1959. L'apparition de ces mouvements au iv»/x" siècle, dont il est
ici question, est d'ailleurs explicitée (pour une de leurs formes les plus connues, les
ahdûi), par C. Cahen lui-même dans son art. t Futuwwa», dans El (2), t. II, p. 985 (1).
2. Cf. Cahen, Mouvements, t. VI, p. 54, note 8 (citation de Ya'qflbl sur le ra'ls en
tant que chef de groupe ethnique).
3. Cf. Mouvements, t. V, p. 244, note 1 ; t. VI, p. 27 (et note l)-29, p. 36, note 1, p. 37,
notes 1 et 7, p. 52, note 2.
4. Cf. éd. de Goeje, p. 5, note a (à propos des MIkâlides, aristocratie locale de Nï-
sâbur, dont il est aussi question p. 320, note s, et 333 : sur ce caractère autochtone
de l'aristocratie à laquelle appartient le ra'ts, cf. Cahen, Mouvements, t. VI, p. 53)
et 327 i.f. - 328. Il s'agit encore là de personnages de l'autorité desquels le ressort semble
limité à une ville : l'extension à la province paraît plus tardive, attestée du reste pour
des cas où la définition même du titre de ra'ls est moins nette : cf. Cahen, op. cit. t. VI,
p. 52. Pour un ra'ts de corporation, cf. Muqaddasi, éd. de Goeje, p. 449.

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La géographie dans son environnement 337

religieux, déjà signalé, de Muqaddasï, ni jusqu'à ses affinités avec un


sufisme que son œuvre présente comme déjà organisé çà et là en commu-
nautés, qui ne préfigurent l'esprit et les formes des associations de la
futuwwa d'après l'an mil. 1
En même temps qu'elle s'émiette ainsi jusqu'aux bourgades, l'autorité
change de signe et d'origine. Malgré les guerres ou les interventions de
police, le tableau de la société musulmane jusqu'à la fin du m e / i x e siècle
est celui d'une société civile, marchande et urbaine, dont les deux
pôles sont le commerçant (tâgir), qui la fait vivre, et le fonctionnaire
(kâtib), qui l'administre. A partir des années 900, si le rôle du mar-
chand — devenu toutefois, on l'a vu, plus caravanier que marin —
est encore brillant, un nouveau personnage apparaît, |celui du mili-
taire, dont la prééminence politique s'appuie solidement sur une
richesse d'origine foncière, favorisée par un bouleversement du régime
de répartition des dotations en terre. 2 Cette montée du militaire au
firmament politique est certes ancienne, puisque ses premiers signes
datent au moins du m e / i x e siècle, mais elle ne se dessine définitive-
ment qu'au siècle suivant, sous les deux personnages essentiels du Turc
prétorien et du Bûyide daylémite protecteur du califat.
La géographie, on l'a vu à propos des masâlik, porte des traces de cet
état de choses. Néanmoins, elle reste tributaire de la situation antérieure
et, si l'on peut ainsi parler, d'inspiration fondamentalement civile, fait que
soulignent assez et sa désaffection d'ensemble pour le mécénat bûyide
et le rôle éminent que joue, dans l'élaboration des œuvres, ce commerçant
missionnaire dont Ibn Hawqal ou Muqaddasï incarnent le type parfait.
Pour conclure sur ce point, on reviendra sur le problème, posé au début
du chapitre précédent, de l'apparente contradiction qui existe entre les
vicissitudes de 1'« Empire» (mamlaka) au iv/x e siècle et sa survivance en
tant que concept, dans la géographie de cette même époque. Sans doute
cette survivance est-elle facilitée par le maintien d'une activité économique
importante qui, au-delà des fragmentations politiques et des aléas des
économies locales, se définit encore comme impériale. Mais on pouvait
aussi, comme on l'a fait, invoquer une sorte de résistance inconsciente
à la réalité, de désir de vivre sur un rêve. E t peut-être cet élément, propre-
ment culturel, de la résistance du concept de mamlaka pendant tout un
siècle est-il plus important qu'il n'y paraît : à lui seul, il expliquerait les

1. Qui facilite d'autant plus la solidarité de ses membres que l'esprit de ces asso-
ciations, étant < au-dessus des sectes, prédispose au syncrétisme » (Cahen, op. cit.,
t. VI, p. 236, note 2) : syncrétisme qu'exploitera plus tard le calife an-Nâçir (mort
en 620/1223), soucieux, à partir des associations de futuwwa, « de regrouper sous l'égide
du califat toutes les familles spirituelles, toutes les organisations se réclamant de
l'Islam• (Cahen, «Futuwwa», dans El [2], t, II, p. 986 [1]).
2. Ces considérations s'appuient sur deux articles de C. Cahen, déjà cités, dans Annales
E.S.C., VIII, 1953, p. 25-52, et St. Isl, III, 1955, p. 111.

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338 Géographie humaine du monde musulman

préventions latentes contres les pouvoirs temporels de fait à la manière


desBuyides et, parallèlement, devant l'irrémédiable déchéance de Bagdad,
le souci de chercher ailleurs, dans les forces neuves du Caire ou de Cordoue,
les bases d'un pouvoir légal, je veux dire d'un califat seul capable, par les
fondements spirituels de son autorité, de rassembler de nouveau l'Empire
en lui donnant une âme. Dans tous les cas, cette solidité conjointe du
concept de mamlaka et de la croyance de principe en un califat reste une
des caractéristiques majeures de la géographie arabo-musulmane d'avant
l'an mil. Il suffit de comparer la vision d'ensemble des masâlik à la descrip-
tion, par un Ibn Battuta, de cet agrégat de principautés que constitue,
par exemple, l'Asie Mineure à son époque, pour mesurer le chemin parcouru
sur la voie de la décadence de la géographie impériale de l'Islam.

Le contexte social et religieux : une littérature urbaine de sang-mêlé, en


marge de l'orthodoxie

Les transformations introduites dans le régime foncier par l'avènement


d'une aristocratie militaire n'ont fait que renforcer et généraliser, à l'éche-
lon des campagnes, cette tendance constante à la crise que les masses
manifestent pendant toute la durée du califat abbasside. Dans les villes
déjà, la sujétion, économique ou franchement servile, du petit peuple,
les crises suscitées par le brusque essor économique et ses conséquences :
intense accroissement de la circulation monétaire, flambée des prix,
spéculation, accaparement des richesses par une oligarchie marchande,
tous ces phénomènes expliquent ces soulèvements périodiques signalés
par les historiens et qui, renforcés au jeu des intrigues politiques, des
contestations religieuses ou des jalousies ethniques, mettent parfois en
péril, sous leur forme extrême comme les mouvements zang ou qarmate,
l'existence du califat. Mais voici qu'au iv e /x e siècle, l'avènement du pou-
voir militaire installe en permanence la crise dans les campagnes. 1
Pressurés par les intendants des nouveaux tenants des domaines, dont
les exactions s'opèrent en marge et au-dessus du contrôle d'un fisc im-
puissant, les paysans, par un processus classique, s'endettent, puis quittent
leurs terres : au moins en dehors du voisinage des villes importantes, la
petite paysannerie disparaît et l'afflux des propriétaires dépossédés s'en
va grossir les masses déshéritées et inquiètes des grands centres. Or, fait
essentiel, cette crise agraire affecte avant tout les territoires relevant de
l'autorité bûyide ; au nord-est au contraire, chez les Sâmânides, les trou-
pes continuent d'être rétribuées exclusivement par le système de la solde,
tandis qu'en Ëgypte, où la ferme de l'impôt est de plus en plus couramment
concédée aux militaires, il semble qu'un certain contrôle, efficace et régu-

1. Les considérations qui suivent s'inspirent de l'art, de C. Cahen dans Annale*


E.S.C., p. 30-37.

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La géographie dans son environnement 339

lier, vienne tempérer la prédisposition aux excès qu'on attend d'un pareil
système. Force est dès lors de constater que la géographie des masâlik,
dans la mesure où elle se désintéresse des régions centrales, qu'elle nous
présente en état de stagnation ou de récession, pour nous peindre comme
des îlots de richesse et de paix le Hurâsân sâmânide et l'Ëgypte fâtimide,
se conforme, assez bien à cette image d'ensemble. Est-ce à dire qu'il y a
véritablement, avec les masâlik, une géographie des campagnes ? Certai-
nement pas. Ils peuvent bien laisser percer, à l'occasion, la présence des
masses qui vivent de la terre, en s'ouvrant çà et là à quelques détails de
la vie ou de la mentalité paysannes, il reste que l'existence de cette géo-
graphie n'est pas liée, ni son attention intéressée, à une quelconque condi-
tion sociale de la glèbe.
Elle est à première vue beaucoup plus sensible à la vie des masses ur-
baines ; mais qu'en est-il exactement ? Certes, on peut déceler ici, plus
facilement qu'on ne peut le faire pour les campagnes, l'existence de cer-
tains mouvements, qu'on lit au moins en filigrane et notamment à travers
leurs expressions religieuses, sï'ites notamment. Surtout, le soin apporté
par cette géographie, masâlik au premier rang, à l'étude de la configuration
des villes, de leurs quartiers, des prix qu'on y pratique, des possibilités
d'approvisionnement fournies par la campagne avoisinante, témoigne
d'une attention à certains menus aspects de la condition citadine dont
on ne trouve pas, tant s'en faut, l'équivalent pour les campagnes. Fonda-
mentalement, la géographie arabo-musulmane reste donc une géographie
des villes, peut-être parce qu'elle est avant tout une géographie de fonc-
tionnaires, de lettrés ou de marchands. Mais quant à la coloration sociale
qu'elle peut prendre, à l'occasion des villes, dans le contexte des préoccu-
pations particulières propres à ces trois personnages ou dans celui des
attitudes individuelles des auteurs, soucieux par exemple d'action poli-
tique ou religieuse, elle me paraît en définitive un phénomène accessoire,
subordonné à cette nécessité prioritaire qu'est la connaissance de la ville :
rien en soi, donc, qui témoigne de ce que nous appellerions aujourd'hui
inquiétude sociale, attention aux problèmes des masses. Pour tous, la
ville est un champ d'action possible, qu'il faut connaître comme tel, et
rien de plus. Si l'on ajoute que cette géographie, comme on le verra bientôt,
émane de gens que leur niveau d'instruction et de culture suffit à placer
loin au-dessus du menu peuple, on conviendra qu'elle n'a, socialement,
rien à voir avec une espèce de géographie des déshérités.
Ce qui la caractérise davantage, c'est, au plan des ethnies, qu'elle
appartient, pour une écrasante majorité, à des non Arabes de souche,
Persans surtout. Avant que le iv e /x e siècle apporte, avec la première version
de l'œuvre d'Istabrï et les Hudûd al-'âlam, les premiers signes de ce qui
sera un des grands changements culturels d'après l'an mil, je veux dire
la contestation du monopole linguistique de l'arabe par les idiomes

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340 Géographie humaine du monde musulman

nationaux, on peut dire que la géographie est, de tous les genres de la


littérature d'alors, un des plus représentatifs de cette conviction avec
laquelle tous les ressortissants du monde musulman voulurent, pour un
temps du moins, s'exprimer en un langage commun. Peu importent,
après tout, les recherches précises pour déterminer, chez chacun des
auteurs et en admettant que le mot ait un sens, quelle part exacte de
«sang» arabe, persan, juif ou africain coule en ses veines. Mieux vaut
entendre l'expression de sang-mêlé en un sens global et reconnaître alors
que la géographie, dans son indifférence aux ethnies et son attachement
parallèle à une langue unique, illustre exemplairement la réponse positive
donnée, dans le principe, par toutes les nations de l'Islam aux visées uni-
verselles de la Révélation coranique et de son langage.
Reste qu'à l'intérieur du cadre ainsi tracé, certaines options nationales
peuvent reprendre leurs droits. On a eu, à maintes reprises, l'occasion
de signaler que les formes temporelles à travers lesquelles l'Islam s'inscrit
dans le siècle avaient été souvent contestées par les écrivains dans la
mesure où elles leur paraissaient en contradiction évidente avec les fonde-
ments spirituels de la doctrine et notamment avec sa vocation égalitaire.
C'est ici, semble-t-il, qu'il faut faire intervenir les opinions religieuses
des géographes. On est bien obligé en effet de constater la concordance
qui existe entre l'appartenance largement majoritaire de ces auteurs au
domaine non arabe et leur allégeance, non moins majoritaire, à une pensée
islamique non orthodoxe ou, du moins, à une pensée qui, sous des formes
diverses, répudie les outrances de la stricte orthodoxie. 1 Le clivage
essentiel se situe ainsi, en définitive, entre cette orthodoxie, d'une part,
et ce que nous avons déjà appelé le complexe mu'tazilo-sï'ite, d'autre

1. J e renvoie, sur ce point, à ce qui a été dit à propos des auteurs et me contente ici
do quelques compléments. Pour Saratjsî, dont les sympathies semblent-aller au mu'tazi-
lisme e t au Sl'isme, cf. Rosenthal, op. cit., p. 15. A propos de Ya'qûbï, il n'est pas inin-
téressant de noter qu'il conservait une recension du Coran par 'Ali (cf. Blachère, Coran,
t. I, p. 41 et note 44, p. 39). Sur Ôayhânl, cf. Tawhldï, Imlâ', p. 78-79 et Barthold,
Hudud al-'âlam, p. 16. Sur les rapports de Balbï et de l'imamisme, cf. D.M. Dunlop,
dans El (2), t. I, p. 1033-1034, et Barthold, toc. cit. Sur Ibn Abi 'Awn (Ibn an-Nâgim),
cf. tableau des auteurs. Sur Qudâma, cf. Makkï, op. cit., p. 160 (sympathies Sï'ites) ;
compléter avec Kitâb al-barâg, M 122-123, 175 (connaissance évidente de la pensée
mu'tazilite et notamment, semble-t-il, des Hayawân de fiâhi?). Sur Abu Dulaf Mis'ar,
noter ses relations avec les Bûyides, son attention aux lieux saints du 51'isme (Hisâla II,
p. 32, 39, 42-43) et aux implantations de sectes en marge de l'orthodoxie (ibid., p. 13,
19, 32, 35). Sur le Si'isme d'Ibn an-Nadïm, cf. Kratchkovsky, p. 238 (232). Sur Uswânï,
cf. tableau des auteurs. Sur Ibrahim b. Waçîf Sâh, cf. C. F. Seybold dans Orientalis-
tische Literalurzeitung, I, 1898, p. 147-148. En face, dans le camp de la stricte ortho-
doxie, on rappellera ce qui a été dit à propos d'Ibn al-Faqlh (chap. V) et on notera le
cas d'Ishâq b. al-Husayn : composant dans l'Espagne umayyade, il ne peut pas ne pas
faire une place au culte de 'Utmân (cf. Àkdm, p. 442), mais reste éclairé, fait une
place aux thèses Sï'ites (p. 436) et a quelque aperçu du sens sacrificiel de la messe
chrétienne (p. 458).

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La géographie dans son environnement 341

part, la coupure se concevant d'autant mieux, s'accusant d'autant plus,


que l'orthodoxie a tendance, aux yeux de sang-mêlé, à s'identifier davan-
tage à un quelconque monopole racial ou politique en faveur de l'ethnie
arabe. Dans la mesure, donc, où ces positions s'affirment de part et d'autre,
on conçoit l'atmosphère de ce iv e /x e siècle où le Sï'isme, prenant le relais
d'un mu'tazilisme dépassé au moins sur le plan politique, cristallise de
plus en plus nettement les espoirs et d'un Islam composite respectant les
singularités des nations ou des écoles et d'un parti 'alide à la recherche
d'un succès temporel : face aux attitudes modérées des premiers géogra-
phes, on donnera alors tout son sens à l'opposition qui s'établit, avec
le iv e /x e siècle, entre deux modes de la géographie : d'un côté, celle d'Ibn
al-Faqïh, héritière de la pensée qutaybienne, géographie de l'assimilation
et du nivellement, soucieuse de réduire la connaissance à une sorte de
catéchisme profane fondé sur des valeurs essentiellement arabes, et, de
l'autre côté, la géographie des masâlik, qui témoigne à la fois de l'atta-
chement à un Islam doctrinalement divers et modéré et de la volonté
d'œuvrer, par l'action missionnaire, à l'inscription d'un tel Islam dans la
réalité.
Cet éclectisme d'ensemble de la géographie, son intérêt pour les varia-
tions et les nuances de la doctrine, ne portent pas d'ailleurs que sur l'Islam.
Us s'étendent, en dehors de lui, aux pensées et aux religions « étrangères»,
d'où la régularité avec laquelle apparaissent, dans les œuvres, Juifs,
Chrétiens, Zoroastriens, Sabéens et autres. La géographie, su*- ce point,
est bien représentative de l'état de choses antérieur au v e /xi e siècle :
comme on l'a signalé à propos de Sâbustï, et malgré des heurts épisodiques,
l'Islam n'est pas encore, pour l'essentiel, en affrontement ouvert avec
les communautés des autres confessions, mais vit au contraire, avec
elles, en une sorte de symbiose, alors que l'époque qui s'ouvre avec le
v e / x i e siècle apportera ici encore, avec l'officialisation du sunnisme, le
développement du culte des saints en Islam, le choc des Croisades, des
changements décisifs dans les rapports entre les diverses communautés
englobées dans le monde musulman. Néanmoins, il ne faudrait pas pousser
trop loin la distinction entre les deux périodes. Déjà, avant l'an mil, les
textes témoignent, on l'a dit, vis-à-vis de la pensée non islamique, de
beaucoup plus de tolérance — au reste fait remarquable pour l'époque —
que de compréhension profonde. C'est que les différences de sectes ou
d'écoles ne compromettent pas le sentiment unitaire de l'Islam dès qu'il
se pense globalement par rapport à autrui ; l'identité de la foi y est sans
doute pour beaucoup, mais tout autant, peut-être, les cadres, les moyens
et les goûts de la culture profane qui créent, au-delà des divergences
doctrinales, une communauté intellectuelle aussi solide, au total, que la
communauté religieuse (umma) dont elle est comme la forme séculière.
Il n'est pas inutile de conclure, sur ce point, en disant que la géographie

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342 Géographie humaine du monde musulman

du monde musulman est aussi - ce qui n'allait pas de soi a priori —


une géographie d'inspiration musulmane.

Un public modelé par une culture commune

Dans quelles classes sociales est née la géographie d'expression arabe,


et à quel public s'adresse-t-elle ? On a noté, à propos des masâlik et du
Calendrier de Cordoue, l'émergence de quelques thèmes populaires :
dictons, légendes, coutumes. Ces données, certes, restent minces — le
Calendrier et Muqaddasï mis à part — et de toute façon tardives, mais
au moins nous permettent-elles, à défaut d'un accès véritable à la connais-
sance d'une mentalité populaire, de poser quelques hypothèses. E t d'abord,
quant au volume même de cette littérature. La minceur des témoignages
recueillis ne doit pas ici faire illusion : car, à moins d'un miracle, il a fallu
que ces thèmes fussent très largement répandus, qu'ils assaillissent de
toutes parts la littérature consacrée, pour que fût levé en leur faveur,
même épisodiquement, l'interdit que le consensus omnium des lettrés
faisait peser sur eux en leur forme brute, celle-là même qui les rend, pour
nous, savoureux. Le monde musulman, donc, à en juger par les vestiges
conservés dans les masâlik, le Calendrier ou les récits de voyage 1 , a
connu, à n'en pas douter, une littérature de colportage dont nous pouvons
assez bien imaginer les modes. Elle était, d'abord, fondamentalement
orale, ce qui l'a perdue à long terme, mais lui a donné, dans son siècle,
t a n t d'extension. Perdue, car ceux qui pouvaient, par l'écriture, la sauver
en la fixant, la méconnaissaient ou la jugeaient indigne, telle quelle, de
cet enregistrement écrit. Mais comme elle échappait, justement, aux
contraintes de l'écriture, elle y gagnait de trouver, dans toutes les bouches
disponibles, autant d'agents de diffusion : ces caravaniers à la Muqaddasï,
qui la répandaient, avec leurs marchandises, d'un bout à l'autre de l'Islam,
à la faveur des haltes du soir ou des séjours prolongés dans les villes, mais
aussi ces navigateurs commerçants de la Relation ou des Merveilles de
l'Inde, les colporteurs des campagnes dont il faut bien imaginer le type
derrière le Calendrier2, surtout, enfin, ces sermonnaires haut-le-pied,

1. La géographie des merveilles, dont Ibn al-Faqïh offre, en plus d'une page, le type
parfait, est plus suspecte : même s'il s'agit de thèmes populaires, ils sont élaborés,
rebrassés dans un contexte et une méthode (celle des abbâr) sanctionnés par les lettrés.
2. J'aurais pu, certes, trouver nombre de documents plus anciens à lui comparer,
à l'appendice I I ; si j'ai choisi des témoignages contemporains, c'est pour montrer,
dans le temps comme dans l'espace, la permanence de ce genre de littérature. A propos
des calendriers, on peut noter, en restant cette fois dans le cadre de la littérature arabe,
divers degrés dans la connaissance qu'ils livrent : celui de Sinân b. Tàbit devait sans
doute représenter une forme plus savante, plus soucieuse, notamment pour l'astronomie,
de données scientifiques, d'où son exploitation systématique par Bîrûnî.

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La géographie dans son environnement 343

ces qussâs conteurs d'histoires édifiantes qui jouèrent, dans le contexte


particulier du iv e /x e siècle, un rôle essentiel dans la lutte entre propa-
gandistes sunnites et sï'ites, mais qui, au plan général, ne font qu'illustrer
un trait universel de cette littérature, à savoir, précisément, la présence
constante des thèmes religieux dans les inquiétudes populaires. 2
C'est un problème qui dépasse les limites de cette étude et ne pourrait,
cette fois, être abordé avec les seules ressources des textes géographiques,
que celui des rapports entre littérature orale et littérature écrite. Car
enfin, un mystère demeure : le clivage entre les deux ne saurait être trouvé,
par exemple, dans le fait que la première serait une littérature de collecte
de « dits » (ahbàr), la réflexion étant réservée à la seconde : c'est de ces mêmes
ahbâr, on l'a vu, que l'histoire arabe, pour s'en tenir à elle, est née. Au
plan de l'expression, non plus, on ne peut trouver de critère décisif, entre
prose courante, d'un côté, prose élaborée, de l'autre : il nous est facile
d'imaginer que les « dits » étaient d'autant mieux reçus qu'ils s'énonçaient,
à l'occasion, avec les ressources de l'assonance, du rythme, donc de la
poésie, quand ce n'était pas à travers la poésie tout court. Le critère de
la langue peut, à première vue, apparaître plus plausible, les nécessités
de l'audience supposant un langage simple et ouvert aux dialectes, la
littérature écrite maintenant au contraire la tradition de l'arabe classique,
langue commune d'une élite ; mais alors, rien n'exclurait a priori la possi-
bilité d'une adaptation littéraire, en cet arabe, des thèmes débités en
plein peuple, les personnages « populaires » dépouillant, en passant dans la
littérature écrite, leur langue originelle ; or, si nous pouvons bien évoquer
sur ce point le héros des Maqâmât de Hamadânî ou celui du Conte d'Abû
l-Qâsim, ce phénomène d'adaptation reste néanmoins plutôt rare et
n'occupe, au total, qu'une infime part du volume d'ensemble de la litté-
rature arabe. 3

1. Je renvoie à celui que Muqaddasi nous campe en train d'« officier» : éd. de Goeje,
p. 126.
2. Cf. A. Dupront, « Livre et culture dans la société française au x v m e siècle», dans
Annales E.S.C., X X , 1965, p. 884. Le t y p e même de ce conteur peut être cherché, pour
la littérature arabe, dans le héros des Maqâmât de H a m a j â n ï , dont H. Laoust pense
avec raison qu'il est représentatif d'un propagandiste sunnite : mais un héros, ici encore,
revu et corrigé par l'art traditionnel, celui, en l'occurrence, de la prose rimée et rythmée.
3. R. Blachère et P. Masnou, dans l'introduction à leur Choix de séances de Hama-
dânî, Paris, 1957, mettent bien en lumière et l'origine populaire de ce type de héros
et les formes littéraires dans lesquelles le font s'exprimer les textes. Ici encore, ôâhi?,
soucieux de la vérité du langage de ses personnages, fait figure de franc-tireur. Quant à
l'emploi, par le héros du Conte d'Abù l-Qâsim, de terminologies spéciales (cf. J. Fiick,
'Arabiya, trad. C. Denizeau, Paris, 1955, p. 166, et J. Horovitz, dans El [2], t. I,
p. 137), il s'inscrit dans un contexte général de prouesse linguistique et littéraire
et ne compromet pas le ton de l'ensemble, qui est celui d'un homme rompu aux connais-
sances et à la langue classiques de l'adab.

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344 Géographie humaine du monde musulman

Quelque réponse qu'on donne au problème ainsi posé, force est de


constater par exemple que les préoccupations d'un Muqaddasî en matière
de variations lexicales restent un fait isolé dans la littérature géographique.
E t même, plus généralement, la vie d'aventures, si souvent alors insépa-
rable de l'exercice de la géographie, ne perce pas véritablement, en tant
que thème, dans ces œuvres. C'est nous, encore une fois, non pas qui l'y
mettons, mais qui lui donnons sa charge poétique. Pour s'en tenir aux deux
auteurs qui représentent l'objection la plus valable à ce qu'on avance ainsi,
on a vu, certes, quelle part de l'œuvre d'Ibn Hawqal et de Muqaddasî
représente cette plongée dans le peuple, allons plus loin : quel plaisir
ils ont pu éprouver, dans le souci, presque historique, de fixer l'instant,
pour le premier, dans le désir de tout voir, pour le second, quel plaisir
donc ils ont pu éprouver à ce contact avec le monde total, plaisir que
trahissent la fébrilité de la notation et, parfois, l'heureuse spontanéité
de la phrase. Mais je dis bien : trahir, spontanéité. Car tout cela leur
échappe, et ce plaisir, à la limite, est presque honteux. Honteux, d'abord,
parce qu'il ne saurait être une fin en soi, mais reste subordonné à un propos
extérieur à lui : la géographie, dont il n'est qu'un moyen d'information ;
honteux aussi parce que peu soucieux de l'expression littéraire consacrée,
je veux dire des fleurs de la prose rimée et de la poésie auxquelles on voit
bien que vont les préférences d'un Muqaddasî lorsqu'il veut hausser le
ton. C'est nous, ainsi, qui trouvons dans ces textes la poésie véritable,
celle qui se moque de la poésie, celle que nos auteurs ne ressentaient pas.
Si je m'étends un peu à ce sujet, c'est qu'il me paraît utile, à ce point
de l'exposé, de souligner combien les critères de ces écrivains les éloignent
de tout ce qui fait, à nos yeux, le prix du réel et de la littérature populaire
qui est une des formes de son expression. S'ils notent, au mieux, des pro-
verbes, des fêtes, des usages, c'est par conscience professionnelle, non par
goût. Les mêmes dispositions expliquent l'ambiguïté avec laquelle Muqad-
dasî revendique ses aventures et s'en excuse tout à la fois : ici encore,
c'est un honneur de savant, et non pas la recherche d'un plaisir en soi,
qui fait fustiger les auteurs « installés », proclamer hautement les dangers
courus ou les licences prises avec la religion et la morale. 1 On est donc
bien, si l'on veut, un picaro avant la lettre, mais un picaro presque repen-
t a n t : ni l'origine des auteurs 2 , ni leurs critères de la vie idéale, qui se
dégagent assez, par contraste, des lamentations sur l'existence qu'ils
ont dû mener pour la gloire de leur nom et de la science, ni leurs préfé-
rences fondamentales pour une expression recherchée, non, rien de tout

1. Le t o n et les termes de la prélace de Muqaddasî s o n t à c e t égard t o u t à fait révé-


lateurs : cf. trad., § 84-87.
2. Mais il e s t vrai que cet é l é m e n t n'est pas décisif, les picaros se définissant aussi
bien par le refus d'une position sociale que par l'absence, au départ, d'une telle position :
cf. supra, p. 139-140.

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La géographie dans son environnement 345

cela ne leur vient du peuple. A celui-ci, ils s'intéressent pour des motifs
extérieurs — politique, géographie, commerce — , mais sont incapables
de trouver en lui ce qu'on appelle une inspiration 1 : en un mot comme en
cent, ils n'en sont pas.
Ces conclusions concordent avec ce qu'on a dit plus haut, à propos
d'une inattention fondamentale aux difficultés des masses citadines ou
rurales. De toutes parts, cette littérature échappe au peuple, et l'origina-
lité des masâlik, qui le laissent au moins entrevoir, ne brise pas l'unité
que la géographie retire de son appartenance à ce qu'on pourrait appeler
une bourgeoisie de l'intellect, au sens où on l'a définie quand on a traité
d'Ibn al-Faqïh. On dira, certes, que les masâlik, par la révolution qu'ils
introduisent sous la forme du voyage, rompent avec la géographie anté-
rieure, celle des fonctionnaires ou des savants, qui était véritablement une
littérature de cénacle et ne meurt d'ailleurs pas pour autant avec l'appa-
rition des masâlik. Mais on a vu que tous les efforts des géographes du
i v e / x e siècle tendent, alors même qu'ils sont conscients de leur originalité,
non pas tant à la revendiquer comme telle qu'à la faire admettre par la
tradition : d'où l'invocation de l'autorité des prédécesseurs qui, même
critiqués, représentent l'indispensable référence à ladite tradition, d'où
aussi, la fidélité aux formes consacrées de l'art d'écrire. S'il fallait à toute
force trouver, sur ce plan-là, une différence entre les masâlik et la géo-
graphie antérieure, on pourrait dire, en tablant sur l'attitude du Fihrist,
que la géographie d ' a v a n t les masâlik est une géographie dûment sanc-
tionnée par la tradition littéraire qui l'enregistre avec le Fihrist, tandis
que la géographie des masâlik, assez originale, certes, pour que le Fihrist
sursoie à son admission, joue néanmoins toutes les règles du jeu pour
s'assurer, à plus ou moins long terme, une consécration de ce genre.
Les auteurs de masâlik peuvent donc, pour un temps, payer le prix de leur
vie errante et de la nouveauté de leur œuvre, ils appartiennent d'instinct,
et ne s'y trompent pas, à cette bourgeoisie de l'intellect dont on parlait
plus haut.
L a preuve en est que, l'information par le voyage mise à part, on peut
les peindre sous les mêmes traits essentiels qui caractérisent les lettrés
(udabâ') des m e / i x e et i v e / x e siècles. Tous, d'abord, sont tributaires, ne
serait-ce que par leurs lectures, de cette culture composite qui s'est élabo-
rée, en Irak et Iran surtout, par la rencontre de la tradition arabe et des
héritages étrangers. Culture, du reste, peu à peu figée, normalisée en forme
d'encyclopédie profane : au 1 v e / x e siècle, la terre insensiblement se f i x e 2

1. Sans invoquer ce qui n'est pas comparable (roman social, poésie populiste), on
pourrait songer, comme exemple d'une de ces inspirations, à l'exploitation littéraire
du thème du calendrier avec Le temps qu'il fait, d'Henri P o u r r a t .
2. J u s q u ' a u i v e / x e siècle, on discute de « la possibilité que la terre tourne autour de
son a x e ; mais dans les siècles suivants l'immobilité absolue est universellement accep-
tée • (C. A. Nallino, «Astronomie», dans El, t . I, p. 507).

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346 Géographie humaine du monde musulman

en même temps que les «portes» du raisonnement personnel (igtihâd)


se ferment. La nouveauté du contact avec le monde ne change absolument
pas, dans les masâlik, l'idée qu'on se fait de sa disposition et de son archi-
tecture, bien au contraire : Muqaddasï prouve que l'effort d'investigation
déployé à la surface de la terre va de pair avec une croyance indéracinable
aux règles de la cosmographie coranique.
L'essentiel, donc, pour tous, n'est pas tellement de creuser un savoir
que de le bien posséder. Quelles que soient les parts respectives qu'y
occupent l'Arabie, la Grèce ou la Perse, et quelque variation qu'y apportent
les options personnelles des auteurs, ce savoir puise aux mêmes sources.
Le lettré (adïb), dont l'image idéale nous est fournie, jusqu'aux années 950
de J.-C., par le kâtib à la manière d'Ibn Hurdâdbeh ou de Qudâma, est,
fondamentalement, un homme de la parole : c'est, d'abord, par la conver-
sation que les idées et les connaissances circulent. Comme d'innombrables
œuvres de la littérature arabe, la géographie, elle aussi, n'est souvent que
l'écho, enregistré par écrit, d'audiences de princes ou de juges, d'entre-
tiens à deux, de réunions à la mosquée et, enfin, de ces discussions noctur-
nes (samar) qui font, de cette civilisation comme de toutes les civilisations
urbaines de l'Orient et de la Méditerranée, par bien des côtés une civili-
sation de la nuit. Mais aussi, ces lettrés ne se contentent pas que de conver-
sations savantes, ils lisent tout autant : selon leurs moyens, ils s'appro-
visionnent à ces libraires que nous pouvons imaginer d'après le Fihrist,
ou bien ils consultent soit les archives officielles, pour les nécessités parti-
culières de leur recherche, soit les bibliothèques, privées ou publiques :
Muqaddasï nous a laissé, de celle de Sïrâz, un tableau incomparable dont
on retiendra les détails sur l'administration de l'institution, le classement
des livres et l'existence de registres et d'inventaires, mais, surtout, le fait
que l'accès des lieux n'est permis qu'aux notabilités : symbole, on le voit,
du caractère réservé de la culture, et aussi de l'appartenance de Muqaddasï
à cette classe des personnalités lettrées 1 , puisqu'il prend soin de nous
préciser qu'il connaît cette bibliothèque de fond en comble. 2
Dilettantes, scribes, voyageurs ou commerçants, la fonction sociale et
même l'origine de ces écrivains importent moins, au bout du compte, que
le trait commun qui les réunit : la culture. Il s'agit là d'une classe véritable :
celle qui lit et, à l'occasion, compose, celle qui, à défaut du sang, du rang
ou de l'argent, trouve dans son savoir le moyen d'accéder à une élite dont

1. Qui prend d'autant plus de relief ici qu'on n'oubliera pas que c'est au Fârs qu'il
semble avoir eu le plus de contacts avec le petit peuple (cf. supra, p. 318-319). Confirmation
supplémentaire, donc, de notre analyse des rapports entre la géographie des masâlik
et les masses. Malgré les aperçus que cette culture peut avoir sur d'autres milieux que
celui où elle natt, elle reste en vase clos, en ce sens qu'elle émane d'uneclasseetyretourne.
2. Éd. de Goeje, p. 449. Autres indications de bibliothèques, trad., § 11, 12 bis, 14
( a v e c reprise § 26).

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La géographie dans son environnement 347

elle est ainsi l'un des groupes : culture d'élite, donc, parce que, comme les
autres formes du pouvoir social, le savoir permet d'échapper à la condition
vulgaire, mais en même temps culture bourgeoise, dans la mesure où
l'idéal qu'elle propose reste, à l'égal de l'argent et à la différence du
sang ou du rang, accessible à tout homme m o y e n 1 doté des qualités
suffisantes : l'invitation à la culture et le célèbre « enrichissez-vous ! »
rendent un peu le même son.

L'esprit d'une classe : science, art et littérature

Si l'on veut maintenant s'essayer à pénétrer l'univers mental de ces


lettrés, on leur reconnaîtra une admiration profonde, presque d'instinct,
pour la science en soi : première chose créée par Dieu a , elle suffit à conférer
la marque de la beauté à des œuvres par ailleurs indigentes. 3 En outre,
une sorte d'accord unanime se fait jour, dans les textes des géographes,
pour poser les bases d'un véritable esprit scientifique, fondé sur la critique,
l'objectivité, la recherche et l'acribie, toutes qualités qu'on a rapportées,
avec Gâhiz, à la Renaissance du m e / i x e siècle et dont la tradition se mai-
tient, sous des formes diverses et pour ne parler que d'eux, à travers
Ya'qûbi, Ibn Rusteh, Mas'ûdï et les masâlik. Plus intéressant encore
apparaît le critère de relativité — au sens courant du terme —, latent dans
l'insistance avec laquelle les auteurs requièrent l'indulgence du lecteur en
invoquant la difficulté de bien savoir : sentiment que Ya'qûbï, entre tous,
formule le plus clairement : « J'acquis alors la certitude qu'on ne pouvait
rien savoir à fond et que nul homme n'avait le moyen de parvenir à la con-
naissance absolue ». 4 E n même temps aussi, la géographie est bien près
de cerner une des notions les plus fondamentales en matière de sciences
humaines, celle de différenciation, qui est, on l'a vu à propos- d'Ibn al-
Faqîh, à la base de ce concept de merveilleux ('agïb), si riche de signifi-
cation, et qu'on retrouve, formulée plus scientifiquement, chez Ibn Rusteh :
« De même que chacun de ces lieux possède une configuration qui lui est
propre et que n'ont pas les autres, il [en] est de même pour chaque ville,
et aussi chaque lieu sur lequel nous n'avons pas eu l'occasion d'insister.
Tous ces points, ainsi que leurs habitants, ont des caractéristiques et des
natures qui se manifestent par la diversité des physionomies des hommes,
par les animaux, les plantes, les richesses minérales, la chaleur, le froid,
les cours d'eau, les sources, les coutumes, la religion, les mœurs, par toutes

1. Cf. supra, p. 153.


2. Ibn Rusteh, p. 200 ; trad., p. 233.
3. C'est en ce sens qu'il faut entendre l'affirmation de Mas'ûdï (Prairies, § 503),
selon lequel le Kitâb al-masâlik wa l-mamâlik d'Ibn Burdâdbeh est, malgré ses erreurs
ou ses insuffisances, « le plus beau de tous ceux qu'on cite sur ce sujet».
4. P. 233 ; trad., p. 2.

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348 Géographie humaine du monde musulman

les choses qu'on trouve dans une ville à l'exclusion d'une autre. Ce fait
apparent est constaté dans les diverses régions et les principales villes ;
au point qu'on rencontre ces divergences entre des localités très proches
l'une de l'autre ». 1
Ce tableau séduisant 2 appelle toutefois quelques remarques : d'abord,
la science ainsi revendiquée pèche au moins sur un point. Elle hésite
en effet entre la spécialisation — corollaire de la relativité puisque celle-ci
se réduit d'autant plus qu'on limite le champ de la recherche 3 — et le
désir passionné d'éclectisme qu'impose le siècle et que l'adab résume
avec sa devise du tout un peu. Cette contradiction est perceptible dans
toutes les œuvres, même dans celles dont le propos se veut spécialisé
dans un ordre strictement géographique : sans même en appeler à ce
modèle qu'est Ibn al-Faqïh, on renverra par exemple aux thèmes des
merveilles du monde qu'on trouve, on l'a vu, jusque dans la sûrat al-ard,
aux ambitions d'une histoire partout présente et, pour résumer cette
oscillation d'ensemble du savoir, à la préface de Ya'qûbl : celui-ci annonce
bien une limitation de sa recherche à la géographie : « nous considérons
ce livre comme un sommaire de documentation sur les pays » ; mais, tout
aussitôt, il invoque la parole, extrêmement révélatrice, d'un « sage » :
« mon ambition ne va pas jusqu'à convoiter le summum de chaque science
ni jusqu'à en posséder la perfection, je me borne à connaître les faits
qu'il n'est pas permis d'ignorer et qu'un homme raisonnable ne peut
décemment contester » * : d'où il apparaît clairement qu'ayant à choisir
entre l'approfondissement d'une discipline spécialisée et l'élaboration,
à partir d'un noyau central constitué par cette discipline, d'une sorte de
panorama général de la connaissance, la géographie, tout comme les autres
sciences, essaie de faire la part aux deux : hésitation dont le contenu
du Kitâb al-buldân témoigne en effet amplement.
Si l'on considère, maintenant, les fins assignées à la connaissance, on
peut, en ce domaine, poser a priori deux options possibles. Ou bien la
science trouve sa justification en elle-même, elle est alors recherche,
comme telle ouverte, libre et désintéressée, mais aussi, du même coup,
difficile, et l'effort qu'elle suppose en fait le lot d'une élite, assez armée
intellectuellement pour s'y adonner : telle était la position d'un Gâhiz. '

1. P. 102-103; trad., p. 114.


2. Voir le remarquable portrait du savant tracé par MaqdisI, Création, t. I, p. 4-5.
3. Ce sentiment perce clairement dans les reproches adressés par Muqaddasï à
ûayhâni (trad., § 11), coupable d'avoir sacrifié des chapitres entiers de la géographie
au profit de connaissances étrangères à cette science.
4. P. 233 ; trad., p. 3 (souligné par nous).
5. Comme illustration supplémentaire à ce qui a été dit à ce sujet au chap. II, on
renverra à un remarquable passage des Hayawân, t. III, p. 373-379, où l'auteur dé-
montre, à propos de certains mystères de la nature, la nécessité de renoncer à quelques
critères de la pensée courante si on veut rendre ces phénomènes intelligibles.

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La géographie dans son environnement 349

A l'inverse, on peut définir la connaissance par l'utilité et pour le plus


grand nombre, mais on la lie alors à des critères d'observation et de percep-
tion courante accessibles à la masse des hommes : on pensera ici au Calen-
drier de Cordoue ou à la Relation, dans la mesure où ils mettent à la dispo-
sition d'une large population d'utilisateurs éventuels les données de l'expé-
rience ou de la tradition. Mais on a vu que, de son côté, l'adab a peu à peu
imposé l'élaboration d'un catalogue de connaissances dont les grandes
rubriques sont fixées une fois pour toutes et dont la fonction essentielle
est de permettre aux initiés comme Ibn al-Faqïh de se [reconnaître à
ce savoir commun et, tout autant, aux formes consacrées dans lesquelles
ils l'expriment. On définit ainsi, au bout du compte, non pas deux, mais
trois modes de la connaissance : l'une ouverte sur le plan du savoir 1
et close sur le plan du public, l'autre close sur le plan du savoir 2 et ouverte
sur le plan du public, la dernière, enfin, close sur le plan du savoir et close
sur le plan du public. 3
La littérature étudiée dans cet ouvrage fournit, on vient de le voir,
des représentants de ces trois tendances. Mais pas en nombre égal, t a n t
s'en faut. Si l'on veut bien convenir que la deuxième de ces options est
marginale et se souvenir, d'autre part, que le travail de codification de
l'adab, en forme de catéchisme profane, est entamé, avec Ibn Qutayba, dès
la fin de la période « gâhizienne », imposant, on l'a vu, le masque d'une
culture commune même aux auteurs qui se révélaient les plus aptes à une
véritable recherche, comme Ibn Rusteh ou Mas'ûdî, on conclura que la
grande, la très grande majorité de la littérature géographique arabo-
musulmane reste fille de l'adab, entendu à la fois comme une préférence
donnée à la consignation sur la libre recherche et comme une culture de
classe. Sans doute évoquera-t-on le cas des masâlik et dira-t-on que Muqad-
dasï, par exemple, choisit la seconde des options signalées lorsqu'il assigne
à sa géographie une utilité universelle et la fonde sur ce que nous appelle-
rions le bon sens (ta'âruf). Mais celui-ci, comme on l'a vu, est avant tout
un principe méthodologique, armature de raisonnements et de discussions
où se révèle, beaucoup plus qu'un vulgarisateur, un juriste ferré à glace.
Pas plus que pour la philosophie de Descartes, l'invocation de ce bon sens
ne suffit à créditer la géographie de Muqaddasï d'une audience dépassant
le cercle des initiés. E t si, de la même façon, elle peut songer à son utili-
sation éventuelle par le plus grand nombre, elle ne se prive pas de faire,

1. Encore que défensive, au moins avec Gâhiï, sur le plan des valeurs.
2. J'entends par là qu'elle se meut dans les limites de la perception courante, qu'elle
n'est donc pas recherche, mais consignation.
3. On objectera peut-être que l'accès à cette classe, comme on l'a dit à propos d'Ibn
al-Faqîh, est libre à tout postulant. Sans doute, mais à la façon de toute société ini-
tiatique : elle ne s'en ouvre pas pour autant au dehors, n'en change pas pour autant son
esprit ni ses rites.

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350 Géographie humaine du monde musulman

avec certains de ses thèmes ou par son art d'écrire, tout ce qu'il faut pour
obtenir, d'abord, le satisfecit des lettrés.
Pour ces tenants de Yadab, donc, la connaissance est à la fois un savoir
et un moyen de communication : d'où l'importance que revêtent les ques-
tions de langage et de forme, d'où la contrainte qui lie la science à la litté-
rature, d'où, enfin, les critères auxquels ce savoir est jugé : 011 ne se préoc-
cupe pas tellement de décider s'il est vrai, mais s'il « passe ». 1 II relève
ainsi, en définitive, de critères quasi esthétiques qui muent presque la
communication en complicité : celle que donnent, aux adeptes des mêmes
goûts, les plaisirs de la table", les arts plastiques, ¡la poésie ou la
musique et qui repose à la fois sur une commune sensibilité à la prouesse, à
l'exploit de l'artiste 3 , et, parce qu'il s'agit là de plaisir plus que de
jugement, sur une sorte d'incapacité à analyser cette perfection. Le savoir
bien su, la leçon bien dite, qui portent eux aussi la marque du virtuose,
sont acceptés d'emblée, en une communion tacite, sans qu'on soit capable
d'énoncer autre chose que ce que Mas'udï disait à propos du livre d'Ibn
Hurdâdbeh 4 : c'est beau.

L'esprit d'une classe : art de vivre et savoir-vivre

Puisqu'on juge ainsi les productions de l'esprit à des critères de réussite,


il ne saurait y avoir de science réellement objective, impersonnelle. E t il
est bien vrai que cette géographie, loin d'être un monde sans âme, est
toute frémissante, on l'a dit dès les premières pages de ce livre, des goûts
et des inquiétudes de ses auteurs. Si on la considère dans un contexte
très général, on peut dire qu'elle représente un savoir sur la défensive.
Ici encore, les tendances qui se font jour dès Ibn Qutayba, puis se cristal-
lisent dans Yadab, sont décisives. On a parlé, à propos de cet auteur,
de savoir militant, autrement dit qui vise, devant les premiers signes du
déclin temporel et de la dispersion spirituelle que la libre recherche lui
paraît favoriser, à ériger en un ensemble de dogmes — on a dit ailleurs :
un catéchisme — une connaissance profane dont la tradition arabo-musul-

1. Cf. 1'« audience », 1'« attente », 1'« approbation » citées supra, p. 163, note 6. A noter
également, toujours à propos d'Ibn al-Faqîh, que le livre est lait pour « s'attirer les
cœurs » (p. 164, note 1) ; cf. enfin Kitâb al-buldâri, p. 195 i.f., où l'on assigne comme b u t
à l'ouvrage le terme ambigu de fann (« branche de la science », « discipline », mais aussi
« art»), ce qui justifie le mot d'« esthétiques» que nous employons un peu plus loin. L e
climat éminemment subjectif dans lequel est reçu l'art est admirablement rendu dans
la Maqâma êi'rigya de Hamadânï.
2. Par contraste, au nombre des épreuves que lui a values son existence errante,
Muqaddasï parle (trad., § 8 4 ) de potages, de pâtés et de bouillies.
3. Cf. ce que dit Muqaddasï à propos de la décoration de la mosquée de Damas :
trad., § 139 i.f.
4. Cf. supra, p. 347, note 3.

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La géographie dans son environnement 3ol

mane est la clé de voûte. La géographie, même quand on sent ses auteurs
très réservés sur certaines formes séculières de la primauté arabe, ne r e m e t
cependant pas en cause la solidité de la foi en l'Islam. Tout se passe en
effet comme si cet attachement à la religion, au-delà des prises de position
ethniques ou politiques, était ressenti d'instinct comme une sauvegarde,
face à cette croyance universellement répandue alors que le monde est en
décadence continue depuis la mort du Prophète : « J e vois, avait dit
celui-ci du haut d'une tour de Médine, les discordes à l'intérieur de vos
demeures comme les points de chute de la pluie » 1 , et Ibn al-Faqïh,
reprenant le thème, d'égrener la litanie des ruines à prévoir, telle ville
ou telle nation suivant telle autre, en une course irrémédiable vers une
apocalypse sans salut. 2
U n pareil pessimisme devant l'histoire explique, d'abord, cette réaction
d'auto-défense, que l'adab traduit, à sa manière, avec un savoir constitué,
codifié, dont on a vu que la géographie, comme les autres disciplines,
est, dans son ensemble, tributaire. On comprend mieux aussi un mouve-
m e n t de repli sur soi, vers les régions centrales de l'Empire, mouvement qui
est, dans l'ordre spatial, la réplique de ce passéisme par lequel on cherche
une perpétuelle référence à la période bénie des commencements de
l'Islam. Ya'qûbï ne fait pas autre chose que réduire la douceur de vivre
au périmètre de Bagdad, lorsqu'il parle de l'Arménie « lointaine », « glacée »,
« entourée d'ennemis», de l'Ifrîqiya toujours déchirée, du ôibâl et de ses
Kurdes, rudes comme leur pays de gel et de neige, de ce ÏJurâsân «qui se
perd vers l'Extrême-Orient et est entouré de tous côtés par des ennemis
farouches et éminemment batailleurs », de ce Hedjaz, enfin, où la vie est
si difficile. 3 Ce thème de la prééminence irakienne, du reste vieux comme
le monde, est constant chez les auteurs. Même ceux qui, en raison de la
décadence abbasside, ont dû tourner leur admiration ailleurs, vers Le
Caire notamment, reprennent à l'envi, fût-ce entre deux critiques, la
louange du pays mésopotamien, berceau du bonheur et de la culture.
Sans doute, avec le temps et la contradiction qu'il implique entre l'idéal
et le réel, ce souvenir devient-il pure convention. Mais il est des conventions
qui ont la vie dure : si on les dit, et même si, pour son propre compte,
on n'y croit guère, c'est bien parce qu'on sait qu'elles répondent, au moins
chez certains, à une attente qui peut n'être pas qu'esthétique : car il
y a des images, et particulièrement celles du bonheur disparu, que leur
infinie répétition sur les lèvres humaines n'arrive pas à priver de leur
charme. Quoi qu'il en soit, et qu'on le croie sincèrement ou qu'on le répète
par jeu, l'Irak est le dépositaire d'un a r t de vivre (adab), tout comme la

1. Ibn Rusteh, p. 64 ; trad., p. 67.


2. P. 257-258.
3. P. 236 ; trad., p. 8 : le passage est pris justement à un éloge de Bagdad.

André Miquel. 26

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352 Géographie humaine du monde musulman

Grèce est synonyme de philosophie, l'Inde de science et la Chine d'habileté


technique. 1
Nous venons de parler d'art de vivre, en traduisant ainsi, pour une fois,
le mot d'adab. Car il est bien vrai que celui-ci, entendu au sens le plus
large, comme un savoir total, fait une très grande place aux considérations
qui règlent la conduite de la vie. On ne sera pas étonné, ici non plus, de retrou-
ver le même instinct défensif, le même repliement sur soi, exprimés cette
fois sous la forme d'un épicurisme qui, comme son prédécesseur grec,
est bien l'indice des regards défiants qu'on jette autour de soi sur le monde
et les hommes. Pour tous nos auteurs, il importe de se procurer, face aux
hasards de l'existence, cette assurance que constituent des moyens de
vivre suffisants ; sans cette kifâya, comme ils disent, pas de savoir possible :
on n'en a ni le temps ni les forces. 2 Une fois de plus nous retrouvons
associés l'un à l'autre, mais ici sous une forme plus révélatrice de la
hantise du sort commun, ces principes bourgeois que sont le savoir et
l'argent. Muqaddasî donne cette association comme un privilège du- para-
dis irakien, Gâhi? stigmatise « la pauvreté crasse qui distrait de la connais-
sance » et Ibn al-Faqïh, plus insistant encore, déclare tout net que la kifâya
tient lieu de patrie. 3
De la même façon, donc, qu'elle se reconnaît à une culture commune,
cette classe des lettrés partage un même art de vivre où la recherche d'une
certaine facilité matérielle, pendant au désenchantement dont on parlait
plus haut, joue son rôle. Si l'on considère, maintenant, non plus les attitudes
par lesquelles le groupe répond aux sollicitations extérieures et qui compo-
sent cet art de vivre, mais le savoir-vivre qui est, lui, le code interne
régissant les rapports des membres dudit groupe, on constatera, ici
encore, les effets du même instinct général de défensive. Si, dans son
besoin de cohésion, l'Islam maintient strictement immobile une culture
profane tout entière codifiée, rien d'étonnant alors à ce que le savoir-
vivre, qui fait partie intégrante de cette culture et se désigne comme
elle par le terme inchangé d'adab, porte la marque de cet immobilisme
d'ensemble. On dirait finalement que l'Islam, qui poursuit un rêve d'unité
à travers une culture immuable, délègue, à la classe qui en est la déposi-
taire, le même besoin de solidarité que traduit ici la croyance en un code
de rapports internes régissant l'honneur, l'étiquette, la table ou la conver-
sation. 4

1. ô à h i î , Manâqib al-Turk, p. 38 et passim.


2. On tait évidemment la réciproque, qui est que, si l'argent est à la base du savoir,
le savoir, par le mécénat, peut être source de profits.
3. Cf. Muqaddasî, éd. de Goeje, p. 33 ; trad., § 59 (et note 2) ; Gâhi?, Manâqib at-
Turk, p. 4 5 ; pour Ibn al-Faqxh, cf. supra, chap. IV, p. 114.
4. Ces rapports aussi sont perceptibles dans nos textes, au moins sous cette forme
négative qui est l'étonnement suscité par des pratiques contraires : cf. Muqaddasî,

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La géographie dans son environnement 353

Si l'on ajoute à tout ce qui vient d'être dit l'inattention aux problèmes
sociaux, signalée plus haut, et, aussi, la nature et l'impact d'une éducation
qui se définit comme un privilège de fait on sera tenté de conclure à un
égoïsme de classe. Pourtant, si leur culture et, surtout, une assez grande
facilité matérielle permettent incontestablement à ces lettrés de goûter les
charmes d'une vie sans souci 3 dans une sorte d'univers clos, il n'en fau-
drait pas pour autant conclure, pas plus qu'on ne pourrait le faire pour
l'épicurisme grec, au laxisme. La rançon du bonheur, c'est, ici, précisément
la conscience de l'éminente faveur qu'il représente, et l'appartenance à
l'élite qu'il circonscrit implique donc une responsabilité : celle d'incarner,
aux yeux de l'ensemble de la société islamique, ces valeurs dont on est,
par excellence, le dépositaire. Crâlji?, qui, on l'a vu, fait de la recherche
d'une morale le but suprême du savoir, définit celui-ci dans une adjuration :
« Vous qui êtes l'élite, ne raisonnez pas comme le vulgaire, car vous aurez
à répondre de la grâce qui vous a été faite » 3 ; cet appel, la géographie
y répondra, encore que sur un ton plus modeste, par l'allure moralisante
qu'elle se donne volontiers 4 et par sa religiosité d'ensemble : pour tous,
l'exercice de la géographie se confond avec la pratique de la vertu. '

éd. de Goeje, p. 338, 399 (usages alimentaires), 399 (mœurs des femmes), etc. ; cette
référence implicite aux bonnes mœurs, au bon usage, est constante dès qu'il s'agit de
textes consacrés à l'étranger, comme la Relation.
1. La Relation (§ 48) estime sans doute le fait assez exceptionnel pour noter qu'en
Chine, « dans chaque ville il y a une école et un maître d'école pour instruire les pauvres
et leurs enfants », ces maîtres étant « nourris aux frais du Trésor » ; intérêt confirmé par
§ 36 : « Pauvres ou riches, petits ou grands, tous les Chinois apprennent à tracer des
caractères et à écrire. »
2. Ici aussi, on fera peut-être des réserves pour les auteurs de masâlik, et il est bien
vrai que leur existence errante les éloigne de cet idéal de vie. Mais cela reste, précisément,
leur idéal, le voyage étant, à leur yeux, on l'a vu, le tribut qu'on ne peut se dispenser de
payer à la connaissance. Du reste cette vie errante elle-même connaît de larges époques
de bon temps, et le fait même qu'on peut la mener suppose une certaine aisance maté-
rielle : Muqaddasï (trad., § 87) nous dit qu'il a dépensé 10 000 dirhems rien qu'en dépla-
cements : il ne s'agit donc pas de ce point de rupture où la pauvreté, par sa constance
et son intensité, fait, comme ftâhi? le laissait entendre, de l'homme une brute. Il
faudrait ajouter, enfin, que cette fraternité des lettrés, qu'on retrouve de ville à ville,
atténue alors considérablement les effets de ce que nous appellerions le déracinement.
Au bout du compte, on ne peut vraiment pas parler de vie malheureuse.
3. Hayawân, t. III, p. 302 i.f.
4. Par exemple dans les préfaces ou les jugements portés sur les habitants de tel
ou tel pays.
5. Ce qui explique, par contre-coup, les excuses que Muqaddasï se croit obligé d'in-
voquer lorsque les nécessités de la science le forcent à prendre ses aises avec les comman-
dements : encore dit-il qu'il ne s'agit là que de l'utilisation de tolérances légales, non
d'infractions véritables : trad., § 87.

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354 Géographie humaine du monde musulman

L'esprit de référence et l'esprit de système

La façon dont est traité le contenu des ouvrages qui ressortissent à la


géographie, la méthode si l'on préfère, n'est pas moins représentative,
elle non plus, du climat culturel de l'époque. Fondamentalement, il s'agit
là d'une littérature de c o m p i l a t i o n c e qui se conçoit fort bien puisque
l'originalité, le talent consistent non pas à aller contre une tradition,
mais à démontrer qu'on la possède mieux, qu'on s'y inscrit mieux que
t o u t autre. La même référence explique, quand l'occasion l'exige, l'emploi
de l'isnâd, cette chaîne ininterrompue de témoins qui permet de remonter
jusqu'à l'époque de référence désirée et qui fait alors, de la littérature
écrite, le simple enregistrement de traditions orales. L'histoire, on le sait,
a largement, au moins dans ses débuts, usé du procédé, ce qui lui confère,
en ces siècles de contacts entre cultures différentes, une puissante origi-
nalité, un parfum d'arabicité incontestable. C'est peut-être, justement, à
son importance, à son intrusion, maintes fois signalée, dans le domaine
de la géographie, qu'il faut attribuer l'usage que celle-ci fait parfois de
l'isnâd. Cet emploi semble normalement viser en priorité les références
arabes 8 ou non écrites. ' Toutefois, des critiques se font jour peu à peu
contre ce procédé : on le juge d'un appareil encombrant et finalement
peu sûr dès qu'on tente de l'appliquer aveuglément, sans les indispensables
garanties de la continuité. Toutes ces réserves, qui vont de pair avec
l'apologie de l'effort personnel (igtihâd), percent chez Mas'ûdl «,
qui confirme ainsi un mouvement d'ensemble : au iv e /x e siècle, Visnâd
est en baisse et il disparaît à peu près totalement, par exemple, de la
géographie des masâlik : Ibn Hawqal se contente de citer l'autorité,
écrite ou orale, dont il tient ses informations, sans remonter au-delà. »
Or, ce mouvement de libération de l'isnâd, dont témoigne alors toute
la littérature profane, même l'histoire », va de pair avec une extension
de cette méthode dans les sciences religieuses et notamment dans le fiqh.
Sans vouloir traiter de l'ensemble de ce mouvement, et pour-se limiter

1. Même les masâlik, qui en renouvellent l'esprit par la systématisation de l'infor-


mation personnelle, mettent l'information livresque au nombre de leurs sources
essentielles.
2. Cf. par exemple Maqdisï, Création, t. I, p. 136-137 (problèmes touchant a u x ori-
gines de la Création).
3. C'est le cas, notamment, de Mas'udï : cf. Pellat, introd. à la trad. des Prairies, p. VI.
4. Cf. par exemple Prairies, § 291.
5. Le cas de Muqaddasï, plus traditionnel en apparence, sera traité un peu plus loin.
<i. Si l'on peut invoquer, en faveur du maintien de isnâd, l'histoire de la littérature
à la manière d'Abû 1-Farag al-Içfahânï, et, bien entendu, l'histoire proprement dite à
la manière d'un Tabarï, la méthode d'un Dînawari, celle d'un Sûlï, sans parler de
Mas'udï historien, représentent autant de libertés prises avec la rigidité de la méthode
de 1 isnâd : cf. Wiet, Introduction à la littérature arabe, Paris, 1966, p. 114 sq.

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La géographie dans son environnement 355

aux géographes, on peut, semble-t-il, estimer que la substitution progressive


de la mention d'une seule autorité à une chaîne de garants est signifi-
cative de la solidité du corpus de la connaissance profane enregitrée dans
Yadab : en un milieu qui participait d'une culture commune désormais
codifiée, il suffisait de dire : «un tel a affirmé...», «d'après un tel...»,
pour que, le réflexe jouant, le public enregistrât immédiatement le point
à fixer. E t ici, il faut s'arrêter un instant à Muqaddasï. A première vue,
cet auteur est en retard sur son siècle : lui seul, à une époque et en un genre
qui semblent prendre leurs distances avec Visnâd, fait de ce procédé un
usage constant. 1 On invoquera, bien sûr, sa formation juridique, mais
elle n'explique pas tout. En réalité, si l'on compare Muqaddasï à Ibn
Hawqal que l'on vient de citer, c'est Ibn Hawqal qui est, sur ce plan, le
retardataire et Muqaddasï l'homme de son temps. Le iv/x e siècle est, on
l'a dit, une période d'affrontement ouvert entre propagandistes sunnites
et sï'ites : or, un des points chauds de cette lutte, qui explique l'impor-
tance de Visnâd dans la littérature théologico-juridique, tient aux efforts
faits, par les adeptes de l'un et l'autre camp, pour tirer à eux le patro-
nage du Prophète et de ses Compagnons. De quelque bord qu'on soit,
cela implique qu'on rompt avec l'imitation aveugle des docteurs (taqlïd)
pour retourner à l'esprit des commencements de l'Islam, pour substituer,
en d'autres termes, l'esprit de référence à l'esprit de système. A cette
opération, l'isnâd est évidemment indispensable 2 , mais, tout autant,
un certain esprit d'innovation dans le raisonnement, dont H. Laoust a
bien montré que, loin d'être l'apanage des Sï'ites, il appartenait aussi à
l'orthodoxie, fût-elle la plus stricte. 3 L'effort personnel (igiihâd) de
Muqaddasï en matière de raisonnement et de savoir revêt ainsi un double
aspect : sur le plan religieux, il sert à contester, avec la pensée sï'ite
modérée, les outrances de l'orthodoxie, mais aussi du sï'isme lui-même ;
sur le plan profane, il tend au remplacement d'un formalisme étroit, d'une
imitation servile des prédécesseurs, musulmans ou étrangers, par un retour
à l'ordre des choses, à l'usage commun (ta'âruf). Dans l'un et l'autre cas,
l'Islam des origines devient la référence de base : qu'il s'agisse de pratiques
religieuses ou du nombre des mers 4, de norme ou de vérité, le Coran et

1. Cf. éd. de Goeje, p. 15, 21, 42-43, 74, 78, 81, 95, 105-106, etc.
2. Ce n'est pas un hasard si le Kitâb al-ajâni, cet « admirable instrument de la pro-
pagande Sï'ite » (Laoust, Schismes, p. 139), pratique si délibérément Visnâd. Ce procédé
du retour aux sources est visible, conjointement dans le sunnisme et le Sï'isme, à travers
les œuvres d'Abü Bakr al-Ballâl (mort en 311/924) et de Kulaynï (mort en 329/940) :
cf. Laoust, op. cit., p. 125, 149-150 ; sur l'esprit de ce retour aux sources, cf. ibid., p.
114 sq., 123 sq., 174 sq., 388-390, 393.
3. Schismes, p. 115 i.f. et passim.
4. Trad., § 39 sq. La religion peut être aussi invoquée pour délimiter une province
(éd. de Goeje, p. 115-116, 386 sq.), pour préciser la nature des mers (trad., § 31, 32, 37),
etc.

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356 Géographie humaine du monde musulman

son temps sont symboles de raison, symboles de bon sens qui étayent sans
cesse les données de l'observation et de la réflexion. Mais, on le voit,
il ne s'agit en aucun cas, pas plus ici que dans le hanbalisme, d'en venir
à une pensée personnelle : la revendication d'un libre jugement ne fait,
au contraire, que substituer une tradition éclairée à une tradition aveugle,
et la victoire de l'esprit de référence sur l'esprit de système ne vise à rien
moins, en définitive, qu'à ériger cette référence en système.
Jamais, ainsi, l'on ne quitte un système de relations avec autrui, jamais
l'on ne se meut dans l'exercice d'une pensée réellement indépendante.
Même si, méthodologiquement parlant, les auteurs peuvent faire preuve,
ici ou là, d'originalité, l'unité du fonds commun auquel ils puisent accuse,
de l'un à l'autre, un relief saisissant. De cette unité, nous tenons, au niveau
de la mise en forme, une preuve de choix : le plagiat. Voyager dans le
texte des autres, voir avec les yeux d'autrui : nous avons, chemin faisant,
employé ces expressions pour traduire un état de choses qui rend difficiles
les études sur tel ou tel écrivain pris en particulier 1 , mais ne gêne pas
le sociologue, soucieux avant tout de thèmes communs, et même rend
de signalés services à l'historien de la littérature. 2 On pourrait jouer à
dresser la liste de ces plagiats : on opposerait ainsi le plagiat scientifique
et le plagiat impudent, que distingue la citation des sources ou son ab-
sence 3, le plagiat littéral et le plagiat élaboré 4, le plagiat de première

1. De cette difficulté d'attribuer à chaque auteur ce qui lui revient, le cas Içtaljrï-Ibn
Hawqal offre une illustration exemplaire.
2. Un exemple : ôayhànï a incorporé dans le sien tout l'ouvrage d'Ibn tJurdâdbeh,
sur une version d'ailleurs plus complète que celle qui nous est parvenue. E t nous
retrouvons ainsi, chez Idrîsï qui a travaillé d'après Gayhânï, des passages d'Ibn B u r -
dâdbch que l'actuelle version du Kitâb al-masâlik wa l-mamâlik ne comporte pas :
cf. de Goeje, introd., au t. V I de la BGA, p. X V I .
3. On nous dispensera de donner des exemples du premier. Pour le second, cf. Istabrï,
p. 25 (1. 4) — Ibn Hawqal, p. 33 (1. 13-14), avec reprise de l'expression « j'ai vu».
De même, un informateur qu'Içtabrî donne comme un témoin oculaire (p. 26, 1. 2 :
abbarani mari ra'a) est indiqué par Ibn Hawqal (p. 35,1. 8) avec une variante : ahbarani
mari yu'rafu bima'rifati tilka n-nâhiya (« un informateur réputé pour sa connaissance
des lieux »). Cf. également, pour un même texte, la reprise de la même formule : « il
m'est revenu que...» ( b a l a $ a n i ) : p. 26 (I. 16)-37 (1. 5), 26 (20)-37 (16), 27 ( 1 0 - l l ) - 3 9
(5-6), 37 ( 1 5 ) - 3 9 (12-13). Sauvaget (introd. à la Relation, i.f.) cite ainsi un certain
nombre de «coquilles» provenant de démarquages imprudents. J ' e n ai trouvé, pour
mon compte, après de Goeje, une de taille chez Ibn al-Faqïh (p. 84, note e) : cet
auteur parle, à'propos du pays de Tanger, d'un chef nommé Ishâq b. Muhammad b. 'Abd
al-Hamîd, qui y exercerait «actuellement» (al-yawm), dit-il, son autorité. Or, le person-
nage en question est mort en 192/808, soit un siècle environ avant qu'Ibn al-Faqïh
compose.
4. Pour le premier, on se reportera aux exemples d'Içtabrî et d'Ibn Hawqal cités
à la note précédente. Exemples du second : les parages dangereux de la mer Rouge chez
Hamdânï, p. 127, et Muqaddasï, éd. de Goeje, p. 11-12 (trad., § 29-30), qui développe
le texte initial et adopte un cheminement inverse.

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La géographie dans son environnement 357

main et la chaîne de plagiaires 1 , le plagiat à court intervalle, enfin,


et le plagiat à long terme. a Dans tous les cas, la fréquence et la varitété
du procédé attestent, d'un auteur à l'autre, l'appartenance à une culture
commune, mais aussi la logique naturelle de la méthode suivie pour traduire
cette communauté dans les faits. Loin d'être une faiblesse ou une facilité,
l'emprunt (intihâl), comme on l'a dit à propos d'Ibn al-Faqïh, est la
sanction de la connaissance et de l'art tout ensemble : c'est par lui qu'on
démontre, en un jeu subtil, qu'on est assez fidèle à l'esprit de ses classiques
non seulement pour les bien connaître, mais encore pour parfaire, à partir
de leurs textes qu'on remodèle ou amplifie, une tradition dont on prétend
être, mieux qu'ils ne le firent, le dépositaire. De ce point de vue, la création
ne se conçoit guère que sous la forme de retouches perpétuellement appor-
tées à un legs commun.
On objectera peut-être la réalité du contact avec le monde, l'aventure
personnelle, ainsi que les vécurent bon nombre d'auteurs, et notamment
ceux des masâlik. Mais cette vision, il faut y insister, ne remet pas en
cause la culture elle-même, ses sources fondamentales, son armature, ses
traditions, ses démarches. Au mieux, le témoignage direct ('iyân)
apporte des éléments nouveaux à des catégories de pensée préexistantes
qui s'appellent monde, création, Islam ou histoire. Fait plus significatif
encore : ces données du 'iyan n'échappent pas à la puissance assimila-
trice de l'adab, qui, sans égard au temps qui passe, les englobe en les
figeant telles quelles, dans l'instant où elles ont été recueillies. Comme les
thèmes de la littérature administrative 3, le 'iyân n'est, après tout, qu'un
accident dans la carrière de l'adab, une espèce de corps étranger digéré
aussitôt qu'apparu. On distinguera ainsi facilement, dans la littérature
géographique, trois phases d'apparition et d'assimilation du 'iyân : la
première, avec la Relation ou Ibn Fadlân, est celle des voyages à l'étran-
ger, dont les œuvres du iv e /x e siècle, celles de Mas'ûdï par exemple \
nous montrent les données intégrées au trésor de l'adab. La seconde
phase naît, avec les masâlik, de considérations extérieures à la géographie :
politique, religion, commerce, le contenu de ces ouvrages passant dans
les encyclopédies et les compilations d'après l'an mil. La troisième, enfin,
qui excède les limites chronologiques de cette étude, est celle du journal
de voyage (rihla), qu'inaugure avec éclat Ibn Gubayr, mais que ses

1. Cf., pour l'itinéraire de La Mekke à Tâ'if, Ibn Hurdâdbeh, p. 134 ; Ibn Rusteh,
p. 184 ; Qudâma, p. 187-188. Autre exemple avec le thème du poisson avaleur avalé :
Relation, § 2 ; Ibn tJurdâdbeh, p. 61 ; Merveilles de l'Inde, p. 199. Dans son commentaire
de la Relation, Sauvaget donne systématiquement, pour chaque passage, les emprunts
et plagiats postérieurs.
2. On renverra ici à ce qui a été dit pour Ibrahim b. Ya'qûb et ses transmetteurs,
au chap. IV, et, pour Ibn al-Faqïh et Yâqût, au chap. V.
3. Cf. supra, p. 104-106.
4. Cf. Prairies, éd. Pellat, p. 119, note 2, p. 133, note 1, p. 321, note 1, p. 343, note 1.

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358 Géographie humaine du monde musulman

successeurs, Ibn B a t t u t a déjà, et surtout 'Abdari et 'AyyàSï, gauchissent


dans le sens voulu par la culture traditionnelle, je veux dire vers l'exposé
dogmatique et le style précieux. 1 De tous les mécanismes de Yadab,
qu'on a étudiés à propos d ' I b n al-Faqïh, ce sont peut-être, ainsi, ceux de
défense qui jouent avec le plus d'efficacité.

Langue et style : expression médiane et expression artistique

On s'étonnera peut-être de voir attribuer une place si modeste aux


questions de langue et de style. C'est q u ' à la vérité elles offrent à notre
étude, pour des raisons opposées, assez peu de ressources : si nous voulons
les aborder en linguiste, nous arriverons t r o p t a r d , après l'abondante
moisson q u e J . Fiick a tirée de ces t e x t e s 2 ; si nous nous intéressons à
la stylistique, nous trouverons peu d'intérêts à des ouvrages qui se situent
en dehors des grandes réussites de la littérature arabe, dont ils s'essouf-
flent, au mieux, à n'être que des imitations.
Du reste notre propos se situe-t-il en dehors de ceux-là. Il s'agit unique-
m e n t , dans l'esprit général de cette étude, de r a t t a c h e r les moyens d'expres-
sion qu'utilise la géographie aux conditions de leur siècle et de leur
milieu. E n ce qui concerne la langue, on p e u t résumer l'ensemble des
faits en p a r l a n t d'expression médiane, laquelle expression n'est pas syno-
n y m e , t a n t s'en f a u t , de « moyen-arabe» au sens où l'entend J . Fiick 3 :
p a r r a p p o r t , en effet, à l'arabe des origines, qu'essaie de maintenir la
tradition grammaticale et puriste, ce « moyen-arabe », langue essentielle-
m e n t parlée, se définit p a r des manifestations d'indépendance lexicale
aussi bien que s t r u c t u r a l e . 4 Or, si nos a u t e u r s sont incontestablement
tributaires d'un langage largement ouvert a u x vocables étrangers ou
dialectaux, ils n'en m a i n t i e n n e n t pas moins, dans les textes, les structures

1. Cf. B l a c h è r e , EGA, p. 3 1 6 i.f. sq.


2. 'Arabiya, trad. par C. D e n i z e a u , Paris, 1955. Il va sans dire qu'il reste, dans l'ordre
linguistique m ê m e , à tirer un a u t r e parti de ces t e x t e s : o n essaiera, dans le v o l u m e qui
suivra celui-ci, de poser, à partir d ' e u x , les r u d i m e n t s d ' u n a t l a s l i n g u i s t i q u e et dialectal
de l'Islam à c e t t e é p o q u e .
3. Qui se place, d u reste, par ce t e r m e , dans l ' o p t i q u e d i a c h r o n i q u e de l'histoire de la
l a n g u e (op. cit., p. 87 : voir aussi la série « arabe classique», « m o y e n - a r a b e ancien»,
« m o y e n - a r a b e » et « arabe m o d e r n e » dans l'art, d e C. R a b i n , M. K h a l a f a l l a h , J. Fiick
et H. Wehr : El [2], t. I, p. 5 8 2 - 5 9 2 ) , tandis que notre é t u d e , qui prend place t o u t
entière dans le troisième d e s q u a t r e stades énuinérés, n ' a b a n d o n n e guère la synchronie.
4. Encore que J. Fiick e s t i m e q u e ce s o n t s u r t o u t les s t r u c t u r e s morphologiques,
p h o n é t i q u e s e t s y n t a c t i q u e s qui s o n t à prendre e n considération d a n s l'étude de l ' é v o -
lution du l a n g a g e (il (ait, n o t a m m e n t , du c h a n g e m e n t i n t e r v e n u dans ces structures,
le signe f o n d a m e n t a l du m o y e n - a r a b e par rapport à l'arabe classique : 'Arabiya, p. 91),
l u i - m ê m e n'hésite pas, e n un a u t r e passage, à ranger aussi le v o c a b u l a i r e d a n s les signes
de l'évolution à étudier : cf., p o u r le moyen-arabe, p. 173-174 (autre e x e m p l e , pour « l'ara-
be littéraire d'empire», p. 87).

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La géographie dans son environnement 359

fondamentales de l'arabe classique : l'expression à laquelle ils ont recours


est donc médiane non pas parce qu'elle relève intégralement du moyen-
arabe, mais parce qu'elle est, avec ce moyen-arabe et l'arabe classique,
tributaire de deux langages à la fois. Elle est donc, en d'autres termes,
médiane non seulement dans la diachronie, par sa situation, comme le
moyen-arabe, à un stade effectivement moyen du langage, mais aussi,
dans la synchronie, par son caractère composite qui la fait participer à la
fois de ce langage courant qu'est le moyen-arabe et du langage des lettrés.
Ainsi, même lorsque les sujets qu'ils traitent les forcent à ouvrir des
fenêtres sur la langue vivante, celle des dialectes, celle des corps de métiers,
celle des peuples étrangers, nos auteurs la mettent néanmoins en f o r m e
selon les lois qui portent la marque du langage écrit. 1 Pour prendre,
avec Muqaddasï a , un exemple remarquable de cette ouverture de la
géographie sur la langue vivante — et donc a priori défavorable pour
illustrer le phénomène de différenciation entre les deux langages écrit
et parlé — , je ne pense pas qu'il faille souscrire aux affirmations selon
lesquelles il y aurait, de la part de cet auteur, un effort pour « s'adapter,
dans la description de chaque région, à l'idiome spécial qui y est em-
ployé » 3 : ce point de vue, auquel J. Fiick sacrifie lui aussi *, me paraît
excessif e , ou alors il faut s'entendre sur les termes. Si l'on veut dire
par là que Muqaddasï fait une large place aux vocables locaux ou techni-
ques, alors, oui, l'on souscrira à ce point de vue, comme on l'a fait, du
reste, ici même. « Mais enfin, il n'en demeure pas moins que Muqad-
dasï ne s'exprime pas, selon les chapitres, en sogdien, en égyptien, en
iranien : le fait qu'il connaisse certains vocables de ces idiomes ou dialectes
n'entraîne pas le moindre changement de base dans les structures morpho-
logiques ou syntactiques de l'arabe littéraire et J. Fiick est bien obligé
lui-même de constater que «c'est surtout le vocabulaire [de Muqaddasï] qui
est moyen-arabe » 8 . Qu'il s'agisse, donc, de Muqaddasï ou des Merveilles
de l'Inde, peut-être plus proches encore, en profondeur, de l'arabe parlé,

1. « On ne parle nulle part l'arabe qu'on é c r i t » , dit G. W i e t (introduction à la litté-


rature arabe, p. 144) en étudiant justement les géographes. P o u r être plus précis, il
v a u d r a i t mieux dire qu'on n'écrit nulle part l'arabe c o m m e on le parie.
2. H a m d à n î o f f r e lui aussi des faits dialectaux ( e x e m p l e p. 86) : cf. F i i c k , op. cit.,
p. 131-136.
3. J. H . Kramers, dans El, t. I I I , p. 757.
4. Op. cit., p. 163-164.
5. Il prend décidément trop au pied de la lettre la déclaration d ' i n t e n t i o n f o r m u l é e
par Muqaddasï (éd. de G o e j e , p. 32 ; trad., § 58/6).
6. Supra, p. 328.
7. Des exemDles donnés par J. Fuck (p. 172), on constatera q u ' u n seul se r a p p o r t e
à la s y n t a x e de phrase. D u reste J. Fiick pose-t-il avec loyauté (p. 173) le p r o b l è m e de
l ' i n t e r v e n t i o n des copistes dans la transmission de ces textes.
8. Op. cit., p. 172.

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360 Géographie humaine du monde musulman

on ne peut que constater que « ces auteurs », et a fortiori les autres, « sont
préservés d'un glissement complet dans le vulgaire par le fait qu'ils se
tiennent encore dans la tradition vivante de la culture et de l'éducation
linguistique de l'Islam. Rendus familiers, par l'école et l'enseignement,
avec l'ancienne 'Arabïya et ses classiques et s'appuyant dans leur métier,
pour la langue aussi, sur leurs devanciers, ils restent plus ou moins sous
la contrainte de la grammaire normative ».1 Qu'est-ce à dire, sinon que,
le modèle linguistique allant évidemment de pair avec le modèle culturel
d'ensemble, la classe des lettrés adopte, en matière de langage, les mêmes
attitudes qu'en matière de savoir ? De même qu'elle se réfère à une culture
composite sans doute, mais où les traditions arabo-musulmanes jouent
un rôle déterminant, de la même façon elle use d'un langage qui reflète
bien les changements intervenus depuis que l'arabe a débordé son domaine
originel, mais qui reste, néanmoins, étonnamment fidèle aux structures
de ce langage premier.
Si on peut enregistrer ainsi, chez les géographes, l'existence d'une langue
étale à quelques nuances près, le tableau est en revanche tout à fait diffé-
rent pour le style, qui est, lui, en pleine évolution. L'histoire de la prose,
depuis Ibn Hurdâdbeh jusqu'à Muqaddasï, est entièrement dominée
par ce fait majeur qu'est la recherche, toujours plus envahissante, d'une
expression artistique, sous la forme de la prose assonancée et cadencée
(.sag'). Liée finalement aux ambitions des masâlik, qui prétendent au
statut de genre littéraire, cette évolution reflète parfaitement le mouve-
ment d'ensemble de la prose arabe aux m / i x et iv e /x e siècles.
On peut schématiquement distinguer ici trois périodes : la première
est celle des techniciens à la manière d'Ibn Hurdâdbeh 2 , soucieux a v a n t
t o u t de renseignements précis. Pour ces auteurs, on ne peut guère, à
la limite, parler de style, leurs œuvres ayant « la sécheresse du procès-
verbal» 3 ou de la fiche. Au fur et à mesure, toutefois, que la géographie
s'inscrit dans un champ de préoccupations plus vastes en relation avec
la culture générale du temps, on assiste à l'éclosion des recherches for-
melles : l'impulsion décisive en ce sens peut avoir été donnée par les fonc-
tionnaires, qui appliquèrent aux nécessités de leur métier les règles édictées
par l'art de la balâga, c'est-à-dire de la stylistique, mais d'une stylistique
qui ne séparait pas l'art du langage de ses fins primordiales qui sont la
communication, la transmission efficiente de la pensée. Il était normal,
en ce sens, que Qudâma, dont on connaît par ailleurs le rôle comme critique

1. J. Filck, op. cit., p. 174. De la même façon, la Relation, dont Sauvaget (op. cit.,
p. X X I - X X I I I ) souligne qu'elle puise évidemment à la langue parlée, use d'une langue
« correcte dans sa simplicité ».
2. E t aussi de Ya'qübí et de la littérature de « dits » (afrbâr) à la manière de la Rela-
tion : cf. Sauvaget, op. et loc. cit.
3. G. Wiet, Introduction à la littérature arabe, p. 142.

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La géographie dans son environnement 361

littéraire, f î t appel aux ressources musicales de la langue. 1 Mais, fait


essentiel pour cette époque de « première floraison » 2 du sag', la recher-
che stylistique, qui puise largement aux trouvailles des premiers prosateurs
arabes comme Ibn al-Muqaffa' 3 , n'est encore, dans l'esprit de Qudâma
et aussi dans la tradition gâhizienne, qu'un moyen subordonné à l'expres-
sion de l'idée. 4 L e gauchissement de ce propos se fait jour, d'une part,
dans l'adab à la manière d'Ibn al-Faqïh 5 et, surtout, pour les raisons
qu'on a dites, dans les masâlik, disons, plus justement : avec Muqaddasï 6 .
L e sag' fait alors plus qu'une entrée dans la littérature géographique : non
seulement il constitue l'armature des passages nobles du Ahsan at-taqâslm
— préface, présentation des provinces, description de villes particulière-
ment attrayantes ou célèbres — , mais même il inspire, fondamentalement,
toute la manière d'écrire. Je ne suis pas éloigné de penser en effet que ces
coq-à-l'âne qui marquent si fortement la phrase de Muqaddasï et relèvent,
à l'évidence, d'une écriture quasi automatique, ne sont pas dus seulement,
comme on l'a dit, à la fébrilité de la notation, à la crainte de laisser échap-
per quelque détail, qui feraient que la main de l'écrivain serait tenue de
suivre, en toute hâte, les souvenirs au fur et à mesure que la mémoire de
l'auteur, sans ordre, les déverse. Cela est vrai, sans doute, mais à tout le
moins cet automatisme est-il facilité par des mécanismes d'une autre
sorte, ceux des associations de mots, des constructions syntactiques, des
schémas phonétiques qui font étroitement corps, ici, avec la morphologie,
bref du génie même de la langue qui spontanément favorise l'éclosion de

1. Cf. J. Fück, op. cit., p. 123 sq.


2. Op. cit., p. 125.
3. Cf. p a r e x e m p l e Kilâb al-harâg, M 133, une « chaîne » bien dans la tradition
d ' I b n a l - M u q a f f a ' : «... les j u g e m e n t s sont sûrs. E t q u a n d les j u g e m e n t s sont sûrs, les
actes sont convenables. E t q u a n d les actes sont convenables...» A u t r e e x e m p l e de ces
procédés stylistiques, M 134. Influences perceptibles aussi chez Hamdânï (p. 63),
I b n al-Faqïh (p. 50, 148), etc.
4. J. Fück, op. cit., p. 125 i.f.-126. On s'explique ainsi que, malgré ses recherches
théoriques, Qudâma use f i n a l e m e n t très peu du sag', au moins dans le Kitâb al-barâg
( e t ce m ê m e dans les d é v e l o p p e m e n t s littéraires qui s ' y prêteraient : chap. VIII-XI
du livre V I I I , n o t a m m e n t ) . A c e t t e tendance d'une prose naturelle, faisant un usage
très modéré des ressources musicales de la langue, on pourrait r a t t a c h e r Ibn R u s t e h
( u n exemple p. 163, dans l'eulogie finale sur Ispahan ; passage au d e m e u r a n t très court
e t de sonorités peu appuyées : seulement quelques finales, en -ld et - a ' ) , H a m d â n ï
( e x e m p l e s p. 63, 161, également discrets) et Mas'ûdï (cf. les appréciations portées supra,
p. 203).
5. L e q u e l systématise, o n l'a v u , l'usage du « plaisant » que r e c o m m a n d a i t Gâhi?
selon une balâQa bien comprise. P o u r des exemples de sag chez I b n al-Faqïh, cf. p. 50,
89, 92, 123, 148, 192, 200-201, 262, 316 et passim.
6. Cf. J. Fück, op. cit., p. 163. Ibn H a w q a l semble, lui, plus soucieux de précision
que d'emphase : on en aura une p r e u v e avec la description des alentours de Bubârâ
(p. 472), où l'enthousiasme que l ' o n sent chez l'auteur v a de pair a v e c une expression
e x e m p t e de préoccupations stylistiques.

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362 Géographie humaine du monde musulman

groupes équilibrés et homophones. Certes, le sérieux de la géographie


et la haute idée que Muqaddasi se fait d'elle opposent les barrières néces-
saires aux débordements de l'écriture. Mais le fait même qu'elle doive,
malgré la discipline de ses contraintes propres, composer avec les mœurs
littéraires du siècle, permet d'apprécier à sa juste mesure l'ampleur du
phénomène qui a, depuis un siècle, envahi les divers secteurs de la prose
arabe : ce sag' qui se nourrit de lui-même et où la langue arabe, riche de
toutes ses possibilités musicales, développe, sous la plume des lettrés,
une facilité qui, souvent, la perd.

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Conclusion

Conclusion ? A la vérité, le moment n'est pas venu d'user d'un tel mot :
on préfère attendre, pour cela, d'être au terme du prochain volume, qui
doit, on l'a dit, nous faire pénétrer plus profondément, par la peinture du
monde tel que l'ont vu les géographes de langue arabe, dans l'univers
mental de l'Orient musulman d'avant l'an mil. Le seul trait qu'on puisse
retenir pour l'instant, c'est celui de l'unité essentielle d'une culture à
laquelle l'Islam donne, au-delà des colorations diverses qu'elle peut tirer
de ses contacts avec l'étranger et des prises de position doctrinales de ses
écoles, une prodigieuse cohérence.
Mais du moins ce thème de l'unité nous encourage-t-il sur la voie à
suivre, qui est celle de l'exploration de ce monde perçu, senti, imaginé
peut-être, que nous évoquions en commençant. Il semble bien, par exem-
ple, qu'on doive évoquer le problème d'une unité plus vaste, qui regrou-
perait toutes les géographies à l'antique : ce problème, on le poserait évi-
demment dans l'histoire, puisque aussi bien la géographie arabe hérite, en
bien des points, de sa devancière grecque ; mais on irait plus loin sans
doute, en constatant, face à certains aspects du monde comme les « mer-
veilles », par exemple, des attitudes identiques 1 que les contacts et les
filiations historiques ne suffisent peut-être pas à expliquer. Et que dire

1. Pauly-Wissowa- Kroll, Realencyclopûdie, s.v. « Paradoxographoi ».

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364 Géographie humaine du monde musulman

de cet air de famille commun à la géographie strabonienne et à celle de


Muqaddasï, alors que tout enchaînement historique semble ici radicalement
exclu ?
Semblablement, si on concède que cette population — au sens sociolo-
gique du terme — de géographes peut être prise comme échantillon vala-
ble de la conscience musulmane cultivée du Moyen Age, l'étude du monde
vu par les géographes arabes conduira certains à s'interroger sur la parenté
éventuelle de cette culture avec celle du Moyen Age occidental. La sépara-
tion qu'une longue tradition a tracée entre les deux aires n'a empêché
entre elles ni les opérations économiques, ni les migrations de plantes,
ni les échanges culturels ; mais au-delà de l'histoire elle-même ? Je suis
frappé de voir par exemple combien les conclusions de J. Le Goff à propos
de la culture médiévale d'Occident peuvent s'appliquer, dans bien des cas
et en tenant compte des différences inévitables, au contexte oriental de
la même époque. 1
Si, par ailleurs, l'on essaie de situer la géographie arabe dans l'histoire
générale de cette discipline, sans doute sera-t-on amené à intégrer les
textes musulmans non plus seulement dans le Moyen Age, oriental ou
occidental, mais dans un ensemble plus vaste encore, qui s'étendrait
jusqu'au xix e siècle. Jusque là en effet, la géographie, musulmane ou
européenne, trouve son trait commun dans un rapport étroit avec le
voyage, la « peinture » du monde, la « description » des pays, toutes expres-
sions qui soulignent bien que cette géographie se définit par la représen-
tation d'un monde extérieur, qu'elle est donc illustrative et explicative
d'un donné qui lui préexiste, tout comme le sont, en leurs domaines
respectifs, un art synonyme de figuration ou une histoire soucieuse de
leçons et d'exemples : qu'en un mot, comme l'art ou l'histoire, la géogra-
phie sert un propos extérieur à elle, au lieu que le xix e siècle, en les posant
tous trois comme une recherche, leur fera trouver ce propos en eux-mêmes :
d'où, pour la géographie en particulier, la distance qu'elle accusera peu
à peu avec les formulations littéraires d'antan.
Enfin, l'esprit de cette géographie descriptive ne lui survit-il pas ?
N'existe-t-il pas, maintenant encore et toujours, comme la meilleure
part du voyage, une façon de voir le monde — et de le peindre tel qu'on le
voit — liée à ce privilège de l'instant que les géographes arabes appelaient
le 'iyân et qui ne s'embarrasse d'aucune considération extérieure à cet
instant même ? Le 'iyân de Muqaddasï est-il si différent, par exemple,
de celui qu'on découvre dans des pages d'aujourd'hui ? 2

1. « U n savoir en miettes», « u n monde de prodiges» : La civilisation de l'Occident


médiéval, Paris, 1965, p. 150. Cf. aussi p. 397 (sur le sentiment d'insécurité), 398-399
(caractère obligatoire de la référence au passé), 412 (sens et goût des couleurs), etc.
2. Cf. Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, 1955 (nouv. éd., 1962), p. 183, 1. 12-14,
p. 293, 1. 43-45 (comparer avec Relation § 2, 1. 2-5 et Muqaddasï, éd. de Goeje, p. 13,
1. 13-14).

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Conclusion 365

Qu'on évoque ainsi l'univers mental de l'Islam, celui du Moyen Age,


celui de la géographie classique ou celui du voyage, ces questions ne
pourront, au mieux, qu'être posées : dans le texte ou les notes du prochain
ouvrage, sans doute, mais plus encore, on l'espère, dans l'esprit de ses
lecteurs. C'est pour aider à cette interrogation d'ensemble qu'on tâchera,
à tout le moins, de faire de cet ouvrage un inventaire aussi fourni que
possible des thèmes traités par la géographie arabe d'avant l'an mil.

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Appendice I
(comparaison des textes d'Istahrï et d'Ibn Hawqai)

N.B. Dans le fragment qui suit (introduction et description générale de


la terre), on n'a pas systématisé le mode de transcription serrée, ni indiqué
par les crochets habituellement en usage les passages rajoutés dans la
traduction française ou, par des italiques, les mots transcrits de l'arabe,
cela afin de réserver l'exclusivité des indications typographiques à la
comparaison des textes. Ces indications sont les suivantes :
a) La substitution de mots, la variation ou le développement du schéma
initial fourni par Istahrï seront signalés par des majuscules si ces procédés
semblent trahir un simple souci de style ou de redondance, par des ita-
liques s'ils révèlent une intention de fond : précision terminologique,
énoncé de concepts ou de rubriques, etc. Afin de mettre en relief la compa-
raison des deux textes, la signalisation typographique sera pratiquée
dans les deux textes mis face à face.
b) La même signalisation apparaîtra également (toujours dans le cas
d'un schéma initial fourni par Istahrï), mais seulement dans l'un des
deux textes, si celui-ci comporte un mot ou une tournure n'appartenant
pas à l'autre. On n'a pas prévu, en dehors de cette signalisation, de signe

André Miquel. 27

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368 Géographie humaine du monde musulman

particulier pour les adjonctions opérées par Ibn Hawqal ; pour les sup-
pressions (rares) faites par le même auteur, plus difficiles à déceler à
première vue, elles sont indiquées, dans le texte d'Istabrï, par des crochets
qui se combinent, le cas échéant, avec la signalisation de base déjà indiquée.
c) L'adjonction de texte pure et simple (sans schéma initial fourni par
Istahrï), ou la suppression, non plus d'un mot ou d'une tournure d'Istabrï,
mais d'un passage entier, apparaîtront au simple vu du tableau :

Istabrï Ibn Hawqal

adjonction : Texte
suppression : Texte

Majuscule et italique gardent la même signification que précédemment,


mais n'apparaissent bien entendu, pour un cas donné, que dans une seule
des deux colonnes.
d) Le décalage sera signalé par deux astérisques encadrant le texte
concerné. Dans le cas où il se combine avec des intentions littéraires ou
de fond, majuscule et italique apparaissent à l'intérieur des astérisques.
e) Les chiffres romains renvoient aux pages du texte arabe, les chiffres
arabes à ses lignes, la traduction française ayant été élaborée dans le souci
de respecter le parallélisme de rigueur dans une telle présentation, tout en
s'inspirant, autant qu'il était possible, de la traduction de G. Wiet. Dans
le cas d'adjonctions particulièrement importantes de la part d'Ibn Hawqal,
on a, pour des motifs d'économie et les raisons du parallélisme tombant,
renvoyé purement et simplement à la traduction de G. Wiet (chiffres
romains et arabes conservant, pour celle-ci, la même signification).

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Appendice I 369

ISTAURI | IBN HAWQAL

PRÉSENTATION DE LA TERRE

(invocation négligée) (invocation négligée)

XV, 1-5 II, 15-111, 6

J ' a i mentionné dans ce livre-ci J ' a i fait à son intention (il s'agit
•les climats* (aqâlim) de la terre, du personnage de la dédicace)
en me fondant sur les états ce livre-ci, qui décrit les figures
de la terre, ses dimensions en
longitude et latitude, *les climats
(aqâlïm) des pays*, l'emplacement
des lieux incultes et des lieux habités

et ayant en vue, [entre tous], les qui composent l'ensemble des pays
pays de l'Islam, dont j'ai distingué de l'Islam, dont j'ai distingué les
les villes et, distribués tout autour villes et, distribués tout autour
d'elles, les territoires respectifs qui d'elles, les territoires respectifs qui
leur R E V I E N N E N T en tant que leur A P P A R T I E N N E N T E N PROPRE en
relevant de leur autorité. tant que relevant de leur autorité.

J e n'ai pas eu en vue les sept cli- J e n'ai pas eu en vue les sept cli-
mats entre lesquels se partage la mats entre lesquels se partage la
terre ; terre

parce que la carte indienne qu'on


voit à Quwâdhiyân est, bien qu'exacte,
terriblement confuse;

j'ai préféré isoler les divisions J ' a i donc isolé des divisions terri-
territoriales, en réservant à cha- toriales, en réservant à chacune
cune une carte qui rende parlante une carte et une figure qui rendent
la position de cette province (iq- parlante la position de cette pro-
lîm) vince (iqlïm),

en mentionnant à la fois et les en mentionnant à la fois et les


contrées qui l'environnent et tout contrées *ou régions* qui l'envi-
ce qu'elle abrite dans son périmè- ronnent et tout ce qu'elle abrite
tre : villes *et régions* [célèbres], dans son périmètre : villes et pays,
mers, fleuves ou tout autre en- tributs et revenus, fleuves et mers,

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370 Géographie humaine du monde musulman

semble qu'elle enferme et qu'il faut ou tout autre ensemble qu'elle


connaître. enferme et qu'il faut connaître :
variétés des richesses, impositions,
dîmes, impôts fonciers, distances
des itinéraires, exportations, mouve-
ments commerciaux,

CAR C'EST LA UNE SCIENCE INTÉ-


RESSANT EN PROPRE LES PRINCES
R É G N A N T S , LES HOMMES D E V A L E U R
ET LES C H E F S , A Q U E L Q U E G É N É R A -
TION QU'ILS APPARTIENNENT.

III, 7-IV, 10

(adjonction sur les goûts et les


voyages d'Ibn ffawqal : trad. Wiet,
II, 30-111, 32)

XV, 5-8 IV, 11-17

Je n'ai pas, [toutefois], poussé Je n'ai pas poussé cette investiga-


cette investigation à fond, par tion à fond, par peur d'ennuyer,
peur d'ennuyer, avec trop de lon- avec trop de longueurs, LES LEC-
gueurs, C E U X Q U I L I R A I E N T le pré- T E U R S du présent ouvrage, et aussi
sent ouvrage, et aussi parce que parce que mon livre a pour but
mon livre a pour but essentiel la essentiel la représentation des pro-
représentation des provinces, négli- vinces, négligée de tous ceux que
gée de tous ceux que j'ai pu connaî- j'ai pu connaître comme les ayant
tre. Du reste, les villes de ces pro- visitées. Du reste, les villes de ces
vinces, leurs montagnes, leurs fleu- provinces, leurs montagnes, leurs
ves, leurs mers, leurs distances et fleuves, leurs mers, les distances
T O U S les autres renseignements que QU'ON Y PARCOURT et QUELQUES
je livre se trouvent dans les re- AUTRES renseignements que je livre
cueils de traditions (akhbâr), acces- se trouvent, E N O R D R E D I S P E R S É ,
sibles par conséquent à tous ceux dans les recueils de traditions
qui veulent approfondir ces sujets, (akhbâr), accessibles par conséquent
à quelque pays qu'ils appartiennent. à tous les V O Y A G E U R S qui veulent
approfondir ces sujets, à quelque
pays qu'ils appartiennent,

encore qu'ils soient animés de par-


tialités régionales ou tribales et

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Appendice I 371

enclins à contester ce qui, chez moi,


est objet d'enquêtes, de recherches,
de croquis visant à exprimer des
vérités et à reproduire des situations
réelles.

XV, 8-15 V, 1-10

[Pour ces raisons,] c'est de façon J'ai noté SOMMAIREMENT, entre


SCHÉMATIQUE ( ?) que j'ai noté, autres choses INDISPENSABLES, les
entre autres choses, les distances et distances, mais épuisé la représen-
les villes. tation des villes.

J'ai consacré à la terre en son en- J'ai consacré à la terre en son en-
semble, entourée de la mer Envi- semble, entourée de la mer Environ-
ronnante où personne ne s'aventure, nante où personne ne s'aventure,
une carte : une carte qui tantôt s'accorde et
tantôt s'oppose à celle de Quwa-
dhiyân :

EN LA CONSULTANT, ON Y APPREN- ELLE MET EN RELIEF la position


DRA la position de chacune des pro- de chacune des provinces mention-
vinces mentionnées, la façon dont nées, la façon dont elles s'assem-
elles s'assemblent blent,

et les rapports de leurs surfaces


respectives à l'ensemble de la terre :
ainsi, quand on en arrivera à la
description détaillée d'une province,
on connaîtra déjà sa situation sur
la carte d'ensemble. Naturellement,
ladite carte, qui rassemble toutes
les provinces, ne peut s'ouvrir
à tous les renseignements que re-
quiert la carte particulière à telle ou
telle province :
la surface de chaque région, son
étendue et sa configuration, c'est-
à-dire

sa distance en longitude et lati- distance en longitude et latitude,


tude, tracés ronds, quadrangulaires tracés ronds, quadrangulaires ou
ou triangulaires et tous autres triangulaires, et tous autres dé-

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372 Géographie humaine du monde musulman

détails de figuration sur lesquels tails de figuration sur lesquels


repose ce genre de cartes. repose ce genre de cartes.

Je me suis donc, dans la carte


d'ensemble,

J'ai indiqué les districts, la posi-


tion de chaque ville par rapport
aux villes voisines, selon qu'elles
sont situées, par rapport à elle,
au nord ou au sud, ou qu'elles se
classent à l'est ou à l'ouest, afin
qu'en consultant la carte,

contenté de rendre compte de la on se contente de se rendre compte


situation de chaque province, de la situation de chaque province,

pour qu'on la connaisse bien, en


réservant ensuite, à chacune de ces
provinces qui composent le pays
d'Islam, une carte séparée, où j'ai
mis en lumière la forme affectée
par la province, les villes qui
s'y trouvent, et tous autres ren-
seignements nécessaires dont l'exposé
viendra en son temps, s'il plaît
à Dieu.

D E SA POSITION ET D E SON EMPLA-


CEMENT, AINSI QUE D E TOUT CE QUE
j ' A i VOULU P R É C I S E R — TOUCHANT
SON AGENCEMENT OU SA CONFIGU-
RATION, E T D E TOUT CE QUE J*AI
RAPPORTÉ SUR SA CONDITION ET
SON PASSÉ (AKHBÂR).

V, 10-18

(adjonction sur le caractère nova-


teur du livre, qui explique ses éven-
tuelles contradictions avec les idées
reçues : trad. Wiet, V, 18-34)

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Appendice 1 373

XV, 16-20 V, 19-VIII, 2

J'ai réparti le pays d'Islam en J'ai réparti le pays d'Islam pro-


vingt provinces, vince par province, pays par pays,
district par district, pour chaque
unité administrative,

en commençant par l'Arabie, dont en commençant par la MENTION D E


j'ai fait une province : si je com- l'Arabie, dont j'ai fait une province
mence ainsi, c'est parce qu'elle unique : si je commence ainsi,
abrite la Ka'ba et la Mekke, mère c'est parce qu'elle abrite la Ka'ba
des cités, et qu'elle est le centre et la Mekke, mère des cités, et
de ces provinces. qu'elle est à mes yeux le centre de
ces provinces.

J e passe ensuite à la mer du Fârs, APRÈS AVOIR D E S S I N É TOUT CE QUE


parce qu'elle ENTOURE la majeure L'ARABIE COMPORTE EN FAIT DE
partie de l'Arabie, MONTAGNES, D E SABLES, D E ROUTES,
AINSI Q U E LES COURS D ' E A U VOI-
SINS QUI SE J E T T E N T D A N S LA MER
DU FARS, je passe à la mer du Fârs,
parce qu'elle ENCERCLE la majeure
partie de l'Arabie, EN LA CONTOUR-
NANT AINSI QUE JE L'AI REPRÉ-
SENTÉ, c'est-à-dire depuis la pres-
qu'île de Mascate, en un point
nommé Ra's al-Jumjuma et situé
à cinquante parasanges de l'Oman,
jusqu'au pays de la Mekke et d'al-
Qulzum, vers l'ouest ;

puis je mentionne le Maghrib, puis je mentionne le Maghrib, que


je dessine en deux parties : je com-
mence par figurer la partie couvrant
les territoires entre le pays égyptien
et al-Mahdiyya-Cairouan, ainsi que
les villes, pourtant peu nombreuses,
qui se trouvent dans ces étendues-,
ensuite, je traite du reste du tableau,
depuis al-Mahdiyya et Cairouan
jusqu'au pays de Tanger et à Azîlà,
en dessinant, sur les mers, les villes
côtières, en représentant les routes

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374 Géographie humaine du monde musulman

menant aux diverses régions, dont


on verra comment elles gagnent,
des deux côtés occidental et oriental,
toutes les directions.

en venant finir à l'Égypte, que je Puis je décris l'Égypte, en deux


décris. planches comme j'ai fait pour le
Maghrib. Le travail étant de longue
haleine, j'ai pu mettre en lumière,
avec ces deux cartes, la condition
des villes, leur situation par rapport
aux eaux courantes du pays, en
indiquant notamment celles qui s'en
trouvent éloignées ; j'ai tracé les
montagnes, les eaux, avec les canaux
et leurs ramifications, montré com-
ment ils se relient les uns aux autres
ou s'écartent pour se jeter dans
la mer qui fait face, et indiqué
comment les eaux du Fayyoum
se déversent dans le lac d'Aqnà et
Tanhamat.

Après quoi, je passe au Shâm, Puis, j'ai R E P R É S E N T É le Shâm, avec


ses circonscriptions militaires, ses
montagnes, ses eaux (fleuves et
mer), ses villes côtières, le lac de
Tibériade, celui de Zughar et le
désert des enfants d'Israël, dont la
situation est extérieure au Shâm.

puis à la mer du Rum, VIENT E N S U I T E la mer du Rûm,


avec sa configuration particulière et
sa forme bien à elle, les villes du Rûm
situées sur le rivage oriental et
les territoires qui font face aux pays
du Maghrib : j'ai indiqué les
villes du Rûm en Calabre, la Lom-
bardie, le chenal dit du Péloponnèse,
le golfe issu de la mer du Rûm
et qui vient former le détroit entourant
Constantinople, les eaux des pays du
Rûm, les plus grands fleuves et les

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Appendice I 375

villes principales. Comme j'avais


mené à bien la carte de l'Espagne
avec les croquis du Maghrib, je n'ai
pas eu à la reprendre ici. J'ai tracé
en revanche dans cette mer les îles
connues et habitées et tous les
lieux qui, à ce double titre, doivent
être cités.

à la Haute-Mésopotamie (Jazïra) JE M E N T I O N N E E N S U I T E la « pres-


qu'île » (jazïra) célèbre sous le nom de
Diyâr RabVa, Diyâr Mudar et Digâr
Bakr; je parle à ce propos de la
manière dont le Tigre et l'Euphrate,
ses fleuves, en circonscrivent les
limites, mais aussi D E SES M O N T A -
G N E S , D E SES A U T R E S CHEMINS ET
DE SES PARTICULARITÉS.

à l'Irak, A P R È S QUOI J E R E P R É S E N T E l'Irak,


ses eaux et ses marais, eaux qui se
déversent dans la mer ou qui vien-
nent, depuis les fleuves, S E D I V I S E R
E T S ' É P U I S E R en ces contrées.

au Khuzistân, JE PASSE ENSUITE au Khuzistân,


pays voisin, avec ses cours d'eau
E T TOUT CE Q U E SA CONFORMATION
E T SA S I T U A T I O N COMMANDENT DE
NOTER.

au Fârs, J ' E N C H A Î N E A V E C LA REPRÉSENTA-


TION du Fârs ; j'en dessine tous les
fleuves, les lacs, en fixe les villes et
figure la mer, avec les villes côtières
qui s'y trouvent.

au Kirmàn, J E P A S S E E N S U I T E A LA R E P R É S E N -
TATION du Kirmân, avec son désert,
SA MER, S E S P L A I N E S , SES MONTA-
GNES, ET TOUTES SES VOIES ET
ROUTES.

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376 Géographie humaine du monde musulman

au p a y s d'al-Mançura, avec les J ' A I F I G U R É E N S U I T E LES P A Y S du


p a y s coNTiGus, du Sind, de l'Inde Sind, LEURS VILLES, VOIES, CHE-
et de l'Islam, MINS, et la mer avec les villes qui
s'y trouvent. J'ai précisé le cours
de l'Indus, en montrant comment
il s'écoule après Multân, et quelles
régions, indiennes ou musulmanes,
LE BORDENT.

à l'Àdherbaïjân et a u x pays voi- A U S I N D FAIT S U I T E LA CARTE DE


sins, l'Àdherbaïjân : J ' E N AI R E P R É S E N T É
les montagnes, L E S ROUTES, les fleu-
ves d'eau douce comme le Rass et le
Kurr ; j'ai dessiné aussi les lacs de
Khilât et de Kabûdhân, privés de
toute communication avec la mer, et
j'ai précisé la position du Caucase.

a u x districts du Jibâl, J'AI REPRÉSENTÉ ENSUITE le Jibâl,


S E S TERRITOIRES, la position de ses
régions et notamment de celles qui
sont à l'écart en raison du désert
frontalier du Khurâsân et du Fârs,
dont une partie pénètre à l'intérieur
de la province.

au Daylam, J ' E N V I E N S E N S U I T E A LA CARTE D U


JÏL, du Daylam E T D U T A B A R I S T Â N ,
ainsiquedela mer des Khazars, qui les
baigne ; je mentionne quelques routes
seulement, ne connaissant pas toute
la région.

à la mer des Khazars, J E P A S S E E N S U I T E A LA R E P R É S E N -


TATION du lac de Tabaristân, de ses
deux îles, des eaux qui s'y déversent,
des montagnes bordières; j'évalue,
dans ces régions, l'ampleur du
domaine soumis à l'Islam, en pré-
cisant les frontières des pays qui
lui échappent.

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Appendice I 377

au désert qui sépare le Fârs du J'AI FIGURÉ le désert qui sépare le


Khurâsân, Fârs du Khurâsân, avec toutes les
routes qui le traversent et mènent,
sur les frontières, aux régions avoi-
sinantes,

au Sijistân et aux régions voisines, notamment au Sijistân tout proche


avec le pays du Ghûr et ses monta-
gnes, dont les eaux se déversent
dans le lac de Zarah.

au Khurâsân J ' A I REPRÉSENTÉ le Khurâsân, les


régions qu'il englobe (Tukhagristân,
monts de Bâmiyân, Tus, Qûhistân),
toutes ses eaux courantes, ses monta-
gnes célèbres, ses sables et ses routes
bien connues.

et enfin au Mâ war à' an-Nahr J ' A I REPRÉSENTÉ ENFIN le fleuve du


(Transoxiane). JAYHÛN (OXUS) et les pays situés
au-delà (territoires de Bukhârâ, Sa-
marcande, Ushrusana, Isbïjâb, du
Shâsh et du Khuwârizm), avec tous
les cours d'eau qu'ils renferment et
les routes ou voies d'accès qui les
enserrent.

(carte et commentaire de la carte


négligés)

XV, 21-XVI, 12 IX, 14-X, 11

(sur les anciens empires et l'Islam : cf. trad. Wiet, IX, 21-X, 18)
Texte identique, sauf les infimes variations suivantes :

les parties DÉSOLÉES (XV, 21) les parties INCULTES (IX, 14)

L'ABONDANCE DES REVENUS (IX,


16)

LE NOYAU ( X V , 22) LE CENTRE (IX, 16)

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378 Géographie humaine du monde musulman

l'Islam a arraché à l'empire de


l'Inde les régions contiguës au
pays d'al-Mançûra et de Multân,
(manque)
jusqu'à Kaboul et aux marges
du Tukhâristân supérieur (XVI,
1-2)

IL S ' A N N E X A (XVI, 2) IL S'ADJOIGNIT (IX, 20)

NOUS n'avons pas mentionné LE JE n'ai pas mentionné LES pays du


pays du Soudan (XVI, 5) Soudan (IX, 24)

NOUS avons mentionné (XVI, 8) J'ai mentionné (X, 4)

CONFINAIT A la Nubie (XVI, 10) JOUXTAIT la Nubie (X, 7)

L'empire de l'Islam s'est agrandi Q U A N D l'empire de l'Islam s'est


par l'annexion D E S MARGES de agrandi par l'annexion D E P A R C E L -
ces empires (XVI, 12) L E S de ces empires, IL A V U CROÎTRE
SON PRESTIGE ET SA GRANDEUR
(X, 10-11)

XVI, 13-19 X, 12-22

(sur une division est-ouest de la terre, du détroit de Gibraltar à la Chine,


séparant les zones de race blanche, au nord, de celles de race noire, au sud)
Texte identique, avec cinq variations minimes, du genre des précédentes,
et qu'on ne reproduira pas

XVI, 19-26 X, 22-XI, 10

L'empire de l'Islam est limité à L'empire de l'Islam est limité à


l'est par les pays de l'Inde et la l'est par les pays de l'Inde et la
mer du Fârs, mer du Fârs,

à l'ouest par l'empire des Noirs


(Soudan) qui habitent les parages
de la mer Environnante confinant
aux plaines et déserts cTAwdaghost,
en face d'Ulll,

à l'ouest par l'empire du Rûm et au nord par les pays du Rûm et les
les régions contiguës : Arménie, al- régions contiguës : Arménie, al-

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Appendice I 379

Lân, ar-Rân, as-Sarïr, pays des Lân, ar-Rân, as-Sarïr, pays des
Khazars, des Rûs, des Bulgares, des Khazars, des Rûs, des Bulgares, des
Slaves et d'une fraction des Turcs, Slaves et d'une fraction des Turcs ;

au nord par l'empire de Chine et les et aussi, toujours au nord, par une
régions contiguës du pays turc, partie de l'empire de Chine et les
régions contiguës du pays turc,

au sud, enfin, par la mer du Fârs. au sud, enfin, par la mer du Fârs.

L'empire du Rûm est limité à l'est L'empire du Rûm est limité à l'est
par les pays de l'Islam, à l'ouest par les pays de l'Islam, à l'ouest
et au sud par la mer Environnante, et au sud par la mer Environnante,
au nord par les marges du territoire au nord par les marges du territoire
chinois, car N O U S avons rattaché au chinois, car J'ai rattaché au pays du
pays du R û m les peuples intermé- R û m les peuples intermédiaires
diaires entre lui et les Turcs, à entre lui et les Turcs, à savoir
savoir les Slaves et les autres les Slaves et les autres peuples
peuples. voisins du Rum.

L'empire de la Chine est limité, A L'empire de la Chine est limité, AU


L'EST ET AU NORD, par la mer Envi- NORD ET A L'EST, par la mer Envi-
ronnante, au sud par l'empire de ronnante, au sud par l'empire de
l'Islam et l'Inde, à l'ouest par la l'Islam et l'Inde, à l'ouest DE NOU-
mer Environnante ; nous avons V E A U par la mer Environnante, CAR
rattaché à cet empire Gog et Magog nous avons rattaché à cet empire
et tous les peuples SITUÉS A U - D E L A , Gog et Magog et tous les peuples
jusqu'à la mer. QUI LES AVOISINENT, jusqu'à la mer
Environnante.

Le pays de l'Inde est limité à Le pays de l'Inde est limité à


l'est par la mer du Fârs, à l'ouest l'est par la mer du Fârs, à l'ouest
et au sud par les pays d'Islam, au et au sud par les pays du Khurâsân,
nord par l'empire de la Chine. Tel- au nord par l'empire de la Chine.
les sont les délimitations des em- Telles sont les délimitations des em-
pires que NOUS avons mentionnés. pires que J ' a i mentionnés.

XVI, 26-XVII, 13 X I , 11-XII, 8

Quant aux mers, les plus grandes Quant aux mers, les plus connues
sont celles du Fârs et du Rûm. Ce sont au nombre de deux : la plus
sont deux golfes opposés qui se dé- grande est celle du Fârs, suivie par
tachent de la mer Environnante. La celle du Rûm. Ce sont deux golfes

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380 Géographie humaine du monde musulman

plus GRANDE en longitude et lati- opposés qui se détachent de la mer


tude est la mer du Fârs. Les terres Environnante. La plus VASTE en
AU LONG D E S Q U E L L E S S'ÉTEND la longitude et latitude est la mer du
mer du Fârs vont de l'extrémité de Fârs. Les terres QUI LONGENT la mer
la Chine jusqu'à al-Qulzum. Si l'on du Fârs vont de l'extrémité de la
coupe en droite ligne d'al-Qulzum Chine jusqu'à al-Qulzum. Si l'on
jusqu'à la Chine, la distance est coupe en droite ligne d'al-Qulzum
de deux cents étapes. jusqu'à la Chine, la distance est
d'environ deux cents étapes.

[En effet], si l'on va d'al-Quzum Si l'on va d'al-Qulzum au pays


au pays d'Irak par le désert, IL Y d'Irak par le désert, en ligne droite,
A environ un mois de marche, puis, par le pays d'as-Samâwa, on a environ
de l'Irak au fleuve de Balkh, envi- un mois de marche, puis de l'Irak
ron deux mois, puis encore, du fleu- au fleuve de Balkh, environ deux
ve de Balkh aux fins fonds de l'Is- mois, puis encore, du fleuve de Balkh
lam, sur les frontières du Fergha- aux fins fonds DES PAYS d'Islam, sur
na, un peu plus de vingt étapes. les frontières du Ferghâna, un peu
De là, pour traverser le territoi- plus de vingt étapes. De là, pour
re des Khazlajiyya de part en part traverser le territoire des Khazla-
et pénétrer dans celui des Tughuz- jiyya de part en part et pénétrer
ghuz, il y a un peu plus de trente dans celui des Tughuzghuz, il y a un
étapes ; enfin, de ce lieu jusqu'à peu plus de trente étapes ; enfin, de
la mer, vers les extrémités du ter- ce lieu jusqu'à la mer Environnan-
ritoire chinois, il y a environ te, vers les extrémités du terri-
deux mois de marche. Mais si l'on toire chinois, il y a environ deux
veut couvrir cette distance, depuis mois de marche. Mais si l'on veut
al-Qulzum jusqu'à la Chine, par couvrir cette distance, depuis al-
mer, on trouvera le voyage encore Qulzum jusqu'à la Chine, par mer,
plus long, en raison des sinuosités on trouvera le voyage encore plus
et des détours des itinéraires sur long, en raison des sinuosités et
cette mer. Quant à la mer du Rùm, des détours des itinéraires sur ces
elle sort de la mer Environnante mers. Quant à la mer du Rum, elle
par le canal situé entre le Maghrib sort de la mer Environnante par le
et la [terre d'JEspagne et vient finir canal situé entre le Maghrib et
aux places-frontières SYRIENNES. l'Espagne et vient finir aux places-
Sa longueur est d'environ sept frontières QU'ON CONNAISSAIT sous
mois de navigation. Elle est plus LE NOM DE SYRIENNES. S a longueur
rectiligne et égale que la mer du est d'environ quatre mois de navi-
Fârs : car, lorsqu'on part du dé- gation. Elle est plus rectiligne et
bouché de ce canal, un vent unique égale que la mer du Fârs : car, lors-
vous mène aux extrémités de cette qu'on part du débouché de ce canal
mer. Entre [la mer d'] al-Qulzum, un vent unique vous mène à peu près

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Appendice I 381

laquelle est un golfe de la mer du à tous les endroits de cette mer.


Fârs, et la mer du Rûm, au niveau Entre al-Qulzum, qui est un golfe de
d'al-Faramâ, il y a quatre étapes, la mer du Fârs, et la mer du Rûm,
au niveau d'al-Faramâ, il y a trois
étapes.

Certains interprètes de cette parole


du Très-Haut : « Entre elles s'élève
une barrière qu'elles ne dépassent
point » (Coran LV, 20), prétendent
qu'elle vise ces parages, mais d'au-
tres exégètes proposent une interpré-
tation différente.

mais il reste que la mer du Rûm Mais il reste que la mer du Rûm s'é-
s'étend, au delà d'al-Faramâ [et jus- tend, au delà d'al-Faramâ, sur un
qu'aux places-frontières], sur un peu plus de vingt étapes, I L Y A P O U R
peu plus de quatre-vingts étapes. CELA D E S DÉTAILS QUE NOUS DON-
NOUS DONNONS, A PROPOS DES DIS- NONS A PROPOS DES DISTANCES DU
TANCES DU MAGHRIB, DES DÉTAILS MAGHRIB et qui nous dispensent de
qui nous dispensent de nous répéter nous répéter ici. De l'Égypte aux
ici. De l'Égypte aux extrémités du extrémités du Maghrib, il y a envi-
Maghrib, il y a environ cent quatre- ron cent quatre-vingts étapes. Ainsi
vingts étapes. Ainsi, l'intervalle (corriger ka'anna en kâna), l'inter-
entre les extrémités occidentales et valle entre les extrémités occiden-
orientales de la terre est d'environ tales et orientales de la terre est
quatre cents étapes. d'environ quatre cents étapes.

XVII, 13-24. XII, 9-25

(sur diverses mesures de la terre et sa division en zones déserte et habitée)


Texte identique, avec douze variations minimes d'ordre stylistique,
non reproduites

XVII. 24-XVIII, 2 XIII, 1-16

La mer des Khazars ne reçoit, d'au-


cune façon, absolument aucune ali-
mentation de ces deux mers. On ra-
conte à son sujet beaucoup d'his-
toires en se référant aux plus
grands auteurs. J'ai lu dans des
exemplaires de la « Géographie »,

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382 Géographie humaine du monde musulman

d'après Ptolémée, que cette mer tire


son eau de la mer du Rûm. Dieu nous
préserve qu'un Ptolémée ait pu dire
une absurdité et soutenir des asser-
tions contraires à la nature des
choses ! Cette mer est située dans
une dépression de la terre et est ali-
mentée d'eau douce. Les fleuves
qui coulent vers elle pour s'y dé-
verser sont le Nahr Itil, le plus
important, qui est le fleuve des Rûs,
puis le Kurr, le Rass et les cours
d'eau du Daylam, du Tabaris-
tân et des contrées des Ghuzz. Tou-
tes ces rivières sont douces, mais
comme le sol, malsain, est un foyer
de fièvres, l'eau s'y gâte et altère.
La mer des Khazars ne sort pas de
ce golfe ;

c'est une mer faite de telle sorte C'est une mer faite de telle sorte
que quiconque voyage sur ses bords que quiconque voyage sur ses bords,
depuis les Khazars vers le Daylam, depuis les Khazars, près du pays
le Tabaristân, le J u r j â n et le dé- d'Adherba'ijân, vers le Daylam, le
sert près de Siyâh-Kuh, revient à Tabaristân, le Jurjân et le désert
son point de départ, sans rencon- près de la montagne de Siyâh-Kuh,
trer d'autre obstacle que les fleu- revient à son point de départ sans
v e s QUI SE J E T T E N T EN CETTE MER. rencontrer aucun obstacle d'eau sa-
lée, mais seulement les fleuves d'eau
douce QUE NOUS VENONS D E CITER.

La mer du Khuwârizm a la même La mer du Khuwârizm a ÉGALEMENT


configuration. Dans les pays des la même configuration : elle ne com-
Zanj et [au-delà] du pays des Rûm, munique avec aucune autre mer.
il y a *des golfes et des mers*, Dans les territoires ET LES CONTRÉES
que NOUS ne mentionnons pas en des Zanj, il y a des GOLFES et SEM-
raison de leur faible étendue par BLABLEMENT, au pays du Rûm, *des
rapport aux autres mers, et aussi de golfes et des mers*, qu'oN ne
leur nombre. De la mer Environ- mentionne pas en raison de leur
nante SORT un golfe qui V I E N T FINIR faible étendue par rapport aux au-
au pays des Slaves, en coupant le tres mers, et aussi de leur nombre.
territoire du Rûm près de Constan- IL Y A, SORTANT de la mer Environ-
tinople avant de se JETER dans la nante, un golfe qui PASSE au pays
mer du Rûm. des Slaves, en coupant le territoire

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Appendice I 383

du Rum près de Constantinople


avant de se DÉVERSER dans la mer
du Rûm.

X V I I I , 2-14 X I I I , 17-XIV, 15

Les limites du pays du Rûm p a r t e n t Les limites du pays du Rûm partent


de la mer Environnante, vers le de cette mer Environnante, vers le
pays des Galiciens et des Francs, pays des Galiciens et des Francs,
puis vers Rome et Athènes jusqu'à puis vers Rome et Athènes jusqu'à
Constantinople, et enfin vers le Constantinople, et enfin vers le
pays des Slaves, distance qu'il pays des Slaves, distances qu'il
convient d'évaluer à [environ] deux convient d'évaluer à cent soixante-
cent soixante-dix étapes. C'est qu'en dix étapes. C'est qu'en effet, de la
effet, de la limite constituée par limite constituée par les places-
les places-frontières, au nord, jus- frontières, au nord, jusqu'au pays
qu'au pays des Slaves, il y a des Slaves, il y a environ deux mois
environ deux mois de marche. de marche. Il est CONFIRMÉ que, des
Nous avons ÉTABLI que, des places- extrémités du sud jusqu'aux extrémi-
frontières jusqu'à l'extrémité du tés du nord, il y a deux cent dix
Maghrib, il y a deux cent dix éta- étapes. Le Rûm proprement dit va
pes. Le Rûm proprement dit va des des frontières de Rome à celles des
frontières de Rome à celles des Slaves. Ceux que J'ai joints au pays
Slaves, [ Q U A N T A] ceux que NOUS du Rûm (Francs, Galiciens et autres)
avons joints au pays du R û m diffèrent entre eux par le langage,
(Francs, Galiciens et autres), ils mais sont soumis à une même reli-
diffèrent entre eux par le langage, gion et à une même AUTORITÉ, tout
mais sont soumis à une même reli- comme il y a, POUR l'empire de
gion et à un même POUVOIR, tout l'Islam, des langues différentes et
comme il y a, D A N S l'empire de un P A Y S unique.
l'Islam, des langues différentes et
un POUVOIR unique.

Selon les assertions d'Abû Ishâq


al-Fârisï et d'Abu Ishâq Ibrahim b.
Alptakïn, chambellan du maître du
Khurâsân,

[QUANT A] l'empire de Chine, il l'empire de Chine s'étend sur qua-


s'étend [environ] sur quatre mois de tre mois de marche dans un sens et
marche dans un sens et trois dans trois dans l'autre. Si, partant du
l'autre. Si, partant du début du début du bras de mer, on gagne le
bras de mer, on gagne le territoire de territoire de l'Islam, du côté de la

André MIQUEL. 28

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384 Géographie humaine du monde musulman

l'Islam, d u côté de la Transoxiane, Transoxiane, on a environ trois


on a environ trois mois de marche. mois de marche. Si l'on va des limites
Si l'on v a des limites orientales de orientales de cet empire jusqu'à ses
cet empire jusqu'à ses limites occi- limites occidentales, dans le pays
dentales, dans le pays du Tibet, du Tibet, pour P A S S E R ensuite au
pour V E N I R ensuite aux pays des pays des Tughuzghuz et des Khir-
Tughuzghuz et des Khirkhïz, puis khïz puis des K a y m â k , et arriver à
des K a y m â k , et arriver à la mer, on la mer, on a environ quatre mois de
a environ quatre mois de marche. marche. L'empire de Chine a des lan-
L'empire de Chine a des langues dif- gues différentes, tandis que I'EN-
férentes, tandis que les Turcs, S E M B L E D E S T U R C S , Tughuzghuz,
A U T A N T Q U ' I L S S O I E N T , Tughuzghuz, Khirkhïz, Kaymâk, Ghuzz, Khaz-
Khirkhïz, K a y m â k , Ghuzz, Khazlaj, laj, parlent une même langue,
parlent une même langue ET SE LES UNS COMPRENANT LES AUTRES.
C O M P R E N N E N T LES U N S L E S A U T R E S . Le pays de Chine et du Tibet a une
pays de Chine et du
[ Q U A N T AU] langue différente des précédentes.
Tibet, il a une langue différente
des précédentes.

Le phénomène est le même pour les


Çanhâja d'Awdaghost, les habitants
de Surt et de Qastïliyga et d'autres
Berbères, qui ont tous, parallèlement
à leurs dialectes particuliers, un
langage berbère qui les réunit et les
(ait se comprendre les uns les autres.

CET empire est tout entier dans L'empire D E C H I N E est tout entier
l'obédience du maître de la Chine dans l'obédience du maître de la
qui réside à Khumdân, de même Chine qui réside à K h u m d â n ; de
[QUE] l'empire du Rûm est dans même, l'empire du R û m est dans
l'obédience du roi qui réside à Cons- l'obédience du - roi qui réside à
tantinople, l'empire de l'Islam dans Constantinople, *l'empire de l'Inde
celle du Commandeur des Croyants dans celle du roi qui réside à
à Bagdad, et *l'empire de l'Inde Qannûj*, P A R E I L S E N CELA A
dans celle du roi qui réside à L ' O B É D I E N C E D E l'empire de l'Is-
Qannûj*. l a m PAR R A P P O R T a u roi Q U I R É S I D E
à Bagdad.

X V I I I , 14-21 X I V , 16-XV, 7

L E PAYS TURC EST TRÈS DIVERSIFIÉ. I L Y A, A U PAYS T U R C , D E S ROIS AVEC


Pour ce qui est des Ghuzz, les limi- DIVERS DOMAINES. Pour ce qui est

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Appendice J 385

tes de leur territoire se situent des Ghuzz, les limites de leur ter-
entre les Khazars, les Kaymâk, le ritoire se situent entre les Khazars,
pays des Khazlaj et les Bulgares, les Kaymâk, le pays des Khazlaj et
les limites du territoire islamique les Bulgares, les limites du terri-
se situant entre le Jurjân et les toire islamique se situant entre
pays vers Fârâb et Isbïjâb. Q U A N T J u r j â n et les pays vers Bârâb et
AU pays des Kaymâk, il est au delà Isbïjâb. Le pays des Kaymâk est
des Khazlaj, en direction du nord. au-delà des Khazlaj, en direction du
I L S SONT S I T U É S entre les Ghuzz, nord, entre les Ghuzz, les Khirkhïz
les Khirkhïz et le pays slave. Les et le pays slave. Q U A N T A U X Gog,
Gog sont dans les régions du nord, ils sont dans les régions du nord, une
une fois qu'on est passé entre les fois qu'on est passé entre les Slaves
Slaves et les Kaymâk, mais Dieu et les Kaymâk, mais Dieu sait
sait mieux ce qu'il en est de leur mieux quelles S U R F A C E S ils occu-
SITUATION [ET DES AUTRES PAYS] pent ; leur pays consiste en montagnes
qu'ils occupent. élevées, que les bêtes de somme ne
peuvent escalader et qui sont accessi-
bles aux seuls piétons. Je n'ai vu per-
sonne d'aussi bien informé sur eux
qu'Ibrahim b. Alptakln, chambellan
du maître du Khurâsan, qui m'a appris
que les marchandises leur arrivent à
dos d'homme ou sur l'échine des chè-
vres, et que leurs marchands, pour
revenir du Khuwârizm, mettent par-
fois, à gravir ou à descendre une
montagne, une semaine et même
dix jours.

Quant aux Khirkhïz, ils sont entre Quant aux Khirkhïz, ils sont entre
les Tughuzghuz, les Kaymâk, la mer les Tughuzghuz, les Kaymâk, la mer
Environnante et le pays des Khaz- Environnante, le Pays des Kahzlaj
laj. Pour les Tughuzghuz, ils sont et les Ghuzz. Pour les Tughuzghuz,
entre le Tibet, le pays des Khaz- ils constituent une immense peupla-
laj, les Khirkhïz et l'empire de de, largement répandue entre le Ti-
Chine. La Chine, E L L E , est entre la bet, le pays des Khazlaj, les Khir-
mer, les Tughuzghuz et le Tibet. khïz et l'empire de Chine. La Chine
est entre la mer Environnante, les
Tughuzghuz, le Tibet et le golje
Persique.
La Chine proprement dite est cons-
tituée par ta province ainsi déli-
mitée, mais nous lui avons ratta-

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386 Géographie humaine du monde musulman

ché, en un même empire, le reste


des pays turcs, de la même façon
que nous avons groupé autour des
territoires de Rome et de Constan-
tinople le reste de l'empire du
Rûm, ou bien, autour de l'Irân-
shahr (c'est-à-dire de Babel), le
reste des possessions islamiques.

XVIII, 21-XIX, 1 XV, 7-19.

Le territoire des Slaves, étendu Le territoire des Slaves, étendu


en latitude comme en longitude, en latitude comme en longitude,
couvre deux mois de marche dans couvre deux mois de marche dans
chaque sens. La Bulghâr [extérieure] chaque sens. Bulghâr est une petite
est une petite ville, S A N S beaucoup ville, QUI N'A PAS beaucoup de ter-
de territoires. Elle est célèbre comme ritoires. Elle était célèbre comme
centre commercial de tous ces centre commercial de tous ces
royaumes. royaumes.

Mais les Rûs la ravagèrent, lorsqu'ils


attaquèrent Khazarân, Samandar et
Itil en 358, puis se jetèrent, sur
leur lancée, en se divisant en deux
groupes, vers le pays du Rûm et
l'Andalus.

Les Rus sont un peuple des régions Les Rûs sont un peuple barbare, QUI
bulgares, entre celles-ci et les Sla- H A B I T E les régions bulgares, entre
ves. Une peuplade T U R Q U E a quitté celles-ci et les Slaves, sur le Nahr
son pays pour venir s'établir entre Itil. Une peuplade D E S TURCS a
les Khazars et le Rûm : on les quitté son pays pour venir s'établir
appelle Petchénègues. La région entre les Khazars et le Rûm : on les
qu'ils occupent n'était pas leur appelle Petchénègues. La région
territoire dans l'antiquité : ils qu'ils occupent n'était pas leur
l'ont envahie et occupée de force. territoire dans l'antiquité : ils
l'ont envahie et occupée de force.

Ils constituent la force des Rûs,


dont ils sont les alliés ; ce sont eux
qui se sont autrefois avancés vers
l'Andalus et ensuite vers Bardha'a.

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Appendice I 387

[QUANT A U X ] Khazars, on désigne Khazars est un terme qui désigne


sous ce terme et une peuplade hu- une peuplade humaine. Leur pays
maine et un pays : ce pays est celui est exigu, formé de deux parties,
d'Itil, [ G R A N D E VILLE] nommée ainsi l'une nommée Itil, du nom du
d'après le fleuve fleuve,

QUI LA B A I G N E avant de gagner la


mer des Khazars.

et l'autre Khazarân. Le fleuve en


question vient du pays des Rûs.

Cette grande ville ne commande Cette grande ville ne commande


qu'un petit nombre de cantons et qu'un petit nombre de cantons et
son POUVOIR n'est pas très étendu. son AUTORITÉ n'est pas très étendue.
Ce pays est situé entre la mer des Ce pays est situé entre la mer des
Khazars, as-Sarïr, les Rus et les Khazars, as-Sarïr, les Rûs et les
Ghuzz. Ghuzz.

X I X , 2-7 XV, 19-XVI, 3

(sur le Tibet et le Soudan)


Texte identique, avec cinq variations minimes
(deux portent sur les pronoms affixes et la particule ammâ)
Le seul point à signaler est une variante sur la fin :

[On m'a déclaré que] la longueur de La longueur de ce pays est de mille


ce pays est de sept cents parasanges parasanges POUR U N E LARGEUR D E
D A N S LES D E U X SENS, encore que, MÊME DISTANCE, encore que, vers
depuis la mer jusqu'au territoire la mer et non vers le territoire des
des Oasis, il soit plus long que Oasis, il soit plus long que large.
large.

X I X , 8-10 XVI, 3-11

[QUANT A U ]pays de Nubie, il a une Le pays de Nubie a une limite


limite qui [ V I E N T FINIR] au pays vers le pays d'Égypte, dans la
d'Égypte, une autre vers ce désert région du Ça'ïd, une autre vers ce
qui est entre le pays du Soudan et désert qui est entre le pays du Sou-
l'Égypte, une autre vers le pays dan et l'Égypte, une autre vers le
des Bedja et des déserts situés entre pays des Bedja et des déserts situés
ce dernier et al-Qulzum, une autre entre ce dernier et al-Qulzum, une
vers ces déserts infranchissables. autre vers ces déserts infranchissa-

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388 Géographie humaine du monde musulman

[QUANT AU] pays des Bedja, son bles. Le pays des Bedja a un terri-
territoire est exigu. toire exigu en largeur, mais long,

qui s'étend, au sud, entre le fleuve


du Nil et la mer d'al-Qulzum ;

IL est situé entre l'Abyssinie, la ILS sont situés entre l'Abyssinie et


Nubie et le [MÊME] désert infran- la Nubie, depuis les approches de
chissable. Qûs jusqu'au désert infranchissable.

IL Y A U R A I T B E A U C O U P D E CHOSES
ORIGINALES A D I R E SUR L E N O M B R E
DES HABITANTS, LEUR CONDITION,
L E U R S ROIS, L E U R S CROYANCES, LES
CHANGEMENTS APPORTÉS A LEUR
SITUATION PAR L'ISLAM, MAIS JE
N'AI TROUVÉ SUR EUX AUCUNE
CITATION D A N S LES OUVRAGES B I O -
GRAPHIQUES, ET JE DONNERAI UN
R É S U M É D E L E U R HISTOIRE QUI SERA
A P P R O U V É D E C E U X QUI LE T R O U -
VERONT DEVANT EUX EN CAS DE
BESOIN.

XIX, 10-12 XVI, 11-13

(sur l'Abyssinie)
Texte identique, avec deux variantes minimes,
d'ordre stylistique

XIX, 12-15 XVI, 13-21

pays des Zanj, il est le


[ Q U A N T AU] Le pays des Zanj est le plus long
plus long DU territoire soudanais, DES territoires soudanais, et contigu
et contigu à un seul empire : à un seul empire : l'Abyssinie.
l'Abyssinie.

Cette dernière constitue une région


à part et un vaste empire, gouverné,
de nos jours et depuis une trentaine
d'années, par une reine dont l'his-
toire est une des plus curieuses qui
soient.

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Appendice I 389

L'Abyssinie E S T E N F A C E du Yémen, L'Abyssinie R E G A R D E le Yémen, le


du Fârs, du Kirmân, et, plus loin, Fârs, le Kirmân, et, plus loin, fait
fait face à une partie du pays de face à une partie du pays de l'Inde.
l'Inde.

Le pays de l'Inde regarde les pays


des Zanj, du côté oriental de la mer
du Fârs.

[QUANT AU] pays de l'Inde, il Il s'étend en longueur depuis le


s'étend en longueur depuis le terri- territoire du Makrân, en passant
toire du Makrân, en passant par le par le pays d'al-Mançura, les Sin-
pays d'al-Mançûra, les Budha et dhind, qui sont les Budha, et les
les autres régions du Sind, P U I S , en autres régions du Sind, ET, en
dépassant Qannüj, jusqu'au pays dépassant Qannuj, jusqu'au pays
du Tibet, ce qui fait environ quatre du Tibet, ce qui fait environ quatre
mois de marche. En largeur, depuis mois de marche. En largeur, depuis
la mer du Fârs jusqu'au pays de la mer du Fârs jusqu'au pays de
Qannüj, on arrive à trois mois de Qannûj, on arrive à trois mois
marche. de marche.

X I X , 15-23 XVI, 22-XVII, 12

l'empire de l'Islam, sa
[ Q U A N T A] L'empire de l'Islam, à notre époque
longueur, depuis les frontières du et de nos jours (sic), a pour longueur,
Ferghâna, puis à travers le Khura- depuis les frontières du Ferghâna,
san, le Jibàl, l'Irak, l'Arabie, et puis à travers le Khurâsân, le
jusqu'aux rivages du Yémen, est Jibâl, l'Irak, l'Arabie et jusqu'aux
d'environ cinq mois de marche. En rivages du Yémen, environ cinq
largeur, depuis le pays du Rüm en mois de marche. En largeur, depuis
passant par le Shâm, la Jazïra, le pays du Rûm en passant par le
l'Irak, le Fârs, le Kirmân, et Shâm, la Jazïra, l'Irak, le Fârs et le
jusqu'au pays d'al-Mançûra sur le Kirmân, et jusqu'au pays d'al-
rivage de la mer du Fârs, on arrive Mançura sur le rivage de la mer du
à environ quatre mois de marche. Fârs, on arrive à environ quatre
A remarquer que N O U S avons négligé mois de marche. A remarquer que
DE PRENDRE EN COMPTE, D A N S la J'ai négligé, D A N S LA P R I S E E N
longueur de l'Islam, les limites du C O M P T E D E la longueur de l'Islam,
Maghrib jusqu'à l'Andalus, P A Y S les limites du Maghrib jusqu'à
QUI sont COMPARABLES A une l'Andalus, QUI sont COMME une
manche par rapport à un vêtement. manche par rapport à un vête-
A l'est comme à l'ouest du Maghrib, ment. A l'est comme à l'ouest du
il n'y a aucun territoire musulman, Maghrib, il n'y a aucun territoire

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390 Géographie humaine du monde musulman

car, lorsqu'on quitte l'Égypte pour musulman, car, lorsqu'on quitte


passer au Maghrib, toute la région l'Égypte pour passer au Maghrib,
sud est le pays du Soudan, tandis toute la région sud est le pays du
qu'au nord [DU M A G H R I B ] , c'est Soudan, tandis qu'au nord, c'est
la mer du Rum, puis le pays du la mer du Rum, puis le pays du
Rum. Si l'on convenait de prendre Rum. Si l'on convenait de prendre
pour longueur de l'Islam la dis- pour longueur de l'Islam la dis-
tance du Ferghâna jusqu'au pays tance du Ferghâna jusqu'au pays
de l'Andalus, on trouverait une du Maghrib et de l'Andalus, on
distance de trois cent dix étapes. trouverait une distance de trois
En effet, depuis le [fin fond du] cents étapes. En effet, depuis le
Ferghâna jusqu'à la vallée de Ferghâna jusqu'à la vallée de
Balkh, il y a un peu plus de vingt Balkh, il y a un peu plus de vingt
étapes; de la vallée de Balkh à étapes ; de la vallée de Balkh à
l'Irak, environ soixante étapes ; de l'Irak, environ soixante étapes; de
l'Irak à l'Egypte, environ cinquante l'Irak à l'Égypte, environ trente
étapes. E t N O U S E X P L I Q U O N S , à étapes. Et IL E S T D É M O N T R É , à
propos des distances du Maghrib, propos des distances du Maghrib,
que, depuis l'Égypte jusqu'à SON que, depuis l'Égypte jusqu'aux
E X T R É M I T É , il y a cent quatre- EXTRÉMITÉS DU MAGHRIB, il y a
vingts étapes. cent quatre-vingts étapes,

tandis que, de l'Égypte jusqu'à la


région qui fait face aux premières
terres de l'Andalus, soit jusqu'au
territoire de Tanger, il y a une
distance égale à la moitié de la
précédente.

XIX, 23-27 XVII, 13-19

(conclusion sur des redites, prises, presque textuellement,


à XV, 8-15 d'Istabrï et V, 1-10 d'Ibn Hawqal)
Texte identique, à douze variantes près, toutes infimes et d'ordre stylis-
tique, dont quatre se rapportent à la substitution du « je » au « nous »,
deux à de simples substitutions de mots non techniques, trois à des
substitutions ou adjonctions de conjonctions, une à des pronoms de
rappel et les deux dernières aux modifications suivantes :

je me suis proposé [DANS CE LIVRE- je me suis proposé


CI]

les villes qui Y sont situées les villes qui sont situées SUR SON
TERRITOIRE

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Appendice II
(calendriers)

Calendrier de Cordoue, p. 134 sq. (trad. Pellat ; le passage sur les faucons,
les hirondelles et les mouettes est emprunté aux notes de F. Viré dans
Arabica, X I I , 1965, p. 312).

Mois de septembre

En syriaque : aliil ; en copte : tût.


Nombre de jours : 30.
Signe zodiacal : la Vierge.
Mansions : 1/3 d'as-Sarfa, al-'Awwâ' et as-Simàk.
Le début du mois appartient à la saison d'été, et son régime est le même
que celui des mois précédents. C'est au cours de ce mois que commence
l'automne. Nature : froid et sécheresse.
Conformité : nature de la terre. Humeur régnante : la bile noire.
Les meilleurs aliments et boissons à consommer, les meilleurs mouve-
ments à exécuter et les meilleurs lieux à habiter sont ceux qui humidifient
le corps, avec une tendance au réchauffement, sans que les éléments super-
flus y acquièrent de la densité.

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392 Géographie humaine du monde musulman

Cette saison est contraire à tous les âges et à tous les tempéraments,
dans tous les pays. Le moindre dommage est subi par ce qui, dans sa
nature, est chaud et humide ; elle convient mieux aux enfants et aux
adolescents, ainsi qu'aux complexions naturellement humides.
1 e r . Durée du jour : 12 h. 2/3 ; durée de la nuit : 11 h. 1/3. Hauteur du
soleil à midi : 55° 1 /4. L'ombre de toute chose est égale aux 7/12 de sa
hauteur. Chez les Chrétiens, fête de saint Terentianus l'évêque et de ses
compagnons martyrs. Ils prétendent que ce jour est mort Josué fils de
Noun — sur lui le salut.
3. Égyptiaque.
5. Le crépuscule prend fin 1 h. 1 /2 après le coucher du soleil, et l'aube
commence 1 h. 1 /2 avant son lever.
8. Chez les Chrétiens, fête de la Nativité de la Vierge Marie.
9. Lever d'as-Sarfa à l'aube; voici sa forme : 0 . Coucher d'al-Farg al-
Muqaddam à l'aube ; voici sa forme : 0 0 .
Naw' d'al-Farg al-Muqaddam du Verseau, qui dure trois nuits. C'est
un naw' favorable. Lever d'as-Sarfa, son opposite. Le Nil est en crue. La
chaleur décroît. C'est le dernier des anwâ' de l'été, et sa pluie s'appelle
hamïm ou ramadï.
14. Chez les Chrétiens, fête de saint Cyprien le sage, évêque de Carthage,
mis à mort en Ifrîqiya. Sa fête est célébrée dans l'église de Saint-Cyprien à
Cordoue.
15. Durée du jour : 12 h. 1/5 ; durée de la nuit : 11 h. 4/5. L'ombre de
chaque chose est égale au tiers de sa hauteur. Fête de san Emila.
16. Lever d'as-Simàk ar-RSmiti, qui marque le début de l'automne
d'après Hippocrate, Galien et d'autres médecins savants. Chez les Chrétiens,
fête de sainte Euphémie, vierge mise à mort dans la ville de Chalcédoine.
18. Le Soleil entre dans le signe de la Balance d'après l'observation
courante ; c'est l'équinoxe d'automne.
20. De ce jour à la fin du mois, on prépare du sirop des deux variétés
de grenades, du sirop de fruits divers, du vin de coings et du rob de raisin.
Égyptiaque.
21. Chez les Chrétiens, fête de saint Matthieu apôtre et évangéliste mis
à mort par Ëglippus roi d'Abyssinie. O
22. Lever d'al-'Awwâ' à l'aube; voici sa forme : 0 0 0 . Coucher d'al-
Farg al-Mu'abbar à l'aube ; voici sa forme : 0 0 .
Naw' d'al-Farg al Mu'abbar, qui dure quatre nuits. Lever d'al-'Awwâ'
son opposite. C'est un naw' favorable et très pluvieux ; cette pluie est

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Appendice II 393

appelée wasml parce qu'elle marque (wasama) la terre de végétation.


C'est le premier naw' de l'automne.
23. Le Soleil passe du signe de la Vierge dans celui de la Balance d'après
le Sindhind.
24. Chez les Chrétiens, fête de la décollation de Jean fils de Zacharie
— sur lui le salut.
25. Égyptiaque. Les autruches commencent à pondre ; on dit que cha-
cune d'elles pond en quarante jours entre trente et quarante œufs qu'elle
dispose sur une ligne droite ; tous éclosent et donnent des autruchons, à
l'exception de six ou sept, qui sont nommés tarâ'ik.
27. Fête de san Adulfo et de san J u a n à Cordoue.
28. Le crépuscule prend fin à 1 h. 2/5 après le coucher du soleil, et
l'aube commence 1 h. 2/5 avant son lever.
29. Fête de saint Michel archange.
30. Commémoration de la mort de saint Jérôme prêtre à Bethléem,
et fête de saint Luc évangéliste.
Parmi les événements du mois qui ne figurent pas dans le tableau et n'ont
pu prendre place dans les rubriques quotidiennes, je citerai les suivants :
Les pêches, les jujubes, les grenades et les coings sont à point. La canne
à sucre et les bananes commencent ; certaines olives noircissent, l'huile
nouvelle fait son apparition, ainsi que les glands et les châtaignes ; le
sorbier mûrit. On commence les labours et les semailles dans les montagnes
de Cordoue. Les premières asperges font leur apparition dans les montagnes.
Les faucons Pèlerins dits tient-la-nue arrivent par l'Océan ; on peut dès
lors les capturer hagards jusqu'au début du printemps. En ce mois aussi,
hirondelles et martinets font route vers le littoral. A la fin du mois, les
mouettes-rieuses, qui sont des limicoles, voient le plumage de leur t ê t e de-
venir blanc et elles reprendront leur capuchon noir au début du printemps
suivant. C'est durant ce mois que des lettres sont adressées aux agents
provinciaux du fisc pour leur prescrire de procéder à des réquisitions de
garance. On cueille les noix et les pignes. On arrache le henné et les légumes ;
on recueille les simples suivants : graine de laurier dont on fait de l'huile,
coloquinte et graine de jusquiame.

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394 Géographie humaine du monde musulman

Le grand Messager boîieux de Strasbourg, 150e année (1965) ; Almanach du


pays de Bray, 114 e année (1965) (pour les passages entre crochets).

Mois de septembre

Position des planètes : Mercure : d'abord dans le Lion, entre dans la


Vierge le 22 septembre. Un peu visible le matin avant le lever du soleil
au début du mois. Plus grande élongation le 2 à 18° à l'est du soleil.
Lever le 2 à 4 h. 09. Conjonction supérieure avec le soleil le 27. Vénus :
passe de la Vierge dans la Balance le 20. Etoile du soir. Se couche le 1 e r à
20 h. 23. Mars : traverse la Balance du 1 e r au 30. Visible le soir. Se couche
le 1 e r à 21 h. 04. Jupiter : dans le Taureau jusqu'au 21, puis dans les
Gémeaux. Visible dans la deuxième moitié de la nuit. Se lève le 1 e r à
23 h. 39. Saturne : dans le Verseau. Visible toute la nuit.
Temps probable : très beau temps du 1 e r au 8. Le 9 après minuit très
fort orage. Les 10 et 11 pluie, le 12 beau temps, le 13 pluie, le 14 clair et
beau, les 15-17 fortes pluies, les 18-23 temps clair, nuits froides. Du 24-29
pluie et le 30 éclaircies.
Cours de la lune : les 1 e r et 2, signe du Scorpion ; les 3 et 4 : Sagittaire ;
les 5 et 6 : Capricorne ; les 7-9 : Verseau ; les 10 et 11 : Poissons ; les 12-14 :
Bélier; les 15 et 16 : Taureau; les 17 et 18 : Gémeaux; les 19 et 20 :
Cancer ; les 21 et 22 : Lion ; les 23-25 : Vierge ; les 26 et 27 : Balance ; les
28 et 29 : Scorpion ; le 30 : Sagittaire.
1 e r . Saint Gilles; [invoqué contre la peur].
2. Saint Etienne 1 e r .
3. Saint Pie X. Très beau.
4. Sainte Rosalie. Très beau. Evangile : Jésus guérit dix lépreux
(Luc 17). Durée du jour : 13 h. 09.
5. Saint Laurent Justinien. Lever du soleil : 5h. 54 ; coucher à 19 h. 03.
Lever de la lune à 16 h. 40; coucher non précisé,
6. Saint Magne.
7. Saint Cloud, sainte Reine.
8. Nativité de la Vierge.
9. Saint Gorgon ; [patron des notaires]. La nuit, temps épouvantable.
10. Saint Nicolas de Tolentino. Nuageux.
11. Saints Prote et Hyacinthe. Pluie. Evangile : nul ne peut servir deux
maîtres (Matthieu 6). Durée du jour : 12 h. 46.

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Appendice II 395

12. Saint nom de Marie. Beau. Lever du soleil : 6 h. 03 ; coucher à


18 h. 49. Lever de la lune à 19 h. 49 ; coucher à 7 h. 16.
13. Saint Valére. Pluie.
14. Exaltation de la sainte Croix. Bien chaud.
15. Notre Dame des sept Douleurs. Fortement pluvieux.
16. Saints Corneille et Cyprien. Fortement pluvieux.
17. Saint Lambert.
18. Sainte Richarde. Clair. Évangile : résurrection du fils de la veuve de
Naïm (Luc 7). Durée du jour : 12 h. 22.
19. Saint Janvier. Lever du soleil : 6 h. 13 ; coucher à 18 h. 35. Lever de
la lune à 23 h. 43 ; coucher à 15 h. 29.
20. Saint Eustache ; [invoqué contre les suites de la peur]. Froid la
nuit.
21. Saint Matthieu apôtre; [invoqué contre les maladies nerveuses].
Froid la nuit.
22. Mercredie des Quatre-Temps d'automne. Saint Maurice ; [invoqué
contre la goutte],
23. Saint Lin et sainte Thècle. Le soleil entre dans le signe de la Balance.
Commencement de l'automne.
24. Vendredi des Quatre-Temps d'automne. Saint Pacifique. Pluie.
25. Samedi des Quatre-Temps d'automne. Saint Nicolas de Flue.
Évangile : Jésus guérit un hydropique (Luc 14). Durée du jour : 11 h. 59.
26. Saint Cyprien et sainte Justine. Lever du soleil : 6 h. 22 ; coucher
à 18 h. 21. Lever delà lune à 7 h. 40 ; coucher à 19 h. 18.
27. Saints Còme et Damien ; [invoqués contre les hernies et la gourme].
28. Saint Wenceslas.
29. Saint Michel archange.
30. Saint Jérôme. Découvert.
Almanach de l'agronome : procéder, vers la fin du mois, aux semailles du
seigle d'hiver et du blé d'automne. Choisir des semences sélectionnées.
Pour anéantir les spores de la carie du blé, il faut le sulfater préalablement
avec du sulfate de cuivre ou de formaline. Commencer, dans les champs de
tabac, la cueillette des feuilles du haut. La cueillette du houblon commence.
Dans les vignobles, la vendange est arrivée. Elle est accélérée en effeuil-
lant les ceps partout où les feuilles cachent trop les raisins. Semer de la

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396 Géographie humaine du monde musulman

doucette (mâche), salade d'hiver, choux-fleurs, choux d'hiver, épinards,


persil. Endives et céleri à feuilles sont noués. Les trognons de choux à
excroissances hernies sont recueillis et brûlés. Continuer à donner du purin
au céleri, aux choux et aux endives. Effeuiller complètement les tomates
pour que les derniers fruits puissent mûrir. Donner des tuteurs aux arbres
surchargés de fruits. Surveiller la cueillette des fruits, surtout si ce travail
est fait par des revendeurs ambulants, qui peuvent ruiner l'arbre et le
rendre improductif pour plusieurs années.

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Appendice III
(la littérature géographique iranienne)

L'importance de l'élément iranien dans la littérature géographique de


langue arabe, notamment aux moments décisifs de ses débuts, a plus d'une
fois été soulignée au cours du présent livre. Ainsi considérée, cette littéra-
ture apparaît comme l'œuvre commune des deux grandes ethnies de
l'Islam, l'arabe et la persane, les noms de Hamdânï, de Mas'udï, d'Ibn
Hawqal ou de Muqaddasï répondant à ceux d'Ibn Uurdâdbeh, d'Ibn al-
Faqïh, d'Ibn Rusteh ou d'Istabrî. A dire le vrai, toutefois, une pareille
distinction comporte une part d'artifice : sans parler du brassage des divers
éléments ethniques qui composent l'Islam, brassage qui peut inciter à
quelque scepticisme sur telle ou telle généalogie « arabe » hautement reven-
diquée, les options politico-religieuses recoupent bien souvent la limite
tracée entre les deux groupes. Je songe surtout à cette option fondamen-
tale sans cesse posée, entre un Islam en quelque sorte monopolisé par l'ara-
bicité et un Islam pluri-racial et même pluri-confessionnel S ou encore

1. Dans la mesure où, conçu aussi comme construction politique, il est amené à
comprendre en ses limites des religions « nationales » que certains voudraient voir
préserver : on songe au judaïsme et surtout au zoroastrisme.

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398 Géographie humaine du monde musulman

à cette autre, qui ne recouvre pas forcément la précédente 1 , entre le


sunnisme strict, d'un côté, le mu'tazilisme et le Sï'isme de l'autre. Un
Persan comme Ibn al-Faqïh est semblable par bien des traits, on l'a vu,
à son prédécesseur et compatriote Ibn Qutayba, en un sens plus « arabe »
que des Arabes comme Mas'ûdï. Mieux vaut donc poser qu'au milieu des
inquiétudes et des déchirements que l'Islam crée aux consciences de ses
membres, la géographie est, comme l'ensemble de la littérature dont elle
relève, une œuvre commune édifiée dans une langue commune dont la
primauté n'est pas contestée.
La géographie de langue persane, qui n'apparaît, précisément, qu'à
l'extrême fin de notre époque, est en un sens le signe de temps nouveaux,
où l'on va voir l'Islam se dissoudre définitivement comme empire politique
et comme ensemble économique, et se briser le monopole arabe en matière
d'expression culturelle. Les Sâmânides du tjurâsan préfigurent exemplai-
rement cette triple évolution : s'ils maintiennent théoriquement l'allé-
geance au califat, ils ne s'en comportent pas moins comme souverains
indépendants ; leur principauté constitue une place de commerce de premier
ordre, bastion nord-est du grand trafic des fourrures et des esclaves, qui
assure à l'état sâmânide la prospérité monétaire et l'indépendance écono-
mique; enfin, sans combattre ouvertement la primauté de l'arabe, au
moins les émirs du Ourâsân en contestent-ils le monopole, poursuivant
une active politique de traductions en persan de chefs-d'œuvre consacrés
de la littérature arabo-musulmane 8 et même encourageant l'éclosion
d'une véritable littérature nationale. Nous en avons, avec l'ouvrage
anonyme intitulé Hudûd al-'âlam (Des limites du mondé), un exemple pour
la géographie. 3
Composés en 372/982-983, les Ifudûd peuvent être facilement rattachés
à la tradition de la jura/ al-ard. Chaque pays est présenté de la même façon,
par un tableau général donnant sa position sur la terre et suivi d'une brève
description des villes les plus importantes. On évoque d'autant mieux
Istabrî que celui-ci figure, avec Ibn fcjurdâdbeh, Gayhânï, Hamdânï
et Mas'udî, au nombre des sources exploitées par les fludûd.4 Ce serait

1. ôâhi? est un exemple de l'impossibilité de définir des camps nettement circons-


crits : il est mu'tazilite, non arabe de souche, mais défenseur éclairé de la tradition
arabe, et en même temps fortement prévenu contre la tradition iranienne.
2. L'exemple le plus célèbre est celui de la traduction de l'histoire de Tabarî par
Bal'amï, vizir des Sâmânides. La tradition est vivace et survivra aux Sâmânides :
l'histoire de Bubârâ, composée par NarSabï vers 331 /943 et dédiée à N û h b. Naçr,
sera traduite en persan au v e / x i " siècle {cf. Kratchkovsky, p. 164 [168]). De la même
façon, cette tradition n'a sans doute pas été limitée au Hurâsân : il suffit de rappeler
qu'Içfaljrï a peut-être originellement écrit en persan (cf. GAL, Suppl., t. I, p. 408).
3. Le Safarriâma de Nâçir-i tjusraw a été composé après 344/1052.
4. Jfadûd, p. X V I - X I X , I^abri étant « without doubt the source most systematically
utilized ».

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Appendice III 399

donc, au total, une sûra revue à la lumière de la géographie administrative


et des masâlik, mais une sûra plus fermement encore attachée à ses origines
qu'elle ne l'est avec Istahrï. Le style, d'abord, est exempt des quelques
efforts que l'on a notés à propos de ce dernier auteur. 1 Mais surtout, les
Hudûd ne se limitent pas à l'Islam, t a n t s'en faut : l'Empire musulman
n'occupe pas la moitié de l'ouvrage, dont la composition trahit, par ailleurs,
les préoccupations des Sâmânides, soucieux de connaître, en priorité, le
monde iranien et ces voisins redoutables que sont les nomades de l'Asie
centrale. 2
Ces quelques divergences mises à part, on constatera que la culture géo-
graphique, fût-elle exprimée en arabe ou en persan, reste à cette époque
rigoureusement la même », puisée aux mêmes sources, exprimée dans les
mêmes formes et, pour tout dire, tributaire des mêmes schèmes de pensée.
Une fois de plus, c'est sur la prodigieuse puissance assimilatrice de cette
culture que l'on conclura : non contente d'absorber à peu près tous les
thèmes, elle franchit allègrement les limites qu'ailleurs lui auraient tracées
les langages. Si donc, politiquement et linguistiquement, les revendica-
tions des mawâlï iraniens représentaient un danger réel pour le monopole
de l'ethnie arabe et de son langage, au moins sur le plan profane, elles ne
semblaient pas, néanmoins, remettre alors fondamentalement en cause,
dans un Islam entendu comme un rassemblement de nations et d'écoles,
les bases d'une culture que l'Iran avait, du reste, largement contribué à
édifier.

1. « Extrêmement monotone », écrit G. Lazard (op. cit., p. 54), qui l'estime à ce titre
de peu d'intérêt pour le linguiste.
2. L'ouvrage se distribue comme suit : préface : p. 49 ; présentation de la terre :
p. 50-83 ; Chine, Inde, Tibet : p. 83 i.f.-94 ; Asie centrale : p. 94-101 ; Islam : p. 102-156 ;
Byzance : p. 156-158 ; Slaves, Rûs, Bulgares, etc. : p. 158-163 ; Afrique : p. 163-165 ;
conclusion : p. 166.
3. Dans le style des Hudûd, on peut « surtout étudier la composition du vocabulaire
technique de la géographie et apprécier la place qui y est tenue par l'élément arabe»
(Lazard, op. cit., p. 54).

André MIQUEL. 29

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Addenda

page
xviii A. A. El-Hajji, « The andalusian diplomatie relations with the
Vikings during the Umayyad period », dans Hesperis, VIII,
p. 67-110; D. M. Dunlop, « Bahr Muhlt », dans EI (2), t. I, p. 963.

xxi la nisba al-Isbahânï (cf. Ibn al-Faqïh, p. 290).

xxii sur une traduction anglaise de ce récit, voir références dans Hudûd
al-'âlam, p. 419, n. 2.

xxiii S. Maqbul Ahmad, dans El (2), t. III, p. 944-945.

xxvii le Kitâb al-gawharatayn a été édité et traduit en allemand par


C. Toll, Uppsala, 1968 (compte rendu par C. Cahen, dans Journal of
the economic and social History of the Orient, X I I I , 1970|,p. 326-327.

x x x i i S. Rapoport, dans The Slavonic and East European Review, VIII


(1929-1930), p. 80 sq. et 331 sq. (trad, anglaise), et A. Miquel,
dans EI (2), t. I l l , p. 1015-1016.

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402 Géographie h u m a i n e du monde musulman

page
XXXIII Les dates du règne du calife al-'Azîz sont : 365 /975-6 et 386 /996,
ce qui donne l'intervalle de t e m p s d u r a n t lequel l'ouvrage a été
publié (cf. infra, a d d e n d u m à la p. 310).

x x x v n L e tableau des a u t e u r s et la bibliographie c o m p o r t e n t un certain


n o m b r e de compléments : pour éviter une dispersion de la mise
au point, on reportera ces compléments au second volume de
La géographie humaine du monde musulman, actuellement en
cours de publication.

19 On consultera, de M. Arkoun : « Contribution à l ' é t u d e du lexique


de l'éthique m u s u l m a n e », d a n s Bulletin d'Études orientales,
D a m a s , X X I I , 1969, p. 205-237; Miskawayh, Traité d'éthique,
D a m a s , 1969; Contribution à l'étude de l'humanisme arabe au
i v e / x e siècle, Paris, 1970. Dans ce dernier ouvrage, a u x vues si
souvent pénétrantes, M. Arkoun m e reproche (p. 192, n. 1) de ne
pas avoir discerné l'influence de la philosophie grecque (falsafa)
d a n s la formation de la culture générale (adab). Cette influence ne
saurait être niée : aussi bien M. Arkoun s'emploie-t-il avec t a l e n t
à la m e t t r e en lumière. Il me semble toutefois que le débat, tou^
jours ouvert, sur l'adab et ses composantes doit tenir compte de
deux facteurs :
— l'un est d'ordre chronologique : les études de M. Arkoun
visent le i v e / x e siècle, celle à laquelle je m ' a t t a c h e quand je parle
de l'élaboration de l'adab se situe s u r t o u t au m e / i x e ;
— l'autre facteur est d'ordre plus p u r e m e n t culturel. Sans
doute les plus g r a n d s géographes se situent-ils en ce i v e / x e siècle
qu'étudie M. Arkoun. Mais je suis bien obligé de reconnaître
que c'est lui, et non moi, qui distingue, et fort bien, d ' u n humanisme
« religieux » et « littéraire » un « humanisme philosophique » qui
y a j o u t e sa dimension propre. A u t a n t que m'en persuadent mes
lectures, ce dernier humanisme ne me paraît pas du t o u t percep-
tible dans les t e x t e s géographiques, si sensibles, au contraire,
a u x données de l'humanisme religieux et littéraire.
Ces vastes questions restent en vérité à débattre. Un exemple
encore : je ne suis p a s si sûr, après lecture d'un mémoire de maîtrise
de M. Boutros Hallâq sur la racine 'db chez Ibn al-Muqaffa',
que l'adab de cet a u t e u r soit u n i q u e m e n t de l'ordre de l'éthique.
La seule conclusion en la matière reste l'invitation à une recherche
systématique que j e lance ici même, p. 165.

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Addenda 403

page.
22 Sur Themistios, cf. G. Dagron, L'Empire romain d'Orient au
i v e siècle ei les traditions politiques de l'hellénisme : le témoignage
de Themistios, Paris ( T r a v a u x et mémoires du Centre de recherche
d'histoire et civilisation byzantines, III), 1968, et « Aux origines
de la civilisation byzantine : L a n g u e de culture et langue d ' É t a t »,
d a n s Revue Historique, fasc. 489 (janvier-mars 1969), p. 23-56.
Sur l'humanisme byzantin en général, voir P. Lemerle, Le premier
humanisme byzantin, Paris, 1971.

28 L e débat sur l'histoire est d'importance. D a n s un compte-rendu


du présent ouvrage, paru dans al-Masriq, juillet-octobre 1969,
p. 626-630, M. Allard, entre autres objections pertinentes, me
reproche de n'avoir pas tenu compte du livre de F. Rosenthal,
A History of Muslim Historiography, Leiden, 1968 ( I e éd. 1952).
C'est un fait, et la lacune m é r i t a i t d'être relevée. Premier point :
Rosenthal note, écrit M. Allard, « l'importance qu'avait l'étude
de l'histoire dans la formation des princes et de la classe dirigeante
en général, alors que curieusement les auteurs cités ne parlent
pas de la géographie. Comment expliquer cette exclusion d'une
science dont l'importance est soulignée à toutes les pages du livre
que nous analysons? » La question est en effet essentielle, et l'on ne
voit pas, pour l'instant, d'explication convaincante à cet é t a t
de fait : peut-être faut-il chercher du côté du caractère hybride,
m o u v a n t , de la géographie à ses origines, qui emprunte, comme
on l'a dit, à beaucoup d'autres disciplines et se définit m a l ? Quoi
qu'il en soit, ce qu'on p e u t souligner, c'est que la géographie a
eu conscience de cette, situation de seconde zone : t o u t l'effort de
ses représentants, ;m i v e / x e siècle, t e n d r a à la structurer, à la
définir comme science propre, à en justifier l'utilité au plan de la
pratique et la dignité au plan de la culture : les affirmations d ' u n
Muqaddasî dans sa préface, et ses efforts stylistiques en m a i n t
passage vont, à n'en pas douter, dans ce sens.
Second point : après lecture de Rosenthal, M. Allard estime
t r o p péremptoire mon affirmation (p. 28) selon laquelle l'histoire est
« le seul domaine où les influences étrangères n ' o n t pas joué ». Les
nuances m a n q u e n t , certes, mais t o u t dépend de ce qu'on entend par
le m o t d'influences. S'il s'agit de poser q u e des modèles persans,
grecs ou syriaques offrent des parallélismes formels avec l'histoire
annalistique arabe (l'originalité arabe de la forme ah bar ne semble
pas, q u a n t à elle, être en cause), on ne p e u t nier le fait : ces parallé-
lismes existent, on les constate. Mais ensuite? S'agit-il v r a i m e n t
d'influences? Rosenthal me paraît, dans son édition de 1968,

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404 Géographie humaine du monde musulman

page
très p r u d e n t à ce sujet. Il parle d'« hypothesis » (p. 77) et déclare :
« T h e evidence available as to t h e form of Iranian historiography
in t h e seventh century is very slim. This much, however, seems
certain: There is nothing t h a t would permit us to assume t h a t t h e
Persians used an annalistic arrangement... » (p. 74). E t plus loin
(p. 80) : « While all t h e preceding evidence points to the avail-
ability to Muslim scholars of a certain knowledge of Graeco-Syriac
historiography, it is by no m e a n s prove t h a t t h a t knowledge
reached Muslim historians early enough in this way to inspire
their use of t h e annalistic form. The same applies to an even
greater degree to some Christian Arabic historical works... »

29 Astrologue, cf. R. G. Khoury, « Un f r a g m e n t astrologique in.édit


a t t r i b u é à W a h b b. Munabbih », dans Arabica, X I X (2), juin 1972,
p. 139 sq.

32 On se reportera à l'ouvrage cité de F. Rosenthal, p. 106 sq. :


les conclusions de la p. 110 (lignes 10-15) v o n t dans le même sens
que les nôtres (p. 32 i.f.-33). On relèvera, à propos des situations
respectives de la géographie et de l'histoire, que Rosenthal (p. 109
i.f.) parle f o r t j u s t e m e n t d ' a t t i t u d e s parallèles dans les mondes
gréco-romain et arabe, et non pas d'influences de l'un à l'autre.

35 Pour ce chapitre et, de façon plus générale, pour t o u t ce qui t o u c h e


au problème de la connaissance, cf. F. Rosenthal, Knowledge
triumphant, The concept of knowledge in Medieval Islam, Leiden,
1970 (compte rendu très détaillé par G. V a j d a , dans Journal
Asiatique, CCLVIII (1970),p. 202-206).

36 M. Allard, d a n s son compte-rendu précité, oppose à mon affirma-


tion « l'immense littérature technique en prose arabe ». Il est de
fait que m a formulation aurait dû plus clairement distinguer
entre cette l i t t é r a t u r e technique, immense en effet, et celle de
Yadab, qui vise à livrer un donné général et non spécialisé. Un
problème reste toutefois posé : à laquelle de ces deux littératures
s'intéresse la masse du public, et laquelle des deux modèle le goût
général? Q u a n t i t a t i v e m e n t , l ' i m p a c t de l'une et de l'autre ne se
mesure peut-être pas au nombre brut des publications.

76 M. Allard, d a n s son compte rendu précité, signale les Rasâ'il


al-Kindl al-falsafiyya, qui contiennent divers traités « dont les
sujets t o u c h e n t à la géographie physique ». D o n t acte : je signale

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Addenda 405

page
d'ores et déjà que Kindî est mis à contribution dans le volume
qui doit faire suite à celui-ci.

132 et T a m l m b. B a h r al-Muttawwi'ï.

148 A. A. El-Hajji, « T h e andalusian diplomatie relations with the


Vikings during t h e U m a y y a d period », dans Hesperis, V I I I , p. 67-110.

154 Le manuscrit de MeShed (sur lequel cf. aussi Hudûd al-'âlam,


p. 481) figure au nombre de ceux qu'utilise l'édition posthume
(actuellement sous presse) d ' I b n al-Faqïh par H . Massé.

166 D e u x passages de la légende d'Alexandre ont été empruntés


par Ibn al-Faqïh à la Nihâyat al-Arab: cf. M. Grignaschi, dans
Bulletin d'Éludés orientales, D a m a s , X X I I , 1969, p. 18-19 et
55-60.

167 M. Hadj-Sadok (Description du Maghreb el de l'Europe au nie j


i x e siècle, Alger, 1949, p. X I I ) pose en principe l'existence de
sources communes aux œuvres d ' I b n H u r d â d b e h et d ' I b n al-
Faqïh.

237 une réédition du Fihrisl, par les soins de M. Chouémi, est en


préparation.

247 sur le Kitâb al-gawharatayn, voir ci-dessus (addendum à la


p. X X V I I ) .

287 le même souci d'investigation précise, minutieuse, peut se retrouver


aussi dans tel ou tel aspect de sa démarche historique, comme en
fait foi le Kitâb musâkalat an-nâs lizamânihim, éd. W . Millward,
Beyrouth, 1962, trad, française par M.-B. Pathé, dans Journal
Asiatique, CCLVII, 1969, p. 361-386.

299 N. Levtzion, « Ibn Hawqal, t h e cheque and Awdaghost », dans


Journal of African History, IX, 1968, p. 223-233, conteste que ce
géographe ait jamais traversé le Sahara, toutes ses informations
a y a n t été collectées au nord du désert. E n particulier, ce qu'il
connaît d'Awdagost lui a sans doute été dit à Sigilmâsa. Sans
doute déclare-t-il (p. 99, t r a d . Wiet, p. 97 i.f-98) : « j'ai vu à
Awdagost une reconnaissance de dette par laquelle un négociant

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406 Géographie humaine du monde musulman

page
d'Awdagost se reconnaissait débiteur envers un h a b i t a n t de
Sigilmâsa... »; mais N. Levtzion estime qu'il s'agit là de l'inter-
vention fâcheuse d ' u n copiste, lequel a u r a i t extrapolé à partir
d'informations du t y p e de celle que fournit la p. 61 (trad. Wiet,
p. 58) : « j'ai vu une reconnaissance de d e t t e de M u h a m m a d b.
Abl Sa'dûn, d'Awdagost... » (cf. aussi p. 100, trad. p. 98, où l'on
doit a p p a r e m m e n t corriger « Abu Ishâq Ibrahim b. 'Abd Allah,
connu sous le nom de Faraga Sugluh, qui était à Awdagost le
bénéficiaire du chèque dont j'ai parlé », en : « Abu IshBq..., qui
était le bénéficiaire du chèque dont j'ai parlé à propos d'Awdagost »:
sâfiib ad-dayn wa s-sakk alladï qaddamtu dikrahu bi-Awdagost,
dit le t e x t e arabe : il semble bien en effet qu'il s'agisse du créancier
sigilmâsien de Muhammad b. Abl Sa'dûn).

310 Le problème de la datation de l'œuvre de Muhallabî et, p a r t a n t ,


de ses c o n t a c t s avec celle d ' I b n Hawqal, est des plus épineux.
Minorsky ( H u d û d al-'âlam, p. 477) d a t e le 'Azlzï des années
364-5/975-6. J . Dévissé (dans Tegdaoust I, Recherches sur
Aoudaghost, Paris, 1970, p. 122, n. 4) donne comme dates limites
364-5 /975 et 380 /990. Quant à Ibn Hawqal, les deux versions de
son œ u v r e se situent respectivement a v a n t 356 /967 et vers 378 /988
(cf. W i e t , intr. à t r a d . d ' I b n Hawqal, p. X I I I ) . Muhallabî se s i t u a n t
donc, en gros, entre ces deux versions, il est possible qu'il y ait eu
entre les deux œuvres quelques interférences, en sens inverse selon
l'époque où l'on se place. Le problème se complique encore du
fait que l ' œ u v r e de Muhallabî a pu connaître elle-même plus d'une
version : à propos de la ville d'al-Mansûra (Sind), par exemple,
on relèvera, entre autres différences, que le t e x t e conservé par
Y â q û t ( M u ' g a m al-buldân, t . V, p. 211) ne mentionne pas le
palmier, sur lequel insiste au contraire la version conservée par
A b u 1-Fidâ' {Géographie d'Aboulféda, t e x t e arabe, éd. Reinaud-de
Slane, Paris, 1840, p. 351), laquelle version se trouve très proche
parfois, en sa formulation même, de celle d ' I b n H a w q a l (p. 320,
t r a d . Wiet, p. 313, et Géographie d'Aboulféda, op. et loc. cit.).

324 de nouvelles recherches sur cet a u t e u r (trad. du chapitre relatif


à l ' É g y p t e ; numéro du Bulletin de l'Institut Français d'Archéologie
orientale du Caire, édité en hommage à G. Wiet, et actuellement
sous presse) m ' a m è n e n t à reviser la t r a d u c t i o n de kura (circons-
cription), madlna (cité) et qasaba (chef-lieu, en général).

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Index
N. B. : On n'a renvoyé aux notes que dans les cas où on l'a estimé
particulièrement utile (notamment celles qui sont signalées, en marge,
par un trait vertical). On n'a pas, par ailleurs, porté de références aux
appendices I et II, qui sont des citations de textes. Dans tous les index,
on a supprimé l'article al-, dans le cas où le nom qu'il détermine est cité
seul ou à l'initiale ; l'article réapparaît dans les autres cas, mais sans être
pris en compte dans l'ordre alphabétique (cette dernière disposition
valant aussi pour b. [abréviation du mot ibn, « fils »]). Enfin, on n'a pas
porté des mots comme « Islam », « Moyen Age », « arabe » (dans les expres-
sions « littérature arabe », « géographie arabe », « pensée arabe », etc.),
mots qui sont pour ainsi dire d'un usage constant.

I. Index géographique

'Abbâdân, 315. 114 n. 5, 120, 123, 124 n. 4, 126,


Acre, 314. 139, 143 n. 2, 147, 148, 165, 168,
Âdarbaygân, 82 n. 1,160, 299. 169, 170, 171, 186, 198, 199, 210,
Afrique, 11, 116, 119 n. 2, 123, 216, 222, 227 n. 3, 230 n. 1, 237,
127, 131, 145, 310, 332, 334, 340. 239, 240, 241, 245, 246, 247, 252
Afrique du Nord, 90 n. 1, 206, 259, (et n. 2), 253, 257, 258 n. 4 (Bé-
275, 299. Voir aussi Magrib. douins), 269, 270, 273, 324, 339,
Ahwâz, 48, 49, 54, 177, 324. 340, 341, 343, 345, 350, 351, 354,
Alep, 335. 358, 359, 360, 362, 397, 398, 399.
Alexandrie, 90 n. 7, 162, 176, 177. Arabie (Péninsule arabique), XVI,
Allemagne, 146. XVII, XX, X X V I I , X X X V I ,
Amalfi, 272 n. 5, 307. 20, 29, 32, 38, 73, 74, 75, 82 (et
Andalus, voir Espagne. n. 1), 89, 104, 111, 116, 160, 166,
Antioche, 22. 167, 173, 176, 178, 198, 217, 244,
Arabes, 2, 7, 8, 9 , 1 7 , 1 8 (et n. 1), 20, 245, 246, 247, 248, 249, 250, 251,
22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 252, 253, 262, 263, 288, 303, 315,
31, 36, 39, 40, 41, 44, 45, 47, 48, 334, 346.
55 (et n. 2), 57, 60, 61, 62, 63, 64, Aral (mer), 334.
65,67,70,71 n. 3 et 5,73, 74 n. 4, Ardabïl, 324.
75, 76, 77, 78, 79 n. 3, 83 n. 2, 87, Arménie, X X X , 82 n. 1, 139, 141,
89, 91, 96, 97, 99 n. 3, 100, 105, 161, 299, 305, 314, 351.

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108 Géographie humaine du monde musulman

Asie, X X I I I , X X X , 115, 306, 314, Chine, X V I I I , 82, 94, 114 n. 5, 115,


334 399. 116, 118, 119, 120, 121 n. 2, 123
Asie Mineure, X I X , 146, 338. n. 1, 124 (et n. 4), 125, 126, 127,
'Askar Mukram, 315. 133, 162, 178, 206, 229 n. 6, 274
Athènes, 22. n. 2, 333, 334, 352.
Atlantique, 332. Constantinople, voir Byzance.
Avares, X V I I I . Cordoue, X X X I , 145, 273, 309, 312,
Awdagost, 309. 324, 333, 334, 335, 338.
Azïla, 297. Corée, 119 n. 4.
Baalbek, 177. Cuivre (ville de), XVI, 166, 176 n. 2.
Babylone, 11 n. 4, 74. Damas, X X X V I , 160, 311, 324, 333.
Bachkirs, 134. Damiette, 111 n. 5.
Bactres, 15. Daylem, 82 n. 1, 314, 315, 317, 318,
Bagdad, X X , X X I X , X X X V I , 1, 337.
3, 9, 32, 60, 75, 83, 102 n. 7, 103, Demâvend, Dunbâwand, 143.
121 n. 2, 134, 162, 184, 194, 199, Ecbatane, 156. Voir aussi H a m a -
206, 227, 237, 256, 259, 269, 273, dân.
288, 291, 299 note 1, 309, 312, Édesse, 163, 246.
315, 316, 318, 319, 324, 332, 333,
334, 335, 336, 338, 351. Egypte, X I X , X X X , X X X I V ,
X X X V , X X X V I , 82 n. 1, 123
Baggâna, 297. n. 1, 163, 166, 169, 174, 176, 186
Bakou, 143. n. 5, 199, 206, 254, 255, 259, 269,
Bantous, 334. 272 n. 3, 275, 289, 299, 300, 305,
Bâsinnà, 296. 308, 310, 311, 315, 317, 319, 324,
Basra, X X V I I I , 24, 42 n. 1, 48 n. 1, 334, 338, 359.
52, 67, 75, 91 n. 1, 111 n. 2, 162,
174, 177, 206, 2.18, 220, 315, 320, Equateur, 249.
322. Espagne (Andalus), X X V I I , X X I X ,
Basra (Magrib), 297. X X X , 128, 146, 257, 258, 259,
Bedja, 145. 260, 261, 264, 265, 269, 275, 280,
Berbères, 308. 299, 308, 309, 318, 324, 334.
Birdawn, 296. Euphrate, 15, 177 n. 3, 181, 306.
Biyàr, 314. Europe, X X X I I , 115, 116, 145, 146,
Bourgogne, 146. 280 n. 1, 309, 334, 364.
Bretagne, 146. Extrême-Orient, X I X , X X I I I , 76,
Buhârâ, X X X , 94 n. 4, 139, 141, 90 (et n. 1), 91 n. 1, 115, 117,
194, 275, 333, 334, 335. 119 n. 2, 120, 122, 123, 126, 167,
Bulgares, X V I I I , X X V , 115, 134. 175, 188, 224, 229 n. 6, 333, 351.
Byzance, Constantinople, Rum, Fargâna, 320.
XVI, X V I I I , X X I I , X X V I I I , 22, Fârs, 82 n. 1, 177, 318.
82, 90 n. 1, 91 n. 1, 115, 145, 146, Fârs (mer), 303.
167, 183 n. 3, 201, 307. Fès, 92, 306, 309 n. 2.
Caire (Le), X X I X , 273, 275, 309, Fezzan, 308 n. 4.
312, 315, 317, 318, 319, 320, 324, Fortunées (îles), 141 n. 2.
334, 335, 338, 351. France, 146.
Cairouan, X X X I , 324. Fustât, 333. Voir aussi Caire.
Canaries, X X V I I I , 146. Garde-Freinet (La), 307.
Canope, 128. Gawlân, 320 n. 3.
Canton, 120, 123. ôazïra (Haute-Mésopotamie), 82
Caspienne (mer), 162, 206, 334. n. 1. Voir aussi Mésopotamie.
Caucase (Arrân), 82 note 1, 89 n. 7, ftazna, X X X V I .
91 n. 1, 132. Ghana, 299, 308 n. 4.
Ceylan, 74, 111 n. 2, 123 n. 1, 127, Gibâl, 82 n. 1, 297, 351.
176. Ôïlàn, 82 n. 1.

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Index géographique 409

Gog et Magog, XVIII, 89 n. 7, 90 142, 143 n. 2, 156, 166, 167, 168,


n. 1, 93 n. 1, 133, 137, 138, 166, 171 n. 3, 173, 178, 186, 192, 197,
178. 198, 199, 201, 202, 227 n. 3, 254,
Grande-Bretagne, 146. 269, 279, 293, 324, 345, 359, 397,
Grèce, Hellénisme, 1, 8, 10, 15, 16, 399. Voir aussi Perse.
17, 18, 19, 21 n. 2, 22, 24 n. 2, 26, Irânsahr, 89, 198, 274 n. 2, 288 n. 4.
27, 28, 29, 31, 32, 36, 39, 40, 41, Irlande, 146.
43, 44, 45, 47, 48, 61, 62, 63 (et Islande, 146.
n. 4), 66, 70, 71, 72 (et n. 2), 73, 74 Ispahan, 144, 162, 193, 194, 195,
(et n. 4), 75, 76, 77, 78, 82, 87, 196, 197, 200, 202.
91 n. 6, 97, 105, 109, 124 n. 4, Istafcr, 166, 293.
162, 165 (et n. 3), 166, 169, 170, Japon, 119 n. 2.
171, 186, 200, 202, 207, 216, 219, Jâvaga, 125.
230 n. 1, 249, 251, 252, 253, 270, Jérusalem, 74, 160, 311, 312, 313,
271, 274, 279, 280, 288 n. 4, 293, 314, 320.
332, 346, 352, 363. Juifs, 340. Voir aussi index his-
Guadalajara, X X X I . torique.
Ûûdï (mont), 73 n. 3. Jutland, X V I I I , 145.
Gunday-Sâbûr, 16, 71 n. 2. Kabul, 177.
Hamadân, 156, 324. Kalah, 123, 141 n. 2. Voir aussi
Hazars, XVIII, X I X , 115, 134 n. 2. Malacca, Malaisie.
Higâz, Hedjaz, 248, 250, 351. Kalïwân, 296.
Hïra, 246. Kara£, 194.
Hurâsân, XXIV, X X V I I I , 48 n. 1, Khmer, 116 n. 2, 123 n. 2, 124, 125.
81, 82 n. 1, 90 n. 1, 93, 94, 132, Kirmân, 82 n. 1, 177.
166, 175, 186 n. 5, 196 n. 2, 269, Kflfa, 24, 48 n. 1, 67, 75, 174, 246.
273 n. 3, 291, 317, 318, 319, 324, Kurdes, 181, 207, 325, 351.
334, 335, 339, 351, 398. Lamta, 308 n. 4.
Uuwârizm, X X X V I , 134, 299. Liban, 52, 111, 181, 320 n. 3.
tJûzistân, 82 n. 1, 296, 315. Lisbonne, X X V I I I , 146.
Ifrïqiya, X X X I , 351. Madagascar, 119 n. 2.
Inde, X X I I , X X I X , X X X , 1, 8, Madère, X X V I I I , 146.
9 n. 2, 16 n. 6, 19, 36, 63 n. 4, Magellan (nuage), 128 n. 5.
67 n. 2, 70, 71, 74 n. 1, 94, 109, Magrib, X I X , 82 n. 1, 259, 261, 280,
115, 116, 118, 119, 120, 121 297, 300, 303, 305, 306, 307, 308,
n. 3, 123 n. 1, 124 (et n. 4), 125, 309, 314, 324.
127, 139, 140, 177, 178, 202 Malacca, 114 n. 5, 123. Voir aussi
n. 1, 245, 249 n. 5, 252 n. 2, Kalah et Malaisie.
253, 277, 314, 333, 334, 352. Malaisie, X X X , 139. Voir aussi
Indien (océan), 115, 116, 120, 123 Kalah et Malacca.
206, 272 n. 3. Mansûra, 324.
Indus, 332. MaSriq, 82 n. 1 et 5.
Insulinde, X X I I . Mèdie, 73, 82 (et n. 1), 89, 167, 217.
Irak, XXXV, 1, 11 n. 4, 31, 48 Médine, 29, 48 n. 1, 73, 351.
n. 1, 60, 72, 81, 82 n. 1, 110, Méditerranée, 19, 76, 116, 259, 271,
120, 121, 123 n. 1, 126, 160, 177, 305, 332, 334, 346.
178, 206, 245, 252, 253, 261, Mekke (La), 48 n. 1, 73, 89, 192,
269, 272 n. 3, 274, 288, 297, 299, 315, 322, 324.
309 n. 1, 310, 312, 332, 345, Merv, 111.
351 352 MeShed, X X I I , X X X .
Iran, X X X , 12 n. 1, 23, 25, 40, Mésopotamie, 19, 80, 82 n. 1, 89,
43, 61, 62, 63, 71, 72, 73, 82, 83 150, 167, 245, 274, 288, 299, 333,
(et n. 2), 87, 88, 89, 91, 92, 93 335, 351. Voir aussi Gazîra et
n. 6, 94, 97, 109, 110, 139, 141, Irak.

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410 Géographie humaine du monde musulman

Mongols, 126, 274, 307. Samarqand, 306, 324, 333.


Morte (mer), 177. Sâmarrâ, 288, 291, 311, 333, 335.
Mossoul, 324. San'â', X X V I I , 166.
Moyen-Orient, 312. Schleswig, 146.
Nagd, 250. Sicile, 146, 280, 299.
Nâkflr, 297. Sigilmâsa, 273 n. 1, 299 n. 1, 308
Naples, 307. n. 4, 309.
Narbonne, Narbonnaise, 307, 334. Sigistân, X X X I I , 82 n. 1, 139, 291,
Nasïbïn, 142 n. 1. 303.
Nehâvend, 176. Sind, 82 n. 1, 123 n. 1, 167, 317 n. 3.
Nil, 15, 80, 162, 176, 179, 314, 315, Sirâf, 120, 121 n. 2, 299 n. 1, 315.
334. Slragân, 324.
Nïsâbûr, 194, 324. Sîrâz, 181, 315, 324, 346.
Normands, X V I I I , 145. Slaves, X V I I I , X X X I I , 146.
Nubie, X X X I V , 115, 145. Socotra, 123, 334.
Orientale (mer), 12 n. 3, 76. Sogdiens, 359.
Palestine, voir Syrie. Soudan, 275, 308, 310, 334.
Pavie, 146. Süs, 296.
Pays-Bas, 146. Susiane, 299, 315.
Perse, 1, 2, 8, 19, 21, 22, 24, 25, Syrie, Syrie-Palestine (Sâm), syria-
27, 28 n. 7, 29, 36, 40, 63, 66, que, X X X V I , 8 n. 6, 43 n. 5,
70, 71, 73, 74, 87, 89, 109, 124 48 n. 1, 74 n. 4, 80, 82 n. 1, 146,
n. 4, 125, 156, 165, 166, 167, 170, 160, 167, 177, 186 n. 5, 206, 250,
174, 199, 207, 222, 227 n. 3, 253, 269, 310, 313, 314, 315, 324.
273, 274 n. 2, 299, 339, 340, 346, Tabaristân, 82 n. 1, 111 n. 5.
398, 399. Voir aussi Iran. T â h a r t , 92.
Perse (désert), 82 n. 1, 97 n. 5. Tâ'if, 111 n. 2, 296.
Persique (golfe), 111 n. 2, 272 n. 3, Tanger, 92.
315. Tarse, 196.
Petchénègues, 134. Ténèbres (mer), 147 n. 2, 334.
Pologne, 146. Thulé, 79 n. 4.
Pyramides, 90, 104. Tibériade (lac) : 177.
Qarâfa, 315. Tibet, 111, 119 n. 4.
Qulzum, 315. Tihäma, X X , X X V .
Qumm, 194 n. 7. Tinnis, 111 n. 5.
Qurqub, 296. Touraniens, 273, 307.
Rayy, 139, 194. Transoxiane (Ma warâ' an-Nahr),
Rhône, 334. 82 n. 1, 166, 272 n. 3, 306, 307,
Ritiâb, 82 n. 1 et 5. 324.
Rome, X X I I , 18, 28, 89 n. 7, 90 Turcs,' Turkestan, 82, 94, 115, 116,
n. 7, 114, 146, 166, 176, 271, 117 n. 5, 124 n. 4, 134, 136
274 332. (et n. 4), 139, 140, 141, 226, 272,
Rouge (mer), 123, 272 n. 3,297, 315. 307 337.
R û m , voir Byzance. Venise, 104, 146, 272 n. 5.
R u m (mer), 303. Volga, X X V , 94 n. 4, 133.
Rus, Russes, Russie, 94, 115, 134 Wâq-Wâq, 119 n. 2, 127.
n. 2, 136. Y a m â m a , 111 n. 4.
Sable (fleuve de), X V I . Yémen, X X V I I , 89 (et n. 7), 111
Sahara, 308, 334. n. 2, 162, 247, 250, 296, 315, 325.
Sahrastân, 324. Zabîd, 324.
Sahrazûr, 142 n. 1. Zang, 130 n. 4, 208 n. 1, 218 n. 2,
Saint-Marc, 104. 338
Salonique, X X I I , 146. Zanzibar, 206.
Sâm, voir Syrie. Zarang;, 177, 194.

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II. Index historique

Abbassides, 1,|2, 22, 23, 25, 60, Abu 1-Hasan 'Abd al-ûabbâr, 195
85, 87, 102, 184, 245, 268, 269, n. 2.
272, 273 n. 1, 275, 287, 301, 308, Abu I-Hasan 'Alï ar-Raba'ï,
317 319 338. XXXVÏ, 254 n. 4.
•Abd Allah al-Bagdädi, 23, 61, 62, Abu Hayyân at-Tawhïdï, X X X V ,
91. 221 n. 3 229.
'Abd Allah b. Mas'üd, 205, 320 n. 2. Abu I-Hud'ayl (àl-'Allâf), 27 n. 2,
'Abd Allah b. Tähir, XVIII. 195.
'Abdari, 358. Abû 'Isa al-Warrâq, 27 n. 1.
'Abd al-Hakam, X I X , 254 n. 3. Abu Ma'sar (Albumasar), 9, 75
'Abd al-Hamid, 21, 23 n. 2, 24, 36 n. 2, 109 n. 2, 157 n. 3.
n. 3, 61 n. 2, 168 n. 7. Abû Mifcnaf, 29 n. 4.
'Abd ar-Rahmän II, XVII, 145. Abû Muslim an-Naqqâs, 195.
'Abd ar-Rahmän III, 259, 261, 334. Abû Nu'aym, 194 n. 7.
Abraham, 165. Abû Nu'aym (al-Isfahânï), 194 n, 7.
Abu 'Abd Allah Muhammad b. Abû Nu'aym al-Mulâ'î, 29 n. 4.
Ishäq, X X I I , 116 n. 2. Abû Nuwâs, 168.
Abfl 1-As'at al-Kindl, XVII, XX, Abû 1-Qâsim al-'Akkï, 322.
XXVI, X X X , XXXIV, 246 n. 1, Abu 1-Qâsim al-Magribï, 21 n. 2.
263, n. 2. Abû Sa'ïd al-Gannâbï, 293 n. 4.
Abu l-'Atähiya, 168. Abû Tammâm, 168.
Abü Bakr al-Balläl, 196 n. 2, 355 Abû t-Tayyib as-Sawâ, 314.
n. 2. Abû 'U'bayd, XVII, 246.
Abü Bakr Muhammad ar-Räzi, 195. Abû 'Ubayd as-Sakûnï, XVII, XX,
Abü Bakr Muhammad az-Zubayrl, XXV, 246 n. 1, 263 n. 2.
195. Abû 'Ubayda, 29 n. 4, 30 n. 5.
Abü Dulaf al-'Igll, 139 n. 1. Abû Ya'lâ, 21 n. 2.
Abü Dulaf Mis'ar, X X I I , X X I X , Abû Ya'qub an-Nïsâbûrï, X X I V .
132, 139, 140, 141, 142, 143, 144, Abû Ya'qûb Yûsuf b. 'Abd Allah
145, 176, 276 n. 2, 277, 278, 334, b. Isliâq aà-Saljtiâm, 195 n. 2.
335, 340 n. 1. Abû 1-Yaqzân, 29 n. 4.
Abü 1-Farag al-Isfahänl, 149, 194 Abû 1-Yaqzân (Suhaym b. Hafs),
n. 5, 235. 29 n. 4.'
Abü 1-Fidä', X X X I I I , 80 n. 3, 277 Abû Yûsuf Ya'qûb, 23, 85 n. 4, 88
n. 2, 310, 311, 312. n. 1, 97.
Abü Ga'far al-tjäzin, 81 n. 1. Abû Zayd as-Sïrâfî (ou Supplément),
Abü Hamid al-Garnätl, X X V I I I . X X I I I , 119 n. 2, 121, 122, 123
Abü Hanifa, Hanafites, 26 n. 4, (et n. 3), 124, 125, 126 (et n. 5),
27 n. 2, 194, 197 n. 1, 320, 321, 127, 138, 255, 333-334.
322. Aetius, 16.

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•112 Géographie humaine du monde musulman

Agatharcos de Cnide, 271 n. 1. (et n. 6), 107, 188, 238, 244, 270
Ahmad b. Abï Tâhir Tayfür, XX, n. 1, 275, 279, 282 (et n. 2), 293,
254 n. 4, 259! 294, 298, 324, 335, 340 n. 1.
Ahmad b. Mahdï b. Rustem, 194 Barbahârites, 321 n. 9.
n. 7. Barbier de Meynard (C.), 206.
Ahmad (b. Sâlih b. Ahmad b. Bardesane, 71 n. 3.
Hanbal), 196. Barmécides, 153 n. 1.
Aljmad b. Yüsuf, 168 n. 7. Bâtiniyya, 214 n. 3.
Aljnaf, 153. Battânï (Albatenius), 9, 12 n. 1,
Alceste, 105 n. 3. 73 n. 4.
Alexandre, 10, 21, 166, 169, 200, Bayhaqï, XXV, 229.
271. Bible, 19, 26, 38, 165, 210, 312.
Alexandre de Tralles, 16. Birûni, XIV, XV, XXVII, X X X I I I ,
•Ali, "Alides, 165, 199, 200, 205, XXXVI, 2, 126 n. 3, 223, 224,
210, 211, 287, 302, 316, 319, 321, 225, 226, 227, 228, 244 n. 4, 257
341. n. 3, 342 n. 2.
'Ali b. 'Isa, 136. Blachère (R.), 2, 226, 267.
'Ali b. Rabban at-Tabari, 17 n. 2. Bouddhisme, 207.
*Ali as-Sallâmï, X X V I I I , 254 n. 3. Brockelmann (C.), XXVI.
'Alî as-Sayzarl, 154, 155, 157, 158. Bryzon, 17 n. 6.
Almorávides, 309 n. 2. Buhàri, 26, 27 n. 2, 235.
Ammonius, 8. Buhturï, 168.
'Amr b. 'Ubayd : 27 n. 2. Buyides, 139, 143, 194 (et n. 3),
Apollonius de Tyane (Balïnâs), 14, 206, 269, 316, 317, 318, 319, 323
170 n. 1. n. 2, 337, 338.
Aristarque, 8. Buzurg b. Sahriyâr, XXVIII,
Aristote, 14, 17, 19, 20, 21 n. 2, 43 X X I X , 127 n. 1.
n. 5, 45 (et n. 5), 46, 47, 169. Buzurgmihr, 154.
'Arrâm b. al-Asbag, XVII, XX, Cahen (C.), 208, 333, 334, 336.
X X V I , 245, 246, 263 n. 2. Calendrier de Cordoue, XV, X X X ,
Artémidore d'Éphèse, 21 n. 4. 257, 258, 342, 349.
Arthur Gordon Pym, 128. Carra de Vaux (B.), 207.
Asma'ï, XVr, XVII, XXV, XXXVI, Casthos, Costus, 17 n. 6.
'30 n. 5, 245. Caverne (Gens de la Caverne,
Autolycus, 8. Sept Dormants), XVIII, X I X ,
Avicenne, 10 n. 5, 21 n. 2. 89 n. 7, 91 n. 1, 146.
'Awâna b. al-Hakam, 29 n. 4. Cébès, 19.
'Ayyâsï, 358. Chosroès I Anusirwân, 165.
Azdï (Conte d'Abû l-Qâsim), 343. Chosroès II Parvïz (Abarwïz), 165.
'Azïz, X X X I I I , XXXV, 275, 309. Chrétfens, Chrétienté, 3, 24, 71
Azraqï, XVII, XX, 29 n. 4, 246. n. 3, 95, 150, 185, 207, 214 n. 2,
Azraqites, 200 n. 1. 257, 307, 320, 341.
Bâbek, 215 n. 2. Circé, 52 n. 1, 105 n. 3.
Bakrï, XIV, XX, XXV, X X X I I , Compagnons du Prophète, 20, 31,
107 n. 2 et 4, 259, 261, 262, 263, 205 355.
265 n. 4, 269 n. 1. Coran, 10 n. 1, 24, 26, 27 (et n. 2),
Balâdurî, XX, X X I I I , XXXV, 32, 41, 63 n. 5, 109, 168, 17Ô,
3 n. 6, 28 n. 4 et 7, 29 n. 4, 97, 197, 199, 201, 205, 216, 318, 329,
159 n. 3, 168, 239, 240, 322. 340, 346, 355.
Bal'amï, XXIV, 398 n. 2. Croisades, 150, 273, 341.
Balhï, XXIV, XXVI, XXXI, Cyrano, 140 n. 1.
X X X I I I , 12 n. 2, 24 n. 6, 74, 77 Dahabi, 30 n. 5.
n. 3, 79, 80, 81 (et n. 7), 83, 84 Dâraqutnï, X X X I I I , XXXVI, 263
n. 3, 93 n. 6, 94, 101 n. 3, 102 n. 6. '

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Index historique 113

Dâwudites (Zâhirites), 320, 321 Gahiz (pseudo-Gahiz du Kitab


n. 9. at-tabassur bi t-tigara), 22 n. 4,
Démocrite, 43 n. 5, 216. 110, 121 (et n. 2), 132 n. 2, 272
Descartes, 224 n. 4, 349. % n. 2, 333.
Dïnawarï, X X , 17 n. 5, 24 n. 5, Gahiz (pseudo-Gahiz du Kitab
28 n. 4, 73 n. 4, 239, 245. at-iag), 20 n. 1, 21, 61 n. 2.
Diodore, 28 n. 3. Galien, 16, 17, 19.
Dion Cassius, 28 n. 3. Galiya, Gulat, 208 n. 1, 321 n. 8.
Dioscoride, 16, 17. Garmi (ou Hurrami), X V I I I , 132,
Dorotheos, 169 (et il. 3). s 138, 145 n. 4, 146, 147.
Dulafides, 194. Gassanides, 202 n. 1.
Duodécimains, 206, 207, 317. Gawhar, X X X I V , 145, 273 n. 1,
Du 1-Qarnayn, 166. Voir aussi 309 n. 2.
Alexandre. Gayhani, X X I I I , X X I V , X X V , 22,
24 n. 6, 81 n. 1, 83, 92, 93, 94
Du r-Rumma, 168. (et n. 4), 95 (et n. 1), 97, 132 n. 5,
Epicurisme, 352, 353. 133, 139 n. 2, 157 n. 5, 167, 188,
Ératosthène, 270. 194, 238, 282 (et n. 2), 322, 335,
Ésope, 174 n. 3. 340 n. 1, 398.
Euclide, 41 n. 4. Gazal, XIV, XV, X V I I , 145, 148,
Fadl b. Y a h y à , 153. 334.
Fâkihï, X V I I , X X , 30 n. 1, 246. Gazali, 19.
Fârâbi, 21 n. 2. Gaznevides, 227, 275 n. 1.
Fargânï (Alfraganus), 9, 200. Gnose, Gnostiques, 200, 207, 217
Farrâ', 25 n. 4. n. 1.
Fastûs (Festos), 17 n. 6, 169, 170 Goeje (M.J. de), 80, 159.
n! 3. Goethe, 226.
Fâtimides, 145, 206, 207, 259, 268, Goldziher (I.), 149.
269, 272 n. 3, 273 n. 1 et 3, 275, Gubba'I, 195 n. 2.
300, 301, 302, 308, 310, 312, 317, Gundigani, X X X V I , 246 n. 1, 263
319, 320, 322, 334, 339. n. 2.
Fazârï, 71 n. 2. Gurabites, 199.
Ferrand (G.), 122. Hagg 'Abd Allah b. Muhammad,
F tick (J.), 358, 359. 145 n. 4.
Furetière, 140 n. 1. Haggag, 126, 165.
Gâhiz, X V I I I , 3, 11, 15, 24 n. 6, H a k a m II, X X X I .
27 n. 2, 35, 36 n. 3, 37, 38, 39, Halid al-Baridl, XIV, 146 n. 6.
40, 41, 42 (et n. 6), 43, 44, 45, Halll, 24, 262 n. 3.
46, 47, 48, 50 n. 1, 51, 52, 53, Hallag, 293 n. 4, 301.
54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, Hamadani, 136 n. 4, 236 n. 3, 343
63, 64, 65, 66, 67, 90, 91 (et n. 4), (et n. 2 et 3), 350 n. 1.
98 (et n. 2), 99 n. 3, 100, 101, 104, HamdanI, XIV, X X V I I , 24 n. 6,
109, 110, 114 (et n. 4), 117 n. 4, 247, 248, 249, 250, 251, 252, 253,
124, 126, 129, 133 n. 1, 136 n. 4, 268 n. 1, 270 n. 1, 359 n. 2,
142 n. 1, 155, 156, 157, 161, 361 n. 4, 397, 398.
163, 168, 169, 170, 173, 175, Hamdanides, 300 n. 5, 302 n. 1,
180, 187, 195 n. 2, 199 n. 3, 200, 317 n. 3, 323 n. 3.
201, 202, 216, 220 n. 33, 221 n. 2, Hamid b. al-'Abbas, 136.
228 n. 2, 233, 234, 235 n. 4, Hanafites, voir Abu Hanlfa.
280, 281, 282, 283, 322, 326 n. 2, Hanbalisme, Hanbalites, voir Ibn
340 n. 1, 343 n. 3, 347, 348, 349 Hanbal.
(et n. 1), 352, 353, 361, 398 n. 1. Harawi, 21 n. 6, 149, 151.
Gâljiz (pseudo-Gâhiz du Bâb al- Harigisme, fclarigites : 25, 199, 200
'Irâfa), 21 n. 4. n. 1, 215 n. 2, 301, 318, 320.
André MIQUEL. 30

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411 Géographie humaine du monde musulman

Härün ar-Rasïd, 146 n. 6, 165. Ibn Dihya, XVIII, 148 n. 2.


Hârun b. Y a h y ä , XV, X X I I , Ibn Fadlän, X X I I , XXIV, XXV,
X X V I I I , 146, 147, 201. X X X , 94 n. 4, 132, 133, 134, 135,
Hasan al-Basrî, 26, 27 n. 2. 136 (et n. 4), 137, 138, 277, 278,
Hasan (b. Muhammad b. al-Hana- 334, 335, 357.
fiyya), 200 n. 2. Ibn al-Faqïh, XIV, XVI, X V I I I ,
Hâsimites, 48. X X I I , 24 (et n. 6 et 7), 32, 53
Hatib al-Bagdâdï, XX, X X X I I I , n. 2, 57 n. 1,67, 73, 100 n. 6, 104,
X X X V I , 80 n. 3, 254, 256, 263 105, 106 n. 1, 108, 111, 114, 148,
n. 6. 152, 153, 154, 155, 156, 157, 160,
H a w â s ï r b . Yflsuf al-Arikî, 116 n. 2. 161, 162, 163, 164, 165, 167, 169,
Haytam b. 'Adï, 29 n. 4. 170, 171, 172, 173, 174, 175, 176,
Hazrün (Banü), 309 n. 2. 177, 178, 179, 180, 182, 183, 184,
Hermès, 82 n. 2, 169 n. 3. 185, 186, 187, 188, 189, 198, 200,
Hérodote, 28 n. 3. 209, 210, 211, 212, 224, 232, 233,
Hipparque, 99 n. 1, 270. 234, 239, 244, 256, 270 n. 1, 275,
Hippocrate, 16, 17, 43 n. 5, 169, 282 (et n. 2), 283, 285, 286, 296,
170 n. 3. 303, 322, 326, 341, 342 n. 1, 345,
Huang Tch'ao, 126 n. 6. 347, 348, 349, 351, 352, 357, 361,
Hudaynâmeh, 63 n. 2. 397, 398.
Hudud al-'âlam, X X X I I I , 339, 398, Ibn al-Furât, 127 n. 2.
399. Ibn Gubayr, XI, 134, 138, 151,
Hugo," 330. 274 n. 3, 357.
Hunayn b. Ishâq, 8, 21 n. 4, 109 Ibn al-Hâ'ik, voir Hamdânï.
' n. 2.
Hurramï, voir Garmï. Ibn Ualdün, X X X , 10 n. 5, 241.
Uurramites, 194. Ibn Hanbal, Hanbalisme, Hanba-
Husrï. X X X V I , 236. lites, 25 n. 6, 26 (et n. 4), 27 n. 2,
Huwârizmï (Abü 'Abd Alläh Mu- 194, 196, 199, 321, 356.
hammad b. Ahmad), X X X I I , Ibn Hawqal, XIV, XV, X X X I V ,
X X X I I I , 222, 223 n. 1, 335. 80, 81 n. 7, 103, 238, 261, 264,
tJuwârizmï (Abu Bakr Muhammad 268, 269, 272, 275, 279, 280, 282-
b. al-'Abbäs), X X X I I . 283, 286, 287, 288, 292, 299, 300,
Huwârizmï (Muhammad b. Müsä), 301, 302, 303 (et n. 8), 304, 305,
XVII, X I X , XXVI, XXVIII, 306 (et n. 3), 307, 308, 309, 310,
X X X , X X X I I , 9 (et n. 1), 12 311, 312, 315, 319, 323, 326, 328,
n. 1, 2 et 5, 75, 84 n. 3, 132 n. 6, 334, 335, 336, 337, 344, 354, 355,
157 n. 3, 188, 238, 264 n. 1, 282. 361 n. 6, 397.
Hypsiclès, 8. Ibn al-Haytam, 73 n. 4.
Ibàdisme, 200 n. 1. Ibn Hisâm, 29 n. 4.
Ibn 'Abbâs, 29 n. 4, 30 n. 5. Ibn Hurdâdbeh, XVIII, XIX, X X I ,
Ibn 'Abd Rabbih, XXVII, 228, X X I I I , X X X , 3, 24 (et n. 6 et 7),
232. 54, 56, 78, 83, 86, 87, 88, 89, 90,
Ibn Abï 'Awn Ishâq b. 'Ali, XXVI. 91 (et n. 3), 92, 93, 94 n. 4, 95, 96,
Ibn A b ï ' A w n al-Katib (Ibn an- 97, 101 n. 2, 104, 106 (et n. 1),
Nâgim), XXVI, 24 n. 6, 95 n. 4. 110 n. 3, 133, 147, 167, 176, 188,
Ibn Abï d-Dumayna, voir Ham- 198, 244 (et n. 4), 264 n. 1 et 5,
dânï. 276 n. 2, 283, 307, 322, 334, 335,
Ibn al-Atïr, XXIV. 346, 350, 360, 397, 398.
Ibn al-'Awwâm, 18. Ibn Ishâq, 29 n. 4.
Ibn Battuta, 126, 134, 274, 338, Ibn Iyäs, X X X I V .
358. Ibn Mâgid, 116 n. 2.
Ibn al-Baytâr, 18. Ibn Manzür, 179 (Lisân).
Ibn al-Bitrïq (Yahyä), 45 n. 5 et 6. Ibn Mardûya, X X X I , 263 n. 1.

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Index historique 115

Ibn Mas'ud, voir 'Abd Allah b. Istabri, X X X I , X X X I V , 80, 81


Mas'ûd. n. 7, 101, 103, 104, 115, 142, 144,
Ibn al-Muqaffa' (ou Kallla wa 145, 238, 261, 264, 268, 275, 278,
Dimna), 16 n. 6, 19, 20 (et n. 1), 279, 282, 286, 292, 293, 295, 296,
21, 23, 24, 36, 44, 56, 88 n. 1, 297, 298, 299, 301, 302, 303, 304,
97 n. 4, 98,105 n. 3,114, 117 n. 5, 308, 322, 323, 326, 339, 397, 398
125, 168 n. 7, 229 n. 6, 361. (et n. 2), 399.
Ibn an-Nadïm (ou Fihrist), XV, Jacob, 312.
X X I I I , X X X , X X X I I I , 139, Jacques d'Édesse, 8 n. 6.
156, 237, 263, 282, 283, 284, 340 Jésus-Christ, Christ, 26.
n. 1, 345, 346. Joab, Joël, 109 n. 1.
Ibn an-Nàgim, voir Ibn Abï 'Awn. Joseph, 105.
Ibn al-Qâss, XXVII, 235 n. 1. Juifs, 90 n. 7, 146, 185, 207, 307,
Ibn Qudàma, 164 n. 2. 320, 334, 341.
Ibn Qutayba, XX, 3, 19, 23, 35, 37, K a ' b al-Ahbâr, 41.
59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, Kâfûr, 206.
83 n. 2, 130, 171, 173, 175, 186, Kalbï (Hisâm b. Muhammad),
198, 199 n. 3, 200, 202, 209, 245, XVI, 29 n. 4, 149, 246.
283, 322, 341, 349, 350, 398. Kalbï (Muhammad b. Mâlik), XVI,
Ibn ar-Ràwendi, 195. 29 n. 4, 246 n. 1, 263 n. 2.
Ibn Rusteh, XV, XVIII, X X I I , Karrâmites, 215 n. 2, 320, 321.
X X X , 9, 16, 24 (et n. 6), 54, 57 Kind! (Abü 1-As'at), voir Abü
n. 1,66, 73, 74 n. 2,115,126,147, 1-As'ai.
192, 193, 194, 198, 200, 201, 202, Kindî (Muhammad b. Yüsuf),
264 n. 1, 347, 349, 361 n. 4, 397. X X X , XXXIV, 254 n. 3.
Ibn Sa'd, 3 n. 6, 29 n.4. Kindî ("Umar b. Muhammad),
Ibn Serapion, XXVIII, 74, 79, 81 X X X I V , 254 n. 5.
(et n. 5 et 9), 101 n. 2, 102 (et Kindî (Ya'qüb b. Ishäq), XX,
n. 6). XXI, X X X , X X X I V , 74, 75, 76,
Ibn Tûlûn, 314. 78, 79, 81, 83, 84 n. 3, 102
Ibn Wahsiyya, 322 n. 7. (et n. 6), 133 n. 1, 238, 282.
Ibn Yunus, 17-18, 235 n. 3. Kisâ'ï, 24, 25 n. 4.
Ibn Zabâla, 29 n. 4. Kramers (J.H.), 329.
Ibn Zûlâq, XXXIV, 254 n. 4 et 5. Kratchkovsky (I.J.), 198, 201, 223,
Ibrahim b. Wasîf Sâh (ou Abrégé 303.
des merveilles)', XXXV, 118 n. 1, Kulaynî, 355 n. 2.
123 n. 3, 124, 130, 255, 340 n. 1. La Bruyère, 48 n. 1.
Ibrahim b. Ya'qub, XV, X X X I I , La Fontaine, 124 n. 7.
146, 148. Labmides, 202 n. 1.
Idrisi, X X I I I , XXVIII, X X X , 93 Laoust (H.), 25 n. 6, 227, 355.
n. 1, 107 n. 2 et 4, 147, 188 n. 3, Layt b. Kahlân, 116 n. 2.
261, 269 n. 1. Le Goff (J.), 364.
Idrissides, 92. Le Sage, 140 n. 1.
Ib&ïdides, 206. Lévi-Strauss (C.), 10, 115, 172, 316.
Ibwân as-Safâ', X X X I , 207 n. 2, Libanios, 22.
218, 219,220,221. Lombard (M.), 274.
Imamiens, Imamites, 207, 301. Madâ'inï, 24, 29 n. 4, 36 n. 3, 67
Irâbt, 105 n. 3. n. 4, 168, 169.
Isftâq b. Hunayn, 8 n. 6. Magrürün, XV, X X V I I I , 146, 147.
Isljâq b. al-Husayn, XV, X X X , 244 Mahmüd de Gazna, 226.
n. 2,262,263,264,265,340 n. 1. Mâlik, Mâlikisme, Mâlikites, 26 n. 4,
Ismaéliens, Ismaélisme, X X X I , 206, 27 n. 2, 321 n. 9.
207, 208, 268, 301, 316, 319. Ma'mün, XVII, X I X , 3, 10 n. 6,

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Géographie humaine du monde musulman

12 n. 2, 26, 60 n. 1, 71 n. 3, 74, Muhammad (le Prophète), 20, 29,


76 n. 5, 84 n. 3, 109, 165, 269, 30, 31, 43,166, 199, 214, 273, 351,
272 n. 2, 281, 335. 355.
Ma'n b. Fri'ûn (?), X X X I I I , 223 Muhammad b. al-I.Ianafiyya,_ 200.
n. 2. Muhammad b. Musa b. Sâkir,
Mansùr, X V I , 71 n. 2, 165. X V I I I , X I X , 132 (et n. 6), 145,
Manùfï, X X X I V . 147.
Maqdisï, X X X I I , 212, 213, 214, Muhammad b. Sâdân, 116 n. 2.
215, 216, 217, 320, 335. Muhammad b. Yahyâ b. Mandeh,
Maqqarï, X V I I I , 148 n. 2. 194 n. 7.
Maqrïzï, X X X I V , 147. 254 n. 4. Muhâsibï, 26.
Marco Polo, 77 n. 3, 126. Muktafï, 194 n. 3.
Marin de Tyr, 8, 13, 70, 74 (et n. 4), Muqaddasï. X I V , X V , X I X , X X I V ,
99 n. 1.
X X X I V , 13 n. 4, 49, 52, 53, 54
Marwazï, X X , 24 n. 6 et 7, 78 n. 2, (et n. 1), 57 n. 1, 58, 59, 67 n. 5,
268. 73, 74 n. 2, 81 (et n. 7 et 9), 82
Mà sâ' Allah, X V I , 22 n. 4, 109.
n. 1 et 5 , 8 6 , 9 3 , 9 5 n. 1,99 n. 3,103
Mâsargis, 43 n. 5.
(et n. 5), 104, 142, 143 n. 2, 144
Massignon (L.), 149, 206, 268.
n. 2, 155, 157, 158, 174, 188 n. 3,
Mas'udï, X I X , X X , X X I I I , X X V I ,
X X I X , X X X I I , 11, 15, 53 n. 2, 197, 212 n. 1, 233 n. 5, 238 n. 4,
57 n. 1, 58, 59, 63, 71 n. 5, 74 258, 264, 267, 268 (et n. 2), 269,
(et n. 4), 75, 76, 79, 81 n. 9, 118 270, 272, 275, 279, 280, 284, 286,
n. 1 (Prairies), 121, 202, 203, 204, 287, 288, 290, 291, 292, 293, 294,
205, 206, 207, 209, 210, 211, 212, 298, 300, 304, 309, 311, 312, 313,
213, 221 n. 1, 320, 322, 336, 347, 314, 315, 316, 317 (et n. 6), 318,
349, 350, 354, 357, 361 n. 4, 397, 319, 320, 321, 322, 323, 324, 325,
398. 326, 327, 328, 329, 330, 334, 335,
Mâwardï, 21 n. 2. 336, 337, 342, 344, 346, 349, 352,
Mazdéens, Mazdéisme, 207, 214 n. 2. 355, 359, 360, 361, 362, 364, 397.
Voir aussi Zoroastriens. Muqanna', 215 n. 2.
Merveilles de VInde, X X V I I I , 117 Murgi'isme, Murgi'ites, 200 n. 1,
n. 2, 118, 123 n. 3, 124, 126, 129, 215 n. 2.
130, 131, 162 n. 3, 255, 333, 342, Mûristus, 41 n. 4.
359. Musa b. Nusayr, X V I .
Merveilles de la mer, X X V I , 117 Mïisà b. 'Uqba b. Abî 'Ayyàs, 29
n. 5, 127. n. 4.
Midrârides, 309 n. 2. Musâfirides, 82 n. 5.
Mïkâlides, 336 n. 4. Muslim, 26, 27 n. 2.
Mille et une Nuits, 15 n. 1, 105 n. 1, Mu'tadid, X X I , 84 n. 3, 194 n. 3.
130, 236. Mu'tamid, 311.
Minorsky (V.), 141. Mu'tasim, 26, 84 n. 3, 333.
Miskawayh, XXXV,19,229,239,240. Mutawakkil, 25 n. 6, 26 n. 6, 60
Moïse, 89 n. 7, 91 n. 1,165. (et n. 1).
Mongols, 126, 274. Mu'tazila, Mu'tazilisme, Mu'tazi-
Moreri, 330. lites, 25 n. 6, 26 (et n. 9), 27,
Mu'âwiya, 153, 165, 197, 321. 40, 42 n. 2 et 7, 51, 60 n. 1, 63,
Mubarrad, 235. 129, 187, 194, 195, 196, 197 n. 1,
Mufaddal b. Sa'ïd al-Mâfarruhï, 200, 209, 215, 282, 287, 300, 320,
254 n. 5. 321, 330, 340, 341, 398.
Mugabbirites, 215 n. 2. Nadr b. Sumayl, X V I , X V I I ,
Mugira b. Su'ba, 217. X X X I I , 245, 246.
Muhallabï, X X X I I I , 268, 309, 310, Naggârisme, Naggârites, 197 n. 1,
311, 312, 334. 321.

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Index historique 417

Narsahî, X X X , 254 n. 3, 335, 398 Regnard, 140 n. 1.


n. 2. Relation de la Chine et de l'Inde,
Nâsir-i Husraw, 398 n. 3. XIX, X X I I I , 90 n. 6, 91 n. 1,
Nasr I b. Atimad, X X I I I . 116, 117, 118, 119, 120, 121, 122,
Nasr II b. Alimad, XXIV, X X I X . 123, 124, 125, 126 (et n. 5), 127,
Nicéphore Phocas, 272 n. 5. 130, 138, 175, 176, 181 n. 2, 188,
Nul? II b. Mansûr, XXIV, 222 n. 5. 255, 333, 334, 335, 342, 349, 357.
Nuh l b . Nasr, X X X . Rufus d'Éph èse, 16.
N u ' m â n (le càdi), 322. Sabéens, Sabéisme, 207, 341.
Odyssée, 105 n. 3. Sa'bï, 322.
Oribase, 16. Sâbusti, XIV, XV, XXXV, 149,
Othon le Grand, 146. 150, 151, 161, 341.
Ottomans. 274. Saffâh, 165.
Paul d'Egine, 16. Saffârides, 139, 194.
Pellat (C.), 37 n. 5, 38 n. 1. §âfi'ï,'1Sâfi'isme, Sâfï'ites, 26 n. 4,
Platon, 19, 21 n. 2, 43 n. 5, 169, 200, 27 n. 2, 194.
207. Sâliib (Ibn 'Abbâd), 139.
Plutarque, 28 n . 3 e t 5,216. Sahl b. Abân, 116 note 2.
Polémon, 43 n. 5. Sahl b. Hârûn, 24, 36 n. 3, 168 n. 7.
Polybe, 28 (et n. 3), 270 n. 2. Salafiyya, 40 n. 2.
Polyphème, 105 n. 3, 130. Salguqides, 227.
Potocki, 274. Sâlih b. Ahmad b. Hanbal, 196.
Pourrat (H.), 345 n. 1. Sâlimites, 320.
Ptolémée, 8, 9, 12 n. 1 et 3, 13, 70, Sallâm l'Interprète, XVIII, X I X ,
71 (et n. 5), 74 (et n. 4), 75 n. 5, 76 90 n. 1 , 9 3 n. l , 9 4 n . 4, 132, 133,
(et n. 7), 77, 81, 88, 99 n. 1, 249. 138
Pythagore, 19, 41 n. 4. Salmagânï, XXVI, 301.
Qadarites, 200 n. 3. Salomon, 165, 166.
Qânbus, 169 n. 3. Sâmânides, X X I I I , XXIV, X X I X ,
Qarmates, 194, 207, 218 n. 2, 219 X X X I I , 81, 83, 93, 94, 132 n. 5,
n. 2,'247 n. 4, 293 n. 4, 301, 317 139, 143, 194, 227 n. 3, 269, 273
n. 3, 338. n. 3, 275, 302 n. 1, 317, 318, 319,
Qavâdh (Qubâd), 165. 321, 323 n. 2, 334, 338, 339, 398,
Qazwïnï, X X X , X X X I I , 148, 277 399.
n. 2. Sarahsi, X X I , 24 n. 6 et 7, 74, 75,
Qubaysa, 194 n. 7. 78, 79, 84 n. 3, 102 (et n. 6), 133
Qudâ'ï," X X X V I , 254 n. 4. n. 1, 238, 268, 282, 340 n. 1.
Qudàma b. Ga'far, X X V I I I , 22, 24 Sâsân (Banû), 139, 142 n. 1.
(et n. 6 et 7), 57 n. 1, 83, 85, 86, Sassanides, 20, 21, 82.
95, 96, 97 (et n. 6), 98, 99, 100 (et Saussure (F. de), 180.
n. 4 et 5), 101 (et n. 2), 107, 110 Sauvaget (J.), 116 n. 3, 126 n. 5,
n. 1, 188, 192, 193, 201, 220 n. 5, 333, 334.
222, 238, 276 (et n. 2), 282, 283, Saybâni (Abu 'Abd Allah Muham-
290, 322, 340 n. 1, 346, 360, 361. mad b. al-Hasan), 322.
Quintilien, 48 n. 1. Saybânï (Ibrahim b. Muhammad),
Qurays, 48,199. 23, 61 n. 2, 91 n. 4.
Qustâ b. Lûqâ, 8. Sayf b. 'Umar, 29 n. 4.
Râdânites, 334. Séfévides, 274.
Râdï, XXVI, 117 n. 5. Sénèque, 56 n. 2.
Râgib al-Isfahânï, 228 n. 1. Sept Dormants, voir Caverne.
Râwendites, 215, n. 2. Septimamiens (Sab'iyya), 214 n. 3.
Râzï (Ahmad b. Muhammad), XV, Sï'a, Si'isme, Sï'ites, X X I X , 25,
X X I X , 259, 260, 261, 264, 265, 102 n. 4, 151, 194, 199, 200, 205,
268 n. 1, 275 n. 4, 276 n. 2, 334. 206, 207, 208, 209, 210, 211,

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418 Géographie humaine du monde musulman

214, 227 n. 3, 268, 287, 293, 300, 'Utman, 'Utmánides : lb5, 205,
301, 302, 316, 317, 319, 320, 211 n. 1.
_ 321, 339, 340, 341, 343, 355, 398. Vasco de Gama, 116 n. 2.
Simsâtï, 322. Vinci, 226.
Sinân 'b. Tâbit, XV, XXVII, 257 Wahb b. Munabbih, 29 n. 4, 30 n. 5.
n. 3, 342 n. 2. Wakr, XXVII, 246 n. 3.
Sindbad, 113, 114, 117 n. 5, 123, W a k r b. al-Garráh, 322.
129 n. 3 et 8, 130 (et n. 1), 162 WaqidI, 29 n. 4, 31, 32.
n. 3. Warraq, XV, XXXI, 259, 260, 261,
Sïrâfï, X X X I I , 246. 264, 265, 268, 275 n. 4, 276 n. 2,
Strabon, 28 n. 3, 270, 271, 277, 334.
281 n. 2, 364. Wasil b. 'Ata', 27 n. 2.
Sûfïs, Sufisme, 194, 196 n. 2, Wassa', XXVI, 229.
' 215 n.' 2, 320, 337. Watiq, XVIII, XIX, 26, 138 n. 2.
Sufyân at-Tawrï, 194 n. 7, 196 n. 2, Wiet (G.), 104.
320 n. 3. Xénophon, 28 n. 3.
Suhrâb, XXVIII, 79 n. 6. Yahyá b. Adam, 88 n. 1, 97.
Sûlï, XXVI, 117 n. 5. Yahyá b. Bisr al-Arragánl, 195
Sunnisme, Sunnites, 25, 63, 151, n. 2.
207, 227, 301, 316, 320, 321, Yaljyá b. Másawayhi, 8 n. 6.
341, 343, 355, 398.
Ta'âlibi, XV, XXXVI, 49 n. 1, Ya'qübí, XXI, XXX, 24 n. 6 et 7,
228, 232, 233. 28 n. 4 et 7, 52, 54, 57 n. 1, 63, 83
Tabarî, X X I I I , 26, 27 n. 2, 28 (et n. 4), 86, 95, 101 (et n. 5),
(et n. 4 et 6), 29 n. 4, 235, 239. 102, 103, 104, 106 n. 1, 110 n. 3,
Tâbit b. Qurra, XXVII, 8, 9 n. 1, 111, 115, 138, 144 n. 3, 161, 168
12 n. 1, 244 n. 4. n. 3, 188, 238, 239, 240, 263
Tâhirides, 132 n. 5, 194. n. 1, 264 (et n. 1), 267, 268, 272
fanûbi, XXXIII, 228, 229. n. 1, 275, 278, 279 n. 1, 282, 284
Tavernier, 274. n. 1, 285, 286, 287, 288, 289, 290,
Tawaddud, 15 n. 1, 39. 291, 292 (et n. 2), 295, 296, 304,
Themistios, 19, 22, 169 n. 3. 308, 323, 333, 335, 340 n. 1, 347,
Théodose, 8, 17, 169 (et n. 3). 348, 351.
Théon d'Alexandrie, 8. Yáqüt, XVII, XX, X X I I I , XXIV,
Théophile, XVIII. XXV, XXX, X X X I I , X X X I I I ,
Thucydide, 28 n. 3. 2, 49, 80 n. 3, 107 n. 4, 135, 156,
Timosthène, 99 n. 1. 158, 159, 238, 244 n. 2, 262, 263,
'Ubayd b. Sariyya, 29 n. 4, 41. 265, 277 n. 2, 310, 311, 312.
•Udrî, XIV, 269 n. 1. Za'faranisme, 197 n. 1.
Ulug Beg, 235 n. 3. Zaggágl, 172.
Ulysse, 128. Zahirites, voir Dáwudites.
'Umar, 166. Zamahsari, 25 n. 4, 262 n. 2.
'Umâra b. Hamza, XIV, XVI, 145, Zaydites, 206, 214, 247.
148. Ziyadides, 247 n. 4.
•Umarî, XXVIII, 107 n. 4. Ziyarides, 194 n. 3, 227 n. 3.
Umayyades, 22, 126, 132, 211 Zoroastriens, Zoroastrisme, 20, 40,
n. 1, 214 n. 3, 259, 269, 273 320, 341.
n. 1 et 3, 275, 307, 308, 309 n. 2, Zosime, 14.
310 n. 5, 317, 318. Zubayr b. Bakkar, 29 n. 4.
Usâma b. Munqid, 138 n. 3. Zuhayr (b. Sálih b. Ahmad b. Han-
Uswânï, XXXIV, 145, 147, 334. bal), 196.'
•Utbï, 222 n. 5. Zuhri, 29 n. 4.

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III. Index des termes étrangers

adab, ädäb, adïb, ta'addub, XV, ahbar, voir habar.


X X I , X X I I , X X I I I , XXVII, ahendál, 179 n. 5.
X X V I I I , X X I X , X X X I I I , 12 ahkam sultaniyya, 21 n. 2, 97.
n. 5, 23, 24 n. 7, 35, 36, 37, 39 ahlaq, 21, 168, 171 n. 3, 174.
n. 4, 40, 43, 44,45, 50 n. 1, 53 n. 2, 'amal, 325.
56 n. 2 et 3, 59, 60, 62, 64, 68, 75, arrisar, voir misr.
78 n. 2 et 5, 79 (et n. 4), 80, 84, ansáb, 31.
87, 89 (et n. 7), 90 (et n. 1 et 7), anwa', XXVII, 67 n. 1, 244, 245,
91 (et n. 5), 93, 94, 97, 99,100 (et 246 n. 3, 257.
n. 6), 101 (et n. 5), 102 (et n. 7), 'aql, 41.
104, 105, 106 (et n. 1), 107 (et aqrasán, 90 n. 4.
n. 2 et 4), 108, 110 (et n. 6), asi, usül, 96 n. 7, 320 n. 4.
111 (et n. 5), 112, 117, 118, atlal, '311.
119, 121, 124, 126, 129, 130, awsat, 153.
131, 133, 134, 135, 136, 137 n. 6, ayyam, 30.
138, 139, 141, 142, 147, 148, 150, bahr, 15.
152, 153, 154, 155. 156, 157, 158, ba'id, 179.
159, 164, 165, 168, 169, 170, 171, balaga, bulaga', 96, 97 n. 5, 236,
173, 174, 178, 180 n. 3, 183, 184, 360.
185, 188, 191, 192, 193, 198, 199, bar Id, 22, 85 (et. n. 4), 102 n. 2,
209, 210 (et n. 5), 211, 212, 213, 103 n. 4, 104 (et n. 5).
215, 217, 222, 223 n. 1, 224, 225 bayan, 51.
(et n. 1), 226, 228, 229, 230 (et bayt al-hikma, 8 n. 6, 74.
n. 1), 232, 233 (et n. 4), 234, 235, consolationes, 228 n. 3.
236, 238, 239 (et n. 1), 240, 244, da'í, du'at, 206, 287, 301, 316, 327.
248, 249, 250, 252, 253, n. 1,
258, 261 n. 5, 264, 275, 276, 278, dar al-harb, 77 n. 3.
282, 283, 284, 285, 287, 295, 296, dar al-Islam, 77 n. 3.
308, 312, 317, 326, 327 (et n. 1), didd, 163 n. 6.
329 n. 3, 330, 332, 343 n. 3, 345, dlwan, 85, 95 n. 4, 96, 222 n. 5.
346, 348, 349, 350, 351, 352, fada'il, XXXIV, 254, 255, 276.
355, 357, 358, 361. fahrasa, 263.
adän, 194 n. 7. falsafa, 222 n. 3.
faqlh, 156.
'agä'ib, 'aglb, a'gab, a'âgïb, 42, 59, far', furü', 10, 96 n. 7.
90, 121, 141, 142, 154, 162, 174 farsah, 76 n. 7.
n. 7, 179 (et n. 5), 180, 181 n. 3, fiqh, 26, 210, 222 n. 3, .354.
182, 193, 230 n. 2, 237, 278, 286, firas, 120 n. 3.
296, 326, 347. firása, 21 n. 3.
'agam, 'agamí, 25 n. 2 et 5, 99 n. 3. fitra, 47.
agnâd, voir gund. filyan, futuwwa, 336, 337.

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420 Géographie humaine du monde musulman

fursân, 90 n. 4. 'iyân, 41, 53, 80, 95, 101, 118, 135,


ganâba, 120 n. 3. 143, 152, 161, 173, 256, 269 n. 1,
fiawwâla, 139. 270, 272, 277, 278, 279, 287, 311,
gayb, 219 n. 1. 323, 328, 357, 364.
gihâd, 120 n. 3. kalâm, 26, 27 n. 2, 209 n. 2, 222
gugrâfiyâ, 219, 220. n. 3, 320.
gund, agnâd, 95 n. 1, 325. kâtib, kuttâb, kitâba, XXIV, 23, 60,
gurba, 114. Voir aussi igtirâb. 61, 62, 70, 84 n. 3, 85, 87, 89, 90,
gurûm, 325. 91 (et n. 3 et 5), 93,94,95 (et n. 4),
habar, ahbâr, ihbâr, 31, 32, 67, 96 (et n. 7), 97, 98, 100, 102, 110,
116, 117, 150, 154, 156, 163 n. 6, 133, 136, 151 n. 2, 192, 222 n. 3
168, 171 n. 4, 172 n. 2, 176 n. 1, et 5, 290, 337, 346.
182, 186 n. 5, 222 n. 3, 228, 234, keswar, 12 n. 1,72,73,82,93 n. 6,279.
235 n. 2, 246 n. 3, 248 (et n. 3), kifâya, 352.
254, 256, 342 n. 1, 343. kûra, kuwar, 95 n. 1, 154 n. 3,
hadlt, muhaddit, 25,26 (et n. 9 et 10), 171 n. 4, 294, 324, 325.
27" n. 2,' 30, 31, 32, 66, 156, 168, madhab, madâhib, 26.
172 (et n. 2), 183 n. 3, 318, 321 madlna, mudun, 95 n. 1, 294, 324.
n. 9. mafâhir ma matâlib, 55, 67, 149 n. 5,
hanïn ila l-watan, 58 n. 5, 114, 171 174" n. 4.
n. 1, 206 n! 3. magâzï, 30.
harâg, 22, 85, 96, 105 n. 1, 106 mahâsin wa masâwï, 229 n. 3.
n. 1, 230 n. 2, 286 n. 2, 289, 327. mamâlik, 78.
haram, 89 n. 5. mamlaka, 77, 78, 81, 83 n. 2, 84, 99
hasâ'is, X X X I V , 54 (et n. 1), 174, (et 11. 3), 102, 269, 270 n. 1, 271,
272, 273, 274 n. 3, 324, 337, 338.
Ì93Ì 230 n. 2, 254, 255, 276, 326. manâsik al-hagg, 149.
hâssa, 66 n. 2. mangâmqûn, 222 n. 3.
hâssiyya, 297. mantiq, 218 n. 2, 222 n. 3.
hikam, hikma, 19, 98 n. 3. magala, 109 n. 2, 237.
hitat, XV, X I X , X X X , XXXIV, mar hala, 328 n. 1.
254, 290. masâlik, 22, 78, 85.
hiyal, 222 n. 3. masâlik wa mamâlik, XXVI, X X I X
hudad, 67. X X X I , X X X I V , 14 n. 2, 68, 81,
hurâfât, 238 n. 5. 101, 103, 105, 106, 107 (et n. 1
husn, 41. et 4), 108,111,112,115,134,138,
hutba, 318 n. 2. 142, 144, 149, 151, 174, 188, 238,
iddi'à', 163 n. 6. 239 n. 1, 240, 244 n. 1, 251, 253,
igmâ', 26 n. 10, 173. 256, 258 (et n. 5), 260, 261, 262,
iglihâd, 64 n. 1, 207, 213, 287 n. 3, 264, 265, 267, 268, 269, 270, 271,
346, 354. 272, 273, 274, 275, 276, 277, 278,
igtimâ', 51. 279, 280, 281, 282, 283, 284, 285,
igtirâb, 58 n. 5, 114, 315. 286, 287, 288, 289, 290, 291, 292,
intihâl, 163, 225 n. 3, 283, 303, 357. 297, 298, 303, 305, 309, 322, 323
iqâma, 194 n. 7. n. 6, 326, 329, 333, 334, 335, 336,
iqlïm, 81, 82, 279, 293, 294, 295, 337, 338, 339, 341, 342, 344, 346
298, 308, 324, 325. (et n. 1), 347, 349, 353 n. 2, 354,
irgâ', 200 n. 2. 357, 360, 399.
isnâd, 30, 354, 355. mawâlï, voir mawlà.
mawâqît, 73 n. 4.
istihsân, 26 n. 10, 329 n. 1.
istinbât, 41. mawlà, mawâlï, XVI, 25, 27 n. 2,
istislâh, 26 n. 10. 89, 399.
istitâ'a, 51. mihlâf, mahâllf, 89 n. 5, 251 n. 5,
i'tizâl, 200 n. 2. 325.

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Index des termes étrangers 421

minbar, manabir, 49. síz, 179 n. 5.


mirabilia, 255, 286. sunna, 41 n. 3.
misr, amsár, 48 n. 1, 49, 67, 324. sürat al-ard, X X V I I I , X X X I I I , 10,
raizan, 215 n. 1. 12, 14, 69, 70, 72, 73, 74, 75, 76,
mu'arada, 213. 77, 78 n. 2, 79 (et n. 4 et 7), 80,
mudun, voir madlna. 81, 82, 83, 84 (et n. 3), 85, 93, 99,
mu'min, 322. 101, 102, 104, 107, 144, 167, 170
munazara, 173, 174, 175 n. 5, 213. n. 3, 188, 198, 210 n. 5, 212, 217,
muqabala, 110. 219, 244, 249 n. 4, 250, 261 n. 3,
murü'a, mumwwa, 20 n. 3, 229. 268 (et n. 1), 270 n. 1, 271, 274,
nadim, 78 n. 2. 275, 276, 278, 279, 281, 282, 286,
nahiya, 325. 293, 294, 295, 298, 302, 308, 311,
nahuda, X X V I I I , 116. 323 n. 6, 329 n. 3, 330, 335, 348,
naw', voir anwa\ 398, 399.
nawadir, 230. surüd, 325.
omphalos, 72 n. 1, 77 n. 3, 167. sürya-siddhánla, 71 n. 2.
Pilgerführer, 149. süsangird, 296.
qadar, 200 n. 3. su'übiyya, 2 n. 4, 40 n. 3, 143 n. 2,
qalansuwa, 215 n. 3. 199, 229 n. 6.
qaraslün, 41 n. 4. ta'aruf, 329, 349, 355.
qasaba, 324 n. 5. tabaqát, 29 n. 3, 31, 66, 195 n. 2,
qibla, X X V I I , 13 n. 4, 73 n. 3 et 4, 196 n. 2, 263.
83 n. 2, 89, 90 n. 1, 130 n. 4, tadblr al-manzil, 17 n. 6.
235 n. 1. tafâdul al-buldân, 231 n. 1.
qira'a, 27 n. 2. taf sir, 26, 27 n. 2.
qiyas, 207, 329 n. 1. tagärib al-umam, 28 n. 5.
qussas, 215 note 2, 343. tâgir, 337.
quwara, 71 n. 5, 80 n. 3. lagr, tugûr, 22, 77 n. 3, 85, 293 n. 7,
rafidl, 321 n. 9. 325.
ra'ls, 336. tahm, 325.
ramm, 325. takwîr, 324 n. 8.
ra'y, 207. ta'lif, 163.
rihla, 134, 269 n. 1, 315, 357. taqiyya, 194 n. 7, 205, 208 n. 1.
risala, rasa'il, 38 (et n. 2), 132, 133, taqlïd, 355.
134, 139, 144, 193, 218, 277. taqwlm, 77 n. 3.
rustáq, rasátiq, 171 n. 4, 324 n. 8, taraf, 325.
325. tarlïb, 326.
sag', 64 n. 4, 135 n. 4, 144 n. 2, 284, tasblh, 63 n. 5, 321 n. 9.
360, 361, 362. tassûg, 324 n. 8, 325.
sahan sah, 11 n. 2. tawâ'if, 99 n. 3.
sahih, 27 n. 2. tayâdurïtûs, 17 n. 1.
salüqiyya, 162 n. 3, 230 n. 2, 312 taylasân, 71 n. 5.
n. 1. umma, 173, 341.
sama', 41 n. 8. wä'iz, wii"äz, 316.
samar, 346. waliyy al-hisba, 78 n. 2.
sari'a, 96 (et n. 7). wâq-wâq, 230 n. 2.
sawad, 90 n. 1, 92 n. 2. wilâya, 214 n. 3.
siná'a, 218 n. 2. zâhir, 63 n. 5.
sindhind, 8 (et n. 3). zarf, 229.
sirát, 215 n. 1. zig, zig, 8, 109 n. 2.
siyásat al-abdan, 229 n. 6. zimâm, 96 n. 1.

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Table des matières

Pages

Avertissement VII
Tableau des auteurs XIII
Bibliographie XXXIX
Introduction 1

CHAPITRE I. — Aux sources de la géographie arabe : les sciences nou-


velles et les sciences traditionnelles 7
La mathématique de la Création 7
Les sciences de la terre : la géodésie, l'astrologie et l'élaboration
du genre cartographique de la surat al-ard 10
Les sciences de la terre : la physique du globe 14
Les sciences de la terre : les êtres vivants 16
Science grecque et géographie 17
Les sciences morales : l'éthique 19
LeS sciences politiques : la technique du pouvoir 20
La tradition : les sciences philologiques. Géographie, iranisme
et langue arabe 23
La tradition : les sciences religieuses 25
La tradition : l'histoire 28
Histoire, géographie et tradition. Science grecque et science
arabe 31

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424 Géographie humaine du monde musulman

pages

C H A P I T R E I I . — Les orientations décisives du IIIe¡IXe siècle ; géo-


graphie et a d a b ; ùâhiz et Ibn Qutayba 35
Le problème de l'adab 35
ô â h i z : son importance dans l'élaboration de la géographie arabe. 37
Le Kitâb at-tarbî' wa t-tadwïr : u n e inquiétude nouvelle 38
Le Kitâb al- hayawân : l'ébauche d'une géographie h u m a i n e . . . 45
Le Kitâb al-amsâr wa 'agâ'ib al- buldân : géographie et tradition. 57
Ibn Q u t a y b a : les exigences de l'orthodoxie 59
Ibn Q u t a y b a et la géographie 66

C H A P I T R E I I I . — Les préoccupations techniques : la cartographie


de la s û r a t al-ard et son évolution ; la littérature administrative et
son développement ; les enquêtes commerciales 69
Définition et données de la sûrat al-ard 69
L'école de Kindï et les développements de la sûra : Sarahsï, Ibn
Serapion, Balhî 74
Naissance de la géographie administrative 85
Le pionnier de la géographie administrative : Ibn H u r d â d b e h . 87
Un c o n t i n u a t e u r d ' I b n H u r d â d b e h : Gayhânï 92
Qudâma b. Ga'far ou la science administrative totale 95
Y a ' q û b ï e t la littérature administrative 102
Les t h è m e s administratifs en dehors de la littérature adminis-
trative 104
Survivance de la géographie administrative et de la sûrat
al-ard '... . 107
Les catalogues de prix et de denrées 108

C H A P I T R E IV. — Les gens du voyage 113


Les vocations 113
Le commerce et les routes maritimes de l'Océan Indien : la
Relation de la Chine et de l'Inde 116
Abu Zayd as-Sïrâfï : la Relation revue e t complétée 121
Les Merveilles de l'Inde 127
La r o u t e du nord et les voyageurs officiels : Ibn F a d l â n 132
La r o u t e du nord : Abu Dulaf Mis'ar ; le voyage réel et le voyage
imaginaire 139
Les r o u t e s du nord-ouest et du sud : l'Europe et l ' A f r i q u e . . . . 145
Les d é b u t s d'une «géographie spirituelle des i n t e r c e s s i o n s » . . . . 149
Conclusion 151

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Table des matières 425

pages

C H A P I T R E V . — Ibn al-Faqlh ou la géographie vue par Z'adab. . . 153

L ' œ u v r e d ' I b n al-Faqïh et le problème de sa transmission 153


Traits généraux de l'œuvre d ' I b n al-Faqïh 160
Sources, composantes et thèmes du Kitâb al-buldân 165
Techniques et mécanismes dans l'œuvre d ' I b n al-Faqïh 171
L a « science des p a y s » : une science à sa manière 177
Géographie humaine ou humanisme géographique ? 182
Conclusion 187

C H A P I T R E V I . — La géographie sans les géographes : encyclopé-


distes, polygraphes, historiens et autres 191

Les encyclopédistes : Ibn Rusteh 192


L ' « i m a m » de l'encyclopédisme : Mas 'ûdï 202
Les encyclopédistes : Maqdisï et le Livre de la création et de
l'histoire 212
L'encyclopédie des « Frères de la Sincérité » (Ihwân as-safâ') 218
Deux cas marginaux : Huwârizmï et Bîrûnï 222
Les polygraphes 228
Géographie et littérature ; le cas de la stylistique et de la biblio-
graphie . . 235
L a géographie et l'histoire 239

C H A P I T R E V I I . — Les monographies et les dictionnaires 243


L a littérature arabique : ses diverses composantes 244
L a géographie de la Péninsule arabique : Hamdânï 247
L a littérature provinciale sous le signe de l'histoire 253
L a littérature provinciale : les calendriers 257
L a littérature provinciale : l'Espagne et l'Afrique du Nord 259
Les répertoires, premières ébauches des dictionnaires : Ishàq b.
al-Husayn 262

C H A P I T R E V I I I . — L'avènement d'une véritable géographie humaine :


les masâlik wa 1-mamâlik et l'étude de la terre des hommes 267

L e siècle des masâlik wa l-mamâlik 268


Définition du genre des masâlik wa l-mamâlik : un héritage, mais
revêtu d'un sens nouveau 275
Définition des masâlik wa l-mamâlik (suite) : la géographie du
concret 277
Définition des masâlik wa l-mamâlik (suite) : la géographie hu-
maine 278
Définition des masâlik wa l-mamâlik (fin) : un genre littéraire . . . . 282

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426 Géographie humaine du monde musulman

pages
Ya'qûbï : une ébauche réussie des masâlik wa l-mamâlik 285
Istabrï : les masâlik wa l-mamâlik enfin constitués comme
ensemble 292
Ibn Hawqal, légataire d'Istabrï ; la géographie des commerçants
missionnaires 299
Un mal-connu : Muhallabi 309
Muqaddasï et son temps 313
Muqaddasi et son œuvre : l'apogée des masâlik wa l-mamâlik 322

C H A P I T R E IX. — La géographie dans son environnement 331


Le contexte économique : commerce et géographie 332
Le contexte politique : les modes d'une géographie impériale 335
Le contexte social et religieux : une littérature urbaine de sang-
mêlé, en marge de l'orthodoxie 338
Un public modelé par une culture commune 342
L'esprit d'une classe : science, art et littérature 347
L'esprit d'une classe : art de vivre et savoir-vivre 350
L'esprit de référence et l'esprit de système 354
Langue et style : expression médiane et expression artistique . . . . 358

Conclusion 363
Appendice I (comparaison des textes d'Istabrï et d'Ibn Hawqal) 367
Appendice II (calendriers) 391
Appendice III (la littérature géographique iranienne) 397
Addenda loi

Index géographique 407


Index historique 411
Index des termes étrangers 419
Table des matières 423

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