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COMMENT ÉCRIRE ?

ESSAI ET EXPÉRIENCE À PARTIR D’ADORNO

Luciano Gatti, traduction de Marc Berdet

Centre Sèvres | « Archives de Philosophie »


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2019/2 Tome 82 | pages 383 à 406
ISSN 0003-9632
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2019-2-page-383.htm
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Archives de Philosophie 82, 2019, 383-406

Comment écrire ?
Essai et expérience à partir d’Adorno
Lu c i a n o Gat t i
université Fédérale de são Paulo
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L’essai entre la presse à grand tirage et l’université

Depuis son apparition à l’orée de la modernité, l’essai a habilement résisté


aux cadres de la science, de l’art et du journalisme. Genre hybride par excel-
lence qui – comme le roman, son parent littéraire – fait de la transgression
des genres un mode d’être, il continue de tirer sa force de ses limites poreuses.
c’est pour cette raison que l’essai continue à envoûter des intellectuels et des
écrivains rétifs à l’aridité de la spécialisation universitaire comme à l’indi-
gence de la presse à grand tirage. en europe ou aux États-unis, il fut pro-
pulsé par une presse forte de tendance libérale et par un large lectorat – condi-
tions précaires au Brésil, occasionnellement satisfaites par des suppléments
culturels toujours plus minces. Le propre de l’essai étant de transiter entre
l’université et la presse, le valoriser pourrait revenir à défendre la liberté et
l’indépendance de qui s’y dédie. Mais un tel éloge exige aussi de penser dans
le même mouvement, non seulement les limites auxquelles se heurte la pen-
sée libre, mais aussi la relation tumultueuse avec la spécialisation universi-
taire, à laquelle l’essai ne peut tourner le dos sans risquer de perdre sa perti-
nence. Dans un cas comme dans l’autre, l’essai ne peut se dérober à des
contradictions qui furent d’ailleurs constitutives de sa propre histoire. ce qui
semble s’imposer à la discussion cette fois encore, c’est la vieille question de
son autonomie face à d’autres formes d’activités intellectuelles.

Les contradictions de l’essayisme au Brésil

L’éditeur de la revue Serrote 1 a récemment entrepris, pour en cerner la


spécificité, une histoire de l’essai brésilien 2. La tradition ne manque pas

1. http://www.revistaserrote.com.br/
2. Paulo Roberto PiRes, « Viagem à Roda de uma Dedicatória », Serrote, 12, Rio de Janeiro,
iMs, 2012.
384 Luciano Gatti

selon lui. Par-delà les fameux « analystes du Brésil », de Gilberto Freire à


sérgio Buarque de holanda en passant par des figures décisives de la cri-
tique littéraire comme antônio cândido et Roberto schwarz, cet éditeur
mentionne aussi un vaste panorama, moins connu – en l’occurrence celui
exploré par alexandre eulalio dans son « essai littéraire au Brésil 3 », où l’in-
venteur de l’expression « essai brésilien » en synthétise la trajectoire à partir
de trois axes et de leurs variantes : l’essai subjectif, l’essai critique et l’essai
à visée esthétique. entre les lignes de cet éloge récent se donne à lire la prise
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de conscience d’une restriction sans cesse croissante de l’essai au monde de
l’université, là où la référence à l’« essayisme » des analystes du Brésil réunis
sous l’égide de la formation se limite à un hommage condescendant 4. De
fait, après des années d’un travail universitaire ardu et de consolidation de
nombreux programmes académiques, les sciences humaines auraient pro-
gressé et, outillées comme il se doit, auraient fait un pas de plus, délaissant
la tâche de la formation en vue d’assumer le statut de « science ».
il ne coûte ici rien de penser plus avant les problèmes qui se posent
lorsqu’on aborde l’essayisme « à la brésilienne ». Y aurait-il des déficiences
méthodologiques, notamment dues à un déficit de recherches empiriques et
à un rapport insuffisant entre travail de pensée et faits concrets ? un éclec-
tisme théorique ? une propension à produire d’amples panoramas histo-
riques peu aptes à la délimitation rigoureuse de l’objet étudié ? Des ques-
tions politiques liées à la consolidation des départements universitaires et
au financement de certaines lignes de recherche par les fondations auraient
certainement leur place ici. Les tendances dominantes des sciences sociales
ont d’ailleurs donné le ton d’une spécialisation jusque dans les humanités,
philosophie et critique littéraire comprises, où l’on n’attend pas beaucoup
plus des jeunes chercheurs qu’une carrière – internationale si possible – cen-
trée sur la recherche institutionnalisée sur un (seul) auteur. Quel que soit le
poids de tel ou tel facteur, l’ensemble renforce la vieille accusation de sub-
jectivisme adressée à l’essai, à l’encontre de son prétendu esprit de libre asso-
ciation, voire impressionniste, plus soumis, chez un auteur plus dilettante
que spécialiste, au tempérament qu’à la concrétude des faits.

3. alexandre euLáLio, « o ensaio Literário no Brasil », Serrote 14, Rio de Janeiro, iMs, 2013.
4. sur cette question de la formation, on pourra consulter le premier ensemble d’essais
publiés par R. schwarz dans Robert schwaRz, Sequências brasileiras, são Paulo, companhia
das Letras, 1999. Pour une répercussion du problème dans le domaine de la critique littéraire,
voir Paul aRantes, Sentimento da Dialética na Experiência Intelectual Brasileira. Dialética
e Dualidade segundo Antônio Cândido e Roberto Schwarz, Rio de Janeiro, Paz e terra, 1992.
on trouvera une récente discussion récente sur ce thème dans les articles de Marcos noBRe,
« Da “Formação” às “Redes”. Filosofia e cultura depois da Modernização », Cadernos de
Filosofia Alemã: Crítica e Modernidade, 19, 2012.
Comment écrire ? 385

Dans un tel contexte de luttes territoriales, il n’est pas surprenant que


les défenseurs de l’essai recourent aux mêmes tactiques pour célébrer, au
voisinage de la littérature et du spéculatif, cette importance de l’auteur,
s’éloignant ainsi de l’analyse de faits scientifiquement établis. L’essai serait-
il tout aussi absent des humanités instituées à l’université que de la presse à
grand tirage ? son absence refléterait-elle la distance entre l’université et la
vie publique et culturelle dans son sens le plus large ? si tel était le cas, l’éloge
de l’essai proviendrait d’une frustration devant l’appauvrissement de l’ex-
périence institutionnalisée de l’activité intellectuelle et de la quête d’un
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genre qui, traditionnellement, cherchait à unifier l’expérience subjective et
la réflexion sur la culture. or le risque, en interprétant l’essai comme une
intensification de tendances (auto-)biographiques visant à compenser la
perte de l’objectivité de l’expérience personnelle, est de renforcer le préjugé
universitaire contre lui. car l’essayisme n’est pas la velléité subjective d’un
littérateur bien formé. Bien au contraire, sa forme d’exposition – le moment
subjectif à l’approche des objets – provient des choses mêmes qu’il traite.
La conception de l’intellectuel qui affronte la société avec sa plume fait désor-
mais partie du répertoire vulgarisé de l’écrivain marginal. Le romantisme
populaire qui enfle le pouvoir de la personnalité contre le monde demeure
dans le filon biographique et avance sous la forme d’une écriture autobio-
graphique qui cherche dans l’essai le mode d’expression que les autres
genres littéraires lui dénient.

Entre soi et le genre humain


on peut, comme Georg Lukács et theodor adorno, remonter jusqu’à
Montaigne pour saisir les sources de l’essayisme :
Le grand Monsieur de Montaigne a peut-être ressenti quelque chose de sem-
blable lorsqu’il a donné à ses écrits la dénomination étonnamment belle et
adéquate d’« Essais ». car la simple modestie de ce mot est d’une courtoisie
hautaine. L’essayiste rejette ses propres espoirs orgueilleux, qui, maintes fois,
croient avoir approché l’ultime : il ne peut offrir que des commentaires des
poèmes d’autrui et, dans le meilleur des cas, de ses propres idées. Mais il se
conforme ironiquement à sa petitesse, l’éternelle petitesse du travail le plus
profond de la pensée en regard de la vie, et la souligne encore avec une
ironique modestie 5.

entre explications sur les créations d’autrui et idées propres, Montaigne


incline plutôt du côté de ces dernières, donnant aux débuts de l’essayisme

5. Georg Lukács, L’Âme et les formes, trad. G. haarscher, Paris, Gallimard, 1974, p. 22-
23, cité in theodor adorno, « L’essai comme forme », in Notes sur la littérature, trad. s. Muller,
Paris, Flammarion, 1984, p. 13.
386 Luciano Gatti

moderne la tonalité d’une quête de l’expérience individuelle. Dans une étude


publiée en 1932, erich auerbach voit dans un tel projet la naissance d’un
nouvel édifice, sans spécialisation, rebelle aux niches traditionnelles : « cet
homme indépendant et sans profession créa ainsi une nouvelle profession et
une nouvelle catégorie sociale : l’homme de lettres ou l’écrivain – le profane
comme littérateur 6. » Montaigne, continue auerbach, « dit écrire pour lui-
même, pour s’éprouver et se connaître, et pour ses amis, pour qu’ils dispo-
sent d’une image nette de lui une fois qu’il sera mort. À l’occasion, il allait
plus loin encore et affirmait que, dans la constitution de l’individu singulier,
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on trouvait celle du genre humain en son entier 7. »
À relier le projet d’écrire « pour soi-même » et tout le genre humain,
Montaigne donne forme à une question incontournable pour quiconque réflé-
chit sur l’essai : l’objectivité de l’expérience intellectuelle qu’il configure.

La forme d’une expérience mutilée

Pour adorno, l’essai n’est pas à penser en marge des spécialisations


modernes, mais comme leur critique, notamment celle de l’objectivité et de
la neutralité que la science moderne élève au niveau de critères de la connais-
sance rigoureuse. Le dilettantisme de l’homme de lettres jaillit ainsi d’une
critique de la réduction de l’expérience aux moules de la méthode scienti-
fique qu’adorno discute à partir du Discours de la méthode de Descartes.
ce n’est cependant pas à un essayiste qu’il recourt pour expliciter l’objecti-
vité de l’expérience intellectuelle, mais à un écrivain qui, en rapprochant le
roman et l’essai, la composition fictionnelle et la réflexion, conféra une
concrétude à l’expérience subjective du littérateur :
L’œuvre de Marcel Proust […] n’est pas autre chose que la tentative d’expri-
mer des connaissances nécessaires et impératives sur les êtres humains et les
relations à l’intérieur de la société, que la science ne peut tout simplement pas
attraper, alors que leur prétention à l’objectivité ne serait pas pour autant dimi-
nuée ou livrée à une vague plausibilité. La mesure d’une telle objectivité, ce
n’est pas la vérification des thèses avancées en les mettant sans cesse à
l’épreuve, mais la confrontation de l’expérience individuelle dans l’espoir et la
désillusion. c’est elle qui donne du relief à ses observations en les confirmant
ou en les infirmant au moyen du souvenir. Mais son unité rassemblée dans l’in-
dividu, qui, malgré tout, fait apparaître la totalité, ne saurait être distribuée et
répartie entre des personnages séparés ou entre les appareils de la psychologie
ou de la sociologie. sous la pression de l’esprit de scepticisme et de ses exi-

6. erich aueRBach, « Der schriftsteller Montaigne » (1932), in Gesammelte Aufsätze zur


romanischen Philologie, Berne, Francke, 1967, p. 187 (n.D.t. : nous traduisons de l’allemand).
7. Ibid., p. 186.
Comment écrire ? 387

gences, qui se trouvent également de façon latente chez l’artiste, Proust a cher-
ché soit à sauver, soit à restituer dans une technique imitée des sciences elles-
mêmes, dans une sorte d’organisation expérimentale, ce qu’on considérait à
l’époque de l’individualisme bourgeois, alors que la conscience individuelle
avait encore confiance en elle-même et ne redoutait pas d’emblée la censure
de l’organisation, comme les connaissances acquises par l’expérience vécue
d’un homme tel que cet homme de lettres, aujourd’hui disparu, que Proust
fait revivre encore une fois comme un cas suprême de dilettantisme 8.

ainsi, tout comme le naturalisme français, Proust utilise des données


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semblables aux données scientifiques de la psychologie ou de la sociologie,
mais À la recherche du temps perdu n’emploie pas ces éléments selon les cri-
tères de neutralité et d’objectivité qui guident la science moderne. Les don-
nées sont retravaillées par la forme littéraire, elle-même reconfigurée par la
remémoration du narrateur. au contraire de que l’on attendrait, l’objectif
du narrateur proustien n’est pas de raconter une histoire à partir de l’impli-
cation des personnages dans une action située dans un certain temps et un
certain lieu. Proust raconte comment son héros devient écrivain : non pas
un écrivain quelconque, mais le narrateur de sa vie antérieure, du temps
perdu, lequel ressurgit comme matériau narratif pour le héros au moment
où il découvre sa vocation d’écrivain. c’est ce que Benjamin souligne : Proust
« n’a pas décrit dans son œuvre une vie telle qu’elle a été, mais une vie telle
que celui qui l’a vécue s’en souvient. […] car, pour l’auteur qui se souvient,
le rôle principal n’est pas dévolu à ce qu’il a vécu, mais au tissu de son sou-
venir 9 ». La remémoration n’est pas un simple souvenir, mais un travail
d’écriture du passé, elle réunit des moments distants dans le temps et leur
confère sens et objectivité à partir de la composition littéraire d’une expé-
rience individuelle.
comparer Proust à un dilettante a quelque chose de provocateur.
L’intention d’adorno, si on en revient à lui, n’est pourtant pas de rabaisser
le romancier, mais précisément de circonscrire une sensibilité extrême au
regard de la transformation des modes de l’expérience. c’est ce qu’il déve-
loppe dans un autre essai où il analyse la fonction du musée chez Proust et
Valéry. au contraire de Valéry, qui voit dans le regroupement d’œuvres d’art
dans un musée un obstacle à la contemplation pure d’une œuvre dans sa
cohérence interne et sa singularité, ce qui les dévalorise en produits déco-
ratifs, Proust fait de la visite au musée l’occasion de résonances entre les
œuvres et son expérience personnelle. Devant elles, il ne se comporte pas en
producteur ou en spécialiste, mais en amateur enthousiaste : « D’emblée, les

8. theodor aDoRno, « L’essai comme forme », art. cité, p. 12.


9. walter BenJaMin, « Pour l’image de Proust », in Sur Proust, trad. R. kahn, Paris, nous,
2010, p. 28.
388 Luciano Gatti

œuvres d’art sont chez lui, à côté de leur aspect spécifiquement esthétique,
autre chose, partie de la vie de celui qui les regarde, un élément de sa propre
conscience 10. » s’il y a ici une vision naïve, peu attentive à la loi formelle des
œuvres, il s’agit d’une ingénuité redoublée, qui se transforme en un nouveau
type de productivité et transforme la faiblesse en instrument de force.
comme Proust ne reconnaît quelque chose de véritablement signifiant que
dans la mesure où cela lui est transmis par la mémoire, son point de vue tra-
duit un procès de décomposition historique dans lequel les œuvres d’art per-
dent leur première et ancienne vie pour ressurgir comme neuves dans la
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mémoire subjective. « ce qu’on appelle postérité, c’est la postérité de l’œu-
vre », écrit Proust, c’est-à-dire « sa vie posthume », précise adorno qui pour-
suit en se référant au réarrangement mnémonique des hiérarchies au gré de
critères d’évaluation susceptibles de donner moins d’importance à une pièce
autonome de Beethoven qu’à une musique mineure dont la survie dépend
de la mémoire de l’auditeur. « Pour Proust, la mort des œuvres au musée les
éveille à la vie ; la perte de l’ordre du vivant dans lequel elles remplissaient
leur fonction semble libérer leur véritable spontanéité : l’unique, leur nom,
ce par quoi les grandes œuvres culturelles transcendent la culture 11. »
Lorsqu’adorno associe le dilettantisme de cet amateur de musée à une
sensibilité aux modifications de l’expérience, il reprend implicitement un
diagnostic antérieurement ébauché par Benjamin dans son analyse de l’ob-
session proustienne d’écrire un roman : « selon Proust il dépend du hasard
que l’individu reçoive une image de lui-même, qu’il puisse maîtriser sa pro-
pre expérience. en cette matière, dépendre du hasard n’a rien qui aille de
soi. Les préoccupations intimes de l’homme n’ont pas par nature ce carac-
tère irrémédiablement privé. ils ne l’obtiennent que quand pour les événe-
ments extérieurs la chance qu’ils puissent s’assimiler à l’expérience a dimi-
nué 12. » Les souvenirs d’enfance, point d’origine de la narration de Proust,
n’obéissent pas aux appels volontaires du narrateur, mais procèdent d’une
conjonction fortuite pour ressurgir du fond de l’oubli – comme dans le célè-
bre épisode de la sensation de la madeleine trempée dans le thé qui mène le
narrateur à la formulation de la mémoire involontaire. Mais le narrateur ne
voit sa vocation d’écrivain confirmée que lorsqu’il parvient à reconnaître
dans la mémoire involontaire quelque chose de plus qu’une manière de
retrouver ce que le temps a éloigné, à savoir les indices d’une nouvelle forme

10. theodor aDoRno, « Valéry Proust Musée » in Prismes. Critique de la culture et de la


société, tard. G. et R. Rochlitz, Paris, Payot, 2010, p. 228.
11. Ibid., p. 229.
12. walter BenJaMin, Fragments proustiens dans « Pour quelques thèmes baudelairiens »,
in Sur Proust, op. cit., p. 110.
Comment écrire ? 389

narrative, une manière d’écrire qui lui permet aussi de réorganiser les don-
nées de la mémoire volontaire comme expérience.
Benjamin interprète l’ampleur du projet proustien comme la mesure de
la difficulté de narrer une vie passée à l’époque moderne, difficulté qui n’est
rien d’autre que celle de la réalisation de l’expérience dans son sens tradi-
tionnel. Dans celle-ci, le narrateur n’est pas mis à l’écart, mais intégré à une
communauté d’auditeurs et de narrateurs qui actualisent sans cesse l’expé-
rience passée en tant que processus vivant entre les générations. Proust, pour
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sa part, se situe au moment où le lien entre narration et tradition est en train
de disparaître. il cherche encore à faire une expérience de la relation avec le
passé, mais il est forcé de laisser tomber la dimension collective qui caracté-
risait l’expérience traditionnelle. néanmoins, la reconstitution de la biogra-
phie d’un individu par l’activité de la mémoire ne se réduit pas à l’expres-
sion subjective du vécu dans le monde. Dans la mesure où le travail de
mémoire n’arrive à son terme que par la médiation de l’écriture, le passé de
l’individu s’objective dans un processus d’appropriation et de transforma-
tion du langage, de conventions et de genres littéraires historiquement confi-
gurés. c’est ce qui confère une objectivité au roman proustien en tant que
document littéraire où la dimension collective de la narration s’affaiblit.

L’interpénétration du roman et de l’essai

Pourquoi une telle digression sur Proust ? Faut-il défendre ici sa proxi-
mité avec l’essai dans le sens adornien du terme ? certes, l’essai est l’un des
nombreux éléments absorbés par l’écriture proustienne, mais à confondre
l’essai et le roman au prétexte qu’ils ont des points de contact, on liquide-
rait sommairement les problèmes qui les sous-tendent. adorno s’accorde
avec Lukács pour dire que l’essai travaille avec des objets culturellement pré-
formés. Le fait que Proust emprunte à la tradition des genres littéraires tels
le roman, les mémoires, le pastiche et même l’essai, et donc qu’il les retra-
vaille pour former un genre qui lui est propre, ne signifie pas que son roman
soit un essai ni que ce dernier se rangerait dans une catégorie artistique. c’est
d’ailleurs le point de discorde entre adorno et Lukács : « cela confère à l’es-
sai une certain ressemblance avec une autonomie esthétique qu’on accuse
facilement d’être simplement empruntée à l’art, dont il se distingue toute-
fois par son médium, c’est-à-dire les concepts, et par le but qu’il vise, une
vérité dépouillée de tout paraître esthétique. c’est ce que Lukács n’a pas
compris [quand] il qualifie l’essai de forme artistique 13. »

13. theodor aDoRno, « L’essai comme forme », op. cit., p. 7.


390 Luciano Gatti

Voyons de plus près les objections soulevées par adorno. ce n’est pas par
hasard qu’elles insistent en effet sur l’objectivité de l’expérience configurée
par l’art et l’essai. Lorsqu’il rapproche la forme artistique et l’apparence, il
se réfère au fait que – pour ce qui concerne le domaine littéraire – le roman
se consolide à partir du désir d’autonomie de l’univers fictionnel. Dans la
France du xixe siècle ou, plus exactement encore, dans le roman pur de
Flaubert, l’occultation du narrateur quant à l’objectivité du récit produit le
plus haut degré d’autonomie. Le roman de Proust est considéré dans ce
contexte comme une réfutation des procédés du roman pur, puisqu’il réin-
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sère la réflexion à l’intérieur du récit dans l’intention de dénoncer ce
qu’adorno nomme le « mensonge de l’exposition », c’est-à-dire l’illusion d’un
univers fictionnel vraisemblable et autonome. L’apparence de réalité comme
domaine distinct mais similaire au monde dans lequel nous vivons est ainsi
mise à mal 14. De manière exemplaire, l’apparence fictionnelle est question-
née sur la manière dont début et fin communiquent dans le roman prous-
tien, ébranlant la position du narrateur comme instaurateur d’un monde
doté de lois propres, fermé sur lui-même à la manière d’une totalité pleine
de sens. Les multiples chambres habitées par le héros – de celle de l’enfance
où il attend le baiser de sa mère venant lui souhaiter bonne nuit jusqu’à la
chambre garnie de liège où il intervertit le jour pour la nuit dans le but de
mieux profiter de ce qui lui reste de vie pour terminer son roman – se jux-
taposent dans les limites temporelles du roman à la manière d’indices plus
profondément entrelacés, tels la vie et l’écriture, faisant de la littérature l’ins-
trument de la recherche du temps vécu. Dans le cadre de la réflexion sur le
modernisme littéraire, la critique de l’apparence révèle l’une des tendances
principales du roman, à savoir celle de faire de la réflexion sur la forme lit-
téraire un ingrédient incontournable de la narration, tendance qui s’affirme
le plus nettement, parmi les romans analysés par adorno, dans
L’innommable de samuel Beckett.

L’essai rebelle au « procès global »

contrairement au roman, l’essai ne dispose pas de l’apparat esthétique,


et saisit ses objets au moyen de concepts. adorno maintient cette distinction
comme si, face aux deux courants signalés par Lukács dans les essais de
Montaigne, il accentuait le caractère interprétatif des créations d’auteurs au
détriment de l’exposition d’idées propres. Bien plus, ces dernières ne pren-
nent forme que par voie de confrontation avec les objets formés par la cul-

14. Positions développées dans theodor aDoRno, « La situation du narrateur dans le roman
contemporain », in Notes sur la littérature, op. cit., p. 37-43.
Comment écrire ? 391

ture. La distinction ne conduit pourtant pas adorno à une séparation rigide


entre l’art et l’essai. en effet, tout comme le roman incorpore la réflexion à
la forme artistique, de même l’essai incorpore des éléments esthétiques, en
particulier dans le soin apporté au mode d’exposition. nous verrons plus
loin comment s’articulent en détail l’exposition et les concepts. on peut déjà
retenir qu’adorno défend l’essai comme un mode d’exercice intellectuel où
la subjectivité n’apparaît ni immédiatement ni spontanément, mais par l’ef-
fort de faire venir à la surface les configurations concrètes des objets sur les-
quels elle s’exerce. adorno défendrait-il une seule forme possible pour écrire
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des essais ? une recette pour la critique ? son débat avec Benjamin, dans les
années 1930, relatif à la construction d’un essai de critique matérialiste
indique qu’y compris à l’intérieur de la théorie critique, il y avait des posi-
tions inconciliables sur la manière de faire des essais. on peut voir dans le
« Portrait de walter Benjamin » une porte ouverte sur le nœud de cette diver-
gence. Dix années après la mort de son ami, en 1950, adorno tente d’inté-
grer à sa propre conception, non le procédé de Benjamin mais l’intention de
ses essais :
l’intention subjective disparaissant bien plutôt dans l’objet, selon la concep-
tion de Benjamin, cette pensée ne se contente pas d’intentions. elle serre son
objet de près, comme si elle voulait se changer en toucher, odorat ou goût.
Grâce à une telle faculté sensitive à la seconde puissance, il espère pénétrer
dans les filons d’or qui échappent à toute démarche classificatrice, sans pour
autant s’en remettre à la contingence de l’intuition aveugle. La réduction de
la distance à l’égard de l’objet instaure en même temps le rapport à une praxis
virtuelle, qui sera déterminante pour la pensée ultérieure de Benjamin. ce
que l’expérience découvre obscurément et sans objectivité dans le déjà vu, ce
que Proust attendait de la mémoire involontaire mise au service de la recons-
truction poétique, Benjamin voulait le réaliser par le concept, en établir la
vérité. il contraint le concept à accomplir à chaque instant ce que l’on réserve
généralement à l’expérience non conceptuelle. La pensée est appelée à égaler
la densité de l’expérience, sans jamais renoncer à sa rigueur 15.

La primauté de l’objectivité et le recours à la remémoration proustienne


rapprochent les auteurs, mais le lien du travail du concept et d’une possible
praxis est objet de nombreuses divergences entre eux, comme celles qui se
manifestent dans la fameuse lettre du 10 novembre 1938 où adorno com-
mente les essais de Benjamin sur Baudelaire. Parce qu’il devait présenter le
premier résultat concret des recherches de Benjamin sur les passages pari-
siens du xixe siècle, ce travail fait l’objet d’une grande attente d’adorno.
adorno, pourtant, censure durement le texte, finalement rejeté par la Revue
de recherches sociales. on lui reproche notamment sa forme d’exposition,

15. theodor aDoRno, « Portrait de walter Benjamin », in Prismes, op. cit., p. 307-308.
392 Luciano Gatti

qu’adorno taxe de bricolage des textes du poète français avec les données
de la situation historico-sociale parisienne. adorno attendait de Benjamin
une théorie qui permette la médiation entre la poésie de Baudelaire et les
conditions matérielles de la totalité du procès social : « La détermination
matérialiste des caractères culturels n’est possible que par la médiation du
procès global 16. » Pour n’avoir pas « interprété » les matériaux artistiques et
historiques mais les avoir simplement « montés », l’essai n’aurait pas été plus
loin que « l’exposition étonnée de la pure facticité 17 », incapable d’atteindre
les objectifs d’une critique matérialiste. comme nous le verrons plus loin,
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par théorie et interprétation, adorno entend une conception de la dialec-
tique qu’il incomberait à Benjamin de fournir. Quand, près d’un mois plus
tard, dans sa lettre du 9 décembre, Benjamin répond à adorno : il se contente
de justifier son mode d’exposition en tant qu’attitude philologique relative
au matériau. L’interprétation est réservée, argue-t-il, pour deux autres essais
qui formeront, avec celui déjà achevé, un livre sur Baudelaire, planifié
comme un modèle en miniature du projet des passages.
Benjamin confère une grande importance à l’élaboration détaillée d’un
plan de construction pour le livre, repoussant la rédaction jusqu’à ce qu’il
puisse visualiser la position de chaque élément dans le plan général – là où
interpréter devient indissociable de construire, et notamment de construire
une constellation, c’est-à-dire une composition où les motifs arrachés au
contexte originel peuvent former ce que Benjamin nomme une image dia-
lectique. une note du projet des passages ne laisse aucun doute à cet égard :
« Méthode de ce travail : le montage littéraire. Je n’ai rien à dire. seulement
à montrer 18. » À l’époque, adorno n’avait pas accès à de semblables formu-
lations, et nous ne savons même pas si Benjamin aurait effectivement pu les
mettre en pratique. nous pouvons dire à tout le moins qu’en tant qu’inten-
tion théorique que nous pouvons dans une certaine mesure vérifier par l’es-
sayisme singulier des études sur Baudelaire, Benjamin se distancie d’une
médiation passant par la totalité au nom d’une composition où chaque frag-
ment peut illuminer l’ensemble. comme il le note dans le Livre des pas-
sages, il s’agit de présenter de grandes constructions à partir de ses petites
pièces. concevoir la dialectique comme image exige, selon lui, la détermina-
tion d’une position dans le présent. Grâce à la construction d’une perspec-
tive fondée dans l’époque elle-même, la critique serait en condition de déter-
miner quels éléments du passé peuvent être lus – ou exigent d’être sauvés –

16. theodor w. aDoRno et walter BenJaMin, Correspondance 1928-1940, trad. P. ivernel


et G. Petitdemange, Paris, Gallimard, p. 323.
17. Ibid., p. 324.
18. walter BenJaMin, Paris, capitale du xIxe siècle. Le livre des passages, Paris, éditions
du cerf, 1989, p. 476.
Comment écrire ? 393

à la lumière de l’expérience la plus récente. Benjamin soutient en effet, au


titre de la « praxis possible » rappelée par adorno, que le passé continue à
être un objet de dispute pour le présent. son essayisme assigne ainsi un
indice d’actualité aux objets qu’il considère. en réponse à adorno, il affirme :
« L’apparence de factualité close sur elle-même, qui s’attache à l’étude phi-
lologique et qui envoûte le chercheur, disparaît dans l’exacte mesure où l’on
construit l’objet dans la perspective historique 19. »
Fil conducteur de la discussion, la catégorie de la totalité (le « procès
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total ») semble écartée d’emblée par Benjamin, mais les critiques d’adorno
ne doivent pas nous faire oublier que lui aussi nourrissait des réserves à son
égard, même si, à l’époque, il ne disposait pas d’une formulation alternative
au marxisme ou à l’essai micrologique de Benjamin. ce n’est pas un hasard
si, lorsqu’il écrit sur l’œuvre de son ami, il cherche à sauver son intention
critique sans oublier leur divergence :
sa méthode micrologique et fragmentaire n’a jamais totalement assimilé l’idée
de la médiation universelle qui institue la totalité, chez hegel comme chez
Marx. imperturbablement, il restait fidèle à son principe selon lequel la plus
petite parcelle de réalité perçue vaut le reste du monde. interpréter les phé-
nomènes du point de vue matérialiste signifiait, selon lui, moins les expliquer
à partir de la totalité sociale que les mettre en relation, de façon isolée, avec
des tendances matérielles et des luttes sociales. il pensait ainsi échapper à
l’aliénation et à la réification, formes sous lesquelles l’examen du capitalisme
en tant que système risque d’être assimilé à son objet 20.

La totalité, nouvelle idéologie du monde administré

De bien des manières, « L’essai comme forme » est héritier de ces discus-
sions. Vingt ans après celles-ci, il présente la solution adornienne du pro-
blème de la totalité dans une formulation qui ne l’écarte pas au profit de l’as-
semblage des matériaux, mais la maintient sous une forme critique comme
catégorie incontournable de la critique d’un état de choses qui se présente
comme totalité. La position d’adorno se base sur un diagnostic du capita-
lisme tardif comme système, lequel, en même temps qu’il exige la recon-
naissance de la médiation de chaque particularité dans le tout, oblige la pen-
sée à discerner dans la réalité les potentiels de non-intégration ou de
non-identité entre le particulier et l’universel. Dit autrement : comment
résister à l’intégration ? « L’essai comme forme » annonce ainsi des motifs
qui seront plus tard déployés dans la Dialectique négative, où l’on peut lire

19. theodor w. aDoRno et walter BenJaMin, Correspondance 1928-1940, op. cit., p. 334.
20. theodor w. aDoRno, « Portrait de walter Benjamin », in Prismes, op. cit., p. 302.
394 Luciano Gatti

que « l’objet de l’expérience spirituelle, en soi, est système hautement réel


et antagoniste 21 ». Dans « L’essai comme forme », penser la possibilité de l’ex-
périence et, partant, la relation entre pensée et émancipation, exige de
confronter l’essai avec une topique classique de la théorie critique depuis
Marx : « il est, dès le début, la forme critique par excellence, et, en tant que
critique immanente des œuvres de l’esprit, en tant que confrontation de ce
qu’elles sont avec leur concept, il est une critique de l’idéologie 22. » associer
deux traditions qui suivirent des chemins historiques différents n’a rien
d’évident, mais adorno le justifie à la lumière de l’expérience récente.
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comme on peut s’y attendre, celle-ci dépend de la nécessaire actualisation
de ce que l’on entend habituellement par critique et par idéologie.
« Matérialisme et morale », essai rédigé par Marx horkheimer en 1933,
part encore d’une critique de l’idéologie dans le sens marxiste classique dont
adorno va ensuite s’éloigner :
on affirme aujourd’hui que les idées bourgeoises de liberté, d’égalité et de
justice se révéleraient mauvaises, mais ce ne sont pas les idées de la bourgeoi-
sie mais les conditions qui ne leur sont pas adéquates, qui ont montré leur
caractère insoutenable. Les mots d’ordre de l’Aufklärung et de la Révolution
française restent plus que jamais valables. Le fait qu’ils conservent leur actua-
lité et n’ont rien perdu de leur réalité est la preuve de la critique dialectique
du monde qui s’y dissimule. […] c’est pourquoi une politique qui y corres-
ponde ne doit pas abandonner ces exigences mais les réaliser […] L’effort pour
la réaliser caractérise l’époque de transition qui est la nôtre 23.

Par idéologie, horkheimer entend le recouvrement des relations sociales


concrètes par des représentations particulières ayant prétention à validité
universelle. Le présupposé d’une telle conception est le fonctionnement rela-
tivement autonome du domaine des idées et des représentations quant à la
reproduction matérielle de la société, c’est-à-dire une certaine indépendance
des membres d’une classe sociale privilégiée par la division sociale du tra-
vail. avec l’avancée du capitalisme et la consolidation de la division entre
propriétaires et travailleurs, une masse exclue de la richesse produite par la
société bourgeoise surgit dans les grands centres urbains. ce qui ouvre alors
la voie à la critique de l’idéologie, c’est la confrontation entre les idées uni-
verselles et le fonctionnement réel de la société. en mettant en lumière les
intérêts particuliers derrière les principes universels, elle révèle l’injustice
et l’inégalité d’un ordre social légitimé par ces représentations. horkheimer

21. theodor w. aDoRno, Dialectique négative, trad. collège de philosophie (G. coffin,
J. Masson, o. Masson, a. Renaut et D. trousson), Paris, Payot, 2001, p. 20.
22. theodor w. aDoRno, « L’essai comme forme », in Notes sur la littérature, op. cit., p. 23.
23. Max hoRkheiMeR, « Matérialisme et morale », in Théorie traditionnelle et théorie cri-
tique, trad. c. Maillard et s. Muller, Paris, Gallimard, 1996, p. 90-92.
Comment écrire ? 395

prend pourtant soin d’insister sur le fait que l’idéologie ne fait pas absolu-
ment erreur. ce qui est erroné, c’est d’affirmer que les idées de liberté, d’éga-
lité et de justice se sont concrétisées ou pourraient l’être dans la société exis-
tante. Les idées bourgeoises contiennent encore des traits progressistes, mais
c’est la praxis politique qui a charge de les réaliser, luttant ainsi pour une
identité future entre l’idée et la réalité, impossible dans le contexte de la
société bourgeoise. D’où le lien entre théorie (en tant que critique de l’idéo-
logie) et praxis révolutionnaire, lien qui ne se soutient que de l’existence de
forces historiques agissantes pour réaliser la transition vers une société juste.
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aujourd’hui, à regarder la date du texte, on ne peut s’empêcher de s’éton-
ner de son ton optimiste : 1933, c’est en effet l’ascension du fascisme, autre-
ment dit, pour les militants, les artistes et les intellectuels, l’exil, voire la pri-
son et la mort. c’est comme si horkheimer formulait dans une sorte de
dernier soupir la critique de l’idéologie surgie de l’analyse du capitalisme
fournie par Marx et ancrée dans le prolétariat comme sujet révolutionnaire.
si bien que peu après, en 1937, dans son essai « théorie traditionnelle et
théorie critique », cet optimisme cède la place à une formulation selon
laquelle la théorie n’a plus de mouvement social transformateur comme
interlocuteur. Des événements récents comme la répression fasciste ren-
daient impossible la réorganisation politique de la classe laborieuse, et les
transformations structurelles du capitalisme contrariaient les tendances
remarquées par Marx. La possibilité d’une faillite du système économique
en vertu de crises récurrentes paraissait toujours plus distante au vu de la
nouvelle phase du capitalisme qui, avec l’intervention systématique de l’État
dans l’économie depuis la crise de 1929, signait la fin de sa phase libérale.
horkheimer ne délaisse pourtant pas le lien de la théorie critique avec le
combat pour l’émancipation, mais il est obligé de reconnaître que « dans les
conditions qui sont celles du capitalisme tardif et par suite de l’impuissance
des travailleurs face aux appareils agressifs des États autoritaires, la vérité
s’est réfugiée au sein de petits groupes dignes d’admiration qui, décimés par
la terreur, n’ont guère le loisir d’approfondir la théorie 24 ».
Dans La dialectique de la raison, écrit à quatre mains par horkheimer
et adorno dans leur exil américain des années 1940, le développement de la
théorie acquiert des traits aporétiques face à la régression des Lumières à la
barbarie, que ce soit dans le fascisme allemand ou dans la démocratie amé-
ricaine. Le concept de capitalisme administré développé ici indique une
forme nouvelle de domination sociale marquée par une tendance à un fonc-
tionnement intégré et opaque de l’État, du marché et de l’administration

24. Max hoRkheiMeR, « théorie traditionnelle et théorie critique », in Théorie tradition-


nelle et théorie critique, op. cit., p. 75.
396 Luciano Gatti

bureaucratique qui contamine toutes les dimensions de la vie en société, de


l’organisation du travail jusqu’à la conscience individuelle. Le livre relève la
disparition des forces sociales émancipatrices nécessaires à la critique de
l’idéologie et signale une transformation profonde de ce qu’on pourrait
encore nommer idéologie. une fois que la société capitaliste s’est transfor-
mée en un système intégré, l’autonomie relative du domaine des idées liées
au domaine de la reproduction matérielle tend à disparaître. Les idées sont
désormais produites en même temps que la réalité, perdant leur qualité de
représentation particulière recouvrant le fonctionnement réel des choses. un
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exemple parmi tant d’autres de l’identité formée par l’idéologie et la réalité
se trouve dans le chapitre sur l’industrie culturelle :
L’unité évidente entre macrocosme et microcosme présente aux hommes le
modèle de leur civilisation : la fausse identité du général et du particulier. sous
le poids des monopoles, toute civilisation de masse est identique et l’ossature
de son squelette conceptuel fabriqué par ce modèle commence à paraître. Les
dirigeants ne se préoccupent même plus de la dissimuler ; sa violence s’accroît
à mesure que sa brutalité ose se montrer au grand jour. Le film et la radio
n’ont plus besoin de se faire passer pour de l’art. ils ne sont plus que busi-
ness : c’est là leur vérité et leur idéologie qu’ils utilisent pour légitimer la
camelote qu’ils produisent délibérément. ils se définissent eux-mêmes comme
une industrie et, en publiant le montant des revenus de leurs directeurs géné-
raux, ils font taire tous les doutes sur la nécessité sociale de leur produit 25.

L’idéologie de l’industrie culturelle ne cherche pas à recouvrir le motif


économique de son activité d’une apparence artistique. au contraire, elle se
fait propagande du véritable fonctionnement de la réalité et s’identifie à celle-
ci. conscience et culture sont adaptées à la société de manière planifiée,
comme le donne à entendre la caractérisation de l’industrie culturelle en tant
que filtre par lequel le monde de la perception quotidienne est forcé de pas-
ser, comme s’il n’était rien de plus que le prolongement sans rupture du
monde que l’on découvre au cinéma 26. Dans ses textes des années suivantes,
adorno revient continûment à cette thématique pour l’expliciter : « tous les
phénomènes se dressent, emblèmes du pouvoir absolu de ce qui est. […] il
n’y a plus d’idéologie au sens propre de fausse conscience, mais seulement
de la publicité pour le monde sous forme de redoublement 27 ». si la critique
de l’idéologie se fondait sur une distinction entre idées et réalité, distinction
dont le développement était un moment de son futur dépassement pratique,

25. Max hoRkheiMeR et theodor w. aDoRno, « La production industrielle des biens cul-
turels », in La dialectique de la raison. Fragments philosophiques, trad. e. kaufholz, Paris,
Gallimard, 1974, p. 130.
26. Ibid., p. 134 et suiv.
27. theodor w. aDoRno, « critique de la culture et société », in Prismes, op. cit., p. 30.
Comment écrire ? 397

il reste à savoir ce que l’on peut attendre de la critique dans une situation
historique qui tend à identifier conscience et réalité. La dialectique de la
raison a beau pointer cette identité, on n’y trouve pas une explication détail-
lée de sa possible critique. c’est seulement dans la décennie suivante, à par-
tir de son retour en allemagne en 1949 et de sa confrontation à de nouvelles
circonstances historiques, qu’adorno commence à discerner des résistances
potentielles à l’intégration au système. La théorisation de ces potentialités
se fera par une dialectique de l’identité et de la non-identité qui, propre à
l’idée d’une totalité antagonique, constituera le cœur de sa conception de
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l’expérience et de sa pratique de l’essai à partir d’une série de phénomènes
qui informent alors son expérience intellectuelle.
L’essayisme pratiqué par adorno après-guerre provient d’une activité pro-
fessionnelle diversifiée en relation avec les recherches empiriques conduites
par l’institut de recherche sociale (qui venait d’être refondé à Francfort) et
sa position d’intellectuel public et celle de professeur à l’université. De nom-
breux essais furent d’abord formulés lors de cours et conférences, puis retra-
vaillés pour être publiés dans des revues comme Akzent, Text und Zeichen
et Merkur avant d’être réunis dans les volumes de suhrkamp. c’est une
période de travail intense au cours de laquelle la quête d’une forme critique
d’écriture, indissociable de l’exercice d’une praxis théorique, doit se justifier
face aux types de domination en vigueur, qui, en dépit de la croissance éco-
nomique soutenue d’États prospères en bien-être, confèrent aux sociétés capi-
talistes avancées de l’après-guerre le caractère d’un système emprisonnant.
Le pronostic marxiste de la paupérisation croissante ne s’était pas vérifié de
manière littérale, mais « dans le sens non moins angoissant où la non-liberté
– la dépendance par rapport à un appareillage qui s’est affranchi de la
conscience de ceux qui le manient – étend universellement [universal] son
empire sur les hommes 28. » attentif au mouvement des choses, l’essai ador-
nien dispose concepts et matériaux de manière à produire une conscience cri-
tique de la situation et, dans le même mouvement, se met aussi en quête des
indices de tendances contraires à l’intégration. Dans le contexte de la recons-
truction allemande, il suspend la thèse forte d’une identité inconditionnelle
entre la conscience individuelle et l’universel représenté par le capitalisme
administré, soutenue auparavant dans La dialectique de la raison. elle cède
la place à la recherche des moments de résistance à l’intégration. La réhabi-
litation d’une tradition critique dans une université allemande, d’où le fas-
cisme l’avait expulsée, s’accompagne d’une reformulation des thèses sur

28. theodor w. aDoRno, « capitalisme tardif ou société industrielle ? », in Société :


Intégration, désintégration. Écrits sociologiques, trad. P. arnoux, J. christ, G. Felten et F.
nicodème, Paris, Payot, 2011, p. 92.
398 Luciano Gatti

l’industrie culturelle dominante. il s’agit de reconnaître les possibilités


concrètes de mobilisation émancipatrice de médias comme la télévision ou le
cinéma. et dans le domaine de l’art, les récents développements de l’après-
guerre le poussaient à intervenir dans les débats de l’époque, qu’il s’agisse
de la nouvelle avant-garde musicale ou du théâtre de samuel Beckett.
« L’essai comme forme » réfléchit sur la teneur de cette expérience, qu’il
s’agisse de défendre un mode d’exercice intellectuel avant tout critique et
interprétatif ou de réfuter des objections. Les accusations d’élitisme ou de
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sectarisme adressées à un adorno qui écrirait dans un jargon peu accessible
se heurtaient à une difficulté propre au mode d’exposition de sa pensée qui
n’était pas sans fondement 29. L’écriture tortueuse propre à l’essai adornien,
qui mobilise des mots venus du français ou de l’anglais contre le nivellement
de la langue et valorise son caractère expressif par opposition aux finalités
purement communicationnelles, juxtaposant des thèmes et lignes de raison-
nement à la manière d’une variation musicale, cherchait à se positionner de
manière critique face aux idéologies courantes, aux prétentions à l’objecti-
vité de l’article scientifique, aux séductions de la philosophie des vérités éter-
nelles et anhistoriques toujours en vigueur, d’après adorno, dans l’ontolo-
gie heideggérienne. en présentant l’essai comme une critique de l’idéologie,
adorno insistait sur le fait que la tendance à l’identité de l’universel et du
singulier était la dernière configuration de l’idéologie. Par « identité », il n’en-
tendait pas seulement le caractère systématique de la domination du capita-
lisme tardif, mais aussi un procédé de la pensée ayant le système philoso-
phique et la logique de l’identité comme formes privilégiées d’expression.
« Penser signifie identifier 30 », écrit adorno dans Dialectique négative à pro-
pos de l’identité entre la chose et le concept. en d’autres termes, la rationa-
lité et les formes de domination sociale s’entrelacent dans l’histoire de la
société moderne. c’est pour cette raison que la critique de la société doit
s’exercer conjointement à la critique de la pensée. Le « système », dans le
lexique d’adorno, se constitue dans la philosophie moderne comme un
ensemble clos de déductions qui renvoient à un principe primordial dont
l’évidence est le signe de sa vérité. son apogée se trouve dans les systèmes
de l’idéalisme allemand, en particulier dans la philosophie de hegel, qui
cherche à organiser et à conférer du sens à la totalité de l’expérience à partir
d’un principe instauré par le sujet. Le présupposé historico-social de ce pro-
jet ambitieux est une conception emphatique du sujet qui, à l’époque d’une

29. sur la première réception et la résonance publique des essais d’adorno, on pourra se
référer à alex DeMiRoVic, Der nonkonformistische Intellektuelle : Die Entwicklung der
Kritischen Theorie zur Frankfurter Schule, Francfort, suhrkamp, 1999, p. 669-695.
30. theodor w. aDoRno, Dialectique négative, op. cit., p. 15.
Comment écrire ? 399

société bourgeoise ascendante, caractérisait l’affirmation de l’individualité


contre les pouvoirs de la tradition et qui, avec la venue du capitalisme admi-
nistré, entre dans un déclin accentué. La crise de la conception bourgeoise de
l’individu chemine aux côtés de la perte de viabilité des conceptions de la
totalité et du système, lesquelles survivent seulement sur le mode fragile et
résigné de la prétention à la généralisation des sciences particulières.
La notion de système garde pourtant chez adorno un moment de vérité
dans la mesure où la société moderne s’est transformée en un système inté-
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grateur. La vérité du système hégélien apparaît comme l’effectuation de son
contraire : « ce n’est qu’aujourd’hui, cent vingt-cinq ans après, que le monde
conçu par le système hégélien s’est littéralement révélé comme système, nom-
mément celui d’une société radicalement socialisée – et cela sur un mode dia-
bolique 31. » Dialectique négative ne laisse aucun doute à ce sujet : « la philo-
sophie a à garder de la considération pour le système dans la mesure où ce
qui lui est hétérogène lui fait face en tant que système. c’est vers le système
que se dirige le monde administré. Le système est l’objectivité et non le sujet
positif 32. » cela mène adorno à cheminer jusqu’au problème de la médiation
par la totalité d’une autre manière que celle qu’il opposait à Benjamin. il
maintient la médiation, mais dans la mesure où elle est simultanément pen-
sée selon deux perspectives : s’il faut reconnaître la médiation du singulier
par le tout social qui lui confère ses déterminations – puisqu’il s’agit ici de
la configuration du capitalisme tardif comme système –, le passage entre le
singulier et la totalité ne doit cependant pas hypostasier cette dernière. au
contraire, l’expérience du singulier doit être soutenue de manière à forcer la
totalité à se transformer : « une véritable prééminence du particulier ne pour-
rait elle-même être obtenue qu’à partir d’une transformation de l’universel.
installer simplement cette prééminence du particulier au rang de l’existence,
ce n’est qu’une idéologie complémentaire 33. » en d’autres termes, la néga-
tivité propre à l’expérience singulière ne doit pas culminer dans des média-
tions justifiant le tout, mais devenir la source d’exposition de la non-iden-
tité entre singularité et totalité. ce qu’adorno cherche à présenter n’est rien
de moins qu’une conception originale de la dialectique, laquelle lui permet
de maintenir unis le diagnostic et la critique. en termes adorniens, la cri-
tique immanente, propre à la tradition dialectique, doit se faire immanente
et transcendante 34. Reste à savoir comment l’essai relève ce défi.

31. theodor w. aDoRno, Drei Studien zu Hegel [Trois études sur Hegel], in Gesammelte
Schriften V [Essais réunis], Francfort, suhrkamp, 1997, p. 273
32. theodor w. aDoRno, Dialectique négative, op. cit., p. 29.
33. Ibid., p. 302.
34. theodor w. aDoRno, Einführung in die Dialektik, Berlin, suhrkamp, 2010, p. 42.
400 Luciano Gatti

L’essai, critique de l’identité

Dans la tradition du genre, et en particulier dans le trait antisystéma-


tique singulier à l’essai, adorno trouve des éléments qui lui permettent de
mettre en place la dialectique de l’identité et de la non-identité :

L’essai recueille l’impulsion antisystématique dans sa propre démarche et


introduit les concepts sans autre forme de procès, « immédiatement », comme
il les reçoit. seul leur rapport réciproque les précise. […] en vérité, tous les
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concepts sont déjà implicitement concrétisés par le langage dans lequel ils se
trouvent. L’essai part de ces significations et les développe […] Mais s’il ne
peut se passer pour cela de concepts généraux […] il ne les traite pas non plus
selon son bon plaisir. c’est pourquoi il accorde plus d’importance à la présen-
tation qu’aux procédures qui distinguent la méthode de la chose, indifférentes
à la présentation de leur contenu objectivé 35.

L’essai ne construit pas ses concepts à partir d’un principe premier, d’une
immédiateté antérieure aux médiations, ni ne ramène ses objets, par média-
tions systématiques, à une totalité préalable, mais les aborde dans leur ici et
maintenant, comme une expression de la culture. ce mode d’interrogation
de l’histoire sédimentée dans la pensée et dans ses objets reçoit, dans
Dialectique négative, le nom de constellation : « Percevoir la constellation
dans laquelle se trouve la chose signifie pour ainsi dire déchiffrer l’histoire
que le singulier porte en lui en tant qu’advenu 36. » si le terme, emprunté à
Benjamin, est récupéré pour son « anti-subjectivisme », adorno ne l’entend
pas comme un montage de matériaux, mais comme l’exposition des média-
tions dans l’objet, un processus qui renvoie à la confrontation qu’opère
l’adorno de la maturité entre des conceptions de la dialectique et de l’expé-
rience aussi distinctes que celles de Benjamin ou de la Phénoménologie de
l’esprit de hegel. contentons-nous ici de rappeler les deux sens de la constel-
lation pour adorno. D’abord, elle indique que chaque objet a en lui, tout
comme une monade, le chiffre du processus historique particulier par lequel
il est venu à être. c’est ce qui donne son objectivité à l’essai :

la constellation de l’essai n’est tout de même pas si arbitraire que se le figure


le subjectivisme philosophique qui transporte la contrainte de la chose dans
celle de l’ordre conceptuel. ce qui détermine l’essai, c’est l’unité de son objet
en même temps que celle de la théorie et de l’expérience qui sont entrées
dans l’objet. […] sa totalité, l’unité d’une forme entièrement construite en
elle-même, c’est celle de ce qui n’est pas total, une totalité qui même en tant

35. theodor w. aDoRno, « L’essai comme forme » in Notes sur la littérature, op. cit., p. 16.
36. theodor w. aDoRno, Dialectique négative, op. cit., p. 161.
Comment écrire ? 401

que forme n’affirme pas la thèse de l’identité de la pensée et de la chose, que


son contenu rejette 37.

et la constellation caractérise aussi la forme d’exposition de la pensée


critique de l’identité. sous ce dernier aspect, la constellation ne fait pas déri-
ver les pensées d’un principe ou d’une chaîne argumentative. en tant que
tel, l’essai
coordonne les éléments au lieu de les subordonner ; et seule l’essence profonde
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de son contenu est commensurable à des critères logiques, non son mode de
présentation. si l’essai, comparé aux formes dans lesquelles un contenu tout
prêt est communiqué de manière indifférente, est plus dynamique que la pen-
sée traditionnelle, grâce à la tension entre la présentation et la chose présente,
il est en même temps plus statique, en tant qu’ensemble construit de juxtapo-
sitions. c’est seulement là-dessus que repose son affinité avec l’image, sauf que
ce statisme lui-même est celui de rapports de tension relativement apaisés 38.

D’où la difficulté à traiter l’idée même de constellation comme une nouvelle


catégorie philosophique, puisqu’elle disparaît lorsqu’on fait abstraction des
éléments qu’elle organise. À en croire la manière dont elle dispose des
concepts autour d’un objet, la constellation montre comment ceux-ci sont
incontournables pour la pensée, mais aussi combien, en tant qu’ils suivent le
principe d’identité, ils ne suffisent pas pour illuminer un objet dans sa sin-
gularité. La constellation se rapporte ainsi aux concepts tout autant pour
dénoncer la logique d’identité que pour exposer ce qui échappe à une telle
logique : « L’essai ne se plie pas à la règle du jeu de la science organisée et de
la théorie, à moins que […] l’ordre des choses ne soit le même que celui des
idées. Parce que l’ordre sans faille des concepts n’est pas identique à l’étant,
l’essayiste ne vise pas une construction close, inductive ou déductive 39. » et
pour cela, « l’essai ne rend pas moins mais plutôt plus intense, au contraire,
l’influence réciproque de ses concepts dans le processus de l’expérience intel-
lectuelle. ils ne constituent pas en elle un continuum des opérations, la pen-
sée n’avance pas de manière univoque, mais au contraire les moments sont tis-
sés ensemble comme dans un tapis. c’est du maillage serré de ce tissage que
dépend la fécondité des pensées. À vrai dire, celui qui pense ne pense pas, il
fait de lui-même le théâtre de l’expérience intellectuelle, sans l’effilocher 40. »
ainsi, par sa voie propre, il cherche lui aussi à atteindre l’intention des
concepts, non selon le processus d’identification selon lequel le concept se

37. theodor w. aDoRno, « L’essai comme forme » in Notes sur la littérature, op. cit.,
p. 21-22.
38. Ibid., p. 27-28.
39. Ibid., p. 13.
40. Ibid., p. 16-17.
402 Luciano Gatti

superpose à son autre, mais selon la manière dont il se juxtapose pour illumi-
ner la chose: « La conscience de la non-identité de la présentation et de la chose
la contraint à un effort sans limites 41. »
c’est finalement comme conscience de la non-identité que l’essai peut se
présenter comme critique de l’idéologie : « il est, dès le début, la forme cri-
tique par excellence, et, en tant que critique immanente des œuvres de l’es-
prit, en tant que confrontation de ce qu’elles sont avec leur concept, il est une
critique de l’idéologie 42.  » cela ressemble à une définition classique :
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« confrontation de la chose à son concept ». Mais adorno ne critique pas l’ina-
déquation entre chose et concept dans la perspective d’une identité future, il
cherche à pointer la non-identité entre chose et concept pour en réaliser
l’identité entre chose et concept (dans la société comme dans la pensée). D’où
l’actualité et la teneur critique de l’essai, qui « n’en est pas moins une idée,
parce qu’il ne capitule pas devant le poids de l’étant, parce qu’il ne s’incline
pas devant ce qui se contente d’être 43. » Face aux conditions historiques du
capitalisme tardif, c’est-à-dire face à l’organisation des formes de domination
sociale à la manière d’un système identitaire, demeurer comme idée se ren-
verse dialectiquement en critique de la non-identité. c’est aussi ici que se
montre l’idée d’une dialectique négative : « La dialectique est la conscience
rigoureuse de la non-identité 44. » Mais même là, dans un revirement de plus,
l’essai, à demeurer « idée », ne se défait pas d’une gangue culturelle et idéolo-
gique, et participe de l’échec de la culture dans la réalisation du bonheur pro-
mis : « Même les manifestations les plus hautes de l’esprit qui l’expriment sont
toujours coupables en même temps d’y faire obstacle, tant qu’elles ne sont
qu’esprit 45. » À demeurer théorie, l’essai ne se suffit pas à lui-même. c’est de
là, pourtant, de cette conscience de non-identité, qu’il extrait une force qui lui
permet d’aborder les objets, effort lui-même sujet à l’échec : « sa faiblesse
témoigne précisément de la non-identité, qu’il a pour tâche d’exprimer 46 ».

Du méthodique sans la méthode

« L’essai comme forme » a beau se rapprocher d’une définition globale, il


a beau avoir force de proposition et se confondre avec la philosophie
d’adorno, il tombe sous le coup du même avertissement que celui de la pré-

41. Ibid., p. 22.


42. Ibid., p. 23.
43. Ibid., p. 28.
44. theodor w. aDoRno, Dialectique négative, op. cit., p. 15.
45. theodor w. aDoRno, « L’essai comme forme » in Notes sur la littérature, op. cit., p. 29.
46. Ibid., p. 14.
Comment écrire ? 403

face de Dialectique négative : ce n’est pas une méthodologie pour les travaux
matériels de l’auteur. si nous nous risquions à circonscrire le domaine de l’es-
sai, nous dirions que son sens réside dans l’autoréflexion d’une expérience
intellectuelle qui s’effectue dans la confrontation à des objets matériels et dans
sa forme d’exposition. tout au long de ce processus, adorno s’oppose à la
prétendue objectivité des sciences sociales et doit affronter les accusations de
« subjectivisme » qui entachent un certain essayisme. il mentionne la critique
littéraire à tendance psychologisante, et aujourd’hui nous pourrions ajouter
d’autres tendances encore, comme des récits à la première personne qui pas-
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sent pour essai personnel, certains longs portraits et reportages, très souvent
humoristiques, produits dans la lignée du New Journalism 47, ou encore des
réflexions qui, d’ambition théorique ou critique, suivent plus la libre associa-
tion des idées de l’auteur que les exigences déposées dans l’objet. une telle
primauté de la dimension subjective de l’essai met en évidence de vrais pro-
blèmes, qu’il s’agisse des restrictions de l’expérience objective desquelles la
subjectivité tend à se garder, ou bien de l’étroitesse et de la rigidité des cri-
tères consacrés d’une connaissance rigoureuse. Mais à se satisfaire de ces
limites, l’essai révèle aussi l’hésitation d’une expérience intellectuelle qui
menace de céder devant les obstacles objectifs. on trouve l’un d’eux dans la
professionnalisation même de la recherche universitaire dont les critères
scientifiques prétendent justifier que certains moments de la vie intellec-
tuelle soient relégués à la catégorie condescendante de « l’essayisme ».
Pourtant, le défi que l’essai doit relever n’est pas autre chose : écrire à par-
tir de la recherche universitaire, et non en dépit d’elle. adorno résume le
problème en inscrivant l’essai à l’intérieur du travail académique :
Délivrée de la discipline de la servitude académique, la liberté intellectuelle
elle-même perd sa liberté et cède devant les besoins socialement préétablis de
la clientèle. L’irresponsable, qui est en soi un moment de toute espèce de vérité
qui ne se galvaude pas dans la responsabilité à l’égard de ce qui existe, devient
responsable devant les besoins de la conscience établie ; les mauvais essais ne
sont pas moins conformistes que les mauvaises thèses universitaires 48.

comment donc écrire un essai dans le domaine de la recherche institu-


tionnalisée sans trahir l’expérience dans son sens le plus emphatique ? La
réponse d’adorno n’est pas une méthode pour essayistes. ce que nous trou-
vons dans « L’essai comme forme », c’est le document d’une expérience intel-
lectuelle singulière, document qui acquiert son objectivité à force d’incor-
porer une réflexion sur les médiations sociales qui composent l’expérience

47. n.D.t.: par exemple les portraits et réflexions publiés dans la revue Piauí, une des meil-
leures revues brésiliennes du moment.
48. Ibid., p. 9.
404 Luciano Gatti

subjective. Penser ce qui est et pourquoi écrire dans les circonstances pré-
sentes l’amène à sauver l’expérience intellectuelle de l’homme de lettres, du
littérateur non spécialisé, une expérience qui évoque, de Montaigne à Proust
et Benjamin, la liberté de l’esprit, pour défaire la fausse opposition entre le
« subjectivisme » de l’essai et « l’objectivité » des sciences particulières : « Le
rapport à l’expérience – et l’essai lui attribue autant de substance que la théo-
rie traditionnelle aux simples catégories – est un rapport à l’histoire tout
entière ; l’expérience simplement individuelle, qui est le point de départ de
la conscience parce que c’est ce qui lui est le plus proche, est elle-même
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médiatisée par l’expérience plus vaste de l’humanité historique 49 ». adorno
ne parvient pas à l’expérience individuelle à partir du tout, mais s’enquiert
auprès d’elle – ou pour tout dire : en elle – de la force des tendances objec-
tives responsables de sa configuration. car ce sont elles qui confèrent une
objectivité à l’essai et à l’expérience intellectuelle configurée en elle : « l’ob-
jet de l’expérience spirituelle, en soi, est un système hautement réel et anta-
goniste 50 », lit-on dans Dialectique négative. si le singulier est médiatisé par
le procès social, l’expérience ne peut se configurer en marge du système, car
« si l’expérience s’abandonnait seulement à sa dynamique et à son bonheur,
il n’y aurait pas de frein 51 ». Formée par le sens social qui l’attache à une
totalité antagoniste, l’expérience affronte le système de manière immanente
à elle-même. Mais en forçant cette totalité à titre de singularité résistant à
l’intégration, elle assume une position transcendante qui pousse cette tota-
lité à se modifier. c’est seulement au cours de ce processus que l’expérience
se compose comme une singularité non intégrée dont adorno nomme essai
la forme d’exposition. est-il possible d’en extraire un enseignement sur com-
ment écrire ? Fidèle à la dialectique, adorno ne répond pas par une recette,
mais par des exercices formels, réponse qui pousse chacun à affronter le pro-
blème pour son propre compte.

Retour sur l’essai brésilien

si les conditions lui sont actuellement peu favorables, il importe de se


rappeler que l’essai philosophique a tout de même eu son heure. La réflexion
conduite dans le cadre du département de philosophie de são Paulo en est
un bon exemple. Là, en particulier dans les années 1960-1980, le travail sur
les classiques de la philosophie n’a pas empêché le développement, au moins
chez certains professeurs, d’un climat de recherche et de réflexion interdis-

49. Ibid., p. 14.


50. theodor w. aDoRno, Dialectique négative, op. cit., p. 20.
51. Ibid., p. 39.
Comment écrire ? 405

ciplinaire où il n’était pas rare de s’interroger sur le temps présent 52. L’essai
n’y consistait pas à laisser le loisir au philosophe professionnel d’interrom-
pre son activité de chercheur pour se consacrer à des problèmes d’actualité
ou à d’autres disciplines. au contraire, les professeurs de ce département
eurent le mérite d’écrire des essais sur des figures de l’histoire de la philo-
sophie, s’exerçant à un essayisme philosophique vécu selon une forme tout
à fait singulière d’expérience intellectuelle et académique 53. en outre, cette
forme d’activité intellectuelle a plus particulièrement accordé du prix à des
domaines par définition interdisciplinaires comme la théorie sociale et l’es-
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thétique. ce contexte a favorisé l’émergence de revues qui, à l’instar
d’Almanaque et Teoria e Prática, s’ouvrirent à l’expérience essayiste. tout
cela contribua à un travail résistant à l’écueil du subjectivisme ou de la libre
association d’idées.
Depuis les années 1990, avec l’expansion de la philosophie au Brésil, où
l’on peut observer une augmentation considérable du nombre de pro-
grammes de « post-graduation » [licence], la spécialisation de la recherche
s’est accentuée, comme on peut le voir lors des événements académiques du
type colloque, conférence, etc. Dans leur grande majorité, les événements
et les publications se concentrent sur les spécialistes d’un auteur ou d’un
thème déterminé. certes, la spécialisation a sa place et sa légitimité, mais il
convient d’attirer l’attention sur les restrictions grandissantes imposées à la
recherche, l’écriture et la discussion en tant qu’elles se reflètent dans des
conditions de travail académique peu favorables à l’exercice de l’essai. tandis
que l’article universitaire se destine à des revues spécialisées à circulation
restreinte, les essais sont l’exemple rare d’un plus grand échange entre la
recherche académique et la presse de large diffusion. cela ne tient pourtant
pas aux seuls mérites des essayistes, mais aussi à l’existence d’une presse et
d’une sphère publique qui offrent de telles conditions. or, la presse de plus
grande diffusion d’aujourd’hui réduit l’intervention de l’intellectuel dans le
débat public au rôle de commentateur politique ou d’éditorialiste qui parle

52. Je pense surtout aux travaux de Gilda de Melo e souza, Bento Prado Jr, Paulo arantes
et Rubens Rodrigues torres Filho – en plus de Gérard Lebrun, référence importante pour toute
une génération de professeurs. cf. Paulo eduardo aRantes, Um departamento francês de ultra-
mar, Rio de Janeiro, Paz e terra, 1994 ; Robert schwaRz, « um seminário de Marx », in
Sequências brasileiras, op. cit. ; Marcos noBRe, « a filosofia da usP sob a ditadura militar »,
Novos Estudos Cebrap, 53, mars 1999.
53. Les ouvrages suivants constituent des exemples notoires de ce rapprochement entre his-
toire de la philosophie et essayisme : Gérard LeBRun, Passeios ao léu, são Paulo, Brasiliense,
1983 ; Paulo aRantes, Ressentimento da dialética. Dialética e experiência intelectual em
Hegel, são Paulo, Paz e terra, 1996 ; Bento PRaDo JR., Alguns ensaios : filosofia, literatura,
psicanálise, sâo Paulo, Paz e terra, 2000 ; Rubens Rodrigues toRRes FiLho, Ensaios de filo-
sofia ilustrada, são Paulo, iluminuras, 2004.
406 Luciano Gatti

d’un peu de tout, mais jamais ou presque jamais de philosophie. L’espace


pour la discussion intellectuelle est toujours plus limité à de brèves notes à
teneur informative, laissant peu de place à des recensions détaillées ou à la
publication de travaux au long cours, ce dont souffre la médiation entre la
recherche académique et la vie publique et culturelle. il est néanmoins dif-
ficile de savoir si le développement rapide de la presse électronique prodi-
guera des canaux similaires à ceux de l’ancienne presse écrite.
Dans ces circonstances, l’essai survit aujourd’hui comme un genre dérivé
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de l’article universitaire, c’est-à-dire comme une forme plus souple, qui puise
sa réflexion et son inspiration dans les travaux des générations passées, mais
a peu de chances de se développer dans le contexte plus étroit de la recherche
académique pure. Dans nombre de cas, notamment chez des auteurs plus
jeunes, on constate la tentative de se rapprocher d’un essai académique dans
le format spécifique de l’article. cela se traduit le plus souvent par une sim-
ple traversée de thèmes et de sujets (plus interdisciplinaires que le commen-
taire limité à un auteur) plutôt que par un travail d’écriture. Parfois la
recherche porte sur des objets aux marges de l’histoire de la philosophie :
œuvres d’art ou thèmes venus des sciences humaines ou de l’actualité. Mais
à quelques nuances et exceptions près, il semble que l’alternative de l’essayiste
se situe entre écrire pour la presse ou pour l’université, comme s’il fallait
renoncer à une recherche développée pendant des décennies de travail uni-
versitaire, pour parvenir à concrétiser un rapport plus intense avec la culture
et avec le public en général. il s’agit pourtant d’une fausse alternative –
adorno nous en alerterait. si le défi que nous affrontons est de savoir com-
ment écrire dans le cadre de la recherche académique sans trahir une expé-
rience plus ample, le problème posé par l’essai semble être des plus actuels.
Traduction de Marc Berdet

Résumé : L’article se propose de discuter « L’essai comme forme » de Theodor W. Adorno. Afin
d’expliciter le caractère objectif de l’activité intellectuelle investie dans l’essai, il prolonge
la confrontation adornienne avec les concepts d’expérience, de critique et d’idéologie. C’est
dans ce contexte qu’il reprend aussi le dialogue avec d’autres auteurs comme Montaigne,
Hegel, Proust, Lukács et Benjamin, et discute des conditions de l’essayisme au Brésil.
Mots-clés : Essai. Expérience. Idéologie. Critique. Theodor W. Adorno. Walter Benjamin. Brésil.

abstract: This article discusses Theodor W. Adorno’s “The essay as form.” In order to empha-
size the objective character of the intellectual exercise configured in the essay, this article
extends Adorno’s approach to the concepts of experience, ideology, and critique. In this
context, it resumes Adorno’s dialogue with authors such as Montaigne, Hegel, Proust,
Lukács and Benjamin, and discusses the conditions of essayism in Brazil.
keywords: Essay. Experience. Ideology. Critique. Theodor W. Adorno. Walter Benjamin. Brazil.

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