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Théorie et parcours
Pierre Brunel
DOI : 10.4000/books.ugaeditions.6426
Éditeur : UGA Éditions
Année d'édition : 2016
Date de mise en ligne : 29 mars 2019
Collection : Ateliers de l’imaginaire
ISBN électronique : 9782377471164
http://books.openedition.org
Édition imprimée
ISBN : 9782843103292
Nombre de pages : 252
Référence électronique
BRUNEL, Pierre. Mythocritique : Théorie et parcours. Nouvelle édition [en ligne]. Grenoble : UGA Éditions,
2016 (généré le 05 mai 2019). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/
ugaeditions/6426>. ISBN : 9782377471164. DOI : 10.4000/books.ugaeditions.6426.
Mythocritique
héorie et parcours
ellug
université grenoble alpes
grenoble
2016
Éléments de catalogage
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Mythocritique
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nouvelle critique, nouvelle aventure
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Le mythe selon Jolles
La théorie de Jolles
Avant d’aborder sa conception du mythe, il est indispensable d’indiquer
les grandes lignes de la théorie développée dans son grand livre, Einfache
Formen 1. C’est une entreprise de recherche morphologique en matière de
critique littéraire. L’auteur veut éliminer tout ce qui est conditionné par le
temps ou individuellement mouvant pour établir la forme, la circonscrire et
la connaître dans son caractère fixé. Il s’agit bien d’un structuralisme, mais
d’un structuralisme non linguistique. Au lieu de partir des unités et des
articulations du langage telles que nous les livrent la grammaire, la syntaxe
et la sémantique, il veut partir de formes qu’on pourrait définir comme
des formes a priori. sont-elles des formes mentales ? On sent que Jolles
est tenté par l’intellectualisme pur, mais il résiste, et il veut maintenir ces
formes simples au cœur même du langage. Jakob Burckhardt (1818-1897)
1. Halle, niemeyer Verlag, 1930 ; rééd. 1982 ; trad. franç. Formes simples, par Antoine-Marie
Buguet, Éd. du seuil, 1972.
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Elle interprète aussi : elle dit l’eau « vivante », « simple et claire », elle
chante « l’âme longtemps murmurante / Des fontaines et des bois », elle
fait parler les choses (c’est ainsi, par exemple, que la poussière lui parle).
Elle voit partout la présence de Dieu.
Voici un autre exemple bien connu, la célèbre phrase de Mallarmé,
dans « Crise de vers » :
2. Publiée en 1904, La Chanson d’Ève a été rééditée en 1980 par Jacques Antoine, à Bruxelles
(Passé et présent). Le poème cité a pour titre Premières Paroles.
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Le mythe selon Jolles
Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en
tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève,
idée même et suave, l’absente de tous bouquets.
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Le mythe selon Jolles
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avec des mythes ce que notre raison ne comprend pas. C’est la fonction
de tous les récits de genèse. Jolles cite le récit de la Bible ; mais ce n’est
qu’une tradition parmi d’autres. Je renvoie, pour donner une idée de leur
multiplicité, et en même temps de leur profonde unité, au volume publié
en 1959 aux Éditions du seuil dans la collection « sources orientales »
et intitulé La Naissance du monde : on y trouvera des traditions venues
de l’Égypte ancienne, du Laos, du tibet, de sumer, des Hourrites et des
Hittites, de l’ancienne Chine, de turquie, d’Israël, de l’Islam, de l’Inde,
de l’Iran préislamique et du siam.
Dans tous les cas, l’homme pose une question devant le monde dans
lequel il se trouve placé. Et une réponse se donne d’elle-même à lui, soit
qu’elle se propose, soit qu’elle s’impose. Jolles voit dans ces mythes géné-
siques la forme idéale du mythe, à tel point qu’il serait prêt à réduire le
mythe au mythe à caractère étiologique. « Quand l’univers se crée ainsi
à l’homme par question et par réponse, une forme prend place, que nous
appellerons mythe. »
Les Métamorphoses d’Ovide commencent sur un grand récit des origines
du monde et de l’homme. Ce n’est pas un hasard, me semble-t-il, si deux
traditions apolliniennes s’y trouvent représentées : la fable de Python et
celle de Daphné. Apollon, dieu de la lumière, n’est pas défini comme le
Dieu du Fiat Lux, mais il reste un dieu proche de la naissance du monde.
sa victoire sur Pythô, à l’emplacement futur de thèbes, doit être inter-
prétée comme une victoire sur les ténèbres et le chaos. Quant à l’histoire
de Daphné, elle peut passer pour le type même du mythe étiologique.
Ovide prend soin d’indiquer, au moment de la mort de Pythô, que « le
laurier n’existait pas encore, et Phoebus (vainqueur) ceignait ses tempes
charmantes, à la longue chevelure, des dépouilles du premier arbre venu » :
Nondum Taurus erat, longoque decentia crine
Tempora cingebat de qualibet arbore Phoebus.
(Livre I, vers 450-451)
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gloire sans les dieux (v. 767-768). Le Chœur a beau appeler à l’aide Pan
et Apollon (second stasimon), la vague s’est abattue. C’est Ajax lui-même
qui a utilisé cette métaphore, l’illustration du geste verbal de l’événement :
ἵδεσθέ μ’ οἷον ἄρτι ϰῦμα φοινίας ὑπὸ ζάλης
ἀμφίδρομον ϰυϰλεῖται
Voyez donc quelle vague est venue tout à l’heure, sous la poussée d’une
tourmente meurtrière, m’assaillir et m’envelopper (v. 351-352).
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6. Pindare, Pythiques, édition et traduction d’Aimé Puech, Les Belles Lettres, coll. des
« Universités de France », 1955, p. 29.
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Le mythe selon Jolles
7. Mircea Eliade, Le Mythe de l’éternel retour, Gallimard, 1969, rééd. coll.« Idées/nrF »,
p. 157-160.
8. régis Boyer, La Religion des anciens Scandinaves, Payot, 1981, p. 201 et suiv.
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L’étude des mythes en littérature comparée
À la mémoire de Henry H. H. Remak
1. La littérature comparée, Armand Colin, coll. « U2 », 1967, p. 147. remanié, le livre est
devenu en 1983 Qu’est-ce que la littérature comparée ?, sous la triple signature de Pierre Brunel,
Claude Pichois et André-Michel rousseau.
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L’étude des mythes en littérature comparée
mythe d’Oreste, étudié par Jean-Louis Backès 4, dont les deux composantes
seraient : le nom d’Oreste ; l’obligation où il se trouve de tuer sa mère pour
venger son père. Or il existe des parricides par vengeance qui ne s’appellent
pas Oreste (Alcméon et, sous une forme indirecte, Hamlet) et des Oreste
qui ne sont pas des parricides (à commencer par le plus ancien des Oreste
connus, celui d’Homère). De la même manière, réduire le mythe de Don
Juan à l’incarnation du « motif du séducteur 5 » revient à élaguer la tradi-
tion du « Don Juan Maraña » ou « Mañara », si importante à l’époque
romantique. Même dans la comedia de tirso de Molina, El Burlador de
Sevilla, il s’agissait beaucoup moins de séduire (comme l’a cru le premier
traducteur français, Ch. Poitvin) que d’abuser — les femmes, certes, mais
aussi le marquis de la Mota, le roi et Dieu lui-même.
Il serait sage d’établir ce premier principe : le mythe est un ensemble,
qui ne saurait se réduire ni à une situation simple (ce que r. trousson
appelle un « thème de situation ») ni à un type (ce que r. trousson
appelle un « thème de héros »). Le type apparaît comme un avatar du
héros mythique. Fixé à un moment donné, il peut donner l’illusion d’avoir
effacé les images antérieures. Quand, dans Fusées, Baudelaire avance que
« le plus parfait type de Beauté virile est Satan », il prend soin de préciser
immédiatement : « à la manière de Milton ». La situation, de la même
façon, est le résultat de la simplification d’une donnée mythique, soit par
schématisation, soit par élimination. Dans le cas d’Antigone, par exemple,
c’est l’obligation où se trouve la conscience individuelle de protester contre
l’État — simplification qui a suscité, à son tour, la protestation de Gabriel
Germain contre les épigones inintelligents de sophocle 6.
Le thème me semble se distinguer de ces différentes notions par son
caractère général, je dirai même abstrait. En 1965, r. trousson appelait
« thème » ce que je nommerais plus volontiers « type » (sur ce point, je
suivrai s. Jeune), et « motif » ce que je préfère désigner comme « thème ».
Pour lui, la révolte est un « motif » et Prométhée, « individualisation »
de la révolte, est un « thème ». Je considérerai plutôt que la révolte est
un « thème » et qu’on a souligné certains traits de Prométhée pour en
faire le « type » du révolté. Quant au « motif », dont la fortune dans
les études comparatistes de langue française doit certainement beaucoup
à l’usage qu’ont fait de Motiv les philologues allemands, j’éviterai de le
définir ici pour ne pas compliquer une austère démonstration. Qu’on
4. Oreste, Bayard, 2005.
5. raymond trousson, op. cit., p. 13.
6. Sophocle, Éd. du seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1969, p. 62.
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13. Mythes et mythologies dans la littérature rançaise, Armand Colin, 1969, p. 9. Le livre a été
réédité en 1980, en 2005 et en 2012.
14. Georges Dumézil, op. cit., p. 10.
15. Histoire de Yokobue, éd. Jacqueline Pigeot, Bulletin de la Maison ranco-japonaise, t. IX,
no 2, 1972.
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Le danger de la seconde est qu’elle invite à une somme tout aussi impos-
sible que la somme historique, les « dénombrements entiers » souhaités
par raymond trousson 20.
Je crois surtout que la théorie de Lévi-strauss fait apparaître une ambi-
guïté nouvelle qui est une autre entrave pour les études comparatistes.
Le mythe est-il une donnée initiale dont sont tributaires les versions
littéraires ultérieures ? Est-il un ensemble dont sont indissociables ses
versions littéraires ? La quête du mythe comme origine est-elle aussi vaine
que celle de l’origine du mythe ? On a trop souvent considéré, à mon sens,
l’histoire littéraire d’un mythe comme l’histoire d’une dévalorisation,
et comme l’histoire de la dévalorisation d’un modèle. C’est l’irritante
comparaison entre l’Antigone de sophocle et l’Antigone d’Anouilh. C’est
le processus entropique décrit par Denis de rougemont dans sa célèbre
étude sur L’Amour et l’Occident au nom d’une idéologie qui, dans les
derniers chapitres, ne cherche pas à se déguiser.
Le mot « mythe », si galvaudé aujourd’hui, s’est « chargé d’un contenu
péjoratif et mesquin » et a pris le sens de « tromperie collective ou non » 21.
roland Barthes, avec ses piquantes Mythologies, n’y a pas peu contribué,
traitant les « représentations collectives comme des systèmes de signes »,
afin de « sortir de la dénonciation pieuse et rendre compte en détail de
la mystification qui transforme la culture petite-bourgeoise en nature
universelle » 22. Au moment où, par un abus de langage que j’ai dénoncé
tout à l’heure, une étude de littérature comparée s’intitulait Le Thème de
Faust, par un autre abus de langage (signalé par Claude Pichois et André-
Michel rousseau), un autre comparatiste éminent choisissait pour titre
de sa thèse, devenue un classique, Le Mythe de Rimbaud. Le problème de
terminologie se trouve donc posé une nouvelle fois, et Étiemble lui-même
en a été gêné puisqu’il oscille entre le pluriel et le singulier 23. Il ne s’agit
plus de la vie multiple d’un ensemble imaginaire, mais des déformations
d’un visage réel.
J’ouvre ici une parenthèse, craignant de passer pour présomptueux
ou pour terroriste. toute terminologie peut être justifiée, puisqu’elle
n’est qu’un instrument d’arpentage et de communication. Il existe une
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24. Jean tulard a ouvert la voie avec son livre sur Le Mythe de Napoléon, Armand Colin, 1971,
où les aspects mythiques du personnage tel qu’il a été vu et représenté par les écrivains sont
très bien mis en valeur.
25. Mythologies, p. 237.
26. Ibid., p. 193.
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3. Penser avec les mains, 1936, rééd. Gallimard, coll. « Idées », 1972, no 266, p. 7.
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4. Les Mythes de l’amour, Albin Michel, 1961 ; rééd. Gallimard, coll. « Idées », no 144, 1972, p. 25.
5. Voir L’Amour et l’Occident, premier appendice à la rééd. dans la coll. « 10/18 », 1962.
6. Ibid., p. 275.
7. Ibid., p. 203.
8. Ibid., p. 146.
9. Ibid., p. 186-187.
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et ce que l’on peut appeler une réaction. Dans le premier cas, Denis de
rougemont substitue à l’élément sacré originel (dans le cas de tristan,
le fonds celtique) un environnement spirituel qui en tiendra lieu : par-
delà la courtoisie, le catharisme lui-même tributaire d’un dualisme venu
d’Orient, d’un gnosticisme diffus. D’où la thèse développée dans L’Amour
et l’Occident et souvent contestée par les médiévistes, d’où le paradoxe
d’un mythe occidental de l’amour venu d’Orient. Dans le second cas, le
jugement négatif porté sur la littérature contemporaine est corrigé par
la volonté de retrouver sous la médiocrité du discours la permanence,
l’étincelle du mythe. Point de constante plus banale, dans la littérature
de la passion, fût-elle bourgeoise, que la présence d’un obstacle — le roi
Marc entre tristan et Yseult. trois analyses, dans Les Mythes de l’amour,
sont consacrées aux avatars de cet obstacle dans trois grands romans du
xxe siècle : Lolita, de Vladimir nabokov, avec l’obstacle de la morale
commune ; L’Homme sans qualités, de robert Musil, avec l’obstacle
de la société autrichienne ; Le Docteur Jivago, de Boris Pasternak, avec
l’obstacle du régime communiste. telles sont, pour Denis de rougemont,
les « nouvelles métamorphoses de tristan 10 ».
Encore faudrait-il définir tristan, et s’assurer qu’il s’agit bien d’un
mythe. Denis de rougemont, il faut l’avouer, n’utilise pas les termes sans
quelque méprise. Dans la même page, il peut parler de tristan comme d’un
mythe, comme d’un thème, et même comme d’un archétype, l’« archétype
de tristan 11 », l’« archétype médiéval de tristan 12 », c’est-à-dire, précise-
t-il, « cette forme de l’amour qui refuse l’immédiat, fuit le prochain, veut
la distance et l’invente au besoin, pour mieux se ressentir ou s’exalter ».
Le support narratif est gommé au profit d’un contenu idéologique, ce qui
permet une prodigieuse extension du domaine. tristan n’est plus tristan ;
il est roméo, ou Humbert Humbert, ou Ulrich, ou Jivago. Qu’est-ce, alors,
que le mythe de tristan : ce « grand mythe européen de l’adultère » que
rougemont confondait avec « le roman de Tristan et Yseult 13 » — bien
hypothétique, lui-même, ce roman — ? ou bien « l’amour réciproque
malheureux 14 », « la passion qui veut la nuit 15 » ? La pluralité des défi-
nitions proposées pour le mythe explique qu’il y ait à cet égard quelque
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Mythocritique
De la psychocritique à la mythocritique
Mythocritique contre psychocritique, Durand contre Mauron, c’est
querelle de mythologues. Durand, en effet, considère « la littérature,
et spécialement [le] récit romanesque » comme « un département du
mythe » 30. Mauron fondait lui-même ses analyses sur la présence dans
l’œuvre d’un « mythe personnel » à l’auteur, phantasme persistant,
mais dynamique, qui « dure, à sa façon, au-dessous de la conscience » 31 :
ce mythe personnel, découvert grâce aux réseaux d’associations et aux
groupements d’images, il l’interprétait comme « l’expression de la per-
sonnalité inconsciente et de son évolution 32 ».
Mauron a pris soin de distinguer sa psychocritique de la psychanalyse :
il n’a nulle ambition thérapeutique, il n’a souci ni du diagnostic ni du
pronostic 33. Durand lui reproche pourtant ses attaches avec une psycha-
nalyse individuelle. Il en résulte, selon lui, un monstre terminologique
(« mythe personnel ») qui recouvre une aberration conceptuelle : car « le
mythe passe de loin, et de beaucoup, la personne, ses comportements et
ses idéologies » ; il faut lui donner « une toute-puissance bien supérieure
à celle que distribuent les caprices de l’ego, toute-puissance qui procède
du numen ». À cette dimension nouvelle du mythe correspond une
dimension autre de la mythocritique : elle « prend pour postulat de base
qu’une “image obsédante”, un symbole moyen, peut être non seulement
intégré à une œuvre, mais encore pour être intégrant, moteur d’intégration
30. Le Décor mythique de « La Chartreuse de Parme », José Corti, 1961, rééd. 1971, p. 12.
31. Des Métaphores obsédantes au mythe personnel. Introduction à la psychocritique, José Corti,
1962, p. 212.
32. Ibid., p. 32.
33. Ibid., p. 25.
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34. « Le voyage et la chambre dans l’œuvre de Xavier de Maistre », Romantisme, no 4, 1972,
p. 84. L’étude a été reprise dans Figures mythiques et visages de l’œuvre.
35. Ibid., p. 85.
36. Ibid., loc. cit.
37. Ibid., loc. cit.
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L’assimilation est hardie. Elle n’est rendue possible que par une double
projection : d’Agar sur le Voyage, du voyage intérieur sur le périple de
Prascovie Lopouloff. Les deux combinaisons structurales dégagées plus
haut se trouvent désormais non plus seulement mêlées, mais confondues.
Et il faut bien avouer que, pour cela, on n’avait nul besoin du secours du
mythe. La biographie de l’écrivain, doublée de son expérience intime dont
l’œuvre est le reflet, y suffisait amplement.
Xavier de Maistre n’intéressait le comparatiste que dans la mesure où
il avait séjourné en pays étranger ou parce que le Voyage autour de ma
chambre pouvait passer pour une imitation lointaine du Voyage sentimental
de sterne. Gilbert Durand ouvre au comparatisme une tout autre voie. si
le départ reste incertain entre une mythocritique et une archétypocritique,
du moins le regard critique se trouve-t-il sollicité par ce qui est bien, dans
le texte, des éléments autres, au même titre qu’un mot étranger, qu’une
citation de Dante ou de Goethe.
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Le mythe et la structure du texte
Déinitions
1 — Mythe
Plutôt que d’assimiler « mythe » à « parole », comme le fait Barthes 2,
ou « mythologie » à « terminologie », comme le fait sollers 3, je voudrais
fixer le sens des mots mythe et mythologie dans ma terminologie.
1. Dans l’ouvrage collectif Qu’est-ce que le structuralisme ?, texte repris comme introduction
générale dans t. todorov, Poétique, Éd. du seuil, coll. « Points », no 45, 1968, p. 10.
2. roland Barthes, Mythologies, Éd. du seuil, 1957, repris dans la coll. « Points », no 10, p. 193 :
« Qu’est-ce qu’un mythe, aujourd’hui ? Je donnerai tout de suite une première réponse très
simple, qui s’accorde parfaitement avec l’étymologie : le mythe est une parole. »
3. Philippe sollers, L’Écriture et l’expérience des limites, Éd. du seuil, coll. « Points », no 24,
1968, p. 91 : « Une mythologie est une terminologie. »
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Mythocritique
Mythe est un signifiant des plus flottants. « Il n’en est guère aujourd’hui
qui soient chargés de plus de résonances et de moins de sens », écrivait
Michel Panoff dans Esprit. À tel point que déjà Valéry pouvait redou-
bler l’expression et parler de « mythe du mythe 4 »… De voile brumeux,
de fantôme du réel, le mythe est devenu falsification, imposture. Les
sémiologues et les sémioclastes d’aujourd’hui ne sont pas responsables
de cette déviation de sens, qui est fort ancienne 5 ; ils en sont seulement
les bénéficiaires. Je laisserai donc à Barthes le mythe de Minou Drouet et
à Étiemble le mythe de rimbaud. C’est dans le texte de rimbaud — et
éventuellement dans les poésies de Minou Drouet — que je chercherai
des mythes.
Des mythes, ou des éléments de mythologie ? La Vénus de Soleil et
Chair, Kallipyge la blanche, Aphrodité marine, semble bien sortir avec
« la grande Cybèle », « l’immortelle Astarté », « la grande Ariadné », la
« blanche séléné » et le « bel Endymion » d’un manuel de mythologie,
et les plates épithètes n’en remuent guère la poussière. Le mythe pourrait
devenir mythologie quand il se codifie ou quand il se sclérose. À Athènes,
la religion officielle repose sur une mythologie, dont la pièce maîtresse est
le panthéon de l’Olympe et qui peut être encore vivante à ce moment-là.
Plus tard, et même chez les humanistes nostalgiques, c’est une mythologie
morte qui devient, pour Gabriele D’Annunzio par exemple, un bric-à-
brac mythologique.
Il faut pourtant se garder de condamner trop tôt les mythes à mort.
C’est seulement après les avoir cherchées en vain que Pierre Louÿs élève
un tombeau aux naïades dans les Chansons de Bilitis. thierry Maulnier,
pour avoir écrit que la mythologie de la Pléiade n’était que mythologie
morte, « désormais incapable de toute autre existence que celle qui lui
est conférée par la littérature elle-même 6 », se fait vivement rabrouer par
Guy Demerson dans sa thèse, qui montre au contraire que « les mythes
du retour de l’âge d’Or, de l’immigration des Muses, de la nationalisation
d’Hercule et de Francus, de la renaissance de Pallas », sont pour ronsard
et Du Bellay « des mythes véritables, créateurs d’un consensus enthou-
siaste, emblèmes évidents de valeurs capables de mobiliser et de jeter dans
4. Dans sa spirituelle « Petite Lettre sur les mythes », introduction aux Poèmes en prose de
Maurice de Guérin (Blaizot, 1928), reprise dans Variété II (1929). Dans les Œuvres de Valéry,
Gallimard,« Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1957, p. 965.
5. Comme l’a bien montré Mircea Eliade dans « Les Mythes du monde moderne », NRF,
1er septembre 1953, p. 440.
6. Introduction à la poésie rançaise, Gallimard, 1939, p. 42.
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Le mythe et la structure du texte
l’action des hommes à qui ils font prendre conscience de leur idéal » 7.
Les mythes ne se réduiraient donc pas à des concepts, et on doit pouvoir
retrouver le mystère de la pensée primitive, créatrice d’univers fabuleux.
Il ne suffit même pas de définir dans ce cas le mythe comme une
« conception collective, fondée sur les admirations ou les répulsions
d’une société donnée » (c’est la deuxième définition proposée par le
Dictionnaire de poétique et de rhétorique de Morier). À la pure immanence
du social il convient de substituer une transcendance, quelle qu’elle soit.
Une « numinosité », si l’on veut reprendre un mot cher à Gilbert Durand,
qui se souvient de l’ouvrage de rudolf Otto sur Le Sacré 8. Avec Mircea
Eliade on peut donc considérer que « la définition la moins imparfaite
parce que la plus large » du mythe est celle-ci : « Le mythe raconte une
histoire sacrée ; il relate un événement qui a eu lieu dans le temps primor-
dial, le temps fabuleux des “commencements”. » 9
2 — Texte
Par le statut même d’antériorité qui les caractérise, les mythes se situent
en dehors du texte. « Appelés tôt ou tard à une carrière littéraire propre »,
comme l’écrit Georges Dumézil, connus de nous grâce à des « textes
mythologiques » 10, ils sont des pré-textes, mais aussi des hors-textes. En
effet le rapport originel qu’ils entretiennent n’est pas avec l’écrit, mais
avec la vie des hommes qui les racontent et avec leurs croyances religieuses.
Les hommes, je viens de le dire, les racontent. Ce sont, pour Mircea
Eliade, des « textes oraux » — et plus précisément des textes oraux sacrés,
qui ne peuvent être récités n’importe où, n’importe quand et par n’importe
qui parce qu’ils sont essentiellement vrais 11. L’étymologie autorise cet
emploi qui peut sembler à première vue surprenant : textum, c’est ce qui
est tissé, ou mieux tissu — de la laine aussi bien que des paroles. Qu’elle
soit une création, ou une recréation, la parole de l’aède ou du chaman est
ourdie. ne disons-nous pas qu’un conteur développe son histoire à partir
7. Guy Demerson, La Mythologie classique dans l’œuvre lyrique de la Pléiade, Droz, 1972, p. 16 ;
Gilbert Gadofre est d’accord sur ce point quand il écrit : « Le plus sûr moyen de méconnaître
l’univers de ronsard, c’est d’avoir recours aux méthodes traditionnellement employées par des
générations de commentateurs, celles qui consistent à le réduire à ses dimensions littéraires, à
ne voir dans sa mythologie que ictions rhétoriques ou igures d’emprunt » (« ronsard et la
pensée icinienne », Arch. de Philos., janvier-mars 1963, p. 57).
8. Das Heilige, Gotha, Klotz, 1929.
9. Mircea Eliade, Aspects du mythe, Gallimard, 1963, coll. « Idées/nrF », no 32, p. 15.
10. Georges Dumézil, Mythe et Épopée, Gallimard, t. I, 1968, p. 10.
11. Mircea Eliade, « Littérature orale », dans l’Histoire des littératures, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 1955, t. I, p. 4.
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Mythocritique
Structure du mythe
Dégager du mythe d’Ulysse cette alliance de l’affirmation d’une présence
et de la continuité d’une absence, c’est peut-être en découvrir la structure.
Pour Pénélope, qui l’attend depuis si longtemps, pour télémaque, qui
est parti à sa recherche, pour les prétendants qui festoient en se disputant
son trône et son épouse, Ulysse est bien à la fois Quelqu’un et Personne.
Mort-vivant quand il évoque les défunts au pays des Cimmériens (Odyssée,
chant XI), il l’est aussi quand dans le poème de Kazantzakis il se tient entre
le cadavre de son père et le corps vierge de son fils courant vers l’épouse
— « il était au milieu, tout à la fois mort et fiancé 22 ». Car le retour en
Ithaque ne bouleverse pas cette structure : la prophétie de tirésias, au
19. Gérard Genot, « Analyse structurelle de Pinocchio », Quaderni della Fondazione nazionale
Carlo Collodi, Florence, 1970, p. 13.
20. « Clefs pour Les Gommes », dans l’éd. 10/18 de ce roman, p. 272.
21. r. Jakobson, Questions de poétique, p. 463 et suiv.
22. n. Kazantzakis, L’Odyssée, trad. Jacqueline Moatti, Plon, 1971, p. 76.
56
Le mythe et la structure du texte
57
Mythocritique
28. Le Décor mythique de « La Chartreuse de Parme », José Corti, 1961, rééd. 1971, p. 5.
29. La question est controversée ; voir roger Caillois, Le Mythe et l’homme, Gallimard, coll.
« Idées/nrF », no 262, p. 35-36 ; Mircea Eliade, Le Mythe de l’Éternel Retour, Gallimard, coll.
« ldées/nrF », no 191, p. 40-41, et mon livre sur L’Évocation des morts et la Descente aux Enfers,
sEDEs, 1974, chap. II.
30. André Jolles, Einfache Formen, tübingen, Max niemeyer Verlag, 1930 ; trad. A.-M. Buguet,
Éd. du seuil, 1972, p. 81.
31. Mircea Eliade, Aspects du mythe, Gallimard, 1963, réed. coll. « Idées », no 32, chap. IV,
« Eschatologie et cosmogonie ».
58
Le mythe et la structure du texte
Cet événement — au sens fort du terme — se répète dans toute création
(« toute création répète l’acte cosmogonique par excellence : la Création
du Monde », écrit Eliade 32) ; il est également répété à l’occasion de la
célébration rituelle, où le texte mythique a un rôle important à jouer.
Eliade prend comme exemple la cérémonie akîtu, chez les Babyloniens,
où à l’occasion du nouvel An considéré comme une nouvelle naissance
on procède à une régénération du monde en récitant solennellement et à
plusieurs reprises le récit dit de la Création, Enûma elish, dans le temple de
Marduk : « On réactualisait ainsi le combat entre Marduk et le monstre
marin tiamat, combat qui avait eu lieu in illo tempore et qui avait mis fin
au Chaos par la victoire finale du dieu. 33 »
Structure du texte
D’un linguiste comme Hjemslev à un mythologue comme Lévi-strauss, la
définition de la structure ne bouge guère. Pour l’un, elle est « une entité
autonome de dépendances internes 34 » ; pour l’autre, un ensemble d’« élé-
ments tels qu’une modification quelconque de l’un d’eux entraîne une
modification de tous les autres 35 ». si le texte semble fixé, contrairement
au mythe, il est pourtant le produit d’une genèse, on connaît souvent ses
variantes et, dans la lecture, il rend possible plusieurs interprétations ou du
moins divers points de vue. Une étude de structure n’est pas nécessairement
fixiste. La stabilité qu’elle recherche est celle d’un rapport plus que celle
d’une répétition. Un texte peut reprendre un mythe, il entretient une
relation avec lui. Mais la mythocritique s’intéressera surtout à l’analogie
qui peut exister entre la structure du mythe et la structure du texte.
1 — Répétition
répété dans le mythe, l’événement peut se trouver répété par le texte.
« toute parole une répétition » : ce vers de Claudel, emprunté à la pre-
mière des Cinq grandes Odes, s’insère dans un hymne à la parole poétique
comme parole re-créatrice. Claudel était sensible à ce sens de l’« accord
créateur » dans l’Eureka d’Edgar Poe, qui le consolait des Peri phuseôs
perdus d’Héraclite et d’Empédocle, et où le monde est présenté comme le
lieu d’une tension permanente entre deux forces antagonistes (l’Attraction
59
Mythocritique
60
Le mythe et la structure du texte
61
Mythocritique
3 — Analogie
Allant plus loin dans son analyse, Jacques Geninasca ajoute que les deux
formes à la première personne de l’indicatif du verbe être, « Je suis »
(v. 1) et « suis-je » (v. 9) ne sont pas coordonnées à l’intérieur d’une
même phrase, mais elles appartiennent à deux propositions parallèles
comportant une définition de l’identité du locuteur. Positionnellement
indexée, leur corrélation est celle de l’affirmation péremptoire et de
l’interrogation dubitative : la succession de ces deux propositions, dans
le texte, correspond, de toute évidence, à deux moments successifs d’une
même réflexion.
Il me semble pourtant qu’il est contraire à l’esprit du poème que d’en
étirer la ligne discursive ou narrative. L’alternative, redoublée dans le
vers 9, se poursuit dans le vers 11 (« tour à tour ») et même dans le vers 12 :
le « et » est commandé par « tour à tour », il est donc tout aussi bien un
« ou », et il est plus qu’un « ou » puisque le pouvoir du nouvel Orphée
est de concilier l’inconciliable, de réunir les contraires — la sainte, la fée.
sur le manuscrit Éluard on lit cette note : « le prince mort », et sur le
manuscrit de 1853, au lieu de « Et j’ai deux fois vainqueur », « j’ai deux
fois vivant ». Mort / Vivant : l’oxymoron mythique, commun à Orphée
et à Ulysse, et à tant d’autres héros de la mythologie, peut devenir un
oxymoron poétique (le vers 4 reprend celui du « soleil noir », qui n’est
qu’une conséquence du précédent). De même que le héros mythique est
à la fois mort et vivant, le texte poétique est en même temps affirmatif et
interrogatif. L’ordre de la succession « Je suis » / « suis-je » n’apporte
de clarté que grammaticale dans une situation de ténèbres qu’elle ne
fait qu’épaissir. L’hypothèse la plus lumineuse, et même la plus solaire
(« suis-je […] Phébus ? ») intervient au moment du plus grand vertige
du locuteur sur son identité, alors que l’image deux fois ténébreuse du
« soleil noir » accompagnait l’affirmation première. Le triomphe final
s’accompagne de l’ambiguïté la plus grave qui soit : le nouvel Orphée
qui a « deux fois vainqueur traversé l’Achéron » a pu tenter deux fois de
descendre aux Enfers ; mais l’aventure a pu tout aussi bien être unique,
avec une traversée du fleuve et à l’aller et au retour.
Le texte est donc, comme le mythe, le lieu de multiples contradictions.
Poétiquement, « El Desdichado » est oxymoronique comme l’est le
mythe d’Orphée. Il ne suffit pas, pour l’expliquer, de faire intervenir je ne
sais quelle mimèsis. se contenterait-on d’une construction labyrinthique
pour rendre compte de l’enchaînement des versions différentes, parfois
62
Le mythe et la structure du texte
63
Émergence, lexibilité, irradiation
« Il y a dix mille ans de littérature derrière chaque conte que l’on écrit »,
déclarait Gabriel Garcia Marquez en 1979 1. Pas seulement derrière chaque
conte : derrière chaque texte. Le poids de tant de traditions ne justifie
pas seulement l’entreprise des historiens de la littérature ; il autorise une
enquête plus large sur la présence des mythes dans le texte littéraire, sur les
modifications qu’ils y subissent, sur la lumière éclatante ou diffuse qu’ils y
émettent. J’ai cru pendant quelque temps qu’on pouvait formuler des lois.
Mais la littérature offre une autre résistance que la matière. Aujourd’hui
je considère plutôt l’émergence, la flexibilité et l’irradiation des mythes
dans le texte comme des phénomènes toujours nouveaux, des accidents
particuliers qu’il est vain de vouloir capturer dans le filet de règles générales.
La classification que je propose n’a elle-même pour but que d’apporter un
peu de clarté et de fonder un mode d’analyse littéraire, la mythocritique.
Émergence
Une analyse de ce genre paraît plus légitime si elle part de l’examen
d’occurrences mythiques dans le texte. sans doute ne peut-on s’en tenir
à une description de la surface du texte. Mais sans elle le danger est grand
de fabuler, au pire sens du terme.
Voici un premier exemple, qui aura le mérite de l’évidence. Dans
la première partie du Voyage, Baudelaire évoque les différents types de
voyageurs :
Les uns, joyeux de fuir une patrie infâme ;
D’autres, l’horreur de leurs berceaux, et quelques-uns,
1. Déclaration à M. Pereira, dans Il Tiempo, 4 mars 1979 : « […] existen diez mil años de
literatura detras de cada cuento que se escribe. »
65
Mythocritique
Le poète des Fleurs du Mal n’a pas besoin de raconter l’épisode odys-
séen, ou de le développer comme l’a fait Lope de Vega dans La Circé.
Il lui suffit du nom, qui est le premier à émerger, d’une caractéristique
(« tyrannique »), d’un acte fondamental (la métamorphose). Aucun des
poèmes dont Claude Pichois rapproche cette allusion 3 (Je t’adore à l’égal
de la voûte nocturne, Sed non satiata, Le Serpent qui danse, Le Vampire, Le
Poison, Ciel brouillé) ne fait apparaître cet indice mythique. La « femme
dangereuse » de Ciel brouillé fait bien penser à la « Circé tyrannique »,
mais le rapprochement se fait par la synonymie des épithètes, et l’indice
est seulement thématique. Sed non satiata fait émerger des noms, celui de
Mégère, celui de Proserpine, mais ils appartiennent à d’autres registres et à
d’autres séries mythologiques. L’erreur serait donc de voir Circé partout,
même quand elle n’est pas nommée.
Cette imprudence a été celle de Gilbert Durand, parfois, dans son
étude célèbre sur Le Décor mythique de « La Chartreuse de Parme ». Alors
que le titre de l’ouvrage laisse attendre la description minutieuse d’une
mythologie visible, le commentateur introduit volontiers des noms qui
ne figurent pas dans le texte. Un sous-chapitre s’intitule « Héraclès ou
le renforcement de la naissance ». Mais la seule justification d’Héraclès
n’est précisément que le renforcement de la naissance. Gilbert Durand
rappelle qu’« Héraclès, le héros type de la mythologie occidentale, se voit
doué d’une double paternité, celle tout humaine d’Amphitryon, et celle
divine de Zeus ». Or dans Le Rouge et le Noir la paternité est « mysté-
rieuse et secrète », « la redondance des paternités va s’orienter dans le
sens de l’ennoblissement » et l’abbé Pirard, lorsqu’il recommande Julien
au marquis de la Môle, lui déclare : « On le dit fils d’un charpentier de
nos montagnes, mais je le croirais plutôt fils naturel de quelque homme
riche. » De même La Chartreuse de Parme suggère, dès le premier chapitre
la présence du beau lieutenant français robert auprès de la marquise del
2. Les Fleurs du Mal, pièce CXXVI de l’édition de 1861.
3. Baudelaire, Œuvres complètes, Gallimard, éd. de Claude Pichois, t. I, coll. « Bibliothèque
de la Pléiade », 1975, p. 1099.
66
Émergence, lexibilité, irradiation
Dongo, et ce n’est peut-être pas un hasard si Fabrice naît neuf mois après
le passage des troupes napoléoniennes à Milan en 1796. Gilbert Durand
est en droit de suggérer que « c’est pour une raison d’obstétrique […]
que “l’histoire de notre héros” est commencée “une année avant sa nais-
sance” » 4. Mais est-il pour autant Héraclès ? thésée ne bénéficie-t-il pas,
dans la mythologie grecque, de la double naissance (il est le fils putatif
d’Égée ; son vrai père est Poséidon) ? Et le Christ ? La mythocritique est
ici débordée par ce qu’il serait plus juste d’appeler une archétypocritique,
ou du moins la recherche de structures qui peuvent être communes à
plusieurs mythes sans en caractériser aucun.
Il existe des textes qui sont surchargés de mythologie (les poèmes de
Leconte de Lisle, les romans de Carl spitteler), ou des textes qui semblent
en user avec une certaine gratuité, comme d’une broderie : Béatrice Didier
en signale plusieurs exemples dans Indiana de George sand — « la robe
de Déjanire », ralph dans la nuit placé « comme une ombre à l’entrée des
Champs Élysées », Ixion, autant de références à l’Antiquité qui « donn[ent]
à l’expression un caractère “noble”, presque néo-classique » 5. Il peut arriver
aussi qu’on s’étonne de ne plus trouver d’occurrences mythiques dans le
nouveau livre d’un écrivain qui d’ordinaire n’en est pas avare. C’est l’une
des raisons pour lesquelles en 1986 la critique a été surprise par La Goutte
d’or de Michel tournier. Mais on n’a pas assez observé que la figure de
Méduse apparaît, d’une manière parfaitement explicite, quelques pages
avant la fin. Le poète et calligraphe Ibn Al Houdaïda, le maître de riod
(et le double d’Abd Al Ghafari, le maître d’Idriss) explique au jeune
garçon que « l’image est douée d’un rayonnement paralysant, telle la tête
de Méduse qui changeait en pierre tous ceux qui croisaient son regard.
Pourtant cette fascination n’est irrésistible qu’aux yeux des analphabètes.
[… ] Pour le lettré, l’image n’est pas muette. son surgissement de fauve se
dénoue en paroles nombreuses et gracieuses. Il n’est que de savoir lire… 6 »
On pourrait reprocher à tous ces exemples d’être trop clairs. À s’en tenir
à l’explicite pur, la mythocritique risque de commettre l’erreur inverse, soit
qu’elle se réduise à une description paraphrastique, soit que par prudence
elle se dérobe devant des textes qui ne la sollicitent pas immédiatement.
A-t-on le droit de considérer la Colomba de Mérimée comme une autre
67
Mythocritique
Flexibilité
Montaigne parlait de « la flexibilité de nostre invention à forger des rai-
sons à toutes sortes de songes ». Elle infléchit ces songes eux-mêmes, et
les images qui en restent. Je n’emploie « flexibilité », encore une fois, que
7. Leyendas de Guatemala, trad. franç. Francis de Miomandre, Gallimard, 1953, p. 235.
68
Émergence, lexibilité, irradiation
comme une approximation pour une réalité difficile à saisir. Le mot permet
de suggérer la souplesse d’adaptation et en même temps la résistance de
l’élément mythique dans le texte littéraire, les modulations surtout dont
ce texte lui-même est fait.
De la Circé baudelairienne émanent de « dangereux parfums » qu’on
chercherait en vain dans le poème d’Homère. Circé y dispose d’autres
moyens de séduction — ses belles boucles, sa belle voix (Odyssée, X, 220-221)
et un breuvage étrangement sophistiqué (elle bat dans du vin de Pramnos
du fromage, de la farine et du miel vert, non sans ajouter au mélange une
drogue funeste, un pharmakon, X, 235-236). sa voix est-elle parente de celle
des sirènes, contre lesquelles elle met Ulysse en garde ? Baudelaire obéit à
l’invitation du voyage odysséen. Dans la septième partie du « Voyage »,
il fait entendre les « voix, charmantes et funèbres » de sirènes anonymes
« Qui chantent : “Par ici ! vous qui voulez manger / Le Lotus parfumé”
[…] ». Elles tendent un philtre à leurs futures victimes, comme Circé,
et l’île des sirènes tend à se confondre avec celle des Lotophages, lieu
d’un épisode antérieur (il est raconté dans le chant IX de l’Odyssée). Au
syncrétisme mythique, bien connu des mythologues, se substitue ici un
syncrétisme poétique dont l’écrivain est apparemment le seul responsable,
sa mémoire est maîtresse d’oubli.
Une page de Montaigne (Essais, II, 12) présente, à partir du même
mythe de Circé, l’exemple d’une adaptation différente à un projet cette
fois philosophique. L’écrivain veut montrer la folie de la raison, et tout
particulièrement de la raison philosophique, quand elle se déclare prête
à quitter un corps malade pour un corps sain, fût-ce celui d’un animal.
Et pourtant ces mêmes philosophes, comparant ailleurs la sagesse et la
santé, reconnaissent la supériorité de la sagesse et « disent que si Circé
eust presenté à Ulysse deux breuvages, l’un pour faire devenir un homme
de fol sage, l’autre de sage fol, qu’Ulysses eust deu plutost accepter celuy
de la folie, que de consentir que Circé eust changé sa figure humaine en
celle d’une beste ; et disent que la sagesse mesme eust parlé à luy en cette
manière : Quitte moy, laisse moy là, plutost que de me loger sous la figure
et corps d’un asne 8 ». Et Montaigne de prendre alors les philosophes, et
la raison, en flagrant délit de contradiction.
Du mythe Montaigne retient des noms (Circé, Ulysse), mais surtout
un motif, le breuvage, et un thème, la métamorphose. L’adaptation à son
propos est tellement sensible que la fable à laquelle se réduit le mythe en
rejoint une autre, la métamorphose en âne de Lucien ou d’Apulée (les
8. Essais, éd. Albert hibaudet, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1950, p. 537.
69
Mythocritique
70
Émergence, lexibilité, irradiation
9. Voir sur ce point l’essai si stimulant de Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Éd.
du seuil, coll. « Des travaux », 1983, p. 89 et suiv.
71
Mythocritique
Irradiation
On considère souvent avec une certaine condescendance la présence
d’éléments mythiques dans le texte : on les réduit volontiers à des traces
mythologiques (la mythologie étant elle-même considérée comme une
forme dégradée, parce que figée, de mythes qui furent peut-être autrefois
vivants), on les admet, mais comme fioritures, comme survivances nos-
talgiques ou au contraire comme objets de dérision. Ce sera donc aussi
bien une caractéristique du style néo-classique, qu’une manifestation du
romantisme de l’âge d’Or (la Grèce de Hölderlin ou de Keats) ou que le
champ de ruines où s’acharne l’esprit d’avant-garde (le nouveau roman).
L’hypothèse fondamentale de la mythocritique, son principe même,
s’oppose radicalement à ce scepticisme dédaigneux. La présence d’un
élément mythique dans un texte sera considéré comme essentiellement
signifiant. Bien plus, c’est à partir de lui que s’organisera l’analyse du
texte. L’élément mythique, même s’il est ténu, même s’il est latent, doit
72
Émergence, lexibilité, irradiation
12. Elle a été publiée dans Bestiario en 1951, volume traduit en français sous le titre Les Armes
secrètes, Gallimard, 1963.
13. Michaël rifaterre, Essais de stylistique générale, Flammarion, 1971, p. 329.
14. « Les Chats de Charles Baudelaire », L’Homme, t. II, no 1, janvier-avril 1962, p. 5-21. L’étude
a été reprise plusieurs fois en particulier dans les Questions de poétique de roman Jakobson, Éd.
du seuil, 1973, p. 401-419.
73
Mythocritique
L’irradiation est celle d’un soleil noir. D’« Érèbe », il rejaillit sur le mot
précédent, « ténèbres », qui l’appelait par glissement de sons et de sens.
Les mots suivants ne peuvent pas échapper à cet éclat sinistre : « pris » est
le début de « prison », le coursier est, comme l’a bien vu Gilbert Durand,
l’hippos chloros 15, la finale de « funèbres » fait écho à celle d’« Érèbe », la
vie dans l’Hadès est considérée comme un servage ou comme pire qu’un
servage (on songe aux paroles d’Achille dans le chant XI de L’Odyssée).
Une telle irradiation se fait, le plus souvent, à partir du mot. C’est
pourquoi il peut paraître plus hardi de la rechercher quand le mythe n’est
pas véritablement émergeant. C’est encore un soleil noir, si l’on veut,
celui d’une irradiation souterraine ou sous-textuelle. Elle se produit à la
faveur de séries, analogues à celle que Claude Pichois constituait à partir
de la « Circé tyrannique » du Voyage. J’ai pris soin plus haut d’indiquer
qu’aucun des autres poèmes de la série ne contenait d’occurrence explicite
à Circé. Mais Le Poison n’a-t-il pas quelque chose du pharmakon ? La
« chevelure profonde » du Serpent qui danse ne rappelle-t-elle pas les belles
boucles de Circé (Baudelaire, une fois de plus, les emplit de parfums) ?
La séductrice qui retient son amant captif n’est-elle pas aussi celle qui lui
ouvre l’horizon, qui annonce le mouvement du vaisseau, qui lui servira de
guide dans le voyage ? La chronologie des poèmes ne permet pas de placer
Le Voyage en tête de la série (l’épilogue du recueil de 1861 était absent du
recueil de 1857 où figuraient la plupart des autres poèmes « circéens »),
mais l’image profonde était très tôt présente en Baudelaire. sur ce point
je suis tout prêt à me rallier à la théorie « iconique » de Michel thiéry
et à en faire l’indispensable complément d’une théorie des affleurements
mythiques 16.
J’imaginerais donc volontiers deux sources de l’irradiation sous-tex-
tuelle. L’une est l’ensemble de l’œuvre d’un écrivain donné : une image
mythique, présente dans un texte de cet écrivain, peut rayonner dans un
autre texte où elle n’est pas explicite. L’autre est le mythe lui-même et
son inévitable rayonnement dans la mémoire et dans l’imagination d’un
écrivain qui n’a même pas besoin de le rendre explicite. Un exemple per-
mettra de réunir ces deux sources : l’apparition de la rose dans Le Portrait
de l’artiste en jeune homme de Joyce. L’auteur se référait explicitement
à Dante dans la première version inachevée du livre, Stephen le Héros (la
lecture de Dante, comme celle d’Ibsen, avait une grande importance dans
15. Figures mythiques et visages de l’œuvre, Berg International, 1977, p. 104.
16. « Propos sur l’art de visiter… le Paradis perdu : le Baiser du serpent », dans Trames, publi-
cation de l’Université de Limoges, octobre 1976.
74
Émergence, lexibilité, irradiation
75
Mythocritique
mythique qui, devenu trop visible, ne brille plus que d’un éclat dérisoire.
Dans Souvenirs du triangle d’or ce ne sera plus que le nom d’une usine
à saumons, « La Belle sirène », la représentation d’une figure de sirène
sur une boîte de conserve 19.
Cette évolution ne peut se faire qu’à la faveur de jeux de mots qu’il
serait sans doute plus juste d’appeler jeux de destruction des mots : le glis-
sement Angelica salomon / salmon / saumon / sirène, dans Souvenirs du
triangle d’or 20, la condition implicite il y a roi si reine dans Un Régicide 21.
Les anagrammes (Ci-Gît red, régicide dans ce premier roman, nave
ad, vanadé, ou encore vanadé, danaé, ou même divina, diana,
divan) en sont une autre illustration, et il n’est peut-être pas d’autre
assassin que ce tueur de mots, d’images et de mythes, qui retrouve sa trace
et rôde autour de son crime.
L’imagination des hommes du xxe siècle a été hantée par ces métaux
qui peuvent être à l’origine d’une destruction universelle. Plus ancienne-
ment connu, le vanadium de Topologie d’une cité fantôme fait trop penser
à l’uranium pour ne pas rappeler cette angoisse. Mais c’est sur un mot
plus que sur un monde que s’acharne le jeu des équivoques qui conduit
de la déesse scandinave Vanadis (autre nom de Freia) à Vanadé, à Vanessa,
à vanité. L’irradiation trop violente a été destructrice, même si le lecteur
et l’auteur ont encore le droit de jouer avec des ruines…
19. Souvenirs du triangle d’or, Éd. de Minuit, 1978, rééd. Éd. du seuil, coll. « Points », r 177,
p. 67, 192.
20. Ibid., p. 76.
21. De même déjà roy-Dauzet dans Les Gommes.
76
Parcours
Le sonnet de la triple Diane
79
Mythocritique
80
Le sonnet de la triple Diane
81
Mythocritique
Il est vrai que les rais, les rets ne sont pas seulement les attributs de
Cynthie (les rayons de la lune) ou de Diane (les filets de la chasseresse).
Jodelle retrouve des images répandues dans la poésie pétrarquiste : les
rayons des beaux yeux de la dame
Cosi costei, ch’è tra le donne un sole,
in me, movendo de’begli occhi irai,
crïa d’amor penseri, atti e parole.
Ainsi celle qui est des femmes le soleil,
en moi lançant de ses beaux yeux les rais,
crée des pensées d’amour, des gestes et paroles 2
Dans ce même sonnet, les rais et l’arc sont associés sans que la figure
mythologique de Diane apparaisse. L’arc peut d’ailleurs être celui de
Cupidon tout aussi bien que celui de Diane, puisque dans la chasse (v. 5)
l’amant et le cerf blessé peuvent être également poursuivis 5.
La déesse de l’amour est traditionnellement Vénus, et c’est à elle qu’on
attribue d’ordinaire un pareil pouvoir sur le monde tout entier, sur les
humains et sur les dieux. « Hominum diuomque uoluptas », elle gouverne
à elle seule la nature, si l’on en croit l’invocation à Vénus au début du De
2. Pétrarque, Canzoniere, Ire partie, sonnet IX, édition bilingue de Gérard Genot, Aubier-
Flammarion, 1969, p. 71.
3. Ibid., Ire partie, sonnet CC, p. 179.
4. Ibid., p. 69.
5. Ibid., sonnet CCIX de la Ire partie.
82
Le sonnet de la triple Diane
6. Chanson, Branle I dans Les Œuvres et Meslanges poetiques d’Estienne Jodelle, éd. Ch. Marty-
Laveaux, Paris, Lemerre, 1868-1870, rééd. Genève, slatkine reprints, t. II, p. 49.
7. La Mythologie classique dans l’œuvre lyrique de la Pléiade, Droz, 1972, p. 164.
8. Luna, Diana, Hecate, Tenebris, Sylvisque, Ereboque, Praeses ero.
83
Mythocritique
L’idéal se précise donc d’une beauté qui serait ensemble celle de Vénus et
de Diane, d’une fascination qui naîtrait à la fois des voluptés offertes et
d’un refus tyrannique. Même quand il aspire à Diane, le poète ne renonce
pas à Diane. Bien plus, dans sa célébration masochiste de l’amour, Diane,
celle du sonnet II, reste seule en scène. Ou, si elle devient Vénus, elle n’est
qu’une Vénus à la fourrure.
Cette préférence peut expliquer l’ampleur que donne le poète à la
célébration de la triple Diane dans ce sonnet puissant. Mais parce qu’elle
est une préférence douloureuse, elle tend à infléchir la célébration en une
dépréciation. Il faudra se demander si ce nouveau déplacement comporte
un risque de rupture.
Le motif de la triple Diane peut être utilisé pour une pure célébration
poétique de la dame aimée. C’est le cas dans le dizain XXII de la Délie
de Maurice scève :
9. Jean Martin, L’Arcadie de Messire Jaques Sannazar mise d’italien en rançais, Vasocoson,
1544, p. 122.
84
Le sonnet de la triple Diane
10. Littré déinit ainsi ce procédé : « Vers composés de parties semblables, dans chacune des-
quelles entraient des mots qui se rapportaient, non pas aux mots voisins, mais à ceux qui étaient
placés semblablement dans les autres parties de la phrase. »
85
Mythocritique
épitaphe pour Marot (un jeu qui était pourtant déjà un jeu avec la mort) 11.
Le sonnet XXX des Amours est un bon exemple d’application tempérée,
même si la couleur en est sombre et l’inspiration tourmentée 12. Jodelle
a usé ici avec beaucoup d’art de la répétition (allitérations, répétition,
reprises homonymiques), du clair-obscur. Il s’est efforcé de maintenir
un équilibre entre les trois composantes au cours de cette étonnante
fugue verbale qui s’en va, irrépressible, vers une strette finale où triomphe
l’image de la torture et du trépas. On a parlé, à propos de cette Diane,
d’un « démon baroque », et à propos de ce poème, d’un « pittoresque
atrocement absurde ». C’est faire preuve, me semble-t-il, d’une grande
incompréhension.
Le mythe, à lui seul, invite au déplacement. En se plaçant sous le signe
de la triple Diane, Jodelle se donnait la liberté de passer du ciel à la terre,
de la terre aux enfers. Il se donnait aussi la liberté de passer d’une femme
peut-être réelle à une divinité, d’une divinité à l’autre, de l’hymne à la prière.
Françoise Charpentier parle, à propos du dizain XXII de scève, d’un
« déplacement très fort de la Diane terrestre “infuse dans (s)es veines” 13».
Le principe et l’effet du déplacement me paraît différent dans le sonnet
de Jodelle. Il veut envisager l’ensemble du cosmos et de l’humanité, et
non son seul cas individuel, il entraîne le cortège d’Hécate dans l’abîme.
Pour une purification, comme à la fin du Songe d’une nuit d’été ? non,
plutôt par une complaisance presque morbide dans les tortures de l’amour
inassouvi. Il déplace constamment l’accent vers un masochisme avant la
lettre qui appelle un étrange climat spirituel, la férocité rythmique du
vers et qui entraînera par la suite les Cont’ Amours et la haine presque
maniaque contre certaines femmes qui s’y exprime.
En s’astreignant à suivre le plus minutieusement possible les règles de la
forme la plus contraignante qui soit, les vers rapportés, Jodelle s’imposait
peut-être en plus une sorte de masochisme poétique. Et il n’allait pas,
pour lui, et sans doute aussi pour nous, sans une jouissance esthétique.
86
De l’image au mythe :
prolégomènes à une mythologie du lac
Paysage
Au point de départ, le lac est un paysage. C’est le lac de Wallenstadt
évoqué par Liszt dans une pièce de la première des Années de pèlerinage :
La Suisse ou, pour rester dans le même pays, Le lac de Thun et le Niesen
vus de la grotte de Saint-Béat (huile sur toile, 1776) de Caspar Wolf. Un
site apaisant est évoqué sur un rythme de berceuse ou de barcarolle. Un
coin de paysage est décrit, l’artiste s’attachant à découvrir le lac du creux
des montagnes : un regard est jeté sur le regard même, ou sur le regar-
dant, puisque, minuscule, un personnage est là, face au lac. À ce « lac »,
à ces « rochers muets », à ces « grottes », Lamartine ajoute les « forêts
sombres » dans sa célèbre méditation poétique, Le Lac.
On sait comment les Lakists se sont fait une spécialité de ce genre de
paysage. Habilement, thomas de Quincey a essayé, dans ses Souvenirs
des lacs et des lakistes (Reminiscences of the English Lake Poets), de voir
avec leur regard, de retrouver le paysage que pouvait contempler robert
southey de sa maison sur la colline, Greta Hall :
Même aux plus sombres jours de l’hiver, le paysage que l’on apercevait
des fenêtres était trop impressionnant dans sa grandeur, trop indépen-
dant des saisons ou de l’allure des forêts, pour ne pas fasciner le regard du
spectateur le plus froid ou le plus obtus. Le lac de Derwent Water d’un
côté avec ses îles charmantes, un lac de près de dix miles de tour et dont
la forme rappelait celle d’un cerf-volant ; le lac de Basinwaithe d’un autre
côté ; les montagnes des newlands, rangées comme une série de tentes ;
l’aspect magnifique et confus de Borowdale qui laissait deviner son chaos
à travers une gorge étroite ; tous ces objets apparaissaient sous des angles
87
Mythocritique
Le paysage peut donc nous offrir soit un coin de lac entre des montagnes
(ce qu’on pourrait appeler un « détail du lac ») — c’est le tableau de
Caspar Wolf —, soit un vaste panorama avec un, deux ou plusieurs lacs
— c’est le texte de thomas de Quincey. Le mode de représentation du
lac, dans le paysage, est la composition.
Ainsi, dans ses Lettres familières écrites d’Italie en 1739 et 1740, le
président Charles de Brosses compose un paysage :
Les bords du lac sont garnis de montagnes fort couvertes de bois, de treilles
disposées en amphithéâtre, avec quelques villages et maisons de campagne,
qui forment un ensemble assez amusant 2.
1. Dans Le Romantisme anglais, numéro spécial de la revue Les Lettres, cahiers 5 et 6, 1946,
p. 83-84.
2. Lettres familières sur l’Italie (éd. de 1799), rééd. Genève, Éd. de Crémille, 1969, p. 80.
88
De l’image au mythe : prolégomènes à une mythologie du lac
La page est d’autant plus remarquable que stendhal y glisse des notations
concernant l’architecture proprement dite, sur les prétendus palais, qui
ne sont que des maisons de campagne, construits selon cette « manière
de bâtir élégante, pittoresque et voluptueuse, particulière aux trois lacs
et aux colli di Brianza ».
3. Italienische Reise / Voyage en Italie, trad. J. naujac, Aubier, s.d., t. 1, p. 63.
4. La Chartreuse de Parme, éd. Antoine Adam, Garnier, 1973, p. 27.
5. stendhal, Voyages en Italie, éd. V. Del Litto, Gallimard, coll.« Bibliothèque de la Pléiade »,
1973, p. 137-138 et la n. 9, p. 1412.
89
Mythocritique
Image
Ce sont là autant d’images du lac dans un livre d’images que le romantisme
a considérablement enrichi. Mais je trouve dans le texte de thomas de
Quincey une expression qui permettra de définir plus précisément le lac
comme image. Il compare la forme du lac de Derwent Water à un cerf-
volant. L’expression est doublement remarquable. D’abord, elle permet
de passer des images du lac à l’image du lac : il n’est plus pris dans un
ensemble, mais constitue lui-même un ensemble. Il faut dessiner sa forme
entière pour pouvoir y retrouver celle du cerf-volant. C’est ensuite cette
comparaison même qui est remarquable. Elle procède par substitution
d’un objet à l’autre (c’est le principe même de la métaphore). Elle pro-
cède par réduction (c’est le principe de l’ironie au sens où Victor Hugo
entend ce terme ; cette ironie est très remarquable dans la peinture de
Caspar-David Friedrich où l’étendue d’eau placée au centre de L’Été se
réduit à un pool, au premier plan de Paysage champêtre. Le Matin). Enfin
elle procède par transmutation, par une miraculeuse lévitation de l’eau
lourde qui devient air : le lac est objet aérien, cerf-volant (ce pourrait être
le principe de l’hyperbole, au sens que Mallarmé donne à ce mot dans la
Prose pour des Esseintes).
Goethe ne parvenait pas à la substitution dans le paysage de torbole
cité précédemment. On saisit bien alors la différence entre le lac comme
paysage et le lac comme image :
On embrasse le lac dans presque toute sa longueur, seule l’extrémité gauche
échappe aux yeux. La rive, enserrée des deux côtés de collines et de montagnes,
brille d’innombrables petites localités.
Mais en voici un exemple simple dans la page sur le lac de Côme extraite
de Rome, Naples et Florence en 1817 :
nous nous arrêtâmes à la villa sfondrata, située au milieu d’un bois de
grands arbres, sur le promontoire escarpé qui sépare les deux branches du
lac : il a la forme d’un Y renversé.
L’ironie est très apparente dans la description du lac Majeur que donne
le président de Brosses. Le jugement sur le lac en est lui-même affecté :
À sesto, nous nous embarquâmes sur le lac Majeur. Oh ! de grâce, faites-
moi justice d’un petit faquin de lac qui, n’ayant pas vingt lieues de long,
et d’ailleurs fort étroit, s’avise de singer l’Océan, et d’avoir des vagues et
des tempêtes.
90
De l’image au mythe : prolégomènes à une mythologie du lac
91
Mythocritique
Le lac Majeur est le miroir de l’autre lac, le lac de Côme auprès duquel
Fabrice a passé son enfance et qu’il va retrouver en rendant, en secret,
une dernière visite à l’abbé Blanès. Cette mélancolie, nous la retrouvons
dans l’attendrissement de Fabrice quand il arrive au bord du lac de Côme.
Du haut du clocher, à la vue du lac, ce sont « tous les souvenirs de son
enfance » qui viennent « en foule assiéger sa pensée » 10.
Mythe
Le mythe peut-il être réduit à une image ? On pourrait le croire, à regarder
la représentation des sirènes sur un vase grec. Dans sa Petite lettre sur les
mythes, Valéry suggère plus finement une libération de l’image, et ce que
je serais tenté d’appeler l’imagination de l’image.
La comparaison entre le lac et le cerf-volant serait alors à rapprocher des
« formes baroques, poissons affreux, pieuvres tout échevelées de paraphes
92
De l’image au mythe : prolégomènes à une mythologie du lac
11. Introduction aux Poèmes en prose de Maurice de Guérin, Blaizot, 1928 ; repris dans Variété,
II (1929) et dans les Œuvres de Paul Valéry, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,
t. 1, 1957, p. 962-963.
12. Lucrezia Floriani [1846], rééd. Éd. de la sphère, 1981, p. 22-23.
13. Chap. X, p. 67.
14. Chap. XIV, p. 93.
93
Mythocritique
94
De l’image au mythe : prolégomènes à une mythologie du lac
vent contraire (Gegenwind) l’eut poussé dans ce port. Je passe sur le détail
de cette aventure, qui ne nous intéresse que médiocrement : alors qu’il
veut dessiner le vieux château, il est invectivé par un quidam qui appelle
le podestat et son greffier. La forteresse est un bâtiment militaire, et on
le prend pour un espion autrichien. Il est tiré de ce mauvais pas par une
jeune et jolie femme (une ondine secourable ?) et par un certain Gregorio
qui a plaisir à échanger avec lui des souvenirs de Francfort-sur-le-Main.
On le laisse alors libre de visiter, avec Gregorio, la ville et les environs. Le
soir, vers minuit, son hôtelier, un très brave homme, se donne la peine de
l’accompagner à la barque : « sous un vent favorable je quittai ainsi cette
rive qui avait failli devenir pour moi un pays de Lestrygons » (Welches mir
lästrygonisch zu werden gedroht hatte), ajoute l’écrivain en guise d’épilogue 19.
L’épisode des Lestrygons se trouve dans le chant X de l’Odyssée. Ulysse
et ses compagnons ont été chassés par Éole de son île, et au bout de sept
jours ils abordent au pays lestrygon. Il est habité par des géants anthropo-
phages qui harponnent les étrangers comme des thons pour les emporter
à leur horrible festin. On sait ce que sont devenus les Lestrygons dans
l’Ulysse de Joyce : les goinfres de la gargotte Burton, à Dublin, « loups
gloutonnant leur nourriture fadasse, les yeux ressortis, torchant leur
moustache mouillée ». Les mangeurs de Goethe n’ont pas besoin de chair
humaine ; il leur suffirait d’un peu d’argent (le greffier), ou d’acquérir
un peu d’importance (le podestat). Quant au fâcheux, on ne saura jamais
pourquoi il a agi de la sorte.
Le passage est intéressant à plus d’un titre. C’est un exemple clair
d’expression mythologique. Le mythe émerge à la surface du texte, à la
faveur d’une réminiscence mythologique. L’analogie existe de personnage
à personnage (Ulysse et les Lestrygons, Goethe et les habitants des bords
du lac de Garde), de lieu à lieu (le port où est ancré le vaisseau d’Ulysse,
le port de Malcésine, vers lequel a été poussée la barque transportant le
voyageur en Italie), de mer à lac. Cette dernière analogie, plus sensible
encore en allemand, a été préparée par une référence à Virgile, en passant
par l’intermédiaire de Volkmann (Fluctibus et fremitu resonans Benace
marino). Elle correspond à l’effet d’ironie déjà relevé à propos des Lettres
d’Italie du président de Brosses (le lac qui signifie la mer), mais aussi à
quelque chose qui a frappé tous les voyageurs : le mouvement des flots et
la houle sur les lacs italiens. Le voyage sur le lac, avec ses escales, peut donc
devenir une manière d’odyssée qui illustre les dangers de la navigation.
95
Mythocritique
96
De l’image au mythe : prolégomènes à une mythologie du lac
Mais à deux pas de là, bientôt, il va échapper à grand peine aux gendarmes.
Même la promenade imaginaire de Beyle en 1817 sur le lac Majeur se
présente comme une idylle interrompue. Une brise, du soleil, le silence ;
« seulement, un petit venticello de l’est (qui) vient de temps en temps rider
la face des eaux ». Mais les devisants, qui parlaient littérature, se mettent
à discuter sur l’histoire contemporaine et, entré à la villa Melzi, Beyle,
comme contaminé, refuse ses yeux à la plus belle vue qui existe au monde
après la baie de naples, pour écrire à la hâte le résumé de ces discussions…
stendhal donne le nom de « Laghistes » aux riverains du lac de Côme
et du lac Majeur 24. s’il les aime, s’il rêve en les voyant aux humains de
l’âge d’Or, il sait bien que nous vivons à l’âge de fer. Cette rêverie, cette
désillusion, elle fut aussi celle des authentiques Lakists : la célèbre rêverie
de Wordsworth sur les daffodils est une rêverie sur l’or, mais aussi une
image de l’or pour des temps de tristesse 25. Elle est celle de ces autres
lakistes que furent Goethe et stendhal.
97
Le mythe d’Orphée dans Aurélia
99
Mythocritique
Comme dans le mythe d’Orphée, Aurélia est deux fois perdue. Le cha-
pitre VII de la première partie a apporté la nouvelle de la première dis-
parition tardivement apprise (« Je ne le sus que plus tard, Aurélia était
morte »). Le chapitre I de la seconde partie confirme la signification du
cri qui a été entendu à la fin de la première partie, et où le narrateur avait
cru reconnaître « la voix et l’accent d’Aurélia ».
2. Ibid., p. 659.
3. IV, 499-500 « […] ex oculis subito, ceu fumus in auras commixtus tenuis, Jugit diversa. »
100
Le mythe d’Orphée dans Aurélia
Car c’est bien Eurydice qui est perdue, ou Aurélia. La première mort
d’Eurydice, dans le mythe, a quelque chose de mystérieux qui accordait
au poète déjà une marge d’invention. Ovide laissait pressentir que le
mariage d’Orphée et d’Eurydice n’avait pas été approuvé par Hyménée :
le livre X des Métamorphoses s’ouvrait sur la fuite d’Hyménée, couvert
de son manteau de safran. Les rites sonnaient faux, et l’on devinait, lors
même de la cérémonie, qu’une catastrophe était près de s’abattre. De
même, la mort d’Aurélia intervient dans un climat de dissensions qui ne
laissait rien augurer de bon. Avant même d’être morte, Aurélia était déjà
perdue (I, 1 : « Une dame que j’avais aimée longtemps et que j’appellerai
du nom d’Aurélia, était perdue pour moi. »)
On a pu imaginer des torts de part et d’autre. Les librettistes d’Offenbach
s’en sont donné à cœur joie : Orphée est trop préoccupé de son orphéon de
thèbes et de son insupportable concerto pour violon ; Eurydice le trompe
101
Mythocritique
avec Aristée. Dans Aurélia, le rêveur se dit « coupable d’une faute » qui
est à l’origine même de cette perte et, n’espérant plus être pardonné, il
s’est lancé dans une vie de dissipations qui n’a fait qu’aggraver sa faute. Il
s’est même rendu coupable d’un amour nouveau, qui n’était qu’une autre
trahison à l’égard d’Aurélia. Le retour en grâce obtenu par l’intermédiaire
de cette « dame » se produit dans un climat où l’obsession de la mort
prochaine d’Aurélia ne cesse de s’alourdir : une coïncidence numérique,
un rêve où apparaît la Mélancolie de Dürer, un buste de femme gisant sur
le sol suffisent à préparer la terrible nouvelle qui éclate dans le chapitre VII
de la première partie : « Aurélia était morte. » nerval ajoute alors au
mythe, soit qu’il suive les suggestions de l’abbé terrasson dans Séthos, soit
qu’il cède à la pente des épisodes : Aurélia est ensevelie dans un tombeau,
dans un cimetière où le rêveur recherche en vain sa tombe (1, 9). Même
le rêve ne lui permet pas de retrouver son image perdue, à tel point qu’il
redoute de s’être laissé dérober et Aurélia et son image. Au moment où,
pour conjurer le rival ou les rivaux, il lève le bras « pour faire un signe
qui (lui) semblait avoir une puissance magique », le cri d’ Aurélia se fait
entendre, cri d’une Eurydice cette fois définitivement perdue (I, 10).
Dans la seconde partie de la nouvelle, l’épithète « perdu » va venir
affecter un autre mot. Il va prendre une importance considérable : La
lettre perdue (II, 1). trois remarques s’imposent.
D’abord, tout se passe comme si nerval remontait plus haut dans le
mythe d’Orphée. Il est bien connu que l’histoire d’Orphée et d’Eurydice
n’est qu’un épisode tardif, qui porte la marque du génie de Virgile même
si, comme l’a montré Jacques Heurgon, le poète des Géorgiques n’en est
pas à proprement parler l’inventeur. En revanche, à une date très ancienne,
Orphée l’Égyptien est associé à l’invention des lettres de l’alphabet
(Hérodote, Platon se font l’écho de cette tradition). L’occultisme s’en est
emparé. Or nerval reprend cette tradition dans la seconde partie d’Aurélia.
Mais les livres de cabbale eux-mêmes le laissent insatisfait : « toutefois,
me disais-je, il est sûr que ces sciences sont mélangées d’erreurs humaines.
L’alphabet magique, l’hiéroglyphe mystérieux ne nous arrivent qu’incom-
plets et faussés soit par le temps, soit par ceux là mêmes qui ont intérêt à
notre ignorance ; retrouvons la lettre perdue ou le signe effacé, recomposons
la gamme dissonante, et nous prendrons force dans le monde des esprits »
(II, 1). Ainsi se manifeste ce qu’on pourrait appeler une seconde ambition
orphique dans Aurélia. Elle occupe la seconde partie de la nouvelle mais, à
dire vrai, elle donnait son sens déjà à l’irrésistible mouvement du voyage
vers l’Orient qui se manifestait dès la première partie.
102
Le mythe d’Orphée dans Aurélia
103
Mythocritique
Dans El Desdichado, cette étoile est morte. Dans Aurélia l’étoile, cher-
chée dans le ciel et retrouvée (I, 2), est liée à la mort, soit qu’elle y contribue,
soit qu’elle y prépare. Dans la seconde partie, la nuit va s’épaississant et
l’extinction de toutes les étoiles va permettre au soleil noir de rayonner.
Arrivé sur la place de la Concorde, ma pensée était de me détruire. À
plusieurs reprises, je me dirigeai vers la seine, mais quelque chose m’empê-
chait d’accomplir mon dessein. Les étoiles brillaient dans le firmament.
tout à coup il me sembla qu’elles venaient de s’éteindre à la fois comme les
bougies que j’avais vues à l’église. Je crus que les temps étaient accomplis,
et que nous touchions à la fin du monde annoncée dans l’Apocalypse de
saint Jean. Je croyais voir un soleil noir dans le ciel désert et un globe rouge
de sang au-dessus des tuileries. Je me dis : « La nuit éternelle commence,
et elle va être terrible. Que va-t-il arriver quand les hommes s’apercevront
qu’il n’y a plus de soleil ? » (II, 4).
104
Le mythe d’Orphée dans Aurélia
Chacun sait que, dans les rêves, on ne voit jamais le soleil, bien qu’on ait
souvent la perception d’une clarté beaucoup plus vive. Les objets et les
corps sont lumineux par eux-mêmes. Je me vis dans un petit parc où se
prolongeaient des treilles en berceaux chargés de lourdes grappes de raisins
blancs et noirs […].
105
Mythocritique
la sainte soit sur le mode de la fée. C’est cela, la modulation dont parle
le vers 13. De même les interrogations du vers 9 (« suis-je Amour ou
Phébus ?… Lusignan ou Biron ? » étaient des modulations). Le je, à la fois
modulable (v. 9) et modulant (v. 13), est le ténébreux, mais le ténébreux
visible, le ténébreux tout rayonnant des sons de la lyre.
Le texte virgilien, avec les deux portes, permettait cette modulation.
Et dans le chant IV des Géorgiques, Orphée est encore lumineux par son
chant quand il entre dans la ténèbre. Le passage par les ténèbres des Enfers
virgiliens, dans Aurélia, correspond à la maison de santé où le rêveur, le
dément a été temporairement enfermé. Au cours de ce séjour ses visions
sont décuplées, et plus mythologiques que jamais. Dans cet « empire des
ombres », dit nerval, « les compagnons qui m’entouraient me semblaient
endormis et pareils aux spectres du tartare, jusqu’à l’heure où pour moi
se levait le soleil. Alors je saluais cet astre par une prière et ma vie réelle
commençait ».
Mais que peut être le lever de soleil sur le tartare, sinon celui d’un
contre-soleil ? La lune, ce « soleil de Minuit » dont parle Claudel, brille
dans les lignes précédentes ; ailleurs le feu souterrain se trouve longuement
évoqué. Allégoriquement, le soleil est le « mystère du monde ». Qu’il
chante sur la lyre ou qu’il descende aux Enfers, Orphée a le pouvoir
d’accéder à ce mystère essentiel, de réaliser ce miracle des soleils.
On peut alors retrouver le symbolisme alchimique, développé par
schelling dans l’Introduction à la philosophie de la mythologie (deuxième
leçon). Hélène est séléné, la Lune, symbole alchimique de l’argent. Ilios,
ou Hélios est le soleil, signe alchimique de l’or. toujours selon schelling,
Orphée est cet homme particulièrement doué, s’élevant au-dessus du
commun, et sachant reconnaître « des forces, des phénomènes, voire des
lois naturelles et qui ont pu avoir l’idée de projeter une théorie explicite
de l’origine et des rapports des choses ». On songe, dans la seconde partie
d’Aurélia, à la découverte du feu comme origine, mais peut-être davantage
à la force du verbe. Orphée, dit encore schelling, c’est celui qui recherche
le prédicat caractéristique de chaque objet afin de s’assurer aussi de son
concept.
El Desdichado commence par une mise en définitions (« Je suis le
ténébreux, le veuf, l’inconsolé ») jusqu’au moment où ces définitions
sont mises en question. On trouve la même tendance dans le chapitre
« tartaréen » d’Aurélia (II, 6) : « Je me jugeais un héros vivant sous le
regard des dieux ; tout dans la nature prenait des aspects nouveaux, et
106
Le mythe d’Orphée dans Aurélia
des voix secrètes sortaient de la plante, de l’arbre, des animaux, des plus
humbles insectes, pour m’avertir et m’encourager. » C’est de là que part
Jean richer, qui souligne le fait que le personnage se présente comme un
héros, et rassemble les « prétentions héroïques » de Gérard vers 1853 4. Le
cortège d’Orphée n’est pas fait des pierres, des animaux et des forêts. Il
est fait de l’essence des pierres, de l’essence des animaux, de l’essence des
forêts, du mystère et de la musique qui émanent des êtres et des choses.
Pour cela, il fallait le double deuil, il fallait qu’Eurydice-Aurélia fût deux
fois perdue.
La manifestation pourra donc être éclatante dans les Mémorables :
« Une étoile a brillé tout à coup et m’a révélé le secret du monde des
mondes. Hosannah ! paix à la terre et gloire aux cieux. »
La clef, si clef il y a, est donc bien celle que proposait Jean richer :
s’il n’a pas triomphé de la mort et ramené son Eurydice parmi les vivants,
nerval du moins, il veut s’en persuader à partir de la fin de l’année 1853, a
définitivement retrouvé son équilibre et, du même coup, reconstitué l’har-
monie de l’univers, libéré l’âme du monde enfermée dans la « pierre rose » 5.
Le soleil noir est écarté au profit du vrai soleil, « ce vieux soleil de mes
plus beaux jours » dont parle nerval dans sa lettre à Georges Bell datée
de strasbourg, 31 mai - 1er juin 1854. Il est difficile d’aller, comme le fait
Brian Juden, jusqu’à un optimisme analogue à celui de la fin du livret que
Molines a écrit pour Gluck, même si nerval s’y réfère. Avec l’épisode de
saturnin, Aurélia s’achève dans un monde analogue à la mort. Double du
Christ (« J’ai soif »), il est aussi le double d’Orphée (il répète ce qu’on
lui chante), comme il est celui du rêveur lui-même, qu’on lui donne ou
non le nom de Gérard. Il y aurait alors deux Orphées, ou deux manières
de vivre l’aventure d’Orphée : chez les morts, chez les vivants. Le mythe
rayonne jusque dans cette ultime modulation, mais son rayonnement
demeure ambigu. Le redoublement dans l’épigraphe de la seconde partie
d’Aurélia, « Eurydice ! Eurydice ! » pourrait être l’emblème de cette ambi-
guïté, des deux manières — la vie, le rêve, ou bien le mythe, le rêve — de
vivre l’aventure d’Orphée.
107
« Les cris de la fée »
Le génie du lieu
La fée est inséparable du génie du lieu. On peut même dire qu’elle le
constitue. La Dame du lac de Brecknock ou Morgane, la Dame de l’île
perdue, l’île d’Avallon, en sont des exemples illustres. nerval y est sen-
sible, comme le prouve le chapitre IV de la première partie d’Aurélia :
le rêveur se croit transporté sur les bords du rhin, dans la maison d’un
oncle maternel, qui fut un peintre flamand et dont « les tableaux ébau-
chés étaient suspendus çà et là ; l’un d’eux représentait la fée célèbre de
ce rivage » (p. 674) 1.
1. sauf indication contraire, les références sont faites à l’édition par Henri Lemaître des Œuvres
de nerval, Garnier, 1966.
109
Mythocritique
La fée est donc l’éponyme d’un lieu. Ainsi peut s’expliquer la note de
nerval sur le manuscrit Éluard d’El Desdichado : « Mélusine ou Manto. »
Les deux suggestions, apparemment si différentes, se rejoignent au moins
en cela. Dans l’Énéide (X, 198-200), Virgile explique que sa ville natale
porte le nom de la fatidica Mantus. C’est le fils de Manto et du fleuve
tuscus qui le lui a donné. Il est difficile de traduire fatidica par fée puisque
les fées passent pour être nées au Moyen Âge. Mais on reconnaît aisément
dans fatidica la racine de fatum et de fata, d’où vient notre mot fée. Dès
1843 Alfred Maury proposait de voir dans les fées les descendantes des
nymphes, appelées parfois fatuae 2. La fonction première de la fée est de
dire, et en particulier de dire le nom du lieu.
Différentes étymologies ont été proposées pour le nom de Mélusine.
Des sept manuscrits mélusiniens que possède la Bibliothèque nationale
l’un s’intitule Le Livre de Luzignen (il a été publié par Francisque Michel
à niort en 1854), un autre Le Livre de la vie de Mellusigne. Mélusine est la
« mère Lusigne » ou, mieux, la « mère des Lusignan ». C’est elle qui a fait
construire la ville et le château de Lusignan. Jean d’Arras le précise dans
le livre fondateur, Le Roman de Mélusine, qu’il composa de 1387 à 1393.
L’auteur était le libraire et le relieur du duc Jean de Berry, compagnon
de du Guesclin pendant la guerre de Cent ans, qui avait reconquis sur les
Anglais un certain nombre de forteresses et de châteaux du Poitou. Il avait
ainsi acquis le château de Lusignan et il avait demandé à Jean d’Arras de
« mettre en roman » l’histoire de la fondation de la forteresse de Lusignan
et du lignage dont elle a été le berceau. Mélusine est deux fois fée : elle dit
le nom du lieu, elle enfante des êtres qui porteront le nom de Lusignan.
À lui seul, ce nom pourrait être un cri.
sans remonter nécessairement au roman de Jean d’Arras ou au poème
de Couldrette, que rima au début du xve siècle le chapelain des seigneurs
de Parthenay, nerval pouvait se rappeler le passage de La Vie de Rancé
(1844) où Chateaubriand évoquait Mélusine sans la nommer :
Aujourd’hui, on ne voit plus glisser dans les ombres ces chasses blanches dont
Charles-Quint et Catherine de Médicis croyaient entendre les cors parmi
les ruines du château de Lusignan, tandis qu’une fée envolée faisait son cri 3.
2. Alfred Maury, Les fées au Moyen Âge, Ladrange, 1843 ; Laurence Harf-Lancner, Les fées au
Moyen Âge. Morgane et Mélusine, la naissance des fées, Champion, 1984, p. 17.
3. Chateaubriand, Atala, René, Vie de Rancé, éd. Henri Guillemin, Milieu du monde, no 13,
p. 319.
110
« Les cris de la fée »
4. Dans les deux textes la phrase est la même : « Je pris par les petites rues derrière Chiaia et
je me mis à gravir le Pausilippe au-dessus de la grotte. »
111
Mythocritique
112
« Les cris de la fée »
113
Mythocritique
10. Cet arrière-plan de métamorphose se trouve évidemment dans le premier quatrain de Delica
dans Les Chimères, et plus encore dans l’autre version, A J-y Colonna, où l’olivier plaintif peut
faire songer à la métamorphose d’un pâtre en olivier dans les Métamorphoses d’Ovide (XIV, 512-
526) et où l’image inale, culminante, est celle du « laurier vert » (transférée dans « Myrtho »).
11. Piedra de sol, p. 239/262.
12. Arcane 17, p. 66.
13. Agriopè est le premier nom connu de l’épouse d’Orphée, dans le Léontion d’Hermésianax
de Colophon (iiie siècle av. J.-C. ; le fragment a été transmis par Athénée). Jacques Heurgon
est partisan de la leçon Argiopè, « à la voix claire », nom très répandu dans l’onomastique
grecque et particulièrement béotienne (voir son article fondamental « Orphée et Eurydice avant
Virgile » dans Mélanges d’archéologie et d’histoire, École française de rome, De Boccard, 1932,
t. XLIX, p. 14). Le nom d’Eurydice appliqué à l’épouse d’Orphée apparaît pour la première
fois dans le pseudo-Moschos, Chant funèbre en l’honneur de son maître Bion. Pour J. Heurgon
114
« Les cris de la fée »
c’est « une appellation très générale et dont le sens exact s’est vite efacé ». On y reconnaît
pourtant l’adjectif eurus — vaste, dont je tire l’invitation à l’espace.
14. Ovide, Métamorphoses, X, 8-10. […] nam nupta per herbas / Dum noua Naiadum turba
comitata uagatur, / Occidit in talum serpentis dente recepto.
15. Cette tradition s’est vite imposée, et jusqu’au début de l’Orphée aux Enfers d’Ofenbach.
Elle a le mérite de rappeler l’analogie troublante qui existe entre le sort de Perséphone (la ille
de Déméter, la déesse du blé) et celui d’Eurydice (cette analogie était déjà soulignée dans
les Argonautiques d’Apollonios de rhodes). Cette évolution « agricole » se retrouve dans
l’évolution du mythe de Mélusine, comme l’a montré Emmanuel Le roy Ladurie dans son
article « Mélusine ruralisée » (Annales, mai-août 1971, p. 604-622), repris dans Le Territoire
de l’historien, Gallimard, 1973, p. 281-298.
16. Jean d’Arras, Mélusine, mis en français moderne par Michèle Perret, préface de Jacques
Le Gof, stock, 1979, p. 230.
17. « Et lors ist un moult doulereux plaint et un moult grief souspir, puis sault en l’air, et
laisse la fenestre, et trespasse le vergier. »
115
Mythocritique
ferveur en pleurant à chaudes larmes. — Mais quelle était donc cette voix
qui venait de résonner si douloureusement dans la nuit ? Elle n’appartenait
pas au rêve ; c’était la voix d’une personne vivante, et pourtant c’était pour
moi la voix et l’accent d’Aurélia…
J’ouvris ma fenêtre ; tout était tranquille, et le cri ne se répéta plus. — Je
m’informai au-dehors, personne n’avait rien entendu. — Et cependant,
je suis encore certain que le cri était réel et que l’air des vivants en avait
retenti… (p. 786-787).
116
« Les cris de la fée »
117
Mythocritique
118
« Les cris de la fée »
119
Mythocritique
120
« Les cris de la fée »
est aussi la « maison de la mort » 31. André Breton ne nie pas cette mort
qui est en la femme, mais il veut la dépasser :
[… ] la mort corporelle même, la destruction physique de l’œuvre n’est, en
l’occurrence, pas une fin. Le rayonnement subsiste, que dis-je, c’est toute la
statue, plus belle encore si possible, qui, en s’éveillant à l’impérissable sans
rien perdre de son apparence charnelle, fait sa substance d’un croisement
sublime de rayons 32.
La nouvelle Sibylle
En venant annoncer la mort de ses enfants, Mélusine est prophétesse.
C’est l’une des fonctions essentielles de la fée. Elle était déjà indiquée
par le mot utilisé par Virgile pour désigner Manto : fatidica. Diseuse du
lieu, elle était aussi la diseuse du fatum, dans une sorte de redoublement
du dire. Les Parques étaient des fées avant la lettre puisque, comme elles,
elles décidaient du destin des hommes à leur naissance. Isidore de séville
dans ses Etymologiae identifiait nettement les Parques et les Fata 33, et il
en est demeuré quelque chose dans ces « fées marraines » que le Moyen
Âge a multipliées avant que ne les retrouve un contemporain de nerval,
Baudelaire, pour l’un des poèmes en prose du Spleen de Paris, « Le Don
des fées ». Le substantif fée (fata), le verbe faer, l’adjectif faé gardant tous
un lien avec le concept de destin 34.
Cette acception nouvelle pourrait sembler de peu d’importance quand
on commente El Desdichado. Mais elle constitue un nouveau point de
convergence entre Manto, qui est fille de tirésias, et Mélusine, qui a aussi
le pouvoir de prédire l’avenir. Brian Juden a retenu cette justification
121
Mythocritique
C’est lui qui pousse des « cris d’effroi » quand il voit dans son rêve la
Mélancolie de Dürer, qu’on pourrait définir comme une fée de la mort.
Le cri de la femme succède, je l’ai dit plus haut, à l’annonce de la mort
d’Aurélia dans le texte.
Le narrateur reste hanté par l’idée de sa propre mort. La seconde partie
d’Aurélia s’ouvre sur la disparition d’Eurydice, mais continue immédia-
tement par cette notation : « C’est moi maintenant qui dois mourir sans
espoir ! » (p. 788). Sainte quand elle fait un dernier effort pour le sauver
(p. 795), elle est fée quand elle vient l’avertir, comme le spectre vient
avertir Don Juan, qu’il reste peu de temps 37. Une femme chante près de
lui : il croit reconnaître dans sa voix la voix d’Aurélia, sur son visage les
traits d’Aurélia (p. 799-800). Mais cette voix vient sans doute encore lui
parler de sa mort future. Cette sollicitude continuelle est exprimée aussi
dans Artémis et elle est une justification du perpétuel retour de la même :
35. Voir Brian Juden, Traditions orphiques et tendances mystiques dans le romantisme rançais,
Klincksieck, 1971, p. 699 et la n. 209.
36. traduction citée, p. 281-282.
37. nouvelle image qui s’introduit dans le chapitre 3.
122
« Les cris de la fée »
Breton, dans Arcane 17, écarte les images de mort. Mélusine — Élisa,
sa nouvelle compagne — lui a plutôt permis de sortir de la « nuit du
tombeau », de « la […] grande ombre [qui] était en [lui] » 40. Ce qu’il
appelle « le second cri » de Mélusine est celui qui accompagne son retour,
sans que ce retour soit annonciateur d’une mort prochaine pour celui qui
en est le bénéficiaire. C’est pourquoi des images heureuses viennent en
suggérer la teneur : une « descente d’escarpolette dans un jardin où il n’y
a pas d’escarpolette », « l’ébat des jeunes caribous dans la clairière », « le
rêve de l’enfantement sans la douleur » 41. Je serais même tenté d’ajouter :
le rêve de l’enfantement sans la perspective de la mort de l’être futur.
Aurélia est une Eurydice deux fois perdue (p. 788), et même plusieurs
fois perdue. tout son passé finit par apparaître au narrateur comme la
longue descente aux enfers d’un nouvel Orphée (p. 824). Pour Breton
Mélusine est aussi « la femme perdue, celle qui chante dans l’imagina-
tion de l’homme, mais au bout de quelles épreuves pour elle, ce doit être
aussi la femme retrouvée 42 ». L’Étoile morte d’El Desdichado, l’étoile
perdue d’Aurélia est une « étoile retrouvée », « celle du grand matin »,
en fait « deux étoiles conjointes aux rayons alternés » : « Elle est faite de
l’unité même de ces deux mystères : l’amour appelé à renaître de la perte
de l’objet de l’amour et ne s’élevant qu’alors à sa pleine conscience, à
38. sur ces deux aspects de la fée voir le livre cité de Laurence Harf-Lancner, 1re partie, chap. 2.
39. Piedra de sol, 253/178.
40. Arcane 17, p. 74.
41. Ibid., p. 66.
42. Ibid., p. 60.
123
Mythocritique
124
Le tombeau de sisyphe
Pour Jean-Pierre Richard
125
Mythocritique
(Gallimard, 1942, p. 164), utilise une tradition inverse qui remonte, semble-t-il, à un commen-
tateur de Pindare, Démétrius, à noël-le-Comte et au Dictionnaire de la fable de François noël
(Le normant, 1801, t. II, p. 569 : « sisyphe étant près de mourir ordonna à sa femme de jeter son
corps au milieu de la place, sans sépulture ; ce que la femme exécuta ponctuellement. sisyphe,
l’ayant appris dans les enfers, trouva fort mauvais que sa femme eût obéi si idèlement à un ordre
qu’il ne lui avait donné que pour éprouver son amour pour lui. »)
2. « sisyphe aux enfers et quelques autres damnés », article d’abord publié dans la Revue
archéologique, 1903, I, p. 154-200, puis repris dans Cultes, mythes et religions, t. II, Ernest Leroux,
1928, p. 159-205.
3. Salon de 1859, dans Œuvres complètes, éd. Claude Pichois, t. II, Gallimard, coll. « Bibliothèque
de la Pléiade », 1976, p. 681.
4. Sisina pièce LIX dans l’édition de 1861 des Fleurs du Mal, dans Œuvres complètes, t. I, 1975, p. 60.
126
Le tombeau de sisyphe
qui veut être, au sens fort du mot, une pensée (« Andromaque, je pense
à vous ! 5 »). Le Guignon 6 commence aussi par un envoi, à peine retardé :
Pour soulever un poids lourd,
sisyphe, il faudrait ton courage !
Je n’entends pas ici envoi dans son sens technique, comme Baudelaire
quand il utilise ce titre pour le chapitre final du Salon de 1859. Même si
elle vient au terme d’une rumination intime et silencieuse, l’apostrophe
au prince sisyphe ne relance pas je ne sais quelle ballade absente. C’est
plutôt un coup d’envoi, dans un jeu qui n’est autre que le jeu de la
mythologie. Le poète lance un nom. Venu du savoir scolaire, ce nom
conserve quelque chose de magique ; il y entre un peu de la magie de
l’enfance. Le poète en attend un écho. L’écho du nom mythologique
en lui est ce qu’il appelle « allégorie ». Ce nom de l’autre ouvre la
possibilité de parler de moi.
triste possibilité, à dire vrai, triste parole. Même si la comparaison
reste implicite, elle tourne au désavantage du poète. L’exclamation est un
soupir d’infériorité. sisyphe se trouve pourvu de qualités athlétiques (j’ai
lu dans une revue humoristique bulgare la plaisante histoire de sisyphe
devenu le moderne champion du « rouler de la pierre », ce nouveau
sport 7). Il acquiert une vertu héroïque, le courage, dont je ne trouve pas
l’équivalent dans sa geste ; sur terre, sa qualité principale fut l’astuce (c’est
le vafer Sisyphus d’Horace) ; dans l’Hadès, il obéit à la contrainte. Le héros
tente de dépasser les limites de sa condition, ou du moins d’aller au bout
de l’humain. Le sisyphe d’Homère reste au contraire enfermé dans une
tâche absurde qu’il n’a pas voulue et qu’il n’affronte même pas avec le clair
regard de Prométhée le Patient. sans doute est-on obligé de reconnaître en
lui une force dont Achille, interrogé par Ulysse, se plaint d’être dépouillé,
comme tous les morts, ce « peuple éteint », ces « humains épuisés » 8. Mais
cette force n’appartient pas à sisyphe. Les dieux la lui prêtent, ils la font
passer dans son apparence de corps comme ils font passer dans les yeux
de tantale, où ils rallument un désir, le nectar et l’ambroisie. Conférée à
127
Mythocritique
9. Ibid., v. 596-597.
10. Lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871.
128
Le tombeau de sisyphe
dans la rose des possibles. Car quel est-il, ce « poids si lourd » ? Quel est,
pour le poète des Fleurs du Mal, l’analogue du rocher de sisyphe ? L’œuvre,
ou l’« ouvrage », que le temps trop court dévolu à l’artiste ne lui permet
pas de porter à son point de perfection. Ce sens trop attendu était celui
que prenait l’aphorisme d’Hippocrate dans le poème de Longfellow, A
Psalm of Life 11. Je m’obstine à voir dans ce poème un relais plus qu’une
source. Baudelaire redécouvre en sisyphe l’architecte oublié, l’« artiste
inconnu 12 ».
J’imagine l’ennemi de thésée, le roi brigand de grands chemins, comme
éclatant de vigueur et de vie. On dit qu’il voulut enchaîner la mort. C’est la
preuve, il est vrai, que cette pensée le tourmentait. Et puis ce constructeur
de palais, ce fondateur de villes était un artiste qui put trouver, lui aussi,
le temps trop court pour l’achèvement de son œuvre. Il laissa à d’autres
le soin de lui construire un tombeau.
La première image qui s’impose reste pourtant celle du réprouvé. Elle
est commune à tous les poètes 13. Certains la fixent : je pense à Ovide, qui
immobilise et la pierre et le geste de sisyphe, l’un et l’autre retenus sous
le charme du chant d’Orphée 14. Certains au contraire la transposent :
Lucrèce, niant l’existence du tartare, voit en sisyphe l’homme politique,
que nous avons sous les yeux, et qui s’acharne à briguer auprès du peuple
les faisceaux et les haches redoutables, avant de devoir se retirer vaincu
et plein d’affliction 15.
« sisyphe existe dans la vie » : Baudelaire pourrait reprendre à son
compte la formule de De Natura rerum. L’allégorie ne vaut plus alors
seulement pour l’artiste. Edgar Poe l’utilisait pour le criminel 16. Mais
pour Baudelaire il n’est peut-être pas de pire crime, pas de pire châtiment
11. Le poème fait partie des Voices of the Night (1839). Baudelaire avait inscrit quatre vers de ce
poème, dont le premier est Art is long, and time is leeting, au-dessus d’un portrait d’Auguste
Blanqui. Il l’avait placé aussi en épigraphe à sa traduction du Cœur révélateur d’Edgar Poe.
sur cet emprunt voir l’édition citée p. 859-860 et l’article de Paul Bénichou, « À propos du
Guignon. note sur le travail poétique chez Baudelaire », dans le no III des Études baudelairiennes,
neuchâtel, À la Baconnière, p. 232-240.
12. L’Artiste inconnu fut le premier titre du poème, celui du manuscrit envoyé à héophile Gautier
pour La Revue de Paris entre septembre 1851 et le début de janvier 1852 (voir l’éd. cit., p. 859).
13. François noël, Dictionnaire de la fable, loc. cit. : « Les poètes unanimement le mettent
dans les enfers, et le condamnent à un supplice particulier, qui est de rouler incessamment une
grosse roche au haut d’une montagne, d’où elle retombait aussitôt par son propre poids. »
14. Métamorphoses, X, 44 […] inque tuo sedisti, Sisyphe, saxo.
15. Lucrèce, De Natura Deorum, III, v. 995 et suiv.
16. L’Homme des foules : « Quelquefois, hélas ! la conscience humaine supporte un fardeau
d’une si lourde horreur, qu’elle ne peut s’en décharger dans le tombeau. Ainsi l’essence du crime
reste inexpliquée » (trad. Baudelaire, Nouvelles histoires extraordinaires, Garnier, 1961, p. 61).
129
Mythocritique
que d’exister. Le « poids si lourd » est aussi celui du « ciel bas et lourd »
qui « pèse comme un couvercle » 17. L’emmuré de Spleen connaît dès
cette terre le « jour noir » de l’Enfer, le « cachot humide » du sépulcre,
la menace des araignées tisseuses d’un autre linceul 18. Les Anciens ont
pu placer la destinée du mort dans le prolongement de sa vie terrestre et
imaginer le châtiment du réprouvé comme la répétition de ce qui fut son
acte essentiel. Friedrich Dürrenmatt, à propos de sisyphe, rêvait encore
récemment sur cette équivalence 19. Baudelaire considérerait plutôt la vie
comme une anticipation de la mort, comme une damnation dès ici-bas.
Le rocher de sisyphe devient alors ce couvercle du tombeau de l’existence
que le prétendu vivant cherche désespérément à soulever. Le ciel même
étouffe comme un « mur de caveau 20 ». L’image revient chez rimbaud,
dans Une saison en enfer, autre anticipation terrifiante de la mort 21. Elle
s’exaspère dans Fin de partie, de samuel Beckett, où nell et nagg émergent
à grand peine de leur poubelle. Le moderne sisyphe est un enterré vif.
Le temps est d’autant plus court qu’il est rongé par la pensée de la mort,
de cette mort qui est déjà là. Le vers de Longfellow transposé à la fin du
premier quatrain du Guignon conduit à une paraphrase placée pourtant,
dans le second, à l’ombre du cimetière de campagne de thomas Gray :
Vers un cimetière isolé,
Mon cœur, comme un tambour voilé,
Va battant des marches funèbres 22.
On serait tenté de dire, là encore : travail d’artisan plus que d’artiste, chute
dans cette forme inférieure de la littérature, le centon. Mais la comparaison
fait apparaître le soin avec lequel toute trace d’héroïsme a été effacée 23.
130
Le tombeau de sisyphe
L’expression poétique se resserre sur une vision qui reparaît dans Spleen
(LXXVIII) : le cortège multiplié en « longs corbillards » ou en « marches
funèbres ». La célèbre Marche funèbre jouée aux obsèques de Chopin en
1849 commence dans un pianissimo sourd et, avant de devenir, hélas, la
proie des fanfares et des pompes, elle fut un moment dans une grande
rêverie de l’artiste sur la mort, sur sa mort, la sonate pour piano op. 35.
Dans Le Guignon le convoi accompagne le poète lui-même à sa dernière
demeure. Bien plus, ou bien pire, il se confond avec les battements de son
propre cœur. L’organe qui en nous bat le temps devient l’instrument qui
bat la mort.
À l’ombre des cyprès et dans les urnes
Consolées de pleurs, peut-il être moins dur
Le sommeil de la mort ? 24
Le tiret ajouté par Baudelaire au début du premier tercet rend plus aigu
le problème de l’unité du poème. Marque-t-il une rupture ou au contraire
une continuité plus grande ? La première personne rentre dans le silence.
L’ordre syntaxique est renversé. On entre dans un air plus raréfié, et l’on
comprend que Jean-Pierre richard, délaissant les huit premiers vers, ait
24. All’ombra de’cipressi e dentro l’urne / Conforta te di pianto è for se il sonno / Della morte
men duro ? Dei Sepolcri a été publié à Brescia en 1807. Je cite l’édition bilingue de Michel Orcel,
Dei Sepolcri ed aitre poesie / Les Tombeaux et autres poèmes, rome, coll. « Villa Médicis »,
1982, p. 68-69.
25. Le Mort joyeux, poème LXXII de l’édition de 1861, p. 70.
131
Mythocritique
choisi les six derniers, les « vers magiques » du Guignon pour nous faire
pénétrer directement dans la profondeur de Baudelaire 26.
Cette profondeur est encore celle de la tombe. Des Inferi où l’on ima-
gine sisyphe souffrant, des sépultures célèbres ou modestes, on passe sans
solution de continuité à une situation d’ensevelissement, à des « solitudes
profondes » comme l’abîme. Cet abîme est même ignoré, insondable. Il
ne sera troublé ni par les fossoyeurs de Hamlet ni par l’indiscrétion des
savants :
Maint joyau dort enseveli
Dans les ténèbres et l’oubli,
Bien loin des pioches et des sondes ;
26. « Profondeur de Baudelaire », dans Poésie et profondeur, Éd. du seuil, 1955, p. 93.
27. Après le déluge, dans les Illuminations.
28. L’ Éternité dans les Fêtes de la patience.
132
Le tombeau de sisyphe
sisyphe reste muet dans la tradition antique. La sueur qui ruisselle sur
son front lui tient lieu de parole. La seule nuance un peu plaintive du
poème de Baudelaire est le mot regret, et surtout dans la version définitive,
où il est déplacé de la comparaison vers une position adverbiale qui le met
en relief 31. Jean-Pierre richard, commentant cette modification et cette
liberté prise avec le modèle anglais — les vers de thomas Gray —, découvre
dans Le Guignon un supplément d’être, et même un aveu d’être. « Dans
la version définitive, écrit-il, le regret ne se contente plus d’apporter un
simple écho sentimental à la douceur proprement physique du parfum :
il appartient désormais au mouvement de ce parfum, il constitue la loi de
29. À la recherche du temps perdu, éd. Pierre Clarac et André Ferré, Gallimard, coll. « Bibliothèque
de la Pléiade », 1963, t. I, p. 531.
30. Poésie et profondeur, p. 93.
31. Leçon du manuscrit : Mainte leur épanche en secret / son parfum doux comme un
regret (éd. cit., p. 861).
133
Mythocritique
La répétition incantatoire, plus lourde chez le poète anglais, est le seul trait
stylistique commun : l’octosyllabe baudelairien s’évade de cette masse
de mots ; cette fois, il échappe au poids. La profondeur n’est plus celle
de l’Océan, mais de la terre, et c’est vers la terre encore que s’épanche le
parfum de la fleur au lieu de se dissiper, inutile, dans l’air. Comme il paraît
loin, maintenant, le prétendu modèle ! La véritable fidélité de Baudelaire
est le regressus ad inferos. non le tartare, ni même le vide du tombeau : une
rêverie du refuge souterrain, une rêverie de l’intimité qui donne tout son
prix à ce guignon devenu bénédiction, la situation de l’artiste inconnu.
Les quatre vers de thomas Gray, Baudelaire les a aussi placés en épi-
graphe à La Plainte d’un Icare dans Le Boulevard du 28 décembre 1862 34.
Même s’il est un peu mâtiné d’Ixion, cet Icare éperdu d’espace, ivre de
soleil, peut apparaître comme un anti-sisyphe. Il est la figure de l’élévation,
134
Le tombeau de sisyphe
35. Victor Hugo, dans la préface des Odes et Ballades, comparait rhéteurs et pédagogues à
de pauvres sisyphes essoulés.
36. Altazor o el viaje en paracaidas (poema), Madrid, Compania Iberoamericana de publicaciones
sA, 1929 ; et dans Manifestes, Altazor, Gérard de Cortanze, 1976, p. 32.
37. Poésie et profondeur, p. 117-118.
38. Les Plaintes d’un Icare, éd. cit., p. 143.
39. Philippe Desportes, sonnet liminaire des Amours d’Hippolyte (1573).
40. Poésie et profondeur, p. 95 ; et cf. Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, p. 168.
135
À propos d’Orphée et de l’idylle
Victor Hugo et la littérature allemande
137
Mythocritique
sa fille). Elle donne même son avis sur Hermann et Dorothée, qu’elle tire
du côté de l’épopée plus que du côté de l’idylle (II, 12). Mais la conjonc-
tion est d’autant plus intéressante qu’on la retrouve avec l’insertion
du Groupe des Idylles dans les « petites épopées » de La Légende des
siècles. C’est là peut-être que peut exister, en profondeur, en secret, une
influence véritable.
138
À propos d’Orphée et de l’idylle
94 vers), mais aussi parce qu’elles ont souvent quelque chose d’évanescent,
soit qu’elles s’achèvent sur une question (« Moschus », « shakespeare »),
soit qu’elles nous laissent sur une énigme (« Orphée »), sur un mystère
(« Dante », « André Chénier »), sur l’image d’un envol (« Le Baiser
envolé », dans « Longus » ; les oiseaux, mot final de « salomon », de
« racan », de « L’Idylle du vieillard »), ou sur l’instrument de musique
évanescent entre tous, la flûte :
Parce que le ciel gronde, est-il donc en marchant
Défendu de rêver, et d’écouter le chant
D’une flûte entre deux tonnerres ? (« Moschus » ).
toutes les Idylles de théocrite n’étaient pas aussi brèves que « syrinx »
ou que cette exquise pièce de Hugo. Elles ne restent pas confinées, comme
pourrait le laisser penser l’idylle que Victor Hugo dédie au poète alexandrin,
dans « la mousse », « la prairie », « la géorgique ». Les idylles rustiques,
répertoriées par le grammairien suidas comme boucolika épê, ne sont pas
les seules. Mais l’usage s’est établi de mettre l’idylle aux champs.
L’idylle « classique », c’est la « bergère » que décrit Boileau au début
du Livre II de L’Art poétique. Mais c’est une bergère « élégante » (l’épi-
thète devient pour Boileau une épithète de nature ou, si l’on préfère, de
genre, quand il parle de l’« élégante idylle »). Après Boileau, Fontenelle,
139
Mythocritique
1. Vorschule zur Aesthetik (1804), volume V des Werke, München, Hanser Verlag, 1963 ; trad.
franç. par Anne-Marie Lang et Jean-Luc nancy, Cours préparatoire d’esthétique, Lausanne, L’Âge
d’Homme, 1979, II, 12, § 73, p. 246. Il est à noter que le Hugo des idylles aurait pu connaître cet
ouvrage, puisqu’il avait été traduit par Alexandre Büchner et Léon Dumont et publié à Paris,
chez Auguste Durand, en 1862.
2. « L’épisode de Gessner dans la littérature européenne », dans Salomon Gessner 1730-1930,
Gedenkbuch zum 200. Geburtstag, Zürich, Verlag Lesezirkel Hottingen, 1930, p. 86.
3. Emil Ermatinger, « salomon Gessner, der Mensch und der Dichter », ibid., p. 27.
140
À propos d’Orphée et de l’idylle
œuvres, elles veulent illustrer ce que schiller appelait « une nature purifiée
et portée à sa plus haute dignité morale ».
Cet idéalisme de l’idylle explique que le terme ait pu être employé pour
des œuvres qui ressortissent à un autre genre littéraire. Gessner, Maler
Müller avaient déjà substitué la prose au vers, auquel reviennent Voss
et Goethe. George sand sort à la fois de la forme fugitive et de la forme
versifiée quand elle compose la série de ses grands romans champêtres qui
s’ouvre en 1837 avec Mauprat et se clôt en 1853 avec Les Maîtres sonneurs.
Elle termine la dédicace de ce dernier livre à Eugène Lambert sur ces mots :
Je t’envoie ce roman comme un son lointain de nos cornemuses, pour te
rappeler que les feuilles poussent, que les rossignols sont arrivés, et que la
grande fête printanière de la nature va commencer aux champs.
Mais on aurait tort de réduire ces œuvres aux scènes d’idylle qu’elles
peuvent contenir (la prière du soir dans La Mare au diable, l’attendris-
sement de Germain devant ce petit tableau : Marie faisant dire sa prière à
Pierre) 4. Le personnage de Joseph, dans Les Maîtres sonneurs, est étranger
au monde de l’idylle : peut-être a-t-il vendu son âme au diable, et en tout cas
l’« Endroit sauvage » où l’on retrouve son corps gelé 5 est un lieu maudit
comme celui auquel schumann a consacré l’une de ses Scènes de la forêt
ou comme la Gorge-aux-loups dans Le Freischütz de Weber.
Il serait trop long d’évoquer ici les relations entre Victor Hugo et George
sand 6. À suivre leur correspondance, on sent bien que l’éloge parfois outré
ne va pas sans des réticences profondes. Certes, Hugo prend la défense
de ce « cœur lumineux », de cette « belle âme » en 1860, quand elle est
attaquée vivement, et il remercie thécel (Édouard Lemoine) pour l’article
qu’il a écrit dans L’Indépendance belge « sur les romans champêtres de
George sand » 7. Mais je trouve quelque chose d’un peu condescendant
dans la manière dont il parle de « nohant, le pays des livres beaux et
charmants », dans sa lettre à George sand du 15 juin 1856 : on sent qu’il
accorde autrement d’importance à Guernesey, la « petite île sombre », le
« pauvre rocher, perdu dans la mer et dans la nuit, baigné d’écumes qui
4. Comme le note Marie-Claire Bancquart dans sa Préface aux Maitres sonneurs (Gallimard,
coll. « Folio », 1979, p. 5), la trilogie La Mare au diable, François le Champi, La Petite Fadette
est « déigur(ée) » quand on la « réduit, grâce à de larges coupures, aux scènes d’idylle ou de
mœurs ».
5. Éd. cit., p. 495.
6. Voir sur ce point Gustave simon, « Victor Hugo et George sand », dans la Revue de
France, 1er décembre 1922.
7. Correspondance, t. II, édition de l’Imprimerie nationale, Albin Michel, 1950, p. 326-327.
141
Mythocritique
laissent à la lèvre la saveur amère des larmes, n’ayant d’autre mérite que
son escarpement et la patience avec laquelle il porte le poids de l’infini » 8.
Et on ne s’étonne pas du désaccord qui apparaît au moment de la publi-
cation des Misérables : aux réserves de George sand, en particulier devant
l’évangélique évêque Myriel, Hugo répond d’un ton froissé.
Votre lettre m’a attristé. Jugez si ma surprise a été pénible. Je m’étais figuré
que ce livre nous rapprocherait encore, et voici qu’il nous éloigne, qu’il
nous désunit presque. J’en voudrais à ce livre si je ne le savais pas si honnête.
L’un de nous deux évidemment se trompe. Est-ce vous ? est-ce moi ? Votre
franchise provoquant la mienne, laissez-moi vous dire que je crois que
c’est vous […] 9.
8. Ibid., p. 251.
9. Ibid., p. 387.
10. Dans sa lettre à Albert Lacroix du 13 mars 1862, Hugo annonce le titre « L’idylle rue
Plumet et l’épopée rue saint-Denis ».
11. Fernand Baldensperger, art. cit., p. 105-106.
142
À propos d’Orphée et de l’idylle
Jean Paul, « la vie de pâtre n’offre en soi pas grand-chose de plus que celle
de gardeuse d’oies, la bienheureuse terre de saturne n’est guère un parc
à moutons, et son char et sa couche célestes n’ont rien d’une roulotte
de berger 12. » Mais il est vrai que l’idylle est liée au bonheur, qu’elle le
communique et le retire tour à tour dans un mouvement de balancement,
tel celui d’une escarpolette. L’image est encore de Jean Paul :
[…] vous vous y bercez en rondes et brèves allées et venues — vous envolant
et retombant sans effort — échangeant sans heurt l’avant et l’arrière de
l’espace aérien. De même échangez-vous, dans le poème pastoral, votre
bonheur avec celui d’un homme heureux, un bonheur ignorant l’intérêt,
le désir et les heurts ; car le petit cercle des joies sensibles innocentes du
pâtre s’entoure et s’élargit de votre joie plus haute en ondes concentriques.
Oui, à la félicité qu’expose l’idylle et qui toujours vous reflète celle de votre
enfance passée ou toute autre limitée par les sens, vous prêtez aujourd’hui les
sortilèges simultanés de votre souvenir et d’une vision poétique plus élevée ;
et la fragile fleur de pommier et la pomme dure, d’habitude couronnée
d’un reste noirâtre de fleur fanée, se rejoignent et s’embellissent l’une
l’autre merveilleusement 13.
143
Mythocritique
À propos d’Orphée
En tête de ce groupe paraît Orphée. Mais l’Orphée du Groupe des Idylles
ne peut pas avoir perdu Eurydice, ou plutôt il ne peut pas s’avouer qu’il
l’a perdue :
J’aimerai cette femme appelée Eurydice
toujours, partout ! […]
144
À propos d’Orphée et de l’idylle
Dans Les Chants du crépuscule, Les Voix intérieures, Les Rayons et les
ombres, Orphée est surtout le musicien auquel peuvent être comparés
« Mademoiselle J… », la « jeune inspirée » 15 ou Palestrina qui vint,
« nouvel Orphée, après l’Orphée ancien 16 ». « Dépositaire du grand
secret », il le communique par la musique et le chant, qui sont plus pro-
pices que le mot 17. Hugo se considère lui aussi comme un nouvel Orphée
[…] et j’entends ce qu’Orphée entendit 18
145
Mythocritique
146
À propos d’Orphée et de l’idylle
147
Mythocritique
« tanaïs », l’ancien nom du fleuve Don, n’est pas choisi seulement pour
faire grec, mais pour rappeler que le chantre de la thrace est un homme du
septentrion et pour créer par l’allitération l’impression d’une formule solen-
nelle de serment. Le recours aux poèmes orphiques traduits par Leconte
de Lisle se révèle peu éclairant ; il permet tout au plus de rendre compte
de l’épithète du vers 7 « le monstre aux cheveux bleus ». Curieusement,
je trouve beaucoup plus de suggestions dans ce livre que Victor Hugo n’a
probablement pas lu mais qui, comme lui, est plein d’une mythologie
grecque telle qu’on pouvait la connaître en ce siècle. Il s’agit encore une
fois de l’Introduction à la philosophie de la mythologie de schelling. Zeus
domine ce qui est en bas, ce qu’il a contraint à la chute : Nyx, qui n’est pas
la nuit, mais le mouvement vers le bas, qui est la première production de
l’espace ; Rhéa (Géa), qui n’est devenue la terre qu’à partir du moment
où le ciel s’est élevé au-dessus d’elle et s’est dissocié d’elle 28. Le Ciel, c’est
Ouranos, « Uranus qui nous crée », « celui qui est au-dessus » 29, dont
Hadès (Pluton) est deux fois le contraire : parce qu’il est au-dessous, parce
qu’il est celui qui dévore les vivants.
Poséidon, Océanus, né des rapports entre la terre et ce qui est au-dessus,
n’est pas seulement la mer universelle, « mais, étymologiquement, le
rapide coureur, du mot ôkus, autrement dit l’eau, qui se répand partout
et pénètre dans toutes les profondeurs 30 ». tanaïs, « le noir fleuve aux
six urnes », fait partie de cette masse liquide, et il a hâte de rejoindre
Poséidon, « le monstre aux cheveux bleus ». Et comment n’existerait-il
28. Ibid., p. 45-46.
29. Ibid., p. 46.
30. Ibid., p. 46.
148
À propos d’Orphée et de l’idylle
31. Voir les Argonautiques d’Apollonios de rhodes, I, 23-25. On le dit parfois ils d’Apollon.
32. Introduction à la philosophie de la mythologie, I, 92-93 (4e leçon).
149
Mythocritique
Idylle et épopée
Figure du monde de l’idylle, Orphée est devenu, bien avant ce poème
de Victor Hugo, un héros épique. toute une partie de sa geste est liée à
l’expédition de Jason et des Argonautes : après la IVe Pythique de Pindare,
la littérature épique, en particulier les divers Argonautiques ont exploité
ce mythème auquel Hugo a fait allusion dans Les Mages, dans une assez
sèche réduction :
La poésie est un pilote ;
Orphée accompagne Jason.
150
À propos d’Orphée et de l’idylle
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Mythocritique
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À propos d’Orphée et de l’idylle
153
Mythocritique
en deuil de Myrta 38. Point de faune brisant, par dépit amoureux, sa flûte
et sa cruche 39. Le faune, qui est dans l’homme (« Longus »), mais aussi
dans le monde entier, c’est la force du sang et des sèves, c’est l’appel
irrésistible du désir :
sois belle, aime ! La vie est une fonction,
Et cette fonction par tout être est remplie
sans qu’aucun instinct mente et qu’aucune loi plie ;
Les accomplissements sont au-dessus de nous ;
Le lys est pur, le ciel est bleu, l’amour est pur
sans la permission de l’homme ; nul système
n’empêche Églé de dire à tityre : Je t’aime !
La sorbonne n’a rien à voir dans tout cela.
(« Diderot »)
154
À propos d’Orphée et de l’idylle
mais Orphée n’a pas ici à délivrer Prométhée. Ils s’unissent dans une
même joie. Le chantre de la thrace est devenu le chantre de cet amour
puissant, universellement répandu. En cela l’idylle est bien, comme le
voulait Jean Paul, « un petit genre épique », « une exposition épique de la
félicité, dans la limitation ». Mais la limitation de la forme brève n’exclut
pas l’illimité du désir.
La même année, en 1872, deux des contemporains capitaux du vieil
Hugo avaient essayé d’en finir avec l’idylle. rimbaud n’était plus le
charmant Orphée bohémien qui tirait les élastiques de ses souliers blessés
comme les cordes d’une lyre 41. Il déclarait la « fin de l’idylle » après l’avoir
bouleversée dans Michel et Christine. nietzsche, dans La Naissance de la
tragédie, jugeait trop apollinienne la figure d’Orphée et dénonçait l’« illu-
sion idyllique » de l’opéra 42. Il est vrai qu’il avait pu croire un instant que
Wagner serait le champion de la nouvelle idylle annoncée par schiller et
considérer L’Anneau de Nibelung comme une « idylle tragique » :
L’idylle tragique : l’essence des choses n’est pas bonne et doit périr, mais les
hommes ont tant de bonté et de grandeur que leurs crimes nous saisissent
au plus profond, parce qu’ils sentent qu’ils ne sont pas faits pour de pareils
crimes. siegfried, l’« homme » ; nous au contraire le non-homme sans
repos et sans but 43.
seul peut-être Hugo croyait-il encore à une idylle comique dont Aristophane,
rabelais, shakespeare lui ont donné l’idée et que, dans La Légende des
siècles, il place surtout sous le signe de Beaumarchais, mais aussi de Molière
et de l’anti-tartuffe :
regardons s’entr’ouvrir les mouchoirs sur les gorges ;
Errons, comme Daphnis et Chloé frémissants ;
41. « Ma Bohème », poème de l’automne 1870.
42. Voir le § 19 de La Naissance de la tragédie et les fragments dans les p. 360 et et suiv. ; Œuvres
philosophiques complètes de nietzsche, Gallimard, 1977.
43. Ibid., p. 406-407 (fragment de l’année 1871).
155
Mythocritique
44. Voir dans le héâtre en liberté, « sur la lisière d’un bois » : le satyre accompagne de ses
encouragements les ébats de Léo et de Léa et conclut : « Fin de l’idylle : un mioche. » Le texte
est daté du 16 juin 1873.
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En marge de Partage de midi
Claudel et « le héros Izdubar »
Claudel n’a guère souci des trois coups qui annoncent le lever du rideau.
Au début de Partage de midi 1 les « huit coups sur la cloche » indiquent
qu’il est midi. C’est le point de départ et le premier partage que ce coup de
midi, qui est à la fois un « coup de fusil », un coup de foudre et un coup de
soleil. Quand Mesa célèbre les noces du soleil et de la mer, le mot revient
Et face à face elle lui rend coup pour coup
157
Mythocritique
Le nom crée dans le texte un effet d’étrangeté, qui n’a rien à voir avec un
exotisme de pacotille. Il ouvre les mystères d’un temps lointain, d’une
antique religion, d’un espace autre. Avec ses trois syllabes et en fin de vers
il s’étale, non sans une certaine majesté, qui ne déplaît pas à Amalric. Mesa
se contente des dieux de deux syllabes, et les correspondances numériques
sont trop visibles pour n’être pas voulues.
Il m’a fallu du temps pour identifier « le héros Izdubar », désespé-
rément absent des dictionnaires et encyclopédies modernes. J’ai été mis
enfin sur la piste par l’index de l’Encyclopaedia Britannica, qui fait un
renvoi d’Izdubar à Gilgamesh, sans que l’article consacré à Gilgamesh
donne d’ailleurs la moindre explication. Il fallait donc avoir recours à des
ouvrages plus savants. Au moment où Claudel écrivait Partage de midi, en
1905, les livres d’Édouard Dhorme n’avaient pas encore été publiés. Le
Choix de textes religieux assuro-babyloniens, que l’écrivain possédait dans
sa bibliothèque, date de 1907 4. Le livre sur La Littérature babylonienne
et assyrienne est encore plus tardif (PUF, 1937) et, à cette date, Claudel
avait déjà poursuivi de ses sarcasmes, dans Mort de Judas, l’ancien Père
Paul Dhorme devenu professeur 5. En Chine, il avait plutôt à disposition
des ouvrages en anglais, « ouvrages d’histoire, voyages, mémoires, critique
et […] romans » dont « les bibliothèques des clubs [des] grands et petits
ports étaient admirablement fournies » 6. Pourquoi n’y aurait-il pas trouvé
le livre imposant de robert Francis Harper, Assyrian and Babylonian
Literature (new York, D. Appleton and Company, 1901), récent, donc
bien informé, et complet avec le corpus des textes traduits ?
4. Voir le Catalogue de la bibliothèque de Paul Claudel, Paris, Les Belles Lettres, 1970, p. 47.
5. Mort de Judas, composé en 1932, a été publié pour la première fois en 1933. Joël Pottier,
dans un article fort intéressant, a eu le grand mérite d’identiier l’ex-Père Paul Dhorme et « ce
savant ecclésiastique qui, sa ceinture à la main, seul débris qui lui reste d’une soutane abandonnée
aux orties, étudie de l’œil la place qu’il se propose d’occuper incessamment à ma droite » (voir
« Une énigme claudélienne résolue », dans La Licorne, Publication de la Faculté des Lettres
et des Langues de l’Université de Poitiers, 1983/7, p. 233-235).
6. « Un après-midi à Cambridge », dans Contacts et circonstances, Gallimard, 1947, p. 235.
158
En marge de Partage de midi
7. he Gilgamesh Narrative, usually called he Babylonian Nimrod Epic, op. cit., p. 324-325.
159
Mythocritique
8. Nouvelles Études de mythologie, traduites de l’anglais par Léon Job, Paris, Félix Alcan,
1898, p. 49.
9. Voir Mircea Eliade, Le Mythe de l’éternel retour, Gallimard, 1969, coll.« Idées/nrF »,
no 191, p. 70-71. Eliade rappelle que dans les cérémonies rituelles le combat de Marduk et de sa
mère tiamat était joué par deux groupes de igurants.
10. Voir Assyrian and Babylonian Literatures, « he Babylonian Account of the Creation »,
p. 282 : « Long since, when above the heaven had not been named, when the earth beneath (still)
bore no name, when the ocean (apsu), the primeval, the generator of them, and the originator
( ?) tiamat, who brought forth thern both their waters were mingled together ; when ileds
were (still) unformed, reeds (still) nowhere to be seen ». Le second récit (ibid., p. 299) insiste
sur le fait que les villes n’existaient pas encore.
11. Voir Édouard Dhorme, La Littérature babylonienne et assyrienne, p. 25.
12. second récit, p. 300 (les points de suspension indiquent des lacunes sur la tablette).
160
En marge de Partage de midi
existe entre l’histoire de noé et celle de Fou-hi 13. Dans Partage de midi
il peut être tenté de faire apparaître une analogie nouvelle avec le récit
babylonien du déluge, qui constitue la tablette XI du Poème de Gilgamesh 14.
Mais le héros du déluge n’est toujours pas Gilgamesh-Izdubar. C’est un
autre héros, Per-napishtim, qui fait à Gilgamesh le récit de la destruction
de la ville corrompue de shurippak et de sa fuite en bateau sur l’ordre
des dieux. Pendant six jours et six nuits la tempête fit rage sur les flots,
mais le septième jour
La mer fut calme de nouveau ; l’ouragan et la tourmente cessèrent.
Je risquai un regard sur la mer et je fis entendre bien fort ma voix,
Mais l’humanité tout entière était retournée à la glaise.
[…]
J’avais beau regarder dans toutes les directions partout c’était la mer 15.
161
Mythocritique
162
En marge de Partage de midi
163
Orphée-roi de Victor segalen,
ou le miracle de la lyre
On pleure sur les Orphée perdus, par exemple la tragédie d’Eschyle Les
Bassarides. On devrait pleurer aussi sur les Orphée non nés, telle l’œuvre
musicale commune qu’avaient conçue Victor segalen et Claude Debussy
en 1907. Il reste de ce projet un texte nu, un texte veuf dont segalen pen-
sait dès 1913 faire une publication d’attente « sans toutefois léser le futur
Orphée musical », et qu’il a fini par publier comme texte définitif en 1916.
Depuis longtemps la musique occupait une place importante dans le
monde intérieur de segalen, mais il n’a découvert Debussy que tardive-
ment, en 1905. La fascination exercée sur le poète par le musicien me paraît
comparable à celle qu’exerce Orphée sur le Vieillard-Citharède, le père
d’Eurydice, dans Orphée-roi. Et il n’est pas impossible que l’œuvre l’ait,
volontairement ou involontairement, représentée. Le don d’Eurydice
serait comme le « don du poème », enfant mallarméen d’une « nuit
d’Idumée ». La mort d’Orphée correspondrait au moment de la dispa-
rition de la musique possible que le texte avait fait entendre à Debussy
(« Quant à la musique qui devait accompagner le drame, je l’entends de
moins en moins », écrivait Debussy à segalen le 5 juin 1916). Le poète, ou
le poème, n’a plus qu’à mourir à son tour : Debussy, très malade depuis
plusieurs années, disparaît en 1918 ; segalen, atteint d’un mal mystérieux,
le suit dans la tombe en 1919 ; quant au drame, Orphée-roi, il est entré
dans le livre-tombeau.
Le miracle de la lyre ne s’est donc pas produit. Les raisons de cet
échec sont nombreuses. L’état de santé de Debussy ne constitue pas une
explication suffisante. Dès l’origine, il existait une distance entre lui et
ce voyageur qui soudain s’était présenté à lui, mû par le sentiment d’une
nécessité. Il avait écarté le premier projet de drame lyrique, L’Illuminé
165
Mythocritique
166
Orphée-roi de Victor Segalen, ou le miracle de la lyre
La voix est celle d’Orphée, mais elle est aussi la voix du plus lointain du
monde 9, la voix de l’invisible et de ce qui devrait rester étranger à toute
représentation. La lyre, douée d’une forme et des couleurs de ce qui n’est
encore qu’une irisation, est déjà du visible, déjà du représentable. Elle
permet le passage du nouménal au phénoménal, ou plutôt (parce que le
7. Lettre à segalen.
8. Éd. cit., p. 225.
9. On songe à une autre évocation du chaos, Barbare de rimbaud, dans les Illuminations, et
à « la voix féminine arrivée au fond des volcans et des grottes arctiques ».
167
Mythocritique
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Orphée-roi de Victor Segalen, ou le miracle de la lyre
segalen s’est sans doute souvenu d’un livre qui est une de ses sources et
un chaînon entre nietzsche et lui, Les Grands initiés (1889) d’Édouard
schuré. Au début du Livre V (« Orphée. — Les mystères de Dionysos »)
est décrite « sa lyre aux sept cordes » qui « embrasse l’univers : chacune
d’elles répond à un mode de l’âme humaine, contient la loi d’une science
et d’un art » 16. Qu’est à côté la misérable tétracorde ? Eurydice, qui en a
joué quelquefois chez son père, s’étonne de la différence :
[…] Oh ! voici ta Lyre. Comme elle est grande et courbée ! Elle a des
cordes bien tendues…
Elle a des cordes nombreuses : quatre, et huit et douze… Douze cordes,
est-ce donc permis 17 ?
16. Les Grands initiés. Esquisse de l’histoire secrète des religions, rééd. Librairie académique
Perrin, 1960 ; Le Livre de poche, no 1613-1614-1615, p. 269-270.
17. Orphée-roi, p. 247.
18. Orphée-roi, p. 258.
19. Ibid., p. 246 : « Il s’en vient vers moi quelque chose d’ignoré, d’inouï. »
169
Mythocritique
Grâce à la lyre, qui devient une manière d’anneau nuptial, Eurydice peut
chanter tout entière sous la voix d’Orphée, elle peut être une voix unie à
sa voix, réalisant à la fois l’affranchissement de la chair et la constitution
de la voix androgyne 23.
L’acte IV correspond à la traditionnelle descente dans l’Hadès (c’était
l’acte IV, Negromantico dans le premier Orphée théâtral connu, la Fabula
di Orfeo d’Ange Politien, publiée pour la première fois en 1494). Là encore,
segalen a profondément modifié l’épisode, sans être toutefois aussi direc-
tement original que pour la mort d’Eurydice. Il se souvient visiblement et
de schuré et de nietzsche ou plutôt, une fois encore, il retrouve nietzsche
par l’intermédiaire de schuré. L’action se déroule dans un « profond
hypogée », et le titre de cet Acte IV précise : « Le temple sous terre et
l’antre. » « On entend un bruissement allègre de la lyre » 24, comme à
170
Orphée-roi de Victor Segalen, ou le miracle de la lyre
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Mythocritique
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Orphée-roi de Victor Segalen, ou le miracle de la lyre
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Mythocritique
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Biographie et autobiographie dans Feux
de Marguerite Yourcenar
Dans leur sobriété, les deux textes que je viens de citer doivent permettre
de caractériser la manière autobiographique de Marguerite Yourcenar.
Dans la Chronologie, elle impose la distance du fait brut. Historienne, elle
175
Mythocritique
rappelle des dates, elle suit la ligne d’une continuité qui conduit de Feux
aux Nouvelles orientales. Géographe, elle indique des lieux, elle dessine une
aventure qui reproduit les grandes entreprises des Achéens, à commencer
par la guerre de troie — le voyage par mer en Asie Mineure, le retour en
Athènes. Biographe, elle se contente de signaler un voisinage, un compa-
gnonnage et d’indiquer deux traits caractéristiques du compagnon. Dans
la Préface de 1967, elle adopte presque immédiatement le point de vue
du moraliste. très vite son amour d’autrefois s’efface devant l’« amour
fou » dans sa vérité la plus générale — amour « scandaleux parfois, mais
imbu néanmoins d’une sorte de vertu mystique ». Il se fond avec ce qu’elle
appelle elle-même une « notion ». Entre la sécheresse de la chronique et
l’austérité de la traduction abstraite, il n’y a pas de place, apparemment,
pour la confidence personnelle. tantôt Marguerite Yourcenar parle
d’elle-même comme d’une autre, à la troisième personne. tantôt elle se
confond avec les autres, dans la grisaille d’une vérité commune.
Le titre même du livre publié en 1935, Feux, attestait cette double dis-
crétion. C’étaient les feux du Bosphore, ceux que l’Agamemnon d’Eschyle
rallumait pour l’imagination des auditeurs de la tragédie grecque, le système
de relais qui permit à la Grèce d’apprendre la chute de troie, les « feux
de joie des sentinelles », qui s’allumèrent sur les cimes. Phèdre, Achille,
Patrocle, Antigone, Léna, Marie-Madeleine, Phédon, Clytemnestre,
sappho, seront les feux tour à tour allumés pour signifier quelle chute
dans l’incendie de l’amour ?
Brûlé de plus de feux… Bête fatiguée, un fouet de flammes me cingle les
reins. J’ai retrouvé le vrai sens des métaphores de poètes. Je m’éveille chaque
nuit dans l’incendie de mon propre sang.
L’incipit, avec son masculin, laisse deviner l’autre réserve, que la Préface de
1967 exprimera en clair. Feux, « Brûlé de plus de feux », toutes ces cita-
tions tronquées aboutissent enfin à la citation complète du vers, « Brûlé
de plus de feux que je n’en allumai », amère constatation de Pyrrhus
amoureux d’Andromaque dans la tragédie de racine. « Pyrrhus, je pense
à vous », ce pourrait être le point de naissance du recueil de Marguerite
Yourcenar comme « Andromaque, je pense à vous » lance le célèbre
poème de Baudelaire, Le Cygne.
Andromaque, le cygne, la négresse phtisique étaient pour Baudelaire
des allégories, lui permettant de se dire lui-même à travers les autres. Il
en ira ainsi, pour Marguerite Yourcenar, de Pyrrhus, et des neuf figures
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Biographie et autobiographie dans Feux de Marguerite Yourcenar
177
Mythocritique
le quatrième acte. Ce n’est plus des défauts qu’il s’agit, mais de défaut —
du manque : « Je supporte ton défaut. On se résigne au défaut de Dieu. »
ne plus se donner, c’est se donner encore. « J’accepte de souffrir. » Bien
plus, elle veut se relever, elle refuse la chute. Cette résistance, au sens fort
du terme, constitue le cinquième acte :
Je ne tomberai pas. J’ai atteint le centre. J’écoute le battement d’on ne sait
quelle divine horloge à travers la mince cloison charnelle de la vie pleine de
sang, de tressaillement et de souffles. Je suis près du noyau mystérieux des
choses comme la nuit on est quelquefois près d’un cœur.
Ou bien encore
178
Biographie et autobiographie dans Feux de Marguerite Yourcenar
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Mythocritique
à leur laisser la place quand elle imagine Misandre libérant Achille après
avoir hésité. Mais, comme la rivale de Déidamie, elle est convaincue qu’on
ne lutte pas contre une passion adverse qui a la force d’un destin. Et si le
combat entre Achille et Penthésilée s’achève sur un hommage rendu à la
femme, elle a été une adversaire acharnée, mais vaincue.
Antigone ou le choix permet une sorte de revanche de la femme. Elle a
ici le beau rôle, la fière jeune fille qui décide sans hésiter de quitter le havre
de Colone, d’arracher aux vautours le corps de Polynice et de le soulever
comme une croix, et de renoncer au lit nuptial pour la froide couche du
tombeau. La fidèle s’oppose à l’infidèle amant de Feux. Quand Hémon
rejoint volontairement Antigone dans la mort, on a l’impression que le
choix d’Antigone a entraîné le sien. Peut-être, comme un des sortilèges
mis en œuvre par les magiciennes de théocrite, le récit aurait-il le pouvoir
magique de ramener l’absent. Mais l’important est que le cœur d’Antigone
soit devenu « le pendule du monde », imitant « l’horloge de Dieu »
— pendule dont le balancier n’est autre que la corde où se balancent les
cadavres des deux pendus, du couple une fois de plus réuni dans la mort.
Antigone se balance. Madeleine tombe, « les bras en croix, entraînée
par le poids de [s]on cœur ». Deux fois, elle a découvert ce qu’elle a pris
pour une trahison, et n’était qu’une fausse absence : quand son fiancé,
Jean, l’a quittée en pleine nuit pour rejoindre le Christ ; quand Jésus, à son
tour, a déserté le tombeau où, embaumé, elle avait pris soin de le déposer.
Dépossédée de tout par Dieu, elle a été sauvée par lui. Comme on dit
vulgairement, elle a été « refaite ». Mais elle a été aussi « refaite par les
mains du seigneur ». En cela, elle dépasse la silencieuse Léna, la servante
d’Aristogiton, qui s’était coupé la langue pour ne pas trahir son maître
et son amant, coupable pourtant de s’être enfui avec le bel Harmodios.
Conformément au mouvement d’ensemble des séquences intimes et
du livre tout entier, Phédon ou le vertige raconte la découverte de la liberté.
Ébloui par la Beauté d’Alcibiade, ce presque-dieu qui l’a acheté à prix d’or
dans un bordel athénien, Phédon s’attendait à devenir son giton. Mais
Alcibiade ne l’a acheté que pour le donner à son compagnon, socrate, et
le voici qui, appelé par la guerre de sicile, disparaît déjà dans le tonnerre
de son char. Grâce à socrate, Phédon va comprendre que « le destin n’est
qu’un moule creux où nous versons notre âme, et que la vie et la mort
nous acceptent pour sculpteurs ». socrate est venu enseigner aux jeunes
hommes qu’il ne faut se fier qu’à son âme, et à Phédon que la Mort peut
avoir plus de charmes qu’Alcibiade. Mais il ne l’a lui-même appris qu’en
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Mythocritique
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La tentation prométhéenne,
une igure mythique de l’engagement littéraire
1. héâtre d’Eschyle, éd. Paul Mazon, Les Belles Lettres, coll. des « Universités de France »,
t. I, 1963, p. 158-159.
183
Mythocritique
L’illusion serait de croire, avec Albert Camus, que le mythe eût une vie en
dehors de ses avatars successifs 4. Vieux dualisme de la chose et de l’Idée,
hérité du symbolisme ou d’un platonisme ancien…
Le livre fait ici figure d’intermédiaire. Il est l’instrument de ces réin-
carnations. Gide, au début du Traité du Narcisse, semble regretter que les
livres aient dû prendre le relais des mythes 5. C’est leur faire une mauvaise
querelle. Point de mythos sans logos. Et l’admirable est cette vie indisso-
ciable, conjointe, du mythe et de l’œuvre. À tel point que l’écrivain engagé
pourra tirer du mythe même sa force vive : qu’on songe par exemple aux
2. Voir roland Barthes, Mythologies ; et sur l’évolution du mot mythe l’article de Mircea Eliade,
« Les mythes du monde moderne », La Nouvelle Revue rançaise, 1er septembre 1953, p. 440 et suiv.
3. André Gide, hésée, 1946 ; rééd. dans Romans, récits et soties, œuvres lyriques, éd. Y. Davet
et J.-J. hierry, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1958, p. 1436.
4. Albert Camus, Prométhée aux Enfers, dans L’Été, Gallimard, 1954, rééd. coll. « Folio », 1971,
p. 123 : « Les mythes n’ont pas de vie par eux-mêmes. Ils attendent que nous les incarnions.
Qu’un seul homme au monde réponde à leur appel, et ils nous ofrent leur sève intacte. »
5. André Gide, Traité du Narcisse, Librairie de l’Art indépendant, 1892 ; repris dans Romans,
éd. cit., p. 3 : « Les livres ne sont peut-être pas une chose bien nécessaire ; quelques mythes
d’abord suisaient ; une religion tout entière y tenait. Le peuple s’étonnait à l’apparence des
fables et sans comprendre il adorait ; les prêtres attentifs, penchés sur la profondeur des images,
pénétraient lentement l’intime sens du hiéroglyphe. Puis on a voulu expliquer ; les livres ont
ampliié les mythes ; mais quelques mythes suisaient. »
184
La tentation prométhéenne, une igure mythique de l’engagement littéraire
185
Mythocritique
8. Jean-Paul sartre,« Présentation des Temps modernes », 1er octobre 1945 ; repris dans Situations II,
Gallimard, 1948, p. 10. Le passage contient une allusion transparente à Jean Cocteau.
9. Ibid., p. 12.
10. simone de Beauvoir, La Force de l’âge, Gallimard, 1960 ; rééd. coll. « Folio », p. 39.
186
La tentation prométhéenne, une igure mythique de l’engagement littéraire
187
Mythocritique
tranquille en l’homme. C’est ainsi qu’il est plus dur que son rocher et plus
patient que son vautour 15.
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La tentation prométhéenne, une igure mythique de l’engagement littéraire
19. Je cite ce recueil d’après l’édition Lemerre des Poésies complètes d’Albert Glatigny, s.d., p. 88.
20. rimbaud, Œuvres complètes, éd. cit., p. 248.
21. Albert Glatigny, éd. cit., p. 124.
189
Mythocritique
Pur repli sur la bruyère, pour reprendre l’expression d’Albert Camus 24…
190
La tentation prométhéenne, une igure mythique de l’engagement littéraire
25. Dans son édition des Œuvres de rimbaud, Garnier, 1960, p. 545, n. 3.
26. C’est-à-dire, rappelons-le, en chopines.
27. rimbaud, éd. A. Adam, p. 248.
28. Éd. cit., p. 1074, n, 5.
29. Éd. cit., p. 248.
191
Mythocritique
Il n’en demeure pas moins que cet acte du poète, ce travail, cette collabo-
ration au progrès est encore au futur.
La troisième ambiguïté est probablement la plus gênante. Il faut en rendre
responsable la fâcheuse étiquette de « poète maudit », donc Verlaine 33,
mais aussi rimbaud lui-même puisqu’il écrivait à Paul Demeny :
Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de
tous les sens. toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche
lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quin-
tessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force
surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le
grand maudit — et le suprême savant 34 !
sartre, et non sans raison, nous met en garde contre la confusion entre
le « poète maudit » et l’« écrivain engagé ». Le « maudit », écrit-il, est
« en l’air, étranger à son siècle, dépaysé ». Paria, il a choisi pour style de
vie l’ostentation du parasitisme. Au fond, la comédie qu’il joue n’a qu’un
192
La tentation prométhéenne, une igure mythique de l’engagement littéraire
but : « l’intégrer à une société symbolique qui soit comme une image de
l’aristocratie d’Ancien régime ». Inutile, comme le courtisan d’Ancien
régime, il veut de plus tout détruire, « il veut pouvoir fouler aux pieds
le travail utilitaire, casser, brûler, détériorer, imiter la désinvolture des
seigneurs qui faisaient passer leurs chasses à travers les blés mûrs » 35.
Prométhée ? non point ; tout au plus « Ariel du capitalisme 36 ». Cela
conserve-t-il un sens d’être « voleur de feu » quand « les événements
fond[ent] sur nous comme des voleurs » 37 ? non, et sartre le dit avec
vigueur : « les belles-lettres ne sont pas des lettres de noblesse » ; « le
meilleur moyen d’être roulé par son époque, c’est de lui tourner le dos
ou de prétendre s’élever au-dessus d’elle ». On ne transcende pas son
époque en la fuyant, mais « en l’assumant pour la changer, c’est-à-dire
en la dépassant vers l’avenir le plus proche », seul moyen de parvenir à
« une littérature de l’universel concret » 38.
L’étrange, dans la lettre de rimbaud à Paul Demeny, c’est précisément
que sous le résidu mythologique qui rattache rimbaud, comme malgré lui,
à des conceptions de la littérature qu’il refuse (la littérature de la Passion
romantique, la littérature enseignante) vibre pourtant cet appel à l’avenir.
L’étrange, c’est qu’un mythe de la solitude de l’écrivain n’exclue pas le
sens d’une responsabilité devant la collectivité humaine :
Donc le poëte est vraiment voleur de feu.
Il est chargé de l’humanité, des animaux même ; il devra faire sentir, palper,
écouter ses inventions ; si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne
forme ; si c’est informe, il donne de l’informe. trouver une langue […] 39.
35. Jean-Paul sartre, « Qu’est-ce que la littérature ? », Les Temps modernes, 1947 ; repris dans
Situations II, éd. cit., p. 169-170.
36. Ibid., p. 229.
37. Ibid., p. 253-254.
38. Ibid., p. 257.
39. Lettre du 15 mai 1871, éd. cit., p. 252.
193
Mythocritique
L’idéal reste encore une littérature des Lumières, au sens fort du terme.
Et il n’est pas étonnant que dans sa Situation de l’écrivain en 1947 sartre
rattache la tâche de « critique totale » qu’il confie à l’écrivain d’aujourd’hui
et qui « engage l’homme entier » à celle des philosophes du xviiie siècle 42
— des prométhées qui s’ignoraient et qui parfois, comme Goethe, ne
s’ignoraient pas.
Dans un contexte plus nettement prométhéen, celui du Prométhée
mal enchaîné de Gide, le feu que le héros a donné aux hommes devient
le symbole de la conscience. Discourant devant le public de la salle des
nouvelles Lunes, Prométhée s’explique très clairement sur ce point :
Messieurs, je me suis occupé des hommes beaucoup plus que je ne le disais.
Messieurs, j’ai beaucoup fait pour les hommes. Messieurs, j’ai passionné-
ment, éperdument et déplorablement aimé les hommes. — Et j’ai tant
fait pour eux qu’autant dire que je les ai faits eux-mêmes ; car auparavant
qu’étaient-ils ? — Ils étaient, mais n’avaient pas conscience d’être. —
Comme un feu pour les éclairer, cette conscience, Messieurs, de tout mon
amour pour eux je la fis 43.
40. Prométhée enchaîné, v. 442-444 ; éd. cit., p. 176.
41. Situations II, p. 74.
42. Ibid., p. 310.
43. Romans, éd. cit., p. 324.
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La tentation prométhéenne, une igure mythique de l’engagement littéraire
44. Prométhée enchaîné, v. 228-232 ; éd. cit., p. 169 : « Aussitôt assis sur le trône paternel, sans
retard, [Zeus] répartit les divers privilèges entre les divers dieux, et commence à ixer les rangs
dans son empire. Mais, aux malheureux mortels, pas un instant il ne songea. »
45. Situations II, p. 111.
46. L’expression est de Brice Parain, cité ibid., p. 31.
47. Journal, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1954, p. 296.
48. Discours de Suède, 1957.
49. Prométhée enchaîné, v. 231-236 ; éd. cit., p. 169.
195
Mythocritique
révéler à l’homme la part divine qui est en lui, c’est à proprement parler
mettre le feu à l’humanité :
Il n’y a pas un de vous qui ne me soit précieux ; pas un de vous, si vil
qu’il soit, que je ne désire.
Emprendre comme l’air flamboyant 51.
50. Tête d’Or, première version, Librairie de l’Art indépendant, 1890 ; rééd. dans héâtre de Paul
Claudel, éd. J. Madaule et J. Petit, Gallimard, coll.« Bibliothèque de la Pléiade », 1967, t. I, p. 94.
51. Ibid., p. 98.
52. Ibid., p. 104.
53. Élémir Bourges, La Nef (Ire partie, 1904 ; IIe partie, 1922) ; rééd, stock, 1940, p. 61.
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La tentation prométhéenne, une igure mythique de l’engagement littéraire
54. Voir mon article « La poétique du récit mythique dans les Illuminations », dans Versants,
1983, no 4, p. 99-118.
55. Joséphin Péladan, La Torche renversée, Éditeurs associés, 1925, p. 229.
56. Mythe et pensée chez les Grecs, éd. cit., t. II, p. 6.
57. La Nef, p. 90-91.
58. Ibid., p. 58 : « Hommes, je ne suis plus un dieu ; la soufrance et la sainte pitié m’ont fait
semblable à vous, ils de la femme. »
59. André Gide, Littérature engagée, textes réunis et présentés par Yvonne Davet, Gallimard, 1950.
60. Le Prométhée mal enchaîné, éd. cit., p. 324 (le passage a déjà été cité plus haut) : « J’ai tant
fait pour eux qu’autant dire que je les ai faits eux-mêmes. »
197
Mythocritique
doute que ce soit là aussi l’ambition de Gide, celle qui explique qu’à plu-
sieurs reprises il se soit laissé tenter par l’engagement littéraire. témoin
cette déclaration, recueillie dans Littérature engagée :
Communier avec le peuple… Eh bien, je dis que c’est impossible […] tant
que le peuple n’est encore que ce qu’il est aujourd’hui, tant que le peuple
n’est pas ce qu’il peut être, ce qu’il doit être, ce qu’il sera, si nous l’aidons 61.
Gide a-t-il besoin, pour cela, de devenir un dieu ? non point, car il l’est
déjà. Grand bourgeois en face du peuple, il est dans la même situation
que le titan en face des hommes. Quand il flirte avec le communisme, il
descend de son Olympe :
Ce qui m’a fait venir au communisme, et de tout mon cœur, c’est que la
situation qui m’était faite dans ce monde, cette situation de favorisé, me
paraissait intolérable 62.
198
La tentation prométhéenne, une igure mythique de l’engagement littéraire
Pourtant, et lors même qu’il veut faire du livre le reflet (au sens fort :
la réflexion et la réflexion sur) d’une situation, il ne peut éviter la perma-
nence d’une attente du futur :
[…] nous nous sentîmes brusquement situés : le survol qu’aimaient tant
pratiquer nos prédécesseurs était devenu impossible, il y avait une aventure
collective qui se dessinait dans l’avenir et qui serait notre aventure, c’était
elle qui permettrait plus tard de dater notre génération, avec ses Ariels et
ses Calibans, quelque chose nous attendait dans l’ombre future, quelque
chose qui nous révélerait à nous-mêmes peut-être dans l’illumination d’un
dernier instant avant de nous anéantir ; le secret de nos gestes et de nos plus
intimes conseils résidait en avant de nous dans la catastrophe à laquelle nos
noms seraient attachés 66.
199
L’ode pindarique aux xvie et xxe siècles
201
Mythocritique
ronsard devait son savoir pindarique à Dorat qui, pour attirer l’atten-
tion sur les Quatre premiers livres des Odes publiés en 1550, compose deux
odes latines, dont une ode pindarique 2 : « decet nos suo / sibi Pindari
can- / -tu personare ». Les poètes du xxe siècle ont une formation moins
sûre, et plus libre. On peut se fier à des déclarations (saint-John Perse dit
avoir étudié Pindare au moment où il composait ses premiers recueils), à
des citations ou à des épigraphes (Valéry, séféris). On peut aussi partir à
la chasse aux emprunts, facile quand il s’agit de ronsard (l’image du car-
quois dans l’antistrophe de l’Ode IV du Ier Livre vient de la IIe Olympique,
148 et suiv.), plus délicate quand il s’agit des Modernes (Claudel modifie
subtilement, dans Les Muses, l’image des ailes de la victoire telle qu’on la
trouvait dans la IXe Pythique, v. 125, ou dans la XIVe Olympique, 22-24).
Les futurs auteurs d’éditions critiques devront découvrir cette influence
dans le détail du texte. Je me contenterai ici de dire que Pindare, au xvie
et au xxe siècle, a été considéré comme un modèle, favorisant dans l’un
et l’autre cas une « renaissance ».
Pour ronsard, il est l’exemple de la haute poésie inspirée. « sonner »
un livre d’odes « suivant les vieilles modes […] [de] Pindare thébain »,
c’est d’emblée se placer aux antipodes de la manière marotique. Le début de
l’Ode VI qui doit célébrer la victoire de Cérisoles remportée le 14 avril 1554
par François de Bourbon sur les troupes espagnoles le déclare sans ambages.
Pour Claudel, au sortir des vains exercices décadents, la lecture de Pindare
est « un réconfort littéraire 3 » ; d’où le salut qu’il lui adresse dans la
première des Cinq grandes Odes, celle que suarès considérait comme « la
Ire Pythique, chez les Modernes » — salut à la lumière et à la joie et en
même temps au siècle nouveau :
Mais le radieux Pindare ne laisse à sa troupe jubilante pour pause
Qu’un excès de lumière et ce silence, d’y boire 4.
À peu près à la même époque, Pascoli publiait ses Odi e inni (1906) pour
doter l’Italie d’une poésie historique, lyrique et chorale qui, selon lui, lui
manquait. Comme ronsard, il voulait « illustrer » sa langue ; comme lui
aussi il voulait, en se faisant pindarique, jouer le rôle de chantre national :
2. On ne sait si Dorat avait composé d’autres odes pindariques avant celle-ci et celles qui
suivirent. Geneviève Demerson a étudié cette intéressante question de « L’Ode pindarique
latine en France au xvie siècle ».
3. Lettre à suarès du 14 décembre 1904.
4. Les Muses, L’Occident, 1905 ; poème repris dans Cinq grandes Odes, suivies d’un Processionnal
pour saluer le siècle nouveau, L’Occident, 1910.
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L’ode pindarique aux xvie et xxe siècles
203
Mythocritique
9. « Chaque jour les dieux s’éclipsent et leurs idoles glissent sur la pente des siècles, des années ;
et désormais l’on ne sait plus discerner l’homme du Dieu. »
(Migjeni, Poèmes, trad. K. Luka, seghers, 1965, p. 17).
10. Premier livre des Odes, Ode Il.
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L’ode pindarique aux xvie et xxe siècles
11. Pierre Jean Jouve, Ode, Les Éditions de Minuit, 1950, p. 79 ; c’est moi qui souligne.
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L’ode pindarique aux xvie et xxe siècles
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Mythocritique
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L’Ode à Charles Fourier d’André Breton
À la memoire de Jean Gaulmier
1945 : fin de la seconde Guerre mondiale, qui fut pour Breton une des
périodes les plus sombres de l’histoire, ces « temps de détresse » dont
avait parlé Hölderlin. 1947 : l’année semble encore sombre à Breton. Il
constate dans les Ajours d’Arcane 17, datés du 1er au 3 mai, que « l’esprit
de résistance, avec tout ce qu’il comportait d’ouvert, de généreux, de
vivifiant et d’audacieux » a été « saboté bestialement ». Les récents
massacres d’Indochine, les queues s’allongeant sans cesse aux portes des
boulangeries de Paris suffisent à frapper de mensonge et de dérision les
prétendus « buts de guerre ».
Pour le poète, la tentation est grande d’intervenir à la manière de Zeus
tonnant, ou du mage à la manière de Victor Hugo. Mais on a trop présenté
Breton comme un « pape » pour qu’il se laisse prendre au piège. Miguel
torga, dans son Journal, dénoncera toute supercherie de ce genre, toute
invitation lancée au poète pour qu’il monte sur les estrades publiques et
y fasse prendre des vessies pour des lanternes grâce à la séduction de son
verbe. « Je » intervient dans l’Ode à Charles Fourier, publiée au début
de l’année 1947, mais ce n’est qu’un truchement et un relais. Breton se
propose de réhabiliter, d’interpréter et de continuer Charles Fourier.
L’hymne esquissé dans Arcane 17 aux socialistes utopistes du xixe siècle
— Fourier, mais aussi Flora tristan et le Père Enfantin — se prolonge
dans une Ode au seul Fourier.
Cette Ode tripartite, donc conforme en gros au schéma de l’ode pinda-
rique, présente une apparente anomalie. La partie centrale est dépouillée
du mythe au profit d’une classification un peu aride empruntée aux douze
tiroirs de Fourier. Mais Fourier est à la fois l’athlète et le héros mythique,
le nouvel Orphée de l’Ode.
209
Mythocritique
L’humour objectif
Écrire, c’est écrire avec les mots des autres. Cette limite peut paraître
insupportable à l’écrivain, au poète surtout. Et si toute littérature n’était
qu’un centon… Cette question, je la trouve posée au début du livre de
Michel schneider, dont le titre à lui seul rappelle la gravité : Voleur de mots 1.
Cette expression fait écho, mais pour la corriger, et apparemment pour la
nier, à la célèbre parole rimbaldienne dans la lettre dite « du Voyant » :
« Donc le poète est vraiment voleur de feu 2 ». Le poète, qui voudrait avoir
ravi aux dieux le feu du génie, n’a fait que piller ses prédécesseurs ou tout
simplement ses semblables, ceux qui à côté de lui marchent dans la rue.
Prométhée a donné aux hommes le feu, et aussi les lettres ; mais il ne les a
pas inventées, il s’est contenté de voler, et de transmettre. « tout au long
de ces pages, écrit Michel schneider au début de son livre, je poserai des
questions qui reviendront tracer leurs boucles insomniaques : qu’est-ce
que le plagiat, le vol des idées, le communisme des mots ? 3 »
Cette question, Breton ne pouvait pas ne pas se l’être posée quand il a
écrit l’Ode à Charles Fourier, et dès le premier vers de l’ode :
En ce temps-là je ne te connaissais que de vue.
210
L’Ode à Charles Fourier d’André Breton
que de vue. Et encore c’est un miracle qu’il l’ait remarqué, avec son habit
dans le genre neutre.
Mais il s’agit bien d’habit ! L’esprit critique de Breton s’exerce d’abord
sur les mots qu’il vient de voler. Évangéliste du pauvre, il reprend avec un
sourire la formule stéréotypée, lui qui s’est moqué dans les Prolégomènes
à un troisième manifeste du surréalisme de ceux qui font « mine de tout
savoir, la bible d’une main et Lénine de l’autre 5 ». Apôtre de l’imagi-
nation, de la liberté des mots, il s’est imposé le carcan d’une expression
toute faite. Quand il est conscient, le plagiat permet cette indépendance
nouvelle. L’avant-guerre est revêtu d’un habit du temps du Christ, et la
statue d’un habit d’homme. Fourier est à la fois ce Messie très lointain
et ce voisin d’occasion qu’on connaît de vue. La première expression
pouvait paraître trop pompeuse, et la seconde trop familière. Les deux
avaient quelque chose d’impertinent pour un passé si récent, pour une
présence privée de vie. À cette impertinence on peut donner un nom sur
lequel Breton dans ces années-là a beaucoup réfléchi : l’humour.
1937 en effet était l’année d’une conférence prononcée dans le cadre
de l’Exposition universelle, De l’humour noir. La Préface de la célèbre
Anthologie de l’humour noir publiée par les Éditions du sagittaire en 1940
est datée de 1939 (le livre est réimprimé avec quelques ajouts en 1947,
l’année de la publication de l’Ode à Charles Fourier). Cette Préface, qui
« pourrait être intitulée le paratonnerre (Lichtenberg) », se garde bien
de nous proposer une définition figée de l’humour. se moquant de toute
tentative pour y aboutir, et en particulier de celles de Valéry et d’Aragon,
Breton pétrit la pâte d’une réflexion plus lourde, celle de Hegel et celle de
Freud (double ascendance mise en valeur par Julien Gracq). Et puisqu’il
s’agit pour lui d’une « valeur ascendante entre toutes » dans la littérature
moderne, il importe de la retrouver quand on étudie un texte de lui, et
singulièrement un texte de cette époque.
À Freud, la Préface à l’Anthologie de l’humour noir emprunte un exemple
simple, qui figure dans l’appendice du livre sur Le mot d’esprit et ses rapports
avec l’inconscient : « Le condamné que l’on mène à la potence un lundi
s’écriant : “Voilà une semaine qui commence bien” 6 » Freud note que
c’est le sujet souffrant qui fait l’humour, que le processus humoristique
tout entier a pour théâtre sa propre personne et lui procure évidemment
une certaine satisfaction, ce qui lui permet de définir ainsi l’humour :
5. Manifestes du surréalisme, Jean-Jacques Pauvert, 1962, p. 339.
6. Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, « Idées/nrF », no 198, p. 366 ; Anthologie
de l’humour noir, « Livre de poche », no 2739, p. 15.
211
Mythocritique
212
L’Ode à Charles Fourier d’André Breton
Breton reprend une image fouriériste identifiée par Jean Gaulmier dans
son édition. On trouve les contre-moules en particulier dans la Théorie
de l’unité universelle : ce sont des éléments mauvais que le créateur a
introduits dans l’ordre actuel de la Civilisation pour annoncer à l’inverse
et en incohérent les splendeurs de l’ordre combiné. Ainsi le ver solitaire
actuel prouve que dans l’ordre combiné les hommes affamés par leur
activité continuelle pourront manger beaucoup plus qu’en Civilisation.
Breton peut sembler tourner en dérision cette notion. En ces temps de
détresse qui correspondent cette fois à l’immédiat après-guerre, il voit
toujours autour de lui, non les moules espérés, mais les contre-moules.
toujours le rat, toujours la punaise. toujours les monstres antédiluviens
213
Mythocritique
13. traduction de s. Jankélévitch, Esthétique de Hegel, L’Art romantique, Aubier, 1964, p. 139.
214
L’Ode à Charles Fourier d’André Breton
215
Mythocritique
Les charognards sont les animaux qui vivent sur les cadavres (les vautours
en particulier), ceux qui ont donc intérêt à la guerre ou aux exécutions
sommaires qui ont pu intervenir au moment de l’épuration. Dans la langue
argotique, le charognard est aussi celui qui vend de la charogne comme
viande d’alimentation : Breton peut faire allusion à certaines pratiques
216
L’Ode à Charles Fourier d’André Breton
Il y a ceux qui profitent des morts, et il y a ceux qui tuent. Pour voir
ces derniers, il suffit de soulever un autre rideau de théâtre, un « rideau
jumeau » (mais le mot jumeau est en même temps chargé d’une conno-
tation bouchère — le jumeau à pot-au-feu). Ces tueurs, Breton les réunit
en une allégorie unique, celle du « boucher-soleil », dernier avatar d’un
roi-soleil qu’on croyait pourtant disparu avec la révolution :
Le rideau jumeau soulevé
tu seras admis à contempler dans son sacre
Une main de sang empreinte à l’endroit du cœur sur son tablier
impeccable le boucher-soleil
se donnant le ballet de ses crochets nickelés.
18. L’Homme et la bête, Gallimard, 1947 ; et voir le livre de Bernadette Morand, Les Écrits
des prisonniers politiques, PUF, 1976.
217
Mythocritique
Cette notion de hasard objectif apparaît très tôt chez Breton. Michel
Carrouges en a proposé la définition suivante : « l’ensemble des prémo-
nitions, des rencontres insolites et des coïncidences stupéfiantes, qui se
19. Éd. cit., p. 13.
20. Éd. cit., p. 320-321.
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L’Ode à Charles Fourier d’André Breton
21. André Breton et les données fondamentales du surréalisme, Gallimard, 1950, cité dans robert
Bréchon, Le Surréalisme, Armand Colin, 1971, p. 46.
22. Chiennerie : « se dit de choses basses et dégoûtantes » (Littré). On reconnaît l’hostilité
de Breton à toute cérémonie de caractère oiciel, et en particulier aux cérémonies religieuses
(sur ce point, voir s. Alexandrian, Breton, Éd. du seuil, 1971, coll.« Écrivains de toujours »,
no 90, p. 157-158).
219
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220
L’Ode à Charles Fourier d’André Breton
221
Mythocritique
25. IV, 910-911, Argonautiques, t. III, trad. Émile Delage et Francis Vian, Les Belles Lettres,
coll. des « Universités de France », 1981, p. 109.
26. IVe Pythique, v. 411.
222
L’Ode à Charles Fourier d’André Breton
27. r. Jobson a mis des paroles sur Syrinx, morceau pour lûte de Debussy, et a intitulé l’œuvre
Orphée.
223
Mythocritique
L’Ode ne veut pas être célébration pure. Le propos de Breton est nuancé.
L’éloge cède la place à la critique, même quand il s’agit de Fourier, et même
si Breton, critique de son temps, reprend la critique que Fourier fit du sien.
Au moment où Breton envisage la révolution, ce n’est pas un homme
comme Fourier qui se trouve à sa tête, ce n’est pas le nouvel Orphée,
ce sont « d’autres ». Et ce « d’autres vinrent » laisse la nostalgie d’un
« enfin Fourier vint ». Continuée, la mission révolutionnaire peut avoir
été pervertie. Breton ne semble pas loin de le penser : à la simple « persua-
sion », dont les Grecs avaient fait une divinité (Peithô), s’est substituée
la violence, avec ce qu’elle peut avoir de séduisant et d’inquiétant à la
fois. Ainsi conçue, la révolution ne semble pouvoir apporter le bien que
par le mal : les « immenses clairières » qu’elle avait ouvertes « par places
ont été reprises de brousse ». L’inquiétude, dans le moment présent,
naît de trois constatations : la révolution saigne (elle interfère avec la
guerre et avec les règlements de comptes sanglants de l’après-guerre) ; la
révolution paît (elle est dans une phase de stagnation) ; la révolution
semble non dirigée. Un jeu de mots, fondé sur une homophonie, mais
aussi sur une allusion mythologique à Médée, la fille d’Aiétès devenue la
compagne de Jason, renforce l’impression d’un danger présent dans le
mirage révolutionnaire :
On tremble qu’elle ne se soit contaminée dès longtemps près des marais
sous la superbe toison si sournoisement allaient s’élaborer des poisons.
28. Éd. cit., p. 89, et cf. Ed. silberner, « Charles Fourier on the Jewish Question », Jewish
Social Studies, VIII, 1946, p. 245-266.
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L’Ode à Charles Fourier d’André Breton
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Les Météores de Michel tournier
ou les nouveaux Dioscures
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Mythocritique
3. Les Météores, Gallimard, 1975, p. 130. C’est à cette édition, qui est l’édition originale du
livre, que renverra désormais, in-texte, la pagination.
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Les Météores de Michel Tournier ou les nouveaux Dioscures
Les météores donnent son titre au livre, comme jadis aux Météores
d’Aristote qu’est censé lire Michel tournier sur la plage de saint-Jacut, en
Bretagne, le jour (25 septembre 1937) et à l’heure (17 h 19) où commence
l’histoire (p. 7). Mais la météorologie, « qui ne connaît la vie du ciel que de
l’extérieur et prétend la réduire à des phénomènes mécaniques » (p. 541),
importe peu au prix de la connaissance intime des phénomènes du ciel.
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Mythocritique
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Les Météores de Michel Tournier ou les nouveaux Dioscures
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11. Castor et Pollux prennent place parmi les constellations à la in de l’opéra de rameau,
sur un livret de Pierre-Joseph Bernard.
12. Lucien de samosate, Œuvres complètes, trad. Émile Chambry, Garnier, 1933, t. I, p. 153.
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Les Météores de Michel Tournier ou les nouveaux Dioscures
galerie souterraine. Paul reconnaît que « cette longue nuit carcérale dans
laquelle il [était] enfermé depuis un temps impossible à mesurer — un
temps proprement immémorial — il était logique qu’elle préludât à une
expédition sous terre, qu’elle s’achevât en descente aux Enfers » (p. 519).
Pendant ce temps, Jean devient, sinon un météore, du moins un météo-
rite. La distinction entre les deux mots a été soigneusement établie par
Jean lui-même, permettant ainsi à tournier de corriger l’emploi impropre
qu’il avait fait du terme dans Le Roi des aulnes 13. Un météore, en effet,
« n’est pas, comme on le croit communément, une pierre tombée du ciel
— ce qui s’appelle un météorite — mais tout phénomène ayant lieu dans
l’atmosphère, grêle, brouillard, neige, aurore boréale, et dont la météoro-
logie est la science » (p. 347). Paul, en voyant des portraits nouveaux de
son frère disparu, croit assister à sa dégradation au contact des sans-pareil,
à l’effritement d’un météorite :
On dirait qu’il est en train de se désagréger pour se dissiper totalement
à la fin, comme ces météorites qui fondent dans une gerbe de flamme au
contact de l’atmosphère et disparaissent avant de toucher terre. Ce destin
de mon frère-pareil s’éclaire par l’enrichissement continuel dont je me
sens bénéficier au contraire d’étape en étape. notre poursuite prend un
sens d’une logique effrayante : je m’engraisse de sa substance perdue, je
m’incorpore mon frère fuyard… (p. 466-467).
Il est une autre distinction à établir, entre les Enfers et l’Enfer. L’Enfer,
c’est le monde des ordures sur lequel règne Alexandre surin. Ce fils à sa
maman, ce dandy a dû assumer une tâche pour laquelle il semblait si peu
fait : la direction d’une vaste entreprise de récupération et de « répur-
gation » des ordures ménagères, la sEDOMU. Or non seulement il a
surmonté assez rapidement sa répugnance, mais encore il n’a pas tardé à
se trouver dans son élément.
Inverti, il a découvert en effet que monde des ordures est un monde
inverse, comme l’Enfer sur lequel il va pouvoir exercer une « souveraineté
diabolique » (p. 30). « Peu à peu, dit-il, j’étais séduit pas l’aspect négatif, je
dirai presque inverti, de cette industrie. C’était un empire certes qui s’étalait
dans les rues des villes et qui possédait aussi ses terres campagnardes — les
décharges — mais il plongeait également dans l’intimité la plus secrète
13. Le Roi des aulnes, Gallimard, 1970, p. 94. Abel tifauges visite le Louvre et voit une statue
d’Apollon : « J’imagine ce que deviendrait ma vie si ce dieu se trouvait chez moi, possédé jour
et nuit. Et à dire vrai, non, je suis bien incapable d’imaginer comment je supporterais la présence
incandescente de ce météore tombé près de moi après une chute de vingt siècles. »
233
Mythocritique
des êtres puisque chaque acte, chaque geste lui livrait sa trace, la preuve
irréfutable qu’il avait été accompli — mégot, lettre déchirée, épluchure,
serviette hygiénique, etc. Il s’agissait en somme d’une prise de possession
totale de toute une population, et cela par derrière, sur un mode retourné,
inversé, nocturne. » Chaque fois que le romancier lui laisse la parole (car, là
encore, tournier est soucieux d’alternance), Alexandre donne libre cours à
cet humour féroce qui ne cherche pas à détruire le mythe, mais le découpe
en de grossiers panneaux, une place de village devenue l’antichambre de
l’enfer (au moment où il est embarqué dans le panier à salade, p. 115), la
décharge de Miramas où « la nuit est le royaume des gaspards 14 » et où
ces rats grouillent dans « un sabbat d’enfer » (p. 252-253).
« Empereur des gadoues » (p. 31), Alexandre règne sur une « anti-cité »
(p. 299) qui est l’équivalent de la cité de Dis, le Bas-Enfer, dans l’Inferno
de Dante. C’est un monde parallèle ou, si l’on veut — et c’est bien ce que
veut tournier —, un monde jumeau. À roanne, la décharge publique est
appelée le « trou du Diable » (p. 78). On songe cette fois aux Élixirs du
diable de E. t. A. Hoffmann. Diable de cet Enfer, Alexandre croit aussi en
être le Dante. Il se présente volontiers comme un voyageur d’outre-tombe,
par exemple quand il va visiter l’usine d’incinération d’Issy-les-Moulineaux
(p. 103), ou, immédiatement après, quand il commente cette visite au
cours du dîner chez thomas Koussek (p. 129). Comme Alexandre fait
de la récupération d’ordures, Dante « faisait de la récupération d’âmes
dans les cercles de l’Enfer » (p. 183). Un frère jumeau, en quelque sorte…
L’Enfer des Météores contient aussi un cercle des monstres, le quatrième :
les enfants dont s’occupe sœur Gotama à sainte-Brigitte. Ils semblent
« échappés de la mythologie », mais elle préfère voir en eux « les tâton-
nements de la Création » (p. 55-56). Les jumeaux ne sont-ils pas aussi des
monstres ? Paul, à partir d’un certain moment, ne peut plus se le cacher
et il comprend mieux sa complicité et celle de son frère avec les innocents
de sainte-Brigitte, ainsi que leur place à tous, débiles ou non-débiles, dans
une vaste mythologie (p. 141). Dans cette Divine Comédie d’un nouveau
genre, les Limbes seraient représentés par sainte-Brigitte plus que par la
plaine de saint-Escobille, vaste déversoir des détritus de Paris, terre morte,
terre gaste, et ceci malgré une référence explicite (p. 283).
Une seule notation concerne le Purgatoire, et elle est assez décevante,
puisqu’il s’agit du commissariat de police (p. 119). Quant au Paradis, il
14. Jeu de mots sur le titre du recueil de poèmes en prose d’Aloysius Bertrand, Gaspard de la
nuit. Dans le prologue, Gaspard était une igure du diable.
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Les Météores de Michel Tournier ou les nouveaux Dioscures
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Mythocritique
bouchon, bois, écume, etc.), mais non pas le terme générique d’objet
flottant, car l’extension du mot était bloquée et ne concernait que des
objets connus [d’eux] et en nombre limité ». s’ils ignoraient le concept
général de fruit, ils entendaient dans « paiseilles » aussi bien la pomme
que le raisin, la groseille que la poire. Ils n’avaient aucune idée de l’animal
marin in abstracto, mais disaient « cravouette » à la fois pour poisson,
crevette, mouette, huître. Un seul et même prénom, Peter, servait soit pour
tel ou tel de leurs frères et sœurs, soit pour l’ensemble qu’ils formaient
vis-à-vis d’eux (p.157).
Cette simplification n’est pas sans faire penser au langage que parlent
certains enfants handicapés de sainte-Brigitte. sœur Béatrice, qui veille
sur ces êtres débiles, pense qu’il s’agit peut-être de « la langue originelle,
celle que parlaient entre eux au Paradis terrestre Adam, Ève, le serpent
et Jéhovah » (p. 52), un langage brisé par la perte du Paradis et la grande
confusion de Babel (p. 53). Admettons un instant que nous devions
nous situer au terme provisoire de cette longue dégénérescence. nous
croyons parler une langue paradisiaque alors qu’elle n’est qu’une langue
de dégénérés. À l’inverse, des êtres exceptionnels, que nous prenons pour
des simples (la servante Méline, qui n’a jamais appris à écrire, et qui pour-
tant a son écriture à elle, p. 351-352), pour des idiots ou du moins pour
des étrangers, parlent à côté de nous une langue que nous n’entendons
pas ou, plus exactement, que nous ne comprenons plus. Qui s’en rend
compte ne peut qu’être tenté de parler deux langages, de faire affleurer
sous le flot languide du langage de tous les jours (Les Météores = 542 pages
imprimées) les traces d’un langage apparemment cryptique parce qu’il
est plus ancien, donc plus proche du langage originel.
tournier ne fait parler dans son texte ni les pensionnaires de sainte-
Brigitte ni même l’aparté des jumeaux. Ou bien il dit quelque chose à leur
sujet, ou bien il lance quelques exemples. À cet égard, son entreprise est
singulièrement timide par rapport à celle de Joyce ou du dernier Artaud.
Mais il propose une justification qui vaut aussi pour le langage mytholo-
gique qu’il a choisi comme langage romanesque.
Le passage d’un de ces langages à l’autre se fait d’autant plus aisément
que les jumeaux sont sensibles au langage des mythes, à « toute cette
mythologie âpre et somptueuse » qui satisfait en Jean « un goût de rupture
et de solitude, de départ sans destination avouée » (p. 362). Quand Paul
parle des jumeaux, donc de Jean-Paul, comme de monstres, il a encore
recours au langage de la mythologie. Quand il donne le nom d’« éolien »
à leur cryptophasie, il choisit un terme mythologique : c’est la langue de
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Les Météores de Michel Tournier ou les nouveaux Dioscures
vent (p. 59), celle d’Éole — mais l’éolien est aussi le nom d’un dialecte,
ou plutôt d’un ensemble de dialectes parlés dans la Grèce ancienne.
Pour tournier lui-même, le langage des mythes pourrait être l’équi-
valent de l’éolien, de cette cryptophasie qui constitue le langage des
jumeaux. En s’efforçant de parler et de faire parler le langage des mythes,
le romancier semble en quête d’un langage mythique, d’une expression
qui se situerait au-delà de l’expression. Un épisode des Météores va dans
ce sens. Il est complexe, l’écrivain procédant à la fois par surimposition et
par glissement. Il est question d’un voyage que firent à Vérone les parents
de Jean-Paul, Édouard et Maria-Barbara. « L’orchestre et les chanteurs
de la scala de Milan y donnaient une représentation exceptionnelle de la
symphonie dramatique d’Hector Berlioz, Roméo et Juliette » (p. 274). Ce
couple a pu passer pour un modèle d’amour absolu. Ce sont, dira tournier
dans Le Vent Paraclet, comme tristan et Iseult, « des jumeaux déguisés
en couples mixtes, mais présentant le privilège gémellaire de la jeunesse
éternelle ». C’est pourquoi ils sont « à l’abri du vieillissement, mais tout
à fait réfractaire à la procréation » 16. Édouard et Maria-Barbara restent
très en deçà de l’idéal de Vérone. Les jumeaux iront, eux, au-delà. Ou du
moins le mythe des jumeaux doit aller au-delà de ces mythes hybrides. sous
le couvert du personnage d’Édouard (ce nom est, depuis Gide, celui du
porte-parole du romancier), tournier s’exprime pour son propre compte :
Édouard avait été frappé, comme tous ceux qui approchaient Jean et
Paul, par l’éolien, cette cryptophasie par laquelle ils communiquaient
secrètement entre eux au milieu des voix sans secret de leur entourage.
Or il se souvenait maintenant que, dans le Roméo et Juliette de Berlioz, les
circonstances extérieures du drame sont seules exprimées par les chœurs,
en paroles humaines, tandis que les sentiments intimes des deux fiancés
ne sont évoqués que par la musique instrumentale. Ainsi dans la troisième
partie, le tendre dialogue de roméo et de Juliette est tout entier contenu
dans un adagio où alternent les cordes et les bois.
Plus il y songeait, plus la comparaison de l’éolien avec une sorte de musique
sans paroles lui paraissait éclairante, musique secrète, accordée au rythme
du même courant vital, entendue par le seul frère pareil, et à laquelle les
autres ne comprennent rien, y cherchant vainement un vocabulaire et une
syntaxe (p. 275-276).
L’idéal pour l’écrivain serait de disposer d’une langue éolienne qui lui
permettrait d’entretenir une relation de complicité avec un lecteur-jumeau.
Pour cela, il devrait faire appel en lui non à la langue moderne, mais à ce
16. Le Vent Paraclet, p. 251.
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Variations corinthiennes
Le Miroir qui revient d’Alain robbe-Grillet
Les feux d’« Apostrophes » sont éteints. Le livre n’est plus en pile dans
les librairies. Le Miroir qui revient a rejoint sagement sur les rayonnages
les volumes de ses frères publiés aux Éditions de Minuit : même format,
même couverture blanche, même liseré bleu ciel rappelant discrètement
le titre épais de l’étoile emblématique… Pourtant cette « autobiographie
en règle » (Bertrand Poirot-Delpech) a défrayé la chronique littéraire,
et Alain Garric, dans Libération, a renvoyé le livre et son auteur aux
bibliothèques de gare. Célèbre au cours des deux précédentes décennies
pour avoir choisi ce qu’il appelle lui-même « l’hétérodoxie des structures
narratives », robbe-Grillet a soudain fait parler de lui, en 1985, parce qu’il
semblait revenir à l’orthodoxie.
Les critiques et les lecteurs avertis auront compris qu’Henri de Corinthe
n’appartient pas au même univers que le grand-père Canu, qui chantait
Le Temps des cerises, ou que le père antimilitariste et maurrassien à la fois.
Le comte Henri est un personnage imaginaire, et robbe-Grillet l’avoue
quand il écrit : « Je n’ai pas connu, personnellement, Henri de Corinthe. »
L’intrus s’introduit pourtant dès la première page du livre et il revient
comme le miroir, son miroir, qui justifie le titre. Comme l’a fait observer
Georges raillard, il revient sept fois. Ce sont sept images d’une vie, sept
variations sur un thème.
La présentation première d’Henri de Corinthe pourrait être consi-
dérée comme l’exposé du thème corinthien. La question liminaire
« Qui était Henri de Corinthe ? », les interrogations qui suivent font
attendre des réponses : ces variations justifient à elles seules l’entreprise
autobiographique.
Mais ce thème est déjà une variation. robbe-Grillet se dit tributaire
« des récits décousus qui circulaient à voix basse dans (s)a famille, ou aux
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table des matières
théorie 9
nouvelle critique, nouvelle aventure 11
Le mythe selon Jolles 15
La théorie de Jolles 15
Le mythe comme disposition mentale 18
Le geste verbal dans le mythe 21
Forme simple, forme actualisée, forme littéraire 22
Le contre-mythe : mythe constructeur et mythe destructeur 24
L’étude des mythes en littérature comparée 27
Mythanalyse et mythocritique 37
La « mythanalyse » selon Denis de rougemont 38
Une investigation de la littérature 38
La mythanalyse comme thérapeutique collective 41
La mythocritique selon Gilbert Durand 44
De la psychocritique à la mythocritique 44
Mythocritique de Xavier de Maistre 45
Le mythe et la structure du texte 51
Déinitions 51
structure du mythe 56
structure du texte 59
Émergence, lexibilité, irradiation 65
Émergence 65
Flexibilité 68
Irradiation 72
Mythocritique
Parcours 77
Le sonnet de la triple Diane 79
De l’image au mythe : prolégomènes à une mythologie du lac 87
Paysage 87
Image 90
Mythe 92
Le mythe d’Orphée dans Aurélia 99
« Les cris de la fée » 109
Le génie du lieu 109
Le secret d’un corps 115
La nouvelle sibylle 121
Le tombeau de sisyphe 125
À propos d’Orphée et de l’idylle
Victor Hugo et la littérature allemande 137
À propos du genre de l’idylle 138
À propos d’Orphée 144
Idylle et épopée 150
En marge de Partage de midi
Claudel et « le héros Izdubar » 157
Orphée-roi de Victor segalen,
ou le miracle de la lyre 165
Biographie et autobiographie dans Feux
de Marguerite Yourcenar 175
La tentation prométhéenne,
une igure mythique de l’engagement littéraire 183
L’ode pindarique aux xvie et xxe siècles 201
L’Ode à Charles Fourier d’André Breton 209
L’humour objectif 210
Fourier, nouvel Orphée 221
Les Météores de Michel tournier ou les nouveaux Dioscures 227
Variations corinthiennes
Le Miroir qui revient d’Alain robbe-Grillet 239
248
Composition :
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