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Mythocritique

Théorie et parcours

Pierre Brunel

DOI : 10.4000/books.ugaeditions.6426
Éditeur : UGA Éditions
Année d'édition : 2016
Date de mise en ligne : 29 mars 2019
Collection : Ateliers de l’imaginaire
ISBN électronique : 9782377471164

http://books.openedition.org

Édition imprimée
ISBN : 9782843103292
Nombre de pages : 252

Référence électronique
BRUNEL, Pierre. Mythocritique : Théorie et parcours. Nouvelle édition [en ligne]. Grenoble : UGA Éditions,
2016 (généré le 05 mai 2019). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/
ugaeditions/6426>. ISBN : 9782377471164. DOI : 10.4000/books.ugaeditions.6426.

© UGA Éditions, 2016


Conditions d’utilisation :
http://www.openedition.org/6540
Mythocritique
Une première édition de ce volume a paru en 1992 aux Presses universitaires de
France dans la collection « Écriture » dirigée par Béatrice Didier.
Je dédie cette nouvelle édition à la mémoire de Gilbert Durand, et je remercie
Isabelle Krzywkowski de l'avoir accueillie dans la collection « Ateliers de l’ima-
ginaire » des ELLUG.
Ma reconnaissance va aussi à tous ceux qui contribuent à faire rayonner la
mythocritique en France et à l'étranger, en particulier en Espagne et en Italie.
AtELIErs DE L’IMAGInAIrE

Collection dirigée par Danièle Chauvin et Isabelle Krzywkowski

« Ateliers de l’imaginaire » : le titre de cette collection dit assez le souci d’une


recherche en devenir, et la volonté de publier les travaux qui, depuis quelques années,
se multiplient en France comme à l’étranger dans les champs de l’imaginaire. Il s’agit
en efet ici de rassembler et de promouvoir avec la plus grande visibilité des études dont
le projet s’inscrit dans la mouvance de la critique de l’imaginaire largement comprise,
sans a priori d’école ou de tendances : études d’images, de motifs, de thèmes ou de
mythes ; études littéraires, philosophiques, historiques ou sociologiques ; monographies
ou travaux théoriques et méthodologiques… dans la mesure où tous s’intéressent à
l’imaginaire ou à l’imagination créatrice, personnelle ou collective.
« Ateliers de l’imaginaire » souhaite devenir en efet quelque chose comme une
bibliothèque de l’imaginaire, qui permette un état des lieux et suscite une avancée de
la rélexion théorique. Un lieu de transdisciplinarité qui contribue à estomper, sinon
toujours à abolir, les clivages depuis trop longtemps reconduits entre les disciplines
universitaires, particulièrement dans les sciences humaines. Un lieu de confrontation
dynamique avec ce qui s’écrit, en ce domaine, à l’étranger.
La collection s’adresse aux universitaires : enseignants, chercheurs, doctorants, étudiants.
Mais elle vise aussi un plus large public : celui qui s’interroge sur des phénomènes aussi
divers — et parfois aussi proches — que l’art ou la publicité, la religion, la politique
ou l’idéologie… celui qui cherche à mieux comprendre, en chaque homme et en tous,
la dimension fondamentale de la fonction imaginante.
Dans la même collection
Amphitryon, un mythe théâtral. Plaute, Rotrou, Molière, Dryden, Kleist
Ariane Ferry, 2011
Babel : ordre ou chaos ? Nouveaux enjeux du mythe dans les œuvres
de la Modernité littéraire
sylvie Parizet, 2010
L’Imaginaire de Georges Limbour
Ivanne rialland, 2009
Le Sphinx et l’Abîme. Sphinx maritimes et énigmes romanesques
dans Moby Dick et Les Travailleurs de la mer
Lise revol-Marzouk, 2008
Chants de pierres
Anne Gourio, 2005
Le Mythe littéraire de l’Atlantide (1800-1939). L’origine et la fin
Chantal Foucrier, 2004
Images fanées et matières vives. Cinq études sur la poésie Louis XIII
Véronique Adam, 2003
Petit Dictionnaire de mythologie populaire roumaine
Ion taloş. traduit par Anneliese et Claude Lecouteux, 2002
Albert Cohen mythobiographe
Évelyne Lewy-Bertaut, 2001
Montagnes imaginées, montagnes représentées.
Nouveaux discours sur la montagne, de l’Europe au Japon
sous la direction d’André siganos et simone Vierne, 2000
L’Imaginaire du secret
Pierre Brunel, 1998
L’Enfant-dieu et le poète. Culte et poétiques de l’enfance
dans le roman italien du xx e siècle
Gilbert Bosetti, 1997
Champs de l’imaginaire
Gilbert Durand. textes réunis par Danièle Chauvin, 1996
Pierre Brunel

Mythocritique
héorie et parcours

ellug
université grenoble alpes
grenoble
2016
Éléments de catalogage

Mythocritique. héorie et parcours / Pierre Brunel — Grenoble, ELLUG, 2016.


252 p. Couv. ill. en coul. ; 21,5 cm.
(Ateliers de l’imaginaire, Issn 1277-7749)
IsBn 978-2-84310-329-2

Illustration de couverture : Abel-Dominique Boyé, La Lyre immortelle (légende


d'Orphée). © Musée des Beaux-Arts — Mairie de Bordeaux. Photo L. Gauthier.

Première édition : Presses universitaires de France, 1992


© ELLUG 2016
Université Grenoble Alpes
Cs 40700
38058 GrEnOBLE CEDEX 9
IsBn 978-2-84310-329-2
Issn 1277-7749
0 mytho é o nada que é tudo.
Le mythe est le rien qui est tout.

Fernando Pessoa, « Ulisses »,


dans Mensagem, Messages, 1934.
théorie
nouvelle critique,
nouvelle aventure

Il est sans doute aussi abusif de parler de « nouvelle critique », aujourd’hui,


que de « nouveau roman ». Les deux expressions se ressemblent trop pour
que l’une n’ait pas été calquée sur l’autre. « nouvelle critique » devint
à la mode surtout quand raymond Picard, en 1965, lança le pamphlet
Nouvelle critique ou nouvelle imposture dans la collection « Libertés »
des Éditions Jean-Jacques Pauvert. Le chroniqueur de La Revue de Paris
y voyait un « Pearl Harbour de la nouvelle critique », et le journaliste de
Pariscope, habitué à parler de spectacles impressionnants, félicitait raymond
Picard de « tordre le cou à la nouvelle critique et proprement décapiter
un certain nombre d’imposteurs, parmi lesquels M. roland Barthes ».
Barthes, on le sait, décida de se défendre, et vigoureusement, contre une
attaque qu’il n’avait pas prévue. Dès les premières lignes de Critique et vérité,
en 1966, il faisait observer que ce qu’on appelle « nouvelle critique » ne
date pas d’aujourd’hui. Dès la Libération, « une certaine révision de notre
littérature classique a été entreprise au contact de philosophies nouvelles,
par des critiques fort différents et au gré de monographies diverses qui
ont fini par couvrir l’ensemble de nos auteurs, de Montaigne à Proust ».
Il y eut donc une ancienne nouvelle critique, comme il existe sans doute,
après 1966, une nouvelle nouvelle critique. L’accumulation des épithètes
ne change rien à l’affaire.
Curieusement, l’ancienne critique n’est pas la seule à faire l’histo-
rique de la nouvelle critique et à en dégager les différentes orientations.
L’accélération vers un nouveau toujours plus nouveau (on a connu aussi,
après 1960, un « nouveau nouveau roman », répertorié comme tel par
Jean ricardou) suppose un sens du progrès que bien des positivistes
auraient pu envier à notre avant-garde. Barthes lui-même, en naturaliste

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Mythocritique

à la recherche d’une classification, retenait quatre grandes familles corres-


pondant aux idéologies différentes auxquelles se serait frottée la nouvelle
critique : l’existentialisme, le marxisme, la psychanalyse, le structuralisme.
Dominique noguez trouva cette taxinomie commode et la reprit en
1968 à la fin du volume collectif issu d’une décade de Cerisy-la-salle,
consacrée en septembre 1966 aux Chemins actuels de la critique. Il crut
devoir la modifier un peu, renonçant à l’existentialisme au profit de la
critique thématique. L’existentialisme était pourtant à l’origine d’un
courant critique illustré entre autres par Claude-Edmonde Magny et par
sartre lui-même. serge Doubrovsky en était l’héritier dans Pourquoi la
nouvelle critique ? (1966). La critique thématique, née dans le sillage de
Gaston Bachelard, réunissait des critiques de grand talent, tels Georges
Poulet, Jean-Pierre richard ou Jean starobinski, sans qu’aucun se laissât
enfermer dans une formule figée.
sans doute était-il alors trop tôt pour introduire une tendance critique,
diffuse depuis longtemps, comme les précédentes, mais encore inorga-
nisée : la mythocritique, puisque tel est son nom, vint allonger la liste des
néologismes après 1970, à un moment où les esprits s’étaient déjà calmés
et où la question de la « nouvelle critique » était moins brûlante. C’est
pourquoi elle passa presque inaperçue. son promoteur était un philosophe
aussi, Gilbert Durand (1921-2012). Mais l’inlassable animateur du Centre
de recherche sur l’Imaginaire exerçait surtout son influence sur ceux qui,
régulièrement ou à l’occasion, venaient au séminaire ou aux colloques
organisés à Chambéry puis à Grenoble. Ce fut et c’est toujours le lieu de
discussions passionnées, de relations interdisciplinaires vraies, et d’ami-
tiés fécondes. Jamais on n’assista à la constitution d’une mythocritique.
J’essaie de montrer plus loin (« Mythocritique et mythanalyse ») que
Gilbert Durand ne laisse émerger le terme qu’assez tard, assez rarement,
et qu’il lui crée même un concurrent, d’ailleurs ancien. Par la suite, des
professeurs de littérature, simone Vierne et Danièle Chauvin entre autres,
ont volontiers parlé de mythocritique, et presque toujours pour rendre
hommage à Gilbert Durand 1.
Je serais ingrat si je ne rappelais pas ici ma dette à l’égard du CrI et de
celui qui en fut pendant longtemps le directeur 2. J’ai participé quelquefois
aux colloques de Grenoble et de Chambéry. J’ai été associé au groupe de
recherches coordonnées (GrECO) qui est venu l’élargir. Je ne suis pourtant
1. Voir en particulier Questions de mythocritique, Imago, 2005, ouvrage en forme de dictionnaire,
coordonné par Danièle Chauvin, André siganos et Philippe Walter.
2. Le CrI est devenu à date récente le laboratoire IsA(Imaginaire et socio-Anthropologie).

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nouvelle critique, nouvelle aventure

pas un disciple de Gilbert Durand. Je suis sans doute trop naturellement


indépendant pour cela. Je me suis senti attiré aussi, à partir de 1970,
par l’étude des mythes en littérature. C’était une manière pour moi de
retrouver les études grecques et les études latines, dont depuis longtemps
mes maîtres m’avaient donné le goût. C’était l’occasion de rappeler que la
littérature comparée est impossible si elle se coupe de ses racines antiques.
C’était aussi une réponse à l’appel des sciences humaines auquel, à cette
date, il était difficile de rester insensible. Je ne sais si j’ai engagé mon être
dans cette aventure ; mais j’y ai engagé ma curiosité.
Plusieurs fois, au cours des années qui ont suivi, j’ai eu le sentiment, en
étudiant certains textes, qu’un autre regard pouvait être porté sur eux si
on considérait avec une attention plus soutenue les éléments mythiques
qu’ils contiennent. À cette recherche, j’ai été tenté, à mon tour, de donner
le nom de « mythocritique ». Je l’emploie prudemment, même s’il s’étale,
comme je l’ai voulu, sur la couverture de ce livre. Cette recherche est
une autre aventure, dans laquelle je n’ai voulu entraîner personne et où
je désire éviter l’écueil du dogmatisme. C’est pourquoi, au lieu de pré-
senter un traité, que je suis bien incapable d’écrire, ou même l’une de ces
« Introductions » qui prennent l’aspect de manifestes, je me suis contenté
de rassembler des textes écrits, au cours de ma carrière universitaire, et au
hasard des circonstances. toutes ces études ne sont pas de mythocritique
pure. Peut-on imaginer une stricte obédience à des règles qui n’existent
pas ? Ces essais hésitent entre un désir de rigueur et le goût de la liberté.
s’ils tournent autour de la notion de mythe littéraire, ils ne retiennent
parfois qu’une notation fugitive.
Barthes, dans Critique et vérité, écrit que « passer de la lecture à la
critique, c’est changer de désir, c’est désirer non plus l’œuvre, mais son
propre langage ». J’espère ne pas me tromper sur moi-même en disant
qu’un tel narcissisme m’est étranger. Je ne conçois de critique, donc de
mythocritique, si l’on veut, qu’au service de l’œuvre et comme un autre
mode de la lecture. Et je serais plutôt tenté de penser, comme Maurice
Blanchot dans Lautréamont et Sade, que le propre de la « parole critique »
est qu’« en se réalisant elle disparaît ».

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Le mythe selon Jolles

Il est trop facile de parler de mythe n’importe quand à propos de n’importe


quoi. si l’on a le souci d’une terminologie précise, on ne peut qu’avoir le
désir « de combattre, par souci des formes et pour les définir, les relâche-
ments et la négligence de l’usage ». J’emprunte ces fortes paroles à André
Jolles (1874-1946), un universitaire d’origine néerlandaise qui fut à partir
de 1918 l’un des plus remarquables professeurs de Leipzig. rejetant deux
conceptions qui lui semblaient inacceptables, l’une transcendantaliste (le
mythe comme supérieur à tout discours), l’autre immanentiste (le mythe
se confondant avec le discours), il a proposé une thèse intermédiaire : il
crée une « forme simple » antérieure au langage écrit, mais « actualisée »
par lui et par le texte littéraire.

La théorie de Jolles
Avant d’aborder sa conception du mythe, il est indispensable d’indiquer
les grandes lignes de la théorie développée dans son grand livre, Einfache
Formen 1. C’est une entreprise de recherche morphologique en matière de
critique littéraire. L’auteur veut éliminer tout ce qui est conditionné par le
temps ou individuellement mouvant pour établir la forme, la circonscrire et
la connaître dans son caractère fixé. Il s’agit bien d’un structuralisme, mais
d’un structuralisme non linguistique. Au lieu de partir des unités et des
articulations du langage telles que nous les livrent la grammaire, la syntaxe
et la sémantique, il veut partir de formes qu’on pourrait définir comme
des formes a priori. sont-elles des formes mentales ? On sent que Jolles
est tenté par l’intellectualisme pur, mais il résiste, et il veut maintenir ces
formes simples au cœur même du langage. Jakob Burckhardt (1818-1897)
1. Halle, niemeyer Verlag, 1930 ; rééd. 1982 ; trad. franç. Formes simples, par Antoine-Marie
Buguet, Éd. du seuil, 1972.

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Mythocritique

disait qu’on ne pouvait saisir la préhistoire qu’historiquement. De la même


façon, Jolles ne peut percevoir que dans le langage la forme simple qui est
à l’œuvre dans le langage. Ce sont, écrit-il, des « formes qui se produisent
dans le langage et qui procèdent d’un travail du langage lui-même, sans
intervention, pour ainsi dire, d’un poète ».
Encore faut-il imaginer ce travail du langage lui-même. tout plein
d’esprit germanique, Jolles invente un système triadique à plusieurs niveaux.
De même qu’il existe trois fonctions dans la société (cultiver, travail qui
rattache les choses à un ordre ; fabriquer, travail qui change l’ordre des
choses ; interpréter, travail qui prescrit l’ordre), il y a trois fonctions du
langage (le « travail de production du langage », qui rattache les choses à
un ordre, les fait entrer et admettre dans la vie de l’homme sans empêcher
leur cours naturel ; l’acte poétique au sens fort du terme, qui crée des figures
mythiques ou des types ; l’interprétation, qui est élucidation du signe).
nomination, fabrication, interprétation : j’aimerais illustrer ces trois
fonctions en partant de l’admirable Chanson d’Ève de Charles Van
Lerberghe 2. Dieu, qui pour le poète belge a créé le monde en même temps
que la femme, charge notre mère de « donner à tous les êtres » qu’il a créés
« une parole de (s)es lèvres, / Un son pour les connaître ». Ève va donc
nommer les roses, la pluie, la poussière. C’est la première fonction. Mais
elle ne peut le faire qu’en fabriquant de la poésie : elle imite le cours de l’eau
par exemple, dans une première mimèsis qui est aussi la première poièsis :
Et tu descends par des pentes douces
De fleurs et de mousses,
Vers l’océan originel,
toi qui passes et vas, sans cesse, et jamais lasse
De la terre à la mer et de la mer au ciel.

Elle interprète aussi : elle dit l’eau « vivante », « simple et claire », elle
chante « l’âme longtemps murmurante / Des fontaines et des bois », elle
fait parler les choses (c’est ainsi, par exemple, que la poussière lui parle).
Elle voit partout la présence de Dieu.
Voici un autre exemple bien connu, la célèbre phrase de Mallarmé,
dans « Crise de vers » :

2. Publiée en 1904, La Chanson d’Ève a été rééditée en 1980 par Jacques Antoine, à Bruxelles
(Passé et présent). Le poème cité a pour titre Premières Paroles.

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Le mythe selon Jolles

Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en
tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève,
idée même et suave, l’absente de tous bouquets.

tout commence avec une simple nomination. Mais cette nomination


suffit pour une création, qui s’efface pourtant derrière l’« idée » de fleur.
On pourrait retrouver le même schéma dans le mythe. Pour Mallarmé,
dans Les Dieux antiques (1880), Phoibos n’est qu’une manière de nommer
la lumière (« Phoibos veut dire seigneur de “la lumière” ou de “la vie” ; et
Dèlos, où est né le dieu, veut dire la “terre brillante” ; c’est de là qu’il est
aussi appelé Lykégénès, issu de la lumière. sa mère est Léto (Latona), qui
veut dire “la nuit d’où semble surgir le soleil” »). Mais cette accumulation
déjà est créatrice d’un ensemble lumineux. La nomination, première pour
Mallarmé, fit naître le mythe : « Phoibos, le mythe ici vivant et point le
simple nom, est fils de Zeus, parce que le soleil, comme Athéné ou l’aurore,
s’élance, le matin, du ciel. » On sait comment dans le premier des deux
Hymnes homériques à Apollon, l’Archer fait trembler les autres dieux
dès qu’ils entendent ses pas dans la demeure de Zeus 3 : Mallarmé peut
interpréter cette surprise comme celle de la lumière.
André Jolles distingue encore trois niveaux dans le travail du langage :
la formation du langage en soi (pour lequel on a cherché des explications
mythiques) ; la formation des formes simples ; la formation de l’œuvre
littéraire, qui apporte la plénitude définitive. Dans le temps qui correspond
à la deuxième étape, la langue se consolide elle-même dans une première
forme littéraire grâce aux unités d’événement : « toutes les fois qu’une
activité de l’esprit amène la multiplicité et la diversité de l’être et des
événements à se cristalliser pour prendre une certaine figure, toutes les
fois que cette diversité saisie par la langue dans ses éléments premiers et
indivisibles, et devenue production du langage peut à la fois vouloir dire
et signifier l’être et l’événement, nous dirons qu’il y a naissance d’une
Forme simple. »
Il y aurait beaucoup à dire sur cette notion de forme (Gestalt) qui sup-
pose d’une part qu’on fasse abstraction de l’aspect de mobilité (d’où le
premier principe de Jolles : « Élimin(er) tout ce qui est conditionné par le
temps ou individuellement mouvant »), d’autre part qu’une connexion
de parties se forme (d’où le second principe : « se demander pour chaque
poésie dans quelle mesure les forces constitutives et limitatives de sa forme
3. Homère, Hymnes, texte établi et traduit par Jean Humbert, Les Belles Lettres, coll. des
« Universités de France », 1951, p. 79.

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Mythocritique

ont abouti à une composition que l’on peut connaître et distinguer. ») Il


faut surtout insister sur le caractère virtuel de cette forme simple : elle sera,
à l’origine de la création littéraire, une « puissance agissante ».
sa démarche, pour chacune des neuf formes (Légende, Geste, Mythe,
Devinette, Locution, Cas, Mémorables, Conte, trait d’esprit) sera donc
toujours la même : la découverte d’une certaine disposition mentale, que
viendra éclairer un geste verbal. Puisque la forme simple est virtualité, il
faudra étudier la manière dont elle se concrétise dans des formes actuelles
et en particulier dans des formes littéraires. Pour terminer, le critique
cherchera à faire la contre-épreuve : il partira à la recherche d’une anti-
forme qui, a contrario, confirmera l’existence et l’efficience de la forme.
Avant d’aborder le Mythe, je prendrai l’exemple peut-être plus clair de
la Légende (Legende dans le texte allemand : c’est la première des formes
simples envisagées par Jolles). Au sens étymologique du terme, legenda,
ce sont les choses à lire, et en particulier les vies de saints. La disposition
mentale sera le besoin d’un modèle à imiter. Le geste verbal sera une
image frappante, un motif ou un ensemble de motifs (la tête décollée, par
exemple). Actualisée dans les vies de saints, comme celles que contient
la Légende dorée de Jacques de Voragine, la légende pourra prendre une
forme proprement littéraire (La Légende de saint Julien l’Hospitalier de
Flaubert, le « saint Georges » de Claudel dans Feuilles de saints). L’anti-
légende substituera au modèle un repoussoir : Don Juan, Faust, le Juif
errant sont autant de contre-modèles dans ce qui est pour Jolles, non des
mythes, mais des anti-légendes.

Le mythe comme disposition mentale


Jolles, au début de son chapitre sur Die Mythe, veut nous donner l’impres-
sion d’une très grande confusion. Il nous met sous les yeux le fouillis des
définitions dans les usuels et aussi la manière dont le mythe et l’histoire se
trouvent mêlés dans l’epos. La guerre de troie, par exemple, naît de cette
conjonction : en admettant qu’il demeure des traces de l’antique Ilion
(et l’on sait combien les travaux archéologiques de schliemann en Asie
Mineure ne sont pas parvenus à faire une lumière définitive : Proust s’en
moque quelque part dans À la recherche du temps perdu), il serait difficile
à un historien d’admettre qu’Apollon est venu combattre du côté des
troyens et Athéna du côté des Grecs. Mais Apollon n’appartient pas à
la légende ; il n’est pas ce qu’on peut appeler un modèle : dans l’Orestie
d’Eschyle, il est jugé « peu sage », lui qui a conseillé à Oreste de tuer sa

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Le mythe selon Jolles

mère pour venger son père. Il est essentiellement Loxias, l’Oblique, le


Mystérieux.
Or c’est précisément du mystère que va naître le mythe. La disposition
mentale favorable au mythe est l’humeur interrogeante. Je me trouve
devant quelque chose que je ne comprends pas, dont aucune théorie ne
m’explique la cause. Je cherche donc un autre type d’explication, sans
le secours de la raison ou de l’expérience scientifique. Je crée une cause.
Claudel décrit très bien ce recours au mythe dans l’apostrophe au pro-
fesseur de l’Art poétique (1907):
Professeur ! dans votre classe il fait parfaitement clair, et la lumière qu’elle
cube suffit excellemment sous l’abat-jour aux sages cahiers que les élèves
engraissent de votre doctrine. Mais apprenez-le ! l’homme est encore nu !
sous le vêtement immonde, il est pur comme une pierre ! Pour moi, le noir
de votre tableau ne me suffit pas, ni ces maigres signes qu’y trace la craie.
Ce qu’il me faut, c’est le ciel noir lui-même ! […] Insensé, qui pense que
rien peut s’épuiser comme sujet de connaissance, jamais ! Je vous le dis :
vous n’avez point diminué la nature, vous n’avez ravi rien, vous n’avez
point tari le génie de sa liberté et de sa joie ! La mer conserve ses trésors ;
Apollon entre encore aux forges du tonnerre ! Ouvrez les yeux ! Le monde
est encore intact ; il est vierge comme au premier jour, frais comme le lait 4.

Un élève, d’ordinaire, pose des questions et si le maître en pose, comme


le fait si volontiers socrate, c’est qu’il feint de se mettre à la place de
l’élève, ou du moins de l’ignorant. Mais nous sommes tous au monde à
nous interroger, à rester suspendus à la quadruple question que Voltaire
a exprimée dans un de ces vers didactiques dont il eut le secret :
Qui suis, où suis-je, où vais-je et d’où suis-je tiré ?

J’aimerais citer ici un très beau poème de Jules supervielle, dans


Gravitations (1925): il s’intitule Âge des cavernes et suggère le caractère
universel de l’interrogation. « Les racines se demandent s’il faut s’accou-
pler ainsi au sol. » « La mer entend un bruit merveilleux et ignore en être
la cause », les animaux passent précédés d’un cou immense qui sonde
l’inconnu, « les animaux se demandent lequel parmi eux sera l’homme
un jour », « l’homme se demande si vraiment ce sera lui ».
On peut partir de la question, mais on peut partir aussi de la réponse. Car
il existe des textes, et ce sont souvent des textes sacrés, qui nous expliquent
4. Claudel, Œuvre poétique, éd. de Jacques Petit, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,
1967, p. 132-133.

19
Mythocritique

avec des mythes ce que notre raison ne comprend pas. C’est la fonction
de tous les récits de genèse. Jolles cite le récit de la Bible ; mais ce n’est
qu’une tradition parmi d’autres. Je renvoie, pour donner une idée de leur
multiplicité, et en même temps de leur profonde unité, au volume publié
en 1959 aux Éditions du seuil dans la collection « sources orientales »
et intitulé La Naissance du monde : on y trouvera des traditions venues
de l’Égypte ancienne, du Laos, du tibet, de sumer, des Hourrites et des
Hittites, de l’ancienne Chine, de turquie, d’Israël, de l’Islam, de l’Inde,
de l’Iran préislamique et du siam.
Dans tous les cas, l’homme pose une question devant le monde dans
lequel il se trouve placé. Et une réponse se donne d’elle-même à lui, soit
qu’elle se propose, soit qu’elle s’impose. Jolles voit dans ces mythes géné-
siques la forme idéale du mythe, à tel point qu’il serait prêt à réduire le
mythe au mythe à caractère étiologique. « Quand l’univers se crée ainsi
à l’homme par question et par réponse, une forme prend place, que nous
appellerons mythe. »
Les Métamorphoses d’Ovide commencent sur un grand récit des origines
du monde et de l’homme. Ce n’est pas un hasard, me semble-t-il, si deux
traditions apolliniennes s’y trouvent représentées : la fable de Python et
celle de Daphné. Apollon, dieu de la lumière, n’est pas défini comme le
Dieu du Fiat Lux, mais il reste un dieu proche de la naissance du monde.
sa victoire sur Pythô, à l’emplacement futur de thèbes, doit être inter-
prétée comme une victoire sur les ténèbres et le chaos. Quant à l’histoire
de Daphné, elle peut passer pour le type même du mythe étiologique.
Ovide prend soin d’indiquer, au moment de la mort de Pythô, que « le
laurier n’existait pas encore, et Phoebus (vainqueur) ceignait ses tempes
charmantes, à la longue chevelure, des dépouilles du premier arbre venu » :
Nondum Taurus erat, longoque decentia crine
Tempora cingebat de qualibet arbore Phoebus.
(Livre I, vers 450-451)

La place est préparée pour la fable de Daphné, le mythe étiologique de


la création du laurier.
À propos du laurier, comme des autres arbustes à feuillage persistant,
une question se pose, et elle correspond à la disposition mentale du mythe :
pourquoi le laurier est-il toujours vert ? La fable d’Ovide l’explique.
Quand la fille du Pénée a définitivement échappé à la quête amoureuse
d’Apollon et que le fleuve son père a transformé Daphné en arbuste, le

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Le mythe selon Jolles

dieu inséparable se console en décidant que ce sera désormais son arbre,


et qu’il sera immortel comme lui : « De même que ma tête conserve, avec
sa chevelure respectée des ciseaux, toute sa jeunesse, toi, de ton côté, en
toute saison, porte toujours la parure de tes feuilles. »
Quelle valeur attribuer à ces explications ? Claude Lévi-strauss a eu beau
jeu de dire, dans son Anthropologie structurale, que le mythe étiologique
était faussement étiologique. sans parler de la valeur poétique qu’un
dilettante peut lui trouver, un tel mythe peut être vrai pour quelqu’un
s’il est un objet de foi pour lui.

Le geste verbal dans le mythe


À l’origine du mythe, pour Jolles, il est une question qui « vise l’être et
la nature profonde de tous les éléments de l’univers dont on observe à la
fois la constance et la multiplicité ». À cette question, le mythe donne
une réponse, et cette réponse « prend tous ces éléments et les réunit dans
un événement dont l’unicité absolue ramène à l’unité la pluralité et la
constance, et donne à cette unité une figure à la fois solide et mouvante
au sein de cet événement qui devient alors destin et destinée ».
L’événement (Geschehen) est le geste verbal du mythe. Il importe, pour
comprendre cette affirmation fondamentale, de distinguer entre l’accident
et l’événement. L’accident est ce qui arrive par hasard, dans un univers
qui semble abandonné à la contingence. L’événement est au contraire la
manifestation d’une nécessité latente. C’est pourquoi Jolles est en droit
de reprendre l’idée du destin, cette nécessité qui se manifeste dès lors
que l’homme s’expose au danger. Quand, dans la tragédie de sophocle,
le chœur des salaminiens s’interroge sur l’acte insensé, incompréhensible
d’Ajax (une hécatombe de bétail quand il croyait affronter ses ennemis),
il envisage l’hypothèse de l’accident, et même de ce que j’appellerais
l’accident supérieur — la mauvaise humeur d’un dieu pour une cause
futile, Enyalios, par exemple, Arès, le dieu à la cuirasse de bronze qui,
ayant prêté au héros l’appui de sa lance, aurait maintenant à se plaindre
de son ingratitude 5. Mais son mal, comme celui de Phèdre, vient de plus
loin. Le Messager l’exposera au moment où le suicide du héros semble
imminent : Ajax s’est montré insensé non pas seulement la nuit précédente,
au moment de l’hécatombe, mais dans un passé déjà lointain, le jour où
il a négligé les avis de son père et a proclamé qu’il était sûr de ramener la
5. Ajax, édition établie par Alphonse Dain, traduction de Paul Mazon, Les Belles Lettres, coll.
des « Universités de France », 1965.

21
Mythocritique

gloire sans les dieux (v. 767-768). Le Chœur a beau appeler à l’aide Pan
et Apollon (second stasimon), la vague s’est abattue. C’est Ajax lui-même
qui a utilisé cette métaphore, l’illustration du geste verbal de l’événement :
ἵδεσθέ μ’ οἷον ἄρτι ϰῦμα φοινίας ὑπὸ ζάλης
ἀμφίδρομον ϰυϰλεῖται
Voyez donc quelle vague est venue tout à l’heure, sous la poussée d’une
tourmente meurtrière, m’assaillir et m’envelopper (v. 351-352).

À la fin des Choéphores d’Eschyle, une image voisine permettait d’ex-


primer le retour périodique de l’événement : les orages qui se sont abattus
sur la famille des Atrides depuis la faute originelle (celle de tantale, ou
de Pélops, ou d’Atrée) et dont voici le troisième (tritos cheimôn) — le
meurtre de Clytemnestre par son fils.
Dans Les Bacchantes d’Euripide, le roi de thèbes, Penthée, est prédes-
tiné par son nom lui-même à devenir malheureux (penthos veut dire « le
deuil », et Dionysos lui-même fait observer que tout un destin est contenu
dans ce nom, v. 508), mais il a aggravé son cas en se montrant incapable
de reconnaître la divinité de Dionysos. L’événement va correspondre
à l’enosis, la « secousse », l’irruption du dieu, l’éruption de sa divinité.
Il est juste de dire, avec Jolles, que l’événement est contraignant, qu’il
ramène de la multiplicité à l’unité. Mais je crois qu’il faut ajouter qu’il
correspond à une image forte, qui est sa manifestation dans le texte, et qui
dans le drame sera un acte, au sens le plus plein du terme.

Forme simple, forme actualisée, forme littéraire


Je n’ai pas pu m’empêcher de faire appel à des formes littéraires très
élaborées. À dire vrai, Jolles lui-même anticipe dans son chapitre sur le
mythe, et il traite de la forme actualisée et de la forme littéraire avant de
dégager le geste verbal.
Il est difficile d’établir le départ entre la forme simple et la forme
actualisée puisque c’est au sein même du langage que Jolles s’efforce de
saisir la disposition mentale. Il s’est appuyé lui-même sur la création des
luminaires dans la Genèse. Il aurait pu, je l’ai dit, prendre d’autres exemples
en empruntant à des traditions écrites ou même orales. Le geste verbal,
l’événement, est clairement indiqué dans le texte : « il en fut ainsi », « il y
eut un soir et il y eut un matin ». Ce que Valéry appelle dans Le Cimetière
marin l’« événement pur » est saisi à la fois dans sa manifestation et dans
ses conséquences.

22
Le mythe selon Jolles

Comme exemple de forme littéraire, Jolles a pensé à juste titre à la


Première Pythique de Pindare et au mythe de l’Etna qu’elle contient.
rien de plus surprenant, rien de plus représentatif de ce que peut être un
événement que l’éruption d’un volcan. L’image pourrait même être uti-
lisée métaphoriquement, comme celle de la vague, comme celle de l’orage,
pour suggérer la catastrophe tragique. Au moment de l’enosis dans Les
Bacchantes le feu souterrain jaillit du tombeau de sémélé avec un bruit de
tonnerre (Bromios, autre nom de Dionysos) qui est bien celui d’un séisme.
L’éruption volcanique paraît mystérieuse. Elle l’était bien davantage
encore pour les Anciens, qui ne disposaient pas des explications qui nous
sont fournies par les savants. Il y a toujours quelque part « la reine, la
sorcière qui allume sa braise dans le pot de terre » (rimbaud, Après le
déluge). Dans le mythe pindarique le fauteur d’éruptions va être typhon,
l’ennemi des dieux, dont le corps gigantesque a été enseveli après sa révolte
et sa défaite et s’étend de Cumes, sur les côtes de l’Italie, jusqu’en sicile.
Quand ce corps se réveille, l’Etna vomit les flammes et la lave.
typhon, dont Hésiode avait déjà évoqué la défaite dans la Théogonie,
est une manière d’anti-Apollon, comme Pytho. En effet, il est insensible à
l’effet apaisant de la phorminx, la lyre d’or qui est l’apanage d’Apollon et
des Muses. La première triade de l’ode établit un contraste très fort entre
l’obéissance générale à la phorminx (celle des choreutes, bien sûr, mais aussi
celle de l’aigle de Zeus, qui s’endort, et celle d’Arès, qui consent à prendre
du repos) et le trouble douloureux de tout ce que Zeus n’aime point :
et il frémit aussi, celui qui gît dans le tartare affreux, l’ennemi des dieux,
typhon aux cent têtes. Jadis il grandit dans l’antre fameux de Cilicie ;
aujourd’hui, les hauteurs qui dominent Cumes et opposent leur barrière
à la mer pèsent, avec la sicile, sur sa poitrine velue, et la colonne du ciel le
maîtrise, l’Etna couvert de neige, qui toute l’année nourrit la glace piquante 6.

Cette description, fait observer Jolles, apporte une première réponse à


la question implicite : qu’est-ce qu’une montagne ? C’est une colonne du
ciel (kiôn ourania, le mot kiôn désignant une des colonnes qui séparent
le ciel et la terre dans la cosmogonie d’Homère et dans celle d’Hésiode).
L’autre question est posée par l’éruption, splendidement évoquée au début
de la seconde triade, et enrichie de deux réponses, également mythiques :
le feu souterrain est celui d’Héphaïstos, de ce que Claudel a appelé « les

6. Pindare, Pythiques, édition et traduction d’Aimé Puech, Les Belles Lettres, coll. des
« Universités de France », 1955, p. 29.

23
Mythocritique

forges du tonnerre », la secousse est celle de typhon, le captif impatient.


Jolles complète en affirmant que « la montagne, ce pilier du ciel, est aussi,
et de haut en bas, le géant, l’ennemi. Par deux fois, le phénomène répond
et sous la contrainte d’une question, s’avoue lui-même ; par deux fois il
se crée, se cristallise et s’écrit en gestes verbaux. Le Pilier du ciel devient
l’ennemi des dieux qui vomit le feu ».
Les éruptions constituent des événements. Mais elles sont impuissantes
contre la toute-puissance de Zeus, qui règne sur ces contrées comme ail-
leurs. sensible au vacarme de l’Etna, le poète n’est pas moins sensible à
l’harmonie de ces paysages siciliens où Hiéron, le roi de syracuse, a fondé
une colonie nommée elle aussi Etna et confiée à son fils Dinomène. Il a
fallu, pour affirmer le nouveau pouvoir, remporter des victoires sur les
ennemis tyrrhéniens ou carthaginois. Un système analogique s’établit : les
ennemis sont les nouveaux typhons, les guerres sont d’autres éruptions
qui n’empêcheront pas Hiéron et Dinomène de faire triompher la paix,
si du moins ils ne sont pas insensibles aux sages conseils que distribue
le poète. On passe clairement de la fonction étiologique du mythe à sa
fonction allégorique.
Ces deux fonctions sont à l’origine de ce que Jolles appelle la forme
relative du mythe. Il serait plus juste de parler des formes relatives, car il en
évoque au moins deux : le conte à allure étiologique (l’histoire de la paille,
de la braise et de la fève) où la question n’est pas résolue de l’intérieur,
et où l’on crée artificiellement un mythe ; le mythe allégorique auquel
socrate recourt souvent dans les dialogues platoniciens, quand le mythos
prend le relais du logos.

Le contre-mythe : mythe constructeur et mythe destructeur


On peut être déçu par la fin du chapitre de Jolles, où j’ai élagué quelques
développements annexes (sur les mythes migrants, par exemple). En guise
de contre-forme, de contre-mythe, il nous propose ce qui, il le reconnaît
bien volontiers, est encore un mythe : le « mythe destructeur (qui) va de
pair avec le mythe constructeur », l’Apocalypse qui est diamétralement
opposée à la Genèse.
Pour Jolles, il y a bien encore ici question et réponse. La question est
celle des fins dernières ou de la mort. La réponse peut être désolante
ou consolante. On observera pourtant qu’elle est souvent consolante,
c’est-à-dire qu’elle laisse entrevoir une nouvelle création : « à l’instar du

24
Le mythe selon Jolles

contre-saint qui peut se transformer en un saint » (on songe à Miguel


Mañara), « le mythe peut, lui aussi, rebâtir sur le chaos un univers nou-
veau ». C’est ce qu’a étudié souvent Mircea Eliade, en particulier dans
Le Mythe de l’éternel retour.
Mircea Eliade montre très bien par exemple comment passe chez les
poètes latins un frisson d’apocalypse, en particulier celui d’une destruction
par le feu, une ekpyrosis imaginée par les stoïciens. Lucain s’en fait l’écho
dans la Pharsale quand il raconte le passage du rubicon et les craintes
de nigidius Figulus. Horace exprime sa crainte quant au sort futur de
rome dans la XVIe Épode. Virgile va au-delà de cette crainte tant dans
la IVe Bucolique que dans l’Énéide : il chante alors le retour des siècles,
l’espoir que rome pourra se régénérer périodiquement ad infinitum.
Eliade voit là « un suprême effort pour libérer l’histoire du destin astral
ou de la loi des cycles cosmiques », un retour du « mythe archaïque de la
régénération annuelle du Cosmos au moyen de son éternelle recréation
par le souverain ou par le prêtre » 7.
Les anciens scandinaves ont connu aussi l’image d’une destruction
finale par le feu, appelée par la conflagration initiale. régis Boyer a mis en
valeur cette symétrie et rappelé la signification exacte du mot ragnarök,
c’est-à-dire non pas le crépuscule des puissances (le Crépuscule des dieux
wagnérien), mais le Jugement, ou Destin, des Puissances. Les plus belles
strophes de la Völuspa en décrivent les signes annonciateurs : le chant
des trois coqs, la fureur de Fenrir dans ses chaînes (qui peut faire penser
à l’impatience de typhon), l’hiver formidable, la disparition du soleil
et de la lune, le tremblement d’Yggdrasill, l’ultime combat des dieux,
l’embrasement universel. Mais « passé cet effroyable cataclysme va venir
la régénération universelle qui retrouve, sublimisé, l’âge d’or initial 8 ».
Ce n’est pas un hasard si l’Islande, le pays des volcans, a connu une
tradition mythique comme celle-ci. Aimé Césaire a fait aussi du volcan
l’un des motifs centraux de sa poésie. Il a même affirmé qu’elle était
« péléenne », par allusion à la Montagne Pelée, ce volcan de la Martinique
qui s’est réveillé en 1902. Au cours d’un entretien avec Jacqueline sieger,
il comparait au volcan « la plongée en (soi-même) » et la « façon de faire
éclater l’oppression dont (il) étai(t) victim(e) » : « Il entasse sa lave et son

7. Mircea Eliade, Le Mythe de l’éternel retour, Gallimard, 1969, rééd. coll.« Idées/nrF »,
p. 157-160.
8. régis Boyer, La Religion des anciens Scandinaves, Payot, 1981, p. 201 et suiv.

25
Mythocritique

feu pendant un siècle et un beau jour ça pète, tout cela ressort… ». Et ce


n’est pas là une simple allégorie. On assiste bien à « l’irruption des forces
profondes, des forces dans les profondeurs de l’être qui remont(ent) à la face
du monde exactement comme une éruption volcanique ». Moi, laminaire…
évoque encore la « suractivation des terres », le « délire compliqué des
roches mal roulées », « le grand air silencieux de la déchirure ». « soleil
safre » commence « au pied de volcans bègues ». L’écroulement est aussi
éboulis du langage : les « mots » s’accumulent sur les « maux » et cette
poésie éruptive semble vouloir rendre le monde et l’homme au chaos.
Mais « Maillon de la cadène » s’achève sur la volonté de « te bâtir » 9.
On songe à rené Char : détruire, mais avec des « outils nuptiaux »…

9. Aimé Césaire, Moi, laminaire…, Éd. du seuil, 1982, p. 36.

26
L’étude des mythes en littérature comparée
À la mémoire de Henry H. H. Remak

si l’on en croit l’ancien manuel de Claude Pichois et André-Michel


rousseau, le comparatiste est « comme chez lui » parmi les mythes 1.
Pour ma part, je serais tenté de penser qu’il ne sort guère de cette demeure
grandiose. Encore trop rares sont, en effet, les études comparatistes en ce
domaine malgré des développements récents. Aucun titre n’apparaissait
en 1967 dans la bibliographie du « Pichois-rousseau » (alors qu’on en
relevait quelques-uns à la rubrique « thèmes et motifs »). Le bilan était
un peu moins négatif dans le chapitre VI du manuel de simon Jeune,
Littérature générale et littérature comparée, publié la même année : on
y relevait les noms de Gendarme de Bévotte, Léo Weinstein, Charles
Dédéyan, Friedrich Gundolf, Maurice Descotes et raymond trousson,
respectivement pour Don Juan, Faust, César, napoléon et Prométhée. Mais
le chapitre en question traitait des « types » et des « thèmes », et non des
« mythes ». L’ouvrage de Charles Dédéyan s’intitule Le Thème de Faust
dans la littérature européenne, celui de raymond trousson Le Thème de
Prométhée dans la littérature européenne. Un problème fondamental se
trouve ainsi posé, qui est un problème de terminologie.
raymond trousson s’arrêtait avant 1970 à la notion de thème, comme
le prouve son essai de méthodologie Un problème de littérature comparée :
les études de thèmes (1965). La refonte de ce livre en 1981 sous le titre
nouveau Thèmes et mythes prouve que ce n’était pas là un choix délibéré,
mais une concession à la tradition. Cette tradition, raymond trousson

1. La littérature comparée, Armand Colin, coll. « U2 », 1967, p. 147. remanié, le livre est
devenu en 1983 Qu’est-ce que la littérature comparée ?, sous la triple signature de Pierre Brunel,
Claude Pichois et André-Michel rousseau.

27
Mythocritique

a compris qu’elle était révisable et que la littérature comparée, comme


les autres disciplines, a intérêt à revoir de temps en temps sa terminologie
pour l’affiner, sans jamais la concevoir comme immuable. Dans le livre de
1965, le thème était défini comme « l’expression particulière d’un motif,
son individualisation ou, si l’on veut, le résultat du passage du général au
particulier 2 ». Il faut donc revenir à une autre notion, celle de « motif »,
définie elle-même comme « une toile de fond, un concept large, désignant
soit une certaine attitude — par exemple la révolte — soit une situation
de base, impersonnelle, dont les acteurs n’ont pas encore été individualisés
— par exemple les situations de l’homme entre deux femmes, de l’oppo-
sition entre deux frères, entre un père et un fils, de la femme abandonnée,
etc. » (p. 12). Cette terminologie ne pouvait faire l’unanimité. Dans une
note discrète 3 simon Jeune proposait d’appeler plutôt « types » ce que
r. trousson appelait « thèmes ». Le type, c’est « un héros précis, réel ou
légendaire (parfois, création purement littéraire d’un auteur) qui, doué
d’une personnalité particulièrement forte ou impliqué dans une situation
exemplaire ou déchirante, a frappé l’imagination des écrivains qui en ont
fait le type d’un certain caractère ou d’une certaine destinée » (p. 63).
L’un et l’autre évitaient alors le mot « mythe », sans y parvenir complè-
tement : r. trousson semblait à plusieurs reprises assimiler le « mythe »
et le « thème » (p. 7 « nos mythes et nos thèmes légendaires sont notre
polyvalence » ; p. 35 « littéraires ou religieux, l’on peut considérer que
les mythes, ou les thèmes, sont demeurés la représentation symbolique
d’une situation humaine exemplaire, d’un cas particulier haussé à la
valeur exemplaire ») ; s. Jeune était prêt à utiliser indifféremment le
mot « mythe » et le mot « thème » (p. 65 « On connaît en particulier
l’extraordinaire fortune du type et du mythe de tristan symbolisant
l’amour fatal qui balaie toutes les contraintes morales et ou sociales, et
qui finalement s’affirme plus fort que la mort même »).
À la confusion qui naissait de la confrontation de leurs deux terminolo-
gies s’ajoutait donc une confusion créée, à l’intérieur même de chacune, par
la substitution, toujours possible, d’un mot à l’autre. Or cette substitution
est, dans les deux cas, très regrettable. En effet le mythe subit une double
réduction : réduction au nom du héros mythique principal ; réduction à
une « situation particulière ». Comme exemple simple, on peut prendre le
2. Un problème de littérature comparée : les études de thèmes, Minard, 1965, p. 13. C’est à ce
volume que renverra la pagination in-texte.
3. Littérature générale et littérature comparée, Minard, 1967, p. 62, n. 29. C’est à ce volume que
renverra la pagination in-texte.

28
L’étude des mythes en littérature comparée

mythe d’Oreste, étudié par Jean-Louis Backès 4, dont les deux composantes
seraient : le nom d’Oreste ; l’obligation où il se trouve de tuer sa mère pour
venger son père. Or il existe des parricides par vengeance qui ne s’appellent
pas Oreste (Alcméon et, sous une forme indirecte, Hamlet) et des Oreste
qui ne sont pas des parricides (à commencer par le plus ancien des Oreste
connus, celui d’Homère). De la même manière, réduire le mythe de Don
Juan à l’incarnation du « motif du séducteur 5 » revient à élaguer la tradi-
tion du « Don Juan Maraña » ou « Mañara », si importante à l’époque
romantique. Même dans la comedia de tirso de Molina, El Burlador de
Sevilla, il s’agissait beaucoup moins de séduire (comme l’a cru le premier
traducteur français, Ch. Poitvin) que d’abuser — les femmes, certes, mais
aussi le marquis de la Mota, le roi et Dieu lui-même.
Il serait sage d’établir ce premier principe : le mythe est un ensemble,
qui ne saurait se réduire ni à une situation simple (ce que r. trousson
appelle un « thème de situation ») ni à un type (ce que r. trousson
appelle un « thème de héros »). Le type apparaît comme un avatar du
héros mythique. Fixé à un moment donné, il peut donner l’illusion d’avoir
effacé les images antérieures. Quand, dans Fusées, Baudelaire avance que
« le plus parfait type de Beauté virile est Satan », il prend soin de préciser
immédiatement : « à la manière de Milton ». La situation, de la même
façon, est le résultat de la simplification d’une donnée mythique, soit par
schématisation, soit par élimination. Dans le cas d’Antigone, par exemple,
c’est l’obligation où se trouve la conscience individuelle de protester contre
l’État — simplification qui a suscité, à son tour, la protestation de Gabriel
Germain contre les épigones inintelligents de sophocle 6.
Le thème me semble se distinguer de ces différentes notions par son
caractère général, je dirai même abstrait. En 1965, r. trousson appelait
« thème » ce que je nommerais plus volontiers « type » (sur ce point, je
suivrai s. Jeune), et « motif » ce que je préfère désigner comme « thème ».
Pour lui, la révolte est un « motif » et Prométhée, « individualisation »
de la révolte, est un « thème ». Je considérerai plutôt que la révolte est
un « thème » et qu’on a souligné certains traits de Prométhée pour en
faire le « type » du révolté. Quant au « motif », dont la fortune dans
les études comparatistes de langue française doit certainement beaucoup
à l’usage qu’ont fait de Motiv les philologues allemands, j’éviterai de le
définir ici pour ne pas compliquer une austère démonstration. Qu’on
4. Oreste, Bayard, 2005.
5. raymond trousson, op. cit., p. 13.
6. Sophocle, Éd. du seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1969, p. 62.

29
Mythocritique

le considère comme un élément variable du mythe (ce que fait Claude


Lévi-strauss dans son Anthropologie structurale 7), ou au contraire comme
un élément itératif (Gérard Genot réserve ce terme pour « une séquence
[…] susceptible de se rencontrer avec les mêmes caractéristiques dans des
discours divers 8 »), il s’agit en tout cas d’un « élément » que doit faire
apparaître l’analyse, et non d’un ensemble à analyser.
Envisageant le thème du pèlerinage chez les mystiques du xve siècle,
Michel Foucault montre qu’il a été illustré par « le motif de l’âme-nacelle,
abandonnée sur la mer infinie des désirs, dans le champ stérile des soucis
et de l’ignorance, parmi les faux reflets du savoir, au beau milieu de la
déraison du monde 9 ». tomachevski voit dans le mythe un « système
de motifs ».
Cette définition de tomachevski conduit à considérer le mythe comme
un récit, ce qui ne veut pas dire que tout récit soit un mythe, comme ont
tendance à le suggérer Wellek et Warren en prenant le mot au sens stric-
tement aristotélicien de muthos 10. A. J. Greimas, cherchant à distinguer
le récit mythique des autres types de récit, lui affecte comme caractéris-
tique essentielle la redondance : non seulement le récit mythique réitère
fortement certaines formules, certaines séquences, certains rapports, mais
encore il a le pouvoir de produire d’autres récits issus de lui par la reprise de
ses éléments constitutifs (ce que Lévi-strauss appelle les « mythèmes »).
Cette réitération même invite à la comparaison, et A. J. Greimas préco-
nise en effet « une description comparative qui serait à la fois générale et
historique » et à laquelle il affecte deux buts : la description de l’univers
mythologique (qui me semble relever plutôt d’une mythologie littéraire),
la définition de la structure du mythe-récit (qui ressortit à l’analyse
structurale des récits) 11.
Une question fondamentale se pose alors. Cette « introduction au
comparatisme » dont parle Greimas introduit-elle à la littérature comparée
ou à ce que Georges Dumézil, dans la Préface de Mythe et Épopée, appelle
la « mythologie comparée 12 » — c’est-à-dire le bon vieux comparatisme
du xixe siècle, celui de Max Müller ou de salomon reinach ? Le problème
de terminologie devient plus épineux encore. C’est que non seulement la
7. Anthropologie structurale, Plon, 1958, p. 240.
8. « De la décomposition ».
9. Histoire de la folie à l’âge classique, Plon, 1961, rééd. UGE, coll. « 10/18 », p. 23-24.
10. heory of Literature, trad. franç. La héorie littéraire, Éd. du seuil, 1970, p. 266.
11. « Éléments pour une théorie de l’interprétation du récit mythique », Communications,
no VIII, 1966, p. 31.
12. Mythe et Épopée, t. I, Gallimard, 1968, p. 10.

30
L’étude des mythes en littérature comparée

notion même de « littérature comparée » se trouve remise en question,


mais on s’interroge sur celle de « littérature ». Pierre Albouy, pour ses
Mythes et mythologies dans la littérature française, a cru éviter le problème
en posant, au point de départ, une distinction forte entre le « mythe » et
le « mythe littéraire » 13. On réserverait le mot « mythe » pour le domaine
religieux et rituel qui fut le sien à l’origine, le « mythe littéraire » restant
confiné dans « le temps et l’espace littéraires », disons dans le cadre d’une
tradition culturelle européenne et même, pour P. Albouy, française. En
fait, la mythologie reste de l’ordre du logos et Georges Dumézil, bien qu’il
constate l’antériorité du mythe par rapport à sa « carrière littéraire » et
lui fixe pour fonction première de justifier et d’exprimer l’organisation
sociale et politique, avec le rituel, avec la loi ou avec la coutume, est bien
obligé de reconnaître que le mythe est un langage et que c’est surtout de
« textes mythologiques » que l’on dispose 14.
Il faut avouer qu’il y a quelque chose de vertigineux et même de décou-
rageant pour le comparatiste dans l’étendue du domaine qui s’ouvre à lui.
Croyait-il venir à bout de son étude du « mythe d’Ariane » en faisant le
tour des grands textes qui l’ont illustré dans la littérature européenne, en
poussant même la conscience jusqu’à faire un sort à la musique (Ariane à
Naxos de richard strauss) et aux beaux-arts (Ariane couronnée par Vénus
du tintoret), il s’aperçoit qu’il existe une troublante analogie entre l’un
des éléments constitutifs du mythe (le fil d’Ariane) et un élément dra-
matique fréquent dans les otogi-soshi japonais. Ainsi, dans une version
du Yokobue no soshi, la courtisane de Kanzaki, voulant retouver l’amant
inconnu qu’elle a rencontré au bord de l’étang Mizorogaike, pique dans
le pan du vêtement du jeune homme un peloton de fil grâce auquel elle
suit sa trace 15.
Cette constatation est importante, car elle oblige à s’interroger sur
l’orientation même de la recherche. si l’on considère la littérature com-
parée comme un élargissement de l’histoire littéraire, l’étude du mythe
se présente d’abord comme une quête de l’origine du mythe. Or, dans
la plupart des cas, cette quête n’aboutit qu’à une impasse, le mythe se
perdant ou dans la nuit des temps ou dans celle du non-écrit. n’est-il pas
tentant, alors, de substituer une perspective synchronique à la traditionnelle

13. Mythes et mythologies dans la littérature rançaise, Armand Colin, 1969, p. 9. Le livre a été
réédité en 1980, en 2005 et en 2012.
14. Georges Dumézil, op. cit., p. 10.
15. Histoire de Yokobue, éd. Jacqueline Pigeot, Bulletin de la Maison ranco-japonaise, t. IX,
no 2, 1972.

31
Mythocritique

perspective diachronique, et de chercher, à la source du mythe, non plus le


modèle à partir duquel se constituera la longue série des imitations, mais
— j’emploie volontairement un mot neutre — le « schème » qui donne
son impulsion au mythe, s’il est vrai que le mythe peut se définir comme
« un système dynamique de symboles, d’archétypes et de schèmes […]
qui, sous l’impulsion d’un schème, tend à se composer en récit 16 » ? Ce
schème peut être un archétype, au sens jungien du terme, une relation
psychanalytique, un conflit sociologique ou religieux, etc. Les origines
historiques du mythe d’Électre sont insaisissables, puisqu’il n’existe pas
de document antérieur aux poèmes homériques, où se mêlent des tradi-
tions hétérogènes et où le nom d’Électre n’apparaît pas. Mais, à défaut de
l’origine delphique que lui a faussement attribuée Wilamowitz, on peut
se référer au conflit du matriarcat et du patriarcat (Bachofen), de la terre
et du ciel (Marie Delcourt), du principe féminin et du principe masculin
dans la psyché collective (Erich neumann) ou aux relations de l’enfant
avec le père et la mère (interprétations freudiennes de Eugene O’neill à
André Green et Melanie Klein). Un même archétype semble alors présider
à des mythes différents : Oreste et Œdipe, Oreste et Alcméon, Oreste et le
héros babylonien Marduk. Lévi-strauss peut retrouver la même structure
(contradiction entre l’affirmation de l’autochtonie de l’homme et le refus
de l’autochtonie de l’homme) dans le mythe d’Œdipe et dans les versions
connues des mythes zuni d’origine et d’émergence 17. La fortune littéraire
d’un mythe s’expliquera aisément par la permanence de tel archétype dans
l’inconscient individuel ou collectif. La valeur d’une version littéraire du
mythe se jugera d’après son « authenticité », c’est-à-dire la qualité de sa
référence à cet archétype.
En fait, les difficultés ne cessent de surgir. Pour certains, il existe des
versions privilégiées d’un mythe. André Green, en psychanalyste, consi-
dère l’Orestie d’Eschyle comme la plus authentique parce qu’elle est
« structuralement vraie » et qu’elle fait apparaître dans toute sa clarté
la double relation, positive et négative, du fils à la mère 18. Au contraire,
pour Lévi-strauss, toutes les versions d’un mythe sont également vraies,
puisqu’un mythe se compose de l’ensemble de ses variantes, littéraires
ou non 19. Le danger de la première conception est qu’elle peut présenter
comme origine du mythe l’interprétation du mythe fixée par le chercheur.
16. Gilbert Durand, Stuctures anthropologiques de l’imaginaire, rééd. Bordas, 1969, p. 64.
17. Anthropologie structurale, p. 243.
18. Un Œil en trop, le complexe d’Œdipe dans la tragédie, Éd. de Minuit, 1969, p. 91.
19. Anthropologie structurale, p. 240.

32
L’étude des mythes en littérature comparée

Le danger de la seconde est qu’elle invite à une somme tout aussi impos-
sible que la somme historique, les « dénombrements entiers » souhaités
par raymond trousson 20.
Je crois surtout que la théorie de Lévi-strauss fait apparaître une ambi-
guïté nouvelle qui est une autre entrave pour les études comparatistes.
Le mythe est-il une donnée initiale dont sont tributaires les versions
littéraires ultérieures ? Est-il un ensemble dont sont indissociables ses
versions littéraires ? La quête du mythe comme origine est-elle aussi vaine
que celle de l’origine du mythe ? On a trop souvent considéré, à mon sens,
l’histoire littéraire d’un mythe comme l’histoire d’une dévalorisation,
et comme l’histoire de la dévalorisation d’un modèle. C’est l’irritante
comparaison entre l’Antigone de sophocle et l’Antigone d’Anouilh. C’est
le processus entropique décrit par Denis de rougemont dans sa célèbre
étude sur L’Amour et l’Occident au nom d’une idéologie qui, dans les
derniers chapitres, ne cherche pas à se déguiser.
Le mot « mythe », si galvaudé aujourd’hui, s’est « chargé d’un contenu
péjoratif et mesquin » et a pris le sens de « tromperie collective ou non » 21.
roland Barthes, avec ses piquantes Mythologies, n’y a pas peu contribué,
traitant les « représentations collectives comme des systèmes de signes »,
afin de « sortir de la dénonciation pieuse et rendre compte en détail de
la mystification qui transforme la culture petite-bourgeoise en nature
universelle » 22. Au moment où, par un abus de langage que j’ai dénoncé
tout à l’heure, une étude de littérature comparée s’intitulait Le Thème de
Faust, par un autre abus de langage (signalé par Claude Pichois et André-
Michel rousseau), un autre comparatiste éminent choisissait pour titre
de sa thèse, devenue un classique, Le Mythe de Rimbaud. Le problème de
terminologie se trouve donc posé une nouvelle fois, et Étiemble lui-même
en a été gêné puisqu’il oscille entre le pluriel et le singulier 23. Il ne s’agit
plus de la vie multiple d’un ensemble imaginaire, mais des déformations
d’un visage réel.
J’ouvre ici une parenthèse, craignant de passer pour présomptueux
ou pour terroriste. toute terminologie peut être justifiée, puisqu’elle
n’est qu’un instrument d’arpentage et de communication. Il existe une

20. Un problème de littérature comparée, p. 23 et suiv.


21. Henri Meschonnic, « Apollinaire illuminé au milieu des ombres », Europe,
novembre-décembre 1966.
22. Mythologies, Éd. du seuil, 1957, rééd. coll.« Points », p. 7.
23. Par exemple dans le premier Rimbaud écrit par Étiemble en collaboration avec Yassu
Gauclère, Gallimard, 1936.

33
Mythocritique

thématique faustienne qui, à elle seule, suffirait à justifier le titre choisi


par Charles Dédéyan, et elle s’étend au-delà du domaine réservé des occur-
rences du nom de Faust. Il existe des aspects proprement mythiques dans
la littérature, et bien souvent la sous-littérature qui a fait de rimbaud sa
pâture : si on veut, un Prométhée, ou un Christ, ou un « Fils du soleil ».
Le titre choisi par Étiemble se trouve, à cause de cela, rendu à la pertinence.
Des représentations mythiques viennent flanquer la représentation d’un
personnage historique. Il en va ainsi pour shakespeare, ou pour Hölderlin
(par exemple dans le beau recueil de Pierre Emmanuel, Le Poète fou), mais
aussi pour César, pour Jeanne d’Arc, pour napoléon ou pour Hitler. Un
autre magnifique domaine s’ouvre, là encore, pour le comparatiste, et il
est encore trop peu exploité 24. La méthode historique retrouve certains
de ses droits puisque, même si elle est difficile, la confrontation s’impose
entre les textes littéraires et les témoignages de la chronique. L’approche
structurale ne perd pas ses droits pour autant. Il s’agit en effet de découvrir
des constantes, qui sont généralement des idées-forces ou des formes d’idéal
dans la pensée collective : la nécessaire chasteté de l’héroïne, l’inévitable
cruauté du despote, la collusion du génie et de la folie. Mais faut-il parler
du mythe de Hölderlin ou du mythe du poète fou ? du mythe de Minou
Drouet ou du mythe de l’Enfance-poète, comme le fait Barthes 25 ? A-t-on
le droit de décomposer ce même mythe de l’Enfance-poète en d’autres
mythes, comme le fait encore Barthes : mythe de l’irresponsabilité, mythe
du génie, mythe de l’enfance, mythe de la poésie ? Pour lui, il est vrai, « le
mythe est une parole 26 ». Ce qui revient à dire que toute parole est mythe.
Du danger de parler frangrec. Ou du danger (qu’il dénonce pourtant si
souvent) de la tautologie.
Parti d’une incertitude terminologique, j’ai l’air de conclure sur une
incertitude terminologique encore plus grande. Mon intention n’est
pourtant pas de proscrire l’étude des mythes en littérature comparée,
mais de continuer, comme je l’ai fait jusqu’ici, à encourager son déve-
loppement. Une collection trop tôt interrompue chez Armand Colin (la
série Mythes des collections « U2 », puis « U prisme » s’est achevée en
1978 avec Le Mythe de Don Juan de Jean rousset, heureusement réédité),
sa lente renaissance aux Éditions Adosa de Clermont-Ferrand (un seul

24. Jean tulard a ouvert la voie avec son livre sur Le Mythe de Napoléon, Armand Colin, 1971,
où les aspects mythiques du personnage tel qu’il a été vu et représenté par les écrivains sont
très bien mis en valeur.
25. Mythologies, p. 237.
26. Ibid., p. 193.

34
L’étude des mythes en littérature comparée

titre au catalogue, Le Mythe d’Hélène de Jean-Louis Backès) puis aux


Éditions du Porte-glaive (Le Mythe Viking de régis Boyer), montrent à
quelles difficultés matérielles on se heurte. Pour dix thèses entreprises, une
aboutit (par exemple l’excellent travail de Jean-Michel Gliksohn sur Le
Mythe d’Iphigénie jusqu’à la fin du xviiie siècle, dont une version abrégée,
publiée en 1985 aux Presses universitaires de France, donne l’essentiel).
Mais des équipes de travail, des projets de publications ou de colloques
vont se multipliant. On ne peut que les encourager.
tout cela ne peut aboutir que si sont écartés le plus possible les risques de
confusion : confusion des termes, confusion des orientations de recherche
(étude d’une filiation ou étude d’un ensemble), confusion des points de
départ (rite dont le mythe est l’envers, premier « chef-d’œuvre » qui a
lancé une fortune littéraire, archétypes), confusion des perspectives (fidé-
lité au mythe ou beauté de l’œuvre), confusion des valeurs (vérité d’une
version du mythe ou mensonge de tout mythe). Préalablement à toute
enquête tâtonnante dans la poussière des bibliothèques, le comparatiste
doit définir son objet, les termes qu’il emploie et se définir lui-même.
Faute de quoi il restera un mythe — au mauvais sens du terme.

35
Mythanalyse et mythocritique

Les néologismes sont-ils indispensables au progrès des études littéraires ? Les


Anciens et les Modernes d’aujourd’hui se querellent encore à ce propos.
On pourrait dire en tout cas qu’il n’existe peut-être pas de néologisme
sans une intention polémique secrète ou avouée. L’élucidation passe par
le combat. La preuve en est donnée par l’histoire, encore courte, de deux
termes qui n’ont pas connu la fortune de psychanalyse ou de psychocritique
et qui pourtant méritent d’être retenus dans un panorama de la critique
littéraire contemporaine. Ils ont été créés pour faire pièce aux deux termes
soulignés précédemment et, s’ils introduisent à une certaine étude de la
littérature, ils ne tardent pas à s’en évader.
« Mythanalyse » est un mot qui appartient d’abord à Denis de
rougemont (1906-1985). Je lui en rendrai donc la paternité, parfois reven-
diquée par Gilbert Durand 1. Ce dernier désignera ainsi « une méthode
d’analyse scientifique des mythes afin d’en tirer non seulement le sens
psychologique, mais le sens sociologique ». La « mythanalyse » permet-
trait d’« élargi[r] le champ individuel de la psychanalyse, dans le sillage
de l’œuvre de Jung ». Marc Eigeldinger, élargissant encore l’acception
du mot, a revendiqué le droit de ne pas réduire le mythe à sa fonction
religieuse et sociologique. Pour lui, « le mythe littéraire est un langage
spécifique et, en tant que tel, il peut faire l’objet d’une approche ou d’une
mythanalyse 2 ». Pourtant, chez Denis de rougemont, la mythanalyse ne
faisait que prendre prétexte de la littérature pour servir une analyse de
notre société mythomane.
« Mythocritique » en revanche, appartient bien à Gilbert Durand.
Dans son œuvre, la chose existe avant le mot (il en allait de même pour

1. Figures mythiques et visages de l’œuvre, Berg International, 1979, p. 313.


2. Lumières du mythe, PUF, 1983, p. 7.

37
Mythocritique

Denis de rougemont). La mythocritique doit « dévoil[er] un système


pertinent de dynamismes imaginaires ». Appelée à comparer en des
tableaux les grandes structures figuratives, leur flux et leur reflux en une
culture à un moment culturel donné, elle débouche sur une mythanalyse.
Je voudrais me contenter ici de présenter ces deux théories en me réser-
vant de préciser ailleurs comment pour moi mythanalyse et mythocritique
doivent se mettre au service du texte littéraire quand il contient, explicites
ou implicites, des occurrences mythiques.

La « mythanalyse » selon Denis de Rougemont


« Les intuitions de type structurel […] se manifestent entre vingt et trente
ans 3 ». Denis de rougemont ne s’est pas contenté de fixer cette « loi » ;
il l’a illustrée par une œuvre abondante qui, pour sa plus grande partie,
date de l’entre-deux-guerres, mais sur laquelle dans ses dernières années,
il jetait à l’occasion d’une réédition ou d’une refonte, un regard serein. Je
voudrais, dans les pages qui suivent, retrouver certaines de ces constantes,
montrer qu’elles se regroupent autour de la notion de « mythe » et dans
le cadre de ce que l’auteur lui-même a appelé une « mythanalyse ».
C’est dans l’ouvrage intitulé Les Mythes de l’amour, l’un des plus tardifs
(Albin Michel, 1961), que Denis de rougemont enrichit son lexique de
ce néologisme et définit l’objet de cette science moderne. Or cet objet se
révèle double et appelle une double méthode. Il s’agit d’une part d’une
investigation de la littérature, d’autre part d’une étude de la société
contemporaine. Les deux sont liées par un souci éthique qui pourrait
bien être, en définitive, la dominante dans l’œuvre de l’essayiste suisse.

Une investigation de la littérature


La présentation du mythe de tristan dans L’Amour et l’Occident (1939), la
filiation qui s’établit du roman breton à Wagner en passant par Gottfried,
par shakespeare, par la Phèdre de racine, La Nouvelle Héloïse et le roman-
tisme allemand dans le livre IV de ce même ouvrage (« Le mythe dans la
littérature »), les prolongements du mythe occidental de l’amour jusque
dans la littérature de notre siècle, décrits dans Les Mythes de l’amour,
— tout ceci relève apparemment de la critique littéraire. Et Denis de
rougemont, en effet, juge prudent de partir de l’« émergence » des mythes
« dans la littérature mondiale » : c’est à partir d’elle « qu’ils ont vraiment

3. Penser avec les mains, 1936, rééd. Gallimard, coll. « Idées », 1972, no 266, p. 7.

38
Mythanalyse et mythocritique

agi et développé tous leurs pouvoirs contagieux et libérateurs. tristan,


Faust, Hamlet et Don Juan sont bel et bien les créations imaginaires d’un
Béroul, d’un Marlowe, d’un shakespeare et d’un tirso de Molina, dont
la situation dans l’espace et le temps laisse assez peu de marge au doute
critique. Et chacun d’eux décrit l’irruption dramatique d’une force de
l’âme dans une société bien datée » 4. Même s’il croit à une manière de
proto-tristan celtique 5, il précise qu’il « se borne à la légende écrite de
tristan 6 » et que c’est à elle et à elle seulement qu’il se réfère quand il
parle du « mythe primitif ».
Pourtant le rapport mythe/littérature n’est pas si simple pour lui. Denis
de rougemont est bien de ceux qui rêvent d’un paradis perdu du mythe.
La littérature n’en est que le miroir déformant, l’image confuse. Elle ne
s’installe qu’à la faveur d’une première dégradation, d’une première pro-
fanation : « Lorsque les mythes perdent leur caractère ésotérique et leur
fonction sacrée, ils se résolvent en littérature. 7 » Bien plus, elle engage un
processus de décadence, si bien que, par exemple, « l’histoire de la passion
d’amour », dans toutes les grandes littératures, du xiiie siècle jusqu’à
nous, c’est l’histoire de la déchéance du « mythe courtois » dans la vie
« profanée ». C’est le récit des tentatives de plus en plus profanées que fait
l’Éros pour remplacer la transcendance mystique par une intensité émue.
Mais, grandiloquentes ou plaintives, les figures du discours passionné, les
« couleurs » de sa rhétorique ne seront jamais que les exaltations d’un
crépuscule, promesse de gloire jamais tenue 8. Même si, comme nietzsche,
Denis de rougemont fait quelque temps confiance à Wagner, même si
après une longue chute (de Béroul à racine) le mythe de tristan remonte
la pente (de La Nouvelle Héloïse à Tristan und Isolde), le mouvement de
décadence est irréversible, que le mythe s’engage sur la « voie poétique »
(la « tradition alanguie, intellectualisée, sophistiquée » qu’Edgar Poe a
transmise à Baudelaire) ou sur la « voie romanesque », « route nationale
encombrée » 9 qui conduit à la production d’un Maurice Dekobra ou
d’un Guy des Cars.
L’un et l’autre de ces moments de profanation (la naissance à la littéra-
ture, le déclin dans la sous-littérature) suscitent une attitude du critique,

4. Les Mythes de l’amour, Albin Michel, 1961 ; rééd. Gallimard, coll. « Idées », no 144, 1972, p. 25.
5. Voir L’Amour et l’Occident, premier appendice à la rééd. dans la coll. « 10/18 », 1962.
6. Ibid., p. 275.
7. Ibid., p. 203.
8. Ibid., p. 146.
9. Ibid., p. 186-187.

39
Mythocritique

et ce que l’on peut appeler une réaction. Dans le premier cas, Denis de
rougemont substitue à l’élément sacré originel (dans le cas de tristan,
le fonds celtique) un environnement spirituel qui en tiendra lieu : par-
delà la courtoisie, le catharisme lui-même tributaire d’un dualisme venu
d’Orient, d’un gnosticisme diffus. D’où la thèse développée dans L’Amour
et l’Occident et souvent contestée par les médiévistes, d’où le paradoxe
d’un mythe occidental de l’amour venu d’Orient. Dans le second cas, le
jugement négatif porté sur la littérature contemporaine est corrigé par
la volonté de retrouver sous la médiocrité du discours la permanence,
l’étincelle du mythe. Point de constante plus banale, dans la littérature
de la passion, fût-elle bourgeoise, que la présence d’un obstacle — le roi
Marc entre tristan et Yseult. trois analyses, dans Les Mythes de l’amour,
sont consacrées aux avatars de cet obstacle dans trois grands romans du
xxe siècle : Lolita, de Vladimir nabokov, avec l’obstacle de la morale
commune ; L’Homme sans qualités, de robert Musil, avec l’obstacle
de la société autrichienne ; Le Docteur Jivago, de Boris Pasternak, avec
l’obstacle du régime communiste. telles sont, pour Denis de rougemont,
les « nouvelles métamorphoses de tristan 10 ».
Encore faudrait-il définir tristan, et s’assurer qu’il s’agit bien d’un
mythe. Denis de rougemont, il faut l’avouer, n’utilise pas les termes sans
quelque méprise. Dans la même page, il peut parler de tristan comme d’un
mythe, comme d’un thème, et même comme d’un archétype, l’« archétype
de tristan 11 », l’« archétype médiéval de tristan 12 », c’est-à-dire, précise-
t-il, « cette forme de l’amour qui refuse l’immédiat, fuit le prochain, veut
la distance et l’invente au besoin, pour mieux se ressentir ou s’exalter ».
Le support narratif est gommé au profit d’un contenu idéologique, ce qui
permet une prodigieuse extension du domaine. tristan n’est plus tristan ;
il est roméo, ou Humbert Humbert, ou Ulrich, ou Jivago. Qu’est-ce, alors,
que le mythe de tristan : ce « grand mythe européen de l’adultère » que
rougemont confondait avec « le roman de Tristan et Yseult 13 » — bien
hypothétique, lui-même, ce roman — ? ou bien « l’amour réciproque
malheureux 14 », « la passion qui veut la nuit 15 » ? La pluralité des défi-
nitions proposées pour le mythe explique qu’il y ait à cet égard quelque

10. Les Mythes de l’amour, Ire partie.


11. Ibid., p. 53.
12. Ibid., p. 51.
13. L’Amour et l’Occident, p. 14.
14. Ibid., p. 184.
15. Ibid., p. 17.

40
Mythanalyse et mythocritique

flottement. Écartant la conception négative du mythe, celle du mythe


comme illusion 16, ou comme « poésie, c’est-à-dire invention de réalités qui
n’existent vraiment que dans leur expression 17 », Denis de rougemont se
croit contraint de distinguer entre un sens large qui renvoie au texte ou du
moins au récit (« un mythe est une histoire, une fable symbolique, simple
et frappante, résumant un nombre infini de situations plus ou moins ana-
logues ») et un sens étroit, ou qu’il déclare tel (« les mythes traduisent les
règles de conduite d’un groupe social ou religieux. Ils procèdent donc de
l’élément sacré autour duquel s’est constitué le groupe » 18). Le mythe est
à la fois ceci et cela, daté et non daté, historique et éternel. L’incertitude
est si grande qu’elle rejaillit sur la notion d’archétype. A-t-on, en toute
rigueur, le droit de parler d’un « archétype médiéval », donc fort éloigné
de l’archè — du commencement ? A-t-on le droit de parler, au même titre,
de l’« archétype de tristan » (qui n’apparaît pas avant une certaine date),
et de l’archétype du jour et de la nuit que la littérature tristanesque permet
en effet de retrouver, mais qui la dépasse infiniment ? C’est parce qu’il
confond tout, le thème et le mythe, le mythe et l’archétype, le signifié et
le signifiant, que Denis de rougemont peut ainsi élargir démesurément
le domaine de tristan et substituer au mythe de tristan ce qu’il appelle
tout aussi improprement le mythe occidental de l’amour, un mythe qui,
je l’ai dit, n’est pas si occidental, et qui pourrait bien être créé de toutes
pièces par l’essayiste : son mythe, c’est-à-dire, cette fois, au mauvais sens
du terme, son illusion…

La mythanalyse comme thérapeutique collective


Je ne suis pas le premier à être déçu par les analyses littéraires de Denis
de rougemont. Mais pour les esprits chagrins comme moi, l’auteur de
L’Amour et l’Occident a une réponse toute prête : « Je ne fais pas de critique
littéraire, précise-t-il, n’ayant d’autre propos que d’illustrer un thème
dont on verra bientôt que je ne suis pas le dernier à subir les prestiges et le
charme fatal. 19 » Voilà qui, pour une fois, est net : Denis de rougemont ne
se soucie ni de littérature ni de mythe. La littérature n’est pour lui qu’un
point de départ, qu’un intermédiaire pour une investigation plus vaste. Le
mythe n’est dès lors qu’un moyen, l’instrument d’une « mythanalyse ».
16. Ibid., p. 14 (« nous n’en sommes plus à croire que mythe est synonyme d’irréalité ou
d’illusion »).
17. Les Mythes de l’amour, p. 24.
18. L’Amour et l’Occident, p. 14-15.
19. Les Mythes de l’amour, p. 54.

41
Mythocritique

L’expression est forgée sur psychanalyse, mais le parallélisme est quelque


peu trompeur. En effet, il s’agit bien plutôt d’une nouvelle analyse de la
psyché. Entendons par là, non la psyché individuelle, mais la psyché col-
lective. Les mythes en permettent la difficile approche, « chacun d’eux
décrit l’irruption dramatique d’une force de l’âme dans une société bien
datée 20 ». Ou encore, pour reprendre une formule frappante extraite
des Mythes de l’amour, « la mythologie mène son jeu, qui est un jeu de
l’âme 21 ». La coloration jungienne du propos est évidente, en particulier
dans la présentation qui est faite de la cortezia :
L’amour courtois est né au xiie siècle, en pleine révolution de la psyché
occidentale. Il a surgi du même mouvement qui fit remonter au demi-jour
de la conscience et de l’expression lyrique de l’âme le Principe féminin de
la Shakti, le culte de la Femme, de la Mère, de la Vierge. Il participe de cette
épiphanie de l’Anima qui figure à mes yeux, dans l’homme occidental, le
retour d’un Orient symbolique 22.

L’Amour et l’Occident constitue donc déjà une illustration de cette


mythanalyse. Denis de rougemont s’est proposé, dans cet ouvrage, de
« rechercher les correspondances religieuses et philosophiques des attitudes
décrites ou prônées par la littérature actuelle traitant de l’amour 23 ». Il
faudrait dès lors relire en quelque sorte le livre à rebours, remonter des
mauvais romans de Maurice Dekobra au tristan médiéval, le relier à la
conception courtoise de l’amour, invention du xiie siècle correspondant
à des attitudes manichéennes et gnostiques. Manichéisme et gnosticisme
qui, comme l’atteste le succès permanent de la littérature de la passion,
se sont maintenus jusqu’à nos jours dans la psyché occidentale. Denis
de rougemont combat l’idée (qui fut celle de nietzsche) selon laquelle
le christianisme serait responsable de la passion telle qu’elle est vécue
en Europe. « Ce n’est pas le christianisme qui a fait naître la passion,
affirme-t-il, mais c’est une hérésie d’origine orientale » : l’amour-passion
est le sous-produit de la religion manichéenne, ou plutôt « il est né de la
complicité de cette religion avec nos plus vieilles croyances, et du conflit
de l’hérésie qui en résulta avec l’orthodoxie chrétienne » 24. C’est l’un
20. Ibid., p. 25.
21. Ibid., p. 46.
22. L’Amour et l’Occident, p. 104-105. Dans l’art indien la Shakti représente l’élément féminin
de tout être et symbolise l’énergie cosmique, à laquelle il s’identiie. Jung y fait allusion dans
les Métamorphoses de l’âme et ses symboles en l’associant à l’Anima.
23. Les Mythes de l’amour, p. 45.
24. L’Amour et l’Occident, p. 267.

42
Mythanalyse et mythocritique

des paradoxes de l’Occident, l’autre étant que « notre chance dramatique


est d’avoir résisté à la passion par des moyens prédestinés à l’exalter 25 ».
Car cet amour-passion, pour Denis de rougemont, constitue une
manière de danger permanent. Et ce danger, il entend le combattre. Comme
la psychanalyse (celle de Freud, cette fois), la mythanalyse sera pratiquée
à des fins thérapeutiques : thérapeutique collective, cure mythanalytique
— je n’ose dire mythiatrique —, que l’auteur suisse nous invite tous à
subir. Il y a par exemple une crise du mariage, « la passion ruin[ant] l’idée
même du mariage dans une époque où l’on tente la gageure de fonder
le mariage, précisément, sur les valeurs élaborées par une éthique de la
passion 26 ». « Apprendre à lire en filigrane le jeu des mythes dans les
troubles complexités et les intrigues apparemment insanes de l’érotique
contemporaine », les expliciter à la lumière de ces mythes, où des motifs
religieux généralement refoulés, en tout cas ignorés, c’est donner le signal
d’une catharsis dont chacun d’entre nous doit être le bénéficiaire 27. Car
« quand nous ignorons » la nature des mythes, « ils nous gouvernent
sans pitié et nous égarent ». Mais les identifier, connaître leur langage et
les tours et détours dont ils sont coutumiers peut permettre de trouver
le fil rouge des trames où nous sommes engagés, et de nous orienter dans
« la forêt obscure de nos fantasmes, vers l’issue de lumière et notre vrai
Désir » 28.
Ce salut, Denis de rougemont ne peut le laisser deviner sans recourir
encore au mythe, ce langage de l’âme. Éros, l’amour-passion, l’amour païen
qui a répandu dans notre monde occidental le poison de l’ascèse idéaliste,
sera sauvé par Agapè, l’amour de charité, l’amour chrétien. À un état (être
amoureux) succédera un acte (aimer) et le mariage apparaîtra comme
l’institution « qui contient non plus par la morale, mais par l’amour 29 ».
Est-ce se montrer injuste à l’égard de Denis de rougemont que de dire
que, comme le mythe des origines orientales de tristan, ce mythe d’Éros
et d’Agapè est son mythe. Il lui appartient dans la mesure où il exprime
son souci majeur, souci éthique d’une élévation de la personne humaine
vers la Personne du Christ. Ce serait mettre fin à l’hérésie cathare, tout
en en recueillant le bénéfice.

25. Ibid., p. 269.


26. Ibid., p. 241.
27. Les Mythes de l’amour, p. 45.
28. Ibid., p. 46-47.
29. L’Amour et l’Occident, p. 266.

43
Mythocritique

La mythocritique selon Gilbert Durand


À la psychanalyse de Freud répondait la mythanalyse de Denis de
rougemont. À la psychocritique de Charles Mauron répond la mytho-
critique de Gilbert Durand. Le mot apparaît tardivement dans l’œuvre
du philosophe grenoblois, bien après Les Structures anthropologiques de
l’imaginaire et Le Décor mythique de « La Chartreuse de Parme ». Malgré
sa brièveté, l’étude sur « Le voyage et la chambre dans l’œuvre de Xavier
de Maistre », parue dans le no 4 de la revue Romantisme et sous-titrée
« Contribution à la mythocritique » (1972) est le texte le plus éclairant sur
la méthode d’analyse littéraire qu’a tenté de promouvoir Gilbert Durand.

De la psychocritique à la mythocritique
Mythocritique contre psychocritique, Durand contre Mauron, c’est
querelle de mythologues. Durand, en effet, considère « la littérature,
et spécialement [le] récit romanesque » comme « un département du
mythe » 30. Mauron fondait lui-même ses analyses sur la présence dans
l’œuvre d’un « mythe personnel » à l’auteur, phantasme persistant,
mais dynamique, qui « dure, à sa façon, au-dessous de la conscience » 31 :
ce mythe personnel, découvert grâce aux réseaux d’associations et aux
groupements d’images, il l’interprétait comme « l’expression de la per-
sonnalité inconsciente et de son évolution 32 ».
Mauron a pris soin de distinguer sa psychocritique de la psychanalyse :
il n’a nulle ambition thérapeutique, il n’a souci ni du diagnostic ni du
pronostic 33. Durand lui reproche pourtant ses attaches avec une psycha-
nalyse individuelle. Il en résulte, selon lui, un monstre terminologique
(« mythe personnel ») qui recouvre une aberration conceptuelle : car « le
mythe passe de loin, et de beaucoup, la personne, ses comportements et
ses idéologies » ; il faut lui donner « une toute-puissance bien supérieure
à celle que distribuent les caprices de l’ego, toute-puissance qui procède
du numen ». À cette dimension nouvelle du mythe correspond une
dimension autre de la mythocritique : elle « prend pour postulat de base
qu’une “image obsédante”, un symbole moyen, peut être non seulement
intégré à une œuvre, mais encore pour être intégrant, moteur d’intégration

30. Le Décor mythique de « La Chartreuse de Parme », José Corti, 1961, rééd. 1971, p. 12.
31. Des Métaphores obsédantes au mythe personnel. Introduction à la psychocritique, José Corti,
1962, p. 212.
32. Ibid., p. 32.
33. Ibid., p. 25.

44
Mythanalyse et mythocritique

et d’organisation de l’ensemble de l’œuvre d’un auteur, doit s’ancrer


dans un fonds anthropologique plus profond que l’aventure personnelle
enregistrée dans les strates de l’inconscient biographique » 34.
Position culturaliste ? En apparence seulement, précise Gilbert Durand.
sans doute faut-il tenir compte de ce fonds primordial qu’est pour l’indi-
vidu l’héritage culturel, l’héritage de mots, d’idées et d’images qu’il trouve
linguistiquement et ethnologiquement déposés dans son berceau. Mais
combien plus importante la nature, qui représente à ses yeux une manière
de « surculture ». « La mythocritique s’interroge en dernière analyse sur
le mythe primordial, tout imprégné d’héritage culturel, qui vient intégrer
les obsessions et le mythe personnel lui-même. 35 ». À ce dernier, Durand
substituerait volontiers la notion de « complexe personnel », réservant
le nom de mythe à « ce qui implique vraiment la numinosité dernière,
surculture par rapport à une culture donnée, surnature humaine par
rapport à la nature humaine en général » 36. Comme s’ils bénéficiaient
de cette transcendance, les chefs-d’œuvre doivent être plus révélateurs
de ce mythe primordial que les œuvres mineures : « Pour l’œuvre banale,
l’imagination de l’auteur ira au-devant du mythe culturel en place ; pour
le chef-d’œuvre, c’est ce dernier qui précède et ressuscite le mythe en un
mouvement secondaire qu’ont bien repéré les ethnologues théoriciens de
la Personnalité de base. […] Le texte même de l’œuvre devient langage
sacré restaurateur et instaurateur de la réalité primordiale constitutive
du mythe spécifique 37. »

Mythocritique de Xavier de Maistre


On est un peu étonné, dans ces conditions, de voir Gilbert Durand choisir
comme objet d’étude l’œuvre de ce charmant écrivain qu’est Xavier
de Maistre (1763-1852). Faut-il invoquer des raisons circonstancielles
(l’occasion d’un numéro spécial consacré au voyage romantique), des
raisons locales (Xavier de Maistre est originaire de Chambéry, où Gilbert
Durand a dirigé le Centre de recherches sur l’Imaginaire ), des raisons
pédagogiques (une œuvre brève et transparente) ? L’exemple est éclairant,
de toute façon.

34. « Le voyage et la chambre dans l’œuvre de Xavier de Maistre », Romantisme, no 4, 1972,
p. 84. L’étude a été reprise dans Figures mythiques et visages de l’œuvre.
35. Ibid., p. 85.
36. Ibid., loc. cit.
37. Ibid., loc. cit.

45
Mythocritique

Durand procède par paliers. Il part d’une étude d’images symboliques,


ou plutôt d’ « amorces symboliques », constituant deux séries antithé-
tiques mais indissociables : la chambre, symbole du repos ; le voyage, qui
implique au contraire le mouvement. Il en résulte deux combinaisons
structurales : celle où le voyage est un exode et où la chambre se place
comme un point de départ et d’arrivée (Les Prisonniers du Caucase, La
Jeune Sibérienne) ; celle où le voyage s’effectue dans, autour et à la verticale
de la chambre (Voyage autour de ma chambre, Expédition nocturne autour
de ma chambre). Dans le premier cas, le départ est « lié à une sorte de
statique fondamentale de l’être », le voyage reconduit à la concentration
intérieure ; dans le second, la clôture suscite l’évasion intérieure, l’arrêt
marque le signal d’un dynamisme paradoxal.
On pourrait, à partir de là, procéder à une psychocritique. Gilbert
Durand, mi-ironique, mi-sérieux, fait quelques suggestions : le complexe
du cadet, l’empreinte d’un séjour chez un vicaire savoyard qui libéra des
images d’assomption, le traumatisme causé par la révolution française, la
destruction de la première chambre, celle du Voyage, l’installation d’une
nouvelle chambre, d’une chambre superlative, celle de l’Expédition nocturne.
Avant Laforgue, avant schönberg, Xavier de Maistre apparaît à Gilbert
Durand comme un « pierrot lunaire », « parce qu’il est l’être qui accepte
l’insignifiance, le flou du vêtement et un certain ridicule du costume » 38.
Ou plutôt, il lui apparaîtrait comme tel si Gilbert Durand s’en tenait à
cette analyse psychocritique qu’il veut désormais gommer, à cette arlequi-
nade critique plutôt qui cherchait à peine à dissimuler un sourire sous des
masques (car c’étaient bien des masques que ces complexes d’un nouveau
genre : « complexe de la montgolfière », « complexe de l’assomption »,
« complexe de Pierrot »). Quiconque est sensible à la « charge philoso-
phique » dont est porteuse l’œuvre de Xavier de Maistre se sentira tenté
d’aller au-delà. Dans le dernier chapitre du Voyage, l’évasion imaginaire
débouche sur l’univers, sur une pluralité infinie de mondes imaginables
dans le chapitre XVI de l’Expédition nocturne :
Je crois que l’espace, étant infini, la création l’est aussi, et que Dieu a créé
dans son éternité une infinité de mondes dans l’infinité de I’espace. 39

Avec de semblables découvertes, d’autres seraient conduits vers une


angélologie des « Intermédiaires » et des « Intercesseurs ». L’étoile

38. Art. cit., p. 83.


39. Œuvres de Xavier de Maistre, Desclée de Brouwer, 1885, p. 123.

46
Mythanalyse et mythocritique

protectrice, dans le chapitre XX de l’Expédition nocturne, serait un excellent


exemple. Or, Gilbert Durand croit découvrir, chez Xavier de Maistre, un
mythe central qui est un mythe de l’Ange : le mythe d’Agar. C’est autour
de lui que va s’organiser l’étude mythocritique. On connaît les deux textes
fondateurs, dans la Genèse, avec un redoublement significatif. Au chapitre
XVI, sarah, ne pouvant avoir d’enfant, envoie Abraham vers sa servante,
l’Égyptienne Agar. Celle-ci tombe enceinte ; sarah entre en fureur, obli-
geant la future mère à s’enfuir. Au désert, l’Ange de Yahvé la rencontre
près d’une source et lui ordonne de retourner chez sarah. Elle enfantera
un fils protégé de Dieu, qui aura nom Ismaël. Or, contre toute attente,
sarah obtient elle aussi un fils, Isaac. La persécution recommence et, au
chapitre XXI, sarah chasse la servante et son fils, car elle craint qu’Isaac
ne soit conduit à partager son héritage avec Ismaël. Agar, de nouveau, erre
à travers le désert de Bersabée et, de nouveau, l’Ange de Dieu lui apparaît :
« Qu’as-tu, Agar ?, lui dit-il, ne crains pas, car Dieu a entendu les cris du
petit, là où il est. Debout ! soulève le petit et tiens-le ferme, car j’en ferai
un grand peuple. »
Ce mythe d’Agar est en effet présent dans l’œuvre de Xavier de Maistre.
Ou, plus exactement, dans une œuvre de cet écrivain, la dernière dans
l’ordre chronologique. Il s’agit du récit intitulé La Jeune Sibérienne. Il
raconte le voyage héroïque d’une jeune fille originaire d’Ukraine, Prascovie
Lopouloff, qui partit à pied de la sibérie pour demander au tsar la grâce
de son père exilé. ses parents s’opposaient à son départ, sachant trop à
quels dangers mortels elle s’exposerait. Mais un soir, comme on lisait la
Bible en famille, Prascovie demande à sa mère d’ouvrir le livre au hasard
et de chercher dans la page à droite la onzième ligne :
sa mère prit le livre avec empressement et l’ouvrit avec une épingle ; ensuite,
comptant les lignes jusqu’à la onzième à droite, elle lut à haute voix les
paroles suivantes : « Or, un Ange de Dieu appela Agar du ciel et lui dit : Que
faites-vous là ? ne craignez point. »
L’application de ce passage de l’Écriture sainte était trop facile à faire
pour que l’analogie frappante qu’il présentait avec le voyage projeté pût
échapper à personne 40.

La mère est convaincue, le père l’est moins. Mais un jour, Prascovie


peut enfin partir. Voyage pénible, où « elle faisait peu à peu le cruel

40. La Jeune Sibérienne, p. 244.

47
Mythocritique

apprentissage du cœur humain 41 ». Dès la première étape la jeune fille se


ressaisit après un moment d’effroi : « L’histoire d’Agar dans le désert lui
revint à la mémoire et lui rendit son courage. Elle fit le signe de la croix
et s’achemina en se recommandant à son ange gardien. 42 » De fait, grâce
au secours de la Providence, elle arrive à ses fins, puis se retire dans un
couvent jusqu’à sa mort. Le parallèle qu’établit ici Gilbert Durand est
juste : « L’odyssée de Prascovie, sous le patronage d’Agar et de son fils
Ismaël, transforme l’exil au désert sibérien, ou simplement russe, en une
sortie exodique », et elle apparaît, au terme, comme un voyage intérieur,
comme une expérience intime de caractère religieux 43.
Je suivrai plus difficilement Durand quand il affirme que le mythe
d’Agar est présent dès le départ dans l’œuvre maistrien, qu’explicité
tardivement, il a « focalisé dès les premiers écrits du fantasque officier
piémontais (s)es grands thèmes intérieurs » : thème de la piété filiale (voir
le chap. XXXVIII du Voyage autour de ma chambre), thème du voyage
qui ramène chez soi et à soi, thème de la vie intérieure. Quand le lépreux
de la cité d’Aoste propose la formule « Celui qui chérit sa cellule y trou-
vera la paix 44 », il songe non à la maison d’Abraham, mais à L’Imitation
de Jésus-Christ. si les paroles de sa sœur mourante ont quelque analogie
avec celles de l’ange :
Je ne t’abandonnerai pas en mourant, […] souviens-toi que je serai présente
dans tes angoisses 45.

elles rappellent, là encore, celles du Christ, et, immédiatement après,


c’est dans le Livre de Job que le lépreux cherche l’équivalent de sa propre
situation 46. Ce qui est premier, chez Xavier de Maistre, ce n’est donc pas le
mythe d’Agar, mais un providentialisme que le chapitre XX de l’Expédition
nocturne autour de ma chambre développait déjà complaisamment et dont
il trouve un jour dans l’histoire d’Agar une illustration exemplaire. Et il
n’est pas sérieux de dire que le cadet vis-à-vis de son aîné est dans la même
situation qu’Agar, l’épouse cadette, vis-à-vis de sarah, l’épouse aînée ; ni
que l’appellation pudique donnée à Agar dans « quelque vieille Bible »

41. Ibid., p. 258.


42. Ibid., p. 253.
43. Art. cit., p. 87.
44. Le Lépreux de la cité d’Aoste, p. 160.
45. Ibid., p. 175.
46. Ibid., p. 177.

48
Mythanalyse et mythocritique

(laquelle ? une Bible imaginaire ?) — « la chambrière d’Abraham » —


pourrait être à l’origine du motif de la chambre 47.
À un correctif près (à savoir que Gilbert Durand recherche cette fois un
affleurement mythique explicite), la méthode reste la même que dans Le
Décor mythique de « La Chartreuse de Parme » : la structure que tente de
faire apparaître le critique est moins constituée de résurgences mythiques
que de thèmes ou d’archétypes. Les éléments mythiques — et dans le cas
de Xavier de Maistre le mythe unique — qui se trouvent retenus prennent
valeur d’emblèmes. Ils peuvent être présents ici et là chez l’écrivain, sans
constituer pour autant des constantes. Et il arrive même qu’ils se trouvent
surajoutés par le commentateur.
De toute façon, une étude rigoureuse ferait apparaître que les éléments
mythiques, dans l’œuvre de Xavier de Maistre (où ils sont relativement
rares), ne sauraient se réduire au seul mythe d’Agar qui n’est explicite que
dans La Jeune Sibérienne. On trouve le mythe de la descente aux enfers
dans la fable L’Auteur et le voleur (en fait, une traduction de Krilov),
dans l’Expédition nocturne (chap. XIX, chap. XXIV), et le chapitre XL
du Voyage autour de ma chambre, avec l’évocation d’Hippocrate, de
Platon, de Périclès et d’Aspasie, prenait l’allure d’une véritable nekuia.
Je suis surtout frappé par l’éloignement progressif des mythes antiques
dans l’œuvre de Xavier de Maistre. Le réseau en est exceptionnellement
dense dans le chapitre XXXV du Voyage, mais pour en dire la disparition :
On ne retrouve plus maintenant de rivages semblables à ceux du Xante ou
du scamandre ; On ne voit plus de plaines comme celles de l’Hespérie ou
de l’Arcadie. Où sont aujourd’hui les îles de Lemnos et de Crète ? Où est
le fameux labyrinthe ? On ne voit plus de thésée, encore moins d’Hercule :
les hommes et même les héros d’aujourd’hui sont des pygmées 48.

Même si la seconde chambre est comparée plaisamment au temple


antique du Panthéon 49, l’Expédition nocturne n’accueille plus que quelques
timides références à Ariane, à Jason, mais là encore pour les replonger dans
l’abîme du passé, avec les heures maintenant défuntes, avec la partie de
son voyage que Xavier de Maistre sait, elle aussi, définitivement accom-
plie 50. Dans les ouvrages postérieurs les mythes bibliques, encore plus

47. Art. cit., p. 86.


48. Voyage autour de ma chambre, p. 69.
49. Expédition nocturne autour de ma chambre, p. 100.
50. Ibid., p. 142.

49
Mythocritique

rares, prennent la relève. Ce pourrait être une raison supplémentaire de


la présence d’Agar dans La Jeune Sibérienne…
Vers la fin de l’étude de Gilbert Durand, la diachronie retrouve ses
droits. Dans une perspective plus juste, l’œuvre maistrien est maintenant
décrit comme conduisant vers le mythe d’Agar :
La psychocritique pourrait nous dire comment en 1803, à l’arrivée, sinon
d’Isaac, du moins de Joseph, l’aîné des Maistre, Xavier avait dû s’humilier,
reprendre service dans l’armée, et finalement, dix ans ayant passé, après les
combats de Géorgie de 1810, se « ranger » et se marier en 1813. Mais plus
importante est la mythocritique qui nous rend compte d’une humilité de
conversion : l’humilité d’Agar devant l’ange et l’acceptation de l’héritage
cadet d’Ismaël. Pour l’exilé savoisien comme pour l’esclave égyptienne,
comme pour Prascovie et le major Kascambo 51, les péripéties du voyage et
du désert masquent un fondamental exode, un « retour » aux chambres
secrètes de l’âme 52.

L’assimilation est hardie. Elle n’est rendue possible que par une double
projection : d’Agar sur le Voyage, du voyage intérieur sur le périple de
Prascovie Lopouloff. Les deux combinaisons structurales dégagées plus
haut se trouvent désormais non plus seulement mêlées, mais confondues.
Et il faut bien avouer que, pour cela, on n’avait nul besoin du secours du
mythe. La biographie de l’écrivain, doublée de son expérience intime dont
l’œuvre est le reflet, y suffisait amplement.
Xavier de Maistre n’intéressait le comparatiste que dans la mesure où
il avait séjourné en pays étranger ou parce que le Voyage autour de ma
chambre pouvait passer pour une imitation lointaine du Voyage sentimental
de sterne. Gilbert Durand ouvre au comparatisme une tout autre voie. si
le départ reste incertain entre une mythocritique et une archétypocritique,
du moins le regard critique se trouve-t-il sollicité par ce qui est bien, dans
le texte, des éléments autres, au même titre qu’un mot étranger, qu’une
citation de Dante ou de Goethe.

51. Dans Les Prisonniers du Caucase.


52. Art. cit., p. 88.

50
Le mythe et la structure du texte

Parler du mythe, ou des mythes, c’est faire, dit-on, de la mythologie. À ce


compte, parler du texte, ce serait faire de la logologie. telles sont à mon
avis les pieuses illusions du recours à l’etymon, pour parodier la manière
qu’ont certains de parler grec en français : manière qu’on croit moderne,
manière seulement à la mode. En essayant de revenir sur le rapport entre
le mythe et la structure du texte, je n’ai nullement l’intention de sacrifier
à une mode ou de pratiquer un quelconque structuralisme. François Wahl
l’a fort bien dit : l’étiquette est trop élastique pour qu’on puisse en user
sans prendre de grandes précautions 1. Et il n’en est pas de plus nécessaires
que la mise au point de définitions. Quand tant de théories enfantent leur
propre lexique, on trouvera sans doute modestes de simples considérations,
et des considérations simples, sur quelques mots du lexique le plus courant,
et des considérations qui n’ont pas la prétention d’aboutir à une théorie.
tout au plus à l’une des façons possibles de lire un texte.

Déinitions
1 — Mythe
Plutôt que d’assimiler « mythe » à « parole », comme le fait Barthes 2,
ou « mythologie » à « terminologie », comme le fait sollers 3, je voudrais
fixer le sens des mots mythe et mythologie dans ma terminologie.
1. Dans l’ouvrage collectif Qu’est-ce que le structuralisme ?, texte repris comme introduction
générale dans t. todorov, Poétique, Éd. du seuil, coll. « Points », no 45, 1968, p. 10.
2. roland Barthes, Mythologies, Éd. du seuil, 1957, repris dans la coll. « Points », no 10, p. 193 :
« Qu’est-ce qu’un mythe, aujourd’hui ? Je donnerai tout de suite une première réponse très
simple, qui s’accorde parfaitement avec l’étymologie : le mythe est une parole. »
3. Philippe sollers, L’Écriture et l’expérience des limites, Éd. du seuil, coll. « Points », no 24,
1968, p. 91 : « Une mythologie est une terminologie. »

51
Mythocritique

Mythe est un signifiant des plus flottants. « Il n’en est guère aujourd’hui
qui soient chargés de plus de résonances et de moins de sens », écrivait
Michel Panoff dans Esprit. À tel point que déjà Valéry pouvait redou-
bler l’expression et parler de « mythe du mythe 4 »… De voile brumeux,
de fantôme du réel, le mythe est devenu falsification, imposture. Les
sémiologues et les sémioclastes d’aujourd’hui ne sont pas responsables
de cette déviation de sens, qui est fort ancienne 5 ; ils en sont seulement
les bénéficiaires. Je laisserai donc à Barthes le mythe de Minou Drouet et
à Étiemble le mythe de rimbaud. C’est dans le texte de rimbaud — et
éventuellement dans les poésies de Minou Drouet — que je chercherai
des mythes.
Des mythes, ou des éléments de mythologie ? La Vénus de Soleil et
Chair, Kallipyge la blanche, Aphrodité marine, semble bien sortir avec
« la grande Cybèle », « l’immortelle Astarté », « la grande Ariadné », la
« blanche séléné » et le « bel Endymion » d’un manuel de mythologie,
et les plates épithètes n’en remuent guère la poussière. Le mythe pourrait
devenir mythologie quand il se codifie ou quand il se sclérose. À Athènes,
la religion officielle repose sur une mythologie, dont la pièce maîtresse est
le panthéon de l’Olympe et qui peut être encore vivante à ce moment-là.
Plus tard, et même chez les humanistes nostalgiques, c’est une mythologie
morte qui devient, pour Gabriele D’Annunzio par exemple, un bric-à-
brac mythologique.
Il faut pourtant se garder de condamner trop tôt les mythes à mort.
C’est seulement après les avoir cherchées en vain que Pierre Louÿs élève
un tombeau aux naïades dans les Chansons de Bilitis. thierry Maulnier,
pour avoir écrit que la mythologie de la Pléiade n’était que mythologie
morte, « désormais incapable de toute autre existence que celle qui lui
est conférée par la littérature elle-même 6 », se fait vivement rabrouer par
Guy Demerson dans sa thèse, qui montre au contraire que « les mythes
du retour de l’âge d’Or, de l’immigration des Muses, de la nationalisation
d’Hercule et de Francus, de la renaissance de Pallas », sont pour ronsard
et Du Bellay « des mythes véritables, créateurs d’un consensus enthou-
siaste, emblèmes évidents de valeurs capables de mobiliser et de jeter dans

4. Dans sa spirituelle « Petite Lettre sur les mythes », introduction aux Poèmes en prose de
Maurice de Guérin (Blaizot, 1928), reprise dans Variété II (1929). Dans les Œuvres de Valéry,
Gallimard,« Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1957, p. 965.
5. Comme l’a bien montré Mircea Eliade dans « Les Mythes du monde moderne », NRF,
1er septembre 1953, p. 440.
6. Introduction à la poésie rançaise, Gallimard, 1939, p. 42.

52
Le mythe et la structure du texte

l’action des hommes à qui ils font prendre conscience de leur idéal » 7.
Les mythes ne se réduiraient donc pas à des concepts, et on doit pouvoir
retrouver le mystère de la pensée primitive, créatrice d’univers fabuleux.
Il ne suffit même pas de définir dans ce cas le mythe comme une
« conception collective, fondée sur les admirations ou les répulsions
d’une société donnée » (c’est la deuxième définition proposée par le
Dictionnaire de poétique et de rhétorique de Morier). À la pure immanence
du social il convient de substituer une transcendance, quelle qu’elle soit.
Une « numinosité », si l’on veut reprendre un mot cher à Gilbert Durand,
qui se souvient de l’ouvrage de rudolf Otto sur Le Sacré 8. Avec Mircea
Eliade on peut donc considérer que « la définition la moins imparfaite
parce que la plus large » du mythe est celle-ci : « Le mythe raconte une
histoire sacrée ; il relate un événement qui a eu lieu dans le temps primor-
dial, le temps fabuleux des “commencements”. » 9
2 — Texte
Par le statut même d’antériorité qui les caractérise, les mythes se situent
en dehors du texte. « Appelés tôt ou tard à une carrière littéraire propre »,
comme l’écrit Georges Dumézil, connus de nous grâce à des « textes
mythologiques » 10, ils sont des pré-textes, mais aussi des hors-textes. En
effet le rapport originel qu’ils entretiennent n’est pas avec l’écrit, mais
avec la vie des hommes qui les racontent et avec leurs croyances religieuses.
Les hommes, je viens de le dire, les racontent. Ce sont, pour Mircea
Eliade, des « textes oraux » — et plus précisément des textes oraux sacrés,
qui ne peuvent être récités n’importe où, n’importe quand et par n’importe
qui parce qu’ils sont essentiellement vrais 11. L’étymologie autorise cet
emploi qui peut sembler à première vue surprenant : textum, c’est ce qui
est tissé, ou mieux tissu — de la laine aussi bien que des paroles. Qu’elle
soit une création, ou une recréation, la parole de l’aède ou du chaman est
ourdie. ne disons-nous pas qu’un conteur développe son histoire à partir

7. Guy Demerson, La Mythologie classique dans l’œuvre lyrique de la Pléiade, Droz, 1972, p. 16 ;
Gilbert Gadofre est d’accord sur ce point quand il écrit : « Le plus sûr moyen de méconnaître
l’univers de ronsard, c’est d’avoir recours aux méthodes traditionnellement employées par des
générations de commentateurs, celles qui consistent à le réduire à ses dimensions littéraires, à
ne voir dans sa mythologie que ictions rhétoriques ou igures d’emprunt » (« ronsard et la
pensée icinienne », Arch. de Philos., janvier-mars 1963, p. 57).
8. Das Heilige, Gotha, Klotz, 1929.
9. Mircea Eliade, Aspects du mythe, Gallimard, 1963, coll. « Idées/nrF », no 32, p. 15.
10. Georges Dumézil, Mythe et Épopée, Gallimard, t. I, 1968, p. 10.
11. Mircea Eliade, « Littérature orale », dans l’Histoire des littératures, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 1955, t. I, p. 4.

53
Mythocritique

d’un canevas ? Et l’on sait comment à partir de données folkloriques


Vladimir Propp a pu élaborer une Morphologie du conte.
Je constate pourtant que pour la plupart les théoriciens récents asso-
cient spontanément texte et écriture. Jean-Louis Houdebine part d’une
définition du texte comme « seul résultat (même provisoire) d’une pro-
duction, seule trace d’une écriture », même si un peu plus loin les travaux
de Jacques Derrida l’amènent à poser de nouveau le problème du rapport
entre l’écrit et le parlé 12. Jean-Louis Baudry insiste sur la « matérialité
du texte », du « texte écrit », du « texte chiffré », ce qui lui permet de
dessiner un « espace hiéroglyphique » 13. Et peut-être ne faut-il pas perdre
de vue que jurer par le texte, c’est jurer par la lettre de l’écrit, et par la
force sacrée qu’elle contient 14.
Associé à l’écriture, le texte la dépasserait. Il serait, si l’on veut, translit-
téral. Julia Kristeva, redéfinissant le texte comme « écriture dans laquelle
la signifiance se dépose », le double d’un « fonctionnement translinguis-
tique » qui est l’indice de sa « productivité » 15. Cette nouvelle définition
du texte suppose une nouvelle définition de l’écriture : l’écriture désigne
le texte comme production et « la pratique est à définir au niveau du
“texte” dans la mesure où ce mot renvoie désormais à une fonction que
cependant l’écriture n’“exprime” pas, mais dont elle dispose 16 ». Il serait
long, et sans doute superflu, d’exposer ici la distinction, également établie
par Julia Kristeva, entre « phéno-texte » (« le phénomène verbal tel qu’il
se présente dans la structure de l’énoncé complet »), « géno-texte » (« le
lieu de structuration du phéno-texte ») et « intertexte » (l’apport du
langage environnant — citations révolues, morceaux de codes, fragments
de langages sociaux, etc.). Pour ceux qu’effraierait la lecture intégrale de
Sêmeiotikè, je renvoie à la présentation très claire qu’a faite roland Barthes
de la théorie du texte dans l’Encyclopedia Universalis.
Une chose est certaine : même si l’on est épris de simplicité, il est difficile
aujourd’hui de définir le texte par la seule lexis aristotélicienne (qui, selon
la Poétique 1456b, « se ramène tout entière aux parties suivantes : la lettre,
12. Jean-Louis Houdebine, « Première approche de la notion de texte », dans Tel quel, héorie
d’ensemble, Éd. du seuil, 1968, p. 270.
13. Jean-Louis Baudry, « Écriture, iction, idéologie », ibid., p. 130.
14. « nous ne vous avons point menti », dit le second Consacré dans La Ville, de Claudel
(première version) : « Ce que je dis, je ne le dis point. Mais le texte, le texte, le t- / -tt texte
est là qui le dit » (héâtre, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1967, p. 406).
15. O. Ducrot et t. todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Éd. du seuil,
1972, p. 445.
16. Julia Kristeva, « La sémiologie comme science critique », dans Tel quel, héorie d’ensemble,
p. 92.

54
Le mythe et la structure du texte

la syllabe, la conjonction, l’article, le nom, le verbe, le cas, la locution »),


difficile de s’en tenir à ce que Barthes appelle « la surface phénoménale
de l’œuvre littéraire ». L’image du tissu peut être reprise : « Alors que
précédemment la critique […] mettait unanimement l’accent sur le “tissu”
fini (le texte étant un “voile” derrière lequel il fallait aller chercher la vérité,
le message réel, bref le sens), la théorie actuelle du texte se détourne du
texte-voile et cherche à percevoir le tissu dans sa texture, dans l’entrelacs
des codes, des formules, des signifiants, au sein duquel le sujet se place et
se défait, telle une araignée qui se dissoudrait elle-même dans sa toile » 17.
Dans un même texte, plusieurs textes fonctionnent.
Provisoirement, je peux donc poser en principe que le mythe, langage
préexistant au texte, mais diffus dans le texte, est l’un de ces textes qui
fonctionnent en lui.
3 — Structure
Les définitions empruntées à Julia Kristeva ont déjà fait apparaître les mots
structure et structuration. Ces mots sont employés aujourd’hui dans tant
d’acceptions diverses qu’on ne saurait se passer, ici encore, de faire le point.
Comme M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir, chacun d’entre
nous fait de l’analyse structurale sans le savoir. Entendons par là, au sens
le plus général du terme, la description d’une organisation du texte.
Pour prendre un exemple évidemment limite, l’élève à qui le professeur
demande de « faire le plan du texte » — ou, comme on dit parfois plus
pompeusement, de dégager les « mouvements successifs » — découvre
une structure. Il s’agit d’une première opération, tout empirique et des-
criptive, celle à laquelle procède, avec la minutie que l’on sait, roman
Jakobson dans son étude des Chats ou du dernier Spleen de Baudelaire,
du poème Revedere d’Eminescu ou du poème Wir sind sie de Brecht 18.
Le premier exemple est bien connu : Jakobson s’emploie à faire varier la
distribution des vers en strophes, ce qui lui permet de souligner le rôle
de modulation du distique médian (v. 7-8 « L’Érèbe les eût pris pour
ses coursiers funèbres, / s’ils pouvaient au servage incliner leur fierté »).
Le second niveau de l’analyse structurale est, à partir du texte, la consti-
tution de modèles, le modèle étant « une construction considérée comme
pouvant être appliquée à, ou retrouvée dans d’autres objets, et permettant
une description adéquate de ceux-ci, avec des modifications elles-mêmes

17. r. Barthes, art. cité de l’Encyclopaedia Universalis.


18. Ces analyses ont été reprises dans Questions de poétique, Éd. du seuil, 1973.

55
Mythocritique

systématisées 19 ». retrouver dans une tragédie la série des cinq actes ou


la taxis aristotélicienne (nœud, péripéties, dénouement) est l’illustration
simple de cette opération. Un degré au-dessus, c’est la démonstration que
fait Bruce Morissette à propos des Gommes d’Alain robbe-Grillet : le
roman policier contient deux cycles de vingt-quatre heures, dont chacun
pourrait constituer une unité de temps classique, avec un décalage de l’un
à l’autre « qui se retrouvera et s’accentuera partout dans le roman sous
forme de déplacements et de mutations d’objets, de gestes, d’itinéraires
et de parcours, d’événements 20 ». Encore un degré au-dessus, c’est la mise
en valeur par Jakobson des oxymores dialectiques de Fernando Pessoa,
considéré précisément comme un « grand poète de la structuration ». Le
poème étudié, Ulysse, est tout entier construit sur des alliances de mots
et ceci dès le premier vers :
0 mytho é o nada que é tudo.
Le mythe est le rien qui est tout 21.

Ainsi réduit à un oxymoron, le mythe pourrait être candidat à la fonction


d’élément structurant dans le texte. sa double nature (il est une illusion
évanescente, mais aussi une réalité plus vraie que le vrai) fait un peu penser
à cet Ulysse qui se fit appeler Outis (« Personne ») par le Cyclope, et qui
« fut […] sans avoir existé »…

Structure du mythe
Dégager du mythe d’Ulysse cette alliance de l’affirmation d’une présence
et de la continuité d’une absence, c’est peut-être en découvrir la structure.
Pour Pénélope, qui l’attend depuis si longtemps, pour télémaque, qui
est parti à sa recherche, pour les prétendants qui festoient en se disputant
son trône et son épouse, Ulysse est bien à la fois Quelqu’un et Personne.
Mort-vivant quand il évoque les défunts au pays des Cimmériens (Odyssée,
chant XI), il l’est aussi quand dans le poème de Kazantzakis il se tient entre
le cadavre de son père et le corps vierge de son fils courant vers l’épouse
— « il était au milieu, tout à la fois mort et fiancé 22 ». Car le retour en
Ithaque ne bouleverse pas cette structure : la prophétie de tirésias, au

19. Gérard Genot, « Analyse structurelle de Pinocchio », Quaderni della Fondazione nazionale
Carlo Collodi, Florence, 1970, p. 13.
20. « Clefs pour Les Gommes », dans l’éd. 10/18 de ce roman, p. 272.
21. r. Jakobson, Questions de poétique, p. 463 et suiv.
22. n. Kazantzakis, L’Odyssée, trad. Jacqueline Moatti, Plon, 1971, p. 76.

56
Le mythe et la structure du texte

chant XI de L’Odyssée d’Homère, était lourde de la vie et de la mort


futures du héros à la faveur d’une de ces énigmes dont les Grecs furent
les auditeurs friands et atterrés (« puis la mer t’enverrait la plus douce
des morts »). La voie est ouverte au récit du dernier voyage d’Ulysse et
de sa mort dans le chant XXVI de l’Inferno de Dante, mais aussi à la vie
voluptueuse que lui fait mener Giono sur les rivages méditerranéens dans
Naissance de l’Odyssée.
À la fin du xixe siècle, le mythe d’Ulysse n’a pas échappé à la ten-
tative des tenants du « naturalisme 23 » pour y découvrir, comme dans
tout mythe, un archétype naturel, et plus précisément le « grand drame
solaire accompli sous nos yeux chaque jour et chaque année 24 ». Pour
Mallarmé, « le retour de troie en Achaïe représente la marche du jour de
l’Est à l’Ouest […]. Comme Indra perd bientôt Dahana de vue ; comme
Œdipe, dans sa première enfance, est séparé de Jocaste ; comme sigurd
doit laisser Brunehilde presque immédiatement après l’avoir conquise ;
comme Orphée se voit ravir Eurydice, et Achille, Briséis ; ainsi Odyssée
(= Ulysse), bientôt après avoir épousé Pénélope, doit la laisser pour aller
à la guerre de troie ; et quand Hélène se laisse gagner à quitter Pâris, ce
voyageur se remet en route comme le soleil, qui de l’Est va de son gîte en
l’Ouest 25 ». On s’explique dans ces conditions qu’Ulysse puisse revenir
en « soleil de vengeance » dans un poème de saint-Pol roux 26.
selon northrop Frye, la création poétique permet de retrouver la
« structure archétypale » du mythe 27. Mais il est trop évident dans le cas
précédemment évoqué qu’elle n’a retrouvé que l’idéologie naturaliste
qui régnait à l’époque dans le milieu des mythologues. Expliquer l’Ulysse
solaire par le phénomène purement textuel de la métaphore généralisée
serait à mon sens aussi peu pertinent. Le conflit entre la mort et la vie
trouve sa représentation la plus habituelle dans le duel admirable de
la lumière et des ténèbres que célèbre à son tour la liturgie catholique.
Le mythe d’Ulysse ne s’explique pas d’une manière satisfaisante par la
structure de l’aventure solaire ; comme elle, il révèle, comme elle, il dit
23. non pas le naturalisme de Zola, mais celui des maîtres de l’école de mythologie comparée
qui considèrent que « la nature a été le fondement maternel et le point de départ des représen-
tations des dieux » (Ludwig Preller, Griechische Mythologie, Leipzig, Weidmann, 1854, p. 3).
24. Mallarmé, Les Dieux antiques [1880], dans Œuvres complètes, éd de Bertrand Marchal,
Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », tome. II, 2003.
25. Ibid.
26. « Le Palais d’Ithaque au retour d’Odysseus métamorphosé en mendiant », dans Anciennetés,
Mercure de France, 1903.
27. « Littérature et mythe », trad. J. Ponthoreau, dans Poétique, no 8, 1971, p. 489-503. Ce texte
a d’abord paru dans Relations of Literary Studies, ed. by James horpe, new York, MLA, p. 27-55.

57
Mythocritique

l’alliance paradoxale du jour et de la nuit, de la vie et de la mort. C’est


pourquoi à un moment donné il a pu lui être assimilé.
J’adopterai volontiers la définition simple que donne Gilbert Durand de
la structure : un « système de forces antagonistes 28 ». Étudiant L’Évocation
des morts et la Descente aux Enfers, j’ai tenté ailleurs de montrer que,
pris ensemble (l’évocation est anabase, la descente aux Enfers catabase)
ou isolément (Énée descend aux Enfers et en remonte), ces deux modes
d’approche des défunts faisaient apparaître des couples bipolaires de
schèmes contraires (chute et ascension, aller et retour, passion et action,
etc.). Cette alliance est commune aux mythes qui les illustrent (celui
d’Orphée, celui d’Ulysse, mais tout aussi bien celui des Jumeaux dans le
Popol-Vuh), aux rites qui les ont fondés ou qui en sont le prolongement 29.
Le mythe, selon Eliade, renvoie au « temps des commencements »,
André Jolles, voulant définir le mythe comme « forme simple » part du
texte de la Genèse ou de la première Pythique de Pindare (avec le mythe
de typhon et de la création de l’Etna) pour montrer que tout repose sur
le jeu de la question et de la réponse :
L’homme demande à l’univers et à ses phénomènes de se faire connaître
de lui ; il reçoit une réponse, il en reçoit un répons, une parole qui vient à sa
rencontre. L’univers et ses phénomènes se font connaître. Quand l’univers
se crée ainsi à l’homme par question et réponse, une forme prend place, que
nous appellerons mythe 30.

Ce jeu de la question et de la réponse constitue encore une structure


bipolaire. Elle va se trouver confirmée par le fait qu’il n’est point de
cosmogonie sans eschatologie préalable. « Le mythe de l’anéantissement
du Monde suivi d’une nouvelle Création et de l’instauration de l’âge
d’Or 31 » constitue un ensemble fondé sur l’oxymoron de la destruction
créatrice, et tout aussi bien de la création destructrice, puisque le monde
nouveau est dès le début lourd de sa fin future.

28. Le Décor mythique de « La Chartreuse de Parme », José Corti, 1961, rééd. 1971, p. 5.
29. La question est controversée ; voir roger Caillois, Le Mythe et l’homme, Gallimard, coll.
« Idées/nrF », no 262, p. 35-36 ; Mircea Eliade, Le Mythe de l’Éternel Retour, Gallimard, coll.
« ldées/nrF », no 191, p. 40-41, et mon livre sur L’Évocation des morts et la Descente aux Enfers,
sEDEs, 1974, chap. II.
30. André Jolles, Einfache Formen, tübingen, Max niemeyer Verlag, 1930 ; trad. A.-M. Buguet,
Éd. du seuil, 1972, p. 81.
31. Mircea Eliade, Aspects du mythe, Gallimard, 1963, réed. coll. « Idées », no 32, chap. IV,
« Eschatologie et cosmogonie ».

58
Le mythe et la structure du texte

Cet événement — au sens fort du terme — se répète dans toute création
(« toute création répète l’acte cosmogonique par excellence : la Création
du Monde », écrit Eliade 32) ; il est également répété à l’occasion de la
célébration rituelle, où le texte mythique a un rôle important à jouer.
Eliade prend comme exemple la cérémonie akîtu, chez les Babyloniens,
où à l’occasion du nouvel An considéré comme une nouvelle naissance
on procède à une régénération du monde en récitant solennellement et à
plusieurs reprises le récit dit de la Création, Enûma elish, dans le temple de
Marduk : « On réactualisait ainsi le combat entre Marduk et le monstre
marin tiamat, combat qui avait eu lieu in illo tempore et qui avait mis fin
au Chaos par la victoire finale du dieu. 33 »

Structure du texte
D’un linguiste comme Hjemslev à un mythologue comme Lévi-strauss, la
définition de la structure ne bouge guère. Pour l’un, elle est « une entité
autonome de dépendances internes 34 » ; pour l’autre, un ensemble d’« élé-
ments tels qu’une modification quelconque de l’un d’eux entraîne une
modification de tous les autres 35 ». si le texte semble fixé, contrairement
au mythe, il est pourtant le produit d’une genèse, on connaît souvent ses
variantes et, dans la lecture, il rend possible plusieurs interprétations ou du
moins divers points de vue. Une étude de structure n’est pas nécessairement
fixiste. La stabilité qu’elle recherche est celle d’un rapport plus que celle
d’une répétition. Un texte peut reprendre un mythe, il entretient une
relation avec lui. Mais la mythocritique s’intéressera surtout à l’analogie
qui peut exister entre la structure du mythe et la structure du texte.
1 — Répétition
répété dans le mythe, l’événement peut se trouver répété par le texte.
« toute parole une répétition » : ce vers de Claudel, emprunté à la pre-
mière des Cinq grandes Odes, s’insère dans un hymne à la parole poétique
comme parole re-créatrice. Claudel était sensible à ce sens de l’« accord
créateur » dans l’Eureka d’Edgar Poe, qui le consolait des Peri phuseôs
perdus d’Héraclite et d’Empédocle, et où le monde est présenté comme le
lieu d’une tension permanente entre deux forces antagonistes (l’Attraction

32. Mircea Eliade, Le Mythe de l’Éternel Retour, p. 31.


33. Ibid., p. 70.
34. Acta linguistica, IV, fasc. 3, 1944, p. v.
35. Anthropologie structurale, Plon, 1958, p. 306.

59
Mythocritique

et la répulsion) : périodiquement, à chaque spasme du cœur divin, il


explose avant de se reconstituer 36.
Un texte à lui seul peut être une répétition. son titre redit souvent
le nom d’un personnage mythique : Médée, ou Ulysse, ou « Artémis ».
Quand, après avoir hésité, nerval intitule El Desdichado un autre sonnet
des Chimères, il a l’air de brouiller les pistes. À un thème mythique (« Le
Destin », titre du sonnet dans la version manuscrite qui a appartenu à
Paul Éluard), à un visage mythique (Orphée, nommé dans l’avant-dernier
vers), il a préféré un masque, emprunté à l’Ivanhoe de Walter scott.
Il en résulte dans le sonnet lui-même la mise en place de deux séries,
donc de deux systèmes de répétition. El Desdichado commande, ainsi
que l’ascendance aristocratique dont rêve nerval, une liste chevale-
resque : le prince d’Aquitaine, Lusignan, Biron. Orphée couronne une
lignée mythique (Amour, l’un des personnages de l’Orphée de Gluck ;
Phébus-Apollon, son père selon la généalogie pindarique ; sans parler des
sirènes qu’il domine de son chant dans les Argonautiques d’Apollonios
de rhodes) et un ensemble de motifs qui ont la valeur de mythèmes (la
lyre devenue luth, la traversée de l’Achéron). Il n’y manque même pas le
thème mythique du veuvage, mis en valeur entre tirets dans les vers 1 37.
On découvre même une reprise onomastique puisque « le ténébreux », le
premier nom retenu, est peut-être la traduction d’Orphée, le dernier nom
(comme le rappelle salomon reinach 38, les mythologues ont été pendant
longtemps inclinés à faire dériver le nom d’Orphée d’une racine ορφ qui
se trouve en grec dans le mot orphnos, qui signifie obscur, et dans le latin
orbus. « L’idée dominante serait celle de l’obscurité. Ὀbscur serait alors
l’obscur, comme Penthée, dont la légende est analogue, est le souffrant »,
je serais tenté de dire, l’« inconsolé »).
2 — Relation
Cette répétition est donc beaucoup plus insistante qu’on n’aurait pu le
penser. Alors que l’apparition d’Orphée pouvait sembler retardée, dans
El Desdichado, on peut la placer tout aussi bien à l’initiale : non seulement
« le ténébreux » est le nom d’Orphée, mais l’épithète rappelle son aven-
ture même de mort-vivant dans « la nuit du tombeau » et des Enfers. La
structure, apparemment linéaire, est tout aussi bien circulaire, ou encadrée.

36. Voir la lettre de Claudel à Gide du 7 août 1903.


37. Henri Meschonnic a bien vu que « le veuf », entre tirets, constitue un sommet dans le
poème. sur ce point il me semble injustement critiqué par Jacques Geninasca.
38. Cultes, mythes et religions, t. II, Ernest Leroux, 1928, p. 122.

60
Le mythe et la structure du texte

D’une manière générale, le texte littéraire aime à ruser avec le mythe,


même s’il lui est fortement attaché. La relation de complicité est aussi
une relation de duplicité. Un texte aussi volontairement mythologique
que Dans le labyrinthe (1959), d’Alain robbe-Grillet, tend à se passer de
toute mythologie : il n’est pas d’Ariane, pas de thésée, et pas davantage
de Minotaure, dans ce labyrinthe constitué tour à tour par une ville
monotone, qui n’est plus qu’une succession de carrefours et où les rues
ont perdu leur nom, par le « réseau sans ordonnance » des traces de pas
dans la neige, « qui se complique davantage de minute en minute »,
par « le dédale des couloirs sans lumière », dans un immeuble, dans un
hôpital militaire ou dans un asile de nuit. Mais, tout aussi anonymes, les
personnages de L’Année dernière à Marienbad (1961), X…, A… et M…
seront pris à leur tour dans « une succession labyrinthique de couloirs et
de salons », l’hôtel fait « un effet de labyrinthe » et, au jeu, le tracé des
dominos lui-même est « labyrinthique ».
La création de robbe-Grillet n’est pas la seule à présenter cet aspect
ludique. Comme s’il hésitait à paraître ouvertement mythologique, l’écri-
vain ruse volontiers avec le mythe à la faveur d’un jeu de mots : je songe aux
« flottes orphéonesques » dans une des Illuminations de rimbaud, aux
« sphingeries » (qui sont tout aussi bien des singeries) dans « Le Brasier »
d’Apollinaire et aux innombrables créations verbales de Joyce dans son
Ulysse. L’indécision entre « Biron » et « Byron » dans les manuscrits
de « El Desdichado », le jeu sur l’i et sur l’y, pourrait bien recouvrir
une hésitation plus profonde : entre la lignée chevaleresque (Biron) et la
lignée poétique (Byron). Il est vrai que l’Orphée britannique fut aussi le
combattant de Missolonghi.
Cette hésitation, dans le poème des Chimères, elle est aussi une
hésitation du locuteur sur son identité. Après Jean richer, Jacques
Geninasca a bien mis en valeur ce climat d’incertitude et la manière
dont la composition du poème manifeste cette incertitude. Des quatrains
aux tercets, on passe d’une identité affirmée (« Je suis le ténébreux »)
à des identités douteuses et mises en question (« suis-je Amour ou
Phébus ?… Lusignan ou Biron ? »). L’identification finale à Orphée
pourrait être, comme je l’ai suggéré, une identité retrouvée, mais il
est remarquable qu’elle apparaisse, non au nominatif, mais au génitif
(« la lyre d’Orphée »). Au moment même où elle est mieux affirmée,
l’appellation mythologique reste placée à distance. Orphée n’est pas un
nom ; il n’est qu’un complément de nom.

61
Mythocritique

3 — Analogie
Allant plus loin dans son analyse, Jacques Geninasca ajoute que les deux
formes à la première personne de l’indicatif du verbe être, « Je suis »
(v. 1) et « suis-je » (v. 9) ne sont pas coordonnées à l’intérieur d’une
même phrase, mais elles appartiennent à deux propositions parallèles
comportant une définition de l’identité du locuteur. Positionnellement
indexée, leur corrélation est celle de l’affirmation péremptoire et de
l’interrogation dubitative : la succession de ces deux propositions, dans
le texte, correspond, de toute évidence, à deux moments successifs d’une
même réflexion.
Il me semble pourtant qu’il est contraire à l’esprit du poème que d’en
étirer la ligne discursive ou narrative. L’alternative, redoublée dans le
vers 9, se poursuit dans le vers 11 (« tour à tour ») et même dans le vers 12 :
le « et » est commandé par « tour à tour », il est donc tout aussi bien un
« ou », et il est plus qu’un « ou » puisque le pouvoir du nouvel Orphée
est de concilier l’inconciliable, de réunir les contraires — la sainte, la fée.
sur le manuscrit Éluard on lit cette note : « le prince mort », et sur le
manuscrit de 1853, au lieu de « Et j’ai deux fois vainqueur », « j’ai deux
fois vivant ». Mort / Vivant : l’oxymoron mythique, commun à Orphée
et à Ulysse, et à tant d’autres héros de la mythologie, peut devenir un
oxymoron poétique (le vers 4 reprend celui du « soleil noir », qui n’est
qu’une conséquence du précédent). De même que le héros mythique est
à la fois mort et vivant, le texte poétique est en même temps affirmatif et
interrogatif. L’ordre de la succession « Je suis » / « suis-je » n’apporte
de clarté que grammaticale dans une situation de ténèbres qu’elle ne
fait qu’épaissir. L’hypothèse la plus lumineuse, et même la plus solaire
(« suis-je […] Phébus ? ») intervient au moment du plus grand vertige
du locuteur sur son identité, alors que l’image deux fois ténébreuse du
« soleil noir » accompagnait l’affirmation première. Le triomphe final
s’accompagne de l’ambiguïté la plus grave qui soit : le nouvel Orphée
qui a « deux fois vainqueur traversé l’Achéron » a pu tenter deux fois de
descendre aux Enfers ; mais l’aventure a pu tout aussi bien être unique,
avec une traversée du fleuve et à l’aller et au retour.
Le texte est donc, comme le mythe, le lieu de multiples contradictions.
Poétiquement, « El Desdichado » est oxymoronique comme l’est le
mythe d’Orphée. Il ne suffit pas, pour l’expliquer, de faire intervenir je ne
sais quelle mimèsis. se contenterait-on d’une construction labyrinthique
pour rendre compte de l’enchaînement des versions différentes, parfois

62
Le mythe et la structure du texte

même contradictoires, d’un même élément narratif dans le texte de Dans


le labyrinthe ? Gérard Genette a eu raison de faire appel, pour décrire cet
art de la variation, à l’oxymore rimbaldien du « vertige fixé ».
Et, même dans le cas de robbe-Grillet, l’explication par la parodie, ou
par le pastiche, ou par le jeu, demeure insuffisante. Car on ne retourne
pas si facilement les mythes. Et on comprend pourquoi, s’il est vrai qu’ils
naissent de la conjonction d’une affirmation et d’une négation. En
présenter le revers, c’était peut-être abolir une figure mythologique, une
figure figée. Mais le mythe ne se réduit pas à cette figure ; au contraire, il
appelle l’autre face. Et c’est parce qu’il est tendu entre des forces anta-
gonistes, entre des sens contradictoires, qu’il peut être un ferment pour
une littérature qui défie le temps, un noyau vivant pour l’œuvre qui le
fait apparaître en transparence.

63
Émergence, lexibilité, irradiation

« Il y a dix mille ans de littérature derrière chaque conte que l’on écrit »,
déclarait Gabriel Garcia Marquez en 1979 1. Pas seulement derrière chaque
conte : derrière chaque texte. Le poids de tant de traditions ne justifie
pas seulement l’entreprise des historiens de la littérature ; il autorise une
enquête plus large sur la présence des mythes dans le texte littéraire, sur les
modifications qu’ils y subissent, sur la lumière éclatante ou diffuse qu’ils y
émettent. J’ai cru pendant quelque temps qu’on pouvait formuler des lois.
Mais la littérature offre une autre résistance que la matière. Aujourd’hui
je considère plutôt l’émergence, la flexibilité et l’irradiation des mythes
dans le texte comme des phénomènes toujours nouveaux, des accidents
particuliers qu’il est vain de vouloir capturer dans le filet de règles générales.
La classification que je propose n’a elle-même pour but que d’apporter un
peu de clarté et de fonder un mode d’analyse littéraire, la mythocritique.

Émergence
Une analyse de ce genre paraît plus légitime si elle part de l’examen
d’occurrences mythiques dans le texte. sans doute ne peut-on s’en tenir
à une description de la surface du texte. Mais sans elle le danger est grand
de fabuler, au pire sens du terme.
Voici un premier exemple, qui aura le mérite de l’évidence. Dans
la première partie du Voyage, Baudelaire évoque les différents types de
voyageurs :
Les uns, joyeux de fuir une patrie infâme ;
D’autres, l’horreur de leurs berceaux, et quelques-uns,

1. Déclaration à M. Pereira, dans Il Tiempo, 4 mars 1979 : « […] existen diez mil años de
literatura detras de cada cuento que se escribe. »

65
Mythocritique

Astrologues noyés dans les yeux d’une femme,


La Circé tyrannique aux dangereux parfums.
Pour n’être pas changés en bêtes, ils s’enivrent
D’espace et de lumière et de cieux embrasés ;
La glace qui les mord, les soleils qui les cuivrent,
Effacent lentement la marque des baisers 2.

Le poète des Fleurs du Mal n’a pas besoin de raconter l’épisode odys-
séen, ou de le développer comme l’a fait Lope de Vega dans La Circé.
Il lui suffit du nom, qui est le premier à émerger, d’une caractéristique
(« tyrannique »), d’un acte fondamental (la métamorphose). Aucun des
poèmes dont Claude Pichois rapproche cette allusion 3 (Je t’adore à l’égal
de la voûte nocturne, Sed non satiata, Le Serpent qui danse, Le Vampire, Le
Poison, Ciel brouillé) ne fait apparaître cet indice mythique. La « femme
dangereuse » de Ciel brouillé fait bien penser à la « Circé tyrannique »,
mais le rapprochement se fait par la synonymie des épithètes, et l’indice
est seulement thématique. Sed non satiata fait émerger des noms, celui de
Mégère, celui de Proserpine, mais ils appartiennent à d’autres registres et à
d’autres séries mythologiques. L’erreur serait donc de voir Circé partout,
même quand elle n’est pas nommée.
Cette imprudence a été celle de Gilbert Durand, parfois, dans son
étude célèbre sur Le Décor mythique de « La Chartreuse de Parme ». Alors
que le titre de l’ouvrage laisse attendre la description minutieuse d’une
mythologie visible, le commentateur introduit volontiers des noms qui
ne figurent pas dans le texte. Un sous-chapitre s’intitule « Héraclès ou
le renforcement de la naissance ». Mais la seule justification d’Héraclès
n’est précisément que le renforcement de la naissance. Gilbert Durand
rappelle qu’« Héraclès, le héros type de la mythologie occidentale, se voit
doué d’une double paternité, celle tout humaine d’Amphitryon, et celle
divine de Zeus ». Or dans Le Rouge et le Noir la paternité est « mysté-
rieuse et secrète », « la redondance des paternités va s’orienter dans le
sens de l’ennoblissement » et l’abbé Pirard, lorsqu’il recommande Julien
au marquis de la Môle, lui déclare : « On le dit fils d’un charpentier de
nos montagnes, mais je le croirais plutôt fils naturel de quelque homme
riche. » De même La Chartreuse de Parme suggère, dès le premier chapitre
la présence du beau lieutenant français robert auprès de la marquise del
2. Les Fleurs du Mal, pièce CXXVI de l’édition de 1861.
3. Baudelaire, Œuvres complètes, Gallimard, éd. de Claude Pichois, t. I, coll. « Bibliothèque
de la Pléiade », 1975, p. 1099.

66
Émergence, lexibilité, irradiation

Dongo, et ce n’est peut-être pas un hasard si Fabrice naît neuf mois après
le passage des troupes napoléoniennes à Milan en 1796. Gilbert Durand
est en droit de suggérer que « c’est pour une raison d’obstétrique […]
que “l’histoire de notre héros” est commencée “une année avant sa nais-
sance” » 4. Mais est-il pour autant Héraclès ? thésée ne bénéficie-t-il pas,
dans la mythologie grecque, de la double naissance (il est le fils putatif
d’Égée ; son vrai père est Poséidon) ? Et le Christ ? La mythocritique est
ici débordée par ce qu’il serait plus juste d’appeler une archétypocritique,
ou du moins la recherche de structures qui peuvent être communes à
plusieurs mythes sans en caractériser aucun.
Il existe des textes qui sont surchargés de mythologie (les poèmes de
Leconte de Lisle, les romans de Carl spitteler), ou des textes qui semblent
en user avec une certaine gratuité, comme d’une broderie : Béatrice Didier
en signale plusieurs exemples dans Indiana de George sand — « la robe
de Déjanire », ralph dans la nuit placé « comme une ombre à l’entrée des
Champs Élysées », Ixion, autant de références à l’Antiquité qui « donn[ent]
à l’expression un caractère “noble”, presque néo-classique » 5. Il peut arriver
aussi qu’on s’étonne de ne plus trouver d’occurrences mythiques dans le
nouveau livre d’un écrivain qui d’ordinaire n’en est pas avare. C’est l’une
des raisons pour lesquelles en 1986 la critique a été surprise par La Goutte
d’or de Michel tournier. Mais on n’a pas assez observé que la figure de
Méduse apparaît, d’une manière parfaitement explicite, quelques pages
avant la fin. Le poète et calligraphe Ibn Al Houdaïda, le maître de riod
(et le double d’Abd Al Ghafari, le maître d’Idriss) explique au jeune
garçon que « l’image est douée d’un rayonnement paralysant, telle la tête
de Méduse qui changeait en pierre tous ceux qui croisaient son regard.
Pourtant cette fascination n’est irrésistible qu’aux yeux des analphabètes.
[… ] Pour le lettré, l’image n’est pas muette. son surgissement de fauve se
dénoue en paroles nombreuses et gracieuses. Il n’est que de savoir lire… 6 »
On pourrait reprocher à tous ces exemples d’être trop clairs. À s’en tenir
à l’explicite pur, la mythocritique risque de commettre l’erreur inverse, soit
qu’elle se réduise à une description paraphrastique, soit que par prudence
elle se dérobe devant des textes qui ne la sollicitent pas immédiatement.
A-t-on le droit de considérer la Colomba de Mérimée comme une autre

4. Le Décor mythique de « La Chartreuse de Parme ». Les structures iguratives du roman


stendhalien, José Corti, 1961, p. 24 à 42.
5. George sand, Indiana [1832], éd. de Béatrice Didier, Gallimard, coll. « Folio », no 1604,
1984, p. 105, 106, 190, et la n. 24 p. 382.
6. La Goutte d’or, Gallimard, 1985, p. 243.

67
Mythocritique

Électre, même si le texte de la nouvelle ne contient aucune allusion explicite


à la tragédie des Atrides ? Je serais tenté de le faire, et pour plusieurs raisons
dont la plus banale est la fonction du personnage, passionnément décidé
à venger la mort de son père et ne laissant nul repos à son frère Orso dans
cette tâche de vengeance. Colomba est la méditerranéenne, comme Électre,
la noiraude brûlée de soleil et d’ardeur. Comme elle encore au moment
du kommos dans Les Choéphores d’Eschyle, elle a la voix la plus forte et
la plus troublante dans le vocerù, cette grande déploration funèbre que
connaissaient les Grecs et dont Mérimée a recueillis plusieurs exemples
au cours de son voyage en Corse.
Il y a bien des degrés entre l’explicite pur et le non-explicite. Eugene
O’neill, dans Le Deuil sied à Électre (Mourning becomes Electra), amé-
ricanise le nom des personnages de L’Orestie comme il en transpose
l’action dans les États-Unis au moment de la guerre de sécession. Mais
on reconnaît aisément Agamemnon en Mannon ou Oreste en Orin.
L’Orso de Colomba a lui-même quelque chose d’Oreste — cette racine
indo-européenne, peut-être, qui signifie le surgissement. Il me semble
qu’à partir du moment où la mythocritique se détache de la nécessité de
l’explicite pur, elle a avantage à réduire le non-explicite, à l’explorer pour
voir s’il ne demeure pas ici une trace, là un écho. sans doute ne s’agit-il
plus d’émergence. Le lecteur sonde les abîmes du texte, et de l’absence.
Une hypothèse insistante, une réminiscence obsédante peuvent le guider
vers un indice fuyant et fragile. Je suis tenté, je l’avoue, d’entendre la finale
d’Andromaque dans Le Mystère Frontenac, autre évocation saisissante par
François Mauriac de la mère, ou encore de saisir un premier indice trista-
nesque dans les premiers mots prêtés par Claudel à Amalric s'adressant à
Mesa dans Partage de midi : « Vous vous êtes encore laissé enguirlander. »
rêveries peut-être, mais on a le droit de rêver sur les mots et surtout sur les
noms. Miguel Angel Asturias rend hommage, dans une de ses Légendes du
Guatemala, à son maître Georges raynaud qui lui avait appris, en étudiant
les mythes mayaquichés, « le rôle immense de la Parole », la « juste voix
du nom » 7. C’est le mot qui, en tout cas, mettra bien souvent sur la voie.

Flexibilité
Montaigne parlait de « la flexibilité de nostre invention à forger des rai-
sons à toutes sortes de songes ». Elle infléchit ces songes eux-mêmes, et
les images qui en restent. Je n’emploie « flexibilité », encore une fois, que
7. Leyendas de Guatemala, trad. franç. Francis de Miomandre, Gallimard, 1953, p. 235.

68
Émergence, lexibilité, irradiation

comme une approximation pour une réalité difficile à saisir. Le mot permet
de suggérer la souplesse d’adaptation et en même temps la résistance de
l’élément mythique dans le texte littéraire, les modulations surtout dont
ce texte lui-même est fait.
De la Circé baudelairienne émanent de « dangereux parfums » qu’on
chercherait en vain dans le poème d’Homère. Circé y dispose d’autres
moyens de séduction — ses belles boucles, sa belle voix (Odyssée, X, 220-221)
et un breuvage étrangement sophistiqué (elle bat dans du vin de Pramnos
du fromage, de la farine et du miel vert, non sans ajouter au mélange une
drogue funeste, un pharmakon, X, 235-236). sa voix est-elle parente de celle
des sirènes, contre lesquelles elle met Ulysse en garde ? Baudelaire obéit à
l’invitation du voyage odysséen. Dans la septième partie du « Voyage »,
il fait entendre les « voix, charmantes et funèbres » de sirènes anonymes
« Qui chantent : “Par ici ! vous qui voulez manger / Le Lotus parfumé”
[…] ». Elles tendent un philtre à leurs futures victimes, comme Circé,
et l’île des sirènes tend à se confondre avec celle des Lotophages, lieu
d’un épisode antérieur (il est raconté dans le chant IX de l’Odyssée). Au
syncrétisme mythique, bien connu des mythologues, se substitue ici un
syncrétisme poétique dont l’écrivain est apparemment le seul responsable,
sa mémoire est maîtresse d’oubli.
Une page de Montaigne (Essais, II, 12) présente, à partir du même
mythe de Circé, l’exemple d’une adaptation différente à un projet cette
fois philosophique. L’écrivain veut montrer la folie de la raison, et tout
particulièrement de la raison philosophique, quand elle se déclare prête
à quitter un corps malade pour un corps sain, fût-ce celui d’un animal.
Et pourtant ces mêmes philosophes, comparant ailleurs la sagesse et la
santé, reconnaissent la supériorité de la sagesse et « disent que si Circé
eust presenté à Ulysse deux breuvages, l’un pour faire devenir un homme
de fol sage, l’autre de sage fol, qu’Ulysses eust deu plutost accepter celuy
de la folie, que de consentir que Circé eust changé sa figure humaine en
celle d’une beste ; et disent que la sagesse mesme eust parlé à luy en cette
manière : Quitte moy, laisse moy là, plutost que de me loger sous la figure
et corps d’un asne 8 ». Et Montaigne de prendre alors les philosophes, et
la raison, en flagrant délit de contradiction.
Du mythe Montaigne retient des noms (Circé, Ulysse), mais surtout
un motif, le breuvage, et un thème, la métamorphose. L’adaptation à son
propos est tellement sensible que la fable à laquelle se réduit le mythe en
rejoint une autre, la métamorphose en âne de Lucien ou d’Apulée (les

8. Essais, éd. Albert hibaudet, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1950, p. 537.

69
Mythocritique

compagnons d’Ulysse étaient, eux, transformés en pourceaux). Comme


Baudelaire, mais d’une tout autre façon, Montaigne pratique un syncré-
tisme qui n’est possible qu’au prix d’une simplification de chacun des
éléments ainsi amalgamés. La simplification est la condition de l’allé-
gorie, le syncrétisme permet la constitution d’un système. Calderon ne
procède pas différemment quand dans sa comedia Polifemo y Circe, écrite
en collaboration vers 1630 avec Mira de Amescua et Pérez de Montalban
et surtout dans une comedia qui lui est propre, Le Meilleur enchanteur,
l’Amour (El Mayor Encantor, Amor, 1635), il organise tout autour d’une
allégorie principale empruntée à la Philosophie secrète de Pérez de Moya
(« Circé est la passion naturelle que l’on appelle l’amour malhonnête »),
réunit s’il le faut l’épisode du Cyclope et celui de Circé, et ajoute même
de nouvelles intrigues et de nouveaux personnages, Arsidas, Lisidas et
Flérida, sans compter Clarin le gracioso.
Ambigu, polysémique, le mythe parle par énigmes. De plus, il fait place
très souvent à l’énigme. Ainsi au cours de la consultation des morts, la
fameuse nekuia du chant XI de L’Odyssée, Ulysse apprend de tirésias son
sort futur : la mort viendra ex alos. L’expression est ambiguë comme les
oracles de Delphes. Elle peut vouloir dire que la mort viendra en dehors
de la mer, donc qu’il ne mourra pas en naviguant comme il l’a craint si
souvent. Elle peut vouloir dire au contraire que la mort viendra de la
mer : c’est la tradition dite « télégonique », selon laquelle télégonos, fils
d’Ulysse et de Circé, serait venu par mer faire une razzia en Ithaque et, à
cette occasion, aurait tué son père sans le savoir. L’idée d’une mort marine
a inspiré à Dante l’étonnant récit qui clôt le chant XXVI de l’Inferno.
Dans un poème de soixante-dix vers écrit en 1833, tennyson, jouant avec
plusieurs voix que permettent de reconnaître les citations et allusions, a
imaginé à son tour que le roi d’Ithaque, gagné par le dégoût d’une vie
inerte et reprenant avec ses compagnons les libres routes de la mer vers
le couchant, se perd dans les lieux où les étoiles se baignent dans les flots.
Pascoli, qui a traduit ce poème de tennyson (dans Traduzioni e riduzioni),
a reconnu que trois poètes avant lui avaient infléchi le mythe d’Ulysse
dans le sens qu’il souhaitait lui-même lui donner : Dante, tennyson et
Arturo Graf (Le Dernier voyage d’Ulysse, dans Le Danaidi, 1897). L’Ultimo
Viaggio de Pascoli, publié dans les Poemi conviviali en 1904, est le résultat
d’un effort, avoué par le poète, pour « mettre d’accord L’Odyssée avec la
légende racontée par Dante et par tennyson ». Homère, plus prudent,
s’était gardé de raconter la mort d’Ulysse. Il avait seulement donné à rêver.

70
Émergence, lexibilité, irradiation

susceptible de modifications, adaptable, l’élément mythique est pour-


tant résistant dans le texte. Ultra-marin, le mythe d’Ulysse reste marin :
cette constatation est lourde de conséquences. nulle part cette résistance
n’apparaît plus clairement que dans le théâtre moderne qui n’a souvent
exploité les mythes qu’avec des intentions démythificatrices. Les costumes
d’aujourd’hui, les anachronismes, les transpositions sont trop voyants pour
qu’il soit utile d’y insister. D’ailleurs l’important n’est pas là. Giraudoux
met tout en place dans son Électre pour que l’horrible « matricide » n’ait
pas lieu. Les circonstances de la mort d’Agamemnon sont restées mysté-
rieuses. Oreste est attiré vers sa mère. Égisthe se rapprocherait volontiers
d’Électre et, loin d’être nul, loin d’être veule, il peut comme elle avoir
une révélation et comme elle se déclarer. On la capturera s’il le faut, on
ceinturera Oreste pour éviter que le sang ne soit répandu. Et pourtant tout
s’accomplit : le récit du Mendiant, à la fin de la tragédie, se situe dans la
continuité d’un texte avec lequel on ne peut pas ruser. C’est la revanche
du mythe sur les libertés qui étaient prises avec lui — des détours inutiles
pour aller au même terme.
Ce terme est donc la limite où vient se heurter la fantaisie de l’écrivain.
Mais le droit à la fantaisie lui est concédé par le mythe lui-même. Car
rien n’est moins fixé que le mythe. sans doute, à un certain moment de
l’Histoire, lui est-il arrivé de se figer, de devenir « vérité rhétorique » ou
« langue de bois » 9. Mais dès les premières versions connues, on est surpris
par le nombre et l’importance des variantes : Orphée est fils d’Apollon
ou fils d’Oeagre, marié ou non marié, victorieux de la mort ou vaincu
par elle. Même les modernes manuels de mythologie ne parviennent pas
à codifier en une version unique un ensemble de variantes que nul récit
continu ne parviendra jamais à réunir. Paradoxalement, le texte littéraire
qui vient conforter l’existence du mythe comme ensemble réserve ses
droits à l’existence singulière. Comme il serait triste et fastidieux de
vérifier la conformité d’un texte à je ne sais quel canon mythique ! J’ai
dit que l’écrivain prenait des libertés. Mais par rapport à quoi, sinon à des
textes mythiques antérieurs qui étaient eux-mêmes essentiellement libres ?
Est-ce Pindare qui a innové en faisant d’Orphée le fils d’Apollon, dans la
IVe Pythique, a-t-il voulu donner au personnage mythique la coloration
du lieu, de la circonstance, du culte où la récitation prenait place ? Mais
la IVe Pythique est le plus ancien des textes orphiques connus.

9. Voir sur ce point l’essai si stimulant de Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Éd.
du seuil, coll. « Des travaux », 1983, p. 89 et suiv.

71
Mythocritique

Il faut reconnaître à tout écrivain le droit à la modulation et, pour


l’analyse littéraire, cette modulation est plus intéressante qu’une donnée
toujours incertaine et toujours hypothétique. savoir « des chansons pour
les sirènes », comme le dit le Mal-aimé de Guillaume Apollinaire, c’est
faire taire les autres voix. Le devoir du poète est de se faire entendre sur les
autres comme Orphée triompha des femmes-oiseaux dans les Argonautiques
d’Apollonios de rhodes. Orphée, comme l’a suggéré admirablement rilke
dès le premier de ses Sonnets, fait moins entendre une voix qu’il n’éveille le
désir d’entendre : c’est cela, créer dans l’ouïe des temples 10. Aussi n’est-il
même plus besoin d’une allusion explicite à Orphée ou à Eurydice dans les
Canti orfici de Dino Campana. L’indice fourni par le titre suffit. Dans les
tours de Gênes qui se dressent toutes blanches sur l’azur, il y a un chant.
Dans la baie muette il y a un chant. Dans les fontaines et sur les frontons, il
y a le mystère d’un chant. Des « sphinx » peut-être, au sortir de « secrets
dédales » : qu’importent ces interférences mythiques ? Orphée sera partout
où l’on éprouvera le sentiment de plénitude du monde et la nécessité de
la parole pour l’exprimer, « quand, / mélodieusement, / le vent de haut
sel cré[e] une sorte de blanche vision de Grâce » 11.

Irradiation
On considère souvent avec une certaine condescendance la présence
d’éléments mythiques dans le texte : on les réduit volontiers à des traces
mythologiques (la mythologie étant elle-même considérée comme une
forme dégradée, parce que figée, de mythes qui furent peut-être autrefois
vivants), on les admet, mais comme fioritures, comme survivances nos-
talgiques ou au contraire comme objets de dérision. Ce sera donc aussi
bien une caractéristique du style néo-classique, qu’une manifestation du
romantisme de l’âge d’Or (la Grèce de Hölderlin ou de Keats) ou que le
champ de ruines où s’acharne l’esprit d’avant-garde (le nouveau roman).
L’hypothèse fondamentale de la mythocritique, son principe même,
s’oppose radicalement à ce scepticisme dédaigneux. La présence d’un
élément mythique dans un texte sera considéré comme essentiellement
signifiant. Bien plus, c’est à partir de lui que s’organisera l’analyse du
texte. L’élément mythique, même s’il est ténu, même s’il est latent, doit

10. Die Sonette an Orpheus [1923], I, 1.


11. Dino Campana, Canti orici [1914] ; Genova, dans Canti orici e altri scritti, Firenze, Valecchi,
1952, p. 120 et suiv. La première traduction française de ce recueil a été publiée chez seghers en
1977 (Chants orphiques, par Michel sager).

72
Émergence, lexibilité, irradiation

avoir un pouvoir d’irradiation. Et s’il peut se produire une destruction,


elle ne sera que la conséquence de cette irradiation même.
Une telle irradiation est difficile à nier quand le mythe est mis en valeur
par l’auteur lui-même. Le titre est mieux qu’un signal ; il est un signe sous
lequel le livre ou le texte est placé. C’est lui qui permet de reconnaître la
magicienne odysséenne dans la nouvelle de Julio Cortazar Circé 12, même
si rien en apparence ne la rappelle dans l’histoire de Delia Mañara, qui a
provoqué la mort de ses deux fiancés, rolo Medicis et Hector, et confec-
tionne bonbons et liqueurs pour le dernier, Mario. C’est lui aussi qui place
sous le signe du mythe médiéval la nouvelle de thomas Mann, Tristan,
où l’on chercherait en vain une reprise de l’histoire de tristan et d’Iseult.
Il peut arriver aussi qu’une épigraphe mette sur la voie. Il n’est peut-
être pas de meilleur exemple à cet égard que le cri qui ouvre la seconde
partie d’Aurélia, « Eurydice ! Eurydice ! », double référence au mythe et à
l’opéra. Elle se trouve confirmée par la première phrase de cette deuxième
partie, « Une seconde fois perdue ! » et par la fin du texte : « Je compare
cette série d’épreuves que j’ai traversées à ce qui, pour les anciens, repré-
sentait l’idée d’une descente aux enfers. » Ailleurs ce sera le nom (celui
de stephen Dedalus dans le Portrait de l’artiste en jeune homme de Joyce,
mais Dédale y est réuni à saint Étienne), une dédicace (celle des Géorgiques
de Claude simon « à réa »), une citation, un motif…
Dans Les Chats, le titre semblait orienter le lecteur dans un sens bien
différent. Comme l’a noté Michaël riffaterre, « l’article défini et le
pluriel nous conduisent à attendre une description précise et concrète :
par contraste, la spiritualisation des chats sera plus frappante 13 », Cette
spiritualisation passe, comme cela se produit très souvent chez Baudelaire,
par le mythe. Quelles que soient les réserves (à mon sens excessives) sus-
citées par le célèbre commentaire de Jakobson et Lévi-strauss, la manière
dont ils ont mis en valeur le « distique médian » est très éclairante. sans
doute n’est-ce pas, typographiquement, un distique. Mais ces deux vers
se détachent de l’ensemble du quatorzain par le caractère négatif de
l’hypothèse et par une sorte d’agressivité mythologique :
L’Érèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres,
s’ils pouvaient au servage incliner leur fierté 14.

12. Elle a été publiée dans Bestiario en 1951, volume traduit en français sous le titre Les Armes
secrètes, Gallimard, 1963.
13. Michaël rifaterre, Essais de stylistique générale, Flammarion, 1971, p. 329.
14. « Les Chats de Charles Baudelaire », L’Homme, t. II, no 1, janvier-avril 1962, p. 5-21. L’étude
a été reprise plusieurs fois en particulier dans les Questions de poétique de roman Jakobson, Éd.
du seuil, 1973, p. 401-419.

73
Mythocritique

L’irradiation est celle d’un soleil noir. D’« Érèbe », il rejaillit sur le mot
précédent, « ténèbres », qui l’appelait par glissement de sons et de sens.
Les mots suivants ne peuvent pas échapper à cet éclat sinistre : « pris » est
le début de « prison », le coursier est, comme l’a bien vu Gilbert Durand,
l’hippos chloros 15, la finale de « funèbres » fait écho à celle d’« Érèbe », la
vie dans l’Hadès est considérée comme un servage ou comme pire qu’un
servage (on songe aux paroles d’Achille dans le chant XI de L’Odyssée).
Une telle irradiation se fait, le plus souvent, à partir du mot. C’est
pourquoi il peut paraître plus hardi de la rechercher quand le mythe n’est
pas véritablement émergeant. C’est encore un soleil noir, si l’on veut,
celui d’une irradiation souterraine ou sous-textuelle. Elle se produit à la
faveur de séries, analogues à celle que Claude Pichois constituait à partir
de la « Circé tyrannique » du Voyage. J’ai pris soin plus haut d’indiquer
qu’aucun des autres poèmes de la série ne contenait d’occurrence explicite
à Circé. Mais Le Poison n’a-t-il pas quelque chose du pharmakon ? La
« chevelure profonde » du Serpent qui danse ne rappelle-t-elle pas les belles
boucles de Circé (Baudelaire, une fois de plus, les emplit de parfums) ?
La séductrice qui retient son amant captif n’est-elle pas aussi celle qui lui
ouvre l’horizon, qui annonce le mouvement du vaisseau, qui lui servira de
guide dans le voyage ? La chronologie des poèmes ne permet pas de placer
Le Voyage en tête de la série (l’épilogue du recueil de 1861 était absent du
recueil de 1857 où figuraient la plupart des autres poèmes « circéens »),
mais l’image profonde était très tôt présente en Baudelaire. sur ce point
je suis tout prêt à me rallier à la théorie « iconique » de Michel thiéry
et à en faire l’indispensable complément d’une théorie des affleurements
mythiques 16.
J’imaginerais donc volontiers deux sources de l’irradiation sous-tex-
tuelle. L’une est l’ensemble de l’œuvre d’un écrivain donné : une image
mythique, présente dans un texte de cet écrivain, peut rayonner dans un
autre texte où elle n’est pas explicite. L’autre est le mythe lui-même et
son inévitable rayonnement dans la mémoire et dans l’imagination d’un
écrivain qui n’a même pas besoin de le rendre explicite. Un exemple per-
mettra de réunir ces deux sources : l’apparition de la rose dans Le Portrait
de l’artiste en jeune homme de Joyce. L’auteur se référait explicitement
à Dante dans la première version inachevée du livre, Stephen le Héros (la
lecture de Dante, comme celle d’Ibsen, avait une grande importance dans
15. Figures mythiques et visages de l’œuvre, Berg International, 1977, p. 104.
16. « Propos sur l’art de visiter… le Paradis perdu : le Baiser du serpent », dans Trames, publi-
cation de l’Université de Limoges, octobre 1976.

74
Émergence, lexibilité, irradiation

l’itinéraire intellectuel du personnage). Dans le Portrait de l’artiste, il n’a


même plus besoin de cette référence (il est vrai que Mrs Conway porte le
nom de Dante !) : le thème béatricien, la rose céleste dans le chant XXXI
du Paradiso, le motif apocalyptique s’épanouissent comme naturellement.
Ulysse permettrait au contraire de comprendre ce que peut être l’irra-
diation destructrice. Le titre brille cette fois d’un éclat presque trop fort
sur la couverture du livre, le schéma odysséen devient systématique. Des
sirènes, miss Douce et miss Lydia n’ont plus que la voix criarde, et Molly
est l’étrange avatar d’une nourriture odysséenne, molu ou fleurs de lotus.
En cela Joyce ouvrait assurément la voie aux nouveaux romanciers qui lui
ont bien souvent rendu hommage (Butor, en particulier, dans le premier
volume de Répertoire). On a pu s’étonner de la place très importante en
apparence qu’occupent les mythes et la mythologie dans leurs œuvres. En
1953 Les Gommes, nouvelle version du mythe d’Œdipe due à un Ulysse
aux mille tours, donnait le ton. En 1956 l’histoire complète de thésée,
constituait l’un des fils d’Ariane de L’Emploi du temps de Butor. Les
œuvres plus tardives d’Alain robbe-Grillet prouvent qu’il a continué
sur sa lancée mythologique, alors que pourtant dans Pour un Nouveau
Roman, en 1963, il semblait faire de sérieuses réserves sur le mythe 17. Cette
surabondance a peut-être quelque chose de suspect. L’éclat du mythe
confine à son éclatement.
En 1978 Alain robbe-Grillet a publié presque simultanément son
premier roman resté inédit, Un Régicide, et une œuvre nouvelle, Souvenirs
du triangle d’or. Le mythe des sirènes occupait une place importante dans
le premier, avec des degrés d’adhésion divers. Elles étaient des figures du
désir, ou des contes d’enfant, et « leur rire, qui ne cesse jamais » n’était
autre en définitive que celui de la mer auquel se mêlait peut-être déjà celui
de l’auteur. L’épisode, au lieu de se concentrer en un épisode unique et
dans un récit bref, comme dans L’Odyssée ou même dans Ulysse, se mul-
tipliait, enveloppant l’histoire du pseudo-régicide, Boris. s’il n’était plus
de sirène qu’artificielle dans Le Voyeur, la sirène-ondine réapparaissait à
la faveur d’une comparaison dans Topologie d’une cité fantôme, quand on
retrouvait le corps du délit, c’est-à-dire un corps féminin violé à mort,
emprisonné dans un filet « telle une sirène surprise, remontée ainsi à
la surface des eaux par un dragueur de coquillages 18 ». On assiste bien
ici à une émergence, celle du corps de Vanessa, celle surtout du motif
17. Voir en particulier le chapitre « nature, humanisme, tragédie », dans Pour un Nouveau
Roman, Éd. de Minuit, 1963, p. 45-68.
18. Topologie d’une cité fantôme, Éd. de Minuit, 1976, p. 186.

75
Mythocritique

mythique qui, devenu trop visible, ne brille plus que d’un éclat dérisoire.
Dans Souvenirs du triangle d’or ce ne sera plus que le nom d’une usine
à saumons, « La Belle sirène », la représentation d’une figure de sirène
sur une boîte de conserve 19.
Cette évolution ne peut se faire qu’à la faveur de jeux de mots qu’il
serait sans doute plus juste d’appeler jeux de destruction des mots : le glis-
sement Angelica salomon / salmon / saumon / sirène, dans Souvenirs du
triangle d’or 20, la condition implicite il y a roi si reine dans Un Régicide 21.
Les anagrammes (Ci-Gît red, régicide dans ce premier roman, nave
ad, vanadé, ou encore vanadé, danaé, ou même divina, diana,
divan) en sont une autre illustration, et il n’est peut-être pas d’autre
assassin que ce tueur de mots, d’images et de mythes, qui retrouve sa trace
et rôde autour de son crime.
L’imagination des hommes du xxe siècle a été hantée par ces métaux
qui peuvent être à l’origine d’une destruction universelle. Plus ancienne-
ment connu, le vanadium de Topologie d’une cité fantôme fait trop penser
à l’uranium pour ne pas rappeler cette angoisse. Mais c’est sur un mot
plus que sur un monde que s’acharne le jeu des équivoques qui conduit
de la déesse scandinave Vanadis (autre nom de Freia) à Vanadé, à Vanessa,
à vanité. L’irradiation trop violente a été destructrice, même si le lecteur
et l’auteur ont encore le droit de jouer avec des ruines…

19. Souvenirs du triangle d’or, Éd. de Minuit, 1978, rééd. Éd. du seuil, coll. « Points », r 177,
p. 67, 192.
20. Ibid., p. 76.
21. De même déjà roy-Dauzet dans Les Gommes.

76
Parcours
Le sonnet de la triple Diane

Aimer en poésie, est-ce encore aimer ? La prolifération des recueils d’Amours


au xvie siècle rend suspect le sentiment qui les a inspirés. D’Olive en Délie,
de Méline en Francine, la guirlande s’allonge sans qu’on puisse toujours
voir des visages sous les masques. Étienne Jodelle, dans ses quarante-sept
sonnets, invoque son inspiratrice le plus souvent sous le nom de Diane.
On a cherché à l’identifier. Mais il entre dans le dessein du poète de
dérouter son lecteur. Dans l’ensemble du recueil les déplacements sont
sensibles : de Diane à Anne (sonnet XX), qui semble avoir été le mari de
la dame ; de Diane à Antoinette (sonnet XXXV), qui fut peut-être son
nom réel. Qu’est-ce qui peut bien contraindre Jodelle à de tels déplace-
ments ? telle est la question qu’on est en droit de se poser quand on passe
de la belle dame invoquée dans le premier sonnet à la mère d’une « fille
tendrelette » dans le dernier.
Cette question devient plus pressante encore quand on lit le sonnet II,
le plus célèbre du recueil, désigné parfois comme le « sonnet de la triple
Diane ». On s’étonne de voir le poète s’adresser à une figure mythologique
plus qu’à une femme aimée, substituer à la déesse attendue une ennemie
de l’amour, transformer en dépréciation la célébration de l’élue.
Des astres, des forests, & d’Acheron l’honneur,
Diane, au Monde hault, moyen & bas preside,
Et ses cheuaulx, ses chiens, ses Eumenides guide,
Pour esclairer, chasser, donner mort & horreur.
tel est le lustre grand, la chasse, & la frayeur
Qu’on sent sous ta beauté claire, promte, homicide,
Que le haut Jupiter, Phebus, & Pluton cuide
son foudre moins pouvoir, son arc, & sa terreur.

79
Mythocritique

ta beauté par ses rais, par son rets, par la craincte


rend l’ame esprise, prise, & au martyre estreinte :
Luy moy, pren moy, tien moy, mais helas ne me pers
Des flambans forts & griefs, feux, filez, & encombres,
Lune, Diane, Hecate, aux cieux, terre, & enfers
Ornant, questant, genant, nos Dieux, nous, & nos ombres.

L’évocation précède l’invocation, et l’invocation de la dame cède elle-


même la place à l’invocation de la déesse. Ce double déplacement assure
au quatorzain l’assise d’une composition forte, mais une telle mobilité
déjà ne laisse pas que d’inquiéter.
Les quatre premiers vers pourraient constituer un fragment d’épopée,
ou d’ode pindarique. Ils relèvent de la haute poésie et, pris isolément,
ils semblent impersonnels. si personne il y a, ce n’est qu’une troisième
personne, et encore, peut-on appeler personne une divinité ? La triple
Hécate est, dans la littérature du xvie siècle, une figure traditionnelle de
la nuit. À la fin du Songe d’une nuit d’été, Puck évoque l’heure nocturne :
And we fairies, that do run
By the triple Hecate’s team,
From the presence of the sun,
Following darkness like a dream,
Now are frolic […]
Et nous, fées, qui courons
Avec le char de la triple Hécate,
Fuyant la présence du soleil
Et suivant l’ombre comme un rêve,
nous voici en liesse 1.

Ce cortège accompagne les amours de trois couples au cours d’une


triple nuit nuptiale dans un monde purifié de ses démons. Mais on ne peut
oublier que les sorcières de Macbeth seront des créatures de cette même
Hécate. Même si Jodelle lui donne son nom plus lumineux de Diane (v. 2),
même s’il use au v. 3 du nom euphémistique des Euménides, il introduit
la crainte. La divinité lunaire (Cynthie), la chasseresse (Diane), la reine
des Enfers (Hécate) sont une seule et même puissance dont sont tour à
tour précisés le domaine, le cortège et la fonction.

1. traduction de François-Victor Hugo, rééditée dans les Œuvres complètes de shakespeare,


Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1959, t. I, p. 1203.

80
Le sonnet de la triple Diane

Ce tableau, il est vrai, n’est que le premier élément d’une comparaison


dont le second quatrain développe le second terme. L’introduction de la
seconde personne au vers 6 permet le passage de l’évocation de la déesse à
l’invocation de la femme aimée. Cette invocation est toutefois tardive et
vite écrasée, même dans ce second quatrain, par l’environnement mytho-
logique. La relation n’est pas entre le poète amoureux et sa dame, mais
entre les plus puissants des dieux et la beauté de la dame, aussi dominatrice
que la triple déesse. Ces dieux sont répartis selon les trois règnes : le ciel
pour « le haut Jupiter », la terre pour Phébus-Apollon, autre dieu à l’arc,
les Enfers pour Pluton. Et cette relation n’est pas exprimée en termes
d’amour, mais en termes de pouvoir (v. 8). Le procédé des vers rapportés
permet à Jodelle d’ajouter des touches supplémentaires à son triptyque,
qui reste marqué du sceau de la grande poésie.
Il faut attendre les tercets pour qu’apparaisse la première personne et,
avec elle, une expression proprement lyrique. Le moi du poète devient même
insistant dans le vers 11, mais il cède la place, dans le vers 14, à un nous qui
déplace l’intérêt de la situation individuelle à l’état général de l’humanité
soumise à la tyrannie de l’amour. L’équivoque du vers 9 (« par ses rais,
par son rets ») semble donner la clef de l’énigme et révéler l’identité de
la dame, qui serait la maréchale de retz, ou la future maréchale de retz,
ou la veuve du maréchal de retz, pour les uns Antoinette de la Baume
Montrevel, pour d’autres Claude-Catherine de Clermont-Dampierre.
Un jeu analogue apparaît dans les Stances sur le départ de Madame la
Mareschalle de Retz, et le lecteur de l’époque pouvait sans doute identifier
encore plus précisément la dame en faisant le rapprochement entre ces
deux homonymes et la devise de l’aimée, « le feu, le nœud », que Jodelle
paraphrase dans le sonnet VIII :
C’est le Feu, c’est le noeu, qui lie ainsi mon ame,
Qui embrase mon cœur, et le tient garotté
D’un lien si serré de ferme loyauté,
Qu’il ne saurait aimer ni servir autre Dame.
Voilà le Feu, le noeu, qui me brusle & estraint.

Mais au moment où l’on croit voir enfin définie la relation du poète et de


la dame aimée, celle-ci disparaît derrière le triple masque mythologique
qui au début lui cachait son visage : « Lune, Diane, Hecate » (v. 13),
triade maintenant complète, parfaitement explicite et définitivement
triomphante. Que ces mots soient en apposition, ou qu’ils constituent
une apostrophe, la figure mythologique l’emporte indiscutablement.

81
Mythocritique

Il est vrai que les rais, les rets ne sont pas seulement les attributs de
Cynthie (les rayons de la lune) ou de Diane (les filets de la chasseresse).
Jodelle retrouve des images répandues dans la poésie pétrarquiste : les
rayons des beaux yeux de la dame
Cosi costei, ch’è tra le donne un sole,
in me, movendo de’begli occhi irai,
crïa d’amor penseri, atti e parole.
Ainsi celle qui est des femmes le soleil,
en moi lançant de ses beaux yeux les rais,
crée des pensées d’amour, des gestes et paroles 2

ou bien les filets de l’amour


Lacci Amor mille, ex nesun tende invano
Mille lacs tend Amour, et nul en vain 3

Les deux motifs se trouvaient même associés dans le sonnet III du


Canzoniere :
Era il giorno ch’ al sol si scoloraro
per la pietà del suo fattore i rai,
quando i’fui preso, e non me ne guardai,
ché i be’ vostr’occhi, donna, mi legaro .
C’était le jour où du soleil pâlirent
de compassion pour son faiteur les rais,
quand je fus pris, et ne m’en gardai point,
car vos beaux yeux, Dame, m’ont enchaîné 4

Dans ce même sonnet, les rais et l’arc sont associés sans que la figure
mythologique de Diane apparaisse. L’arc peut d’ailleurs être celui de
Cupidon tout aussi bien que celui de Diane, puisque dans la chasse (v. 5)
l’amant et le cerf blessé peuvent être également poursuivis 5.
La déesse de l’amour est traditionnellement Vénus, et c’est à elle qu’on
attribue d’ordinaire un pareil pouvoir sur le monde tout entier, sur les
humains et sur les dieux. « Hominum diuomque uoluptas », elle gouverne
à elle seule la nature, si l’on en croit l’invocation à Vénus au début du De
2. Pétrarque, Canzoniere, Ire partie, sonnet IX, édition bilingue de Gérard Genot, Aubier-
Flammarion, 1969, p. 71.
3. Ibid., Ire partie, sonnet CC, p. 179.
4. Ibid., p. 69.
5. Ibid., sonnet CCIX de la Ire partie.

82
Le sonnet de la triple Diane

Natura rerum de Lucrèce. Accompagnant Adonis, elle peut apparaître


en chasseresse traversant ardemment les halliers dans les Métamorphoses
d’Ovide (X, 535 et suiv.). « Vray Amour, Vraye Venus » sont la cause par
laquelle Jodelle explique sa dévorante passion dans une de ses chansons 6.
Vénus apparaît même dans le sonnet XXII ou dans le sonnet XXIII des
Amours de Jodelle.
Diane est au contraire la chaste déesse, l’adversaire de l’amour. sans
doute a-t-elle été surprise par Actéon au bain (Pétrarque évoque la scène
dans le sonnet LII de la première partie du Canzoniere), mais elle a livré
l’indiscret à ses chiens. telle de ses suivantes cherche à éteindre le brandon
de Cupidon dans le sonnet 153 de shakespeare. À propos d’une ode de
Joachim du Bellay (À une Dame cruelle et inexorable), Guy Demerson
écrit que l’image mythologique fait penser à la Diane athlétique et dra-
matique de Luca Penni (conservée au Louvre) tranchant sur les nymphes
par son attitude farouche, et il rappelle que le mythe d’Actéon jouissait
d’une grande faveur auprès des artistes renaissants. « La vierge déesse,
impassible devant les hurlements du chasseur aux abois, suggère, à la suite
de Pétrarque, le comble d’une férocité que ne laissaient pas présager la
Vierge chorège d’une troupe harmonieuse. 7 »
Diane se refuse à l’amour, comme la beauté froide à laquelle s’adresse
Jodelle. C’est pourquoi, sans doute, il commence en l’évoquant comme
déesse astrale, comme déesse lunaire. Chasseresse, elle est, avec ses chiens,
le fléau d’Actéon. Infernale, elle sépare les amants. sa toute-puissance
devrait donc être celle d’un interdit. Mais curieusement Jodelle l’évoque
comme celle d’un désir : la « beauté claire, prompte, homicide » possède
sa victime en l’éblouissant, en le capturant, en le torturant. tour à tour
le poète use des équivoques (« l’âme éprise, prise »), des hyperboles (le
martyre), il donne un tour transitif à un verbe intransitif pour le faire
entrer dans la série des verbes de possession (« Luy moi, pren moy, tien
moy »). La triple Diane ne le requiert pas ici à la faveur d’un jeu sur le
prénom, comme quand il célébrait Diane de Poitiers dans un poème latin 8.
Elle le séduit par la puissance d’un syncrétisme qui a frappé bien d’autres

6. Chanson, Branle I dans Les Œuvres et Meslanges poetiques d’Estienne Jodelle, éd. Ch. Marty-
Laveaux, Paris, Lemerre, 1868-1870, rééd. Genève, slatkine reprints, t. II, p. 49.
7. La Mythologie classique dans l’œuvre lyrique de la Pléiade, Droz, 1972, p. 164.
8. Luna, Diana, Hecate, Tenebris, Sylvisque, Ereboque, Praeses ero.

83
Mythocritique

écrivains de son temps : « Hécate et Proserpine aux enfers, Diane en la


terre, et la Lune au ciel. 9 »
Vierge, à dire vrai, cette Diane ne semble pas l’être plus que cette reine
d’Angleterre qui, à la fin du siècle, aimera se faire représenter comme
la reine Vierge et comme une autre Diane. Jodelle le reconnaît dans le
sonnet IV :
Encor que toy, Diane, à Diane tu sois
Pareille en traicts, en grace, en maiesté celeste,
En coeur, & hault, & chaste, & presque en tout le reste
Fors qu’en l’austérité des virginales loix :
La riche & rare fleur, qu’en tout ton coeur tu vois,
ton en-bon-point, ta grace, & ta vigueur atteste,
Que puis qu’un autre Hymen a desnoué ton ceste
Virginal, en ueuuage enuieillir tu ne dois.
Que donc l’an nouueau t’offre vn espous qui contente
De tes valeurs la France, & d’amours ton attente :
D’vn tel voeu ie t’estrene, » & si ton nom si bien
ne te conuient alors, toy qui n’es pas moins belle
Que Venus, pren son nom, & le meslant au tien
Fay que Dione ensemble & Diane on t’appelle.

L’idéal se précise donc d’une beauté qui serait ensemble celle de Vénus et
de Diane, d’une fascination qui naîtrait à la fois des voluptés offertes et
d’un refus tyrannique. Même quand il aspire à Diane, le poète ne renonce
pas à Diane. Bien plus, dans sa célébration masochiste de l’amour, Diane,
celle du sonnet II, reste seule en scène. Ou, si elle devient Vénus, elle n’est
qu’une Vénus à la fourrure.
Cette préférence peut expliquer l’ampleur que donne le poète à la
célébration de la triple Diane dans ce sonnet puissant. Mais parce qu’elle
est une préférence douloureuse, elle tend à infléchir la célébration en une
dépréciation. Il faudra se demander si ce nouveau déplacement comporte
un risque de rupture.
Le motif de la triple Diane peut être utilisé pour une pure célébration
poétique de la dame aimée. C’est le cas dans le dizain XXII de la Délie
de Maurice scève :

9. Jean Martin, L’Arcadie de Messire Jaques Sannazar mise d’italien en rançais, Vasocoson,
1544, p. 122.

84
Le sonnet de la triple Diane

Comme Hecaté tu me feras errer


Et vif et mort cent ans parmi les ombres ;
Comme Diane au Ciel me resserrer,
D’où descendis en ces mortels encombres ;
Comme régnante aux infernales ombres
Amoindriras ou accroîtras mes peines.
Mais comme Lune infuse dans mes veines
Celle tu fus, es et seras Délie,
Qu’Amour a jointe à mes pensées vaines
si fort que Mort jamais ne l’en délie.

L’alternance de la souffrance et du soulagement, l’alternative entre les


deux séjours et surtout l’étonnante intériorisation de la lune dans le sang
chargé de désir contribuent à une manière d’apologie d’où la relation
amoureuse sort à la fois grandie et garantie pour l’éternité.
Au contraire, dans le sonnet II des Amours de Jodelle un déséquilibre
se crée en faveur de la torture : le troisième verbe est flanqué de deux com-
pléments et occupe à lui seul le second hémistiche du vers 4 (« donner
mort et horreur »), cette « horreur » fait une concurrence redoutable à
l’« honneur », d’autant plus que les deux rimes homophones du second
quatrain viennent l’une et l’autre renforcer et compléter la série terrifiante
(« frayeur », « terreur »). Avant de jouer au jeu des homonymes dans les
tercets, Jodelle joue dans les quatrains au jeu des synonymes, et produit
ainsi un effet de surenchère ou de surdétermination. Même la série lumi-
neuse devient inquiétante : les « rais » de la lune sont des « feux », et des
« feux flambants », comme ceux du soleil ; s’ils sont des ornements, ils
ne le sont que pour les dieux ; les humains sont l’objet d’une poursuite
(« une quête »), de tortures véritablement infernales (« une géhenne »).
Le triple vœu (v. 11) contient une menace qui est celle d’une perdition,
donc d’une damnation. La formule déprécatoire (« ne me perds ») semble
près de faire basculer le poème de l’imagerie antique où Jodelle se complaît
en un sentiment judéo-chrétien de la perte et du salut, ou dans la crainte
de perdre à jamais l’aimé.
Jamais peut-être Jodelle n’a mis en œuvre avec une telle rigueur le
procédé des vers rapportés 10. nous sommes loin des jeux de du Bellay,
ou de celui auquel Jodelle lui-même se livrait quand il composait son

10. Littré déinit ainsi ce procédé : « Vers composés de parties semblables, dans chacune des-
quelles entraient des mots qui se rapportaient, non pas aux mots voisins, mais à ceux qui étaient
placés semblablement dans les autres parties de la phrase. »

85
Mythocritique

épitaphe pour Marot (un jeu qui était pourtant déjà un jeu avec la mort) 11.
Le sonnet XXX des Amours est un bon exemple d’application tempérée,
même si la couleur en est sombre et l’inspiration tourmentée 12. Jodelle
a usé ici avec beaucoup d’art de la répétition (allitérations, répétition,
reprises homonymiques), du clair-obscur. Il s’est efforcé de maintenir
un équilibre entre les trois composantes au cours de cette étonnante
fugue verbale qui s’en va, irrépressible, vers une strette finale où triomphe
l’image de la torture et du trépas. On a parlé, à propos de cette Diane,
d’un « démon baroque », et à propos de ce poème, d’un « pittoresque
atrocement absurde ». C’est faire preuve, me semble-t-il, d’une grande
incompréhension.
Le mythe, à lui seul, invite au déplacement. En se plaçant sous le signe
de la triple Diane, Jodelle se donnait la liberté de passer du ciel à la terre,
de la terre aux enfers. Il se donnait aussi la liberté de passer d’une femme
peut-être réelle à une divinité, d’une divinité à l’autre, de l’hymne à la prière.
Françoise Charpentier parle, à propos du dizain XXII de scève, d’un
« déplacement très fort de la Diane terrestre “infuse dans (s)es veines” 13».
Le principe et l’effet du déplacement me paraît différent dans le sonnet
de Jodelle. Il veut envisager l’ensemble du cosmos et de l’humanité, et
non son seul cas individuel, il entraîne le cortège d’Hécate dans l’abîme.
Pour une purification, comme à la fin du Songe d’une nuit d’été ? non,
plutôt par une complaisance presque morbide dans les tortures de l’amour
inassouvi. Il déplace constamment l’accent vers un masochisme avant la
lettre qui appelle un étrange climat spirituel, la férocité rythmique du
vers et qui entraînera par la suite les Cont’ Amours et la haine presque
maniaque contre certaines femmes qui s’y exprime.
En s’astreignant à suivre le plus minutieusement possible les règles de la
forme la plus contraignante qui soit, les vers rapportés, Jodelle s’imposait
peut-être en plus une sorte de masochisme poétique. Et il n’allait pas,
pour lui, et sans doute aussi pour nous, sans une jouissance esthétique.

11. « Quercy, la cour, le Piémont, l’univers / Me it, me tint, m’enterra, me connut. »


12. Éd. cit., p. 16.
13. scève, Délie, Éd. Poésie-Gallimard, 1984, p. 314.

86
De l’image au mythe :
prolégomènes à une mythologie du lac

Paysage
Au point de départ, le lac est un paysage. C’est le lac de Wallenstadt
évoqué par Liszt dans une pièce de la première des Années de pèlerinage :
La Suisse ou, pour rester dans le même pays, Le lac de Thun et le Niesen
vus de la grotte de Saint-Béat (huile sur toile, 1776) de Caspar Wolf. Un
site apaisant est évoqué sur un rythme de berceuse ou de barcarolle. Un
coin de paysage est décrit, l’artiste s’attachant à découvrir le lac du creux
des montagnes : un regard est jeté sur le regard même, ou sur le regar-
dant, puisque, minuscule, un personnage est là, face au lac. À ce « lac »,
à ces « rochers muets », à ces « grottes », Lamartine ajoute les « forêts
sombres » dans sa célèbre méditation poétique, Le Lac.
On sait comment les Lakists se sont fait une spécialité de ce genre de
paysage. Habilement, thomas de Quincey a essayé, dans ses Souvenirs
des lacs et des lakistes (Reminiscences of the English Lake Poets), de voir
avec leur regard, de retrouver le paysage que pouvait contempler robert
southey de sa maison sur la colline, Greta Hall :
Même aux plus sombres jours de l’hiver, le paysage que l’on apercevait
des fenêtres était trop impressionnant dans sa grandeur, trop indépen-
dant des saisons ou de l’allure des forêts, pour ne pas fasciner le regard du
spectateur le plus froid ou le plus obtus. Le lac de Derwent Water d’un
côté avec ses îles charmantes, un lac de près de dix miles de tour et dont
la forme rappelait celle d’un cerf-volant ; le lac de Basinwaithe d’un autre
côté ; les montagnes des newlands, rangées comme une série de tentes ;
l’aspect magnifique et confus de Borowdale qui laissait deviner son chaos
à travers une gorge étroite ; tous ces objets apparaissaient sous des angles

87
Mythocritique

différents du côté de la façade ; tandis que dans un sombre lointain, qu’on


ne voyait pas entièrement de ce côté de la maison, l’horizon était fermé
par les masses imposantes de skiddaw et de Blencathara — des montagnes
qu’il faut considérer comme des barrières et comme des chaînes élevées
qui divisent le comté de Cumberland en grandes régions de climat bien
différent… Ce grandiose panorama de montagnes, si varié, si étendu, et qui
laissait cependant le sentiment délicieux d’une profonde retraite et d’une
vallée séparée du monde — tel était le paysage qui était constamment sous
les yeux de southey 1.

Le paysage peut donc nous offrir soit un coin de lac entre des montagnes
(ce qu’on pourrait appeler un « détail du lac ») — c’est le tableau de
Caspar Wolf —, soit un vaste panorama avec un, deux ou plusieurs lacs
— c’est le texte de thomas de Quincey. Le mode de représentation du
lac, dans le paysage, est la composition.
Ainsi, dans ses Lettres familières écrites d’Italie en 1739 et 1740, le
président Charles de Brosses compose un paysage :
Les bords du lac sont garnis de montagnes fort couvertes de bois, de treilles
disposées en amphithéâtre, avec quelques villages et maisons de campagne,
qui forment un ensemble assez amusant 2.

L’écrivain essaie de retrouver une architecture (la disposition des treilles


en amphithéâtre) et, pour cela, il en crée une autre, à la faveur de l’archi-
tecture, ici assez simple, de la phrase.
Goethe, à peine arrivé à torbole, voudrait attirer l’attention de ses
amis, s’ils étaient auprès de lui, « afin qu’ils jouissent de la perspective
qui s’étend devant (lui) » (dass sie sich der Aussicht freuen könnten, die
vor mir liegt !). L’artifice d’écriture, avec ce point d’exclamation final que
j’appellerais volontiers un irréel d’écriture, convoque l’unanimité d’un
regard absent pour qu’il se confonde avec le regard des voyageurs, mais
surtout avec le point de vue que veut imposer l’écrivain, la perspective
que son texte ménage, mieux encore que son itinéraire d’arrivée ou son
angle de vue sur le lac de Garde :
De la chambre où je suis assis une porte s’ouvre sur la cour, j’ai placé ma
table devant elle et dessine la vue en quelques lignes. On embrasse le lac
dans presque toute sa longueur, seule l’extrémité gauche échappe à nos

1. Dans Le Romantisme anglais, numéro spécial de la revue Les Lettres, cahiers 5 et 6, 1946,
p. 83-84.
2. Lettres familières sur l’Italie (éd. de 1799), rééd. Genève, Éd. de Crémille, 1969, p. 80.

88
De l’image au mythe : prolégomènes à une mythologie du lac

yeux. La rive, enserrée des deux côtés de collines et de montagnes, brille


d’innombrables petites localités 3.

si on prend l’ensemble du texte écrit à torbole, le 12 décembre 1786,


après dîner, on voit très clairement que le voyageur tend à se dégager
de l’obstacle que les montagnes opposaient à son regard pour s’arrêter,
comme délivré, sur une perspective pure.
Voici un autre paysage littéraire, paysage du lac de Côme, cette fois, dans
le chapitre II de La Chartreuse de Parme, quand la comtesse Pietranera, de
retour au château de Grianta, se met à revoir, en compagnie de Fabrice, tous
les lieux voisins : « La villa Melzi de l’autre côté du lac, vis-à-vis le château,
et qui lui sert de point de vue ; au-dessus le bois sacré des Sfondrata, et le
hardi promontoire qui sépare les deux branches du lac, celle de Côme,
si voluptueuse, et celle qui court vers Lecco, pleine de sévérité : aspects
sublimes et gracieux, que le site le plus renommé du monde, la baie de
naples, égale, mais ne surpasse point. 4 » stendhal compose ce paysage où
la fiction (le château de Grianta) se mêle à la réalité à partir de la page de
Rome, Naples et Florence en 1817 datée de « Villa Melzi, sur le lac de Como,
le 18 juillet 1817 » ( date fictive puisque, comme l’a montré Victor Del
Litto, Beyle était resté ce jour-là à Milan 5). Dans cette page on trouverait
d’ailleurs dessinés, ou aménagés, d’autres paysages du lac de Côme, par
exemple celui-ci :
Les montagnes du lac de Como sont couvertes de châtaigniers jusqu’aux
sommets. Les villages, placés à mi-côte, paraissent loin par leurs clochers
qui s’élèvent au-dessus des arbres.

La page est d’autant plus remarquable que stendhal y glisse des notations
concernant l’architecture proprement dite, sur les prétendus palais, qui
ne sont que des maisons de campagne, construits selon cette « manière
de bâtir élégante, pittoresque et voluptueuse, particulière aux trois lacs
et aux colli di Brianza ».

3. Italienische Reise / Voyage en Italie, trad. J. naujac, Aubier, s.d., t. 1, p. 63.
4. La Chartreuse de Parme, éd. Antoine Adam, Garnier, 1973, p. 27.
5. stendhal, Voyages en Italie, éd. V. Del Litto, Gallimard, coll.« Bibliothèque de la Pléiade »,
1973, p. 137-138 et la n. 9, p. 1412.

89
Mythocritique

Image
Ce sont là autant d’images du lac dans un livre d’images que le romantisme
a considérablement enrichi. Mais je trouve dans le texte de thomas de
Quincey une expression qui permettra de définir plus précisément le lac
comme image. Il compare la forme du lac de Derwent Water à un cerf-
volant. L’expression est doublement remarquable. D’abord, elle permet
de passer des images du lac à l’image du lac : il n’est plus pris dans un
ensemble, mais constitue lui-même un ensemble. Il faut dessiner sa forme
entière pour pouvoir y retrouver celle du cerf-volant. C’est ensuite cette
comparaison même qui est remarquable. Elle procède par substitution
d’un objet à l’autre (c’est le principe même de la métaphore). Elle pro-
cède par réduction (c’est le principe de l’ironie au sens où Victor Hugo
entend ce terme ; cette ironie est très remarquable dans la peinture de
Caspar-David Friedrich où l’étendue d’eau placée au centre de L’Été se
réduit à un pool, au premier plan de Paysage champêtre. Le Matin). Enfin
elle procède par transmutation, par une miraculeuse lévitation de l’eau
lourde qui devient air : le lac est objet aérien, cerf-volant (ce pourrait être
le principe de l’hyperbole, au sens que Mallarmé donne à ce mot dans la
Prose pour des Esseintes).
Goethe ne parvenait pas à la substitution dans le paysage de torbole
cité précédemment. On saisit bien alors la différence entre le lac comme
paysage et le lac comme image :
On embrasse le lac dans presque toute sa longueur, seule l’extrémité gauche
échappe aux yeux. La rive, enserrée des deux côtés de collines et de montagnes,
brille d’innombrables petites localités.

Mais en voici un exemple simple dans la page sur le lac de Côme extraite
de Rome, Naples et Florence en 1817 :
nous nous arrêtâmes à la villa sfondrata, située au milieu d’un bois de
grands arbres, sur le promontoire escarpé qui sépare les deux branches du
lac : il a la forme d’un Y renversé.

L’ironie est très apparente dans la description du lac Majeur que donne
le président de Brosses. Le jugement sur le lac en est lui-même affecté :
À sesto, nous nous embarquâmes sur le lac Majeur. Oh ! de grâce, faites-
moi justice d’un petit faquin de lac qui, n’ayant pas vingt lieues de long,
et d’ailleurs fort étroit, s’avise de singer l’Océan, et d’avoir des vagues et
des tempêtes.

90
De l’image au mythe : prolégomènes à une mythologie du lac

La transmutation de la masse liquide en impondérable aérien peut


être aussi transmutation en spirituel. Le processus sera alors celui de
l’idéalisation tel que l’a décrit Gaston Bachelard dans La Poétique de la
rêverie, et précisément à propos du lac : il « éveill(e) tout naturellement
notre imagination cosmique », il reflète en plus tendre, en plus doux les
« couleurs lourdement substantielles du monde ». « Le poète qui va
rêver devant l’eau n’essaiera pas d’en faire une peinture imaginaire. Il ira
toujours un peu au-delà du réel. telle est la loi phénoménologique de la
rêverie poétique. » 6 Bachelard prend comme exemple une page d’Il Piacere
de Gabriele d’Annunzio où Andrea sperelli conjugue sa propre rêverie à
celle de shelley — reflet des arbres dans les eaux d’un lac :
[…] des vues délicieuses comme on n’en vit jamais à la surface de notre
monde y étaient peintes par l’amour de l’eau pour la belle forêt ; et, dans
toute leur profondeur, elles étaient pénétrées d’une clarté élyséenne, d’une
atmosphère sans variations, d’un crépuscule plus doux que le nôtre 7.

Des éléments mythologiques, narcisse, les Champs Élysées, y apparaissent


déjà.
Une telle idéalisation est à l’œuvre à la fin du poème de Goethe Auf
dem See (Sur le lac), inspiré par une promenade en barque sur le lac de
Zurich, le jeudi matin 15 juin 1775 :
Auf der Welle blinken
Tausend schwebende Sterne
Weiche Nebel trinken
Rings die türmende Ferne
Morgenwind umflügelt
Die beschattete Bucht
Und im See bespiegelt
Sicb die reifende Frucht
sur la vague scintillent
Mille étoiles flottantes ;
La molle brume absorbe
tout l’horizon dressé ;
Le vent de l’aube flotte
sur l’anse pleine d’ombre,
Et dans le lac se mire
Le fruit près d’être mûr 8.

6. La Poétique de la rêverie, PUF, 1961, p. 170-171.


7. L’Enfant de volupté, trad. G. Hérelle, Calmann-Lévy, 1943, p. 221.
8. traduction de roger Ayrault, dans Gedichte / Poèmes de Goethe, Aubier, t. II, s.d., p. 75.

91
Mythocritique

C’est un paysage qui semble se résoudre en une image. Mais cette


image, née encore de celle d’un arbre penché sur l’eau, est symbolique :
elle suggère la transformation, la maturation même du voyageur qui se
regarde dans le miroir des eaux du lac. Gaston Bachelard a attiré à juste
titre notre attention sur cet élément de narcissisme : le lac, miroir du
paysage, est aussi le miroir de l’écrivain-voyageur.
Le paysage du lac de Côme est présenté par stendhal comme le miroir
de sa mélancolie, ou de ce qu’il faudrait plutôt appeler sa mélancolique
ardeur, quand il se trouve, dit-il, engagé par la jolie contessina Valenza à
l’accompagner sur les lacs : « Le bruit des cloches, adouci par le lointain
et les petites vagues du lac, retentit dans les âmes souffrantes. Comment
peindre cette émotion ! Il faut aimer les arts, il faut aimer et être mal-
heureux. » Il restera toujours quelque chose de cette mélancolie dans La
Chartreuse de Parme. Le mot apparaît dans le chapitre VIII, au moment
où Fabrice retrouve sa mère et une de ses sœurs à Belgirate, sur la rive
droite du lac Majeur :
L’air des montagnes, l’aspect majestueux et tranquille de ce lac superbe
qui lui rappelait celui près duquel il avait passé son enfance, tout contribua
à changer en douce mélancolie le chagrin de Fabrice, voisin de la colère 9.

Le lac Majeur est le miroir de l’autre lac, le lac de Côme auprès duquel
Fabrice a passé son enfance et qu’il va retrouver en rendant, en secret,
une dernière visite à l’abbé Blanès. Cette mélancolie, nous la retrouvons
dans l’attendrissement de Fabrice quand il arrive au bord du lac de Côme.
Du haut du clocher, à la vue du lac, ce sont « tous les souvenirs de son
enfance » qui viennent « en foule assiéger sa pensée » 10.

Mythe
Le mythe peut-il être réduit à une image ? On pourrait le croire, à regarder
la représentation des sirènes sur un vase grec. Dans sa Petite lettre sur les
mythes, Valéry suggère plus finement une libération de l’image, et ce que
je serais tenté d’appeler l’imagination de l’image.
La comparaison entre le lac et le cerf-volant serait alors à rapprocher des
« formes baroques, poissons affreux, pieuvres tout échevelées de paraphes

9. La Chartreuse de Parme, éd. cit., p. 163.


10. Ibid., p. 176.

92
De l’image au mythe : prolégomènes à une mythologie du lac

trop fluides et faciles 11 ». Une différence essentielle apparaît toutefois :


cette liberté-là trouve moins qu’elle ne retrouve. Les images que dessine
la main de Valéry ne sont pas n’importe quoi ; elles ne sont pas non plus
le croquis d’une chose vue. Elles reviennent à des images plus anciennes,
et nous voilà « jeté(s) […] au milieu des monstres, dans la confusion de
tous les dieux, des démons, des héros, des espèces horribles et de toutes
ces créatures des anciens hommes, lesquels mettaient leur philosophie à
peupler l’univers aussi ardemment que nous-mêmes plus tard la nôtre à
le vider de toute vie. nos ancêtres s’accouplaient dans leurs ténèbres à
toute énigme, et lui faisaient d’étranges enfants ». nous aussi.
La main de Valéry aboutit très vite à des combinés, des chimères, parmi
lesquelles il reconnaît cette « combinaison de la femme et du poisson »
qu’est (devenue) la sirène. sous un autre nom et avec des variantes, nous
la retrouvons dans l’ondine romantique, figure centrale d’une mythologie
romantique du lac. romantique, et même plus largement moderne : je songe
à l’« Ondine » de Debussy, à celle de ravel (venue, il est vrai, du Gaspard
de la nuit d’Aloysius Bertrand), et encore à La Vouivre de Marcel Aymé.
Dans Lucrezia Floriani, le roman de George sand, le lac d’Iseo, le
« petit lac » doit reposer les deux voyageurs, le comte salvator Albani
et le prince Karol de roswald, « épuisés de corps et d’esprit » pour
avoir contemplé trop longuement « le grand lac de Côme » 12. Mais c’est
compter sans Lucrezia elle-même, la fille du pêcheur, l’actrice qui est
revenue habiter au bord de son lac natal, la femme aux mœurs libres qui
attire et hante Karol. salvator, un vieil ami, reste fasciné par elle, et il la
traite de « sirène 13 ». Le lac serait son miroir magique. Elle en est l’ondine.
Mais peut-être en est-il toujours ainsi des jolies femmes qui sont nées au
bord d’un lac. si salvator est un Ulysse, comme elle le suggère, Lucrezia
peut être non seulement une sirène, mais une Circé ou une Calypso. En
constatant l’effet qu’elle produit sur Karol, salvator se dit en tout cas que
c’est « un être plus enchanteur que le serpent 14 ». Elle n’est pourtant pas
plus infernale que la Vouivre : une pure créature de la nature, plutôt, et
éprise d’elle, « associ(ant) à son ivresse le ciel et la terre, la lune et le lac,
les fleurs et la brise, ses enfants surtout, et souvent aussi le souvenir de

11. Introduction aux Poèmes en prose de Maurice de Guérin, Blaizot, 1928 ; repris dans Variété,
II (1929) et dans les Œuvres de Paul Valéry, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,
t. 1, 1957, p. 962-963.
12. Lucrezia Floriani [1846], rééd. Éd. de la sphère, 1981, p. 22-23.
13. Chap. X, p. 67.
14. Chap. XIV, p. 93.

93
Mythocritique

ses douleurs passées 15 ». Cette ondine, comme celle de La Motte-Fouqué,


aurait besoin de rencontrer le véritable amour, et ne trouve que le désir
ou l’insupportable jalousie qui la fera périr.
Karol a beau aimer profondément Lucrezia, il ne la comprend pas. Il
croit, par exemple, qu’il lui faudrait « un lac plus vaste 16 » comme il lui
faudrait un père plus noble. Il est incapable de « comprendre la solidité
de ce caractère simple et droit » et, au cours d’une promenade en barque
sur le lac d’Iseo, avec salvator, Lucrezia et ses enfants, il cherche en vain,
en leur tournant le dos, « à ne point voir ce qui n’existait pas, ce à quoi
personne ne songeait ; et, au lieu des Ondines du lac, il se sentait poussé
par les Euménides » 17.
Dans La Poétique de la rêverie, Bachelard est parti d’un autre exemple
littéraire beaucoup plus récent : le chapitre intitulé « Le lac », dans Carnage
(1942) de Jacques Audiberti. C’est l’histoire d’une nageuse qui devient
Mélusine à mesure qu’elle « parcour(t) l’intérieur de l’azurage liquide ».
Elle « anéantit une nature humaine pour recevoir une nature cosmique »,
écrit Bachelard, et « nous entrons dans le règne du je cosmisant » 18.
La chance d’un fruit mûr, c’est peut-être cela, dans ce beau poème
de Goethe, Auf dem See, dont j’ai cité plus haut la fin. La subtilité de la
composition vient du fait que dès la première strophe cette transmutation,
cette cosmisation est, mieux que suggérée, acquise grâce à la navigation
sur le lac :
Und frische Nahrung, neues Blut
Saug ich aus freier Welt
Wie ist Natur so hold und gut,
Die mich am Busen hält !
Et d’aliments vivants, d’un sang nouveau,
Je me gorge en ce monde libre ;
Que la nature est bienveillante et bonne,
Qui me tient serré sur son cœur !

En continuant dans le registre odysséen, il sera possible de prendre Goethe


en flagrant délit d’expression mythologique dans le récit de ses aventures
au bord du lac de Garde. Le 14 septembre, il évoque l’« aventure dange-
reuse » (ein gefâhrliches Abenteuer) qui lui est arrivée à Malcesine, quand un
15. Chap. XVI, p. 101.
16. Chap. XVIII, p. 116.
17. Chap. XX, p. 127.
18. La Poétique de la rêverie, p. 175.

94
De l’image au mythe : prolégomènes à une mythologie du lac

vent contraire (Gegenwind) l’eut poussé dans ce port. Je passe sur le détail
de cette aventure, qui ne nous intéresse que médiocrement : alors qu’il
veut dessiner le vieux château, il est invectivé par un quidam qui appelle
le podestat et son greffier. La forteresse est un bâtiment militaire, et on
le prend pour un espion autrichien. Il est tiré de ce mauvais pas par une
jeune et jolie femme (une ondine secourable ?) et par un certain Gregorio
qui a plaisir à échanger avec lui des souvenirs de Francfort-sur-le-Main.
On le laisse alors libre de visiter, avec Gregorio, la ville et les environs. Le
soir, vers minuit, son hôtelier, un très brave homme, se donne la peine de
l’accompagner à la barque : « sous un vent favorable je quittai ainsi cette
rive qui avait failli devenir pour moi un pays de Lestrygons » (Welches mir
lästrygonisch zu werden gedroht hatte), ajoute l’écrivain en guise d’épilogue 19.
L’épisode des Lestrygons se trouve dans le chant X de l’Odyssée. Ulysse
et ses compagnons ont été chassés par Éole de son île, et au bout de sept
jours ils abordent au pays lestrygon. Il est habité par des géants anthropo-
phages qui harponnent les étrangers comme des thons pour les emporter
à leur horrible festin. On sait ce que sont devenus les Lestrygons dans
l’Ulysse de Joyce : les goinfres de la gargotte Burton, à Dublin, « loups
gloutonnant leur nourriture fadasse, les yeux ressortis, torchant leur
moustache mouillée ». Les mangeurs de Goethe n’ont pas besoin de chair
humaine ; il leur suffirait d’un peu d’argent (le greffier), ou d’acquérir
un peu d’importance (le podestat). Quant au fâcheux, on ne saura jamais
pourquoi il a agi de la sorte.
Le passage est intéressant à plus d’un titre. C’est un exemple clair
d’expression mythologique. Le mythe émerge à la surface du texte, à la
faveur d’une réminiscence mythologique. L’analogie existe de personnage
à personnage (Ulysse et les Lestrygons, Goethe et les habitants des bords
du lac de Garde), de lieu à lieu (le port où est ancré le vaisseau d’Ulysse,
le port de Malcésine, vers lequel a été poussée la barque transportant le
voyageur en Italie), de mer à lac. Cette dernière analogie, plus sensible
encore en allemand, a été préparée par une référence à Virgile, en passant
par l’intermédiaire de Volkmann (Fluctibus et fremitu resonans Benace
marino). Elle correspond à l’effet d’ironie déjà relevé à propos des Lettres
d’Italie du président de Brosses (le lac qui signifie la mer), mais aussi à
quelque chose qui a frappé tous les voyageurs : le mouvement des flots et
la houle sur les lacs italiens. Le voyage sur le lac, avec ses escales, peut donc
devenir une manière d’odyssée qui illustre les dangers de la navigation.

19. Voyage en Italie, p. 175.

95
Mythocritique

On songe à Horace, à Lucrèce : l’expression mythologique passe par un


retour, une sorte de recommencement de l’aventure humaine. sur le lac
de Garde, l’antique Benacus, on ne s’embarque pas sans risque. Il en va
de même dans La Chartreuse de Parme : sans doute le lac peut-il être le
lieu de délicieuses promenades ou de fêtes joyeuses, mais deux ou trois
fois par an, Fabrice enfant, « intrépide et passionné dans ses plaisirs, était
sur le point de se noyer dans le lac 20 ». Devenu grand, ce sont d’autres
dangers qui le menacent : ces Lestrygons que sont les Autrichiens, ou leurs
créatures, son père, son frère et leurs gens.
Ce n’est pas là seulement un témoignage sur une époque. Goethe et
stendhal retrouvent un mythème du mythe du lac — une composante
obligée, un élément structural correspondant à la manière dont le lac
semble avoir toujours été appréhendé par les hommes. C’est une eau qui
dort, mais qui peut se réveiller. souriant, le lac est plein de menaces. Ce
n’est pas un hasard si les Latins avaient fait d’un lac, le lac Averne, l’entrée
des Enfers. Une catastrophe survenue au Cameroun en 1986 prouve que
cette manière de concevoir le lac n’est pas tout à fait injustifiée. L’ondine,
à la fois séduisante et inquiétante, est une autre manifestation de cette
crainte qui reste attachée au lac.
Cette crainte est d’autant plus sensible que le paysage lacustre a été
ressenti comme élyséen. La citation de Bachelard que j’ai faite plus haut
le suggérait. Les textes que j’ai utilisés le confirmeront tous. Dans les
Lettres d’Italie du président de Brosses, après avoir pesté contre des vents
contraires, comme si « quelque Lapon a(vait) fait un pacte avec le malin »,
le voyageur découvre avec ravissement « ces bienheureuses îles » que sont
les îles Borromées 21. De même Goethe, après avoir traversé le chaos des
rochers et rappelé que le vent fait encore rage sur le lac, découvre une sorte
de paradis sur terre : c’est « le pays où déjà poussent des citrons » (wo
schon Zitronen wachsen), celui qui est désiré par Mignon dans Wilhelm
Meister. C’est donc un paysage d’âge d’or, et la citation virgilienne peut
introduire tout aussi bien à une évocation des Saturna regna.
Il n’en va pas différemment dans La Chartreuse de Parme. La rêverie de
la comtesse Pietranera sur le lac de Côme est une rêverie rousseauiste sur un
paysage d’avant l’âge de fer : le lac de Côme n’est pas entouré, comme celui
de Genève, de grandes pièces de terre cultivées : les collines environnantes
sont couvertes de « bouquets d’arbres plantés par le hasard », sans que

20. Éd. cit., p. 20 (chap. II).


21. Éd. cit., p. 81.

96
De l’image au mythe : prolégomènes à une mythologie du lac

la main de l’homme les ait gâtés et forcés à « rendre du revenu ». « tout


est noble et tendre, tout parle d’amour, rien ne rappelle les laideurs de
la civilisation 22 ». Mais c’est là peut-être « garder toutes les illusions du
tasse et de l’Arioste ». Le mot illusions ajoute une ombre au tableau.
L’idylle retrouvée rappelle une idylle perdue. Fabrice parvient à la même
conclusion quand il regarde du haut du clocher de Grianta :
Plusieurs barques se chargèrent de paysans retournant à Bellagio, à Menagio
et autres villages situés sur le lac ; Fabrice distinguait le bruit de chaque coup
de rame : ce détail si simple le ravissait en extase ; sa joie actuelle se composait
de tout le malheur, de toute la gêne qu’il trouvait dans la vie compliquée
des cours. Qu’il eût été heureux en ce moment de faire une lieue sur ce
beau lac si tranquille et qui réfléchissait si bien la profondeur des cieux ! 23.

Mais à deux pas de là, bientôt, il va échapper à grand peine aux gendarmes.
Même la promenade imaginaire de Beyle en 1817 sur le lac Majeur se
présente comme une idylle interrompue. Une brise, du soleil, le silence ;
« seulement, un petit venticello de l’est (qui) vient de temps en temps rider
la face des eaux ». Mais les devisants, qui parlaient littérature, se mettent
à discuter sur l’histoire contemporaine et, entré à la villa Melzi, Beyle,
comme contaminé, refuse ses yeux à la plus belle vue qui existe au monde
après la baie de naples, pour écrire à la hâte le résumé de ces discussions…
stendhal donne le nom de « Laghistes » aux riverains du lac de Côme
et du lac Majeur 24. s’il les aime, s’il rêve en les voyant aux humains de
l’âge d’Or, il sait bien que nous vivons à l’âge de fer. Cette rêverie, cette
désillusion, elle fut aussi celle des authentiques Lakists : la célèbre rêverie
de Wordsworth sur les daffodils est une rêverie sur l’or, mais aussi une
image de l’or pour des temps de tristesse 25. Elle est celle de ces autres
lakistes que furent Goethe et stendhal.

22. Chap. II, p. 27.


23. Chap. IX, p. 179.
24. Rome, Naples et Florence [1826], dans Voyages en Italie, éd. cit., p. 426.
25. « For ot, when on my couch / I lie In vacant or in pensive mood, / hey lash upon that inward
eye Which is the bliss of solitude ; / And then my heart with pleasure ills, / And dances with the
dafodils. »

97
Le mythe d’Orphée dans Aurélia

Après les savantes études de Jean richer (Expérience et création, Hachette,


1963, en particulier p. 512 et suiv., « Le nouvel Orphée aux enfers ») et de
Brian Juden (Traditions orphiques et tendances mystiques dans le Romantisme
français (1800-1855), Klincksieck, 1971, en particulier ve partie, chap. VI,
« Les flèches de la lumière. — Gérard de nerval »), après les suggestions
de Charles Baudoin (« Gérard de nerval ou le nouvel Orphée », dans
Psyché, janvier 1947) et de Gérald schaeffer (dans Le Voyage en Orient de
Nerval. Étude de structure, neuchâtel, à La Baconnière, 1967), j’hésite à
aborder un sujet qui peut passer pour rebattu. Je le fais sans le moindre
esprit de compétition, et plus pour éprouver une méthode que dans l’espoir
d’enrichir l’érudition nervalienne, déjà si considérable. Aurélia permet de
partir d’un affleurement mythique, d’épouser les modifications du mythe
dans l’infinie flexibilité que lui assure le texte littéraire, d’être sensible
à un rayonnement qui reste essentiellement celui du mythe lui-même.

Aurélia ne contient qu’une allusion explicite au mythe d’Orphée.


Comme le dit justement Brian Juden, « dans la structure de l’ouvrage, c’est
le seul point de repère réel — ajouté peut-être après la rédaction — qui
suggère la comparaison avec le malheur d’Orphée 1 ». Cet affleurement
mythique correspond à l’épigraphe de la seconde partie : « Eurydice !
Eurydice ! » sa présence est évidente, si évidente même à cette place
qu’on pourrait être découragé d’entreprendre une étude qui risque fort
de devenir tautologique. Je voudrais pourtant faire trois remarques.
tout d’abord, cette épigraphe ne correspond pas à un emprunt précis.
Aussi bien nerval ne s’est-il pas senti tenu de mettre un nom d’auteur,
comme le fait à satiété Aloysius Bertrand dans Gaspard de la nuit, ou un
1. Op. cit., p. 656.

99
Mythocritique

nom d’œuvre, comme il le fait lui-même en tête des Petits châteaux de


Bohême (« Pastor fido »), ou de La Pandora (« Faust »).
On peut pourtant penser plus particulièrement à l’appel redoublé que
lance Orphée vers Eurydice dans l’opéra de Gluck. C’est l’appel initial
scandé par les interventions du chœur, ou, après la seconde disparition,
l’air fameux J’ai perdu mon Eurydice, « devenu pour l’époque, symbolique
du premier frisson de l’âme romantique, et pour nerval, l’expression
même de l’amour évanoui 2 ». nerval se réfère plusieurs fois au livret de
Pierre-Louis Molines, et il ne peut pas ne pas connaître cette aria, souvent
isolée dans les récitals des mezzos ou des ténors. Aurélia prend donc une
tournure « opéradique ». Le chant s’y trouve introduit, rappelant celui
d’Adrienne dans Sylvie, sa « voix fraîche et pénétrante, légèrement voilée
comme celle des filles de ce pays brumeux » : gagnant en force et en étendue,
elle se transformait et faisait passer du chant populaire au chant italien.
sylvie, elle aussi, se mettait à chanter des airs d’opéra, à moduler, à phraser.
Et déjà dans cette nouvelle, Aurélie était l’actrice, comme l’est Aurélia.
sans même avoir recours à l’opéra, on doit songer au phénomène
de l’écho. L’appel d’Orphée se perd dans un écho moins moqueur que
tragique : le nom de l’être aimé s’éloigne en même temps que l’être aimé
lui-même, cette fumée qui s’évanouit, dit Virgile dans les Géorgiques 3.
Or « Eurydice ! Eurydice ! » est inscrit au début de la seconde partie
d’Aurélia, et, comme dans le mythe, au moment de la deuxième dispari-
tion d’Eurydice :
Une seconde fois perdue !
tout est fini, tout est passé !

Comme dans le mythe d’Orphée, Aurélia est deux fois perdue. Le cha-
pitre VII de la première partie a apporté la nouvelle de la première dis-
parition tardivement apprise (« Je ne le sus que plus tard, Aurélia était
morte »). Le chapitre I de la seconde partie confirme la signification du
cri qui a été entendu à la fin de la première partie, et où le narrateur avait
cru reconnaître « la voix et l’accent d’Aurélia ».

Autour de ce mot « perdue » va s’organiser la rêverie de nerval sur


le mythe d’Orphée dans Aurélia. Et c’est probablement parce que cet

2. Ibid., p. 659.
3. IV, 499-500 « […] ex oculis subito, ceu fumus in auras commixtus tenuis, Jugit diversa. »

100
Le mythe d’Orphée dans Aurélia

adjectif tend à se substituer au nom d’Eurydice dans le texte que le mythe


y fait preuve de cette flexibilité qui est la garantie d’une création forte.
Elle se manifeste d’abord dans le chapitre V de la première partie, et le
fait est d’autant plus remarquable que c’est le chapitre même de la flexibi-
lité — la flexibilité du rêve, grand maître en métamorphoses. Ce chapitre
commence par « tout changeait de forme autour de moi ». La rêverie a
pris un élan ascensionnel, propre à donner le vertige au rêveur lui-même.
Le narrateur a l’impression que son interlocuteur a changé d’aspect. Le
paysage champêtre de la Flandre est devenu un paysage urbain, avec des
rues sans fin, des amoncellements de constructions qui prennent des
allures de montagnes ou de strates (et c’est encore une métamorphose).
Le rêveur voit grouiller une population de femmes, d’enfants et de jeunes
gens aux vêtements blancs qui peuvent apparaître tout aussi bien comme
teints de couleurs vives, quand le guide le veut. Mais, au moment même
où il s’enchante de leur présence, ces êtres charmants disparaissent. Le
mouvement rappelle celui de la deuxième disparition d’Eurydice chez
Virgile (neque ilium prensantem nequiquam umbras) et le jam ovidéen, au
livre X des Métamorphoses (Supremumque « vale », quod jam vix auribus
ille / Acciperet, dixit, revolutaque rursus eodem est) :
En vain, femmes et enfants se pressaient autour de moi pour me retenir.
Déjà leurs formes ravissantes se fondaient en vapeurs confuses ; ces beaux
visages pâlissaient, et ces traits accentués, ces yeux étincelants se perdaient
dans une ombre où luisait encore le dernier éclair du sourire.

Car c’est bien Eurydice qui est perdue, ou Aurélia. La première mort
d’Eurydice, dans le mythe, a quelque chose de mystérieux qui accordait
au poète déjà une marge d’invention. Ovide laissait pressentir que le
mariage d’Orphée et d’Eurydice n’avait pas été approuvé par Hyménée :
le livre X des Métamorphoses s’ouvrait sur la fuite d’Hyménée, couvert
de son manteau de safran. Les rites sonnaient faux, et l’on devinait, lors
même de la cérémonie, qu’une catastrophe était près de s’abattre. De
même, la mort d’Aurélia intervient dans un climat de dissensions qui ne
laissait rien augurer de bon. Avant même d’être morte, Aurélia était déjà
perdue (I, 1 : « Une dame que j’avais aimée longtemps et que j’appellerai
du nom d’Aurélia, était perdue pour moi. »)
On a pu imaginer des torts de part et d’autre. Les librettistes d’Offenbach
s’en sont donné à cœur joie : Orphée est trop préoccupé de son orphéon de
thèbes et de son insupportable concerto pour violon ; Eurydice le trompe

101
Mythocritique

avec Aristée. Dans Aurélia, le rêveur se dit « coupable d’une faute » qui
est à l’origine même de cette perte et, n’espérant plus être pardonné, il
s’est lancé dans une vie de dissipations qui n’a fait qu’aggraver sa faute. Il
s’est même rendu coupable d’un amour nouveau, qui n’était qu’une autre
trahison à l’égard d’Aurélia. Le retour en grâce obtenu par l’intermédiaire
de cette « dame » se produit dans un climat où l’obsession de la mort
prochaine d’Aurélia ne cesse de s’alourdir : une coïncidence numérique,
un rêve où apparaît la Mélancolie de Dürer, un buste de femme gisant sur
le sol suffisent à préparer la terrible nouvelle qui éclate dans le chapitre VII
de la première partie : « Aurélia était morte. » nerval ajoute alors au
mythe, soit qu’il suive les suggestions de l’abbé terrasson dans Séthos, soit
qu’il cède à la pente des épisodes : Aurélia est ensevelie dans un tombeau,
dans un cimetière où le rêveur recherche en vain sa tombe (1, 9). Même
le rêve ne lui permet pas de retrouver son image perdue, à tel point qu’il
redoute de s’être laissé dérober et Aurélia et son image. Au moment où,
pour conjurer le rival ou les rivaux, il lève le bras « pour faire un signe
qui (lui) semblait avoir une puissance magique », le cri d’ Aurélia se fait
entendre, cri d’une Eurydice cette fois définitivement perdue (I, 10).
Dans la seconde partie de la nouvelle, l’épithète « perdu » va venir
affecter un autre mot. Il va prendre une importance considérable : La
lettre perdue (II, 1). trois remarques s’imposent.
D’abord, tout se passe comme si nerval remontait plus haut dans le
mythe d’Orphée. Il est bien connu que l’histoire d’Orphée et d’Eurydice
n’est qu’un épisode tardif, qui porte la marque du génie de Virgile même
si, comme l’a montré Jacques Heurgon, le poète des Géorgiques n’en est
pas à proprement parler l’inventeur. En revanche, à une date très ancienne,
Orphée l’Égyptien est associé à l’invention des lettres de l’alphabet
(Hérodote, Platon se font l’écho de cette tradition). L’occultisme s’en est
emparé. Or nerval reprend cette tradition dans la seconde partie d’Aurélia.
Mais les livres de cabbale eux-mêmes le laissent insatisfait : « toutefois,
me disais-je, il est sûr que ces sciences sont mélangées d’erreurs humaines.
L’alphabet magique, l’hiéroglyphe mystérieux ne nous arrivent qu’incom-
plets et faussés soit par le temps, soit par ceux là mêmes qui ont intérêt à
notre ignorance ; retrouvons la lettre perdue ou le signe effacé, recomposons
la gamme dissonante, et nous prendrons force dans le monde des esprits »
(II, 1). Ainsi se manifeste ce qu’on pourrait appeler une seconde ambition
orphique dans Aurélia. Elle occupe la seconde partie de la nouvelle mais, à
dire vrai, elle donnait son sens déjà à l’irrésistible mouvement du voyage
vers l’Orient qui se manifestait dès la première partie.

102
Le mythe d’Orphée dans Aurélia

Comme par un jeu de mots involontaire, les lettres de l’alphabet entrent


en concurrence dans le texte d’Aurélia avec les lettres au sens épistolaire
du terme, certaines de ces lettres étant également égyptiennes, c’est-à-dire
écrites en Égypte : « Avec quelles délices j’ai pu classer dans mes tiroirs
l’amas de mes notes et de mes correspondances intimes ou publiques,
obscures ou illustres, comme les a faites le hasard des rencontres ou des
pays lointains que j’ai parcourus. Dans des rouleaux mieux enveloppés
que les autres, je retrouve des lettres arabes, des reliques du Caire et de
stamboul. Ô bonheur ! ô tristesse mortelle ! ces caractères jaunis, ces
brouillons effacés, ces lettres à demi froissées, c’est le trésor de mon
seul amour… relisons… Bien des lettres manquent, bien d’autres sont
déchirées ou raturées ; voici ce que je retrouve » (II, 6). Cette annonce
est suivie d’une ligne de points et d’une apparente lacune qui a troublé les
premiers éditeurs, les commentateurs d’hier et d’aujourd’hui. théophile
Gautier et Arsène Housaye avaient même essayé de la combler à l’aide
des Lettres à Aurélia. Mais le mouvement du texte parle de lui-même. Du
passé eurydicéen nerval-Orphée croit retrouver quelque chose, et voici
que ce quelque chose lui échappe. C’est le mouvement même du jam que
j’ai indiqué plus haut.
Enfin, sans doute serait-il prématuré de voir dans Aurélia l’application
du principe mallarméen selon lequel le texte est l’expansion de la lettre.
Mais du moins peut-on affirmer que le nom perdu est à l’origine même
de la nouvelle, comme le suggère encore la phrase citée : « Une dame que
j’avais aimée longtemps et que j’appellerai du nom d’Aurélia, était perdue
pour moi » (I, 1). L’utilisation du pseudonyme, dût-il devenir le titre lui-
même, est à mettre en parallèle et avec Eurydice perdue et avec la lettre
perdue. Et peut-être le titre ne veut-il rien dire d’autre que cette perte.

Qu’est-ce qui rayonne donc dans Aurélia ? Orphée ? Eurydice ? Je


dirais plutôt une absence et une absence de nom déjà indiquée par le titre
lui-même. La distance qui existe dans le nom même d’Eurydice (eurus
signifie large) est celle de la disparition, de la mort. Elle est aussi pour
l’écrivain celle de l’insaisissable. si Orphée est nommé dans El Desdichado,
Eurydice ne l’est pas : elle est tout au plus désignée comme « la sainte »
dont le poète essaie de retrouver les soupirs, comme « la fée » dont il
tente d’imiter les cris. si cette mimèsis aboutissait à une véritable poièsis,
si Eurydice perdue était cette fois retrouvée, elle ne serait retrouvée que
dans son évanescence même : « Eurydice ! Eurydice ! » si elle rayonne,
elle ne peut rayonner que d’un « soleil noir ». Pour montrer cette force

103
Mythocritique

d’irradiation du mythe d’Orphée dans Aurélia, le mieux est sans doute


de resserrer le rapprochement entre le premier sonnet des Chimères et
la nouvelle.
« Le ténébreux », le rêveur ont besoin d’un guide pour retrouver la
lumière. Ce guide est une étoile, celle dont parle le « Dernier feuillet »
de Sylvie chargé de dire, comme la fable d’Orphée et d’Eurydice, la fin
de l’idylle :
Ermenonville ! pays où fleurissait encore l’idylle antique — traduite une
seconde fois d’après Gessner ! — tu as perdu ta seule étoile, qui chatoyait
pour moi d’un double éclat. tour à tour bleu et rose comme l’astre trom-
peur d’Aldebaran, c’était Adrienne ou sylvie, c’étaient les deux moitiés
d’un seul amour. L’une était l’idéal, l’autre la douce réalité.

Dans El Desdichado, cette étoile est morte. Dans Aurélia l’étoile, cher-
chée dans le ciel et retrouvée (I, 2), est liée à la mort, soit qu’elle y contribue,
soit qu’elle y prépare. Dans la seconde partie, la nuit va s’épaississant et
l’extinction de toutes les étoiles va permettre au soleil noir de rayonner.
Arrivé sur la place de la Concorde, ma pensée était de me détruire. À
plusieurs reprises, je me dirigeai vers la seine, mais quelque chose m’empê-
chait d’accomplir mon dessein. Les étoiles brillaient dans le firmament.
tout à coup il me sembla qu’elles venaient de s’éteindre à la fois comme les
bougies que j’avais vues à l’église. Je crus que les temps étaient accomplis,
et que nous touchions à la fin du monde annoncée dans l’Apocalypse de
saint Jean. Je croyais voir un soleil noir dans le ciel désert et un globe rouge
de sang au-dessus des tuileries. Je me dis : « La nuit éternelle commence,
et elle va être terrible. Que va-t-il arriver quand les hommes s’apercevront
qu’il n’y a plus de soleil ? » (II, 4).

On a souvent dit que l’oxymore du soleil noir venait du romantisme


allemand, d’un rêve de Jean-Paul en particulier. Mais il faut rappeler qu’il
a toujours été le soleil inverse dans le monde infernal, le négatif du nôtre :
chez Dante, chez Milton, et encore chez Hugo (« Un affreux soleil noir
d’où rayonne la nuit »).
Voici encore un paysage sans soleil (Sans soleil, ce sera le titre d’un
cycle de mélodies de Moussorgski, particulièrement désolé). C’est dans
le chapitre 6 de la première partie, l’épisode des trois femmes, j’allais dire
les trois fileuses, car elles sont à la fois les trois Dames de la nuit dans La
Flûte enchantée (ou dans Les Mystères d’Isis) et les trois Parques. L’une
d’elles se lève et se dirige vers le jardin :

104
Le mythe d’Orphée dans Aurélia

Chacun sait que, dans les rêves, on ne voit jamais le soleil, bien qu’on ait
souvent la perception d’une clarté beaucoup plus vive. Les objets et les
corps sont lumineux par eux-mêmes. Je me vis dans un petit parc où se
prolongeaient des treilles en berceaux chargés de lourdes grappes de raisins
blancs et noirs […].

Le rapprochement s’impose avec le vers de El Desdichado « Et la treille


où le pampre à la vigne s’allie ». Mais il s’agissait alors d’un lumineux
paradis perdu, éclairé d’un soleil noir parce qu’il fut lumineux et qu’il est
aujourd’hui disparu. On songe à la maison de sylvie (« Je revois sa fenêtre
où le pampre s’enlace au rosier », chap. III). Le rêve ne se nourrit de regret
que pour composer un anti-paysage. Cette nostalgie devancée, et parfois
exprimée par les morts eux-mêmes (dans le chant XI de l’Odyssée) est à
l’origine du Hadès et de ses variantes latines, peut-être mieux connues
de nerval et plus souvent invoquées par lui.
Ce n’est donc pas un hasard si, dès l’ouverture d’Aurélia, nerval éta-
blit une manière d’équivalence entre les Enfers antiques et le rêve, avec
la célèbre référence au chant VI de l’Énéide. Les « portes d’ivoire et de
corne » sont les « deux portes du sommeil, l’une (celle) de corne, par où
une issue facile est donnée aux ombres véritables ; l’autre, d’un art achevé,
resplendit d’un ivoire éblouissant, c’est par là cependant que les Mânes
envoient vers le ciel l’illusion des songes de la nuit ». Défini comme
cheminement dans un « souterrain vague », l’itinéraire onirique est la
variante moderne de la descente aux enfers présentée, dans la dernière
ligne du texte, comme le modèle de la « série d’épreuves » que le rêveur
dit avoir « traversées ».
Cet itinéraire initiatique « dans la nuit du tombeau » était figuré dans
El Desdichado par une formule mythologique essentiellement ambiguë :
« Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron. » On peut penser à deux
aventures successives (c’est vers ce sens que nous entraîne l’hypothèse
biographique) ou à une seule aventure (Orphée doit traverser l’Achéron
à l’aller et au retour ; c’est l’hypothèse mythologique). J’appellerai hypo-
thèse poétique une troisième hypothèse, confirmée par la fin du sonnet :
l’aventure se trouve dédoublée, Eurydice étant tour à tour la sainte (la
sainte rosalie des Élixirs du Diable de Hoffmann) et la fée (Mélusine).
Il me semble qu’il n’y a pas deux aventures d’Orphée, parti en quête de
deux Eurydices comme Ménélas a pu rechercher deux Hélènes, mais que
cette aventure est duelle. Une mimèsis qui devrait avoir un effet magique,
une imitation lyrique convoquant l’absente, se fait soit sur le mode de

105
Mythocritique

la sainte soit sur le mode de la fée. C’est cela, la modulation dont parle
le vers 13. De même les interrogations du vers 9 (« suis-je Amour ou
Phébus ?… Lusignan ou Biron ? » étaient des modulations). Le je, à la fois
modulable (v. 9) et modulant (v. 13), est le ténébreux, mais le ténébreux
visible, le ténébreux tout rayonnant des sons de la lyre.
Le texte virgilien, avec les deux portes, permettait cette modulation.
Et dans le chant IV des Géorgiques, Orphée est encore lumineux par son
chant quand il entre dans la ténèbre. Le passage par les ténèbres des Enfers
virgiliens, dans Aurélia, correspond à la maison de santé où le rêveur, le
dément a été temporairement enfermé. Au cours de ce séjour ses visions
sont décuplées, et plus mythologiques que jamais. Dans cet « empire des
ombres », dit nerval, « les compagnons qui m’entouraient me semblaient
endormis et pareils aux spectres du tartare, jusqu’à l’heure où pour moi
se levait le soleil. Alors je saluais cet astre par une prière et ma vie réelle
commençait ».
Mais que peut être le lever de soleil sur le tartare, sinon celui d’un
contre-soleil ? La lune, ce « soleil de Minuit » dont parle Claudel, brille
dans les lignes précédentes ; ailleurs le feu souterrain se trouve longuement
évoqué. Allégoriquement, le soleil est le « mystère du monde ». Qu’il
chante sur la lyre ou qu’il descende aux Enfers, Orphée a le pouvoir
d’accéder à ce mystère essentiel, de réaliser ce miracle des soleils.
On peut alors retrouver le symbolisme alchimique, développé par
schelling dans l’Introduction à la philosophie de la mythologie (deuxième
leçon). Hélène est séléné, la Lune, symbole alchimique de l’argent. Ilios,
ou Hélios est le soleil, signe alchimique de l’or. toujours selon schelling,
Orphée est cet homme particulièrement doué, s’élevant au-dessus du
commun, et sachant reconnaître « des forces, des phénomènes, voire des
lois naturelles et qui ont pu avoir l’idée de projeter une théorie explicite
de l’origine et des rapports des choses ». On songe, dans la seconde partie
d’Aurélia, à la découverte du feu comme origine, mais peut-être davantage
à la force du verbe. Orphée, dit encore schelling, c’est celui qui recherche
le prédicat caractéristique de chaque objet afin de s’assurer aussi de son
concept.
El Desdichado commence par une mise en définitions (« Je suis le
ténébreux, le veuf, l’inconsolé ») jusqu’au moment où ces définitions
sont mises en question. On trouve la même tendance dans le chapitre
« tartaréen » d’Aurélia (II, 6) : « Je me jugeais un héros vivant sous le
regard des dieux ; tout dans la nature prenait des aspects nouveaux, et

106
Le mythe d’Orphée dans Aurélia

des voix secrètes sortaient de la plante, de l’arbre, des animaux, des plus
humbles insectes, pour m’avertir et m’encourager. » C’est de là que part
Jean richer, qui souligne le fait que le personnage se présente comme un
héros, et rassemble les « prétentions héroïques » de Gérard vers 1853 4. Le
cortège d’Orphée n’est pas fait des pierres, des animaux et des forêts. Il
est fait de l’essence des pierres, de l’essence des animaux, de l’essence des
forêts, du mystère et de la musique qui émanent des êtres et des choses.
Pour cela, il fallait le double deuil, il fallait qu’Eurydice-Aurélia fût deux
fois perdue.
La manifestation pourra donc être éclatante dans les Mémorables :
« Une étoile a brillé tout à coup et m’a révélé le secret du monde des
mondes. Hosannah ! paix à la terre et gloire aux cieux. »
La clef, si clef il y a, est donc bien celle que proposait Jean richer :
s’il n’a pas triomphé de la mort et ramené son Eurydice parmi les vivants,
nerval du moins, il veut s’en persuader à partir de la fin de l’année 1853, a
définitivement retrouvé son équilibre et, du même coup, reconstitué l’har-
monie de l’univers, libéré l’âme du monde enfermée dans la « pierre rose » 5.

Le soleil noir est écarté au profit du vrai soleil, « ce vieux soleil de mes
plus beaux jours » dont parle nerval dans sa lettre à Georges Bell datée
de strasbourg, 31 mai - 1er juin 1854. Il est difficile d’aller, comme le fait
Brian Juden, jusqu’à un optimisme analogue à celui de la fin du livret que
Molines a écrit pour Gluck, même si nerval s’y réfère. Avec l’épisode de
saturnin, Aurélia s’achève dans un monde analogue à la mort. Double du
Christ (« J’ai soif »), il est aussi le double d’Orphée (il répète ce qu’on
lui chante), comme il est celui du rêveur lui-même, qu’on lui donne ou
non le nom de Gérard. Il y aurait alors deux Orphées, ou deux manières
de vivre l’aventure d’Orphée : chez les morts, chez les vivants. Le mythe
rayonne jusque dans cette ultime modulation, mais son rayonnement
demeure ambigu. Le redoublement dans l’épigraphe de la seconde partie
d’Aurélia, « Eurydice ! Eurydice ! » pourrait être l’emblème de cette ambi-
guïté, des deux manières — la vie, le rêve, ou bien le mythe, le rêve — de
vivre l’aventure d’Orphée.

4. Nerval. Expérience et création, p. 512.


5. Ibid., p. 516.

107
« Les cris de la fée »

Le célèbre sonnet de nerval, El Desdichado, s’achève sur une série de six


monosyllabes où culmine l’évocation de la disparue par la « lyre d’Or-
phée ». En faisant un titre de cette coda, j’ai conscience d’en changer la
tonalité et peut-être le sens. J’isole le second terme d’une alternance, et
pour cela je supprime le premier monosyllabe, « et ». Je sépare la « fée »
de la « sainte », alors que ce sont deux visages d’Eurydice. J’annonce des
cris qui peuvent se faire entendre en dehors du poème, soit avant lui, soit
après lui. Mais ces différentes opérations me permettent de mieux définir
mon projet, plus ambitieux que l’explication d’un hémistiche. Je voudrais
essayer de préciser la nature de ces cris et, pour cela, de mieux les écouter
dans El Desdichado, mais aussi dans les légendes que ce sonnet rappelle et
dans d’autres poèmes, d’André Breton, d’Octavio Paz, qui le prolongent
ou qui prolongent ces cris. Ils sont une manière de point de convergence
entre Les Chimères, Arcane 17 (1945) et Piedra de sol (Pierre de soleil), un
grand poème écrit à Mexico en 1957 qui, dans la traduction de Benjamin
Péret, vient clore l’édition française du recueil Liberté sur parole.

Le génie du lieu
La fée est inséparable du génie du lieu. On peut même dire qu’elle le
constitue. La Dame du lac de Brecknock ou Morgane, la Dame de l’île
perdue, l’île d’Avallon, en sont des exemples illustres. nerval y est sen-
sible, comme le prouve le chapitre IV de la première partie d’Aurélia :
le rêveur se croit transporté sur les bords du rhin, dans la maison d’un
oncle maternel, qui fut un peintre flamand et dont « les tableaux ébau-
chés étaient suspendus çà et là ; l’un d’eux représentait la fée célèbre de
ce rivage » (p. 674) 1.
1. sauf indication contraire, les références sont faites à l’édition par Henri Lemaître des Œuvres
de nerval, Garnier, 1966.

109
Mythocritique

La fée est donc l’éponyme d’un lieu. Ainsi peut s’expliquer la note de
nerval sur le manuscrit Éluard d’El Desdichado : « Mélusine ou Manto. »
Les deux suggestions, apparemment si différentes, se rejoignent au moins
en cela. Dans l’Énéide (X, 198-200), Virgile explique que sa ville natale
porte le nom de la fatidica Mantus. C’est le fils de Manto et du fleuve
tuscus qui le lui a donné. Il est difficile de traduire fatidica par fée puisque
les fées passent pour être nées au Moyen Âge. Mais on reconnaît aisément
dans fatidica la racine de fatum et de fata, d’où vient notre mot fée. Dès
1843 Alfred Maury proposait de voir dans les fées les descendantes des
nymphes, appelées parfois fatuae 2. La fonction première de la fée est de
dire, et en particulier de dire le nom du lieu.
Différentes étymologies ont été proposées pour le nom de Mélusine.
Des sept manuscrits mélusiniens que possède la Bibliothèque nationale
l’un s’intitule Le Livre de Luzignen (il a été publié par Francisque Michel
à niort en 1854), un autre Le Livre de la vie de Mellusigne. Mélusine est la
« mère Lusigne » ou, mieux, la « mère des Lusignan ». C’est elle qui a fait
construire la ville et le château de Lusignan. Jean d’Arras le précise dans
le livre fondateur, Le Roman de Mélusine, qu’il composa de 1387 à 1393.
L’auteur était le libraire et le relieur du duc Jean de Berry, compagnon
de du Guesclin pendant la guerre de Cent ans, qui avait reconquis sur les
Anglais un certain nombre de forteresses et de châteaux du Poitou. Il avait
ainsi acquis le château de Lusignan et il avait demandé à Jean d’Arras de
« mettre en roman » l’histoire de la fondation de la forteresse de Lusignan
et du lignage dont elle a été le berceau. Mélusine est deux fois fée : elle dit
le nom du lieu, elle enfante des êtres qui porteront le nom de Lusignan.
À lui seul, ce nom pourrait être un cri.
sans remonter nécessairement au roman de Jean d’Arras ou au poème
de Couldrette, que rima au début du xve siècle le chapelain des seigneurs
de Parthenay, nerval pouvait se rappeler le passage de La Vie de Rancé
(1844) où Chateaubriand évoquait Mélusine sans la nommer :
Aujourd’hui, on ne voit plus glisser dans les ombres ces chasses blanches dont
Charles-Quint et Catherine de Médicis croyaient entendre les cors parmi
les ruines du château de Lusignan, tandis qu’une fée envolée faisait son cri 3.

2. Alfred Maury, Les fées au Moyen Âge, Ladrange, 1843 ; Laurence Harf-Lancner, Les fées au
Moyen Âge. Morgane et Mélusine, la naissance des fées, Champion, 1984, p. 17.
3. Chateaubriand, Atala, René, Vie de Rancé, éd. Henri Guillemin, Milieu du monde, no 13,
p. 319.

110
« Les cris de la fée »

Dans le texte de nerval, comme dans celui de Chateaubriand, Mélusine


n’est pas nommée. Le rejet du nom dans une glose rend plus sensible encore
cette lacune. Mais il suffit du lieu et du nom du lieu pour que Mélusine
soit présente. nerval l’a introduit dès le vers 9 d’El Desdichado quand
Lusignan s’est glissé entre Amour et Phébus d’une part, Biron d’autre
part. La géographie magique de nerval (pour reprendre le titre de l’essai
de Jean-Pierre richard dans Poésie et profondeur) doit sa magie au nom
de lieu, et ce nom seul rappelle la présence de la fée.
Le déshérité a perdu sa terre et son nom. Ces deux pertes sont indis-
sociables. Il s’est d’abord défini comme « le prince d’Aquitaine », puis
il semble avoir été pris d’un doute. Il a demandé d’autres lieux — le
Pausilippe d’Octavie (p. 644) ou des Lettres à Aurélia (p. 837) 4. Il a rêvé
d’autres identités :
suis-je Amour ou Phébus ?… Lusignan ou Biron ?

retrouvant sur la « lyre d’Orphée » les « cris de la fée », il s’identifie une


fois encore à raymondin de Lusignan, l’époux de Mélusine, sans avoir
même besoin de la nommer. L’éponyme est transparent sous l’anonyme.
Pourtant, pas plus que le nom, le lieu n’est fixé à la fin d’El Desdichado.
Il existe des Lusignan d’Occident comme raymondin et des Lusignan
d’Orient, comme ce Guy de Lusignan que Voltaire a mis en scène dans
Zaïre. On connaît aussi une thèse des origines orientales de Mélusine.
Ursin, dans un article « sur Mélusine » publié en décembre 1831 dans les
Annales de la Société académique de Nantes (vol. 2, p. 404-418), suggérait
que le mythe de Mélusine a été importé en Gaule par les nations indo-
germaniques ou scythiques. nerval pourrait donc retrouver par Mélusine
le sol de son pays natal aussi bien que l’Orient qui le hante. À la recherche
du nom et du lieu, El Desdichado est sollicité entre tant de noms et tant
de lieux qu’il ne peut que poursuivre sa destinée de chevalier anonyme et
errant. Le lieu fixe est devenu un lieu mobile. Il en est bien ainsi dans le
chapitre 2 de la première partie d’Aurélia quand, au terme d’une soirée,
un ami du narrateur veut le reconduire chez lui :
L’un d’eux, nommé Paul, voulut me reconduire chez moi, mais je lui dis
que je ne rentrais pas. Où vas-tu ? me dit-il. — Vers l’Orient ! (p. 758).

4. Dans les deux textes la phrase est la même : « Je pris par les petites rues derrière Chiaia et
je me mis à gravir le Pausilippe au-dessus de la grotte. »

111
Mythocritique

Le lieu mélusinien peut être partout et nulle part. Il se déplace vers


l’Ouest dans Arcane 17, si du moins il doit se confondre avec l’évocation
initiale de la Gaspésie, de l’île Bonaventure et du rocher Percé. À la fin
du premier grand mouvement du livre et avant la grande évocation des
cris de Mélusine qui en constituera le second, André Breton a ménagé
une savante transition toute nervalienne. Le prince d’Aquitaine, la tour
abolie transparaissent dans la description de « la pierre qui monte » où
« s’arc-boutent, transpercés de tous les rayons de la lune, les contreforts
des vieux châteaux d’Aquitaine et d’ailleurs » 5. La « tour de Mélisande »
qui s’y ouvre conduit, par un début d’homophonie, à la tour de Mélusine.
sur les bords de la Vonne, on chercherait en vain aujourd’hui les murs du
château de Lusignan. Mais on y chercherait aussi en vain les sapins et le
petit lac qu’y imaginait Breton. Il ne suffit pas au lieu mélusinien d’être
mobile. Il est le lieu qui échappe au lieu. Dans le poème d’Octavio Paz,
Pierre de soleil, il se confond avec le corps de la femme, d’une femme au
nom oublié à laquelle il faut en donner plusieurs pour parvenir à l’invo-
quer. Le premier d’entre eux est Mélusine :
he olvidado tu nombre, Melusina,
Laura, Isabel, Perséfona, Maria
J’ai oublié ton nom, Mélusine,
Laure, Isabelle, Perséphone, Marie 6.

Le poème commence par une longue incantation du lieu parce qu’il


veut être une incantation du corps féminin. Le paysage pourrait être
d’abord celui de la douce vallée de la Vonne :
un sauce de cristal, un chopo de agua,
un alto surtidor que el viento arquea,
un ârbol bien plantado mas danzante,
un caminar de rio que se curva,
avanza, retrocede, da un rodeo
y llega siempre.
un saule de cristal, un peuplier d’eau,
un haut jet d’eau arqué par le vent,
un arbre bien planté quoique dansant,
un cheminement de rivière qui s’incurve,

5. Arcane 17, rééd. dans la coll. « 10/18 », no 250, p. 55.


6. Octavio Paz, Libertad bajo palabra, Mexico, Fondo de Cultura economica, 1960, p. 240 ;
Liberté sur parole, coll.« Poésie-Gallimard », p. 164.

112
« Les cris de la fée »

avance, recule, vire


et arrive toujours.

Mais au fur et à mesure qu’on avance, les noms de lieux se multiplient


comme sont venus s’ajouter d’autres noms à celui de Mélusine — Laure,
Isabelle, Perséphone, Marie et aussi Héloïse, Phyllis ou Carmen. La fugue
conduit à une véritable strette du lieu : Christopher street, le Paseo de la
reforma, Oaxaca, l’hôtel Vernet, Bidart, Perote, Madrid (la tentation
de l’Orient ne s’est pas encore exercée sur Paz aussi fortement que par la
suite). Cette strette du lieu est aussi une strette du nom, car les deux sont
ici aussi indissociables :
nombres, sitios,
calles y calles, rostros, plazas, calles
estaciones, un parque, cuartos solos,
manchas en la pared, alguien se peina,
alguien canta a mi lado, alguien se viste,
cuartos, lugares, calles, nombres, cuartos.
noms, lieux,
rues et rues, visages, places, rues,
gares, un parc, chambres seules,
des taches sur le mur, quelqu’un se peigne,
quelqu’un chante à côté de moi, quelqu’un s’habille,
chambres, lieux, rues, noms, chambres.

Cette multiplicité presque délirante n’altère pourtant pas l’unité


initiale, qui reste fondamentale. « tous les noms sont un seul nom, /
tous les visages un seul visage 7 », et Paz a choisi pour épigraphe à Pierre
de soleil le premier quatrain d’Artémis 8, le retour de la treizième dans la
première, dans la seule. sans doute, Artémis est un poème de la sainte plus
que de la fée. Mais le rapprochement s’impose entre le vers 8 :
La rose qu’elle tient, c’est la Rose trémière.

et le chapitre 6 de la première partie d’Aurélia où apparaissent au rêveur


trois femmes travaillant dans une pièce, les analogues des trois Parques,
les Tria Fata et donc peut-être les plus anciennes fées 9. nerval précise
d’ailleurs que ces tisseuses ont « des doigts de fée » (p. 772), et celle
7. todos los nombres son un solo nombre, / todos los rostros son un solo rostro (241/165).
8. Bizarrement orthographié « Arthémis » dans l’édition espagnole, p. 237.
9. sur ce point voir Laurence Harf-Lancner, op. cit., p. 17.

113
Mythocritique

qu’il suit « entour[e] gracieusement de son bras nu une longue tige de


rose trémière » (p. 773). Il se produit alors une étrange métamorphose.
Le corps de la fée devient paysage, un jardin qui prend les dimensions de
la nature entière :
[…] elle se mit à grandir sous un clair rayon de lumière de telle sorte que
peu à peu le jardin prenait sa forme, et les parterres et les arbres devenaient
les rosaces et les festons de ses vêtements ; tandis que sa figure et ses bras
imprimaient leurs contours aux nuages pourprés du ciel. Je la perdais ainsi
de vue à mesure qu’elle se transfigurait, car elle semblait s’évanouir dans
sa propre grandeur. « Oh ! ne fuis pas ! m’écriai-je… car la nature meurt
avec toi ! » (p. 773).

La transformation rappelle celle de certaines nymphes d’Ovide, la


nymphe Lotis devenue jujubier (Métamorphoses, IX, 347-349) ou surtout la
nymphe Daphné devenue laurier (I, 548-556) 10. Dans le poème d’Octavio
Paz, le corps de la femme devient paysage, non plus pour échapper à la
poursuite de l’amant, mais pour inviter à une exploration éperdue :
voy por tu talle como por un río,
voy por tu cuerpo como por un bosque
je vais par ta taille comme par une rivière,
je vais par ton corps comme dans un bois 11.

Dans Arcane 17 il est bien précisé que la métamorphose intervient à


l’heure du cri. « À l’instant du second cri », le ventre de Mélusine « est
toute la moisson d’août », « ses bras sont l’âme des ruisseaux qui chantent
et parfument » 12. Par sa disparition, la femme aimée est créatrice d’espace.
Agriopè la sauvage devient Argiopè à la voix claire, et surtout Eurydice,
le génie de l’espace 13.

10. Cet arrière-plan de métamorphose se trouve évidemment dans le premier quatrain de Delica
dans Les Chimères, et plus encore dans l’autre version, A J-y Colonna, où l’olivier plaintif peut
faire songer à la métamorphose d’un pâtre en olivier dans les Métamorphoses d’Ovide (XIV, 512-
526) et où l’image inale, culminante, est celle du « laurier vert » (transférée dans « Myrtho »).
11. Piedra de sol, p. 239/262.
12. Arcane 17, p. 66.
13. Agriopè est le premier nom connu de l’épouse d’Orphée, dans le Léontion d’Hermésianax
de Colophon (iiie siècle av. J.-C. ; le fragment a été transmis par Athénée). Jacques Heurgon
est partisan de la leçon Argiopè, « à la voix claire », nom très répandu dans l’onomastique
grecque et particulièrement béotienne (voir son article fondamental « Orphée et Eurydice avant
Virgile » dans Mélanges d’archéologie et d’histoire, École française de rome, De Boccard, 1932,
t. XLIX, p. 14). Le nom d’Eurydice appliqué à l’épouse d’Orphée apparaît pour la première
fois dans le pseudo-Moschos, Chant funèbre en l’honneur de son maître Bion. Pour J. Heurgon

114
« Les cris de la fée »

Le secret d’un corps


La première disparition d’Eurydice est sa mort même quand, se prome-
nant parmi les herbages 14 ou, plus précisément, parmi les épis 15, cette
« moisson d’août » qu’évoque Breton, un serpent la pique. La première
disparition de Mélusine suit le moment où son secret a été découvert par
raymondin. Dans le roman de Jean d’Arras, il a été poussé par son frère
le comte de Forez à la surprendre quand elle prenait son bain dans un
grand bassin de marbre :
Jusqu’au nombril, elle avait l’apparence d’une femme, et elle peignait ses
cheveux ; à partir du nombril, elle avait une énorme queue de serpent, grosse
comme un tonneau pour mettre des harengs, terriblement longue, avec
laquelle elle battait l’eau qu’elle faisait gicler jusqu’à la voûte de la salle 16.

Mélusine ne part pas immédiatement, mais dès le premier reproche que


son époux lui fait.
Cette première disparition pourrait être l’instant du premier cri. rien ne
dit dans le texte d’Ovide qu’Eurydice crie quand le serpent la pique. Dans
celui de Virgile (Géorgiques, IV, 460), ce sont les Dryades ses compagnes
qui crient (Dryadum clamore) quand elle meurt. Dans le roman de Jean
d’Arras, Mélusine pousse, au moment où elle s’élance par la fenêtre, une
plainte douloureuse et un profond soupir 17.
nous trouvons l’équivalent de ce cri dans le chapitre 10 de la première
partie d’Aurélia, et c’est aussi le premier cri qu’on y entend :
Le cri d’une femme, distinct et vibrant, empreint d’une douleur déchirante,
me réveilla en sursaut ! Les syllabes d’un mot inconnu que j’allais prononcer
expiraient sur mes lèvres… Je me précipitai à terre et je me mis à prier avec

c’est « une appellation très générale et dont le sens exact s’est vite efacé ». On y reconnaît
pourtant l’adjectif eurus — vaste, dont je tire l’invitation à l’espace.
14. Ovide, Métamorphoses, X, 8-10. […] nam nupta per herbas / Dum noua Naiadum turba
comitata uagatur, / Occidit in talum serpentis dente recepto.
15. Cette tradition s’est vite imposée, et jusqu’au début de l’Orphée aux Enfers d’Ofenbach.
Elle a le mérite de rappeler l’analogie troublante qui existe entre le sort de Perséphone (la ille
de Déméter, la déesse du blé) et celui d’Eurydice (cette analogie était déjà soulignée dans
les Argonautiques d’Apollonios de rhodes). Cette évolution « agricole » se retrouve dans
l’évolution du mythe de Mélusine, comme l’a montré Emmanuel Le roy Ladurie dans son
article « Mélusine ruralisée » (Annales, mai-août 1971, p. 604-622), repris dans Le Territoire
de l’historien, Gallimard, 1973, p. 281-298.
16. Jean d’Arras, Mélusine, mis en français moderne par Michèle Perret, préface de Jacques
Le Gof, stock, 1979, p. 230.
17. « Et lors ist un moult doulereux plaint et un moult grief souspir, puis sault en l’air, et
laisse la fenestre, et trespasse le vergier. »

115
Mythocritique

ferveur en pleurant à chaudes larmes. — Mais quelle était donc cette voix
qui venait de résonner si douloureusement dans la nuit ? Elle n’appartenait
pas au rêve ; c’était la voix d’une personne vivante, et pourtant c’était pour
moi la voix et l’accent d’Aurélia…
J’ouvris ma fenêtre ; tout était tranquille, et le cri ne se répéta plus. — Je
m’informai au-dehors, personne n’avait rien entendu. — Et cependant,
je suis encore certain que le cri était réel et que l’air des vivants en avait
retenti… (p. 786-787).

Ce rêve suit la mort d’Aurélia (chap. 7). Le cri, présenté après dans le


texte, fut-il contemporain de l’événement ? Est-ce le cri d’une morte ou
d’une vivante ? nerval maintient l’ambiguïté pour suggérer le passage
d’un monde à l’autre, et en tout cas l’idée d’une correspondance entre
eux. Est-ce l’appel d’Aurélia ou celui d’une « femme souffrante » qui, par
hasard, aurait crié dans les environs de sa demeure ? Il se refuse lui-même
à trancher, car le syncrétisme féminin, devenant ici le syncrétisme du cri
féminin, se reforme. Après tout, chez Ovide, la voix du deuil conduit par
les Dryades n’était-elle pas comme la voix d’Eurydice mourante et morte ?
« Le premier cri de Mélusine », écrit Breton dans Arcane 17, « ce fut
un bouquet de fougère commençant à se tordre dans une haute cheminée,
ce fut la plus frêle jonque rompant son amarre dans la nuit, ce fut en
un éclair le glaive chauffé à blanc devant les yeux de tous les oiseaux des
bois ». Le motif de l’oiseau est également présent à la fin du chapitre 10
de la première partie d’Aurélia, mais au bénéfice d’une comparaison
toute différente entre les cercles d’oiseaux à l’approche d’un orage et les
ombres irritées du styx qui fuient « en jetant des cris » quand un vivant
ose descendre dans le monde des morts à la recherche d’Eurydice ou
d’Aurélia (p. 787). telle est bien l’apparente distinction entre Eurydice
et Mélusine : la première disparaît aux Enfers, la seconde, plongeant dans
le lac voisin, est reprise par la nature vivante, par ce que Breton appelle
« la vie panique » 18. En associant sans les nommer Mélusine et Eurydice
dans El Desdichado, nerval renforce l’ambiguïté de la morte-vivante.
Dans Pierre de soleil, le poète est lui-même raymondin, dépossédé de
Mélusine dont il a surpris le secret. Il la voit fuir, tomber, et il ne lui reste
d’elle que son cri, ce premier cri :
yo vi tu atroz escama,
Melusina, brillar verdosa al alba,
dormias enroscada entre las sabanas
18. Arcane 17, p. 64-66.

116
« Les cris de la fée »

y al despertar gritaste como un pájaro


y caiste sin fin, quebrada y blanca,
nada quedó de ti sino tu grito,
y al cabo de los siglos me descubro
con tos y mala vista, barajando
viejas fotos.
j’ai vu ton atroce écaille,
Mélusine, l’aube briller, verdâtre,
tu dormais lovée dans les draps,
en t’éveillant tu as crié comme un oiseau
et tu es tombée sans fin, brisée et blanche,
de toi il n’est rien resté que ton cri,
et après des siècles je me découvre
avec de la toux et une mauvaise vue, remuant
de vieilles photos 19.

Paz est celui qui renverse le plus systématiquement le mythe d’Éros et


Psyché en un mythe nouveau de Mélusine et de raymondin. Le secret
de Mélusine est surpris non dans un bassin, mais dans les draps, à l’aube
d’une nuit d’amour. Il est le secret d’Éros puisqu’il est le secret du corps
érotique.
Un autre motif doit alors être repris, celui du serpent. L’« atroce écaille »
n’est autre que le secret du corps de Mélusine, le sexe associé à une image
honteuse. Dans le roman de Jean d’Arras, raymondin n’éprouvait nul
dégoût après avoir vu dans son bain la femme-serpente. En cela, comme
l’a noté Laurence Harf-Lancner, sa réaction « n’est pas celle du héros des
contes mélusiniens, qui a un mouvement d’horreur et de recul devant le
spectacle qu’il a surpris 20 ». raymondin découvre la fée en sa femme, et
son amour s’en trouve augmenté. Mais peut-être en sait-il trop désormais
et, pour être allé trop loin, cet amour connaîtra le reflux.
Devant la serpente, André Breton ne veut éprouver que de l’émerveil-
lement. Le secret de ce corps est un secret surréaliste :
Mélusine après le cri, Mélusine au-dessous du buste, je vois miroiter ses
écailles dans le ciel d’automne. sa torsade éblouissante enserre maintenant
par trois fois une colline boisée qui ondule par vagues selon une partition

19. Piedra de sol, p. 244/167-168.


20. Les fées au Moyen Âge, p. 172.

117
Mythocritique

dont tous les accords se règlent et se répercutent sur ceux de la capucine


en fleurs 21.

Le serpent mélusinien est la merveille même, cette « queue merveilleuse,


dramatique, se perdant entre les sapins dans le petit lac qui par là prend
la couleur et l’effilé d’un sabre 22 ». s’il fallait en chercher l’équivalent
dans le poème d’Octavio Paz, ce serait celui de la rivière qui serpente,
métamorphose insistante du corps féminin parmi ses divers avatars cos-
miques. Le mal serait plutôt cette fois l’aridité, la réduction à la pierre
de soleil, au désert. Le cri serait celui de toutes les victimes qui, comme
les noms de femme et comme les lieux, ne constituent qu’une victime :
Agamemnon et socrate, Moctezuma et robespierre, Lincoln et trotski,
Madero et le Christ 23.
Le serpent, ou sa variante le dragon, est un motif lui-même ambigu
dont la connotation est le plus souvent maléfique. Eurydice a été attaquée,
selon Virgile, par « un serpent d’eau monstrueux » (l’expression latine,
immanem hydrum, met en valeur l’hydre, le monstre). Le dragon tué par
Cadmos a laissé la semence des futurs spartoi, ces guerriers qui s’entre-
tuent et dont les cinq survivants seront pourtant des bâtisseurs, comme
la fée-serpente : nerval fait place deux fois à ce motif dans Les Chimères
(« Antéros », « Delfica ») et il l’associe à celui de Daphné. si Mélusine est
une serpente, c’est parce qu’elle a commis une faute dont elle a été punie,
comme ses deux sœurs Melior et Palestine, par sa mère Présine (elle avait
enfermé son père dans une montagne). Quand elle quitte raymondin,
elle lui révèle que son indiscrétion l’a éloignée d’une possible délivrance :
Hélas ! mon ami, si tu ne m’avais pas trahie, j’étais sauvée de mes peines
et de mes tourments, j’aurais vécu le cours naturel de la vie, comme une
femme normale, je serais morte normalement, avec tous les sacrements de
l’Église, j’aurais été ensevelie en l’église de notre-Dame de Lusignan et on
aurait célébré comme il se doit des messes de commémoration pour moi.
Mais maintenant tu m’as replongée dans la sombre pénitence que j’avais
longtemps connue, à cause de ma faute. Et cette pénitence, je devrai main-
tenant la supporter jusqu’au jour du Jugement, parce que tu m’as trahie.
Je prie Dieu qu’il veuille te pardonner 24.

21. Arcane 17, p. 59.


22. Ibid., p. 60.
23. Piedra de sol, p. 250-251/176 : le dernier cri évoqué est celui du Christ au mont des Oliviers,
autre cri nervalien dans Les Chimères.
24. Jean d’Arras, Mélusine, p. 251.

118
« Les cris de la fée »

La modification est importante. Devenue fée-serpente par sa propre


faute, Mélusine au moment du premier cri devient entièrement serpent
(« Et lors se mue en une serpente grant et grosse et longue de la longueur
de XV pieds »). Cette métamorphose apparemment complète et définitive
s’accompagne d’une tombée de la nuit profonde (cf. Aurélia, Ire partie,
chap. 6) : « Des voix disaient : “L’Univers est dans la nuit !” » (p. 773).
Après la mort d’Aurélia, se déploie pour le survivant le rêve cosmique,
le cauchemar plutôt de « hideux reptiles serpent[ant], s’élargis[sant] ou
s’arrondis[sant] au milieu de l’inextricable réseau d’une végétation sau-
vage » (p. 776). De la masse des monstres, dans le chapitre 8, s’échappent
des cris, et au pire moment de la mêlée apparaît « une femme, […] qui crie
les cheveux épars, se débattant contre la mort » (p. 779). Fut-elle sauvée ?
Le narrateur s’avoue incapable de le dire. Mais il est difficile de dissocier
de ces cris l’apparition douloureuse du cri de femme sur lequel s’achève
la première partie d’Aurélia. tout s’organise autour de la représentation
de la femme au milieu des forces du mal, et elle est d’autant plus menacée
qu’elle expie la faute de celui qui prétendait l’aimer, sa trahison (le thème
est présent dans toute cette première partie d’Aurélia).
Dans une allégorie qu’on peut trouver un peu pesante, Breton fait de
Mélusine l’image de la femme soumise à de terribles épreuves, « grande
victime de ces entreprises militaires » dont la seconde guerre mondiale est
la plus récente. nouvelle Eurydice aussi, elle doit traverser « ces enfers aux-
quels la voue sans son secours plus que problématique la vue que l’homme,
en général, porte sur elle » 25. son grand cri de protestation, le « grand cri
de refus et d’alarme de la femme 26 », c’est la version moderne du cri de
la fée. L’évocation que fait Octavio Paz de « Madrid, 1937 » dans Pierre
de soleil pourrait s’enchaîner à celle de Breton, qu’il connaissait bien :
cris des femmes quand on sonne l’alarme, ultime refuge de deux nudités
enlacées. Car chez l’un et l’autre l’espoir doit l’emporter. C’est la vision
lumineuse, dans le texte de Breton, de Mélusine et des « serpents de ses
jambes (qui) dansent en mesure au tambourin 27 ». C’est, dans le poème
de Paz, l’hydre de la chair nue, le serpent de deux corps qui s’unissent :
[…] las desnudeces enlazadas
saltan el tiempo y son invulnerables,
nada las toca, vuelven al principio,

25. Arcane 17, p. 60.


26. Ibid., p. 61.
27. Ibid., p. 64.

119
Mythocritique

no hay tú ni yo, manana, ayer ni nombres,


verdad de dos en solo un cuerpo y alma,
oh ser total…
les nudités enlacées
franchissent le temps et sont invulnérables,
rien ne les touche, elles reviennent au commencement,
il n’y a toi ni moi, demain ni hier ni noms,
ni double vérité dans un seul corps, une seule âme,
être total 28.

Le poème s’achève sur une vision toute matérialiste de la destinée


humaine après la mort, de l’éparpillement du corps dans le monde. Mais
ce monde n’est-il pas le corps féminin ? Même s’il n’est plus qu’un corps
de pierre, la réduction de toute liquidité à l’aride, ne laisse-t-il pas l’espoir
des « pronoms enlacés 29 » ?
Car en définitive, le secret du corps féminin n’est autre que le secret
de la mort même. Le serpent est responsable de la mort d’Eurydice.
Devenue entièrement serpent, Mélusine disparaît dans ce qui est bien
une sorte de mort :
[…] elle manifestait tant de douleur et faisait un tel tapage que c’était horrible
à entendre et à voir. Les habitants du pays en étaient frappés de stupeur. Et
elle s’en alla ainsi jusqu’à Lusignan, elle en fit trois fois le tour, poussant
des cris déchirants, et se lamentant avec une voix de femme ; les habitants
de la forteresse et ceux de la ville étaient fort intrigués et ne savaient que
penser ; ils voyaient la forme d’une serpente, et pourtant c’était la voix
d’une femme qui en sortait 30.

La fin de la première partie d’Aurélia rappelle cette évocation qui avait


aussi frappé Chateaubriand. L’« atroce écaille » de Mélusine, comme le
dit Octavio Paz, est le point sensible de sa mortalité ou, si l’on ose le rap-
prochement apparemment incongru, son talon d’Achille. si cette écaille
se confond, comme je l’ai suggéré plus haut, avec le sexe féminin, elle est
le lieu secret de la maternité, de l’enfantement d’êtres à leur tour voués
à la mort. C’est pourquoi dans Pierre de soleil, Mélusine cède la place
progressivement à Perséphone, dont Eurydice a redoublé l’aventure. La
« reine de l’aube » est aussi la « dame de la nuit », le « corps du monde »

28. Piedra de sol, p. 246/170.


29. Ibid., p. 254, « al reino de pronombres enlazados ».
30. Jean d’Arras, Mélusine, p. 259.

120
« Les cris de la fée »

est aussi la « maison de la mort » 31. André Breton ne nie pas cette mort
qui est en la femme, mais il veut la dépasser :
[… ] la mort corporelle même, la destruction physique de l’œuvre n’est, en
l’occurrence, pas une fin. Le rayonnement subsiste, que dis-je, c’est toute la
statue, plus belle encore si possible, qui, en s’éveillant à l’impérissable sans
rien perdre de son apparence charnelle, fait sa substance d’un croisement
sublime de rayons 32.

Pourtant Mélusine supportait si mal d’avoir donné la mort en même


temps que la vie à ses enfants que lorsque l’un d’eux allait mourir, elle
faisait entendre son cri sur les hauteurs de Lusignan. raymondin l’a
accusée de leur avoir laissé ce défaut. C’est le reproche qui peut le plus
la toucher. Il est cause de sa disparition et de son premier cri. Ce cri ne
signale pas seulement la disparition de la fée serpente, il dissocie la femme
de la serpente, il abandonne Mélusine à cette seule condition animale. Le
cri de la fée est le cri de la fin de la fée.

La nouvelle Sibylle
En venant annoncer la mort de ses enfants, Mélusine est prophétesse.
C’est l’une des fonctions essentielles de la fée. Elle était déjà indiquée
par le mot utilisé par Virgile pour désigner Manto : fatidica. Diseuse du
lieu, elle était aussi la diseuse du fatum, dans une sorte de redoublement
du dire. Les Parques étaient des fées avant la lettre puisque, comme elles,
elles décidaient du destin des hommes à leur naissance. Isidore de séville
dans ses Etymologiae identifiait nettement les Parques et les Fata 33, et il
en est demeuré quelque chose dans ces « fées marraines » que le Moyen
Âge a multipliées avant que ne les retrouve un contemporain de nerval,
Baudelaire, pour l’un des poèmes en prose du Spleen de Paris, « Le Don
des fées ». Le substantif fée (fata), le verbe faer, l’adjectif faé gardant tous
un lien avec le concept de destin 34.
Cette acception nouvelle pourrait sembler de peu d’importance quand
on commente El Desdichado. Mais elle constitue un nouveau point de
convergence entre Manto, qui est fille de tirésias, et Mélusine, qui a aussi
le pouvoir de prédire l’avenir. Brian Juden a retenu cette justification

31. Piedra de sol, 253/177.


32. Arcane 17, p. 68.
33. Isidore de séville, Etymologiae, éd. W.-M. Lindsay, Oxford, 1911, VIII, 11, 92 et 93.
34. Voir le chapitre « Des êtres faés » dans le livre cité de L. Harf-Lancner, p. 59 et suiv.

121
Mythocritique

de la note du manuscrit Éluard et précisé que nerval avait pu lire dans


le livre de D. Monnier, Du Culte des esprits dans la Séquanie (1834), que
Mélusine avertissait par ses cris Lusignan et ses descendants de la mort
de l’un des leurs 35. Il est plus important encore de remarquer que dans
Le Roman de Mélusine de Jean d’Arras Mélusine vient rôder autour de
Lusignan aux approches de la mort de raymondin. ses fils reconnaissent
sa voix et se mettent à pleurer. Alors « elle s’inclina vers eux et poussa un
cri si terrible qu’il sembla à tous ceux qui l’entendirent que la forteresse
s’effondrait 36 ».
seules des analogies diffuses permettent d’aller de cet épisode à la
première partie d’Aurélia et d’y découvrir des traits mélusiniens. Dès
le chapitre 2, la femme aimée est porteuse d’une prophétie ambiguë qui
concerne sa mort ou celle du narrateur :
Un soir, vers minuit, je remontais un faubourg où se trouvait ma demeure,
lorsque, levant les yeux par hasard, je remarquai le numéro d’une maison
éclairé par un réverbère. Ce nombre était celui de mon âge. Aussitôt, en
baissant les yeux, je vis, devant moi une femme au teint blême. Je me dis :
« C’est sa mort ou la mienne qui m’est annoncée ! » Mais je ne sais pour-
quoi j’en restai à la dernière supposition, et je me frappai de cette idée, que
ce devait être le lendemain à la même heure (p. 757).

C’est lui qui pousse des « cris d’effroi » quand il voit dans son rêve la
Mélancolie de Dürer, qu’on pourrait définir comme une fée de la mort.
Le cri de la femme succède, je l’ai dit plus haut, à l’annonce de la mort
d’Aurélia dans le texte.
Le narrateur reste hanté par l’idée de sa propre mort. La seconde partie
d’Aurélia s’ouvre sur la disparition d’Eurydice, mais continue immédia-
tement par cette notation : « C’est moi maintenant qui dois mourir sans
espoir ! » (p. 788). Sainte quand elle fait un dernier effort pour le sauver
(p. 795), elle est fée quand elle vient l’avertir, comme le spectre vient
avertir Don Juan, qu’il reste peu de temps 37. Une femme chante près de
lui : il croit reconnaître dans sa voix la voix d’Aurélia, sur son visage les
traits d’Aurélia (p. 799-800). Mais cette voix vient sans doute encore lui
parler de sa mort future. Cette sollicitude continuelle est exprimée aussi
dans Artémis et elle est une justification du perpétuel retour de la même :

35. Voir Brian Juden, Traditions orphiques et tendances mystiques dans le romantisme rançais,
Klincksieck, 1971, p. 699 et la n. 209.
36. traduction citée, p. 281-282.
37. nouvelle image qui s’introduit dans le chapitre 3.

122
« Les cris de la fée »

Celle que j’aimai seul m’aime encor tendrement :


C’est la Mort — ou la Morte… Ô délice ! ô tourment !

On comprend dès lors la substitution progressive de Perséphone à


Mélusine dans Pierre de soleil, ce poème de Paz, placé sous le signe de
l’Artémis de nerval. De « fée marraine » devenue « fée amante » 38,
Mélusine vient faire humer à son élu l’odeur de sa future fumée. La chute
n’est plus celle de la fée-serpente au moment du premier cri, elle est celle
de raymondin, ou du poète, de sa naissance à l’heure de sa mort :
caigo sin fin desde mi nacimiento,
caigo en mi mismo sin tocar mi fondo,
je tombe sans fin depuis ma naissance,
je tombe en moi-même sans toucher mon fond 39.

Breton, dans Arcane 17, écarte les images de mort. Mélusine — Élisa,
sa nouvelle compagne — lui a plutôt permis de sortir de la « nuit du
tombeau », de « la […] grande ombre [qui] était en [lui] » 40. Ce qu’il
appelle « le second cri » de Mélusine est celui qui accompagne son retour,
sans que ce retour soit annonciateur d’une mort prochaine pour celui qui
en est le bénéficiaire. C’est pourquoi des images heureuses viennent en
suggérer la teneur : une « descente d’escarpolette dans un jardin où il n’y
a pas d’escarpolette », « l’ébat des jeunes caribous dans la clairière », « le
rêve de l’enfantement sans la douleur » 41. Je serais même tenté d’ajouter :
le rêve de l’enfantement sans la perspective de la mort de l’être futur.
Aurélia est une Eurydice deux fois perdue (p. 788), et même plusieurs
fois perdue. tout son passé finit par apparaître au narrateur comme la
longue descente aux enfers d’un nouvel Orphée (p. 824). Pour Breton
Mélusine est aussi « la femme perdue, celle qui chante dans l’imagina-
tion de l’homme, mais au bout de quelles épreuves pour elle, ce doit être
aussi la femme retrouvée 42 ». L’Étoile morte d’El Desdichado, l’étoile
perdue d’Aurélia est une « étoile retrouvée », « celle du grand matin »,
en fait « deux étoiles conjointes aux rayons alternés » : « Elle est faite de
l’unité même de ces deux mystères : l’amour appelé à renaître de la perte
de l’objet de l’amour et ne s’élevant qu’alors à sa pleine conscience, à

38. sur ces deux aspects de la fée voir le livre cité de Laurence Harf-Lancner, 1re partie, chap. 2.
39. Piedra de sol, 253/178.
40. Arcane 17, p. 74.
41. Ibid., p. 66.
42. Ibid., p. 60.

123
Mythocritique

sa totale dignité ; la liberté vouée à ne se bien connaître et à ne s’exalter


qu’au prix de sa privation même. » 43 Une fois encore, on peut prendre
Breton en flagrant délit d’allégorisme didactique, pour cet arcane 17 du
tarot qui est précisément l’Étoile. Mais il est clair qu’il veut donner une
fin heureuse à la traversée nervalienne des Enfers et aux cris de la fée
modulés sur la lyre d’Orphée.
Pierre de soleil s’achève aussi sur un retour, qui n’est autre qu’un recom-
mencement. Après une traversée du monde et du corps mélusinien qui a
été une traversée de sa mortalité jusqu’au don de soi à la pierre, Octavio
Paz retrouve le paysage initial :
un sauce de cristal, un chopa de agua,
un alto surtidor que el viento arquea,
un arbol bien plantado mas danzante,
un caminar de rio que se curva,
avanza, retrocede, da un rodeo
y llega siempre :
un saule de cristal, un peuplier d’eau,
un haut jet d’eau arqué par le vent,
un arbre bien planté quoique dansant,
un cheminement de rivière qui s’incurve,
avance, recule, vire
et arrive toujours 44.

Ainsi peut-être, au retour des Enfers, le héros d’outre-tombe retrouve-t-il


la sibylle qui l’a guidé, dans le paysage qu’il a laissé. Mélusine ou Manto
aura été cette nouvelle sibylle, comme elle aura été la nouvelle Eurydice,
comme elle aura été la fée ou la sainte. C’est la modulation de la lyre
d’Orphée qui passe de l’une à l’autre comme Orphée passa d’une rive à
l’autre de l’Achéron. Le poète lui-même a modulé, dans El Desdichado
comme dans Aurélia, sur des motifs mythiques si finement associés qu’ils
finissent par se superposer. Breton et Paz, se plaçant explicitement sous le
patronage de nerval et l’emblème de Mélusine, ont modulé à leur tour les
cris de la fée. Mais ils ont voulu passer du mineur au majeur, de la disparue
à la retrouvée, du premier cri à un second cri qui est devenu presque un
cri de triomphe, ou du moins d’espoir. El Desdichado en contenait la
possibilité dans ses derniers mots. Il fallait relever le défi, et la tour abolie.
43. Arcane 17, p. 118-119.
44. Piedra de sol, 254/179. C’est la reprise des dix premiers vers du poème, et Paz conserve
même les deux points comme ponctuation inale.

124
Le tombeau de sisyphe
Pour Jean-Pierre Richard

D’Ajaccio, je ne me rappelle guère que le cimetière et ses tombes presque


aussi hautes que des maisons. La Méditerranée invite sans doute à un tel
exhaussement de la mort. On peut aussi concevoir comme un refuge plus
sûr contre ses atteintes cette dernière demeure aux allures domestiques.
Le défunt veut avoir là sa famille, près de lui. Ou bien il vous attend, il est
prêt à vous accueillir en pratiquant l’antique hospitalité.
Le tombeau de sisyphe ne fut pas la plus haute maison d’un cimetière
corinthien. Je l’imagine superbe, tel un palais royal. On parlait de cette
sépulture célèbre comme d’une des merveilles du monde. Diodore de
sicile la mentionne encore, et strabon ne savait pas si c’était un temple
ou un palais : la demeure d’un roi, presque celle d’un dieu…
L’enflure est telle qu’on soupçonne vite, derrière ces grandes ruines en
marbre blanc de l’Acrocorinthe, une cruelle moquerie. sisyphe a été puni
deux fois, et les deux châtiments n’en font qu’un. Ulysse le voit, au-delà
de la nekuia, en proie à ses tourments infernaux : ses deux bras soutiennent
un rocher gigantesque qu’il cherche à pousser vers le sommet d’un tertre ;
mais quand il croit atteindre la crête, une force soudain fait retomber la
masse de pierre. On sait aussi, par theognis et par Eustathe, qu’au moment
de descendre dans l’Hadès sisyphe avait ordonné à Méropé, son épouse,
de laisser son cadavre sans sépulture. Il pensait ainsi se voir interdire le
passage de l’Achéron et pouvoir bénéficier d’une sorte de survie, fût-elle
celle d’une ombre errant aux frontières du jour et de la nuit. Or Méropé,
désireuse d’être définitivement libérée d’un maître tyrannique, fit procéder
à tous les rites funéraires et, pour plus de sécurité, elle donna au tombeau
des dimensions inhabituelles 1.
1. Voir sur ce point robert Graves, Greek Myths, London, Cassen & Co, 1958 ; trad. M. Hafez,
Les Mythes grecs, Fayard, 1967, p. 178-179 et la n. 7. Albert Camus, dans Le Mythe de Sisyphe

125
Mythocritique

sisyphe expiait-il ses infidélités, ses brigandages, l’indiscrétion qui


l’avait poussé à révéler au dieu-fleuve Asopos que sa fille Égine avait été
ravie par Zeus ? Le très-rusé s’est surtout entêté dans le refus de la mort.
Cette démesure, il l’avait déjà manifestée quand il avait fait construire
son palais sur les flancs de l’Acrocorinthe. Vers le haut de cette colline
escarpée et abrupte il avait fallu faire transporter comme par miracle des
blocs de marbre formidables. sisyphe le constructeur, sisyphe l’architecte,
sisyphe l’artiste lançait ainsi un défi titanesque aux dieux de l’Olympe.
Les dieux se vengèrent en l’obligeant à recommencer éternellement le
geste de l’esclave. sous prétexte de lui rendre hommage et de le magnifier,
sa femme tourna son orgueil en dérision : elle enferma ses restes dans un
tombeau grandiloquent.
L’activité du damné répète et prolonge celle du vivant. Il n’y a là rien
d’étonnant. Peut-être faut-il rechercher l’origine de cette représentation
de la mort dans une représentation mal comprise de la vie. sisyphe trans-
portant les blocs de maçonnerie a été vu comme un réprouvé roulant, au
fond du tartare, un rocher monstrueux. C’est l’hypothèse de salomon
reinach 2, qui fait surgir les mythes de la chambre aux images. Je suis
surtout frappé par le redoublement de l’écho moqueur : l’érection du
nouveau sisypheion sur les hauteurs de Corinthe, la mimèsis du réprouvé
dans les abysses.
La chambre aux images… Elle fut pour Baudelaire le salon de peinture
à travers lequel il s’était imposé de « chercher l’Imagination 3 ». Mais elle
est d’abord sa chambre intérieure, ce « bric-à-brac esthétique » où, comme
dans les tableaux qu’il lui fut donné de connaître, les représentations
mythologiques les plus conventionnelles voisinent avec les inventions
fulgurantes. À plusieurs reprises, dans Les Fleurs du Mal, il attrape une
image au vol, il l’arrête pour l’offrir au lecteur (« Imaginez Diane en
galant équipage ») 4, il la suspend dans le temps allongé d’une rêverie

(Gallimard, 1942, p. 164), utilise une tradition inverse qui remonte, semble-t-il, à un commen-
tateur de Pindare, Démétrius, à noël-le-Comte et au Dictionnaire de la fable de François noël
(Le normant, 1801, t. II, p. 569 : « sisyphe étant près de mourir ordonna à sa femme de jeter son
corps au milieu de la place, sans sépulture ; ce que la femme exécuta ponctuellement. sisyphe,
l’ayant appris dans les enfers, trouva fort mauvais que sa femme eût obéi si idèlement à un ordre
qu’il ne lui avait donné que pour éprouver son amour pour lui. »)
2. « sisyphe aux enfers et quelques autres damnés », article d’abord publié dans la Revue
archéologique, 1903, I, p. 154-200, puis repris dans Cultes, mythes et religions, t. II, Ernest Leroux,
1928, p. 159-205.
3. Salon de 1859, dans Œuvres complètes, éd. Claude Pichois, t. II, Gallimard, coll. « Bibliothèque
de la Pléiade », 1976, p. 681.
4. Sisina pièce LIX dans l’édition de 1861 des Fleurs du Mal, dans Œuvres complètes, t. I, 1975, p. 60.

126
Le tombeau de sisyphe

qui veut être, au sens fort du mot, une pensée (« Andromaque, je pense
à vous ! 5 »). Le Guignon 6 commence aussi par un envoi, à peine retardé :
Pour soulever un poids lourd,
sisyphe, il faudrait ton courage !

Je n’entends pas ici envoi dans son sens technique, comme Baudelaire
quand il utilise ce titre pour le chapitre final du Salon de 1859. Même si
elle vient au terme d’une rumination intime et silencieuse, l’apostrophe
au prince sisyphe ne relance pas je ne sais quelle ballade absente. C’est
plutôt un coup d’envoi, dans un jeu qui n’est autre que le jeu de la
mythologie. Le poète lance un nom. Venu du savoir scolaire, ce nom
conserve quelque chose de magique ; il y entre un peu de la magie de
l’enfance. Le poète en attend un écho. L’écho du nom mythologique
en lui est ce qu’il appelle « allégorie ». Ce nom de l’autre ouvre la
possibilité de parler de moi.
triste possibilité, à dire vrai, triste parole. Même si la comparaison
reste implicite, elle tourne au désavantage du poète. L’exclamation est un
soupir d’infériorité. sisyphe se trouve pourvu de qualités athlétiques (j’ai
lu dans une revue humoristique bulgare la plaisante histoire de sisyphe
devenu le moderne champion du « rouler de la pierre », ce nouveau
sport 7). Il acquiert une vertu héroïque, le courage, dont je ne trouve pas
l’équivalent dans sa geste ; sur terre, sa qualité principale fut l’astuce (c’est
le vafer Sisyphus d’Horace) ; dans l’Hadès, il obéit à la contrainte. Le héros
tente de dépasser les limites de sa condition, ou du moins d’aller au bout
de l’humain. Le sisyphe d’Homère reste au contraire enfermé dans une
tâche absurde qu’il n’a pas voulue et qu’il n’affronte même pas avec le clair
regard de Prométhée le Patient. sans doute est-on obligé de reconnaître en
lui une force dont Achille, interrogé par Ulysse, se plaint d’être dépouillé,
comme tous les morts, ce « peuple éteint », ces « humains épuisés » 8. Mais
cette force n’appartient pas à sisyphe. Les dieux la lui prêtent, ils la font
passer dans son apparence de corps comme ils font passer dans les yeux
de tantale, où ils rallument un désir, le nectar et l’ambroisie. Conférée à

5. Le Cygne, pièce LXXXIX de l’édition de 1861, p. 85.


6. Pièce XI dans les éditions de 1857 et de 1861. Le poème a été publié pour la première fois
dans La Revue des Deux Mondes le 1er juin 1855.
7. Vitaute Zilinskaite, Sisyphe et le sport (traduit du russe), dans À propos, soia, Éd. de la
Maison de l’humour et de la satire de Gabrovo, Jusautor, 1983, p. 12-15.
8. Odyssée, XI, v. 471, 496.

127
Mythocritique

titre exceptionnel, elle est l’instrument même du châtiment, et elle n’est


pas différente dans son essence de la krataïs qui fait retomber le rocher 9.
Le poète est soumis, lui aussi, à la volonté mauvaise d’une divinité, qui
n’est désignée que comme le guignon guignonant, le génie malfaisant
des contes d’enfant. Mais il ne bénéficie pas de ce supplément d’énergie
qui lui permettrait d’y répondre. n’est pas sisyphe qui veut. Les deux
premiers vers sont un aveu d’impuissance. réduit à la simple mesure de
l’homme, l’artiste sent retomber toute velléité de création, tout élan de
ferveur qui eût pu lui tenir lieu de courage. La strophe paraît décevante.
Mais elle veut exprimer une déception et une amère prise de conscience. Le
guignon poursuit celui qui joue au jeu de la mythologie. Malgré l’impul-
sion donnée par le rythme allègre du vers, malgré l’invocation lancée vers
l’ancien roi d’Ephyra, tout retombe dans la banalité : le substitut débile
du « courage héroïque » n’est que le « cœur à l’ouvrage » de l’honnête
artisan ; l’expression personnelle s’efface devant la neutralité du « on »
et devant le rappel d’un aphorisme d’Hippocrate, devenu simple adage
de la sagesse commune :
Bien qu’on ait du cœur à l’ouvrage,
L’Art est long et le temps est court.

Je suis moins sensible à une continuité antique, dans ce premier qua-


train, qu’à un affaissement inéluctable, voulu par ce qui n’est même pas
une Moire ou un Destin, mais un simple guignon. L’octosyllabe, d’abord
fortement frappé, puis dérangé par un contre-rejet qui permet de mettre en
valeur le nom de sisyphe, comme sur une épitaphe, peut sembler s’affaiblir
en une prose au rythme monotone et quelconque.
si je dis : « Je m’en vais, et j’en ai assez », ou bien : « Je suis vieux, et
j’ai passé l’âge », je fais peut-être des vers sans le savoir, mais ma prose
versifiée n’est, comme le dit l’écrit rimbaud, qu’« avachissement » 10
Aspiration au grand œuvre, retombée dans la prose, ces deux temps
successifs correspondent à l’élévation et au spleen. L’éternel retour du
rocher de sisyphe peut devenir l’allégorie d’une exaltation déçue, thème
majeur de ce qu’on était tenté d’appeler un cycle, « spleen et Idéal ». Mais
l’erreur serait de passer insensiblement de l’allégorie en attente, de l’écho
à un système allégorique où le symbole, isolé de la forêt, deviendrait le voile
d’une seule réalité. Baudelaire ne réserve pas la traduction, il la disperse

9. Ibid., v. 596-597.
10. Lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871.

128
Le tombeau de sisyphe

dans la rose des possibles. Car quel est-il, ce « poids si lourd » ? Quel est,
pour le poète des Fleurs du Mal, l’analogue du rocher de sisyphe ? L’œuvre,
ou l’« ouvrage », que le temps trop court dévolu à l’artiste ne lui permet
pas de porter à son point de perfection. Ce sens trop attendu était celui
que prenait l’aphorisme d’Hippocrate dans le poème de Longfellow, A
Psalm of Life 11. Je m’obstine à voir dans ce poème un relais plus qu’une
source. Baudelaire redécouvre en sisyphe l’architecte oublié, l’« artiste
inconnu 12 ».
J’imagine l’ennemi de thésée, le roi brigand de grands chemins, comme
éclatant de vigueur et de vie. On dit qu’il voulut enchaîner la mort. C’est la
preuve, il est vrai, que cette pensée le tourmentait. Et puis ce constructeur
de palais, ce fondateur de villes était un artiste qui put trouver, lui aussi,
le temps trop court pour l’achèvement de son œuvre. Il laissa à d’autres
le soin de lui construire un tombeau.
La première image qui s’impose reste pourtant celle du réprouvé. Elle
est commune à tous les poètes 13. Certains la fixent : je pense à Ovide, qui
immobilise et la pierre et le geste de sisyphe, l’un et l’autre retenus sous
le charme du chant d’Orphée 14. Certains au contraire la transposent :
Lucrèce, niant l’existence du tartare, voit en sisyphe l’homme politique,
que nous avons sous les yeux, et qui s’acharne à briguer auprès du peuple
les faisceaux et les haches redoutables, avant de devoir se retirer vaincu
et plein d’affliction 15.
« sisyphe existe dans la vie » : Baudelaire pourrait reprendre à son
compte la formule de De Natura rerum. L’allégorie ne vaut plus alors
seulement pour l’artiste. Edgar Poe l’utilisait pour le criminel 16. Mais
pour Baudelaire il n’est peut-être pas de pire crime, pas de pire châtiment

11. Le poème fait partie des Voices of the Night (1839). Baudelaire avait inscrit quatre vers de ce
poème, dont le premier est Art is long, and time is leeting, au-dessus d’un portrait d’Auguste
Blanqui. Il l’avait placé aussi en épigraphe à sa traduction du Cœur révélateur d’Edgar Poe.
sur cet emprunt voir l’édition citée p. 859-860 et l’article de Paul Bénichou, « À propos du
Guignon. note sur le travail poétique chez Baudelaire », dans le no III des Études baudelairiennes,
neuchâtel, À la Baconnière, p. 232-240.
12. L’Artiste inconnu fut le premier titre du poème, celui du manuscrit envoyé à héophile Gautier
pour La Revue de Paris entre septembre 1851 et le début de janvier 1852 (voir l’éd. cit., p. 859).
13. François noël, Dictionnaire de la fable, loc. cit. : « Les poètes unanimement le mettent
dans les enfers, et le condamnent à un supplice particulier, qui est de rouler incessamment une
grosse roche au haut d’une montagne, d’où elle retombait aussitôt par son propre poids. »
14. Métamorphoses, X, 44 […] inque tuo sedisti, Sisyphe, saxo.
15. Lucrèce, De Natura Deorum, III, v. 995 et suiv.
16. L’Homme des foules : « Quelquefois, hélas ! la conscience humaine supporte un fardeau
d’une si lourde horreur, qu’elle ne peut s’en décharger dans le tombeau. Ainsi l’essence du crime
reste inexpliquée » (trad. Baudelaire, Nouvelles histoires extraordinaires, Garnier, 1961, p. 61).

129
Mythocritique

que d’exister. Le « poids si lourd » est aussi celui du « ciel bas et lourd »
qui « pèse comme un couvercle » 17. L’emmuré de Spleen connaît dès
cette terre le « jour noir » de l’Enfer, le « cachot humide » du sépulcre,
la menace des araignées tisseuses d’un autre linceul 18. Les Anciens ont
pu placer la destinée du mort dans le prolongement de sa vie terrestre et
imaginer le châtiment du réprouvé comme la répétition de ce qui fut son
acte essentiel. Friedrich Dürrenmatt, à propos de sisyphe, rêvait encore
récemment sur cette équivalence 19. Baudelaire considérerait plutôt la vie
comme une anticipation de la mort, comme une damnation dès ici-bas.
Le rocher de sisyphe devient alors ce couvercle du tombeau de l’existence
que le prétendu vivant cherche désespérément à soulever. Le ciel même
étouffe comme un « mur de caveau 20 ». L’image revient chez rimbaud,
dans Une saison en enfer, autre anticipation terrifiante de la mort 21. Elle
s’exaspère dans Fin de partie, de samuel Beckett, où nell et nagg émergent
à grand peine de leur poubelle. Le moderne sisyphe est un enterré vif.
Le temps est d’autant plus court qu’il est rongé par la pensée de la mort,
de cette mort qui est déjà là. Le vers de Longfellow transposé à la fin du
premier quatrain du Guignon conduit à une paraphrase placée pourtant,
dans le second, à l’ombre du cimetière de campagne de thomas Gray :
Vers un cimetière isolé,
Mon cœur, comme un tambour voilé,
Va battant des marches funèbres 22.

On serait tenté de dire, là encore : travail d’artisan plus que d’artiste, chute
dans cette forme inférieure de la littérature, le centon. Mais la comparaison
fait apparaître le soin avec lequel toute trace d’héroïsme a été effacée 23.

17. Spleen, poème LXXVIII de l’édition de 1861, p. 74.


18. Ibid., v. 11-12 et cf. Sépulture (LXX), p. 69.
19. Die Stadt, rühe Prosa, Zürich, Verlags-AG Die Arche, 1952 ; trad. Walter Weideli, La Ville
et autres proses, Albin Michel, 1974 ; rééd. L’Âge d’Homme, coll. « Poche suisse », 1981, p. 48 :
le narrateur est « embarqu(é) dans une obscure et bizarre discussion au sujet de sisyphe » et
son interlocuteur évoque « non sans sarcasmes, l’ironie inhérente, d’après lui, aux châtiments
éternels, ceux-ci ne faisant que parodier les fautes du damné, d’où un redoublement efroyable
de ses tourments ».
20. Le Couvercle, poème LXXXVII de l’édition de 1868, p. 141.
21. Mauvais sang : « La vie dure, l’abrutissement simple, soulever, le poing desséché, le cou-
vercle du cercueil, s’asseoir, s’étoufer. »
22. Avec quelques fautes de transcription, Baudelaire a noté ces vers de Longfellow dont il
s’inspire : And our hearts, though strong and brave, / As muled drums are beating / Funeral
marches to the grave. sur l’autre emprunt, fait à l’Elegy Written in a Country Churchyard de
homas Gray (1751) voir l’éd. cit. p. 859-860 et l’article cité de Paul Bénichou.
23. suppression de though strong and brave.

130
Le tombeau de sisyphe

L’expression poétique se resserre sur une vision qui reparaît dans Spleen
(LXXVIII) : le cortège multiplié en « longs corbillards » ou en « marches
funèbres ». La célèbre Marche funèbre jouée aux obsèques de Chopin en
1849 commence dans un pianissimo sourd et, avant de devenir, hélas, la
proie des fanfares et des pompes, elle fut un moment dans une grande
rêverie de l’artiste sur la mort, sur sa mort, la sonate pour piano op. 35.
Dans Le Guignon le convoi accompagne le poète lui-même à sa dernière
demeure. Bien plus, ou bien pire, il se confond avec les battements de son
propre cœur. L’organe qui en nous bat le temps devient l’instrument qui
bat la mort.
À l’ombre des cyprès et dans les urnes
Consolées de pleurs, peut-il être moins dur
Le sommeil de la mort ? 24

À la question que posait Foscolo au début des Tombeaux une réponse


s’esquisse dans Les Fleurs du Mal : rien n’est pire que le tombeau de
l’existence. Le Mort joyeux est tout prêt à l’échanger pour gagner la fosse
profonde 25, le refuge des inconnus. Cette tombe anonyme, ou la tombe
modeste du « cimetière isolé » s’opposent au tombeau de sisyphe. La
référence mythologique, explicite puis implicite, assure l’unité des deux
quatrains. On passe d’un châtiment à l’autre, du « rouler de la pierre »
au tombeau-palais. Mais la sépulture célèbre est délibérément écartée. La
différence va s’accentuant entre sisyphe et l’artiste inconnu. Leurs destins
s’éloignent : le nom de l’un a été gravé en lettres d’or sur le sisypheion,
celui de l’autre s’efface sur une humble pierre ou dans la confusion de
la fosse commune. Mais quelle est la véritable supériorité ? Grandiose, le
tombeau de sisyphe fut un monument d’ironie. Obscur, celui de l’artiste
inconnu est peut-être la chance d’une parfaite floraison.

Le tiret ajouté par Baudelaire au début du premier tercet rend plus aigu
le problème de l’unité du poème. Marque-t-il une rupture ou au contraire
une continuité plus grande ? La première personne rentre dans le silence.
L’ordre syntaxique est renversé. On entre dans un air plus raréfié, et l’on
comprend que Jean-Pierre richard, délaissant les huit premiers vers, ait

24. All’ombra de’cipressi e dentro l’urne / Conforta te di pianto è for se il sonno / Della morte
men duro ? Dei Sepolcri a été publié à Brescia en 1807. Je cite l’édition bilingue de Michel Orcel,
Dei Sepolcri ed aitre poesie / Les Tombeaux et autres poèmes, rome, coll. « Villa Médicis »,
1982, p. 68-69.
25. Le Mort joyeux, poème LXXII de l’édition de 1861, p. 70.

131
Mythocritique

choisi les six derniers, les « vers magiques » du Guignon pour nous faire
pénétrer directement dans la profondeur de Baudelaire 26.
Cette profondeur est encore celle de la tombe. Des Inferi où l’on ima-
gine sisyphe souffrant, des sépultures célèbres ou modestes, on passe sans
solution de continuité à une situation d’ensevelissement, à des « solitudes
profondes » comme l’abîme. Cet abîme est même ignoré, insondable. Il
ne sera troublé ni par les fossoyeurs de Hamlet ni par l’indiscrétion des
savants :
Maint joyau dort enseveli
Dans les ténèbres et l’oubli,
Bien loin des pioches et des sondes ;

On pourrait entendre dans ces vers une protestation, comme si le lecteur


devait être pris à témoin de l’injustice faite au chef-d’œuvre inconnu. Mais
la pierre de sisyphe, la pierre du tombeau ont fait place à la pierre précieuse
parfaite dans sa virginité. Dans l’Âge d’or d’une création recommencée, les
pierres précieuses se cachent, ou s’enfouissent 27. Et c’est Arthur rimbaud
qui l’a suggéré : l’éternité se conquiert « loin des humains suffrages 28 »
auxquels fait encore appel la vanité du sisypheion.
Il m’a toujours semblé que, pour bien lire Le Guignon, pour assurer à ce
poème une unité que Baudelaire a laissée ad libitum, il fallait, au cours même
de la lecture, revenir en arrière : des « sépultures célèbres » vers sisyphe,
du tombeau vers le « poids si lourd », des tercets vers le vers 4 (et donc,
curieusement, de Gray vers Longfellow, mais ces vers leur appartiennent
si peu !). L’apparente banalité de l’aphorisme d’Hippocrate s’enrichit
en effet d’une polysémie inattendue, et c’est en un autre sens (son sens
premier, peut-être) qu’il faut désormais l’envisager. Le temps dévolu à
l’artiste pour accomplir son œuvre est court, mais son art lui survit. On
sait comment cet autre lieu commun a été repris en mainte variation dans
L’Art par le « poète impeccable », le « très cher et très vénéré maître et
ami », théophile Gautier.
Pour l’artiste jusqu’alors inconnu, le temps viendra peut-être où l’on
saura respirer le parfum de son œuvre. Proust le rappellera dans À l’ombre
des jeunes filles en fleurs à propos de la sonate de Vinteuil : il faut des
années, des siècles parfois pour que le public puisse aimer un chef-d’œuvre

26. « Profondeur de Baudelaire », dans Poésie et profondeur, Éd. du seuil, 1955, p. 93.
27. Après le déluge, dans les Illuminations.
28. L’ Éternité dans les Fêtes de la patience.

132
Le tombeau de sisyphe

vraiment nouveau. « Aussi l’homme de génie pour s’épargner les mécon-


naissances de la foule se dit peut-être que, les contemporains manquant
du recul nécessaire, les œuvres écrites pour la postérité ne devraient être
lues que par elle, comme certaines peintures qu’on juge mal de trop
près. 29 » Méconnu, solitaire, incompris, le chef-d’œuvre est d’autant plus
assuré de sa valeur. Mais Baudelaire n’utilise pas le futur dans les tercets
du Guignon. Il médite sur une situation présente, la sienne, et en même
temps sur une situation éternelle, qui est celle de la beauté inviolée. Dès
lors le retournement est possible : la situation de solitude et d’abandon
peut devenir une grâce.
L’analyse de Jean-Pierre richard est décisive sur ce point, et elle se
place d’emblée au-delà des traditionnelles équivalences proposées par la
critique baudelairienne. Baudelaire est « lui-même ce bijou endormi » prêt
à devenir fleur 30. Je ne suis pas sûr que la parataxe implique nécessairement
la consécution, et je me contente de deux images isolées dont chacune
représente une perfection : la virginité de la pierre précieuse non travaillée,
l’exhalaison pure du parfum de la fleur que nul ne viendra respirer. Mais
il est vrai qu’à mesure que se déroule le poème, le danger de pétrification
est écarté : la pierre cède la place à la pierrerie, le joyau à la fleur, fleur de
solitude qui est moins la fleur d’un tombeau que, déjà, une fleur du mal.
Mainte fleur épanche à regret
son parfum doux comme un secret
Dans les solitudes profondes.

sisyphe reste muet dans la tradition antique. La sueur qui ruisselle sur
son front lui tient lieu de parole. La seule nuance un peu plaintive du
poème de Baudelaire est le mot regret, et surtout dans la version définitive,
où il est déplacé de la comparaison vers une position adverbiale qui le met
en relief 31. Jean-Pierre richard, commentant cette modification et cette
liberté prise avec le modèle anglais — les vers de thomas Gray —, découvre
dans Le Guignon un supplément d’être, et même un aveu d’être. « Dans
la version définitive, écrit-il, le regret ne se contente plus d’apporter un
simple écho sentimental à la douceur proprement physique du parfum :
il appartient désormais au mouvement de ce parfum, il constitue la loi de

29. À la recherche du temps perdu, éd. Pierre Clarac et André Ferré, Gallimard, coll. « Bibliothèque
de la Pléiade », 1963, t. I, p. 531.
30. Poésie et profondeur, p. 93.
31. Leçon du manuscrit : Mainte leur épanche en secret / son parfum doux comme un
regret (éd. cit., p. 861).

133
Mythocritique

son épanchement, il en qualifie l’élan retenu, la discrétion métaphysique.


Et le secret en même temps s’intériorise, cessant de signifier le vide concret
d’une solitude pour installer au cœur de la douceur elle-même le mystère
d’une présence nouvelle, et sans doute impénétrable 32. »
sisyphe s’est effacé. L’évocation s’est substituée à l’invocation. Mais
l’allégorie continue. Le joyau ignoré, la fleur solitaire (comment ne pas
penser à celles de schumann dans les Waldszenen, op. 82 ?) sont de pos-
sibles représentations du poète, de l’artiste inconnu. La pierre précieuse
s’enfouit, la fleur s’ouvre, ne peut pas s’empêcher de s’ouvrir : rimbaud
retrouvera ce double mouvement dans Après le Déluge. La beauté pure se
replie sur elle-même, et pourtant elle rayonne de son éclat, même si nul
ne sait en profiter. Le secret que la fleur confie à la terre n’est pas celui
de Midas. Mais il est peut-être celui de la mortalité, et de la splendeur de
l’éphémère. Il n’est pas besoin, pour le révéler, de scène ni de monument.
Le dernier mot du poème intitulé Le Guignon suggère bien que le lieu de
la poésie est la profondeur.
Il faut, après cela, relire les vers de thomas Gray :
Full many a gem of purest ray serene
The dark unfathomed caves of Ocean bare.
Full many a flower is born to blush unseen
And waste its sweetness on the desert air 33.

La répétition incantatoire, plus lourde chez le poète anglais, est le seul trait
stylistique commun : l’octosyllabe baudelairien s’évade de cette masse
de mots ; cette fois, il échappe au poids. La profondeur n’est plus celle
de l’Océan, mais de la terre, et c’est vers la terre encore que s’épanche le
parfum de la fleur au lieu de se dissiper, inutile, dans l’air. Comme il paraît
loin, maintenant, le prétendu modèle ! La véritable fidélité de Baudelaire
est le regressus ad inferos. non le tartare, ni même le vide du tombeau : une
rêverie du refuge souterrain, une rêverie de l’intimité qui donne tout son
prix à ce guignon devenu bénédiction, la situation de l’artiste inconnu.
Les quatre vers de thomas Gray, Baudelaire les a aussi placés en épi-
graphe à La Plainte d’un Icare dans Le Boulevard du 28 décembre 1862 34.
Même s’il est un peu mâtiné d’Ixion, cet Icare éperdu d’espace, ivre de
soleil, peut apparaître comme un anti-sisyphe. Il est la figure de l’élévation,

32. Poésie et profondeur, p. 94.


33. Maint joyau de l’éclat le plus sereinement pur, / reste enfoui dans les sombres cavernes
inexplorées de l’Océan / Mainte leur est née pour s’épanouir sans être vue / Et dissiper son
parfum dans l’espace vide.
34. Devenu Les Plaintes d’un Icare, pièce CIII de l’édition de 1868.

134
Le tombeau de sisyphe

non celle de la retombée dans l’activité tâcheronne 35 ou dans le spleen.


Il ne se contente pas du chant de l’ombre, mais s’élance dans la quête de
la splendeur solaire. Pour lui comme pour celui qui fut peut-être le plus
icarien des poètes, Vicente Huidobro, « le poète chante l’espace-corps
et l’esprit-temps 36 ».
Jean-Pierre richard a évité de confondre avec Icare le nageur spirituel
d’Élévation : « Il sillonne “l’immensité profonde”, mais il se sent par
elle accepté, soutenu ; il la parcourt horizontalement, en vol plané ; il
peut même baisser la tête et jeter les yeux sur cette terre dont son envol
ne l’a pas détaché, dont au contraire et paradoxalement son élévation le
rapproche 37. » Mais Icare est promis à la chute, son aile se casse, comme
« brûl[ée] par l’amour du beau 38 ».
Icare, dit-on, donna son nom à la mer Icarienne où chut « ce jeune
audacieux 39 ». L’Icare de Baudelaire n’a pas cette consolation :
Je n’aurai pas l’honneur sublime
De donner mon nom à l’abîme
Qui me servira de tombeau.

Mais en avait-il l’ambition, et est-ce vraiment un regret ? Le nouvel Icare,


comme le nouveau sisyphe, peut se contenter d’une tombe anonyme,
renoncer aux fastes vains du sisypheion. Le Guignon aurait pu être, et n’est
pas Les Plaintes d’un Sisyphe. Albert Camus nous a invités à « imaginer
sisyphe heureux ». Jean-Pierre richard, à son tour, nous a proposé un
« Baudelaire heureux » 40.

35. Victor Hugo, dans la préface des Odes et Ballades, comparait rhéteurs et pédagogues à
de pauvres sisyphes essoulés.
36. Altazor o el viaje en paracaidas (poema), Madrid, Compania Iberoamericana de publicaciones
sA, 1929 ; et dans Manifestes, Altazor, Gérard de Cortanze, 1976, p. 32.
37. Poésie et profondeur, p. 117-118.
38. Les Plaintes d’un Icare, éd. cit., p. 143.
39. Philippe Desportes, sonnet liminaire des Amours d’Hippolyte (1573).
40. Poésie et profondeur, p. 95 ; et cf. Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, p. 168.

135
À propos d’Orphée et de l’idylle
Victor Hugo et la littérature allemande

Dans la seconde édition de La Légende des siècles, en 1877, Victor Hugo


a introduit les vingt-trois poèmes du Groupe des Idylles. Ce groupe
constituera la section XXXVI du recueil dans sa version définitive de
1883. « Orphée », « salomon », « Archiloque », « Aristophane »,
« Asclépiade », « théocrite », « Bion », « Moschus », « Virgile »,
« Catulle », « Longus », « Dante », « Pétrarque », « ronsard »,
« shakespeare », « racan », « segrais », « Voltaire », « Chaulieu »,
« Diderot », « Beaumarchais », « André Chénier », « L’Idylle du vieil-
lard » : il suffit d’énumérer tous ces titres pour constater que d’autres
hommages possibles et souvent plus attendus en sont absents : à Gessner,
à Voss, à Maler Müller, et même au Goethe de Hermann und Dorothea
et du second livre des Élégies romaines. Cette lacune mérite de retenir
l’attention et permet de réfléchir, non seulement sur un aspect peu connu
de la création hugolienne, mais aussi sur sa relation, qui est bien souvent
une relation absente, avec la littérature allemande.
Mme de staël posait déjà la question dans la seconde partie de son
livre De l’Allemagne : « Pourquoi les Français ne rendent-ils pas justice
à la littérature allemande ? » Et à cette question elle répondait elle-même
d’une manière fort simple en disant « que très peu de personnes en France
savent l’allemand, et que les beautés de cette langue, surtout en poésie,
ne peuvent pas être traduites en français ». Mme de staël accorde une
place réduite aux auteurs d’idylles. Elle situe Gessner « parmi les écrivains
formés par l’école anglaise », même si elle reconnaît que paradoxalement
on le goûte en France plus même qu’en Allemagne (II, 5). Elle consacre
un développement à la Louise de Johann Heinrich Voss, dont elle fait
une longue citation (la bénédiction nuptiale du pasteur quand il marie

137
Mythocritique

sa fille). Elle donne même son avis sur Hermann et Dorothée, qu’elle tire
du côté de l’épopée plus que du côté de l’idylle (II, 12). Mais la conjonc-
tion est d’autant plus intéressante qu’on la retrouve avec l’insertion
du Groupe des Idylles dans les « petites épopées » de La Légende des
siècles. C’est là peut-être que peut exister, en profondeur, en secret, une
influence véritable.

À propos du genre de l’idylle


Il faut commencer par définir le terme, et pour cela recourir à ce contem-
porain exact du Groupe des Idylles, le Dictionnaire de Littré. sa définition
est intéressante à plus d’un titre. Elle nous donne d’abord une image de ce
qu’est devenue l’idylle dans l’acception étroite ou, si l’on veut, classique :
« petit poème dont le sujet est ordinairement pastoral ou relatif à des
objets champêtres, et qui tient de l’églogue ». Mais elle propose ensuite
une première extension, qui tient compte de l’idylle allemande : « Il se
dit de petites pièces en prose de même genre. Les idylles de Gessner. »
Enfin, elle tient compte d’une autre extension, le genre proprement dit
disparaissant au profit d’un décor, d’une thématique ou d’un ton : « Il
se dit même des romans. La Mare au diable, La Petite Fadette sont de
charmantes idylles. »
À propos de l’acception étroite, il convient d’observer qu’elle est
devenue telle. À l’origine to eidullion n’est que le diminutif de eidos :
la forme, donc la petite forme. si l’on conçoit cette forme comme une
représentation, l’idylle peut être considérée comme un petit tableau :
c’est une autre équivalence que propose Littré à la fin de sa rubrique
« églogue », quand il distingue par là l’idylle, plus statique, et l’églogue,
qui « veut plus d’action et de mouvement ». Mais il reconnaît que cette
distinction est légère. Boileau lui-même ne la fait pas (L’Art poétique,
II, 35), et Victor Hugo ne la fait pas davantage : l’idylle IX, « Virgile »,
s’achève sur ces vers :
Je veux qu’un divin songe y soit couché dans l’herbe,
Et que l’homme et la femme, ayant mon âme entre eux,
s’ils entrent dans l’églogue en sortent amoureux.

On peut concevoir cette eidos comme une forme poétique, et l’eidullion


comme une « forme fugitive ». C’est, comme l’indique le Dictionnaire de
Bailly, le sens que donnaient au terme les grammairiens alexandrins. Cette
définition convient aux idylles de Hugo, parce qu’elles sont brèves (de 16 à

138
À propos d’Orphée et de l’idylle

94 vers), mais aussi parce qu’elles ont souvent quelque chose d’évanescent,
soit qu’elles s’achèvent sur une question (« Moschus », « shakespeare »),
soit qu’elles nous laissent sur une énigme (« Orphée »), sur un mystère
(« Dante », « André Chénier »), sur l’image d’un envol (« Le Baiser
envolé », dans « Longus » ; les oiseaux, mot final de « salomon », de
« racan », de « L’Idylle du vieillard »), ou sur l’instrument de musique
évanescent entre tous, la flûte :
Parce que le ciel gronde, est-il donc en marchant
Défendu de rêver, et d’écouter le chant
D’une flûte entre deux tonnerres ? (« Moschus » ).

La flûte, « syrinx », est le titre et le sujet de la plus curieuse des Idylles


de théocrite, un calligramme déjà, dont les vers de plus en plus brefs
dessinent les tuyaux décroissants de la flûte de Pan et restent suspendus
sur un trisyllabe « nêleustô » — invisible comme la flûte évoquée dans un
poème sans titre des Contemplations, un parfait eidullion déjà :
Viens ! — une flûte invisible
soupire dans les vergers —
La chanson la plus paisible
Est la chanson des bergers.
Le vent ride, sous l’yeuse,
Le sombre miroir des eaux.
La chanson la plus joyeuse
Est la chanson des oiseaux.
Que nul soin ne te tourmente.
Aimons-nous ! aimons toujours !
La chanson la plus charmante
Est la chanson des amours (II, 13).

toutes les Idylles de théocrite n’étaient pas aussi brèves que « syrinx »
ou que cette exquise pièce de Hugo. Elles ne restent pas confinées, comme
pourrait le laisser penser l’idylle que Victor Hugo dédie au poète alexandrin,
dans « la mousse », « la prairie », « la géorgique ». Les idylles rustiques,
répertoriées par le grammairien suidas comme boucolika épê, ne sont pas
les seules. Mais l’usage s’est établi de mettre l’idylle aux champs.
L’idylle « classique », c’est la « bergère » que décrit Boileau au début
du Livre II de L’Art poétique. Mais c’est une bergère « élégante » (l’épi-
thète devient pour Boileau une épithète de nature ou, si l’on préfère, de
genre, quand il parle de l’« élégante idylle »). Après Boileau, Fontenelle,

139
Mythocritique

ajoutant à ses propres Poésies pastorales un Discours sur la nature de l’églogue,


a critiqué les détails matériels qu’on pouvait trouver dans les Idylles de
théocrite ou les Bucoliques de Virgile :
Entendre parler de brebis et de chèvres, des soins qu’il faut prendre de ces
animaux, cela n’a rien par soi-même qui puisse plaire ; ce qui plaît, c’est
l’idée de tranquillité attachée à la vie de ceux qui prennent soin des brebis
et des chèvres.

L’idylle veut des bergers, mais ce sont des bergers d’Arcadie.


Jean Paul, dans les pages qu’il consacre à l’idylle pour son Cours
préparatoire d’esthétique, condamne le « sucre superfin des idylles de
Fontenelle », mais il met dans le même panier (qu’on me permette
cette autre image bucolique !) le « bon sucre de lait frais des alpages »
de Gessner 1. Pourtant l’idylle de langue allemande, au xviiie siècle, celle
des poètes qui se situent dans la mouvance de Klopstock, naît d’une
réaction contre cette conception trop raffinée des Français. « La théorie
de l’idylle, on le sait, était comme immobilisée par les vues de Fontenelle
et de ses partisans, quand apparurent ces compositions assez imprévues »,
écrit Fernand Baldensperger 2 pour saluer une manière d’événement
dans la publication des Idyllen (1756) de salomon Gessner, cet écrivain
suisse qu’on a appelé de son vivant même « Der Deutsche theocrit 3 ».
Événement redoublé et considérablement amplifié en 1762 par la parution
à Lyon, en deux éditions parallèles, des Idylles et poèmes champêtres dans
la traduction de Michel Huber. L’intention en est moins esthétique que
moralisante, et cette tendance est plus sensible encore dans les Nouvelles
Idylles de 1762. Elle suscite l’approbation de Jean-Jacques rousseau, qui
voit dans les vertueux bergers mis en scène par Gessner l’homme dans son
innocence de l’état de nature. Que l’idylle s’embourgeoise, chez Voss ou
chez Goethe, dans Louise (1784) ou dans Hermann et Dorothée (1797),
que l’œuvre prenne des dimensions inaccoutumées, peu importe : c’est
bien l’esprit de Gessner et la sentimentalité à la mode qui animent ces

1. Vorschule zur Aesthetik (1804), volume V des Werke, München, Hanser Verlag, 1963 ; trad.
franç. par Anne-Marie Lang et Jean-Luc nancy, Cours préparatoire d’esthétique, Lausanne, L’Âge
d’Homme, 1979, II, 12, § 73, p. 246. Il est à noter que le Hugo des idylles aurait pu connaître cet
ouvrage, puisqu’il avait été traduit par Alexandre Büchner et Léon Dumont et publié à Paris,
chez Auguste Durand, en 1862.
2. « L’épisode de Gessner dans la littérature européenne », dans Salomon Gessner 1730-1930,
Gedenkbuch zum 200. Geburtstag, Zürich, Verlag Lesezirkel Hottingen, 1930, p. 86.
3. Emil Ermatinger, « salomon Gessner, der Mensch und der Dichter », ibid., p. 27.

140
À propos d’Orphée et de l’idylle

œuvres, elles veulent illustrer ce que schiller appelait « une nature purifiée
et portée à sa plus haute dignité morale ».
Cet idéalisme de l’idylle explique que le terme ait pu être employé pour
des œuvres qui ressortissent à un autre genre littéraire. Gessner, Maler
Müller avaient déjà substitué la prose au vers, auquel reviennent Voss
et Goethe. George sand sort à la fois de la forme fugitive et de la forme
versifiée quand elle compose la série de ses grands romans champêtres qui
s’ouvre en 1837 avec Mauprat et se clôt en 1853 avec Les Maîtres sonneurs.
Elle termine la dédicace de ce dernier livre à Eugène Lambert sur ces mots :
Je t’envoie ce roman comme un son lointain de nos cornemuses, pour te
rappeler que les feuilles poussent, que les rossignols sont arrivés, et que la
grande fête printanière de la nature va commencer aux champs.

Mais on aurait tort de réduire ces œuvres aux scènes d’idylle qu’elles
peuvent contenir (la prière du soir dans La Mare au diable, l’attendris-
sement de Germain devant ce petit tableau : Marie faisant dire sa prière à
Pierre) 4. Le personnage de Joseph, dans Les Maîtres sonneurs, est étranger
au monde de l’idylle : peut-être a-t-il vendu son âme au diable, et en tout cas
l’« Endroit sauvage » où l’on retrouve son corps gelé 5 est un lieu maudit
comme celui auquel schumann a consacré l’une de ses Scènes de la forêt
ou comme la Gorge-aux-loups dans Le Freischütz de Weber.
Il serait trop long d’évoquer ici les relations entre Victor Hugo et George
sand 6. À suivre leur correspondance, on sent bien que l’éloge parfois outré
ne va pas sans des réticences profondes. Certes, Hugo prend la défense
de ce « cœur lumineux », de cette « belle âme » en 1860, quand elle est
attaquée vivement, et il remercie thécel (Édouard Lemoine) pour l’article
qu’il a écrit dans L’Indépendance belge « sur les romans champêtres de
George sand » 7. Mais je trouve quelque chose d’un peu condescendant
dans la manière dont il parle de « nohant, le pays des livres beaux et
charmants », dans sa lettre à George sand du 15 juin 1856 : on sent qu’il
accorde autrement d’importance à Guernesey, la « petite île sombre », le
« pauvre rocher, perdu dans la mer et dans la nuit, baigné d’écumes qui
4. Comme le note Marie-Claire Bancquart dans sa Préface aux Maitres sonneurs (Gallimard,
coll. « Folio », 1979, p. 5), la trilogie La Mare au diable, François le Champi, La Petite Fadette
est « déigur(ée) » quand on la « réduit, grâce à de larges coupures, aux scènes d’idylle ou de
mœurs ».
5. Éd. cit., p. 495.
6. Voir sur ce point Gustave simon, « Victor Hugo et George sand », dans la Revue de
France, 1er décembre 1922.
7. Correspondance, t. II, édition de l’Imprimerie nationale, Albin Michel, 1950, p. 326-327.

141
Mythocritique

laissent à la lèvre la saveur amère des larmes, n’ayant d’autre mérite que
son escarpement et la patience avec laquelle il porte le poids de l’infini » 8.
Et on ne s’étonne pas du désaccord qui apparaît au moment de la publi-
cation des Misérables : aux réserves de George sand, en particulier devant
l’évangélique évêque Myriel, Hugo répond d’un ton froissé.
Votre lettre m’a attristé. Jugez si ma surprise a été pénible. Je m’étais figuré
que ce livre nous rapprocherait encore, et voici qu’il nous éloigne, qu’il
nous désunit presque. J’en voudrais à ce livre si je ne le savais pas si honnête.
L’un de nous deux évidemment se trompe. Est-ce vous ? est-ce moi ? Votre
franchise provoquant la mienne, laissez-moi vous dire que je crois que
c’est vous […] 9.

« À bon évêque dur évêché » (I, 3) : monseigneur Bienvenu est meilleur


que les « villages âpres au gain et à la moisson », les « familles divisées par
des questions d’or et d’argent ». Dans la quatrième partie des Misérables
l’idylle, même si elle commence au Luxembourg, n’a pas pour lieu la
campagne, mais Paris et la rue Plumet 10.
réticent devant une idéalisation rousseauiste de la vie champêtre, Hugo
ne pouvait donc qu’être également réservé s’il lisait les idylles moralisantes
des Allemands, cet « idyllisme » issu de Gessner qui a « persuad(é) nombre
d’Occidentaux des générations 1770 à 1780 de l’éminente bonté de l’homme,
des avantages de la vie primitive, de l’absurdité des contraintes sociales et de
la spontanéité de la “vertu”, de la nécessité enfin, pour un monde fatigué de
ses tutelles et courbaturé par la civilisation, de remonter à son berceau et de
retrouver cette Arcadie éternelle, ce Paradis perdu tant pleuré, dont l’accès
désormais semble à nouveau possible à des modernes nostalgiques » 11. Hugo
est un homme de son siècle, un partisan du progrès, qui cherche en avant
et non en arrière la perfection de l’homme. L’introduction du Groupe des
Idylles dans La Légende des siècles ne doit pas briser une ligne prévue dès
1859 et conduisant à « Pleine mer » et à « Plein ciel ».
sur ce point Hugo pourrait partager les vues de Jean Paul : l’idylle n’a
pas à faire l’exposition de l’Âge d’or perdu de l’humanité. C’est une double
méprise que de la réduire d’une part à la vie des pâtres, d’autre part aux
Saturna regna. « Mis à part le repos et l’ennui », écrivait plaisamment

8. Ibid., p. 251.
9. Ibid., p. 387.
10. Dans sa lettre à Albert Lacroix du 13 mars 1862, Hugo annonce le titre « L’idylle rue
Plumet et l’épopée rue saint-Denis ».
11. Fernand Baldensperger, art. cit., p. 105-106.

142
À propos d’Orphée et de l’idylle

Jean Paul, « la vie de pâtre n’offre en soi pas grand-chose de plus que celle
de gardeuse d’oies, la bienheureuse terre de saturne n’est guère un parc
à moutons, et son char et sa couche célestes n’ont rien d’une roulotte
de berger 12. » Mais il est vrai que l’idylle est liée au bonheur, qu’elle le
communique et le retire tour à tour dans un mouvement de balancement,
tel celui d’une escarpolette. L’image est encore de Jean Paul :
[…] vous vous y bercez en rondes et brèves allées et venues — vous envolant
et retombant sans effort — échangeant sans heurt l’avant et l’arrière de
l’espace aérien. De même échangez-vous, dans le poème pastoral, votre
bonheur avec celui d’un homme heureux, un bonheur ignorant l’intérêt,
le désir et les heurts ; car le petit cercle des joies sensibles innocentes du
pâtre s’entoure et s’élargit de votre joie plus haute en ondes concentriques.
Oui, à la félicité qu’expose l’idylle et qui toujours vous reflète celle de votre
enfance passée ou toute autre limitée par les sens, vous prêtez aujourd’hui les
sortilèges simultanés de votre souvenir et d’une vision poétique plus élevée ;
et la fragile fleur de pommier et la pomme dure, d’habitude couronnée
d’un reste noirâtre de fleur fanée, se rejoignent et s’embellissent l’une
l’autre merveilleusement 13.

Cette image de bonheur, fugitive comme l’escarpolette, mais récurrente


comme elle, Hugo est instinctivement conduit à la présenter et à se la
présenter à lui-même non dans une forme longue, comme Voss et Goethe,
non dans un texte en prose, comme Gessner et Maler Müller, mais dans un
poème bref qui est donc plus proche, sinon de l’idylle originelle, du moins de
l’idylle classique. C’est le cas de l’« Églogue » qui précède immédiatement
« Viens ! — une flûte invisible » dans le Livre II des Contemplations. C’est
le cas encore des poèmes du Groupe des Idylles dans La Légende des siècles.
Hugo, qui passait vite sur les Idylles d’André Chénier dans sa jeunesse, semble
retrouver une prédilection pour ce genre présumé désuet au xixe siècle. Les
deux idylles des Contemplations rappellent, un bref instant, des images déjà
lointaines de « L’Âme en fleur », le paysage des Metz prenant l’aspect d’un
décor sicilien. Il faut lancer l’escarpolette encore bien plus loin en 1877, au
temps de la vieillesse, si alerte soit-elle, pour ramener des images du temps
des amours. L’image a disparu, mais elle doit revenir :
Ô doux être, fidèle et cependant ailé,
Ange et femme, est-il vrai que tu t’en sois allé ?
(« shakespeare »).
12. Cours préparatoire d’esthétique, trad. cit., p. 244.
13. Ibid, p. 245.

143
Mythocritique

Mais il faut qu’elle revienne


[…] cependant je la vois
La nuit au fond des cieux, le jour au fond des bois !
(« Pétrarque »).
Pour l’âme, la lueur inexprimable reste.
(« shakespeare »).
On peut me retirer mon sceptre d’or qui brille,
Et mon trône, et l’archer qui veille sur ma tour,
Mais on n’ôtera pas, ô douce jeune fille,
De mon âme l’amour ;
On n’en ôtera pas l’amour, ô vierge blonde
Qui comme une lueur te mire dans les eaux,
Pas plus qu’on n’ôtera de la forêt profonde
La chanson des oiseaux
(« salomon »).

Dès lors la poésie a pour tâche de donner consistance à des images


fugitives, de transformer l’eidullion en eidos. C’est la raison même de la
constitution du groupe des Idylles, dont chacune prend la relève de celle
qui précède, afin de donner l’impression d’un mouvement continu,
donc d’une permanence, jusqu’au moment où l’évocation des femmes
entrevues cède la place à l’« Idylle du vieillard », et l’art d’aimer à l’art
d’être grand-père.

À propos d’Orphée
En tête de ce groupe paraît Orphée. Mais l’Orphée du Groupe des Idylles
ne peut pas avoir perdu Eurydice, ou plutôt il ne peut pas s’avouer qu’il
l’a perdue :
J’aimerai cette femme appelée Eurydice
toujours, partout ! […]

Cette permanence est originale, et même probablement unique dans


l’histoire du mythe littéraire d’Orphée. Et il me semble d’autant plus utile
d’insister sur ce point que l’étude de la figure d’Orphée dans l’œuvre de
Victor Hugo a été jusqu’ici passablement négligée. Pierre Albouy, auteur
de travaux considérables sur La Création mythologique chez Hugo (sa thèse
publiée chez José Corti en 1963, certaines des études recueillies après sa
mort dans Mythographies en 1976) s’en tire par des formules désinvoltes
(« Orphée, Pythagore, apparaissent çà et là dans ses vers ») ou s’attarde

144
À propos d’Orphée et de l’idylle

sur le mythe original de Prométhée secouru par Orphée, le Janus d’un


Prométhée-Orphée qui se délivre lui-même par le verbe poétique 14. Albert
Py, dans son livre sur Les mythes grecs dans la poésie de Victor Hugo (Droz,
1963), consacre bien deux chapitres de la troisième partie l’un à « Orphée
ou les pouvoirs du génie », l’autre à « Orphée et Prométhée », mais il se
lasse dans son enquête et ne mentionne même pas un texte tardif comme
cet « Orphée » du Groupe des Idylles. Plus précis et plus ambitieux par les
dimensions de son enquête, Brian Juden, dans sa thèse intitulée Traditions
orphiques et tendances mystiques dans le Romantisme français (Klincksieck,
1971), note une relative indifférence du premier romantisme français à
Eurydice. Chateaubriand aurait été presque le dernier à associer le nom
d’Eurydice au dernier souffle d’Orphée dans l’Essai sur les Révolutions.
Dans la première des Odes de Hugo, « Le Poëte dans les révolutions »,
Orphée ne descend pas aux Enfers pour y chercher la morte, mais pour
« ravir les morts » aux « peines éternelles ». Ainsi le poète, sur la terre,
console « les tristes humains dans leurs fers » et
Parmi les peuples en délire,
Il s’élance, armé de sa lyre,
Comme Orphée au sein des Enfers.

Dans Les Chants du crépuscule, Les Voix intérieures, Les Rayons et les
ombres, Orphée est surtout le musicien auquel peuvent être comparés
« Mademoiselle J… », la « jeune inspirée » 15 ou Palestrina qui vint,
« nouvel Orphée, après l’Orphée ancien 16 ». « Dépositaire du grand
secret », il le communique par la musique et le chant, qui sont plus pro-
pices que le mot 17. Hugo se considère lui aussi comme un nouvel Orphée
[…] et j’entends ce qu’Orphée entendit 18

celui qui devrait précisément pouvoir donner au mot la magie du chant.


La série des « Mages », où Orphée a sa place 19, s’achève normalement
sur Hugo lui-même.
Dès la Préface de Cromwell, en 1827, Orphée était placé dans le cadre
pastoral de l’ancienne Grèce, « cette vie pastorale et nomade par laquelle

14. La Création mythologique chez Hugo, p. 82-83, 221-222.


15. Les Chants du crépuscule, XXVI, « À Mademoiselle J… ».
16. Les Rayons et les ombres, XXXV,« Que la musique date du xvie siècle ».
17. Voir B. Juden, op. cit., p. 413.
18. Les Contemplations, I, 27 : « Oui, je suis le rêveur. Je suis le camarade. »
19. Les Contemplations, VI, 23, « Les Mages », strophe 13.

145
Mythocritique

commencent toutes les civilisations, et qui est si propice aux contemplations


solitaires, aux capricieuses rêveries ». Dans ce cadre pastoral se déploie
la poésie lyrique où l’homme « se laisse faire, il se laisse aller. sa pensée,
comme sa vie, ressemble au nuage qui change de forme et de route, selon
le vent qui le pousse. Voilà le premier homme, voilà le premier poète. Il
est jeune, il est lyrique. La prière est toute sa religion : l’ode est toute sa
poésie ». C’est l’âge d’Orphée. « Dans l’ancienne Grèce, Orphée avant
Homère. » si Orphée est l’inventeur de l’ode, il est une figure de l’idylle.
C’est comme tel qu’il reparaît dans le Livre III des Contemplations et le
long poème intitulé Magnitudo parvi. Car il faut aller au-delà de la compa-
raison : ce berger qui « regarde tant la nature / Que la nature a disparu », ce
berger qui « voit Dieu » est un Orphée sans lyre, un Orphée musicien du
silence. L’idylle renaissant au sein de la poésie la plus haute ne se contente
pas de placer Orphée parmi les bergers, comme Ange Politien au début
de La Fabula di Orfeo 20, elle fait de lui un humble berger :
Lui, ce berger, ce passant frêle,
Ce pauvre gardeur de bétail
Que la cathédrale éternelle
Abrite sous son noir portail,
Cet homme qui ne sait pas lire,
Cet hôte des arbres mouvants
Qui ne connaît pas d’autre lyre
Que les grands bois et les grands vents,
Lui, dont l’âme semble étouffée,
Il s’envole et, touchant le but,
Boit avec la coupe d’Orphée
À la source où Moïse but 21 !

À l’inverse de Hugo et de la plupart des romantiques français, les


poètes allemands ont été d’abord sensibles à l’épisode d’Orphée dans
l’Hadès. schiller, quand il regrette le paradis perdu de la Grèce, le voit
comme cet Enfer où il était possible au poète d’apaiser par son chant les
déesses de la mort elles-mêmes :
Und des Thrakers seelenvolle Klage
Rührte die Erinnyen

20. L’acte I s’intitule « Les Bergers ».


21. Cf. Exode, XVII, 5, 6. « L’Éternel dit à Moïse : Voici, je me tiendrai devant toi sur le rocher
d’Horeb, tu frapperas le rocher, et il en sortira de l’eau et le peuple boira. »

146
À propos d’Orphée et de l’idylle

Et la plainte mélancolique du chantre de la thrace


touchait les Erinyes elles-mêmes 22.

Hölderlin associe lui aussi Orphée et l’Achéron qu’il traversa, dans


un de ses tout premiers poèmes, l’hymne Au Génie de la Grèce 23. Pour
schiller, la Grèce de l’idylle a disparu 24 ; pour Hölderlin aussi 25, mais
il demeure la possibilité d’une Arcadie intérieure 26, donc d’un retour
d’Orphée, d’un recommencement de l’aventure orphique. Cette aven-
ture peut être une connaissance, et l’on sait combien il est difficile, à
l’époque romantique déjà, de dissocier le mythe littéraire d’Orphée de
l’ambition orphique de la littérature. Dans l’Introduction à la philosophie
de la mythologie de schelling, Orphée est d’abord, conformément à la
théorie de Hermann, l’un de ces « connaissants » au sein d’un peuple
d’« ignorants », l’un de ces « quelques hommes particulièrement doués
au point de vue spirituel et s’élevant au-dessus du commun, qui ont
observé et reconnu des forces, des phénomènes, voire des lois naturelles
et qui ont pu avoir l’idée de projeter une théorie explicite de l’origine
et des rapports des choses » 27.
Celui que j’appellerais volontiers le dernier Orphée de Hugo fait la
synthèse de ces deux traditions, la tradition eurydicéenne et la tradition
orphique, la descente dans l’Hadès et le savoir des cultes à mystères.
Hugo prend pour point de départ, dans la première de ses idylles, un
nom, Eurydice, et des textes, les poèmes orphiques que vient de traduire
Leconte de Lisle. Mais il en fait l’amalgame, et Eurydice devient une vérité
du dogme orphique. Eurydice est l’éternel féminin, et l’amour éternel.
J’atteste tanaïs, le noir fleuve aux six urnes,
Et Zeus qui fait traîner sur les grands chars nocturnes
rhéa par des taureaux et nyx par des chevaux,
22. schiller,« Die Götter Griechenlands » (« Les Dieux de la Grèce »), poème du printemps
1788, dans Gedankenlyrik (Poèmes philosophiques), éd. et trad. de robert d’Harcourt, Aubier,
1944, p. 87, strophe IX.
23. « An den Genius Griechenlands » ; voir Pierre Bertaux, Le Lyrisme mythique de Hölderlin,
Contribution à l’étude des rapports de son hellénisme avec sa poésie, Hachette, 1936, p. 25-26.
24. « Die Götter Griechenlands », strophes XII et suiv.
25. « Griechenland » (1793), dans Gedichte/Poèmes, éd. et trad. de Geneviève Bianquis, Aubier,
1943, p. 68-73. Hätte doch von diesen goldnen Jahren / Einen Teil das Schiksal dir beschert //
Pourquoi, de tout ce siècle d’or /le destin ne t’a-t-il pas réservé une part ?
26. « Der Jüngling an die klugen ratgeber » (« Le jeune homme à ses sages conseillers »,
1797), éd. cit., p. 80-83. Doch reit in mir, so wie mein Herz geboten / Die schöne, die lebendige
Natur // Mais en moi mûrit, conforme au vœu de mon cœur, /la belle, la vivante nature.
27. Introduction à la philosophie de la mythologie, trad. s. Jankélévitch, Aubier, 1945, 2 vol.,
t. I, 42 (2e leçon).

147
Mythocritique

Et les anciens géants et les hommes nouveaux,


Pluton qui nous dévore, Uranus qui nous crée,
Que j’adore une femme et qu’elle m’est sacrée.
Le monstre aux cheveux bleus, Poséidon, m’entend ;
Qu’il m’exauce. Je suis l’âme humaine chantant,
Et j’aime. L’ombre immense est pleine de nuées,
La large pluie abonde en feuilles remuées,
Borée émeut les bois, Zéphyr émeut les blés,
Ainsi nos cœurs profonds sont par l’amour troublés.
J’aimerai cette femme appelée Eurydice,
toujours, partout ! sinon que le ciel me maudisse,
Et maudisse la fleur naissante et l’épi mûr !
ne tracez pas de mots magiques sur le mur.

« tanaïs », l’ancien nom du fleuve Don, n’est pas choisi seulement pour
faire grec, mais pour rappeler que le chantre de la thrace est un homme du
septentrion et pour créer par l’allitération l’impression d’une formule solen-
nelle de serment. Le recours aux poèmes orphiques traduits par Leconte
de Lisle se révèle peu éclairant ; il permet tout au plus de rendre compte
de l’épithète du vers 7 « le monstre aux cheveux bleus ». Curieusement,
je trouve beaucoup plus de suggestions dans ce livre que Victor Hugo n’a
probablement pas lu mais qui, comme lui, est plein d’une mythologie
grecque telle qu’on pouvait la connaître en ce siècle. Il s’agit encore une
fois de l’Introduction à la philosophie de la mythologie de schelling. Zeus
domine ce qui est en bas, ce qu’il a contraint à la chute : Nyx, qui n’est pas
la nuit, mais le mouvement vers le bas, qui est la première production de
l’espace ; Rhéa (Géa), qui n’est devenue la terre qu’à partir du moment
où le ciel s’est élevé au-dessus d’elle et s’est dissocié d’elle 28. Le Ciel, c’est
Ouranos, « Uranus qui nous crée », « celui qui est au-dessus » 29, dont
Hadès (Pluton) est deux fois le contraire : parce qu’il est au-dessous, parce
qu’il est celui qui dévore les vivants.
Poséidon, Océanus, né des rapports entre la terre et ce qui est au-dessus,
n’est pas seulement la mer universelle, « mais, étymologiquement, le
rapide coureur, du mot ôkus, autrement dit l’eau, qui se répand partout
et pénètre dans toutes les profondeurs 30 ». tanaïs, « le noir fleuve aux
six urnes », fait partie de cette masse liquide, et il a hâte de rejoindre
Poséidon, « le monstre aux cheveux bleus ». Et comment n’existerait-il
28. Ibid., p. 45-46.
29. Ibid., p. 46.
30. Ibid., p. 46.

148
À propos d’Orphée et de l’idylle

pas une communication, une complicité même, entre Orphée et eux,


puisque le chantre de la thrace est fils du fleuve Oeagre 31 ? Il est onde, il
est souffle aussi, et pénètre partout. Orphée n’est plus l’humble berger, il
est le familier du monde. Mais, comme le berger de « Magnitudo parvi »
il a cet « instinct religieux » qui, selon schelling, a donné naissance à la
mythologie, il sent la nature comme divine 32. Il n’a pas besoin de lyre : elle
est le monde tout entier. La musique est celle de la pluie sur les feuilles,
du vent sur les bois et sur les blés. sa voix, qui est aussi celle du locuteur,
c’est « l’âme humaine chantant ».
Le chant lui-même se présente comme une grande affirmation et une
affirmation si forte qu’elle rend inutile le vœu implicite (v. 8 « Qu’il
m’exauce »), comme s’il était déjà exaucé. Orphée n’implore pas les
divinités, il les prend à témoin de la force inaltérable en lui de l’amour,
de la puissance éternelle et universelle de l’amour dont son amour pour
Eurydice n’est que la manifestation particulière, même si cette manifesta-
tion est exemplaire. L’exigence et l’assurance de l’amour en lui sont telles
que la disparition d’Eurydice devient impossible, ou du moins inutile. Ce
serait séparer l’homme de la femme, tout homme de toute femme, tout
principe masculin de tout principe féminin. Ce serait donc abolir toute
vie, maudire « la fleur naissante et l’épi mûr ».
Le dernier vers, volontairement énigmatique, a toujours paru obscur
aux commentateurs. Certains y ont vu de possibles inscriptions tombales,
interdites par Orphée puisqu’il nie la mort de l’aimée. D’autres ont songé
aux pratiques de la religion orphique, à des formules inscrites sur le mur
du temple et réservées aux initiés. D’autres encore ont pensé à la Bible
et à la vision de Balthazar apercevant « Mané, thécel, Pharès », inscrite
par une main prodigieuse sur le mur. Peut-être aurait-on intérêt à réunir
tout cela dans une interprétation globale qui serait le refus dans le monde
des traces de la superstition, au sens où schelling prend le mot dans son
Introduction à la philosophie de la mythologie :
La fausse religion comme telle n’est qu’un résidu mort ayant perdu toute
signification d’un processus qui a été autrefois, dans son ensemble, vérité.
toute pratique qui repose sur des rapports devenus inconscients, ou sur un
processus qu’on ne comprend plus, est une superstition. On s’est toujours
demandé quelle pouvait bien être l’étymologie de ce mot latin, autrement
dit sa signification primitive. Les uns pensaient que ce mot avait été employé

31. Voir les Argonautiques d’Apollonios de rhodes, I, 23-25. On le dit parfois ils d’Apollon.
32. Introduction à la philosophie de la mythologie, I, 92-93 (4e leçon).

149
Mythocritique

tout d’abord pour signifier la croyance superstitieuse des survivants aux


mânes des morts ; mais cette explication ne donnait pas une définition du
mot lui-même. Il serait plus exact de dire que toute fausse religion n’est
qu’un superstes quid, persistance de quelque chose qu’on ne comprend plus 33.

Le mystère du dernier vers serait levé si l’on consentait à y voir le désir de


l’abolition de toute trace de mystère ou de toute velléité d’hermétisme dans
un monde dont les religions se sont effacées au profit de la seule religion.
L’évangile d’Orphée serait alors clairement celui de Hugo lui-même.

Idylle et épopée
Figure du monde de l’idylle, Orphée est devenu, bien avant ce poème
de Victor Hugo, un héros épique. toute une partie de sa geste est liée à
l’expédition de Jason et des Argonautes : après la IVe Pythique de Pindare,
la littérature épique, en particulier les divers Argonautiques ont exploité
ce mythème auquel Hugo a fait allusion dans Les Mages, dans une assez
sèche réduction :
La poésie est un pilote ;
Orphée accompagne Jason.

Au xixe siècle Orphée est devenu une figure presque obligée de ce que


Léon Cellier a appelé l’« épopée humanitaire ». Vigny, qui est lui-même
passé de l’idylle antique à l’épopée moderne 34, l’a définie comme « une
pensée philosophique mise en scène sous une forme épique ». L’Orphée
de Ballanche est une épopée en prose. Victor de Laprade fait place au
chantre de la thrace dans Eleusis et dans Les Argonautes. Orphée et Chiron
de Leconte de Lisle est une petite épopée. Et Victor Hugo lui-même a
ménagé des apparitions saisissantes d’Orphée dans La Fin de Satan (« selon
Orphée et selon Melchisédech », la double révélation faite à nemrod) et
dans Dieu (« Le vautour parle » : la délivrance de Prométhée par Orphée,
les « ultima verba » d’Orphée annonçant une aube lumineuse).
À elle seule, la première des Idylles, dans La Légende des siècles, pourrait
être considérée comme un fragment épique. Ce n’est pas l’évocation gra-
cieuse d’un Orphée berger, ou du rival d’Aristée, ou d’Eurydice piquée
par un serpent dans les blés mûrs, mais une saisissante prosopopée de

33. Ibid., I, 257 (9e leçon).


34. Voir Léon Cellier, L’Épopée humanitaire et les grands mythes romantiques sEDEs, 1971,
p. 77-78, et tout le dernier chapitre sur « Le romantisme et le mythe d’Orphée ».

150
À propos d’Orphée et de l’idylle

l’âme humaine. si « Orphée » ouvre la série, si « L’Idylle du vieillard »


la clôt, c’est parce que ces deux poèmes sont ceux qui assurent le mieux
le passage de l’épopée à l’idylle, puis le retour de l’idylle à l’épopée. La
distinction des trois grands âges poétiques du monde, faite par Hugo dans
la Préface de Cromwell, n’interdit pas à Orphée de passer d’une époque à
l’autre, d’un genre à l’autre : père du lyrisme à l’âge de l’ode — les temps
primitifs —, il apparaît chez Virgile et jusque dans L’Énéide à l’âge de
l’épopée — les temps antiques —, et il est encore là à l’âge du drame
— les temps modernes.
Quand il disparaît des Idylles qui suivent, que reste-t-il d’épique ?
C’est en ces termes nouveaux qu’il faudrait poser la question pour mieux
apprécier et l’unité du groupe et la relation qui peut demeurer entre l’idylle
hugolienne et l’idylle allemande. Une analogie superficielle peut servir
de guide. Parmi les Idylles de Maler Müller on ne trouve pas seulement
des géorgiques, « Die schafschur » (« La tonte des moutons », 1775) ou
« Das nusskernen » (« Le dénoyautage des noix », publié en 1811), mais
des pièces mythologiques, « Le satyre Mopsus » (« Der satyr Mopsus »)
et « Der Faun » (« Le Faune »). Ces sujets mythologiques, que Müller
traite sur le mode familier, sont aussi des sujets hugoliens. Même s’ils
appartiennent à sa plus haute poésie (« Le satyre », qui est aussi un faune,
dans La Légende des siècles de 1859), Hugo mêle le sublime et le grotesque,
et déploie les visions successives (« Le bleu », « Le noir », « Le sombre »,
« L’étoilé ») à partir du monde familier de l’idylle :
Un satyre habitait l’Olympe, retiré
Dans le grand bois sauvage au pied du mont sacré ;
Il vivait là, chassant, rêvant, parmi les branches ;
nuit et jour, poursuivant les vagues formes blanches,
Il tenait à l’affût les douze ou quinze sens
Qu’un faune peut braquer sur les plaisirs passants.

Même un poème bref, un eidullion véritable comme l’« Églogue » du


Livre II des Contemplations ménage une plongée dans le « fond lugubre
et noir », avec la vision du « titan centenaire » qui se roule dans l’abîme
et que d’« horribles vautours au bec impitoyable » commencent à dévorer
— un Prométhée qui attend son Orphée… Alors que Maler Müller va du
noble au familier, Hugo va du grotesque au sublime.
Le registre peut sembler plus uniforme, et le ton plus bas, dans Le Groupe
des Idylles. Mais elles ne ressemblent en rien à un poème purement des-
criptif, et d’ailleurs charmant, comme l’Idylle vom Bodensee (1845-1846)

151
Mythocritique

d’Eduard Mörike. Le Groupe tout entier pourrait être l’illustration de


cette formule qu’on trouve parmi ses Pierres :
Poème. Végétation où Pan respire 35.

C’est une épopée de Pan, invoqué à la fin d’Aristophane (« Muses, véné-


rons Pan, de lierre couronné »), évoqué au début d’Asclépiade (« Vous
qui marchez, tournant vos têtes inquiètes / songez-y, le Dieu Pan sait
toujours où vous êtes »), et traduit, quand il le faut, dans un langage
non mythologique qui n’en est pas moins suggestif (« tout frémit »,
dans « Beaumarchais » ; « tout ce qui fait tressaillir l’innocent », dans
« L’idylle du vieillard »).
Cette vie prodigieuse se substitue au respect religieux du mort
(« Amyntas », dans les nouvelles Idylles de Gessner) ou aux nobles sen-
timents de Louise. Dans certaines idylles de Goethe on trouverait peut-être
des mouvements plus proches de ceux de Hugo : mais les « feux violents »,
les « blessures d’amour » sont encore bien conventionnels dans « Alexis
und Dora ». Hugo prend bien davantage au pied de la lettre l’injonction
finale d’« Amyntas » :
Wer sicb der Liebe vertraut, hält er sein Leben zu Rat ?
Quand on a foi dans l’amour, ménage-t-on sa vie ?

soucieux de débarrasser l’idylle allemande de son moralisme inutile,


Hugo se plaît d’autre part à introduire le feu du désir amoureux dans
l’idylle classique trop sage. Voyez le début de « segrais » : c’est presque
la bergère décemment vêtue de Boileau, l’emblème même de l’idylle dans
L’Art poétique
telle qu’une bergère, au plus beau jour de fête,
De superbes rubis ne charge point sa tête,
Et, sans mêler à l’or l’éclat des diamants,
Cueille en un champ voisin ses plus beaux ornements :
telle, aimable en son air, mais humble dans son style,
Doit éclater sans pompe une élégante idylle.
son tour simple et naïf n’a rien de fastueux
Et n’aime point l’orgueil d’un vers présomptueux
(Boileau)
Ô fraîche vision des jupes de futaine
Qui se troussent gaiement autour de la fontaine !
35. Œuvres dramatiques et critiques complètes, Pauvert, 1963, p. 1557.

152
À propos d’Orphée et de l’idylle

Ô belles aux bras blancs follement amoureux !


J’ai vu passer Aminthe au fond du chemin creux ;
Elle a seize ans, et tant d’aurore sur sa tête
Qu’elle semble marcher au milieu d’une fête ;
Elle est dans la prairie, elle est dans les forêts
La plus belle, et n’a pas l’air de le faire exprès ;
C’est plus qu’une déesse et c’est plus qu’une fée,
C’est la bergère […]
(Hugo)

mais le partenaire n’a pas le moindre voile dans son regard


Comme Faune la suit d’un regard enflammé !

Dans « Longus », « Chloé nue éblouit la forêt doucement », la forêt


est « lascive » dans « Bion », le seul commandement est « sois belle !
aime ! » dans « Diderot », « Aime ! il faut aimer ! Aimons ! », dans
« André Chénier », L’idylle devient une manière de conjuguer le mot
aimer. Ou plutôt, elle devient une épopée du désir épars dans tous les
êtres et dans toutes les choses.
Au terme de ce parcours, j’ai le sentiment d’avoir présenté ce qui est
tout au plus, pour reprendre l’expression d’André Gide, une « influence
par protestation ». Victor Hugo ne peut avoir ignoré les Idylles de Gessner,
dont l’influence sur le romantisme naissant fut considérable, bien qu’elles
fussent elles-mêmes fort peu romantiques 36. ne serait-ce que par Mme de
staël, il a connu l’évolution de l’idylle allemande, à la fin du xviiie siècle,
vers une sorte d’épopée bourgeoise et sentimentale à la fois dont, au
xixe siècle les romans rustiques d’un Karl Immermann seront les continua-
teurs. Hugo romancier a pourtant suivi une voie toute différente, différente
aussi de celle de George sand. La quatrième partie des Misérables oppose
l’idylle de la rue Plumet à l’épopée rue saint-Denis et il faut avouer qu’à
partir du moment où Marius descend les « marches noires » (IV, 13, 1)
l’idylle paraît bien pâle à côté de l’épopée.
En tant que poète, Hugo a pourtant connu la tentation de l’idylle. Elle
est essentiellement pour lui, dans une forme poétique brève, gracieuse ou
désinvolte, une image de l’amour : mais il en expulse toute mièvrerie à la
manière de Gessner. Point de thyrsis languissant ici 37, point de Palémon

36. Voir sur ce point l’article cité de F. Baldensperger.


37. « hyrsis », dans les Nouvelles Idylles ; voir Œuvres complètes de Gessner, Duprat-Duverger,
1809, t. III, p. 203.

153
Mythocritique

en deuil de Myrta 38. Point de faune brisant, par dépit amoureux, sa flûte
et sa cruche 39. Le faune, qui est dans l’homme (« Longus »), mais aussi
dans le monde entier, c’est la force du sang et des sèves, c’est l’appel
irrésistible du désir :
sois belle, aime ! La vie est une fonction,
Et cette fonction par tout être est remplie
sans qu’aucun instinct mente et qu’aucune loi plie ;
Les accomplissements sont au-dessus de nous ;
Le lys est pur, le ciel est bleu, l’amour est pur
sans la permission de l’homme ; nul système
n’empêche Églé de dire à tityre : Je t’aime !
La sorbonne n’a rien à voir dans tout cela.
(« Diderot »)

Il en résulte que l’idylle ne saurait, pour Hugo, s’enfermer dans des


déguisements antiques ou dans le rêve d’un âge d’Or perdu. Elle se situe, si
je puis dire, dans un présent éternel. sur ce point, c’est encore de Jean Paul
qu’il est le plus proche. Jean Paul protestait, dans son Cours préparatoire
d’esthétique : « comme si (l’âge d’Or) ne pouvait se mouvoir que dans
un berceau à jamais immobile, et non tout aussi bien dans l’envol d’un
char de Phaéton 40 » ! Entendez : comme s’il était inévitablement rejeté
dans un passé mythique, au lieu d’être l’accompagnement constant d’une
existence quand elle se veut lumineuse. Comme si le rhin ne pouvait pas
être le lieu de l’idylle au même titre que la source Hippocrène !
sans doute Hugo a-t-il convoqué, en tête du groupe du recueil, la
figure antique d’Orphée. Mais c’est qu’Orphée est un parfait médiateur
entre la lumière et les ténèbres, entre les jeux de l’amour et le mysterium
tremendum, même si ce mystère est celui des puissances du désir. tel est
l’Orphée des Chansons des rues et des bois quand
[…] au bois du Caÿstre,
[il] Écoutait, quand l’astre luit,
Le rire obscur et sinistre
Des inconnus de la nuit.

C’est une strophe de « Floréal », un poème daté du 22 juillet 1859,


qui semble préparer le Groupe des Idylles. La première partie évoque le

38. Ibid., p. 56 (« Palémon », dans les Idylles).


39. Ibid., p. 105 (« Le Faune », dans les Idylles).
40. Éd. cit., p. 244.

154
À propos d’Orphée et de l’idylle

surgissement et l’éclatement du printemps. La seconde est le catalogue de


ceux qui entendent la danse des satyres tourner au fond des bois : Phtas, le
sibylle thébaine, Eschyle en sicile, Pline, Plaute, Versailles, Dante, Chénier,
shakespeare. En tête vient là encore Orphée, et l’on aura reconnu dans
ces noms plusieurs de ceux qui serviront de titres aux idylles de 1877.
L’amour est le vautour, et nos cœurs sont la proie
(« Catulle »),

mais Orphée n’a pas ici à délivrer Prométhée. Ils s’unissent dans une
même joie. Le chantre de la thrace est devenu le chantre de cet amour
puissant, universellement répandu. En cela l’idylle est bien, comme le
voulait Jean Paul, « un petit genre épique », « une exposition épique de la
félicité, dans la limitation ». Mais la limitation de la forme brève n’exclut
pas l’illimité du désir.
La même année, en 1872, deux des contemporains capitaux du vieil
Hugo avaient essayé d’en finir avec l’idylle. rimbaud n’était plus le
charmant Orphée bohémien qui tirait les élastiques de ses souliers blessés
comme les cordes d’une lyre 41. Il déclarait la « fin de l’idylle » après l’avoir
bouleversée dans Michel et Christine. nietzsche, dans La Naissance de la
tragédie, jugeait trop apollinienne la figure d’Orphée et dénonçait l’« illu-
sion idyllique » de l’opéra 42. Il est vrai qu’il avait pu croire un instant que
Wagner serait le champion de la nouvelle idylle annoncée par schiller et
considérer L’Anneau de Nibelung comme une « idylle tragique » :
L’idylle tragique : l’essence des choses n’est pas bonne et doit périr, mais les
hommes ont tant de bonté et de grandeur que leurs crimes nous saisissent
au plus profond, parce qu’ils sentent qu’ils ne sont pas faits pour de pareils
crimes. siegfried, l’« homme » ; nous au contraire le non-homme sans
repos et sans but 43.

seul peut-être Hugo croyait-il encore à une idylle comique dont Aristophane,
rabelais, shakespeare lui ont donné l’idée et que, dans La Légende des
siècles, il place surtout sous le signe de Beaumarchais, mais aussi de Molière
et de l’anti-tartuffe :
regardons s’entr’ouvrir les mouchoirs sur les gorges ;
Errons, comme Daphnis et Chloé frémissants ;
41. « Ma Bohème », poème de l’automne 1870.
42. Voir le § 19 de La Naissance de la tragédie et les fragments dans les p. 360 et et suiv. ; Œuvres
philosophiques complètes de nietzsche, Gallimard, 1977.
43. Ibid., p. 406-407 (fragment de l’année 1871).

155
Mythocritique

nous n’aurons pas toujours le temps d’être innocents ;


soyons-le ; jouissons du hêtre, du cytise,
Des mousses, du gazon ; faisons cette bêtise,
L’amour, et livrons-nous naïvement à Dieu.
Puisque les prés sont verts, puisque le ciel est bleu,
Aimons. Par les grands mots l’idylle est engourdie ;
n’ayons pas l’air de gens jouant la tragédie ;
Disons tout ce qui peut nous passer par l’esprit.

L’idylle moderne sera donc bien du théâtre en liberté 44, du langage en


liberté…

44. Voir dans le héâtre en liberté, « sur la lisière d’un bois » : le satyre accompagne de ses
encouragements les ébats de Léo et de Léa et conclut : « Fin de l’idylle : un mioche. » Le texte
est daté du 16 juin 1873.

156
En marge de Partage de midi
Claudel et « le héros Izdubar »

Claudel n’a guère souci des trois coups qui annoncent le lever du rideau.
Au début de Partage de midi 1 les « huit coups sur la cloche » indiquent
qu’il est midi. C’est le point de départ et le premier partage que ce coup de
midi, qui est à la fois un « coup de fusil », un coup de foudre et un coup de
soleil. Quand Mesa célèbre les noces du soleil et de la mer, le mot revient
Et face à face elle lui rend coup pour coup

comme si les huit coups sur la cloche se prolongeaient, en écho, dans


l’inlassable protestation des vagues battues de rayons.
tout ce premier acte semble construit sur l’oxymore du mouvement
immobile. Ce « grand jour immobile » conduit au moment du soleil
couchant. Les « eaux dormantes », où l’on « patin[e] ennuyeusement »,
conduisent à bon port le grand paquebot. Les indications mythologiques
balisent le parcours suivi au cours de la traversée de l’océan Indien. Baal
évoque la Phénicie, que les passagers ont déjà laissée derrière eux (p. 984).
Lakshmi (p. 1011), l’épouse de Vishnu 2, la Déesse du Lotus 3, les orientent
vers l’Inde et les pays d’Extrême-Orient. Entre les deux, Izdubar (p. 990)
laisse deviner les terres lointaines de l’ancienne Assyrie.

1. Les références sont faites au tome I du héâtre de Claudel dans la « Bibliothèque de la


Pléiade », Gallimard, 1967.
2. salomon reinach, Orpheus ; histoire générale des religions, Paris, Publications Alcide Picard,
1914 (1re éd., 1909), p. 89.
3. H. Zimmer, Mythes et symboles dans l’art et la civilisation de l’Inde, Payot, 1951, p. 91. Le
nom de Lakshmi apparaît pour la première fois dans un hymne apocryphe annexé au Rig Veda.
Max Müller n’a pas vu l’origine douteuse de ce texte, et il a fait curieusement de Lakshmi une
divinité abstraite de la Fortune.

157
Mythocritique

Baal et Lakshmi sont évoqués par Mesa. L’image du « héros Izdubar »


est l’apanage d’Amalric, familier de cette mer étale :
Ici tout est fini, à la bonne heure ! tout est résolu pour de bon.
La situation
réduite à ses traits premiers, comme aux jours de la Création :
Les Eaux, le Ciel, moi entre les deux comme le héros Izdubar.

Le nom crée dans le texte un effet d’étrangeté, qui n’a rien à voir avec un
exotisme de pacotille. Il ouvre les mystères d’un temps lointain, d’une
antique religion, d’un espace autre. Avec ses trois syllabes et en fin de vers
il s’étale, non sans une certaine majesté, qui ne déplaît pas à Amalric. Mesa
se contente des dieux de deux syllabes, et les correspondances numériques
sont trop visibles pour n’être pas voulues.
Il m’a fallu du temps pour identifier « le héros Izdubar », désespé-
rément absent des dictionnaires et encyclopédies modernes. J’ai été mis
enfin sur la piste par l’index de l’Encyclopaedia Britannica, qui fait un
renvoi d’Izdubar à Gilgamesh, sans que l’article consacré à Gilgamesh
donne d’ailleurs la moindre explication. Il fallait donc avoir recours à des
ouvrages plus savants. Au moment où Claudel écrivait Partage de midi, en
1905, les livres d’Édouard Dhorme n’avaient pas encore été publiés. Le
Choix de textes religieux assuro-babyloniens, que l’écrivain possédait dans
sa bibliothèque, date de 1907 4. Le livre sur La Littérature babylonienne
et assyrienne est encore plus tardif (PUF, 1937) et, à cette date, Claudel
avait déjà poursuivi de ses sarcasmes, dans Mort de Judas, l’ancien Père
Paul Dhorme devenu professeur 5. En Chine, il avait plutôt à disposition
des ouvrages en anglais, « ouvrages d’histoire, voyages, mémoires, critique
et […] romans » dont « les bibliothèques des clubs [des] grands et petits
ports étaient admirablement fournies » 6. Pourquoi n’y aurait-il pas trouvé
le livre imposant de robert Francis Harper, Assyrian and Babylonian
Literature (new York, D. Appleton and Company, 1901), récent, donc
bien informé, et complet avec le corpus des textes traduits ?

4. Voir le Catalogue de la bibliothèque de Paul Claudel, Paris, Les Belles Lettres, 1970, p. 47.
5. Mort de Judas, composé en 1932, a été publié pour la première fois en 1933. Joël Pottier,
dans un article fort intéressant, a eu le grand mérite d’identiier l’ex-Père Paul Dhorme et « ce
savant ecclésiastique qui, sa ceinture à la main, seul débris qui lui reste d’une soutane abandonnée
aux orties, étudie de l’œil la place qu’il se propose d’occuper incessamment à ma droite » (voir
« Une énigme claudélienne résolue », dans La Licorne, Publication de la Faculté des Lettres
et des Langues de l’Université de Poitiers, 1983/7, p. 233-235).
6. « Un après-midi à Cambridge », dans Contacts et circonstances, Gallimard, 1947, p. 235.

158
En marge de Partage de midi

Ce livre permet tout d’abord d’apporter une solution au problème


d’onomastique. Dans l’introduction au Poème de Gilgamesh, il est précisé
que c’est à la suite d’une mauvaise lecture des tablettes découvertes en 1854
dans les ruines de ninive par Hormuzd rassam que le nom d’Iz-du-bar
fut donné à Gilgamesh par les premiers déchiffreurs 7. La bonne leçon fut
enfin donnée par theophilus G. Pinches en 1894. Jusqu’alors l’édition
qui faisait autorité et qui était la plus répandue était celle de Paul Haupt,
Das Babylonische Nimrodepos (1884-1890), et le nom d’Izdubar apparaît
clairement dans un important article de ce même savant, « Ergebnisse
einer erneuten Collation der Izdubar-Legenden » publié dans un volume
de Contribution to Assyriology (t. I, p. 94-152) pour compléter l’édition
précédente. Il n’y a donc pas lieu de s’interroger sur la signification de
ce nom controuvé d’Izdubar. Le nom de Gilgamesh n’est guère facile
lui-même à pénétrer. Du moins l’équivalent grec Gilgamos était-il connu
d’Elien, qui l’introduit dans le De Natura animalium (XII, 21).
Claudel a pu retenir le nom d’Izdubar, en 1905, parce qu’il n’était
pas suffisamment informé sur des découvertes encore récentes. Il a plus
vraisemblablement choisi, en poète, ce nom voué à l’oubli qui permettait
exceptionnellement d’affecter à Amalric la sifflante sonore qui passe de
de Ciz à Ysé, d’Ysé à Mesa et dont avec son nom barbare, mérovingien, il
semblait privé. Bien plus, par l’image même qu’il déplie, Amalric s’installe
dans cette position médiane que signifient à eux seuls les noms d’Ysé et
de Mesa. Il se situe « entre les deux », entre « les Eaux » et « le Ciel »
comme il est, déjà, entre Ysé et de Ciz, entre Ysé et Mesa.
L’identification me suffit. C’est à partir d’elle que se posent les vrais
problèmes que l’érudition ne peut résoudre. Il convient donc d’avancer
à tâtons dans les obscurités du Poème de Gilgamesh, fragments difficile-
ment reconstitués, et dans le texte de Partage de midi, tout éclatant, mais
déjà traversé d’ombres. très vite il apparaît qu’une confrontation de la
déclamation d’Amalric à sa source assyro-babylonienne reste peu éclai-
rante. En revanche, l’allusion est plus riche de sens si l’on tient compte
du support mythique du drame.
Qu’est-ce d’abord qu’un « héros » ? Max Müller en donnait au
xixe siècle une définition suffisamment ductile pour qu’elle pût s’appliquer
à toutes les grandes figures de l’épopée assyro-babylonienne. « n’oublions
pas, écrivait-il, qu’un héros ne peut être qu’un homme élevé au-dessus
du niveau de l’humanité, ou un dieu descendu à ce niveau, ou enfin le

7. he Gilgamesh Narrative, usually called he Babylonian Nimrod Epic, op. cit., p. 324-325.

159
Mythocritique

mélange de l’un et de l’autre. Il n’y a point d’autre échappatoire : ni


esprits, ni totems, ni fétiches, ne fournissent de semence pour une race
de héros. toutefois le mot même, une fois créé, et nul ne sait comment
il le fut, demeura comme demeura celui des dieux, alors même que leur
personnalité vraie avait depuis longtemps disparu 8. »
Gilgamesh-Izdubar, à qui les dieux ont donné un corps parfait, est donc
un héros, mais Marduk, dont le Poème babylonien de la Création donne
aussi une représentation anthropomorphique 9, mérite aussi ce nom, et les
mythologues modernes n’hésitent pas à le lui donner. C’est Marduk en
effet, et non Gilgamesh, qui se trouve au centre du Poème babylonien de
la Création. Gilgamesh n’y apparaît même pas. Au début il n’y avait que
les eaux, celles de l’Océan (Apsu) et de tiamat qui se mêlèrent. De cette
union naquirent le ciel et la terre, terre sans champs, terre sans villes 10.
Marduk est essentiellement le créateur, créateur de dieux, d’hommes,
d’animaux, de noms, créateur aussi d’Eridu, la ville mère de Babylone 11.
Du démiurge, le second récit de la Création nous donne une image qui
est la moins éloignée de celle que propose le texte de Claudel :
Alors Marduk éleva une terrasse au bord de la mer
… comme il ne l’avait pas fait jusqu’ici
… il créa 12.

Pour Mesa et pour Ysé, l’expérience de l’amour sera comme « le profond


dérangement / De la création », comme le moment où la terre, « l’écume
aux lèvres […] produisait la chose aride » (p. 1027). Amalric voit plutôt la
création comme le triomphe d’un héros solitaire et maître du monde futur.
On peut songer aussi, devant ce spectacle des Eaux et du Ciel avec entre
les deux un homme sur l’arche, aux récits traditionnels du déluge. Dans
Le Repos du septième jour Claudel avait déjà mis en valeur l’analogie qui

8. Nouvelles Études de mythologie, traduites de l’anglais par Léon Job, Paris, Félix Alcan,
1898, p. 49.
9. Voir Mircea Eliade, Le Mythe de l’éternel retour, Gallimard, 1969, coll.« Idées/nrF »,
no 191, p. 70-71. Eliade rappelle que dans les cérémonies rituelles le combat de Marduk et de sa
mère tiamat était joué par deux groupes de igurants.
10. Voir Assyrian and Babylonian Literatures, « he Babylonian Account of the Creation »,
p. 282 : « Long since, when above the heaven had not been named, when the earth beneath (still)
bore no name, when the ocean (apsu), the primeval, the generator of them, and the originator
( ?) tiamat, who brought forth thern both their waters were mingled together ; when ileds
were (still) unformed, reeds (still) nowhere to be seen ». Le second récit (ibid., p. 299) insiste
sur le fait que les villes n’existaient pas encore.
11. Voir Édouard Dhorme, La Littérature babylonienne et assyrienne, p. 25.
12. second récit, p. 300 (les points de suspension indiquent des lacunes sur la tablette).

160
En marge de Partage de midi

existe entre l’histoire de noé et celle de Fou-hi 13. Dans Partage de midi
il peut être tenté de faire apparaître une analogie nouvelle avec le récit
babylonien du déluge, qui constitue la tablette XI du Poème de Gilgamesh 14.
Mais le héros du déluge n’est toujours pas Gilgamesh-Izdubar. C’est un
autre héros, Per-napishtim, qui fait à Gilgamesh le récit de la destruction
de la ville corrompue de shurippak et de sa fuite en bateau sur l’ordre
des dieux. Pendant six jours et six nuits la tempête fit rage sur les flots,
mais le septième jour
La mer fut calme de nouveau ; l’ouragan et la tourmente cessèrent.
Je risquai un regard sur la mer et je fis entendre bien fort ma voix,
Mais l’humanité tout entière était retournée à la glaise.
[…]
J’avais beau regarder dans toutes les directions partout c’était la mer 15.

Mais Amalric ne pleure pas comme Per-napishtim. Il reste l’éternel


satisfait au milieu de ces « eaux dormantes », sur ce paquebot qu’Ysé,
plus loin dans l’acte I, présentera bien comme une sorte d’arche de noé :
Et un bateau, avec tous ses compartiments, avec toutes ces portes que
l’on peut ouvrir et fermer,
Quel beau joujou ! C’est comme une boîte de naturaliste avec sa récolte,
toutes les espèces ensemble ! (p. 1007).

À Gilgamesh-Izdubar, « fort comme une étoile du ciel 16 », il revient


d’avoir affronté d’autres eaux, « les eaux de la Mort » qui entourent
l’Océan. Il a perdu son ami inséparable, Enkidu, et il s’apprête comme
tant d’autres héros à aller le rechercher dans l’autre monde. C’est au-delà
de ces eaux elles-mêmes qu’il pourra consulter Per-napishtim comme
Ulysse a pu consulter tirésias. Et sabitu, cette autre Circé, l’a mis en garde :
Gilgamesh, personne n’a jamais pu faire cette traversée.
[…]
13. héâtre de Claudel, Paris, Gallimard, t. I, 1967, p. 811. Comme l’a fait observer Jacques
Houriez, l’équivalent chinois de noé était plutôt ty-ko dans les Vestiges du Père de Prémare
d’où Claudel a tiré à ce moment-là ce fragile système analogique (voir la note p. 142 dans
L’Enfer selon Claudel. Le Repos du septième jour, no 10 de la série Paul Claudel de la Revue des
Lettres modernes, 1973).
14. Assyrian and Babylonian Literature, p. 350 et suiv., donne une transcription de cette tablette
et la liste des diférentes traductions en anglais ou en allemand qui existent de cet épisode à la
in du xixe siècle.
15. Ibid., p. 355.
16. L’Épopée de Gilgamesh, trad. Hubert Comte d’après la version de n. K. sandars, Paris, Les
Éditeurs français réunis, 1975, p. 21.

161
Mythocritique

Comment, alors, pourrais-tu franchir la mer ?


Et si tu parvenais à atteindre les Eaux de la mort, que ferais-tu donc 17 ?

Mais Gilgamesh reste ferme dans son projet.


Ce mythe de la descente aux Enfers est familier à Claudel. Il l’a repris
dans Le Repos du septième jour : l’Empereur va chercher au pays des morts
le secret du désordre qui s’est introduit dans son peuple. Dans Partage de
midi, Mesa peut présenter sa quête comme orphique dans les reproches
qu’il adresse à Ysé au troisième Acte :
Que t’ai-je fait ? Pourquoi me traites-tu ainsi ?
ne répondant pas, comme si je n’existais plus.
Ah ! moi dans la demeure des morts je reconnaîtrais mon unique ! Ysé !
Ysé !
n’entends-tu point le son de ma voix ? que t’ai-je fait, Ysé ? (p. 1042).

Au moment du « partage de minuit », Ysé se sentira prête à s’aban-


donner au mouvement des eaux de la mort et les « routes longues, pénibles »
(p. 1061) sur lesquelles Mesa et Ysé vont s’engager l’un et l’autre séparément
peuvent faire penser aux chemins divergents d’Enkidu et de Gilgamesh
dans le pays des morts. Amalric, il est vrai, a échappé au désastre et pourra
quelque temps continuer sa carrière d’aventurier, mais il n’a pas pu ignorer
la profondeur du drame auquel il s’est trouvé mêlé.
L’allusion fugitive à Izdubar prend donc son sens si on la replace dans le
drame tout entier, soutenu par de puissantes images mythiques. En 1905,
l’allusion est anachronique déjà, dépassée par les progrès de l’archéologie
et de l’histoire des religions. Elle est floue puisque la situation du héros
Izdubar pourrait être aussi celle de Marduk dans le récit de la création
ou celle de Per-napishtim dans le récit du déluge. Gilgamesh y ajoute la
dimension émouvante d’une avancée vers les eaux de la mort. Claudel ne
recule pas encore devant un syncrétisme mythologique qui marque tous ses
premiers drames et auquel après 1910 la lecture de G.-K. Chesterton le fera
renoncer. Il reste sensible à l’éclat de la mythologie solaire qu’ont promue
les grands comparatistes de la seconde moitié du xixe siècle et qui a fasciné
les symbolistes. Pour Mallarmé, dans Les Dieux antiques,Baal était l’un
des noms du soleil divinisé 18, et Max Müller reconnaissait en lui « notoi-
rement un dieu solaire 19 ». Lakshmi, « bleue dans le milieu d’un prisme
17. Assyrian and Babylonian Literature, p. 346-347. C’est la tablette X.
18. Le livre était adapté d’un manuel anglais de George-William Cox.
19. Nouvelles Études de mythologie, p. 119.

162
En marge de Partage de midi

vert », s’épanouit au moment du soleil couchant. Gilgamesh-Izdubar a


reçu de shamash, le dieu du soleil, le don de la beauté, et il brille parmi
les hommes 20. À midi, « cette grande heure sans nombre », Amalric peut
se rêver entre le Ciel et les Eaux, comme le soleil, s’installer, comme tête
d’or, dans la certitude d’une destinée solaire, différer l’heure du partage
entre les hommes, les héros et les dieux.

20. Assyrian and Babylonian Literature, p. 341 (tablette VI).

163
Orphée-roi de Victor segalen,
ou le miracle de la lyre

On pleure sur les Orphée perdus, par exemple la tragédie d’Eschyle Les
Bassarides. On devrait pleurer aussi sur les Orphée non nés, telle l’œuvre
musicale commune qu’avaient conçue Victor segalen et Claude Debussy
en 1907. Il reste de ce projet un texte nu, un texte veuf dont segalen pen-
sait dès 1913 faire une publication d’attente « sans toutefois léser le futur
Orphée musical », et qu’il a fini par publier comme texte définitif en 1916.
Depuis longtemps la musique occupait une place importante dans le
monde intérieur de segalen, mais il n’a découvert Debussy que tardive-
ment, en 1905. La fascination exercée sur le poète par le musicien me paraît
comparable à celle qu’exerce Orphée sur le Vieillard-Citharède, le père
d’Eurydice, dans Orphée-roi. Et il n’est pas impossible que l’œuvre l’ait,
volontairement ou involontairement, représentée. Le don d’Eurydice
serait comme le « don du poème », enfant mallarméen d’une « nuit
d’Idumée ». La mort d’Orphée correspondrait au moment de la dispa-
rition de la musique possible que le texte avait fait entendre à Debussy
(« Quant à la musique qui devait accompagner le drame, je l’entends de
moins en moins », écrivait Debussy à segalen le 5 juin 1916). Le poète, ou
le poème, n’a plus qu’à mourir à son tour : Debussy, très malade depuis
plusieurs années, disparaît en 1918 ; segalen, atteint d’un mal mystérieux,
le suit dans la tombe en 1919 ; quant au drame, Orphée-roi, il est entré
dans le livre-tombeau.
Le miracle de la lyre ne s’est donc pas produit. Les raisons de cet
échec sont nombreuses. L’état de santé de Debussy ne constitue pas une
explication suffisante. Dès l’origine, il existait une distance entre lui et
ce voyageur qui soudain s’était présenté à lui, mû par le sentiment d’une
nécessité. Il avait écarté le premier projet de drame lyrique, L’Illuminé

165
Mythocritique

ou Siddharta, le 4 août 1907. Mais la lecture, quelques jours plus tard,


d’une nouvelle de segalen (Max Anely) dans Le Mercure de France du
16 août, Dans un monde sonore, l’a convaincu qu’un sujet pouvait les
réunir, Orphée. L’opposition entre André et Mathilde, l’enfermement
d’André dans le monde sonore étaient à l’image de l’intransigeance d’un
Orphée, que le texte de la nouvelle évoquait et qui finissait par fuir les
hommes, et Eurydice, sans se retourner. « Orphée ne fut pas un homme,
ni un être vivant ou mort », écrivait segalen à la fin de cette nouvelle de
1907. « Orphée ? mais c’est, dans notre humanité changeante, le désir
d’entendre et d’être entendu, la puissance de vivre et de créer dans la
sonorité. »
sans doute Debussy voulait-il retrouver, lui aussi, le son sous la note.
Mais comment, alors qu’il évoluait vers la musique pure, n’aurait-il pas
été gêné par le texte ? Ce n’est pas un hasard s’il a abandonné, après Pelléas
et Mélisande, tous ses projets de drame musical : Orphée roi, mais aussi
Le Diable dans le beffroi et La Chute de la maison Usher dont quelques
fragments ont pu pourtant nous être tardivement restitués 1. « trop
Maeterlinck », cette remarque apparaît plusieurs fois dans son anno-
tation en marge du texte d’Orphée-roi, et elle n’épingle pas seulement
des ressemblances (le sommeil d’Orphée et le sommeil de Mélisande 2,
l’accusation d’être trop petite fille 3) : elle dit la méfiance à l’égard de tout
texte. « trop Maeterlinck » cède d’ailleurs parfois la place à « trop dis-
cours » 4. Pour lui, « la musique commence là où la parole est impuissante
à exprimer 5 ». Il imposait donc à segalen un travail difficile, probablement
même impossible : « les contours verbaux » devaient « se sacrifi[er] à
l’hymne futur ». Le lyrisme des mots — mot lui-même si équivoque —
devait « se renonc[er] en faveur de l’autre, lyrisme musical, lyrisme de
la Lyre : — le chant » 6. Il eût donc fallu un miracle, sinon de la lyre, du
moins du lyrisme : que le lyrisme poétique se confondît avec le lyrisme
musical, ou qu’il s’effaçât devant lui.
Mais le chant qui revêt des paroles apparaissait déjà comme une solu-
tion bâtarde à Debussy. Allait-il renouveler l’erreur qu’il avait reprochée

1. Voir mon article dans la Revue de littérature comparée, juillet-septembre 1987, p. 359-368.


2. Segalen et Debussy, textes recueillis et présentés par Annie Joly-segalen et André schaefner,
Correspondance, Entretiens, texte d’Orphée-roi, Éd. du rocher, 1962, p. 265.
3. Ibid., p. 277.
4. Ibid., p. 246.
5. Entretien avec Ernest Guiraud, cité dans Jean Barraqué, Claude Debussy, Éd. du seuil, coll.
« solfèges », 1962.
6. note du manuscrit du 27 août 1907.

166
Orphée-roi de Victor Segalen, ou le miracle de la lyre

à Gluck ? Pouvait-il exiger de segalen qu’Orphée chantât sans paroles ?


Cette dernière constatation du 5 juin 1916 est bien amère : « […] on ne
fait pas chanter Orphée, parce qu’il est le chant lui-même. — C’est une
conception fausse 7. » Dès lors il ne pouvait plus que laisser segalen seul
avec son texte.

Entre la voix pure et la parole, chantée ou non, la lyre était peut-être


un instrument de réconciliation, je n’ose pas dire une bouée de sauvetage.
Elle est l’attribut traditionnel d’Orphée et, à elle seule, elle signale sa
présence. Orphée chez les thraces, sur la peinture de vase conservée au
musée de Berlin, porte la lyre entre les bras. La partition musicale confie
à l’instrument le soin d’annoncer l’arrivée d’Orphée (dans l’opéra de
Gluck) ou même de le représenter (dans le poème symphonique de Liszt,
Orphée). Pour son Orfeo, Monteverdi a prévu une double harpe (un
harpa doppia), qui accompagne en effet Orphée dès son entrée en scène.
Debussy connaît bien cet instrument qu’il a utilisé soit dans l’orchestre
(« sirènes », le troisième des Nocturnes (1899)) soit en soliste (la harpe
chromatique dans les Danses pour harpe et cordes de 1904, l’une sur le
mode dorien, l’autre sur le mode lydien, donc toujours en association
avec le souvenir de la Grèce antique).
C’est à Debussy qu’on doit l’idée du prélude qui précède le lever du
rideau et le prologue :
toute lumière éteinte, derrière le rideau fermé, on entend, claire,
triomphante en l’inaccessible lointain
une voix chantant
toute seule, singulière, avec de grands ébats sauvages […].
On discerne autour d’elle l’irisation d’une lyre nombreuse qui, dans
l’instant où la voix reprend haleine, double les derniers contours du chant
et ne laisse aucun répit au silence 8.

La voix est celle d’Orphée, mais elle est aussi la voix du plus lointain du
monde 9, la voix de l’invisible et de ce qui devrait rester étranger à toute
représentation. La lyre, douée d’une forme et des couleurs de ce qui n’est
encore qu’une irisation, est déjà du visible, déjà du représentable. Elle
permet le passage du nouménal au phénoménal, ou plutôt (parce que le

7. Lettre à segalen.
8. Éd. cit., p. 225.
9. On songe à une autre évocation du chaos, Barbare de rimbaud, dans les Illuminations, et
à « la voix féminine arrivée au fond des volcans et des grottes arctiques ».

167
Mythocritique

vocabulaire schopenhauérien convient mieux ici que le vocabulaire kan-


tien), du monde de la Volonté au monde de la représentation.
si la voix chante dans les ténèbres, la lyre apparaît à la naissance d’une
lumière. Ces ténèbres sont celles d’un chaos, fait de blocs de rocher (le
rhodope 10), mais aussi de « gros blocs de nuit terrestre 11 ». La voix d’Orphée
est celle d’un dieu présidant à une illumination (l’aube de ce fiat lux étant
« ce peu de ciel éclairé par des lueurs affleurant là-haut cette crête boisée »).
Mais c’est moins à la Genèse qu’il convient de penser qu’à un livre qui
a bien davantage marqué Orphée-roi et vers lequel nous oriente une note
de segalen : So sprach Zarathoustra de nietzsche 12. Zarathoustra est, lui
aussi, un familier des cimes et des crêtes 13. Le prologue s’ouvre, de la même
manière qu’Orphée-roi, sur un décor de montagnes où l’aube paraît 14.
J’ajoute que si Zarathoustra parle, il chante aussi, comme Orphée 15.
Il y a, dans Ainsi parlait Zarathoustra, une rivalité autour de la harpe.
Car, si Zarathoustra chante, le vieux magicien chante aussi en s’accom-
pagnant de la harpe (4e partie, « Le Chant de la mélancolie »), et chante
encore le voyageur « qui s’appelait l’ombre de Zarathoustra » (4e partie,
« Parmi les filles du désert »). La harpe marque donc l’entrée dans le
monde de l’ici-bas, cette diminution d’être que connaît Zarathoustra à
partir du moment où il descend de la montagne. Ce moins existe sans doute
aussi dans Orphée-roi, de la voix à la lyre, mais l’instrument va continuer
à exercer une protection tutélaire sur le chanteur après sa descente dans
le monde des hommes.

L’équivalent du vieux magicien pourrait être le Vieillard-Citharède.


Mieux que le Prêtre et le Guerrier, il parvient à attirer Orphée vers le
monde des hommes où, selon l’oracle, il doit être roi. La cithare à quatre
cordes du Citharède paraît dérisoire à côté de la grande Lyre d’Orphée.
10. Rhodopeius vates, appellation d’Orphée dans Ovide, Métamorphoses, X, v. 11-12.
11. Orphée-roi, p. 226.
12. segalen reconnaît qu’il a voulu « faire d’Orphée ce que nietzsche a fait de Zarathoustra :
sien » (notes du premier manuscrit d’Orphée. Les Origines, 27 août 1907).
13. Voir Ainsi parlait Zarathoustra, début de la troisième partie, « Le Voyageur » : « tout
en marchant vers le sommet de la montagne, Zarathoustra songea aux nombreux voyages
solitaires qu’il avait accomplis depuis sa jeunesse et à toutes les montagnes, crêtes et sommets
qu’il avait déjà franchis. »
14. Prologue, § 1 : « Lorsque Zarathoustra eut atteint l’âge de trente ans, il quitta son pays natal
et le lac de son pays natal et s’en alla dans la montagne. Là il jouit de son esprit et de sa solitude
et durant dix ans ne s’en lassa pas. Mais enin son cœur se transforma — et un matin il se leva
avant l’aube, se plaça devant le soleil et lui parla ainsi. »
15. Voir par exemple Le Nocturne ou Le Chant funèbre, dans la seconde partie, où à Ainsi
parlait Zarathoustra se substitue Ainsi chantait Zarathoustra.

168
Orphée-roi de Victor Segalen, ou le miracle de la lyre

segalen s’est sans doute souvenu d’un livre qui est une de ses sources et
un chaînon entre nietzsche et lui, Les Grands initiés (1889) d’Édouard
schuré. Au début du Livre V (« Orphée. — Les mystères de Dionysos »)
est décrite « sa lyre aux sept cordes » qui « embrasse l’univers : chacune
d’elles répond à un mode de l’âme humaine, contient la loi d’une science
et d’un art » 16. Qu’est à côté la misérable tétracorde ? Eurydice, qui en a
joué quelquefois chez son père, s’étonne de la différence :
[…] Oh ! voici ta Lyre. Comme elle est grande et courbée ! Elle a des
cordes bien tendues…
Elle a des cordes nombreuses : quatre, et huit et douze… Douze cordes,
est-ce donc permis 17 ?

Émouvante est la reconnaissance à partir du connu. Eurydice est comme


une aveugle qui touche d’abord les quatre cordes, comme sur la lyre de
son père, et découvre avec surprise que la lyre d’Orphée a d’autres cordes.
Prodigieuse est l’extension par le multiple : au 4 + 3 est préféré ici le 4 x
2, puis le 4 x 3. À l’acte II, le Prêtre s’indigne qu’Orphée ait multiplié les
cordes de la Lyre, qu’il ait changé les nombres consacrés 18.
La Lyre n’est pas seulement l’instrument d’Orphée. Elle est sa pre-
mière compagne. segalen est le seul parmi ses contemporains à lui avoir
accordé tant d’importance, et dans Orphée-roi elle devient un personnage
à part entière. Une véritable rivalité dramatique, que je n’ose appeler
rivalité amoureuse, se fait jour à partir du moment où, déléguée par le
Vieillard-Citharède, Eurydice vient chercher Orphée et, au sens propre,
le séduire. Dans la scène 2 de l’acte I, alors qu’Orphée s’est tapi dans un
repaire profondément reculé, et qu’il est fasciné par l’apparition, par la
présence d’Eurydice et le son de sa voix, Eurydice l’emporte, et précisé-
ment parce qu’elle était une voix, une voix inconnue d’Orphée, une voix
« inouïe 19 ». Au contraire, à l’acte II, Orphée s’enfuit le long du fleuve, et
Eurydice se plaint d’être abandonnée au profit de sa rivale. Elle prétend
même avoir été cinglée par une corde de la lyre qui s’est rompue toute
seule par vengeance :
Voilà d’où vient ton mépris de moi, et les haines autour de toi-même :
ta lyre,

16. Les Grands initiés. Esquisse de l’histoire secrète des religions, rééd. Librairie académique
Perrin, 1960 ; Le Livre de poche, no 1613-1614-1615, p. 269-270.
17. Orphée-roi, p. 247.
18. Orphée-roi, p. 258.
19. Ibid., p. 246 : « Il s’en vient vers moi quelque chose d’ignoré, d’inouï. »

169
Mythocritique

Je la déteste : elle te possède, elle t’ensorcelle… Mais je te délivrerai […] 20.

Debussy persifle quand, en marge du manuscrit, il écrit « si toutes


pouvaient casser ainsi », ou « Qu’elles cassent toutes », souhaitant sans
doute faire taire de cette manière cette Eurydice trop bavarde…
Mais il faut encore attendre pour que la Lyre aille au terme de sa protes-
tation. À l’acte III, elle triomphe apparemment d’Eurydice qui, obéissant à
son père, est revenue vers Orphée, prête à toutes les concessions, acceptant
non seulement la présence de la Lyre (« Pardonne-moi, oublie-moi et
reprends toute ta lyre 21 »), mais d’être investie par la musique au point de
devenir musique elle-même, et d’en mourir. Cette idée est peut-être l’une
des plus belles du drame, et l’une des transpositions les plus intéressantes
de la mort d’Eurydice, traditionnellement piquée par un serpent. Comme
si nietzsche et le chapitre « De la morsure de la vipère » dans Ainsi parlait
Zarathoustra l’avait débarrassé de ce motif, segalen a préféré imaginer la
mort d’Eurydice comme l’analogue de la mort de sémélé :
Je suis sa servante, je suis prête.
Qu’elle éclate en pluie d’or ou de sang ! Je suis sa victime.
Maître, prends ta Lyre dans tes bras 22.

Grâce à la lyre, qui devient une manière d’anneau nuptial, Eurydice peut
chanter tout entière sous la voix d’Orphée, elle peut être une voix unie à
sa voix, réalisant à la fois l’affranchissement de la chair et la constitution
de la voix androgyne 23.
L’acte IV correspond à la traditionnelle descente dans l’Hadès (c’était
l’acte IV, Negromantico dans le premier Orphée théâtral connu, la Fabula
di Orfeo d’Ange Politien, publiée pour la première fois en 1494). Là encore,
segalen a profondément modifié l’épisode, sans être toutefois aussi direc-
tement original que pour la mort d’Eurydice. Il se souvient visiblement et
de schuré et de nietzsche ou plutôt, une fois encore, il retrouve nietzsche
par l’intermédiaire de schuré. L’action se déroule dans un « profond
hypogée », et le titre de cet Acte IV précise : « Le temple sous terre et
l’antre. » « On entend un bruissement allègre de la lyre » 24, comme à

20. Ibid., p. 273.


21. Ibid., p. 291.
22. Ibid., p. 294.
23. C’est un thème important de la pièce. La voix d’Orphée a besoin de son complément
féminin pour atteindre sa perfection.
24. Orphée-roi, p. 309.

170
Orphée-roi de Victor Segalen, ou le miracle de la lyre

l’acte II de l’Orphée de Gluck quand le héros pénètre dans le royaume des


ombres. Orphée vient rechercher Eurydice perdue : « Il veut descendre
ici-bas pour la réclamer à la terre », commente le Vieillard-Citharède 25.
Du plus profond de l’antre on voit naître une Forme voilée. Ce n’est
qu’une fausse Eurydice, une Ménade déguisée qui, après avoir été jalouse
de la fille du Citharède, veut se venger. L’idée vient des Grands Initiés, de
l’antre où Aglaonice, la prêtresse d’Hécate et l’amante d’Eurydice 26, épie
l’hiérophante objet de sa haine. Cet antre plein de vapeurs méphitiques
rappelle moins le traditionnel antre de trophonios que la caverne de
Zarathoustra, celle d’où il doit sortir, à la fin du livre, pour aller vers la
force et le soleil.
La Ménade en transe se jette sur Orphée, cherche à l’enlacer. Orphée
dresse sa lyre comme une arme pour se défendre, puis « d’un sursaut ful-
gurant, il déchire le réseau de la Lyre ; et le crèvement des cordes et leurs
cinglements trament l’Antre, / (qui se fend comme un fruit) de rayons
faisant au plus profond de l’épaisseur une échappée radieuse, / par où,
d’un seul bond, s’évade et disparaît orphée. / Puis tout l’Antre retombe,
écrasant la ménade / avec un obscur fracas. / Les ténèbres referment
leur rideau 27 ». segalen avait déjà utilisé cette idée pour sa nouvelle Dans
un monde sonore, et dans un climat de misogynie vaguement analogue.
Orphée, déçu par Eurydice, s’apprêtait à fuir sans elle les Enfers :
D’un coup de voix, il déchira la trame de sa lyre : la corne ployée le frappa
dans la poitrine, et les fils, en cassant, mordirent ses poignets et ses ongles.

La lyre est donc à la fois l’instrument et le symbole de la force d’Orphée :


très tôt, elle est apparue comme son sceptre (car il était roi bien avant
d’être roi des hommes) ; elle gronde comme la foudre ; elle a la lumière de
l’éclair. sa destruction, nécessaire pour qu’éclate le cachot infernal, n’est
que temporaire. Quand, dans l’Acte V, Orphée regagne la Montagne et
les airs sonores, la lyre doit avoir « repris ses cordes » : c’est une exigence
de Debussy, clairement notée en marge du manuscrit 28, comme s’il n’était
plus possible de poursuivre l’évocation de l’aventure d’Orphée sans la
musique instrumentale, donc sans que soit complet le « monde sonore ».
Cette résurrection indique déjà que l’Acte V sera plus que jamais celui
du miracle de la Lyre. Dans l’Acte I, que ce dernier acte redouble à bien des
25. Ibid., loc. cit.
26. Les Grands Initiés, éd. cit., p. 309 et suiv.
27. Orphée-roi, p. 327.
28. Éd. cit., p. 330 n.

171
Mythocritique

égards, la Lyre manifestait quand Orphée proférait son nom. Maintenant


elle manifeste quand il profère celui d’Eurydice, quand il lance ce nouvel
appel qui importe bien plus que la quête ténébreuse de l’Acte IV. Le texte
initial, que Debussy a trouvé « joli, très joli », est plus net à cet égard que
celui qui a été définitivement retenu :
orphée
sans répondre, effleure les cordes de sa lyre qui s’éveille et aussitôt des milliers
de petites voix bruissent et murmurent avec douceur… partout dans l’air… au
bout des arbres… dans les feuilles qui tournoient… une cascade qui frémit…
et un mot surgit de tout cela comme une source vive aux milliers de racines
Eurydice !
Et l’éveil de la lyre a gagné la montagne qui s’extasie doucement sur ce nom 29.

C’est donc une symphonie cosmique et une symphonie orphique à la fois


qui naît de la lyre, instrument définitif d’une célébration de la femme
aimée, après les doutes de l’Acte IV. Eurydice ressuscite dans le monde,
dans toutes les composantes de la mélodie de l’univers, au moment où
Orphée tient « sa Lyre ressuscitée dans les bras ». Là où le retour en
arrière a échoué 30, le grand oui l’emporte, essentiel chez nietzsche à la
pensée de midi 31.
segalen ne peut pourtant éluder la mort d’Orphée, victime des Ménades
en furie. Cette représentation traditionnelle ne doit rien cette fois au
dionysiaque nietzschéen. Mais segalen concilie la version d’Ovide et celle,
plus récente, de schuré. Dans le Livre XI des Métamorphoses, le fleuve
Hèbre reçoit la tête d’Orphée, détachée de son tronc, et sa lyre. Alors se
produit ce qu’Ovide déjà considère comme un miracle (mirum ! est en
incise au vers 51) :
[…] medio dum labitur amne
Flebile nescio quid queritur lyra, flebile lingua
Murmurat exanimis, respondent flebile ripae.
et sa lyre, tandis qu’elle est emportée au milieu de ton fleuve, cette lyre
plaintivement fait entendre je ne sais quels reproches, plaintivement la
langue privée de sentiment murmure, plaintivement répondent les rives 32.

29. Ibid., p. 335 n.


30. Voir dans les fragments poétiques posthumes de 1888 (dans Dithyrambes de Dionysos,
Gallimard, 1974, p. 174-175, le fragment Wirf dein Schweres in die Tiefe).
31. Voir Le signe à la in de Ainsi parlait Zarathoustra.
32. XI, 51-53 ; trad. Joseph Chamonard, Garnier, 1953, t. II, p. 179.

172
Orphée-roi de Victor Segalen, ou le miracle de la lyre

Au miracle de la lyre se substitue dans Les Grands Initiés le miracle de la tête :


[…] il expira. Penchée sur son cadavre, la magicienne de thessalie, dont
le visage ressemblait maintenant à celui de tisiphône, épiait avec une joie
sauvage le dernier souffle du prophète et s’apprêtait à tirer un oracle de
sa victime. Mais quel fut l’effroi de la thessalienne, en voyant cette tête
cadavéreuse se ranimer à la lueur flottante de la torche, une pâle rougeur se
répandre sur le visage du mort, ses yeux se rouvrir tout grands et un regard
profond, doux et terrible se fixer sur elle… tandis qu’une voix étrange — la
voix d’Orphée — s’échappait une fois encore de ces lèvres frémissantes
pour prononcer distinctement ces trois syllabes mélodieuses et vengeresses :
Eurydice 33 !

segalen, se rappelant sans doute le tableau de Gustave Moreau, Jeune


fille thrace portant la tête d’Orphée, a imaginé la réunion de la tête et de la
lyre. La fusion s’est opérée dans l’instant qui a précédé immédiatement
l’agression des Ménades 34.
orphée
élève lentement sa Lyre comme un bouclier devant sa face…
Et le masque sonnant, peu à peu se substitue à son visage humain 35.

Aussi ce qui s’élève au-dessus de l’abîme, après la mort d’Orphée et


la mort du Vieillard-Citharède, est cette tête-lyre, « intacte, mortelle à
tous, bienfaisante, irréelle, harmonieuse ». Ce mouvement ascensionnel,
fréquent dans l’œuvre de Gustave Moreau, s’accompagne d’une inter-
rogation qui a dû être celle de Debussy : est-ce la lyre qui joue, est-ce la
tête qui chante ? À cette question le texte de segalen répond : « dans
cette ascension fulgurante » (comme l’était la lyre elle-même) le Chant
s’affirme, et c’est
la voix première d’orphée
— dominant de son épiphanie le sol lourd, les bois et les roches, les jeux, les
amours et les cris, et se haussant, triomphante, — qui règne au plus haut des
cieux chantants 36.

33. Les Grands Initiés, éd. cit., p. 314.


34. C’est Debussy qui a orienté segalen vers Gustave Moreau. segalen a visité le musée Gustave
Moreau et il a même projeté d’écrire une étude sur le peintre. Moreau a représenté plusieurs
fois Orphée (Orphée, 1865 ; Jeune ille thrace portant la tête d’Orphée, 1865-1866 ; La Douleur
d’Orphée, 1887 ; Orphée sur la tombe d’Eurydice, 1890-1891, etc.).
35. Orphée-roi, p. 339.
36. Ibid., p. 341.

173
Mythocritique

On ne passe plus de la Voix à la Lyre, comme dans le prélude, mais


de la Lyre à la Voix, pour être réintroduit là où se trouve Orphée, dans
l’Ailleurs de l’Exote, dans le monde sonore du Musicien, dans le silence
d’où vient et où rentre l’œuvre.

Le miracle de la Lyre, tel que nous le présente la fin du texte de segalen,


c’est le triomphe du Chant sur ce qui n’a été et n’a voulu être qu’un
instrument. Debussy aurait donc dû écrire une dernière page, ou une der-
nière ligne, qu’on imagine monodique, sans accompagnement. Or, c’est
peut-être l’inverse qui s’est produit. Je voudrais présenter ce qui n’est sans
doute qu’une hypothèse, mais devrait déranger l’idée reçue d’un Claude
Debussy qui, à la fin de sa vie, serait devenu Claude de France. L’inspiration
antique est singulièrement présente dans ses dernières œuvres, par exemple
dans les Six épigraphes antiques (pour deux pianos ou pour piano à quatre
mains) de 1914, ou dans l’énigmatique Syrinx pour flûte seule de 1912.
Ces pages ont été écrites au cours des années qui auraient dû être celles
de la composition d’Orphée-roi. Et à défaut d’une Phorminx absente, il
existe cette Sonate pour flûte, alto et harpe, de septembre-octobre 1915,
où il flirte une fois encore avec le mode lydien et qui n’est pas l’aimable
divertissement à la française qu’on imagine quelquefois. Lui-même la
ressentait comme « affreusement mélancolique », et il ajoutait : « Je ne
sais pas si l’on doit en rire ou en pleurer, peut-être les deux. »
Cette sonate s’ouvre sur une « Pastorale », donc dans un paysage
orphique traditionnel dont il restait quelque chose chez segalen (le fleuve,
le bois plein de rumeurs), même si ses hommes frustes, vêtus de peaux de
bêtes, n’avaient pas la douceur des bergers d’Arcadie. Elle se continue
par un « Interlude » qui retient d’autant plus l’attention que ce titre
apparaît à la fin de l’Acte IV d’Orphée-roi pour un passage auquel Debussy
accordait une importance extrême : au sortir de l’antre ténébreux, ce
devait être une « fuite vers la lumière », une évanescence plutôt. Et dans
le « Finale », le jeu concertant de l’alto et de la flûte, les appels éperdus
de celle-ci ne seraient rien sans le grand enveloppement sonore de la harpe
— j’allais dire de la lyre.
Phorminx, cette œuvre existe d’ailleurs peut-être. C’est l’hommage
que Manuel de Falla rendit au compositeur en 1920, l’Hommage pour le
tombeau de Claude Debussy, qui est écrit pour la guitare seule et où une
citation pourtant permettait d’entendre encore une fois l’une de ces
« voix chères qui se sont tues ».

174
Biographie et autobiographie dans Feux
de Marguerite Yourcenar

Dans le volume de la Bibliothèque de la Pléiade qui rassemble en 1982 ses


Œuvres romanesques, Marguerite Yourcenar est son propre préfacier et
même son propre biographe. Elle n’abandonne à un autre, Yvon Bernier,
que la bibliographie. La chronologie est la sienne, ou du moins elle a été
soigneusement contrôlée par elle. tous les éléments biographiques que
contient cette chronologie ou que rassemblent préfaces ou postfaces
tardives ressortissent donc à l’autobiographie, si l’on veut bien prendre
le mot au sens le plus strict du terme. L’auteur n’écrit pas le récit de sa
propre vie ; il se réserve le privilège d’en parler. C’est une manière d’auto-
biographie de droit.
La Préface écrite en 1967 pour Feux constitue à cet égard un cas exem-
plaire. Marguerite Yourcenar y présente le livre comme le « produit d’une
crise passionnelle », d’un « amour vécu », d’un « amour total pour
un être en particulier, avec ce qu’il comporte de risque pour soi et pour
l’autre, d’inévitable duperie, d’abnégation et d’humilité authentiques,
mais aussi de violence latente et d’exigence égoïste ». Quel était cet « être
en particulier », la Préface se garde bien de nous le dire. La chronologie
respecte le même principe de réserve dans la confidence :
En 1935, elle commence Feux à Constantinople, au cours d’un voyage en
mer noire, entrepris avec un ami grec, le poète et psychanalyste André
Embiricos, à qui elle dédicacera Nouvelles orientales. Elle termine ensuite
le livre à Athènes.

Dans leur sobriété, les deux textes que je viens de citer doivent permettre
de caractériser la manière autobiographique de Marguerite Yourcenar.
Dans la Chronologie, elle impose la distance du fait brut. Historienne, elle

175
Mythocritique

rappelle des dates, elle suit la ligne d’une continuité qui conduit de Feux
aux Nouvelles orientales. Géographe, elle indique des lieux, elle dessine une
aventure qui reproduit les grandes entreprises des Achéens, à commencer
par la guerre de troie — le voyage par mer en Asie Mineure, le retour en
Athènes. Biographe, elle se contente de signaler un voisinage, un compa-
gnonnage et d’indiquer deux traits caractéristiques du compagnon. Dans
la Préface de 1967, elle adopte presque immédiatement le point de vue
du moraliste. très vite son amour d’autrefois s’efface devant l’« amour
fou » dans sa vérité la plus générale — amour « scandaleux parfois, mais
imbu néanmoins d’une sorte de vertu mystique ». Il se fond avec ce qu’elle
appelle elle-même une « notion ». Entre la sécheresse de la chronique et
l’austérité de la traduction abstraite, il n’y a pas de place, apparemment,
pour la confidence personnelle. tantôt Marguerite Yourcenar parle
d’elle-même comme d’une autre, à la troisième personne. tantôt elle se
confond avec les autres, dans la grisaille d’une vérité commune.
Le titre même du livre publié en 1935, Feux, attestait cette double dis-
crétion. C’étaient les feux du Bosphore, ceux que l’Agamemnon d’Eschyle
rallumait pour l’imagination des auditeurs de la tragédie grecque, le système
de relais qui permit à la Grèce d’apprendre la chute de troie, les « feux
de joie des sentinelles », qui s’allumèrent sur les cimes. Phèdre, Achille,
Patrocle, Antigone, Léna, Marie-Madeleine, Phédon, Clytemnestre,
sappho, seront les feux tour à tour allumés pour signifier quelle chute
dans l’incendie de l’amour ?
Brûlé de plus de feux… Bête fatiguée, un fouet de flammes me cingle les
reins. J’ai retrouvé le vrai sens des métaphores de poètes. Je m’éveille chaque
nuit dans l’incendie de mon propre sang.

L’incipit, avec son masculin, laisse deviner l’autre réserve, que la Préface de
1967 exprimera en clair. Feux, « Brûlé de plus de feux », toutes ces cita-
tions tronquées aboutissent enfin à la citation complète du vers, « Brûlé
de plus de feux que je n’en allumai », amère constatation de Pyrrhus
amoureux d’Andromaque dans la tragédie de racine. « Pyrrhus, je pense
à vous », ce pourrait être le point de naissance du recueil de Marguerite
Yourcenar comme « Andromaque, je pense à vous » lance le célèbre
poème de Baudelaire, Le Cygne.
Andromaque, le cygne, la négresse phtisique étaient pour Baudelaire
des allégories, lui permettant de se dire lui-même à travers les autres. Il
en ira ainsi, pour Marguerite Yourcenar, de Pyrrhus, et des neuf figures

176
Biographie et autobiographie dans Feux de Marguerite Yourcenar

auxquelles correspondent dans Feux les « narrations empruntées à la


légende ou à l’histoire ». Mais ces narrations sont précédées et suivies de
notations personnelles, comme détachées d’un journal intime sans dates,
d’un carnet de damné[e] brûlée des feux de l’amour. Le texte du livre se
tisse à la faveur d’un entrelacs du direct et de l’indirect (j’emprunte cette
opposition à Marguerite Yourcenar dans la Préface de 1967 : « Dans Feux,
ces sentiments et ces circonstances s’expriment tantôt directement, mais
assez cryptiquement, par des “pensées” détachées, qui furent d’abord
pour la plupart des notations de journal intime, tantôt au contraire indi-
rectement, par des narrations empruntées à la légende ou à l’histoire et
destinées à servir au poète de supports à travers le temps »).
Marguerite Yourcenar le dit elle-même : la biographie reste « cryp-
tique ». Les notes du journal n’apporteront pas de nom, pas de fait brut.
Elles nous laissent à deviner ce qui fut une aventure passionnée, douloureuse,
mais acceptée comme telle. On peut la présenter comme une tragédie,
avec ses actes successifs. On est d’abord introduit in medias res, dans un
amour d’une plénitude absolue. « Il y a entre nous mieux qu’un amour :
une complicité. » Cet amour n’a à pâtir ni de l’absence (« Absent, ta
figure se dilate au point d’emplir l’univers »), ni bien sûr de la présence
(l’amant atteint alors « aux concentrations des métaux les plus lourds,
de l’iridium, du mercure »). Il n’est ni malheureux ni heureux (« Il n’y a
pas d’amour malheureux : on ne possède que ce qu’on ne possède pas. Il
n’y a pas d’amour heureux : ce qu’on possède, on le possède plus »). Cet
amour ne cache pas ses attaches charnelles. Il ne veut pas seulement faire
intervenir le « cœur », mais le « corps », qui est même préféré au cœur.
Les partenaires ne se voilent pas les faiblesses de l’autre, ses défauts. C’est
ce que l’amante appelle « aimer les yeux ouverts ». Et c’est un amour
plus fou encore qu’aimer les yeux fermés. Mais une rupture intervient.
L’amour-propre semble l’avoir emporté sur l’amour. L’amante a le
sentiment que l’amant ne l’aime plus. C’est l’acte II, celui de la chute
de l’amant. L’absence est désormais ressentie comme telle, et elle n’est
plus la chance d’une plénitude plus grande. Il en résulte — et ce pourrait
être le troisième acte — une chute de l’amante. sans doute a-t-elle déjà
vécu une chute (« J’ai touché le fond. Je ne puis tomber plus bas que ton
cœur »). Mais la chute nouvelle est bien plus sévère. Elle s’affaisse, comme
un fusillé. Elle gémit de ne pas, de ne plus servir. Elle éprouve au fond
d’elle-même une douleur, « comme une espèce d’horrible enfant ». Elle
vit l’amour comme un châtiment. Mais elle se résigne — et ce pourrait être

177
Mythocritique

le quatrième acte. Ce n’est plus des défauts qu’il s’agit, mais de défaut —
du manque : « Je supporte ton défaut. On se résigne au défaut de Dieu. »
ne plus se donner, c’est se donner encore. « J’accepte de souffrir. » Bien
plus, elle veut se relever, elle refuse la chute. Cette résistance, au sens fort
du terme, constitue le cinquième acte :
Je ne tomberai pas. J’ai atteint le centre. J’écoute le battement d’on ne sait
quelle divine horloge à travers la mince cloison charnelle de la vie pleine de
sang, de tressaillement et de souffles. Je suis près du noyau mystérieux des
choses comme la nuit on est quelquefois près d’un cœur.

Le cœur retrouvé : mais c’est le cœur du monde ou le cœur de Dieu.


L’épreuve de l’amour fou a permis l’accès à une transcendance. La tragédie
tend à s’achever en Divine Comédie…
Je ne propose pas sans hésiter cette division en cinq actes. Elle pourrait
laisser penser qu’ils correspondent aux différentes séquences de notations
intimes. Or ce ne serait pas juste. D’abord parce que ces séquences sont
au nombre de dix (c’est, il est vrai, deux fois cinq). Mais surtout parce que
les notations sont souvent mêlées, surtout dans les premières séquences.
C’est peu à peu qu’émerge la force de résignation et de résistance, qui
triomphe dans la conclusion du livre.
Le fait que cette division en cinq actes soit possible indique pourtant
assez clairement que ces séquences intimes ne sont pas aussi libres qu’on
aurait pu le penser. Je vais encore réduire cette marge d’indépendance et
d’invention. En effet, il m’a semblé que, déjà dans ces séquences directes,
s’infiltrait l’expression indirecte. Ou, en d’autres termes, l’autographie y
est cernée, réduite par l’hétérographie. Dès la troisième série de notations
intimes, l’expression aphoristique s’enrichit de notations mythologiques,
volontiers familières et ironiques, même si elles sont chargées de gravité :
Le Destin est gai. Celui qui prête à la Fatalité on ne sait quel beau masque
tragique ne connaît d’elle que ses déguisements de théâtre. Un mauvais
plaisant inconnu répète la même scie grossière jusqu’aux nausées de l’agonie.
Il flotte autour du sort une vague odeur de chambre d’enfant, de boîte
vernissée d’où sortent les diables de l’Habitude, de placards d’où nos
bonnes, grotesquement affublées, s’élançaient tout à coup dans l’espoir
de nous faire crier. Les personnages des Tragiques sursautent, dérangés
brutalement par le gros rire du tonnerre. Avant d’être aveugle, Œdipe n’a
fait toute sa vie que jouer à colin-maillard avec le sort.

Ou bien encore

178
Biographie et autobiographie dans Feux de Marguerite Yourcenar

Un enfant, c’est un otage. La vie nous a.

Il en va de même d’un chien, d’une panthère ou d’une cigale. Léda disait :


« Je ne suis plus libre de me suicider depuis que j’ai acheté un cygne. »
Parfois cette expression mythologique reste implicite. C’est ce qui
se passe avec l’incipit de la sixième séquence « Brûlé de plus de feux »,
où Marguerite Yourcenar n’utilise pas les guillemets de la citation et où
seul l’emploi du masculin met le lecteur en état d’alerte. Dès la troisième
notation de la première séquence, le procédé bat son plein :
Absent, ta figure se dilate au point d’emplir l’univers.

C’est un rappel de la célèbre évocation d’Antoine par Cléopâtre dans la


tragédie de shakespeare.
L’hétérographie est reine dans les neuf narrations qui rompent le fil des
pensées intimes et qui, en fait, le continuent puisque ce fil était déjà teinté
de mythologie. Ce n’est pas un hasard si la première de ces narrations est
consacrée à Phèdre, la fille de Minos et de Pasiphaé. Dans les dédales du
labyrinthe crétois, Marguerite Yourcenar dévide, non le fil d’Ariane, mais le
fil de Phèdre. Et ce fil n’est autre que le labyrinthe lui-même, les méandres
de son Destin qu’elle ne connaissait que sous forme d’inscriptions sur la
muraille et qu’elle a emporté avec elle. raconter sa fuite avec Ariane, la
préférence que lui accorda thésée, la feinte de naxos, ses relations avec
son beau-fils Hippolyte, le retour du roi volage, la mort d’Hippolyte et le
suicide de Phèdre, c’est retrouver ce signe labyrinthique, pas plus « cryp-
tique » peut-être que celui qui était déposé par Marguerite Yourcenar
dans les séquences intimes de Feux. Cette première narration s’intitule
Phèdre ou le désespoir. Mais peut-on parler de désespoir quand tout finit
sur un merci ? Je dirais plutôt : « Phèdre, ou l’acceptation d’un destin. »
La tragédie s’achève, là encore, en comédie, au sens dantesque du terme.
Avec Achille ou le mensonge et Patrocle ou le destin, l’hétérographie va
en s’éloignant davantage encore vers l’autre. Apparemment, du moins.
Même si Achille à scyros est déguisé en femme parmi des femmes qui
ne s’y trompent point, même si la figure de Penthésilée, la reine des
Amazones, vient se confondre presque aux yeux d’Achille en deuil avec
les traits de Patrocle abattu par Hector, la fascination exercée par l’un des
jeunes guerriers sur l’autre l’emporte sur toute relation entre l’homme et
la femme. Mais Marguerite Yourcenar sait bien que les feux brûlent d’un
feu plus vif que jamais dans les passions homosexuelles. Elle semble prête

179
Mythocritique

à leur laisser la place quand elle imagine Misandre libérant Achille après
avoir hésité. Mais, comme la rivale de Déidamie, elle est convaincue qu’on
ne lutte pas contre une passion adverse qui a la force d’un destin. Et si le
combat entre Achille et Penthésilée s’achève sur un hommage rendu à la
femme, elle a été une adversaire acharnée, mais vaincue.
Antigone ou le choix permet une sorte de revanche de la femme. Elle a
ici le beau rôle, la fière jeune fille qui décide sans hésiter de quitter le havre
de Colone, d’arracher aux vautours le corps de Polynice et de le soulever
comme une croix, et de renoncer au lit nuptial pour la froide couche du
tombeau. La fidèle s’oppose à l’infidèle amant de Feux. Quand Hémon
rejoint volontairement Antigone dans la mort, on a l’impression que le
choix d’Antigone a entraîné le sien. Peut-être, comme un des sortilèges
mis en œuvre par les magiciennes de théocrite, le récit aurait-il le pouvoir
magique de ramener l’absent. Mais l’important est que le cœur d’Antigone
soit devenu « le pendule du monde », imitant « l’horloge de Dieu »
— pendule dont le balancier n’est autre que la corde où se balancent les
cadavres des deux pendus, du couple une fois de plus réuni dans la mort.
Antigone se balance. Madeleine tombe, « les bras en croix, entraînée
par le poids de [s]on cœur ». Deux fois, elle a découvert ce qu’elle a pris
pour une trahison, et n’était qu’une fausse absence : quand son fiancé,
Jean, l’a quittée en pleine nuit pour rejoindre le Christ ; quand Jésus, à son
tour, a déserté le tombeau où, embaumé, elle avait pris soin de le déposer.
Dépossédée de tout par Dieu, elle a été sauvée par lui. Comme on dit
vulgairement, elle a été « refaite ». Mais elle a été aussi « refaite par les
mains du seigneur ». En cela, elle dépasse la silencieuse Léna, la servante
d’Aristogiton, qui s’était coupé la langue pour ne pas trahir son maître
et son amant, coupable pourtant de s’être enfui avec le bel Harmodios.
Conformément au mouvement d’ensemble des séquences intimes et
du livre tout entier, Phédon ou le vertige raconte la découverte de la liberté.
Ébloui par la Beauté d’Alcibiade, ce presque-dieu qui l’a acheté à prix d’or
dans un bordel athénien, Phédon s’attendait à devenir son giton. Mais
Alcibiade ne l’a acheté que pour le donner à son compagnon, socrate, et
le voici qui, appelé par la guerre de sicile, disparaît déjà dans le tonnerre
de son char. Grâce à socrate, Phédon va comprendre que « le destin n’est
qu’un moule creux où nous versons notre âme, et que la vie et la mort
nous acceptent pour sculpteurs ». socrate est venu enseigner aux jeunes
hommes qu’il ne faut se fier qu’à son âme, et à Phédon que la Mort peut
avoir plus de charmes qu’Alcibiade. Mais il ne l’a lui-même appris qu’en

180
Biographie et autobiographie dans Feux de Marguerite Yourcenar

allant au-delà du doux charme du sourire d’Alcibiade ou des cheveux de


Phédon. La beauté, l’amour n’ont de vertus qu’initiatiques. C’est la valeur
que Marguerite Yourcenar veut conférer à l’épreuve passionnelle qu’elle
achève de traverser, comme un acrobate dansant au-dessus de l’abîme.
Le crime de Clytemnestre est, au sens fort du terme, un crime d’amour.
Et n’allez pas croire que la reine de Mycènes ait trompé Agamemnon
en couchant avec le jeune Égisthe : « L’adultère n’est souvent qu’une
forme désespérée de la fidélité. si j’ai trompé quelqu’un, c’est sûrement
ce pauvre Égisthe. J’avais besoin de lui pour savoir jusqu’à quel point
celui que j’aimais était irremplaçable. » Le couteau était même destiné
au jeune amant, et devait le tuer. Mais Clytemnestre, en passant devant
un miroir, a brusquement pris conscience de ses cheveux gris. À l’arrivée
d’Agamemnon, elle découvre que lui aussi a changé. Et il est accompagné
de Cassandre, cette « espèce de sorcière turque » qu’il a choisie pour sa
part de butin et qui porte un enfant de lui. C’est donc lui qu’elle a tué,
en définitive, oh ! non pas par vengeance, mais pour l’obliger en mourant
à la regarder en face, « pour le forcer à se rendre compte qu’[elle n’était]
pas une chose sans importance qu’on peut laisser tomber, ou céder au
premier venu ». Mais cela ne suffit pas, et le fantôme d’Égisthe revient
la tourmenter.
À partir de Marie-Madeleine ou le Salut, Marguerite Yourcenar a pré-
féré la première personne à la troisième personne, le récit engagé au récit
objectif. Entre le monologue des séquences intimes, la série des narrations
a donc tendu à prendre la forme d’un polylogue invectif (puisque l’amant
infidèle en est la cible), mais surtout d’un polylogue inventif où les mythes,
apparemment mis au service de l’expression personnelle, se modifient au
gré de cette expression.
Le dernier récit du polylogue, Sappho ou le suicidé, va apporter un ultime
raffinement. En effet, il est encore à la première personne. Mais ce n’est
plus l’héroïne qui parle, comme Marie- Madeleine ou Clytemnestre, ou
comme parlait Phédon, c’est un témoin (mais à dire vrai, qu’étaient Phédon,
Marie-Madeleine, et peut-être même Clytemnestre, sinon des témoins ?).
Ce n’est donc pas sappho qui parle, mais quelqu’un qui a vu sappho :
Je viens de voir au fond des miroirs d’une loge une femme qui s’appelle
sappho. Elle est pâle comme la neige, la mort, ou le visage clair des lépreuses.
Et comme elle se farde pour cacher cette pâleur, elle a l’air du cadavre d’une
femme assassinée, avec sur ses joues un peu de son propre sang.

181
Mythocritique

C’est une sappho vieillie, de poétesse devenue acrobate. Ici l’autobiogra-


phie rejoint la biographie : Marguerite Yourcenar révélera dans la Préface
de 1967 que ce récit est issu d’un spectacle de variétés à Péra, et qu’il a
été écrit sur le pont d’un cargo amarré sur le Bosphore, tandis que le
gramophone d’un ami grec tournait inlassablement une rengaine améri-
caine sur le trapéziste volant. Comme Achille a cru retrouver Patrocle en
Penthésilée, sappho a cru retrouver dans le jeune Phaon l’infidèle Attys, la
disparue. Elle renonce à elle au profit de lui, qui l’observe ironiquement,
qui se travestit en Attys, un peu pour lui faire plaisir et un peu pour se
moquer d’elle. Mais elle sait que ses baisers, ses étreintes ne seront pas les
mêmes. Phaon n’est là que pour mieux lui faire comprendre qu’elle est
désespérément hantée, lugubrement cernée par le spectre de l’absente. La
seule issue est le suicide. sappho l’acrobate se jette du haut de son trapèze…
Le monologue vient alors rompre le polylogue, comme un mauvais
cauchemar : « Je ne me tuerai pas. On oublie si vite les morts. » La fin du
conte est écrite, comme si le regard de Phaon l’emportait. « Il ne s’agit
pas d’un suicide. Il ne s’agit que de battre un record. » Le désespoir est
conjuré au profit de la volonté de construire. « On ne bâtit un bonheur
que sur un fondement de désespoir. Je crois que je vais pouvoir me mettre
à construire. » C’est une autre manière d’écrire sa vie que d’inscrire le
projet. La biographie n’appartient qu’à moi (« Qu’on n’accuse personne
de ma vie »). Car j’ai voulu ma vie telle qu’elle a été. Désormais aussi, elle
sera telle que je la veux — autobiographie au sens le plus fort du terme.

182
La tentation prométhéenne,
une igure mythique de l’engagement littéraire

Il peut sembler inopportun de faire intervenir une figure mythique comme


celle de Prométhée dans le cadre d’un débat sur la littérature engagée. Et
ceci au moins pour trois raisons qui tiennent à trois antinomies : celle du
passé et du présent, celle du mythe et de la réalité, celle du mythe et du livre.
Peut-on parler en effet d’engagement en dehors de l’actualité ? On
attendait une circonstance, non de l’histoire ancienne ; un geste, non
une geste. C’est que — si l’on exclut le problème purement terminolo-
gique — il n’est pas sûr que l’engagement de l’écrivain date de la seconde
Guerre mondiale, comme tend à nous le laisser croire Jean-Paul sartre.
Quand Eschyle fait jouer sa trilogie de Prométhée, en 472 avant J.-C., il
accomplit bien un acte politique, non seulement parce qu’il glorifie l’un
des dieux de sa cité, mais surtout parce qu’en présentant aux Athéniens
divisés la solution d’un conflit divin, la σωφροσύνη, il les invite à suivre
une conduite exemplaire. Comme l’écrit Paul Mazon, « la trilogie des
Prométhée enseignait aux hommes que le dieu de la justice n’était devenu
juste qu’au bout de longs siècles ; ses premières violences avaient, en pro-
voquant d’autres violences, retardé longtemps le règne de la paix ; par la
clémence seule il avait obtenu la soumission du dernier révolté. C’était
dire : la justice, à laquelle aspirent les hommes, n’est pas une puissance
qui existe en dehors d’eux, prête à répondre à leur premier appel ; c’est à
eux-mêmes qu’il appartient de la faire naître et grandir […] 1 ».
Cette valeur exemplaire du mythe permet de surmonter la seconde anti-
nomie, celle du mythe et de la réalité, antinomie aggravée par l’évolution

1. héâtre d’Eschyle, éd. Paul Mazon, Les Belles Lettres, coll. des « Universités de France »,
t. I, 1963, p. 158-159.

183
Mythocritique

du mot, des positivistes à roland Barthes 2. La figure mythique, promue


au rang de modèle, est susceptible de nombreuses réincarnations. C’est
même une semblable palingénésie qui constitue, à proprement parler, la
survie du mythe. Dans son dernier récit, André Gide, ou plutôt Dédale,
s’explique sur ce point devant thésée, qui s’étonne d’apprendre qu’Icare
est mort alors qu’il le voit devant lui bien vivant :
Ici, thésée, je crains que ton esprit, pourtant grec, c’est-à-dire subtil et
ouvert à toutes les vérités, ne puisse me suivre ; car moi-même, je te l’avoue,
j’ai mis longtemps à comprendre et admettre ceci : chacun de nous, dont
l’âme, lors de la suprême pesée, ne sera pas jugée trop légère, ne vit pas
simplement sa vie. Dans le temps, sur un plan humain, il se développe,
accomplit son destin, puis meurt. Mais le temps même n’existe pas sur un
autre plan, le vrai, l’éternel, où chaque geste représentatif, selon sa signifi-
cation particulière, s’inscrit. Icare était, dès avant de naître, et reste après
sa mort, l’image de l’inquiétude humaine, de la recherche, de l’essor de
la poésie, que durant sa courte vie il incarne. Il a joué son jeu, comme il se
devait ; mais il ne s’arrête pas à lui-même.
Ainsi en advient-il des héros. Leur geste dure et, repris par la poésie, par
les arts, devient un continu symbole 3.

L’illusion serait de croire, avec Albert Camus, que le mythe eût une vie en
dehors de ses avatars successifs 4. Vieux dualisme de la chose et de l’Idée,
hérité du symbolisme ou d’un platonisme ancien…
Le livre fait ici figure d’intermédiaire. Il est l’instrument de ces réin-
carnations. Gide, au début du Traité du Narcisse, semble regretter que les
livres aient dû prendre le relais des mythes 5. C’est leur faire une mauvaise
querelle. Point de mythos sans logos. Et l’admirable est cette vie indisso-
ciable, conjointe, du mythe et de l’œuvre. À tel point que l’écrivain engagé
pourra tirer du mythe même sa force vive : qu’on songe par exemple aux

2. Voir roland Barthes, Mythologies ; et sur l’évolution du mot mythe l’article de Mircea Eliade,
« Les mythes du monde moderne », La Nouvelle Revue rançaise, 1er septembre 1953, p. 440 et suiv.
3. André Gide, hésée, 1946 ; rééd. dans Romans, récits et soties, œuvres lyriques, éd. Y. Davet
et J.-J. hierry, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1958, p. 1436.
4. Albert Camus, Prométhée aux Enfers, dans L’Été, Gallimard, 1954, rééd. coll. « Folio », 1971,
p. 123 : « Les mythes n’ont pas de vie par eux-mêmes. Ils attendent que nous les incarnions.
Qu’un seul homme au monde réponde à leur appel, et ils nous ofrent leur sève intacte. »
5. André Gide, Traité du Narcisse, Librairie de l’Art indépendant, 1892 ; repris dans Romans,
éd. cit., p. 3 : « Les livres ne sont peut-être pas une chose bien nécessaire ; quelques mythes
d’abord suisaient ; une religion tout entière y tenait. Le peuple s’étonnait à l’apparence des
fables et sans comprendre il adorait ; les prêtres attentifs, penchés sur la profondeur des images,
pénétraient lentement l’intime sens du hiéroglyphe. Puis on a voulu expliquer ; les livres ont
ampliié les mythes ; mais quelques mythes suisaient. »

184
La tentation prométhéenne, une igure mythique de l’engagement littéraire

Mouches de sartre où l’Oreste antique est la figure exemplaire du résistant


à l’occupation allemande en 1942. Car non seulement l’écrivain met en jeu
la puissance d’investissement des mythes pour diriger ses semblables, mais
encore lui-même en est largement tributaire. Il collabore à une fascination
qu’il est le premier à subir. En même temps qu’il réagit à l’événement, il
répond à un appel transcendant à l’Histoire.

À chaque écrivain son mythe. Valéry et narcisse. rilke et Orphée. Camus


et sisyphe. Gide, qui a flirté avec beaucoup de mythes grecs avant de se
confondre avec thésée dans son ultime récit, a suggéré le nom de Prométhée
comme « patron » des écrivains. sur ce point, il n’est d’ailleurs pas en
désaccord avec la tradition eschyléenne puisque le Prométhée enchaîné
se vantait d’avoir donné aux hommes « la science des lettres assemblées,
mémoire de toute chose, labeur qui enfante les arts 6 ». Mal enchaîné, lui, le
Prométhée de Gide, s’étant dégagé de ses liens et ayant quitté le Caucase,
descend le boulevard parisien qui conduit de la Madeleine à l’Opéra et,
s’attablant à un café devant un bock, engage la conversation avec le garçon :
— […] Monsieur fait ?
— rien, dit Prométhée.
— Oh ! non. non, dit le garçon avec un doux sourire. — rien qu’à voir
Monsieur, on voit bien qu’il a fait quelque chose.
— Il y a si longtemps, balbutia Prométhée.
— tant pis, tant pis, reprit le garçon. D’ailleurs, que Monsieur se rassure ;
dans les présentations, je dis bien les noms, quand on veut ; mais ce qu’on
fait, jamais. — Voyons, voyons : Monsieur faisait…
— Des allumettes, murmura Prométhée rougissant.
Alors il y eut un silence un peu pénible, le garçon comprenant qu’il avait
eu tort d’insister, et Prométhée qu’il avait eu tort de répondre. D’un ton
consolateur :
« Enfin ! Monsieur n’en fait plus… reprit le garçon. Mais alors quoi ? Il faut
pourtant bien que j’inscrive quelque chose, je ne peux pas mettre comme
ça : Prométhée, tout court. Monsieur a bien une petite profession, une
spécialité… Enfin, qu’est-ce que Monsieur sait faire ?
— rien, recommença Prométhée.
— Alors mettons, homme de lettres […]. » 7

6. Eschyle, Prométhée enchaîné, v. 459-461, éd. cit., p. 177.


7. André Gide, Le Prométhée mal enchaîné, Mercure de France, 1899 ; repris dans Romans,
éd. cit., p. 306-307.

185
Mythocritique

Pour l’homme de lettres qui ne fait rien, sartre choisirait assurément


un autre patron mythique, Ariel par exemple. Évoquant la « tentation
de l’irresponsabilité » qu’ont connue « tous les écrivains d’origine bour-
geoise » — à commencer par Gide, du moins le Gide non engagé d’autre-
fois —, il examine la « mauvaise conscience » dont souffre l’homme de
lettres reclus dans sa profession, dans son cabinet, dans ses états d’âme et
dans les volutes de son style :
Autrefois, le poète se prenait pour un prophète, c’était honorable ; par la
suite, il devint paria et maudit, ça pouvait encore aller. Mais aujourd’hui,
il est tombé au rang des spécialistes et ce n’est pas sans un certain malaise
qu’il mentionne, sur les registres d’hôtel, le métier d’« homme de lettres »
à la suite de son nom. Homme de lettres : en elle-même, cette association
de mots a de quoi dégoûter d’écrire ; on songe à un Ariel, à une Vestale, à
un enfant terrible, et aussi à un inoffensif maniaque apparenté aux halté-
rophiles ou aux numismates 8.

Pour sa part, sartre refuse d’être un écrivain-Vestale, un écrivain-Ariel, il


refuse de jongler avec les mots comme un haltérophile avec ses haltères,
ou de les caresser sans les user comme un numismate caresse ses pièces de
monnaie fleur de coin :
nous ne voulons pas avoir honte d’écrire et nous n’avons pas envie de
parler pour ne rien dire. Le souhaiterions-nous, d’ailleurs, que nous n’y
parviendrions pas : personne ne peut y parvenir. tout écrit possède un sens,
même si ce sens est fort loin de celui que l’auteur avait rêvé d’y mettre. Pour
nous, en effet, l’écrivain n’est ni Vestale ni Ariel : il est « dans le coup »,
quoi qu’il fasse, marqué, compromis, jusque dans sa plus lointaine retraite 9.

Est-on alors un Prométhée ? Cette figure mythique n’est pas absente


de l’œuvre de sartre. En 1929, il a écrit une pièce en un acte intitulée
Épiméthée où à Épiméthée le baladin s’opposait Prométhée l’ingénieur. Il
est vrai qu’à l’époque, si l’on en croit simone de Beauvoir, « l’ingénieur
représentait », pour lui comme pour elle, « l’adversaire privilégié » qui
« emprisonne la vie dans le fer et le ciment », qui « va droit devant lui,
aveugle, insensible, aussi sûr de soi que de ses équations et prenant impi-
toyablement le moyen pour des fins » 10. Mais qu’ils le veuillent ou non

8. Jean-Paul sartre,« Présentation des Temps modernes », 1er octobre 1945 ; repris dans Situations II,
Gallimard, 1948, p. 10. Le passage contient une allusion transparente à Jean Cocteau.
9. Ibid., p. 12.
10. simone de Beauvoir, La Force de l’âge, Gallimard, 1960 ; rééd. coll. « Folio », p. 39.

186
La tentation prométhéenne, une igure mythique de l’engagement littéraire

— et simone de Beauvoir reconnaît qu’ils traversaient alors une période


d’esthétisme barrésien —, Prométhée est la figure de l’homme en prise
sur le réel, par opposition à son étourdi de frère 11. Par là, lui, le héros
antique, il pourrait être la figure de l’homme moderne. Avant d’être le
modèle de l’écrivain engagé, il serait du moins celui de l’homme engagé
dans l’existence et qui ne cherche pas à s’y dérober, même s’il entend
l’explorer et, pourquoi pas, l’exploiter.
Plutôt qu’à sartre, c’est à Camus qu’il convient ici de se reporter et
à son essai sur Prométhée aux Enfers : « Que signifie Prométhée pour
l’homme d’aujourd’hui ? », demande-t-il ; et, donnant une prudente
réponse : « On pourrait dire sans doute que ce révolté dressé contre les
dieux est le modèle de l’homme contemporain et que cette protestation
élevée, il y a des milliers d’années 12, dans les déserts de la scythie, s’achève
aujourd’hui dans une convulsion historique qui n’a pas son égale. » 13
Pour sartre et simone de Beauvoir, Prométhée n’était que la figure du
technicien qui a asservi l’humanité. Pour Camus, au contraire, « ce qui
caractérise Prométhée, c’est qu’il ne peut séparer la machine de l’art »,
c’est qu’« il pense qu’on peut libérer en même temps les corps et les
âmes ». Certes, l’homme contemporain a choisi le réel, l’Histoire (sartre
dirait plutôt : l’historicité), comme Prométhée ; mais il a trahi Prométhée
en s’asservissant au réel au lieu de s’asservir le réel :
L’homme d’aujourd’hui a choisi l’histoire cependant, et il ne pouvait ni
ne devait s’en détourner. Mais au lieu de se l’asservir, il consent tous les
jours un peu plus à en être l’esclave. C’est ici qu’il trahit Prométhée, ce fils
« aux pensers hardis et au cœur léger ». C’est ici qu’il retourne à la misère
des hommes que Prométhée voulut sauver 14.

Aussi le héros mythique lance-t-il encore un appel à l’humanité contem-


poraine pour qu’elle se libère de toute aliénation, celle des dieux, celle
de l’homme par l’homme. Le mythe de Prométhée est là pour rappeler
qu’« on ne sert rien de l’homme si on ne le sert pas tout entier » :
Au cœur le plus sombre de l’histoire, les hommes de Prométhée, sans cesser
leur dur métier, garderont un regard sur la terre, et sur l’herbe inlassable.
Le héros enchaîné maintient dans la foudre et le tonnerre divins sa foi

11. Carl spitteler avait eu tendance à inverser les deux igures.


12. Camus substitue une fois de plus le temps de l’histoire à l’intemporalité du mythe.
13. Prométhée aux Enfers, dans L’Été, éd. cit., p. 119.
14. Ibid., p. 122.

187
Mythocritique

tranquille en l’homme. C’est ainsi qu’il est plus dur que son rocher et plus
patient que son vautour 15.

Protestant devant les dieux en faveur de l’homme, protestant devant les


hommes à cause du mauvais usage qu’ils ont fait de ses dons, Prométhée
apparaît comme une sorte de contestataire universel. Il n’est pas étonnant,
dans ces conditions, qu’il soit devenu la figure du « poète maudit »…

On connaît la fameuse déclaration d’Arthur rimbaud dans la deuxième


des lettres dites « du Voyant », adressée à Paul Demeny le 15 mai 1871 :
Donc le poëte est vraiment voleur de feu 16.

Il n’est pas, sans doute, d’exemple plus parfait de l’identification d’un


écrivain avec, sinon la figure de Prométhée, du moins l’une de ses figures
mythiques. Ayant pénétré secrètement sur l’Olympe, grâce aux bons offices
d’Athéna, Prométhée avait, dit-on, allumé une torche au char de feu du
soleil, en avait détaché un morceau de braise incandescente, l’avait glissé
dans la tige creuse d’un fenouil géant et en avait fait don aux hommes 17.
Je n’entrerai pas dans le détail de cette légende et des discussions qu’elle a
suscitées dans le camp des mythologues — le rattachement, en particulier,
du nom de Prométhée au mot sanscrit pramatha, « la roue à feu », c’est-
à-dire le bâton tourneur avec lequel on fait jaillir le feu 18. Je m’attacherai
moins ici à l’authenticité de cette figure mythique qu’à la recherche de
sa signification précise chez un écrivain.
Or, dans le cas de rimbaud, cette signification est ambiguë, pour
plusieurs raisons qui ramènent toutes à l’indécision fondamentale entre
l’engagement et le non-engagement.
La première ambiguïté est celle du don et du prêt. Elle apparaîtra peut-
être à la lumière d’un examen des sources. sans abonder complètement
dans le sens d’Étiemble qui ferait volontiers du premier rimbaud un simple
épigone des Parnassiens, on est bien obligé de reconnaître dans cette image

15. Ibid., p. 124.


16. Arthur rimbaud, Œuvres complètes, éd. Antoine Adam, Gallimard, coll. « Bibliothèque
de la Pléiade », 1972, p. 252.
17. Voir robert Graves, Greek Myths, London, Cassell, 1958 ; trad. franç. par Mounir Hafez,
Fayard, 1967, p. 121-122.
18. Cette étymologie, proposée par Adalbert Kuhn et par Ernst robert Curtius, a été ensuite
très critiquée. Voir Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, Maspero, 1971, t. II, p. 5 :
il rappelle que c’est Hermès qui, dans l’Hymne homérique, nous est présenté comme ayant le
premier découvert les moyens de faire jaillir la lamme.

188
La tentation prométhéenne, une igure mythique de l’engagement littéraire

du poète voleur de feu un cliché de l’époque. Pour s’en persuader, il suffit


de relire le recueil des Flèches d’or publié en 1864 par Albert Glatigny
— un écrivain admiré par rimbaud collégien. Dans le poème liminaire,
dédié à théophile Gautier, s’expriment ainsi les exigences de la Muse :
Comme elle est jeune et forte, elle veut, quand on l’aime,
La force et la jeunesse au cœur de ses amants,
Et crache son mépris à la figure blême
De celui qui n’a pas, jusqu’au fond du ciel même,
Volé d’abord le feu sur les autels fumants 19.

Comment s’effectue ce vol du feu ? La suite du poème est très imprécise


sur ce point : aller « au-devant des épreuves », « frayer […] des routes
neuves » . On sent les besoins de la rime et, si l’on songe que le modèle de
cet héroïsme poétique est théophile Gautier, le dédicataire du morceau,
on devine aisément qu’il s’agit d’un pur combat d’esthète.
On peut serrer davantage encore le rapprochement entre rimbaud et
Glatigny en se référant, toujours dans le même recueil, au Stabat Mater.
Ce rapprochement s’impose d’autant plus que, dans l’autre lettre
« du Voyant » — celle que rimbaud adressait à Georges Izambard le
13 mai 1871 —, on lit : « Stat mater dolorosa, dum pendet filius. 20 ». La Mère
douloureuse qui, chez Glatigny, se lamente sur l’agonie de son fils, n’est
autre que la Muse pleurant sur les souffrances du poète-Prométhée qui,
[…] pour donner l’essor à [ses] odes captives
ruisselantes d’amour,
[…] présent[e] hardiment [ses] chairs vives
Aux serres du vautour 21.

nécessité de la souffrance pour parvenir à la création poétique : l’idée,


rebattue par Musset, n’est pas surprenante. Mais l’action se réduit-elle
à cette Passion ? L’image du Prométhée enchaîné se substitue-t-elle à
celle du Prométhée voleur de feu ? Pas tout à fait : malgré les séquelles de
romantisme, c’est bien à un Prométhée parnassien qu’on a affaire. La lyre,
impuissante à conjurer les luttes fratricides des hommes, est tombée entre
les mains des bourreaux, devenant un instrument de l’action politique :
d’où le désespoir de la Muse.

19. Je cite ce recueil d’après l’édition Lemerre des Poésies complètes d’Albert Glatigny, s.d., p. 88.
20. rimbaud, Œuvres complètes, éd. cit., p. 248.
21. Albert Glatigny, éd. cit., p. 124.

189
Mythocritique

Mais ô honte ! La lyre elle-même est tombée


Aux mains des insulteurs,
Et vous n’avez rien dit quand on l’a dérobée,
Ô lâches ! faux lutteurs !
ses cordes qui vibraient sous le vent des louanges,
Dans les cieux étoilés,
répètent des refrains honteux qui, dans les fanges,
Courent démuselés !
Ainsi, dans un combat, le chaste et libre glaive,
Défense des héros,
tombe au pouvoir d’un traître, et son travail s’achève
Dans l’œuvre des bourreaux 22.

Le poète-Prométhée se relève pour consoler la Muse, et il y parvient. Mais


il y parvient en désengageant la poésie, en l’arrachant à la fois à l’action
et à cette forme détournée de l’action qu’est la Passion romantique. s’il
existe un combat mené par le poète, ce sera celui qu’il engagera contre la
société en se détournant d’elle :
L’un chante sa maîtresse et dit sa chevelure
Qui ressemble aux moissons,
Et ses yeux transparents et doux, et son allure
Auprès des verts buissons.
L’autre, épris des clartés vivantes de l’aurore,
s’égare par les champs,
Et les bois et la grotte avec l’écho sonore
s’enivrent de ses chants.
Puis, tous, fondant leurs voix en une seule, disent
À la fille des Dieux :
« Les loups et les méchants du monde nous méprisent,
Ô ma mère, tant mieux !
L’eau pure doit rester dans un cristal limpide
Pour rester pure encor,
Et nous ne voulons pas d’une oreille stupide
Pour nos beaux rhythmes d’or. » 23

Pur repli sur la bruyère, pour reprendre l’expression d’Albert Camus 24…

22. Ibid., p. 125. Le jeu de mots muse /démuselé est certainement involontaire !


23. Ibid., p. 126-127.
24. Prométhée aux Enfers (L’Été, éd. cit., p. 124) : « s’il a faim de pain et de bruyère, et s’il
est vrai que le pain est le plus nécessaire, apprenons à préserver le souvenir de la bruyère. »

190
La tentation prométhéenne, une igure mythique de l’engagement littéraire

Je ne me suis égaré du côté de Glatigny que pour revenir à la première


lettre « du Voyant », celle du 13 mai. Je considère comme une erreur pro-
bable l’affirmation de suzanne Bernard, selon laquelle la mater dolorosa
serait Mme rimbaud, née Cuif 25. L’allusion à Glatigny est transparente,
donc l’interprétation tout autre. Izambard, son professeur, a enseigné à
rimbaud le principe : « On se doit à la société. » Lui-même l’applique
en roulant dans la bonne ornière — c’est-à-dire en enseignant. rimbaud
prétend lui aussi l’appliquer, mais en roulant dans la mauvaise ornière. Il
encourage les vices de la société en en profitant :
Moi aussi, je suis le principe : je me fais cyniquement entretenir ; je déterre
d’anciens imbéciles de collège : tout ce que je puis inventer de bête, de sale,
de mauvais, en action et en paroles, je le leur livre : on me paie en bocks et
en filles 26. Stat mater dolorosa, dum pendet filius 27.

Il est livré à la société. La Muse en souffre. Mais cet abandon, contrai-


rement à celui d’Izambard, est dédain. Or la poésie implique bien le
dédain des autres et le retour vers soi, pour connaître et cultiver son âme.
Ainsi se trouve, pour ainsi dire, récupéré l’encrapulement, instrument de
cette connaissance et de cette transformation de soi. s’engager à l’égard
d’autrui, c’est en fait se désengager pour n’être que soi-même. On serait
tenté de reprendre, mais évidemment dans un autre contexte, la formule
de Montaigne : se prêter à autrui pour ne se donner qu’à soi-même.
La seconde ambiguïté, dans les lettres « du Voyant », est celle du présent
et du futur. Je tenterai cette fois de l’éclairer à la lumière de la situation
historique. À la date des deux lettres : 13 mai, 15 mai 1871, la Commune
de Paris bat son plein. Est-ce vraiment le moment, pour un rimbaud
communard (comme l’ont cru certains), pour un rimbaud politiquement
engagé, de choisir le parti du parasitisme et du repli sur soi ? Le texte de
la lettre à Izambard est si ambigu à cet égard qu’Antoine Adam a parlé
d’un défaut d’expression 28 :
Je serai un travailleur : c’est l’idée qui me retient, quand les colères folles
me poussent vers la bataille de Paris — où tant de travailleurs meurent
pourtant encore tandis que je vous écris ! travailler maintenant, jamais,
jamais ; je suis en grève 29.

25. Dans son édition des Œuvres de rimbaud, Garnier, 1960, p. 545, n. 3.
26. C’est-à-dire, rappelons-le, en chopines.
27. rimbaud, éd. A. Adam, p. 248.
28. Éd. cit., p. 1074, n, 5.
29. Éd. cit., p. 248.

191
Mythocritique

La tentation de l’engagement du soldat ou du révolutionnaire s’exerce


sur lui, soit ; mais il la repousse, parce qu’il repousse pour l’instant tout
travail. Il se doit avant tout à lui-même. Mais il la repousse pour l’instant
seulement. « travailler maintenant, jamais, jamais » ne signifie pas « ne
jamais travailler ». C’est au contraire se réserver pour l’avenir. Il faut bien
prendre garde au futur (« je serai un travailleur ») qu’on transformerait
trop facilement en un conditionnel. rejetant le didactisme de la poésie
des bons sentiments (ce qu’il appelle la « poésie subjective »), rimbaud
ne refuse pas pour autant une poésie qui « rhythme l’action » 30. Bien
au contraire ! C’est l’idéal perdu de la poésie grecque que la lettre du
15 mai invite à retrouver, et ce que la lettre du 13 mai appelle la « poésie
objective 31 » :
Cet avenir sera matérialiste, vous le voyez. — toujours pleins du Nombre
et de l’Harmonie, ces poèmes seront faits pour rester. — Au fond, ce serait
encore un peu la Poésie grecque.
L’art éternel aurait ses fonctions, comme les poètes sont citoyens La Poésie
ne rythmera plus l’action ; elle sera en avant 32.

Il n’en demeure pas moins que cet acte du poète, ce travail, cette collabo-
ration au progrès est encore au futur.
La troisième ambiguïté est probablement la plus gênante. Il faut en rendre
responsable la fâcheuse étiquette de « poète maudit », donc Verlaine 33,
mais aussi rimbaud lui-même puisqu’il écrivait à Paul Demeny :
Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de
tous les sens. toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche
lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quin-
tessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force
surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le
grand maudit — et le suprême savant 34 !

sartre, et non sans raison, nous met en garde contre la confusion entre
le « poète maudit » et l’« écrivain engagé ». Le « maudit », écrit-il, est
« en l’air, étranger à son siècle, dépaysé ». Paria, il a choisi pour style de
vie l’ostentation du parasitisme. Au fond, la comédie qu’il joue n’a qu’un

30. Ibid., p. 250.


31. Ibid., p. 248.
32. Ibid., p. 252.
33. Qui présenta rimbaud dans la première série de ses Poètes maudits (1883-1884).
34. Éd. cit., p. 251.

192
La tentation prométhéenne, une igure mythique de l’engagement littéraire

but : « l’intégrer à une société symbolique qui soit comme une image de
l’aristocratie d’Ancien régime ». Inutile, comme le courtisan d’Ancien
régime, il veut de plus tout détruire, « il veut pouvoir fouler aux pieds
le travail utilitaire, casser, brûler, détériorer, imiter la désinvolture des
seigneurs qui faisaient passer leurs chasses à travers les blés mûrs » 35.
Prométhée ? non point ; tout au plus « Ariel du capitalisme 36 ». Cela
conserve-t-il un sens d’être « voleur de feu » quand « les événements
fond[ent] sur nous comme des voleurs » 37 ? non, et sartre le dit avec
vigueur : « les belles-lettres ne sont pas des lettres de noblesse » ; « le
meilleur moyen d’être roulé par son époque, c’est de lui tourner le dos
ou de prétendre s’élever au-dessus d’elle ». On ne transcende pas son
époque en la fuyant, mais « en l’assumant pour la changer, c’est-à-dire
en la dépassant vers l’avenir le plus proche », seul moyen de parvenir à
« une littérature de l’universel concret » 38.
L’étrange, dans la lettre de rimbaud à Paul Demeny, c’est précisément
que sous le résidu mythologique qui rattache rimbaud, comme malgré lui,
à des conceptions de la littérature qu’il refuse (la littérature de la Passion
romantique, la littérature enseignante) vibre pourtant cet appel à l’avenir.
L’étrange, c’est qu’un mythe de la solitude de l’écrivain n’exclue pas le
sens d’une responsabilité devant la collectivité humaine :
Donc le poëte est vraiment voleur de feu.
Il est chargé de l’humanité, des animaux même ; il devra faire sentir, palper,
écouter ses inventions ; si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne
forme ; si c’est informe, il donne de l’informe. trouver une langue […] 39.

Comment une pareille conciliation est-elle possible ? En étudiant son âme


et en la transformant, rimbaud croit pouvoir découvrir aux autres et à lui-
même l’étincelle cachée en l’homme et la possibilité d’une transformation
de l’homme. sa découverte personnelle « Je est un autre » prendra une
valeur générale. C’est en ce sens, et en ce sens seulement, que le poète, non
content de marcher au progrès, peut devenir « multiplicateur de progrès ».
Voler le feu, c’est rendre à l’homme cette étincelle inconnue, ce pouvoir
de transformation qui ne relève pas d’une quelconque transcendance,

35. Jean-Paul sartre, « Qu’est-ce que la littérature ? », Les Temps modernes, 1947 ; repris dans
Situations II, éd. cit., p. 169-170.
36. Ibid., p. 229.
37. Ibid., p. 253-254.
38. Ibid., p. 257.
39. Lettre du 15 mai 1871, éd. cit., p. 252.

193
Mythocritique

mais qui se trouve en lui-même. Voilà pourquoi Prométhée est nécessai-


rement poète…

Comme tant d’expressions rimbaldiennes, « voleur de feu » a des


sens multiples. En les dégageant, on parviendra peut-être à distinguer
les tâches de l’écrivain-Prométhée et à éclairer la figure exemplaire du
littérateur engagé.
Voler le feu, c’est d’abord connaître, et faire connaître ; apporter aux
hommes une lumière qui leur a été originellement refusée et à laquelle
on estime que pourtant ils sont droit. Le Prométhée d’Eschyle, faisant le
catalogue de ses bienfaits, insiste sur celui-ci :
Des enfants qu’ils étaient j’ai fait des êtres de raison, doués de pensée 40.

On songe à cette définition par sartre de la tâche de l’écrivain :


L’écrivain a choisi de dévoiler le monde et singulièrement l’homme aux
autres hommes pour que ceux-ci prennent en face de l’objet ainsi mis à nu
leur entière responsabilité 41.

L’idéal reste encore une littérature des Lumières, au sens fort du terme.
Et il n’est pas étonnant que dans sa Situation de l’écrivain en 1947 sartre
rattache la tâche de « critique totale » qu’il confie à l’écrivain d’aujourd’hui
et qui « engage l’homme entier » à celle des philosophes du xviiie siècle 42
— des prométhées qui s’ignoraient et qui parfois, comme Goethe, ne
s’ignoraient pas.
Dans un contexte plus nettement prométhéen, celui du Prométhée
mal enchaîné de Gide, le feu que le héros a donné aux hommes devient
le symbole de la conscience. Discourant devant le public de la salle des
nouvelles Lunes, Prométhée s’explique très clairement sur ce point :
Messieurs, je me suis occupé des hommes beaucoup plus que je ne le disais.
Messieurs, j’ai beaucoup fait pour les hommes. Messieurs, j’ai passionné-
ment, éperdument et déplorablement aimé les hommes. — Et j’ai tant
fait pour eux qu’autant dire que je les ai faits eux-mêmes ; car auparavant
qu’étaient-ils ? — Ils étaient, mais n’avaient pas conscience d’être. —
Comme un feu pour les éclairer, cette conscience, Messieurs, de tout mon
amour pour eux je la fis 43.
40. Prométhée enchaîné, v. 442-444 ; éd. cit., p. 176.
41. Situations II, p. 74.
42. Ibid., p. 310.
43. Romans, éd. cit., p. 324.

194
La tentation prométhéenne, une igure mythique de l’engagement littéraire

Éclairer l’homme, c’est aussi l’éclairer sur sa situation — une situa-


tion qui est considérée d’emblée comme défavorable. D’où le caractère
revendicateur de la littérature prométhéenne. Le Prométhée d’Eschyle
rappelle comment, en face des dieux qui se partageaient le monde, il a
tenté de défendre la part des hommes, des oubliés 44. Là encore, on est
tenté de faire un rapprochement avec sartre :
si l’on me donne ce monde avec ses injustices, ce n’est pas pour que je
contemple celles-ci avec froideur, mais pour que je les anime de mon
indignation et que je les dévoile et les crée avec leur nature d’injustice,
c’est-à-dire d’abus-devant-être-supprimés 45.

Ainsi s’explique la confusion, à certains égards regrettable, entre lit-


térature engagée et littérature d’opposition, l’écrivain usant des mots
comme d’une arme, comme de « pistolets chargés 46 ». Ici on doit citer
deux professions de foi. Celle de Gide : « Le monde ne sera sauvé, s’il peut
l’être, que par des insoumis. 47 » Celle de Camus : « Le seul artiste engagé
est celui qui, sans rien refuser du combat, refuse du moins de rejoindre les
armées régulières, je veux dire le franc-tireur. 48 »
En cherchant à transformer l’homme, le Prométhée devient le rival du
Créateur, et l’opposant à celui qui s’efforce de le maintenir tel qu’il est
et qu’il faut bien appeler le conservateur. On peut se reporter encore une
fois au Prométhée enchaîné d’Eschyle. À quatre reprises, déjà, les dieux
avaient anéanti l’humanité. Zeus s’apprêtait à pratiquer ce génocide une
cinquième fois quand Prométhée est intervenu en faveur des hommes :
[…] aux malheureux mortels, pas un instant il ne songea. Il en voulait au
contraire anéantir la race, afin d’en créer une toute nouvelle. À ce projet nul
ne s’opposait — que moi. seul, j’ai eu cette audace ; j’ai libéré les hommes
et fait qu’ils ne sont pas descendus, écrasés, dans l’Hadès 49.

Cette liberté dont Prométhée fait don à l’homme et que l’Oreste de


sartre, dans Les Mouches, conquiert contre Jupiter, pourrait être une
signification nouvelle du feu. Feu libérateur, qui dégage en l’homme les

44. Prométhée enchaîné, v. 228-232 ; éd. cit., p. 169 : « Aussitôt assis sur le trône paternel, sans
retard, [Zeus] répartit les divers privilèges entre les divers dieux, et commence à ixer les rangs
dans son empire. Mais, aux malheureux mortels, pas un instant il ne songea. »
45. Situations II, p. 111.
46. L’expression est de Brice Parain, cité ibid., p. 31.
47. Journal, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1954, p. 296.
48. Discours de Suède, 1957.
49. Prométhée enchaîné, v. 231-236 ; éd. cit., p. 169.

195
Mythocritique

virtualités jusque-là étouffées. L’entreprise du tête d’Or de Claudel, ce


Prométhée, est bien de faire jaillir le feu humain :
Le feu qui dissipe le froid, le feu
Flamboie et vous le chérissez,
Oui, et, de même que le feu dort dans le bois et la pierre,
si une pensée immortelle anime ce corps périssable,
Comment, pourquoi, comme un sourire invincible, ne prévaudrait-elle
pas 50 ?

révéler à l’homme la part divine qui est en lui, c’est à proprement parler
mettre le feu à l’humanité :
Il n’y a pas un de vous qui ne me soit précieux ; pas un de vous, si vil
qu’il soit, que je ne désire.
Emprendre comme l’air flamboyant 51.

À la limite, il s’agira de faire de l’homme un dieu :


Ô ce monde ennuyeux ! l’homme, comme un fœtus parmi les glaires,
se repaît de son imbécillité.
L’un vit et chicane pour son manger, et son sommeil, et son loisir, et sa part
de malheur, et les lèvres sucrées des demoiselles, et les travaux de la paternité.
Mais l’autre, comme un dieu, aura sa part de commandement 52.

Ce dieu qui a sa part de commandement n’est autre que tête d’Or


lui-même. Or son erreur, et la cause de son échec final, c’est précisément
de s’être pris pour un dieu en oubliant qu’il était « boue et cendre ». Il
n’a pas réussi à se transformer lui-même, à maintenir le feu en lui ; il n’a
pas réussi non plus à transformer les hommes, à les embraser, puisqu’il a
été blessé à mort par suite de la lâcheté de ses soldats. telle est sans doute
la première impasse dans laquelle est poussé le Prométhée. Pour aller
jusqu’au bout de sa tâche, il faudrait qu’il recrée l’humanité, qu’il vole
l’étincelle première, qu’il devienne le nouveau démiurge. Prométhée,
dans La Nef d’Élémir Bourges, s’est fixé cette tâche :
Ainsi que le potier refait une coupe avec l’argile et qu’il la marque de son
sceau, ainsi, je m’en vais recréer ce monde des dieux à mon image 53.

50. Tête d’Or, première version, Librairie de l’Art indépendant, 1890 ; rééd. dans héâtre de Paul
Claudel, éd. J. Madaule et J. Petit, Gallimard, coll.« Bibliothèque de la Pléiade », 1967, t. I, p. 94.
51. Ibid., p. 98.
52. Ibid., p. 104.
53. Élémir Bourges, La Nef (Ire partie, 1904 ; IIe partie, 1922) ; rééd, stock, 1940, p. 61.

196
La tentation prométhéenne, une igure mythique de l’engagement littéraire

Il en va de même pour le rimbaud des Illuminations 54. De même pour


les « missionnaires » de Péladan ; comme l’explique Mérodack au Père
Alta dans La Torche renversée, « Prométhée avec son ébauchoir d’une
main et sa boule de terre de l’autre, modelant l’homme, c’est l’oelohim
en personne, les doigts poissés d’argile humide 55 ». Pour accomplir cette
œuvre démiurgique, Prométhée devait se faire voleur de feu. C’est pour-
quoi, comme l’a souligné Jean-Pierre Vernant, le mythe de Prométhée
voleur de feu est un mythe de la création 56.
Dans la suite dramatique d’Élémir Bourges, l’ensemble des créatures
met Prométhée en garde contre cette ambition démiurgique :
Les hommes, les morts, les titans, les bêtes. — Quoi ! vas-tu voler,
fils du jour, pour en raviver les rayons, jusqu’à la roue d’or du ciel sublime ?
Prométhée. — non pas si haut, rassure-toi. Et pourtant, avant de prendre
soin du triste cœur maternel, il me faudra (ma bouche le redit) faire descendre
sur la torche enflammée un feu plus efficace, plus pur. En effet, si je n’en
chassais point le dieu souillé, depuis longtemps, par toutes ses besognes
terrestres, Héphaïstos, outre qu’il retiendrait, puisqu’il nourrirait la vie,
son pouvoir usurpé par Gaia, rendrait vaines aussi mes tentatives pour
guérir la mère des mortels.
Les hommes, les morts, les titans, les bêtes. — Prends garde,
réfléchis bien, hélas ! Cette extinction du grand flambeau va, sans doute,
réjouir l’Hadès, mais me trouble et m’inquiète 57.

Encore le Prométhée de Bourges est-il un dieu, même s’il prétend être


entré dans les rangs des hommes 58. Mais l’écrivain n’est qu’un homme et
il ne peut s’assigner une tâche semblable sans pécher par démesure. Plus
grave : il ne peut servir l’humanité sans la renier, sans la trahir.
Cette considération permet de rendre compte de l’échec de rimbaud, si
souvent glosé ; et de l’illusoire engagement de Gide. Lequel a laissé publier
sous son nom un livre intitulé, assez malencontreusement, Littérature
engagée 59. Prométhée prétendait avoir fait l’homme à son image 60. nul

54. Voir mon article « La poétique du récit mythique dans les Illuminations », dans Versants,
1983, no 4, p. 99-118.
55. Joséphin Péladan, La Torche renversée, Éditeurs associés, 1925, p. 229.
56. Mythe et pensée chez les Grecs, éd. cit., t. II, p. 6.
57. La Nef, p. 90-91.
58. Ibid., p. 58 : « Hommes, je ne suis plus un dieu ; la soufrance et la sainte pitié m’ont fait
semblable à vous, ils de la femme. »
59. André Gide, Littérature engagée, textes réunis et présentés par Yvonne Davet, Gallimard, 1950.
60. Le Prométhée mal enchaîné, éd. cit., p. 324 (le passage a déjà été cité plus haut) : « J’ai tant
fait pour eux qu’autant dire que je les ai faits eux-mêmes. »

197
Mythocritique

doute que ce soit là aussi l’ambition de Gide, celle qui explique qu’à plu-
sieurs reprises il se soit laissé tenter par l’engagement littéraire. témoin
cette déclaration, recueillie dans Littérature engagée :
Communier avec le peuple… Eh bien, je dis que c’est impossible […] tant
que le peuple n’est encore que ce qu’il est aujourd’hui, tant que le peuple
n’est pas ce qu’il peut être, ce qu’il doit être, ce qu’il sera, si nous l’aidons 61.

Gide a-t-il besoin, pour cela, de devenir un dieu ? non point, car il l’est
déjà. Grand bourgeois en face du peuple, il est dans la même situation
que le titan en face des hommes. Quand il flirte avec le communisme, il
descend de son Olympe :
Ce qui m’a fait venir au communisme, et de tout mon cœur, c’est que la
situation qui m’était faite dans ce monde, cette situation de favorisé, me
paraissait intolérable 62.

On se lasse d’être un dieu ; mais, une fois descendu de son Olympe, on


a hâte d’y remonter. « Persuadez-vous, écrivait Gide à Henri Barbusse,
persuadez vos amis que je ne vaux rien que dans la solitude et que c’est de
loin que je peux le mieux et le plus efficacement aider à une cause qui me
tient au cœur. 63 » De l’Olympe au Caucase : l’apparition de Prométhée
sur terre n’est qu’un passage entre deux séjours sur les cimes.
sartre a suffisamment traqué la mauvaise foi de l’écrivain, et de l’écrivain
bourgeois, pour n’être pas dupe des illusions du prométhéisme littéraire et
ne pas tomber dans ses traquenards. Il s’emploie, par exemple, à dénoncer
le prophétisme et à substituer à la littérature de la veille une littérature du
lendemain 64. L’écrivain engagé n’est pas un mage à la manière de Victor
Hugo ou du sâr Péladan ; il fait office de médiateur :
Je dirai qu’un écrivain est engagé lorsqu’il tâche à prendre la conscience
la plus lucide et la plus entière d’être embarqué, c’est-à-dire lorsqu’il fait
passer pour lui et pour les autres l’engagement de la spontanéité immédiate

61. Littérature engagée, p. 93 (« Défense de la culture », discours prononcé à Paris le 22 juin 1935


au 1er Congrès international pour la défense de la culture).
62. Ibid., p. 73 (débat « André Gide et notre temps », organisé par ramon Fernandez le
26 janvier 1955 à l’Union pour la vérité).
63. Ibid., p. 40 (lettre du 31 août 1933. Dans l’hebdomadaire Monde, dont il était alors le
directeur, Barbusse avait annoncé que Gide présiderait le Congrès mondial de la jeunesse contre
la guerre et le fascisme ; Gide décline l’ofre).
64. Situations II, p. 241-242.

198
La tentation prométhéenne, une igure mythique de l’engagement littéraire

au réfléchi. L’écrivain est médiateur par excellence, et son engagement,


c’est la médiation 65.

Pourtant, et lors même qu’il veut faire du livre le reflet (au sens fort :
la réflexion et la réflexion sur) d’une situation, il ne peut éviter la perma-
nence d’une attente du futur :
[…] nous nous sentîmes brusquement situés : le survol qu’aimaient tant
pratiquer nos prédécesseurs était devenu impossible, il y avait une aventure
collective qui se dessinait dans l’avenir et qui serait notre aventure, c’était
elle qui permettrait plus tard de dater notre génération, avec ses Ariels et
ses Calibans, quelque chose nous attendait dans l’ombre future, quelque
chose qui nous révélerait à nous-mêmes peut-être dans l’illumination d’un
dernier instant avant de nous anéantir ; le secret de nos gestes et de nos plus
intimes conseils résidait en avant de nous dans la catastrophe à laquelle nos
noms seraient attachés 66.

Comment pourrait-il en être autrement, d’ailleurs, quand le livre est


défini comme un instrument à changer le monde 67, conjuguant la conscience
critique (la négativité, l’exis) et l’acte (la construction, la praxis) 68 ? sartre
continue de s’interroger sur la situation ambiguë de l’écrivain et sur la
gratuité de l’œuvre littéraire, sur cette fuite du public devant lui et ce
qu’on pourrait appeler le sentiment du vide. Disons : sur le sentiment
d’être, malgré qu’il en ait, enchaîné sur les hauteurs, son Caucase, avec
son angoisse d’écrivain, cet aigle rongeur que Gide assimilait déjà astucieu-
sement avec la conscience 69, avec la mauvaise conscience. La différence,
c’est que sartre est sûr que cet aigle ne peut être mangé et que l’écrivain
ne peut échapper à ce « complexe de Prométhée » qui serait, si l’on en
croit Gaston Bachelard, « le complexe d’Œdipe de la vie intellectuelle » 70.
Engagé sans gages, héros sans armes, l’écrivain n’a plus qu’à contem-
pler son étrange situation, à se repaître de ce spectacle qu’il se donne à
lui-même, à la fois Prométhée et vautour, vivant paradoxalement de cette
conscience qui le dévore.

65. Ibid., p. 124.


66. Ibid., p. 243.
67. Ibid., p. 264.
68. Ibid., p. 265-266.
69. Le Prométhée mal enchaîné, p. 314.
70. Gaston Bachelard, La Psychanalyse du feu, Gallimard, 1949 ; rééd. coll. « Idées/nrF »,
1965, p. 27.

199
L’ode pindarique aux xvie et xxe siècles

Pindare est un poète pressé (ascholos, dans la huitième de ses Pythiques,


vers 40), un poète de la prétérition qui laisse beaucoup de choses à dire
parce qu’il a trop de choses à dire. Il faut en user de même quand on se
propose de traiter un sujet aussi vaste. Aussi me contenterai-je de quelques
précisions chronologiques avant d’envisager le concept de « renaissance » et
de montrer que l’ode pindarique tend à être chantée à la gloire de la parole.
Le saut dans le temps — du xvie au xxe siècle — est imposé par la
destinée de l’ode pindarique. Entre la renaissance et l’époque moderne,
Pindare traverse le désert. Même la tentative de Cowley et celle de Lebrun
(dit « Lebrun-Pindare ») apparaissent comme des trahisons. tout recom-
mence avec les Hymnes de Hölderlin et, plus précisément encore, avec
Platen : son effort méritoire d’adaptation de l’ode pindarique dans les
Festgesänge a été étudié par Giraudoux dans son mémoire de diplôme
— lequel venait après un mémoire de licence qui traitait des odes pinda-
riques de ronsard 1. « L’expression la plus parfaite de [l]a poésie » : sur
ce point les plus grands poètes de notre temps seraient d’accord.
Même saut dans la connaissance que l’Europe occidentale a eue de
Pindare. L’édition princeps a été publiée par Alde Manuce à Venise en
1513 ; elle précède de deux ans l’édition de Calliergi (rome, 1515), qui
demeurera la vulgate pindarique pendant trois siècles : c’est elle que
reprend Henri Estienne pour sa traduction latine (1560, 1566). Il faut
attendre le début du xixe siècle et l’édition monumentale de Boeckh
(1811-1821) pour assister au renouveau des études pindariques qui n’ont
cessé ensuite de progresser. Encore platement traduit au xixe (par Poyard,
par Boissonade en français), le poète thébain connaît au xxe siècle un sort
un peu plus digne de lui.
1. Voir sur ce point Jacques Body, Giraudoux et l’Allemagne, Didier, 1975, p. 93-94.

201
Mythocritique

ronsard devait son savoir pindarique à Dorat qui, pour attirer l’atten-
tion sur les Quatre premiers livres des Odes publiés en 1550, compose deux
odes latines, dont une ode pindarique 2 : « decet nos suo / sibi Pindari
can- / -tu personare ». Les poètes du xxe siècle ont une formation moins
sûre, et plus libre. On peut se fier à des déclarations (saint-John Perse dit
avoir étudié Pindare au moment où il composait ses premiers recueils), à
des citations ou à des épigraphes (Valéry, séféris). On peut aussi partir à
la chasse aux emprunts, facile quand il s’agit de ronsard (l’image du car-
quois dans l’antistrophe de l’Ode IV du Ier Livre vient de la IIe Olympique,
148 et suiv.), plus délicate quand il s’agit des Modernes (Claudel modifie
subtilement, dans Les Muses, l’image des ailes de la victoire telle qu’on la
trouvait dans la IXe Pythique, v. 125, ou dans la XIVe Olympique, 22-24).
Les futurs auteurs d’éditions critiques devront découvrir cette influence
dans le détail du texte. Je me contenterai ici de dire que Pindare, au xvie
et au xxe siècle, a été considéré comme un modèle, favorisant dans l’un
et l’autre cas une « renaissance ».
Pour ronsard, il est l’exemple de la haute poésie inspirée. « sonner »
un livre d’odes « suivant les vieilles modes […] [de] Pindare thébain »,
c’est d’emblée se placer aux antipodes de la manière marotique. Le début de
l’Ode VI qui doit célébrer la victoire de Cérisoles remportée le 14 avril 1554
par François de Bourbon sur les troupes espagnoles le déclare sans ambages.
Pour Claudel, au sortir des vains exercices décadents, la lecture de Pindare
est « un réconfort littéraire 3 » ; d’où le salut qu’il lui adresse dans la
première des Cinq grandes Odes, celle que suarès considérait comme « la
Ire Pythique, chez les Modernes » — salut à la lumière et à la joie et en
même temps au siècle nouveau :
Mais le radieux Pindare ne laisse à sa troupe jubilante pour pause
Qu’un excès de lumière et ce silence, d’y boire 4.

À peu près à la même époque, Pascoli publiait ses Odi e inni (1906) pour
doter l’Italie d’une poésie historique, lyrique et chorale qui, selon lui, lui
manquait. Comme ronsard, il voulait « illustrer » sa langue ; comme lui
aussi il voulait, en se faisant pindarique, jouer le rôle de chantre national :

2. On ne sait si Dorat avait composé d’autres odes pindariques avant celle-ci et celles qui
suivirent. Geneviève Demerson a étudié cette intéressante question de « L’Ode pindarique
latine en France au xvie siècle ».
3. Lettre à suarès du 14 décembre 1904.
4. Les Muses, L’Occident, 1905 ; poème repris dans Cinq grandes Odes, suivies d’un Processionnal
pour saluer le siècle nouveau, L’Occident, 1910.

202
L’ode pindarique aux xvie et xxe siècles

Ah ! ce labeur que je m’accorde


Dessus ma thebaine corde
ne cesse de me tenter
Afin qu’au jour je le montre,
Et que je marche à l’encontre
Du vainqueur pour le chanter,
Le mariant aux haleines
Des trompettes qui sont pleines
D’un son furieux et grave. 5

Pindare permet de célébrer la renaissance du corps. ni Whitman ni Géo


Charles (l’auteur des Jeux Olympiques, 1924-1928) ne se souciaient d’un
semblable modèle. La question en revanche mérite d’être posée pour les
Olympiques de Montherlant et en particulier, dans ce livre, pour les deux
séries de poèmes qui sont autant d’odes gymniques. On y retrouve trop
rarement à mon gré le « Génie du songe » et le chant évolue dans les tons
inférieurs. Voyez par exemple l’invocation au gardien de but 6.
renaissance du corps, renaissance de l’âme aussi. On a fait appel pour
cela au Pindare gnomique, moraliste, qui considère que « les grandes
vertus sont toujours une riche source de paroles » (Pyth., IX, 133). C’est
la grandeur morale que ronsard célèbre chez les dédicataires de ses odes :
au premier rang le chancelier Michel de L’Hôpital dont la vertu, les vertus
constituent la véritable nécessité du poème. Valéry, séféris se placent à
leur tour sous le patronage du moraliste. L’épigraphe du Cimetière marin
est extraite de la IIIe Pythique, qui est moins une épinicie qu’une sorte
d’épître à Hiéron de syracuse sur la grave maladie dont il était atteint :
elle fixe seulement un thème, la richesse de l’ici-bas 7. L’épigraphe de
l’Erotikos Logos vient aussi de la IIIe Pythique, et c’est encore un élément
gnomique, qui sert de prétexte thématique :
L’espèce la plus vaine parmi les hommes, ce sont ceux qui méprisent ce
qui les entoure et rêvent de ce qui est au loin, laissant leurs espérances
irréalisables poursuivre des fantômes 8.

5. ronsard, Premier livre des Odes, Ode IX, antistrophe 3.


6. Les Émotions du solitaire : « Garde-but, garde-but / ça valait le jus quand tu faisais la
culbute » (1re éd., Grasset, 1924).
7. Début de la troisième épode : « Ô mon âme, n’aspire pas à la vie immortelle. / Mais épuise le
champ du possible. » C’est aussi l’épigraphe choisie par Albert Camus pour Le Mythe de Sisyphe.
8. Fin de la première épode.

203
Mythocritique

Mais le poète peut s’exprimer sur le ton de Pindare et prendre le contre-


pied de son enseignement. Les Chants de la Renaissance (1934-1936) du
poète albanais Migjeni s’ouvrent sur une « Préface des Préfaces » dont
le haut lyrisme veut dire la mort des dieux, l’indistinction de l’homme et
du Dieu 9. À dire vrai, la hiérarchie très fortement établie au début de la
IIe Olympique (le dieu, le héros, l’homme), rappelée en termes sévères dans
la Ve Isthmique (« n’aspire pas à devenir l’égal de Zeus […]. Aux mortels
convient la condition mortelle »), pouvait se trouver déjà bouleversée
par ronsard, en raison de ses intentions courtisanes. Pindare célébrait
séparément et en termes différents l’athlète vainqueur et le dieu (voyez la
Xe Pythique, antistrophe 2) ; ronsard fait passer l’homme à la place du dieu :
le roi Henri se substitue à Jupiter ; il « sera le Dieu / Qui commencera [le]
mètre » ; il lui reviendra encore et la place centrale (d’ordinaire réservée
au mythe) et l’invocation finale (traditionnellement adressée à Zeus) 10.
ronsard opère une autre substitution. Dans les Odes XI à XV (à Du
Bellay ; à Bouju, Angevin ; à Jean d’Aurat ; à Antoine de Baïf ; à Jean
Martin), il en vient à célébrer le poète comme Pindare célébrait l’athlète.
Je voudrais voir dans cette substitution un signe, le signe d’une invasion
de la parole poétique qui entonne l’ode pour sa propre gloire.
sans doute arrivait-il que Pindare fît son propre éloge, ou prît sa propre
défense : Ulysse ne serait rien sans Homère, le vainqueur du stade ne serait
rien sans le poète qui l’immortalise (Néméennes, VII) ; la parole survit long-
temps aux actes, l’hymne qui célèbre les grands exploits fait d’un simple
mortel l’égal des rois, et « l’eau chaude ne donne pas autant de souplesse
à nos membres que les éloges accouplés aux sons de la phorminx (Ném.,
IV). Mais jamais le poète ne devenait l’athlète de la parole dont l’ode fait
l’éloge. Jamais la poésie ne faisait l’objet du mythe central, comme dans
l’ode de ronsard à Michel de L’Hôpital.
Je voudrais prendre un exemple de substitution plus subtil, mais peut-
être plus remarquable encore, avec l’Ode (1950) de Pierre Jean Jouve. nul
exemple plus caractéristique du mythe pindarique que celui de typhon
dans la Ire Pythique (c’est celui que prend André Jolles, dans Formes
simples, pour définir le mythe) : l’éloge de Hiéron de syracuse, vainqueur
à la course de chars, a conduit Pindare à évoquer l’Etna en éruption par

9. « Chaque jour les dieux s’éclipsent et leurs idoles glissent sur la pente des siècles, des années ;
et désormais l’on ne sait plus discerner l’homme du Dieu. »
(Migjeni, Poèmes, trad. K. Luka, seghers, 1965, p. 17).
10. Premier livre des Odes, Ode Il.

204
L’ode pindarique aux xvie et xxe siècles

l’effet des fureurs du géant foudroyé, enseveli sous la montagne. Jouve


s’en souvient quand il écrit, au début de la deuxième strophe :
Ô mon âme ô toi mon beau nom
Celui qui s’éveille aux rives de pierre, avec un cœur fatigué, celui qui se
retrouve aux musiques de pierre
Celui qui s’interroge aux accents de pierre et qui ne se reconnaît pas, si
ce n’est dans un moment où tonne l’Etna de mémoire, si ce n’est dans
un écoulement de pierre
Celui qui perd sa mesure et qui ne peut voir ses grandes ailes
se détendre à la fureur du soir et chanter par battement d’ombre un
vent que l’air ne connaît pas,
Celui-là revient à son âme en disant le nom qui n’est pas 11.

Le monstre qui s’agite sous « l’Etna de mémoire » n’est plus le géant de


sicile, c’est la Parole poétique elle-même qui voudrait s’exhaler, ou plutôt
qui voudrait exploser.
tel va être le nouveau combat, athlétique, poétique et mythique à la
fois : un combat de la parole et du silence. Le poème va le célébrer, mais
en même temps il sera ce combat même. Imaginez une pythique qui se
confondrait avec le jeu pythique ; une olympique qui se confondrait avec
le jeu olympique. L’ode pindarique nouvelle devrait bien être appelée
« poétique », puisqu’elle va se confondre avec le jeu poétique. On songe
au dialogue de la Muse et de la Grâce dans la quatrième ode de Claudel, à
la rivalité du oui et du non dans l’Ode de Jouve. « tu trouveras après nos
cris la parole de me nier », dit ici la Muse au Poète (p. 56) : l’ensemble
m’apparaît comme un agôn pour une création dans le chaos, un agôn qui
constitue à la fois le mythe et le poème.
J’aborderai à partir de là les problèmes de poétique. sans entrer dans le
détail si complexe de la versification pindarique, je dirai qu’elle a été très
rarement imitée, dans la mesure même où elle est inimitable. ronsard, dans
ses odes pindariques, n’a nul souci d’une scansion mesurée à l’antique :
il utilise des vers courts (heptasyllabes ou octosyllabes), étant peut-être
abusé par la présentation alexandrine des kôla. D’où l’aspect un peu grêle
de ces odes pindariques qu’il voulait si puissantes. L’image de l’iambe,
chez Claudel, est surtout analogique. On voit mal la langue française se
prêter à une tentative comme celle de Platen, calquant le rythme de son
hymne à Fugger sur celui de la XIe Olympique : mètres épitrites, chutes

11. Pierre Jean Jouve, Ode, Les Éditions de Minuit, 1950, p. 79 ; c’est moi qui souligne.

205
Mythocritique

critiques, spondées, tout cela nous est interdit. En revanche, Claudel a


souvent défini son vers comme du noir débouchant sur du blanc, comme
de la parole ponctuée par le silence. De là vient la forme du « verset » (il
n’aimait pas ce terme), reprise par d’autres « pindariques » comme Jouve
ou saint-John Perse : « La phrase comprise entre deux reprises d’haleine
constitue, pour moi, le vers central. 12 » reprise d’haleine qui correspond
au blanc et qui est nécessaire au lutteur, à l’athlète de la parole.
Quand on parle d’ode pindarique, on pense immédiatement à la forme
triadique. Quelques remarques à ce propos : il existe des odes formées
d’une série de strophes toutes semblables (Ném., II ; Isthm., VIII) ; Pindare
n’a pas inventé la triade, puisque stésichore l’avait employée avant lui ;
enfin, le nombre des triades dans l’ode est variable : il va de un (Ol., XI ;
Isthm., III) à treize (Pyth., IV) — record battu par ronsard avec les
24 triades de l’Ode à Michel de L’Hôpital. ronsard s’est en effet appliqué à
« façonn[er] / D’une laborieuse main » des odes qui le plus souvent sont
composées de trois triades (« trois fois torse[s] d’un ply thébain ») 13. Les
Modernes sont à cet égard moins laborieux. La structure apparemment
pindarique de la IVe Ode de Claudel ne l’est en fait pas du tout : après
un préambule hors triade, le poète fait alterner par trois fois strophes et
antistrophes avant de couronner le tout par une épode. Beaucoup plus
libre encore est l’Ode de Pierre Jean Jouve : elle se décompose en trois
grands Livres, « Ode », « strophe », « Gratias ». L’« Ode » initiale a
une structure ternaire (« trombes », « nef », « nuits ») qui pourrait
rappeler la triade pindarique si à chacun de ces trois titres ne correspon-
dait pas un ensemble de poèmes. Il en va de même pour la « strophe »,
même si les mouvements successifs s’intitulent cette fois « strophe »,
« Antistrophe », « strophe II », « Antistrophe II », « Épode ». Cette
construction est plus claudélienne que pindarique, et on la retrouve dans
Amers de saint-John Perse (« Invocation », « strophe », « Chœur »,
« Dédicace »). Il reste à expliquer le choix de ces titres. L’Ode désigne
le chant, un chant qu’on pourrait dire subi : c’est l’invasion de la parole
poétique, de l’ivresse poétique dans le préambule de La Muse qui est
la Grâce ; c’est la trombe de mots qui s’abat sur Jouve au début de son
poème. La strophe, au contraire, implique un mouvement du chanteur :
c’est le mouvement du chœur antique qui se déplace de gauche à droite,
puis — c’est l’antistrophe — de droite à gauche. Dans La Muse qui est

12. Lettre de Claudel à Barrès qui date sans doute de 1911.


13. Ode à Michel de L’Hôpital, strophe 1.

206
L’ode pindarique aux xvie et xxe siècles

la Grâce, ces termes correspondent à deux tensions contraires, celle du


poète dans les strophes, celle de la Muse qui lui répond dans les antis-
trophes. La distinction est moins nette chez Jouve, mais la strophe tout
entière est le lieu d’un dialogue, d’un duel. L’Épode, chant conclusif,
situé à un moment d’arrêt, correspond au temps de l’impossible refus
chez Claudel, et chez Jouve à la soumission qui permettra la libération
du « Gratias » final.
L’ode pindarique veut être la parole venue d’ailleurs. Pythique, au sens
fort du terme, elle est inspirée par la Pythie, ou par le Dieu. Le mythe de la
parole poétique est présent chez Pindare : elle ne serait pas possible sans la
protection d’Apollon (Pyth., VIII, 96-98), elle est une parole « autorisée »
(Ol., XI, 10-11). L’inspiration n’exclut pas une esthétique de l’imitation :
au début de la IIe Néméenne, Pindare annonce clairement qu’il va imiter
les Homérides. Cette alliance surprenante se retrouve dans les odes pin-
dariques de ronsard : « des Muses tout rempli » (Ode II) il s’adonne
cependant à un « art laborieux » (Ode VI). Le début de l’Ode III est
caractéristique de cette inspiration pythique qui se dit trop longuement
pour ne pas se chercher :
Je suis troublé de fureur,
Le corps me fremist d’horreur,
D’un effroy mon ame est pleine :
Mon estomac est pantois,
Et par son canal ma vois
ne se desgorge qu’à peine.
Une Déité m’emmeine :
Fuyez peuple, qu’on me laisse,
Voicy venir la Déesse :
Fuyez peuple, je la voy.
Heureux ceux qu’elle regarde,
Et plus heureux, qui la garde
Dans l’estomac comme moy !

tout se passe comme si l’imitation permettait paradoxalement l’inspiration


ou comme si le mythe de l’inspiration suscitait une mimèsis inspiratrice.
Claudel, Jouve célèbrent eux aussi la parole poétique comme une irrup-
tion de l’au-delà. Mais les « Muses respiratrices », les « Muses inspirées »
ne seraient rien sans les « Muses modératrices », sans les « grandes Muses
intelligentes » (Claudel) ; et pour Jouve le pacte avec la Déesse du beau
passe par le respect scrupuleux du nombre :

207
Mythocritique

Le nombre, le sacré nombre des signes et des ondes lueurs et lignes


Le nombre de l’esprit parlant car l’esprit ne parle que par nombres
Le nombre de l’esprit du seuil ou nombre de l’esprit créant !
Je t’adore ô fureur adorante du nombre
Esprit de l’esprit ouvert par-delà le chiffre créant 14.

Pindare n’a rien d’un bloc figé. Au début de la Ve Néméenne, il déclare


qu’il ne fabrique pas des statues condamnées à rester immobiles sur leur
base ; ses odes vivent et se répandent partout. Elles peuvent nourrir des
thématiques différentes, susciter des poétiques différentes, entraîner vers
des métaphysiques de la parole différentes. Voix transcendante, venue de
plus loin, et immortelle 15, la poésie pindarique est aussi pourtant une poésie
élémentaire, qui dit la force des éléments 16. Pour deux raisons donc elle
constitue le modèle de l’exercice de la parole en sa puissance,
le poète aux mille mains développant mille vents d’orage, […] le poète aux
cent formes d’aigle pour couvrir tout un pays blanc de ses vols de face et
de dos 17.

14. Ode, p. 83.


15. Ve Isthmique, strophe 3 : « Car la voix des beaux poèmes va toujours retentissant ; elle est
immortelle. Par toute l’étendue de la terre fertile, par les mers, rayonne toujours, inextinguible,
la gloire des belles actions. »
16. Début de la XIe Olympique : « Les hommes ont parfois besoin, par-dessus tout, des vents ;
et parfois des eaux du ciel, illes pluvieuses de la nuée » (trad. A. Puech). On songe évidemment
à la poésie des éléments chez saint-John Perse.
17. Pierre Jean Jouve, Ode, p. 71.

208
L’Ode à Charles Fourier d’André Breton
À la memoire de Jean Gaulmier

1945 : fin de la seconde Guerre mondiale, qui fut pour Breton une des
périodes les plus sombres de l’histoire, ces « temps de détresse » dont
avait parlé Hölderlin. 1947 : l’année semble encore sombre à Breton. Il
constate dans les Ajours d’Arcane 17, datés du 1er au 3 mai, que « l’esprit
de résistance, avec tout ce qu’il comportait d’ouvert, de généreux, de
vivifiant et d’audacieux » a été « saboté bestialement ». Les récents
massacres d’Indochine, les queues s’allongeant sans cesse aux portes des
boulangeries de Paris suffisent à frapper de mensonge et de dérision les
prétendus « buts de guerre ».
Pour le poète, la tentation est grande d’intervenir à la manière de Zeus
tonnant, ou du mage à la manière de Victor Hugo. Mais on a trop présenté
Breton comme un « pape » pour qu’il se laisse prendre au piège. Miguel
torga, dans son Journal, dénoncera toute supercherie de ce genre, toute
invitation lancée au poète pour qu’il monte sur les estrades publiques et
y fasse prendre des vessies pour des lanternes grâce à la séduction de son
verbe. « Je » intervient dans l’Ode à Charles Fourier, publiée au début
de l’année 1947, mais ce n’est qu’un truchement et un relais. Breton se
propose de réhabiliter, d’interpréter et de continuer Charles Fourier.
L’hymne esquissé dans Arcane 17 aux socialistes utopistes du xixe siècle
— Fourier, mais aussi Flora tristan et le Père Enfantin — se prolonge
dans une Ode au seul Fourier.
Cette Ode tripartite, donc conforme en gros au schéma de l’ode pinda-
rique, présente une apparente anomalie. La partie centrale est dépouillée
du mythe au profit d’une classification un peu aride empruntée aux douze
tiroirs de Fourier. Mais Fourier est à la fois l’athlète et le héros mythique,
le nouvel Orphée de l’Ode.

209
Mythocritique

L’humour objectif
Écrire, c’est écrire avec les mots des autres. Cette limite peut paraître
insupportable à l’écrivain, au poète surtout. Et si toute littérature n’était
qu’un centon… Cette question, je la trouve posée au début du livre de
Michel schneider, dont le titre à lui seul rappelle la gravité : Voleur de mots 1.
Cette expression fait écho, mais pour la corriger, et apparemment pour la
nier, à la célèbre parole rimbaldienne dans la lettre dite « du Voyant » :
« Donc le poète est vraiment voleur de feu 2 ». Le poète, qui voudrait avoir
ravi aux dieux le feu du génie, n’a fait que piller ses prédécesseurs ou tout
simplement ses semblables, ceux qui à côté de lui marchent dans la rue.
Prométhée a donné aux hommes le feu, et aussi les lettres ; mais il ne les a
pas inventées, il s’est contenté de voler, et de transmettre. « tout au long
de ces pages, écrit Michel schneider au début de son livre, je poserai des
questions qui reviendront tracer leurs boucles insomniaques : qu’est-ce
que le plagiat, le vol des idées, le communisme des mots ? 3 »
Cette question, Breton ne pouvait pas ne pas se l’être posée quand il a
écrit l’Ode à Charles Fourier, et dès le premier vers de l’ode :
En ce temps-là je ne te connaissais que de vue.

À lui seul, ce vers est un vers centon, un vers arlequin où se juxtaposent


une formule stéréotypée qui sert de transition dans les Évangiles et un
cliché de la langue quotidienne. s’il est ici une écriture automatique, elle
ne permet pas aux images merveilleuses du rêve d’affleurer, elle ne fait
surgir, triste épave, que des résidus d’un langage commun.
Cette alliance pourtant déjà m’intéresse. Le point de départ n’est pas
un initium pur, l’année 1937, rejetée, comme le suggère Jean Gaulmier,
dans un passé fantasmagorique par la guerre 4. Il se situe dans le continuum
d’une existence, d’une histoire, et aussi d’une tradition. Cette continuité
s’établit non seulement à partir d’un texte illustre, mais à partir de la
simple conversation quotidienne. André Breton veut bien être l’évangé-
liste des temps nouveaux, tout en restant un piéton de Paris. Matthieu,
Luc, Marc et Jean ont approché le Christ, ils ont vécu dans son intimité.
saint André n’a fait que passer près de Fourier, il l’a vu, il ne le connaît

1. Gallimard, coll. « Connaissance de l’inconscient », 1985.


2. Lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871.
3. Voleur de mots, p. 13.
4. Ode à Charles Fourier, commentée par Jean Gaulmier, Klincksieck, 1961, p. 78, n. 1.

210
L’Ode à Charles Fourier d’André Breton

que de vue. Et encore c’est un miracle qu’il l’ait remarqué, avec son habit
dans le genre neutre.
Mais il s’agit bien d’habit ! L’esprit critique de Breton s’exerce d’abord
sur les mots qu’il vient de voler. Évangéliste du pauvre, il reprend avec un
sourire la formule stéréotypée, lui qui s’est moqué dans les Prolégomènes
à un troisième manifeste du surréalisme de ceux qui font « mine de tout
savoir, la bible d’une main et Lénine de l’autre 5 ». Apôtre de l’imagi-
nation, de la liberté des mots, il s’est imposé le carcan d’une expression
toute faite. Quand il est conscient, le plagiat permet cette indépendance
nouvelle. L’avant-guerre est revêtu d’un habit du temps du Christ, et la
statue d’un habit d’homme. Fourier est à la fois ce Messie très lointain
et ce voisin d’occasion qu’on connaît de vue. La première expression
pouvait paraître trop pompeuse, et la seconde trop familière. Les deux
avaient quelque chose d’impertinent pour un passé si récent, pour une
présence privée de vie. À cette impertinence on peut donner un nom sur
lequel Breton dans ces années-là a beaucoup réfléchi : l’humour.
1937 en effet était l’année d’une conférence prononcée dans le cadre
de l’Exposition universelle, De l’humour noir. La Préface de la célèbre
Anthologie de l’humour noir publiée par les Éditions du sagittaire en 1940
est datée de 1939 (le livre est réimprimé avec quelques ajouts en 1947,
l’année de la publication de l’Ode à Charles Fourier). Cette Préface, qui
« pourrait être intitulée le paratonnerre (Lichtenberg) », se garde bien
de nous proposer une définition figée de l’humour. se moquant de toute
tentative pour y aboutir, et en particulier de celles de Valéry et d’Aragon,
Breton pétrit la pâte d’une réflexion plus lourde, celle de Hegel et celle de
Freud (double ascendance mise en valeur par Julien Gracq). Et puisqu’il
s’agit pour lui d’une « valeur ascendante entre toutes » dans la littérature
moderne, il importe de la retrouver quand on étudie un texte de lui, et
singulièrement un texte de cette époque.
À Freud, la Préface à l’Anthologie de l’humour noir emprunte un exemple
simple, qui figure dans l’appendice du livre sur Le mot d’esprit et ses rapports
avec l’inconscient : « Le condamné que l’on mène à la potence un lundi
s’écriant : “Voilà une semaine qui commence bien” 6 » Freud note que
c’est le sujet souffrant qui fait l’humour, que le processus humoristique
tout entier a pour théâtre sa propre personne et lui procure évidemment
une certaine satisfaction, ce qui lui permet de définir ainsi l’humour :
5. Manifestes du surréalisme, Jean-Jacques Pauvert, 1962, p. 339.
6. Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, « Idées/nrF », no 198, p. 366 ; Anthologie
de l’humour noir, « Livre de poche », no 2739, p. 15.

211
Mythocritique

« L’essence de l’humour réside en ce fait qu’on s’épargne les affects aux-


quels la situation devrait donner lieu et qu’on se met au-dessus de telles
manifestations affectives grâce à une plaisanterie. 7 » Breton complète par
son propre commentaire : « Le moi se refuse à se laisser entamer, à se laisser
imposer la souffrance par les réalités extérieures, il se refuse à admettre
que les traumatismes du monde extérieur puissent le toucher ; bien plus,
il fait voir qu’ils peuvent même lui devenir occasions de plaisir. 8 »
Il serait absurde de vouloir faire une application brutale de cette for-
mule aux textes écrits par Breton dans ces temps de souffrance qui cor-
respondent à la guerre. Aux yeux du monde, il s’est tiré avec élégance de
cette situation périlleuse. Dès sa mobilisation, en 1939, il a décidé de se
faire « le plus possible de liège pour pouvoir flotter 9 ». En mars 1941, il
s’est embarqué pour la Martinique sur Le Capitaine Paul-Lemerle, une
aventure que Claude Lévi-strauss, passager du même bateau, a racontée
dans Tristes Tropiques : « un départ de forçats 10 ». À partir de 1942, c’est
le séjour aux États-Unis, qu’il a vécu comme un exil.
L’une des manières de flotter en ces temps de détresse, mais aussi de les
vivre comme temps de détresse, c’est l’humour. La preuve en est dans ces
intermèdes des Prolégomènes à un troisième manifeste du surréalisme qui
sont imprimés en italiques, et en particulier dans le troisième, Le retour
du Père Duchesne. C’est un pastiche du journal révolutionnaire d’Hébert,
qui disparut quand il fut guillotiné à la suite de ses outrances, en 1794, et
qu’on vit reparaître en 1848 et en 1871. Le Père Duchesne, personnage de
la farce, est censé représenter le bon peuple parisien, et le langage d’Hébert
brille par son cynisme et par sa grossièreté. Breton, qui est sensible à ces
retours de l’histoire (le début de l’Ode à Charles Fourier le confirme), voit
le Père Duchesne comme il voit Fourier, et surtout il veut voir avec son
regard les salopards qui occupent le devant de la scène (j’allais écrire : le
devant de la seine), « ces messieurs en uniforme de vieilles épluchures aux
terrasses des cafés de Paris », « le retour triomphal des cisterciens et des
trappistes qui avaient dû prendre le train du bout de [s]on pied », ceux
qui « sans cartes » peuvent continuer à « [s’]en foutre plein la lampe chez
Lapérouse » pendant que les autres font la queue « de grand matin dans
les faubourgs dans l’espoir d’obtenir cinquante grammes de poumon de

7. Le mot d’esprit, p. 368.


8. Anthologie, loc. cit.
9. Cité dans Philippe Audoin, Breton, Gallimard, « La Bibliothèque idéale », no 9, 1970, p. 36.
10. Tristes Tropiques, Plon, 1955, rééd. coll. « terre humaine », p. 19-20.

212
L’Ode à Charles Fourier d’André Breton

cheval, à charge de remettre ça vers midi pour deux topinambours » 11. Le


retour des sans-culottes n’est pas vu d’un meilleur œil, et tout s’achève
par l’annonce d’un grand coup de balai :
Et je vais te balayer cette raclure, de la porte de saint-Ouen à la porte de
Vanves et je te promets que cette fois on ne va pas me couper le sifflet au
nom de l’Être suprême et que tout cela ne s’opérera pas selon des codes
si stricts et que le temps est venu de refuser de manger tous ces livres de
jean-foutre qui t’enjoignent de rester chez toi sans écouter ta faim.

Le pastiche est un autre mode du mimétisme littéraire. Comme le fait


observer Michel schneider, « un pastiche inconscient constitue un plagiat
involontaire » et, s’il est conscient, comme c’est le cas, l’opération revient
à « traiter le mal par le mal, le plagiat par le pastiche, l’influence par le
mimétisme délibéré » 12. Comme dans le premier vers de l’Ode à Charles
Fourier, Breton consent ici à écrire avec les mots des autres. Je ne sais s’il
en tire un plaisir particulier, mais il cherche à leur faire dire ce qu’il veut
dire. C’est pourquoi il n’hésitera pas, dans l’ode, à citer Fourier ou à
l’imiter dans la partie centrale.
Les vers 50-53 donneront une idée de cette pratique de Fourier :
On n’est pas mieux pourvu sous le rapport des contre-moules antirat et
antipunaise
Par ma foi les grands hagards de la faune préhistorique
ne sont pas loin ils gouvernent la conception de l’univers
Et prêtent leur peau halitueuse aux ouvrages des hommes.

Breton reprend une image fouriériste identifiée par Jean Gaulmier dans
son édition. On trouve les contre-moules en particulier dans la Théorie
de l’unité universelle : ce sont des éléments mauvais que le créateur a
introduits dans l’ordre actuel de la Civilisation pour annoncer à l’inverse
et en incohérent les splendeurs de l’ordre combiné. Ainsi le ver solitaire
actuel prouve que dans l’ordre combiné les hommes affamés par leur
activité continuelle pourront manger beaucoup plus qu’en Civilisation.
Breton peut sembler tourner en dérision cette notion. En ces temps de
détresse qui correspondent cette fois à l’immédiat après-guerre, il voit
toujours autour de lui, non les moules espérés, mais les contre-moules.
toujours le rat, toujours la punaise. toujours les monstres antédiluviens

11. Éd. cit., p. 346-347.


12. Voleurs de mots, p. 67-69.

213
Mythocritique

et leur peau couverte de vapeur « halitueuse ». Le monde moderne n’est


qu’une non-création continuée. Mais Breton ne se moque pas de Fourier.
Il s’insurge même contre toute moquerie de ce genre. Il le relaie, et il
reprend ses images pour faire le même constat. L’humour n’est pas dans
une quelconque parodie de Fourier, mais dans une vision baroque que le
pastiche permet de retrouver. Ce qui est risible et inquiétant à la fois, ce
n’est pas la description que faisait Fourier, c’est ce qu’il décrivait et qui
existe toujours, ce qui appelle les mêmes mots et la même description.
Breton s’élève alors vers ce que Hegel dans son Esthétique a appelé
l’« humour objectif ». Comme il rend hommage à cette conception dans
la Préface à l’Anthologie de l’humour noir, on est en droit de la reprendre
à propos de l’Ode à Charles Fourier. À dire vrai, quand il étudie l’« art
romantique » (c’est-à-dire celui qui commence avec le christianisme),
Hegel conçoit d’abord l’humour comme subjectif :
Dans l’humour, c’est la personne de l’artiste qui se produit dans ses traits
tant particuliers que profonds, de sorte que ce dont il s’agit avant tout
dans cette forme de l’art, c’est de la valeur spirituelle de l’artiste. Dans
l’humour, l’artiste ne se propose pas de donner une forme artistique et
achevée à un contenu objectif déjà constitué dans ses principaux traits,
en vertu des propriétés qui lui sont inhérentes, mais il s’introduit pour
ainsi dire dans l’objet et applique le principal de son activité à dissocier, à
décomposer par des trouvailles subjectives, des traits d’esprit inattendus,
des idées frappantes, tout ce qui tend à s’objectiver et à revêtir une forme
concrète et stable 13.

Mais dans la conclusion de cette partie de son cours, et dans le passage


que cite précisément Breton, cet humour subjectif se retourne bien en
un humour objectif :
[…] l’art romantique était caractérisé dès le début par une séparation plus
profonde, par un repliement plus radical de l’intériorité sur elle-même
et, étant donné la correspondance imparfaite entre l’esprit et la réalité
objective, l’intériorité se montra, à son tour, indifférente à celle-ci. Cette
opposition, en évoluant, devait finir par concentrer tout l’intérêt de l’art
romantique soit sur l’extériorité accidentelle, soit sur la subjectivité non
moins accidentelle. Mais lorsque cette concentration de l’intérêt sur la
réalité objective et sur sa représentation subjective aboutit, conformément
au principe du romantisme, à une pénétration de l’âme dans l’objet et que,
d’autre part, l’humour s’attaqua de son côté à l’objet et à la forme que

13. traduction de s. Jankélévitch, Esthétique de Hegel, L’Art romantique, Aubier, 1964, p. 139.

214
L’Ode à Charles Fourier d’André Breton

lui imprime le réflexe subjectif, on assista à une installation dans l’objet


lui-même, à une sorte d’humour objectif 14.

L’expression figurait déjà dans la conférence prononcée le 29 mars 1935


à Prague, Situation surréaliste de l’objet / Situation de l’objet surréaliste, où,
renversant cette fois la vapeur philosophique, Breton renvoyait Marx et
Engels et rendait un hommage appuyé à Hegel 15. L’humour objectif pur,
il le trouvait alors dans une « Fable » de Jarry, mais aussi chez Marcel
Duchamp, raymond roussel, Jacques Vaché et Jacques rigaud, dans le
mouvement futuriste et dans le mouvement dada 16. Fourier, quasi-contem-
porain de Hegel, est leur précurseur, et il semble bien d’ailleurs que dans
les deux textes Breton entende « romantique » au sens historique, et non
au sens hégélien du terme.
L’exemple choisi par Breton dans Situation surréaliste de l’objet,
« Fable » de Jarry, nous place au cœur d’une poésie des métamorphoses
dont la première partie de l’Ode à Charles Fourier offre plusieurs échan-
tillons. Hegel pourrait servir encore une fois de référence. Il faut prendre
dans l’Esthétique non plus la section qui traite de l’art romantique, mais
le passage de l’art symbolique à l’art classique, et la dégradation de l’ani-
malité qui l’accompagne. « En général, écrit-il alors, on peut considérer
les métamorphoses comme l’opposé de la manière dont les Égyptiens
considéraient les animaux et les honoraient. En effet, envisagées par le côté
moral, elles renferment essentiellement une attitude négative à l’égard de
la nature. Les animaux et les formes inorganiques présentent une sorte de
dégradation de la nature humaine, de sorte que, si chez les Égyptiens les
dieux qui représentent les forces élémentaires de la nature sont élevés au
rang d’animaux et reçoivent la vie, ici, au contraire, revêtir une des formes
de la nature apparaît comme un châtiment, pour quelque faute plus ou
moins grave, ou même pour un crime monstrueux. Une pareille existence
est celle de l’être séparé du principe divin ; c’est le dernier terme de la
souffrance, dans lequel l’homme peut se conserver comme homme. 17 »
La métamorphose qui se produit dans les temps modernes n’est pas
exactement la même. Elle renvoie à un avant le déluge, et pourtant elle est
l’indice d’une dégradation supplémentaire. L’humanité de l’immédiat
14. Ibid., p. 152. Breton cite une autre traduction de ce même passage dans l’Anthologie de
l’humour noir, p. 12-13.
15. Dans l’édition des Manifestes du surréalisme, p. 309-311.
16. Ibid., p. 319.
17. Voir extraits de l’Esthétique, éd. Claude Khodoss, PUF, 1954, p. 176-177, et Pierre Brunel,
Le Mythe de la métamorphose, Armand Colin, 1974, p. 158.

215
Mythocritique

après-guerre fait apparaître « des espèces qui paraissaient en voie de


s’encroûter définitivement / Mais qui les circonstances aidant ne semblent
pas incapables d’une nouvelle reptation » : arrivistes et rampants de toute
sorte, prêts à renier leur passé récent en s’adaptant aux nouvelles circons-
tances. L’image est caractéristique de l’humour objectif de Breton, d’un
humour qu’il veut partager avec Fourier, mais la frontière est fragile entre
l’humour et l’indignation :
On répugne à trancher leurs œufs sans coque
Leur frai immémorial glisse sur la peur
tu les as connues aussi bien que moi
Mais tu ne peux savoir comme elles sont sorties lissées et goulues de
l’hivernage.

Plus loin, dans la continuité du développement sur les contre-moules,


Breton propose une nouvelle série de représentations animales qui sont
autant d’allégories humoristiques, mais sévères, de cette humanité d’après
guerre. Ce sont successivement le lamantin, les charognards et les cyno-
céphales. Chacun mérite une étude plus précise.
Le lamantin est une sorte de phoque, déjà considéré par les Anciens
comme homme marin, ce qui facilite l’application allégorique. Cette masse
molle peut représenter la lâcheté, le manque de vigueur dans le respect et la
défense des idéaux. La survivance des lamantins, qu’on aurait pu considérer
comme des contre-moules des êtres forts à venir, en dit long aussi sur la
lenteur de l’évolution, du renversement vers le contraire (l’« industrie
attrayante », c’est-à-dire soumise à une attraction passionnée, qui, selon
Fourier, devrait se substituer à l’industrie en Civilisation, « fausse, mor-
celée et mensongère »).
Pour savoir comme aujourd’hui le commun des mortels prend son sort,
tâche de surprendre le regard du lamantin dans sa baignoire d’eau tiède
Il t’en dira long sur la vigueur des idéaux
Et te donnera la mesure de l’effort qui a été fourni
Dans la voie de l’industrie attrayante.

Les charognards sont les animaux qui vivent sur les cadavres (les vautours
en particulier), ceux qui ont donc intérêt à la guerre ou aux exécutions
sommaires qui ont pu intervenir au moment de l’épuration. Dans la langue
argotique, le charognard est aussi celui qui vend de la charogne comme
viande d’alimentation : Breton peut faire allusion à certaines pratiques

216
L’Ode à Charles Fourier d’André Breton

particulièrement honteuses du commerce en ces temps de détresse. Les


charognards sont les grands triomphateurs sur les cimetières de la guerre
et de la faim :
Par la même occasion
tu ne manqueras pas de t’enquérir des charognards
Et tu verras s’ils ont perdu de leur superbe.

Il y a ceux qui profitent des morts, et il y a ceux qui tuent. Pour voir
ces derniers, il suffit de soulever un autre rideau de théâtre, un « rideau
jumeau » (mais le mot jumeau est en même temps chargé d’une conno-
tation bouchère — le jumeau à pot-au-feu). Ces tueurs, Breton les réunit
en une allégorie unique, celle du « boucher-soleil », dernier avatar d’un
roi-soleil qu’on croyait pourtant disparu avec la révolution :
Le rideau jumeau soulevé
tu seras admis à contempler dans son sacre
Une main de sang empreinte à l’endroit du cœur sur son tablier
impeccable le boucher-soleil
se donnant le ballet de ses crochets nickelés.

La versification est disposée comme dans une fable de La Fontaine, comme


pour renforcer l’impression d’un apologue animal, et les « crochets »
pourraient faire penser à une quelconque espèce malfaisante (des serpents
en particulier) si l’image ne se suffisait à elle-même. Ce sont les crochets
de boucher, ceux auxquels selon le témoignage de Louis Martin-Chauffier
les ss accrochaient les corps pantelants des adolescents dont ils avaient
fait leurs esclaves et leurs mignons 18.
L’image animale reparaît clairement dans la suite de la phrase :
Pendant que les cynocéphales de l’épicerie
Comblés d’égards en ces jours de disette et de marché noir
À ton approche feront miroiter leur côté luxueux.

Il faut prendre épicerie au sens large de commerce, l’évocation venant


compléter la précédente. C’est l’allégorie de tous ceux que le marché noir
a enrichis et qui comptent sur l’apparat de leur richesse afin de passer
désormais pour vertueux. À ces imitateurs cyniques convient l’apparence
des grands singes à tête de chien. Il s’y ajoute, par une surcharge sémantique

18. L’Homme et la bête, Gallimard, 1947 ; et voir le livre de Bernadette Morand, Les Écrits
des prisonniers politiques, PUF, 1976.

217
Mythocritique

qui est un trait d’humour, une allusion à la bataille de Cynocéphales (dans


des collines ressemblant à des têtes de chien) qui en 197 av. J.-C. opposa
le consul Quinctius Flaminius au roi Philippe V de Macédoine. tant il
est vrai que la représentation de l’après-guerre est encore inséparable de
la guerre dans cette Ode à Charles Fourier.
Dans la Préface à l’Anthologie de l’humour noir, Breton rapproche cet
« humour objectif » du « hasard objectif ». Et de fait les deux termes
s’appellent (« nous avons annoncé d’autre part que le sphinx noir de
l’humour objectif ne pouvait manquer de rencontrer, sur la route qui
poudroie, la route de l’avenir, le sphinx blanc du hasard objectif, et que
toute la création humaine ultérieure sera le fruit de leur étreinte ») 19.
L’auteur fait lui-même le renvoi à Situation surréaliste de l’objet, où la
relation s’affirmait déjà :
Cette sollicitation, qui paraît correspondre à un regain d’activité d’un des
éléments constitutifs de l’humour objectif : la contemplation de la nature
dans ses formes accidentelles, au détriment de l’humour subjectif, son
autre composante, elle-même conséquence du besoin de la personnalité
d’atteindre son plus haut degré d’indépendance, cette sollicitation, dis-je,
tout obscure qu’elle était encore chez Apollinaire, n’a pas cessé de se faire
après lui plus impérieuse, à la faveur notamment de l’appel à l’automatisme
qui, vous le savez, a constitué la démarche fondamentale du surréalisme.
La pratique de l’automatisme psychique dans tous les domaines s’est
trouvée élargir considérablement le champ de l’arbitraire immédiat. Or,
c’est là le point capital, cet arbitraire, à l’examen, a tendu violemment
à se nier comme arbitraire. L’attention qu’en toute occasion je me suis
pour ma part efforcé d’appeler sur certains faits troublants, sur certaines
coïncidences bouleversantes dans des ouvrages comme Nadja, Les Vases
communicants et dans diverses communications ultérieures a eu pour effet
de soulever, avec une acuité toute nouvelle, le problème du hasard objectif,
autrement dit de cette sorte de hasard à travers quoi se manifeste encore
très mystérieusement pour l’homme une nécessité qui lui échappe, bien
qu’il l’éprouve vitalement comme nécessité. Cette région encore presque
inexplorée du hasard objectif est, je crois, à l’heure actuelle, celle qui vaut
entre toutes que nous y poursuivions nos recherches 20.

Cette notion de hasard objectif apparaît très tôt chez Breton. Michel
Carrouges en a proposé la définition suivante : « l’ensemble des prémo-
nitions, des rencontres insolites et des coïncidences stupéfiantes, qui se
19. Éd. cit., p. 13.
20. Éd. cit., p. 320-321.

218
L’Ode à Charles Fourier d’André Breton

manifestent de temps à autre dans la vie humaine 21 ». La rencontre de


Breton et de Fourier est aussi insolite que celle qui constitue le « cadavre
exquis ». Cette rencontre se produit dans chacune des images que j’ai eu
l’occasion de commenter. Mais nulle part elle n’est mieux mise en valeur
que dans le vers liminaire dont je suis à mon tour parti : « En ce temps-là
je ne te connaissais que de vue. » Ce vers, je l’ai immédiatement placé
sous le signe de l’humour et aussi sous le signe de l’amour, si l’on veut
bien entendre le mot au sens large comme indiquant toute rencontre qui
implique une fascination.
Cette rencontre fortuite, Breton l’explicite quelques vers plus loin :
Et voilà qu’un petit matin de 1937
tiens il y avait autour de cent ans que tu étais mort
En passant j’ai aperçu un très frais bouquet de violettes à tes pieds.

Le déictique souligne une surprise que vient pourtant corriger le vers-


parenthèse qui suit (et qui n’est pas mis entre parenthèses : un retrait
typographique suffit). Le hasard objectif est celui d’une double coïncidence :
coïncidence d’une rencontre, coïncidence d’un anniversaire. Mais parce
qu’elle est double, cette coïncidence laisse deviner une nécessité secrète.
Le « passant » découvre ce qui lui était destiné par un ordre mystérieux
auquel croit profondément Breton sans qu’il puisse jamais en préciser
l’origine.
Une autre parenthèse, double, et présentée à la faveur d’un double
retrait typographique, fait apparaître une image animale, qui est la pre-
mière du poème et que continuent celles qui ont été analysées plus haut
(en particulier les cynocéphales) :
Il est rare qu’on fleurisse les statues à Paris
Je ne parle pas des chienneries 22 destinées à mouvoir le troupeau.

Le mépris l’emporte sur l’humour : bouquets-signaux, bouquets-dra-


peaux qui sont autant de contraintes exercées sur une humanité avilie et
domestiquée (les cérémonies religieuses, les monuments aux morts, etc.).

21. André Breton et les données fondamentales du surréalisme, Gallimard, 1950, cité dans robert
Bréchon, Le Surréalisme, Armand Colin, 1971, p. 46.
22. Chiennerie : « se dit de choses basses et dégoûtantes » (Littré). On reconnaît l’hostilité
de Breton à toute cérémonie de caractère oiciel, et en particulier aux cérémonies religieuses
(sur ce point, voir s.  Alexandrian, Breton, Éd. du seuil, 1971, coll.« Écrivains de toujours »,
no 90, p. 157-158).

219
Mythocritique

Derrière le fleurissement inattendu de la statue de Fourier, André


Breton préfère imaginer le « long sillage » d’une main féminine, celle
d’une de ces mystérieuses passantes dont il aime à peupler son univers
(dans Tournesol, dans Nadja, ou celles qu’il voit dans Dévotion, l’une des
Illuminations de rimbaud). Comme il semble exister une nécessité secrète
sous le hasard objectif, il semble exister une causalité secrète où l’humour
cède la place à la ferveur.
Mais jusqu’où peut aller cette ferveur ? Et surtout jusqu’à quel point
peut-elle s’exprimer ? Ces questions se posent à propos de deux séries de
vers que j’ai jusqu’ici laissées dans l’ombre et qui appartiennent aussi à
la première strophe de l’ode.
Il s’agit tout d’abord de l’évocation nautique. L’image est belle. Je
dirais même qu’elle est trop belle et qu’à cause de cela elle éveille une
certaine défiance. Fourier est un gardien, un pilote posté à la proue d’un
bateau qui n’est autre que la ville de Paris tout entière. Ce bateau, on
le sait, figure à toutes les époques sur les différentes armoiries de Paris.
Mais il est difficile de ne pas penser à Péguy et à la Présentation de Paris
à Notre-Dame :
Étoile de la mer voici la lourde nef
Où nous ramons tout nuds sous vos commandements ;
Voici notre détresse et nos désarmements ;
Voici le quai du Louvre, et l’écluse, et le bief 23.

Les « coteaux tout spirituels », les « étoiles » que porte « la dernière


treille » prennent alors des allures de pastiche et le lecteur se demande
à quoi il doit être sensible — à la charge poétique incontestable de ces
vers ou à la possible moquerie qui s’y exprime, Fourier prenant la place
dévolue habituellement à d’autres pilotes, en particulier sainte Geneviève,
la patronne de Paris.
Le culte dont Fourier est l’objet est évoqué dans les derniers vers de
cette première strophe :
sans trop y prendre garde aux jours qui suivirent j’observai que le
bouquet était renouvelé
La rosée et lui ne faisaient qu’un
Et toi rien ne t’eût fait détourner les yeux des boues diamantifères de la
place Clichy

23. Premier poème de La Tapisserie de Notre-Dame (11 mai 1913), dans Œuvres poétiques


complètes de Péguy, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1954, p. 529.

220
L’Ode à Charles Fourier d’André Breton

Fourier es-tu toujours là


Comme au temps où tu t’entêtais dans tes plis de bronze à faire dévier le
train des baraques foraines
Depuis qu’elles ont disparu c’est toi qui es incandescent.

Ce culte matinal, le constant renouvellement qu’il implique, s’organise


en un rituel que continue le rituel poétique. Les roses, la rosée et le roseau
du poète ne font effectivement qu’un. L’erreur serait de chercher dans ce
qui suit une quelconque vision pittoresque des grands boulevards près la
statue de Fourier. si elle a laissé des traces, c’est sur le mode du ubi sunt.
La guerre a tué la fête. Mais Fourier est toujours là debout et incandescent.
Ce dernier adjectif n’est pas innocent. L’incandescence de Fourier
prend la place du saint sacrement. C’est dire que Fourier prend la place
du Christ. Est-ce un signe de ferveur ? On pourrait la trouver excessive,
et presque déplacée. Est-ce un trait d’humour ? Il serait moins dans la
métamorphose, cette fois, que dans le transfert. Breton rappelle, dans la
Préface à l’Anthologie de l’humour noir, que « l’homme tend naturellement
à déifier ce qui est à la limite de sa compréhension 24 ». Ainsi en est-il pour
Fourier dans ce début de l’ode. non sans doute qu’il soit un dieu. Mais
Breton veut célébrer ce qu’il y eut de mystérieux et de merveilleux à la fois
dans une rencontre placée sous le signe du hasard et de l’humour objectifs.

Fourier, nouvel Orphée


L’image de la navigation confère son unité à la première partie de l’Ode.
Le poème avance comme un bateau à vapeur et Breton peut, dans le petit
calligramme sur lequel s’achève cette immense strophe, renverser la vapeur
poétique. À dire vrai, il l’a déjà renversée, puisqu’il a déplacé le mythe de
la seconde partie vers la première partie. Il ne cultive pas le mythe pour
lui-même. Il en fait plutôt un usage allégorique dont l’apparente raideur
est perpétuellement corrigée par des glissements de sens, des associations
d’images, des éclaircies dans le didactisme.
La métaphore initiale prépare l’entrée de Fourier en héros mythique,
en pilote d’une nouvelle Argo. Mais il faudra près de cent vers pour que
la silhouette orphique se précise. Fourier a d’abord la raideur de la statue
de bronze, qui devra être corrigée par la pose infiniment souple du tireur
d’épine, un antique conservé au musée du Vatican. Quand il surgit « à la
proue des boulevards extérieurs », la parfaite métaphore se cherche des

24. Éd. cit., p. 10.

221
Mythocritique

justifications autres que la parodie. Une justification géographique : le


relief de la ville, montant par vagues, vers les hauteurs de Montmartre, au
pied desquelles il vécut. Une justification historique : la fureur populaire
à l’assaut de la butte, qui fut un haut lieu révolutionnaire en mars 1871.
Une justification vivante : la marée du désir dans le quartier Pigalle (mais
la métaphore change : battue nocturne du désir dans la forêt ; le mythe
bouge aussi : l’oiseau de feu, le phénix du désir toujours renaissant). La
dernière image est la plus ambiguë, mais elle est aussi la plus directement
orphique. C’est la « criée aux sirènes » (les prostituées qu’on vend ? les
artistes qui se vendent en ces temps de détresse ?), avatar poissonnier de
la lutte musicale qui, dans le chant IV des Argonautiques d’Apollonios
de rhodes, oppose le fils d’Œagre et la sirène, « la force de la cithare »
et « la voix virginale » :
Le navire était emporté à la fois par le Zéphyr et la vague sonore qui s’enflait
du côté de la poupe : les sirènes ne laissaient plus entendre que des sons
indistincts 25.

Ce navire, nous le connaissons aussi par la IVe Pythique de Pindare,


dont les treize triades sont portées par l’aventure d’Argo. Breton dans
l’Ode à Charles Fourier ne lui donne pas son nom mythique, mais il met
en place l’objet de ce qui fut la quête des Argonautes : le « bélier » et sa
« toison ». Le bélier est d’abord traité pour lui-même, avec l’attribut qui
lui est propre, c’est-à-dire la « violence (qui) nich(e) entre ses cornes ».
C’est une bête qui sait « donn(er) de la tête » (le poète pense sans doute
aussi à l’instrument militaire auquel on a donné le nom de bélier). Elle
finit même par se blesser elle-même. Par un effet métonymique, le bélier
signifie l’aventure elle-même, c’est-à-dire l’expédition d’Argo (sens
mythologique) et la révolution russe (sens allégorique). La « toison
rutilante aux franges d’or 26 » est l’allégorie de la promesse. Elle représente
donc ce que le bélier a de fabuleux. C’est le « printemps » qui s’ouvrait
au fond des yeux du bélier-révolution. « Du passé faisons table rase /
Le monde va changer de base », chante l’Internationale, célébration du
renouveau. Le moment retenu n’est pas celui de départ, mais celui du retour
(comme dans la IVe Pythique), après la conquête de la toison d’or sur le
roi des Colques, Aiétès, et sur le dragon qui la gardait. si l’on superpose la

25. IV, 910-911, Argonautiques, t. III, trad. Émile Delage et Francis Vian, Les Belles Lettres,
coll. des « Universités de France », 1981, p. 109.
26. IVe Pythique, v. 411.

222
L’Ode à Charles Fourier d’André Breton

géographie mythique et la géographie réelle, on constate que ce retour se


fait du nord au sud, « de l’orient à l’occident ». Allégoriquement, c’est
l’expansion de la révolution soviétique vers d’autres pays, son ambition
de s’étendre à l’Occident.
Orphée est le premier des Argonautes nommés par Pindare. Breton
aussi le nomme, après un détour (son évocation vient après celle du mineur
et du tireur d’épine) et à la faveur d’une attribution : « À toi (Fourier) le
roseau d’Orphée. » Ce roseau d’Orphée fait penser à la verge d’Aaron :
c’est l’emblème du pilote. Au moment où le navire Argo devait franchir
le passage des roches symplégades et échapper aux sirènes, Orphée était
le maître à bord. De même Fourier a disposé du « remède ». Orphée
est aussi le pasteur. Dans l’imagerie chrétienne, il est même devenu le
Bon Pasteur, le Christ. Le bélier appelle le troupeau, et l’image peut se
prolonger. sans avoir la vocation de berger, Fourier a compris la nécessité
du « pâtre omnitone », doué de sept dominantes animiques dans Le
Nouveau monde industriel. Il pourrait avoir la garde du bélier, la direction
de la révolution. Enfin Orphée est le musicien : on passe aisément du
roseau à la flûte, même s’il est plutôt le maître de la phorminx 27, et il eut
besoin de toutes les ressources de l’instrument pour couvrir la voix des
sirènes. Par-delà la révolution, Fourier fut l’annonciateur du règne de
l’harmonie (on trouve même, dans la Théorie des quatre mouvements, un
curieux éloge de l’opéra).
Breton veut surtout célébrer l’initiative et l’initiateur du mouvement,
comme rimbaud dans un poème des Illuminations :
sans prix
À mes yeux et toujours exemplaire reste le premier bond accompli dans
le sens de l’ajustement de structure.

Il y a quelque chose de bondissant déjà dans l’enjambement du vers


court sur le vers long qui suit. L’image vaut pour la bête, pour le bateau
(qui bondit sur les flots), pour le progrès (dont les révolutionnaires ont
la responsabilité). L’application allégorique est ici immédiate, et l’image
pourra se continuer par une notion technique. Autre image, pour carac-
tériser l’initiative du mouvement : le choc, nécessaire et salutaire, même
s’il étonne et s’il a des conséquences sanglantes. L’instant décisif sera
celui du « retournement ».

27. r. Jobson a mis des paroles sur Syrinx, morceau pour lûte de Debussy, et a intitulé l’œuvre
Orphée.

223
Mythocritique

L’Ode ne veut pas être célébration pure. Le propos de Breton est nuancé.
L’éloge cède la place à la critique, même quand il s’agit de Fourier, et même
si Breton, critique de son temps, reprend la critique que Fourier fit du sien.
Au moment où Breton envisage la révolution, ce n’est pas un homme
comme Fourier qui se trouve à sa tête, ce n’est pas le nouvel Orphée,
ce sont « d’autres ». Et ce « d’autres vinrent » laisse la nostalgie d’un
« enfin Fourier vint ». Continuée, la mission révolutionnaire peut avoir
été pervertie. Breton ne semble pas loin de le penser : à la simple « persua-
sion », dont les Grecs avaient fait une divinité (Peithô), s’est substituée
la violence, avec ce qu’elle peut avoir de séduisant et d’inquiétant à la
fois. Ainsi conçue, la révolution ne semble pouvoir apporter le bien que
par le mal : les « immenses clairières » qu’elle avait ouvertes « par places
ont été reprises de brousse ». L’inquiétude, dans le moment présent,
naît de trois constatations : la révolution saigne (elle interfère avec la
guerre et avec les règlements de comptes sanglants de l’après-guerre) ; la
révolution paît (elle est dans une phase de stagnation) ; la révolution
semble non dirigée. Un jeu de mots, fondé sur une homophonie, mais
aussi sur une allusion mythologique à Médée, la fille d’Aiétès devenue la
compagne de Jason, renforce l’impression d’un danger présent dans le
mirage révolutionnaire :
On tremble qu’elle ne se soit contaminée dès longtemps près des marais
sous la superbe toison si sournoisement allaient s’élaborer des poisons.

Fourier n’échappe pas à la critique, à cause de son antisémitisme


difficilement acceptable après les rafles et les camps de concentration.
Comme le précise Jean Gaulmier 28, l’antisémitisme de Fourier n’était pas
à proprement parler un racisme : il entrait dans une critique générale de
l’usure et du commerce, que Breton reprend, et il arrive que George sand
donne dans le même travers. Fraîche sans doute, poétique, l’imagerie de
Fourier n’est-elle pas aussi bien naïve ? Breton met au pluriel, avec un peu
d’ironie, le sous-groupe des tentes de la renoncule. L’opposition entre
Crésus-Lucullus (le travail attrayant) et spartacus (l’esclave), l’image des
« parcours de bonheur » (amalgame d’une quantité de plaisirs goûtés
successivement dans une courte séance, enchaînés avec art, se rehaussant
l’un l’autre, se succédant à des instants si rapprochés qu’on ne fasse que
glisser sur chacun) : on s’est moqué de tout cela, et Breton le comprend.

28. Éd. cit., p. 89, et cf. Ed. silberner, « Charles Fourier on the Jewish Question », Jewish
Social Studies, VIII, 1946, p. 245-266.

224
L’Ode à Charles Fourier d’André Breton

D’une manière générale, il faudrait peut-être critiquer tout précurseur.


Fourier doit-il être compris parmi « ces êtres de très grandes proportions
qu’il advient au génie de mettre en marche » ? On peut en douter. Ce
sont plutôt les révolutionnaires suivants qui ont cru à la nécessité d’un
détour par le néfaste pour parvenir au faste. Breton reprend la critique
que Fourier fit de son temps : « Indigence fourberie oppression carnage ce
sont toujours les mêmes maux dont tu as marqué la civilisation au fer
rouge. » Ce sont les maux qui, pour Fourier, marquaient l’époque de
la Civilisation. Mais la période de la Civilisation continue : les tares, les
manques constatés par Fourier sont toujours là, et ses catégories, ses « douze
tiroirs », peuvent servir à nouveau pour une présentation taxinomique
des défauts du temps présent.
On ne saurait pourtant prendre André Breton en flagrant délit de
désespoir absolu. La fin de cette première partie de l’ode laisse place à
des éléments de progrès, à un en-avant qui est aussi irrépressible que le
mouvement de l’eau ;
Je sais comme sans arrière-pensée tu aimerais
tout ce qu’il y a de nouveau
Dans l’eau
Qui passe sous les ponts.

On peut, et même on doit comprendre ces vers par antiphrase : tout


ce qu’il y a de nouveau ne ferait qu’entrer davantage dans les tiroirs de
la critique du monde par Fourier. Mais de tout mal peut naître un bien.
Il n’est pas impossible de se rendre propices les dernières acquisitions.
Le tableau amer des détresses du temps laisse une aura d’optimisme qui
appartient en propre à Breton. si retournement il y a, il se retourne vers lui.
Devant la révolution, Breton éprouve une fascination, qui s’exprime
dans le très beau vers impair : « tout le printemps s’ouvrait au fond de
ses yeux. » Il connaît un état extraordinaire, avec un dilemme qui appelle
l’expression lyrique (« m’exalte et me trouble »). Il émet un vœu qui peut
sembler un peu prosaïque : « Pourvu qu’elle reste assez vaillante pour aller
au bout de son exploit. »
L’image mythologique reprise par Breton dans son Ode à Charles Fourier
est celle qu’il utilise volontiers lui-même pour la quête de l’artiste et du
poète. « Il n’est pas de grande expédition, en art, qui ne s’entreprenne au
péril de sa vie », écrivait-il dans les Prolégomènes à un troisième Manifeste
du Surréalisme ou non ; « la route à suivre n’est, de toute évidence, pas
celle qui est bordée de garde-fous et […] chaque artiste doit reprendre

225
Mythocritique

seul la poursuite de la Toison d’or » 29. Quête périlleuse, courageuse, dont


la récompense est la merveille. En 1947, cette merveille se situe moins
pour Breton dans le trésor poétique de l’inconscient que dans l’avenir
humain désiré.
Le poète est celui qui s’inquiète, qui prévient, qui corrige. On attend
de lui un signal d’alarme, un conseil ou plutôt une mise en garde, une
correction surtout : il faut dénoncer et réparer une « erreur d’aiguillage »,
une « erreur d’optique ». Breton peut difficilement renoncer à remplir la
fonction d’Orphée sur le navire Argo. sans doute semble-t-il la concéder
à Fourier. Mais Fourier est mort, et ce qui reste vivant de lui — ses mots,
ses idées — se trouve repris dans l’ode : c’est une autre justification de la
citation, du centon. nouveau Fourier, le poète de l’ode est nécessairement
aussi un nouvel Orphée.
On peut le trouver un peu didactique pour cela. Le mythe a permis
l’expression allégorique d’un corpus de pensées sur la révolution, sur
la philosophie de Fourier, sur la fonction moderne du poète. Mais c’est
peut-être aussi avec ses propres sirènes que le nouvel Orphée doit lutter :
l’expression poétique, toujours présente, est cernée, surveillée par la prose,
qui peut même s’étaler en une longue parenthèse. Avant de renverser la
vapeur poétique, Breton l’a soigneusement ménagée.

29. Éd. cit., p. 345.

226
Les Météores de Michel tournier
ou les nouveaux Dioscures

Michel tournier s’est lui-même rendu compte que, chronologiquement,


les deux premiers chapitres des Météores auraient dû être intervertis 1. Le
chapitre I, « Les Pierres sonnantes », présente, le 25 septembre 1937,
les jumeaux Jean et Paul, qui ont sept ans. Le chapitre II, « Le sacre
d’Alexandre », met en valeur le 20 septembre 1934, le jour de la mort
de Gustave surin, la date aussi qui décida de la carrière d’Alexandre,
son jeune frère et l’oncle des jumeaux, à la tête de la sEDOMU (société
d’Enlèvement des Ordures ménagères urbaines).
Cette interversion montre bien que l’histoire d’Alexandre est secondaire
par rapport à celle des jumeaux — au sens où l’on parle d’une intrigue
secondaire dans le théâtre élisabéthain, subplot qui peut accompagner
mais aussi redoubler l’intrigue principale, le plot. Le prière d’insérer ne
fait du « dandy-des-gadoues » qu’une figure marginale par rapport au
couple central, Paul ne voyant lui-même dans l’homosexualité de l’oncle
scandaleux qu’« une approche contrefaite du mystère gémellaire ». Usant
d’une autre image dans Le Vent Paraclet, tournier fait graviter les « satel-
lites » autour de la « planète gémellaire » 2. L’existence d’Alexandre est
finie : au chapitre XIII, il est tué par des petits truands dans les docks de
Casablanca. Celle des parents des jumeaux est également finie : Maria-
Barbara est déportée à Buchenwald en 1943, Édouard meurt en 1948.
Au contraire, celle des jumeaux est in-finie : la date du départ de Jean,
fuyant son frère, correspond à une rupture, mais surtout au début d’une
nouvelle aventure gémellaire et, paradoxalement, d’un accomplissement.

1. Le Vent Paraclet, Gallimard, 1977, p. 250.


2. Ibid., p. 251.

227
Mythocritique

Ce mystère n’est pas seulement au centre d’une lecture mythocri-


tique des Météores. Il est au centre d’une création romanesque à laquelle
tournier, toujours conscient, presque trop conscient, reconnaît qu’il a
conféré une « dimension mythologique ». C’est le titre d’un chapitre du
Vent Paraclet, écrit en hommage à Gaston Bachelard. tournier y définit
le mythe comme une « histoire fondamentale », une « histoire que tout
le monde connaît déjà », mais aussi comme une histoire qui prouve que
l’homme est capable de s’arracher à l’animalité (c’est en cela qu’il est un
« animal mythologique »). Aussi Alexandre surin, voué à l’animalité, ne
peut-il être qu’un personnage secondaire dans Les Météores.
Même pour Alexandre pourtant souffle le sirocco, la ruah, le vent, le
Vent Paraclet… Le titre de l’essai de 1977 devait, à l’origine, être celui
du roman de 1975. tournier s’était d’abord proposé d’« écrire le roman
du saint-Esprit en restituant aux phénomènes météorologiques leur
dimension sacrée ». Mais ce projet s’est, nous dit l’auteur, trouvé insuf-
fisamment réalisé, et dès lors le livre méritait un titre « plus modestement
profane ». Dans la première version, le personnage de thomas Koussek
devait avoir une importance beaucoup plus grande que celle qui lui a été
accordée dans la version définitive. son prénom est le nom de l’apôtre
thomas-Didyme, le jumeau du Christ. Mais Koussek a dépassé cette
gémellité. Ancien camarade de collège d’Alexandre surin au collège de
thabor, à rennes, il est devenu le vicaire de l’abbaye du saint-Esprit,
rue de la Brèche-aux-Loups, à Paris. Alexandre est un soir invité à dîner
dans le presbytère de l’église du saint-Esprit, et il s’y rend. Il y entend
un étrange sermon devant la cheminée où brûle une flamme qui pour
thomas est le symbole de l’Esprit-saint : « Le Christ est le corps de
l’Église, mais l’Esprit-saint est son âme. 3 » Koussek décrit son itinéraire
spirituel comme un passage du corps à l’âme, du Christ — pour lequel,
quand il était adolescent, il éprouvait un désir charnel — à l’Esprit-saint.
Il a vécu ce passage au moment même où il passait par le monastère du
Paraclet, près de nogent-sur-seine.
thomas Koussek professe la doctrine selon laquelle « le Christ est mort
parce que sa mission était terminée, et cette mission consistait à préparer la
descente du saint-Esprit parmi les hommes » (p. 132). Pour lui la grande fête
est donc celle de la Pentecôte, où souffle le vent de l’Esprit, où « l’Esprit se
manifeste par un orage sec, et sauvegarde sa nature météorologique ». Car

3. Les Météores, Gallimard, 1975, p. 130. C’est à cette édition, qui est l’édition originale du
livre, que renverra désormais, in-texte, la pagination.

228
Les Météores de Michel Tournier ou les nouveaux Dioscures

« l’Esprit-saint est vent, tempête, souffle, il a un corps météorologique.


Les météores sont sacrés » (p. 136). Cette re-sacralisation des météores,
cette manière de faire entendre leur langage, qui est à la fois le langage du
vent et celui du saint-Esprit, tel aurait donc été le projet initial du livre.
Il s’agissait d’effacer la différence des deux sens du mot ciel, air, atmosphère
et séjour de Dieu et des bienheureux, et de rejoindre le culte solaire ébauché
à la fin de Vendredi. L’identification du saint-Esprit à un vent, de chaque
vent à un esprit différent devait permettre la construction d’une théologie
éolienne. Les jumeaux y auraient eu la place centrale d’intercesseurs entre
le ciel et la terre. Ce rôle leur est assigné dans plusieurs mythologies où il
est admis que des jumeaux commandent aux nuages et à la pluie, comme le
rapporte Frazer dans son Rameau d’or. Cette fonction s’explique d’ailleurs
très logiquement. En effet jumeaux = fécondité extraordinaire de la mère.
D’autre part, pluie = fertilité de la terre. De là une affinité profonde entre
jumeaux et pluie 4.

si Alexandre se contente de la « petite Pentecôte d’un ventilateur » dans


Paris déserté (p. 296), il faut aux jumeaux la « Pentecôte islandaise 5 » ; ils
hantent les lieux et les moments de tempête, et ces autres tempêtes que sont
les catastrophes historiques, comme l’érection du mur de Berlin en 1961 6.
Jean avait un calendrier météorologique, une sorte d’atlas météorolo-
gique aussi. « Ce qui l’intéressait dans les saisons, c’était moins le retour
régulier des figures astrales que la frange des nuages, de pluies et d’embellies
qui les entoure » (p. 346). son voyage à travers le monde, ce « voyage de
noces solitaire » (p. 362), semble avoir pour modèle le mariage du doge
de Venise avec la mer. Mais c’est encore une recherche de la frange, et
l’enlèvement par le Vent. Paul, qui avait une autre sensibilité aux marées,
peut-il l’accompagner dans cette quête, peut-il être emporté dans le même
tourbillon ?

Les météores donnent son titre au livre, comme jadis aux Météores
d’Aristote qu’est censé lire Michel tournier sur la plage de saint-Jacut, en
Bretagne, le jour (25 septembre 1937) et à l’heure (17 h 19) où commence
l’histoire (p. 7). Mais la météorologie, « qui ne connaît la vie du ciel que de
l’extérieur et prétend la réduire à des phénomènes mécaniques » (p. 541),
importe peu au prix de la connaissance intime des phénomènes du ciel.

4. Le Vent Paraclet, p. 252-253.


5. titre du chapitre XVII, avec le jeu de mots sur « côte islandaise ».
6. Voir Les Météores, p. 508-509.

229
Mythocritique

Jean part à la recherche d’une « touche », d’un « je-ne-sais-quoi » qu’il


voit d’abord comme « une lumière, une couleur du ciel, une atmosphère,
des météores » (p. 346-347). Paul, passionnément désireux de retrouver
Jean, et essuyant à Ceylan une « tempête calme », comprend qu’il ne tend
pas seulement à le faire rentrer dans le cercle d’un jeu gémellaire (ce qu’il
appelle « le faire revenir à Bep »), mais qu’il a un autre dessein, plus vaste
et plus ambitieux : « Assurer [s]a mainmise sur la troposphère elle-même,
dominer la météorologie, devenir le maître de la pluie et du beau temps,
[…] devenir [lui-]-même le berger des nuages et des vents » (p. 389).
Citant cette phrase dans Le Vent Paraclet, tournier y voit le sujet
profond des Météores, l’histoire des jumeaux qui est « la conquête de la
météorologie par la chronologie, l’irruption des nuages et des aurores
dans l’horlogerie des astres 7 ».
Une connaissance complète suppose la fusion avec son objet. Dans
son Éden de Djerba, Deborah, nouvelle Ève, mais aussi nouvelle Baucis,
s’est transformée en son jardin lui-même 8. Les jumeaux ne doivent pas
seulement s’élever jusqu’aux météores, ils doivent devenir météores. La
mythologie classique offrait, là encore, un modèle : la métamorphose
des Dioscures en astres. C’est le mythe final choisi par Pindare pour la
Xe Néméenne. Castor et Pollux sont jumeaux, ou plutôt faussement jumeaux.
Ils sont nés de la même mère, Léda. Mais Castor a un père mortel, le roi de
sparte tyndare ; Pollux un père immortel, Zeus métamorphosé en cygne.
L’œuf dont ils sont éclos est celui que reconstituent Jean et Paul quand
leurs vêtements tombent et qu’ils s’enlacent tête-bêche pour pratiquer
la communion séminale (p. 155). Alexandre l’a vu apparaître, ce « gros
œuf pondu au cœur du nid », quand passant par le bois de Vincennes il a
assisté à une partie de rugby : le ballon roulait entre les jambes de « frais et
musculeux jeunes gens » qui se livraient à un rite curieux, presque nuptial,
et il n’était d’autre nid que « ce nid de mâles ondula[nt] et chancela[nt]
sous la poussée d’une cohue de cuisses arc-boutées » (p. 108). Alexandre
gardera le souvenir de ce « rite nuptial autour d’un œuf de cuir » (p. 217).
Le texte propose donc la double parodie d’un motif mythique, ou
plutôt une parodie redoublée. Le ballon de rugby entretient avec l’œuf des
jumeaux la même relation que celui-ci avec l’œuf de Léda. tout se passe
même comme si tournier faisait preuve d’ironie à l’égard de la transpo-
sition qu’il a opérée de la « société hétéro » (p. 217) à l’homosexualité,
de l’Alexandre homérique, Pâris, le ravisseur d’Hélène, la fille de Léda, à
Alexandre surin, l’oncle des nouveaux Dioscures. Mais un enthousiasme
7. Le Vent Paraclet, p. 267.
8. Dans le chapitre XVI, « L’île des Lotophages ».

230
Les Météores de Michel Tournier ou les nouveaux Dioscures

communicatif, dû en grande partie à l’alacrité extrême du récit, tend à faire


accepter au lecteur un idéal qui dépasse toute parodie : la substitution aux
faux-couples hétérosexuels (Maria-Barbara et Édouard, Jean et sophie)
du seul vrai couple possible, le couple des jumeaux, « si profondément
uni que chacun de ses membres trouve son destin dans la personne de
l’autre 9 ». Le couple homosexuel que l’oncle surin essaie de former avec
Daniel ou avec d’autres n’en est que le pâle reflet, l’impossible réalisation.
C’est pourquoi la « mort [du] chasseur » se produit quand il rencontre
l’« ubiquiste » à Casablanca et soupçonne qu’il s’agit de « deux frères
jumeaux, parfaitement indiscernables, mais assez indépendants pourtant
pour choisir des occupations, des promenades différentes ». Alexandre
meurt assassiné par des voyous, mais peut-être a-t-il été surtout entraîné
dans l’abîme par ce ballet gémellaire involontaire au centre duquel il s’est
trouvé placé et qui lui a donné l’image désespérante d’une inaccessible
perfection.
selon Pindare, Castor est tué dans un combat singulier, celui qui, à
propos d’un rapt de bœufs, a opposé les Dioscures aux deux fils jumeaux
d’Apharée, Idas et Lyncée. Pollux, jumeau déparié, comme le dirait
tournier, pleure son frère et adresse à Zeus une prière émouvante. Il le
supplie de le faire périr lui aussi pour qu’il puisse retrouver son frère dans
l’au-delà. Zeus accède à sa demande : ils passeront la moitié de leur vie
sous terre, dans l’Hadès, et l’autre moitié dans le palais d’or du ciel. Alors
« Pollux n’hésita pas entre les deux partis ; il rouvrit l’œil, puis ranima la
voix de Castor à la ceinture d’airain 10 ».
La référence à Castor et Pollux est explicite dans Les Météores. Elle
s’accompagne, il est vrai, d’une allusion à remus et romulus, et la liste
ainsi commencée se perd dans un etc. Paul croit alors à la perfection du
couple gémellaire qu’il forme avec Jean (p. 142). Et cette perfection devrait
trouver son accomplissement dans leur transformation météorique,
comme, selon certaines versions, Castor et Pollux furent finalement
métamorphosés en astres :
nous ne devions pas vieillir, le savais-tu ? Le vieillissement est le sort mérité
des sans-pareil, tenus de laisser la place un jour à leurs enfants. Couple stérile
et éternel, uni dans une étreinte amoureuse perpétuelle, les jumeaux — s’ils
restaient purs — seraient inaltérables comme une constellation (p. 170).

9. Le Vent Paraclet, p. 233.


10. Pindare, Néméennes, texte établi et traduit par Aimé Puech, Les Belles Lettres, coll. des
« Universités de France », 1967, p. 140.

231
Mythocritique

Pindare semble ignorer cette métamorphose en astres, qui n’est connue


que par des sources beaucoup plus tardives. Même Ovide, curieusement, ne
lui a pas accordé de place dans ses Métamorphoses 11. La solution trouvée par
Zeus a pu paraître insatisfaisante. si, pour Pindare, Castor et Pollux sont
ensemble dans l’Hadès, puis ensemble au ciel (c’est la version qu’il adopte
dans la Xe Néméenne), pour d’autres, Castor jouit des délices de l’Olympe
pendant que Pollux erre parmi les ombres, et inversement. L’Apollon de
Lucien, dans les Dialogues des dieux, conteste auprès d’Hermès ce « partage
peu intelligent » : « Car ainsi ils ne se verront même pas l’un l’autre, ce
qui était, je présume, leur plus grand désir. Comment le pourraient-ils,
alors que l’un d’eux est chez les dieux, l’autre parmi les morts ? » 12.
tournier a repris la tradition de ce partage, mais très librement. Le
couple gémellaire se rompt. Jean, après une liaison avec une ouvrière de
l’usine que dirige son père, Denise Malacanthe, a voulu épouser sophie,
une jeune fille rencontrée à Paris (chapitre XIV « La malencontre »).
Mais, se heurtant à la résistance du jumeau ou à son excessive complaisance
(Paul a essayé d’enfermer sophie dans le cercle gémellaire transformé
en triangle), sophie a préféré prendre la fuite. Jean décide à son tour de
partir, et d’entretenir par le voyage la distance qu’il a voulu créer entre
son frère et lui (p. 361). Passant à son tour de la « dialectique sédentaire »
à la dialectique nomade, Paul est entraîné dans ce tour du monde qui ne
leur permettra pas de se retrouver en un point quelconque de l’espace.
A-t-on le droit de dire que Paul descend aux Enfers pendant que Jean
monte au ciel ? Il en a parfois l’impression, au cours même de son périple.
À Venise, par exemple, quand il marche le long du quai des Esclavons :
Où suis-je ? L’une de ces barques, venue de la terre des hommes, ne vient-
elle pas de me déposer dans la ville des morts où toutes les horloges sont
arrêtées ? (p. 380-381).

La catabase véritable s’accomplit au moment de l’étape berlinoise, la der-


nière du voyage de Paul sur terre. Un Allemand rencontré en Amérique,
Urs Kraus, et ami de Jean, a fixé à Paul un rendez-vous chez sa mère à
Berlin. Il doit venir avec Jean. Or à peine Paul est-il arrivé chez Frau Kraus,
le mur de Berlin s’élève, à l’emplacement même de l’immeuble où elle
habite. Il faut se réfugier dans les caves, puis tenter de s’échapper par une

11. Castor et Pollux prennent place parmi les constellations à la in de l’opéra de rameau,
sur un livret de Pierre-Joseph Bernard.
12. Lucien de samosate, Œuvres complètes, trad. Émile Chambry, Garnier, 1933, t. I, p. 153.

232
Les Météores de Michel Tournier ou les nouveaux Dioscures

galerie souterraine. Paul reconnaît que « cette longue nuit carcérale dans
laquelle il [était] enfermé depuis un temps impossible à mesurer — un
temps proprement immémorial — il était logique qu’elle préludât à une
expédition sous terre, qu’elle s’achevât en descente aux Enfers » (p. 519).
Pendant ce temps, Jean devient, sinon un météore, du moins un météo-
rite. La distinction entre les deux mots a été soigneusement établie par
Jean lui-même, permettant ainsi à tournier de corriger l’emploi impropre
qu’il avait fait du terme dans Le Roi des aulnes 13. Un météore, en effet,
« n’est pas, comme on le croit communément, une pierre tombée du ciel
— ce qui s’appelle un météorite — mais tout phénomène ayant lieu dans
l’atmosphère, grêle, brouillard, neige, aurore boréale, et dont la météoro-
logie est la science » (p. 347). Paul, en voyant des portraits nouveaux de
son frère disparu, croit assister à sa dégradation au contact des sans-pareil,
à l’effritement d’un météorite :
On dirait qu’il est en train de se désagréger pour se dissiper totalement
à la fin, comme ces météorites qui fondent dans une gerbe de flamme au
contact de l’atmosphère et disparaissent avant de toucher terre. Ce destin
de mon frère-pareil s’éclaire par l’enrichissement continuel dont je me
sens bénéficier au contraire d’étape en étape. notre poursuite prend un
sens d’une logique effrayante : je m’engraisse de sa substance perdue, je
m’incorpore mon frère fuyard… (p. 466-467).

Il est une autre distinction à établir, entre les Enfers et l’Enfer. L’Enfer,
c’est le monde des ordures sur lequel règne Alexandre surin. Ce fils à sa
maman, ce dandy a dû assumer une tâche pour laquelle il semblait si peu
fait : la direction d’une vaste entreprise de récupération et de « répur-
gation » des ordures ménagères, la sEDOMU. Or non seulement il a
surmonté assez rapidement sa répugnance, mais encore il n’a pas tardé à
se trouver dans son élément.
Inverti, il a découvert en effet que monde des ordures est un monde
inverse, comme l’Enfer sur lequel il va pouvoir exercer une « souveraineté
diabolique » (p. 30). « Peu à peu, dit-il, j’étais séduit pas l’aspect négatif, je
dirai presque inverti, de cette industrie. C’était un empire certes qui s’étalait
dans les rues des villes et qui possédait aussi ses terres campagnardes — les
décharges — mais il plongeait également dans l’intimité la plus secrète

13. Le Roi des aulnes, Gallimard, 1970, p. 94. Abel tifauges visite le Louvre et voit une statue
d’Apollon : « J’imagine ce que deviendrait ma vie si ce dieu se trouvait chez moi, possédé jour
et nuit. Et à dire vrai, non, je suis bien incapable d’imaginer comment je supporterais la présence
incandescente de ce météore tombé près de moi après une chute de vingt siècles. »

233
Mythocritique

des êtres puisque chaque acte, chaque geste lui livrait sa trace, la preuve
irréfutable qu’il avait été accompli — mégot, lettre déchirée, épluchure,
serviette hygiénique, etc. Il s’agissait en somme d’une prise de possession
totale de toute une population, et cela par derrière, sur un mode retourné,
inversé, nocturne. » Chaque fois que le romancier lui laisse la parole (car, là
encore, tournier est soucieux d’alternance), Alexandre donne libre cours à
cet humour féroce qui ne cherche pas à détruire le mythe, mais le découpe
en de grossiers panneaux, une place de village devenue l’antichambre de
l’enfer (au moment où il est embarqué dans le panier à salade, p. 115), la
décharge de Miramas où « la nuit est le royaume des gaspards 14 » et où
ces rats grouillent dans « un sabbat d’enfer » (p. 252-253).
« Empereur des gadoues » (p. 31), Alexandre règne sur une « anti-cité »
(p. 299) qui est l’équivalent de la cité de Dis, le Bas-Enfer, dans l’Inferno
de Dante. C’est un monde parallèle ou, si l’on veut — et c’est bien ce que
veut tournier —, un monde jumeau. À roanne, la décharge publique est
appelée le « trou du Diable » (p. 78). On songe cette fois aux Élixirs du
diable de E. t. A. Hoffmann. Diable de cet Enfer, Alexandre croit aussi en
être le Dante. Il se présente volontiers comme un voyageur d’outre-tombe,
par exemple quand il va visiter l’usine d’incinération d’Issy-les-Moulineaux
(p. 103), ou, immédiatement après, quand il commente cette visite au
cours du dîner chez thomas Koussek (p. 129). Comme Alexandre fait
de la récupération d’ordures, Dante « faisait de la récupération d’âmes
dans les cercles de l’Enfer » (p. 183). Un frère jumeau, en quelque sorte…
L’Enfer des Météores contient aussi un cercle des monstres, le quatrième :
les enfants dont s’occupe sœur Gotama à sainte-Brigitte. Ils semblent
« échappés de la mythologie », mais elle préfère voir en eux « les tâton-
nements de la Création » (p. 55-56). Les jumeaux ne sont-ils pas aussi des
monstres ? Paul, à partir d’un certain moment, ne peut plus se le cacher
et il comprend mieux sa complicité et celle de son frère avec les innocents
de sainte-Brigitte, ainsi que leur place à tous, débiles ou non-débiles, dans
une vaste mythologie (p. 141). Dans cette Divine Comédie d’un nouveau
genre, les Limbes seraient représentés par sainte-Brigitte plus que par la
plaine de saint-Escobille, vaste déversoir des détritus de Paris, terre morte,
terre gaste, et ceci malgré une référence explicite (p. 283).
Une seule notation concerne le Purgatoire, et elle est assez décevante,
puisqu’il s’agit du commissariat de police (p. 119). Quant au Paradis, il

14. Jeu de mots sur le titre du recueil de poèmes en prose d’Aloysius Bertrand, Gaspard de la
nuit. Dans le prologue, Gaspard était une igure du diable.

234
Les Météores de Michel Tournier ou les nouveaux Dioscures

correspond à l’état final auquel parvient le jumeau déparié et mutilé,


Paul. Enseveli dans le couloir souterrain par une masse de glaise rouge, il
a perdu la moitié de son corps, son côté droit. Mais son âme s’est enrichie
de son double, de Jean le disparu. Le dernier chapitre s’intitule « Une
âme déployée ». Paul atteint à la connaissance suprême des choses, des
météores, et à la sublimation, dernier mot du livre.
Le précédent roman de tournier, Le Roi des aulnes, contenait déjà un
long développement sur Abel et Caïn, à la faveur d’une longue méditation
que le héros du livre, Abel tiffauges, poursuivait sur son propre prénom 15.
Abel et Caïn est un autre exemple de gémellité proposé dans Les Météores,
parmi ceux d’une autre liste : Jacob et Ésaü, dont l’Écriture sainte nous dit
qu’« ils se battaient déjà avant de naître dans le sein de leur mère rebecca »
(p. 515-516), Amphion et Zêthos, Étéocle et Polynice… Abel tiffauges
lui-même repasse, d’une manière tout à fait épisodique, dans le roman
de 1975, et tournier place même une note pour nous inviter à faire le lien
entre le garagiste, cet homme « gigantesque » aux mains d’étrangleur et
l’ogre du Roi des aulnes. Ogre ? Peut-être pas plus, peut-être pas moins
que les autres. Pas plus que Paul, qui dévore Jean. Pas plus que chacun de
nous, qui dévore avant de naître son propre jumeau (p. 170).
Dans la présentation qu’il fait de son livre, tournier signale qu’il a
utilisé le mythe gémellaire comme « une grille de déchiffrement parti-
culièrement instructive et pénétrante » pour « illustrer le grand thème
du couple humain ». Il a usé d’une cryptophasie à des fins de décryptage.
tel est le paradoxe des Météores, et l’on doit se demander si la gageure a
bien été tenue.
Comme les mythes, les langages s’enchevêtrent dans le roman. Jean
et Paul (ou, comme on dit en abrégé, avec un clin d’œil de tournier au
romantique allemand Johann Paul richter, Jean Paul) parlent deux
langages : le langage de tout le monde et un langage qui leur est propre.
« L’un des plus beaux fleurons de notre “monstruosité” », fait observer
Paul, « c’était à coup sûr cette cryptophasie, l’éolien, ce jargon impé-
nétrable, qui nous permettait de nous entretenir des heures sans que les
témoins pussent pénétrer le sens de nos paroles » (p. 155-156). Dans ce
langage secret, le silence a une fonction essentielle. À quelques échantil-
lons qui nous sont fournis, on reconnaît aussi des mots-valises analogues
à ceux de Lewis Carroll, de Joyce ou de Boris Vian. Le mot « bachon »,
dans la langue des jumeaux, désignait « tout ce qui flotte (bateau, bâton,

15. Le Roi des aulnes, p. 40-41.

235
Mythocritique

bouchon, bois, écume, etc.), mais non pas le terme générique d’objet
flottant, car l’extension du mot était bloquée et ne concernait que des
objets connus [d’eux] et en nombre limité ». s’ils ignoraient le concept
général de fruit, ils entendaient dans « paiseilles » aussi bien la pomme
que le raisin, la groseille que la poire. Ils n’avaient aucune idée de l’animal
marin in abstracto, mais disaient « cravouette » à la fois pour poisson,
crevette, mouette, huître. Un seul et même prénom, Peter, servait soit pour
tel ou tel de leurs frères et sœurs, soit pour l’ensemble qu’ils formaient
vis-à-vis d’eux (p.157).
Cette simplification n’est pas sans faire penser au langage que parlent
certains enfants handicapés de sainte-Brigitte. sœur Béatrice, qui veille
sur ces êtres débiles, pense qu’il s’agit peut-être de « la langue originelle,
celle que parlaient entre eux au Paradis terrestre Adam, Ève, le serpent
et Jéhovah » (p. 52), un langage brisé par la perte du Paradis et la grande
confusion de Babel (p. 53). Admettons un instant que nous devions
nous situer au terme provisoire de cette longue dégénérescence. nous
croyons parler une langue paradisiaque alors qu’elle n’est qu’une langue
de dégénérés. À l’inverse, des êtres exceptionnels, que nous prenons pour
des simples (la servante Méline, qui n’a jamais appris à écrire, et qui pour-
tant a son écriture à elle, p. 351-352), pour des idiots ou du moins pour
des étrangers, parlent à côté de nous une langue que nous n’entendons
pas ou, plus exactement, que nous ne comprenons plus. Qui s’en rend
compte ne peut qu’être tenté de parler deux langages, de faire affleurer
sous le flot languide du langage de tous les jours (Les Météores = 542 pages
imprimées) les traces d’un langage apparemment cryptique parce qu’il
est plus ancien, donc plus proche du langage originel.
tournier ne fait parler dans son texte ni les pensionnaires de sainte-
Brigitte ni même l’aparté des jumeaux. Ou bien il dit quelque chose à leur
sujet, ou bien il lance quelques exemples. À cet égard, son entreprise est
singulièrement timide par rapport à celle de Joyce ou du dernier Artaud.
Mais il propose une justification qui vaut aussi pour le langage mytholo-
gique qu’il a choisi comme langage romanesque.
Le passage d’un de ces langages à l’autre se fait d’autant plus aisément
que les jumeaux sont sensibles au langage des mythes, à « toute cette
mythologie âpre et somptueuse » qui satisfait en Jean « un goût de rupture
et de solitude, de départ sans destination avouée » (p. 362). Quand Paul
parle des jumeaux, donc de Jean-Paul, comme de monstres, il a encore
recours au langage de la mythologie. Quand il donne le nom d’« éolien »
à leur cryptophasie, il choisit un terme mythologique : c’est la langue de

236
Les Météores de Michel Tournier ou les nouveaux Dioscures

vent (p. 59), celle d’Éole — mais l’éolien est aussi le nom d’un dialecte,
ou plutôt d’un ensemble de dialectes parlés dans la Grèce ancienne.
Pour tournier lui-même, le langage des mythes pourrait être l’équi-
valent de l’éolien, de cette cryptophasie qui constitue le langage des
jumeaux. En s’efforçant de parler et de faire parler le langage des mythes,
le romancier semble en quête d’un langage mythique, d’une expression
qui se situerait au-delà de l’expression. Un épisode des Météores va dans
ce sens. Il est complexe, l’écrivain procédant à la fois par surimposition et
par glissement. Il est question d’un voyage que firent à Vérone les parents
de Jean-Paul, Édouard et Maria-Barbara. « L’orchestre et les chanteurs
de la scala de Milan y donnaient une représentation exceptionnelle de la
symphonie dramatique d’Hector Berlioz, Roméo et Juliette » (p. 274). Ce
couple a pu passer pour un modèle d’amour absolu. Ce sont, dira tournier
dans Le Vent Paraclet, comme tristan et Iseult, « des jumeaux déguisés
en couples mixtes, mais présentant le privilège gémellaire de la jeunesse
éternelle ». C’est pourquoi ils sont « à l’abri du vieillissement, mais tout
à fait réfractaire à la procréation » 16. Édouard et Maria-Barbara restent
très en deçà de l’idéal de Vérone. Les jumeaux iront, eux, au-delà. Ou du
moins le mythe des jumeaux doit aller au-delà de ces mythes hybrides. sous
le couvert du personnage d’Édouard (ce nom est, depuis Gide, celui du
porte-parole du romancier), tournier s’exprime pour son propre compte :
Édouard avait été frappé, comme tous ceux qui approchaient Jean et
Paul, par l’éolien, cette cryptophasie par laquelle ils communiquaient
secrètement entre eux au milieu des voix sans secret de leur entourage.
Or il se souvenait maintenant que, dans le Roméo et Juliette de Berlioz, les
circonstances extérieures du drame sont seules exprimées par les chœurs,
en paroles humaines, tandis que les sentiments intimes des deux fiancés
ne sont évoqués que par la musique instrumentale. Ainsi dans la troisième
partie, le tendre dialogue de roméo et de Juliette est tout entier contenu
dans un adagio où alternent les cordes et les bois.
Plus il y songeait, plus la comparaison de l’éolien avec une sorte de musique
sans paroles lui paraissait éclairante, musique secrète, accordée au rythme
du même courant vital, entendue par le seul frère pareil, et à laquelle les
autres ne comprennent rien, y cherchant vainement un vocabulaire et une
syntaxe (p. 275-276).

L’idéal pour l’écrivain serait de disposer d’une langue éolienne qui lui
permettrait d’entretenir une relation de complicité avec un lecteur-jumeau.
Pour cela, il devrait faire appel en lui non à la langue moderne, mais à ce
16. Le Vent Paraclet, p. 251.

237
Mythocritique

langage plus ancien des mythes en en exploitant les traces résiduelles.


Aux heures de doute et de découragement, il doit reconnaître que ce
jumeau, il l’a perdu, ou que ce « frère pareil » — l’« hypocrite lecteur,
mon semblable, mon frère » invoqué par Baudelaire au début des Fleurs
du Mal — n’est qu’une illusion. Cryptophone déparié, il est « réduit à
l’alternative du silence absolu ou du langage défectueux des sans-pareil ».
Aux heures d’espoir, au contraire, il veut croire, comme Paul, que « cette
cryptophasie rendue vaine par la perte de [s]on unique interlocuteur
débouchera peut-être sur un langage universel, analogue à celui dont la
Pentecôte dota les apôtres » (p. 443).
Une réponse est proposée dans le dernier chapitre des Météores :
« Comme la gémellité a son langage — la cryptophasie —, la gémellité
dépariée a le sien. Doué d’ubiquité, le cryptophone déparié entend la
voix des choses, comme la voix de ses propres humeurs. Ce qui pour le
sans-pareil n’est que rumeur de sang, battement de cœur, râle, flatulence
et borborygme devient chant du monde pour le cryptophone déparié »
(p. 540). Mais ce n’est là qu’un beau rêve. Aucun des livres postérieurs
de tournier ne nous donne l’image de ce roman cosmique, de ce livre
que Mallarmé déjà appelait de ses vœux.
La déambulation à travers le monde ne saurait en tenir lieu : voyages de
Paul, souvent calqués sur les missions de tournier conférencier, voyage de
Blanchet en toscane dans Gilles et Jeanne, itinéraire d’Idriss de son oasis
natale à Paris dans La Goutte d’or. Dans Les Météores, un voyage, non plus
horizontal, mais vertical, était aussi suggéré à la faveur d’une sorte de cours
sur les trois zones du ciel : la troposphère, la stratosphère et la logosphère
(p. 388). Au risque d’un jeu de mots, je dirai que cette sphère du logos prend
souvent, dans les romans de tournier, l’aspect d’une mythosphère, le lieu
des commandes du destin 17, de la réunion astrale des nouveaux Dioscures,
et peut-être encore de l’éclat solaire de la goutte d’or. Mais le mythe peut
être aussi une grille, non pas une « grille de déchiffrement » comme celle
dont parlait tiffauges 18, mais une grille où mettre en cage l’imagination
romanesque. sublimation ? Incarcération infernale ? C’est encore une
fois la question du sort final des Dioscures qui est posée. Mais Pindare
suggérait, à la fin de la XIe Pythique, qu’ils étaient plutôt sur terre, près de
sparte, à thérapnes, quand ils n’habitaient pas l’Olympe…

17. Et cf. Le Vent Paraclet, p. 233-234.


18. tifauges contemple les enfants dans la cour du collège sainte-Croix de neuilly : « Mettre
des enfants en cage… Mon âme ogresse y trouverait son compte. Mais il y a autre chose qui va
plus loin qu’un simple jeu de mots. toute grille est grille de déchifrement, il n’est que de savoir
l’appliquer » (Le Roi des aulnes, p. 103).

238
Variations corinthiennes
Le Miroir qui revient d’Alain robbe-Grillet

Les feux d’« Apostrophes » sont éteints. Le livre n’est plus en pile dans
les librairies. Le Miroir qui revient a rejoint sagement sur les rayonnages
les volumes de ses frères publiés aux Éditions de Minuit : même format,
même couverture blanche, même liseré bleu ciel rappelant discrètement
le titre épais de l’étoile emblématique… Pourtant cette « autobiographie
en règle » (Bertrand Poirot-Delpech) a défrayé la chronique littéraire,
et Alain Garric, dans Libération, a renvoyé le livre et son auteur aux
bibliothèques de gare. Célèbre au cours des deux précédentes décennies
pour avoir choisi ce qu’il appelle lui-même « l’hétérodoxie des structures
narratives », robbe-Grillet a soudain fait parler de lui, en 1985, parce qu’il
semblait revenir à l’orthodoxie.
Les critiques et les lecteurs avertis auront compris qu’Henri de Corinthe
n’appartient pas au même univers que le grand-père Canu, qui chantait
Le Temps des cerises, ou que le père antimilitariste et maurrassien à la fois.
Le comte Henri est un personnage imaginaire, et robbe-Grillet l’avoue
quand il écrit : « Je n’ai pas connu, personnellement, Henri de Corinthe. »
L’intrus s’introduit pourtant dès la première page du livre et il revient
comme le miroir, son miroir, qui justifie le titre. Comme l’a fait observer
Georges raillard, il revient sept fois. Ce sont sept images d’une vie, sept
variations sur un thème.
La présentation première d’Henri de Corinthe pourrait être consi-
dérée comme l’exposé du thème corinthien. La question liminaire
« Qui était Henri de Corinthe ? », les interrogations qui suivent font
attendre des réponses : ces variations justifient à elles seules l’entreprise
autobiographique.
Mais ce thème est déjà une variation. robbe-Grillet se dit tributaire
« des récits décousus qui circulaient à voix basse dans (s)a famille, ou aux

239
Mythocritique

alentours de la vieille maison », en Bretagne. Le titre, le lieu ont orienté


Denis roche vers une légende bretonne dont on connaît diverses variantes
et dont Anatole Le Braz s’est fait le rapporteur dans son recueil Légendes de
la mort. Je pense surtout au célèbre conte de E. t. A. Hoffmann, L’Homme
au sable. Le père attend avec impatience un visiteur inquiétant, dont la
présence occasionnelle semble pourtant l’accabler et fait peser un climat
d’angoisse sur toute la maison : comme le terrible avocat Coppélius, Henri
de Corinthe est un hôte nocturne prestigieux, mais embarrassant. Les
parents semblent liés à lui par on ne sait « quels secrets, quel projet, quelle
faute », par « des intérêts ou des craintes (d’on ne sait) quelle espèce ».
Ils prennent soin d’écarter de lui l’enfant, mais le petit voyeur cherche à
apercevoir « à la dérobée » le voyageur.
robbe-Grillet suggère un rapprochement entre Henri de Corinthe et
Mathias dans Le Voyeur. Dans un paysage de landes marines, de dunes à
la végétation rare, un passant laisse dans son sillage une odeur de crime.
L’enfant croit deviner en Coppélius ou en Henri de Corinthe le croque-
mitaine des contes de nourrice : l’Homme au sable qui lance de grosses
poignées de sable dans les yeux des rebelles au sommeil ou qui fait jaillir
ces yeux tout sanglants de la tête pour les donner en pâture à ses petits
à bec de hiboux. Ces histoires effrayantes ont naturellement leur place
dans une autobiographie. Elles font partie de l’histoire de l’enfant, ou du
moins elles lui sont contiguës.
Un étrange voisinage apparaît peut-être dans les débuts de toute exis-
tence : celui du père de nathanaël et de Coppélius, celui du père de robbe-
Grillet et d’Henri de Corinthe, mais déjà, dans Les Gommes, celui du
Pr Dupont et du Dr Juard, dans la clinique sise au 11, de la rue de Corinthe.
Œdipe, abandonné par son père Laïos, trouvait un second père en Polybe,
le roi de Corinthe auquel des bergers l’avaient remis. La rue Bergère est,
dans Les Gommes, proche de la rue de Corinthe, et Wallas a été guidé vers
la clinique du Dr Juard par une image brodée sur des rideaux recouvrant
des fenêtres aperçues au passage : des bergers se penchant avec sollicitude
sur un nouveau-né. Les premières pages du Miroir qui revient constituent
donc une variation sur un conte d’enfant, sur un motif mythique et sur
un thème qui était déjà présent dans le premier roman publié par robbe-
Grillet en 1953 : le mystère de la naissance et de la double paternité.
Les deux pères cheminent ensemble dans la seconde évocation :
tout en bas, dans l’immense salle dallée dont la seule obscurité constitue
les limites, improbables, mon père marche de long en large, tandis que le

240
Le Miroir qui revient d’Alain Robbe-Grillet

souvenir d’Henri de Corinthe peu à peu s’estompe. Ils ne disent rien,


ni l’un ni l’autre, absorbés chacun dans ses pensées, solitaires… L’image
affaiblie persiste encore quelques instants, de plus en plus difficilement
discernable… Puis plus rien.

L’adolescence a succédé à l’enfance. Les lectures ont prolongé l’écoute


des contes enfantins. L’Homme au sable est toujours là. Mais au pas pesant
de Coppélius dans l’escalier s’est substitué un pas silencieux, feutré. On
dirait que l’espace gorgé d’eau a dessaisi Henri de Corinthe et son cheval
de leur poids…
L’image hoffmannesque s’accompagne d’autres images romantiques :
celle du Hollandais maudit, celle de tristan blessé. On serait tenté de
faire place, parmi ces réminiscences wagnériennes, au Siège de Corinthe
de rossini. Mais aucun personnage de cet opéra ne porte le prénom
d’Henri. La « pâle fiancée de Corinthe » est morte, emportée par les
flots de la mer. Le drame du comte de Corinthe va-t-il s’achever comme
Le Vaisseau fantôme ?
Cette seconde variation est plutôt une variation-miroir (au sens où
l’on parle de canons-miroirs dans L’Art de la fugue). robbe-Grillet y
capte le reflet d’une image venue d’un roman qu’il a écrit très peu de
temps avant ces pages, Souvenirs du triangle d’or (1978). Au pied d’une
falaise, on a découvert « le corps flottant entre deux eaux d’une jeune
fille blonde, dont l’ample chevelure à reflets roux se mêlait aux voiles et
filaments des algues ». s’est-elle noyée ? Était-elle morte au moment de
l’immersion ? Ces questions ont peu d’importance dans un livre qui est
moins que jamais un roman policier et s’avoue clairement comme boîte
aux fantasmes. Or l’image de ce corps flottant appelle un nom possible,
Caroline de saxe (répété dans Le Miroir qui revient). Elle est liée aussi
à un Opéra, où Caroline de saxe aurait assisté à une représentation de
Tristan et Isolde. Enfin l’un des personnages de Souvenirs du triangle d’or
se nomme lord Corynth.
L’action de Souvenirs du triangle d’or est censée se dérouler en Amérique
du sud, après une guerre désastreuse contre l’Uruguay. Or, dans la troi-
sième variation corinthienne du Miroir qui revient, robbe-Grillet laisse
planer un doute sur les activités du comte de Corinthe à Buenos-Aires
et en Uruguay à la fin de la seconde guerre mondiale, puis au cours de
la décennie suivante : ces trafics paraissent d’autant plus louches qu’on
s’interroge sur les raisons de la présence du comte Henri dans cette région
du monde à ce moment-là de l’histoire.

241
Mythocritique

Cette troisième variation est aussi une variation guerrière. robbe-


Grillet a cru pendant longtemps que Corinthe était d’abord, pour son
père, un camarade de tranchées. Puis il a compris que le lieutenant-colonel
de Corinthe n’avait pu servir que pendant la seconde Guerre mondiale.
Une gravure découpée dans L’Illustration le représente sur son cheval
blanc, jetant un regard d’adieu à un dragon tombé à terre, un compagnon
mortellement atteint qui lui ressemble comme un frère. Il est probable que
robbe-Grillet convoque ici le souvenir d’une autre image romantique,
celle du Lucius de Charles nodier, dans Smarra, qui laisse son camarade
socrate sur le champ de bataille de Corinthe. Quant au double, on sait
quelle est son importance dans la littérature romantique et aussi dans les
romans de robbe-Grillet (Garinati le tueur était le sosie de Wallas dans
Les Gommes).
La quatrième variation est la plus longue. Henri de Corinthe, che-
vauchant toujours sa monture blanche, lutte contre les flots pour essayer
d’atteindre un objet mystérieux. son cheval s’enfuit, et Henri parvient à
grand-peine à ramener vers le rivage un miroir étonnamment lourd, dont
l’énorme cadre semble fait en bois très sombre d’Amérique du sud. Dans
les profondeurs troubles du verre très épais, il croit voir « se refléter le
tendre visage blond de sa fiancée disparue, Marie-Ange, qui s’est noyée
sur une plage de l’Atlantique, près de Montevideo, et dont on n’a jamais
retrouvé le corps ».
Le miroir qui revient ne serait alors que le miroir magique dont la
littérature gothique a usé et abusé. Dans Le Moine de Lewis, Mathilde le
tend à Ambrosio pour lui montrer les charmes d’Antonia et attiser en lui
les feux du désir. Dans Les Aventures de la Nuit de la Saint-Sylvestre de
Hoffmann, le Voyageur enthousiaste raconte comment dans une chambre
d’auberge il a vu lui apparaître « au coin le plus reculé du miroir une forme
vague et flottante » : Julie, la femme qu’il aimait. Dans un autre conte de
Hoffmann, La Maison déserte (dont le nom n’est pas sans faire penser à
la « Maison noire » de robbe-Grillet), le même Voyageur enthousiaste
explique comment un petit miroir magique, vendu par un colporteur
italien, lui a permis de voir l’image merveilleuse d’une femme à la fenêtre
jusqu’au moment où il n’a plus vu que son propre visage grimaçant.
robbe-Grillet a pris le récit de Hoffmann, en l’inversant, dans Souvenirs
du triangle d’or : temple, la jeune vendeuse de roses à la sauvette, devrait
remarquer, « se reflétant au fond d’un miroir, la tête chauve du narra-
teur ». Le narrateur lui-même, policier pris au piège de ses manipulations

242
Le Miroir qui revient d’Alain Robbe-Grillet

frauduleuses, a pour compagnon dans sa prison un immense miroir où


son image l’effraie. Peut-être en va-t-il de même pour le miroir de l’auto-
biographie : l’écrivain croit y découvrir de merveilleuses images, et il n’y
retrouve pourtant que la sienne, altérée par l’usure du temps.
Dans La Maison déserte la terreur qu’inspirait le miroir magique
s’expliquait par un autre conte de nourrice. Quand theodor tardait à aller
se coucher et restait trop longtemps à se contempler dans le miroir de la
chambre de son père, sa bonne lui racontait qu’un affreux visage d’étranger
apparaissait dans la glace aux enfants qui s’y miraient pendant la nuit et
rendait leurs yeux à jamais immobiles. C’est toujours l’Homme au sable,
Coppélius ou Coppola, et c’est toujours un double du père. À côté du bon
père (le père de nathanaël, le père de robbe-Grillet), il y a toujours un
mauvais père, un père menaçant. L’un permet à son fils d’écrire, l’autre
le met en garde contre les miroirs. Lequel des deux a raison ?
Dès la fin de cette quatrième variation, Henri de Corinthe apparaît
comme le double de M. robbe-Grillet père pour une autre raison. Dans
les années de l’avant-guerre, il a éprouvé de la sympathie pour les ligues
d’extrême-droite. L’écrivain se demande même s’il n’a pas emprunté des
traits de caractère, des faits d’armes ou des particularités biographiques
à Henri de Kerillis, à François de La rocque ou au comte Henri de Paris
pour faire le portrait de son personnage. si M. robbe-Grillet est resté
un monarchiste en chambre, Henri de Corinthe prend les traits d’un
militant autrement engagé.
La cinquième variation exploite ce registre. Parmi les « mystérieux
voyages du comte Henri », ses pérégrinations dans l’Allemagne nazie
sont très inquiétantes. En septembre 1938, Corinthe est à Berlin, et il
y rencontre deux proches du chancelier. En octobre, il arrive à Prague
quelques heures à peine avant l’explosion d’un train de marchandises en
provenance d’Allemagne. Il a entretenu des relations cordiales, peut-être
même amicales, avec Conrad Henlein, chef du parti pro-nazi dans les
sudètes et en Bohême du nord. On pourrait considérer cette cinquième
variation comme la variation historique si elle n’était aussi une variation
allégorique : elle illustre les excès criminels auxquels peuvent conduire
certaines sympathies politiques. Il a fallu la révélation des atrocités com-
mises dans les camps de concentration hitlériens pour que robbe-Grillet
en prenne une totale conscience.
La sixième variation complète et amplifie la précédente. Elle est, comme
l’indique la table des matières analytique, un portrait de Corinthe en nazi

243
Mythocritique

halluciné. On comprend mieux, dès lors, pourquoi il aurait dû se réfugier


en Amérique du sud à la fin de la guerre et dans l’immédiat après-guerre.
« Fortement impressionné par les cérémonies du culte national-socialiste,
à nuremberg », il en serait devenu le grand prêtre. Du Vaisseau fantôme
et de Tristan on est passé à une mise en scène de Parsifal, à Bayreuth, au
temps du triomphe de Hitler. Le géant s’est fait ogre, au sens où Michel
tournier emploie le mot dans Le Roi des Aulnes.
Cette variation de l’ogre est encore une variation-miroir, mais le miroir
est déformant. En Bavière, derrière un bureau surchargé de paperasses en
désordre, Henri de Corinthe travaillait aux « brouillons sans cesse rema-
niés » d’un « manuscrit aujourd’hui perdu ». Corinthe autobiographe :
l’image n’est que suggérée, mais elle prolonge trop bien la suggestion de
la variation précédente pour qu’on puisse l’éluder. sans crainte, robbe-
Grillet fait émerger à la surface du texte une manière de « Portrait de
l’artiste en écrivain nazi ». Il sait désormais cette image trop éloignée
de lui-même, et trop éloignée dans le temps, pour ne pas la proposer et
mieux s’en débarrasser. Ce péril, qu’il aurait pu connaître lui-même au
temps du stO, est encore le péril auquel expose l’entreprise autobiogra-
phique : le culte de soi-même, la tentation de la grandeur solitaire, être
Chateaubriand ou rien.
ne fût-ce que pour cela, il fallait faire mourir Henri de Corinthe. La
septième variation n’a même pas à déployer un ample cortège pour l’ac-
compagner à sa dernière demeure et conduire le livre vers sa fin. Quelques
personnes seulement ont affronté la petite pluie bretonne de fin d’automne
et la réprobation qu’encourent les fidèles de « l’excommunié ». Parmi eux,
on n’est pas surpris de trouver le père de robbe-Grillet. Là, cesse l’analogie
avec Hoffmann. Le bon père a survécu à Coppélius, n’en déplaise à tous
les Drs Freud ou Juard (cinq lettres aussi), ou à cet « inoffensif docteur
en gynécologie » dont le narrateur de Souvenirs du triangle d’or a parfois
pris le masque. Pour un adversaire de la psychanalyse, la rue de Corinthe
n’est qu’une impasse.
Le comte Henri est mort d’une blessure. Elle rappelle celle de son double
sur le champ de bataille (troisième variation). La presse allemande l’avait
dit « gravement blessé à la gorge », et un chroniqueur l’avait décrit avant
la guerre « portant autour du cou un épais pansement de gaze blanche »
(cinquième variation). Un témoin digne de foi, qui l’avait rencontré en
Bavière, l’avait décrit comme « une espèce de cadavre en sursis, un mort-
vivant, un spectre » et, exsangue, Henri de Corinthe disait lui-même : « Je

244
Le Miroir qui revient d’Alain Robbe-Grillet

m’en vais par l’intérieur » (sixième variation). Voici qu’une dentiste de


Brest confirme qu’il portait au cou « deux petits trous rouges, espacés
d’un centimètre environ » (septième variation).
C’est, encore une fois, une variation sur un thème de robbe-Grillet
lui-même. À la fin de Souvenirs du triangle d’or, lord Corynth, fiancé
depuis neuf mois à Marie-Ange salomé, a senti ses forces décroître pro-
gressivement pendant toute cette période, « tandis que s’accentuaient de
semaine en semaine à la base de son cou deux petites marques rouges ».
Dans l’interrogatoire qui suivait, passait et repassait l’image d’une céré-
monie de mariage — Marie-Ange en robe blanche, éclatante de jeunesse
et de santé, lord Corynth pâle comme la mort —, jusqu’au moment du
rapt de la jeune fille et de la chute de lord Corynth évanoui sur le dallage
en granit. L’homonymie s’étend de Marie-Ange salomé à Marie-Ange
Van de reeves (vent de rêves ?), la fiancée noyée d’Henri de Corinthe,
comme si l’innocente victime était encore la vampire. Angelica von
salomon, « qui a été très liée au jeune comte » (Le Miroir qui revient),
est un autre personnage de Souvenirs du triangle d’or, la sœur jumelle, le
double de Marie-Ange. Et c’est encore son histoire que celle de Marie-
Ange Van de reeves enrichit d’une variation puisqu’elle a failli se noyer,
puisqu’elle s’est noyée peut-être…
Cette reprise n’a pas échappé aux critiques qui, les premiers, ont lu et
analysé le livre. Bertrand Poirot-Delpech l’a soulignée avec un brin d’ironie.
Georges raillard y ajoutait la variation corinthienne du film de robbe-
Grillet, La Belle Captive. Conscient aussi du poids de l’intertextualité
dans Le Miroir qui revient, il faisait allusion à l’histoire de la fiancée de
Corinthe qui vampirisa un malheureux jeune homme dans le récit grec
de Plégon de tralles dont, en 1797, Goethe fit une célèbre ballade. De
Michelet qui la reprit dans La Sorcière à Anatole France qui l’édulcora
dans Les Noces corinthiennes, cette histoire a connu maintes variations
auxquelles robbe-Grillet ne se lasse pas d’ajouter. Mais Smarra, le conte
de nodier, est encore ici une source, et nul ne s’en est avisé. socrate, le
compagnon de Lucius, laissé pour mort sur le champ de bataille de Corinthe,
revit curieusement en thessalie. Lucius l’y retrouve, il apprend comment
il est devenu le jouet de la sorcière Méroé, et il croit assister à une scène
atroce : Méroé suce son sang qu’elle fait jaillir de la blessure que socrate
a reçue au cou lors de la bataille de Corinthe.
Mythiques ou imaginaires, ces figures appartiennent à l’auteur comme
les souvenirs de sa vie même. À ce titre, elles ont leur place dans une

245
Mythocritique

autobiographie comme les personnages historiques ou comme les familiers


d’une existence passée. robbe-Grillet projette dans cette autobiographie
les fantasmes d’un sadisme constamment reconnu, comme le Dr William
Morgan dans son laboratoire de travaux photographiques. Le Miroir qui
revient répond aux questions sur lesquelles le texte de Souvenirs du triangle
d’or restait suspendu :
Immobile, ai-je dit, solitaire, avec le seul bruit désormais, de l’eau qui
s’égoutte, inutile, dans un espace qui s’est encore réduit, disais-je… Qu’ai-je
dit. Qu’ai-je fait ?

Inutile, absurde : ces mots ont une consonance d’époque chez un


écrivain qui s’est affirmé comme un admirateur de La Nausée et de
L’Étranger, et qui savait l’importance pour lui de l’existentialisme. Henri
de Corinthe s’était senti contraint à ce « labeur absurde », ramener le
lourd miroir vers le rivage, au péril de sa vie. Alain robbe-Grillet, rusant
avec une commande d’éditeur, n’a pu éviter d’écrire son autobiographie,
Le Miroir qui revient, et il s’est demandé sans doute s’il fallait faire couler
encore une fois tout ce sable, accumuler toutes ces anecdotes qui, réelles
ou imaginaires, sont racontées de la même façon. Du nouveau roman, ce
livre, moins orthodoxe qu’il n’y paraît, conserve la technique du registre
narratif unique et aussi celle de la répétition et de la variation. robbe-
Grillet reprend ce motif corinthien qu’il a déjà fortement sollicité dans
Souvenirs du triangle d’or et qui était déjà présent dans Les Gommes. Il
l’emprunte à l’imagerie romantique et encore à la mythologie grecque pour
un nouveau jeu dont la gravité ne peut échapper au lecteur. sophocle et
Goethe, nodier et Hoffmann, il faut rouler tout cela comme le rocher de
l’œuvre. Le nom de sisyphe apparaît une fois dans Le Miroir qui revient.
Or sisyphe était roi de Corinthe…

246
table des matières

théorie 9
nouvelle critique, nouvelle aventure 11
Le mythe selon Jolles 15
La théorie de Jolles 15
Le mythe comme disposition mentale 18
Le geste verbal dans le mythe 21
Forme simple, forme actualisée, forme littéraire 22
Le contre-mythe : mythe constructeur et mythe destructeur 24
L’étude des mythes en littérature comparée 27
Mythanalyse et mythocritique 37
La « mythanalyse » selon Denis de rougemont 38
Une investigation de la littérature 38
La mythanalyse comme thérapeutique collective 41
La mythocritique selon Gilbert Durand 44
De la psychocritique à la mythocritique 44
Mythocritique de Xavier de Maistre 45
Le mythe et la structure du texte 51
Déinitions 51
structure du mythe 56
structure du texte 59
Émergence, lexibilité, irradiation 65
Émergence 65
Flexibilité 68
Irradiation 72
Mythocritique

Parcours 77
Le sonnet de la triple Diane 79
De l’image au mythe : prolégomènes à une mythologie du lac 87
Paysage 87
Image 90
Mythe 92
Le mythe d’Orphée dans Aurélia 99
« Les cris de la fée » 109
Le génie du lieu 109
Le secret d’un corps 115
La nouvelle sibylle 121
Le tombeau de sisyphe 125
À propos d’Orphée et de l’idylle
Victor Hugo et la littérature allemande 137
À propos du genre de l’idylle 138
À propos d’Orphée 144
Idylle et épopée 150
En marge de Partage de midi
Claudel et « le héros Izdubar » 157
Orphée-roi de Victor segalen,
ou le miracle de la lyre 165
Biographie et autobiographie dans Feux
de Marguerite Yourcenar 175
La tentation prométhéenne,
une igure mythique de l’engagement littéraire 183
L’ode pindarique aux xvie et xxe siècles 201
L’Ode à Charles Fourier d’André Breton 209
L’humour objectif 210
Fourier, nouvel Orphée 221
Les Météores de Michel tournier ou les nouveaux Dioscures 227
Variations corinthiennes
Le Miroir qui revient d’Alain robbe-Grillet 239

248
Composition :
soft Office (38)

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