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Pierre Sauvêtre
1
« government of the common » is finally identified as the
alternative to neoliberal governmentality which gives sense
to democracy today.
1 J. Dewey, Après le libéralisme ? Ses impasses, son avenir, Paris, Climats, 2013, p. 30.
2
sont sûrs de l’emporter. Comme l’a bien compris Dewey, c’est au
contraire sur son propre terrain qu’il faut mettre en doute le
libéralisme, celui de la réalisation concrète de la liberté individuelle. Le
libéralisme suppose des individus aux capacités égales et aux désirs
équivalents dont il faut s’assurer avant tout qu’ils puissent les exercer
librement afin d’obtenir les avantages qui reviennent à leur juste
mérite. Mais ainsi que l’affirme Dewey,
[…] l’idée que les hommes sont de manière égale libres d’agir à la seule condition
que des dispositions juridiques identiques s’appliquent de manière égale à tous –
sans considération des différences de formation, de contrôle du capital, de la
maîtrise de l’environnement social que confère l’institution de la propriété – est
purement absurde comme les faits l’ont démontré. (Ibid., p. 31)
3
caractère « néo » tout en poursuivant la dynamique propre à celui-ci,
consiste dans le partenariat et la contribution active de l’État pour
démultiplier l’insertion des mécanismes de marché et généraliser le
modèle économique et social de la concurrence au champ social tout
entier, y compris dans les domaines qui n’étaient pas d’ordinaire
sanctionnés par des échanges monétaires2. L’État devient surtout un
puissant agent de privatisation qui solde des biens publics à des
entrepreneurs privés avec pour conséquence l’élargissement de la
logique de commandement capitaliste sur l’ensemble de la vie sociale.
Les inégalités sociales finissent par exploser tandis que la vie affective
se trouve toujours davantage envahie par la norme du calcul
marchand3, qui ne permet plus aux solidarités morales de venir
compenser la misère économique et sociale. L’État ne joue plus un rôle
de rééquilibrage des tensions sociales produites par la libération de
l’exercice des capacités inégales, mais son action a tendance au
contraire à les radicaliser. La gouvernementalité néolibérale implique
que les politiques étatiques décidées par les gouvernants se plient à une
normativité économique de l’action publique qui est imposée en dehors
de toute délibération démocratique et qui vide de son sens l’exercice de
la souveraineté populaire.
C’est devant ce processus profond de « dé-démocratisation »4 que la
notion de démocratie mérite d’être redéfinie, à partir d’une conception
tenant compte du fait que les mécanismes de la souveraineté sont
recouverts par le jeu des normes de gouvernement qui structurent les
relations entre groupes sociaux dans la société et dans l’État.
la même auteure, Pourquoi l’amour fait mal : l’expérience amoureuse dans la modernité,
trad. F. Joly, Paris, Seuil, 2012.
4 W. Brown, Les habits neufs de la politique mondiale. Néolibéralisme et
4
La forme juridique générale qui garantissait un système de droits en principe
égalitaires était sous-tendue par ces mécanismes menus, quotidiens et physiques, par
tous ces systèmes de micro-pouvoirs essentiellement inégalitaires et dissymétriques
que constituent les disciplines. Et si, d’une façon formelle, le régime représentatif
permet que directement ou indirectement, avec ou sans relais, la volonté de tous
forme l’instance fondamentale de la souveraineté, les disciplines donnent, à la base,
garantie de la soumission des forces et des corps. Les disciplines réelles et
corporelles ont constitué le sous-sol des libertés formelles et juridiques. […] Les
« Lumières » qui ont découvert les libertés ont aussi inventé les disciplines.5
5
la « mise en œuvre générale et locale » des relations de pouvoir8. La
gouvernementalité en tant que stratégie d’ensemble de guidage des
libertés au sein de la société civile est valable pour l’État – sans pour
autant lui être exclusive – et permet de « replacer l’État moderne dans
une technologie générale de pouvoir qui aurait assuré ses mutations,
son développement, son fonctionnement »9. Foucault indique que les
mutations de l’État sont dues à des techniques de gouvernement qui
émergent d’abord pour régler des problèmes locaux et connaissent une
« étatisation progressive », et il définit l’État comme « le profil, la
découpe mobile d’une perpétuelle étatisation, ou de perpétuelles
étatisations »10 qui ne cessent de déplacer le centre de gravité de l’État
et en font une « réalité composite »11. Ce qu’il y a d’important, selon lui,
ce n’est pas un mouvement de haut en bas « d’étatisation de la société »,
mais au contraire un mouvement de bas en haut de
« gouvernementalisation de l’État »12.
Deux contresens doivent être évités sur ce point. Le premier
consisterait à penser que par « gouvernementalité », Foucault entend
seulement mettre l’accent sur un ensemble de relations de pouvoir
existant en deçà de l’État13, alors qu’il vise explicitement l’exercice
spécifique du pouvoir d’État. Le second consisterait à dire que « si
Foucault s’intéresse à l’État, c’est cependant toujours sous l’angle de
l’éparpillement et du décentrement »14. Car si Foucault fait de l’État une
« réalité composite » produite et reproduite par des régimes de
gouvernementalités multiples, il dit aussi qu’il s’agit d’une « institution
globale » et « totalisatrice ». Comment comprendre sans contradiction
ces deux formulations ? Par « réalité composite », Foucault ne veut pas
dire que l’unité de l’État se dissout dans la pulvérulence et
l’hétérogénéité des gouvernementalités. Il exclut seulement de penser
cette unité comme substantielle ou essentielle afin de montrer son
Governmentality, Chicago, University of Chicago Press, 1991. Pour une critique de cette
vision de la gouvernementalité, voir B. Jessop, « Constituting another Foucault effect.
Foucault on State and Statecraft », Governmentality: Current Issues and Future
Challenges, U. Bröckling, S. Krasmann et T. Lemke éd., New York/Oxon, Routledge,
2011, p. 56-73.
14 R. Keucheyan, « Lénine, Foucault, Poulantzas », L’État, le pouvoir, le socialisme,
6
caractère processuel et hétéro-constitué : les deux formulations cessent
d’apparaître contradictoires dès qu’on aperçoit que la spécificité
historique de l’État consiste dans la cohérence donnée à la multiplicité
des gouvernementalités par leur intégration dans une stratégie
gouvernementale totalisante : « l’État repose sur l’intégration
institutionnelle des rapports de pouvoir »15. Dominique Linhardt a lui-
même très bien explicité cette dimension de la « spécificité plurielle »16
de l’État selon Foucault :
Ce n’est pas tant le fait que l’État serait une entité aux multiples facettes qu’il vise
par cette expression, mais bien l’idée que l’État est le fruit d’une pluralité de
processus de totalisation qui s’enchevêtrent et se déplacent, se cumulent et
s’annulent dans un processus continu. […] Il faut en effet l’attraper du dehors pour
pouvoir rendre compte d’un être dont le mode d’existence est bien celui de se
façonner dans chaque épreuve comme totalisant et général.17
7
techniques de pouvoir. Il est un mélange de contrainte fondée sur la
dissymétrie du rapport de force et d’adhésion par les gouvernés aux
normes du pouvoir s’exerçant sur eux :
Le gouvernement n’est pas une pure relation de force, il n’est pas une pure
domination, il n’est pas une pure violence. Je ne crois pas que l’idée de domination
soit en elle-même suffisante ou adéquate pour expliquer ou pour embrasser tous ces
phénomènes. Et l’une des raisons en est que dans un gouvernement, dans le fait de
gouverner, il n’y a pas seulement des forces ou plus de forces d’un côté que de
l’autre ; mais il y a toujours en ceux qui sont gouvernés une structure qui les rend
gouvernables par les autres. Le problème est d’analyser cette relation entre les
personnes qui sont gouvernées et celles qui gouvernent à travers ce que nous
pourrions appeler structures de domination et structures de soi ou techniques de
soi.19
Tout gouvernement qui fonctionne suppose au moins pour une part que
les gouvernés se constituent eux-mêmes dans leur autonomie suivant
des processus de subjectivation conformes aux normes et objectifs
donnés par les gouvernants. C’est dans cette perspective que dans un
manuscrit non publié de 1981, intitulé « [Le] libéralisme comme art de
gouverner », Foucault définit la « société civile » comme « surface de
transfert de l’activité gouvernementale »20. Cette formule peut être
comprise sous deux aspects. D’une part, puisque le libéralisme se
définit comme un gouvernement autolimité dans la mesure où il est
indexé aux processus économiques, l’État ne peut gouverner
directement le champ économique, et la société civile devient le nouvel
espace où l’activité gouvernementale est transférée. En ce sens, la
société civile est « corrélative de cette forme même de technologie
gouvernementale que l’on appelle le libéralisme »21. D’autre part, elle
signifie également que l’activité gouvernementale est transférée aux
membres de la société civile qui adoptent par eux-mêmes les
comportements adaptés à la réalisation des objectifs des gouvernants,
rendant inutiles les organes gouvernementaux qui permettraient de les
obtenir directement auprès des gouvernés, au besoin par la force. Du
point de vue du gouvernement ainsi pensé comme une articulation du
gouvernement de soi et du gouvernement des autres, il est illusoire de
concevoir la société civile comme une force intrinsèquement opposée à
l’État :
[…] je refuse l’opposition entre un État qui serait détenteur du pouvoir et qui
exercerait son autorité sur une société civile, laquelle, en elle-même, ne serait pas
19 Ibid., p. 118.
20 M. Foucault, manuscrit de 1981 sur « [Le] libéralisme comme art de gouverner »,
cité par M. Senellart, « Situation du cours », dans M. Foucault, Naissance de la
biopolitique, ouvr. cité, p. 336.
21 Id., Naissance de la biopolitique, ouvr. cité, p. 301.
8
dépositaire de semblables processus de pouvoir. Mon hypothèse est que l’opposition
entre État et société civile n’est pas pertinente.22
22 Id., « Entretien avec Michel Foucault », Dits et Écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard,
1996, p. 908.
23 Voir encore récemment D. Van Reybrouck, Contre les élections, trad. I. Rosselin et
9
effets ne prennent leur place. Des siècles durant, l’État a été l’une des formes de
gouvernement humain les plus remarquables, les plus redoutables aussi. […]. La
libération ne peut venir que de l’attaque […] des racines même de la rationalité
politique.24
10
des organisations, des mouvements et des luttes sociales de mettre en
scène ce conflit en manifestant et en inscrivant dans la pratique réelle
un gouvernement autre. Ces dimensions de la pluralité des
gouvernementalités en présence et de la conflictualité sont des
conditions sine qua non de la possibilité de la démocratie aujourd’hui :
celle-ci peut alors se définir, en somme, comme le jeu agonistique entre
des rationalités gouvernementales alternatives. Elle rejoint in fine la
définition que Foucault donnait de la politique en général dans son
cours de 1979 :
Et c’est en ceci que vous voyez dans le monde moderne, celui que nous connaissons
depuis le XIXe siècle, toute une série de rationalités gouvernementales qui se
chevauchent, s’appuient, se contestent, se combattent les unes les autres. […] Et ce
sont tous ces différents arts de gouverner, ces différents types de manières de
calculer, de rationaliser, de régler l’art de gouverner qui, en se chevauchant les uns
les autres, vont faire, en gros, l’objet du débat politique depuis le XIXe siècle. Qu’est-
ce que c’est que la politique, finalement, sinon à la fois le jeu de ces différents arts
de gouverner avec leurs différents index et le débat que ces différents arts de
gouverner suscitent ? C’est là, me semble-t-il, que naît la politique.29
11
néolibéralisme. Il y a donc un système d’adresse très particulier du
texte foucaldien qui vise directement les individus et les groupes
sociaux à la recherche d’une transformation sociale.
Notre perspective nous pousse ainsi à rechercher s’il existe, dans les
luttes qui donnent forme à la situation politique contemporaine, la
proposition d’une rationalité gouvernementale qui puisse être opposée
à la gouvernementalité néolibérale. Dans un récent livre intitulé
Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Pierre Dardot et Christian
Laval soutiennent que le commun en tant que logique d’organisation du
champ social distincte du privé et du public étatique peut faire office
d’alternative actuelle à la gouvernementalité néolibérale. Ce concept,
qu’ils cherchent à refonder, n’est pas la projection de leur imagination
politique, mais ils l’analysent – en ayant recours au terme foucaldien de
« rationalité politique » – comme le produit émergeant des luttes
contemporaines contre le néolibéralisme :
L’ouvrage entend identifier, dans le principe politique du commun, le sens des
mouvements, des luttes et des discours, qui, ces dernières années, se sont opposés à
la rationalité néolibérale un peu partout dans le monde. Les combats pour la
« démocratie réelle », le « mouvement des places », le nouveau « printemps » des
peuples, les luttes étudiantes contre les universités capitalistes, les mobilisations
pour le contrôle populaire de la distribution d’eau ne sont pas des événements
chaotiques et aléatoires, des éruptions accidentelles et passagères, des jacqueries
dispersées et sans but. Ces luttes politiques obéissent à la rationalité politique du
commun, elles sont des recherches collectives de formes démocratiques nouvelle.31
31P. Dardot et C. Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La
découverte, 2014, p. 18.
12
individus liés par leur activité. D’autre part, le commun n’est pas
essentiellement utopique, mais il est à l’œuvre dans les discours des
mouvements qui combattent effectivement le capitalisme sous-tendu
par la gouvernementalité néolibérale :
Loin d’être une pure invention conceptuelle, il est la formule des mouvements et des
courants de pensée qui entendent s’opposer à la tendance majeure de notre époque :
l’extension de l’appropriation privée à toutes les sphères de la société, de la culture
et du vivant. En ce sens, ce terme de « commun » désigne […] l’émergence d’une
façon nouvelle de contester le capitalisme, voire d’envisager son dépassement.32
32 Ibid., p. 14.
13
commune en tant que propriété de la communauté peut très bien être
exclusive en laissant à l’extérieur ceux qui ne lui appartiennent pas, de
sorte que sa finalité peut n’être pas commune. C’est la raison pour
laquelle Dardot et Laval identifient la finalité du commun à
« l’inappropriable » : « le commun à instituer ne peut l’être que comme
l’indisponible et l’inappropriable, non comme l’objet possible d’un droit
de propriété »33. Le commun est l’usage collectif mais l’usage collectif
seul ne suffit pas : cet usage doit être réglé par la norme de
l’inappropriable, car c’est en agissant pour rendre les choses
inappropriables qu’on pourra garantir un droit d’usage collectif sans
exclusivité. Le commun n’est donc pas in fine un être des choses, mais
un mode de gouvernement qui consiste dans une coactivité instituant
l’inappropriable. Puisqu’il s’agit d’un acte d’institution, les
coparticipants à une même activité sociale ne sont pas seulement des
coacteurs, ce sont aussi les coproducteurs de la norme juridique
régulant l’activité sociale dont ils sont les coparticipants. On retombe
finalement sur la définition de la démocratie que nous proposions plus
haut comme production par les acteurs des normes suivant lesquelles
doivent être organisées les activités dont ils sont les coparticipants.
Penser le commun comme rationalité gouvernementale, c’est le penser
comme gouvernement et institution et non comme bien et propriété.
C’est ce qui permet de faire du « gouvernement du commun » une
logique offensive alternative à la gouvernementalité néolibérale,
puisque l’institution d’un droit d’usage collectif normé par
l’inappropriable contreviendrait à la possibilité de l’insertion des
mécanismes du marché et à la généralisation des droits de propriété sur
tel ou tel domaine d’activité. Aussi, dans la mesure où les gouvernés
parviennent à faire exister par le conflit une gouvernementalité
alternative, on se trouve dans une situation démocratique puisqu’il y a
un pluralisme des formes de gouvernementalité sur la scène politique
ou, dit encore autrement, une situation de gouvernementalités
multiples. On est au contraire dans une situation de dé-démocratisation
dès qu’un dispositif général de gouvernementalité se présente comme
le seul possible, sans alternative (le fameux « There Is No Alternative »
de Thatcher).
Il est intéressant de comparer une telle définition conflictuelle de la
démocratie à d’autres, en particulier à celle de Jacques Rancière. Pour
ce dernier, la démocratie est le surgissement conflictuel de la capacité
de n’importe qui contre le principe hiérarchique d’un ordre inégalitaire
faisant correspondre des capacités avec des identités déterminées. La
démocratie comme excès des capacités anonymes montrent qu’il est
33 Ibid., p. 240.
14
vain de vouloir établir la nécessité de cette correspondance. Or cet
arrangement des capacités et des identités dans la structure sociale
trouve son pendant dans la suprématie de la connaissance qui
commande à l’action et dans le schéma de l’action stratégique de
l’adaptation des moyens aux fins, si bien que l’interruption
démocratique est aussi ce qui vient contredire l’instauration de ces
différentes formes de subordination hiérarchique :
[…] j’ai suggéré de percevoir […] une tension qui affecte […] les formes de la
révolution populaire ou les manifestations de l’émancipation ouvrière : la découverte
de la capacité pour n’importe qui de vivre n’importe quelle sorte d’expérience
semble coïncider avec une défection du schéma de l’action stratégique adaptant des
moyens à des fins.34
34 J. Rancière, Le fil perdu. Essai sur la fiction moderne, Paris, La fabrique, 2014, p. 31.
35 M. Foucault, « "L’expérience sociale et morale des Polonais ne peut plus être
effacée" » [1982], Dits et Écrits II, ouvr. cité, p. 1163.
15
des formes parcellaires de « gouvernement du commun ». En 2000, au
cours de la « guerre de l’eau » – soit la lutte contre la privatisation de la
gestion de l’eau décidée par les autorités publiques de la ville de
Cochabamba –, les manifestants ont blâmé le néolibéralisme et affirmé
la nécessité d’un usage commun de l’eau :
La population de Cochabamba, dans ses luttes des 4 et 5 février, revendique l’eau
comme notre droit, comme un bien de première nécessité et d’usage commun, qui ne
peut pas être une marchandise et ne doit pas faire l’objet d’une négociation, et a
demandé pour cette raison la révision et la discussion du contrat et de la loi sur l’eau
potable et l’assainissement.36
http://mappingthecommons.wordpress.com/mapping-the-commons-of-athens-and-
istanbul/ (consulté le 6 juin 2014).
16
commons – Who, why ? »39, dans lequel ils affirment que le capital
cherche à s’approprier ce qui a été « produit en commun » par la
population. S’ils évoquent la perte du commun en suggérant qu’il doit
être récupéré, ils précisent également, de façon plus affirmative, que
« nous savons que nous pourrons briser les vagues qui nous attaquent
et dissiper les effets de désintégration causés par le néolibéralisme,
dans la mesure où nous serons capables de créer et de multiplier ces
espaces communs ». Ils ne font donc pas seulement du commun un
déjà-là, puisqu’ils sont « à la recherche d’un terrain commun »40. Enfin,
depuis 2011, se poursuit à Rome l’occupation du théâtre Valle en vue de
lui donner le statut juridique de « bien commun » alors que l’État et la
ville s’en sont désengagés financièrement et souhaitent sa privatisation
en restaurant-théâtre. Organisés en lien avec les juristes Ugo Mattei et
Stefano Rodota qui ont joué un rôle important dans la lutte contre la
privatisation et pour la remunicipalisation de l’eau en Italie, les
occupants du théâtre Valle déclarent que « les communs sont une
pratique politique, une forme de l’agir collectif », que « les biens
communs se conquièrent et ne sont jamais donnés », « qu’ils existent
quand un ensemble considérable de gens se les réapproprient, en
prennent soin physiquement et les rendent à la collectivité »41. Ils
ajoutent que les communs ne sont pas contrôlés par l’État, qu’ils
incarnent la démocratie réelle par la gestion participative en n’étant pas
administrés d’en haut mais autogouvernés. Ils précisent ensuite qu’ils
sont un champ véritable de conflit, qu’ils doivent être conquis et
autogouvernés. Les occupants se sont constitués en « Fondation pour le
théâtre Valle bien commun », et soulignent que le but de leur action est
de faire reconnaître le théâtre Valle sous la catégorie juridique de « bien
commun », en affirmant une nouvelle relation critique et créatrice avec
le droit qui doit jaillir des luttes42.
Dans ces trois cas, la référence aux communs est liée à la volonté
d’opposer un contrepoint à la gouvernementalité néolibérale qui opère
par un détournement croissant de la propriété publique en faveur de la
propriété privée ; elle s’affirme comme une nécessité non pas
seulement de défendre mais de produire et développer les pratiques,
les règles et les institutions du commun jusqu’à obtenir sa
reconnaissance par le droit ; elle implique finalement une forme de
17
démocratie conflictuelle dans laquelle les gouvernés mettent en scène
un conflit public à travers lequel ils portent un principe alternatif de
réorganisation de la société et une signification nouvelle pour
l’existence de ses membres. Il y a bien aujourd’hui un « gouvernement
du commun » qui émerge dans divers endroits du monde de luttes
démocratiques contre la gouvernementalité néolibérale.
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