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« On observe effectivement que par rap- livre, de composer une oeuvre, de pein-
port à d'autres artistes, beaucoup de dre un tableau (bien sûr, de nombreuses
musiciens peuvent apparaître comme oeuvres restent inachevées et dorment
«fous», c'est-à-dire qu'ils sont atteints dans des cartons). Mais on n'a jamais fini
de symptômes divers allant de la névrose dansl'interprétation.Jepeuxrépétercent
à la franche psychose et, parmi eux, fois un trait, il faut le faire encore ! Et
encore plus, les pianistes. Nombre d'en- ceux qui disentqu'ilsen ont fini avec une
tre eux et parmi les plus connus, ont oeuvre sont les mauvais pianistes. On est
souffert d'épisodes graves, dépressions, donc toujours dans l'enfance, dans un
délires qui les ont conduit parfois jusqu 'à apprentissage infini.
l'hospitalisation. On sait que des pianis- Cela dit, le piano canalise la folie, lui
tes comme Richter, Hoffmann, Horowitz donne une issue créatrice. Sans le piano,
ont souffert de troubles mentaux qui les Gould aurait peut-être été asilaire. Je me
ont parfois éloignés de la scène pendant garderai bien de dire que Gould était fou.
plusieurs années et Claudio Arrau ne Certes, il était atteint de toutes sortes de
nous cache rien dans ses mémoires sur ce placement du corps, la position debout, le «folies», de lubies phobiques. Mais si
qu'il doit à la psychanalyse. D'autres souffle, on peut rester des heures à son justement la folie consiste à se passer des
pathologies, physiques cette fois, sont la piano et les histoires abondent où les autres ou si, selon le mot de Michel
manifestation d'un dérèglement psychi- parents doivent fermer le piano et inter- Foucault, «la folie est ce qui est sans
que. Ce sont les paralysies, les crampes, dire à l'enfant d'en jouer. oeuvre», Gould n'est évidemment pas
les douleurs sans cause décelables par la Et l'instrument lui-même: cet enferme- fou, pas plus que les pianistes qui, sans
médecine, comme celles qu'ont connues ment très jeune avec un instrument bien être des créateurs comme Beethoven ou
Fleisher, Janis, Béroff. plus grand que soi, écrasant par sa pré- Mozart, laissent tout au moins une trace
Plusieurs explications sont possibles, sence, entraîne une symbolique difficile dans le monde. Une oeuvre est toujours
bien entendu. Tout d'abord le piano est à soutenir. On peut faire de la musique un appel à l'autre ; elle n'est jamais sans
l'instrument le plus solitaire qui soit. A tout seul, le piano peut tout contenir, tout destinataire, même si elle ne s'adresse à
tous les autres il faut un partenaire, un ac- absorber. On est dans son instrument , il personne en particulier, même s'il s'agit
compagnement. Il existe peu de pièces n'y a pas d'échange avec l'extérieur, d'un appel d'un anonyme vers un autre
pour violon seul et elles ne constituent entre le dehors et le dedans, contraire- anonyme. Gould dans sa solitude parle à
pas le répertoire principal du violon, ment au violoncelle ou au hautbois qui, chacun de nous. On le voit bien dans les
alors que le pianiste a l'essentiel de son par leur forme et leur dimension, sont films de Bruno Monsaingeon où il révèle
répertoire pour piano seul. autre chose que soi. son formidable côté pédagogique «je
Un autre instrument de solitaire est l'or- Le piano est à la fois berceau et cercueil vais tout vous expliquer>) ... Alors que le
gue mais il est pris dans la communauté et on forme avec lui une machine com- fou,lui, «sait)), il n'a pas besoin d'expli-
de la foi, de l'église ; le service religieux plexe et inséparable. Le monde n'existe quer.
qui lui donne une autre dimension. pas et je constitue le monde. Je me donne Comment devient-on pianiste ? La plu-
Par ailleurs, le piano lui-même est un le souffle, le pouvoir. Cette puissance part des destins de grands pianistes
instrument complet: le pianiste se dit «je que l'on se crée, certains la payent par la commencent par une mère immense. Il
peux tout jouer, orchestre, chant, des folie, si l'on donne cette défmition de la estrarededevenirun grand pianiste si les
transcriptions de symphonies , la 9e si je folie qui est <<pouvoir se passer des parents ne sont pas eux-mêmes musi-
le veux!», cela a quelque chose à la fois autres». ciens. Et la musique vient généralement
de grisant et d'effrayant Autre sujet d'anxiété: on n'en a jamais de la mère qui pousse l'enfant à réaliser
Et le piano est souvent comme une dro- fini avec son piano; le fait de la répétition l'absolu, elle enferme l'enfant, fixe son
gue dont on ne peut se passer. Alors que singularise le musicien car il n'y a pour destin de manière à se réaliser elle-même
les autres instruments «fatiguent» par le lui ni début ni fin. On achève d'écrire un sur la scène du monde. Combien de