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RENÉ HUYGHE

L'HOMME
ET SON DESTIN

Dans l'émission télévisée le Grand Echiquier, Jacques Chan-


cel a interrogé René Huyghe sur les problèmes d'aujourd'hui.
Le texte de ce passionnant entretien a été revu par notre illus-
tre collaborateur. Nous en donnons ici de larges extraits.
L. R.

PASSÉ, PRÉSENT ET AVENIR

— Le monde, vous l'avez dit, René Huyghe, ne reconnaît plus


ses routes : il y a le passé, il y a le présent ; mais plus encore
l'impuissance de notre temps à concilier les deux.
Alors est-ce que c'est là le défaut d'harmonie ?
— C'est surtout que nous sommes o b n u b i l é s par le p r é s e n t et
que nous n'avons aucunement le sens du futur.
J'accorde qu'il n'y a rien de plus terrible que d'être un homme
engoncé dans le p a s s é et qui n'arrive pas à s'en d é b a r r a s s e r . Les
routines du passé ! Mais personne ne parle des routines du pré-
sent ; elles sont bien plus insidieuses. Je vois des q u a n t i t é s d'in-
dividus m é d i o c r e s qui se croient à l'avant-garde uniquement parce
qu'ils r é p è t e n t ce qu'ils entendent dire. Vous croyez que c'est
une attitude novatrice, celle-là ? Quelle s u p é r i o r i t é y a-t-il dans
un imbécile qui r é p è t e ce qu'il a e n r e g i s t r é autour de l u i cent
fois, mais p a r é du timbre du modernisme, par rapport à un
homme qui r é p è t e ce qu'il a appris en lisant les m a î t r e s de jadis ?
Je crois que l'homme doit toujours inventer, toujours créer,
car plus important que le p r é s e n t , i l y a le futur.
— Et ne jamais oublier !
— Ne jamais oublier, bien s û r ! Parce que — Bergson l'a dit
depuis longtemps — nous fonctionnons avec le cône de la mé-
moire. Le futur, qu'est-ce que c'est ? C'est d'abord la pointe la
plus aiguë de n o u s - m ê m e s qui fonce en avant. Mais cette pointe.
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de quoi l'est-elle ? D'une masse é n o r m e qui va en s'amplifiant et


en se perdant dans le brouillard à mesure qu'on remonte dans
le p a s s é , et qui est le cône de la m é m o i r e .
Certes, chaque homme, en vieillissant, va vers des routines
et des scléroses. Notre é p o q u e le r é p è t e à s a t i é t é . Mais elle ou-
blie qu'en contrepartie le cône de la m é m o i r e avec l'âge augmente
et que, par c o n s é q u e n t , au lieu d'aborder les choses par des prin-
cipes et des théories, on les aborde alors enrichi par l'expérience
et le vécu. E t ce qui importe, c'est le vécu.
Ainsi l'élimination s y s t é m a t i q u e de l'homme âgé aujourd'hui
est-elle contraire à ce que l ' h u m a n i t é , avec sagesse, a toujours
pratiqué.
Certes, c'est une erreur, quand on est âgé, de croire qu'il n'y
a que les vieillards d'intelligents, et je ne voudrais pas faire pen-
ser à ce général que j ' a i connu et qui me disait avec naïveté :
« C'est curieux, voyez-vous, comme les choses changent et comme
les g é n é r a t i o n s ne se ressemblent pas ! Quand j ' é t a i s jeune, la
jeunesse était prodigieusement intelligente, et nos aînés é t a i e n t en
m a j o r i t é des imbéciles. E t , ajoutait-il, maintenant que je suis
vieux, c'est drôle, ce sont les gens âgés qui sont intelligents ! »
On peut, sans tomber dans le m ê m e travers, estimer qu'en
notre temps on flatte trop la jeunesse, en l u i laissant croire que,
s p o n t a n é m e n t , elle sait tout ; certes, le jeune aspire à tout,
aborde tout, et i l a une fraîcheur d'esprit p a r t i c u l i è r e pour atta-
quer les p r o b l è m e s ; mais entre attaquer les p r o b l è m e s et les ré-
soudre, i l y a une marge.
— Il faut donc combler le fossé qui existe entre les générations.
— Absolument !
— ...et les jeunes devraient fréquenter les gens d'âge ?
— A h , i l faudrait supprimer cette b a r r i è r e absurde entre les
jeunes et les gens d'âge qui, d'ailleurs, s'est élevée pour une
cause bien naturelle, mais dangereuse, dans les sociétés : la fas-
cination du groupe.
L'homme est tiraillé et contradictoire dans son affectivité ; i l
aime aimer ; mais en m ê m e temps, i l a u n instinct d'agressivité.
Il est donc à la fois ouvert à la sympathie et replié sur son égoïsme
selon les circonstances ; la psychologie de groupe l u i permet de
satisfaire l'un et l'autre puisque le groupe est fait, en m ê m e temps,
de solidarité interne et de haine pour les autres groupes. I l est
t a n t ô t groupe politique, t a n t ô t groupe religieux ; t a n t ô t nation et
t a n t ô t classe d'âge.

HARMONIE ET DISCORDANCE

— René Huyghe, puisque l'harmonie n'est plus possible, nous


sommes donc voués à la discordance ?
— E n é v o q u a n t la discordance, sans doute faites-vous allusion
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à un article que j ' a i publié sur la Défunte harmonie, sur la mort


de l'harmonie ?
Le grand m a l de notre é p o q u e vient de ce que nous pensons
trop et ne sentons pas assez.
— C'est un mat ?
— C'est un mal, parce que la pensée n'est vivante et valable
que si elle est le couronnement de la sensibilité.
Regardez les c r é a t i o n s artistiques ! Un artiste, un poète qui
sait à l'avance ce qu'il va faire, qui n'est dirigé que par des idées
p r é c o n ç u e s , travaille uniquement sur des routines ; tandis que
le grand c r é a t e u r part d'un bouillonnement inconscient, i m p r é c i s
en l u i : l'inspiration. E t sa p e n s é e la précise, la met à jour. Les
grandes inventions scientifiques obéissent au m ê m e processus. Ce
n'est pas avec des fiches qu'on fait les vraies d é c o u v e r t e s . Cent
mille fiches à la file ne peuvent mener q u ' à une constatation
i n t é r e s s a n t e . L'invention scientifique, c'est quelque chose d'obscur,
que l'homme pressent, qui est une intuition ; et tout d'un coup, sa
pensée la dégage, l'élabore.
— Il y a quelque chose de dangereux ; nous voulons tous un
idéal de paix, et jamais les hommes ne se sont tant hais.
— C'est que nous pensons des idées toutes faites, et ne sentons
plus la réalité. Nous avons rompu l'équilibre entre le r a i s o n n é
et le senti. Nous sommes une civilisation de technocrates ; je ne
r é p é t e r a i jamais assez ce mot, parce qu'il incarne notre temps.
— Vous l'aimez ce mot de « technocrate » ?
— Je le hais !
— Ah!
— Je le hais et, malheureusement, je crois qu'il symbolise notre
é p o q u e . Partout le principe répété, appliqué, supplante l'expé-
rience du réel. On est p e r s u a d é à la fois qu'on n'a rien à ap-
prendre et qu'il faut avoir des idées sur tout. Vous connaissez
le mot de Wolinski : « Il faut tout repenser, papa ! » J'ai envie
d'ajouter quelquefois : « Il faut tout repenser, fils ! » Parce qu'il
ne suffit pas de remplacer des idées toutes faites et vieillies par
d'autres, r é c e m m e n t fabriquées. Mais i l faut apprendre à partir
de la réalité et de l'expérience des choses.
Dans notre é p o q u e , nous nous satisfaisons trop d'idées toutes
faites, pourvu qu'elles soient « dans le vent » ; nous en mourons.
Le technocrate, qu'est-ce que c'est ? U n homme qui n'a plus au-
cun contact avec la réalité individuelle toujours neuve, toujours
i m p r é v u e , toujours rejaillissante, parce qu'on l'a b a r d é à l'avance
de principes, de règles et de r è g l e m e n t s administratifs, de lois et
de dogmes.
— Alors, comment se fait-il que les technocrates soient par-
tout ?
— Ce n'est que le signe d'un mal profond analogue aux érup-
tions des maladies. L a société devient une machine é l e c t r o n i q u e .
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Et si nous voulions remonter encore plus haut, aborder le pro-


b l è m e tout à fait d'ensemble, je désignerais deux causes du m a l :
l'une, c'est le m é c a n i s m e , l'autre c'est le m a t é r i a l i s m e . Mais cela
nécessite une explication.
Jusqu'au x v i i r siècle, l'homme a vécu en équilibre avec la
nature. Or le contact avec la nature implique un jeu d'expériences
acquises à son contact et aboutissant à un corps de traditions
lentement acquises. Nous avons tendance à les sous-estimer. Vou-
lez-vous un exemple ? J'ai connu Fleming ; et, un jour, j ' a i re-
cueilli cette confidence : « Vous savez, je n'ai pas inventé la
pénicilline. Quand mes travaux eurent abouti, je me suis a p e r ç u
qu'il y avait dans les campagnes une vieille tradition r é p r o u v é e
par l'hygiène moderne, et ses principes c a t é g o r i q u e s : quand on
se faisait une plaie, on allait prendre au grenier — ce qui était
assez d é g o û t a n t — une toile d'araignée dont on se faisait un pan-
sement. » Alors, naturellement, les esprits a s s u r é s et bien in-
formés se sont exclamés : « Quelle imbécillité dans les régions
a r r i é r é e s ! » E h bien, ajoutait Fleming, l'expérience populaire
avait découvert avant moi la pénicilline car, dans les toiles d'arai-
gnée, on en trouve le champignon ! »
Voilà ce que j'appelle 1' « acquis de l ' h u m a n i t é » ; le nier,
comme tout homme qui ne croit q u ' à la vertu de ses principes
neufs et de ses petites idées, relève de la suffisance de notre
temps. Il souffre d'une rupture avec la nature.

LA RUPTURE AVEC LA N A T U R E ET SES CONSÉQUENCES

— // faut savoir humaniser le progrès ?


— Humaniser le p r o g r è s , c'est remettre nos concepts p é r e m p -
toires en contact avec la nature. Or nous avons perdu celui-ci.
L a civilisation, depuis cinq mille ans et plus, était une civilisation
agraire ; elle l'était restée j u s q u ' à nos jours. C'est-à-dire que
l'homme vivait d'une collaboration avec la nature, donc en har-
monie avec elle ; i l acceptait les choses telles qu'elles é t a i e n t , et
il essayait de les a m é l i o r e r . Il rencontrait de l'herbe : i l en fai-
sait du blé ; i l rencontrait une églantine : i l en faisait une rose.
Voilà pourquoi l'art, qui exprime toujours la civilisation contem-
poraine était à la fois réaliste et idéaliste ; i l essayait de saisir
la nature dans sa vérité et de la perfectionner.
Mais au XIX et au x x siècles une é n o r m e cassure s'est pro-
e e

duite : la science, tout d'un coup, a découvert qu'on pouvait


violenter la nature, qu'on pouvait ne pas se borner à d é c o u v r i r
et à utiliser ses lois, mais qu'on pouvait les obliger à se retourner
contre elle. C'est ainsi qu'on est parvenu à la forcer dans sa
retraite ultime et à faire éclater l'atome ! On a ainsi libéré et
utilisé son énergie, destinée à rester secrète. Cette transformation
radicale a é t é a m e n é e par la science.
On s'est d'abord laissé aller à son optimisme : ça a é t é le
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XIX E
siècle. On a cru alors au p r o g r è s , au p r o g r è s continu. On
s'est imaginé que l ' h u m a n i t é avait t r o u v é un levier qui l u i per-
mettrait de soulever tous les obstacles. Mais en définitive qu'a-t-on
résolu ? les p r o b l è m e s physiques, et uniquement les p r o b l è m e s
physiques.
C'est que notre intelligence est une fonction mentale qui est
naturellement et p a r t i c u l i è r e m e n t a d a p t é e à comprendre et à or-
ganiser la m a t i è r e et l'espace. Aussi a-t-elle p r o p u l s é surtout les
sciences de la m a t i è r e . Leur p r o g r è s vertigineux a e n t r a î n é la
société dans son sillage. Il y a développé, h y p e r t r o p h i é le culte
de la m a t i è r e , de tout ce qui est dans l'espace, du concret, du
positif, et le culte de ce qui en nous-mêmes est le plus apte à les
saisir, à les manier, c'est-à-dire notre intelligence fonctionnelle.
Qu'en est-il résulté ? L a civilisation moderne, scientifique et
technique qui, dans son domaine, a d o n n é des r é s u l t a t s éton-
nants, parce que l'intelligence sèche ainsi t o u r n é e m é t h o d i q u e -
ment et e x p é r i m e n t a l e m e n t vers le réel ne pouvait qu'y réussir.
C'était, pour ainsi dire, sa fonction naturelle. Jamais encore, avant
la science, on ne l'avait si exactement a p p l i q u é e à ses possibilités.
Mais les facultées sensibles, spirituelles, l'âme étaient négligées,
en contrepartie, j u s q u ' à ê t r e atteintes dans leur vitalité.
e
N é a n m o i n s , le x i x siècle a d'abord cqnnu une é p o q u e d'eu-
phorie, dans l'ivresse de c o n q u é r i r et d'asservir la nature. Bien !
E
Mais le X X siècle commence à mesurer les contrecoups.
L'homme n'est pas qu'une m é c a n i q u e c é r é b r a l e ; la réalité
n'est pas que de la m a t i è r e . E t nous sommes placés en face d'une
carence ; nous arrivons à une échéance. A l'heure actuelle,
l'homme s'aperçoit q u ' à n ' ê t r e que m a t é r i a l i s t e , on néglige et on
perd une part immense de soi-même, qui est la vie i n t é r i e u r e
(ce mot désuet !), la vie spirituelle — et en n ' é t a n t que technicien,
c'est-à-dire m é c a n i s t e , on finit par ne plus pratiquer que des rou-
tines mentales auxquelles on fait moudre, comme dans un moulin
à café, les informations dont on nous mitraille...
Ainsi l'homme a perdu le sens de sa fonction globale qui est
à la fois d ' a d h é r e r au réel pour le sentir d'abord, le comprendre
ensuite, et a p r è s quoi d ' a d h é r e r à la longue expérience du passé.
Nous sommes devenus des hommes incomplets, en passe de
se transformer en robots mentaux.
— Oui, René Huyghe, l'homme a perdu l'essentiel. Mais l'homme
est-il perdu ?
— Alors là, vous posez un p r o b l è m e qui, vous le pensez bien,
me p r é o c c u p e é n o r m é m e n t . Il faudrait distinguer le plan phy-
sique et le plan moral. On peut dire que l'homme est, à l'heure
actuelle, extraordinairement m e n a c é sur ces deux plans. Voulez-
vous qu'on les aborde successivement ?
Plan physique : r é c e m m e n t , j ' a i entendu à l'Académie le discours
de Jean Rostand à qui personne ne contestera la qualité de savant ;
et Jean Rostand soulignait justement le danger devant lequel
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nous risquons de rester aveugles : si nous laissons la science pour-


suivre et développer sans c o n t r ô l e ses découvertes dans le do-
maine technique, nous sommes m e n a c é s d'aboutir à la catastrophe.
— Il faut arrêter, donc, les recherches scientifiques ?
— Que non ! Précisons bien : i l faut les équilibrer, ce qui est
tout à fait différent. L'homme r é p o n d au plus haut degré à l a
fonction biologique de l'équilibre ; équilibre entre l'intelligence et
la sensibilité ; équilibre entre la tradition et l'innovation ; équi-
libre entre la vie pratique et la vie i n t é r i e u r e ; équilibre entre
l'autonomie et l'altruisme, nous avons eu à les é v o q u e r tour à
tour.
La vie pose toujours une contradiction qu'il faut r é s o u d r e
et c'est peut-être son secret. L a vie n'est pas simple comme l a
m a t i è r e . Dans la m a t i è r e , une chose est ce qu'elle est, elle est
là. Quand une loi physique est énoncée, elle reste toujours la
m ê m e , elle est immuable. L a vie est faite, au contraire, comme
le vieil Heraclite l'avait déjà vu, de contradictions. Elle a p p a r a î t
dans la tension des contradictoires. E l l e est comme l'étincelle élec-
trique qui jaillit entre deux pôles dont l'un est négatif et l'autre
positif ; elle r é s o u t une contradiction.
Par c o n s é q u e n t l'homme d'une seule idée est toujours u n in-
digent mental ; i l faut se déployer au sein des contradictions,
entre sa sensibilité et ses idées, entre le p a s s é et l'avenir. I l
faut toujours vivre dans cette tension. Et, à l'heure actuelle, par
c o n s é q u e n t , i l faut comprendre que les découvertes scientifiques
ont a m e n é les p r o g r è s qu'elles cherchaient, mais qu'elles ont en-
t r a î n é des contrecoups d é s a s t r e u x . L a science est bénéfique et
maléfique — à nous de r é s o u d r e la contradiction.
Faute d'y avoir réussi, notre civilisation s'est mise dans une
impasse. Je ne vais pas r é p é t e r ce que tout le monde sait, j ' y
fais allusion seulement.
On a d e m a n d é aux Américains, c'est-à-dire aux gens qui sont
les plus imbus de cette civilisation et qui l'ont p o u s s é e le
plus loin, d'examiner le p r o b l è m e technique de l'avenir qui
s'annonce devant elle. Le M.I.T. (Massachusetts Institute of Tech-
nology) a mis sur ordinateur — on ne peut pas ê t r e plus rigou-
reusement scientifique — toutes les d o n n é e s de la civilisation mo-
derne. Or pour chaque p r o b l è m e — population, pollution, épuise-
ment des ressources de l'univers, etc. — les d o n n é e s traduites en
courbes aboutissent à la m ê m e conclusion ; d'ici un siècle, si
l ' h u m a n i t é ne se r é f o r m e pas, elle est perdue. Les courbes sont
plus qu'exponentielles ; elles sont hyperboliques. Elles m è n e n t
donc à l'échec a s s u r é , — et d'ici moins d'un siècle.
— C'est la fin du monde ?
— C'est la fin de l'homme. C'est tout à fait différent ! Car qui
vous dit que l'homme n'aboutira pas un jour, s'il ne sait pas se
conduire, dans une impasse, et qu'il ne fera pas alors comme ont
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fait les espèces animales : quand le diplodocus est arrivé dans


l'impasse, on n'a plus parlé du diplodocus : i l a disparu.
Quand une espèce plafonne ; eh bien, le tronc de la vie l'écarté
et pousse u n rejet de plus ; i l y a un nouveau phyllum qui s'élance.
Pourquoi voulez-vous qu'un jour i l n'y ait pas un super-homme ?
— ...qui peut remplacer l'homme ?
— ... qui peut remplacer l'homme. C'est une h y p o t h è s e qui n'est
pas absurde. S i l'homme n'est pas digne de la fonction de pointe
qu'il occupe à l'heure actuelle, s'il s'engouffre, de lui-même, dans
une impasse, s'il s'auto-détruit, qui vous dit que la vie, plus forte
que l'homme, ne poussera pas au-delà ?
Mais laissons là l'hypothèse et fermons la p a r e n t h è s e . Reve-
nons à ce que nous disions tout à l'heure, au danger de ne plus
se fier qu'aux m é c a n i s m e s mentaux. Grâce à eux, certes, l'homme
a fait des découvertes extraordinaires. Mais chaque fois — et
c'est là qu'il est m é c a n i q u e dans sa pensée — uniquement dans
l'axe de sa visée. D'abord i l cherche intellectuellement les causes,
qui, selon les lois de la causalité, a m è n e r o n t le r é s u l t a t c h e r c h é :
la cause A engendre l'effet B . Au premier abord, vous êtes ébloui ;
c'est comme un prestidigitateur. Vous dites : « On cherchait à
guérir une maladie : on a t r o u v é le m é d i c a m e n t efficace. Quelle
merveille ! » C'est alors que se produit le contrecoup qu'on n'avait
pas prévu. L'intelligence raisonne et suit son rail. Elle ignore
les à-côtés, les contrecoups, les ondes de choc qu'elle a déclen-
chées et qui vont se r é p a n d r e avec leurs effets inattendus. Il arri-
vera qu'un m é d i c a m e n t r é p o n d a n t parfaitement au but c h e r c h é —
par exemple la guérison du poumon — aura des c o n s é q u e n c e s fâ-
cheuses sur le rein et le rendra malade.
On a t r o u v é les rayons X ; c'est merveilleux ! Le regard du
m é d e c i n va pouvoir transpercer les obstacles opaques et ainsi,
par exemple, dans le ventre de la m è r e enceinte, é t u d i e r l'enfant
qui va n a î t r e , savoir sa position, sa conformation ! L a cause A
atteint l'effet B c h e r c h é .
Oui. Mais, contrecoup B , ce qu'on ne savait pas, c'est que,
trop fortes, trop r é p é t é e s , les radiations peuvent tuer l'enfant ou,
tout au moins, amener des malformations, en faire un monstre...
Tel est le danger de l'exclusive intelligence. Elle ne peut que
suivre son raisonnement ; elle est u n i l a t é r a l e ; elle ne peut pré-
voir la vie qui est multiple, infinie, imprévisible. Cela peut s'ex-
primer par une image, celle de la rose des vents ; l'homme est
au centre ; i l veut progresser, i l choisit une direction, i l s'y en-
gage, — mais alors i l s'éloigne de toutes les autres, i l se les
interdit. Notre pensée n'adopte jamais qu'un chemin, mais la
rose des vents couvre le champ total du possible. E t c'est de ce
champ que vont sortir les contrecoups.
On a dit : « I l faut augmenter la population ! » D'abord à ce
moment-là on pensait aux guerres — soyons h o n n ê t e s ! On s'est
dit : « Il faut beaucoup de soldats ! » Après, on a p e n s é : « I l
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faut également avoir des ouvriers. Faites des enfants, parce que
l'industrie marchera mieux. » La machine, i l est vrai, supplante
la main-d'œuvre. Mais alors, i l faut des consommateurs. Consé-
quence : la surpopulation... Le contre-choc intervient !
La surpopulation e n t r a î n e tout ce qui n'a pas é t é p r é v u :
nous sommes en train d'épuiser les ressources de la terre ; non
seulement nous les é p u i s o n s , mais, en les utilisant dans nos usi-
nes, nous c r é o n s des sous-produits chimiques, é t r a n g e r s à nos
prévisions. Et nous empoisonnons l'eau qui reste et l'air.
Tout de m ê m e , depuis que nous avons é t é dans la Lune, nous
pensons, — parce que nous l'avons vu — que la terre est une bulle
perdue dans l'espace et limitée. Tant que nous prendrons ce qu'il
y a dedans... comme dans un sac, nous aurons de quoi vivre ; mais
le jour où le sac sera vide ? Et cette échéance, nous faisons tout
pour la rapprocher.
La surpopulation augmente continuellement au c a r r é et plus ;
elle poursuit une croissance exponentielle. On aura mis, par exem-
ple, deux mille ans pour doubler une population ; maintenant,
pour doubler ce total, i l ne faudra plus que cent cinquante ans.
C'est une accélération folle, celle de la voiture dont les freins
lâchent dans une pente !
Nous accélérons la croissance de la population, donc nous accé-
lérons la consommation. U n autre p r o b l è m e surgit : i l va y avoir
manque d'eau. D'ici un siècle, l ' h u m a n i t é saura d'autant moins o ù
la trouver que nous la polluons quand nous ne la consommons pas !
Il y aura é p u i s e m e n t fatal, un jour ou l'autre, du p é t r o l e .
Ah ! nous avons les optimistes, qui sont toujours les gens à œil-
lères et qui nous tranquillisent. C'est comme l'enfant qui croque ses
bonbons : le sac est gonflé encore. « Oh, pense-t-il, i l y en aura tou-
jours ! » Oui, mais attention ! un jour i l n'y en aura plus. E t si, au
surplus, ce n'est pas un gosse, mais dix gosses qui puisent dans le
sac, ça ira encore plus vite. C'est le p r o b l è m e de l ' h u m a n i t é .
Tel est le danger de la pensée et de son m é c a n i s m e orienté sur
son r é s u l t a t i m m é d i a t , c h e r c h é , mais qui ne prévoit pas les con-
s é q u e n c e s qu'il e n t r a î n e r a une fois atteint.
Et voilà un premier danger.
Mais i l en est un d e u x i è m e qui e n c h a î n e sur le premier ; j ' a i
p a r l é des dangers moraux...
Notre intelligence positive ne croit plus q u ' à la m a t i è r e ; elle
n'admet plus que le m a t é r i a l i s m e . Mais peut-être qu'aujourd'hui le
vrai p r o g r è s , c'est de penser au-delà de la m a t i è r e . L a V i e ? On
s'acharne à d é m o n t r e r que la vie — n'est-ce pas la grande préoccu-
pation de beaucoup de scientifiques ? — que la vie est simplement
n é e d'un hasard de la m a t i è r e .
— Vous pensez à Jacques Monod, là encore ?
— Je pense à Monod, bien sûr...
— « Le Hasard et la Nécessité » !
— ... à Monod, que j'aime beaucoup, qui est un collègue, qui
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est un ami. Mais je ne suis pas d'accord avec l u i . A mon sens,


il s'arrête au fait i m m é d i a t . I l faut voir beaucoup plus loin.
A-t-on expliqué la vie, quand on s'en tient à son apparition
moléculaire ? Tout au plus son point de d é p a r t . Mais elle ne s'est
pas limitée à la molécule, à la cellule ; elle est devenue orga-
nisme vivant, et les organismes vivants ont acquis la conscience,
tel l'animal, et l'homme est venu, tout au bout, en ajoutant à la
conscience cette réalité nouvelle qui en change le sens et qui est
l'esprit.

DANGERS DE LA CIVILISATION MODERNE

Mais tout ce d é v e l o p p e m e n t n'est pas inclus au d é p a r t comme


les tubes dans la longue-vue ! A chaque étape, i l y a plus : une
mutation ! Et la vie, ce n'est pas la m ê m e chose que l'explication
Chimique de son fonctionnement, c'est beaucoup plus : l'imprévi-
sible d é v e l o p p e m e n t qu'elle a connu depuis son point de d é p a r t .
E t au bout de ce d é v e l o p p e m e n t se rencontrent les conséquen-
ces psychologiques et ce sont elles qui nous m è n e n t aux pollutions
morales, p h é n o m è n e s tout à fait nouveaux que ne prévoit pas le
matérialisme.
Nous avons fondé, accru sans limite une civilisation indus-
trielle ; nous avons é t é a m e n é s à pomper les campagnes, à sup-
primer le paysan... Je me rappelle encore ce q u ' A n d r é Sieg-
fried me disait, un soir, i l y a déjà bien des années, au Cours-la-
Reine, en revenant de je ne sais plus quel dîner, peu importe !
Nous marchions et nous bavardions — et Siegfried me disait :
« Il reste à peine 50 % de paysans en France ! » E t cette phrase
m'est restée. E t maintenant, nous sommes en marche vers les
12 %. E t les Etats-Unis p r é c o n i s e n t un idéal de 5 à 6 % !
Que sera cette société sans paysans, « techniquement » pen-
sable ? L'homme aura perdu le contact avec la nature. Les civi-
lisations urbaines se sont développées monstrueusement. I l s'est
e
t r o u v é un é c o n o m i s t e à la fin du x v m (et on en a beaucoup ri
depuis, naturellement, comme de tous les gens qui ont des idées
en avance sur leur temps) pour p r o p h é t i s e r : « S i les villes
d é p a s s e n t trois cent mille hommes, elles deviendront invivables ! »
Or nos plus grandes villes atteignent sept millions d'habitants
aujourd'hui, demain dix millions ! Mais le r é s u l t a t ? Elles sont
peuplées d'êtres désaxés, déboussolés : elles fabriquent en série
les malades mentaux. D'où vient cette c o n s é q u e n c e i m p r é v u e ?
A nouveau du fait que nous sommes uniquement des logiciens et
que le logicien ne prévoit pas toutes les directions de la rose des
vents ; i l prévoit une chose, une seule chose, mais i l oublie l'en-
semble de la vie.
On a oublié — on va le d é c o u v r i r maintenant — que l'homme
est une réalité affective ; et que celle-ci ne s'épanouit que dans
12 L'HOMME E T SON DESTIN

un équilibre entre son autonomie d'individu, qu'il faut respecter,


et ses relations aussi indispensables avec autrui ; nous sommes
faits de cette tension entre un égoïsme et u n altruisme ; nous por-
tons les deux en nous et tous deux doivent ê t r e satisfaits. Qu'est-
ce à dire : un égoïsme ? Nous avons besoin d'être n o u s - m ê m e s ,
donc d'être seuls parfois, d'être tranquilles ; qu'on « nous foute
la paix », autrement dit, et plus vulgairement, mais c'est u n mot
qu'on emploie souvent en notre temps — et pour cause ! I l faut
disposer d'heures o ù on s'appartienne, où on puisse ê t r e avec soi-
même.
L a vie moderne s'ingénie à en exclure la possibilité : le bruit,
constitue une intrusion continuelle. Je ne parle pas du t é l é p h o n e ,
cet instrument de torture pour les gens qui y sont soumis, plus
raffiné que ceux du Moyen Age. Je m'en tiens à toutes les agres-
sions sonores que r é u n i s s e n t les cités modernes.
Mais que l'homme des villes ouvre sa porte, i l est p r é c i p i t é
dans la foule anonyme. Pas de transition entre son « moi » com-
promis et « l'autre » anonyme. Il en résulte un choc psychologique
perpétuel.
E t i l est des jeunes q u i vous expliquent que la famille est une
tradition p é r i m é e ! Ils oublient que l'homme est u n animal supé-
rieur et qu'il obéit à des lois communes à tous les animaux supé-
rieurs. I l ne suffit pas de les nier « intellectuellement ». Par
exemple, le jour où ils d é c i d e r o n t : « C'est s u r a n n é d'avoir dix
doigts de pied ! » ils auront beau le dire, et croire le d é m o n t r e r ,
ils n'en auront pas douze pour autant. De m ê m e , quand ils jugent
que la famille est un « p h é n o m è n e d é p a s s é », ils n'éliminent pour-
tant pas sa nécessité. E n face d'eux, l'obstacle p o s é par la Nature
reste intact : c'est que l'homme a besoin de transitions entre
son individualité et son absorption dans la masse e x t é r i e u r e .
L a famille est la p r e m i è r e . Elle l u i propose le premier mixage
de son égoïsme et de son altruisme. C'est essentiellement là que
se fait l'équilibre entre les deux tendances o p p o s é e s de l'homme.
Mais, au-delà de la famille, d'autres transitions sont nécessaires
et la ville moderne les abolit. Combien peu d'urbanistes, absor-
b é s par leurs p r é o c c u p a t i o n s t h é o r i q u e s , y pensent !
A u sortir de la cellule familiale, l'homme a besoin de voisins.
Or, dans l ' H . L . M . , ils ne se manifestent que n é g a t i v e m e n t par le
vacarme affreux et collectif qui supprime la solitude du m o i ,
mais on ne « c o n n a î t » plus personne. L a porte passée, le citadin
est j e t é dans la foule affreuse, anonyme, cette foule que les villes
a m é r i c a i n e s ont créée avant les n ô t r e s . Le r é s u l t a t ? Ce sont les
n é v r o s e s m u l t i p l i é e s , sans m ê m e é v o q u e r le drame de tous ces
malheureux qu'on interne pendant quinze jours alors qu'il fau-
drait les enfermer à vie, et qu'on libère et qui assassinent et qui
tuent. Lisez les faits divers...
— Vous leur trouvez des excuses !
— C'est u n autre p r o b l è m e . Je n é suis pas de ceux qui esca-
L'HOMME E T SON DESTIN 13

motent la r e s p o n s a b i l i t é morale, en s'écriant : « C'est la faute de


la société ! » Voilà bien une naïveté de notre temps. N'accusons pas
cette e n t i t é qu'est la société !
E t pourtant elle est en cause dans la mesure où elle néglige
l'éducation morale. Le p r o b l è m e , là encore, est e x t r ê m e m e n t
grave. L a société, en effet, a la tâche de prendre l'homme dès l'en-
fance et d'en tirer le meilleur de lui-même : c'est cela l'enseigne-
ment. Peut-être qu'on l'oublie. E t pourtant Dieu sait si on en
parle, si t h é o r i c i e n s et dogmatiques se p r é o c c u p e n t de remanier
l'enseignement, d'instaurer des méthodes... E t je trouverai là u n
nouvel exemple de d é s é q u i l i b r e . On vous dit : « Surtout, les pau-
vres petits, qu'ils n'aient pas de frustrations ! » Evitez-leur la
discipline, les sanctions, les examens, parfois m ê m e les notations
ou les exercices de m é m o i r e . Donc votre but est de former des
enfants à qui aient été évitées les contraintes. Toujours la peur
des frustrations — i l faut qu'ils soient absolument libres ! Seu-
lement quand ils sont ainsi formés, à vingt ans, vous leur ouvrez
la porte des casernes : « Allez, mon petit, maintenant, le service
militaire ! » I l n'en é p r o u v e r a pas des frustrations à ce moment-
là ?... E t ce n'est qu'un d é b u t . Car quand i l sortira du service mi-
litaire, vous l u i enjoindrez : « E h bien, maintenant, mon ami,
débrouille-toi dans la société ! »
Alors le pauvre chéri, qu'on n'a jamais c o n t r a r i é , à qui on a
a c c o r d é tout ce q u ' i l r é c l a m a i t , i l l u i faut se débrouiller, gagner
sa c r o û t e , affronter le r é s e a u s e r r é de contraintes, de r è g l e m e n t s ,
d'obligations et de sanctions, qui constitue la société moderne,
de la contravention à la sommation du percepteur. I l l u i faut,
tout d'un coup, se rendre compte qu'il y a les autres, et que
c'est une contrainte, les autres !
Aussi je crois que le principal p r o b l è m e de l'éducation serait
d'équilibrer le petit homme pour qu'il soit apte plus tard à
devenir le citoyen d'une société, de plus en plus socialisée, donc
de plus en plus contraignante. S i nous formons des enfants gâtés,
le jour où ils auront dix-huit ans et o ù ils entreront dans la société,
ils deviendront des adultes pourris.
— Ce sont tous ces bruits, toutes ces pollutions morales, maté-
rielles qui tuent la courtoisie ?
— Bien entendu !
— J'ai souvent entendu dire par des jeunes : « Ah, la politesse,
c'est une hypocrisie ! »
— L a politesse n'est une hypocrisie que pour les gens qui sont
naturellement mufles.
— « Un parfum du passé », dit-on.
— Point du tout ! Pour ma part, j ' a i plaisir à ê t r e poli avec les
gens, parce que, si je suis égoïste comme tout le monde, je suis
altruiste, comme beaucoup de gens, et comme devrait l'être tout
le monde. S i j'entre en rapport avec un autre humain que m o i ,
j ' a i plaisir à ce q u ' i l ait plaisir à me c o n n a î t r e . E t qu'est-ce que
14 L'HOMME E T SON DESTIN

c'est que la politesse ? C'est encore, fondé sur l'expérience, u n


art : celui de ne pas ê t r e désagréable s p o n t a n é m e n t aux autres.
Une hypocrisie ? Allons donc : un équilibre naturel entre l'al-
truisme et l'égoïsme.
Puissions-nous ê t r e libérés de q u a n t i t é s d'idées qui circulent
ainsi dans l'air du temps et que les plus crédules ne se font pas
faute de r é p é t e r . E n fait, la politesse est une des fonctions de
l'équilibre humain, et c'est pourquoi les civilisations l'ont tou-
jours développée.
— Plus d'harmonie, et le bonheur disparaît ?
— F o r c é m e n t ! Car qu'est le bien-vivre ? Le bien-vivre, psycho-
logiquement, c'est ressentir l'équilibre, en soi, de ses fonctions
humaines, d'une part, et l'équilibre de soi-même avec le monde,
d'autre part.
U n homme qui a une sensibilité, une intelligence, une v o l o n t é
cadrant bien ensemble, cet h o m m e - l à est heureux psychiquement.
Et d'autant plus qu'il aura su équilibrer le besoin de s'affirmer
et celui de prendre sa place p a r m i les autres. L a politesse n'est
qu'une forme superficielle de l'harmonie avec les autres. E t l'har-
monie, la place normale à occuper dans le monde, qu'il s'agisse
de l'individu dans la société ou de l'homme dans l'univers, reste
la question essentielle.

LE RÔLE DE L'HOMME DANS LA CRÉATION

L'homme dans l'univers ! Peut-être serait-il moins déséquili-


b r é qu'il ne l'est aujourd'hui, s'il avait une idée plus claire et plus
juste de sa place. Quelle est-elle cette place de l'homme ? Quelle
est-elle sa fonction ? Osons nous le demander !
Si on envisage objectivement l'évolution du monde (excusez
la modestie du propos !), on trouve, à la base de tout, le monde
de la m a t i è r e . Mais comme i l est étouffant, insatisfaisant, figé
dans la contrainte immuable des lois physiques ! Y avez-vous
p e n s é : dans un m i l l i a r d d'années, la m ê m e cause engendrera le
m ê m e effet. Dieu merci, ce n'est vrai que dans la m a t i è r e ou dans
la mesure où la m a t i è r e participe.
Car, comme une p r e m i è r e évasion de la fatalité morne qui régit
les choses inertes, est apparue la vie ! L a vie, c'est déjà une aven-
ture. L a m a t i è r e n'a pas d'aventure : une r é a c t i o n chimique s'ac-
complira toujours de la m ê m e m a n i è r e , mais, dans la vie, tout est
aventure p e r p é t u e l l e : « Qu'est-ce qui va arriver ? »
Quelle é t a p e franchie ! quel perfectionnement par rapport à
l'aveugle m a t i è r e ! I l me faut bien constater dans l'univers l'exis-
tence, disons : d'une p o u s s é e . Je ne veux pas faire intervenir de
p r é j u g é religieux ou de p r é j u g é spiritualiste ; je constate, je suis
l ' e n c h a î n e m e n t des faits, et ce que je vois, positivement, c'est une
progression t â t o n n a n t e . Donc la vie est apparue, et la vie est une
L'HOMME E T SON DESTIN 15

aventure, mais tout peut encore, a p r è s coup, s'y expliquer par


la fatalité des causes et des effets.
Mais l'aventure ne s'arrête pas là : la vie se perfectionne, la
conscience a p p a r a î t . L a plante était dotée de tropismes grossiers
qui orientaient son action ; l'animal, l u i , dispose d'une conscience
sans cesse accrue. E t cette conscience lui permet de se diriger
parmi les hasards de la vie, d'y décider de son destin. Décider,
voilà un grand mot, car, en fait, la conscience de l'animal obéit
encore à des instincts, dont le d é c l e n c h e m e n t reste m é c a n i q u e et
fatal, donc très proche des lois de la m a t i è r e . On peut prévoir
ce que fera un lapin. Le comportement du lapin, le « behaviou-
risme » comme disent les Anglo-Saxons (qui l'appliquent trop à
l'homme) le « behaviourisme » n'est pas encore libre, s'il l u i
permet de se diriger efficacement parmi les hasards de la vie
et de choisir la bonne solution. Si vous roulez en auto et que
surgisse un lapin sur la route, i l sera d'abord ébloui par les phares
et comme pétrifié. Mais i l se ressaissit, le bruit aidant. I l opte
pour le salut : i l fuit, i l détale. Parmi toutes les possibilités of-
fertes, i l a choisi la meilleure, mais presque m é c a n i q u e m e n t .
Encore une é t a p e à franchir, et surgit l'esprit avec l'hom-
me. Celui-ci d é p a s s e les instincts, son choix sera fondé sur la
lucidité, sur la réflexion ; i l sera quasi imprévisible car, j ' y insiste,
il comportera une part de liberté et c'est la grandeur de l'homme
que cette part de liberté, assiégée, certes, par les d é t e r m i n i s m e s
physiques, par les instincts aussi, mais fondée sur la réflexion,
et surtout o r i e n t é e par la volonté du mieux, par le désir de la
qualité.
Autrement dit, plus un homme s'élève, plus un homme se cul-
tive i n t é r i e u r e m e n t , fait effort sur lui-même pour ê t r e digne d'être
un homme, plus i l développe en l u i la capacité d'être libre, de se
libérer de l'influence des autres, des idées qui t r a î n e n t dans l'épo-
que ou qu'on l u i a inculquées. E t plus i l saura ê t r e libre, plus i l
accomplira en l u i cette m o n t é e depuis la m a t i è r e passive, depuis
la vie incertaine, depuis la conscience asservie par les instincts.
Et on dirait que cette liberté à c o n q u é r i r est l'aboutissement de
l ' é n o r m e effort poursuivi par degrés à travers la m a t i è r e , la vie,
l'éveil de la conscience.
Il semble donc que la fonction de l'homme soit de réaliser sa
liberté, par la poursuite du mieux, qu'il l u i faut chercher, conce-
voir, créer enfin. Le mieux ? Peut-on en contester la réalité ?
Aurait-on inventé le mot, s'il n'avait pas r é p o n d u à une recherche,
à un but réel ?
— Le mieux, c'est la qualité ?
— Le mieux s'atteint par la qualité ! quelle n o u v e a u t é ! Alors
que tout, dans le reste de l'univers, est quantitatif (et c'est pour-
quoi la science ne croit qu'au quantitatif, puisqu'elle n ' é t u d i e que
les zones où i l règne exclusivement), la conscience du mieux ouvre
sur le qualitatif. I l faut r e c o n n a î t r e qu'il y a des mutations, des
16 L'HOMME E T SON DESTIN

plans successifs. Quand vous arrivez à celui de l'esprit humain, quel-


que chose de nouveau vient s'ajouter au quantitatif, c'est le qua-
litatif. E t l'homme seul d é t i e n t en l u i le pouvoir de le concevoir
et de le rechercher, le pouvoir et le désir.
Ce désir poussera l'homme s u p é r i e u r à s'imposer une conduite
morale, uniquement pour r e m p l i r sa fonction d'homme, pour deve-
nir l'homme qu'il veut ê t r e pendant le court passage qu'il accom-
plit i c i . E t puis, s'il est artiste, qu'est-ce qu'il cherche ? L a b e a u t é .
Il a le droit de la chercher o ù i l veut. Mais vous remarquerez :
qu'il soit figuratif, qu'il soit abstrait, qu'il obéisse à n'importe
quelle e s t h é t i q u e , ce qu'il poursuit quand m ê m e , c'est une œ u v r e
r é u s s i e . Ce qu'il poursuit donc, c'est la qualité, la q u a l i t é q u ' i l
est capable d'apporter.
Voilà pourquoi, à mon avis, le plus important dans la société,
c'est — par l'enseignement d'abord — de d é v e l o p p e r cette recher-
che de la q u a l i t é sous toutes ses formes : morales et e s t h é t i q u e s ;
et, dans la vie, de ne pas l'étouffer.
— On en revient toujours au même principe ; il n'y a pas de pré-
sent, il n'y a pas de passé : il y a la continuité de l'homme, que ce
soit sur le plan politique, religieux...
— L'homme est une longue modulation, diverse mais continue.
C'est encore du m a t é r i a l i s m e que de vouloir d é c o u p e r la d u r é e ,
s'isoler du passé. Une rivière, un courant, est-ce que cela se
coupe ? Ou alors c'est u n barrage ; vous créez autre chose, vous
créez un lac, stagnant. L ' h u m a n i t é coule dans le temps. Les phy-
siciens ont un terme admirable ; ils parlent de « la flèche d u
temps », et ils disent qu'en physique — et partout ailleurs —
« la flèche du temps n'est pas réversible » ; elle ne remonte pas ;
elle ne se retourne pas.
Ainsi l'homme est une c o n t i n u i t é . Certes, i l y a des affluents
qui s'ajoutent, de m ê m e qu'il y a de l'eau qui s'évapore et dis-
p a r a î t . Tout se renouvelle sans cesse, mais au sein d'une conti-
n u i t é et le jour o ù on veut l'interrompre, on provoque u n
marécage.
RENÉ HUYGHE
de l'Académie française

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