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L’ASSERV IS S EM E N T DAN S L E S S OC I É T É S

OTT O M AN ES E T M U S U L M A N E S   :
H ISTOIR E , DIS CO U RS , ET OR I E N TAT I ON S
CO N TEM P O RA I N E S

L’esclavage – ou l’asservissement, terme désormais employé par une majorité


de spécialistes pour des raisons évidentes – a existé dans presque toutes les
sociétés humaines, documenté par des textes ou autres traces historiques.
Quelque chose dans la nature humaine a rendu possible, et même jugé ren-
table l’asservissement d’autres êtres humains, ce qui a rendu cette pratique
acceptable du point de vue de la norme socio-culturelle ; pire encore, les indi-
vidus et les sociétés ont mis au point des manières particulièrement cruelles
d’attenter à l’intégrité et à la dignité des individus asservis. Certaines sociétés
étaient sinon définies par, du moins fondées sur l’asservissement aux niveaux
économique, social et politique, tandis que dans d’autres, malgré le recours
au travail forcé et la présence d’individus asservis, l’asservissement n’était pas
un élément constitutif de l’ordre social. Mais si les hommes possédaient de
plein droit des objets ou des animaux domestiques, l’esclavage en lui-même
semblait à bien des niveaux « contre-nature », puisque le plus souvent, le pro-
cédé ne pouvait atteindre son terme que si l’asservisseur parvenait à déshu-
maniser, à aliéner l’asservi. Avec l’avènement des Lumières et de la modernité
dans les sociétés nord-atlantiques, la persistance de l’esclavage est devenue
problématique, les opposants à l’esclavage ont fait entendre leur voix, et des
mouvements abolitionnistes sont nés qui, après plusieurs décennies d’un com-
bat sans répit, ont mis fin à l’asservissement légal dans le monde occidental.
La recherche scientifique sur l’asservissement est indéniablement un phé-
nomène récent, dont participent plusieurs disciplines des sciences sociales
qui étudient les aspects économiques, sociaux, culturels et politiques de cette
pratique. Durant plus d’un siècle, les études sur l’esclavage se sont développées
par cycles, ou plutôt par vagues, se concentrant à chaque étape sur certains
traits spécifiques de ce qui est désormais reconnu comme un phénomène

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ouverture : panorama critique et réflexions théoriques

historique complexe. Dans le monde académique occidental, la recherche


s’est tout d’abord intéressée à la Grèce et à la Rome antiques, pour explorer
ensuite le monde atlantique, du sud des États-Unis avant la guerre de Sécession
au Brésil et aux Caraïbes, et adopter enfin une perspective comparatiste, plus
seulement centrée sur le continent américain. L’approche féconde choisie par
la nouvelle vague de travaux sur l’esclavage, publiés pour la plupart au cours
des quinze dernières années, consiste à étudier l’asservissement en tant que
phénomène mondial décliné en plusieurs pratiques qui opposent l’absence
de liberté à la liberté ; il a naturellement été nécessaire de définir, de distin-
guer et d’inscrire dans le contexte social la grande diversité des conditions
de vie des individus asservis.
Cette étude se propose, dans un premier temps, de présenter les faits
connus sur l’asservissement dans les sociétés majoritairement musulmanes,
tout particulièrement les territoires ottomans du Moyen-Orient et d’Afrique
du Nord, et l’Iran kadjar, au cours du « long dix-neuvième siècle ». Dans un
second temps, elle effectuera un bilan des travaux réalisés à ce jour, pour
conclure ensuite par un bref examen des tendances actuelles de la recherche,
centrée sur des analyses micro-historiques d’expériences de l’asservissement
et sur la question de l’opposition à l’esclavage et de l’abolitionnisme, ou plus
précisément sur les difficultés rencontrées par ces sociétés pour mettre fin
à l’esclavage au moment de l’effondrement des Empires et de l’émergence
des États-nations.

Histoire de l’asservissement
au Moyen-Orient et en Afrique du Nord

Les Empires ottoman et kadjar constituent à la fois les dernières et les plus
grandes puissances musulmanes de l’ère moderne. À bien des égards, l’histoire
du Moyen-Orient de 1517 à 1918 constitue un chapitre de l’histoire ottomane,
et dans une moindre mesure, de l’histoire kadjar. Plusieurs caractéristiques
majeures de la vie politique, sociale, économique et culturelle qui naît, puis
se développe sous le règne des sultans et des shahs, perdurent au xxe siècle,
et il semble même en rester quelques traces de nos jours. Si ces empires ont
souvent été considérés par l’Occident comme des parangons de conserva-
tisme et d’immobilisme, la recherche contemporaine a montré qu’à plusieurs
périodes de leur longue histoire, ils constituaient en réalité des entités rela-
tivement complexes et fascinantes, caractérisées par leur dynamisme, leur
pragmatisme ainsi que leur capacité d’adaptation et de résistance. À certaines
époques, ils correspondaient certainement de bien des manières à l’image
négative que l’on se faisait d’eux, démentie cependant par l’ensemble des

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l’asservissement dans les sociétés ottomanes et musulmanes

données disponibles sur les communautés débordantes de vie, et marquées


par la diversité, qui ont prospéré sous leur règne.
Le « long dix-neuvième siècle », qui s’étend des dernières décennies du
xviiie aux deux premières du xxe, inaugure une période de transformations
majeures au sein des Empires ottoman et kadjar comme dans le contexte
international en mutation où ils évoluent alors. Face à l’expansionnisme et à
l’interventionnisme croissants de l’Europe, ils entament leur propre moder-
nisation, modelée et élaborée par leurs soins. Les gouvernements appliquent
certaines réformes, qu’ils adaptent à leurs besoins, mais d’autres, mal reçues,
ne sont pas adoptées. Malgré tout, la présence accrue de l’Europe en Médi-
terranée et dans le golfe Persique devient au xixe siècle une réalité incon-
tournable pour les habitants de ces régions. L’histoire de l’asservissement est
inextricablement liée à la vie quotidienne de ces sociétés dans ces espaces,
tout comme l’histoire de l’éradication de l’esclavage, qui a été amorcée dans
la seconde moitié du xixe siècle 1. On se concentrera ici sur l’histoire et sur
l’étude de l’asservissement dans l’Empire ottoman, bien que plusieurs des
phénomènes évoqués ici trouvent leur équivalent, mutatis mutandis, dans les
régions sous domination iranienne à la même période.
L’asservissement était autorisé par l’islam, comme par toutes les religions
monothéistes, et la loi islamique, la charia (Sharica en arabe), en régulait
tous les aspects dans les sociétés musulmanes. Bien que la présomption de
liberté (al-asl huwwa ‘l-hurriyya, en arabe) fût un principe fondamental du
texte sacré et de la loi depuis les premiers temps de l’islam, les musulmans
ont toujours trouvé des moyens de les contourner ou de les interpréter afin
de garantir la persistance de l’asservissement. Ainsi, la loi (qu’il s’agisse de la
loi hanafite en vigueur dans l’Empire ottoman, ou de la loi chiite appliquée
dans l’empire iranien) conférait-elle aux asservisseurs le droit de posséder
des esclaves, et d’être maîtres de leur travail, de leurs biens et de leur corps
– autant d’entraves à la liberté des asservis 2. Cependant, dans les faits, tous les
asservis des Empires ottoman et kadjar ne vivaient pas la même expérience,
certains pouvant acquérir un statut et un pouvoir considérables, tandis que
d’autres travaillaient dans les pires conditions. Cette diversité d’expériences

1. Pour une étude de l’asservissement et de son abolition dans l’Empire ottoman, voir l’article de
Ehud R. Toledano, « Enslavement in the Ottoman Empire in the Early Modern Period », dans
David Eltis and Stanley L. Engerman (dir.), The Cambridge World History of Slavery, vol. 3 (1420-
1804), Cambridge, Cambridge University Press, 2011, p. 25-46 ; Michael Ferguson et Ehud R.
Toledano, « Ottoman Slavery and Abolition in the Nineteenth Century », ibid., vol. 4 (1804-2016),
Cambridge, Cambridge University Press, 2017. Concernant l’asservissement et son abolition dans
l’empire kadjar, consulter l’ouvrage de Behnaz Mirzai, A History of Slavery and Emancipation in
Iran, 1800-1929, Austin, TX, University of Texas Press, 2017.
2. Ehud R. Toledano, Slavery and Abolition in the Ottoman Middle East, Seattle, WA, University of
Washington Press, 1998, p. 4.

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ouverture : panorama critique et réflexions théoriques

s’explique plus clairement si on raisonne en termes de continuum, avec des


degrés de liberté ou de privation de liberté, en tenant compte des modes
d’asservissement, plutôt qu’en termes de dichotomie entre liberté et absence
de liberté 3.
Ainsi, l’asservissement tel qu’il était pratiqué dans les Empires ottoman
et kadjar était un phénomène complexe, qui englobe en réalité plusieurs
situations différentes. La première distinction, peut-être la plus importante,
était celle établie entre les esclaves de l’armée et de l’administration, dits
esclaves kul/harem et gholam, ainsi que leurs époux et épouses, et, d’autre
part, les domestiques ou les subalternes 4. La première catégorie d’esclaves
constituait une élite impériale, une classe dirigeante recrutée et formée par
la famille royale depuis la naissance de l’Empire ottoman au xve siècle. Ce
système a peu à peu disparu au cours du xviie siècle, lorsque le sultan a perdu
son monopole sur le recrutement, alors pris en charge par les plus grandes
familles de fonctionnaires et de militaires dans les provinces. Au temps des
réformes, ou tanzimat (des années 1830 aux années 1880), l’esclavage kul/
harem est devenu plus rare, même s’il a continué à exister jusqu’aux premières
décennies du xxe siècle. Le harem impérial, dont le kul, les concubines et les
eunuques, formaient le cœur, a été dissous après la révolution des « Jeunes-
Turcs » en 1908. Le système du gholam a connu le même déclin en Iran au
cours de cette période.
Les distinctions entre les individus asservis se faisaient également en fonc-
tion de leur genre (gender). La grande majorité des esclaves était constituée
de femmes assignées aux tâches domestiques, ce qui les destinait souvent à
devenir concubines ou épouses au sein des grandes familles urbaines. Comme
le signale Madeline Zilfi 5, l’asservissement ajoutait systématiquement à la vul-
nérabilité des femmes, car elles dépendaient entièrement d’une famille au
fonctionnement patriarcal, subissaient fréquemment des violences sexuelles,
et ne disposaient d’aucun moyen de contraception. Cependant, une femme
qui mettait au monde l’enfant de son maître accédait au statut juridique de
« mère d’un enfant » (ummuveled en turc, umm walad en arabe) : elle ne pou-
vait par conséquent être vendue, et était affranchie, ainsi que son enfant, à la
mort du père et maître. Ceci n’était possible que si ce dernier reconnaissait

3. Pour connaître l’ensemble des modes d’asservissement dans l’Empire ottoman, lire l’article
d’Ehud R. Toledano, « The Concept of Slavery in Ottoman and Other Muslim Societies: Dicho-
tomy or Continuum? », dans Miura Toru et John Edward Philips (dir.), Slave Elites in the Middle
East and Africa: A Comparative Study, Londres et New York, Kegan Paul International, 2009,
p. 159-176.
4. Pour une étude plus complète sur le concept d’une classe d’esclaves kul/harem, voir Ehud R.
Toledano, Slavery and Abolition, op. cit., chap. 1.
5. Madeline C. Zilfi, Women and Slavery in the Late Ottoman Empire: The Design of Difference, New York,
NY, Cambridge University Press, 2010, p. 104.

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l’asservissement dans les sociétés ottomanes et musulmanes

l’enfant, mais de toute façon, les tribunaux étaient souvent saisis afin de garan-
tir l’application de la loi.
Les origines géographiques, ethniques, ou raciales des individus asser-
vis dans les territoires ottomans permettent également d’établir différentes
catégories. De manière générale, les Africaines asservies devenaient plus sou-
vent des domestiques ou des subalternes, et plus rarement des épouses ou
des concubines. Qui plus est, elles avaient moins d’opportunités d’ascension
sociale que les Circassiennes ou les Géorgiennes asservies, par exemple. Parmi
les autres facteurs qui déterminaient l’expérience des sujets ottomans asservis,
on compte le statut social de leur maître et leur lieu de résidence : en ville, à
la campagne, ou selon un mode de vie nomade. Les esclaves kul/harem, dans
les demeures des grandes familles d’Istanbul ou de Téhéran, pouvaient espé-
rer plus d’opportunités, une plus grande mobilité sociale, et de meilleures
conditions de vie. Les domestiques vivant hors des grandes villes, ou au service
de familles n’appartenant pas à l’élite, menaient souvent une existence plus
difficile. Les hommes, eux aussi, devaient accomplir des tâches subalternes,
que ce soit comme pêcheurs de perle (majoritairement dans le golfe Persique),
ou dans le cadre de l’extraction minière, et parfois de travaux publics.
Contrairement à l’esclavage dans les Amériques, qui privilégiait le travail
agricole et constituait un atout considérable pour l’économie, l’asservissement
ottoman était de nature majoritairement domestique, et jouait un rôle plus
socio-culturel et socio-politique qu’économique. C’est pour cela qu’on se
réfère souvent aux sociétés ottomane et kadjar en termes de « sociétés avec
esclaves » et non de « sociétés esclavagistes », selon les catégories esquissées
par Moses Finley et qui ont donné lieu à maintes discussions dans les travaux
qui ont suivi. Certains spécialistes rapprochent cette pratique des types
d’asservissement qui existaient dans l’océan Indien plutôt que dans les sociétés
du monde atlantique.
Des données fragmentaires ainsi que de prudentes extrapolations
permettent d’estimer que le nombre d’esclaves transportés d’Afrique vers
l’Empire ottoman est de 16 000 à 18 000 hommes et femmes chaque année
au point culminant lors du xixe siècle, soit des années 1840 aux années
1860 6. Selon les chiffres proposés par Ralph Austen dans son analyse de la

6. L’étude de référence sur ce sujet est celle de Ralph Austen, « The 19th Century Islamic Slave Trade
from East Africa (Swahili and Red Sea Coasts): A Tentative Census », dans William Gervase Cla-
rence-Smith (dir.), The Economics of the Indian Ocean Slave Trade in the Nineteenth Century, Numéro
Spécial de Slavery and Abolition, no 9/3, 1988, p. 21-44. On peut citer également « The Mediter-
ranean Islamic Slave Trade out of Africa: A Tentative Census », Slavery and Abolition, no 13/1,
1992, p. 214-218. Voir aussi la réflexion très complète de Thomas M. Rick dans « Slaves and Slave
Traders in the Persian Gulf, 18th and 19th Centuries: An Assessment », dans W. G. Clarence-Smith,
The Economics of the Indian Ocean Slave Trade…, op. cit., p. 60-70. Pour les statistiques plus élevées
de Lovejoy, et son examen critique des chiffres donnés par Austen, consulter Paul E. Lovejoy,

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ouverture : panorama critique et réflexions théoriques

répartition des flux au sein de cette migration depuis l’Afrique (les côtes
swahili) jusqu’aux territoires ottomans, 313 000 esclaves allèrent jusqu’au
Moyen-Orient ottoman et en Inde ; 492 000 traversèrent la mer Rouge et le
golfe d’Aden ; 362 000 se rendirent en Égypte ottomane ; et 350 000 furent
envoyés dans les territoires ottomans d’Afrique du Nord (Algérie, Tunisie
et Libye). Sans compter les esclaves envoyés en Inde, on peut estimer que
cette migration massive se composait approximativement de plus d’1,3 million
d’individus. Au milieu du xixe siècle, en raison d’une diminution de la traite
atlantique, le nombre d’Africains asservis en tant que domestiques en Afrique
même, ainsi que le nombre d’Africains envoyés dans les Empires ottoman et
kadjar, a considérablement augmenté. La traite des Circassiens et autres non-
Africains s’élève à 3 000 individus durant la première moitié du xixe siècle, et
à quelques centaines à l’orée du xxe.
La majorité de ces esclaves (deux tiers environ) était constituée de femmes
assignées à des tâches domestiques, même si certaines devenaient ensuite les
épouses ou les concubines des membres de la grande famille qu’elles servaient.
Les violences sexuelles et l’absence de moyens de contraception plaçaient ces
femmes dans une situation bien plus délicate que celle des hommes asservis.
Néanmoins, certaines des femmes qui mettaient au monde les enfants de leurs
maîtres devenaient umm walad, ce qui leur conférait un statut plus respectable
et leur permettait de s’intégrer à la société. Ainsi, les femmes ne cessèrent
de quitter les rangs des asservies, mais continuèrent d’être réclamées en
nombre par les sociétés ottomane et kadjar au cours du xixe siècle, ce qui a
fait prospérer la traite des esclaves.
Malgré le grand nombre d’individus capturés et asservis dans les territoires
africains, puis transportés de force vers les Empires musulmans des régions du
Moyen-Orient et d’Afrique du Nord lors du long xixe siècle, on ne trouve que
peu d’habitants d’origine africaine dans les États-nations qui leur ont succédé.
En Turquie et en Iran, il existe de petites communautés africaines agricoles
et nomades 7. Dans le Levant post-ottoman, comme en Arabie Saoudite, dans
les pays du Golfe, et en Afrique du Nord, les individus d’origine africaine
sont surtout représentés dans les nombreuses tribus bédouines du désert et
dans les villages sédentaires avoisinants. En Égypte, ils semblent être plus

« Commercial Sectors in the Economy of the Nineteenth-Century Central Sudan: The Trans-
Saharan Trade and the Desert-Side Salt Trade », African Economic History, no 13, 1984, p. 87-95 ;
voir aussi P. Lovejoy (dir.), Transformations in Slavery: A History of Slavery in Africa, Cambridge et
New York, Cambridge University Press, 2000, chap. 7 : « The Nineteenth-Century Slave Trade ».
7. Günver Güneş, « Kölelikten Özgülüğe: İzmir’de Zenciler ve Zenci Folkloru », Toplumsal Tarih,
11/62, février 1999, p. 4-10 (les informations citées dans le paragraphe ci-dessus proviennent
des p. 4-5 et 9). Pour l’Iran, voir Behnaz A. Mirzai, « African Presence in Iran: Identity and its
Reconstruction in the 19th and 20th Centuries », Revue française d’histoire d’outre-mer (RFHOM),
89/336-337, 2002, p. 240 et suiv.

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l’asservissement dans les sociétés ottomanes et musulmanes

nombreux qu’ailleurs au Moyen-Orient, principalement en raison des liens


socio-économiques forts entretenus avec le Soudan. La présence des Africains
reste relativement faible cependant, car leurs ancêtres asservis, confrontés à
un climat plus froid, ont été nombreux à mourir de maladies pulmonaires
contagieuses ; les survivants avaient eux-mêmes une espérance de vie réduite.
Qui plus est, l’intégration à la société d’enfants métis libres, issus de mariages
mixtes, rend leurs origines moins visibles au fil des générations.
La situation était en de nombreux points similaire pour les asservis d’ori-
gine circassienne, géorgienne, grecque, slave, et autres non-Africains, dans les
territoires ottoman et kadjar. Les marchands d’esclaves faisaient entrer dans
l’Empire ottoman des Circassiens et des Géorgiens, majoritairement des jeunes
femmes destinées à rejoindre les harems des grandes familles urbaines. Les
hommes de la classe impériale ottomane préféraient les femmes blanches,
au xixe siècle comme aux époques précédentes. Les recruteurs du harem
impérial et du harem des familles de notables avaient donc pour instructions
de choisir, parmi les populations du Caucase, des jeunes femmes d’origine
circassienne et géorgienne. Ces femmes étaient ensuite formées pour prendre
leur place au sein de ces familles de la classe dirigeante 8. À la fin du siècle,
le recrutement a décliné suite aux restrictions de plus en plus importantes
imposées par le gouvernement ottoman, mais il s’est poursuivi à une échelle
plus réduite, pour le harem impérial et pour les dirigeants les plus haut placés.
De la fin des années 1850 au milieu des années 1860, de nombreux réfu-
giés circassiens (1,5 million selon certaines sources), dont 150 000 familles
asservies, ont été chassés du Caucase par les Russes. Dans cette région, les
communautés circassiennes se composaient de plusieurs tribus voisines par
la langue, les traditions culturelles et l’organisation sociale 9. Sous la domina-
tion russe, les travailleurs agricoles, classe (ou « caste », selon Shami) asservie
(pshitl, en adyguéen), étaient considérés comme des serfs, mais la loi otto-
mane leur accordait le statut d’« esclaves » (köle, en turc). En réalité, les pshitl
étaient les clients, et les protégés (désignés en arabe sous le nom de tabic) du
propriétaire et patron (pshi, en adyguéen ; bey, en turc), vivant sur ses terres et
cultivant les parcelles que leur octroyait le gouvernement ottoman lorsqu’ils
s’installaient. Il s’agissait là d’un statut héréditaire, et l’enfant d’un mariage
entre un individu libre et un autre asservi était asservi à son tour.
Un autre phénomène en voie de disparition, même s’il continua d’exister
au xixe siècle, était l’achat de Circassiens, de Géorgiens, de Slaves et autres

8. Ehud R. Toledano, Slavery and Abolition, op. cit., p. 29-41.


9. Pour un résumé succinct, voir Seteney Khalid Shami, Ethnicity and Leadership: The Circassians
in Jordan, Ann Arbor, MI, University Microfilms International, 1985, p. 17-39, 53-57 (thèse de
doctorat non publiée, Université de Californie, Berkeley, 1982). La bibliographie inclut les
ouvrages et études ethnographiques de référence sur les Circassiens et les peuples du Caucase.

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ouverture : panorama critique et réflexions théoriques

hommes au « teint clair », et leur formation par les grandes familles pour
intégrer ensuite l’élite administrative et militaire de l’Empire ottoman. Ces kuls,
évoqués plus haut, et appelés en arabe mameluks, formaient depuis des siècles
les piliers de l’élite impériale ottomane ; dès la première moitié du xviie siècle,
dans la capitale mais surtout dans les provinces, les grandes familles avaient
commencé à recruter des serviteurs au sein de leurs propres milices armées.
Ces derniers étaient appelés les kuls de kuls (kullarin kullari, en turc), et ils
existaient toujours au xixe siècle 10. Les eunuques, ou hommes castrés, pivots
des systèmes kul/harem et gholam, jouaient le rôle de médiateurs entre les
femmes des harems de la classe dirigeante et le monde des hommes. À la cour
ottomane, le Chef des Eunuques africain et son groupe d’eunuques noirs ont
conservé leur influence jusqu’aux premières décennies du xxe siècle 11.
On compte parmi les dernières catégories de travail forcé le travail
agricole, qui concernait non seulement les réfugiés circassiens, mais aussi
certaines populations en Égypte : durant la pénurie de coton due à la guerre
de Sécession aux États-Unis au début des années 1860, des Soudanais asservis
ont été transportés dans la campagne égyptienne pour travailler dans les
champs de coton. Quelques années plus tôt, à partir de 1815 environ, alors
que Méhémet Ali Pacha (1805-1849) était gouverneur du pays, des Soudanais
furent recrutés dans l’armée pour remplacer les anciens bataillons commandés
par des kuls. À terme, malgré le recrutement de 10 000 soldats, cette politique
n’a pas porté ses fruits, et la plupart de ces unités ont été démobilisées au
début des années 1820 12. Pour constituer son armée, le Pacha a ensuite fait
recruter et entraîner de force des paysans égyptiens (fellahs) sous les ordres
d’officiers européens.
Dans le premier tiers du xixe siècle, il arrivait encore, si l’occasion se pré-
sentait, qu’on punisse la rébellion d’un peuple par son asservissement. Cette
pratique a disparu ensuite sous l’effet de la pression exercée par d’autres pays,
et de l’évolution de l’opinion publique, qui jugeait désormais inacceptable
l’asservissement de certaines populations. Le dernier cas notoire est celui des
Grecs orthodoxes de l’île de Chios durant la guerre d’Indépendance grecque
(1821-1832). Sur le plan juridique, les Grecs avaient rompu leur allégeance au
gouvernement ottoman en se révoltant, et avaient par conséquent renoncé à

10. Ehud R. Toledano, Slavery and Abolition, op. cit., p. 24-29.


11. Ibid, p. 41-53. Sur le Chef des Eunuques noir et ses relations avec Le Caire au xviiie siècle, voir
Jane Hathaway, Beshir Agha: Chief Eunuch of the Ottoman Imperial Harem, Londres, Oneworld
Publications, 2005.
12. Emad Helal, « Muhammad Ali’s First Army: The Experiment in Building an Entirely Slave
Army », dans Race and Slavery in the Middle East, no 35 ; Ehud R. Toledano, State and Society in
Mid-Nineteenth-Century Egypt, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, p. 56-57.

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l’asservissement dans les sociétés ottomanes et musulmanes

toute protection que l’Empire aurait pu leur assurer 13. En 1822, l’armée otto-
mane a puni les habitants de Chios par le meurtre de la plupart des hommes
et l’asservissement des femmes et des enfants 14 ; plusieurs milliers d’individus
sont sans doute devenus esclaves suite à ces événements. Si le cas de l’île de
Chios est le plus connu, l’asservissement a sans doute été pratiqué de façon
systématique pendant la guerre d’Indépendance grecque 15.
Comme nous l’avons démontré dans d’autres travaux 16, la remise en
question de l’asservissement et du commerce des esclaves constitue l’une
des tentatives les plus frappantes des Ottomans de limiter, voire d’évacuer la
pression exercée par l’Europe, et par la Grande-Bretagne en particulier. Mais
la politique de l’Empire ottoman concernant l’esclavage doit également être
analysée dans le contexte plus large des réformes du xixe siècle, appelées
tanzimat. En 1857, cédant aux exigences de la Grande-Bretagne, les Ottomans
ont interdit la traite d’esclaves africains et l’ont progressivement éradiquée
jusqu’à la fin du siècle, tandis que l’asservissement lui-même est demeuré légal.
Par conséquent, les asservis s’en remettaient souvent aux représentants de
l’autorité britannique pour obtenir leur affranchissement par le gouvernement
et les tribunaux ottomans. À l’inverse, les Ottomans ont tenté d’empêcher
toute intervention d’autres pays concernant l’asservissement des non-Africains,
des femmes blanches et, dans une moindre mesure, des hommes blancs, car
il jouait un rôle socio-culturel central au sein de la classe dirigeante. La mise
en place de réformes nécessaires par le gouvernement a conduit d’elle-même
à l’abolition progressive de cette pratique, qui, si elle est demeurée légale
jusqu’à la chute de l’Empire (comme la traite des Africains), avait presque
disparu à cette date.
En Iran, sous le règne kadjar, ce sont également les actions diplomatiques et
la pression exercée par la Grande-Bretagne qui ont mené à l’édit de suppression
de la traite des esclaves africains, promulgué en 1848 17. Comme dans l’Empire
ottoman, ce premier traité a été suivi de plusieurs autres, en 1851, 1857, 1882
et 1890, qui ont imposé de nouvelles restrictions sur le commerce des esclaves

13. Y. Hakan Erdem, Slavery in the Ottoman Empire and Its Demise, 1800-1900, New York, St Martin’s
Press, 1996, p. 29-33.
14. Ce massacre et l’asservissement massif qui a suivi n’ont reçu que peu d’attention de la part des
spécialistes de l’esclavage. Nous espérons qu’à l’avenir, des recherches permettront d’établir
le nombre exact d’individus asservis et leur destination ainsi que l’identité des asservisseurs, et
de savoir si de telles pratiques ont perduré. Toute étude consacrée aux événements de Chios à
cette période devrait prendre pour point de départ l’ouvrage de Philip P. Argenti, The Massacres
of Chios described in Contemporary Diplomatic Reports, Londres, J. Lane, 1932.
15. Y. Hakan Erdem, Slavery in the Ottoman Empire…, op. cit., p. 26.
16. Ehud R. Toledano, The Ottoman Slave Trade and Its Suppression, 1840-1890, Princeton, NJ, Prin-
ceton University Press, 1982 (réédité par la Princeton Legacy Library, 2014).
17. Y. Hakan Erdem, Slavery in the Ottoman Empire…, op. cit., p. 125-188 ; Behnaz Mirzai, Slavery and
Emancipation in Iran, 1800-1929, op. cit., chap. 6.

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ouverture : panorama critique et réflexions théoriques

et ont fait jouer aux Britanniques le rôle de protecteurs des asservis. À la


différence de l’Empire ottoman, face à la demande constante de travail forcé,
l’Iran a été contraint de recourir à l’asservissement de ses propres sujets, en
majorité des Baluchis, une décision à la source de fortes tensions et de conflits
au sein du pays. Au xxe siècle, les nouveaux États d’Iran et de Turquie ont
abandonné l’esclavage avec l’adoption des droits constitutionnels et citoyens :
la République de Turquie en a fait acte dans la nouvelle constitution de 1923,
et le Shah, dans la monarchie iranienne, par un décret en 1929.

Les discours sur l’asservissement,


à l’échelle mondiale et dans les sociétés musulmanes

L’étude de l’esclavage dans le monde a toujours été empreinte d’un cer-


tain cynisme, et les thèmes de recherche ont souvent été déterminés par les
changements économiques et socio-politiques dans la perception publique
du phénomène. La plupart des travaux fondateurs ont été réalisés dans les
deux champs d’investigation majeurs de l’histoire de l’esclavage, soit l’Anti-
quité d’une part, et le Nouveau Monde de l’autre. Si quelques (rares) études
se sont intéressées à l’esclavage en Asie du Sud-Est, en Afrique, et dans les
sociétés musulmanes, la plupart des travaux du siècle dernier se sont concen-
trés sur la traite atlantique et l’esclavage dans les plantations aux États-Unis,
au Brésil et dans les Caraïbes. Étant donné la place prépondérante accordée
aux aspects économiques de l’esclavage, la majorité des études pionnières a
été réalisée par des historiens de l’économie américains. Comme on l’a dit
plus haut, le fait que dans d’autres sociétés (et en particulier dans celles à
majorité musulmane), l’asservissement avait plus de valeur socio-culturelle
que d’impact économique, a conduit de nombreux spécialistes à considérer
que les études consacrées à ces sociétés étaient « moins scientifiques » que les
travaux d’historiens de l’économie, fondés sur l’analyse de données quantita-
tives « pures » concernant l’asservissement dans le monde atlantique. Même
les études comparatistes sur l’esclavage dans le monde avaient tendance, avant
les dix dernières années, à n’accorder que très peu, voire aucune importance
aux travaux effectués sur des formes « marginales » d’asservissement 18.

18. Ehud R. Toledano, Slavery and Abolition, op. cit., p. 155-158, et id., As If Silent and Absent: Bonds
of Enslavement in Islamic Middle East, New Haven, CT et Londres, Yale University Press, 2007,
introduction.

34
l’asservissement dans les sociétés ottomanes et musulmanes

Cependant, on assiste depuis quelque temps à un regain d’intérêt public


et universitaire pour l’esclavage. C’est sans doute la première fois depuis les
années 1970 que le débat fait preuve d’un tel dynamisme et d’un véritable
esprit d’ouverture. On peut prendre pour exemple 19 le forum de discussion
organisé par l’American Historical Review en 2001, intitulé « Ouvrir les perspec-
tives sur l’esclavage » (« Looking at Slavery from Broader Perspectives »), ou
encore le projet de publication d’une Cambridge World History of Slavery. Le
débat organisé par l’AHR était mené par David Brion Davis, qui a encouragé
la production de travaux comparatistes sur l’esclavage dans le monde, et une
collaboration entre les spécialistes de l’esclavage et les spécialistes de l’abo-
lition qui, si elle n’a encore jamais été mise en place, ne pourrait être que
féconde. Davis a déclaré que les années à venir seraient propices au renou-
vellement des études sur l’esclavage, puisque depuis les années 2000 et plus
encore aujourd’hui, les questions relatives au pouvoir et à l’exploitation, à
la marginalité et à l’intégration, aux constructions raciales, à l’expansion de
l’Occident euro-américain, aux premières phases de développement d’éco-
nomies axées sur la consommation, et aux promesses comme aux limites des
réformes sociales, sont au cœur des polémiques internationales.
Le « tournant comparatiste » récent dans les études sur l’asservissement a
eu pour conséquence imprévue de pousser certains spécialistes portés sur la
théorie à proposer des modèles censés expliquer la diversité des formes de ser-
vitude humaine au fil de l’histoire. Les trois derniers volumes de la Cambridge
World History of Slavery ont ouvert la voie à des travaux sur les multiples formes
d’absence de liberté dans plusieurs sociétés du monde, dans l’Antiquité, au
Moyen Âge et jusqu’à la période moderne 20. Il n’est donc pas surprenant
de voir également surgir une myriade de théories et de modèles totalisants.
D’autres modèles avaient naturellement été proposés auparavant, notamment
l’hypothèse de Nieboer et Domar 21, l’automanumission selon Alfred Zimmern 22,
l’analyse comparée de la vie des esclaves affranchis au Brésil et aux États-Unis

19. American Historical Review (AHR), no 105/2, 2001, p. 452-484 (contributions de Davis, Kolchin, et
Engerman) ; le 4e volume du projet de Cambridge est consacré à la période moderne et dirigé
par Eltis, Engerman, Richardson et Drescher. Les citations de Davis qui suivent sont extraites
de ce volume, p. 452, 454, 456-457, 460 et 467.
20. Le volume 3 sur le début des Temps modernes est paru en 2011, le volume 4 sur la période
moderne est paru en 2017, et le volume 2 consacré à la période médiévale est très avancé dans
sa préparation à la publication.
21. Herman Jeremias Nieboer, Slavery as an Industrial System: Ethnological Researches, La Haye, Nijhoff,
1900 ; Evsey D. Domar, « The Causes of Slavery and Serfdom: A Hypothesis », Journal of Economic
History, no 30, 1945, p. 18-32.
22. Pour des commentaires intéressants à ce sujet, voir Ronald Findlay, « Slavery, Incentives,
and Manumission: A Theoretical Model », Journal of Political Economy, no 83/5, octobre 1975,
p. 923-934.

35
ouverture : panorama critique et réflexions théoriques

par Gilberto Freyre et Frank Tannenbaum 23, et le concept de sociétés esclava-


gistes développé par Moses Finley 24, pour ne citer que les plus connus.
Parmi les essais de théorisation qui ont suivi, on trouve les modèles de
Claude Meillassoux 25 et Alain Testard 26, inspirés par l’anthropologie sociale et
la sociologie, puis l’influent modèle sociologique d’Orlando Patterson 27. Ces
derniers temps, la comparaison entre l’esclavage dans le monde atlantique et
sa pratique dans l’océan Indien a intéressé de plus en plus de chercheurs, et
les travaux comparatistes qui forment la nouvelle vague des études sur l’asser-
vissement ont esquissé plusieurs modèles susceptibles de saisir le phénomène
dans toute sa complexité : on peut citer le « second esclavage » de Dale Tomich
et Michael Zeuske 28, les « zones d’esclavage » de Jeff Fynn-Paul 29, et le modèle
d’intensification de Noel Lenski 30. Si les théories plus anciennes, ainsi que les
modèles récents mis au point par Tomich-Zeuske et Lenski, mettent l’accent
sur les aspects quantitatifs et économiques du problème, Meillassoux, Testard,
Patterson et Fynn-Paul insistent, dans une perspective anthropologique et

23. Jean M. Hébrard, « Slavery in Brazil: Brazilian Scholars in the Key Interpretative Debates »,
Translating the Americas, 1, 2013, p. 47-95 ; pour ce passage en particulier, p. 50-53.
24. Pour les fondements du modèle de Finley, voir Moses I. Finley, Ancient Slavery and Modern Ideo-
logy, Londres, Chatto & Windus, 1980, p. 147-150. Pour une critique approfondie de ce modèle,
voir Noel Lenski, chap. 1, « Framing the Question: What is a Slave Society? », dans Catherine M.
Cameron et Noel Lenski (dir.), What is a Slave Society? The Practice of Slavery in Global Perspective,
Cambridge, Cambridge University Press, 2018, p. 26 et suiv.
25. Claude Meillassoux, The Anthropology of Slavery: The Womb of Iron and Gold, Chicago, University of
Chicago Press, 1991, p. 79-83. Voir aussi Martin A. Klein, « Towards a Theory of Slavery » (note
critique sur l’ouvrage de Meillassoux), Cahiers d’études africaines, no 26/104, 1986, p. 693-697.
26. Alain Testart, L’Esclave, la dette et le pouvoir : Études de sociologie comparative, Paris, Errance, 2001,
p. 28-31.
27. Orlando Patterson, Slavery and Social Death: A Comparative Study, Cambridge, MA, Harvard Uni-
versity Press, 1980. Pour une critique historienne du modèle de Patterson, voir John Bodel et
Walter Scheidel (dir.), After Slavery and Social Death, Hoboken, NJ, John Wiley & Sons, Inc, 2016,
qui inclut également mes propres remarques sur les possibilités d’application de ce modèle à
l’asservissement ottoman.
28. Sur les différents aspects de cette théorie, voir Dale Tomich, « Commodity Frontiers, Conjunc-
ture and Crisis: The Remaking of the Caribbean Sugar Industry, 1783-1866 », dans Javier Laviña
et Michael Zeuske (dir.), The Second Slavery: Mass Slaveries and Modernity in the Americas and in
the Atlantic Basin, Vienne et Berlin, LIT VERLAG, 2014, p. 143-164 ; Michael Zeuske, « The
Second Slavery: Modernity, Mobility, and Identity of Captives in Nineteenth-Century Cuba and
the Atlantic World », ibid., p. 113-142 ; et Anthony E. Kaye, « The Second Slavery: Modernity in
the 19th-Century South and the Atlantic World », ibid., p. 175-202.
29. Cette théorie est esquissée par Damian Alan dans « CFP: Slaving Zones: Cultural Identities,
Ideologies, and Institutions in the Evolution of Global Slavery », colloque international organisé
par l’université de Leiden, Pays-Bas, 1-2 juin 2015, textes publiés sur H-SLAVERY, 13 novembre
2015. Les actes sont parus sous format papier : Jeff Fynn-Paul, Damian Pargas et Karwan Fatah-
Black (dir.), Slaving Zones: Cultural Identities, Ideologies, and Institutions in the Evolution of Global
Slavery, Leiden, Brill, 2018.
30. Noel Lenski, « Chapter 1: Framing the Question – What is a Slave Society? », op. cit.

36
l’asservissement dans les sociétés ottomanes et musulmanes

sociologique, sur des éléments que l’on pourrait dire moins « scientifiques »,
tels que l’identité et l’idéologie, ou les « systèmes symboliques », selon les
termes de Clifford Geertz. Mais pour les historiens, tous les modèles, récents
ou plus anciens, posent problème, dans le cadre de l’étude de l’esclavage
comme dans d’autres domaines.
Puisque nous procédons invariablement par induction, et sommes toujours
à la merci des données d’un espace et d’une époque, nous autres historiens
n’avons jamais adopté un modèle théorique sans le remettre en question.
Des chercheurs ouverts d’esprit se sont inspirés de divers modèles à la fois,
sélectionnant certaines de leurs hypothèses, en particulier celles qui s’atta-
chaient à définir la source du questionnement, et offraient certaines pistes
d’explication des problèmes rencontrés au fil des études de cas. À l’inverse
des chercheurs en sciences sociales, dont le raisonnement est majoritairement
déductif, les historiens ont souvent vu en ces modèles théoriques de fausses
panacées, et aucun historien n’exigerait de son doctorant qu’il tente d’appli-
quer une théorie établie à une étude de cas historique. Les théories les plus
convaincantes formulées ces dernières années par des historiens de l’esclavage
sont sans doute celle de Finley sur les sociétés esclavagistes, et celle de Patter-
son concernant la « mort sociale » des anciens esclaves, car toutes deux sont
relativement simples à appliquer, et proposent des termes concis et efficaces
adaptés à l’analyse historique. Elles ne sont ni trop « mathématiques », ni trop
présomptueuses dans leur « rigueur intellectuelle » ; elles « font le travail »,
tout simplement, en permettant aux historiens de mettre en lumière certains
des aspects des sociétés esclavagistes qu’ils étudient.
La théorie de Finley, inspirée de ses travaux d’historien de l’esclavage dans
les sociétés ottomanes et musulmanes à l’époque moderne puis à l’époque
contemporaine, nous permet d’identifier les traits spécifiques de l’asservisse-
ment dans ces espaces, moins connus que dans le monde atlantique. Malgré ses
limites, ce modèle bipartite, souvent utilisé par les spécialistes de l’asservisse-
ment dans les sociétés des siècles passés, est un atout pour la recherche. Selon
Finley, les « sociétés esclavagistes » se composent en grande partie d’esclaves, et
l’esclavage occupe dans la société et l’économie une place bien plus centrale
que dans les « sociétés avec esclaves ». Comme l’a démontré Noel Lenski 31, la
théorie de Finley comporte de nombreuses failles, et ne peut fonctionner de
la même façon que les modèles dont s’inspirent les chercheurs en sciences
sociales. Cependant, dans le domaine de la théorie, les historiens sont connus
pour leur prudence et leur éclectisme, et le modèle de Finley leur est très utile
pour décrire les événements qu’ils souhaitent expliquer, et inscrire les sociétés
qu’ils étudient dans le contexte mondial de l’asservissement.

31. « Chapter 1: Framing the Question – What is a Slave Society? », op. cit.

37
ouverture : panorama critique et réflexions théoriques

Les travaux sur l’histoire de l’asservissement dans les sociétés ottomanes


et musulmanes se sont multipliés au fil des dernières décennies 32. Si, dans les
années 1970, il n’existait presque aucune étude sur le sujet, depuis les années
2010, une trentaine de chercheurs à travers le monde publie régulièrement des
travaux et dirige des thèses dans ce domaine. En 1971 est parue la première
édition de Race and Color in Islam de Bernard Lewis ; vingt ans plus tard, en
1990, l’auteur a publié une édition révisée et augmentée de l’ouvrage, au
titre désormais significatif : Race and Slavery in the Middle East 33. Entre ces
deux publications, d’autres ouvrages ont vu le jour, dont des travaux sur
l’asservissement dans les sociétés musulmanes médiévales et modernes par
Patricia Crone, Daniel Pipes, et Ehud R. Toledano 34. La floraison de nouveaux
travaux dans ce domaine s’est poursuivie dans les années 1990 et le début
des années 2000 : on peut citer les ouvrages de Y. Hakan Erdem, Ehud R.
Toledano, Mohammed Ennaji, John Hunwick et Eve M. Troutt Powell, ainsi
que la publication de nombreux articles dans des revues scientifiques de
premier plan 35.
Le corpus de travaux sur l’asservissement dans les sociétés musulmanes
n’a cessé de s’enrichir, jusqu’à former aujourd’hui un sous-domaine reconnu
au sein de l’histoire de l’esclavage ; si la liste n’est en rien exhaustive, on peut
citer parmi les spécialistes concernés Mohammed Ennaji, Ehud R. Toledano,
Y. Hakan Erdem, Terence Walz, Kenneth M. Cuno, Madeline C. Zilfi, Eve M.
Troutt Powell, Roger Botte, Ismael M. Montana, et Chouki El-Hamel 36. Ces

32. Pour un état de la critique, voir Ehud R. Toledano, « Enslavement in the Ottoman Empire », et
Ferguson et Toledano, « Ottoman Slavery and Abolition » (voir supra, n. 1).
33. Par Harper & Row et Oxford University Press respectivement pour les éditions originales. Pour
les traductions françaises, Race et couleur en pays d’islam, trad. de l’anglais par André Iteanu et
Françoise Briand, Paris, Payot, 1982, puis Race et esclavage au Proche-Orient, trad. de l’anglais par
Rose Saint-James, Paris, Gallimard, 1993.
34. Patricia Crone, Slaves on Horses: The Evolution of the Islamic Polity, Cambridge et New York,
Cambridge University Press, 1980 ; Daniel Pipes, Slave Soldiers and Islam: the Genesis of a Military
System, New Haven, CT, Yale University Press, 1981 ; Ehud R. Toledano, The Ottoman Slave Trade
and Its Suppression, 1840-1890, op. cit. (voir supra, n. 16) – ouvrage inclus dans la liste des plus
prestigieux ouvrages déjà parus (« distinguished backlist ») de la Princeton Legacy Library.
35. Y. Hakan Erdem, Slavery in the Ottoman Empire and Its Demise, 1800-1909, op. cit. (voir supra,
n. 13) ; Dror Ze’evi, « Kul and Getting Cooler: The Dissolution of Elite Collective Identity and
the Formation of Official Nationalism in the Ottoman Empire », Mediterranean Historical Review,
no 11/2, 1996, p. 177-195 ; Ehud R. Toledano, Slavery and Abolition in the Ottoman Middle East,
(voir supra, n. 2) ; Mohammed Ennaji, Serving the Master: Slavery and Society in Nineteenth-Century
Morocco, New York, NY, St. Martin’s Press, 1999 ; et John Hunwick et Eve Troutt Powell (dir.), The
African Diaspora in the Mediterranean Lands of Islam, Princeton, NJ, Markus Wiener Publishers,
2002.
36. Mohammed Ennaji, Le Sujet et le mamelouk : esclavage, pouvoir et religion dans le monde arabe (avec
une préface de Régis Debray), Paris, Mille et une nuits, 2007 ; id., Slavery, the State, and Islam,
Cambridge, Cambridge University Press, 2013 ; Ehud R. Toledano, As If Silent and Absent: Bonds
of Enslavement in Islamic Middle East, op. cit. (voir supra, n. 18) ; Terence Walz and Kenneth M.

38
l’asservissement dans les sociétés ottomanes et musulmanes

études couvrent l’ensemble des régions du Moyen-Orient et d’Afrique du


Nord, puisqu’elles s’intéressent au Maroc, à la Tunisie, à l’Égypte, au Levant,
aux territoires ottomans du centre, et à l’Anatolie. Il n’existe pas encore
d’études approfondies sur l’asservissement en Iran sous les règnes kadjar et
pahlavi, mais un ouvrage de grande ampleur consacré au sujet par Behnaz
Mirzai est paru en 2017 37 ; il vient s’ajouter aux travaux sur l’asservissement
dans les sociétés ottomanes, et rejoindre les études dédiées aux territoires
situés aux confins orientaux du Moyen-Orient, à la frontière avec les sociétés
musulmanes d’Asie.
La dernière partie de cet article passe en revue les orientations principales
de la recherche contemporaine sur l’asservissement ottoman et musulman,
déjà esquissées dans de nombreux ouvrages et articles précédemment cités.

Les domaines de recherche actuels : l’expérience vécue


et le débat autour de l’antiesclavagisme

Durant les quinze dernières années, l’histoire de l’asservissement dans les


sociétés musulmanes à l’époque moderne et à l’époque contemporaine s’est
constituée en véritable sous-domaine au sein de l’étude de l’esclavage ; le
champ ne cesse de se développer et de se fixer de nouveaux objectifs, pour-
suivis par des chercheurs toujours plus nombreux et à travers des travaux tou-
jours plus approfondis. Il était nécessaire, dans un premier temps, de mener
des études d’ensemble sur les systèmes d’asservissement et le commerce des
esclaves au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, afin d’obtenir des infor-
mations essentielles telles que l’origine des individus asservis, la nature des
pratiques d’asservissement, le nombre d’esclaves transportés et leur itinéraire.
Ces travaux s’intéressent également au prix payé par les marchands et les
acheteurs d’esclaves, au montant des taxes imposées par les gouvernements,
aux différents types de marchés d’esclaves, aux tâches assignées par les asser-
visseurs, au traitement réservé aux asservis, aux pratiques d’affranchissement,
ainsi qu’à la façon dont les esclaves affranchis pouvaient être réintégrés dans

Cuno (dir.), Race and Slavery in the Middle East : Histories of Trans-Saharan Africans in Nineteenth-
Century Egypt, Sudan, and the Ottoman Mediterranean, Le Caire et New York, American University
in Cairo Press, 2010 ; Madeline C. Zilfi, Women and Slavery in the Late Ottoman Empire: The Design of
Difference, op. cit. (voir supra, n. 6) ; Roger Botte, Esclavages et abolitions en terres d’islam, Bruxelles,
André Versaille, 2010 ; Eve M. Troutt Powell, Tell This in My Memory: Stories of Enslavement from
Egypt, Sudan, and the Ottoman Empire, Stanford, CA, Stanford University Press, 2012 ; Ismael M.
Montana, The Abolition of Slavery in Ottoman Tunisia (préface de Ehud R. Toledano), Gainesville,
FL, University Press of Florida, 2013 ; Chouki El-Hamel, Black Morocco: A History of Slavery, Race,
and Islam, Cambridge et New York, Cambridge University Press, 2013.
37. A History of Slavery and Emancipation in Iran, 1800-1929 (voir supra, n. 1).

39
ouverture : panorama critique et réflexions théoriques

la société. Dans cette première phase, plusieurs chercheurs ont également


étudié le passage du travail forcé au travail libre, et l’intervention de puissances
étrangères dans ce processus (nous y reviendrons en détail). Les auteurs ont
consulté des archives gouvernementales ottomanes, kadjar et européennes,
ainsi que celles, privées, de sociétés missionnaires et abolitionnistes.
La seconde phase de recherches a vu le jour au cours des années 1990,
et elle ne cesse de gagner en dynamisme et en influence depuis le début
du xxie siècle. Les chercheurs sont passés d’études générales, structurelles,
à des travaux sur l’identité et l’expérience des individus asservis. Cette
approche, inspirée de l’anthropologie sociale et qui emploie des méthodes
sociojuridiques d’extraction d’informations à partir d’archives policières,
domine désormais le champ des recherches sur l’asservissement dans les
sociétés à majorité musulmane 38. On redonne désormais vie et voix aux asservis
grâce à des archives d’État ainsi qu’à des sources narratives, dont des rapports
de police, différents textes relatifs à la charia (Şeriat/Sharica), des dossiers
judiciaires (nizami), ainsi que de rares témoignages d’asservis et d’asservisseurs.
La traite des esclaves est désormais considérée comme une migration forcée
qui a conduit à la formation de communautés diasporiques dans les sociétés
pratiquant l’asservissement ; une telle réorientation de la recherche n’est pas
sans implications méthodologiques 39.
Parmi les sources exploitées par les historiens dans leur étude de
l’asservissement dans les sociétés du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, les
écrits de voyage, la fiction et les pièces de théâtre ont souvent été laissés de
côté. Ce sont les spécialistes de littérature qui ont mis à profit le contenu de
ces documents, et les historiens gagneraient à s’inspirer de leurs travaux. Des
recherches pertinentes et extrêmement intéressantes ont été menées dans les
dernières années, principalement en France : un volume de vingt-six chapitres

38. Ehud R. Toledano, « Shemsigül: A Circassian Slave in Mid-Nineteenth-Century Cairo », dans


Edmund Burke III (dir.), Struggle and Survival in the Modern Middle East, Berkeley et Los Angeles,
University of California Press, 1993, p. 59-74 ; id., As If Silent and Absent, op. cit. ; Y. Hakan Erdem,
« Magic, Theft in Arson: The Life and Death of an Enslaved African Woman in Ottoman Izmit »,
dans Terence Walz et Kenneth M. Cuno (dir.), Race and Slavery in the Middle East, op. cit. ; Beth
Baron, « Liberated Bodies and Saved Souls: Freed African Slave Girls and Missionaries in Egypt »,
dans Ehud R. Toledano (dir.), African Communities in Asia and the Mediterranean: Identities between
Integration and Conflict, Halle (Allemagne) et Trenton, NJ, Max Planck Institute for Social Anthro-
pology and AWP, 2011, p. 215-235 ; et Avi Rubin, « The Slave, the Governor, and the Judge: An
Ottoman Socio-Legal Drama from the Late Nineteenth Century », dans Dror Ze’evi et Ehud R.
Toledano (dir.), Society, Law, and Culture in the Middle East: “Modernities” in the Making, Berlin,
De Gruyter Open, 2015, p. 87-103.
39. On peut se référer, par exemple, à l’ouvrage intitulé African Communities in Asia and the
Mediterranean. Concernant le rôle et les usages faits de la culture d’origine chez les Africains
asservis, voir le chapitre 5 dans Ehud R. Toledano, As If Silent and Absent, et l’article rédigé par
Élodie Gaden, « Zikr, zar : cérémonies extatiques et liberté féminine », dans le présent volume.

40
l’asservissement dans les sociétés ottomanes et musulmanes

dirigé par Sarga Moussa a été publié en 2010 40, et un second ouvrage – le
présent volume – réunissant les actes d’un colloque organisé à Lyon par Daniel
Lançon et Sarga Moussa est paru en 2019 41. Analysant des sources artistiques
appartenant au cinéma, au théâtre, au roman et aux arts visuels, ces travaux
se sont également intéressés aux colonies françaises en Afrique du Nord, qui
n’ont été que peu étudiées par les historiens et les spécialistes de littérature
de langue anglaise. Ces ouvrages incluent également des études sur l’Égypte,
visitée par les voyageurs, les peintres et les photographes français au xixe  siècle ;
il faut poursuivre ces recherches, qui se prêteront bien à l’approche micro-
historique contemporaine.
En mai 2002, Eve M. Troutt Powell a proposé, dans le cadre d’un colloque
organisé à Istanbul, une étude doublée d’une critique des ouvrages existants
sur l’esclavage africain dans les sociétés musulmanes du Moyen-Orient, et plus
particulièrement dans l’Empire ottoman 42. Si son intervention témoignait de
l’ampleur de la recherche réalisée sur l’histoire de l’esclavage et le commerce
des esclaves dans les sociétés du Moyen-Orient, elle invitait également les
chercheurs à donner une nouvelle orientation à leurs travaux. Troutt Powell
a souligné la nécessité d’exhumer les témoignages des esclaves, et de déve-
lopper de nouveaux questionnements centrés sur la vie que menaient ces
esclaves au sein de la société, sur leur affranchissement, et sur l’attitude de la
société envers les esclaves affranchis. Il était temps de lancer cet appel légitime
à rompre le silence des esclaves et à leur rendre leur place dans l’Histoire.
Plusieurs chercheurs ont bel et bien répondu à l’appel, dont Troutt Powell
elle-même 43, ainsi que Hakan Erdem, Beth Baron et Avi Rubin 44, dont les
ouvrages et les articles écrits après 2002 ont proposé des pistes intéressantes
pour comprendre les témoignages et les expériences des individus asservis.
Cet ensemble de travaux inclut mes travaux antérieurs cherchant à étudier
l’asservissement ottoman comme un phénomène complexe, et nuancé,
selon une échelle allant de l’absence de liberté à la liberté, ainsi que ma
suggestion ultérieure de mettre en relation l’asservisseur et l’asservi en termes

40. Sarga Moussa (dir.), Littérature et esclavage, viiie-xixe siècles, Paris, Desjonquères, 2010.
41. « L’esclavage oriental et africain au miroir des littératures française et anglaise, xviiie-xxe siècles »,
Colloque international et interdisciplinaire, 6 et 7 février 2014, organisé par Daniel Lançon (EA
Traverses, Université Grenoble-Alpes) et Sarga Moussa (UMR LIRE, CNRS-Université Lyon 2).
42. « Will that Subaltern Ever Speak? Finding African Slaves in the Historiography of the Middle
East », dans Israel Gershoni, Amy Singer et Y. Hakan Erdem (dir.), Middle East Historiographies:
Narrating the Twentieth Century, Seattle, University of Washington Press, 2006 (article fondé sur
une intervention originellement réalisée dans le cadre du colloque intitulé « Twentieth Century
Historians and Historiography of the Middle East », organisé à l’université de Boğaziçi, 23-26 mai
2002).
43. E. Troutt Powell, Tell This in My Memory, op. cit.
44. Les références à leurs ouvrages se trouvent dans la note 38.

41
ouverture : panorama critique et réflexions théoriques

d’« attachement 45 ». J’ai notamment avancé dans ces travaux l’hypothèse qu’il


est préférable d’analyser l’asservissement dans les sociétés ottomanes (ainsi
que dans la société kadjar, et les autres sociétés musulmanes), comme une
forme de patronage qui, même s’il est souvent institué et maintenu par la
force, n’en comprend pas moins « une part d’échange et de juste retour qui
inscrit cette relation dans une réciprocité complexe 46 ».
Un autre aspect sur lequel insistent les nouvelles études consacrées à l’as-
servissement dans les sociétés du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord est le
rôle du genre dans la relation entre l’asservisseur et l’asservi, dont l’impact
sur la place des femmes était considérable dans un contexte de mutation des
structures économiques et sociales telles que la famille, le marché du travail et
l’« État providence » qui émerge dans l’Empire ottoman au temps des réformes
(tanzimat). Certaines études récentes s’intéressent également aux éléments
de leur culture d’origine que les Africains et les Caucasiens emportaient avec
eux dans les territoires ottomans, pour les mêler ensuite à des coutumes
locales, donnant ainsi lieu à des pratiques culturelles hybrides 47. Ces pistes
de recherche sont susceptibles de compléter ou d’amender la perspective
de travaux antérieurs, centrés sur les pouvoirs publics, en faisant émerger la
question de la volonté et de la capacité de résistance des esclaves. Enfin, la
question de l’abolitionnisme et de l’anti-esclavagisme est source d’intérêt et
de débat : la quasi-absence de mouvements d’opposition à l’asservissement
au sein des sociétés ottomanes et musulmanes n’est pas à nier ou à excuser,
mais à expliquer par des facteurs socio-culturels 48.
L’asservissement et l’ensemble du système qui le sous-tendait ont mauvaise
réputation depuis le xxe siècle ; la lutte pour abolir l’esclavage et le discours
anti-esclavagiste qui l’accompagnait sont ainsi devenus l’incarnation même
du bien commun. Plus récemment, le discours sur les droits de l’homme a fait
de l’anti-esclavagisme un critère permettant de mesurer le niveau de moralité
des États, des sociétés et des cultures. Les sociétés ayant maintenu l’escla-
vage plus longtemps que d’autres, celles où il n’existait aucun mouvement
abolitionniste d’ampleur, ou même celles qui demeuraient ambiguës sur la
question de la légitimité de la servitude humaine, ont été jugées déficientes
et par conséquent vivement critiquées, voire ouvertement condamnées. Ainsi,
particulièrement depuis les attentats du 11 septembre 2001, les musulmans

45. Pour ces deux concepts, voir Ehud R. Toledano, The Concept of Slavery (référence complète en
note 3), et As If Silent and Absent, op. cit., p. 23-24.
46. Ehud R. Toledano, ibid., p. 33.
47. Voir les références complètes en note 38.
48. Pour les détails du débat actuel, voir Ehud R. Toledano, « Abolition and Anti-Slavery in the
Ottoman Empire: A Case to Answer? », dans William Mulligan et Maurice Bric (dir.), A Global
History of Anti-slavery Politics in the Nineteenth Century, Houndsmills, Basingstoke, Hampshire,
2013, p. 117-136.

42
l’asservissement dans les sociétés ottomanes et musulmanes

se voient souvent contraints d’adopter une posture défensive, pour tenter


de se soustraire à ce que l’on a appelé l’« islamophobie ». Forcés de rendre
des comptes pour le non-respect des droits de l’homme dans de nombreux
pays à majorité musulmane, ils doivent également expier les erreurs passées
liées à leur pratique de l’asservissement, et à l’abolition tardive, et seulement
partielle, de l’esclavage.
Les spécialistes s’accordent à dire que c’est l’absence de condamnation
morale de l’asservissement, autorisé et légitimé par l’islam, qui a entravé le
développement d’un véritable mouvement contre l’esclavage dans ces sociétés.
Si l’on trouve bel et bien dans les textes sacrés de l’islam, comme c’est assu-
rément le cas pour les autres grandes religions, l’expression d’un sentiment
anti-esclavagiste, il n’en reste pas moins que toutes les traditions exégétiques
ont au contraire encouragé la pratique de l’asservissement, adoptée et main-
tenue par toutes les sociétés musulmanes bien après son interdiction par les
sociétés occidentales. Comme l’a très bien démontré Chouki El-Hamel 49, la
pérennité de l’asservissement dans ces sociétés ne doit pas être attribuée aux
textes sacrés de l’islam, mais à la pratique musulmane qui a choisi d’ignorer,
ou de détourner les préceptes concernés.
William Gervase Clarence-Smith adopte un tout autre point de vue dans
son ouvrage hautement polémique intitulé Islam and the Abolition of Slavery,
publié en 2006 50. Si l’on résume son propos, Clarence-Smith tente de retourner
l’argument : il ne conteste pas le fait qu’en pratique, l’abolition de l’esclavage
par « la religion musulmane » est survenue très tard, soit après la création
d’États-nations dans les territoires à majorité musulmane. Il souligne que pour
les écrivains musulmans, « le fait que l’islam ait été si longtemps favorable
à l’esclavage, sans qu’émerge aucun mouvement abolitionniste de masse,
est source d’un profond sentiment de malaise ». Cependant, très soucieux
d’absoudre la religion musulmane du crime de légitimation de l’esclavage,
il se sent obligé d’insister sur l’existence d’un discours anti-esclavagiste chez
les penseurs et les théologiens musulmans, et sur le fait que les textes fonda-
teurs de l’islam portent, en germe, une contestation de la servitude humaine.
Clarence-Smith admet néanmoins que tout cela n’a rien pu changer à « l’ins-
cription de la servitude dans les réalités sociales ».
Au Moyen-Orient ottoman et en Afrique du Nord, les réformateurs
devaient avoir connaissance de l’opinion publique, et s’ils n’avaient pas la

49. Voir les premiers chapitres de son ouvrage intitulé Black Morocco: A History of Slavery, Race, and
Islam, Cambridge et New York, Cambridge University Press, 2013.
50. Londres, Hurst & Company. Voir également ma critique de cet ouvrage dans l’article intitulé
« Enslavement and Abolition in Muslim Societies », Journal of African History, no 48, 2007, p. 481-
485. Les citations figurant dans ce paragraphe sont de Clarence-Smith qui, lorsqu’il se réfère
aux « écrivains musulmans », donne l’exemple de deux ouvrages parus en 1998 et en 2000.

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ouverture : panorama critique et réflexions théoriques

détermination nécessaire, ils étaient sûrs d’échouer et de devoir abandon-


ner leur programme de réformes. Afin de mettre puis de maintenir en place
une politique abolitionniste, ou du moins d’interdire le commerce d’esclaves
africains, les réformateurs gouvernementaux ottomans devaient compter sur
l’intervention de puissances étrangères. Dans le monde atlantique comme
dans l’océan Indien, la cruauté des conditions de vie et la forte mortalité des
esclaves avaient rendu l’abolition souhaitable, et atteignable. La situation était
similaire dans l’Empire ottoman au milieu du xixe siècle. Après l’échec, dans
les années 1840, des premières tentatives britanniques pour convaincre le sul-
tan et ses ministres d’abolir d’esclavage, Londres a concentré ses efforts sur le
commerce des esclaves. Les dernières années du siècle ont été marquées par
une campagne pour l’interdiction du commerce d’esclaves africains et cauca-
siens, qui a obtenu gain de cause pour les esclaves africains seulement, avec les
édits promulgués par le shah kadjar en 1848, et le sultan ottoman en 1857 51.
La décision d’interdire le commerce des esclaves africains a donc été arra-
chée aux gouvernements kadjar et ottoman suite à la pression diplomatique
constante exercée sur eux. Les discours tenus aux dirigeants kadjars et otto-
mans s’appuyaient sur des arguments d’ordre humanitaire, mais l’interdiction
de la traite d’esclaves africains dans les deux Empires du Moyen-Orient est
en réalité le fruit de négociations politiques, et non de l’émergence d’une
opposition idéologique forte à l’asservissement ; elle n’a donc pas été naturelle-
ment suivie d’une abolition progressive de l’esclavage. La mise en vigueur des
nouveaux édits s’est faite lentement et sans enthousiasme, et qui plus est, les
gouvernements kadjar et ottoman n’ont pas cédé aux exigences britanniques
relatives à la traite des Caucasiens. Jusqu’aux dernières années du xixe siècle,
les élites du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord ont rejeté le discours aboli-
tionniste occidental et l’idée que l’asservissement était illégitime, inhumain
ou immoral, idée également rejetée par l’opinion publique ; l’asservissement
continuait ainsi d’être pratiqué, et maintenu au sein de la société 52.
Malgré tout, alors que les maîtres étaient de plus en plus disposés à affran-
chir leurs esclaves, le gouvernement ottoman prenait des mesures pour la
protection des individus affranchis, leur conférant à certains niveaux le statut
de « pupilles de l’État ». On leur assurait un travail rémunéré, sous la tutelle
d’un nouveau patron. Pour les hommes, il s’agissait souvent de postes mili-
taires, et pour les femmes, d’emplois au sein des familles dirigeantes. Le gou-
vernement a été jusqu’à créer des « centres de réinsertions » appelés foyers,
où les hommes et les femmes affranchis étaient logés et nourris jusqu’à ce

51. Pour l’Empire ottoman, voir Ehud R. Toledano, Suppression, op. cit., chapitres III et IV ; pour
l’Iran, voir Beneth Mirzai, op. cit., chapitre 6 (voir supra, n. 7).
52. Les arguments développés dans ce paragraphe ainsi que les suivants s’inspirent de l’ouvrage de
d’Ehud R. Toledano intitulé Abolition and Anti-slavery.

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l’asservissement dans les sociétés ottomanes et musulmanes

qu’ils retrouvent du travail. Dans d’autres cas, des groupes d’hommes et de


femmes affranchis étaient installés dans des villages du sud-ouest de l’Anatolie
avec tous les outils et moyens nécessaires pour cultiver la terre, et s’intégrer
ainsi à des communautés agricoles vivant de leur production. Les autorités
ottomanes travaillaient dans le même temps à l’amélioration des conditions
de vie des individus restés esclaves. À travers les nouvelles mesures établies
par les tanzimat, et les lois mises en place pour les faire respecter, le gouver-
nement est ainsi intervenu dans la relation entre asservisseurs et asservis, et a
commencé à assurer la protection de ces derniers.
Nous affirmons donc ici que dans les Empires ottoman et kadjar, l’interdic-
tion du commerce d’esclaves africains, puis l’abolition progressive de l’escla-
vage, n’ont été ni précédées ni soutenues par un mouvement anti-esclavagiste
de masse. Au contraire, l’interdiction de la traite d’esclaves africains était une
décision venue d’en haut, prise par le gouvernement seul sous la pression
continuelle des Britanniques ; les conditions ostensiblement inhumaines de la
traite ont facilité sa suppression par les gouvernements ottoman et kadjar. Le
débat anti-esclavagiste n’a jamais atteint dans les sociétés ottomane et kadjar
l’ampleur qu’il avait prise dans le monde atlantique. Certains, en majorité
des romanciers, des dramaturges, des poètes et quelques membres du gou-
vernement, se sont naturellement prononcés contre l’asservissement, mais on
ne peut pas identifier, même dans le dernier quart du xixe siècle, un mouve-
ment influent qui réclame haut et fort, au nom de la nature humaine et de
la morale, l’abolition de l’esclavage.
Il est indéniable que l’islam en tant que système religieux, symbolique
et juridique a tenté dès les premiers temps de limiter l’asservissement, mais
dans la pratique et dans les mœurs, la servitude humaine n’a jamais véritable-
ment été remise en question. À la période moderne, on a assisté à la situation
inverse : les gouvernements de pays à majorité musulmane – cédant à la pres-
sion des Européens ou agissant dans leur propre intérêt – ont œuvré pour
interdire le commerce des esclaves et ont mis peu à peu fin à l’esclavage. Au
même moment, les puristes les plus conservateurs parmi les exégètes du texte
et du dogme musulmans, partisans du littéralisme, continuaient à soutenir
cette pratique, légitimée par la volonté divine. Ils étaient alors en position
de force au sein de l’élite intellectuelle dans l’ensemble des pays à majorité
musulmane ; au contraire, les anti-esclavagistes constituaient une minorité,
et ils manquaient d’influence et d’organisation. À la fin du xixe siècle, on ne
peut se tourner que vers le sous-continent indien et Sir Sayyid Ahmad Khan
(mort en 1898), le premier à s’opposer sans détour à l’esclavage au sein d’une
société majoritairement musulmane, tout en étant clairement influencé par
le discours abolitionniste britannique 53.

53. W. G. Clarence-Smith, Islam and Abolition, op. cit., p. 211-215.

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ouverture : panorama critique et réflexions théoriques

Les grands réformateurs des sociétés les plus influentes du Moyen-Orient


et d’Afrique du Nord, dont la Turquie et l’Iran, ne souhaitaient pas particuliè-
rement faire évoluer la vision qu’avaient ces sociétés de l’asservissement. Les
travaux d’Amal Ghazal sont très instructifs sur ce point 54 : Ghazal s’intéresse
au débat sur l’esclavage opposant les salafistes modernistes et les conservateurs
traditionalistes au tournant du xxe siècle. Parmi les oulémas (ulama) d’Égypte,
les théologiens modernistes (comme Muhammad Abduh, Rashid Rida et Abd
al-Rahman al-Kawakibi, d’origine syrienne) ont tenté de faire évoluer la loi
et la pensée islamiques par une réinterprétation innovante des textes sacrés
(ijtihad, en arabe) ; ils se sont heurtés à l’opposition violente de la majorité
des juristes et des théologiens, très attachés à l’interprétation littérale des
textes fondateurs de l’islam (taqlid, en arabe). L’argument irréfutable, selon
ces partisans du conservatisme social et du littéralisme théologique et juri-
dique, était que, selon les termes de Ghazal, « aucune lecture du Coran ou
du Hadith n’avait jamais soutenu l’abolition », et qu’en vertu du principe de
respect absolu de la tradition, l’esclavage « ne pouvait être remis en question
sous prétexte que le contexte historique avait changé 55 ».
Madeline Zilfi va jusqu’à employer le mot anti-abolitionnisme pour qualifier
l’attitude prédominante au sein de l’élite ottomane. En prenant en compte
la recherche et les travaux sur l’asservissement et l’abolition dans l’Empire
ottoman et les autres territoires à majorité musulmane, elle démontre
que l’obstacle principal à l’abolition de l’esclavage était son importance
dans leur tradition socio-juridique et socio-culturelle islamique. Faisant de
l’asservissement le point d’ancrage de l’ordre social ottoman, elle soutient
que l’élite prenait la défense de cette institution en l’associant à « l’autorité
morale de l’islam et à la tradition 56 ». Hakan Erdem souligne que les Jeunes-
Turcs eux-mêmes, malgré l’image moderne, libérale et occidentalisée qu’ils
souhaitaient donner de leur nouveau régime, n’ont fait que peu de progrès
dans ce domaine par rapport à leurs prédécesseurs, ajoutant seulement aux
mesures précédentes l’interdiction du commerce d’esclaves circassiens 57. Pour
limiter les dépenses, ils ont considérablement réduit le nombre d’esclaves,
et notamment d’eunuques, employés par le harem impérial, mais ne se sont
pas aventurés à mettre en doute la légitimité de l’asservissement en soi. Leur
gouvernement a finalement dû céder face à l’insistance du Cheikh al-Islam
(Şeyhülislam) selon qui « l’esclavage en tant que statut juridique intangible

54. Amal N. Ghazal, « Debating Slavery and Abolition in the Arab Middle East », dans Behnaz A.
Mirzai, Ismael Musah Montana, et Paul E. Lovejoy (dir.), Slavery, Islam and Diaspora, Trenton,
NJ, Africa World Press, 2009, p. 139-154.
55. Amal N. Ghazal, « Debating Slavery and Abolition in the Arab Middle East », op. cit., p. 151.
56. M. Zilfi, Women and Slavery in the Late Ottoman Empire op. cit., p. 226.
57. Y. H. Erdem, Slavery in the Ottoman Empire…, op. cit., p. 147-151.

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l’asservissement dans les sociétés ottomanes et musulmanes

(rik) ne pouvait être aboli ». L’« abolition pure et simple », selon les termes
d’Erdem, n’était donc pas envisageable.
En fin de compte, c’est une explication socio-culturelle qui s’impose pour
comprendre l’absence de mouvements abolitionnistes et anti-esclavagistes
dans les Empires ottoman et kadjar. D’une certaine façon, le débat actuel
pose peut-être les mauvaises questions. Le cœur du problème est sans doute
de savoir pourquoi les abolitionnistes occidentaux et leurs gouvernements
attendaient des élites ottomane et kadjar, ainsi que d’autres classes dirigeantes
musulmanes, qu’elles abolissent une institution qui semblait non seulement se
distinguer de l’esclavage pratiqué dans le monde atlantique, mais faisait éga-
lement partie intégrante de ces sociétés, et de la structure même des familles
dirigeantes. L’histoire de la non-abolition, voire de l’anti-abolition dans les
sociétés du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, est celle de regards contra-
dictoires portés sur l’Autre, d’attentes peu réalistes vis-à-vis de cet Autre, et de
convictions fermement ancrées dans chacun des deux camps.
Avec la réintroduction récente de l’asservissement en tant qu’institution
autorisée par la loi et par Dieu dans les territoires contrôlés par le prétendu
Califat Islamique, également connu sous le nom d’EI (État Islamique), nous
sommes peut-être de retour au point de départ ; mais la situation a pris un
tour particulièrement révoltant. Le rétablissement de la légalité de l’esclavage
occupe une place prépondérante parmi les atrocités sans nom fièrement reven-
diquées par cette organisation, même si elle suscite moins de réactions que
les tueries massives d’Irakiens et de Syriens musulmans et non-musulmans,
et les exécutions spectaculaires de prisonniers étrangers. La capture, l’asser-
vissement et la vente de centaines de jeunes filles et de femmes yézidies, très
médiatisés au Moyen-Orient et sur le plan international, ont été vivement
condamnés par de nombreux dirigeants dans la région et à travers le monde ;
mais l’EI n’a pas cédé, affirmant qu’il agissait en accord avec les préceptes de
l’islam et les pratiques des premières communautés musulmanes. Le numéro
de septembre 2014 de son magazine intitulé Dabiq incluait même un article
de dix pages qui détaillait et justifiait l’asservissement et la vente de femmes
yézidies et non-musulmanes 58.
Selon les experts juridiques de la charia au sein de l’EI, la pratique de
l’asservissement s’appuie sur une interprétation littérale des textes sacrés par
les premières générations de musulmans. L’abolition de l’esclavage est d’après
eux le résultat d’une négligence : les musulmans se seraient détournés de la
Loi de Dieu, auraient adopté les mœurs occidentales, et abandonné le djihad.
Le retour contemporain à l’asservissement des femmes est un signe divin

58. « The Revival of Slavery before the Hour », Dabiq, no 4, Dhul-Hijjah, 1435 (septembre 2014),
p. 14-17 [consultable sur <http://media.clarionproject.org/files/islamic-state/islamic-state-isis-
magazine-Issue-4-the-failed-crusade.pdf>].

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ouverture : panorama critique et réflexions théoriques

que l’apocalypse approche 59. Qui plus est, l’acceptation de l’asservissement


est telle que tout refus de le pratiquer est assimilé à l’apostasie et mène au
takfir (qui désigne les abolitionnistes comme non-musulmans). Ainsi, comme
l’affirme l’article de Dabiq, « asservir les familles des kuffār [les infidèles, Ehud
R. Toledano] et prendre leurs femmes comme concubines est un acte dicté par
la charia, et quiconque s’y refuserait ou le tournerait en dérision, refuserait ou
tournerait en dérision les sourates du Coran et les paroles du Prophète… 60 ».
Même si la vision de l’esclavage promue par l’EI va à l’encontre des inter-
prétations les plus répandues de la charia et de la théologie musulmane, elle
relance bel et bien le débat concernant l’abolition lente et tardive de l’escla-
vage dans les sociétés musulmanes, ce qui réactive la question de « l’esclavage
moderne » par opposition à l’esclavage classique, historique, et légal 61 ; cette
pratique ancienne, révolue, et largement condamnée semble aujourd’hui
revenir nous hanter.

Ehud R. Toledano

Traduction de Diane Gagneret

59. Ibid., p. 16.


60. Ibid., p. 17.
61. Voir par exemple Joel Quirk, Unfinished Business: A Comparative Study of Historical and Contemporary
Slavery, Paris, Éditions UNESCO, 2009.

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