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L’ORIENT ET L’OCCIDENT

A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»


Amir NOUR

L’ORIENT ET L’OCCIDENT
A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»
Dédicace
pppppppppppppppppppppppp

Ce modeste ouvrage est dédié d’abord au valeureux


peuple palestinien ; ce peuple victime, hier, d’une immense
injustice de la part de l’Occident, et victime, aujourd’hui,
d’une guerre génocidaire menée par l’occupant israélien
dans la Bande de Gaza, au milieu d’une scandaleuse
passivité de ce même Occident et, plus généralement, de la
«communauté internationale». Il est dédié ensuite à tous
ceux qui, par leurs paroles et par leurs actions, aussi
insignifiantes puissent-elles leur paraître, œuvrent au
triomphe des idéaux de liberté et de justice en Palestine et
dans le monde entier.

Amir NOUR
Chercheur en relations
internationales
Introduction
pppppppppppppppppppppppp
«Dieu ne change rien à l’état d’un peuple que celui-ci n’ait,
au préalable, entrepris la transformation de son âme».
(Coran, sourate al-raâd, verset 11)

«L’âme seule permet à l’humanité de s’élever. Où l’âme fait


défaut, c’est la chute et la décadence, tout ce qui perd sa
force ascensionnelle ne pouvant plus que descendre,
attiré par une irrésistible pesanteur».
(Malek Bennabi)1

À un moment où l’accélération de l’Histoire donne le


tournis aux esprits les plus clairvoyants, il importe aux
citoyens du monde que nous sommes, et plus
particulièrement dans le monde musulman aujourd’hui aux
prises avec des convulsions multiformes sans précédent, de
s’aider de repères et de clés pour tenter de déchiffrer une
réalité internationale de plus en plus confuse et complexe.

Dans cet essai, qui constitue en fait le prolongement


d'une réflexion engagée dans un précédent ouvrage,2 nous
postulons que:
- La fin de la guerre froide a eu pour effet de rendre plus
évidentes deux réalités internationales majeures: la
consécration de la position des États-Unis d'Amérique

1
Penseur algérien, né en 1905 à Constantine et décédé à Alger en 1973. Il a
étudié les problèmes de civilisation en général et ceux du monde musulman en
particulier. On lui doit de nombreux ouvrages ainsi que le concept de
“colonisabilité”.
2
Dans la présentation que nous avions faite du livre de Lord Lothian
intitulé: «Comment l’Occident a perdu le Moyen-Orient», éditions Alem El
Afkar, Alger, avril 2014.
8 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

comme puissance mondiale dominante en raison de leur


poids militaire, politique, économique et technologique; et le
déplacement du centre de gravité économique et commercial
mondial du Vieux Continent vers la région du Pacifique sous
l'effet, notamment, du développement prodigieux réalisé par
le dragon chinois. En dépit de leur déclin relatif causé par la
crise économique et financière des années 2007/2008, les
États-Unis, étant précisément une nation à la fois atlantique
et pacifique, continueront de jouer un rôle de premier ordre
durant le XXIe siècle.
- Les vicissitudes du “Printemps arabe”, les manœuvres
politico-militaires en Mer de Chine orientale et méridionale
et les développements de la crise ukrainienne, loin de
constituer des épiphénomènes d’une actualité mouvementée,
sont en fait les manifestations les plus parlantes d’un
bouleversement géostratégique, dans un monde globalisé
entrant dans une phase de recomposition accélérée. Cette
recomposition, qui prend petit à petit la forme d'un monde
multipolaire, n'est pas du goût des tenants de la perpétuation
de la domination occidentale du monde, plus que jamais
symbolisée par la puissance du leader américain.
- L'histoire du XXIe siècle, en particulier durant sa
première moitié, semble devoir tourner autour de deux luttes
contradictoires. La première consistera en des velléités de
constitution par des puissances secondaires de coalitions
pour essayer de contenir l'hégémonisme des Etats-Unis. La
seconde se traduira par des actions préventives de la part de
ce pays visant à empêcher la formation de telles coalitions
pouvant mettre en danger ses intérêts stratégiques dans le
monde.3

3
George Friedman, «The Next 100 Years: A Forecast for the 21st Century»
(Les 100 prochaines années: une prévision pour le 21ème siècle), éditions
Doubleday, New York, 2009.
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 9

- Quels qu’en furent les véritables commanditaires et


leurs mobiles réels, les attaques du 11 septembre 2001 ont
fourni l'occasion idéale aux Etats-Unis et, accessoirement, à
leurs alliés de mettre en œuvre leur stratégie de domination
dans le monde musulman. Celui-ci, malgré son asthénie
actuelle, est considéré comme un adversaire potentiel qu'il
convient de diviser et d'affaiblir continuellement, tout en
exploitant ses importantes ressources naturelles, notamment
énergétiques.4 Depuis les invasions de l’Afghanistan en
2001 et de l’Irak en 2003, un nouveau “Sykes-Picot” semble
se mettre en place dans la région. Mais alors que les accords
franco-britanniques de 1916 visaient à «faciliter la création
d’un Etat ou d’une Confédération d’Etats arabes», le
processus en cours a pour objectif de démanteler les Etats
existants, notamment en y suscitant ou approfondissant les
clivages ethno-religieux. Cette nouvelle stratégie de
“désintégration massive” permettrait aux Etats-Unis, leader
actuel du monde occidental, de réaliser un triple objectif :
garantir la préservation de leurs propres intérêts stratégiques
dans la région ; renforcer la position de leur allié israélien et
assurer par là même la prolongation de sa survie en tant
qu’Etat juif ; réorienter l’essentiel de leurs efforts et de leurs
moyens vers la région du monde la plus importante : l’Asie-
Pacifique.

Comme le laisse supposer le titre de cet essai, nous nous


proposons dans les cinq chapitres qui le composent de nous
poser des questions et de tenter d’y répondre sur deux
thèmes principaux: les tenants et les aboutissants de la

4
La région du Moyen-Orient/Afrique du Nord détient à elle seule 52,4 % des
réserves pétrolières mondiales prouvées et 47,3% des réserves prouvées en
gaz naturel (selon des statistiques fournies par British Petroleum dans un
rapport datant de 2013 intitulé “BP Statistical Review of World Energy June
2013”).
10 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

tragédie actuelle du monde musulman et les traits


caractéristiques de la relation passée, présente et future entre
l'Orient et l'Occident.

Dans cette perspective, nous veillerons constamment à


ne pas tomber dans les travers de la théorie du complot, et ce
en étayant, autant que faire se peut, nos assertions par des
preuves ou en indiquant les sources des informations
données. Nous nous garderons aussi d’occulter ou de
minimiser la responsabilité primordiale des musulmans, de
leurs élites et de leurs dirigeants dans ce qui leur arrive
aujourd’hui. Nous solliciterons l’Histoire, la géographie et
l’actualité internationale et nous emprunterons,
inévitablement, des idées aux auteurs qui se sont intéressés à
la problématique qui est la nôtre.

Nous avons, par ailleurs, estimé nécessaire d’adjoindre à


notre analyse quatre appendices intimement liés à cette
problématique. Il s’agit, dans l’ordre :

- de copies de textes originaux de correspondances


échangées entre les gouvernements britannique et français
au sujet des “Accords Sykes-Picot” ;
- du texte, traduit de l’anglais, de la conférence donnée à
l’Université de Georgetown par Lord Lothian intitulée :
«Comment l’Occident a perdu le Moyen-Orient» ;
- du texte, traduit de l’anglais, de l’entretien que nous a
accordé dernièrement Lord Lothian pour commenter
l'actualité proche et moyen-orientale depuis ladite
conférence;
- du texte, traduit de l’anglais, de la conférence donnée
tout récemment par l’ambassadeur américain Chas W.
Freeman, Jr. sur le thème : «La politique étrangère d’Obama
et l’avenir du Moyen-Orient».
Chapitre I

Un «monde post-américain»
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 13

Les civilisations : entre choc et dialogue


La littérature occidentale, et plus particulièrement anglo-
saxonne, traitant de l’Islam et des relations conflictuelles
entre “l’Occident et l’Orient” ou “la Chrétienté et l’Islam”,
n’est ni nouvelle ni indigente, bien au contraire. Alimentée
essentiellement par l’historiographie des croisades et de la
colonisation, cette littérature a été, pendant des siècles et
jusqu’à nos jours, surabondante et a couvert toute la
panoplie possible et imaginable des opinions.

En nous limitant à notre période contemporaine, l’on


peut identifier, en gros, trois catégories d’auteurs qui s’y
sont distingués:

R Les “ennemis irréductibles” : tels que l’Américain


Robert Bruce Spencer, qui ne se contente pas de proférer des
insultes abjectes contre la religion islamique5 puisqu’il va
jusqu’à mettre en doute l’existence même du Prophète de
l’Islam;6 le pasteur protestant John Charles Hagee,
américain lui aussi, dont les écrits pro-sionistes et anti-
islamiques7 sont légion et les prêches apocalyptiques

5
Principalement dans son livre «The Truth About Muhammad: Founder of
the World’s Most Intolerant Religion» (La vérité sur Muhammad : fondateur
de la religion la plus intolérante du monde), paru aux éditions Regnery
Publishing, 2006.
6
Dans un livre intitulé «Did Muhammad Exist ? An Inquiry Into Islam’s
Obscure Origins» (Muhammad a-t-il existé ? Une enquête sur les origines
obscures de l’Islam), paru aux éditions ISI Books, 2012.
7
Lire en particulier son livre «In Defense of Israel» (Pour la défense
d’Israël), publié en 2007 aux éditions FrontLine. Hagee est aussi le président
de l’organisation «Christians United for Israel» (Chrétiens unis pour Israël) :
http://www.cufi.org.
14 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

régulièrement retransmis en direction de millions de


ménages aux Etats-Unis et ailleurs, à travers un large réseau
de chaînes de télévision et l’internet ; et l’essayiste et
journaliste italienne Oriana Fallaci qui prédit
l’autodestruction de la civilisation occidentale, trop faible, à
ses yeux, devant les coup de l’Islam,8 religion qu’elle
compare au nazisme et au fascisme.

R Les “théoriciens du choc des civilisations” : plus


subtils que les premiers nommés et usant et abusant d’une
érudition, parfois douteuse, ils sont les auxiliaires
indispensables des tenants de la perpétuation de la
domination occidentale et du dénigrement des autres
civilisations. Parmi les chefs de file de cette école de pensée,
l’on citera l’historien anglo-américain Bernard Lewis,9 le
professeur américain de sciences politiques Samuel
10
Phillips Huntington, ou encore l’historien britannique

8
Voir en particulier ses deux essais, vendus à des millions d’exemplaires et
traduits en une vingtaine de langues : «La rage et l'orgueil», éditions Plon,
2002 et «La Force de la raison », éditions du Rocher, 2004.
9
Il passe pour être le premier à avoir utilisé les expressions “choc des
civilisations” et “fondamentalisme islamique”. Lire à cet effet son essai daté
de 1990 intitulé: «The Roots of Muslim Rage» (Les racines de la colère
islamique) :
http://pages.pomona.edu/~vis04747/h124/readings/Lewis_roots_of_muslim_ra
ge.pdf . En vérité, c’est Basil Mathews, un missionnaire protestant américain,
qui l’a utilisée pour la première fois dans son livre «Young Islam on Trek : A
Study in the Clash of Civilizations» (le jeune Islam en marche : une étude sur
le choc des civilisations), paru aux éditions Friendship Press, New York, en
1926. Mais l’auteur qui a théorisé le thème est bien le célèbre historien
britannique Arnold Joseph Toynbee, dans son livre intitulé «The Western
Question in Greece and Turkey : A Study in the Contact of Civilizations» (La
question occidentale en Grèce et en Turquie : une étude sur le contact des
civilisations) paru aux éditions Constable en 1922.
10
Pour l’auteur du livre : «Choc des civilisations», «Le problème fondamental
pour l’Occident ce n’est pas le fondamentalisme islamique; c’est l’Islam, une
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 15

Niall Ferguson.11 Ressassant à l’envi une rhétorique fondée


sur l’affrontement, sur des tribunes importantes qui leur sont
offertes généreusement, ils exercent une influence aussi
considérable que néfaste sur les décideurs politiques,
notamment néoconservateurs, qu’ils réussissent sinon à
entraîner effectivement dans des guerres d’agression (Irak),
du moins à les convaincre d’en brandir la menace contre des
pays jugés “récalcitrants” (Syrie et Iran par exemple). Ainsi,
parlant de Bernard Lewis, l’ancien Vice-président américain
Dick Cheney disait en 2006 : «En ce siècle, sa sagesse est
recherchée quotidiennement par les responsables politiques,
les diplomates, les académiciens et les médias
d’information».12

R Les “partisans du dialogue des civilisations” : sont


un groupe de penseurs et de spécialistes des religions
comparées qui, notamment depuis les atrocités du 11
septembre 2001, se sont lancés dans une tâche titanesque
d’explication en Occident de la vraie nature de l’Islam, celle
dépouillée des clichés et des vues stéréotypées remontant
souvent au Moyen Âge à l’égard d’une religion dépeinte
comme «cruelle, intolérante et intrinsèquement violente». A

civilisation différente dont les membres sont convaincus de la supériorité de


leur culture et sont obsédés par l’infériorité de leur puissance».
11
Dans un article publié dans le New York Times du 4 avril 2004, il se joint à
ceux qui s’alarment de la constitution d’une “Eurabie” du fait de
«l’islamisation rampante» de l’Europe et récidive dans son livre «The War of
the World: History's Age of Hatred» (La guerre du monde : l’âge de la haine
de l’Histoire), paru en 2006 aux éditions Allen Lane, en affirmant que «la plus
grande force de l’Islam radical réside dans le fait qu’il a la démographie de
son côté».
12
...http://georgewbush-whitehouse.archives.gov/news/releases/
2006/05/20060501-3.html
16 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

l’instar de la Britannique Karen Armstrong13 et du


professeur américain John Louis Esposito,14 ils prônent la
connaissance mutuelle et le dialogue fécond entre toutes les
civilisations comme antidote à l’ignorance de l’Autre, mère
d’incompréhensions et de conflits. Ils estiment que si la
myopie des politiques occidentales au Moyen-Orient n’est
pas corrigée, celles-ci continueront d’avoir un effet négatif
sur la région, affaibliront la cause des réformistes
musulmans et feront le jeu des extrémistes et des prêcheurs
de haine qui, en définitive, menacent la stabilité, la sécurité
et la prospérité de toutes les sociétés.

Dans son célèbre livre sur l'Orientalisme,15 Edward


Said donne une explication intéressante de la représentation
biaisée que l'Occident se fait de l'Orient. Cette explication
est reprise dans un entretien16 où il affirme qu' «il y a
toujours une tendance à homogénéiser et à transformer

13
Auteure de nombreux livres dont notamment «Islam, A Short History»
(L’Islam, une brève histoire) aux éditions Weindelpheld & Nicolson, 2000 et
«Muhammad, A Prophet For Our Time» (Muhammad, un prophète pour
notre temps) aux éditions HarperCollins Publishers, 2006.
14
Auteur d’ouvrages de référence sur l’Islam dont : «Who Speaks For Islam?
What a Billion Muslims Really Think» (Qui parle au nom de l’Islam ? Ce que
pensent réellement un milliard de musulmans), éditions Gallup Press, 2008 et
«The Future of Islam» (L’avenir de l’Islam) préfacé par Karen Armstrong
(paru aux éditions Oxford University Press, 2010) et directeur du «Prince
Alwaleed Bin Talal Center for Muslim-Christian Understanding» (Centre du
Prince Alwaleed Bin Talal pour l’entente islamo-chrétienne) fondé en 1993 au
sein de l’Université de Georgetown à Washington DC :
http://acmcu.georgetown.edu/
15
Edward W. Said, «L'orientalisme : L'Orient créé par l'Occident», éditions
Seuil, Paris, 2005.
16
Entretien avec Eleanor Wachtel, extrait du livre, «Power, Poltics and
Culture: Interviews With Edward Said», publié par Bloomsbury Publishing,
Londres, 2004 et traduit en français sous le titre «Dans l'ombre de
l'Occident», éditions Payot & Rivages, Paris, 2014.
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 17

l'autre en quelque chose de monolithique. C'est en partie de


l'ignorance, mais c'est aussi de la peur parce que les armées
arabes ont envahi l'Europe (...) Rien n'est plus simple pour
les gens que de traiter ce qui est différent en le présentant
comme dangereux et terrifiant et de le réduire finalement à
quelques clichés (...) L'Islam en Occident est le dernier
stéréotype racial et culturel acceptable que l'on peut utiliser
sans avoir de problème ou sans être inquiété (...) Il ne faut
pas oublier que l'Islam est la seule culture non-européenne
qui n'a jamais été vaincue (...) L'idée de l'Occident provient
largement de l'opposition au monde musulman et arabe (...)
Le résultat est que là où il devrait y avoir échange, dialogue
et communication, il y a une forme dégradée de non-
échange».

L’Occident : de la domination absolue au déclin


relatif
C’est précisément à ce dernier type de littérature que
l’analyse de Lord Lothian est venue s’ajouter utilement. Sa
contribution est une tentative heureuse d’analyse d’une
histoire malheureuse, celle de la faillite de la politique
étrangère de l’Occident vis-à-vis du monde musulman. Elle
jette une lumière crue sur les énormes dégâts que cette
politique a causés dans toute la région, et ce depuis la
Première Guerre mondiale à laquelle l’empire ottoman,
siège jusque-là du Califat islamique, prit part aux cotés des
puissances centrales, c’est-à-dire le camp des vaincus.
S’ensuivit alors progressivement une domination occidentale
implacable, non seulement sur toutes les contrées
islamiques, dramatiquement affectées par la suite par
18 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

l’implantation en leur sein de l’Etat colonial d’Israël, mais


aussi sur le monde.

Cette domination universelle conduite d’abord par les


puissances européennes puis, après la Deuxième Guerre
mondiale, par les Etats-Unis d’Amérique, se voulait totale et
perpétuelle. Pour ce faire, il fallait imposer un modèle
unique, tout à la fois de pensée, de valeurs, de politique,
d’économie et de culture.

S’il a été quelque peu contesté par la brève parenthèse


communiste, le “modèle occidental” a effectivement régné
en maître absolu durant la majeure partie du XXe siècle. A
un moment, «entre 1990 et 2008, l’Amérique a semblé frôler
du doigt son rêve géopolitique : la construction d’un
puissant bloc économique et stratégique euro-atlantique
placé sous son leadership, avec Israël comme “tête de pont
occidentale” au Proche-Orient».17

C'est durant cette période qui s’ouvre avec la disparition


de l'URSS et la dissolution du Pacte de Varsovie que
l'idéologie de la domination globale américaine a connu son
heure de gloire. Elle fut théorisée par des stratèges dont le
chef de file n'était autre que Zbigniew Brzezinski.18 Sa
pensée est résumée dans «Le grand échiquier»,19 son livre-

17
Aymeric Chauprade, «L’ébranlement de la puissance américaine» in La
Nouvelle Revue d’Histoire.
18
Fils d’un diplomate polonais. Devenu citoyen américain, il occupa le poste
éminemment stratégique de Conseiller à la sécurité nationale (1977-1981)
durant la présidence de Jimmy Carter.
19
Zbigniew Brzezinski, «The Grand Chessboard: American Primacy And Its
Geostrategic Imperatives» (Le grand échiquier: la primauté américaine et ses
impératifs géostratégiques), éditions Basic Books, 1997.
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 19

phare, tout entier fondé sur la célèbre phrase de Sir Halford


J. Mackinder que l'on s'accorde à considérer comme le père
fondateur de la géopolitique : «Qui gouverne l'Europe de
l'Est domine le cœur continental; qui gouverne le cœur
continental domine l'île-monde; qui gouverne l'île-monde
domine le monde».20

Brzezinski estime que la dernière décennie du vingtième


siècle a connu un changement tectonique dans les affaires
mondiales : «Pour la première fois, une puissance non-
eurasienne s'est non seulement élevée au rang d'arbitre clef
des relations entre les Etats d'Eurasie, mais aussi de
puissance globale dominante. La défaite et la chute de
l'Union soviétique ont parachevé l'ascension rapide d'une
puissance de l'hémisphère nord, les Etats-Unis, comme la
seule et, de fait, la première vraie puissance globale.
L'Eurasie garde toutefois son importance géopolitique. Non
seulement sa périphérie occidentale -l'Europe- est toujours
le lieu d'exercice d'une bonne partie du pouvoir politique et
économique mondial, mais sa région orientale -l'Asie- est
devenue récemment un centre de croissance économique
vitale et d'influence politique grandissante».

Cela étant, la capacité des Etats-Unis d'exercer


efficacement et durablement une primauté globale dépendra
entièrement de la manière dont ils devront gérer leurs
relations complexes avec les puissances de cette région, et
particulièrement de l’impératif absolu d'«empêcher

20
Halford J. Mackinder, «Democratic ideals and reality» (Idéaux
démocratiques et réalité), New York, Holt, 1919.
20 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

l'émergence d'une puissance eurasiatique dominante et


antagoniste».

Dans un style rappelant fortement celui du «Prince»21 de


Machiavel, Brzezinski précise d’abord que dans la
terminologie abrupte des empires du passé, les trois grands
impératifs géostratégiques se résumeraient ainsi : «Eviter les
collusions avec les vassaux et les maintenir dans l’état de
dépendance que justifie leur sécurité ; cultiver la docilité des
sujets protégés ; empêcher les barbares de former des
alliances offensives».

Il préconise ensuite, sur cette base, une stratégie de


domination unilatérale, à laquelle avaient appelé, avant lui,
des idéologues néoconservateurs -comme Paul Wolfowitz et
Lewis “Scooter” Libby-22 et qui sera adoptée, après son
passage dans l’administration de Jimmy Carter, comme
ligne de conduite durant les mandats de George W. Bush.

Le point essentiel qu'il faut garder à l'esprit, dit-il,


(donnant sens aux évènements actuels en Ukraine) est que
«la Russie ne peut pas être en Europe sans que l'Ukraine y

21
Livre de Nicolas Machiavel publié en 1532 après la mort de son auteur
(1527).
22
Voir notamment: «Defense Planning Guidance» (1992); «Rebuilding
America's Defenses» (PNAC, 2000); «Joint Vision 2020» du Comité d'états-
majors interarmes (mai 2000) et «National Security Strategy» (2002). Il y est
mentionné que «Nous devons maintenir les mécanismes permettant de
dissuader tout concurrent potentiel ne serait-ce que d'aspirer à un rôle
régional ou global plus important», ou encore: «La domination totale et
globale signifie la capacité pour les forces des Etats-Unis, opérant seules ou
avec des alliés, de vaincre n'importe quel adversaire, et de contrôler n'importe
quelle situation entrant dans la gamme des opérations militaires».
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 21

soit également, alors que l'Ukraine peut être en Europe sans


que la Russie y soit».

Au sujet de cette stratégie de domination, Peter Dale


Scott, professeur émérite à l’Université de Berkeley en
Californie, dit «Dans mon livre La Route vers le Nouveau
Désordre Mondial, j’ai résumé ainsi la dialectique des
sociétés ouvertes : elles se sont tout d’abord étendues grâce
à leur énergie, parvenant ensuite à un niveau supérieur
impliquant plus d’entreprises et d’agences secrètes, qui par
la suite finissent par affaiblir le pays à travers des guerres
dévastatrices et inutiles. Je ne suis pas le seul à voir les
États-Unis comme étant au stade final de ce processus, qui
depuis la Renaissance a conduit l’Espagne, les Pays-Bas et
la Grande-Bretagne à l’effondrement. Une grande partie de
ce que j’écris résume en fait les travaux d’auteurs comme
Paul Kennedy et Kevin Phillips. Mais il y a un aspect que
j’avais sous-estimé dans ce fléau qu’est l’expansionnisme : à
quel point la domination peut créer l’illusion mégalomane
de contrôle absolu et comment, en retour, cette illusion se
cristallise dans une idéologie toute-puissante de domination.
Je suis surpris par le fait que, jusqu’à présent, si peu de
personnes aient pointé du doigt le caractère insensé, et
même délirant, de ces idéologies au regard de l’intérêt
général». 23

23
Peter Dale Scott, «Le véritable Grand Échiquier et les profiteurs de
guerre», revue Diplomatie n°51, juillet-août 2011. Au début de cet article,
l’auteur cite l’extrait suivant de l’allocution de fin de mandat, le 17 janvier
1961, du Président américain Dwight David Eisenhower dans laquelle il
mettait en garde contre le pouvoir grandissant du “complexe militaro-
industriel” :
22 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

Les évènements du 11 septembre tombent alors très


opportunément et sont aussitôt utilisés comme cheval de
bataille, tant par Washington que par Tel Aviv, ainsi que
l'explique Aymeric Chauprade : «Le 11 Septembre est un
coup d’Etat contre la multipolarité. Après l’effondrement de
l’URSS, le monde a commencé naturellement à se
réorganiser en pôles civilisationnels : Europe, Russie, Chine,
Inde (…) Mais cette réorganisation est incompatible avec le
projet Amérique-monde. Elle l’est aussi avec le projet
d’Israël qui a besoin d’un monde dans lequel l’ennemi de
l’Amérique sera le sien. L’islamisme est venu remplacer le
communisme comme ennemi. Pour les Etats-Unis,
l’islamisme est le nouvel ennemi permettant de justifier son
emprise sur l’Europe et sur une large partie du monde ; pour
Israël, la guerre contre l’islamisme tue immédiatement les
râles des Palestiniens écrasés sous les chars et les
bombes».24

Ce rêve géopolitique américain ne s’est pas réalisé et dès


2008, année charnière s’il en est, à la faveur surtout de
l’éclatement de la crise financière et du conflit en Géorgie,
l’on commençait à prendre plus au sérieux les thèses du

«Dans les conseils du gouvernement, nous devons prendre garde à


l’acquisition d’une influence illégitime, qu’elle soit recherchée ou non, par le
complexe militaro-industriel. Le risque d’un développement désastreux d’un
pouvoir usurpé existe et persistera. Nous ne devrons jamais laisser le poids de
cette conjonction menacer nos libertés ou les processus démocratiques. Nous
ne devons rien considérer comme acquis. Seules une vigilance et une
conscience citoyennes peuvent garantir l’équilibre entre l’influence de la
gigantesque machinerie industrielle et militaire de défense et nos méthodes et
nos buts pacifiques, de sorte que la sécurité et la liberté puissent croître de
pair».
24
Aymeric Chauprade, in revue «Réfléchir et Agir», no. 32, été 2009.
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 23

“déclin de l’Occident”, de la “fin du monde unipolaire” et de


la naissance d’un “monde postaméricain”.25

Décrivant l’amorce de ce tournant historique, David


Roche écrivait : «le Krach de Wall Street annonce un
déplacement tectonique global: le début du déclin de la
puissance américaine. On connaît parfaitement l'engrenage
historique qui sape les grands empires et les grandes
civilisations. Tout d'abord, l'idéologie perd de son aura. Puis
le modèle économique suit. Ensuite, la concurrence
s'installe. A la fin, le pouvoir militaire finit par perdre sa
suprématie».26

Désoccidentalisation et multipolarité
Disséquant les ressorts de ce qu’ils qualifient
d’.“angoisse existentielle” de l’Occident face aux
bouleversements en cours, Martine Bulard et Jack Dion
expliquent que «l’Occident se vit comme un animal traqué
par des ennemis qui l’assaillent de toutes parts: par la crise,
qui ébranle son propre modèle; par le relatif déclin de
l’empire américain, qui se sent menacé dans son leadership;
par la Chine, décrite comme l’hyperpuissance de demain;
par les intégristes islamistes, qui rêvent d’avoir la peau du
“Grand Satan”; par la Russie, sortie de la longue nuit
postsoviétique; par les pays latino-américains, qui
s’émancipent de la tutelle des Etats-Unis; bref, par tous ceux

25
..Fareed Zakaria, «The Post-American World» (Le Monde postaméricain),
aux éditions W.W. Norton & Company, Inc, 2008.
26
Dans «Another Empire Bites the Dust» (Un autre empire mord la
poussière), Far East Economic Review, octobre 2008.
24 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

qui contestent, de manière justifiée ou non, sa prétention à


guider le monde comme Moïse son peuple».27

Les deux auteurs posent ensuite, très justement, deux


questions fondamentales à propos de cette angoisse qui
imprègne le discours occidentaliste:28 «Au nom de quoi
l’Occident aurait-il vocation à dominer éternellement le
monde ? Et en vertu de quels principes sacrés les
“puissances nouvelles”, qui ont leur propre histoire, leur
propre héritage, leur propre culture, leurs propres traditions,
devraient-elles suivre un code de bonne conduite édicté par
les “puissances anciennes”» ?

A cette angoisse, ils ne voient aucune justification


défendable aux plans historique et moral; pas plus d’ailleurs
qu’à la stratégie de défense subséquente élaborée par
l’Occident et consistant à vouer aux gémonies les “autres”,
considérés «au mieux comme des sauvages qu’il faut faire
rentrer dans le droit chemin, au pire comme des ennemis à
combattre ou des esprits perdus qu’il faut rééduquer, à la
manière des peuplades qu’il fallait évangéliser au bon vieux
temps des colonies».

Après avoir spécifié ces “ennemis” que sont pour


l’Occident : une «Chine renaissante diabolisée, comme si
elle était à l’origine de tous les maux contemporains», une
«Russie qui, quoi qu’elle dise et quoi qu’elle fasse, est

27
Martine Bulard et Jack Dion, «L’Occident malade de l’Occident»,
Librairie Arthème Fayard, 2009.
28
Lire, en particulier, le livre de Ian Buruma & Avishai Margalit,
«Occidentalism : A Short History of Anti-Westernism» (L’Occidentalisme :
une brève histoire d’antioccidentalisation), Atlantic Books, 2004.
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 25

présentée comme la copie conforme de feu l’URSS» et un


«monde arabo-musulman ramené à un vaste repaire de
terroristes», les auteurs concluent leur analyse par une
question prenant l’allure d’un “diagnostic” : «Et si le
principal ennemi de l’Occident s’appelait l’Occident ? (que)
ce qui est en cause c’est son hégémonie, sa volonté de
régenter le monde, de dire le bien et le mal, de désigner le
bon et le méchant, de distinguer entre le juste et l’inique ?»
et les deux auteurs de rassurer le “patient” en soutenant que
«la fin de ce monde n’est pas la fin du monde, juste la
naissance d’un nouveau».
Dans ce nouveau monde post-guerre froide, «les
puissances qui s'affrontent ne se fondent plus sur des
systèmes idéologiques antagonistes (comme du temps de la
compétition entre l'URSS et les Etats-Unis), mais sur leur
héritage historique, leur culture, voire leur religion, même si
les intérêts économiques ne sont jamais très loin».
Traitant de cette même angoisse, mais sous un angle
essentiellement économique, Stephen D. King,29 un éminent
responsable au sein du groupe bancaire HSBC Holdings
(classé par Forbes au sixième rang mondial des institutions
bancaires en 2013) affirme que les décennies à venir verront
une redistribution majeure de la richesse et de la puissance à
l’échelle du globe ; une perspective qui va forcer les
consommateurs aux Etats-Unis et en Europe à cesser de
vivre au dessus de leurs moyens.

29
Stephen D. King, «Losing Control: The Emerging Threats to Western
Prosperity» (Perte de contrôle: Les menaces émergentes sur la prospérité
occidentale), éditions Yale University Press, 2010.
26 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

La puissance grandissante des marchés émergents,


explique King, lorsqu’elle est couplée avec un système de
gouvernance globale de plus en plus anachronique, donnera
lieu à une grande instabilité et à une inégalité dans les
revenus, ainsi qu’à un déclin majeur du dollar ; et «au fur et
à mesure que les populations occidentales vieillissent et que
les économies émergentes se développent davantage les
conséquences sociales et politiques pourraient être
alarmantes pour les citoyens (occidentaux) qui se sont
habitués à vivre dans la prospérité».
Ces prévisions sont corroborées par des études effectuées
par des institutions sérieuses et reprises dans un article30 du
Council on Foreign Affairs. Ainsi, selon Goldman Sachs,
quatre des cinq plus grandes économies (Chine, Inde, Brésil,
Russie) proviendront du monde en développement en 2050.
Du monde développé d'aujourd'hui, seuls les Etats-Unis
feront le poids; ils se classeront deuxième, et leur économie
sera inférieure de moitié environ par rapport à celle de la
Chine. La même source prédit que la production
économique collective du top quatre des économies en
développement (Brésil, Chine, Inde et Russie) va équivaloir
à celle des pays du G-7 en 2032. La Banque Mondiale, pour
sa part, prévoit que le dollar américain perdra sa
prédominance mondiale d’ici 2050 ; le dollar, l’euro et le
renminbi auront ainsi la même importance dans un système
multidevises. L’étude précise que cette «réaffectation de la

30
Charles A. Kupchan & Whitney Shepardson, «Getting Ready for a World
Transformed» (Se tenir prêt pour un monde transformé), Council on Foreign
Relations, novembre 2012.
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 27

richesse mondiale se traduira principalement par la montée


du “reste”, pas le déclin absolu de l'Occident».
De son côté, faisant un plaidoyer au nom de l’Asie, le
professeur/ambassadeur singapourien Kishore Mahbubani31
écrivait dans un essai magistral: «Pendant deux siècles, les
Asiatiques- de Téhéran à Tokyo et de Mumbai à Shanghai-
ont été des spectateurs dans l'histoire du monde, impuissants
devant la poussée de l'Occident dans les domaines du
commerce, de la pensée et de la puissance».
Cette époque est révolue, déclare-t-il, car «l’Asie revient
sur le devant de la scène qu’elle avait occupé pendant dix-
huit siècles avant l'émergence de l’Occident. Les Asiatiques
ont absorbé et compris les meilleures pratiques occidentales
dans de nombreux domaines, de l'économie de marché à
l'adoption de la science, de la technologie innovante, de la
méritocratie et de la primauté du droit. Et ils sont devenus
innovants à leur manière, créant de nouveaux modèles de
coopération inconnus en Occident ».
Citant des statistiques sur lesquelles il n’y a pas de
désaccord parmi les spécialistes, Mahbubani estime que
l’ascension des pays asiatiques est inexorable : «D'ici 2050,
trois des plus grandes économies du monde seront
asiatiques: la Chine, l'Inde et le Japon».

31
Kishore Mahbubani, «The New Asian Hemisphere: The Irresistible Shift of
Global Power to the East» (Le nouvel hémisphère asiatique: l’irrésistible
déplacement du pouvoir mondial vers l’Orient), éditions PublicAffairs, 2008.
La revue américaine Foreign Policy incluait Mahbubani, en 2005, parmi les
100 intellectuels les plus influents du monde.
28 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

Il pose ensuite la question qui s’impose à cet égard et y


répond avec assurance : «L'Occident va-t-il s’opposer à la
montée de l'Asie ? Ce scénario sera catastrophique. L’Asie
veut imiter, et non dominer, l'Occident. Mais l'Occident doit
gracieusement partager le pouvoir avec l'Asie, en
abandonnant sa domination automatique des institutions
mondiales : du FMI à la Banque mondiale, du G-7 au
Conseil de Sécurité des Nations Unies. Si l'Occident accepte
la montée de l'Asie et partage le pouvoir, les nouvelles
puissances asiatiques vont rendre la pareille en devenant des
acteurs responsables dans un ordre mondial stable. Elles
enlèveront du poids des épaules occidentales concernant
certaines questions mondiales. Mais ces résultats positifs ne
sont pas inévitables. L'histoire nous enseigne que
l’émergence de nouvelles puissances conduit presque
toujours à des tensions et à des conflits».

Aussi, dans un essai portant sur la même thématique des


effets de la “désoccidentalisation” sur l’Occident et sur le
monde, Hakim El Karoui32 fait-il un plaidoyer analogue
mais au nom du monde arabe, en général, et de la rive sud de
la Méditerranée, en particulier.

Il précise que son travail n’a pas pour objet de discuter


du concept même d’Occident ni de ses bienfaits ou de ses
torts passés, mais plutôt de regarder l’avenir. Car il
considère, à juste titre, que «l’Occident est un concept
marqué politiquement qui évolue régulièrement. A l’origine,
c’est là où le soleil «tombe» (du latin occidere) avec la

32
Hakim El Karoui, «Réinventer l’Occident : essai sur une crise économique
et culturelle», éditions Flammarion, 2011
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 29

Grèce pour centre. Il était alors à l’ «Ouest». Avec la


colonisation, il est le devenu «le Nord». Avant de redevenir
l’Ouest au moment de la guerre froide puis à nouveau «le
Nord» quand le «Sud» désignait les pays en développement.
Pendant longtemps aussi, il fut synonyme de chrétienté -
même s’il y eut en son sein un schisme entre l’Eglise
d’Orient (orthodoxe) et l’Eglise d’Occident (catholique).
Aujourd’hui, il est la partie du monde la plus athée. Concept
difficile donc, dont il faut préciser le sens».

L’auteur estime que la désoccidentalisation a commencé


et a engendré un sentiment de peur de la part d’un Occident
«aveuglé par la fin des monopoles qui faisait de lui le maître
des horloges du monde : l’instruction s’est diffusée partout,
l’avenir ne lui appartient plus et l’histoire du monde ne
s’écrit plus sur le modèle de son histoire à lui».

Cette nouvelle réalité devrait, selon El Karoui,


convaincre l’Occident de faire d’urgence une nécessaire
autocritique, s’il veut continuer à croire et à porter ses
idéaux de liberté et de démocratie. Il y a urgence car cet
Occident est devenu un problème pour le reste du monde.
C’est ainsi que «la crise diplomatique née de la guerre
d’Irak, menée au nom du Bien contre le Mal, a ébranlé le
Moyen-Orient sans apporter de solution ; la crise
économique occidentale a violemment heurté le reste du
monde, laissant penser un instant que toute l’économie
mondiale allait être entraînée dans la chute américano-
européenne ; la crise climatique enfin, engendrée par la
croissance de l’Occident depuis deux siècles, produit
catastrophe sur catastrophe sans qu’aucune organisation
n’arrive à imposer un “nouvel ordre climatique” qui tienne
30 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

compte des responsabilités passées et organise les actions


futures».

Ces crises, pense-t-il, sont nées d’un sentiment de


surpuissance : «surpuissance idéologique et militaire au
Moyen-Orient, surpuissance économique qui sous-estimait
la gravité de la dette, surpuissance du présent qui faisait
croire que l’on pourrait repousser à des lendemains lointains
un réchauffement climatique identifié depuis trente ans.
L’Occident, après le 11 septembre, croyait être une victime.
Il se découvre aujourd’hui coupable».

L’autocritique à laquelle appelle El Karoui pourrait être


opérée en partant de deux considérations essentielles :
l’Occident doit d’abord prendre la mesure exacte de cette
désoccidentalisation du monde, de l’impuissance
économique et symbolique dans laquelle sont plongés
l’Europe et les Etats-Unis. Il doit ensuite comprendre que
ceux qui sont souvent désignés comme coupables ne sont
pas ses ennemis. L’auteur est d’avis que les pays arabes, à
l’issue de la transition qu’ils traversent, seront de «vrais
partenaires» d’un Occident ainsi débarrassé de sa peur
irrationnelle.

Barack Obama : l’espoir déçu


Dans cette conjoncture mondiale exceptionnelle de
l’après-guerre froide, l’élection de Barack Hussein Obama à
la présidence des Etats-Unis d’Amérique en 2008 fut un
évènement tout aussi exceptionnel. L’ascension de cet
homme de droit éloquent, issu d’un mariage mixte entre un
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 31

père musulman originaire du Kenya et une mère chrétienne


américaine, à la plus haute charge politique dans la nation la
plus puissante du monde, avait tout naturellement suscité un
espoir de rupture avec la politique impériale de George W.
Bush et d’avènement d’une ère d’apaisement dans les
relations internationales dont bénéficieraient enfin les
peuples du Moyen-Orient en particulier.

Comme l’avait très bien symbolisé Reza Aslan dans un


livre remarquable,33 Obama «semblait vouloir se placer entre
deux mondes, tel un pont reliant l’Islam et l’Occident dans
une civilisation unie». Et dès sa toute première interview34
en tant que Président, accordée à la chaîne de télévision par
satellite “Al-Arabiya” –détail d’importance rarement évoqué
par les grands médias- il annonçait la bonne nouvelle aux
musulmans : «Mon travail est de communiquer au peuple
américain que le monde musulman est plein de personnes
extraordinaires qui veulent tout simplement vivre leur vie et
voir leurs enfants vivre mieux encore (et) que le langage
que nous employons doit être un langage de respect».

L’espoir né de ces messages se renforça davantage


encore lorsque le nouveau Président prononça son discours
historique à l’université du Caire,35 le 4 juin 2009, dans

33
Reza Aslan, «How to Win a Cosmic War: God, Globalization, and the End
of the War on Terror» (Comment gagner une guerre cosmique: Dieu, la
globalisation et la fin de la guerre contre la terreur), Random House, New
York, 2009.
34
Voir la vidéo de cette interview qui a eu lieu le 26 janvier 2009 :
http://www.youtube.com/watch?v=HO_lLttxxrs et sa transcription intégrale:
http://www.alarabiya.net/articles/2009/01/27/65087.html
35
Lire la transcription intégrale de ce discours :
32 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

lequel il avait notamment rappelé les apports de la culture


islamique à la renaissance occidentale et prêché la voie du
dialogue des civilisations.

Avançant une explication à ce discours,


malheureusement vite tombé dans les oubliettes de
l’histoire, Hubert Védrine, l’ancien Ministre des Affaires
étrangères français, inventeur en 1999 du concept
d’ “hyperpuissance”, disait : «J’ai été frappé par son
discours du Caire au monde musulman. Aucune nécessité
diplomatique, aucune urgence ne l’y obligeait. S’il a parlé si
tôt, de cette façon et au monde “musulman”, c’est qu’il a
pensé quelque part que Huntington n’avait hélas pas tort, et
qu’il devrait employer sans tarder son énergie à dénouer le
nœud de contentieux accumulés entre l’Islam et l’Occident.
C’est un message urbi et orbi, qu’il a adressé en quelque
sorte par-dessus la tête des protagonistes des différents
conflits au Proche-Orient, en Irak, en Afghanistan et ailleurs,
et qui vise à entamer un processus grâce auquel l’Occident,
et l’Amérique en premier lieu, cessera d’être haï et rejeté
(tout en étant envié) par les musulmans».36

Tout aussi perplexe fut Fidel Castro, le leader cubain qui


a survécu à dix présidents américains depuis la révolution
cubaine de 1959. Dans un livre37 qu’il a écrit après sa
retraite pour cause de maladie, le Líder máximo a estimé

http://www.whitehouse.gov/the_press_office/Remarks-by-the-President-at-
Cairo-University-6-04-09
36
Entretien avec Hubert Védrine «La redistribution de la puissance», Le
Débat, no. 160, mai-août 2010.
37
Fidel Castro, «Obama and the Empire» (Obama et l’Empire), éditions
Ocean Press, New York, 2011.
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 33

que «ce discours paraissait irréel. Pas même le pape


Benedict XVI n’a utilisé des phrases aussi œcuméniques que
celles d’Obama (…) A un certain moment, je ne pouvais
dire s’il était dans une cathédrale catholique, une église
chrétienne, une mosquée ou une synagogue».

D’aucuns avaient malgré tout cru en ces paroles et se


mirent à croire que Joseph Samuel Nye, inventeur des
concepts de “soft power” et de “smart power” et considéré
comme l’anti-Huntington, allait pouvoir exercer une
influence décisive sur le remodelage de la politique
étrangère du Président Obama.38

Hélas ! Ceux, nombreux dans le monde, qui ont caressé


cet espoir venu d’Amérique -à commencer par Nye lui-
même-39 en ont été pour leurs frais et la théorie du “choc des
civilisations” fit alors un retour en force tonitruant.

38
Lire à cet effet: l’interview avec Frédéric Martel «Joseph Nye et le soft
power», dans la revue des industries créatives et des médias, octobre 2010 :
http://www.inaglobal.fr/idees/article/joseph-nye-et-le-soft-power ainsi que le
livre de Nye «The Future of Power» (L’avenir de la puissance), éditions
PublicAffairs, New York, 2011.
39
Qui écrivait dans un article paru dans le Huffington Post du 12 juin
2008 : «Il est difficile de penser à un acte qui ferait plus pour restaurer la
puissance douce de l'Amérique que l'élection d'Obama à la présidence».
Chapitre II

Du «retour de l’Histoire»
à la «revanche de la géographie»
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 37

Entre Kant et Hobbes


Portant l'estocade à l’hypothèse controversée de Francis
Fukuyama sur la “fin de l'Histoire”,40 Robert Kagan, un des
principaux maîtres à penser du néoconservatisme américain,
affirmait en 2008, peu de temps avant l’investiture
d’Obama, que «le monde est devenu normal de nouveau»,
claironnant par là même un «Retour de l'Histoire».41

Kagan explique qu'après la chute du Mur de Berlin, le


“monde démocratique moderne” s'est plu à croire que la fin
de la guerre froide n'a pas seulement mis un terme à un
conflit stratégique et idéologique, mais à tout conflit
stratégique et idéologique; et les peuples et leurs dirigeants
se mirent à souhaiter ardemment l'avènement d' “Un monde
transformé”.42

Mais, dit-t-il, ce fut là un mirage et le monde ne s'est pas


transformé. De fait, «un peu partout dans le monde, l'Etat-
Nation demeure aussi fort qu'avant, tout comme les
ambitions nationalistes, les passions et la compétition entre
les nations qui a façonné l'Histoire»; de telle sorte que «les
Etats-Unis restent la seule superpuissance. Mais la

40
Francis Fukuyama, «The End of History and the Last Man» (La fin de
l'Histoire et le dernier Homme), livre paru aux éditions The Free Press, New
York, 1992.
41
Robert Kagan, «The Return of History and the End of Dreams» (Le retour
de l’Histoire et la fin des rêves), livre paru aux éditions Atlantic Books,
Londres, 2008.
42
Titre choisi par l'ancien Président G. H.W. Bush (père) et son Conseiller à
la Sécurité nationale, Brent Scowcroft, pour leur livre traitant de la politique
étrangère américaine après la guerre froide : «A World Transformed», New
York, 1998.
38 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

compétition internationale parmi les grandes puissances est


de retour, avec la Russie, la Chine, l'Europe, le Japon, l'Inde,
l'Iran, les Etats-Unis et d'autres se livrant à une forte rivalité
pour s’assurer une prédominance régionale».

La vieille compétition entre le libéralisme et l'autocratie,


ajoute-t-il, «a également fait sa réapparition, sous la forme
d'un positionnement des grandes puissances selon la nature
de leurs régimes et d'une irruption d'une lutte plus ancienne
entre des Islamistes radicaux et les cultures séculaires
modernes qu'ils accusent d'avoir dominé, pénétré et pollué
leur monde islamique». L'auteur estime que du fait de la
combinaison et de la collision entre les éléments de cette
trilogie, la promesse d'une nouvelle ère de convergence
internationale s'évanouit et nous entrons, de ce fait, de plain-
pied, dans un “âge de divergence”.

Kagan conclut son analyse en lançant cette mise en garde


au “monde démocratique” : «Durant ces dernières années,
alors que les autocraties de Russie et de Chine se sont
affirmées et que les Islamistes radicaux ont entamé leur
combat, les démocraties ont été divisées et distraites par des
sujets tant profonds que futiles. Elles se sont interrogées sur
leur finalité et leur moralité, se sont querellées à propos de la
puissance et de l'éthique et ont pointé un doigt accusateur les
unes envers les autres à propos de leurs échecs. L'Histoire a
fait son retour et les démocraties doivent s'unir pour la
façonner, sous peine de voir autrui le faire à leur place».

En vérité, cet avertissement s'adressait prioritairement


aux alliés européens des États-Unis auxquels Kagan avait
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 39

fait le grief, dans un précédent livre,43 d'être entrés, après la


fin de la guerre froide, dans une espèce de «paradis de paix
post-historique et de relative prospérité, correspondant à la
concrétisation de la “paix perpétuelle” d'Emmanuel Kant».

Dans ce livre écrit en réaction notamment à la “trahison”


franco-allemande de l'Amérique au sujet de l'invasion de
l'Irak, Kagan affirme qu'il est temps de cesser de prétendre
que les Européens et les Américains partagent une même
vision du monde, ou même qu'ils vivent dans le même
monde. Il soutient que sur la question primordiale de la
puissance -son efficacité, sa moralité et son caractère
désirable- les points de vue américain et européen
divergent : «L'Europe est en train de tourner le dos à la
puissance ou, exprimé autrement, est en train de se projeter
au-delà de la puissance, vers un monde auto-imposé de lois
et de règlements ainsi que de négociation et de coopération
transnationales» alors que les États-Unis «restent englués
dans l'Histoire, exerçant leur puissance dans un monde
anarchique hobbesien où les lois et les règles ne sont pas
fiables et où la sécurité et la défense véritables et la
promotion d'un ordre libéral dépendent toujours de la
possession et de l'usage de la force militaire». C'est la raison
pour laquelle, pense-t-il, «sur les questions stratégiques et
internationales d'aujourd'hui, les Américains relèvent de

43
Robert Kagan, «Paradise and Power: America and Europe in the New
World Order» (Paradis et puissance: l’Amérique et l’Europe dans le nouvel
ordre mondial), édité en 2003 chez Atlantic Books, Londres.
40 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

Mars et les Européens de Venus: ils s'accordent sur peu de


choses et se comprennent de moins en moins».44

Au moment où ce livre est sorti, c'est-à-dire en pleine


guerre du Golfe, l'Amérique et l'Europe n'étaient pas
seulement séparées géographiquement par un océan, mais
aussi par «deux visions du monde» différentes selon le mot
de Dominique de Villepin.45 C'est ce que confirmaient
d'ailleurs les résultats d'un sondage d'opinion organisé en
juin de la même année aux États-Unis et dans sept pays
européens. En effet, plus de 80% des sondés américains
étaient d'avis qu'une guerre peut réaliser la justice, tandis
que plus de 50% des personnes interrogées en Europe
pensaient qu'aucune guerre, quelle qu'elle soit, ne pourra
jamais être juste.46

En 2004, Robert Kagan a renouvelé ses reproches aux


Européens, mais en tempérant son propos et son plaidoyer
pour l’unilatéralisme : «Aujourd'hui, de nombreux
Européens font le pari que les dangers présentés par l’ “axe
du mal”, le terrorisme et les tyrans ne seront jamais aussi
grands que celui posé par un Léviathan sans entraves. Peut-
être est-ce dans la nature d'une Europe postmoderne de

44
Mars est le dieu de la guerre dans la mythologie romaine (correspondant,
dans la mythologie grecque, à Arès, fils de Zeus et de Héra) ; il est aussi le
dieu responsable de la fertilité des cultures. Vénus est dans la mythologie
romaine, la déesse de l'amour et de la beauté; c’est la déesse la plus désirée.
Elle est équivalente à Aphrodite dans la mythologie grecque, à Inanna chez
les Sumériens et à Ishtar chez les Babyloniens et les Akkadiens (source :
Wikipedia).
45
Lire son discours au Conseil de Sécurité, le 19 mars 2003.
46
Voir les résultats complets à l'adresse suivante:
www.transatlantictrends.org
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 41

porter un tel jugement. Mais peut-être aussi l’heure est-elle


venue pour les cerveaux les plus éclairés du Vieux
Continent, y compris ceux qui vivent sur la terre natale de
Pascal, de commencer à se demander ce qu'il adviendra si ce
pari n'est pas le bon».47

Emboîtant le pas à Robert Kagan, de nombreux auteurs


américains commencèrent alors à tirer à boulets rouges sur
les Européens, coupables à leurs yeux de “mollesse” face
aux “périls” que font peser sur la “sécurité et la prospérité de
l'Occident” les puissances montantes du “reste du monde”.

De ce flot d'accusations, par moments frisant la paranoïa,


la France du Président Jacques Chirac reçut la part du lion.
L'intelligentsia américaine se mît aussitôt à fouiller les
moindres coins et recoins de l'histoire pour prouver la
«pérennité de la perfidie française». Ils suggérèrent que
celle-ci a été constante «depuis 1704, quand un groupe de
Français et d'Indiens massacrèrent des colons américains à
Deerfield, Massachussetts», jusqu'à «l'arrogance culturelle
française- leurs croisades contre les films américains,
McDonald's et Disney et l'exclusion de mots américains de
leur langue», en passant par «les centaines de soldats
américains tués par les troupes de Vichy en Afrique du
Nord, durant la Deuxième Guerre mondiale».48

47
Robert Kagan, «Le revers de la puissance: les États-Unis en quête de
légitimité», éditions Plon, 2004.
48
Lire à ce sujet, entre autres: Kenneth R. Timmerman, «The French Betrayal
of America» (La trahison française de l'Amérique), éditions Crown Forum,
New York, 2004 et John J. Miller & Mark Molesky, «Our Oldest Enemy»
(Notre plus vieil ennemi), éditions Doubleday, New York, 2004.
42 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

La plus acerbe parmi les publications anti-françaises est


probablement celle du journaliste Richard Chesnoff qui a
vécu longtemps en France en qualité de correspondant de
Newsweek et U.S. News. Dans un livre49 combinant satire et
recherche historique sérieuse, il explique surtout ce qui
motive la «jalousie et l'arrogance» des Français à l'endroit
des Américains et pourquoi «la culture de la France est en
déclin, son économie en piteux état et comment ce pays s'est
souillé par son antisémitisme et ses liens avec le régime
meurtrier de Saddam Hussein». David Pryce-Jones, lui,
accuse carrément la France d'avoir trahi et les Arabes et les
Juifs et, ce faisant, d'avoir créé une crise dans le monde
occidental.50

Réparation de la fracture transatlantique et


décomplexification
Les Européens ne restèrent pas insensibles à ces critiques
et l'on assista depuis lors à une floraison d'écrits anglo-
saxons51 appelant au renforcement de l'alliance

49
Richard Z. Chesnoff, «The Arrogance of the French: Why They Can't
Stand Us - And Why the Feeling Is Mutual» (L'Arrogance des Français:
pourquoi ils ne nous supportent pas et pourquoi ce sentiment est réciproque),
édité chez Sentinel, New York, 2005.
50
David Pryce-Jones, «Betrayal: France, the Arabs, and the Jews»,
Encounter Books, 2008.
51
Lire, par exemple: Chris Patten, «Cousins and Strangers: America,
Britain, and Europe in a New Century» (Cousins et étrangers: l'Amérique, la
Grande-Bretagne et l'Europe dans un nouveau siècle), éditions Times Books,
New York, 2006; Sarwar A. Kashmeri (avec un avant-propos signé par
Théodore Roosevelt IV), «America and Europe After 9/11 and Iraq»
(L'Amérique et l'Europe après le 11 Septembre et l'Irak), édité par Praeger
Security International, Connecticut, 2007; Theodore Dalrymple, «The New
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 43

transatlantique ou, à tout le moins, à la lutte contre


l'antiaméricanisme ambiant exacerbé par le militarisme et
l'unilatéralisme de la politique étrangère de George W.
Bush.
Les auteurs français, particulièrement ceux se réclamant
de la droite conservatrice, adhérèrent résolument à ces
efforts de réparation de la “fissure transatlantique” et de
“guérison” du “complexe de culpabilité” occidental.
Dès 2003, en effet, Laurent Cohen-Tanugi, expert des
questions européennes et transatlantiques, appelle l'Union
européenne à «assumer pleinement ses responsabilités à
l'échelle mondiale et à renforcer la solidarité transatlantique
dans le nouvel environnement international».52 De son côté,
le géopolitologue Dominique Moisi publie son livre sur «La
Géopolitique des émotions»53 dans lequel il soutient
notamment que «les Etats-Unis et l'Europe ont été dominés
par la peur de l'Autre et par la perte de leur identité nationale
et leur but. Au lieu d'être unis par leurs peurs, les deux
piliers jumeaux de l'Occident sont le plus souvent divisés
par celles-ci - ou plutôt par d'amers débats sur la meilleure

Vichy Syndrome: Why European Intellectuals Surrender to Barbarism» (Le


nouveau syndrome de Vichy: pourquoi les intellectuels européens abdiquent
face au barbarisme), éditions Encounter Books, New York, 2010.
52
Laurent Cohen-Tanugi, «An Alliance At Risk, The United States and
Europe Since September 11» (Une alliance en danger : les Etats-Unis et
l’Europe depuis le 11 Septembre), éditions The John Hopkins University
Press, 2003 (Livre traduit du français : «Les Sentinelles de la liberté:
L'Europe et l'Amérique au seuil du XXIe siècle», éditions Odile Jacob,
2003).
53
Dominique Moisi, «La Géopolitique des émotions», éditions Flammarion,
Paris, 2008 (Traduit en anglais, en 2009, sous le titre : «The Geopolitics of
Emotions: How Cultures of Fear, Humiliation, and Hope Are Reshaping
the World», paru aux éditions Doubleday, New York.
44 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

manière de les confronter ou de les transcender». Parlant de


l'Asie, il pense qu'elle «a réussi à se concentrer sur l'objectif
de construction d'un avenir meilleur et de reprise de
l'initiative économique des mains d'un Occident dominé par
l'Amérique, créant ainsi une nouvelle culture d'espoir».
Quant aux Arabes et aux musulmans, il affirme que «la
combinaison de griefs historiques, d'exclusion des bienfaits
de la mondialisation et des conflits civils et religieux
s'étendant de leurs patries respectives à la diaspora
musulmane a créé une culture d'humiliation qui est en train
de se transformer rapidement en culture de la haine».
L'on vit alors s'installer en Occident un nouvel état
d'esprit offensif fait, d'une part, d'une forte volonté
d'affirmation de la prééminence occidentale qu'il importait
désormais de “décomplexer” et de “déculpabiliser” face aux
“puissances émergentes” du reste du monde, et d’une
intensification de l'hostilité à l'égard des musulmans, d’autre
part.
Dans le registre de la “déculpabilisation de l'Occident”
en Europe, Alain Minc se désole que celle-ci ne soit pas
«fière d'elle-même. Elle ignore qu'elle est LE modèle: un
petit coin de paradis. A l'aune des valeurs de liberté, de
justice, de démocratie, d'équilibre, elle est exemplaire, et
même exceptionnelle».54 Partageant cet avis, le philosophe
Alain Finkielkraut affirme qu' «il nous faut combattre la
tentation ethnocentrique de persécuter les différences et de
nous ériger en modèle idéal, sans pour autant succomber à la

54
Alain Minc, «Un petit coin de paradis», paru aux éditions Bernard Grasset
& Fasquelle, Paris, 2011.
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 45

tentation pénitentielle de nous déprendre de nous-mêmes


pour expier nos fautes. La bonne conscience nous est
interdite mais il y a des limites à la mauvaise conscience.
Notre héritage, qui ne fait certes pas de nous des êtres
supérieurs, mérite d'être préservé, entretenu et transmis aussi
bien aux autochtones qu'aux nouveaux arrivants».55
Abondant dans le même sens, David Engels estime que «la
tentative aussi désespérée qu'infructueuse de rejeter les
valeurs traditionnelles du passé et de construire une nouvelle
identité collective basée sur des idéaux universalistes
ressemble plus à un symptôme de la crise qu'à sa solution».56
Le géopolitologue et essayiste Alexandre Del Valle vient
tout récemment de rejoindre ce cercle des “thérapeutes du
complexe occidental”, muni d'un «petit traité de
déculpabilisation».57 Il y indique que «la plus grande source
de danger pour les sociétés européennes ne provient pas des
menaces extérieures, si réelles soient-elles -qu'il s'agisse de
la concurrence déloyale sinon-asiatique, des intentions anti-
hégémoniques des puissances émergentes, de l'immigration
incontrôlée ou même du totalitarisme islamiste- mais de
l'idéologie de la haine de soi et du désespoir».
Après avoir décrypté «le processus de désinformation qui
a présidé à l'idéologie de la culpabilisation, communément
appelée “terrorisme intellectuel”,58 Del Valle propose «une

55
Alain Finkielkraut, «L'identité malheureuse», éditions Stock, Paris, 2013.
56
David Engels, «Le Déclin. La crise de l'Union Européenne et la chute de
la République romaine, analogies historiques», paru aux éditions du Toucan,
2013.
57
Alexandre Del Valle, «Le Complexe occidental: petit traité de
déculpabilisation», paru en mars 2014 aux éditions du Toucan.
58
Jean Sévillia, «Le Terrorisme intellectuel», Paru aux éditions Perrin, 2004.
46 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

thérapie de réarmement moral»; et, prenant acte de


l'émergence d'un monde multipolaire caractérisé par une
demande de “désoccidentalisation du monde”, il invite les
nations occidentales «à substituer à leurs prétentions
universalistes, à certains égards suicidaires et contre-
productives, un recentrage stratégique et identitaire autour
de leurs propres intérêts géo-civilisationnels». Un tel
recentrage signifie pour lui que «l'Occident de demain (ou
Panoccident) devra choisir ses alliés parmi les États qui ont
des intérêts convergents et qui ne menacent pas son identité
civilisationnelle».
L'une des conséquences majeures de ce nouvel état
d'esprit en Occident, a consisté, en France, en l'annonce par
le Président Nicolas Sarkozy, le 7 novembre 2007 à partir de
la tribune du Congrès américain, de la décision de rejoindre
le commandement intégré de l'OTAN dont l'avait fait sortir
le Général de Gaulle en 1966. Cette réintégration devient
effective en avril 2009, au grand dam de l'opposition
française, notamment de gauche ; Roland Dumas y voyant
un alignement de la France sur Washington en vue de
«bénéficier de ce qui se prépare actuellement : une
réorganisation de l’ordre mondial autour des Etats-Unis» et
estimant que «la responsabilité du gouvernement sera
immense devant l’histoire».59
M. Dumas avait vu juste puisque cette décision s’est
traduite peu de temps après, dans le monde arabe, par
l’intervention catastrophique de l’OTAN en Libye sous le

59
Entretien avec Roland Dumas, «J’alerte les Français !», journal France-
Soir, 2 avril 2008.
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 47

commandement conjoint de la France et de la Grande-


Bretagne ; une intervention qui a été à l’origine d’une autre
crise majeure en Afrique du Nord et dans le Sahel, mais que
Nicolas Sarkozy n’a pas regrettée pour autant. En effet, à la
question «Faut-il quitter le commandement intégré de
l’Otan ?» posée par Le Nouvel Observateur aux candidats à
l’élection présidentielle française de 2012, le candidat
Sarkozy répondit benoîtement: «Nous sommes en 2012, plus
en 1966. Pourquoi cette question obsède-t-elle encore tant le
microcosme parisien ? En prenant la décision de participer
au commandement de l’OTAN, j’ai mis fin à une absurdité :
la France envoyait ses soldats sous la bannière de l’OTAN
en renonçant à toute influence parce qu’elle se tenait à
l’écart du commandement. Je suis fier d’avoir renforcé notre
poids, et celui de l’Europe, dans l’OTAN. La Libye l’a
montré».60

Les appels à l’intervention étrangère dans le monde


musulman n’ont pas cessé depuis, comme l’illustre la lettre
ouverte61 adressée récemment au Président François
Hollande par trois anciens premiers ministres français de
droite. Les cosignataires de cette missive condamnent la
politique étrangère menée depuis 2012 au Proche-Orient et
souhaitent que la France fasse davantage «entendre sa voix.
Au risque du déshonneur».

60
Le Nouvel Observateur «OTAN. Ce qu’en pensent les candidats», 18 avril
2012.
61
«Proche-Orient : la lettre de Fillon, Juppé et Raffarin à Hollande»,
journal Le Monde, 13 août 2014.
48 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

Si l’on peut aisément comprendre leurs préoccupations


humanitaires dans un «Proche-Orient qui brûle», comment
pourrait-on justifier, par contre, leur affirmation selon
laquelle «nous avons, depuis cinq siècles, une mission de
protection des Chrétiens d’Orient que nous devons
assumer» ? Dans leur élan de solidarité confessionnelle, les
anciens premiers ministres de la «fille aînée de l’Eglise»
font-ils fi du fait qu’il s’agit là de ressortissants d’autres
Etats souverains ?

Au cœur du monde et de la … tourmente


A la faveur des spasmes politiques, économiques et
sociaux qui agitent le monde, la géographie est en passe de
reconquérir une partie de ses lettres de noblesse d’antan. Les
idéologies ne sont plus seules à façonner les pensées et les
comportements des Hommes et des Etats, comme ce fut le
cas au siècle dernier.

Si l’on en croit Robert D. Kaplan,62 la géographie est


même en train de prendre sa revanche, car elle a permis de
réhabiliter la pensée réaliste par rapport à l’idéalisme de
l’après-guerre froide qui a ignoré les réalités sur le terrain et
le vécu des habitants. Ce à quoi nous assistons maintenant,
dit-il, «c'est la revanche de la géographie: dans la lutte entre
l'Est et l'Ouest pour le contrôle de la zone-tampon de
l'Ukraine, dans la fragmentation post-Printemps arabe

62
Robert D. Kaplan, «La revanche de la géographie: ce que les cartes nous
disent des conflits à venir», éditions du Toucan, 2014, traduit de l'anglais
«The Revenge of Geography: What the Map Tells Us About Coming
Conflicts and the Battle Against Fate», éditions Random House, 2012.
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 49

d'Etats artificiels au Moyen-Orient et leur transformation en


fiefs ethniques et sectaires, et dans la course aux armements
sans précédent menée par des Etats d'Asie orientale se
disputant le contrôle de mers potentiellement riches en
ressources naturelles». En matière de géopolitique, dit-il, «le
passé ne meurt jamais et il n'y a pas de monde moderne».

La Providence a placé le monde musulman au cœur du


globe. Sa géographie en a fait, de tout temps, le point de
confluence de toutes les convoitises et exerce sur lui à
présent d’énormes pressions. A quoi ressemblera-t-il dans le
monde de demain dont les contours sont en train d’être
dessinés aujourd’hui, avec le concours actif des uns et la
passivité des autres ?

Avant de spéculer sur ce qui va être, il convient au


préalable de décrire ce qui est déjà. Que constate-t-on dans
cette vaste étendue territoriale, creuset des premières
civilisations humaines et berceau des religions monothéistes
dont l’Islam, qui a tant contribué à la civilisation universelle
dans tous les domaines et à l’essor de l’Occident lui-
même?63

63
Comme l’attestent entre autres auteurs anglophones contemporains : John
Freely, «Aladdin’s Lamp, How Greek Science Came to Europe Through the
Islamic World» (La lampe d’Aladdin, comment la science grecque est
parvenue en Europe à travers le monde musulman), éditions Knopf, 2009 et
«Light From the East, How the Science of Medieval Islam Helped Shape the
Western World» (Lumière d’Orient, comment la science de l’Islam médiéval a
aidé à façonner le monde occidental) , éditions I.B.Tauris, 2010; Jonathan
Lyons, «The House of Wisdom: How the Arabs Transformed Western
Civilization» (La maison de la sagesse: comment les Arabes ont transformé la
civilisation occidentale), éditions Bloomsbury Press, 2010; Bryn Barnard,
«The Genius of Islam: How Muslims Made the Modern World» (Le génie de
50 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

De l’Afrique du Nord aux confins de la Chine, en passant


par le Sahel, le Proche et le Moyen-Orient, le Caucase et
l’Asie centrale, le monde musulman est plongé dans un
chaos dont certains aspects n’ont d’égal, dans son histoire
récente, que le visage hideux de sa longue nuit coloniale.

Dans les pays qui ont expérimenté l’intervention


militaire directe de l’OTAN (Afghanistan, Irak et Libye),
l’Etat est disloqué et l’anarchie règne. Dans ceux où les
vents du soi-disant “Printemps arabe” ont soufflé depuis
trois ans maintenant, les champs n’ont toujours pas fleuri,
pas même dans la courageuse Tunisie, terre de départ d’un
voyage vers l’inconnu ; et dans l’attente de jours meilleurs,
ce sont d’innombrables vies humaines que l’on cueille et des
souffrances indicibles que l’on contemple avec effroi et
impuissance.

Dans presque tous les autres pays, riches ou pauvres,


jusqu’ici épargnés par ces vents destructeurs, si ce ne sont
pas les vulnérabilités politiques, économiques, sociales et
sécuritaires qui minent une stabilité déjà précaire, c’est le
spectre de la balkanisation, sur des bases ethniques ou
religieuses, ou les deux à la fois, qui se profile à l’horizon.

Entre tous ces pays, pourtant toujours officiellement liés


par une appartenance commune à l’Organisation de la

l’islam : comment les musulmans ont fait le monde moderne), éditions Knopf,
2011.
Pour les auteurs francophones, nous recommandons la lecture de : Philippe
Büttgen, et al. «Les Grecs, les Arabes et nous : enquête sur l’Islamophobie
savante», Librairie Arthème Fayard, 2009.
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 51

Coopération Islamique, la solidarité face aux problèmes qui


les concernent en propre et à ceux qui les engagent avec
d’autres dans le monde, s’effrite ; quand elle n’est pas
carrément remplacée par de profondes dissensions
exacerbées, entre autres raisons, par les crises irakienne,
syrienne, égyptienne et, plus récemment, palestinienne.

La cause centrale de la Palestine est pour le moment


mise entre parenthèses en raison, essentiellement, des luttes
fratricides impliquant les musulmans et n’épargnant même
pas les Palestiniens eux-mêmes. Quant à la perspective de
création d’un Etat palestinien, elle s’éloigne de jour en jour,
tandis que la construction des colonies de peuplement dans
les territoires occupés, la judaïsation d’El-Qods et le martyre
de Gaza ne connaissent aucun répit et que Netanyahu, toute
honte bue, exige aujourd’hui de l’Autorité palestinienne ni
plus ni moins que la reconnaissance officielle du caractère
juif de l’Etat spolié !

Jadis forçant le respect, voire l’envie, le monde


musulman inspire la pitié à présent et des conférences
internationales de donateurs sont ainsi régulièrement
organisées à l’initiative d’anciens et de nouveaux
“amis charitables” et prétendument destinées à soutenir,
pêle-mêle : l’Etat palestinien, la transition politique au
Yémen, la reconstruction de l’Afghanistan, les secours aux
victimes de la guerre en Syrie, la stabilisation de la Libye,
le développement du Mali, le Liban etc.

Tout cela a lieu dans un climat général de décrépitude et


de désespoir qui pousse de nombreux jeunes musulmans
désenchantés à fuir leur pays, à bord de “bateaux de la
52 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

mort”, à la recherche d’un mythique Eldorado dans un


Occident désormais démystifié, en crise économique et
morale aiguë, de plus en plus xénophobe et islamophobe et,
assurément, inapte à offrir des solutions salutaires, pas
même à ses propres enfants.

Le Printemps de toutes les tempêtes


De toute cette déferlante sur le monde musulman, le péril
le plus grave qui le menace de désintégration est
incontestablement celui de la “fitna” (la discorde) que
représente le conflit, aux allures inédites, entre Chiites et
Sunnites. Ce conflit est fondé sur un clivage artificiel,
absurde et coupable ; il est véhiculé et attisé par une
coalition hétéroclite et contre-nature formée par des intérêts
locaux et étrangers appliquant une version actualisée de la
formule coloniale du “diviser pour régner” ; ses instruments
de mise en œuvre sont des extrémistes de tous bords servant,
de manière consciente ou inconsciente, tous les intérêts, sauf
celui de la préservation de l’intégrité de l’Islam et de l’unité
des musulmans.64 Lord Lothian l’a compris, lui qui met en

64
Dans une interview accordée en 1998 à une revue française (Le Nouvel
Observateur du 15-21 janvier 1998), Zbigniew Brzezinski, à qui l’on
demandait s'il ne regrettait pas d'avoir «soutenu le fondamentalisme islamique
qui a donné des armes et des conseils aux futurs terroristes» répondit:
«Qu'est-ce qui est plus important dans l'Histoire du monde ? L'existence des
talibans ou la chute de l'Empire soviétique ? Quelques musulmans surexcités
ou la libération de l'Europe centrale et la fin de la guerre froide ?» Et à la
question de savoir si ce fondamentalisme islamique représentait une menace
pour le monde, Brzezinski rétorqua: «C'est absurde!».
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 53

garde l’Occident contre toute implication dans ce qu’il a


appelé la “guerre civile de l’Islam”.

Beaucoup a été dit et écrit sur le “Printemps”, les


“révolutions” ou les “révoltes” arabes, très souvent par des
individus et des organismes qui ont une connaissance
superficielle de la région et de ses peuples.

Ce n’est certainement pas le cas de l’écrivain arabe


Souhail Al-Khaldi, lui-même victime de ces
bouleversements dont il fait cette lecture sévère et sans
concession : «Ce qui se passe dans le monde arabe depuis
quelques années ne m'a pas surpris, pas plus que d’autres
que moi d’ailleurs. J’avais dit dans les années quatre-vingt
du siècle dernier que le sang allait noyer les rues des villes
arabes car la faim a submergé celles-ci et la conséquence
inévitable de la faim c’est le sang. Une année avant le début
des évènements en Tunisie, c’est-à-dire en 2010, j’avais
écrit que l’année 2011 serait l’année du chaos dans le monde
arabe. Et ce qui avait commencé comme un mouvement
social en Tunisie, se propageant ensuite aux autres parties du
monde arabe, s’est transformé en anarchie. Les grandes
puissances ont alors surfé sur la vague de ce mouvement de
la rue du fait que les dirigeants arabes ne sont pas des
politiciens ; ils sont plutôt des commissaires de police qui
appliquent des instructions et sont incapables de percevoir et
de comprendre les dynamiques sociales. En conséquence,
nous constatons que dans le monde arabe l’Etat et la société
évoluent dans des directions opposées. L’Etat y est même,
souvent, contre l’Homme. Les grandes puissances ont pu, de
ce fait, noyauter les Etats et les sociétés arabes, ainsi que les
partis politiques, les ethnies et même les professions
54 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

libérales. Chacune de ces composantes a adopté des


références étrangères à la nation, permettant auxdites
puissances de guider le mouvement de la rue vers le chaos et
ramener ainsi le monde arabe à l’état dans lequel il se
trouvait 2500 ans avant JC. De sorte que nous voyons
aujourd’hui une lutte entre Assyriens et Babyloniens (…),
un contrôle exercé par le clan et une régression consistant en
un passage de l’Etat, dont nous ne sommes pas satisfaits, à
un système tribal et clanique».65

65
Souhail Al-Khaldi, journal El Khabar, 4 janvier 2014 :
http://www.elkhabar.com/ar/culture/377645.html
Chapitre III

L’ «Islam, un ennemi idéal»


L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 57

L’épouvantail mobilisateur
Ressoudé politiquement, mais rendu vulnérable par la
crise économique et financière, l’Occident se devait de
trouver les moyens de se ragaillardir pour faire face à des
rivaux qui s’affirmaient de plus en plus sur la scène
mondiale, non seulement sur le plan de la performance
économique, mais aussi sur celui de l’identité culturelle.

L’Islam et les musulmans, accusés de poursuivre leur


secret et vieux projet de prendre d’assaut la “citadelle
occidentale”, apparurent alors comme le vecteur le plus
indiqué pour servir les desseins stratégiques de la nouvelle
coalition occidentale. Cet ennemi commode et
complètement désuni, il allait falloir le combattre sur deux
fronts majeurs : l’immigration de masse et le militantisme
islamistes.

Et l’on vit ainsi apparaître, sur ces deux thèmes


mobilisateurs, une littérature islamophobe sans précédent,
tant en Europe qu'en Amérique du Nord.

Concernant le “péril démographique islamique” en


Europe, il a été fait état de toutes sortes de vérités tronquées,
de statistiques farfelues et de fantasmes. A titre
d’illustration : en 2004, à une question posée par un
journaliste allemand voulant savoir si l'Europe serait une
superpuissance, Bernard Lewis eut cette réponse sarcastique:
«L'Europe fera partie d'un Occident arabe, ou du
58 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

Maghreb».66 Robert Spencer prédisait de son côté, en 2006,


que «l'Europe sera islamique à la fin de ce siècle»,67 alors
qu'une vidéo68 mise en ligne en 2009 pronostiquait, entre
autres, que «la France sera, dans à peine trente-neuf ans, une
république islamique» !

Mais, la “bible” de tous les écrits traitant de ce thème est


incontestablement le livre de Christopher Caldwell69 écrit en
2011. Il y affirme sans ambages que «les inquiétudes sur
l'immigration en général ne sont rien comparées à celles que
suscite l'Islam en particulier. Depuis le 11 Septembre 2001,
les craintes relatives aux immigrants et à leurs enfants
perçus comme une véritable cinquième colonne, se sont
propagées dans une Europe vieillissante, languissante et sur
le déclin. Même avant le 11 septembre, les sondages
montraient que les Français avaient trois fois plus de
chances de se plaindre du “trop d'Arabes” que du trop-plein
de telle ou telle autre communauté».

En théorie, dit-t-il, toute culture profondément différente


aura du mal à s'assimiler à la vie européenne. Mais, «dans la
pratique, c'est l'Islam qui pose les problèmes les plus aigus.
Pendant mille quatre cents ans, les mondes islamique et
chrétien se sont opposés, parfois violemment. Nous vivons
l'une de ces périodes».

66
Dans un entretien accordé au quotidien allemand Die Welt, le 28 juillet
2004.
67
Lire la traduction française de l’entretien :
http://www.desinfos.com/spip.php?article2365
68
«Muslim Demographics », sous-titrée en français :
https://www.youtube.com/watch?v=v9owjX-aDmo
69
Christopher Caldwell, «Une révolution sous nos yeux, comment l’Islam va
transformer la France et l’Europe», éditions du Toucan, 2011.
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 59

Caldwell juge qu'en sus de son coût économique, cette


immigration «coûte cher à la liberté. Le multiculturalisme
qui demeure le principal outil de gestion de l'immigration de
masse en Europe impose le sacrifice de libertés que les
autochtones européens tenaient naguère pour acquises».

Cette peur traverse aussi la société américaine,


considérée pourtant comme le plus grand “melting-pot” de
l'histoire. L’Islam y est de plus en plus considéré comme
une menace pour les valeurs occidentales, une menace qui se
serait déjà abattue sur l'Europe et se dirigerait dorénavant
vers l'Amérique.

C'est exactement ce que pense Daniel Pipes qui, dans un


article publié dans le New York Times en 2008, affirme que
«les Etats-Unis s'exposent au risque de devenir une autre
Angleterre ou une autre France, pays où l'on assiste à une
balkanisation des musulmans qui finissent par menacer
d'imposer la Charia».70

70
Andrea Elliott, «Critics Cost Muslim Educator Her Dream School» (Des
critiques coûtent à une éducatrice sa place dans son école de rêve) , New York
Times, 28 avril 2008.
Dans cette même veine, on peut lire : Mark Steyn, «America Alone: The End
of the World as We Know It» (L’Amérique seule: la fin du monde tel que nous
le connaissons), Washington, editions Regnery Publishing, 2006; Bruce
Bawer, « While Europe Slept : How Radical Islam is Destroying the West
from Within » (Pendant que l’Europe dormait: comment l’Islam radical est en
train de détruire l’Occident de l’intérieur), New York, éditions Doubleday,
2006 et «Surrender: Appeasing Islam, Sacrificing Freedom» (Capitulation:
apaiser l’Islam, sacrifier la liberté), New York Doubleday, 2009; Brigitte
Gabriel, «They Must be Stopped: Why We Must Defeat Radical Islam and
How We Can Do It» (Ils doivent être stoppés: pourquoi nous devons vaincre
l’Islam radical et comment nous pouvons le faire), New York, éditions St.
Martins’s Press, 2008.
60 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

Vers une “quatrième” guerre mondiale ?


Nulle part ailleurs que dans les thèses de Norman
Podhoretz la volonté d’instrumentalisation de la menace que
constituerait l’islamisme -notamment depuis les attaques du
11 septembre- à des fins de domination américaine du
monde et de suppression de toute voix discordante par
rapport à ce projet n’a trouvé meilleure expression.

Pour ce disciple de Bernard Lewis et chantre du


néoconservatisme américain, ces attaques ont constitué une
claire déclaration de guerre aux Etats-Unis, correspondant ni
plus ni moins à une nouvelle Guerre mondiale, la quatrième
du genre.

Dans son brûlot anti-islamique,71 Podhoretz explique


cette chronologie peu conventionnelle des conflits
planétaires en affirmant que la Troisième Guerre mondiale,
c’est-à-dire la guerre froide, débuta en 1947 et prit fin en
1989. Il s’ensuit que le nom le plus correct de la guerre «qui
avait commencé à nous être livrée bien avant le 11/9/2001
mais que nous n’avions reconnue comme telle qu’au
lendemain des attaques contre le World Trade Center et le
Pentagone» est la Quatrième Guerre mondiale. Une guerre
qui, selon lui, ne peut être comprise et ne peut-être gagnée
«que si nous faisons face à la dure vérité que c’est
effectivement la Quatrième Guerre mondiale, que nous (et
vous) n’en sommes qu’à ses tout débuts et que, comme pour

71
Norman Podhoretz, «World War IV: The Long Struggle Against
Islamofascism» (Quatrième Guerre mondiale: la longue lutte contre
l’Islamofascisme), éditions Doubleday, New York, 2007.
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 61

la Troisième Guerre mondiale (qu’il nous avait fallu


quarante-deux années pour remporter), elle va selon toute
probabilité durer très longtemps».

Tout aussi islamophobe et belliqueux que Podhoretz,


sinon plus, le directeur exécutif du Middle East Forum,72
Daniel Pipes73 pose brutalement la grande question de savoir
si «après avoir vaincu les fascistes et les communistes,
l’Occident peut-il maintenant vaincre les Islamistes ? ». Pour
lui, comme pour la plupart des autres «faux prophètes»74 du
néoconservatisme américain, la réponse à cette question
dépendra dans une large mesure de l’issue du “débat
d’idées” qui continue d’avoir cours sur le “front intérieur” ;

72
Un think tank américain fondé dans les années 1990 et ayant pour mission
statutaire de «promouvoir les intérêts américains au Moyen-Orient et protéger
les valeurs occidentales contre les menaces émanant du Moyen-Orient. Le
Forum considère la région - avec sa profusion de dictatures, d’idéologies
radicales, de conflits existentiels, de différends frontaliers, de corruption, de
violence politique et d’armes de destruction massive - comme une source
majeure de problèmes pour les États-Unis. En conséquence, il demande avec
insistance de prendre des mesures énergiques pour protéger les Américains et
leurs alliés. Les intérêts américains au Moyen-Orient impliquent de lutter
contre l'islam radical; d’œuvrer à l'acceptation d'Israël par les Palestiniens ;
d’affirmer vigoureusement les intérêts américains vis-à-vis de l'Arabie
Saoudite; d’élaborer des stratégies pour faire face à l'Irak et contenir l'Iran;
et surveiller la progression de l'islamisme en Turquie. Au niveau national, le
Forum combat l'islamisme légal; protège la liberté d'expression publique des
auteurs anti-islamistes, des militants et des éditeurs; et œuvre à améliorer les
études sur le Moyen-Orient en Amérique du Nord» :
http://www.meforum.org/
73
Auteur de plusieurs livres sur l’islamisme dont : «Militant Islam Reaches
America» (L’Islam militant atteint l’Amérique), publié chez W. W. Norton &
Company, 2002.
74
Titre du livre de Richard Bonney, «False Prophets: The “Clash of
Civilizations” and the Global War on Terror» (Faux prophètes: le choc des
civilisations et la guerre contre la terreur), éditions Peter Lang Ltd., Oxford,
2008, qui analyse la relation entre la théorie du choc des civilisations et la
guerre contre le terrorisme dans la pensée néoconservatrice américaine.
62 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

un débat «entre ceux qui voient l’islamofascisme comme la


dernière mutation de la menace totalitaire sur notre
civilisation et qui insistent sur la nécessité corrélative d’y
faire face et de mettre en échec (…) et ceux qui pensent que
la menace a été largement exagérée et ne nécessite en aucun
cas une réponse militaire».75

Le “fardeau” de la lutte contre ce nouvel ennemi, selon


Podhoretz, repose - bien davantage que contre l’ennemi
communiste en 1947- sur les épaules américaines. A cette
époque-là, dit-il, «nous avions (plus ou moins) des alliés
volontaires en Occident, mais cette fois-ci (pour reprendre le
titre du livre de Mark Steyn concernant le lent suicide
démographique de l’Europe occidentale) c’est de
“l’Amérique seule” que la victoire dans la Quatrième
Guerre mondiale viendra».

En revanche, pour d’autres faiseurs d’opinion prenant la


mesure des limites de la puissance militaire américaine,76
clairement mises en évidence par les guerres en Afghanistan
et en Irak, cette lutte doit être menée par une large coalition
internationale.

Il en est ainsi pour Alexandre Del Valle qui considère


que «les stratèges américains et les pays européens de
l’OTAN doivent redéfinir leur doctrine stratégique» pour
«intégrer le monde slave orthodoxe dans l’espace

75
Norman Podhoretz, op. cit.
76
Notamment en ce qui concerne la mise en œuvre de la doctrine militaire de
l’après-guerre froide consistant à mener et à gagner deux conflits régionaux
simultanés qui a fait l’objet du rapport présenté par le Secrétaire à la Défense
Les Aspin, en octobre 1993, sous le titre «Report on the Bottom-Up Review» :
http://www.dod.mil/pubs/foi/administration_and_Management/other/515.pdf
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 63

“panoccidental” et débarrasser celui-ci de «son alliance


contre-nature avec les parrains de l’islamisme sunnite (pays
du Golfe, Turquie, Pakistan etc.) dont les valeurs et objectifs
sont clairement tournés contre nos sociétés ouvertes».77

Il en est de même pour Tony Blair, l’ancien Premier


ministre britannique aujourd’hui reconverti dans les affaires,
qui pousse cette logique plus loin encore puisqu’il souhaite
élargir la coalition anti-islamiste non seulement à la Russie,
mais aussi à la Chine. En effet, un peu plus de dix ans après
sa collusion avec G.W. Bush dans les invasions de
l’Afghanistan et de l’Irak qui ont fait plonger tout le Moyen-
Orient dans son chaos actuel, l’ «émissaire de la paix» du
Quartette pour le Moyen-Orient réapparut récemment, non
pas pour faire son mea culpa -dans l’attente des conclusions
de la Commission Chilcot-78 mais pour faire le marketing
d’une guerre encore plus vaste : une guerre contre
l’ “islamisme radical”.

Du haut de la tribune du siège européen de Bloomberg,


l’agence américaine spécialisée dans le monde des affaires,
il a prononcé un discours79 dans lequel il tente d’expliquer

77
Alexandre Del Valle, op. cit.
78
Commission d’enquête britannique présidée par Sir John Chilcot, établie
officiellement le 30 juillet 2009 pour enquêter sur les tenants et aboutissants
de l’intervention du Royaume-Uni en Irak (ses investigations portent sur la
période s’étalant entre 2001 et juillet 2009). Pour plus de détails à ce sujet,
consulter le site web de la Commission : http://www.iraqinquiry.org.uk/
79
Voir la vidéo correspondante :
http://www.bloomberg.com/video/tackling-radical-islam-needs-religious-
focus-blair-UbeH6eo0SKyXrTz0~rvWew.html ainsi que la transcription
intégrale du discours :
http://www.tonyblairoffice.org/news/entry/why-the-middle-east-matters-
keynote-speech-by-tony-blair/
64 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

en quoi le Moyen-Orient est et restera important ; pourquoi


il est urgent d’y affronter et vaincre la menace islamiste qui
le traverse de part en part et qui met en péril les intérêts
stratégiques de l’Occident ; comment réunir les conditions
de succès de cette entreprise et avec quels partenaires
entreprendre une pareille aventure militaire.

Selon Blair, quatre raisons justifient la place et


l’importance centrales du Moyen-Orient aujourd’hui et
demain : ses ressources énergétiques, sa proximité
géographique avec l’Europe, la présence d’Israël et le rôle
de l’Islam politique. Si les trois premières considérations
n’apportent aucune nouveauté à l’analyse de la situation
dans la région, l’élément de l’Islam, par contre, pose les
bases d’un tout autre débat jugé capital et «requérant une
attention immédiate et universelle» car «la vision radicale et
politisée de l’Islam est une menace qui croît, se propage à
travers le monde, déstabilise les communautés et même les
nations et met en danger la possibilité d'une coexistence
pacifique à l'ère de la mondialisation».

La raison pour laquelle cette bataille contre l'islamisme,


«tant sunnite que chiite » importe tellement, selon Blair, est
que «cette idéologie est exportée partout dans le monde (y
compris) en Europe où la population musulmane s'établit a
40 millions et continue de grossir (...) en Russie dont la
population musulmane atteint aujourd'hui les 15% (...) à
travers toute la partie centrale de l'Asie du Nord et atteignant
même la province de Xinjiang en Chine». Elle est
importante également car «la mise en œuvre de cette
idéologie est incompatible avec le monde moderne-
politiquement, socialement et économiquement».
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 65

Ne se souciant apparemment pas de la contradiction dans


ses propos, il revendique et défend toujours la politique
occidentale de changement des régimes par la force, tout en
reconnaissant que cette même politique a été catastrophique
en Afghanistan, en Irak et en Libye et que l'opinion publique
occidentale préfère désormais se distancer complètement et
à tout prix de cette politique.

Qu'importe! Tony Blair recommande avec insistance de


continuer à prendre parti dans les affaires de la région en
affirmant que «là où il y a eu révolution, nous devrions nous
ranger du côté de ceux qui soutiennent les principes de la
liberté religieuse et d'économies ouvertes (et) là où il n'y a
pas eu révolution, nous devrions appuyer le processus qui y
mène».

S'agissant de la lutte pratique contre l'islamisme, Blair


appelle à une union sacrée qu'il pense être d'autant plus
justifiée qu'il «existe une complète identité d'intérêts entre
l'Orient et l'Occident. La Chine et la Russie ont exactement
le même désir que les Etats-Unis et l'Europe de vaincre cette
idéologie. C'est là un sujet sur lequel toutes les principales
nations du G20 pourraient se réunir, se mettre d'accord pour
agir et pourraient trouver un terrain d'entente pour des
bénéfices communs».

A l'évidence, ce discours partagé par beaucoup de leaders


d'opinion et d'auteurs constitue, point par point, l'exacte
antithèse de l'analyse développée par Lord Lothian. Il
s'inscrit en droite ligne du dangereux glissement sémantique
que nous ne cessons d'observer depuis la chute du Mur de
Berlin: de la “lutte antiterroriste”, l'on est passé à la guerre
66 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

contre le “terrorisme islamiste” puis à celle contre


l' “extrémisme islamique”.

Assistera-t-on bientôt à l'abandon des qualificatifs


superflus et des euphémismes hypocrites pour revendiquer
ouvertement la guerre contre l'Islam tout court ?

Dans une telle “guerre planétaire”, certains auteurs zélés


n'hésitent pas à conseiller l'utilisation d'armes nucléaires
stratégiques ! C'est le cas pour Moorthy S. Muthuswamy, un
docteur en physique nucléaire indien résidant aux Etats-Unis
qui dit que du point de vue de son pays, «le Rubicon pourrait
avoir déjà été franchi; l'Inde pourrait se voir forcée de
choisir entre une extermination lente induite par les
djihadistes et l'utilisation de son arsenal nucléaire pour se
défendre (...) Une fixation à long terme sur Al Qaeda,
Hezbollah, Hamas ou les Talibans est une mauvaise voie
pour répondre à la terreur. Au lieu de cela, l'accent devrait
être mis sur les principaux sponsors -l'axe du djihad
constitué par l'Arabie Saoudite, l'Iran et le Pakistan».80

Netanyahu à la rescousse
Aussi ahurissant et irresponsable qu'il puisse paraître de
prime abord, ce raisonnement pourrait devenir presque
“compréhensible” sous l'effet conjugué d’un patient travail
de sape et d’une puissante propagande anti-islamique, et non
plus “anti-islamiste”. Comme celle, par exemple, mise en

80
Moorty S. Muthuswamy, «Defeating Political Islam: The New Cold War»
(Vaincre l'Islam politique: la nouvelle guerre froide), préfacé par Steven
Emerson, directeur exécutif de l'Investigative Project on Terrorism, éditions
Prometheus Books, New York, 2009.
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 67

avant par Benjamin Netanyahu dans son livre/programme81


publié à la veille des élections législatives qu'il allait
d'ailleurs remporter haut la main en 1996. Il y explique en
substance que l'on n'a pas besoin d'être un expert en matière
de terrorisme international pour comprendre que «le
terrorisme islamique grandissant est qualitativement
différent du terrorisme auquel l'Occident a eu à faire face
jusqu'à présent. Car il provient d'une source culturelle
hautement irrationnelle, l'Islam militant, qui diverge
profondément de cet autre militantisme doctrinaire
antioccidental: le communisme».

S’il voit quelques similitudes entre les deux


mouvements comme «leur volonté de dominer le monde au
service d'une idéologie globale» à travers des millions
d'adeptes disséminés dans le monde et prêts à mettre en
œuvre leurs projets», il considère toutefois qu’ils divergent
sur des points importants : «quand bien même les
communistes ont cherché à mettre en œuvre une doctrine
irrationnelle, ils l'ont fait de manière rationnelle. Ni Staline
ni Brejnev n'ont jamais sérieusement considéré de placer
l'idéologie au dessus de la vie. C'est pourquoi les
communistes ont fini par accepter la nécessité de la
coexistence. Lorsqu'il s'est agi de choisir entre se faire
pulvériser dans une confrontation nucléaire et faire un
compromis sur leur idéologie, ils se sont, à chaque fois,
montrés disposés au compromis».

81
Benjamin Netanyahu, «Fighting Terrorism: How Democracies Can Defeat
Domestic and International Terrorists» (Combattre le terrorisme: comment
les démocraties peuvent vaincre les terroristes locaux et internationaux),
éditions Farrar Straus Giroux, New York, 1995.
68 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

Mais, «le problème avec l'Islam militant est qu'il semble


être un objectif irrationnel poursuivi de manière tout aussi
irrationnelle. Et cette irrationalité s'exprime dans la facilité
avec laquelle les militants musulmans inversent l'ordre des
priorités, faisant passer le zèle idéologique avant la vie elle-
même».
Ainsi, devançant la plupart des néoconservateurs
américains, Netanyahu, dans le but d'exalter les passions et
d'exacerber les peurs de l'opinion publique occidentale, fait
un parallèle entre les idéologies islamique et nazie: «Tout
comme le fondamentalisme islamique, le nazisme, il y a
soixante ans, était dirigé d'abord contre les juifs et d'autres
minorités locales. Mais, très vite il devint évident que son
credo haineux s'était propagé tel une trainée de poudre à
travers toute l'Europe et le monde. Les nations occidentales
s'étaient réveillées presque trop tard pour percevoir sa nature
incendiaire et le danger qu'il posait à la Civilisation. Pensez
à ce qu'il serait advenu si Hitler avait réussi dans sa quête de
possession d'une capacité nucléaire».
Et Netanyahu, immanquablement, de sonner l'hallali:
«Aujourd’hui, pour la deuxième fois dans les temps
modernes, nous sommes exposés à la possibilité qu’un
mouvement irrationnel puisse posséder des armes
d’annihilation massive (…) Si l’Iran –ou ses affidés au
Moyen-Orient, en Europe ou aux Etats-Unis– dispose
d’armes nucléaires, nous nous retrouverions face à la
possibilité d’un terrorisme et d’un chantage qui feraient
ressembler Oklahoma City à un jeu d’enfants en
comparaison. C’est là le grand péril sur lequel on ne s’est
pas penché. Les démocraties ont perdu beaucoup de temps.
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 69

Elles se rapprochent de la douzième heure. Elles ne peuvent


plus se permettre d’attendre plus longtemps» !
Face à cette machine guerrière, beaucoup ont tenté de
rétablir la vérité -très souvent altérée par le travestissement
délibéré des faits historiques- convaincus qu’ils sont que
l’alternative au dialogue constructif ne peut être que
l’affrontement destructeur. Dans cette entreprise, certains
auteurs qui se sont évertués à réfuter les accusations portées
contre l’Islam et les musulmans ont produit des analyses
percutantes.
Ainsi, s’agissant de la problématique de l’immigration,
John R. Bowen82 examine de manière critique les quatre
thèses qui sont «au cœur de la psychose régnant
actuellement dans les pays occidentaux dès lors qu’il est
question de l’Islam» à savoir : les politiques
multiculturalistes comme frein à l’intégration ou à
l’assimilation des musulmans dans les sociétés occidentales;
l’opposition viscérale de ces derniers à l’Occident et leur
volonté de rester à l’écart du monde ; les dérives auxquelles
a conduit le laxisme à l’égard des communautés islamiques
au Royaume-Uni et le danger de voir la Charia s’insinuer
dans la loi américaine. Avec force détails, Bowen s’est
employé à prouver que chacune de ces thèses «qui rappellent
le Choc des civilisations de Samuel Huntington» est
«fausse» ; que les arguments sur lesquels ces thèses se
fondent sont «minés par des erreurs élémentaires de

82
John R. Bowen, «L’Islam, un ennemi idéal», éditions Albin Michel, 2014
(Titre original : «Blaming Islam», Massachusetts Institute of Technology,
2012).
70 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

raisonnement» et que «les données démographiques


fantaisistes se sont trouvées progressivement déclassées par
des données plus sérieuses».83
En concluant son analyse, Bowen affirme que malgré
tout, «l’Islam continuera de subir de mauvais procès, tant
que cette religion sera perçue comme une religion étrangère,
extérieure aux valeurs occidentales».

Un monde sans Islam ?


Dans le «mauvais procès» qui lui est intenté, l’Islam a
trouvé en l’Américain Graham E. Fuller84 un “avocat” aussi

83
Les données statistiques sur lesquelles s’est basé l’auteur pour réfuter les
arguments des auteurs anti-musulmans concernent :
-BBC, «Disproving the Muslim Demographics sums» (Prouver la fausseté
des calculs de la démographie musulmane), 7 août 2009:
http://news.bbc.co.uk/2/hi/programmes/more_or_less/8189434.stm ,
-Site du Tiny Frog, «Muslim Demographics» (Démographie musulmane),
3 mai 2009:
http://tinyfrog.wordpress.com/2009/05/03/muslim-demographics/
-Rapport du Pew Research Center / Forum On Religion & Public Life intitulé:
«The Future of the Global Muslim Population: Projections for 2010-2030»
(L’avenir de la population musulmane mondiale : projections pour les années
2010-2030), publié en janvier 2011.
84
Présentation de l’auteur par TLAXCALA, le réseau des traducteurs pour la
diversité linguistique :
Graham E. Fuller n’est pas un “Américain ordinaire”. Il a travaillé 20 ans,
jusqu’en 1988, pour la CIA aux quatre coins de la planète. Puis il a travaillé
pendant douze ans pour la Rand Corporation, un think tank créé en 1945 pour
effectuer des recherches sur le vaste monde au service du gouvernement de
Washington et comptant parmi ses membres des personnalités aussi
remarquables que Donald Rumsfeld, Condoleezza Rice, Frank
Carlucci (ancien directeur adjoint de la CIA 1978-1981, ancien président
du groupe Carlyle), Lewis "Scooter" Libby (ancien conseiller de Dick Cheney,
auteur des fuites de l'affaire Plame-Wilson), Pascal Lamy (ancien commissaire
européen et ancien directeur général de l'OMC), Francis Fukuyama , Zalmay
Khalilzad (ancien ambassadeur des USA en Irak), Jean-Louis
Gergorin (ancien vice-président d’EADS) ou l’ancien espion français
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 71

inattendu que redoutable. Dans un article85 qui avait fait


sensation en 2008, publié dans la revue Foreign Policy,
Fuller tente d’imaginer la situation de l’humanité dans un
monde où l’Islam n’aurait pas vu le jour. Le caractère
singulier de l’approche adoptée par l’auteur nous a
convaincu de reproduire ici de larges extraits du document :

D’abord pour la présentation de son scénario :

«Imaginez, si vous voulez, un monde sans Islam - une


situation, il faut l’admettre, inconcevable, vu la place
centrale qu’il occupe à la Une de nos médias. L’Islam
semble être derrière un large éventail de désordres
internationaux : attentats suicides, voitures piégées,
occupations militaires, luttes de résistance, émeutes, fatwas,
jihad, opérations de guérilla, vidéos de menace et le 11/9 lui-
même. “L’Islam” semble être une pierre de touche
analytique simple et instantanée, nous permettant de donner
un sens aux convulsions du monde d’aujourd’hui. Et de
fait, pour certains néoconservateurs, l’ “islamofascisme” est
désormais notre ennemi juré dans une “Troisième Guerre
mondiale” imminente.

Mais, permettez-moi cette réflexion. Et si l’Islam


n’existait pas ? Et si le Prophète Mohammed n’avait jamais

Constantin Melnik. Désormais professeur adjoint d’histoire dans une


université canadienne, Graham E. Fuller est l’auteur de plusieurs livres sur
l’Islam et l’islamisme. Il a étudié seize langues, dont le français, l’allemand, le
persan, le japonais, le turc, le chinois, l’arabe, le grec, le russe et l’esperanto.
85
Graham E. Fuller, «A World Without Islam» (Un monde sans Islam),
Foreign Policy, janvier 2008.
http://www.supportisraelfreepalestine.org/documentary_site/islamophobia_file
s/WorldWithoutIslam.pdf et pour la traduction française :
http://www.tlaxcala.es/pp.asp?reference=4546&lg=fr
72 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

existé, ni la saga de la propagation de l’Islam à travers de


larges parties du Moyen-Orient, de l’Asie et de l’Afrique ?

Étant donné notre focalisation actuelle sur le terrorisme,


la guerre et l’antiaméricanisme rampant -certaines des
questions internationales les plus émotionnelles
aujourd’hui-, il est vital de comprendre les vraies sources de
ces crises. L’Islam est-il en fait la source du problème, ou
est-ce que cette source ne se trouve pas plutôt du côté de
facteurs moins évidents et plus profonds ?

Pour l’intérêt de l’argumentation, dans un effort


d’imagination historique, faites-vous une image d’un
Moyen-Orient dans lequel l’Islam ne serait jamais apparu.
Aurions-nous alors été épargnés par beaucoup des défis qui
se trouvent aujourd’hui devant nous ? Le Moyen-Orient
serait-il plus pacifique ? En quoi les relations Orient-
Occident seraient-elles différentes ? Sans l’Islam, il est sûr
que l’ordre international présenterait une image très
différente de celle d’aujourd’hui. Mais est-ce si sûr ?».

Et ensuite pour la conclusion de son analyse :

«Un monde sans Islam verrait toujours la plupart des


tenaces rivalités meurtrières dont les guerres et les malheurs
dominent la scène géopolitique. Si ce n’était pas la religion,
tous ces groupes auraient trouvé d’autres bannières sous
lesquelles exprimer leur nationalisme et leur quête
d’indépendance. Bien sûr, l’histoire n’aurait pas suivi
exactement le même chemin. Mais au fond, le conflit entre
l’Orient et l’Occident concerne toujours les grandes
questions historiques et géopolitiques de l’histoire humaine :
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 73

l’ethnicité, le nationalisme, l’ambition, l’avidité, les


ressources, les chefs locaux, les territoires, le gain financier,
le pouvoir, les interventions et la haine des étrangers, des
envahisseurs et des impérialistes. Confronté à des questions
intemporelles comme celles-ci, comment le pouvoir de la
religion pourrait-il n’être pas invoqué ?

Souvenons-nous aussi que pratiquement toutes les


principales horreurs du 20e siècle vinrent presque
exclusivement des régimes strictement laïques : Léopold II
de Belgique au Congo, Hitler, Mussolini, Lénine et Staline,
Mao et Pol Pot. C’étaient les Européens qui ont imposé leurs
“guerres mondiales” par deux fois au reste du monde- deux
conflits mondiaux dévastateurs sans aucun équivalent, même
lointain, dans l’histoire islamique.

Certains aujourd’hui pourraient souhaiter un “monde


sans Islam” dans lequel ces problèmes seraient censés n’être
jamais apparus. Mais, en vérité, les conflits, les rivalités et
les crises d’un tel monde pourraient ne pas apparaître si
différents que ça de ceux que nous connaissons
aujourd’hui».

Comment gagner une guerre cosmique ?


Une autre “plaidoirie” probante fut faite par Reza Aslan
dans son livre précité où il affirme notamment que «la
guerre contre le terrorisme a, dès le départ, été considérée
comme une guerre idéologique –un choc des civilisations- ;
c’est effectivement une guerre rhétorique qui doit être
74 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

menée de manière constructive, avec des mots et des idées,


plutôt qu’avec des fusils et des bombes».

Aslan ne reconnaît nullement le qualificatif d’


“antiterroriste” à cette guerre, car dit-il, «si elle l’était
vraiment, elle aurait inclus toutes les organisations
terroristes non-islamiques que l’histoire du XXe siècle a
connues en Europe, en Asie, en Israël etc.». Il rejette de la
même manière le qualificatif d’ “islamofasciste” collé à un
“ennemi indifférencié” -pour reprendre l’expression de
David Kilcullen, un expert international reconnu en matière
de contreterrorisme- car «dire que le djihadisme est de
l’islamofascisme, c’est se méprendre et sur le djihadisme et
sur le fascisme. Le fascisme est une idéologie liée à
l’ultranationalisme ; le djihadisme rejette le concept même
d’Etat-nation considéré comme un anathème par l’Islam».

Et à ceux qui ont considéré que les attaques du 11


septembre étaient une déclaration de guerre, Aslan dit : «la
vérité est que ces attaques étaient une invitation à une guerre
qui était déjà en cours, une guerre cosmique qui, dans
l’esprit du djihadiste, fait rage entre les forces du bien et
celles du mal depuis la nuit des temps. C’était là une
invitation qu’un grand nombre d’Américains étaient plus
que disposés à accepter». Aslan cite à ce sujet les propos du
lieutenant-général William G. Boykin, ancien Sous-
Secrétaire d’Etat américain à la Défense chargé du
renseignement, à qui fut confiée la mission de traquer Ben
Laden. S’adressant à un groupe de Chrétiens de l’Etat de
l’Oklahoma, en juin 2003, Boykin s’interrogea: «Mais qui
est notre ennemi ? Ce n'est pas Oussama Ben Laden. Notre
ennemi est un ennemi spirituel parce que nous sommes une
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 75

nation de croyants. Si vous regardez bien notre histoire, vous


verrez que nous avons été fondés sur la foi. Regardez ce que
les auteurs de la Constitution ont dit. Nous sommes une
nation de croyants. Nous avons été fondés sur la foi. Et
l'ennemi qui est venu s’opposer à notre nation est un
ennemi spirituel. Il s’appelle Satan. Et si vous ne croyez pas
que Satan est réel, vous ignorez cette même Bible qui vous
parle de Dieu. Je suis un guerrier. Un jour, j’enlèverai cet
uniforme, mais je resterai toujours un guerrier. Et ce que je
suis venu faire aujourd'hui, c'est de vous recruter pour être
des guerriers du royaume de Dieu».86

Reza Aslan aurait pu, tout aussi bien, prendre appui à ce


sujet sur l’histoire révélée en 2007 par la revue de
l’Université de Lausanne “Allez savoir”.87 «En 2003, le
professeur de théologie de l’Université de Lausanne,
Thomas Römer, reçoit un coup de téléphone du palais de
l’Elysée. Les conseillers de Jacques Chirac souhaitent en
savoir plus sur Gog et Magog...Deux noms mystérieux qui
ont été prononcés par George W. Bush alors qu’il tentait de
convaincre la France d’entrer en guerre à ses côtés en Irak».
Quelques semaines avant l’intervention en Irak, Bush aurait
ainsi déclaré à son homologue dubitatif que «Gog et Magog

86
Lire l’article de Peter Gottshalk et Gabriel Greenberg, «Islamophobia»,
New York Times, 6 janvier 2008
87
Lire l’article du Nouvel Observateur intitulé «Un petit scoop sur Bush,
Chirac, Dieu, Gog et Magog», 17 septembre 2007 :
http://rue89.nouvelobs.com/2007/09/17/un-petit-scoop-sur-bush-chirac-dieu-
gog-et-magog
76 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

étaient à l’œuvre au Proche-Orient, et que les prophéties


bibliques étaient en train de s’accomplir».

Dans cette guerre, ainsi présentée par certains dirigeants


influents et leurs idéologues et ainsi comprise par les
opinions publiques des deux camps, nous explique Aslan,
«l’ennemi n’est ni une armée, ni un Etat, mais le diable lui-
même. La bataille concerne la Civilisation. Notre identité est
en danger. Nous ne pouvons pas négocier. Nous ne pouvons
pas capituler. Nous ne pouvons pas perdre. Nous ne pouvons
pas gagner non plus». La conséquence logique qui en
découle est que le terrain a sans doute été préparé pour «un
nouvel âge terrifiant, celui d’une guerre religieuse».
Chapitre IV

Comment «ébranler la Casbah»


L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 79

Au commencement était Oded Yinon…


Sauf à être frappé de cécité physique et politique, il est
difficile de ne pas se rendre à l’évidence et reconnaître que
le panorama catastrophique que nous avons décrit
sommairement plus haut correspond, dans ses grandes
lignes, au meilleur des scénarios dont pourraient rêver les
concepteurs des plans de déstabilisation, d’affaiblissement,
de démantèlement et de domination du monde musulman.

Dans les paragraphes qui suivent, nous tenterons


d’analyser, selon un ordre chronologique, quelques uns de
ces plans concoctés inlassablement dans des officines
étrangères dans le but de servir les visées des puissances
étrangères occidentales et d’Israël en particulier. Nous
commencerons par le désormais tristement célèbre Plan
Oded Yinon, plus connu sous le nom : «Une stratégie pour
Israël dans les années quatre-vingt».88

En publiant ce document en 2007, la revue Confluences


Méditerranée précisait : «A l’automne 1982, soit quelques
mois après l’invasion israélienne du Liban, la Revue
d’Etudes Palestiniennes avait publié un article d’Oded

88
Oded Yinon, «A Strategy for Israel in the Nineteen Eighties»:
http://www.informationclearinghouse.info/pdf/The%20Zionist%20Plan%20for
%20the%20Middle%20East.pdf et sa traduction en français : «Une stratégie
persévérante de dislocation du monde arabe», Confluences
Méditerranée 2/2007 (N°61), p. 149-164 :
http://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=COME_061_0149
80 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

Yinon, intitulé : “Stratégie pour Israël dans les années 80”,


qui lui avait été adressé, avec une courte préface, par le
professeur Israël Shahak, ancien président de la Ligue
israélienne des droits de l’homme (…) Dans sa préface,
Israël Shahak avait attiré l’attention des lecteurs sur la
proximité entre cette “stratégie pour Israël” et la pensée
néoconservatrice américaine, la même qui présidera à la
politique étrangère des Etats-Unis depuis l’accession de
George W. Bush au pouvoir. L’éclatement de l’Irak, les
tensions communautaires dans la plupart des pays arabes,
l’annexion aussi de Jérusalem et d’une bonne partie de la
Cisjordanie dotent l’article d’Oded Yinon, vingt-cinq ans
après sa publication, d’une funeste actualité».

Ce plan garde toute sa terrible pertinence en 2014. Qu’on


en juge à travers ses principaux paragraphes suivants :

«Aujourd’hui s’ouvrent à nous d’immenses possibilités


de renverser totalement la situation, et c’est ce que nous
devons accomplir dans la prochaine décennie, sous peine de
disparaître en tant qu’Etat».

«Il est donc d’importance vitale pour nous de regagner le


Sinaï, avec ses ressources, exploitées et potentielles: c’est
pour nous un objectif politique prioritaire, que les accords de
Camp David et les accords de paix nous empêchent de
poursuivre (...) Démanteler l’Egypte, amener sa
décomposition en unités géographiques séparées : tel est
l’objectif politique d’Israël sur son front occidental, dans les
années 1980».
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 81

«Si l’Egypte se désagrège, des pays tels que la Libye, le


Soudan, et même des Etats plus éloignés ne pourront pas
survivre sous leur forme actuelle, et accompagneront
l’Egypte dans sa chute et sa dissolution. On aura alors un
Etat chrétien copte en Haute Égypte, et un certain nombre
d’Etats faibles, au pouvoir très circonscrit, au lieu du
gouvernement centralisé actuel ; c’est le développement
historique logique et inévitable à long terme, retardé
seulement par l’accord de paix de 1979».

«Le front ouest, qui à première vue semble poser plus de


problèmes, est en fait plus simple que le front est, théâtre
récent des évènements les plus retentissants. La
décomposition du Liban en cinq provinces préfigure le sort
qui attend le monde arabe tout entier, y compris l’Egypte, la
Syrie, l’Irak et toute la péninsule arabe ; au Liban, c’est déjà
un fait accompli. La désintégration de la Syrie et de l’Irak
en provinces ethniquement ou religieusement homogènes,
comme au Liban, est l’objectif prioritaire d’Israël, à long
terme, sur son front est ; à court terme, l’objectif est la
dissolution militaire de ces Etats. La Syrie va se diviser en
plusieurs Etats, suivant les communautés ethniques, de telle
sorte que la côte deviendra un Etat alaouite chiite ; la région
d’Alep, un Etat sunnite ; à Damas, un autre Etat sunnite
hostile à son voisin du nord ; les Druzes constitueront leur
propre Etat, qui s’étendra sur notre Golan peut-être, et en
tout cas dans le Haourân et en Jordanie du Nord. Cet Etat
garantira la paix et la sécurité dans la région, à long terme ;
c’est un objectif qui est dès à présent à notre portée».

«L’Irak, pays à la fois riche en pétrole, et en proie à de


graves dissensions internes, est un terrain de choix pour
82 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

l’action d’Israël. Le démantèlement de ce pays nous importe


plus encore que celui de la Syrie (…) une distribution en
provinces, selon les ethnies et les religions, peut se faire de
la même manière qu’en Syrie du temps de la domination
ottomane. Trois Etats -ou davantage - se constitueront autour
des trois villes principales : Bassorah, Bagdad et Mossoul ;
et les régions chiites du sud se sépareront des Sunnites et des
Kurdes du nord».

«Tous les pays du Golfe et l’ Arabie Saoudite sont


construits sur du sable qui ne contient que du pétrole (…)
mais ces richesses sont aux mains de groupes très restreints
qui ne peuvent s’appuyer sur aucune base populaire ; de
plus, aucune armée ne garantit à ces régimes un soutien
suffisant. L’armée saoudienne, malgré tout son équipement,
est impuissante à défendre le régime contre des menaces
internes ou extérieures- les évènements de La Mecque
en 1980 en sont un exemple».

«La Jordanie ne peut plus survivre longtemps dans sa


structure actuelle, et la tactique d’Israël, soit militaire, soit
diplomatique, doit viser à liquider le régime jordanien et à
transférer le pouvoir à la majorité palestinienne. Ce
changement de régime en Jordanie résoudra le problème des
territoires cisjordaniens à forte population arabe; par la
guerre ou par les coalitions de paix, il devra y avoir
déportation des populations de ces territoires, et un strict
contrôle économique et démographique – seuls garants
d’une complète transformation de la Cisjordanie comme de
la Transjordanie. A nous de tout faire pour accélérer ce
processus et le faire aboutir dans un proche avenir (…) Il n’y
aura de véritable coexistence pacifique dans ce pays que
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 83

lorsque les Arabes auront compris qu’ils ne connaîtront ni


existence ni sécurité qu’une fois établie la domination juive
depuis le Jourdain jusqu’à la mer. Ils n’auront une nation
propre et la sécurité qu’en Jordanie».

«Tout conflit à l’intérieur du monde arabe nous est


bénéfique à court terme».

La réaction du monde arabe à la publication du Plan


Yinon a été aussi tardive que peu significative. Il est pour le
moins étonnant, en effet, que ce qui a été écrit à ce sujet n'ait
commencé à atteindre l'opinion publique de cette région qu'à
partir de 2007, et pour une durée limitée au demeurant. Par
l’indigence de leurs réflexions à ce propos, les élites
politique et intellectuelle arabes ont fait preuve d'une
troublante inattention, voire d’une incroyable insouciance.
Ce n'est qu'à la faveur du soi-disant “Printemps arabe” que
le Plan Yinon a commencé à revêtir l'importance et l'intérêt
qu'il aurait dû avoir suscités bien plus tôt dans le monde
arabo-musulman.89

89
Lire en particulier:
-le livre d’Ahmad Said Naoufal, « 789:;< =>?;< @ABCD 7E FAG<9HI JKL » (Le rôle
d'Israël dans l'émiettement du monde arabe), publié par le Centre Alzaytouna
pour les Études et le Consulting, Beyrouth, 2007:
http://www.alzaytouna.net/permalink/4156.html ;
- l’article d’As'ad Abdul Rahman, «A sinister plan for the region», décembre
2007 :
http://gulfnews.com/opinions/columnists/a-sinister-plan-for-the-region-
1.216509 et sa traduction française «Un projet sinistre pour la région»:
http://www.ism-france.org/analyses/Un-projet-sinistre-pour-la-region-article-
7933 ;
-la publication intitulée:
« 7MMM89:;< =MMM>?;< @MMMABCD 7E NJOMMMBPQ RGOSK » (Sélection de documents sur
l’émiettement du monde arabe), février 2009 : http://www.baath-
84 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

Et pourtant, en 1983, Georges Corm avait parlé, dans un


article90 publié dans Le Monde diplomatique, d’un projet de
balkanisation du Proche-Orient, dénoncé en 1975 déjà par le
chef du Bloc national libanais, M. Raymond Eddé, qui y
voyait «un complot américano-sioniste dont M. Kissinger
serait l’inspirateur». Eddé déclarait au journal Le Monde du
16 décembre 1975 : «Je continue à soutenir que nous
sommes en présence d’un plan américain visant à la partition
du Liban, laquelle conduirait à plus ou moins brève
échéance à l’éclatement de la Syrie. L’objectif est la
création, aux côtés d’Israël, de plusieurs Etats à caractère
confessionnel, des Etats tampons qui contribueraient à la
sécurité de l’Etat juif. Bref, le plan est de balkaniser la
région». Dans son article, Georges Corm citait également le
prince Hassan, frère du roi Hussein de Jordanie, qui, dans le
Times de Londres, faisait remarquer que «la perspective
d’un éclatement de la grande Syrie entre druzes, maronites
et fondamentalismes chiite et sunnite coïncide avec le
développement du grand Israël. Tout cela implique une
aggravation de la souffrance des Palestiniens dépossédés,
dont le respect des droits inaliénables est crucial pour la paix
durable».

party.org/index.php?option=com_content&view=article&id=459:459&catid=
53&Itemid=183&lang=ar ;
-l’étude publiée par le Centre Al-Kashif intitulée :
«TUACVB;< W;I OXYZ9> U[\BH F] ^Y_V`;< @ABCD a_[ » (Les plans d'émiettement de la
région se réaliseront-ils ?), mai 2011:
http://alkashif.org/html/center/22/2.pdf ;
- et la série de cinq articles de Hassan Nafaa, «W89:;< =>?;< @ABCB; Wb?AXc dK9eQ »
(Plan sioniste d’émiettement du monde arabe), Janvier/février 2013 :
http://www.shatharat.net/vb/showthread.php?t=12586
90
Gorges Corm, «Entre le mythe et la réalité : la balkanisation du Proche-
Orient», Le Monde diplomatique, janvier 1983.
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 85

Le bourgeonnement des plan(t)s


Depuis la publication du document de Yinon, d’autres
travaux sur le remodelage du monde musulman, issus
notamment de think tanks israéliens et anglo-saxons, ainsi
que des opinions publiées dans des journaux influents, ont
vu le jour. Nous en citerons les plus connus, ou plutôt ceux
qui ont été rendus publics, à savoir :
1- Un essai de Bernard Lewis intitulé «Repenser le
Moyen-Orient»,91 publié en 1992 dans la revue Foreign
Affairs, dans lequel il prône une politique de “libanisation”
qui pourrait, selon lui, être précipitée par le
“fondamentalisme islamique” dans les pays du Moyen-
Orient dont «la plupart des pays - l’Egypte étant une
exception évidente- sont de création récente et artificielle et
sont vulnérables à un tel processus. Si le pouvoir central est
suffisamment affaibli (…) l’Etat se désintègre -comme cela
s’est passé au Liban- dans un chaos de querelles, de
vendetta, de sectes qui s’entre-tuent, de tribus, de régions et
de partis politiques».
2- Un rapport intitulé «Une rupture nette : une nouvelle
stratégie pour sécuriser le royaume». Il fut préparé en 1996
par l'Institut d'études stratégiques et politiques avancées, un
think tank israélien ayant un bureau affilié à Washington
D.C. Les principales idées de ce document considéré comme
«une sorte de manifeste néoconservateur américano-

91
Bernard Lewis, «Rethinking the Middle East», revue Foreign Affairs,
automne 1992:
http://www.foreignaffairs.com/articles/48213/bernard-lewis/rethinking-the-
middle-east
86 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

israélien» émergent d'un débat auquel ont participé des


leaders d'opinion israéliens et américains de premier plan,
tous influencés par Bernard Lewis, comme Douglas Feith et
Richard Perle, entre autres. Ce rapport avait pour objectif de
proposer au gouvernement de droite de Benjamin Netanyahu
des orientations nouvelles impliquant une rupture radicale
avec le slogan “paix globale”, d’où son intitulé. En
particulier, il conseille de «travailler étroitement avec la
Turquie et la Jordanie afin de contenir, déstabiliser et réduire
l’influence de certaines des menaces les plus dangereuses
pour Israël» provenant surtout de la Syrie et de l’Irak. Cet
effort doit viser à «écarter Saddam Hussein du pouvoir (et)
étant donné que l’avenir de l’Irak pourrait affecter
profondément l’équilibre stratégique au Moyen-Orient, il
serait compréhensible qu’Israël ait intérêt à appuyer les
Hachémites dans leurs efforts tendant à redéfinir l’Irak».
3- Une tribune rédigée conjointement par Joseph Biden
(à l’époque, Sénateur représentant l’Etat du Delaware) et
Leslie Gelb (Président honoraire du Council on Foreign
Affairs) intitulée «L’unité à travers l’autonomie en Irak»,92
et publiée dans le New York Times du 1er mai 2006. Les
auteurs proposent un plan s’inspirant des Accords de Dayton
de 1995 pour la Bosnie Herzégovine et s’articulant autour de
cinq points dont le plus important prévoyait l’établissement
en Irak de trois régions (chiite, sunnite et kurde) qui
bénéficieraient d’une large autonomie et un gouvernement

92
Joseph R. Biden JR & Leslie H. Gelb, «Unity Through Autonomy in Iraq»,
The New York times, 1 mai 2006:
http://www.nytimes.com/2006/05/01/opinion/01biden.html?pagewanted=all&_
r=0
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 87

central à Baghdad ayant la charge de la sécurité, des affaires


étrangères et de la redistribution des revenus du pétrole.
Même si dans cette tribune il n’est pas fait mention
explicitement à une partition, la classe politique et les
médias américains l’ont ainsi interprétée tout en estimant,
dans leur majorité, que la solution proposée était prématurée
et difficilement réalisable.
4- Un article intitulé «Frontières de sang: comment un
meilleur Moyen-Orient pourrait apparaître»93 publié en 2006
par le lieutenant-colonel à la retraite, Ralph Peters, dans une
revue militaire américaine. L’idée centrale de ce document
est la création de quatre nouvelles entités étatiques dont
deux sur une base linguistique (Kurdistan et Baloutchistan)
et deux sur une base essentiellement confessionnelle (Etat
arabe chiite et Etat islamique englobant La Mecque et
Médine, qui serait l’équivalent d’un super-Vatican). La
thématique de cet article a été reprise et développée par
Peters dans un livre qu’il a publié en 2007 sous le titre
«Guerres de sang et de foi : les conflits qui façonneront le
vingt-et-unième siècle ».94

5- Une analyse de la Brookings Institution95


(considérée comme le meilleur think tank au monde en

93
Ralph Peters, «Blood Borders: How a better Middle East Would Look»,
Armed Forces Journal, juin 2006:
http://www.armedforcesjournal.com/blood-borders/
94
Ralph Peters, «Wars of Blood and Faith: The Conflicts That Will Shape
the Twenty-First Century», Editions Stackle Books, Pennsylvania, 2007.
95
Lire la traduction française du rapport de l’Université de Pennsylvanie sur
le classement mondial des think tanks intitulé «Global Go to Think Tanks
2013»:
http://www.iris-france.org/docs/kfm_docs/docs/Classement-Global-GO-To-
Think-Tanks-2013-FR.pdf
88 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

2013), publiée en 2007 sous le titre «Les arguments en


faveur d’une partition douce en Irak».96 Longue de 41
pages, cette analyse estime que le temps est venu d’admettre
que le «seul espoir qui reste d’avoir un Irak plus stable est
une partition douce du pays en trois régions principales».
Créer une telle structure pourrait, selon l’étude, s’avérer
difficile et risqué ; mais mesurée à l’aune des alternatives
qui s’offrent aux Américains (continuer à maintenir l’ordre
dans un pays en proie à une guerre ethnique et sectaire ou
retirer les troupes de combat avec un risque d’escalade du
conflit en Irak et d’une conflagration régionale), cette
solution leur paraît «plus acceptable».
6- Une longue étude de Parag Khanna, publiée dans la
revue Foreign Policy en janvier 2011 sous le titre: «La
désagrégation est bonne à faire».97 Reprenant une idée
développée dans son livre98 paru juste avant les évènements
de Tunisie et d'Egypte, l’auteur prédit un monde comprenant
300 États indépendants dans les décennies à venir, en raison
de ce qu'il a appelé une “entropie postcoloniale”. A la base
de sa prédiction est le fait que «de nombreux États qui
étaient des colonies ont connu après leur accession à
l'indépendance une expérience ingérable de croissance
démographique, une dictature prédatrice et corrompue, une

96
Edward P. Joseph & Michael E. O’Hanlon, «The Case For Soft Partition
in Iraq», The Saban Center for Middle East Policy at The Brookings
Institutions, juin 2007:
http://www.brookings.edu/fp/saban/analysis/june2007iraq_partition.pdf
97
Parag Khanna, «Breaking Up Is Good to Do», Foreign Policy, 13 janvier
2011:
98
Parag Khanna, «How to Run the World: Charting A Course to the Next
Renaissance» (Comment gouverner le monde: tracer la voie pour la
prochaine renaissance), publié chez Random House, 2011.
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 89

infrastructure et des institutions en état de faillite, ainsi


qu'une polarisation ethnique (...) exactement les mêmes
raisons pouvant être avancées pour expliquer les vicissitudes
actuelles dans les pays arabes».
7- Un article d’Aluf Benn, publié en mars 2011 dans le
journal israélien Haaretz sous le titre : «Attention : Moyen-
Orient en construction».99 L’auteur y estime que les
soulèvements populaires et les luttes fratricides dans la
région conduiront au remodelage des cartes géographiques
régionales, qui seront autrement différentes de celles issues
des accords de Sykes-Picot de 1916 et d'autres
arrangements. L’Occident, comme Israël, dit-il, préfère
avoir un Moyen-Orient fragmenté et occupé par des
querelles intestines permanentes et ne fera donc rien qui
puisse compromettre le processus de fission en cours dans
les pays de la région et contribuera plutôt à sa concrétisation.
Aluf recommande «d’influer sur ce processus inévitable afin
d'augmenter la puissance et l'influence d'Israël dans la
région».
8- Un article publié en août 2012 dans le Washington
Post intitulé «Repenser le Moyen-Orient»,100 sous la plume
de Jim Hoagland, célèbre journaliste américain lauréat à
deux reprises du Prix Pulitzer qui disait en 2001, à la suite

99
Aluf Benn, «Caution: Middle East under construction», 25 mars 2011:
http://www.haaretz.com/weekend/week-s-end/caution-middle-east-under-
construction-1.351743
100
Jim Hoagland, «Rethinking the Middle East», dans le Washington Post du
18 août 2012:
http://www.washingtonpost.com/opinions/rethinking-the-middle-
east/2012/08/17/183c7c88-e894-11e1-936a-b801f1abab19_story.html
90 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

des attaques du 11 Septembre : «Les Etats-Unis sont


engagés dans une guerre de l’ombre qui doit être à présent la
priorité centrale pour ce président (G. W. Bush) et son
administration, chaque jour de son mandat».101 Dans cet
article, Hoagland, prétextant d’un «statu quo inhumain» en
Syrie, recommande que «la politique américaine doit être
assez souple pour faciliter les changements de frontières qui
permettraient une plus grande protection pour les minorités
ethniques ou religieuses en Syrie, en Irak ou ailleurs».
9- Une étude élaborée par Frank Jacobs et Parag Khanna
intitulée: «Le nouveau monde»,102 illustrée de nombreuses
cartes et publiée en septembre 2012 dans le New York Times
Sunday Review. Ses auteurs estiment que «nous sommes en
passe d’assister à un nouveau “baby boom” d’Etats-nations
et proposent une carte géographique tenant compte d’une
reconfiguration basée sur : une dislocation du Mali ; une
confirmation de la division de la Somalie ; une Union du
Golfe arabique ; une partition de la Syrie ; un Kurdistan
indépendant ; un Grand Azerbaïdjan; un Pachtounistan et un
Baloutchistan indépendants. Ils concluent leur étude en
considérant que la sécession est une réponse naturelle,
profondément ancrée dans les affinités culturelles qui ne
peuvent pas être effacées autrement que par le génocide et
que «le monde est en train de trouver des remèdes au

101
Opinion intitulée «A Shadow War» (Une guerre de l’ombre), The
Washington Post, 11 septembre 2001:
http://www.washingtonpost.com/wp-srv/nation/articles/hoagland11. htm
102
Frank Jacobs & Parag Khanna, «The New World», The New York Times
Sunday Review, 22 septembre 2012:
http://www.nytimes.com/interactive/2012/09/23/opinion/sunday/the-new-
world.html
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 91

problème créé depuis des siècles du fait de l'imposition, par


la force, de frontières politiques et économiques artificielles,
suivie d'un pillage massif et légalisé».

10- Une étude publiée dans le New York Times en


septembre 2013 sous le titre «Imaginer un Moyen-Orient
aux cartes redessinées».103 Elle est l’œuvre de Robin Wright,
journaliste et analyste des affaires étrangères et auteure d’un
livre104 sur le “Printemps arabe”. Cette étude reprend en gros
la vision de Ralph Peters et imagine un remodelage des
frontières de cinq pays arabes (Arabie Saoudite, Irak, Libye,
Syrie et Yémen) qui deviendraient ainsi 14 Etats, sur des
bases ethniques et religieuses.
11- Un article de Jeffrey Goldberg publié dans le
magazine américain The Atlantic en 2014 sous le titre «La
nouvelle carte du Moyen-Orient».105 Il s’agit en fait d’une
mise à jour d’un article que le même auteur avait écrit en
janvier 2008, intitulé «Après l’Irak»106 et dans lequel il
prévoyait non seulement la division de l’Irak en trois parties,
mais aussi celle de nombre d’autres Etats musulmans. Il
prévoyait également la possibilité d’un «conflit régional

103
Robin Wright, «Imagining a Remapped Middle East», The New York
Times, 28 septembre 2012:
http://cdn.bvoltaire.fr/media/2013/10/nytjpdf.pdf
104
Robin Wright, «Rock the Casbah: Rage and Rebellion Across the Islamic
World» (Ebranlez la Casbah: fureur et rébellion à travers le monde
musulman), éditions Simon & Schuster, juillet 2011.
105
Jeffrey Goldberg, «The New Map of the Middle East», The Atlantic, 19
juin 2014:
http://www.theatlantic.com/international/archive/2014/06/the-new-map-of-
the-middle-east/373080/
106
«After Iraq», The Atlantic, 1 janvier 2008:
http://www.theatlantic.com/magazine/archive/2008/01/after-iraq/306577/
92 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

entre les Sunnites et les Chiites» qui mettrait aux prises


l’Arabie Saoudite et l’Iran, indirectement (à travers leurs
mandataires respectifs), ou directement. Dans l’article
actualisé, Goldberg affirme qu’il n’est pas surpris par la
précision de ses projections de 2008 et que «ce serait une
très bonne chose s’il émergeait du chaos actuel un Kurdistan
véritablement indépendant, libéré une bonne fois pour toutes
de la domination arabe irakienne».
Comment omettre de signaler, pour compléter cet
éventail de stratégies du “chaos constructif”, les révélations
faites par :

1- L’ancien Directeur de la CIA (1993-1995), Robert


James Woolsey qui, lors d’une conférence donnée à
l’Université de Californie le 16 novembre 2002 déclarait que
les Etats-Unis étaient engagés dans une Quatrième Guerre
mondiale contre trois ennemis : les dirigeants religieux
d’Iran, les «fascistes» d’Irak et de Syrie et les extrémistes
islamiques comme Al-Qaeda. Il ajouta: «Alors que nous
nous dirigeons vers un nouveau Moyen-Orient dans les
années et, je pense, dans les décennies à venir, nous allons
rendre anxieuses beaucoup de personnes». C’est l’appui
qu’accordera l’Amérique aux mouvements démocratiques à
travers le Moyen-Orient qui provoquera ce sentiment
d’anxiété», dit-il. Et, s’adressant notamment aux régimes
égyptien et saoudien, il prévint : «Nous voulons que vous
soyez angoissés. Nous voulons que vous compreniez
qu’aujourd’hui, pour la quatrième fois en cent ans, ce pays
et ses alliés sont en marche et que nous sommes aux côtés de
ceux que vous -les Mubarak et la famille royale saoudienne-
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 93

craignez le plus : nous sommes aux côtés de vos propres


peuples».107 Ce message fut réitéré en février 2003 lors d’un
débat à l’Université de Columbia108, quelques semaines à
peine avant l’invasion de l’Irak. Participait à ce débat Paul
Bremer qui, trois plus tard, devint l’administrateur civil de
l’Irak sous occupation. Il importe de noter, par ailleurs, que
James Woolsey est depuis 2011 le président de la Fondation
pour la Défense des Démocraties109 ; en 2006, celle-ci a
créé, en collaboration avec la Fondation Européenne pour la
Démocratie,110 un Centre pour la Liberté au Moyen-Orient
(CLIME)111 ayant pour mission de : «soutenir les individus
et les groupes civiques qui propagent les valeurs
démocratiques de liberté et de tolérance au Moyen-
Orient »…
2- Le général Wesley Clark en 2007 selon lequel le
Pentagone avait élaboré, dix jours seulement après les
évènements du 11 septembre 2001, un plan prévoyant
d’attaquer, outre l’Afghanistan, 7 pays musulmans (Irak,
Syrie, Liban, Libye, Somalie, Soudan et Iran) en l’espace de
5 ans.112

107
Charles Feldman et Stan Wilson, «CIA Director: U.S. faces “World War
IV”», CNN, 3 avril 2003.
108
Voir la vidéo du débat portant sur le thème : «L’Irak et la guerre contre le
terrorisme» à l’adresse suivante:
http://www.c-span.org/video/?c4460530/columbia-university-nyc
109
http://www.defenddemocracy.org/
110
http://europeandemocracy.eu/
111
http://www.mideastliberty.org/
112
Voir à cet effet la vidéo, avec sa transcription, de l’interview accordée par
Wesley Clark à la journaliste Amy Goodman de DemocracyNow le 2 mars
2007 :
94 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

3- L’ancien Ministre des Affaires étrangères français,


Roland Dumas, concernant le caractère prémédité des
évènements qui se déroulent actuellement en Syrie. Ainsi,
lors d’une émission télévisée113 en date du 10 juin 2013, il a
indiqué qu’il avait été approché par les Britanniques, bien
avant le déclenchement de la crise en Syrie, pour soutenir
une action de renversement du régime en place à Damas. Un
peu plus tard, M. Dumas a donné des détails
supplémentaires sur cette question et, plus généralement, sur
la politique étrangère de la France, dans un entretien accordé
à l’Observatoire des Mensonges d’Etat.114 Comme à
l’accoutumée concernant pareils sujets, les médias lourds
internationaux n’ont pas fait état de ces déclarations
émanant pourtant d’une personnalité ayant dirigé le Quai
d’Orsay pendant dix ans ! Les circonstances de cette
politique ont également fait l’objet d’une lettre ouverte, tout
aussi sciemment ignorée par les médias, adressée au
président François Hollande par un ancien ambassadeur de
France, en septembre 2013 ; une lettre115 cinglante et teintée
d’une remarquable ironie si elle ne portait sur des sujets
aussi sérieux et graves que l’ambiguïté de la politique
étrangère d’un pays influent, membre permanent du Conseil

http://www.reopen911.info/News/2011/10/18/le-general-wesley-clark-affirme-
quun-plan-etait-pret-des-le-12-septembre-2001-pour-envahir-7-pays-dont-la-
libye-et-l%E2%80%99irak/
113
Emission «Ça vous regarde» de la chaîne de télévision LCP :
http://www.lcp.fr/emissions/ca-vous-regarde-le-debat/vod/148110-syrie-les-
preuves-du-massacre
114
Entretien en date du 28 décembre 2013:
http://observatoire-terrorisme.com/
115
Lettre de Pierre Charasse datée du 2 septembre 2013 :
http://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/060913/syrie-
la-lettre-dun-ancien-ambassadeur-de-france-francois-hollande
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 95

de Sécurité de surcroît, et le martyre d’une grande nation


arabe comme la Syrie.
4- Nick Hopkins, journaliste d’investigation de la BBC,
selon lequel l’ancien Chef d'état-major de l'armée de terre
britannique, le General Sir David Julian Richards, avait
élaboré un plan116 en 2012 prévoyant d’entraîner et
d’équiper 100.000 rebelles syriens pour faire chuter le
Président Bachar Al-assad. Baptisé «Extract, Equip, Train»,
ce plan -qui pourrait bien être celui évoqué par Roland
Dumas- devait permettre à cette armée de rebelles,
préalablement entraînée dans des bases militaires situées en
Turquie et en Jordanie, de marcher sur Damas
consécutivement à une campagne de bombardements et de
pilonnages massifs similaire à l’opération «Choc et effroi»
menée par les Américains lors de l’invasion de l’Irak en
2003. Les moyens aériens nécessaires à cette opération
devaient être fournis principalement par des pays
occidentaux et du Golfe. Après son examen par le Premier
ministre David Cameron et le Conseil de Sécurité Nationale,
ce projet a été jugé «trop risqué» et fut alors abandonné.

Le temps des ciguës


Force est de constater que dans certains Etats de la
région, les plans que nous avons énumérés ci-dessus sont
déjà entrés dans leur phase de mise en œuvre.

116
Lire l’article de Nick Hopkins, «Syria conflict : UK planned to train and
equip 100.000 rebels» (Le conflit en Syrie: le Royaume-Uni projetait
d’entraîner et d’équiper 100.000 rebelles), BBC, 3 juillet 2014:
http://www.bbc.com/news/uk-28148943
96 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

L’architecture territoriale dessinée par les puissances


européennes après les accords secrets franco-britanniques de
1916 (plus connus sous le nom d’Accords Sykes-Picot)117 et
après la Première Guerre mondiale ne pourra
vraisemblablement pas résister plus longtemps face aux
effets cataclysmiques que ne manquera pas de produire la
remise en cause, par la violence, du sacro-saint principe de
l’intangibilité des frontières héritées aux indépendances.
Mais alors que le tracé de nouvelles frontières a été,
historiquement, la résultante de guerres entre des empires ou
des Etats, dans le monde musulman d’aujourd’hui, il est le
produit de divisions internes de nature essentiellement
ethno-religieuse.
Il s’ensuit que ladite architecture, qui avait, à l’époque,
tenu compte des intérêts stratégiques des puissances
coloniales beaucoup plus que des réalités socioculturelles
des peuples colonisés, est soumise de nos jours aux effets
combinés de trois processus majeurs :
Il s’agit tout d’abord des conséquences de l'échec
patent des dirigeants politiques et des élites des pays de la
région dans leur tentative de construction, après les
indépendances, d'Etats-nations forts, démocratiques, justes
et prospères ; sans parler bien entendu de leur incapacité à
bâtir des structures politiques ou économiques, ou même
douanières, supranationales, en dépit des multiples atouts

117
Lire le texte de ces accords en versions française et anglaise dans
l’appendice I. Et pour la version arabe :
http://www.palestineinarabic.com/Docs/treat_aggr/Sykes_Pico_1916_A.pdf
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 97

dont disposent ces Etats en théorie pour réaliser un tel


objectif dans un monde qui tend vers l’intégration.
Il s’agit aussi de l’impact des actions préméditées
entreprises par des acteurs locaux s’employant à créer, dans
toute la région, une situation plus que chaotique qualifiée
par ces acteurs eux-mêmes de «barbarie»;118 laquelle, disent-
ils, serait une condition nécessaire et préalable en vue de
l’établissement d’un Etat islamique, puis du rétablissement
du Califat.
Il s’agit enfin des répercussions de la nouvelle stratégie
du chaos constructif pour laquelle semblent avoir opté les
puissances occidentales et Israël, comme alternative à leurs
guerres passées dans la région ; des guerres dont il ne fait

118
Lire à ce sujet: «efgh OX8 9`BH ^ij9Q 9_[k :lj?B;< NJ<LI ”, ijkl mno poq
:2004 resftuvh wpxyzh{ |kuh}~zh •€mf
http://www.e-prism.org/images/Idarat_al-Tawahhush_-_Abu_Bakr_Naji.pdf,
traduit en anglais en 2006 sous le titre «Management of Savagery: The Most
Critical Stage Through Which the Ummah Will Pass» et en français sous le
titre «Gestion de la barbarie: l’étape par laquelle l’Islam devra passer pour
restaurer le califat», Editions de Paris, 2007 :
Abu Bakr Naji (très probablement un pseudonyme) explique dans ce
document: «Pourquoi l’appelons-nous “la gestion de la sauvagerie” ou “la
gestion du chaos sauvage” et non “la gestion du chaos” ? C'est parce qu’il ne
s’agit pas de la gestion d'une entreprise commerciale ou d'une institution
souffrant d’anarchie, ou d'un groupe de voisins dans un quartier ou d'une zone
résidentielle, ou même d'une société pacifique aux prises avec le chaos. Il
s’agit plutôt (...) d’une situation plus nébuleuse encore que le chaos. Avant son
administration, la région de la sauvagerie sera dans un état semblable à celui
de l'Afghanistan avant sa prise de contrôle par les Taliban ; une région
soumise à la loi de la jungle dans sa forme primitive, où les bonnes gens et
même les plus sages parmi les mauvaises gens s’impatienteront de trouver
quelqu'un qui puisse gérer cette sauvagerie ; ils accepteraient même que la
gestion de cette sauvagerie soit confiée à n’importe quel organisme, qu’il soit
constitué de bonnes ou de mauvaises personnes. Toutefois, confier la tâche à
des personnes malfaisantes risque de rendre la région concernée plus barbare
encore !»
98 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

plus de doute désormais qu’elles sont de plus en plus


impopulaires, coûteuses et, par dessus tout, “impossibles à
gagner”, comme s'en plaint d’ailleurs une certaine littérature
occidentale.119
La boîte de Pandore est désormais ouverte; elle est
annonciatrice de bien des malheurs…
Il importe ici de prendre conscience du fait que le
processus de morcellement de la région du Moyen-Orient et
de l’Afrique du Nord qu’il va bien falloir se résoudre à
qualifier de tendance lourde, fut inauguré en janvier 1991
par la guerre en Somalie, Etat qui depuis lors est divisé, de
facto, en trois territoires (Somalie, Somaliland et Puntland).
Il s’est poursuivi avec la partition, de jure, du Soudan le 9
juillet 2011. Et il va, selon toute vraisemblance, s’accentuer
dans les années à venir en Irak, en Syrie, au Liban, au
Yémen, en Libye…et la liste risque de ne pas être
exhaustive.
Tout au long de son histoire, écrit Vicken Cheterian
dans Le Monde diplomatique, «l’Islam a été une force

119
Lire, par exemple: Frank Ledwidge, «Losing Small Wars: British Military
Failure in Iraq and Afghanistan» (Perdre des petites guerres: l'échec
militaire britannique en Irak et en Afghanistan), Yale University Press,
London, 2011; Richard North, «Ministry of Defeat: the British War in Iraq
2003-2009» (Ministère de la défaite: la guerre britannique en Irak 2003-
2009), éditions Continuum, London & New York, 2009 ; et, surtout, l’article de
Pierre Chareyron, «Ces guerres qu'on ne sait plus gagner», revue Études
11/2010 :
www.cairn.info/revue-etudes-2010-11-page-439.htm dans lequel il explique
pourquoi «les espoirs suscités par la révolution technologique, qui laissait à
penser que des unités interarmes polyvalentes et projetables, mises en synergie
par des réseaux d’information et capables d’effets militaires précis, pourraient
emporter la victoire sur tout le spectre conflictuel, se sont effondrés dans les
sables de l’Irak et dans les vallées afghanes».
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 99

unificatrice. Le prophète Mohammed était parvenu à


rassembler les tribus nomades de la péninsule arabe, qui
œuvrèrent à la construction d’un empire sous l’influence de
ses successeurs. Sa bannière permit aussi de rallier des
dynasties non arabes». Mais, aujourd’hui, «les forces qui
s’affrontent sur le terrain cherchent à s’emparer de l’héritage
du passé, mais n’ont aucun projet alternatif au sein des
frontières de l’Etat-nation : aucune ne se bat pour le Liban,
l’Irak ou la Syrie. Elles représentent des intérêts locaux,
tribaux, au mieux confessionnels, et exercent des violences
qui détruisent tout sur leur passage, sans chercher à
reconstruire». Vicken conclut son analyse en affirmant que
«le “Printemps arabe” a fini par pulvériser les Etats
républicains, déjà rongés de l’intérieur. Quant aux
monarchies, confrontées par la montée de l’Islam politique,
dont elles se réclament, elles font désormais face à une
contestation au nom même de la religion».120
La rapidité déconcertante avec laquelle l’Etat
Islamique/EI (qui, jusqu’au 29 juin dernier, portait le nom
d’Etat Islamique en Irak et au Levant) est en train d’étendre
la zone sous son contrôle, en Syrie et en Irak, et l’exode aux
proportions bibliques de populations de toutes confessions
inquiètent de plus en plus. De ce fait, une littérature
abondante tente, dans le monde entier, de comprendre les
origines, les objectifs et l’avenir de cette mystérieuse
internationale islamiste.

120
Article de Vicken Cheterian, «Des frontières sans nations », dans un
dossier spécial intitulé «Etats fantômes au Proche-Orient», Le Monde
diplomatique, juillet 2014.
100 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

Aux analyses sérieuses, mais forcément partielles et


parcellaires, s’ajoutent toutes sortes de théories, parfois
même relevant aussi bien de la conspiration que de la
superstition et de l’irrationnel. N’a-t-on pas épilogué jusque
sur la signification de l’acronyme anglais de ce groupe
(ISIS),121 qui désigne tout à la fois et pas seulement : la
déesse de la fertilité et de la magie dans les cultes de
l’Egypte ancienne et dans d’autres croyances ; une figure
importante dans le symbolisme maçonnique ; voire
l’ “antéchrist musulman” ?122
En attendant que soit démêlé l’écheveau de cet
imbroglio multidimensionnel, il convient de tenir compte
des développements significatifs suivants :
- Les plus hautes autorités religieuses du monde
islamique ont condamné sans appel l’EI et les autres groupes
affiliés à Al-Qaïda. Ainsi, pour Al-Azhar il s’agit d’un
«groupe terroriste sanguinaire qui viole tous les principes et
vocations de la loi islamique (…) ternit l’image de l’Islam
(…) ouvre la voie à la destruction des nations islamiques (et
fait que) l’avenir du monde arabe (soit) confronté à une dure
épreuve».123 Pour sa part, le grand Mufti d'Arabie saoudite,
Abdel Aziz Al-Cheikh, a décrété dans un communiqué que
«les idées d'extrémisme, de radicalisme et de terrorisme (...)
n'ont rien à voir avec l'islam et (leurs auteurs) sont l'ennemi
numéro un de l'islam (…) Les musulmans sont les

121
Islamic State in Iraq and Syria (ou Sham).
122
Voir, par exemple, cette vidéo ahurissante, récemment postée sur
YouTube : https://www.youtube.com/watch?v=IoSkE-k3pTc
123
Propos rapportés par l’agence AP le 3 août 2014:
http://bigstory.ap.org/ARTICLE/EGYPTS-TOP-CLERIC-CONDEMNS-
ISLAMIC-STATE
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 101

principales victimes de cet extrémisme, comme en


témoignent les crimes perpétrés par le soi-disant EI, Al-
Qaïda et les groupes qui leur sont liés» et a cité un hadith
(parole) du prophète Mohammed appelant à «tuer» les
auteurs d'actes préjudiciables à l'islam».124
- Le Conseil de Sécurité des Nations Unies a adopté à
l’unanimité, le 15 août 2014, la résolution 2170, placée sous
le chapitre VII de la charte de l’ONU (permettant le recours
à des sanctions et même à la force, pour la faire appliquer)
visant à empêcher le recrutement et le financement des
djihadistes en Syrie et en Irak.125 Il est à signaler que cette
résolution a été proposée par le Royaume-Uni dont le
Premier ministre, David Cameron, vient de déclarer dans
une tribune publiée par un journal britannique que l’EI
«constitue une menace directe et mortelle pour la Grande-
Bretagne ».126 Et selon des responsables américains, le
Président Barack Obama présidera, fin septembre, une
réunion spéciale du Conseil de Sécurité consacrée à «la
menace que font peser les jihadistes étrangers en Syrie et en
Irak». Les Etats-Unis assumeront en septembre la présidence
tournante de cet organe de l’ONU.
- Sur le terrain, une coalition internationale initiée par les
Etats-Unis est en train de se mettre en place et des frappes
aériennes américaines ont déjà été effectuées contre les
positions de l’EI dans le nord de l’Irak. Des armes sont

124
Magazine Le point, «Grand mufti d'Arabie Saoudite : L'État islamique,
ennemi numéro un de l'islam», 19 août 2014.
125
Journal 20minutes.fr, «Etat Islamique: Le Conseil de sécurité prend des
mesures contre les djihadistes», 15 août 2014.
126
Tribune publiée dans le journal britannique The Telegraph: «David
Cameron: Isil poses a direct and deadly threat to Britain», 16 août 2014.
102 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

également fournies aux Peshmergas kurdes. Il faut noter


toutefois que l’urgence de la réaction internationale ne s’est
fait sentir que lorsque la menace des djihadistes a commencé
à planer sur Bagdad et Erbil dont la valeur stratégique,
économique (énergétique) et symbolique constitue une
“ligne rouge” aux yeux des puissances occidentales. Celles-
ci ne semblent pas, pour l’instant du moins, se soucier de la
situation identique, voire pire encore, et impliquant le même
groupe en Syrie voisine.127 Bien plus, les “rebelles” dans ce
pays continuent d’être soutenus politiquement et
financièrement, entraînés, armés et soignés par les
adversaires du régime d’Al-Assad, y compris Israël.128

Israël dans le “ménage à quatre”


Un laps de temps d'une semaine seulement devrait avoir
suffi pour dissiper les doutes subsistant dans l'esprit des

127
Selon le rapport de l’agence de consulting new yorkaise Soufan Group,
plus de 12.000 combattants étrangers (dont 3000 Européens) originaires de 81
pays, se sont rendus en Syrie en l’espace de trois ans seulement, c’est-à-dire
plus que ceux ayant combattu en Afghanistan durant une période de 10 ans.
Pour lire ce rapport intitulé «Foreign Fighters in Syria» (Les combattants
étrangers en Syrie) :
http://soufangroup.com/wp-content/uploads/2014/06/TSG-Foreign-Fighters-
in-Syria.pdf
128
Lire à ce sujet:
-Aaron Klein: «Blowback! U.S. trained Islamists who joined ISIS» (Retour
de bâton, les islamistes entraînés par les Etats-Unis qui ont rejoint l’EIIL),
WND, 17 juin 2014;
- Elhanane Miller, «Syrian rebel commander says he collaborated with
Israel» (Un commandant rebelle syrien dit qu’il a collaboré avec Israël),
Times of Israel, 13 août 2014;
- WashingtonsBlog, «Allegations: U.S. Allies Back ISIS Islamic Terrorists»
(Allégations: les alliés des Etats-Unis soutiennent les terroristes islamistes),
16 août 2014:
http://www.informationclearinghouse.info/article39428.htm
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 103

sceptiques quant au rôle important que joue Israël dans les


plans de démembrement des États arabes et
d'approfondissement des clivages ethniques et
confessionnels dans le monde musulman.
En effet, lors de son entrevue avec le Président Obama à
la Maison Blanche, le 24 juin dernier, le Président israélien
Shimon Peres a fait état de sa conviction qu'il ne serait pas
possible de préserver l'unité de l'Irak sans une intervention
militaire étrangère massive, «ce qui souligne la séparation
des Kurdes de la majorité musulmane chiite et de la minorité
sunnite arabe». Les Kurdes, a ajouté celui qui passe pour
être une “colombe” et qui s'apprête à prendre sa retraite
incessamment, «ont créé, de facto, leur propre État»129 et la
Turquie, selon lui, semble accepter ce statut des Kurdes dès
lors qu'elle est en train de les aider à pomper du pétrole
destiné à l'exportation et dont un récent chargement à pris la
direction d'Israël précisément.
Un jour plus tard, le chef de la diplomatie israélienne,
Avigdor Lieberman, confiait à son homologue américain, à
Paris, que «les circonstances actuelles au Moyen-Orient
rendent impossible la conclusion d'un accord séparé avec
les Palestiniens (...) le conflit de longue date d'Israël n'est
pas seulement avec les Palestiniens mais avec le monde
arabe dont ils font partie. C'est pourquoi, nous devons
arriver à un accord qui inclura les États arabes modérés, les

129
Raphael Ahren, «Lieberman urges “regional agreement” with moderate
Arabs» (Lieberman préconise un accord régional avec les Arabes modérés),
The Times of Israel, 26 juin 2014.
104 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

Palestiniens et les Arabes israéliens».130 Il est à noter que


cette position a été exprimée un mois avant l'agression
israélienne contre Gaza. Sur les autres questions régionales,
ce “faucon” de la politique israélienne estime que «l'Irak est
en train de se disloquer devant nos yeux et il semblerait que
la création d'un Kurdistan indépendant soit un aboutissement
inéluctable». Il a ensuite fait savoir que «pour la première
fois, un consensus stratégique s'est créé entre les éléments
modérés dans le monde arabe et Israël étant donné que les
deux parties doivent faire face aux menaces iraniennes, au
djihadisme international et Al-Qaïda ainsi qu'à l'extension
du conflit en Syrie et en Irak aux États voisins».
Le 30 juin, le Premier ministre israélien, Benjamin
Netanyahu, s'est exprimé à son tour sur le sujet mais de
manière beaucoup plus explicite encore. De fait, dans un
discours prononcé devant l'institut pour les études sur la
sécurité nationale basé à Tel Aviv, sur le thème des menaces
régionales auxquelles Israël est confronté, Netanyahu a
estimé qu'il était important de construire un axe de
coopération régionale avec les forces modérées au Moyen-
Orient. Parlant des Kurdes, il a déclaré : «C'est une nation
guerrière qui est politiquement modérée, a prouvé qu'elle
savait être engagée politiquement et qui mérite d'être
indépendante».131 Il faut préciser ici que Netanyahu n’a pas

130
Dan Williams, «Israël tells U.S. Kurdistan independance is “forgone
conclusion”» (Israël dit aux États-Unis que l'indépendance du Kurdistan est
un aboutissement inéluctable), Reuters, 26 juin 2014.
131
Batsheva Sobelman, «Netanyahu expresses support for Kurdish
independence» (Netanyahu exprime son soutien à l'indépendance kurde),
journal The Los Angeles Times, 29 juin 2014 et Tovah Lazaroff, «Netanyahu:
I support Kurdish independence» (Netanyahu: Je soutiens l'indépendance
kurde), journal The Jerusalem Post, 30 juin 2014.
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 105

parlé des Kurdes d'Irak spécifiquement. L'on pourrait


déduire donc qu'il est également favorable à l'indépendance
des Kurdes dans les États de la région où ils constituent des
minorités importantes, à savoir la Turquie, l’Iran et la Syrie.
De telles déclarations subversives n'ont rien d'étonnant.
Mais elles apportent un élément nouveau de taille : Israël
est, à ce jour, le seul pays au monde à soutenir publiquement
la désintégration territoriale des Etats de la région.
Nous disons que ces déclarations n'étonnent guère car
l'histoire des rapports secrets entre les dirigeants politiques
et de renseignement israéliens et leurs homologues du
Kurdistan d'Irak remonterait aux toutes premières années
ayant suivi la création d'Israël en 1948.
Cette histoire est dévoilée et minutieusement
documentée dans un livre de John K. Cooley, «Une alliance
contre Babylone: les Etats-Unis, Israël et l'Irak»,132 paru en
2005.
Dans un chapitre intitulé «Ménage à quatre: les USA,
Israël, l'Iran (du Chah) et les Kurdes irakiens», Cooley
informe qu'en «mai 1951, neuf semaines à peine après que
Ben Gourion eut signé le décret créant le Mossad (...) les
services de sécurité irakiens arrêtèrent deux agents israéliens
ainsi que des dizaines de juifs irakiens et de musulmans qui
avaient été soudoyés pour gérer les réseaux chargés
d'organiser l'exfiltration des juifs» et leur départ pour Israël.

132
John K. Cooley, «An Alliance Against Babylon: The U.S., Israel and
Iraq», éditions Pluto Press, Londres, 2005.
106 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

En dépit de cet échec, précise-t-il, David Ben Gourion et ses


conseillers étaient convaincus de la nécessité pour Israël de
prendre pied au Kurdistan, car les pères fondateurs d'Israël
voyaient dans les peuples non-arabes de la région, comme
les Kurdes, les Turcs, les Ethiopiens et d'autres peuples
africains, un contrepoids aux peuples musulmans et arabes
entourant Israël.
L’auteur affirme que c’est à partir de 1964 qu’Israël a
commencé à apporter une aide sérieuse aux Kurdes dans leur
lutte contre les gouvernements irakiens successifs. Cette
année-là, «le ministre de la défense israélien Shimon Peres
eut une rencontre avec un vieux leader kurde, Khumran Ali
Bedir-Khan, qui avait espionné pour le compte du Mossad »
durant les premières années ayant suivi la création d’Israël.
Et «en 1965, le Mossad organisa une formation initiale de
trois mois –qui sera suivie par d’autres- au profit d’officiers
des Peshmerga (mot signifiant en kurde “ceux qui font face
à la mort” ou qui se sacrifient) de Barzani. Le nom de code
de l’opération était “Marvad” (tapis)».
L’auteur cite, pour étayer ses affirmations, un passage
d’un livre133 indiquant que lors de l’occupation de
l’ambassade américaine à Téhéran, en novembre 1979, les
étudiants iraniens avaient mis la main sur un rapport de la
CIA confirmant qu’Israël avait «soutenu les actions de la
SAVAK134 et aidé les Kurdes en Irak».

133
Ian Black & Benny Morris, «Israel’s Secret Wars: A History of Israel’s
Intelligence Services» (Les guerres secrètes d’Israël: une histoire des services
secrets israéliens), Grove Press, New York, 1991, pages 87-89.
134
Nom du service de sécurité intérieure et de renseignement de l'Iran
impérial (1957 et 1979).
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 107

Il se rappelle par ailleurs que Mullah Mustafa Barzani


(père de l'actuel Président du gouvernement régional du
Kurdistan irakien, Massoud Barzani) «m'avait dit à
l'occasion d'une visite que je lui avais rendue dans les
montagnes du Kurdistan en 1972, combien seraient
bienvenues une “influence et une présence” américaines si
les Etats-Unis étendaient leur puissante implantation au
Kurdistan». Les rumeurs concernant l’établissement de
bases américaines permanentes au Kurdistan, dit Cooley,
«avaient été accueillies avec satisfaction en Israël (et) en
1973, le général Ezer Weizman, pionnier israélien, pilote de
combat, et ancien commandant des forces aériennes qui
devint ensuite président d'Israël, fit part à des officiers de
son souhait de disposer de bases militaires dans
l'Euphrate».135
Ces faits historiques dont la connaissance était, pendant
longtemps, l'apanage des seuls initiés relèvent aujourd'hui du
domaine public et sont confirmés par plusieurs sources, y
compris israéliennes.
Dans le troisième tome des ses mémoires,136 Henry
Kissinger consacre tout un chapitre à la relation
quadripartite américano-israélo-irano-kurde dans les années
1970.
Plus près de nous, et parlant du caractère confidentiel de
ces liens de coopération avec les kurdes d'Irak, Amos Gilad,
un haut responsable du ministère de la guerre israélien a

135
Ezer Weizman, «The Battle for Peace», éditions Bantam, New York, 1981,
page 191.
136
Henry Kissinger, «Years of Renewal» (les années du renouveau), Simon &
Schuster, New York, 1999.
108 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

indiqué que «notre silence -en public, du moins- est


préférable. Toute déclaration de notre part ne ferait que
leur (les Kurdes) porter préjudice».137 A la question de
savoir si l'indépendance des Kurdes était désirable, il a
d’abord noté la solidité du partenariat israélo-kurde dans le
passé avant de répondre de manière sibylline : «Il n'y a qu'à
regarder l'histoire et tirer des conclusions concernant
l'avenir».
Eliezer Tsafrir, un ancien agent du Mossad stationné
dans le nord du Kurdistan irakien, fait savoir pour sa part
que le secret entourant ces rapports a été maintenu à la
demande expresse des Kurdes.138 Quant à Ofra Bengio,139
experte des questions irakiennes à l'université de Tel Aviv et
auteure d’un livre sur les Kurdes140, elle «pense
certainement qu'aussitôt que (le Président kurde Massoud)
Barzani aura déclaré l'indépendance, ces liens seront élevées
au rang de relations officielles».141 Cela «dépendra des
Kurdes», dit-elle.

137
Article de Dan Williams op. cit.
138
Idem.
139
Ibidem.
140
Ofra Bengio, «The Kurds of Iraq: Building a State Within a State» (Les
Kurdes d’Irak: construire un Etat dans l’Etat), éditions Lynne Rienner
Publishers, 2012.
141
Le 3 juillet 2014, M. Massoud Barzani a effectivement demandé au
Parlement régional d'organiser un référendum d'indépendance.
Chapitre V

Quelle «vocation de l’Islam » ?


L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 111

Grandeur et décadence d’une civilisation


L'Histoire a conféré au monde musulman, durant ses
siècles de grandeur, un rôle central en termes de contribution
à la spiritualité et au progrès de la civilisation universelle. A
présent qu'il vit ses heures de décadence les plus sombres,
l'Histoire l'interpelle de nouveau et le somme de faire des
choix décisifs pour son devenir.
Il est vrai que l'image d'ensemble qu'il donne aujourd'hui
n'est pas reluisante, loin s'en faut. Et la revue britannique
The Economist142 n'avait pas tort de donner le titre «La
tragédie du monde arabe : une histoire empoisonnée» à un
récent numéro et de considérer que «les Arabes seuls
peuvent inverser le cours de leur déclin civilisationnel,
même si à l'heure actuelle il y a peu d'espoir que cela se
produise. Les extrémistes n'en offrent aucun. Le mantra des
monarques et des militaires est la “stabilité”. En temps de
chaos, l'attrait qu'elle présente est compréhensible, mais la
répression et la stagnation ne constituent pas la solution.
Celles-ci ont été inopérantes dans le passé; en fait elles
furent à la base du problème. Même si l'éveil arabe a vécu
pour le moment, les forces puissantes qui lui ont donné
naissance sont toujours présentes. Les médias sociaux qui
ont produit une révolution ne peuvent pas être ignorés. Les
dirigeants dans leurs palais et leurs soutiens occidentaux
doivent comprendre que la stabilité nécessite la réforme».

142
The tragedy of the Arabs: A poisoned history», The Economist du 5-11
juillet 2014:
http://www.economist.com/news/leaders/21606284-civilisation-used-lead-
world-ruinsand-only-locals-can-rebuild-it
112 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

Il est vrai aussi que sous quelque angle que l'on observe
ce monde arabo-musulman, c'est la même impression qui se
dégage, celle d’une angoisse grandissante devant
l’imminence d’une situation chaotique rendue inévitable par
des forces endogènes ou exogènes comme les interventions
et l’occupation étrangères dont le plus récent épisode se joue
en ce moment dans la Bande de Gaza.

«Une ligne dans le sable»


Afin d’éclairer l’actualité tragique du monde islamique
en général et de la Palestine en particulier, un bref rappel
historique s’impose. Nous avons estimé que la meilleure
manière de le faire serait de reprendre, ci-après,
intégralement le prologue d’un livre143 retraçant l’origine
des «Accords Sykes-Picot», en se basant sur des documents
récemment déclassifiés par les archives britanniques et
françaises. Il s’agit donc d’un document inédit pour le
lecteur autre qu’anglophone :

«Durant l'été 2007, je suis tombé sur une phrase à faire


sortir les yeux de la tête, dans un rapport qui venait d'être
déclassifié par le gouvernement britannique. Écrite au début
de l'année 1945 par un officier du service de sécurité

143
James Barr, «A Line in the Sand : Britain, France and the Struggle for
the Mastery of the Middle East» (Une ligne dans le sable: La Grande-
Bretagne, la France et la lutte pour la domination du Moyen-Orient), éditions
Simon & Schuster, Londres, 2011.
Nous avons obtenu l’autorisation écrite suivante pour une telle reproduction :
From A Line in the Sand by James Barr. Copyright © James Barr 2011.
Permission granted by the author and Felicity Bryan Literary Agency.
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 113

britannique, le MI5, mais jamais publiée jusqu'à ce jour, elle


résolut un mystère qui avait laissé perplexe le gouvernement
britannique. Qui finançait et armait les terroristes juifs qui
œuvraient, à l'époque, à mettre fin à l'administration
britannique de la Palestine ? De retour d'une visite au
Moyen-Orient, l'officier en question avait donné une réponse
qui ne manqua pas d'étonner. Les terroristes, informa-t-il,
“sembleraient recevoir de l'aide de la part des Français”.

Précisant qu'il en avait parlé à ses homologues du service


secret britannique, le MI6, l'officier ajouta : “Nous... savons
de sources ‘top secrètes’ que des officiers français au Levant
avaient secrètement vendu des armes à la Hagana144 et nous
avons reçu des rapports récents faisant état de leur intention
de fomenter des troubles en Palestine”. En d'autres termes,
pendant que les Britanniques combattaient et mouraient
pour libérer la France, leurs supposés alliés, les Français,
soutenaient secrètement les efforts des Juifs visant à tuer les
soldats et les officiels britanniques en Palestine.

Cette action extraordinaire de la part de la France


représentait le point culminant de la lutte pour le contrôle du
Moyen-Orient qui était en cours depuis quarante ans. En
1915, la Grande-Bretagne et la France, alliés durant la
Première Guerre mondiale aussi, tentèrent de résoudre les
tensions que leurs ambitions concurrentes étaient en train de
causer dans la région. A travers les accords secrets Sykes-
Picot, elles partagèrent l'empire moyen-oriental ottoman

144
Une milice juive.
114 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

entre elles en traçant une ligne diagonale dans le sable,


s'étendant de la côte maritime méditerranéenne jusqu'aux
montagnes de la frontière perse. Les territoires se situant au
dessus de cette ligne devant revenir à la France et la plupart
des terres au sud de cette ligne à la Grande-Bretagne, étant
donné que les deux puissances ne purent se mettre d'accord
sur l'avenir de la Palestine. Le compromis, que ni l'une ni
l'autre des deux puissances n'apprécia vraiment, fut que la
Terre sainte devrait avoir une administration internationale.

Cette façon grossière de constitution des empires était


commune au XIXe siècle, mais elle était déjà devenue
impopulaire au moment ou les Accords Sykes-Picot furent
signés. Le Président américain Woodrow Wilson était le
principal détracteur de cette manière de faire. Lorsque les
États-Unis déclarèrent la guerre à l'Allemagne en 1917,
Wilson critiqua l'impérialisme européen et proposa qu'à la
fin de la guerre, les sujets et les peuples sans État devraient
au contraire être en mesure de choisir leur propre destin.

Dans cette conjoncture nouvelle, les Britanniques se


devaient de trouver des arguments susceptibles de justifier
leurs prétentions concernant la moitié du territoire du
Moyen-Orient. Contrôlant déjà l'Egypte, ils réalisèrent très
tôt qu'en soutenant publiquement les aspirations sionistes
visant à faire de la Palestine un État juif, ils pourraient
sécuriser le flanc est du Canal de Suez et éviter les
éventuelles accusations d’accaparement de terres. Ce qui, à
l'époque, semblait être une manière ingénieuse de déjouer
les manœuvres de la France allait engendrer des
conséquences dévastatrices depuis lors.
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 115

Les Britanniques savaient dès le départ que cette


démarche risquait de causer une vive colère dans le monde
musulman, mais ils étaient confiants qu'ils allaient
surmonter cette difficulté. Ils pensèrent que les Arabes
apprécieraient les avantages économiques que procurerait
l'immigration juive et que les Juifs seraient longtemps
reconnaissants aux Britanniques de leur avoir permis de
réaliser leur rêve. Les deux suppositions se sont avérées
fausses. Lorsque l'immigration juive à outré les Arabes, les
tentatives britanniques de préserver la paix en ralentissant le
rythme de l'immigration ont vite fait d’exaspérer les Juifs.

En vertu des mandats octroyés par la Société des


Nations, la Grande-Bretagne prit le contrôle de la Palestine,
de la Transjordanie et de l'Irak; la France pour sa part eut le
Liban et la Syrie. Les deux puissances mandataires étaient
supposées conduire ces États embryonnaires vers une
indépendance rapide, mais elles se mirent immédiatement à
traîner les pieds. Les Arabes ont réagi avec colère lorsqu'ils
s'aperçurent que la liberté qui leur avait été promise
s'évanouissait continuellement tel un mirage. Les
Britanniques et les Français s'accusèrent mutuellement au
sujet de l'opposition à laquelle commençaient à faire face
leurs politiques respectives. Chacune d'elles refusait d'aider
l'autre à faire face à l'opposition violente des Arabes,
convaincues qu’elles étaient qu'en apportant une telle
assistance, elles n'en seraient que plus impopulaires. Pendant
deux ans presque dans les années 1920, les Britanniques
ignorèrent les fréquentes demandes françaises pour que soit
mis un terme à l'utilisation de la Transjordanie, sous contrôle
116 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

britannique, comme base de départ et de repli par les


rebelles luttant contre les Français en Syrie.

De leur côté, les Français haussèrent les épaules lorsque


les Britanniques leur demandèrent de serrer la vis aux
Arabes qui utilisaient la Syrie et le Liban comme sanctuaires
pendant leur insurrection en Palestine durant la deuxième
moitié des années 1930. Ne bénéficiant mutuellement
d'aucune aide, la France et la Grande-Bretagne recoururent à
des tactiques violentes pour l'écrasement d'un soulèvement
qui n'a fait qu'aiguiser la colère des Arabes.

Pendant longtemps, les Français avaient pensé que les


Britanniques aidaient activement la résistance arabe à leur
présence, mais jusqu'à l'éclatement de la Deuxième Guerre
mondiale, cette suspicion n'était pas basée sur des preuves.
La chute de la France en 1940 et la décision subséquente des
Français du Levant de soutenir le gouvernement de Vichy
mirent fin à l'hésitation de part et d'autre de s'immiscer dans
leurs problèmes respectifs. En juin 1941, les Britanniques et
les Forces Françaises Libres envahirent la Syrie et le Liban
afin d'empêcher que le gouvernement de Vichy ne fournisse
un tremplin pour une offensive contre Suez. Après la
capitulation des Français de Vichy un mois plus tard, le
gouvernement britannique confia la charge de gouverner le
Liban et la Syrie aux Français Libres. Quand cette action
provoqua la colère des Arabes, les responsables britanniques
décidèrent que la meilleure manière de détourner l'attention
loin de la Palestine était d'aider la Syrie et le Liban à
recouvrer leur indépendance, aux dépens des Français.
Grâce à une assistance britannique significative, les Libanais
réalisèrent leur objectif en 1943. Les Français découvrirent,
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 117

l'année suivante, que les Britanniques étaient en train de


comploter avec les Syriens en vue du même objectif.

Les Français se rendirent compte que les Sionistes


partageaient le même désir de vengeance, étant donné qu'à
cette époque-là l'opinion publique juive s'était
définitivement retournée contre les Britanniques. Dans une
tentative d’apaisement des Arabes, les Britanniques avaient
imposé, en 1939, des limites strictes à l'immigration qui
empêchèrent un très grand nombre de Juifs fuyant
l'Allemagne nazie de trouver refuge en Palestine. Lorsque
des informations concernant la nature systématique et le
niveau de l'holocauste émergèrent, beaucoup de Juifs
décidèrent que le temps était venu de chasser les
Britanniques. La politique d'apaisement à l'égard du
terrorisme des Arabes, avant la guerre, avait prouvé que la
violence était payante. Comme le révèle ce livre, les
Français offrirent secrètement leur assistance aux terroristes
sionistes qui partageaient leur détermination à faire sortir les
Britanniques de la Palestine.

Ce qui rend cette rivalité venimeuse entre la Grande-


Bretagne et la France si importante est le fait qu'elle a nourri
le conflit israélo-palestinien d'aujourd'hui. L'exploitation des
Sionistes par la Grande-Bretagne pour contrecarrer les
ambitions françaises au Moyen-Orient a conduit à une
escalade dramatique des tensions entre les Arabes et les
Juifs. Mais c'étaient les Français qui avaient joué un rôle
capital dans la création de l'Etat d'Israël, en aidant les juifs à
organiser l'immigration à grande échelle et le terrorisme
dévastateur qui finit par faire sombrer le mandat britannique
118 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

en 1948. Ce livre tente d'expliquer comment les choses en


sont arrivées là».

Palestine : la nouvelle/ancienne facette d’un


conflit éternel ?
Alors que la Cisjordanie occupée est au bord de
l'explosion, prélude peut-être à une troisième Intifada que le
gouvernement israélien redoute par dessus tout, la Bande de
Gaza est déjà en ruines.

Un mois durant, les bombardements aériens et les


pilonnages, par terre et par mer, de la part de la «quatrième
armée la plus puissante au monde» n'ont épargné ni les
populations civiles, ni les habitations, ni les hôpitaux, ni les
mosquées, ni la seule centrale électrique de Gaza, ni les
autres rares infrastructures vitales comme les universités et
les écoles, y compris celles gérées par l’UNRWA.

Ce déluge de feu avait pour but principal de faire échouer


le gouvernement d'unité nationale qui venait à peine d'être
formé par les Palestiniens145 et de briser toute volonté de

145
Lire l’article d’Ari Shavit, «Top PM aide : Gaza plan aims to freeze the
peace process», Haaretz, 6 octobre 2004; dans lequel Dov Weisglass,
l’ancien conseiller principal d’Ariel Sharon, explique la signification pour les
dirigeants israéliens du plan de désengagement de Gaza, approuvé en juin
2004. La signification du désengagement «c’est le gel du processus de paix. Et
quand vous gelez ce processus, vous empêchez la création d'un Etat
palestinien, et vous empêchez une discussion sur les réfugiés, les frontières et
Jérusalem. En effet, tout cet ensemble appelé Etat palestinien, avec tout ce que
cela implique, a été indéfiniment retiré de notre ordre du jour. Et tout cela
avec l’autorité et la permission nécessaires. Le tout avec la bénédiction
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 119

résistance dans cette enclave surpeuplée et transformée en


prison à ciel ouvert par un blocus inhumain imposé à une
population à qui l' “Occident démocratique” avait reproché
d'avoir choisi démocratiquement ses représentants, lors des
élections législatives de 2006.

Et jusqu'au déclenchement de cette énième agression


israélienne contre les États arabes et contre les Palestiniens,
les effets de ce blocus sur la population gazaouie ne
semblaient pas émouvoir outre mesure la majeure partie de
la communauté internationale, y compris certains Etats
arabes voisins.

Quid en effet du silence assourdissant du Conseil de


Sécurité de l’ONU, si prompt d’ordinaire à brandir le glaive
du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies pour punir
sévèrement les “dictateurs” et autres “organisations
terroristes” arabes et islamiques. Mais si incroyablement lent
à se mettre en branle pour - s’il y a unanimité parmi ses
membres bien sûr, ce qui n’est souvent pas le cas-146 se
contenter au final d’adopter des déclarations présidentielles,
non contraignantes, appelant Israël “à la retenue”. Ce, alors
même qu’il s’agit de réagir au terrorisme d’Etat d’Israël et
aux crimes de guerre et crimes contre l’humanité perpétrés
par sa très mal nommée “Tsahal” (Armée de défense

présidentielle et la ratification des deux chambres du Congrès». Weisglass fut


l'un des initiateurs de ce plan de désengagement.
146
Depuis la création de l’ONU en 1945, les Etats-Unis ont opposé à 79
reprises leur véto au sein du Conseil de Sécurité. Leur premier véto, en 1970,
a concerné la situation en Rhodésie du Sud. Le second, en 1972, a concerné la
situation au Moyen-Orient. Sur les 79 votes négatifs, 43 ont trait à la situation
au Moyen-Orient, à la Palestine et à d’autres questions concernant le monde
arabe. (Source : Nations Unies, Dag Hammarskjöld Library).
120 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

d'Israël), de l’aveu même de certains de ses membres


écœurés par ce qu’ils voient dans la réalité quotidienne de la
colonisation ? 147

Et que dire de la réaction de la moribonde Ligue des


Etats arabes ? Si ce n’est de soutenir l’appel lancé
dernièrement par le Dr Ahmed Taleb Ibrahimi,148 ancien
Ministre des Affaires étrangères algérien (1984-1988), aux
dirigeants arabes en vue de sa dissolution pure et simple et
son remplacement par une nouvelle institution plus en
adéquation avec les exigences des temps actuels et, surtout,
avec les aspirations réelles des peuples arabes.

Mais, cette guerre génocidaire et particulièrement


destructrice149, que ses auteurs pensaient pouvoir mener

147
Consulter le site «Breaking the Silence : Israeli soldiers talk about the
occupied territories» (Rompre le silence: des soldats israéliens parlent des
territoires occupés) :
http://www.breakingthesilence.org.il/ et lire en particulier :
O. K, «How an army of defense became an army of vengeance» (Comment
une armée de défense est devenue une armée de vengeance) ; Avner Gvaryahu,
«I've seen how shockingly we treat Palestinians» (J’ai vu de quelle manière
choquante nous traitons les Palestiniens) ; Yehuda Shaul, «Un ancien officier
israélien : “ Notre but était de semer la peur», publié dans le journal Le
Monde du 22 juillet 2014 :
http://www.lemonde.fr/idees/article/2014/07/22/un-ancien-officier-israelien-
notre-but-etait-de-semer-la-peur_4460857_3232.html
ainsi que le témoignage poignant de Eran Efrati (en vidéo), «On The Wrong
Side Of History: Ex-Israeli Soldier Speaks Out» (Du mauvais côté de
l’Histoire: un ex-soldat israélien parle) :
http://www.informationclearinghouse.info/article39261.htm
148
Lire l’entretien qu’il a accordé au journal algérien El Khabar du 23 juillet
2014 : http://www.elkhabar.com/ar/politique/416135.html
149
Lire à cet effet :
- la tribune intitulée «Lever la voix face au massacre perpétré à Gaza»,
publiée par l’ancien Premier ministre et ministre des affaires étrangères
français, Dominique de Villepin, dans le magazine Le Figaro, 31 juillet 2014.
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 121

rondement et impunément, est en fait en train de se


transformer en une véritable déroute stratégique et morale
pour Israël et ses complices dans la région et ailleurs, et en
une victoire pour la résistance palestinienne.150

Même les revues The Economist et Foreign Policy - qui


sont peu suspectes de sympathie envers le Hamas et
d'antipathie à l'endroit d'Israël- ont épousé ce point de vue.

Ainsi, dans un éditorial au titre révélateur,151 le magazine


britannique, après avoir sacrifié au rituel d'usage en
Occident, celui des louanges préalables à Israël, estime
qu' «il n'est pas étonnant que de nombreux Israéliens aient le
sentiment que le monde est contre eux et pensent que les
critiques faites à Israël masquent souvent une antipathie à
l'endroit des Juifs. Mais ils auraient tort de les ignorer
totalement. Ce, en partie parce que l'opinion publique
compte. Pour une nation commerçante bâtie sur l'idée de
liberté, la délégitimation est, selon les propres termes d'un

- l’article de Jess Rosenfeld : «Israel’s Campaign to Send Gaza Back to the


Stone Age» (La campagne d’Israël visant à renvoyer Gaza à l’âge de la
pierre», The Daily Beast du 29 juillet 2014.
- l’article d’Amos Regev : «Return Gaza to the Stone Age» (Retourner Gaza à
l’âge de pierre), Israel Hayom, 9 juillet 2014.
150
Lire les articles d’Ariel Ilan Roth, «How Hamas Won : Israel's Tactical
Success and Strategic Failure» (Comment Hamas a gagné : le succès tactique
et la défaite stratégique d’Israël), publié dans la revue Foreign Affairs du 20
juillet 2014 et de Brent Sasle, «Israel’s Hollow Victory over Hamas» (La
victoire dérisoire d’Israël), paru dans le journal israélien Haaretz du 22 juillet
2014 ; Jeffrey Goldberg, «Israel Is Winning Battles But Losing The War»
(Israël est en train de gagner des batailles, mais perdre la guerre), Business
Insider, 28 juillet 2014 :
http://www.businessinsider.com/6-reasons-why-israel-is-losing-the-war-
while-winning-against-hamas-2014-7
151
The Economist, «Winning the battle, losing the war» (Gagner la bataille,
perdre la guerre), 2-8 août 2014.
122 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

think tank israélien, “une menace stratégique”. Mais aussi


parce que certaines critiques émanant de l'étranger sont
fondées (...) Le temps ne joue pas en faveur d'Israël. Les
Palestiniens seraient déjà plus nombreux que les Israéliens
dans les endroits où ils vivent ensemble (...) Sans la solution
des deux États, le risque pour Israël serait soit une
occupation permanente et non-démocratique privant les
Palestiniens du droit de vote, soit une démocratie où les Juifs
constitueraient une minorité. Aucune des deux options ne
correspondrait à la patrie juive avec des droits égaux pour
tous à laquelle aspiraient les pères fondateurs d'Israël».

Foreign Policy considère, pour sa part, qu’ «en


définitive, Israël a perdu, nonobstant la puissance de son
armée et de ses ressources, parce que les Palestiniens ont
une arme secrète qui constitue un atout par rapport au Dôme
d'acier: le temps joue en leur faveur. Avec chaque jour qui
passe, leur population et l'injustice dont elle souffre
augmentent. Alors qu'avec chaque jour qui passe, les
arguments d'Israël en faveur du retardement de
l'établissement de cet État (palestinien) diminuent».

Les Gazaouïs sont en train d’administrer la preuve, s’il


en était encore besoin, que seule la résistance armée est à
même de faire triompher le droit et la justice face à un
occupant qui a toujours érigé la force brutale en vertu
suprême.

La réprobation grandissante de l'opinion publique arabe


et internationale ; l'inflexion certes trop timide encore des
grands médias occidentaux jusqu'ici quasi-entièrement
acquis aux thèses sionistes ; les prises de position
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 123

courageuses de nombre d'élus, de politiques, de cercles


académiques, d’artistes, d'auteurs de renom occidentaux et
israéliens et même de survivants et de descendants de
victimes du nazisme;152 ajoutées aux indiscrétions du
Secrétaire d'Etat américain, John Kerry, récemment révélées
par la presse internationale,153 sont-elles les signes avant-

152
Noam Chomsky, (vidéo et transcription intégrale d’une interview), «A
Hideous Atrocity": on Israel’s Assault on Gaza» (Une abominable atrocité:
sur l’assaut d’Israël contre Gaza), Democracy Now! 8 août 20014:
http://www.informationclearinghouse.info/article39364.htm
Gideon Levy, « Killing Arabs to restore quiet» (Tuer les Arabes pour rétablir
le calme), Haaretz, du 13 juillet 2014:
http://www.haaretz.com/opinion/.premium-1.604653 ;
Amira Haas, « Sans changement de politique, l’Etat d’Israël n’est pas
viable» (en vidéo), Courrier international :
http://www.courrierinternational.com/article/2013/11/21/amira-hass-sans-
changement-de-politique-l-etat-d-israel-n-est-pas-viable
MSN News, «Outcry after British MP tweets he would fire rockets at Israel»
(Tollé après qu’un membre du parlement britannique ait tweeté qu’il lancerait
des roquettes sur Israël) :
http://news.in.msn.com/international/outcry-after-british-mp-tweets-he-
would-fire-rockets-at-israel;
Democracy Now! (en video), avec Norman Finkelstein et Mouin rabbani,
«After Palestinian Unity Deal, Did Israel Spark Violence to Prevent a New
"Peace Offensive"? » (Après l’accord sur le gouvernement d’union
palestinien, Israël a-t-il provoqué la violence pour faire échouer une
‘Offensive de paix » ?), 15 juillet 2014:
http://www.democracynow.org/2014/7/15/after_palestinian_unity_deal_did_is
rael ;
Information Clearing House (en vidéo), «Israel Accused Of War Crimes (UK
Parliament)» (Israël accusé de crimes de guerre: Parlement britannique) :
http://www.informationclearinghouse.info/article39117.htm ;
Site Stop Mensonges, «Les médias Mainstream sont sur le point de tomber, la
vérité est surpuissante!», du 21 juillet 2014 : http://stopmensonges.com/les-
medias-mainstream-sont-sur-le-point-de-tomber-la-verite-est-
surpuissante/comment-page-1/
Global research News, «Over 300 Survivors and Descendants of Survivors
of Victims of the Nazi Genocide Condemn Israel’s Assault on Gaza», 16
août 2014».
153
Courrier International, «Pour John Kerry, Israël risque de "devenir un
Etat d'apartheid"», du 28 avril 2014 :
124 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

coureurs d'une prise de conscience mondiale qui n'a que trop


tardé ? On ne peut que l’espérer vivement et s'en réjouir tout
autant si cela venait à se confirmer enfin.

Peut-être assisterons-nous alors à un début de


changement salutaire dans l’attitude de ceux, parmi les
gouvernements occidentaux, qui soutiennent Israël de
manière inconditionnelle et continuent par là même à porter
une lourde responsabilité dans la perpétuation de l'injustice
historique qu'ils ont faite aux Palestiniens.154

Pour l’instant, toutefois, le puissant lobby israélien155 et


son non moins puissant bras armé médiatique veillent au
grain, notamment aux Etats-Unis.

Comment expliquer autrement que quelques heures


seulement après la déclaration du porte-parole du Conseil de

http://www.courrierinternational.com/dessin/2014/04/28/pour-john-kerry-
israel-risque-de-devenir-un-etat-d-apartheid
et 20minutes.fr, «Gaza: Kerry laisse filtrer son irritation devant un micro
resté branché à son insu » du 21 juillet 2014 :
http://www.20minutes.fr/monde/1420583-gaza-kerry-laisse-filtrer-son-
irritation-devant-un-micro-reste-branche-a-son-insu
154
Lire à ce propos l’article de Paul Craig Roberts, «The Moral Failure Of
The West» (La faillite morale de l’Occident) :
http://www.informationclearinghouse.info/article39272.htm;
155
Lire à ce propos :
- le résumé du livre de John Mearsheimer et Stephen Walt, «The Israel Lobby
and U.S. Foreign Policy » (Le lobby israélien et la politique étrangère
américaine», publié chez Farrar, Straus and Giroux, 2007 :
http://www.ism-france.org/analyses/Le-Lobby-Israelien-article-4470 ; -
l’article d’Alison Weir: «Israeli Analyst Explains that the "Special
Relationship" Benefits Israel, NOT the US»:
http://www.informationclearinghouse.info/article39440.htm
Alison Weir est l’auteur d’un livre sur ce sujet intitulé «Against Our Better
Judgment: The Hidden History of How the U.S. Was Used to Create Israel»,
paru chez CreateSpace Independent Publishing Platform, 2014.
et consulter le site : http://ifamericansknew.org/
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 125

sécurité nationale selon laquelle «Les États-


Unis condamnent le bombardement d'une école de
l'UNRWA à Gaza qui aurait fait des morts et des blessés
parmi des Palestiniens innocents -dont des enfants- et des
employés de l'ONU», le porte-parole du Pentagone
confirmait de son côté que Washington avait
réapprovisionné Israël en munitions, celles-là même qui
tuent les enfants palestiniens, en déclarant que «Les États-
Unis se sont engagés à garantir la sécurité d'Israël, et il est
crucial pour les intérêts nationaux américains d'aider Israël à
développer et à maintenir une capacité d'autodéfense forte et
réactive (…) Cette vente d'armement est cohérente avec ces
objectifs» ?156

Et comment interpréter différemment le fait que les


membres démocrates et républicains du Congrès
travaillaient d’arrache-pied pour finaliser un accord sur un
financement supplémentaire de 225 millions de dollars au
profit du “Dôme d’acier” israélien avant leur congé
estival ?157

Et comment justifier enfin la présence à Gaza, aux côtés


des soldats israéliens, de nombreux volontaires
américains ?158

156
Le Monde.fr et AFP, «Les Etats-Unis réapprovisionnent Israël en
munitions», 31 juillet 2014.
157
Arutz Sheva Israel National News, «Congress Scrambling to Approve Iron
Dome Boost» (Le Congrès se dépêche pour approuver une rallonge
budgétaire au profit du Dôme d’Acier), 30 juillet 2014.
158
The Daily Beast du 23 juillet 2014, «1,000 Americans Are Serving in
the Israeli Army and They Aren’t Alone» (1000 Américains servent
dans l’armée israélienne, et ils ne sont pas les seuls):
126 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

La même influence de ce lobby israélien se vérifie dans


d’autres pays occidentaux. En France, par exemple, le
témoignage relaté dans le tout dernier livre de Pascal
Boniface159 concernant les risques encourus par ceux qui
osent critiquer les politiques d’Israël, est accablant. Il y
affirme notamment que «traiter de l’antisémitisme, du
conflit israélo-palestinien et de ses conséquences sur la
société française en s’écartant du discours convenu, et
surtout en prenant le contre-pied des positions dominantes
dans les cercles des pouvoirs politique et médiatique, n’est
pas sans risque. J’en ai déjà fait l’expérience (…) Je connais
trop de responsables politiques et trop de journalistes qui
n’osent contredire l’argumentation (des instances
communautaires juives) de peur d’être accusés
d’antisémitisme et d’en subir des conséquences
douloureuses et graves (…) Lorsqu’en 2003 j’ai publié Est-il
permis de critiquer Israël ?160, l’Arche, le grand mensuel de
la communauté juive m’avait consacré un dossier de
plusieurs pages sous le titre aimable «Est-il permis d’être
antisémite ?». De ce fait, certaines de ces personnalités «se
montrent excessivement sévères (à l’égard de ces
organismes communautaires) hors micros, tout en les
approuvant totalement en public» !

http://www.thedailybeast.com/articles/2014/07/23/1-000-americans-are-
serving-in-the-israeli-army-and-they-aren-t-alone.html
159
Pascal Boniface, «La France malade du conflit israélo-palestinien»,
éditions Salvator, 2014.
160
Livre refusé par sept éditeurs avant d’être finalement accepté par Robert
Laffont. Idem pour le livre de Michel Bôle-Ricard, «Israël, le nouvel
apartheid», refusé par dix éditeurs avant sa publication chez Les liens qui
libèrent en 2013.
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 127

Il ne fait aucun doute que ce qui se passe actuellement à


Gaza est intimement lié aux évènements en cours dans les
autres parties du monde arabo-musulman. C’est là une
facette, parmi d’autres, de la longue guerre, à la fois ouverte
et larvée, qui continue d'être livrée à l'ensemble des
musulmans, depuis très longtemps.

Interrogé à ce sujet, le Dr Ahmed Taleb Ibrahimi fit cette


réflexion: «Il faut prendre conscience du fait qu’il y a
cinquante ans nous rêvions de l’unité arabe et de l’unité
islamique, alors qu’aujourd’hui, par une étrange ironie, nous
en sommes arrivés à craindre même pour la préservation de
l’intégrité des entités existantes. Preuve en est que nous
avons assisté à la division officielle du Soudan sans réagir le
moins du monde ; preuve en est aussi que nous voyons
s’opérer sous nos yeux une partition de fait de l’Irak sans
que l’on puisse bouger ; preuve en est par ailleurs le
processus de partition et de fragmentation en cours en Libye,
en plus d’autres Etats qui attendent leur tour. Le renouveau
de cette nation n’est possible qu’en étant conscient de ces
menaces et en faisant en sorte de les éviter».161

Que faire face à tous ces périls lorsqu’on est désunis et


démunis ?

Malek Bennabi : le visionnaire solitaire


Avec une incroyable clairvoyance, Malek Bennabi voyait
venir le chaos qui traverse les sociétés islamiques de part en
part.

161
Extrait de l’entretien, op. cit.
128 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

En 1956 déjà, il affirmait que «le monde musulman est à


l’instant angoissant de la nébuleuse où les éléments ne sont
pas encore intégrés à un ordre régi par des lois définies. La
nébuleuse peut engendrer l’ordre islamique ou un immense
chaos où sombreront toutes les valeurs que le Coran avait
apportées au monde. Mais le Coran est encore appelé à
répéter son miracle…S’il plaît à Dieu».162
De même, dans sa propre préface à la réédition, en 1970,
de son œuvre monumentale, Vocation de l’Islam, il écrivait :
«la lutte idéologique est à son paroxysme dans le monde et
ses vagues déferlent sur les pays musulmans (…) Au
moment où la plus grande tempête de l’histoire souffle sur le
monde, balayant des gouvernements enracinés et des
institutions millénaires, l’islam lui-même risque d’être
ébranlé. Le monde musulman a déjà subi les secousses de
1948 et de juin 1967. La troisième l’engloutira certainement
si les musulmans n’anticipent pas les évènements tragiques
de ce temps et se contentent seulement de les suivre à petits
pas. Les temps ne sont plus où les sociétés pouvaient vivre
en attendant de rencontrer un jour, au hasard de la route, leur
vocation historique. Aujourd’hui, dès les premiers pas, on
doit savoir vers quel but lointain on est parti».
Jusqu’au seuil de sa mort en octobre 1973, Bennabi ne se
lassait pas de tirer la sonnette d’alarme pour attirer
l’attention des musulmans sur les dangers qui les guettaient.
Ainsi, dans un entretien avec un groupe d’intellectuels
tunisiens venus lui rendre visite chez lui à Alger, il a tenu

162
Malek Bennabi, «L’Afro-Asiatisme, conclusions sur la Conférence de
Bandoeng», Le Caire, Imprimerie Misr S.A.E, 1956.
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 129

ces propos : «…nous traversons actuellement une étape


cruciale, un tournant décisif ; ce qui impose d’entreprendre
des changements révolutionnaires. Nous devons, nous autres
musulmans, introduire des changements au sein de nos
sociétés, sous peine de subir d’autres changements que
l’époque nous imposera de l’extérieur. C’est l’esprit du
temps. Il faut garder toujours présent à l’esprit que si nous
n’opérons pas ces changements de notre propre chef, ils
nous seront imposés ».163
Ces mots ô combien justes ne doivent rien à la
prémonition; ils doivent tout, au contraire, à une lecture
lucide et approfondie des évènements passés et des
projections basées sur une réflexion froide et sans
concession concernant les dynamiques internes de la société
islamique. Ils sont le testament d’un authentique “témoin du
siècle”164, «un homme d’avant-hier, mais surtout d’après-
demain»165, que le monde musulman en particulier et, au-
delà, le monde entier ont sans doute eu tort de ne pas écouter
suffisamment...

En relisant, aujourd’hui, Vocation de l’islam qu’il écrivit


à la suite de la Nakba (catastrophe) de 1948, l’on constate
que la problématique qu’il a posée, celle des raisons de la

163
Malek Bennabi, «La réalité et le devenir», traduit de l’arabe par Nour-
Eddine Khendoudi, éditions Alem El Afkar, 2009.
164
Malek Bennabi, «Mémoires d’un témoin du siècle (1905-1973)», éditions
Samar, 2006.
165
Sadek Sellam, lors d’une conférence donnée à Besançon, le 13 juin 2013,
intitulée : «Comment les printemps arabes on rendu plus actuelle la pensée
de Malek Bennabi».
130 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

décadence du monde musulman et des voies et moyens de sa


renaissance, demeure d’une brûlante actualité.

Décortiquant la situation de décadence dans laquelle vit


le monde musulman, notamment depuis la chute de l’empire
almohade qui gouverna le Maghreb et une partie de
l’Andalousie jusqu’à la fin du XIIIe siècle, il explique que
«tant que cette société “post-almohadienne” n’aura pas
liquidé ce passif hérité de sa faillite il y a six siècles, tant
qu’elle n’aura pas renouvelé l’homme conformément à la
véritable tradition islamique et à l’expérience cartésienne,
elle cherchera en vain l’équilibre nécessaire à une nouvelle
synthèse de son histoire».

Se perpétuant jusqu’à nos jours, le drame de ce monde


musulman est, selon Bennabi, incarné par cet homme post-
almohadien «qui défie le temps comme une rémanence
indestructible et nocive du passé. Le problème des
problèmes demeure, bel et bien, le problème de l’homme et
il ne date pas d’hier».

Les causes de la décadence


Les causes lointaines qui ont déterminé la décadence du
monde musulman apparurent avec la première rupture
constituée par la bataille de Siffin, en l’an 37 de l’Hégire où
«Il fallait choisir entre Ali et Mo’awyya, entre Médine et
Damas, entre le pouvoir démocratique khalifal et le pouvoir
dynastique». Cet épisode a eu pour effet de «briser une
synthèse - en principe établie pour longtemps, peut-être pour
toujours- grâce à l’équilibre entre le spirituel et le temporel.
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 131

A partir de cette première rupture (…), même si le


musulman a pu demeurer foncièrement attaché à un ordre
spirituel contenu dans son âme croyante, le monde
musulman n’en a pas moins perdu son équilibre initial». Du
coup, «la cité musulmane a été pervertie par les tyrans qui se
sont emparés du pouvoir, après les quatre premiers Khalifes.
Le citoyen, qui avait droit au chapitre dans tous les intérêts
de la communauté, a fait place au «sujet qui plie devant
l’arbitraire et au courtisan qui le flatte. La chute de la cité
musulmane a été la chute du musulman dépouillé de sa
mission de “faire le bien et réprimer le mal”. Le ressort de sa
conscience a été brisé et la société musulmane est entrée
ainsi, progressivement, dans l’ère post-almohadienne où la
colonisabilité appelait le colonialisme».

En s’implantant dans le Monde musulman vers le début


du XIXe siècle, dit Bennabi, «l’Européen n’apportait de la
morale chrétienne que certaines dispositions de son âme- de
cette âme belle pour qui la regarde de l’intérieur, du point où
convergent ses vertus centripètes». Toutefois, «si détaché
qu’il fut du reste de l’humanité qu’il dédaignait - n’y voyant
qu’une sorte de marchepied- l’Européen n’en a pas moins
tiré le monde musulman du chaos des forces occultes dans
lequel sombre toute société qui substitue à l’Esprit sa
fiction- ombre déformée par les imaginations de visionnaires
qui ont perdu, avec le sens du réel, le génie même de la
terre. En faisant craquer de toutes parts l’ordre social dans
lequel végétait l’homme post-almohadien, en lui ravissant
les moyens de végéter paisiblement, l’activisme de
l’Européen donnera une nouvelle révélation de sa valeur
sociale. L’homme de l’Europe a joué à son insu le rôle de
132 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

dynamite qui explose dans un camp de silence et de


contemplation. L’homme post-almohadien, comme le
bouddhiste de Chine et le brahmaniste de l’Inde, s’est senti
secoué et finalement réveillé».

C’est ainsi que naquirent «des mouvements historiques


qui donneront à l’Islam sa physionomie actuelle. Ces
mouvements proviennent de deux courants : le courant
réformateur, qui est lié à la conscience musulmane, et le
courant moderniste, moins profond et plus particulièrement
lié aux aspirations d’une nouvelle catégorie sociale issue de
l’école occidentale».

Le mouvement réformateur «n’a pas su transformer


l’âme musulmane, ni traduire dans la réalité la “fonction
sociale” de la religion. Il a toutefois réussi à rompre
l’équilibre statique de la société post-almohadienne en
introduisant dans la conscience musulmane- partiellement et
sur le seul plan intellectuel- la notion de son drame
séculaire. Mais pour que la renaissance dépassât l’état
embryonnaire, il restait à poser dans sa généralité le
problème de la culture». Quant au mouvement moderniste,
s’il «n’a pas apporté - faute d’un contact réel avec la
civilisation moderne et d’une rupture effective avec le passé
post-almohadien- les éléments d’une culture, il n’en a pas
moins donné naissance, par ses emprunts à l’Occident, à un
courant d’idées, discutables sans doute, mais qui ont
l’avantage de remettre en question tous les critères
traditionnels».

Bennabi résume le chaos du monde musulman moderne


comme étant le produit mixte du passé et des apports
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 133

culturels inopérants des mouvements réformateur et


moderniste. La société a ainsi adopté des objets et des
besoins au lieu de notions et de moyens. Il dénonce les
paralysies morale, sociale et intellectuelle qui accentuent
l'inertie générale, de la même manière qu’il s’élève contre
les trois alibis de l'ignorance, de la pauvreté et du
colonialisme.

Les conditions de la renaissance

En indiquant les voies à suivre -qu’il développera ensuite


dans son livre “Les conditions de la renaissance”166 -Malek
Bennabi estime que le monde musulman doit se débarrasser
de sa “colonisabilité” et trouver ses lumières en soi-même
car «L’Europe qui devait éclairer la marche de l’humanité a
fait du flambeau de la civilisation une simple torche
incendiaire. A la lueur du feu qu’elle a mis au monde
colonisé et qui s’est retourné sur ses propres terres, on y voit
régner le même chaos que celui qu’elle a semé dans le reste
du monde, la même désorientation, le même fatalisme
devant les puissances maléfiques de la mythologie (…) Quoi
qu’il en soit, pour se guider dans le chaos actuel, le monde
musulman ne peut plus trouver ses lumières en dehors de
lui-même, et en tout cas, ne peut les demander à un monde
occidental si proche de l’apocalypse. Il doit chercher des
voies nouvelles pour découvrir ses propres sources
d’inspiration. Néanmoins, quelles que soient les voies

166
Malek Bennabi, «Les conditions de la renaissance» publié en 1949, réédité
aux éditions ANEP, 2005
134 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

nouvelles qu’il pourrait emprunter, le monde musulman ne


saurait s’isoler à l’intérieur d’un monde qui tend à s’unifier.
Il ne s’agit pas pour lui de rompre avec une civilisation qui
représente une grande expérience humaine, mais de mettre
au point ses rapports avec elle».167

Tout autant que la transformation de l’homme


musulman, la recomposition politique du monde musulman
basée sur la solidarité est une nécessité incontournable pour
espérer pouvoir faire face efficacement aux défis que lui
impose la mondialisation. Le levier d’une telle
recomposition, nous dit-il, ne peut être efficace qu’à la
condition d’être «non pas un sentiment, la “fraternité
islamique“, mais un acte concret, “la fraternisation
islamique”, telle qu’elle avait existé jadis à l’époque des
Ançars et des Mouhadjirines- premier acte constitutionnel
par lequel se trouva fondée la société musulmane primitive».

Cette idée est explicitée davantage dans un essai intitulé


précisément : «Idée d'un Commonwealth islamique».168
Dans une préface écrite en 1971, Bennabi explique ainsi les
mobiles qui l'avaient incité à entreprendre, en 1958, la
rédaction de cette œuvre : «La parution de la première
édition de cette étude il y a plus de dix ans, était venue à un
moment où elle pouvait, aux yeux de ce “réalisme” à courte
vue qui marque encore certaines politiques du monde

167
Lire à ce sujet l’analyse de Julien Maucade dans son livre «l’Islam : une
victoire inéluctable», paru aux éditions l’Harmattan, 2012.
168
Malek Bennabi, «Idée d’un Commonwealth islamique», 1958, réédité aux
éditions El Borhane, Alger, 2006. «La lutte idéologique», Editions Le Caire,
1960, et Beyrouth, 1970.
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 135

musulman, passer pour une utopie hantant un esprit


idéaliste. Elle était donc passée à peu près inaperçue. Sauf
d'un côté, celui des spécialistes de la lutte idéologique169 qui
ne peuvent laisser passer une idée de quelque importance
géopolitique sans la dévaloriser par des méthodes
machiavéliques quand ils ne peuvent pas l'annexer par des
procédés diaboliques». Il faisait là, sans doute, allusion à son
autre œuvre idéologique majeure170 que les manœuvres
subtiles des spécialistes de la lutte idéologique ont réussi à
tuer dans l’œuf. Il précisait ensuite qu'il s'était certes inspiré
d'un modèle existant, celui du Commonwealth britannique,
mais qui en diffère par maints égards. Ainsi, si le modèle
britannique «s'incarne en une personne, celle de Sa Majesté,
le roi ou la reine», le Commonwealth islamique doit par
contre «trouver son expression dans une idée, l'Islam».
Aussi, si le premier a vu le jour dans les conditions
géopolitiques qui ont suivi la Première Guerre mondiale
«comme une transformation imposée par ces conditions à
l'empire colonial de la Grande-Bretagne, le second doit voir
le jour comme la réédition d'une civilisation et non d'une
nouvelle forme d'empire». Par ailleurs, le Commonwealth
islamique «ne doit pas être perçu comme une simple
structure politique, économique et stratégique adaptée à de
nouveaux rapports de force dans le monde comme le modèle
britannique, mais comme une structure morale et culturelle
nécessaire au dénouement non seulement de la crise actuelle

169
Lire son livre : «La lutte idéologique», Editions Le Caire, 1960, et
Beyrouth, 1970.
170
«L’Afro-Asiatisme, conclusions sur la Conférence de Bandoeng» op. cit.
136 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

des pays musulmans, mais au dénouement de la crise


spirituelle de toute l'humanité».
L’ensemble de l’œuvre de ce penseur visionnaire ne
mérite-t-elle pas amplement d'être relue et méditée
aujourd'hui, aussi bien par les dirigeants que par le grand
public musulmans ?
Plus que jamais, en effet, le monde musulman a besoin
de retrouver cette “fraternisation”, seule alternative à la
grande fitna qui le menace dans ses fondements mêmes. La
solidarité et le dialogue entre les différentes composantes de
l’Islam sont à la bonne santé de ce monde musulman ce
qu’est à celle du monde entier l’ “Alliance des civilisations
des Nations Unies”171 qui a pour slogan : “plusieurs cultures,
une seule humanité”.

171
«Alliance des civilisations des Nations Unies» : http://www.unaoc.org
Conclusion
pppppppppppppppppppppppp

«Ceux qui ignorent l'histoire sont condamnés à la


revivre» …

Les faits que nous avons examinés tout au long de cet


essai n’incitent guère à l'optimisme. Et il est à craindre que
la pensée de Karl Marx -décédé il y a longtemps, tout
comme l'idéologie qu'il a défendue de son vivant- ne soit
appelée à se vérifier, une fois de plus.
Par une espèce de fatalité historique face à laquelle les
forces du bien et de la raison s’avèrent invariablement
impuissantes,172 les dynamiques destructrices à l'œuvre dans
le monde arabo-musulman semblent suivre leur cours,
imperturbablement et sans encombre. Il en va de même pour
la logique, tout aussi entêtée et dévastatrice, de la politique
étrangère de l'Occident envers la région, comme il ressort
clairement de l'analyse de l'ambassadeur Chas Freeman.
Dès lors, les deux véritables questions qu'il importe de se
poser désormais sont les suivantes: quelle voie le monde
musulman empruntera-t-il pour gérer la période “post-

172
Lire à ce propos l'excellent article signé par Roger Cohen intitulé : «Yes,
it Could Happen Again» (Oui, ça pourrait se produire à nouveau),
commémorant le centenaire de la Première Guerre mondiale, paru dans le
magazine The Atlantic du 28 juillet 2014.
138 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

chaotique” ? Et quels enseignements l'Occident tirera-t-il des


effets néfastes que cette tragédie ne manquera pas d’avoir
sur les deux mondes et sur la nature de la relation future
entre eux ?
S'agissant de la première question, nous pensons y avoir
partiellement répondu en exprimant notre foi en la justesse
de la vision formulée par Malek Bennabi au siècle dernier,
mais qui garde une fraîcheur et une pertinence étonnantes.
Quant à la seconde question, et sans verser dans quelque
optimisme béat que n’autorise pas au demeurant la logique
éternelle de la poursuite des intérêts égoïstes, nous
voudrions suggérer aux lecteurs, occidentaux en particulier,
de méditer sur deux propositions. Celles-ci ont été avancées
à la suite du tournant historique du 11 septembre 2001, par
deux auteurs, tous deux américains, représentant l’Orient et
l’Occident et prêchant le rapprochement entre les deux
civilisations islamique et chrétienne :
Dans son livre précité, Reza Aslan estime que la
perspective d’une “guerre cosmique” n’est pas inévitable. A
condition, toutefois, précise-t-il, «que l’on comprenne que
cette guerre contre le terrorisme -conçue par l’administration
Bush comme un conflit cosmique entre les forces du Bien et
celles du Mal pour la survie de la Civilisation- est terminée ;
que l’on réussisse à dépouiller ce conflit idéologique de ses
connotations religieuses ; que l’on rejette la rhétorique
religieuse et polarisante de nos dirigeants et des leurs ; que
l’on se concentre sur les choses concrètes et matérielles qui
sont en jeu ; et que l’on apporte des solutions aux problèmes
terrestres qui sous-tendent toujours l’impulsion
cosmique (…) Car en définitive, il y a un seul et unique
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 139

moyen de gagner une guerre cosmique : refuser d’y prendre


part».
Quant à Richard Bulliet173, qui est professeur d’histoire à
la prestigieuse Columbia University de New York, il affirme
que «le passé et l'avenir de l'Occident ne peuvent être
compris pleinement sans appréciation de la relation de
jumelage qu'il a eue avec l'Islam pendant quatorze siècles.
La même chose est vraie concernant le monde musulman
(...) Malgré l'hostilité qui les a souvent divisés, l'Islam et
l'Occident ont des racines communes et partagent une
grande partie de leur histoire. Leur confrontation
d'aujourd'hui n'est pas due à des divergences essentielles,
mais plutôt à une décision délibérée et ancienne de nier leur
lien de parenté».
L’auteur est d'avis que «la question qui se pose pour les
États-Unis aujourd'hui est de savoir si la tragédie du 11
septembre devrait être l'occasion de se laisser aller à
l'islamophobie incarnée dans des slogans comme celui de
“choc des civilisations”, ou une opportunité pour affirmer le
principe d'inclusion qui représente le meilleur de la tradition
américaine». Les prochaines années, avertit-il, «pourraient
connaître des guerres et des catastrophes qui éclipseraient ce
dont nous avons déjà souffert (…) Il faut retirer du discours
public l'expression “choc des civilisations” avant que les
gens qui aiment à l'employer ne commencent à y croire
réellement».

173
Richard W. Bulliet, «The Case for Islamo-Christian Civilization» (Les
arguments en faveur d’une civilisation islamo-chrétienne), Columbia
University Press, New York, 2004.
140 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

En lieu et place de ce slogan qui présuppose, voire


favorise l'affrontement, l'auteur propose aux Américains une
recette originale susceptible de contribuer à la réalisation
d'une paix durable avec le monde musulman : bâtir une
“civilisation islamo-chrétienne”.
Conscient du caractère sui generis de son idée et
semblant vouloir anticiper les critiques de ceux qui
pourraient y voir une proposition sinon saugrenue du moins
osée, Bulliet commence par rappeler fort judicieusement une
vérité rarement mentionnée par les historiens et les
politiques. Il s’agit du fait qu’ «à partir des années 1950,
avec la réalité de l’holocauste et les conséquences
épouvantables de l’antisémitisme européen plus évidentes
que jamais, l’expression “civilisation judéo-chrétienne”
commença peu à peu à se distancer d’une obscure origine
philosophique -Nietzsche utilisa le qualificatif “judéo-
chrétien” de manière méprisante dans L’Antéchrist174 pour
caractériser les défauts de la société- pour devenir la parfaite
expression d’un nouveau sentiment d’inclusion envers les
Juifs, et d’une répudiation chrétienne universelle de la
barbarie nazie. Aujourd’hui, nous utilisons cette expression
de manière presque instinctive dans nos manuels scolaires,
dans notre rhétorique politique et dans la façon dont nous
nous présentons aux autres dans le monde».
De ce fait historique, Bulliet tire la conclusion
“logique” suivante : si une animosité vieille de deux mille
ans entre les Chrétiens et les Juifs n’a pas empêché la
concrétisation d’une “civilisation judéo-chrétienne” devenue

174
Friedrich Wilhelm Nietzsche, «L’Antéchrist», éditions Flammarion, 1993.
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 141

synonyme de “civilisation occidentale”, pourquoi la même


évolution historique serait-elle impossible concernant la
relation entre les Chrétiens et les Musulmans ?
Il explique ensuite sa proposition en disant que si les
sociétés islamiques du Moyen-Orient et d'Afrique du Nord
et les sociétés chrétiennes d'Europe et d'Amérique se
considèrent comme appartenant effectivement à la même
civilisation, alors les conflits entre les deux éléments
constitutifs de cette civilisation unique auraient
automatiquement un caractère fratricide, analogue
historiquement à celui ayant caractérisé les conflits passés
entre le Catholicisme et le Protestantisme. Aussi, les
questionnements actuels pour savoir si les musulmans sont
capables de se hisser au niveau de la civilisation occidentale
ou, dans l'esprit de certains, à celui de la civilisation tout
court, deviendraient-ils sans importance.
La suite du récit est aussi rigoureuse que fascinante et
l'on serait presque naturellement tenté de se laisser aller,
avec l'auteur -qui n'est pas un rêveur- à rêver d'un monde où
l'espoir qu'il a formulé deviendrait la réalité de demain.
Hélas ! Pour le moment, et pour l'écrasante majorité de
l'humanité qui aspire à la paix, au bien-être et à la justice,
l'urgence se situe ailleurs. Elle réside dans la nécessité de
mobiliser tous les moyens possibles afin de faire échec aux
desseins occultes et aux intérêts étroits d'une minorité
influente et sans scrupules, celle-là même que le Président
américain Dwight David Eisenhower a identifiée et
dénoncée et à laquelle nous ajoutons toutes les forces de
l'argent mal acquis et corrupteur.
142 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

Car en fait, les intérêts de cette minorité prédatrice ne


peuvent prévaloir et prospérer sans que soient nourris, en
permanence, les conflits et la zizanie entre les peuples,
principalement à travers des discours extrémistes, haineux et
belliqueux. Dans son article cité précédemment, Peter Dale
Scott explique de manière convaincante comment «ce qui
peut paraître dément du point de vue du plus grand nombre
fait sens dans la perspective restreinte de ceux qui, au sein
de l'entreprenariat privé, tirent profit de la violence et du
renseignement».

L'Histoire regorge d'exemples de telles visées sordides.


Et les conflits qui ravagent les terres d’Islam depuis la fin de
la guerre froide en sont sans doute la meilleure illustration.

Selon une étude du Congressional Research Services,175


élaborée en 2010, la première guerre du Golfe de 1990-1991
a coûté au contribuable américain 102 milliards de dollars
US (en valeur constante) alors que pour les guerres qui ont
suivi les évènements du 11 septembre 2001, en Afghanistan,
en Irak et au Pakistan, une étude de la Harvard Kennedy
School,176 publiée en 2013, situe ces dépenses entre 4000 et
6000 milliards de dollars. Une étude similaire conduite par

175
Stephen Daggett, «Costs of Major U.S. Wars» (Coûts des guerres
américaines majeures), 29 juin 2010.
176
Linda J. Bilmes, «The Financial Legacy of Iraq and Afghanistan: How
Wartime Spending Decisions Will Constrain Future National Security
Budgets» (Le legs financier de l’Irak et de l’Afghanistan: comment les
décisions concernant les dépenses en temps de guerre vont exercer des
pressions sur les futurs budgets de la sécurité nationale), Faculty Research
Working Paper Series, Harvard University, 2013.
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 143

le Watson Institute for International Studies,177 arrêtée à


mars 2013, en évalue le coût à 4000 milliards de dollars et
recense plus de 330.000 morts, en majorité des civils.
Précisons que ces estimations “minimalistes” des dépenses
budgétaires et des pertes humaines reflètent le point de vue
des seuls Américains.
Quant au coût, autre qu’humain, de ces guerres pour les
pays de la région et leurs peuples et dont on ne connaîtra
probablement jamais le niveau réel en l'état actuel du
contrôle des dépenses publiques dans ces pays, il est
certainement plus colossal.
Et, comme toujours, les dividendes des grands projets de
“reconstruction” de ce qui a été, et qui sera, détruit,
notamment mais pas seulement, en Afghanistan, en Irak, en
Syrie, en Libye et à Gaza seront, à coup sûr, partagés entre
les banques et les entreprises multinationales occidentales,
les seigneurs de la guerre et les trafiquants de tous ordres.
Et ce n'est pas la fin de l'histoire. Celle-ci, à Dieu ne
plaise, risque d’être précipitée, comme nous le promet cette
minorité, par une plus grande guerre, cosmique celle-là, où
même l'utilisation de l'arme nucléaire n'y serait pas exclue.
En somme, c'est sur tout cela que devrait porter le “débat
d'idées” auquel Norman Podhoretz a très justement fait
référence, mais avec une précision de taille toutefois : ce
débat indispensable et urgent ne doit pas concerner le seul

177
Watson Institute for International Studies , Brown University, «The costs of
War Since 2001: Iraq, Afghanistan and Pakistan» (Les coûts de la guerre
depuis 2001: Irak, Afghanistan et Pakistan), 2014: http://www.costsofwar.org/
144 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

“front intérieur” américain, mais l'humanité tout entière


puisqu'il est de nature à marquer durablement de son sceau
la nature des conséquences du choix à faire entre la guerre et
la paix dans le monde.
Pour conclure, je voudrais apporter ici une autre
précision importante : si l’expression “civilisation islamo-
chrétienne” est sans doute un néologisme, son message, en
revanche, n’est pas nouveau ; il fait écho à une pensée
identique exprimée en 1850 par l’Emir Abdelkader,
fondateur de l’Etat algérien moderne et symbole de la
résistance au colonialisme français : «Si les Musulmans et
les Chrétiens avaient voulu me prêter leur attention, j'aurais
fait cesser leurs querelles; ils seraient devenus,
extérieurement et intérieurement des frères».178 En cela,
l’Emir fut, sans conteste, un précurseur du dialogue
interreligieux et intercivilisationnel.
Saura-t-on, un jour, prêter une oreille attentive à pareille
voix de la sagesse et en faire un credo en vue de construire
un monde meilleur ?

* *
*

178
Lire son livre intitulé: «Rappel à l'intelligent, avis à l'indifférent:
Considérations philosophiques, religieuses, historiques, etc.», traduit avec
l'autorisation de l'auteur, sur le manuscrit original de la Bibliothèque
impériale par Gustave Dugat, Paris, Benjamin Duprat, Librairie de l’Institut,
1858 :
http://books.google.dz/books?id=9NICYOwMygAC&printsec=frontcover&sou
rce=gbs_ge_summary_r&cad=0#v=onepage&q&f=false
Bibliographie
pppppppppppppppppppppppp

Ouvrages :

Abd-El-Kader, L’Emir, «Rappel à l'intelligent, avis à


l'indifférent: Considérations philosophiques,
religieuses, historiques, etc.», Paris, Benjamin Duprat,
Librairie de l’Institut, 1858.
Armstrong, Karen :
- «Islam, A Short History», Weindelpheld & Nicolson,
2000.
- «Muhammad, A Prophet For Our Time»,
HarperCollins Publishers, 2006.
Aslan, Reza, «How to Win a Cosmic War: God,
Globalization, and the End of the War on Terror»,
Random House, New York, 2009.
Barnard, Bryn, «The Genius of Islam: How Muslims Made
the Modern World», Knopf, 2011.
Barr, James, «A Line in the Sand: Britain, France and the
Struggle for the Mastery of the Middle East», Simon &
Schuster, Londres, 2011.
Bawer, Bruce:
-«While Europe Slept: How Radical Islam is
Destroying the West from Within», Doubleday, New
York, 2006;
-«Surrender: Appeasing Islam, Sacrificing Freedom»,
New York, Doubleday, 2009.
Bengio, Ofra, «The Kurds of Iraq: Building a State Within a
State», Lynne Rienner Publishers, 2012.
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146 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

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Appendice I

Document dactylographié original des


«Accords Sykes-Picot» et autres
documents y afférents
(Source : Ministère français des Affaires étrangères)
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 161

Lettre de M. Paul Cambon, Ambassadeur de France à Londres,


au Secrétaire d'État britannique aux affaires étrangères,
Sir Edward Grey
162 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 163
164 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 165
166 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

Demande d’éclaircissement britannique


L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 167

Réponse à la demande britannique


168 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

Réponse du Secrétaire d'État britannique aux affaires étrangères


à la lettre du 9 mai 1916
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 169
170 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 171
172 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 173
174 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

Carte britannique illustrant les Accords Sykes-Picot


L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 175

Carte du découpage du Moyen-Orient suivant les


Accords Sykes-Picot
176 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

Légende :

Le Moyen-Orient est découpé, malgré les promesses


d'indépendance faites aux Arabes, en 5 zones :

1. Zone bleue française, d'administration directe


formée du Liban et de la Cilicie;
2. Zone arabe A, d'influence française comportant le
Nord de la Syrie et la province de Mossoul;
3. Zone rouge anglaise, d'administration directe
formée du Koweït et de la Mésopotamie;
4. Zone arabe B, d'influence anglaise, comprenant le
sud de la Syrie, la Jordanie et la Palestine;
5. Zone brune, d'administration internationale
comprenant Saint-Jean d'Acre, Haïfa et Jérusalem.

À la suite de la Révolution d’Octobre qui renverse l'Etat


post-tsariste et installe le pouvoir bolchevik, le nouveau
gouverneur de Petrograd découvre dans les archives une copie
du texte du traité Sykes-Picot qu'il porte, en janvier 1918, à la
connaissance du Gouvernement Ottoman, toujours possesseur
des territoires concernés. Le pouvoir ottoman transmet alors ces
informations au chérif de La Mecque à qui avait été promis, par
les Alliés, un grand royaume arabe, pour qu'il se désengage de la
coalition. Le traité Sykes-Picot est l'une des causes des tensions
permanentes que connaît la région. (Source: Wikipedia)
Appendice II

Lord Lothian
«COMMENT L'OCCIDENT A PERDU
LE MOYEN-ORIEN »
(Texte de la conférence donnée
à l’université de Georgetown,
Washington D.C., le 1er octobre 2013)
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 179

Biographie succincte de Lord Lothian


pppppppppppppppppppppppp

Lord Lothian (Michael Andrew Foster Jude Kerr) est un


politicien, membre du parti conservateur britannique. Il est
né à Londres en 1945. Titulaire d’un Bachelor of Arts en
histoire obtenu de l’Université d’Oxford en 1966, il a été élu
au Parlement britannique en 1974 et y a servi comme député
conservateur jusqu'à sa retraite à l'élection générale de mai
2010. Il a ensuite été nommé à la Chambre des Lords en tant
que pair à vie.

En 1993, il a été nommé Sous-secrétaire parlementaire


d'Etat à l'Office de l'Irlande du Nord, avant d’être promu, en
Janvier 1994, Ministre d'État au même Office. En cette
qualité, il était responsable des négociations qui ont abouti à
l’Accord de paix en Irlande du Nord et fut le premier
ministre britannique à rencontrer le Sinn Fein et l'IRA en 25
ans.

Entre 2001 et 2005, il a occupé les postes de président du


Parti conservateur, Leader adjoint, Secrétaire d’Etat aux
Affaires Etrangères et Secrétaire d'Etat à la Défense dans le
cabinet fantôme (opposition). Depuis 2005, il siège au sein
de la Commission du renseignement et de la sécurité du
Parlement britannique.

Il continue aujourd’hui à étudier les processus de paix et


la pratique de discussions avec les terroristes, en particulier
180 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

en relation avec le processus de paix au Moyen-Orient. Il


garde un vif intérêt pour les affaires internationales et est
Président du Forum de Stratégie Globale (un forum politique
indépendant et non partisan dédié à la promotion d’idées
nouvelles et d’un débat actif sur les affaires étrangères, la
défense et la sécurité internationale) qu'il a fondé en mai
2006.
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 181

Prologue
pppppppppppppppppppppppp

La beauté, dit-on, est dans l'œil de celui qui regarde.


Ainsi en est-il, malheureusement, de la vérité, surtout en cet
âge d’instantanéité des médias dans lequel nous vivons et où
la réalité complexe est trop souvent noyée sous le poids de la
perception immédiate. On m’a souvent dit lorsque je
négociais la paix en Irlande du Nord il y a vingt ans «oubliez
la vérité, c'est la perception qui compte». Il en va de même
aujourd’hui s’agissant du Moyen-Orient. La vérité a, depuis
longtemps, cédé la place à la perception, laquelle ne rend
pas du tout service à l'Occident dans cette partie du monde.

L’amère réalité d'aujourd'hui en l'Occident, c’est que


ce n'est pas ce que vous faites qui importe, ou même la façon
dont vous le faites, mais plutôt la perception du public de ce
que vous faites, comment vous le faites et pourquoi.

La vérité est que l'Occident ne sait pas très bien faire


lorsqu’il s’agit du Moyen-Orient. En fait, nous n'avons
jamais su bien faire à cet égard.

Après près d'un siècle, notre seul véritable héritage


est que l’opinion publique arabe en général nous déteste. Le
fait désagréable que beaucoup de jeunes dans la rue arabe et
dans les cafés d'Afghanistan, du Pakistan et même du
Bangladesh célèbrent la réussite d’un acte terroriste
islamiste perpétré contre l'Occident devrait nous donner
182 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

matière à sérieuse réflexion. De prime abord, les Arabes


seront bien disposés à notre égard, voire obséquieux, et
voudront certainement essayer de nous vendre leurs
marchandises. Cela ne signifie pas pour autant qu'ils ne nous
haïssent pas. Ils le font. Pour certains, nous sommes le
“Grand Satan”, pour d'autres simplement des “kouffâr”, des
infidèles ; mais pour tous, nous demeurons les oppresseurs
qui leur ont refusé leur pleine liberté. Et ils ne nous font pas
confiance. Ils croient carrément, et pas tout à fait sans raison
d’ailleurs, que nous nous sommes toujours exclusivement
intéressés à leur région pour des motifs purement égoïstes,
pour notre propre gain. Ils savent par cruelle expérience que
quand ils ont placé leur confiance en nous, nous avons trop
souvent trahi cette confiance.

En particulier, et nonobstant notre intérêt proclamé


pour l'identité et les droits arabes, notre politique étrangère
constamment focalisée sur Israël des deux côtés de
l'Atlantique a ébranlé leur foi en la sincérité de nos
affirmations. Là où occasionnellement nous aurions pu
freiner les ardeurs des Israéliens, nous avons, dans une large
mesure, non seulement fermé les yeux, mais aussi apporté
une caution à ce qu’ils faisaient.

Dans des situations où du tact fin était requis, nous


avons trop souvent eu la main lourde. “Shock and Awe”179 a

179
«Choc et effroi» est une doctrine militaire américaine développée
principalement par Harlan K. Ullman et James P. Wade. Elle a été explicitée
pour la première fois, en octobre 1996, dans un rapport de l’Université de
Défense Nationale américaine intitulé : «Shock and Awe, Achieving Rapid
Dominance» : http://www.dodccrp.org/files/Ullman_Shock.pdf.
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 183

choqué et stupéfié l’opinion publique arabe autant que


Saddam Hussein, et pas seulement en Irak. “Dégrader” la
capacité militaire des insurgés, cette phrase militaire cynique
est devenue un euphémisme pour massacre des forces
ennemies, souvent sans trop tenir compte des dommages
collatéraux causés dans la foulée à des civils innocents.
Nous avons souvent traité les Arabes ordinaires avec un
mépris non dissimulé tout en faisant la cour à leurs
dirigeants, en guise de compensation. Or, alors même que
nous avons soutenu des hommes forts susceptibles de
contenir une dissidence inutile, nous avons été, juste après et
de manière quasi désinvolte, les complices de leur chute,
sans réelle appréciation de ce qui était susceptible de les
remplacer.

A vrai dire, nous sommes tout naturellement


suspicieux à l’endroit de l’Islam (réminiscence des siècles
passés) et semblons ne jamais saisir la distinction entre
Islam et islamisme et celle entre islamisme national et
islamisme universel ou “Oummah” ; et pourtant, lorsque
l’on traite des communautés arabes et islamiques d’une
manière générale ces distinctions ont leur importance.

Au tout début de la période post-ottomane vers la fin


de la Première Guerre mondiale, les peuples arabes nous ont
tolérés non pas parce qu'ils nous aimaient- ce n’était pas le
cas - mais parce qu'ils espéraient que nous serions meilleurs

Elle consiste essentiellement à assurer une domination rapide permettant


d’« imposer un niveau de choc et d’effroi tel que la volonté de l'adversaire de
continuer la lutte est anéantie». Cette doctrine a été mise en œuvre lors de
l’invasion de l’Irak en mars 2003.
184 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

que ceux qu’ils avaient expérimentés précédemment. Il est à


présent possible de soutenir que ce que les Occidentaux
avaient, avec condescendance, appelé il y a deux ans le
“Printemps arabe” était, comme ils l’avaient eux-mêmes
décrit, un “réveil arabe” à la façon dont les Arabes ont été
exploités et traités comme s’ils n’existaient pas durant de
nombreuses générations, dans le seul intérêt de l'Occident.

La Nation arabe n’a pas non plus oublié qu’elle a été


tournée en champ de bataille de propagande pendant la
Guerre froide par des blocs opposés qui la pressaient de se
ranger de leur côté. De plus, il y a eu de la part de l'Occident
une incapacité persistante à pleinement saisir l'importance et
la signification du conflit de plus en plus acharné entre les
représentants du clivage sunnite/chiite au sein de l'Islam lui-
même; clivage qui s’étend bien au-delà de la péninsule
puisqu’il concerne aussi l’Afghanistan, le Pakistan et l’Asie
centrale. Cette situation a été aggravée par le fait de ne pas
bien comprendre que la Nation arabe s'étend également au
Maghreb et au Sahel en Afrique du Nord. L'incidence de
l'islamisme dans ces régions n'a rien de nouveau. En
Algérie, ce phénomène a fait surface démocratiquement en
1991 et fut impitoyablement écrasé et réprimé par la force
militaire. En effet, dans la plupart des pays du Maghreb, des
leaders à poigne, tant militaires que monarchiques, ont tenu
l'islamisme en respect avec l’appui, sinon actif du moins
tacite, de l’Occident. Paradoxalement, dans le même temps,
l'Occident a effectivement ignoré le Sahel pendant que
l'islamisme et le sentiment antioccidental y prenaient racine
tranquillement. Soudain, tel un traître, l’islamisme a resurgi,
prouvant ainsi qu'il ignore les frontières régionales et peut se
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 185

nourrir des revers militaires d’autrui, comme ce fut


notoirement le cas, à la faveur de l'écrasement (dégradation)
par l'Occident des forces de Kadhafi en Libye.

Par-dessus tout, la campagne de huit ans en Irak a


rendu plus graves encore les raisons pour lesquelles, aussi
bien que la façon dont l'Occident a perdu le Moyen-Orient.
Mal conçue, mal réfléchie et mal exécutée, elle a eu pour
conséquence de créer dans la région, non pas de nouveaux
amis mais, au contraire, plein de nouveaux ennemis. Dans la
même veine, et même si elle n’est pas localisée exactement
au Moyen-Orient, la violence largement alimentée par une
aversion antioccidentale qui continue d’engloutir
l’Afghanistan et le Pakistan ne peut pas être laissée en
dehors de l’équation.

Ainsi donc se présente la toile de fond, pas très


reluisante, de la façon dont l'Occident s’y est pris pour
perdre le Moyen-Orient. Il s’agit là forcément d’un aperçu,
bref et incomplet, d'une situation complexe dans une région
vaste et diversifiée; ce n’est point une tentative d’analyse
complète et exhaustive, mais plutôt un message illustré de
faits à propos de ce que les gens du Moyen-Orient
perçoivent et comment ils y réagissent. Je n’irai pas par
quatre chemins ni ne mâcherai mes mots. Il est essentiel,
après être restés dans le déni pendant des années concernant
notre rôle au Moyen-Orient, que nous prenions maintenant
le temps nécessaire pour arriver à comprendre comment et
pourquoi nous nous sommes trompés aussi lourdement et
pourquoi nous avons tendance à répéter les mêmes erreurs
aujourd’hui. S’il y a bien eu quelque part dans le monde
confusion entre réalité et perception, c’est assurément ici au
186 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

Moyen-Orient. Pour les besoins de cette thèse, je ne vais pas


discuter de la vérité, d’autant que celle-ci est souvent
opaque; je me pencherai plutôt sur la perception de la vérité
telle qu’elle prévalait à l’époque et telle qu’elle nous est
parvenue depuis lors. Après tout, c’est la perception qui
compte car, tout spécialement au Moyen-Orient, elle a
constitué la base sur laquelle les jugements humains ont été
portés.
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 187

Introduction
pppppppppppppppppppppppp

C’est une caractéristique remarquable des grandes


puissances à travers l'histoire que de croire que leur grandeur
leur donne le droit, voire leur crée un devoir, d'imposer leurs
usages et leurs croyances à d’autres peuples. Pax Romana,
Pax Britannica, Pax Americana, Califat islamique universel,
chacun a laissé des vestiges vivants, quoiqu’un peu en
ruines. Mais aucun n’a réussi à imprimer son ADN sur les
peuples qu'il avait subjugués. Au bout du compte, les
caractères et les mœurs nationaux originels ont pu se frayer
leur chemin, presque toujours au milieu d’une avalanche de
récriminations contre ceux qui avaient cherché à les
remodeler. C'était et c'est la leçon de l'histoire, mais elle
n'est jamais retenue.

Cela s’applique tout particulièrement au Moyen-


Orient qui englobe, aux fins de ma thèse aujourd'hui, le soi-
disant grand Moyen-Orient, y compris la Turquie, l'Iran,
l'Afghanistan et aussi dans une certaine mesure le Pakistan.

Le Moyen-Orient arabe (MENA), dont le Maghreb,


n'est devenu une préoccupation directe pour l'Occident
qu’avec la chute de l'Empire ottoman, la fin du Califat et
l'explosion de la demande de pétrole. L'Occident s’en
empara, l’exploita, puis le fit exploser. En réalité,
l’implication occidentale au Moyen-Orient est une histoire
en deux temps. De l'effondrement du Califat et jusqu'au
188 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

début des années 1950, cette implication était en grande


partie l'apanage des Britanniques et des Français. Par la
suite, les États-Unis ont pris les commandes. Pour
comprendre l'échec et le désordre total qu’est aujourd'hui la
politique étrangère de l’Occident au Moyen-Orient, il est
nécessaire de jeter ne serait-ce qu’un coup d’œil sur ce qui
s'y était passé auparavant. Ce n'est pas beau à voir.
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 189

Rétrospective historique
pppppppppppppppppppppppp

La triste vérité est que la vacance du pouvoir au


Moyen-Orient consécutive à l'effondrement de l'Empire
ottoman offrait une réelle occasion à l'Occident pour devenir
un vrai ami de la Nation arabe aussi bien qu’une véritable
force de bien et de progrès dans toute la région. Au lieu de
cela, nous avons fait éclater cette Nation, dès le départ, et
nous en payons le prix aujourd'hui. Il est en effet ironique
qu’au moment même où l'influence de l'Occident dans la
région entamait son processus de déclin, celle de la Turquie,
héritière des Ottomans, a commencé à émerger. La boucle
est bouclée !

La question qui a besoin de trouver réponse est celle


de savoir comment nous avons pu nous tromper à ce point,
que ce soit dans la perception ou dans la réalité, et si nous
avons tiré les leçons de nos erreurs. Ni l'analyse de cette
question, ni celle de sa réponse ne fait plaisir à lire. Depuis
1915, nous n’avons eu de cesse de nous abuser. Les raisons
en sont simples : arrogance méprisante, orgueil, ignorance,
trahison, cupidité, préjugés, erreurs de jugement et
incapacité à apprendre de nos erreurs.
190 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

Arrogance post-impériale et trahison


pppppppppppppppppppppppp

L’Occident, ou plus exactement en ces temps-là la


Grande-Bretagne et la France, a inauguré ce cortège
d'erreurs par un mélange d'arrogance post-impériale,
d’expansionnisme et de franche trahison. La Nation arabe de
la majeure partie de l’Asie mineure, hors Turquie, fut
cajolée et finit par être persuadée d’aider les Britanniques
dans le harcèlement des forces ottomanes présentes sur la
péninsule en sabotant la ligne de chemin de fer du Hedjaz et
en conduisant finalement à la reprise triomphale de Damas
des mains des Turcs.

Même avant cela, mais à l'insu des Arabes, la trahison


était déjà en préparation. En 1916, le Secrétaire du Cabinet
britannique Sir Mark Sykes et son homologue français
François Georges-Picot convinrent en secret d’un plan de
partage du Moyen-Orient en termes de contrôle et
d'influence. Ils approuvèrent l'accaparement de terres
tribales comme celui opéré par Abdulaziz Ibn Saud dans ce
qui allait devenir le vaste et extrêmement riche Etat d'Arabie
Saoudite. Ils soutinrent l'établissement en grande pompe de
monarchies, sacrifiant ainsi à la vanité de ces nouveaux
monarques; ils tracèrent des frontières qui créèrent de
nouveaux États-nations sans guère se soucier des réalités
ethniques, religieuses ou tribales comme pour la Syrie et le
Liban; ils permirent l’établissement des Emirats du Golfe en
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 191

en faisant des Etats indépendants et délimitèrent les


territoires côtiers du sud donnant lieu à Oman et ce qui est
actuellement le Yémen. Dans le même temps, la Grande-
Bretagne et la France s’assurèrent le contrôle permanent du
canal de Suez avec tous les avantages économiques que cela
procurait et y exercèrent un contrôle militaire de même
qu’une influence dans les zones environnantes.

Par ailleurs, la Déclaration Balfour de novembre 1917


promit la création d'un foyer juif dans la région, signifiant
ipso facto le déplacement de populations arabes d’une terre
qu'elles avaient détenue depuis des générations. Les
retombées de cette série de trahisons de la promesse d'une
Nation arabe indépendante ont pu être réduites au minimum
grâce à une soigneuse formation dispensée aux dirigeants
nommés, aux monarques, aux Cheikhs et aux Emirs. En
revanche, parmi les populations ce sentiment de trahison est
demeuré réel et la méfiance à l’égard de l'Occident toujours
plus forte.

Le fait que certaines des grandes campagnes


militaires de la Seconde Guerre mondiale entre l'Allemagne
et le Royaume-Uni (plus tard avec la participation des États-
Unis) aient été menées à travers les territoires arabes
d'Afrique du Nord eut peu d’effet sur la dissipation du
sentiment de mépris de l'Occident pour les habitants locaux.
Aigrefins, toujours prêts à monter les gens les uns contre les
autres, alliés peu fiables: ils ont été affublés de tous les
sobriquets. L’Egypte, longtemps dans la sphère d'influence
britannique, a cessé d’être un pays sur qui l’Occident
pouvait compter. Le mandat palestinien devenait rapidement
un lit à clous ou pire encore. L’Irak papillonnait. Dans la
192 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

sphère d'influence française, la Syrie et le Liban bombaient


leur torse conjointement et solidairement. Du fait de
l'extension du conflit, la région arabe devenait un lieu
difficile pour l’exercice d’une responsabilité internationale.
La Grande-Bretagne conservait tout de même une influence
considérable sur la plupart des États du Golfe et même
momentanément sur Aden. L'Egypte fut ensuite mise à
l’écart avec l'épisode de Suez et Aden connut plus
d’agitation. La période de domination militaire impérialiste
de la région approchait de sa fin à grands pas.

Cela ne signifiait pas pour autant la fin des erreurs de


l'Occident au Moyen-Orient. L'implication des Etats-Unis
s’y est consolidée avec le renversement de Mossadegh en
Perse en 1953. Elle s’est même enfoncée davantage, en
partie en réaction à la menace soviétique de créer dans la
région un croissant rouge s’étendant de la péninsule à la
Corne de l'Afrique et au Maghreb. La réputation de
l'Occident dans la région n’en tira aucun avantage et le
prestige acquis par les États-Unis à la faveur de la réaction
d'Eisenhower à la crise de Suez commença à s’effilocher.
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 193

Cupidité et exploitation
pppppppppppppppppppppppp

Durant la majeure partie du XXe siècle, l'intérêt de


l’Occident au Moyen-Orient était motivé par le pétrole, cette
précieuse denrée qui alimentait le moteur du progrès
occidental et dont la plupart des pays du Moyen-Orient
disposaient en quantités substantielles.

Après la Seconde Guerre mondiale, la politique


occidentale a été presque entièrement fondée, outre la
menace soviétique, sur la nécessité de garantir un
approvisionnement régulier en pétrole à des coûts
acceptables. Nous avions même nos sphères d'influence : le
Royaume-Uni en Perse/Iran et les Etats-Unis en Arabie
Saoudite. Tout ceci a conduit l'Occident à soutenir et à armer
Saddam Hussein d’Irak contre l'Ayatollah Khomeiny dans
une guerre où des armes chimiques ont été utilisées par les
Irakiens sans donner lieu à des commentaires défavorables
notables de la part de l'Occident.

Il ne faut pas oublier par ailleurs que c’était


l'Occident qui, pendant l'occupation soviétique de
l'Afghanistan, avait encouragé le déploiement des soi-disant
“Afghans arabes” dirigés par Oussama Ben Laden et issus
principalement d’Arabie Saoudite, ainsi que le recrutement
et la formation des Talibans, “les étudiants”, dans les
territoires du nord-ouest du Pakistan dans le but de mener
une guerre de guérilla contre l'armée soviétique. C’était
194 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

utile, sans aucun doute, sur le plan stratégique, mais c’était


quand même une exploitation claire des musulmans que
nous avons aggravée après le retrait des Soviétiques
d'Afghanistan en tournant le dos à ceux que nous avons
créés et en les laissant se débrouiller tout seuls pour trouver
leur propre chemin par la suite.

Le reste est de l'histoire dons nous ne pouvons


échapper à une bonne partie du blâme.
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 195

Ignorance de l'Islam exacerbée par un


instinct de méfiance historique
pppppppppppppppppppppppp

Il y a quelque chose au plus profond de la psyché


occidentale qui se méfie de l'Islam et des nations
musulmanes. C'est un instinct pervers basé sur la peur
médiévale de la domination musulmane qui s’étendit non
seulement à l’ensemble de l'Afrique du Nord, mais aussi à la
moitié de l'Espagne et aux Balkans jusqu'aux portes de
Vienne elle-même. Les grandes batailles de l'époque, depuis
les malheureuses et funestes croisades face à de brillants
commandants militaires comme Saladin jusqu’à des batailles
plus réussies comme celle de Vienne, ont eu pour effet
d’aiguiser l'aversion de l'Occident pour l'islam et son
expansionnisme.

C’était et c’est toujours un instinct pervers, car il fait


peu cas des grandes réalisations de l’érudition islamique
dont l'Occident s’est inspiré avec bonheur, notamment
l’excellence dans les mathématiques, dans les sciences et
dans les arts. Pourtant, ce sentiment de méfiance persiste
encore. De la Rébellion Indienne180 provoquée en partie, dit-

180
La révolte des Cipayes, également appelée première guerre d'indépendance
indienne, est un soulèvement populaire qui a eu lieu en Inde en 1857 contre
la Compagnie anglaise des Indes orientales.
196 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

on, lorsqu’il fut demandé à des soldats musulmans de


littéralement “mordre la cartouche” qui avait été lubrifiée
avec de la graisse de porc, et jusqu’à notre dénigrement
actuel de la Charia en nous concentrant uniquement sur ses
extrêmes plutôt que sur sa globalité, notre manque de
sensibilité perdure.

La pertinence de ce comportement par rapport au


Moyen-Orient, c'est qu'il a, durant les cent dernières années,
créé un air de condescendance occidentale qui a tout
simplement fini par exaspérer aussi bien les spécialistes que
les gens ordinaires parmi les musulmans. Un universitaire
chiite me disait récemment «il est important pour nous
d'essayer de comprendre pourquoi vous nous détestez
autant». Pas vrai ? Telle en est pourtant la perception, et elle
est, pour le moins, toxique.
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 197

Ignorance des différents courants


au sein de l'Islam
pppppppppppppppppppppppp

L'Occident ne semble pas avoir bien compris la


différence religieuse complexe existant entre Chiites et
Sunnites, se rangeant souvent du côté de régimes sunnites
pour des raisons économiques stratégiques, alors qu’il aurait
été plus judicieux de rester neutre entre les deux camps.

L'obsession de l'Ouest avec l'Iran et ses ambitions


nucléaires explique largement ce parti-pris dans la région en
général, une attitude qui a eu pour effet de rallier quelques
nouveaux amis arabes, mais aussi de créer beaucoup
d'ennemis implacables. La récente inscription par L’Union
européenne de l'aile militaire du Hezbollah chiite au Liban
sur la liste des organisations terroristes, alors même que
Bruxelles appuie et menace d’armer les milices rebelles en
Syrie qui par définition sont principalement composés de
jihadistes sunnites soutenus par l'Arabie saoudite, a envoyé
des messages ambivalents dangereux à travers la région. Se
méprenant d’emblée sur le fondamentalisme jihadiste d’Al-
Qaïda dans lequel les Arabes afghans ont versé et continuant
à considérer cette dernière comme une organisation pouvant
être détruite simplement en venant à bout de ses dirigeants -
et non comme un mouvement universel capable de se
développer partout dans la région - a conduit précisément à
198 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

cela, ainsi que nous l’avons vu récemment avec l'AQPA181


au Yémen, Al Shabab en Somalie, Boko Haram au Nigeria,
et d’autres variantes particulièrement dangereuses à Nairobi
au Kenya et au Sahel.

Eussions-nous compris cela avant, nous aurions peut-


être été plus prudents quant aux bombardements aériens que
nous avons menés contre les forces de Kadhafi en Libye,
permettant par là même à son armement sophistiqué de
traverser les frontières méridionales du pays et de tomber
immédiatement entre les mains de représentants d’Al-Qaïda
dans de larges parties du Sahel. Quelque temps auparavant,
la décision de démanteler le parti Baath et l'armée en Irak
avait ouvert la voie à Al-Qaïda qui ne jouait, jusque-là,
aucun rôle particulier dans ce pays, mais qui est devenue par
la suite la plus grosse épine dans le pied des armées
occidentales, bien plus dangereuse que tout ce que Saddam,
avant sa chute, aurait pu entreprendre contre l'Occident.

181
Al-Qaïda dans la Péninsule Arabique.
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 199

Israël/Palestine
pppppppppppppppppppppppp

Je suis un admirateur de longue date du peuple


courageux, résilient, obstinément démocratique, innovateur
et ingénieux d'Israël. Ce qu'il a accompli dans cette bande de
terre relativement étroite entre le Jourdain et la Méditerranée
est tout à fait remarquable. Je suis en fait un membre du
groupe parlementaire des Amis d'Israël. Mais cela ne
signifie pas que je ne peux pas être très critique à l’égard
d’Israël quand j’estime que cela est justifié. J'ai vivement
critiqué les incursions israéliennes au Liban, en particulier
celles de 1982 et 2006 que je pensais être non seulement
contreproductives, mais aussi totalement inacceptables.

L'un des plus grands signes d’échec de la politique


occidentale au Moyen-Orient a été notre réticence à critiquer
Israël lorsque son comportement et son intransigeance le
méritaient. Sensibilités évidentes mises à part, dire la vérité
à ses amis est, et devrait être, une condition essentielle dans
toute relation amicale constructive. De plus, au Moyen-
Orient l’impartialité est cruciale pour une médiation
honnête. Dans la perception des peuples arabes, une telle
impartialité a largement fait défaut s’agissant des
Palestiniens.

Aux fins de ma thèse, il n'est pas nécessaire


d'examiner toutes les subtilités de ce long conflit, ni de
discuter en détail les solutions et les accommodations
200 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

complexes qui sont explorées en vue de le résoudre. Le


conflit est cependant au cœur de la perception locale de la
politique étrangère occidentale au Moyen-Orient. Depuis la
création du premier État, beaucoup plus petit, d'Israël en
1948, ce conflit a constitué une plaie ouverte pour la quasi-
totalité du monde musulman. De nombreux gouvernements
occidentaux ont cherché à s'impliquer dans la recherche
d'une solution. En vérité, il n'y a qu'une seule solution viable
et durable : la soi-disant solution des deux Etats avec un Etat
arabe autonome et viable de Palestine aux côtés d'un État
d'Israël sûr. La majorité des pays occidentaux y ont souscrit.
Pourtant, la plupart d'entre eux, y compris les États-Unis et
le Royaume-Uni, sont incapables de voir la forêt qui se
cache derrière les arbres. Pour diverses raisons l'Occident
s’est rangé du côté d’Israël, lui fournissant des armes et
d’autres ressources nécessaires qui lui ont permis de devenir
un pays moderne et performant. Du point de vue arabe, cela
signifiait que dans tout processus de règlement du conflit,
l’Occident était partial; et nous ne pouvions pas admettre
qu’il n'était pas, et qu’il n'est toujours pas, possible d’être un
médiateur honnête et impartial, alors même que nous étions
et sommes toujours, aussi bien en perception que dans la
réalité, liés de manière ombilicale à une seule partie.

Nous avons également pris nos désirs pour des


réalités en ce qui concerne les représentants du peuple
palestinien avec lesquels il fallait négocier et avons, en
conséquence, singulièrement échoué à œuvrer à la recherche
d’une approche palestinienne combinée et unie. Que cela
inclurait le Hamas est inévitable. Que cela devrait inclure le
Hamas est incontestable. Pourtant, l'Occident crie au
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 201

scandale et fait valoir que nous ne devrions pas parler aux


terroristes. Oh oui, comme l'IRA182, les FARC183, et même
les Talibans aujourd’hui ! Mais le Hamas, pas question. Ce
qui rend impossible un règlement durable.

Il y a eu, également, la faillite totale de la volonté


politique américaine qui s’est traduite par l’incapacité de
générations de Présidents américains d’amener Israël à
stopper la construction de colonies sur des terres occupées
illégalement en Cisjordanie et à le persuader aussi que sa
sécurité ne signifie pas nécessairement la possession et
l'occupation de territoires périphériques.

Surtout, nous n'avons pas réussi à admettre que les


détails complexes d’une solution au Moyen-Orient ne
peuvent finalement être réglés que par les deux parties, au
moyen de négociations pointues, affutées et souvent
abrutissantes. La volonté des deux parties de parvenir à ce
stade doit être établie à l’avance. Une telle entreprise ne
pourrait réussir qu’en passant par des discussions et des
dialogues informels incluant toutes les parties concernées.
Cet élément a été absent au moins depuis Oslo en 1993.
L'initiative actuelle du Secrétaire d’Etat Kerry a de nouveau
lancé des négociations sans dialogue préalable et, encore une
fois, en excluant le Hamas, de sorte que seule la moitié du

182
Irish Republican Army (Armée Républicaine Irlandaise) : Organisation
paramilitaire nationaliste irlandaise créée en 1919 et luttant, à l’origine,
contre la présence britannique en Irlande du Nord dans le but de réaliser
l’union et l’indépendance de toute l’Irlande.
183
Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia (Forces Armées
Révolutionnaires de Colombie) : principale guérilla communiste impliquée
dans la guerre civile colombienne. Elle fut créée en 1964.
202 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

peuple palestinien est représentée à la table de négociation.


Les Américains n'ont même pas appris la leçon qu’ils nous
avaient portant pressé d’admettre dans les années 1990
concernant l'Irlande du Nord lorsqu’ils insistaient sur la
nécessité impérieuse d'impliquer l'IRA dans les négociations
et la faire accepter comme interlocuteur crédible.

La perception parmi la population arabe est que


l'Occident n'a jamais été vraiment sérieux quant au
règlement de ce problème. Les Arabes constatent toujours
l’étroitesse des liens entre les Etats-Unis et Israël. Ils ont
assisté à l'exercice de la démocratie sélective par rapport aux
élections palestiniennes de 2006. Ils ont vu l'ambiguïté de la
réaction de l'Occident au soi-disant Printemps arabe, le
soutien immédiat apporté à la “voix du peuple” jusqu'au
moment où celle-ci a cessé de converger avec les objectifs et
les aspirations de l’Occident. Ils ont été témoins de
l'insistance à géométrie variable de l'Occident sur les droits
de l'homme dans le Monde arabe, au gré de la valeur de
l'amitié témoignée au dirigeant concerné et de la profondeur
de ses poches. Et ils ont observé la réaction de l'Occident
d'abord aux massacres, soutenus par Israël, de réfugiés
palestiniens à Sabra et Chatila à Beyrouth en 1982, puis la
caution occidentale tacite des bombardements israéliens de
chiites durant la guerre de juillet 2006. Ils ont vu en outre,
plus récemment encore en Libye, comment la nouvelle
doctrine de l’ONU sur la responsabilité de “protection des
citoyens” s’est finalement mue en protection des seuls
citoyens qui avaient pris le parti de l'Occident !
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 203

Politiques égoïstes des


« deux poids, deux mesures »
pppppppppppppppppppppppp

En dernier lieu, les Arabes ont été fréquemment


sermonnés par l’Occident au sujet de la démocratie, des
droits de l’Homme et de l’Etat de droit; des objectifs aussi
éminemment louables et universels les uns que les autres.
Mais les Arabes ne nous croient pas. Et pourquoi le
devraient-ils ? Ils ont observé comment l'Occident -
l'Amérique et la Grande-Bretagne - a manigancé, pour ne
pas dire conduit lui-même, le renversement de Mossadegh
qui fut démocratiquement élu en Iran/Perse en 1952 et
comment il a consolidé le pouvoir d’un Shah non-élu et
autocratique. Ce renversement - dans ce qui était alors la
Perse - de Mossadegh, un dirigeant démocratiquement élu, a
conduit plus tard à la révolution de 1979 et au début de la
résistance. Si le lien de causalité fut long à se dessiner, il fut
néanmoins direct. Les évènements de 1952 ont conduit à
ceux de 1979 et l'Occident ne peut pas se dérober à sa
responsabilité à cet égard.

L'Occident a insisté sur la tenue d'élections


démocratiques au Conseil législatif de l'Autorité
palestinienne en 2006 avant de tourner le dos à ce que les
observateurs avaient pourtant qualifié d'élection libre et juste
lorsque le Hamas en est sorti vainqueur. Khaled Mechaal, le
leader élu du Hamas, m'a dit sa conviction que pour
l’Occident c’étaient là des "Elections Cendrillon, où vous ne
204 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

gagnez que si le soulier convient". Nonobstant la caution


apportée par la communauté internationale au caractère libre
et équitable de cette consultation électorale, le Quartet pour
le Moyen-Orient - les Etats-Unis, l'UE, la Russie et les
Nations Unies - a imposé des conditions pour leur
reconnaissance, des conditions délibérément et sciemment
conçues de manière à être impossibles à satisfaire. En
conséquence, l’Occident n’a eu de cesse de refuser
d’engager un dialogue avec le Hamas malgré le fait qu’un
règlement durable du problème israélo-palestinien ne pourra
jamais se réaliser sans y impliquer ce mouvement.

Le même refus d'accepter et de protéger les processus


démocratiques s’est récemment vérifié à nouveau au vu de la
réaction de l'Occident au coup d'Etat contre le gouvernement
démocratiquement élu des Frères musulmans en Egypte.
Soudain, dans la bouche de l'Occident, les élections ne sont
plus l’alpha et l’oméga de la démocratie. Les musulmans au
Moyen-Orient et au-delà contemplent ce méli-mélo avec un
mélange de mépris, de résignation et de cynisme.

En 2000 (“the Hanging Chad Election”184) les


Américains s’en remirent à la loi pour déterminer le nombre

184
«Le scrutin des perforations ratées»: ainsi désigné en raison des
défaillances constatées dans le système de poinçonnage des bulletins de vote
lors de l'élection présidentielle américaine du 7 novembre 2000. Il avait fallu
attendre 36 jours après le scrutin pour voir la Cour Suprême fédérale décider
d’interdire tout nouveau décompte manuel des bulletins de vote litigieux en
Floride. C’est finalement cette décision de justice, et non les suffrages
exprimés, qui avait permis de donner la victoire au candidat républicain
George W. Bush, en dépit du fait qu’il avait obtenu au plan national quelque
337 000 voix de moins que son adversaire démocrate Al Gore.
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 205

exact des bulletins de votes valides à l’effet d’élire le leader


du monde occidental. Personne ne contestait alors le fait que
le vote était la condition essentielle d’une élection
démocratique.

L'Occident au Moyen-Orient, notamment en Irak et


plus largement en Afghanistan, en Tunisie et en Libye, a
proféré des discours hautains sur l’exportation de la
démocratie, mais dans la pratique il n’a entériné et soutenu
que les résultats électoraux qui convenaient à ses intérêts et
à ses préjugés. Même au Liban, où le partage
institutionnalisé du pouvoir a empêché la survenance d’une
situation analogue à celle considérée aujourd’hui comme
une erreur fatale en Egypte, l'Occident a eu du mal à
accepter les résultats électoraux obtenus par le Hezbollah
dans la banlieue sud de Beyrouth et va même plus loin
aujourd’hui dans sa politique d’isolement de ce parti.
Démocratie Cendrillon en effet, et les peuples du Moyen-
Orient le savent et le méprisent. C’est peut-être, dans une
large mesure, une question de perception, mais c’est aussi
une question fondamentale qui a eu pour effet de saper
considérablement la crédibilité de l'Occident aux yeux de la
Nation arabe.
206 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

Mépris pour la valeur humaine


des musulmans
pppppppppppppppppppppppp

A tort ou à raison, il existe parmi les musulmans une


forte perception selon laquelle l'Occident accorde peu ou pas
de valeur à leur vie.

Le quasi-triomphalisme des États-Unis exhibé à


l’occasion de la “partie de chasse” aérienne contre des
conscrits irakiens terrifiés fuyant sur la route séparant le
Koweït de Bassorah en 1990, des soldats ne disposant
d’aucun moyen de défense ou de riposte, offensèrent et
suscitèrent la colère de beaucoup de gens dans le monde
musulman qui ne portaient pas Saddam dans leur cœur.
Parmi certaines communautés musulmanes, y compris au
Royaume-Uni, ce terrain de chasse à sens unique a agi
comme un puissant agent de recrutement au profit des
mouvements islamistes. Douze ans après, les photos en
provenance de la prison d'Abou Ghraïb attisèrent davantage
ces sentiments.

Un peu plus tard, la divulgation d’informations


concernant des transfèrements illégaux et le traitement cruel
et inhumain de détenus, de même que les excuses en demi-
teinte pour des bombardements accidentels de
rassemblements innocents parfois même festifs tels que des
mariages, ont jeté de l'huile sur le feu de la colère et du
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 207

ressentiment. L'utilisation de drones militaires a cependant


constitué le point de basculement.

Le développement de la guerre par télécommande, de


très loin et à l’abri de tout danger, a été favorablement
accueilli par les machines de guerre occidentales. Les drones
en ont constitué la quintessence. L'utilisation de drones
armés pour éliminer les ennemis hors des zones de conflit a
été adoptée avec ferveur par les militaires autant que par les
hommes politiques. La vérité que les défenseurs de
l’utilisation des drones ont cherché à éluder était qu’il ne
s’agissait nullement d’une guerre; c’étaient plutôt des
assassinats ciblés menés à partir de hautes altitudes, sans
permettre le moins du monde aux personnes ciblées de
bénéficier d’un procès équitable ou d’un examen juridique
approprié de leur cas. De nouvelles et importantes frontières
éthiques ont ainsi été franchies, un problème qui demeure
largement ignoré pour le moment. C'est là un précédent pour
un type de guerre - ou même d’activité terroriste à l'avenir -
qui sera sans règles, sans conventions et théoriquement sans
limites.

Tout cela est aggravé, dans cette situation


particulière, par le fait que les assassins sont des
Occidentaux et les victimes des musulmans à qui il n’est
donné aucune chance de plaider leur cause. Une fois de plus,
le mépris de l'Occident pour la valeur des vies musulmanes
devient très saillant et l'impact de la perception qui s’en
dégage se propage bien au-delà du théâtre dans lequel ce
type de guerre a lieu et affecte les communautés
musulmanes à travers le monde.
208 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

D’une certaine manière cependant, ce n’est pas là le


plus grave dans l’affaire. Plus préoccupants encore sont les
dommages collatéraux inévitables mais souvent niés
catégoriquement. Nous entendons les opérateurs de drones
dire que ceux-ci sont tellement précis que les dommages
collatéraux sont rarement un problème. Quand ils sont
acculés en revanche, ces mêmes opérateurs admettent que
l'information post-opérationnelle au sol est minime en raison
de la nature du terrain et de la situation politique dans les
régions concernées du nord-ouest du Pakistan où la plupart
des ces frappes sont effectuées. Parallèlement, nous
apprenons à travers des rapports locaux que des dommages
collatéraux considérables ont été constatés et que des
familles entières ont été anéanties. Mais là on nous sort la
rengaine du “c’est normal qu’ils disent ça, n'est-ce pas ?”.
Ce que nous savons bien c'est qu’en Afghanistan où plus
d'information est disponible, il y a eu des cas où de
nombreuses victimes ont été recensées.

Quelle que soit la vérité, dans la perception des


musulmans, une fois de plus, l'Occident fait peu cas de leurs
sentiments, et des expressions comme “victimes du
brouillard de la guerre” sont occasionnellement utilisées
pour tenter d’expliquer de tels incidents. On nous dit aussi
que Bradley Manning185 a eu tort de diffuser la vidéo

185
Bradley Edward Manning : analyste attaché à l'armée américaine né
en 1987. Il est connu pour avoir transmis à Wikileaks de nombreux documents
militaires classifiés dont une vidéo du raid aérien du 12 juillet 2007 à Bagdad,
rendue publique par Wikileaks en avril 2010 sous le titre «Collateral Murder»
(Meurtre collatéral). Le 21 août 2013, Manning fut condamné à trente-cinq
ans de prison.
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 209

montrant un hélicoptère américain en train de mitrailler


accidentellement des civils et que l'impératif de décapitation
des Talibans et d’Al-Qaïda doit primer. Cette attitude, cette
absence de contrition crédible et l'utilisation continue de
drones, de manière croissante au Yémen, accentuent la
colère des musulmans.

En outre, l’attitude passive dont a fait preuve


l’Occident pendant la guerre de Juillet 2006 au Liban alors
qu'Israël bombardait par voie aérienne la banlieue sud de
Beyrouth et d'autres régions du sud du Liban a causé du
ressentiment, même parmi des Arabes modérés et
habituellement amis. En cette instance, l'ennemi était le
Hezbollah mais les victimes se comptaient aussi parmi bien
d’autres communautés libanaises. Encore une fois,
l'Occident a fermé les yeux alors que des vies musulmanes,
y compris celles d’enfants, étaient perdues.

Tout cela va à l'encontre de ce que nous affirmons


être nos valeurs et croyances communes et agit comme un
puissant vecteur de recrutement à la disposition des
jihadistes, que ce soit au niveau local ou à l'étranger.

De tous les cas où le mépris envers un peuple peut


être démontré, il n'y a pas pires illustrations que celles
données par des bombardements à très haute altitude ou par
des frappes téléguidées de très loin.
210 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

Aversion malavisée et préjugés


pppppppppppppppppppppppp

L’antipathie malavisée et le préjugé injustifié,


domaines dans lesquels l'Occident a excellé au Moyen-
Orient, se sont révélés très dommageables en termes de
perception de notre crédibilité dans la région.

L’antipathie justifiée envers Al-Qaïda en Afghanistan


est devenue une antipathie générale à l’endroit des Talibans
avec qui nous allons maintenant devoir discuter avant notre
retrait de ce pays. Que de souffrances de tous les côtés
auraient pu être évitées si nous avions emprunté cette voix
dès le début !

L'histoire montre, grâce notamment à l’expérience


britannique en Irlande du Nord, qu'il est possible et souvent
souhaitable de parler en même temps que vous continuez à
combattre. De nouveau, notre aversion irréfléchie et
irréductible vis-à-vis de Saddam a conduit à l'introduction
d’Al-Qaïda en Irak et la perte de près d’un demi-million de
vies humaines dans ce pays. Aussi, le passage rapide d’une
fausse amitié avec Kadhafi à une campagne militaire pour
son renversement a-t-il envoyé des signaux indiquant qu’en
termes de conclusion d’accords et de construction d’amitiés,
l'Occident est un partenaire peu fiable. Le peuple libyen
récolte aujourd’hui la moisson des conséquences imprévues
et certainement involontaires de nos actions. L’expérience
libyenne nous a causé un grand préjudice dans la mesure où
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 211

elle a gravement nui à la crédibilité constitutionnelle de


l’OTAN et inauguré une série ininterrompue de soutiens à
des gouvernements aussi peu crédibles et éphémères les uns
que les autres, couvrant ainsi l'Occident de ridicule.

L’extraordinaire crédulité, pour ne pas dire naïveté,


de l'approche de l'Occident à l’égard du Moyen-Orient peut
aujourd'hui mieux être observée dans la réaction des
dirigeants occidentaux au soi-disant Printemps arabe. A
cette occasion, certains dirigeants internationaux se tinrent
au milieu des foules, portant en triomphe et levant les bras
de représentants autoproclamés des manifestants,
inconscients, comme nous pouvons le constater à travers des
photos de presse, du nombre de bannières et de drapeaux
islamistes flottant en arrière plan. Il n’est pas étonnant que
du fait de cette même crédulité nous puissions prétendre
qu'un coup d'Etat militaire qui renverse un gouvernement
légitimement et démocratiquement élu n'est pas un coup
d'Etat ! On croirait lire Alice au pays des merveilles.

Et nous n’étions même pas capables d’être en phase


avec notre propre terminologie. La “guerre contre le
terrorisme” déclarée sans réfléchir après septembre 2001,
des deux côtés de l'Atlantique, est vite devenue synonyme
d'une guerre contre l'Islam et de nombreux jeunes fiers de
leur religion furent persuadés de s’y joindre avec
enthousiasme, non seulement dans les pays islamiques du
grand Moyen-Orient, mais aussi parmi les communautés
musulmanes établies dans nos contrées. Les responsables
politiques ne sont-ils pas capables de bien réfléchir avant
d'adopter des sobriquets aussi dangereux ?
212 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

Aventures militaires malheureuses -


Afghanistan, Irak et Libye -et menaces
contre l'Iran et la Syrie
pppppppppppppppppppppppp

Lorsque la Guerre froide a pris fin et le mur de Berlin


est tombé, la plupart des experts ont proclamé l’avènement
d’une nouvelle aube et d’une ère de paix.

Dans la réalité toutefois, ce scénario ne s’est pas


vérifié. L'implosion de l'ancienne Yougoslavie et les
tensions ethniques qui y ont vu le jour, notamment en
Bosnie-Herzégovine, ont conduit assez rapidement à
l'implication de l'Occident, à l’établissement de zones
d'exclusion aérienne, à l’envoi de troupes au sol et au
bombardement, vraisemblablement illégal, des Serbes à
Belgrade. On a beaucoup péroré en Occident sur l’autorité
morale et le devoir de protéger les populations musulmanes
des ravages et des massacres qui s’accompagnaient de
nettoyage ethnique sur le terrain. Il est probablement juste
de dire que sans l'intervention occidentale, le sort de ces
populations aurait été catastrophique, voire fatal. En
réaction, il y eut quelques précieux témoignages de gratitude
en provenance du monde musulman en général, et la Russie,
consciente de son propre ventre mou musulman, fut
nettement refroidie par les activités militaires occidentales.
Il semblerait qu’il y ait eu des objectifs clairs, une réponse
graduée et un résultat relativement satisfaisant.
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 213

On ne peut pas en dire autant concernant les


développements ultérieurs. En effet, nous sommes devenus
protagonistes, pendant 8 et 12 ans respectivement, dans des
guerres inutiles et destructrices. Ça avait commencé en 1990
avec l'action militaire occidentale destinée à chasser Saddam
Hussein du Koweït qu’il avait illégalement occupé. Et ça
s’est poursuivi au lendemain des évènements de septembre
2001. Il ne fait aucun doute pour moi que les États-Unis et le
Royaume-Uni étaient parfaitement fondés à invoquer
l'article 51 de la Charte des Nations Unies relatif à la
légitime défense et à prendre les mesures qui s’imposaient
contre Al-Qaïda en Afghanistan. Je suis tout aussi convaincu
que nous avions raison de chasser du pouvoir le
gouvernement des Talibans lorsque celui-ci a refusé de
déloger les militants d’Al-Qaïda. En revanche, ce qui s’est
produit durant les quatorze années qui suivirent notre
intervention et a occasionné de nombreux morts et blessés
dans les rangs des militaires occidentaux défie toute
explication rationnelle. Tout d’un coup, un objectif simple
réalisé avec succès se transforma en une mission, de plus en
plus compliquée, d’ “édification de la nation” quelle qu’en
soit la signification en pratique, d'éradication de la drogue
qui a lamentablement échoué et de renversement des
Talibans.

Le mieux que nous puissions dire à propos de nos


actions en Afghanistan c’est qu’à l’instar de Sisyphe, nous
avons continué à pousser le rocher du bas de la montagne
vers le sommet, en sachant que dès l’instant où nous nous
serons retirés de ce pays, le rocher se précipitera
inéluctablement vers la vallée. Pire encore, nous avons
214 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

tellement vanté les pertes de l’ennemi que nous avons


immanquablement donné l’impression que l’Occident se
glorifie de la suppression de vies musulmanes.

S’agissant de l’Irak le tableau est plus sombre encore.


La raison invoquée pour attaquer Saddam, à savoir sa
possession des armes de destruction massive, était
délibérément ou par ignorance fallacieuse. La vraie raison,
comme nous le savons aujourd’hui, avait trait au
changement de régime par la force, qui est illégal en vertu
du droit international. Quoi qu’il en soit, après la chute de
Saddam, nous avons rejoué le refrain afghan de l’édification
de la nation etc., sauf que dans ce cas, nous n'avions aucun
plan. Huit ans après, l’Irak est devenu une zone de violence
et de non-droit bien pire qu’il ne l’était avant notre
intervention. Il est devenu aussi un allié chiite de plus en
plus fidèle de l’Iran. Et combien de vies humaines
occidentales ont été perdues dans la foulée ?

Nous n'avions pas d'objectifs clairs. Nous disions que


nous allions «rester jusqu'à ce que la mission soit
accomplie» sans jamais définir en quoi consistait cette
mission. Et nous avons laissé notre implication virer à
l’enlisement. Tout compte fait, c’était plus une mission
coupable qu’une mission à la dérive!

Il semblerait malgré tout que nous soyons


viscéralement incapables de tirer les leçons de l'histoire.
Nous avons investi le ciel libyen sous les auspices d’une
autorité inconstitutionnelle de l'OTAN, cette fois-ci en
avançant l’argument de la protection de personnes
innocentes, ou du moins celles qui ne soutenaient pas
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 215

Kadhafi, alors qu’en réalité nous l’avons fait là aussi dans le


but illégitime de changer le régime en place par la force. La
violence en cours, le chaos et l'anarchie qui règnent en Libye
suggèrent de nouveau que nous avons échoué dans notre
entreprise.

Un dénominateur commun à toutes ces guerres est


sans doute le sentiment sous-jacent que la valeur de la vie
des Arabes, de quelque bord qu’ils se situent, ne constitue
pas une préoccupation majeure pour l'Occident. Sentiment
erroné certes, mais encore une fois c'est cette perception qui
s’impose et, comme nous l’avons dit précédemment, c'est la
perception qui compte le plus.

Nous avons évoqué la possibilité d'une action


militaire contre l'Iran; à tout le moins nous avons gardé cette
option comme carte dans les négociations. Même si les
relations se sont récemment et subitement améliorées à la
faveur de l'élection du nouveau Président Rouhani, le
recours à la force pour empêcher le développement d'armes
nucléaires n'a pas encore été définitivement écarté. C'est en
partie pour apaiser Israël, ignorant apparemment le fait que
celui-ci possède déjà une capacité nucléaire et n'est pas
signataire du TNP186. De toutes les aventures militaires
possibles dans le grand Moyen-Orient, celle-ci est
susceptible d’avoir les conséquences les plus profondes sur
l’Occident, à la fois militairement et économiquement.

186
Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) ouvert à la
signature le 1er juillet 1968 et entré en vigueur le 5 mars 1970.
216 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

Et nous sommes toujours dans l’expectative


s’agissant de la Syrie, crachant feu et flamme et agitant des
menaces dans le cas où les exigences de l’Occident ne sont
pas satisfaites concernant le dossier des armes chimiques. Je
me demande combien d'efforts ont été consentis pour
comprendre la situation sur le terrain. Dès le début du
conflit, les dirigeants occidentaux ont joyeusement proclamé
qu’Assad serait parti en quelques semaines. Ils étaient sur le
terrain du changement de régime de nouveau, en espérant
que cette fois-ci ils pourraient réaliser l’objectif poursuivi
par la simple exhortation et sans apport militaire. Quiconque
avait une connaissance de la réalité sur le terrain savait que
c'était là une absurdité. A présent, ces mêmes dirigeants
nous disent que la guerre civile a été la cause d’incursions
jihadistes, alors que très tôt, pendant que l'Occident
s’affairait à reconnaître les groupes rebelles non-élus comme
les “représentants légitimes du peuple syrien”, la menace
jihadiste était déjà présente et bien établie. L'Occident n’a
pas non plus vraiment essayé de comprendre l’importance
du danger qu’une Syrie non-sunnite et extrémiste
représentait pour la Russie. Au milieu de la cacophonie qui
caractérise aujourd’hui le processus de destruction des armes
chimiques syriennes, l’Occident continue inutilement à
proférer des menaces qui ne convainquent guère.

Tout cela ne sert qu’à exacerber le mépris que les


Arabes de tous bords ont à l’égard de l'Occident et à
diminuer davantage sa crédibilité à leurs yeux à un moment
où une telle crédibilité est plus que nécessaire.

Une chose au moins est claire : une implication de


l'Occident dans la guerre civile horrible en Syrie serait une
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 217

erreur infiniment plus grave que celles commises dans le


passé. La distinction entre le bon, le mauvais et le laid est au
mieux dangereusement floue. Ce conflit fait partie d'une
guerre civile plus large par rapport à laquelle nous devons
impérativement rester à l’écart.

Une des toutes premières leçons que les dirigeants


occidentaux doivent tirer, c'est que vous n'avez pas besoin
de faire la guerre pour être un grand chef !
218 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

Orgueil démesuré
pppppppppppppppppppppppp

Ce qui m'étonne c'est qu’après tant de revers, nous


persistions en Occident à croire que nous avons encore un
rôle de grande puissance à jouer au Moyen-Orient.

En réalité, la Grande-Bretagne et la France ont perdu


ce statut il y a cinquante ans. Certes nous avons enregistré
occasionnellement des succès comme à Oman par exemple,
et nous gardons toujours un peu d’influence sur certains
dirigeants du Golfe. La France, en dépit de ses
gesticulations, n’a plus aucun rôle à jouer. Elle est même en
train de perdre la bataille de la francophonie. Même le rôle
américain dans son vrai sens a pris fin il y a une quinzaine
d'années.

Nous avons tous visé très haut mais nous sommes


aujourd’hui rabaissés parce que nous nous sommes montrés
incapables de comprendre la nature du problème auquel
nous faisions face.

Il y a eu trop de promesses non tenues et trop de


mauvais calculs. Une bonne illustration de cet échec est
apportée par le brave processus de négociation quinquennal
israélo-palestinien, au sujet duquel nous n’avons jamais
vraiment compris que le besoin initial fondamental n'est pas
tant de négocier mais plutôt de parler.
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 219

L'Occident a-t-il tiré les enseignements


du passé ?
pppppppppppppppppppppppp

Nous continuons de rechercher une solution durable


au conflit israélo-palestinien alors même qu’Israël persiste
dans la construction de colonies illégales en Cisjordanie
occupée, portant ainsi un coup mortel à la confiance des
Palestiniens quant aux intentions d'Israël et renforçant la
suspicion arabe envers l’approche israélo-centrique de
l’Occident dans la région.

Nous continuons à négocier avec une seule partie du


peuple palestinien en excluant le Hamas qui est et restera un
élément essentiel et incontournable de la structure politique
palestinienne, nous rendant ainsi complices des agissements
d’Israël en ce domaine.

Nous continuons à ne pas comprendre que si ce n'est


pas avec le Hamas, ce sera avec un interlocuteur bien pire,
qu’il faudra négocier, comme c’est de plus en plus évident
dans le cas d’Al Nusrah en Syrie voisine.

Et malgré le rapprochement potentiel en cours entre


les dirigeants des États-Unis et de l'Iran, nous persistons à
considérer l'Iran comme une nation en développement plutôt
que comme le pays hautement sophistiqué qu’il est ; un
autre triomphe de la perception sur la réalité.
220 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

Tout cela a-t-il encore de l'importance ?


pppppppppppppppppppppppp

À mon avis, cela importe aujourd'hui plus que jamais


auparavant. Terrorisme mis à part, l'Islam est une force qui
ne peut être ni éloignée ni ignorée. Plus significativement,
c’est une force qui est engagée à l’heure actuelle dans une
guerre civile interne féroce entre Sunnites et Chiites et qui
pourrait avoir des implications sur nous tous. C’est là
toutefois une guerre civile dans laquelle l'Occident ne
devrait ni être partie prenante ni, encore moins, prendre
parti.

Pourtant, nous donnons l’impression d’avoir choisi


notre camp en soutenant l’Arabie Saoudite sunnite, siège
spirituel sinon réel de l'extrémisme wahhabite, contre l'Iran
chiite; en soutenant le soulèvement sunnite contre la milice
chiite majoritaire en Irak ; en soutenant les dirigeants
sunnites à Bahreïn qui cherchent à réprimer la majorité
chiite dans leur pays ; et en soutenant les Sunnites en Syrie y
compris, indirectement, les rebelles extrémistes contre le
régime laïque, mais néanmoins chiite alaouite de Bachar Al-
Assad.

Cette guerre civile sectaire intense se déploiera sur de


larges territoires et durera longtemps. Le Pakistan souffre
déjà cruellement de ses ravages, en particulier la minorité
chiite dans la province du Sind et ailleurs. Cette guerre est
potentiellement susceptible de s’étendre à l’Inde, au
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 221

Bangladesh, à l’Indonésie et, en fait, partout où il y a des


communautés musulmanes comprenant ces deux branches
religieuses.

Une implication de l'Occident serait une invite à une


réaction de l’un ou de l’autre, ou des deux, protagonistes de
cette guerre civile, aussi bien dans la région concernée que
parmi les communautés musulmanes vivant dans les
différents pays occidentaux où le potentiel de menace
intérieure grave ne doit pas être écarté. Elle est aussi de
nature à augmenter la très grave menace qui pèse sur le sort
des communautés chrétiennes autochtones qui subissent déjà
des attaques brutales des deux parties au conflit. Ce n'est pas
notre guerre civile et nous ne devrions pas chercher à y
prendre part et, encore moins, à prendre position, que ce soit
en Syrie ou ailleurs. Une participation sélective n'est pas
possible. Ou nous y sommes ou nous n’y sommes pas.
L’intérêt de l'Occident dicte certainement que, pour cette
circonstance, nous devrions fermement rester en dehors.

Telle n'est pourtant pas, aujourd'hui, la perception


générale dans la région et si nous ne prenons pas des
mesures urgentes pour corriger cette perception, nous en
paierons un lourd prix, tant à l'étranger que chez nous.
222 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

Quels chemins s’offrent à nous à présent ?


pppppppppppppppppppppppp

Ce n'est pas le moment de se lancer dans des


expérimentations hasardeuses. L'Occident devrait
résolument s'extirper de toute implication dans ce conflit,
quelles que soient les pressions humanitaires, et doit être
perçu comme tel. Nous sommes déjà assez haïs comme ça.
Nous ne pouvons pas nous permettre de laisser le mal
s’aggraver davantage.

Durant les quelque vingt dernières années, l'Occident


s’est embrouillé en matière de politique étrangère,
«fermement engagé à laisser dériver les choses187» pour
reprendre le mot retentissant de Churchill. Nous ne pouvons
pas nous permettre d’aller à la dérive. Il est maintenant
temps de dire adieu à la dérive. Laissons l'Islam régler ses
propres problèmes tout seul. Nous devrions nous concentrer
sur les domaines où nous avons un rôle légitime à jouer, en
Israël/Palestine, à Oman et presque partout ailleurs dans le

187
Phrase tirée du célèbre discours de Winston Churchill prononcé devant la
Chambre des Communes du Parlement britannique le 12 Novembre 1936 dans
lequel il critiquait sévèrement la politique, considérée comme trop indulgente,
du gouvernement de Stanley Baldwin à l’égard d’Hitler : «…C'est ainsi que le
gouvernement poursuit sa démarche singulière, bien décidé à être indécis,
résolu à l'irrésolution, fermement engagé à laisser dériver les choses,
solidement partisan de la fluidité, puissamment ancré dans son
impuissance…»
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 223

Golfe, et aussi dans les pays et régions divisés comme le


Soudan.

Nous avons beaucoup de défis à relever en Europe et


dans la région du Pacifique et nos ressources sont de plus en
plus limitées.

De toute façon, la guerre civile au sens large que vit


l’Islam n'est pas le genre de conflit où nous devrions être
partie prenante, car les divisions que l’Islam connaît
aujourd’hui ne sont pas les nôtres et la querelle religieuse
qui en est à l’origine n’est certainement pas la nôtre non
plus. Chercher à y participer, même de manière tacite,
constituerait pour l’Occident l'une de ses plus grosses
erreurs de jugement en matière de politique étrangère de ces
deux cents dernières années, et il y en a eu.

Dans le passé, nous nous sommes fourvoyés au sujet


du Moyen-Orient et, jusqu'à très récemment, nous avons
continué à nous tromper sans cesse. Il faut admettre
cependant qu'au cours des trois dernières semaines, il y a eu
quelques changements d’attitude encourageants. Les Russes,
croyant avoir remporté une victoire diplomatique sur
l'Occident par rapport au dossier syrien, sont en train de se
montrer un peu plus coopératifs sur la question des armes
chimiques et ont convaincu le régime d’Assad à Damas de
leur emboîter le pas. Les Iraniens, conscients des
fluctuations de la politique américaine au sujet de la Syrie,
sont maintenant disposés, à travers leur nouveau président
Rouhani, à tendre la main au “Grand Satan” d’autrefois, si
ce n'est à la lui serrer. L'Occident doit saisir ces
opportunités, mais il doit le faire en toute humilité. La pire
224 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

erreur pour lui serait de proclamer ou même de déduire que


ces changements se sont produits à la faveur de sa menace
avortée d'une action militaire contre la Syrie. Tout d’abord
parce que cette menace n'était pas crédible après que les
peuples des pays occidentaux eurent dit «pas en notre nom».
Et en second lieu, parce que le langage d’agression est
générateur de haines et de mauvaises perceptions au Moyen-
Orient.

Nous sommes en présence d’une opportunité


historique pour engager une véritable discussion. C'est une
occasion pour tenter de convaincre Israël de s’y joindre et
pour prendre conscience du fait qu’un Moyen-Orient
réellement dénucléarisé doit inclure ce pays également, si
l’on veut qu’une réelle confiance soit établie.

Par-dessus tout, il est temps de se rendre compte que


l'Occident peut regagner le Moyen-Orient si nous pouvons
montrer que nous venons en amis et non comme les
hypocrites exploiteurs qui leur ont causé tant de mal dans le
passé. Cela aiderait si les Etats-Unis, en particulier,
pouvaient montrer qu’avec leurs nouvelles réserves de
schiste, ils ne sont plus dépendants du pétrole du Moyen-
Orient. Ce serait un réel plaisir si le prochain pamphlet était
intitulé «Comment l'Occident a regagné le Moyen-Orient».

* *
*
Appendice III

Entretien avec Lord Lothian


L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 227

Entretien avec Lord Lothian188


pppppppppppppppppppppppp

Amir Nour: Votre pamphlet de l’Université de Georgetown


intitulé «Comment l'Occident a perdu le Moyen-Orient»
est devenu une partie essentielle d'un livre189 qui a été bien
accueilli en Algérie et suscite un intérêt croissant ailleurs
dans le monde. Un tel intérêt s’explique très probablement
par les évènements tragiques qui se déroulent actuellement
au Moyen-Orient, mais aussi par les critiques
«inhabituelles» émises par un politicien occidental à
l’égard de la politique étrangère de l'Occident en général
vis-à-vis du Moyen-Orient. Qu'est-ce qui vous a poussé à
adopter la position que vous avez exprimée à Washington
D.C. en Octobre 2013?
Lord Lothian: J'ai passé une grande partie de ces quinze
dernières années plongé dans la politique du Moyen-Orient
et du Maghreb, ainsi que de l’ensemble de la région
environnante. Mon intérêt était aiguisé par le nombre de
conflits réels, potentiels et naissants, que j'ai trouvés dans la
région, commençant par l’évident conflit israélo-palestinien,
mais s'étendant aux divisions internes au Liban, au clivage
sectaire en Irak, au conflit épisodique plus large entre
Sunnites et Chiites; et bien entendu aux retombées
sécuritaires pour l'Occident mises en évidence de manière
spectaculaire par le 11 Septembre 2001. Les évènements

188
Entretien réalisé le 5 juillet 2014.
189
Lord Lothian, «Comment l’Occident a perdu le Moyen-Orient : cri du
cœur d’un Lord britannique», éditions Alem El Afkar, avril 2014.
228 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

actuels confirment les raisons de mon inquiétude, et ont


également pour effet de recentrer mes préoccupations
croissantes quant au fait que personne parmi nous ne semble
tirer des enseignements des évènements passés et que nous
commettons encore des erreurs évitables et susceptibles
d'aggraver nos erreurs précédentes. Mon objectif initial en
donnant ma conférence à l'université de Georgetown était
non seulement de démontrer à quel point l'Occident s’était
fourvoyé au Moyen-Orient, mais aussi comment nous avons
raté une occasion historique pour construire une
communauté d'intérêts entre l'Occident et les peuples arabes
au moment où l'Empire ottoman se désintégrait et comment
nous continuons à dilapider le peu qui reste de cette
opportunité. Bien que tardivement, je crois en la nécessité
d’être honnête au sujet de notre passé, dans l'espoir que ceux
qui viendront après nous sauront éviter de commettre les
mêmes erreurs et pourront malgré tout construire dans notre
monde moderne intégré une nouvelle relation entre
l'Occident et le Moyen-Orient élargi, y compris le Maghreb
(MENA). Au regard des développements récents, il devient
impérieux d’établir une communauté d'intérêts et de
renforcer la coopération mutuelle dont le besoin se fait sentir
aujourd’hui bien plus qu’hier. Ce serait une tragédie pour
nous tous si nous venions à ignorer cela.

A.N: A en juger par l’approche irréductible envers la


région prévalant en Occident tant parmi les politiciens -
comme illustré par le récent discours de votre compatriote
Tony Blair à Bloomberg sur le thème «Pourquoi le Moyen-
Orient est important»190 - que parmi les élites
intellectuelles, n’est-on pas fondé de vous étiqueter comme

190
http://blogs.spectator.co.uk/coffeehouse/2014/04/full-text-tony-blairs-
speech-on-why-the-middle-east-matters/
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 229

un «Robinson Crusoe» de la politique occidentale avec


peu, ou pas, d’influence sur les centres de décision aux
Etats-Unis et en Europe ?
L.L: Mon opinion personnelle sur Tony Blair exprimée
depuis des années maintenant est qu’il n’a jamais eu une
solide connaissance des faits et qu’il s’est toujours montré
davantage préoccupé par l’effet produit par ses déclarations
que par la réalité à laquelle il est supposé faire face. D’où
son incapacité de comprendre que sa position fortement pro-
israélienne (comme celle de George W. Bush) durant la
guerre de juillet 2006 au Liban, pendant que Beyrouth, où je
me trouvais, se déchirait, pouvait avoir un effet
dommageable sur la perception que les Arabes pouvaient
avoir de lui, lorsqu’il a été nommé émissaire de la paix du
Quartette pour le Proche-Orient. Toute sa carrière –excepté
concernant l’Irlande du Nord par rapport à laquelle je dois
saluer son rôle majeur dans la conclusion de l’Accord du
Vendredi saint- a été basée sur ce qui s’apparente à un
aveuglement dont sa justification de l’invasion de l’Irak
n’est pas la moindre des illustrations. Je me sens tout
particulièrement sensible à ce sujet dans la mesure où Tony
Blair m’avait personnellement assuré au Parlement à
l’époque que son action en Irak n’était pas liée à un objectif
de changement de régime par la force (ce qui était illégal au
regard du droit international) mais plutôt à l’existence de
preuves solides sur la détention par ce pays d’armes de
destruction massive. C’est sur cette seule base que j’avais
demandé à mon parti de soutenir Tony Blair avant de
réaliser que j’ai été induit en erreur. Par conséquent, tout ce
qu’il dit à propos du Moyen-Orient, je le prends avec des
pincettes, tout autant d’ailleurs que sur la plupart des
justifications qu’il a avancées sur les évènements
subséquents. Je me dois aussi de m’interroger gentiment sur
ce qu’il a réalisé en sa qualité d’émissaire du Quartette pour
le Moyen-Orient. La réponse est : « pas beaucoup ». Quant à
230 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

l’étiquette d’un « Robinson Crusoe », je ne saurais juger de


l’impact que pourraient avoir mes idées et conférences. Cela
ne veut pas dire pour autant que dans le monde
interconnecté d’aujourd’hui celles-ci ne méritent pas d’être
pensées et exposées. Certes, il serait plus aisé de garder le
silence sur plusieurs de ces questions ; cela ne signifie pas
que l’on a raison d’agir ainsi et une telle attitude n’est
certainement pas courageuse. Une voix solitaire ne se fait
pas forcément entendre immédiatement, mais avec le temps
elle pourrait s’avérer utile.

A.N: Que répondez-vous à ceux parmi les critiques qui


considèrent que votre position «courageuse» est conçue
selon une perspective de «realpolitik» ; en d’autres termes,
du titre choisi déplorant la «perte» du Moyen-Orient, à
l’insistance sur les «perceptions» plutôt que sur les
«réalités», et jusqu’aux remarques finales mettant en
avant le vœu de «regagner» un jour la «région perdue»,
votre pamphlet se borne à reproduire les idées reçues
occidentales par rapport aux affaires du Moyen-Orient ?
L.L: Le cynisme et le scepticisme sont les armes
traditionnelles et faciles des critiques. Après quarante ans
d’expérience dans l’arène politique, ceux-ci ne me dérangent
guère. Les griefs énumérés dans cette question proviennent
d’une incompréhension des nuances, lesquelles ont bien été
saisies par mon auditoire de l’université de Georgetown, lui
dont la perception historique de la façon de gagner des amis
et d’influencer les gens est connue. J’avais aussi besoin de
trouver un titre qui puisse «accrocher» l’intérêt des
Américains ; ce qui fut fait. En utilisant le terme «regagner»,
je fais référence aux cœurs, aux esprits et à la confiance que
nous avions sans doute gagnés en 1916, mais que nous
avons considérablement gâchés à travers nos actions
ultérieures. Il est à souhaiter qu’il ne soit pas trop tard de
commencer à les regagner. Ce qu’il faut dire, ce n’est pas
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 231

tant que l’Occident a perdu le Moyen-Orient, mais qu’il ne


se devait pas du tout de le perdre. «Incapacité de gagner»
aurait pu être une description plus précise de ce qui s’est
passé, mais une telle qualification n’aurait pas permis de
capter l’attention comme a pu le faire le titre que j’ai choisi.
Prétendre comme le font les critiques que ma conférence
reprend simplement les idées reçues occidentales par rapport
aux affaires du Moyen-Orient concorde étrangement avec
les reproches qui m’ont été faits par certains experts
occidentaux qui ont le sentiment que j’ai été
particulièrement injuste à l’endroit de l’Occident. En
définitive, il ne me déplaît pas trop de me retrouver dans
cette situation où je me vois critiqué par les deux parties en
même temps.

A.N: Pour paraphraser une célèbre citation de votre autre


illustre compatriote, Lord Palmerston191, les relations
internationales sont basées essentiellement sur la défense
des intérêts nationaux. Ne pensez-vous donc pas que
l’Occident ne se soucie que de ses propres intérêts, qu’il
s’allie avec quiconque lui garantit la prédominance de ces
intérêts, et que peu lui importe à cet effet que son
«partenaire» soit sunnite ou chiite ?
L.L: Il est vrai que les relations internationales sont
traditionnellement fondées sur la poursuite des intérêts
nationaux, mais il est communément admis que c’est une
erreur de considérer cela comme synonyme de satisfaction
d’intérêts égoïstes ou simplement matériels. L’erreur
commise par l’Occident dans la région durant le siècle

191
Henry John Temple Palmerston: «Nous n’avons pas d’alliés éternels et
nous n’avons pas d’ennemis perpétuels. Nos intérêts sont éternels et
perpétuels, et il est de notre devoir de les suivre» (remarques à la Chambre
des Communes le 1er mars 1848).
232 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

dernier s’explique en partie par le fait d’avoir satisfait ses


intérêts matériels, au prix du sacrifice d’amitiés
inestimables. Je soutiens que cela n’a pas marché et qu’au
bout du compte, les intérêts nationaux n’ont pas été servis.
Je considère toutefois qu’il n’est pas et qu’il ne devrait
jamais être, dans l’intérêt de l’Occident de prendre parti
dans le vieux clivage religieux entre Sunnites et Chiites.
C’est la raison pour laquelle je tiens tellement à ce que nous
ne nous trouvions pas mêlés à ce conflit qui refait surface
aujourd’hui.

A.N: Vous critiquez l’emploi par l’Occident d’une


terminologie malheureuse comme, par exemple, la «guerre
contre la terreur», «choc et effroi» et «dommages
collatéraux». Or, selon certains, vous semblez vous-même
tomber dans ce piège des excès de langage quand vous
utilisez des vocables comme «islamisme», «djihadisme» -
souvent assimilés au «terrorisme» d’ailleurs - et «rue
arabe». Qu’en pensez-vous ?
L.L: J’ai toujours critiqué l’emploi de l’expression «guerre
contre la terreur». Les guerres sont menées entre des armées
et des protagonistes. La réaction au 11 Septembre a été de
poursuivre des individus ayant perpétré un crime haineux
dont les victimes n’étaient pas des ennemis, mais des
personnes innocentes de nationalités et de confessions
religieuses différentes. Décrire la poursuite de ces criminels
maléfiques comme étant une guerre leur a conféré un statut
et une crédibilité auxquels ils aspiraient certainement, mais
qu’ils ne méritaient tout aussi certainement pas. Le
terrorisme est l’emploi de la terreur résultant d’un acte
violent pour satisfaire des fins politiques. C’est une forme de
chantage. Ce n’est pas une guerre, et le désigner ainsi lui a
donné un prestige qui, à son tour, lui a permis de se
radicaliser et de recruter des jeunes naïfs pour servir une
cause diabolique. J’ai décrié l’expression «choc et effroi»
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 233

car je la trouve abusivement propagandiste et conçue pour


faire peur. De plus, elle fait partie d’une rhétorique aliénante
et inutile. Et je condamne l’expression «dommages
collatéraux» car étant une tentative doucereuse destinée à
dissimuler la vérité selon laquelle des personnes innocentes
sont prises sous des feux croisés et s’en trouvent soit
grièvement blessées soit tuées. C’est tout à fait le cas
s’agissant de l’utilisation des drones de guerre. Cette
expression sert essentiellement à tromper. Je dois dire par
ailleurs que j’ai été surpris de voir figurer le concept de «rue
arabe» parmi la terminologie qui a fait l’objet de critiques.
C’est en fait une expression proposée il y a longtemps par
nombre d’intellectuels arabes afin de distinguer l’Arabe
ordinaire – que l’on appellerait en Grande-Bretagne
l’homme de la rue– de ses dirigeants qui, eux, sont
susceptibles d’être motivés par des ambitions plus
personnelles.

A.N: Vous dénoncez de la même manière la politique des


«deux poids, deux mesures» et d’autres incohérences
politiques pratiquées par l’Occident en matière de
démocratie, de droits de l’Homme et de primauté du droit.
Mais ne tombez-vous pas vous-même dans les mêmes
travers lorsque vous cautionnez la «démocratie obstinée»
en Israël -qualifiée d’Apartheid par l’ancien Président
américain Jimmy Carter192- en ne tenant pas compte du
soi-disant «Printemps arabe» que vous réduisez à une
«aventure» (en Libye) et à une «dérive djihadiste» (en
Syrie) et en ne mentionnant même pas l’expérience
démocratique tunisienne ? Cette dernière remarque semble

192
Jimmy Carter, «Palestine: Peace not Apartheid», éditions Simon and
Schuster, 2006.
234 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

d’autant plus significative que vous co-présidez la


«Conférence d’Hammamet» du British Council. 193
L.L: La critique que je fais du “Printemps arabe” ne
concerne pas tant sa signification conceptuelle que le
résultat auquel il a abouti et les espoirs inconsidérés que
l’Occident y a investis sans faire preuve, au préalable, de la
moindre diligence raisonnable. La Tunisie s’en est sortie,
assurément, non sans difficulté il est vrai ; et elle continue
de faire des progrès constants. Au départ, l’Occident a
applaudi le phénomène car y voyant l’avènement de la
démocratie libérale dans la région. En Egypte ? En Libye ?
En Syrie? Je pense pour ma part que les faits aujourd’hui
sont malheureusement suffisamment éloquents et n’ont pas
besoin de moi comme avocat.

A.N: Le livre met en garde, à juste titre, contre les dangers


de désintégration territoriale et de conflits sectaires au sein
du monde musulman. Au vu de l’actuelle partition de facto
de l’Irak, la sonnette d’alarme est en train d’être tirée un
peu partout dans la région. Quelle est, selon vous, la
meilleure manière de faire face efficacement à ces
menaces imminentes ?
L.L: La situation en Syrie et en Irak est tellement mouvante
et indécise que je me suis gardé d’en faire des commentaires
substantiels, sinon que d’affirmer que l’Occident
commettrait une erreur s’il s’engageait militairement dans
l’un ou l’autre des deux pays précités, dès lors qu’une
pareille intervention serait de nature, une fois de plus, à
aggraver le problème plutôt qu’à le régler. L’EIIL194 est
devenu une préoccupation pour l’Occident en raison de sa

193
http://www.britishcouncil.ly/en/programmes/society/hammamet-conference
194
L’Etat Islamique en Irak et au Levant, aujourd’hui appelé l’Etat Islamique
(IS).
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 235

capacité de recruter dans ses rangs des musulmans établis


dans les pays occidentaux, d’où la possibilité d’extension à
ces derniers du risque sécuritaire. Le problème de l’EIIL est
dans une large mesure un problème régional et doit être
résolu dans et par la région elle-même. Toute intervention
occidentale y serait contreproductive.
A.N: Après le succès de votre conférence de Georgetown,
envisagez-vous d’écrire une espèce de suite à cette
conférence à l’avenir ?
L.L: Je viens effectivement de donner une plus longue
conférence à Washington D.C, intitulée «Quand allons-nous
vraiment apprendre : la fin des interventions militaires ?».
Le texte de cette conférence peut être téléchargé à partir du
site web de Global Strategy Forum195.

A.N: Un mot de la fin à l’adresse des publics algérien et


international ?
L.L: Je regrette les années perdues durant lesquelles
«l'Occident a perdu le Moyen-Orient», mais je pense que le
temps est peut-être venu maintenant pour mettre tout cela
derrière nous. En cette ère moderne de communication
horizontale, nous nous devons de dialoguer et d’interagir
davantage les uns avec les autres. Il nous est encore possible
de construire un monde meilleur.

* *
*

195
http://www.globalstrategyforum.org/wp-content/uploads/Lord-Lothian-EI-
lecture-2June2014.pdf
Appendice IV

Texte de la conférence donnée par


l’ambassadeur américain Chass W. Freeman, Jr.
au Middle East Policy Council,
le 21 juillet 2014, sur le thème :

«La politique étrangère d’Obama


et l’avenir du Moyen-Orient».
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 239

«La politique étrangère d’Obama et l’avenir


du Moyen-Orient»
pppppppppppppppppppppppp

« Il y a quelque temps, les États-Unis entreprirent de


reconfigurer le Moyen-Orient. Le résultat aujourd'hui en est
que la région elle-même et notre position par rapport à elle
sont toutes deux dans un état désastreux. Une grande partie
de ce qui s'est passé semble irréversible.

Dans le peu de temps qui m'est imparti, je veux juste


parler des dynamiques à l'œuvre dans la région et je
conclurai par quelques réflexions sur ce qui pourrait être
fait, mais qui ne le sera probablement pas.

Pour commencer, et si nous voulons être honnêtes, nous


devons admettre que l'état de choses déplorable au Moyen-
Orient, en Egypte, en Irak, en Israël, en Jordanie, au Liban,
en Palestine, en Syrie, dans le golfe persique et dans la
péninsule arabique, à la périphérie de la Libye et en
Afghanistan, est le produit non pas seulement des
dynamiques internes de la région, mais aussi d'une
défaillance dans notre capacité à penser et à agir de manière
stratégique.

Nous avons réagi à la fin de l'ordre bipolaire de la guerre


froide avec un mélange de déni, d'incohérence stratégique et
d'inconstance. Des hypothèses erronées et des objectifs
américains irréalistes ont contribué à créer le désordre actuel
au Moyen-Orient.
240 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

C'est un lieu commun de dire que la politique américaine


est incivile et dysfonctionnelle. Notre élite en matière de
politique étrangère vit dans une bulle médiatique (rires). Elle
préfère les récits à l'analyse argumentée; confond les
sanctions et les gesticulations militaires avec la diplomatie et
s'imagine que la meilleure façon de traiter avec des étrangers
haineux est de les tuer en même temps que leurs amis et
leurs familles en utilisant des robots volants.

Nous avons des dirigeants qui ne peuvent pas diriger et


une assemblée législative qui ne peut pas légiférer. En un
mot, nous avons un gouvernement qui ne peut pas prendre
des décisions pertinentes, financer leur mise en œuvre,
trouver des alliés pour les soutenir ou pour les mener à
bonne fin. Tant que nous n'aurons pas mis de l'ordre dans
nos affaires intérieures, ceux qui aspirent à un leadership
américain à l'étranger seront déçus.

À West Point, le Président Obama a très justement fait


remarquer que notre armée n'a pas d'égal. Il a ensuite dit,
avec raison, que «l'action militaire des États-Unis ne peut pas
être la seule ni même la principale composante de notre
leadership, en toutes circonstances. Ce n'est pas parce que
nous avons le meilleur marteau que nous devons considérer
tout problème comme étant un clou». Cela est vrai.

L'expérience a amplement justifié l'hésitation quant à


l'usage de la force. Nos coups de marteau dans le Moyen-
Orient avaient pour objectif de mettre en valeur notre
puissance; au lieu de cela, ils ont démontré de manière
convaincante les limites de cette puissance. Loin d'améliorer
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 241

la stabilité, les politiques et les perspectives dans la région,


ces interventions les ont plutôt aggravées.

Notre prouesse militaire sans égal ne nous a pas permis


d'imposer notre volonté en Asie de l'Ouest, en Afrique du
Nord, en Europe de l'Est ou ailleurs. Et le bilan de nos
actions secrètes en matière de résolution des problèmes
politiques dans l'ensemble de ces régions n'a pas été
meilleur.

Dès lors, la question qui se pose est celle de savoir de


quelles alternatives au marteau militaire et aux instruments
connexes de l'art de gouverner dispose aujourd'hui la
présidence des Etats-Unis. Normalement, la réponse serait le
tournevis politique de la diplomatie ou d'autres moyens
d'influence autres qu’à percussion comme les subventions et
les subsides.

Mais il y a une raison au fait que le Département d'État


soit le département exécutif le plus petit et le plus faible de
notre gouvernement. Les Etats-Unis recourent rarement à la
diplomatie pour résoudre les différends majeurs avec les
autres Etats. Les gladiateurs prennent toujours le dessus sur
les diplomates en termes du spectacle qu'ils offrent. Et
même si elles ne sont pas efficaces, les mesures coercitives
comme les sanctions et les bombardements sont beaucoup
plus promptes à donner satisfaction, sur le plan émotionnel,
que le travail d’Hercule de la diplomatie.

Aussi, nonobstant notre militarisme instinctif, nous


sommes en faillite. Nos commandants militaires disposent
de caisses noires, mais pas nos diplomates. Et l'amateurisme
242 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

propre au système du favoritisme réduit davantage encore


l'efficacité de notre diplomatie.

Les rencontres et les contacts improvisés ont prouvé leur


inutilité lorsqu’il s’agit de cultiver des relations privilégiées
entre nos Secrétaires d’Etat et les dirigeants étrangers.

Il est difficile de penser à un quelconque projet américain


au Moyen-Orient qui ne soit pas déjà dans l'impasse ou près
de l’être, y compris nos politiques à l'égard d'Israël et de la
Palestine, de la promotion de la démocratie, de l'Egypte, du
terrorisme islamiste, de la stabilité dans le Croissant fertile
et dans le Levant, en Iran et dans le Golfe.

Permettez-moi de passer en revue cette liste très


rapidement.

En avril, notre effort, long de quatre décennies et visant à


parvenir à un arrangement susceptible de garantir
l'acceptation d'un Etat juif au Moyen-Orient, s’est éteint de
manière honteuse. Dans la phase finale tragi-comique du
soi-disant processus de paix, les États-Unis, au lieu de jouer
leur rôle de médiateur, ont négocié avec Israël les conditions
de la capitulation palestinienne, plutôt que de
l'autodétermination avec les Palestiniens.

L’effort consenti par les États-Unis pour négocier la paix


en faveur d'Israël n’est pas seulement mort. Il est putride.
Israël n'y croyait pas; alors il l'a tué. Qu'il repose en paix.

Dès le départ, Israël a utilisé le processus de paix comme


moyen de diversion pendant qu'il créait, sur le terrain, une
situation de fait sous la forme de colonies illégales.
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 243

L'expansionnisme israélien et les politiques connexes ont


rendu impossible la coexistence pacifique entre Israël et les
Palestiniens, et donc entre Israël et ses voisins arabes. Les
États-Unis ont créé l'aléa moral qui a permis à Israël de se
mettre dans cette position intenable en fin de compte.

Quatre années de diplomatie américaine


unilatérale visant à faire accepter Israël aux plans régional et
international ont ainsi paradoxalement produit un effet tout à
fait contraire, ne faisant qu'accroître l'isolement de l'Etat juif
et l'opprobre international à son égard.

Nous allons maintenant devoir assurer la défense d’Israël


au sein de l'Organisation des Nations Unies pendant que le
mauvais traitement et les agressions intermittentes qu'il fait
subir à sa population arabe captive achèvent de compléter sa
délégitimation et son ostracisme au niveau international.

Nous allons payer un lourd tribut pour cela, à la fois sous


la forme d'un prix politique à l'échelle du Moyen-Orient et,
très probablement, d'une escalade du terrorisme contre les
Américains en Amérique et à l'étranger. Cela pourrait
satisfaire notre sens de l'honneur, mais ça ressemble
beaucoup plus à un suicide assisté qu'à une stratégie pour la
survie d'Israël et celle de notre position dans le Moyen-
Orient.

Les Américains aiment à donner un fondement moral à


leurs politiques. Au Moyen-Orient, et pas seulement en ce
qui concerne Israël, la géologie s'est avérée beaucoup trop
complexe pour permettre d'avoir un tel socle. Considérez par
exemple notre profession de foi concernant la promotion de
244 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

la démocratie. Dans la pratique, les États-Unis n'ont consenti


un réel effort de démocratisation que dans les pays qu'ils ont
envahis, comme l'Irak et l'Afghanistan, ou dans ceux qu'ils
méprisent, comme la Palestine, l'Iran et la Syrie. Pour le
reste, nous critiquons mais nous laissons faire les dirigeants
héréditaires, les dictateurs, les généraux et les voyous.

Lorsque des élections démocratiques donnent lieu à des


gouvernements à qui nous objectons, nous ou nos alliés,
comme en Algérie, en Palestine et en Egypte, Washington
s'ingénie à les renverser et à les remplacer par des despotes
sympathiques. Si c'est la démocratie qui en est le message,
l'Amérique n'en est pas le prophète maintenant.

Notre volonté de débarrasser la région des démocrates


gênants a, bien sûr, apaisé Israël et nos amis dans le Golfe
arabe, mais elle a aussi grandement nui au sérieux de nos
prétentions concernant nos valeurs. Cette politique n'a
produit aucune démocratie; elle a, au contraire, tiré vers le
bas certaines expériences avant qu'elles n'aient une chance
de prendre racine.

L'Egypte en est un exemple probant. Après avoir suscité


l'espoir d'un éveil démocratique arabe et élu un
gouvernement islamiste incompétent, l'Egypte est
maintenant une dictature militaire en état de naufrage
économique, qui ne se distingue des autres tyrannies que par
les parodies grotesques d'Etat de droit qu'elle met en scène.
Il n'y a pas grand-chose que nous puissions faire à ce sujet.

Les craintes américaines au sujet de la sécurité d'Israël


nous dictent de soutenir l'Egypte quelle que soit la nature de
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 245

son gouvernement ou la façon dont il accède au pouvoir. Les


partenaires arabes des Etats-Unis dans le Golfe se sont
engagés à soutenir la dictature militaire et la répression de
l'islamisme en Egypte. Il est difficile de penser à un endroit
ailleurs qu’en l'Egypte où existe une contradiction plus nette
entre les idéaux américains, les engagements envers des
Etats-clients et des intérêts à prévenir la propagation du
terrorisme.

Il est tentant de conclure que si nous voulons être des


réalistes résolus, nous devrions tout simplement faire fi de
l'hypocrisie rebutante de la démocratie et des droits de
l'homme et passer à autre chose. Cela semble être ce que
nous voulons. Sinon, comment peut-on interpréter la
proposition du Président de nouer des partenariats multiples
avec les forces de sécurité de la région pour éradiquer le
terrorisme islamiste ? L'Egypte d'aujourd'hui est l'exemple le
plus remarquable s'agissant de la coopération régionale en
vue d'une telle répression. Nous avons un autre modèle à
l'esprit ? Ce n'est pas évident.

Mais en ne laissant aucun exutoire à la contestation


pacifique, l'Egypte est en train de forcer au moins une partie
de sa majorité pieuse à suivre la voie de la violence
politique. Cela risque de transformer le plus peuplé des pays
arabes en un terrain d'entraînement, le plus grand et le plus
meurtrier au monde, pour les terroristes islamistes.

Il est vrai, bien sûr, que l'Egypte n'est pas le seul


incubateur pour ces ennemis de l'Amérique. Les Américains
sont allés à l'étranger à la recherche de monstres à détruire.
Nous les avons trouvés et nous en avons fait naître de
246 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

nouveaux. Certains ont déjà suivi notre trace jusque chez


nous; d'autres sont sans doute en chemin. C'est pourquoi
nous avons un Etat-garnison en expansion dans ce pays. Nos
programmes de lutte contre le terrorisme sont bien
intentionnés, mais ils sont partout en train de nourrir un désir
de vengeance contre les Etats-Unis.

Nous avons grandement aidé à la propagation du


terrorisme islamiste quand nous avons envahi l'Irak. Notre
objectif déclaré était d'empêcher que des armes de
destruction massive ne tombent entre les mains des
terroristes qui n'y existaient pas jusque-là. Après avoir écarté
un gouvernement fonctionnel en Irak, nous avons pensé
ensuite que nous pourrions aussi bien procéder à une sorte
de démocratisation éclair de ce pays. Et c'est ainsi que nous
avons remplacé une dictature laïque par un despotisme
sectaire. Cela n'a pas seulement échoué, ça a déclenché une
guerre confessionnelle qui a finalement donné naissance au
djihadistan situé à présent à cheval entre la Syrie et l'Irak.

Ce que nous avons fait en Irak a conduit à le diviser en


trois parties. Maintenant, dans la pratique, nous semblons
œuvrer à démembrer le reste du Levant. Israël est en train de
ronger ce qui reste de la Palestine. La coalition
transnationale des djihadistes est en train d'opérer une
vivisection de la Syrie et de l'Irak. Avec notre appui, la Syrie
brûle, entrainant la carbonisation du Liban et la calcination
de la Jordanie. Et les Kurdes prennent leurs distances par
rapport aux structures étatiques existantes.

Le gouvernement syrien est répugnant, mais nous


craignons que si, comme nous l'espérons, il est vaincu, il
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 247

pourrait être remplacé par des individus encore plus


effrayants. Les bombardements ne peuvent pas empêcher
cela; alors par la magie du militarisme triomphant, nous
nous proposons d'armer une force mythique de modérés
syriens. Nous nous attendons à ce que cette "coalition de la
facturation" combatte à la fois le gouvernement syrien et ses
opposants les plus efficaces, tout en s'abstenant noblement
de faire cause commune avec ces derniers ou de leur
transférer des armes.

Cela ressemble à un plan destiné à pacifier le Congrès, à


défaut de pouvoir pacifier la Syrie. Et si notre objectif est de
maintenir la Syrie en feu, c'est un plan plausible. Peut-être
est-ce là ce que nous voulons vraiment. Après tout,
l'anarchie en Syrie est une hémorragie pour l'Iran que nous
avons identifié comme notre principal ennemi dans la
région.

Déstabiliser la Syrie ajoute sans doute à la pression


exercée sur l'Iran pour qu'il renonce à son programme
d'armes nucléaires que notre agence de renseignement et
celle d'Israël ne cessent de nous dire qu'il n'a pas et que les
dirigeants iraniens disent ne pas en vouloir parce que ce
serait un péché. Nos fréquentes menaces de bombarder l'Iran
semblent être un test diablement efficace pour tester
l'intégrité morale de ses dirigeants. Si nous leur donnons
toutes les raisons auxquelles nous pouvons penser pour
qu'ils se dotent d'une force de dissuasion nucléaire,
s'abstiendront-ils quand même de le faire ? A en juger par
les nouvelles de ce vendredi, cette expérience va se
poursuivre pendant au moins quatre mois.
248 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

Ce qui m'amène à un point clé illustrant la complexité de


la politique. Nous avons dit à plusieurs reprises aux gens du
Moyen-Orient qu'ils doivent être soit avec nous, soit contre
nous. Ils restent fâcheusement peu fiables à cet égard (rires
parmi l'assistance).

Les ayatollahs iraniens sont contre nous en Syrie, au


Liban et à Bahreïn, mais ils sont avec nous en Afghanistan
et en Irak. Le régime d'Assad et le Hezbollah s'opposent à
nous en Syrie et au Liban, mais sont de notre côté en Irak.
Les djihadistes salafistes nous soutiennent en Syrie, mais
s'opposent à nous en Irak et ailleurs. Le gouvernement
d'Israël est avec nous concernant l'Iran, mais contre nous
dans le blocage de l'autodétermination des Palestiniens et
dans sa promotion s'agissant des Kurdes. L'Arabie saoudite
est avec nous concernant l'Iran et la Syrie, mais contre nous
en Irak. Elle était avec nous, puis contre nous, puis à
nouveau avec nous au sujet de l'Egypte (rires). Riyad est
contre un djihadistan dans le Croissant fertile, mais personne
ne peut comprendre sa position envers les djihadistes
salafistes ailleurs.

Comment pouvez-vous avoir une politique cohérente


dans un Moyen-Orient où les gens sont si fichtrement
incohérents ? Je pense que la réponse est que les étrangers
ne peuvent pas gérer le Moyen-Orient et ne devraient pas
essayer de le faire.

Il est temps de laisser les pays de la région assumer la


responsabilité de ce qu'ils font plutôt que d'agir de façon à
leur permettre de se comporter de manière irresponsable, en
toute liberté. Il est temps de reconnaître que les États-Unis
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 249

ne peuvent pas résoudre le problème israélo-palestinien,


qu'ils ne peuvent plus protéger Israël contre les
conséquences juridiques et politiques internationales de son
comportement moralement déviant, et qu'ils n'ont rien à
gagner mais beaucoup à perdre en continuant à s'identifier à
ce comportement. Nous payons un prix à cause de Gaza.

Israël prend ses propres décisions sans tenir compte des


intérêts, des valeurs ou des conseils américains. Je pense
qu'il prendrait de meilleures décisions s'il ne se sentait pas à
l'abri ou s'il devait en payer le prix lui-même. L'Amérique
devrait couper le cordon ombilical et laisser Israël être
Israël.

Il est temps de cesser de prétendre que les Etats-Unis ont


accordé une réelle importance à la démocratie et à la
primauté du droit ou aux droits de l'homme au Moyen-
Orient. Nous payons le prix de leur violation flagrante par
Israël. Nous soutenons leur négation en Egypte. Et nous
n'intervenons pas dans la politique des monarchies
intolérantes comme le Bahreïn, l'Arabie Saoudite et les
Émirats Arabes Unis.

De toute évidence, la politique américaine est presque


entièrement fondée sur les intérêts et non sur les valeurs. Si
tel est le cas, alors ne violons pas nos propres lois en
prétendant de manière malhonnête qu'il n'y a pas eu d'abus
dans l'utilisation d'armes américaines par Israël, de coups
d'Etat, d'horreurs judiciaires ou de violations des droits
humains en Égypte. Nous ne devrions pas avoir des lois qui
nous obligent à être des fraudeurs. Si les véritables intérêts
des Etats-Unis et de la Syrie ont un rapport avec l'Iran et sa
250 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

rivalité avec Israël et l'Arabie Saoudite ainsi qu'avec notre


nouvelle guerre froide avec la Russie, disons-le clairement et
comportons-nous en conséquence.

Cela suppose que l'on doive arrêter la farce que constitue


le format de la conférence de Genève sur la Syrie qui a exclu
les parties clés de la négociation, faisant de celle-ci une
opération de relations publiques, plutôt qu'un effort sérieux
pour apporter la paix. C'est uniquement en incluant toutes
les parties engagées dans des guerres par procuration en
Syrie (y compris l'Iran) que nous pouvons espérer mettre fin
aux tueries dans ce pays.

Je dirais que la même chose est vraie s'agissant de la


situation à Gaza. Le problème ne saurait être résolu sans
dialoguer avec toutes les parties, y compris le Hamas.

Il est temps de mettre fin aux massacres en Syrie, et pas


seulement pour des raisons humanitaires, aussi
convaincantes soient-elles. L'arrêt des combats en Syrie et
en Irak est la clé à la fois pour contenir le djihadistan et pour
mettre un terme à la désintégration de plus en plus violente
de la région. Nous ne devrions pas faire de la surenchère en
Syrie en y injectant plus d'armes, dont beaucoup sont
susceptibles de tomber entre les mains des djihadistes. Nous
devrions essayer d'organiser la fin des interventions
étrangères dans les combats et de faire en sorte d'empêcher
l'émergence et l'expansion d'un bastion terroriste dans le
Croissant fertile et au Levant qui servira de repaire pour un
nombre grandissant de musulmans enragés que notre guerre
des drones ne fait que pousser à se mettre sous l'étendard
noir de l'islamisme.
L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot» 251

Le djihadistan se faisant appeler l'Etat islamique est une


menace à la fois pour l'Iran et l'Arabie saoudite et pour nous-
mêmes. Même si l'idée de travailler ensemble leur est
désagréable, l'Iran et l'Arabie saoudite doivent se découvrir
un intérêt commun. Le nouvel Etat est né de la compétition
géopolitique et religieuse entre Riyad et Téhéran. Et il ne
peut être contenu qu'au moyen d'une coopération bilatérale
entre eux.

En fonction de l'évolution des relations américano-


iraniennes, l'Amérique pourrait être en mesure d'aider les
deux pays à atteindre cet objectif. Mais si les États-Unis et
l'Iran restent ennemis, l'alternative évidente pour les États-
Unis serait d'accepter l'inéluctabilité d'un Etat en expansion
dominé par les salafistes qui va remplacer une grande partie
de la géographie politique actuelle de la région, de travailler
avec l'Arabie saoudite afin d'atténuer les tendances
extrémistes dans un tel Etat et de l'intégrer à une coalition
régionale en vue de contrebalancer l'Iran, comme ce fut le
cas avec l'Irak avant sa destruction par l'intervention des
États-Unis.

Chacune de ces approches exigerait un niveau de


sophistication diplomatique, d'imagination et de compétence
que les États-Unis n'ont pas été en mesure d'afficher durant
ces dernières années. Il est fort probable que les évènements
suivront leur cours en raison de notre mélange actuel
d'hésitation déconcertante, d'incompétence diplomatique et
de militarisme. Cela signifiera l’augmentation d’une
menace existentielle crédible pour Israël, une possible
explosion politique en Egypte, la désintégration de l'Irak, de
la Jordanie, du Liban, de la Syrie et de la Palestine, ainsi que
252 L’ORIENT ET L’OCCIDENT A l’heure d’un nouveau «Sykes-Picot»

le détournement d'une partie considérable des ressources de


ces pays vers la lutte contre le terrorisme qui cible la région
et la patrie américaine.

Nous pouvons et nous devons faire mieux que cela.

* *
*
Table des matières
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Introduction…………………………………………………………………………... 7

Un «monde post-américain»………………………………………………. 11

Du «retour de l’Histoire» à la «revanche de


la géographie»………………………………………………………………………. 35

L’ «Islam, un ennemi idéal»……………………………………………….. 55

Comment «ébranler la Casbah»…………………………………………. 77

Quelle «vocation de l’Islam » ?………………………………………….. 109

Conclusion…………………………………………………………………………….. 137

Bibliographie………………………………………………………………………… 145

Appendice I : «Accords Sykes-Picot » et autres


documents y afférents…………………………… 159

Appendice II : «Comment l’Occident a perdu


le Moyen-Orient»……………………………………. 177

Appendice III : «Entretien avec Lord Lothian »…………... 225

Appendice IV : «La politique étrangère d’Obama


et l’avenir du Moyen-Orient»…………... 237
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Achevé d’imprimer en Septembre 2014.
Imprimé en Algérie.

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