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La question de la transition

démocratique en Russie

Bertrand LAUZANNE
27 Greatfield Close
London N19 5UE
bertrandlauzanne@me.com

La question de la transition démocratique en Russie 1


12/01/2011
Introduction

Avec la disparition de l'URSS comme entité géopolitique en 1991, et


conformément à la fin annoncée de l'histoire1, la Russie devait rapidement adopter les
standards de la démocratie européenne.
Près de quinze ans après la chute, malgré un changement politique et social radical, la
Russie demeure loin de l'idée que nous formons d'une démocratie. D'un point de vue
institutionnel, les tares de la démocratie russe relèvent à la fois de l'organisation des
pouvoirs par la Constitution de 1993 et de la pratique des institutions. L'hypertrophie du
pouvoir présidentiel place la Douma sous la menace constante d'une dissolution tandis
que la pratique des décrets présidentiels réduit son pouvoir législatif à néant. Le
Gouvernement et le pouvoir judiciaire sont également placés sous étroite surveillance.
La liberté d'informer est limitée par des procédés multiples, tandis que la collusion entre
les oligarques et l'administration présidentielle place l'économie criminelle au cœur du
pouvoir. Sous la présidence de Vladimir Poutine, les services de sécurité de l'État,
conçus comme contre pouvoir dans l'Etat, ont acquis un rôle essentiel. Ce tableau très
rapide permet de poser une question : Pourquoi la Russie a-t-elle tant de peine, dans le
cours d'une évolution vers la démocratie, à maintenir un régime politique de liberté ?
Parmi les interprétations communément proposées, celle qui renvoie à la
nécessité d'un homme fort pour la Russie est la plus courante, autant parmi les
occidentaux que les Russes eux-mêmes. La remise en ordre de la Russie passerait, de
façon provisoire mais nécessaire, par des atteintes aux principes démocratiques. De son
côté, la thèse culturaliste fait de l'héritage soviétique ou autocratique, voire des deux,
l'origine de tous les maux. La servitude serait un trait culturel ancestral du peuple russe,
comme l'affirmait déjà Vassili Grossman dans son plus important roman, Vie et Destin.
Enfin, les principes de la démocratie ne seraient pas compatibles avec "l'idée russe",
sorte d'auberge espagnole culturaliste, mêlant orthodoxie, idée nationale et Russie
éternelle. La Russie incarnerait un modèle différent de la civilisation apostatique
occidentale. Nous reviendrons en détail sur ces trois interprétations. Autant de thèses
illustrant l'aspiration du corps social à une unité organique retrouvée.

Cet article atteindrait son objectif s'il pouvait aider à réévaluer le lien intime entre
la forme politique de l'être ensemble et l'individu dans l'étude des transitions
démocratiques et plus globalement du changement historique.

1 Voir la thèse de F. Fukuyama développée dans La fin de l'histoire et le dernier homme, selon laquelle
l'histoire aurait un sens dont l'aboutissement serait l'universalisation de la démocratie libérale, seule capable
d'apporter une satisfaction réelle au désir de reconnaissance alors que le communisme soviétique ne faisait
qu'humilier les peuples.

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La démocratie telle qu'elle se présente

La réflexion est perturbée par les traits sous lesquels la démocratie se présente
directement à nous, de façon naturelle. Ainsi, la démocratie nous apparaît comme un
ensemble d'institutions et de procédures fondé sur la souveraineté populaire, et
indissociable d'une conception substantive des fins de l'institution politique (Constitution,
Déclaration des droits de l'homme)2. La démocratie est alors une forme particulière
d'organisation et d'équilibre des pouvoirs. La voie privilégiée par les sciences juridiques
consiste à comparer l'exemple au modèle et à mesurer la distance qui les sépare. À
loger toute l'idée de démocratie dans une certaine forme d'organisation des institutions,
des procédures et des droits, il est possible de mesurer la distance, les différences, entre
le modèle général [celui qu'incarneraient les "vieilles" démocraties européennes] et la
forme particulière que prend cette organisation en Russie. Ainsi, les modalités du
pouvoir de dissolution de la Douma, comme l'existence et la pratique abusive des
décrets présidentiels sont à juste titre considérés comme une menace constante qui
pèse sur la représentation nationale et donc comme une atteinte à la démocratie.
L'approche juridique a deux limites. Elle suggère d'abord que l'approfondissement de la
démocratie en Russie passe principalement par des réformes politiques et
institutionnelles que les élites politiques devraient réaliser et imposer, ou bien par une
modification des comportements politiques et de la pratique des institutions par cette
même élite. Elle ignore ainsi, en raison même de sa méthode et de son objet, la genèse
sociale et politique des institutions démocratiques. D'autre part, en mettant l'accent sur
les élites politiques comme vecteur des réformes institutionnelles, elle suggère que la
démocratie est uniquement tributaire de la bonne volonté des dirigeants politiques.
Autre façon de dire que les peuples sont toujours démocrates alors que leurs dirigeants
le sont plus rarement. Ainsi, si l'approfondissement de la démocratie marque le pas en
Russie, ce serait principalement à cause des élites politiques du pays, mais en aucun
cas des citoyens russes, de leurs comportements, conceptions et dynamisme politiques.

Une autre interprétation suggère que le respect des droits de l'homme est la condition
nécessaire et suffisante d'une démocratie approfondie. Les droits de l'homme sont
désormais conçus comme les droits de l'individu face au pouvoir politique, les droits de
l'individu séparé de la collectivité3. Les droits de l'homme sont aujourd'hui considérés
comme extérieurs à la forme politique d'être ensemble qui, nous le verrons, les a
générés. Ainsi, le corpus des droits de l'homme devient une politique à part entière. Peu
importe alors la forme particulière que prend l'organisation des pouvoirs, des institutions
et des procédures, le point essentiel est le respect des droits de l'individu par le pouvoir

2 Il faudrait ici nuancer car l'existence même d'un contrôle de la constitutionnalité des lois par des juges
non élus, est bien l'expression d'une défiance à l'égard de la souveraineté populaire, du moins la
reconnaissance que celle-ci peut errer.
3 "On demande aujourd'hui à l'Etat comme à la société non plus de garantir les droits de l'homme
simplement, de l'homme en général et donc séparé de toutes ses particularités – qualités personnelles,
opinions, mœurs – mais de l'homme concret avec toutes ses appartenances, ses qualités – identité
culturelle, religieuse, orientation sexuelle. Toutes les identités de l'individu doivent être validées par l'Etat et
la société dès lors que l'individu les déclare siennes. Ainsi, au lieu d'un pouvoir séparé de l'opinion (le vrai
sens de "laïcité"), neutre entre les opinions, on réclame un pouvoir étatique et social qui approuve
activement toutes les opinions, toutes les manières de vivre. Chacun est considéré comme un propriétaire
dont l'Etat et la société doivent respecter la propriété (valeurs, identités, orientations)". P. Manent, Cours
familier de philosophie politique, Fayard, 2002, p. 53.

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politique. Il est d'ailleurs remarquable que les intellectuels dissidents de la fin des années
1970, en URSS, aient simplement réclamé le respect des droits de l'homme sans remise
en cause de l'existence même de l'Union Soviétique. Il y avait là les prémisses d'une
interprétation aujourd'hui dominante qui veut que les droits de l'homme soient placés
dans une extériorité totale à la forme politique de l'être ensemble. Or, et nous le verrons,
ce n'est pas en vertu de son essence que chaque individu est pourvu de droits et jouit
de garanties fondées sur les droits de l'homme, mais c'est bien plutôt en tant qu'il est
membre d'une société démocratique qu'il bénéficie d'un certain nombre de
protections juridiques. Les libertés de penser, de réunion, d'expression etc., ne sont pas
des attributs de l'individu, mais constituent des attributs de l'espace public
démocratique.

Ces deux interprétations de la démocratie se sont appuyées sur une vision très optimiste
de son avenir en Russie. Il est apparu à de nombreux observateurs que la Russie, une fois
libérée de l'expérience soviétique, et indépendante (1991), devait naturellement, et
par-là automatiquement, devenir un État démocratique. En effet, comment un peuple,
après avoir connu l'expérience traumatisante et liberticide de l'Union soviétique,
pouvait-il ne pas adhérer pleinement aux promesses de liberté et d'égalité de la
démocratie ? Ne pas appeler de leurs vœux une démocratie plus forte ? Ce ne fut
pourtant pas le cas et c'est pourquoi les coups portés à la démocratie au cours des dix
dernières années, de Eltsine4 à Poutine, n'ont cessé de nous surprendre. Les trois thèses
évoquées plus haut (L'homme fort, la servitude comme trait culturel ancestral et l'idée
russe) ont fait leur lit sur cette incompréhension. Une autre explication a consisté à dire
que le renouvellement des élites politiques ayant été très faible, les réformes
démocratiques ont été bloquées par les dirigeants du pays, tant au niveau local que
fédéral. La révolution démocratique aurait été confisquée au profit du maintien des
élites politiques de l'ancien régime. C'est une hypothèse à ne pas exclure mais, là
encore, cette explication implique que le blocage vient du haut. Derrière cette
évidence du ralliement à la démocratie, derrière cette supposée capacité de tout
Russe à se fondre dans la démocratie, se cache l'idée d'un individu-démocratique
substance, universel, extra-social et extra-politique.

Ces trois approches ignorent le lien intime entre la forme politique de l'être ensemble et
l'individu. Envahis par l'idée d'un individu abstrait, libre et indépendant, nous oublions
que c'est la forme politique dans laquelle nous vivons, particulièrement la
représentation symbolique du pouvoir comme lieu vide et inappropriable qui, posée à
distance du corps social, lui donne une image concrète de ce qu'il est : à savoir
composé d'individus libres et indépendants. Une société ne se constitue et ne reçoit sa
définition qu'en vertu du lieu du pouvoir, elle ne se conçoit comme unifiée que par la
représentation symbolique d'elle-même qu'est le pouvoir. Le pouvoir est le lieu où se
réfléchissent les principes de la mise en ordre du social. L'admettre revient à procéder à
une réévaluation très importante du politique qui contraste avec la distance que
chaque individu a mise entre lui et l'idée du pouvoir.

4 Si Boris Eltsine a su se poser en défenseur de la démocratie lors du putsch d'août 1991et bénéficier d'un
large soutien populaire, son coup d'Etat du 21 septembre 1993 contre le Soviet suprême se solda par 147
morts officiels, chiffre sans doute sous estimé.

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La démocratie comme "état social"

Une mutation radicale du lien social : la révolution de l'égalité

Il ressort en effet de ces approches que la démocratie n'est pas tant définie
comme "état social" que comme mécanique institutionnelle et procédurale, appuyée
sur des droits "au-dessus" de l'Etat. Le citoyen démocratique n'est pas défini comme
"être social" mais "extra-social". Or, la révolution démocratique en Occident, avant
d'être un système institutionnel, qui n'en est que la matérialisation, est la proclamation5
d'un principe spirituel gouvernant le lien social : "les hommes naissent et demeurent
libres et égaux en droit"6 ou, pour le formuler dans les mots de Tocqueville, la révolution
démocratique, c'est le mouvement de "l'égalité des conditions". La révolution
démocratique n'est pas née de lois ni d'institutions démocratiques, mais de la
déclaration de ce dogme spirituel. Il n'est pas question ici de nier l'importance de la
concrétisation institutionnelle et procédurale de ce principe spirituel. Il est évident que
la consolidation de la démocratie, en France par exemple, est passée par le
changement des normes et procédures du jeu politique qui, définies dans un contexte
limité et par une élite restreinte, ont été intériorisées et assimilées par un ensemble plus
vaste d'acteurs. De telle sorte que la modification des normes et procédures, comme
de leur pratique par les élites politiques, ont eu en retour un effet très important sur les
comportements et les représentations politiques du corps social. Le passage du suffrage
censitaire au suffrage universel direct en est un exemple. Mais la révolution
démocratique est possible à condition que le procès de l'égalisation des conditions soit
en cours. Si l'ensemble du corps social est souverain, c'est bien que la participation de
tous au choix des gouvernants et à l'exercice de l'autorité est bien l'expression logique
d'une société égalitaire, démocratique. L'homme démocratique cherche à mettre en
œuvre l'hypothèse selon laquelle tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux
en droit, avec cette conséquence qu'il n'y a d'obéissance légitime que celle à laquelle
chacun a préalablement consenti. C'est à partir de cette hypothèse-sentiment que la
possibilité d'institutions démocratiques est possible.7

Les effets de réalité de l'imaginaire de l'égalité

En démocratie, les hommes ne sont ni égaux en fait ni seulement en droit. Entre le


droit et le fait, il y a cette chose insaisissable : l'imaginaire de l'égalité, qui place les
hommes apparemment les plus inégaux dans un élément d'égalité et de similitude.
Cette égalité n'est ni politique, ni économique, ni sociale, elle est spirituelle, elle est "une
chose morale, une disposition humaine, c'est le sentiment de la ressemblance
humaine"8.
C'est à la lumière de "l'égalité des conditions" comme principe générateur dont tous les
autres faits semblent descendre, que Tocqueville étudie les institutions politiques des
États-Unis, les lois, les mœurs, le mouvement des idées, la religion. Ce principe peut

5 Il s'agissait bien en 1789 de "déclarer", de "proclamer" les droits de l'homme et du citoyen.


6 Principe spirituel déjà diffus dans le corps social largement avant sa déclaration "officielle" en 1789.
7 Parlementarisme et suffrage universel en sont directement issus.
8 A. de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, Garnier-Flammarion, Paris.

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rendre compte de tous les aspects de la vie humaine aux États-Unis. Ainsi, selon
Tocqueville, le fait générateur de la société américaine qu'est "l'égalité des conditions"
ou le "sentiment de la ressemblance humaine" entraîne-t-il la ruine progressive des
structures hiérarchiques du passé; il suggère l'idée de la perfectibilité de l'homme; il
favorise l'essor d'une culture plus utilitaire que théorique; il diffuse le goût des jouissances
matérielles, adoucit les mœurs, modifie les rapports entre les générations, entre les
hommes et les femmes, etc.
Cette analyse suggère non seulement que la définition de la démocratie comme
ensemble d'institutions et de droits manque l'essentiel, mais également que l'impact du
principe spirituel qu'est "l'imaginaire de l'égalité" ne se limite pas aux seules institutions
démocratiques mais à tous les domaines de la vie humaine. Plus qu'à un ensemble
d'institutions, cet imaginaire de l'égalité donne naissance à l'homme démocratique9.
L'égalité des conditions provoque une mutation radicale du lien social et du mode
politique d'être ensemble.

Cependant, déduire de ce "sentiment de l'égalité et de la similitude",


caractéristique de l'état social démocratique – au sens où il informe toutes les relations
sociales, même les plus "inégalitaires" comme celles du maître et du serviteur – un
système d'institutions, de procédures et de droits démocratiques, cela implique de
reconnaître à cet "imaginaire de l'égalité" la capacité de faire advenir la réalité10.
Tocqueville en veut pour preuve qu'il a suffi d'un siècle pour que la condition
domestique soit pour ainsi dire abolie dans les sociétés démocratiques. D'autres
relations très inégalitaires, comme celle des rapports homme/femme, organisée par le
code civil ont également disparu. Preuve s'il en est, comme l'affirmait Max Weber
contre Marx, que la conscience des hommes détermine leur existence.
Il a été reproché à Marx de ne pas avoir vu l'impact de l'égalité formelle sur les
conditions réelles de l'existence et de lui avoir opposé, afin de mieux dénoncer les droits
bourgeois, l'inégalité réelle11. Ainsi, si Marx exige de la démocratie qu'elle réalise ses
promesses12, Tocqueville voit que le décalage permanent entre les principes du régime
moderne et sa réalité est sans cesse recrée par l'élargissement infini des revendications
égalitaires13. L'idée communiste repose en grande partie sur la volonté de réaliser la
promesse d'égalité contenue dans la Révolution française, d'ancrer l'égalité dans la
réalité, de faire advenir réellement l'égalité. Par ses effets, cette sorte "d'égalité
imaginaire" est en définitive plus importante que l'inégalité réelle des conditions14. Sur un
plan plus général, cette déduction implique que cet "imaginaire de l'égalité" a la

9 P. Manent, Tocqueville et la nature de la démocratie, Fayard, 1993, 181 pages.


10 La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen est bien l'illustration que la fonction du droit est
d'énoncer ce qui doit être et non de décrire ce qui est. Sa force vient justement du constant décalage
entre ses principes et la réalité, dans un mouvement permanent.
11 Voir la démonstration de C.Lefort, Droits de l'homme et politique, in L'invention démocratique, Fayard,

1994, p. 45-84.
12 Ceux qui veulent réaliser dans le réel l'égalité formelle de la démocratie sont pour Tocqueville des amis

immodérés de la démocratie. En effet, "ils savent que le progrès de l'égalité est le passé, le présent et le
futur de leur histoire. Or, ils veulent se faire les interprètes et les auteurs conscients de ce processus historique
nécessaire", voir P. Manent, Tocqueville et la nature de la démocratie, Fayard, 1993, p. 180.
13 Voir sur ce point, C. Lefort, La Question de la démocratie, in Essais sur le politique 19ème – 20ème siècles, Le

Seuil, essais, 1986, p. 17-32. et P. Raynaud, Tocqueville, Dictionnaire de philosophie politique, PUF, 1996, p.
691-698.
14 Nous y reviendrons plus loin dans l'étude du rapport entre démocratie et totalitarisme.

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faculté de modifier tous les aspects de la vie humaine. Même s'il développe ses
conséquences plus ou moins complètement, il est déterminant15.

Signification sociale centrale et changement historique

L'idée d'une signification sociale centrale

Mais l'analyse de Tocqueville suggère également une méthode de


compréhension des sociétés modernes. En effet, derrière le principe générateur de
l'égalité, que Tocqueville place au cœur de son analyse de la démocratie américaine,
il y a l'idée qu'une société politique recèle un principe d'intériorisation qui rend compte
de la visée vers laquelle tendent obscurément toutes ses actions. C'est l'idée qu'il y a
mise en forme de la totalité de la vie humaine par une signification sociale centrale. Ce
qui ne signifie pas que le principe générateur de l'égalité produise des effets tous
cohérents par rapport à l'idée d'égalité. Par exemple, si l'individu est soustrait, grâce au
principe de l'égalité, aux anciens réseaux de dépendance personnelle, s'il est promis à
la liberté de juger et d'agir selon ses propres normes, il est d'un autre côté isolé, démuni,
happé par l'image de ses semblables, trouvant dans son agglutination avec eux un
moyen d'échapper à la menace de dissolution de son identité. Il s'agit de la
contrepartie d'un phénomène jugé caractéristique de la nouvelle société
démocratique. Cette contrepartie est pour Tocqueville une inversion de sens :
l'affirmation nouvelle du singulier qui s'efface finalement sous le règne de l'anonymat.
Mais, à partir de ce second pôle, de cette contrepartie du phénomène, une autre
contrepartie se fait jour. C'est ce que révèle par exemple l'avènement de manières de
penser, de modes d'expressions qui se reconquiert contre l'anonymat, contre le
langage stéréotypé de l'opinion publique. Tant que l'aventure démocratique se poursuit
et que les termes de la contradiction se déplacent, le sens de ce qui advient reste en
suspens 16.
Cela implique qu'une société humaine n'est intelligible qu'à la lumière de la visée vers
laquelle tendent toutes ses actions. Ainsi peut-on comprendre la logique de la société
aristocratique à partir du principe générateur qu'est l'inégalité. Inégalité qui génère
autant une forme particulière de pouvoir politique, que des rapports sociaux et privés
spécifiques : la société de l'Ancien Régime.

Signification sociale centrale, lieu du pouvoir et institution de la société

Nous avons déjà rapidement évoqué le fait qu'une société ne se constitue et ne


reçoit sa définition qu'en vertu du lieu du pouvoir. Elle ne se conçoit comme unifiée que
par la représentation symbolique d'elle-même qui est le pouvoir. Le pouvoir est le lieu où
se réfléchissent les principes de mises en forme du social. Mais la constitution de la
société en vertu du lieu du pouvoir ne signifie pas que l'on a affaire à une société
unifiée. Au contraire, le pouvoir fait advenir le social à la fois dans son unité et dans son

15 Il apparaît que le développement de ce principe dans la société française produit encore des effets
dont les plus visibles sont la modification des rapports d'autorité au sein de la cellule familiale, l'enfant étant
désormais considéré comme un égal. La juridicisation de la vie privée, des problèmes familiaux, obéit à
cette logique de l'égalité qui requiert l'appel au juge, au tiers médiateur.
16 Voir sur ce point l'analyse de C. Lefort dans La question de la démocratie, in Essais sur le politique, Seuil,

1986, p. 17-32.

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insurmontable déchirement. "L'idée qu'il y aurait une solution au conflit de classes
renvoie à la représentation d'une société réconciliée avec elle-même, où chacun se
satisferait à la fois de la place et de la fonction qu'il occupe ainsi que de la part de
biens qu'il en retire". La raison d'être du pouvoir est de régler le conflit de classes, d'y
intervenir en tant que tiers : "Surgi du conflit de classes constitutif de la société politique,
le pouvoir n'a d'autre fin que de laisser jouer ce conflit en prenant garde qu'il ne
dégénère au point de la ruiner".
La notion de mise en forme d'une société politique renvoie à la dynamique des
rapports sociaux, de leur style, du mode selon lequel les membres d'une société entrent
en relation, envisagent leur place. Ainsi, poser à un homme du Moyen Age la question
de l'identité, c'est lui demander "Qui es-tu?", c'est-à-dire lui demander son lignage et
son rattachement à un domaine seigneurial. Poser cette question à un homme
d'aujourd'hui, c'est lui demander "Que fais-tu?", en cela que le choix d'une activité est
en même temps celui d'une identité, de sorte qu'en répondant à la question de ce que
nous faisons, nous disons ce que nous avons choisi de faire et d'être17. Cette opposition
renvoie à deux modes différents d'institution du social. Elle renvoie au principe
générateur qui commande la configuration du social. Ce principe générateur n'opère
que parce qu'il est immédiatement présent à tous les membres de la société. La visibilité
et l'intelligibilité des principes régissant la mise en forme du social – à savoir ici l'égalité
comme principe générateur de la société démocratique – sont assurées par l'existence
d'un lieu qui en donne une quasi-représentation : Le lieu du pouvoir. A savoir, dans le
cas de la société démocratique, le lieu vide et inappropriable du pouvoir. Ce principe
générateur est symbolique : nul ne peut le modifier puisqu'il est constitutif de l'identité
de la société et de ses membres. Personne ne peut contrôler les transformations qui
s'opèrent dans l'ordre du symbolique. Le symbolique constitue en quelque sorte les
croyances d'arrière-plan des individus à partir desquelles des croyances expresses
peuvent s'articuler et s'exprimer, et sans lesquelles leur formulation même serait
impossible. L'imaginaire de l'égalité ou, pour le formuler autrement, le "sentiment intime
de la ressemblance humaine" est le principe générateur symbolique de la société
démocratique. En démocratie, le lieu du pouvoir, vide et inappropriable, donne une
quasi-représentation de ce principe générateur et rend ainsi visible et intelligible à tous
les membres de la société le principe qui détermine le sentiment de leur co-
appartenance à un même corps social. Cette analyse, proposée par Claude Lefort, est
également une méthode d'interprétation des sociétés politiques : interroger les formes
apparentes du pouvoir pour remonter au fond dont elles procèdent, à leur source de
sens. Le lieu du pouvoir, comme lieu de mise en forme et d'institution du social, est
l'objet de l'analyse ( cf. Démocratie et Totalitarisme).

Démocratie et totalitarisme

La spécificité de la démocratie, c'est que le lieu du pouvoir est vide. Il s'agit ici du
pouvoir comme lieu symbolique. Ce lieu vide du pouvoir n'apparaît dans sa singularité
qu'aux regards des autres dispositifs symboliques de l'histoire. Ainsi, sous l'Ancien Régime,
le pouvoir était incarné, incorporé dans la personne du prince. Le pouvoir était
inséparable du corps du roi qui en était le dépositaire légitime et exclusif. Le roi
concentrait dans sa personne à la fois les principes de génération du royaume (la

17 Illustration empruntée à H. Poltier, Claude Lefort. La découverte du politique, op. cit.

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succession) et il indiquait en même temps la source transcendante (divine) de ces
principes.
Alors que dans la monarchie le pouvoir est attaché à la personne du roi, son corps
visible et mortel renvoyant au corps invisible et immortel du royaume, dans la
démocratie, nul corps, nulle personne ne s'attache de manière indissoluble au pouvoir :
le pouvoir est inappropriable.
Pour Lefort, ce caractère inappropriable et vide du pouvoir renvoie à un vide plus
essentiel encore : le lieu vide du pouvoir ne dit rien quant aux principes qui doivent régir
la construction de la société, ne renvoie la société à aucune image de son devoir-être.
Ainsi, le pouvoir démocratique ne fait plus signe vers une source transcendante,
étrangère au monde humain. Le pouvoir démocratique, c'est le pouvoir humain. La
disparition du fondement transcendantal du monde, la disparition de la certitude, a
pour conséquence qu'aucun principe de mise en forme ne peut plus prétendre être
sacré puisque, avec l'apparition de la société purement humaine, il n'y a plus d'auteur
transcendant de l'ordre humain. Cette absence de source transcendante de l'ordre
social ne se borne pas à modifier le mode de légitimation et de désignation des
autorités politiques (l'élection), elle transforme la représentation que la société a d'elle-
même. La société démocratique est à l'épreuve d'une indétermination fondamentale,
à jamais insurmontable : elle n'a pas la connaissance de ses fins, ni de son devoir-être.
Désormais, aucune proposition ou situation politique ne peut se prévaloir d'un rapport
privilégié à la vérité. La démocratie s'avère, par principe, ouverte à la contestation. La
société démocratique est une société pour laquelle il n'est pas de vérité dernière, en
tout cas, pas de savoir de la destiné humaine. La remise en jeu périodique du droit à
l'exercice du pouvoir est le fruit du lien étroit entre l'indétermination et la contestation
qui caractérisent la démocratie. L'affrontement réglé des candidats au pouvoir est
l'illustration de la division de la société et de la légitimité de cette division. Le dirigeant
démocratique n'est pas le médiateur entre la société et les principes qui gouvernent
cette société. Les principes régissant la société démocratique sont placés dans une
extériorité au pouvoir politique. C'est pourquoi la société démocratique est marquée
par la désintrication des sphères de la Loi, du Savoir et du Pouvoir.

Le totalitarisme est une forme de despotisme qui suppose la révolution


démocratique. Il ne survient qu'à partir du moment où celle-ci est à l'œuvre. Le
totalitarisme comme la démocratie, est une société purement humaine, ne recevant
pas son ordre d'une source transcendante, mais le tirant de son propre fonds. C'est
pourquoi le totalitarisme ne peut être confondu avec les anciennes formes de
despotisme, qui tiraient leur principe générateur de l'ordre social d'une source
transcendante.
La démocratie fait du peuple le fondement de la légitimité du pouvoir, mais ce
fondement ne s'actualise pas dans une image réelle. Or, le totalitarisme se révèle être
l'inversion exacte de ce dispositif : la tentative de recouvrir et d'annuler l'incertitude,
l'indétermination qui est au fondement de la démocratie. La rhétorique d'un pouvoir
incarnant véritablement la volonté populaire n'est rien d'autre que le geste par lequel,
effaçant l'indétermination qui est au fondement de la démocratie, une société tente
de se redonner une unité au travers d'une identité que devront endosser activement
tous ses membres. Au lieu de continuer à faire du peuple un foyer latent d'identité, le
totalitarisme veut désormais en faire un foyer réel d'identité. De la même manière qu'il
veut faire du principe de l'égalité formelle une égalité réelle.

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Or, l'exigence d'unité réelle du peuple agissant de concert en vue de la réalisation de
son identité entraîne l'interdiction de la division sociale, fondement de la démocratie.
Tous les traits du totalitarisme se mettent en place dès lors que l'image du peuple-Un, du
peuple unifié, est activée : Tout l'édifice totalitaire repose sur le fantasme d'une société
qui aurait surmonté ses divisions internes. Tout alors est suspendu à l'exigence de
produire de l'unité. L'unité ne va pas de soi car la société totalitaire survient sur fonds de
révolution démocratique et est donc travaillée par l'individualisme démocratique. De
telle sorte que l'adhésion au projet d'une société unifiée n'est pas permanente. Parce
qu'elle va à l'encontre de l'individualisme démocratique, la fiction du peuple-Un
requiert la médiation d'un pouvoir se détachant de la société et forçant celle-ci à se
fondre dans l'image du peuple prolétarien18. Ainsi, la dynamique instaurée par la fiction
du peuple-un est implacable : car plus le pouvoir proclame l'indivision de la société,
plus il doit radicaliser sa séparation d'avec elle afin de la façonner comme de
l'extérieur. Parallèlement, simultanément, le pouvoir doit nier la division du pouvoir et de
la société, proclamer qu'il n'est rien d'autre que la société elle-même (sinon sa tête). La
fiction du peuple-Un débouche nécessairement sur la représentation du pouvoir
comme étant au principe de l'existence de la société, à l'origine de la société dans
toutes ses dimensions, aussi bien politiques que juridiques, esthétiques que scientifiques,
économiques que sociales.
Le pouvoir totalitaire n'a jamais disposé de la société comme un individu peut disposer
de son corps. La fiction du peuple-Un ne colle pas à la réalité. Sa fonction n'est pas
descriptive mais prescriptive : elle produit des effets de réalité, elle possède un pouvoir
de mise en forme des rapports sociaux. Cette fiction indique à tous les destinataires quel
comportement est attendu d'eux. S'opposer, c'est ce placer hors de l'Un. C'est
reconnaître que le pouvoir totalitaire n'incarne pas tout le social; c'est reconnaître la
division de la société. La représentation du peuple-Un ne peut donc se maintenir qu'au
prix de la production d'un ennemi intérieur19 minant l'intégrité du corps social unifié, du
peuple-Un. Ainsi, la terreur est inhérente à la logique politique instaurée par la visée d'un
peuple-Un.

On peut donc parler de deux desseins fondamentaux du devenir historique selon


que la société assume ou non la division sociale qui la fonde. Soit la société se construit
et s'articule autour du déni de la division sociale, et dans ce cas toute l'énergie du
pouvoir est dépensée à prévenir les manifestations de la division sociale. Soit la société
s'agence à partir de la reconnaissance au moins implicite de ce que l'éradication de la
division sociale signifierait l'écrasement de la société. Dans ce dernier cas, la
reconnaissance de l'irréductibilité de la division sociale trouve sa concrétisation
institutionnelle dans l'impossibilité pour quiconque de s'approprier le pouvoir : remise en
jeu permanente du pouvoir20.

18 Ou aryen
19 Voir C. Lefort, L'image du corps dans le totalitarisme, in L'Invention démocratique, Fayard, 1981, p. 159-
176.
20 Le déni de la division sociale est parfois une tentation bien forte pour la démocratie, les différentes

formes d'unions nationales, au cours de la 3ème République, voulant donner l'image d'une société unifiée,
réconciliée avec elle-même. Le spectacle de la soirée de la victoire de l'équipe de France en coupe du
monde, donnait l'image d'une France unie dans toutes ses composantes sociales, économiques et
politiques. D'autant plus que le pouvoir politique a mis en forme cette image d'une société de concorde.

La question de la transition démocratique en Russie 10


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La transition démocratique en Russie

La question du changement historique

Mais s'il est vrai que l'unité d'une société tient à l'unité d'un sens que viseraient
tous les moments de l'institution sociale, la possibilité du changement historique n'est rien
d'autre que la question de la transformation d'une signification sociale centrale en une
autre.

Dans son étude sur L'Ancien Régime et la Révolution, Tocqueville cherche à


mettre en lumière les conditions générales et particulières qui donnent naissance à la
révolution démocratique. Comment est-on passé de la société de l'Ancien Régime à la
société démocratique ? Par la Révolution française de 1789 répondra-t-on, car il est
évident que c'est la Révolution qui crée enfin la démocratie, une société et des
institutions libres. Mais si Tocqueville va dans ce sens, il n'en avance pas moins une thèse
révolutionnaire21 : La Révolution est le couronnement de tendances à l'œuvre dans la
société d'Ancien Régime. Ainsi Tocqueville circonscrit-il le phénomène révolutionnaire : Il
ne recouvre plus une transformation sociale et politique – puisque celle-ci ou avait déjà
eu lieu ou, pour ce qui restait à en accomplir, aurait eu lieu de toute façon. Pour lui, le
phénomène révolutionnaire traduit seulement deux modalités spécifiques de l'action
historique : le rôle de la violence et celui de l'idéologie.
Ce que montre Tocqueville, c'est qu'au cœur du changement historique, du
passage d'un type de société à un autre, il y a la substitution d'un principe spirituel
informant le social à un autre. Et le changement historique, qui marque la naissance de
la démocratie, tient en ceci que "Vivre ensemble, sans que ce fait de vivre ensemble
soit à la fois réalisé et signalé par l'obéissance ou la déférence à un petit nombre qui
résume l'identité, incorpore l'excellence et gouverne les destinées du corps social, c'est
introduire dans l'histoire humaine une mutation radicale du lien social"22. Ce que
Tocqueville décrit, c'est le passage de la société aristocratique, dont la signification
sociale centrale est le principe d'inégalité, à la société démocratique, dont le principe
générateur est "l'égalité des conditions". Mais pourquoi la Révolution a-t-elle lieu en
France plutôt que dans un autre pays européen ? Car la société française était, de
toutes les sociétés européennes, la plus démocratique, celle où la tendance à
l'uniformité des conditions et à l'égalité sociale des personnes et des groupes était la
plus accusée. Mais la société française était celle où la liberté politique était la plus
réduite. L'Ancien Régime finissant est le champ clos de la lutte de deux principes
contradictoires, le principe aristocratique et le principe démocratique. Tocqueville nous
décrit une société française démocratisée (à long terme grâce à la centralisation
administrative) mais qui reste crispée sur des formes aristocratiques vidées de leur
contenu. La France du 18ème siècle était caractérisée par le divorce entre son état
institutionnel et politique – l'inégalité – et ses mœurs démocratiques.
Concevoir le changement historique à la fois comme substitution d'une signification
centrale à une autre, mais également comme un continuum et comme l'expression

21 cf. F. Furet, Tocqueville et le problème de la Révolution Française, in Penser la Révolution française,


Gallimard, folio histoire, 1999, p. 209-256.
22 De la Démocratie en Amérique.

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d'un divorce entre l'état institutionnel et les mœurs de la société, est une voie
intéressante pour l'analyse de la transition démocratique en Russie.

L'effondrement de l'Union soviétique au profit d'États indépendants et


démocratiques, pourrait alors être compris comme la substitution d'une signification
sociale centrale à une autre. Le principe spirituel de l'égalité formelle, propre à la
démocratie, aurait fait basculer le principe générateur de la société communiste. En
effet, de la même manière que le principe de l'égalité des conditions a généré la
métamorphose de tous les domaines de la vie humaine et inventé l'homme
démocratique, le principe générateur de la société communiste doit logiquement avoir
engendré une métamorphose non seulement de la structure du pouvoir, du lieu du
pouvoir, mais également des lois, des mœurs, de la famille, de l'art… et finalement de
l'homme. Et l'hypothèse d'un homme soviétique opposé à l'homme démocratique n'est
pas nouvelle23. Tocqueville systématisait l'impact de la révolution démocratique sur
l'ensemble de la vie des Américains quelque 50 ans après la Révolution américaine.
Soixante-dix de communisme, est-ce insuffisant pour admettre l'influence du
communisme soviétique sur les hommes, les lois, les mœurs… Pourquoi la révolution
démocratique aurait-elle crée un homme nouveau qu'aurait été incapable de créer la
révolution et le régime issus d'Octobre 1917 ?

Une première erreur serait d'attribuer aux seuls événements de 1991 la paternité du
changement historique. Une telle affirmation serait aussi fausse que celle qui consiste à
dire que la révolution démocratique est née en France le 14 juillet 178924 . Le
changement de régime est évidemment rapportable à une série de causes directes :
crise économique sans précédent, course à l'armement ruineuse, entente entre les
présidents russe, ukrainiens et biélorusse pour le démembrement de l'URSS, éviction de
Gorbatchev comme leader du Parti Communiste, etc. La question de la transition
démocratique et de l'effondrement du régime soviétique rejoint les interrogations des
historiens sur la Révolution française et, plus généralement, sur l'idée de révolution et de
rupture historique. Ainsi doit-on isoler le phénomène révolutionnaire ou l'ensemble des
événements de ruptures, de causes générales et anciennes qui travaillent à la
dissolution de l'ancien régime, ici de l'URSS.
L'interprétation de la Révolution française par Tocqueville conduit au moins à
s'interroger sur la possibilité d'une continuité entre l'URSS finissant de Gorbatchev et les
premiers moments du changement de régime.
Ce qui permet d'éviter une seconde erreur. Elle consiste à affirmer que l'idée d'égalité
au sens où l'entend la démocratie libérale, est née concomitamment à la chute de
l'URSS. Plus, que cette idée est la raison principale de l'effondrement. Une telle
affirmation ignorerait à quel point la société soviétique a, depuis 1917, été
profondément travaillée par l'individualisme démocratique et par cette même idée de
l'égalité. La cause profonde de l'effondrement de l'URSS tient au fait que les individus
modernes, s'ils peuvent adhérer pour un temps au projet de reconstitution d'une société
unifiée, n'embrassent cependant pas ce projet sans réserve. L'existence du régime
soviétique tenait à sa capacité à produire de l'unité face au travail d'atomisation de
l'individualisme démocratique.

23 Voir A. Zinoviev, Homo Sovieticus


24 Voir la thèse de Tocqueville dans L'Ancien Régime et la Révolution.

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Dès lors, si la société soviétique était travaillée par l'individualisme démocratique, et
donc par l'imaginaire de l'égalité, on ne peut pas expliquer l'instauration de la
démocratie en Russie par la substitution d'une signification sociale centrale à une autre,
mais plutôt par la mise en relation d'une signification sociale centrale déjà largement
diffuse dans le corps social avec des institutions politiques adéquates. L'instauration de
la démocratie en Russie ne serait que la matérialisation, l'institutionnalisation d'un
principe spirituel déjà présent et diffus dans la société soviétique. Et l'on retrouve à cet
endroit le rôle essentiel, dans le changement historique, que joue le divorce entre l'état
social et la forme de gouvernement, entre le principe spirituel qui gouverne le lien social
et les institutions politiques de la société25, la forme politique de l'être ensemble. Ce qui
signifie que le travail de l'idéologie, du parti et de l'Égocrate, n'a pu venir à bout de cet
individualisme.

Démocratie et communisme : racines communes

L'idée d'une société soviétique travaillée par l'individualisme peut surprendre tant
nous sommes habitués à définir cette société comme le primat du collectif. Or, l'idée
communiste a des racines communes avec le monde démocratique26 : l'humanité
conçue comme sujet collectif capable de transformer et de maîtriser la nature (y
compris humaine); la perspective d'un monde délivré de toute domination comme de
toute exploitation. Le projet communiste, avec le marxisme comme science de l'histoire,
science de la création de l'homme par l'homme, s'est engagé dans le grand œuvre de
la création de l'homme nouveau. Mais cette interprétation du projet communiste
comme création de l'homme par lui-même dans l'histoire n'est pas propre au
communisme, mais également au mouvement démocratique.
Plus fondamentalement, communisme et démocratie supposent la révolution de
l'égalité qui a eu lieu en Europe au 18ème siècle. 1789, en ce qu'il représente
l'avènement de l'égalité politique, constitue la référence commune au communisme et
à la démocratie. Comme l'écrit François Furet, "les deux luttes pour la démocratie et le
socialisme sont deux configurations successives d'une dynamique de l'égalité dont
l'origine est la révolution"27. C'est ainsi que s'est constituée une vision linéaire de
l'émancipation humaine, dont la première étape a été l'éclosion et la diffusion des
valeurs de 1789, et dont la seconde devait accomplir la promesse de 89, par une
nouvelle révolution, socialiste cette fois. La promesse de 1789, selon les socialistes, c'est
la possibilité d'une égalité réelle et donc le dépassement de l'idée bourgeoise de
l'égalité formelle. C'est ce qui explique que la problématique de l'égalité a toujours été
au cœur du projet communiste en Russie à partir d'octobre 1917. La société russe avant
la Révolution est pénétrée de l'égalité formelle "bourgeoise". Mais l'égalité formelle a
deux conséquences : Elle fait en sorte que chaque individu se perçoit comme l'unité de
base de la société, semblable et égale aux autres unités de base; elle distend le lien
social et autorise la représentation de la société comme opposée en ses parties. Ce
sont ce contre quoi le régime soviétique a dû lutter.

25 Pour Tocqueville, si la Révolution a eu lieu en France et pas ailleurs c'est parce qu'on y trouvait une
situation exceptionnelle :.
26 Contrairement à l'idéologie nationale-socialiste du IIIe Reich.
27 F. Furet, La Révolution française est terminée, in Penser la Révolution française, Gallimard, 1999, p. 11-130.

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Dire que la société soviétique était travaillée par l'individualisme démocratique, cela
n'implique donc pas seulement de reconnaître la perméabilité des soviétiques à la
pensée démocratique occidentale28. Cela signifie surtout, comme l'a démontré Claude
Lefort29, que le totalitarisme soviétique est né de la révolution démocratique, et que s'il
procède à une inversion de sens, ils n'en partagent pas moins des racines communes.

Les conséquences de la révolution démocratique

Le lieu vide du pouvoir, son caractère inappropriable, la désintrication des


sphères du pouvoir, de la loi et du savoir (dès lors que le pouvoir ne se présente plus
comme le principe de génération et d'organisation du corps social, le droit et le savoir
s'affirment vis-à-vis de lui, dans une extériorité nouvelle, radicale. L'autonomie du droit
est lié à l'impossibilité d'en fixer l'essence. Le droit est en devenir, toujours dans la
dépendance d'un débat sur son fondement et sa légitimité. L'autonomie du savoir vis-à-
vis du pouvoir va de pair avec le remaniement continu du procès des connaissances et
une interrogation permanente sur les fondements de la vérité), l'indétermination
fondamentale quant aux fins de la société, sont des nouveautés radicales pour les
Russes au lendemain de la mise en place d'institutions démocratiques. Désormais, le lieu
du pouvoir donne une représentation du principe spirituel qui gouverne le lien social – à
savoir l'égalité – et rend ainsi visible et intelligible à tous les membres de la société le
principe qui la régit. De diffus dans le corps social, le principe de l'égalité, par la
matérialisation qu'en donne le lieu du pouvoir, devient le principe fondamental de la
société. Le saut qualitatif est immense entre un état social où le sentiment de l'égalité
est partagée par tous et un état social où ce sentiment devient le principe
d'organisation de la vie collectif, la forme politique de l'être ensemble. Désormais, ce
n'est plus le seul rapport inter-individuel qui s'organise sur le principe de l'égalité, c'est
l'ensemble de la vie humaine, des rapports sociaux, du droit, de l'éthique qui est modifié
selon ce principe.
La révolution démocratique, rappelons-le, est la conjonction de deux
phénomènes inédits. D'une part, la diffusion du principe d'égalité entre les hommes,
nouveau fondement du lien social, a pour conséquence qu'il n'y a d'obéissance
légitime que celle à laquelle chacun a préalablement consenti. D'autre part, la
représentation du pouvoir comme lieu vide et inappropriable, fonde la remise en jeu
périodique du pouvoir, la légitimité de la compétition politique, et la constitution d'un
espace public dans lequel les hommes peuvent débattre sans fin des fondements de
l'ordre social. La possibilité, en droit, d'un débat sans terme sur l'ordre social a plusieurs
conséquences. D'une part la société démocratique est indéterminée, sans
connaissance absolue de ce qu'elle doit être. D'autre part, le pouvoir n'incarnant plus
les principes de génération du corps social, le droit et le savoir s'affirment vis-à-vis de lui
et deviennent autonomes, soumis à la contestation. Enfin, la société démocratique, par
l'existence de cet espace public, reconnaît et institutionnalise sa propre division.

28 Les dissidents du bloc de l'Est ont, dans leur lutte contre le régime soviétique, explicitement utilisé les
déclarations des droits de l'homme comme arme de combat à partir du début des années 1980.
29 Concernant les rapports entre démocratie et totalitarisme, voir principalement C. Lefort, L'invention

démocratique, Fayard; Essais sur le politique, Le Seuil; La Complication, Fayard, 1999.

La question de la transition démocratique en Russie 14


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Ces principes démocratiques peuvent apparaître complètement abstraits et
assurément ne se présentent-ils pas sous une forme aussi élaborée au citoyen russe.
Mais la concrétisation institutionnelle et juridique de ces principes est bien visible pour
chacun. En tant que forme de société, la démocratie comprend à la fois un ordre
politique déterminé et des principes de mises en forme du social. Le droit, les institutions,
sont un moment de la mise en forme de l'espace démocratique (égalité en droit, liberté
de pensée, d'expression, de réunion…).
La liberté de la presse, comme expression de l'espace public de débat sur le
fondement de l'ordre social, donne au citoyen l'image concrète d'une société divisée,
qui n'est pas en accord avec elle-même. De la même manière, l'existence d'un système
politique partisan (partis politiques) qui organise et problématise les demandes sociales,
dans l'espace public, est l'image achevée d'une société non unie dans ses parties. Elle
est l'image concrète d'une société où le droit n'est jamais acquis, où l'avenir de la
société est dans une indétermination totale.
Les débuts de la démocratie en Russie inaugurent donc une nouvelle page de l'histoire
dans laquelle les hommes font l'épreuve d'une indétermination dernière quant au
fondement du pouvoir, de la loi et du savoir. Certes, l'individualisme démocratique a
fait son chemin en Union soviétique; certes l'idée d'égalité était diffuse dans la société
soviétique mais ils n'ont pu y produire les mêmes effets que dans les démocraties
occidentales. En effet, tous les efforts du pouvoir soviétique ont été dirigés vers un seul
but : Lutter contre la division sociale dont est responsable l'imaginaire de l'égalité.

Résistances à la révolution démocratique

Si la Russie a tant de difficulté à maintenir un régime politique de liberté, c'est


parce que tant les élites politiques que les citoyens russes tentent de prévenir les
développements ultimes de la révolution démocratique.
Est-ce à dire que les Russes, ne sont pas, massivement, des démocrates ? Cette
résistance à la révolution démocratique ne signifie pas que les Russes sont désireux d'un
retour au stalinisme ou à une formule plus soft du communisme soviétique. Personne ne
regrette le goulag, personne n'est contre la liberté de réunion, d'expression, contre la
liberté de la presse; personne n'est fondamentalement opposé à l'idée que chacun
détient une part égale de la souveraineté, à l'idée que chacun est d'une égale égalité
égal à l'autre. Qu'une nostalgie de la société soviétique se soit ponctuellement
exprimée est exact mais il s'agit plus d'une nostalgie de la puissance et d'un mieux-vivre,
que de l'adhésion au projet d'une société communiste.
Il semble désormais qu'en chacun vive un sentiment double : d'une part il y a
acceptation pleine des droits démocratiques désormais dévolus à chacun30 et, d'autre
part, il y a rejet ou acceptation douloureuse des conséquences politiques, sociales,
économiques et psychologiques de la révolution démocratique. Tout ce passe comme-
ci l'on souhaitait vivre dans une société démocratique qui réussirait à gommer les
fondements de l'idée tout en maintenant les droits auxquels elle donne droit. La
reconnaissance de la division sociale, l'atomisation du corps social, l'incertitude
généralisée quant au fondement de la loi, du pouvoir et du savoir sont les piliers de la
démocratie mais contiennent pour les Russes la promesse d'un délitement de la société

30 Les grands droits démocratiques : liberté de pensée, de réunion, d'expression; liberté de la presse;
suffrage universel; droit à un procès équitable, syndicat…

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et du pays. C'est ce qui permet à Victor Loupan d'affirmer que "si le système
démocratique dans sa version russe est effectivement rejeté par une partie de la
population, c'est essentiellement pour cause de mensonge et de division sociale.
Division dans laquelle certains intellectuels patriotes influents voient les prémisses d'une
atomisation de la société voulue par les Américains"31. Il y a là, la condamnation, non
pas des droits de la démocratie, de cette espèce de surface de la démocratie à
laquelle chacun adhère, mais de ses présupposés politiques : le déni de la division
sociale, qui est l'expression du caractère pleinement humain du gouvernement des
hommes et de l'autonomie de l'individu; le rejet de l'incertitude fondamentale qui
gouverne la vie de l'homme démocratique; le refus de l'atomisation sociale, qui est le
fruit du développement de l'imaginaire de l'égalité. L'attaque contre les États-Unis est
particulièrement intéressante : elle n'est pas tant liée à la position dominante des États-
Unis qu'au fait que c'est aux États-Unis que la révolution démocratique a produit ses
ultimes conséquences.32 Tocqueville étudia les États-Unis comme la société où le
principe générateur qu'est l'égalité des conditions, a produit les plus grands effets. Il
s'agissait fondamentalement de savoir si la France, engagée dans cette révolution de
l'égalité, devait craindre ou non le développement de la démocratie. Les intellectuels
patriotes évoqués par Loupan, considèrent les États-Unis comme un repoussoir, comme
ce qu'il ne faut pas que la révolution démocratique produise en Russie. Nous avons là la
raison essentielle de la difficulté de la Russie à maintenir un régime politique de liberté.

Autres interprétations

D'autres réponses ont été données à cette question : l'idée d'un atavisme russe, l'idée
d'un homme fort pour la Russie, l'idée russe.
Considérons l'idée d'un homme fort pour la Russie, les récents propos de Vladimir
Poutine nous y invitant : "Le danger est dans notre mentalité. Dans cette idée -chez les
Russes- qu'il faut une main forte pour remettre de l'ordre, alors que cette main peut aussi
étouffer. Mais il existe aussi dans le peuple un rejet de la tyrannie, qui fait que l'on vit
dans un pays changé"33.
L'idée d'un homme fort pour la Russie, pour une remise en ordre, est à la fois partagée
par des Russes et par des observateurs étrangers. La crise de l'Etat, la crise économique
et sociale sans précédent des 10 dernières années, l'insécurité juridique, économique et
physique, les années Eltsine avec leur cortège de réformes libérales dévastatrices, la
crise la justice, le pouvoir des oligarques qui ont pillé la Russie et restent impunis, le
déclin de la Russie comme grande puissance sur la scène internationale… Autant de
raisons qui conduisent les Russes à exiger une reprise en main du pays par un État fort,
par un homme fort capable d'assurer la stabilité de l'économie, du droit et de la loi, de
restaurer la puissance de l'Etat et de la Russie. D'autant plus que du côté de la société
russe, l'insécurité sous toutes ses formes a provoqué des comportements de repli sur soi,
l'aspiration à un pouvoir fort et une recrudescence du nationalisme34. Les Russes sont
pour toutes ces raisons méfiants à l'égard des institutions, des médias et ils aspirent, selon

31 V. Loupan, Le défi russe, Éditions des Syrtes


32 A cet égard, il semble que les développements de la démocratie aux États-Unis demeurent le futur des
démocraties européennes, comme c'était déjà le cas à l'époque de Tocqueville.
33 Voir l'article de N. Nougayrède "Bon anniversaire Vladimir Vladimirovitch", Le Monde, 8 octobre 2002.
34 Voir K. Rousselet, La société russe et les conséquences de l'insécurité, Revue Internationale et
Stratégique, été 2000, p. 101-111.

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une "tradition culturelle bien établie"35, à un État paternaliste. Pour les tenants du retour
à l'ordre, de l'appel à l'homme fort de la situation, des aménagements ponctuels des
principes démocratiques sont nécessaires. "Acceptons pour un temps ces entorses, elles
sont la condition de la future démocratie en Russie", voilà le message des partisans de
l'ordre qu'ils soient russes ou étrangers. Si cette idée, largement répandue en Russie, n'a
pas fait seule la victoire de Vladimir Poutine en 2000, elle est responsable du soutien
dont il dispose actuellement dans toutes les couches sociales de la population.
Le lien établi entre cet état de délitement généralisé et la démocratie, fait courir un
risque majeur à cette dernière. Il est clair que lorsque, d'une part, les citoyens
perçoivent que les fondements de l'ordre politique se dérobent, que l'acquis ne porte
jamais le sceau de la pleine légitimité, que le droit reste suspendu au discours qui
l'énonce, que la différence des statuts cesse d'être irrécusable, que le pouvoir s'exerce
dans la dépendance du conflit, que la division sociale est instituée (les attributs de la
démocratie en somme); et d'autre part, lorsque l'insécurité des individus s'accroît, en
conséquence d'une crise économique, quand le conflit entre les classes ne trouve plus
sa résolution symbolique dans la sphère politique, quand le pouvoir paraît tomber au
niveau du réel et en vient à apparaître comme quelque chose de particulier au service
des intérêts et des ambitions, quand la société se montre morcelée, alors, survient le
phantasme d'une société unifiée, en accord avec elle-même, le phantasme d'un
peuple-Un, la quête d'une identité réelle, d'un corps social soudé à sa tête, d'un pouvoir
incarnateur, d'un Etat et d'une société délivrée de la division.
C'est pourquoi, l'exigence d'un homme fort marque effectivement l'attente d'une
remise en ordre sérieuse de tous les aspects de la vie du pays, mais derrière elle, se
cache le rejet de la division sociale, le rejet de l'incertitude.
Autant dire que la mission de cet homme fort, au-delà de l'ordre, de la sécurité et de la
prospérité, est de modérer les conséquences de la révolution démocratique. Or, cette
modération ne peut que rappeler le déjà vu, le déjà connu, des pratiques, des
décisions, des représentations qui ressemblent à celles d'une époque pas si lointaine :
celles du régime soviétique.
Une question importante est de savoir si cette volonté de résister à certaines
conséquences de la révolution démocratique est l'expression de la permanence d'un
homme soviétique ou bien la réaction d'un homme confronté à l'abîme psychologique
que constitue la démocratie36. Le phantasme de la société unifiée, de l'accord de la
société avec elle-même a produit des effets de réalité et a informé les rapports sociaux
comme l'ensemble des représentations sociales et des attentes politiques. C'est bien
l'ensemble des rapports sociaux qui a été modifié par ce principe générateur qu'est la
négation de la division sociale, comme le principe générateur de l'égalité des
conditions a modifié tous les aspects de la vie humaine dans les démocraties
occidentales37. D'autre part, il ne semble pas que la démocratie soit un régime plus

35 Op. cit.
36 Il serait intéressant de voir comment les citoyens des démocraties occidentales domptent l'abîme de
l'incertitude et de la division sociale, soit en organisant des moments d'unité et de concorde (à cet égard,
l'attitude très positive des Français sur la cohabitation, comprise comme réconciliation des deux camps,
semblent être la marque du phantasme d'une société unie); et /ou en se retirant presque totalement dans
la sphère privée pour se consacrer à l'acquisition des biens matériels, seule valeur incontestable dans
l'incertitude de toutes choses.
37 L'impact de cette signification sociale centrale va se nicher aussi loin que dans les rapports amoureux,

les relations homme-femme, les relations intra-familiales…

La question de la transition démocratique en Russie 17


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naturel qu'un autre, plus adapté à la "nature" de l'homme qu'un autre, de telle sorte
qu'il y aurait une évidence de la démocratie, la capacité donnée d'un individu à se
fondre dans une société démocratique et à en adopter une conception et une
pratique exemplaires. Il y a un apprentissage38. Ainsi il semble évident qu'une partie des
citoyens russes39 est marquée par des conceptions, des représentations liées à l'héritage
soviétique et totalitaire et que l'approfondissement de la démocratie doit compter
avec.

Il serait absolument absurde d'affirmer que la Russie est de nouveau un État totalitaire.
Non seulement ce serait inexact, mais cela enlèverait toute pertinence au concept de
totalitarisme. Le régime politique de la Russie, et la société russe elle-même, se placent
sur un axe qui va de la démocratie au totalitarisme, en passant par des formes de
démocraties autoritaires ou d'autoritarismes démocratiques. L'idée d'un continuum
entre démocratie et totalitarisme semble pertinente car non seulement le second exige
l'expérience du premier, mais ils sont non pas des opposés mais des images inversées.
Le placement sur cet axe, et sa pertinence, dépendent du degré d'acceptation de la
division sociale, du degré d'acceptation de l'incertitude quant au fondement du
pouvoir, de la loi et du savoir40.

Les motivations (explicites ou non, cachées ou non aux yeux des Russes) qui conduisent
les citoyens russes à exiger un homme fort ne sont pas éloignées de celles qui mènent
ces mêmes citoyens à réclamer que la Russie suive un chemin spécifique, différent de
celui pris par l'Occident catholique : L'idée russe. Cette idée russe est une auberge
espagnole, chacun y mettant "sa" Russie éternelle. Toutefois, on peut dresser un tableau
de ses traits permanents. Tout d'abord, elle enferme l'idée nationale. L'intelligentsia
patriotique souhaite à cet égard que la culture, les arts, les sciences soient autant de
véhicules qui permettent à l'idée nationale de passer d'une génération à l'autre. Même
les libéraux changent de camp et voient dans l'ignorance de l'idée nationale par le
pouvoir la cause principale de la chute du pays et de sa culture. D'autre part, l'URSS
n'ayant pas été la Russie, la civilisation et la culture soviétique n'ont été qu'une grimace
de la culture et de la civilisation russes. Rien de ce qui gangrène le pays (l'arbitraire, la
corruption, la fuite des capitaux…) n'aurait pu avoir lieu sans le soutien de l'Occident. La
Russie a toujours prétendu à l'incarnation d'un modèle alternatif de civilisation. Pour les
Russes, la civilisation occidentale est devenue apostatique après la chute de
Constantinople et la reprise du flambeau de Byzance par les Russes. Ce sentiment a été
approfondi au cours des siècles avec la victoire du protestantisme, l'influence des
Lumières, le virus de la Révolution française, le glissement vers le rationalisme. La
marque de la civilisation apostatique incarnée au plus haut point par les États-Unis) c'est
la revendication de la primauté de l'économie sur tous les autres aspects de la vie

38 Lorsqu'en 1999 je m'entretenais avec des étudiantes russes, je fus surpris de les entendre dire qu'elles
ignoraient (presque 10 ans après l'instauration de la démocratie) ce que signifiait la "démocratie", ce
qu'était une bonne démocratie; ce qu'étaient les comportements de citoyens démocrates.
39 La division passe plus à l'intérieur de chaque citoyen, qu'au milieu de la population pour la diviser en

deux camps, les progressistes et les conservateurs.


40 Il est vrai qu'à l'origine, le concept de totalitarisme, que ce soit chez Arendt ou Lefort, est uniquement

destiné à saisir une forme de domination inédite et non des formes intermédiaires, plus ou moins coercitives.
Le concept chez Lefort permet, par le biais de la reconnaissance de la division sociale, de décrire, à partir
des traits du totalitarisme, des formes soft.

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humaine. Les Orthodoxes, traditionnellement hostiles à la société marchande,
privilégient les critères moraux, spirituels et religieux. L'Occident voudrait attirer la Russie
dans les filets dérivants de la société marchande. Les traits distinctifs de l'idée russe sont,
selon Victor Loupan : "la recherche excessive de la vérité, la soif maximaliste de la
légitimité historique, l'insatisfaction profonde face à l'ordre des choses, l'hostilité
mystique aux aspects intrinsèquement maléfiques du pouvoir politique à l'état pur, le
rejet de la société marchande". Ce qui permet à Loupan de conclure dans un sens au
combien révélateur : "Opposé effectivement à l'idée russe dans ses principes, le
système démocratique pourrait donc subir, sous Poutine, des aménagements allant
dans le sens de la concorde et de la symphonie"41. On a là l'expression la plus claire de
ce qu'est la modération ou l'aménagement de la démocratie : la recherche de la
concorde et de la symphonie. Autrement dit, il s'agit de faire en sorte que le système
démocratique ne soit pas la source d'une représentation de la société comme
morcelée, comme opposée en ces parties.

Bertrand Lauzanne
Lundi 18 octobre 2005

41 Op. cit ., p. 131

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