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démocratique en Russie
Bertrand LAUZANNE
27 Greatfield Close
London N19 5UE
bertrandlauzanne@me.com
Cet article atteindrait son objectif s'il pouvait aider à réévaluer le lien intime entre
la forme politique de l'être ensemble et l'individu dans l'étude des transitions
démocratiques et plus globalement du changement historique.
1 Voir la thèse de F. Fukuyama développée dans La fin de l'histoire et le dernier homme, selon laquelle
l'histoire aurait un sens dont l'aboutissement serait l'universalisation de la démocratie libérale, seule capable
d'apporter une satisfaction réelle au désir de reconnaissance alors que le communisme soviétique ne faisait
qu'humilier les peuples.
La réflexion est perturbée par les traits sous lesquels la démocratie se présente
directement à nous, de façon naturelle. Ainsi, la démocratie nous apparaît comme un
ensemble d'institutions et de procédures fondé sur la souveraineté populaire, et
indissociable d'une conception substantive des fins de l'institution politique (Constitution,
Déclaration des droits de l'homme)2. La démocratie est alors une forme particulière
d'organisation et d'équilibre des pouvoirs. La voie privilégiée par les sciences juridiques
consiste à comparer l'exemple au modèle et à mesurer la distance qui les sépare. À
loger toute l'idée de démocratie dans une certaine forme d'organisation des institutions,
des procédures et des droits, il est possible de mesurer la distance, les différences, entre
le modèle général [celui qu'incarneraient les "vieilles" démocraties européennes] et la
forme particulière que prend cette organisation en Russie. Ainsi, les modalités du
pouvoir de dissolution de la Douma, comme l'existence et la pratique abusive des
décrets présidentiels sont à juste titre considérés comme une menace constante qui
pèse sur la représentation nationale et donc comme une atteinte à la démocratie.
L'approche juridique a deux limites. Elle suggère d'abord que l'approfondissement de la
démocratie en Russie passe principalement par des réformes politiques et
institutionnelles que les élites politiques devraient réaliser et imposer, ou bien par une
modification des comportements politiques et de la pratique des institutions par cette
même élite. Elle ignore ainsi, en raison même de sa méthode et de son objet, la genèse
sociale et politique des institutions démocratiques. D'autre part, en mettant l'accent sur
les élites politiques comme vecteur des réformes institutionnelles, elle suggère que la
démocratie est uniquement tributaire de la bonne volonté des dirigeants politiques.
Autre façon de dire que les peuples sont toujours démocrates alors que leurs dirigeants
le sont plus rarement. Ainsi, si l'approfondissement de la démocratie marque le pas en
Russie, ce serait principalement à cause des élites politiques du pays, mais en aucun
cas des citoyens russes, de leurs comportements, conceptions et dynamisme politiques.
Une autre interprétation suggère que le respect des droits de l'homme est la condition
nécessaire et suffisante d'une démocratie approfondie. Les droits de l'homme sont
désormais conçus comme les droits de l'individu face au pouvoir politique, les droits de
l'individu séparé de la collectivité3. Les droits de l'homme sont aujourd'hui considérés
comme extérieurs à la forme politique d'être ensemble qui, nous le verrons, les a
générés. Ainsi, le corpus des droits de l'homme devient une politique à part entière. Peu
importe alors la forme particulière que prend l'organisation des pouvoirs, des institutions
et des procédures, le point essentiel est le respect des droits de l'individu par le pouvoir
2 Il faudrait ici nuancer car l'existence même d'un contrôle de la constitutionnalité des lois par des juges
non élus, est bien l'expression d'une défiance à l'égard de la souveraineté populaire, du moins la
reconnaissance que celle-ci peut errer.
3 "On demande aujourd'hui à l'Etat comme à la société non plus de garantir les droits de l'homme
simplement, de l'homme en général et donc séparé de toutes ses particularités – qualités personnelles,
opinions, mœurs – mais de l'homme concret avec toutes ses appartenances, ses qualités – identité
culturelle, religieuse, orientation sexuelle. Toutes les identités de l'individu doivent être validées par l'Etat et
la société dès lors que l'individu les déclare siennes. Ainsi, au lieu d'un pouvoir séparé de l'opinion (le vrai
sens de "laïcité"), neutre entre les opinions, on réclame un pouvoir étatique et social qui approuve
activement toutes les opinions, toutes les manières de vivre. Chacun est considéré comme un propriétaire
dont l'Etat et la société doivent respecter la propriété (valeurs, identités, orientations)". P. Manent, Cours
familier de philosophie politique, Fayard, 2002, p. 53.
Ces deux interprétations de la démocratie se sont appuyées sur une vision très optimiste
de son avenir en Russie. Il est apparu à de nombreux observateurs que la Russie, une fois
libérée de l'expérience soviétique, et indépendante (1991), devait naturellement, et
par-là automatiquement, devenir un État démocratique. En effet, comment un peuple,
après avoir connu l'expérience traumatisante et liberticide de l'Union soviétique,
pouvait-il ne pas adhérer pleinement aux promesses de liberté et d'égalité de la
démocratie ? Ne pas appeler de leurs vœux une démocratie plus forte ? Ce ne fut
pourtant pas le cas et c'est pourquoi les coups portés à la démocratie au cours des dix
dernières années, de Eltsine4 à Poutine, n'ont cessé de nous surprendre. Les trois thèses
évoquées plus haut (L'homme fort, la servitude comme trait culturel ancestral et l'idée
russe) ont fait leur lit sur cette incompréhension. Une autre explication a consisté à dire
que le renouvellement des élites politiques ayant été très faible, les réformes
démocratiques ont été bloquées par les dirigeants du pays, tant au niveau local que
fédéral. La révolution démocratique aurait été confisquée au profit du maintien des
élites politiques de l'ancien régime. C'est une hypothèse à ne pas exclure mais, là
encore, cette explication implique que le blocage vient du haut. Derrière cette
évidence du ralliement à la démocratie, derrière cette supposée capacité de tout
Russe à se fondre dans la démocratie, se cache l'idée d'un individu-démocratique
substance, universel, extra-social et extra-politique.
Ces trois approches ignorent le lien intime entre la forme politique de l'être ensemble et
l'individu. Envahis par l'idée d'un individu abstrait, libre et indépendant, nous oublions
que c'est la forme politique dans laquelle nous vivons, particulièrement la
représentation symbolique du pouvoir comme lieu vide et inappropriable qui, posée à
distance du corps social, lui donne une image concrète de ce qu'il est : à savoir
composé d'individus libres et indépendants. Une société ne se constitue et ne reçoit sa
définition qu'en vertu du lieu du pouvoir, elle ne se conçoit comme unifiée que par la
représentation symbolique d'elle-même qu'est le pouvoir. Le pouvoir est le lieu où se
réfléchissent les principes de la mise en ordre du social. L'admettre revient à procéder à
une réévaluation très importante du politique qui contraste avec la distance que
chaque individu a mise entre lui et l'idée du pouvoir.
4 Si Boris Eltsine a su se poser en défenseur de la démocratie lors du putsch d'août 1991et bénéficier d'un
large soutien populaire, son coup d'Etat du 21 septembre 1993 contre le Soviet suprême se solda par 147
morts officiels, chiffre sans doute sous estimé.
Il ressort en effet de ces approches que la démocratie n'est pas tant définie
comme "état social" que comme mécanique institutionnelle et procédurale, appuyée
sur des droits "au-dessus" de l'Etat. Le citoyen démocratique n'est pas défini comme
"être social" mais "extra-social". Or, la révolution démocratique en Occident, avant
d'être un système institutionnel, qui n'en est que la matérialisation, est la proclamation5
d'un principe spirituel gouvernant le lien social : "les hommes naissent et demeurent
libres et égaux en droit"6 ou, pour le formuler dans les mots de Tocqueville, la révolution
démocratique, c'est le mouvement de "l'égalité des conditions". La révolution
démocratique n'est pas née de lois ni d'institutions démocratiques, mais de la
déclaration de ce dogme spirituel. Il n'est pas question ici de nier l'importance de la
concrétisation institutionnelle et procédurale de ce principe spirituel. Il est évident que
la consolidation de la démocratie, en France par exemple, est passée par le
changement des normes et procédures du jeu politique qui, définies dans un contexte
limité et par une élite restreinte, ont été intériorisées et assimilées par un ensemble plus
vaste d'acteurs. De telle sorte que la modification des normes et procédures, comme
de leur pratique par les élites politiques, ont eu en retour un effet très important sur les
comportements et les représentations politiques du corps social. Le passage du suffrage
censitaire au suffrage universel direct en est un exemple. Mais la révolution
démocratique est possible à condition que le procès de l'égalisation des conditions soit
en cours. Si l'ensemble du corps social est souverain, c'est bien que la participation de
tous au choix des gouvernants et à l'exercice de l'autorité est bien l'expression logique
d'une société égalitaire, démocratique. L'homme démocratique cherche à mettre en
œuvre l'hypothèse selon laquelle tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux
en droit, avec cette conséquence qu'il n'y a d'obéissance légitime que celle à laquelle
chacun a préalablement consenti. C'est à partir de cette hypothèse-sentiment que la
possibilité d'institutions démocratiques est possible.7
1994, p. 45-84.
12 Ceux qui veulent réaliser dans le réel l'égalité formelle de la démocratie sont pour Tocqueville des amis
immodérés de la démocratie. En effet, "ils savent que le progrès de l'égalité est le passé, le présent et le
futur de leur histoire. Or, ils veulent se faire les interprètes et les auteurs conscients de ce processus historique
nécessaire", voir P. Manent, Tocqueville et la nature de la démocratie, Fayard, 1993, p. 180.
13 Voir sur ce point, C. Lefort, La Question de la démocratie, in Essais sur le politique 19ème – 20ème siècles, Le
Seuil, essais, 1986, p. 17-32. et P. Raynaud, Tocqueville, Dictionnaire de philosophie politique, PUF, 1996, p.
691-698.
14 Nous y reviendrons plus loin dans l'étude du rapport entre démocratie et totalitarisme.
15 Il apparaît que le développement de ce principe dans la société française produit encore des effets
dont les plus visibles sont la modification des rapports d'autorité au sein de la cellule familiale, l'enfant étant
désormais considéré comme un égal. La juridicisation de la vie privée, des problèmes familiaux, obéit à
cette logique de l'égalité qui requiert l'appel au juge, au tiers médiateur.
16 Voir sur ce point l'analyse de C. Lefort dans La question de la démocratie, in Essais sur le politique, Seuil,
1986, p. 17-32.
Démocratie et totalitarisme
La spécificité de la démocratie, c'est que le lieu du pouvoir est vide. Il s'agit ici du
pouvoir comme lieu symbolique. Ce lieu vide du pouvoir n'apparaît dans sa singularité
qu'aux regards des autres dispositifs symboliques de l'histoire. Ainsi, sous l'Ancien Régime,
le pouvoir était incarné, incorporé dans la personne du prince. Le pouvoir était
inséparable du corps du roi qui en était le dépositaire légitime et exclusif. Le roi
concentrait dans sa personne à la fois les principes de génération du royaume (la
18 Ou aryen
19 Voir C. Lefort, L'image du corps dans le totalitarisme, in L'Invention démocratique, Fayard, 1981, p. 159-
176.
20 Le déni de la division sociale est parfois une tentation bien forte pour la démocratie, les différentes
formes d'unions nationales, au cours de la 3ème République, voulant donner l'image d'une société unifiée,
réconciliée avec elle-même. Le spectacle de la soirée de la victoire de l'équipe de France en coupe du
monde, donnait l'image d'une France unie dans toutes ses composantes sociales, économiques et
politiques. D'autant plus que le pouvoir politique a mis en forme cette image d'une société de concorde.
Mais s'il est vrai que l'unité d'une société tient à l'unité d'un sens que viseraient
tous les moments de l'institution sociale, la possibilité du changement historique n'est rien
d'autre que la question de la transformation d'une signification sociale centrale en une
autre.
Une première erreur serait d'attribuer aux seuls événements de 1991 la paternité du
changement historique. Une telle affirmation serait aussi fausse que celle qui consiste à
dire que la révolution démocratique est née en France le 14 juillet 178924 . Le
changement de régime est évidemment rapportable à une série de causes directes :
crise économique sans précédent, course à l'armement ruineuse, entente entre les
présidents russe, ukrainiens et biélorusse pour le démembrement de l'URSS, éviction de
Gorbatchev comme leader du Parti Communiste, etc. La question de la transition
démocratique et de l'effondrement du régime soviétique rejoint les interrogations des
historiens sur la Révolution française et, plus généralement, sur l'idée de révolution et de
rupture historique. Ainsi doit-on isoler le phénomène révolutionnaire ou l'ensemble des
événements de ruptures, de causes générales et anciennes qui travaillent à la
dissolution de l'ancien régime, ici de l'URSS.
L'interprétation de la Révolution française par Tocqueville conduit au moins à
s'interroger sur la possibilité d'une continuité entre l'URSS finissant de Gorbatchev et les
premiers moments du changement de régime.
Ce qui permet d'éviter une seconde erreur. Elle consiste à affirmer que l'idée d'égalité
au sens où l'entend la démocratie libérale, est née concomitamment à la chute de
l'URSS. Plus, que cette idée est la raison principale de l'effondrement. Une telle
affirmation ignorerait à quel point la société soviétique a, depuis 1917, été
profondément travaillée par l'individualisme démocratique et par cette même idée de
l'égalité. La cause profonde de l'effondrement de l'URSS tient au fait que les individus
modernes, s'ils peuvent adhérer pour un temps au projet de reconstitution d'une société
unifiée, n'embrassent cependant pas ce projet sans réserve. L'existence du régime
soviétique tenait à sa capacité à produire de l'unité face au travail d'atomisation de
l'individualisme démocratique.
L'idée d'une société soviétique travaillée par l'individualisme peut surprendre tant
nous sommes habitués à définir cette société comme le primat du collectif. Or, l'idée
communiste a des racines communes avec le monde démocratique26 : l'humanité
conçue comme sujet collectif capable de transformer et de maîtriser la nature (y
compris humaine); la perspective d'un monde délivré de toute domination comme de
toute exploitation. Le projet communiste, avec le marxisme comme science de l'histoire,
science de la création de l'homme par l'homme, s'est engagé dans le grand œuvre de
la création de l'homme nouveau. Mais cette interprétation du projet communiste
comme création de l'homme par lui-même dans l'histoire n'est pas propre au
communisme, mais également au mouvement démocratique.
Plus fondamentalement, communisme et démocratie supposent la révolution de
l'égalité qui a eu lieu en Europe au 18ème siècle. 1789, en ce qu'il représente
l'avènement de l'égalité politique, constitue la référence commune au communisme et
à la démocratie. Comme l'écrit François Furet, "les deux luttes pour la démocratie et le
socialisme sont deux configurations successives d'une dynamique de l'égalité dont
l'origine est la révolution"27. C'est ainsi que s'est constituée une vision linéaire de
l'émancipation humaine, dont la première étape a été l'éclosion et la diffusion des
valeurs de 1789, et dont la seconde devait accomplir la promesse de 89, par une
nouvelle révolution, socialiste cette fois. La promesse de 1789, selon les socialistes, c'est
la possibilité d'une égalité réelle et donc le dépassement de l'idée bourgeoise de
l'égalité formelle. C'est ce qui explique que la problématique de l'égalité a toujours été
au cœur du projet communiste en Russie à partir d'octobre 1917. La société russe avant
la Révolution est pénétrée de l'égalité formelle "bourgeoise". Mais l'égalité formelle a
deux conséquences : Elle fait en sorte que chaque individu se perçoit comme l'unité de
base de la société, semblable et égale aux autres unités de base; elle distend le lien
social et autorise la représentation de la société comme opposée en ses parties. Ce
sont ce contre quoi le régime soviétique a dû lutter.
25 Pour Tocqueville, si la Révolution a eu lieu en France et pas ailleurs c'est parce qu'on y trouvait une
situation exceptionnelle :.
26 Contrairement à l'idéologie nationale-socialiste du IIIe Reich.
27 F. Furet, La Révolution française est terminée, in Penser la Révolution française, Gallimard, 1999, p. 11-130.
28 Les dissidents du bloc de l'Est ont, dans leur lutte contre le régime soviétique, explicitement utilisé les
déclarations des droits de l'homme comme arme de combat à partir du début des années 1980.
29 Concernant les rapports entre démocratie et totalitarisme, voir principalement C. Lefort, L'invention
30 Les grands droits démocratiques : liberté de pensée, de réunion, d'expression; liberté de la presse;
suffrage universel; droit à un procès équitable, syndicat…
Autres interprétations
D'autres réponses ont été données à cette question : l'idée d'un atavisme russe, l'idée
d'un homme fort pour la Russie, l'idée russe.
Considérons l'idée d'un homme fort pour la Russie, les récents propos de Vladimir
Poutine nous y invitant : "Le danger est dans notre mentalité. Dans cette idée -chez les
Russes- qu'il faut une main forte pour remettre de l'ordre, alors que cette main peut aussi
étouffer. Mais il existe aussi dans le peuple un rejet de la tyrannie, qui fait que l'on vit
dans un pays changé"33.
L'idée d'un homme fort pour la Russie, pour une remise en ordre, est à la fois partagée
par des Russes et par des observateurs étrangers. La crise de l'Etat, la crise économique
et sociale sans précédent des 10 dernières années, l'insécurité juridique, économique et
physique, les années Eltsine avec leur cortège de réformes libérales dévastatrices, la
crise la justice, le pouvoir des oligarques qui ont pillé la Russie et restent impunis, le
déclin de la Russie comme grande puissance sur la scène internationale… Autant de
raisons qui conduisent les Russes à exiger une reprise en main du pays par un État fort,
par un homme fort capable d'assurer la stabilité de l'économie, du droit et de la loi, de
restaurer la puissance de l'Etat et de la Russie. D'autant plus que du côté de la société
russe, l'insécurité sous toutes ses formes a provoqué des comportements de repli sur soi,
l'aspiration à un pouvoir fort et une recrudescence du nationalisme34. Les Russes sont
pour toutes ces raisons méfiants à l'égard des institutions, des médias et ils aspirent, selon
35 Op. cit.
36 Il serait intéressant de voir comment les citoyens des démocraties occidentales domptent l'abîme de
l'incertitude et de la division sociale, soit en organisant des moments d'unité et de concorde (à cet égard,
l'attitude très positive des Français sur la cohabitation, comprise comme réconciliation des deux camps,
semblent être la marque du phantasme d'une société unie); et /ou en se retirant presque totalement dans
la sphère privée pour se consacrer à l'acquisition des biens matériels, seule valeur incontestable dans
l'incertitude de toutes choses.
37 L'impact de cette signification sociale centrale va se nicher aussi loin que dans les rapports amoureux,
Il serait absolument absurde d'affirmer que la Russie est de nouveau un État totalitaire.
Non seulement ce serait inexact, mais cela enlèverait toute pertinence au concept de
totalitarisme. Le régime politique de la Russie, et la société russe elle-même, se placent
sur un axe qui va de la démocratie au totalitarisme, en passant par des formes de
démocraties autoritaires ou d'autoritarismes démocratiques. L'idée d'un continuum
entre démocratie et totalitarisme semble pertinente car non seulement le second exige
l'expérience du premier, mais ils sont non pas des opposés mais des images inversées.
Le placement sur cet axe, et sa pertinence, dépendent du degré d'acceptation de la
division sociale, du degré d'acceptation de l'incertitude quant au fondement du
pouvoir, de la loi et du savoir40.
Les motivations (explicites ou non, cachées ou non aux yeux des Russes) qui conduisent
les citoyens russes à exiger un homme fort ne sont pas éloignées de celles qui mènent
ces mêmes citoyens à réclamer que la Russie suive un chemin spécifique, différent de
celui pris par l'Occident catholique : L'idée russe. Cette idée russe est une auberge
espagnole, chacun y mettant "sa" Russie éternelle. Toutefois, on peut dresser un tableau
de ses traits permanents. Tout d'abord, elle enferme l'idée nationale. L'intelligentsia
patriotique souhaite à cet égard que la culture, les arts, les sciences soient autant de
véhicules qui permettent à l'idée nationale de passer d'une génération à l'autre. Même
les libéraux changent de camp et voient dans l'ignorance de l'idée nationale par le
pouvoir la cause principale de la chute du pays et de sa culture. D'autre part, l'URSS
n'ayant pas été la Russie, la civilisation et la culture soviétique n'ont été qu'une grimace
de la culture et de la civilisation russes. Rien de ce qui gangrène le pays (l'arbitraire, la
corruption, la fuite des capitaux…) n'aurait pu avoir lieu sans le soutien de l'Occident. La
Russie a toujours prétendu à l'incarnation d'un modèle alternatif de civilisation. Pour les
Russes, la civilisation occidentale est devenue apostatique après la chute de
Constantinople et la reprise du flambeau de Byzance par les Russes. Ce sentiment a été
approfondi au cours des siècles avec la victoire du protestantisme, l'influence des
Lumières, le virus de la Révolution française, le glissement vers le rationalisme. La
marque de la civilisation apostatique incarnée au plus haut point par les États-Unis) c'est
la revendication de la primauté de l'économie sur tous les autres aspects de la vie
38 Lorsqu'en 1999 je m'entretenais avec des étudiantes russes, je fus surpris de les entendre dire qu'elles
ignoraient (presque 10 ans après l'instauration de la démocratie) ce que signifiait la "démocratie", ce
qu'était une bonne démocratie; ce qu'étaient les comportements de citoyens démocrates.
39 La division passe plus à l'intérieur de chaque citoyen, qu'au milieu de la population pour la diviser en
destiné à saisir une forme de domination inédite et non des formes intermédiaires, plus ou moins coercitives.
Le concept chez Lefort permet, par le biais de la reconnaissance de la division sociale, de décrire, à partir
des traits du totalitarisme, des formes soft.
Bertrand Lauzanne
Lundi 18 octobre 2005