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s’arrêter. Lorsqu’elle voit un soldat s’en extraire pour


venir constater les dégâts, Aurore Zengaïs comprend
Victimes collatérales de l’armée française:
à qui elle a affaire : les tonnes de ferraille qui l’ont
les coulisses de dédommagements secrets percutée sont celles d’un blindé de l’armée française.
PAR JUSTINE BRABANT
ARTICLE PUBLIÉ LE LUNDI 6 JUILLET 2020
Voilà près de deux ans que les militaires français
La pratique est fréquente mais quasi inconnue : sont en République centrafricaine dans le cadre de
les militaires français versent régulièrement des l’opération Sangaris, déclenchée en 2013 par François
indemnisations financières à leurs « dommages Hollande pour tenter de mettre fin à la guerre civile
collatéraux » – le plus souvent des civils étrangers. et d’éviter la catastrophe humanitaire dans ce pays
Même les parlementaires n’ont pas de droit de regard d’Afrique centrale.
sur cet argent public. Il s’agit pourtant du sort que notre Mais ce 19 septembre 2015, parmi les Centrafricains
pays réserve à ceux qu’il blesse, tue ou prive de ses qui viennent d’assister à l’accident sur l’avenue des
biens. Mediapart dévoile les coulisses de ces accords Martyrs, la colère monte. Les esprits des jeunes
amiables. s’échauffent, des mots fusent contre ces Français
parfois jugés arrogants. Il faut dire que le soldat
descendu du blindé ne montre pas particulièrement de
compassion, aux dires de Mme Zengaïs. « Je lui ai
crié : “Qu’est-ce que je vous ai fait pour que vous
me renversiez comme ça ? Vous voulez me tuer ?”
Il n’a dit mot. Il est resté comme ça, avec son arme,
ses gants, tout son attirail, très fier, sans me porter
Narcisse Mbetinguiza, un chauffeur de taxi
centrafricain, à Bangui, le 13 janvier 2018. © JB
secours. »
Bangui (Centrafrique).– Au moment de la collision, Pour stopper l’hémorragie, la fonctionnaire enlève
avant de perdre le contrôle de son scooter et de tomber le foulard qui maintient ses cheveux et l’enroule
lourdement sur la chaussée, Aurore Zengaïs a eu le autour de sa jambe. Elle a une certaine chance
temps de crier : « Jésus ! » Il est 9 h 40 ce samedi dans son malheur : la collision a eu lieu juste
matin de septembre 2015 et madame Zengaïs remonte devant le commissariat de police du 8e arrondissement
la longue avenue des Martyrs de Bangui (Centrafrique) de Bangui, d’où des gardiens de la paix sortent
pour se rendre à son bureau, au ministère des affaires précipitamment. Aidés par les jeunes du quartier,
sociales. ils mettent la blessée dans une de leurs voitures et
À cet endroit de l’artère, la chaussée est sèche, l’emmènent à l’hôpital communautaire de Bangui, où
bitumée et d’une largeur de 8,20 mètres, relèveront les elle est opérée.
gendarmes dépêchés pour constater l’accident. Il faut
plutôt beau, d’une chaleur humide de fin de saison des
pluies. La rue est animée sans être trop fréquentée ; le
gros des travailleurs matinaux est déjà passé.
Sitôt le choc passé, la fonctionnaire ressent une vive
douleur au genou gauche. Elle y jette un regard et
découvre une large plaie d’où s’écoule beaucoup de Aurore Zengaïs à Bangui, le 19 janvier 2018. © JB
sang. Quelques secondes et elle mesure l’ampleur des
Les documents internes du ministère des armées
dégâts : sa cheville, son bras droit, son genou droit et
désignent Mme Zengaïs sous le terme de « protocole
son visage sont également touchés. Le véhicule qui l’a
heurtée poursuit sa route quelques secondes avant de transactionnel définitif no 5525 ». L’armée française

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a pris l’habitude de payer pour certains des dégâts et ensuite que ces versements, lorsqu’ils ont lieu,
que ses soldats commettent à l’étranger. Membres répondent davantage à des impératifs stratégiques que
déchirés, façades abîmées, voitures percutées, ventres moraux.
perforés par des balles perdues, sont répertoriés, « L’offre faite sera définitive à ce stade »
chiffrés et « dédommagés ».
Aurore Zengaïs – « protocole transactionnel définitif
Dans les documents comptables du ministère, ils sont
no 5525 » du ministère des armées – nous reçoit dans
autant de « pièces de caisse dépense ». Celle de Mme
un petit bureau soigné, en centre-ville de Bangui. La
Sangaris est de 4 131,09 euros, indique le document
fonctionnaire ajuste ses lunettes sur son nez, fouille
signé du trésorier militaire de l’opération Sangaris, que
son sac en main et en sort un petit album photo à la
nous avons pu consulter. Quatre mille cent trente et un
couverture plastifié. Elle nous le tend.
euros neuf centimes : le prix du genou gauche d’une
fonctionnaire centrafricaine de 42 ans aux yeux de Sur le premier cliché, elle apparaît la tempe barrée
l’armée française. d’un pansement. Le second est un gros plan de son
avant-bras droit recouvert d’un hématome. L’album
L’institution veille à ce que ses tarifs ne soient pas
est exclusivement rempli d’images de ses blessures et
éventés. Aucun citoyen, aucun parlementaire n’a de
leur lente mue en cicatrices, prises par ses enfants. Le
droit de regard ni de contrôle sur le détail de ces
certificat médical établi par un chirurgien du service
dépenses. Au-delà du fait qu’il s’agit d’argent public,
de traumatologie de l’hôpital où elle a été soignée
elles engagent pourtant la France tout entière : il s’agit,
rapporte une « plaie contuse arciforme de 8 cm de
à travers elles, du sort que notre pays qui se dit civilisé
la face antérieure du genou gauche avec lésions
réserve à ceux qu’il blesse, tue ou prive de ses biens.
ligamentaires », « un délabrement de la face antéro-
En croisant documents internes et témoignages de externe de l’avant-bras ainsi qu’une plaie génienne
victimes, nous avons pu rassembler, pour la première gauche ».
fois, certains de ces chiffres : 2 752 euros pour une
Après trois mois de repos et deux mois de rééducation,
balle dans le ventre en République centrafricaine ;
elle a fini par pouvoir remarcher mais doit toujours
15 pour une arrestation musclée dans la région de
porter une genouillère – elle retrousse doucement
Ménaka, au Mali ; une dizaine d’euros pour une
quelques centimètres de sa robe bleue en wax
voiture d’ONG transpercée par plusieurs balles, au
pour la montrer. Lorsqu’elle peut de nouveau se
Mali également ; 100 par jour pour occuper la parcelle
déplacer, la Centrafricaine cherche à contacter les
d’une famille afghane lors d’une opération.
Français pour obtenir dédommagement, notamment
Les archives militaires et la littérature grise du la prise en charge de ses frais d’hôpital et de
ministère livrent également quelques secrets : 53 000 médicaments. Béquille dans une main, PV d’accident
euros de « dommages civils » pour l’opération Azalée,
aux Comores, en 1995. Plus étonnant, 70 bœufs
chacun pour les hommes tchadiens tués par accident
lors de l’opération Manta, en 1984. Et 868 200 euros
pour les dommages causés en ex-Yougoslavie à la fin
des années 1990.
Si ces sommes ne permettent pas de dresser un
panorama exhaustif de ces dédommagements, elles
révèlent néanmoins deux choses : d’abord qu’aux yeux
de la Grande Muette, le prix d’une blessure peut se
négocier, au même titre qu’une babiole de brocante ;

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de la gendarmerie centrafricaine dans l’autre, elle va elle finit, un an après son accident, par obtenir 4 131
toquer à la porte du camp militaire de Mpoko, près de euros d’indemnisation, dont plus de 600 correspondant
l’aéroport, où les Français ont pris leurs quartiers. à ses frais d’avocats.

Extrait du protocole transactionnel remis par l’opération Sangaris à A. Zengais. © JB


Certificat médical relatif à la blessure d’A. Zengaïs,
renversée par un blindé français à Bangui. © JB
Il ne s’agit que de la moitié de la somme qu’aurait
« Les gardes à l’entrée m’ont dit qu’ils ne pouvaient pu toucher Aurore Zengaïs : alors que les gendarmes
pas me recevoir », assure-t-elle. Mais, pour la centrafricains ont conclu dans leur procès-verbal que
deuxième fois, Aurore Zangaïs a de la chance dans le blindé français était en faute – il aurait fait une
son malheur : son mari connaît un avocat, qui réussit queue de poisson à la conductrice du scooter –,
à entrer en contact avec les militaires de Sangaris. leurs homologues français dépêchés sur place n’ont
« pas pu établir » à qui revenait la responsabilité de
Une étrange négociation s’entame alors autour de la
l’accident – avec comme conséquence une obligation
question : combien vaut le genou de la fonctionnaire ?
de n’indemniser la victime qu’à hauteur de 50 %.
Depuis l’adresse mail sangarisachat@yahoo.fr, le
capitaine chargé du dossier fait une offre : 2 500 000 L’opération Sangaris (2013-2016) n’a rien inventé :
francs CFA, soit 3 811 euros. L’avocat centrafricain les forces françaises, comme d’autres armées à travers
objecte que ce chiffre ne tient pas compte des séquelles le monde, pratiquent les indemnisations financières
de sa cliente, notamment de ses nombreuses cicatrices depuis au moins vingt ans. Leur montant total n’a
– qui constituent, dans le langage des assureurs, un jamais été communiqué publiquement par l’État
préjudice esthétique. Le capitaine ne transige pas : français.
« L’offre faite lors de notre dernière entrevue sera Interrogé à ce sujet, le ministère des armées invoque
définitive à ce stade : 2 500 000 CFA. » la protection de « la sécurité et la vie privée des
Faute d’accord, la quadragénaire est invitée à se rendre personnes concernées ». La crainte que ces tableaux
au camp français six mois plus tard afin d’y être comptables ne révèlent au passage le nombre de
examinée par un médecin militaire, qui établira son bavures commises par l’armée française y est peut-être
taux d’incapacité permanente. Il est évalué à 30 % et également pour quelque chose.
Çà et là, les archives et la littérature grise du ministère
des armées gardent quelques traces de ces paiements.
Dans une note rédigée en 1999, les juristes du
ministère font la comptabilité des petits et grands

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dégâts causés par les troupes françaises envoyées en Négociations de «marchands de tapis»
mission dans les Balkans : en trois ans, de 1996 à Plus près de nous, au Danemark, les forces armées
1998, 664 réclamations ont été déposés concernant des tuent aussi des enfants et indemnisent leurs parents : en
dommages causés par les Français en ex-Yougoslavie, Afghanistan, dans la province du Helmand, elles ont
dont moins de la moitié ont été jugées fondées (et remis 6 700 euros à une femme dont la fille de cinq
donc dédommagées), pour un montant total de 868 200 ans avait été tuée, le mari blessé à la jambe et la fille
euros. aînée blessée à la cuisse.
Le plus gros des dégâts concernait des accidents de Toujours dans la province du Helmand, 36 000
la circulation. Lors de l’opération Azalée, menée aux euros ont été décaissés par les Danois lorsque cinq
Comores en 1995, les troupes françaises ont causé personnes, dont deux enfants, ont été tuées par des
« environ 350 000 FF [53 400 euros] de dommages grenades de mortier. Ces chiffres ont été recueillis par
civils », indique le même fascicule, « réglés à la suite les journalistes Rasmus Raun Westh et Charlotte
d’une mission d’expertise sur place ». Aagaard après une demande d’information publique
L’État français indemnise aussi les morts. Toujours auprès du ministère de la défense danois.
dans la même note, la direction des affaires juridiques
mentionne une indemnisation « portant sur le décès
d’un jeune enfant tué dans un accident de la route » en
ex-Yougoslavie, « réglé » en trois ans, sans préciser le
montant alloué à sa famille.
Combien vaut un « jeune enfant » aux yeux des
comptables militaires ? Interrogé, le ministère des © DR
armées n’a pas souhaité nous répondre. Au total, rien qu’en Afghanistan d’octobre 2005 à
Les prix fixés par d’autres forces armées donnent septembre 2014, l’armée américaine dit avoir versé 4,4
toutefois un ordre de grandeur. En 2005, les parents millions d’euros de « condolence payments ».
d’un Afghan de douze ans, tué par l’armée américaine En France, plusieurs éléments laissent penser que ce
alors qu’il rentrait en vélo à la ferme familiale, ont reçu « prix du sang », sans atteindre de telles sommes,
2 500 dollars de « paiement de condoléances » de la représente plusieurs millions d’euros par an toutes
part des États-Unis. opérations militaires confondues. Un rapport de la
La même année, la grand-mère d’un enfant afghan de Cour des comptes publié en 2016 relève ainsi que
six ans a reçu 3 000 dollars pour le décès de son petit- « les dépenses de contentieux à l’étranger » du
enfant, mort dans un accident de voiture causé par ministère des armées sont de l’ordre de 15 millions
des soldats américains. Leur histoire figure, sous la d’euros annuels (mais cette catégorie englobe, en plus
forme de quelques lignes budgétaires, dans les milliers de la réparation de dommages causés à des locaux,
de documents sur les « condolence payments » des les indemnisations pour préjudice moral des militaires
États-Unis rendus publics à la fin des années 2000 français blessés).
par l’administration américaine suite à une requête de Outre les accidents de la circulation comme celui qu’a
l’Union américaine pour les libertés civiles (ACLU). subi Aurore Zengaïs, l’armée française dédommage
Au nom de la loi américaine sur le droit à l’information aussi les propriétaires des terrains, habitations ou
(le Freedom of Information Act), le Département de hôtels que ses soldats réquisitionnent lors de leurs
la défense fut contraint de publier des milliers de opérations. Combien coûte le fait de voir un groupe
documents internes relatifs aux victimes civiles des
guerres en Irak et en Afghanistan (consultables en
anglais ici).

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de soldats étrangers installer ses mitrailleuses sur le chargé du contentieux de l’opération Sangaris avait
toit de sa maison ou fouler le sol de son salon de ses « oublié » de tenir compte du préjudice doloris et du
rangers ? préjudice de carrière – deux manières de chiffrer les
Toujours en Afghanistan, dans la province de la souffrances ainsi que les conséquences sur les revenus
Kapisa, au début des années 2010, les Français d’une victime d’accident, pourtant prévues par le code
versaient une centaine d’euros par jour aux habitants local des assurances. Il faudra l’intervention d’un
des maisons qu’ils décidaient d’occuper, confie à avocat pour que l’erreur soit rectifiée.
Mediapart une source militaire. Dans ses échanges avec le conseil, le capitaine français
Les militaires chargés d’évaluer le prix de ces se fend de quelques leçons de droit et de philosophie.
blessures, dégâts et occupations portent un nom : ce Le préjudice doloris (correspondant au « prix de la
sont les « officiers chargés du contentieux ». Ils sont douleur ») et le préjudice esthétique sont calculés « sur
issus du Commissariat des armées, les services chargés la base du salaire minimum local », explique-t-il,
de l’administration, des finances, de la logistique et « puisqu’un individu souffre avec la même intensité,
des questions juridiques au sein des armées. quels que soient ses revenus ! ».
Ils ne font pas mystère du cœur de leur métier :
ménager de bonnes relations avec les locaux sans
dépenser trop d’argent. L’un de ces officiers, envoyé
en Afghanistan en 2014, le raconte avec légèreté dans
un article présentant son métier sur le site du
ministère : « On se croit parfois au marché afghan,
en train de négocier le prix d’un tapis », ironise-t-il.
Leçon de philosophie
Dans le cas de Narcisse Mbetinguiza, ce n’est pas un
tapis qui a été négocié mais le prix d’une balle dans le
ventre. Ce chauffeur de taxi centrafricain a reçu 2 752
euros en dédommagement d’une balle perdue – un tir
de mitrailleuse française venu le transpercer à hauteur
du nombril alors qu’il sortait de chez lui. C’était le La « pièce de caisse dépense » (document comptable de
l'armée française) correspondant aux 2752 euros versés à N.
3 mai 2014 à Bangui, le taximan allait rendre visite Mbetinguiza en dédommagement de sa balle dans le ventre. © JB
à son frère pour lui emprunter quelques films sur clé Est-ce la raison de l’« oubli » du capitaine ? L’armée
USB ; le jeune soldat français l’aurait confondu avec française (37,5 milliards d’euros de budget en 2020)
un milicien en fuite. veut que ses dépenses de « contentieux » restent
limitées. Elle l’écrivait quasi explicitement dès 1995
dans un fascicule détaillant, à destination de ses
commissaires, la marche à suivre pour verser des
réparations. « Les demandes d’indemnités […] sont
fréquemment exagérées », assure en préambule le
document rédigé par la direction de l’administration
générale du ministère de la défense de l’époque.
Narcisse Mbetinguiza chez lui, à Bangui, le 13 janvier 2018. © JB
Dans une partie spécifique consacrée à
Avant de toucher cette somme, Narcisse Mbetinguiza « l’indemnisation en cas d’accidents mortels »,
a lui aussi découvert la négociation à la française. Dans ses auteurs avertissent que si les requêtes des
une première offre de dédommagement, le capitaine

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parents et frères et sœurs « peuvent être accueillies Le barème suit, sans commentaire particulier :
favorablement », celles « formulées par des fiancés « Homme/garçon : 70 bœufs – femme/fille : 35 bœufs. »
ou concubins », elles, « doivent être accueillies avec Les commissaires relèvent qu’à l’époque, un bœuf
circonspection ». coûtait en moyenne 400 francs français (60 euros).
Décès d’une femme tchadienne : 35 bœufs Ces velléités de respect du droit local posent un dernier
Lorsque les dommages collatéraux se révèlent être des problème : elles ne semblent valoir que lorsqu’elles
citoyens étrangers, les comptables en treillis ont trouvé sont favorables aux intérêts français.
un moyen d’appliquer cette logique de la moindre Lorsqu’il s’agit d’appliquer un code local des
dépense tout en préservant les apparences de la morale assurances qui permet de calculer les indemnisations
et de l’éthique : invoquer le respect des « coutumes » sur la base de salaires minimum de pays africains,
ou du droit local. très inférieurs aux barèmes hexagonaux, le « droit
C’est en vertu de cet argument que le prix des local » est appliqué avec empressement ; en revanche,
dommages subis par Narcisse Mbetinguiza et Aurore lorsqu’il s’agit de juger les militaires français pour
Zengaïs a été fixé sur la base d’un barème régional (en d’éventuels crimes commis à l’étranger, il n’est
l’occurrence, celui de la Conférence interafricaine des pas question de laisser faire les tribunaux des
marchés d’assurance). pays concernés. Avant d’envoyer ses soldats en
Centrafrique ou au Mali, la France a ainsi signé avec
Mais la pratique pose un problème d’ordre moral :
les gouvernements concernés des accords (appelés
pourquoi calculer le « prix du sang » sur la base du
« status of forces agreement ») stipulant que seule la
niveau de vie local étant donné, comme se plaisait à
justice française était habilitée à le faire.
le répéter l’officier contentieux de Sangaris, qu’« un
individu souffre avec la même intensité, quels que Le cash comme arme de guerre
soient ses revenus » ? Bien plus que le fruit de préoccupations morales, ces
Puisqu’un Centrafricain souffre effectivement avec la paiements sont en réalité un outil stratégique pour
même intensité qu’un Français, la logique voudrait les forces armées françaises. Ils servent à gagner
que le prix de sa douleur ne soit pas indexé sur le « les cœurs et les esprits » lorsque cela est jugé
salaire minimum de son pays. Hélas pour lui, Narcisse nécessaire, tout en se prémunissant d’éventuelles
Mbetinguiza est né à Bangui : la douleur occasionnée poursuites. L’existence de structures dédiées aux
par la balle de 5.56 mm qui a traversé son abdomen a dédommagements de civils à l’étranger « se justifie
été estimée à 206,50 euros. S’il avait été français, la notamment par la nécessité de garantir une bonne
même douleur aurait valu entre 8 000 et 20 000 euros image de la force auprès de cette population »,
(pour les détails du calcul, voir la Boîte noire). expliquait la directrice des affaires juridiques du
ministère des armées Claire Landais dans un
Au nom des « coutumes locales », il fut un
entretien accordé en 2013 à la Revue française
temps (pas si lointain) où l’armée française estimait
d’administration publique.
qu’une femme tchadienne valait 35 bœufs. Deux
commissaires le racontent dans un livre relativement Une bonne image, et surtout la garantie que ces
confidentiel, au détour de souvenirs de l’opération Afghans à la maison occupée ou ces Centrafricains au
Manta menée au Tchad en 1984. « En cas de décès genou broyé ne viendront pas réclamer leur dû plus
accidentel d’un Tchadien provoqué par un militaire tard, voire, plus grave, n’intentent pas de poursuites
français », il « convenait d’indemniser la famille sur contre l’État français.
la base d’un barème établi par le droit coutumier en La méthode de Paris pour s’en assurer est simple : ne
fonction du sexe », peut-on y lire. verser cet argent que si les victimes renoncent par écrit
à toutes poursuites et contestations futures. Pour avoir

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le droit de toucher 4 131 euros en « réparation » de À sa manière, certes moins outrancière, l’armée
ses blessures, Aurore Zengaïs a dû signer un protocole française a aussi fait du cash un outil de ses guerres
transactionnel où figurait la mention suivante : « Les contre-insurrectionnelles.
parties renoncent à toute action, prétention et à tout Mais depuis son bureau aux murs crème, en centre-
recours relatif aux mêmes faits et se désistent de toute ville de Bangui, madame Zengaïs avertit : quelques
instance ou action en cours engagée. » centaines d’euros n’achètent pas tout. « Ce n’est pas
Quant à Narcisse Mbetinguiza, il a découvert qu’une question d’argent. C’est aussi une question
cette phrase sur la lettre accompagnant un premier de compassion, observe-t-elle. Les soldats français
versement de 300 euros de la part de l’armée française : doivent savoir que nous sommes des êtres humains au
« La présente offre de règlement est faite sous la même titre qu’eux. S’ils veulent venir nous aider, ils
réserve expresse qu’en aucun cas elle ne pourra être n’ont qu’à nous aider. S’ils ne veulent pas nous aider,
produite en justice contre l’État. »« L’objectif est bien ils n’ont qu’à rester tranquillement chez eux. »
de parvenir à un accord avec la victime, pour dégager Boite noire
l’État français de toute responsabilité ultérieure »,
résume un officier contentieux français – le même qui L’histoire de Narcisse Mbetinguiza a déjà été relatée
comparait ses négociations avec les victimes afghanes par l’auteure de cet article dans un livre, paru aux
à une négociation de « marchands de tapis ». éditions des Arènes en 2019 (Mauvaise Troupe.
La dérive des jeunes recrues de l’armée française,
co-écrit avec Leïla Miñano). Nous y apportons ici
des détails inédits concernant les coulisses de la
négociation pour son indemnisation.
Les récits de Narcisse Mbetinguiza et Aurore Zengaïs
ont été recueillis lors d’un séjour à Bangui en janvier
2018, puis complétés par échanges de mails.
Les réponses et précisions du ministère des armées
nous ont été fournies par mail les 15 février 2019 et 17
juin 2020 ainsi que lors d’un entretien avec le porte-
parole de l’état-major des armées le 26 mai 2020 à
Paris.
Pour calculer l’indemnité pour « souffrances
endurées » (pretium doloris) à laquelle une victime
française aurait pu avoir droit si elle avait subi
la même blessure que Narcisse Mbetinguiza, nous
Aux États-Unis, grands praticiens des « paiements
avons consulté les montants indicatifs fournis par le
de condoléances », un manuel à la couverture verte
« référentiel indicatif de l’indemnisation du préjudice
et noire légèrement kitsch est devenu un classique.
corporel des cours d’appel », édité par l’École
Destiné aux gradés, il s’intitule Guide du commandant
nationale de la magistrature en 2016, pour un préjudice
sur [les manières d’utiliser] l’argent comme système
doloris évalué à 4/7 (la cotation retenue par les
d’armement. Sa première page s’ouvre par une citation
militaires français concernant Narcisse Mbetinguiza).
du général David Petraeus, alors commandant des
Nous l’avons ensuite comparé aux 135 437 francs
troupes américaines en Afghanistan et en Irak :
CFA (206,50 euros) versés par l’armée française en
« Mon arme la plus importante dans cette guerre est
dédommagement de ce même préjudice.
l’argent. »

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Cette enquête a bénéficié du soutien de la bourse


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