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LE STATUT DE L'IMAGE DANS LA PENSÉE AUGUSTINIENNE

Isabelle Bochet

Centre Sèvres | « Archives de Philosophie »

2009/2 Tome 72 | pages 249 à 269


ISSN 0003-9632
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2009-2-page-249.htm
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Le statut de l’image
dans la pensée augustinienne

ISABELLE BOCHET
Centre Sèvres, IEA – CNRS UMR 8584

La question de l’image est récurrente dans l’œuvre d’Augustin; elle appa-


raît dès ses premières œuvres. Un tel intérêt s’explique sans peine à partir
de sa propre expérience. Dans les Confessions, Augustin évoque de fait la
force des images charnelles que l’habitude a fixées dans sa mémoire et qui
l’« assaillent à l’état de veille » et vont jusqu’à obtenir son consentement dans
le sommeil, malgré la résistance de sa raison 1. Il explique également com-
ment, faute de comprendre en quel sens l’homme est à l’image de Dieu, il
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s’est laissé abuser par les manichéens qui imputaient à l’Église une repré-
sentation anthropomorphique de Dieu 2. Même une fois détrompé par
Ambroise, il a expérimenté son impuissance à se libérer de « l’essaim tour-
noyant et tumultueux des images », lorsqu’il cherchait à penser Dieu : tant
et si bien qu’il restait incapable de se représenter Dieu autrement que sous
la forme d’un corps 3. Si on ajoute à cette expérience personnelle les ques-
tions suscitées dans la controverse arienne par un verset comme Col 1, 15
qui affirme que le Fils de Dieu est « l’image du Dieu invisible », on ne
s’étonne pas qu’Augustin ait cherché très tôt à penser la nature et le statut
de l’image.
Dans les 83 questions diverses – un ouvrage composé à partir des répon-
ses données par Augustin aux questions de ses frères, à Thagaste, peu après
sa conversion 4 –, la question 74 est tout entière consacrée à la définition de
l’image et à la relation à établir entre les termes imago, similitudo et aequa-
litas :
« L’image, explique Augustin, entraîne la ressemblance, non l’égalité. Ainsi
dans un miroir, il y a image de l’homme, puisqu’elle en est tirée; il y a aussi

1. Cf. Conf. X, 30, 41, BA 14, p. 212-215.


2. Cf. Conf. III, 7, 12, BA 13, p. 384-385 ; VI, 3, 4, p. 524-526.
3. Cf. Conf. VII, 1, 1-2, BA 13, p. 578-581 ; 7, 11, p. 606-607.
4. Cf. Retr. I, 26, BA 12, p. 424-427.
250 Isabelle Bochet

forcément ressemblance, mais tout de même pas égalité, car il manque à


l’image bien des éléments qui pourtant appartiennent à l’objet dont elle est
tirée 5. »

L’image suppose donc non seulement un rapport de ressemblance, mais


aussi de causalité entre l’image et ce dont elle est l’image : deux œufs iden-
tiques peuvent être dits semblables, mais l’un n’est pas pour autant l’image
de l’autre, « puisqu’il n’en est pas dérivé ». Si l’image n’implique pas comme
telle l’égalité, elle ne l’exclut pas néanmoins nécessairement. Il peut déjà en
être ainsi dans le cas des enfants à l’égard de leurs parents, « à cela près que
le procréateur est antérieur », mais cela vaut sans restriction dans le cas du
Fils de Dieu : « il est l’image de Dieu, puisqu’il en procède, il est sa ressem-
blance à titre d’image, mais encore il en est rigoureusement l’égal sans même
la restriction d’une différence de temps » 6.
Une telle définition de l’image vaut sans aucun doute des images maté-
rielles – une peinture, un miroir, etc. –, elle s’applique sans problème à
l’homme et même au Fils de Dieu ; mais est-elle encore valable dans le cas
des images psychiques ? Oui, si l’on admet que toute image psychique est
dérivée directement ou indirectement de la perception et si l’on considère
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que les corps en sont l’occasion, même s’il est bien clair qu’il faut une action
de l’âme pour qu’il y ait formation d’image ; il n’est sans doute pas fortuit
qu’Augustin utilise souvent le terme similitudines plutôt qu’imagines pour
désigner les images psychiques 7. La diversité des emplois du terme
« image 8 » pose question. Certes, toute image renvoie à ce dont elle est
l’image. Mais autres sont les images matérielles, autres les images psychiques
qu’Augustin qualifie d’« incorporelles » ; tout autre encore l’image de Dieu
qu’est l’homme et, a fortiori, l’Image qu’est le Fils de Dieu. La valeur de ces
images diffère en conséquence. Il importe en outre de prendre en compte
les transformations éventuelles de ces images : autres sont les images déri-
vées de la sensation, autres les images forgées à partir de là ; l’image de Dieu
en l’homme peut également être déformée ou, à l’inverse, reformée ; il n’en
est évidemment pas de même du Fils comme Image de Dieu.
L’expérience d’Augustin invite plus précisément à s’interroger sur
l’image en tant qu’elle est obstacle ou voie d’accès à Dieu. Je n’envisagerai
guère ici le rôle des images matérielles fabriquées par l’homme, qu’il s’agisse

5. De diu. quaest. LXXXIII, qu. 74, BA 10, p. 326-327.


6. De diu. quaest. LXXXIII, qu. 74, BA 10, p. 326-329.
7. C’est le cas notamment dans la longue énumération des différentes sortes d’images psy-
chiques dans le De genesi ad litteram XII, 23, 49, BA 49, p. 411-415.
8. Pour un examen systématique des divers emplois du terme imago, voir I. BOCHET,
« Imago », Augustinus-Lexikon 3, 2006, col. 507-519.
Augustin : le statut de l’image 251

des œuvres d’art ou des idoles. Je traiterai peu du monde sensible : au sens
strict, il ne peut être dit image 9 de Dieu, mais il comporte des « traces » du
créateur 10. Il s’agira donc surtout d’examiner les images que l’âme forme
et dans lesquelles elle se complaît, mais aussi l’âme elle-même en tant qu’elle
est image de Dieu.
Les images sensibles semblent de prime abord constituer un obstacle
pour accéder à Dieu, mais comment l’homme pourrait-il connaître Dieu, si
le monde sensible ne portait aucune « trace » de son Créateur et, a fortiori,
si l’homme lui-même n’avait quelque parenté avec Dieu, s’il n’était « à son
image » ? Seul le semblable connaît le semblable. Mais où trouver l’image de
Dieu en l’homme ? En roulant en elle-même les images des corps, en s’en
enveloppant 11 pour ainsi dire, l’âme s’assimile insensiblement aux bêtes qui,
elles aussi, peuvent sentir et mémoriser les images des corps. L’image de
Dieu est alors à chercher, non dans ce qui nous est commun avec les ani-
maux, mais dans ce qui est le propre de l’homme, c’est-à-dire dans la mens ;
déformée et obscurcie par le péché, elle doit être reformée et renouvelée par
l’illumination divine, ce qui ne peut advenir sans la conversion et la tension
de l’homme vers Dieu.
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Nous privilégierons en premier lieu les œuvres de jeunesse, surtout le De
uera religione : elles portent la trace de l’itinéraire existentiel d’Augustin.
Le De Trinitate nous permettra, dans un second temps, de dégager les
enjeux anthropologiques de la réflexion augustinienne sur l’image.

L’IMAGE : OBSTACLE OU VOIE D’ACCÈS À DIEU ?

Dès ses premières œuvres, Augustin s’interroge sur les images psychi-
ques : il en examine la nature et l’origine, il cherche à les classer et à en pré-
ciser le degré de vérité, il procède également à un examen critique de leur
place dans la religion. Le De uera religione 12 est à privilégier si l’on veut
déterminer comment Augustin conçoit, après sa conversion, le rôle des ima-
ges comme obstacle ou comme voie d’accès à Dieu : l’ouvrage porte la trace
de la polémique contre les manichéens, mais aussi de l’influence des plato-
niciens.

9. Augustin n’applique que deux fois le terme imago au monde en se référant à la distinc-
tion platonicienne du monde sensible et du monde intelligible : le premier étant selon Platon à
l’image du second (cf. Acad. III, 17, 37, BA 4, p. 188-189 ; Epist. 3, 3, CSEL 34/1, p. 7).
10. Cf. De Trin. VI, 10, 12, BA 15, p. 498-499.
11. Cf. De Trin. X, 5, 7, BA 16, p. 136-137 ; XII, 9, 14, p. 238-239.
12. Sur le sens de l’ouvrage et sur sa composition, voir I. BOCHET, « Le firmament de l’Écri-
ture ». L’herméneutique augustinienne, Paris, IEA, 2004, p. 333-385.
252 Isabelle Bochet

Rappelons tout d’abord brièvement les distinctions opérées par Augustin


entre les images psychiques. Dès la Lettre 7 à Nébridius, en 389, il précise :
« Toutes ces images qu’avec bien d’autres tu appelles phantasiae, je vois
qu’on les répartit de façon très commode et très vraie en trois classes ; ce
sont les gravures de la sensation (sensis rebus), de l’imagination (putatis),
du calcul mental (ratis) 13 ». De la première catégorie, relève l’image de
Carthage, de Nébridius ou de Verecundus qu’Augustin a vus ; dans la
seconde, il faut ranger toutes les fictions, qu’il s’agisse des fictions poétiques
ou du mythe manichéen ; la troisième comprend les images des nombres et
des dimensions – Augustin mentionne les figures géométriques et les ryth-
mes musicaux. À la différence de Nébridius qui estime qu’il ne saurait y
avoir de mémoire sans la phantasia et qui suppose que l’imagination tire les
images d’elle-même plutôt que des sens 14, Augustin affirme que la mémoire
ne dépend pas nécessairement des images, puisqu’elle peut avoir pour objet
des réalités éternelles, et il exclut que l’âme puisse imaginer des réalités cor-
porelles sans avoir préalablement fait usage des sens corporels 15. Il explique
en outre à Nébridius comment nous pouvons former des images de choses
que nous n’avons jamais vues, grâce à notre capacité de combiner les images
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reçues des sens et de les augmenter ou de les diminuer à volonté 16. Le livre
VI du De musica, qui date également de la période de Thagaste, introduit
la terminologie qui sera celle d’Augustin dans la suite de son œuvre : il
réserve le terme de phantasia à « tout ce que la mémoire retient des mouve-
ments corporels produits à l’encontre des passions corporelles », autrement
dit aux images de ce qui a été perçu, et il nomme phantasma « les images
d’images », c’est-à-dire les images que l’on peut engendrer ou forger à partir
des premières 17.

13. Epist. 7, 2, 4, CSEL 34/1, p. 15 (trad. G. Madec, dans Lectures augustiniennes, Paris,
IEA, 2001, p. 222).
14. Cf. Epist. 6, 2, CSEL 34/1, p. 12-13. Le vocabulaire de Nébridius est ici tributaire de
Porphyre, comme l’a indiqué G. O’DALY, Augustine’s Philosophy of Mind, London,
Duckworth, 1987, p. 107 ; Nébridius considère la phantasia comme une faculté, à la différence
d’Augustin.
15. Cf. Epist. 7, 1, 2 – 2, 3, CSEL 34/1, p. 13-15.
16. Cf. Epist. 7, 3, 6, CSEL 34/1, p. 17.
17. Cf. De musica VI, 11, 32, BA 7, p. 427-429. Cf. De Trin. VIII, 6, 9, BA 16, p. 52-53,
qui oppose l’image (phantasia) de Carthage qu’Augustin a vue, perçue par les sens et dont il a
gardé le souvenir, à la représentation imaginaire (phantasma) d’Alexandrie qu’il n’a jamais vue
et dont il s’est formé une image à partir de ce qu’on lui en a dit. Sur les origines de cette termino-
logie d’Augustin, voir les remarques de J.-L. SOLÈRE, « Les images psychiques selon
S. Augustin », De la phantasia à l’imagination, sous la direction de D. LORIES et L. RIZZERIO,
Louvain-Namur, Peeters, 2003, p. 107-113.
Augustin : le statut de l’image 253

L’écran des représentations imaginaires

Cette distinction entre phantasia et phantasma est essentielle pour sai-


sir la portée de la critique augustinienne du manichéisme: Augustin le carac-
térise en effet, dans le De uera religione, comme un culte de phantasmata 18
et il cherche à faire la généalogie d’une pareille erreur religieuse. À son prin-
cipe, il discerne un attachement déréglé à la créature corporelle, dont le
caractère passager engendre nécessairement inquiétude et tourment. L’âme,
ainsi attachée aux réalités sensibles, lorsqu’elle pense quelque chose, croit
« comprendre (intelligere) », mais elle ne fait que se laisser tromper par des
représentations imaginaires. C’est ainsi que, croyant résister à la chair, elle
pense l’au-delà à partir de la lumière de ce monde, mais en la grandissant
jusqu’à l’infini « par une duperie d’imagination » : ce qui revient à « vouloir
sortir du monde avec le monde » 19. Une telle description rend bien compte
du « royaume de lumière » imaginé par les manichéens; mais Augustin géné-
ralise son analyse et montre comment la puissance d’imaginer peut faire de
même à partir de n’importe quelle autre réalité corporelle et engendrer ainsi
d’autres erreurs religieuses.
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Il en résulte une aliénation: comme l’explique Augustin, « l’espace nous
présente des objets à aimer, le temps nous dérobe ce que nous aimons, ne
laissant dans l’âme qu’une foule d’images (phantasmata) qui excitent en
tous sens la convoitise 20 »; l’âme, inquiète, est possédée par les objets qu’elle
possède. Il en résulte également une division intérieure : l’âme s’éparpille
dans la multitude des désirs et connaît « une abondance laborieuse et, si l’on
peut dire, une copieuse indigence 21 ». On reconnaît dans ces formulations
l’influence de Porphyre qui affirme dans les Sentences que « les réalités incor-
porelles, dans leur mouvement de descente, se divisent et se pluralisent » et
que l’âme qui « incline vers la matière, éprouve le manque de toutes choses
et l’épuisement de sa propre puissance » 22.

Les réalités sensibles comme « traces » et comme « paraboles »

Si « le gonflement et le tourbillon des représentations imaginaires


(phantasmata tumoris et uolubilitatis) » constitue un écran qui « empêche

18. Cf. De uer. rel. 10, 18, BA 8, p. 48-49 ; 38, 69, p. 124-125 ; 55, 108, p. 180-181.
19. Cf. De uer. rel. 20, 40, BA 8, p. 76-79.
20. Cf. De uer. rel. 35, 65, BA 8, p. 118-119.
21. Cf. De uer. rel. 21, 41, BA 8, p. 78-79.
22. Sentences 11, éd. L. Brisson, t. I, p. 312-312 ; 37, p. 358-359.
254 Isabelle Bochet

de voir l’inaltérable unité » 23 et donc d’accéder à la contemplation de Dieu,


il n’en est pas de même de toutes les images sensibles. Augustin énonce ainsi
le principe qui permet le retour de l’homme à son créateur:

« C’est sur la place où l’on est tombé qu’il faut s’appuyer pour se relever; c’est
précisément sur les formes charnelles qui nous captivent que nous prendrons
appui pour connaître celles que la chair ne manifeste pas. J’appelle, en effet,
formes charnelles celles que l’on peut percevoir au moyen de la chair, c’est-à-
dire des yeux, des oreilles et des autres sens corporels 24. »

Il serait donc vain de prétendre faire abstraction d’emblée de toute image


sensible ; ce serait méconnaître l’attachement qui nous lie à ces formes char-
nelles! Il importe donc au contraire d’en faire « le point de départ » ou encore
le « tremplin » qui permet d’accéder aux réalités intelligibles 25. Cette remon-
tée du sensible à l’intelligible peut elle-même se faire par deux voies, selon
le De uera religione : par la raison ou par l’autorité 26. Étudions succes-
sivement l’une et l’autre.
Dans les paragraphes 52 à 67, Augustin examine « jusqu’où peut aller la
raison dans son ascension du visible à l’invisible (a uisibilibus ad inuisibi-
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lia conscendens) 27 ». Le point de départ de cette ascension n’est pas les
représentations imaginaires qu’il faut purement et simplement rejeter, mais
la perception de la beauté sensible, qu’il s’agisse de la beauté de la nature –
« la beauté du firmament, la disposition des astres, l’éclat de la lumière… » –
ou de la beauté de l’art – par exemple, celle de l’architecture 28. Pour obliger
son interlocuteur fictif à ne pas s’en tenir au seul plaisir des yeux et pour le
provoquer à user de son « regard intérieur » et à « voir dans l’invisible » (uirum
intrinsecus oculatum et inuisibiliter uidentem), Augustin l’interroge sur ce
qui fonde le plaisir pris à la beauté 29. Si le plaisir s’explique par la beauté (et
non l’inverse), la beauté elle-même est à mettre en relation avec « l’unité d’une
harmonie ». Tout corps porte « quelque empreinte de cette unité (unitatis
qualecumque uestigium) » – sinon il ne serait rien –, mais l’unité elle-même
n’est jamais pleinement réalisée dans un corps, quel qu’il soit – sinon il ne

23. Cf. De uer. rel. 35, 65, BA 8, p. 118-119.


24. De uer. rel. 24, 45, BA 8, p. 86-87.
25. J’emploie ici à dessein une formulation qui évoque le titre complet de l’ouvrage de
Porphyre (Aphormai pros ta noèta), tel que le donne l’édition Lamberz. Sur le sens de ce titre,
voir R. GOULET, « Le titre de l’ouvrage », dans PORPHYRE, Sentences, éd. sous la direction de
L. Brisson, Paris, Vrin, 2005, t. I, p. 11-16.
26. Cf. De uer. rel. 24, 45, BA 8, p. 84-87.
27. De uer. rel. 29, 52, BA 8, p. 98-99.
28. Cf. De uer. rel. 29, 52, BA 8, p. 98-99 ; 30, 54, p. 100-103 ; 30, 56, p. 102-105.
29. De uer. rel. 32, 59, BA 8, p. 110-111.
Augustin : le statut de l’image 255

serait pas un corps. Le principe à partir duquel on juge la beauté du sensible


n’est donc pas accessible aux yeux corporels, mais seulement à l’esprit : il
transcende l’espace et le temps 30. Percevoir les réalités sensibles nous est
commun avec les animaux sans raison; juger est le propre de la raison et fait
l’excellence de l’âme humaine 31. L’homme est donc invité à exercer sa faculté
de juger. Il saisira alors que ce ne sont pas les corps qui le trompent, s’il ne
les prend pas pour ce qu’ils ne sont pas; ce ne sont pas davantage les sens cor-
porels qui le trompent, car ils « ne peuvent transmettre à l’âme que leur
impression » – l’œil voit juste, lorsqu’il voit la rame brisée; le tort est seule-
ment de vouloir juger par les yeux, et non par l’esprit 32. Il évitera enfin de
se laisser abuser par les représentations imaginaires (phantasmata) 33.
Une telle remontée du sensible à l’intelligible ne serait pas possible, si le
sensible ne présentait une « trace (uestigium) » de l’unité véritable. Pour l’ex-
primer, Augustin recourt au terme de similitudo. Dans le cas des réalités
corporelles, la ressemblance à l’Un reste imparfaite. Elle trouve son principe
dans le Verbe, c’est-à-dire dans la Vérité. Le Verbe est en effet à ce point sem-
blable à « ce seul Un » qu’il peut l’égaler et « être ce qu’il est » : c’est pour-
quoi « il est la Ressemblance elle-même et donc la Vérité ». Augustin peut
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donc conclure :
« Puisque les réalités vraies sont vraies en tant qu’elles sont et qu’elles sont
en tant qu’elles sont semblables à cet Un primordial, c’est la suprême
Ressemblance du Principe qui est la Forme de tout ce qui existe et aussi la
Vérité, du fait qu’elle est sans aucune dissemblance 34. »

Toute l’analyse manifeste sans aucun doute l’influence des libri Platoni-
corum : les Platoniciens ont permis à Augustin de découvrir l’existence des
réalités intelligibles et l’ont ainsi libéré de la tyrannie des représentations
imaginaires où l’avait emprisonné le manichéisme ; ils l’ont aussi aidé à sai-
sir la beauté du monde, y compris des corps que les manichéens vilipen-
daient, en y découvrant une ressemblance imparfaite certes, mais effective
néanmoins à l’Un.
Il est une autre manière, selon le De uera religione, de se libérer de la
séduction des phantasmata: la lecture de l’Écriture, dans laquelle Augustin
reconnaît comme des « degrés que la divine providence a daigné façonner
pour nous ».

30. De uer. rel. 32, 60, BA 8, p. 110-113.


31. Cf. De uer. rel. 29, 53, BA 8, p. 98-101.
32. Cf. De uer. rel. 33, 61-62, BA 8, p. 112-115.
33. Cf. De uer. rel. 34, 64, BA 8, p. 116-119.
34. De uer. rel. 36, 66, BA 8, p. 120-121 (trad. corrigée).
256 Isabelle Bochet

« Alors que, captivés par les fictions frivoles (figmentis ludicris), nous nous
perdions dans nos imaginations (cogitationibus) et que toute notre vie tour-
nait en rêves creux, l’ineffable miséricorde de Dieu n’a pas dédaigné d’utili-
ser, par la création rationnelle servant ses lois, des sons, des lettres, du feu,
de la fumée, une nuée, une colonne, qui sont des sortes de paroles visibles
(quasi quaedam uerba uisibilia), pour jouer, pourrait-on dire, par des com-
paraisons et des images (parabolis ac similitudinibus) avec les petits-enfants
que nous sommes et soigner nos yeux intérieurs au moyen d’une boue de ce
type 35. »

Aux « bavardages du théâtre et de la poésie » dont les imaginations creu-


ses laissent « l’esprit épuisé de faim et de soif », Augustin oppose donc
l’étude de l’Écriture qu’il présente aussi comme un jeu, mais « un jeu qui
l’instruit de façon salutaire », autrement dit qui le nourrit et l’abreuve vrai-
ment 36. L’interprétation allégorique de l’Écriture est un remède à la vaine
curiosité, car elle conduit à la vérité. Mais, qu’il s’agisse des traces de la
beauté dans le monde ou des images de l’Écriture, la démarche est la même:
il importe de pouvoir déchiffrer les signes qui nous sont ainsi donnés par
Dieu, afin de devenir capable d’utiliser « nos yeux intérieurs » pour accéder
à la Sagesse qui a disposé pour nous l’Écriture, tout autant que l’univers.
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Le retour de l’esprit à lui-même: la rénovation de l’image de Dieu

La raison et l’autorité mènent donc l’une et l’autre l’homme à son inté-


riorité, afin qu’il puisse à nouveau s’y laisser éclairer par la Vérité divine.
« Au lieu d’aller dehors, rentre en toi-même : c’est dans l’homme intérieur
qu’habite la vérité (Noli foras ire, in teipsum redi; in interiore homine habi-
tat ueritas 37) ». Cette phrase, que cite Husserl à la fin des Méditations car-
tésiennes 38, n’invite pas seulement à un retour sur soi; elle exhorte égale-
ment aussitôt à un dépassement de soi (transcende et teipsum), afin de
tendre « vers la source lumineuse où s’éclaire la réflexion ». La lumière dont
il s’agit « n’est pas visible à nos yeux, et pas davantage aux yeux qui nous font
voir les images imprimées dans l’âme par les yeux du corps » ; elle est celle
qui permet de juger les représentations imaginaires, elle confère une certi-

35. De uer. rel. 50, 98, BA 8, p. 168-169 (trad. corrigée).


36. De uer. rel. 51, 100, BA 8, p. 170-173.
37. De uer. rel. 39, 72, BA 8, p. 130-131.
38. Paris, Vrin, 1969, p. 134. Dans le contexte de la phénoménologie, l’injonction augusti-
nienne prend un sens nouveau : comme le note P. HADOT, « L’ “homme intérieur” d’Augustin
devient, pour Husserl, l’ “Ego transcendantal” en tant que sujet de connaissance qui retrouve
le monde “dans une conscience de soi universelle” » (Exercices spirituels et philosophie anti-
que, Paris, IEA, 19872, p. 212-213).
Augustin : le statut de l’image 257

tude intellectuelle et ne se déploie ni dans l’espace, ni dans le temps 39.


Augustin distingue déjà ici, en les hiérarchisant, les trois types de visions
qu’il exposera plus tard dans le livre XII du De Genesi ad litteram: la vision
corporelle, la vision spirituelle et la vision intellectuelle. Ce retour en soi-
même pour se laisser éclairer par la Vérité ne fait qu’un avec ce qu’Augustin
appelle la renaissance de l’homme intérieur 40. Il est indissociable d’un mou-
vement de conversion vers Dieu, sans laquelle nous ne pouvons être illumi-
nés par le Verbe 41. La corrélation étroite qu’Augustin pose entre conversion
et illumination est sans aucun doute d’origine plotinienne ; elle va de pair
également, dans la pensée de Plotin, avec l’affirmation d’une ressemblance
entre l’âme et son principe 42.
Cette analyse permet de comprendre en quel sens on dit l’homme « fait
à l’image et à la ressemblance de Dieu » : à la différence des autres créatures
qui sont seulement faites par la « Forme » qu’est le Fils, la créature raison-
nable et intelligente est également faite « pour elle », c’est-à-dire capable de
« porter le regard de son esprit sur la Vérité immuable » 43. Il y a un lien
essentiel entre le fait d’être à l’image de Dieu et la capacité à le connaître,
comme l’explique la question 51 du De diuersis quaestionibus LXXXIII.
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Tout ce qui a l’être peut être dit semblable à Dieu, en tant qu’il procède de
lui ; ce qui, non seulement existe, mais vit participe un peu plus à cette res-
semblance ; a fortiori, ce qui existe, vit et connaît : rien de créé n’est plus
proche de Dieu.

« C’est pourquoi, puisque l’homme peut être participant de la sagesse selon


l’homme intérieur, selon l’homme intérieur aussi, il est “à l’image” de telle
sorte qu’il est formé sans l’intermédiaire d’aucune nature et que pour cette
raison rien n’est plus intimement uni à Dieu 44. »

Augustin se garde toutefois de systématiser la distinction qu’il suggère


entre « être à la ressemblance » et « être à l’image » : distinction qu’il dit
emprunter à la tradition 45.

39. De uer. rel. 39, 73, BA 8, p. 130-133.


40. Cf. De uer. rel. 39, 73 – 40, 74, BA 8, p. 130-133.
41. Cf. De uer. rel. 42, 79, BA 8, p. 142-143.
42. Cf. PLOTIN, Ennéades V, 3 [49], 8, CUF, p. 59 ; voir J.-F. PRADEAU, L’imitation du
Principe. Plotin et la participation, Paris, Vrin, 2003, p. 57-79.
43. Cf. De uer. rel. 43, 81 – 44, 82, BA 8, p. 146-149.
44. Qu. 51, 2, BA 10, p. 134-135.
45. Qu. 51, 4, BA 10, p. 138-139. AMBROISE souligne clairement pour sa part que l’image
de Dieu ne peut être trouvée dans la chair, mais seulement dans l’âme (Hexameron VI, 8, 44-
45, CSEL 32, p. 235-236 ; In Ps. 118, 10, 15, CSEL 62, p. 212).
258 Isabelle Bochet

À la suite de la Genèse, Augustin associe le fait d’être à l’image de Dieu


à la domination de l’homme sur les animaux, ce qui, au sens spirituel, signi-
fie qu’il doit dominer « les affects et les mouvements de l’âme qui sont en
[lui] semblables à ces animaux 46 ». On comprend alors pourquoi, dans le cas
de l’homme pécheur, l’image de Dieu dans l’âme a besoin d’être reformée
et comment cette rénovation va de pair avec la libération de la tyrannie des
représentations imaginaires et le retour de l’esprit à lui-même : autrement
dit avec la conversion, qui permet à l’homme d’être à nouveau illuminé par
Dieu. Dans le Commentaire du Psaume 4 47, qui date de 394 ou 395,
Augustin oppose, avec des accents porphyriens, « l’âme prise dans le flux et
le reflux des biens temporels » qui « est remplie d’imaginations innombra-
bles et s’est multipliée », à celle qui cherche à être unie au Dieu unique et
qui est déjà « fixée dans l’unité et la simplicité ». La première vit au-dehors
d’elle-même dans la recherche de biens extérieurs ; la ressemblance de Dieu
est en elle altérée. La seconde, au contraire, « cherche la joie à l’intérieur, là
où se trouve l’empreinte de la lumière du visage de Dieu » ; elle se rend à son
créateur, en acceptant « d’être marquée du signe à sa nouvelle naissance » ;
autrement dit, le baptême vient renouveler en elle l’image que le péché avait
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corrompue.
Dans ces premiers textes relatifs à l’âme comme image de Dieu, Augustin
utilise l’analogie de la monnaie gravée à l’effigie de l’empereur ; celle du
miroir est également présente de façon implicite ou explicite 48. Une des pre-
mières questions du De diuersis quaestionibus LXXXIII, la question 12,
ne fait que reproduire un texte de Fonteius de Carthage, qui est tiré d’un
ouvrage intitulé Sur la purification de l’esprit afin de voir Dieu et qui voit
dans l’esprit « un miroir de la divine présence » où brille un « rayon de la
lumière céleste » 49. On voit l’intérêt de l’analogie : elle fait saisir le rapport
immédiat entre Dieu et l’âme, elle est en correspondance avec l’image de la
lumière, qu’Augustin applique à la vérité et elle suggère la nécessité de la
purification. On en voit aussi les limites : elle pourrait laisser supposer que
l’âme est matérielle, mais Augustin insiste toujours sur le caractère intelli-
gible de la lumière qui éclaire l’esprit; il en est nécessairement de même de
l’esprit. Pour exclure toute représentation matérielle de l’esprit, Augustin
n’hésite pas, dans le De quantitate animae 50, à raisonner à partir des ima-

46. De Gen. c. Man. I, 29, 30, BA 50, p. 226-229 ; cf. De uer. rel. 44, 82 – 45, 83, BA 8,
p. 146-149 (l’image du char évoque PLATON, Phèdre 253ce).
47. § 8-10, CC 38, p. 17-19.
48. Cf. En. in Ps. 10, 11, CC 38, p. 81 ; 11, 2, p. 82.
49. Qu. 12, BA 10, p. 62-65 ; cf. Retr. I, 26, 2, BA 12, p. 426-427.
50. Cf. 5, 9, BA 5, p. 244-247.
Augustin : le statut de l’image 259

ges psychiques : si la mémoire peut contenir tant et tant de lieux, comment


pourrait-elle avoir les mêmes limites que le corps ? Il faut donc exclure de
comprendre la grandeur de l’âme en termes de longueur, largeur ou profon-
deur ! De façon similaire, bien des années plus tard, dans la Lettre 147 51, il
utilise les images incorporelles des corps pour aider Paulina à dépasser toute
représentation matérielle de l’âme et de Dieu.
Concluons. Les représentations imaginaires « barrent la route » de ceux
qui s’efforcent de revenir à la quête de la vérité: elles sont en effet principe
d’une idolâtrie très éloignée de la vraie religion 52. Les images des réalités
corporelles issues de la perception peuvent en revanche être le point de
départ d’une ascension vers l’intelligible, en vertu de la ressemblance qui lie
tout ce qui existe au créateur ou à titre d’images et de paraboles qui jouent
le rôle de « paroles visibles ». Elles sont alors l’occasion pour l’esprit de reve-
nir à lui-même et de se tendre vers la lumière intelligible qui est la source de
ses jugements. Cette illumination par la vérité divine est identique à la réno-
vation de l’image de Dieu en l’âme, puisque celle-ci n’est autre que sa capa-
cité à connaître son créateur et à lui être uni. On ne contemple pas Dieu
comme un objet extérieur, à la manière dont les yeux perçoivent les images
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des corps, mais en se laissant soi-même transformer à son image.

L’HOMME : À L’IMAGE DE DIEU OU À LA RESSEMBLANCE DE LA BÊTE ?

Dès ses premières œuvres, Augustin a donc très largement posé les bases
de sa réflexion ultérieure sur l’image : qu’il s’agisse des images matérielles,
psychiques, de l’âme comme étant à l’image et à la ressemblance de Dieu ou
du Fils comme étant l’Image et la Ressemblance du Père. Les transforma-
tions majeures concerneront sa manière de concevoir la mens comme image
de Dieu. Alors que, dans ses premières œuvres, il dit qu’elle est « à l’image
de Dieu », afin de maintenir l’écart entre le Fils qui est l’Image et la mens
qui est seulement à l’image 53, il en vient à affirmer sans restriction qu’elle
est « l’image de Dieu », en raison de 1 Co 11, 7 – « L’homme est […] l’image
et la gloire de Dieu » – et une fois clarifiés, dans la question 74, les rapports
entre imago, similitudo et aequalitas 54. De même, alors qu’il pense initia-
lement l’homme comme étant à l’image du Fils, il en vient plus tard à le pen-

51. Cf. 17, 43-44, CSEL 44, p. 317-318.


52. Cf. De uer. rel. 49, 95, BA 8, p. 164-165 ; 38, 69, p. 124-125.
53. Cf. De diu. quaest. LXXXIII, qu. 51, 4, BA 10, p. 136-139.
54. Cf. R. A. MARKUS, « ‘Imago’ et ‘similitudo’ in Augustine », Revue des Études
Augustiniennes 10, 1964, p. 125-143.
260 Isabelle Bochet

ser comme image de la Trinité 55. Enfin, alors qu’il n’hésite pas, dans le De
diuersis quaestionibus LXXXIII et même dans le De Genesi ad litteram,
à parler d’une perte de l’image de Dieu dans le cas de l’homme pécheur, il
corrige par la suite cette affirmation dans le De Trinitate et dans les
Révisions: l’homme n’a pas perdu tout ce qu’il possédait de l’image de Dieu,
mais celle-ci est déformée 56.
Nous avons vu comment la rénovation de l’image de Dieu dans l’âme va
de pair, selon Augustin, avec la libération des phantasmata et avec le dépas-
sement des images sensibles. Doit-on en conclure a contrario qu’il y a un
lien entre la déformation de l’image de Dieu et l’attachement de l’âme aux
images des corps ? et si un tel lien existe, comment Augustin en rend-il rai-
son ? et comment pense-t-il, malgré tout, la permanence de l’image de Dieu
en l’homme ?

« La honte de l’homme est dans sa ressemblance avec la bête »

Augustin n’hésite pas à dire, dans le De Trinitate, que l’homme pécheur


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en vient à ressembler à la bête ! C’est ce qu’il affirme dans le livre XII, en
commentant le récit de la chute d’Adam et Ève en Gn 3 :

« De même que le serpent n’avance pas franchement, à pas visibles, mais rampe
par l’insensible mouvement de ses écailles, de même le mouvement glissant de
la chute entraîne peu à peu ceux qui n’y prennent garde, et du désir désordonné
de ressembler à Dieu, ils en viennent à ressembler aux bêtes. Voilà pourquoi,
dévêtus de leur ‘robe première’, ils ont mérité, en devenant mortels, des ‘tuni-
ques de peaux’. Car le véritable honneur de l’homme, c’est d’être l’image et la
ressemblance de Dieu, laquelle ne se conserve qu’en allant vers celui-là même
par qui elle est imprimée […] Aussi quand il veut être comme Dieu, c’est-à-
dire n’être inférieur à personne, il est précipité de sa situation médiane vers
ce qu’il y a de plus bas, c’est-à-dire dans ce qui fait la joie des bêtes 57. »

Augustin distingue trois étapes dans ce processus : l’homme commence


par un « désir désordonné de ressembler à Dieu », ce qui le conduit à « retom-

55. On perçoit très clairement cette évolution dans le De Genesi ad litteram liber imperfec-
tus 16, en comparant les § 57-60 (BA 50, p. 492-501), qui datent de 393-394, aux § 61-62 (p. 502-
505) qui ont été ajoutés en 426-427. Voir I. BOCHET, « Le firmament de l’Écriture ».
L’herméneutique augustinienne, p. 316-323.
56. Cf. De diu. quaest. LXXXIII, qu. 67, 4, BA 10, p. 260-261 ; De Gen. ad litt. VI, 27,
38, BA 48, p. 504-505 ; En. in Ps. 57, 3, CC 39, p. 710 ; 70, s. 2, 6, p. 965 ; 75, 3, p. 1039.
Affirmations corrigées en De Trin. XIV, 13, 19, BA 16, p. 394-397 ; Retr. I, 26, 2, BA 12,
p. 440-441 et II, 24, 2, p. 492-495.
57. De Trin. XII, 11, 16, BA 16, p. 240-241.
Augustin : le statut de l’image 261

ber sur lui-même » et finalement à s’assimiler aux bêtes. Le « désir désor-


donné de ressembler à Dieu » n’est autre que l’orgueil par lequel l’homme
« prétend être comme Dieu, c’est-à-dire n’avoir personne au-dessus de lui » :
autrement dit l’auersio, par laquelle il se détourne de son créateur, en vou-
lant être par lui-même, et non par Dieu, ce qu’est Dieu 58. Une telle préten-
tion à se suffire conduit l’âme à « expérimenter ce milieu qu’elle est elle-
même » : l’âme tient de fait une place médiane entre Dieu et les corps, car
Dieu est immuable, les corps changent à la fois dans l’espace et dans le
temps, l’âme, pour sa part, n’est sujette au changement que dans le temps 59.
La situation médiane de l’âme a pour conséquence qu’elle ne peut trouver
son bonheur en elle seule. En se détournant de son créateur qui « seul lui
suffit », « elle ne se suffit plus ». Elle cherche alors à combler le manque
qu’elle éprouve par des biens extérieurs, nécessairement passagers, et se
trouve ainsi « précipitée dans ce qu’il y a de plus bas, dans ce qui fait la joie
des bêtes ». Les « tuniques de peaux » du récit de la Genèse viennent alors
symboliser cette ressemblance de la bête, autrement dit l’animalité qui est
étrangère à la vraie nature de l’homme 60, ressemblance qui se substitue à la
« robe première » – en écho à Lc 15, 22 –, c’est-à-dire à la ressemblance à
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Dieu.
Le contexte du livre XII éclaire sans aucun doute la manière dont
Augustin conçoit l’assimilation de l’homme aux bêtes. Au début du livre, en
effet, il cherche à préciser ce qui nous est commun avec les animaux et qui
relève de ce fait de « l’homme extérieur » : le corps, bien sûr – même si la sta-
tion droite nous distingue des animaux –, mais aussi la capacité à « percevoir
par les sens du corps les réalités corporelles à l’extérieur, à en rappeler le
souvenir fixé dans la mémoire, à désirer celles d’entre elles qui sont utiles et
à fuir celles qui sont nuisibles », autrement dit la capacité à former des ima-
ges et à les mémoriser 61. Or, quelques paragraphes plus loin, dans sa des-
cription de la chute, Augustin insiste sur le rôle des images. L’âme, en effet,
n’a jamais qu’une possession partielle et passagère des choses corporelles.

« Elle se laisse charmer par les formes et les mouvements corporels, mais
comme ceux-ci ne lui sont pas toujours présents, elle s’enveloppe (inuoluitur)

58. Cf. De Trin. X, 5, 7, BA 16, p. 134-135.


59. Cf. Epist. 18, 2, CSEL 34/1, p. 44-45.
60. Dans une interprétation qui évoque celle de GRÉGOIRE DE NYSSE (De anima et resur-
rectione, PG 46, 148-149), comme le note J.-M. FONTANIER, La Beauté selon saint Augustin,
Rennes, Presses Universitaires, 1998, p. 94.
61. De Trin. XII, 1, 1 – 2, 2, BA 16, p. 212-215 ; cf. X, 5, 7, p. 136-137 et 8, 11, p. 142-143.
Augustin remarque, toutefois, que seul, l’homme peut forger des représentations imaginaires
en combinant et en transformant les images issues de la perception.
262 Isabelle Bochet

de leurs images qu’elle fixe dans sa mémoire et elle se souille honteusement


par une fornication de l’imagination (phantastica fornicatione) 62. »

Dans le paragraphe suivant, Augustin souligne à nouveau que l’âme


« emporte au-dedans d’elle-même les images mensongères des choses corpo-
relles et les assemble par une méditation creuse, au point de ne pouvoir trou-
ver le divin qu’en de telles choses 63 ». Ces remarques font écho à ce que
décrit déjà le livre X, dans lequel Augustin explique l’origine des erreurs
de l’esprit sur lui-même :
« La force de l’amour est telle que ces objets en lesquels l’esprit s’est long-
temps complu par la pensée et auxquels il s’est agglutiné à force de souci, il
les emporte avec lui, alors même qu’il rentre en soi, en quelque façon, pour
se penser. Ces corps, il les a aimés à l’extérieur de lui-même par l’intermé-
diaire des sens, il s’est mêlé à eux par une sorte de longue familiarité ; mais
comme il ne peut les emporter à l’intérieur de lui-même, en ce qui est comme
le domaine de la nature incorporelle, il roule en lui leurs images (imagines
eorum conuoluit) et entraîne ces images faites de lui-même en lui-même. Il
leur donne pour les former quelque chose de sa propre substance ; il conserve
pourtant le pouvoir de juger librement de l’apparence de telles images: ce pou-
voir, c’est proprement l’esprit (mens), c’est-à-dire l’intelligence raisonnable
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qu’il conserve pour juger. Car ces parties de l’âme qu’informent les images
des corps, nous sentons qu’elles nous sont communes même avec les bêtes.
Mais l’esprit se trompe quand il s’unit à ces images avec tant d’amour qu’il
considère que même lui est quelque chose de ce genre 64. »

C’est à une véritable généalogie du matérialisme que nous assistons ici:


si la mens s’identifie à un corps, si elle ne peut se représenter le divin autre-
ment que par des images corporelles, c’est parce qu’elle aime les images des
corps au point de « s’en envelopper » et de devenir incapable de s’en séparer.
Ce faisant, l’homme vit à la manière des animaux, puisqu’il n’use pas de ce
qui lui appartient en propre : la mens, c’est-à-dire la capacité de juger.
Augustin établit donc un lien étroit entre la complaisance prise dans les ima-
ges corporelles et l’assimilation de l’homme à la bête.

L’image de Dieu dans l’esprit de l’homme

Si les « tuniques de peaux » remplacent la « robe première », doit-on en


conclure que l’image de Dieu dans l’homme disparaît? Il n’en est rien. C’est
ce que montrent clairement les livres X et XIV.

62. De Trin. XII, 9, 14, BA 16, p. 238-239.


63. De Trin. XII, 10, 15, BA 16, p. 240-241.
64. De Trin. X, 5, 7 – 6, 8, BA 16, p. 134-137 (trad. corrigée).
Augustin : le statut de l’image 263

Le livre X est construit autour de la distinction entre se nosse et se cogi-


tare. Augustin commence par établir que la mens ne peut pas ne pas se
connaître. L’argumentation emprunte au traité 49 de Plotin, Des hyposta-
ses qui connaissent et du principe qui est au-delà de l’être. Plotin y établit,
contre Sextus Empiricus, que l’intelligence ne voit pas une partie d’elle-
même par une autre partie d’elle-même: l’intelligence « se pense telle qu’elle
est ; elle pense ce qu’elle est, par sa propre nature et en se tournant vers elle-
même 65 ». De façon similaire, Augustin exclut que l’esprit se connaisse en
partie et se cherche en partie : il se connaît tout entier 66. Le précepte del-
phique est donc à comprendre comme une invitation, non à se connaître,
mais à se penser.
Encore faut-il se penser avec justesse ! Augustin invite, de façon récur-
rente, la mens à faire abstraction « des éléments surajoutés », c’est-à-dire à
« se séparer des images des choses sensibles pour se voir seule » et à « ne pas
se chercher comme si elle était absente à elle-même » 67. Pour opérer le dis-
cernement nécessaire, il faut mettre en œuvre le critère de certitude : « que
la mens soit certaine de n’être aucune des choses dont elle n’est pas certaine,
et qu’elle soit seulement certaine d’être ce qu’elle est seulement certaine
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d’être. » Un tel critère repose sur le principe suivant qu’Augustin énonce
aussitôt après : « En aucune façon, il ne pourrait se faire qu’elle pense ce
qu’elle est elle-même, comme elle pense ce qu’elle n’est pas elle-même. » 68
Autrement dit, l’esprit atteint avec une certitude indubitable ce qu’il est lui-
même, quand le se cogitare atteint le se nosse qui est constitutif de l’esprit.
Or la connaissance de soi n’est pas la réflexion d’un sujet sur un objet qui
serait identique au sujet ; elle est présence à soi toujours déjà là. Une telle
présence à soi est immédiatement accessible et peut donc être sue avec cer-
titude, à la différence de ce que la mens peut se figurer d’elle-même,
lorsqu’elle s’imagine être du feu, de l’air ou tout autre corps 69.
Après l’exercitatio animi que sont les livres XI à XIII, le livre XIV
renoue avec l’argumentation du livre X 70, afin de déterminer où chercher
l’image de Dieu dans la mens 71. Le présupposé d’Augustin est le suivant :

65. Enn. V, 3 [49], 5-6, CUF, p. 54-56 (contre SEXTUS EMPIRICUS, Adu. math. VII, 310-312).
66. Cf. De Trin. X, 4, 6, BA 16, p. 130-135.
67. Cf. De Trin. X, 7, 10 – 9, 12, BA 16, p. 140-145.
68. De Trin. X, 10, 16, BA 16, p. 150-151.
69. Cf. J. BRACHTENDORF, Die Struktur des menschlichen Geistes nach Augustinus. Selbst-
reflexion und Erkenntnis Gottes in « De Trinitate », Hamburg, Felix Meiner Verlag, 2000,
p. 174-184.
70. Comme le montrent les nombreux renvois du livre XIV au livre X (cf. XIV, 4, 6 – 6,
9, BA 16, p. 358-367).
71. Cf. De Trin. XIV, 8, 11, BA 16, p. 372-373.
264 Isabelle Bochet

l’image de Dieu étant ce qu’il y a de meilleur dans la mens, elle doit durer
autant qu’elle qui est immortelle ; cette image est donc à « trouver dans ce
qui sera toujours 72 ».

« C’est donc dans l’âme de l’homme, âme raisonnable et intelligente qu’il faut
trouver l’image du Créateur, immortellement greffée sur son immortalité. De
même que c’est en un certain sens que l’on parle de l’immortalité de l’âme
[…], de même, bien que la raison ou l’intelligence en elle tantôt soit assoupie,
tantôt paraisse petite et tantôt grande, jamais l’âme humaine ne cesse d’être
raisonnable et intelligente. Dès lors, si elle a été faite à l’image de Dieu en ce
sens qu’elle peut à l’aide de la raison et de l’intelligence, comprendre et voir
Dieu, il est évident que, du jour où commence d’être une si grande et si mer-
veilleuse nature, l’image peut être usée au point de n’apparaître presque plus,
elle peut être enténébrée et défigurée, elle peut être claire et belle, elle ne cesse
pas d’être 73. »

L’affirmation est ici sans équivoque : Augustin exclut désormais toute


disparition totale de l’image de Dieu en l’âme. Il faut donc trouver l’image de
Dieu dans ce qui est constitutif de la mens. Il est alors logique de revenir aux
analyses du livre X: ce qui est constitutif de la mens, c’est cette présence à
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soi, par laquelle elle se souvient d’elle-même, se comprend et s’aime. C’est
donc là qu’il faut chercher aussi ce qui la rend « capable de Dieu » 74. En effet,
pour s’aimer vraiment elle-même, la mens doit aimer Dieu; sinon elle s’aime
à contresens et se nuit à son insu 75 ! Elle ne peut néanmoins « jamais perdre
la mémoire, l’intelligence et l’amour d’elle-même qui sont inscrits dans sa
nature » : c’est pourquoi l’image de Dieu demeure en elle, mais, lorsque
l’homme pèche, l’image perd sa beauté et ses couleurs s’altèrent (imago defor-
mis et decolor facta est). Si au contraire l’homme se retourne vers Dieu,
« l’image commence à être reformée par celui qui l’a formée » 76.
Commentant 2 Co 3, 18 (« Nous sommes transformés en la même image,
de clarté en clarté, comme par l’Esprit du Seigneur »), Augustin explique
comment se transforme l’image de Dieu dans l’homme qui tend vers Dieu :

« “Nous sommes transformés”, dit-il, c’est-à-dire nous sommes changés de


forme en forme et nous passons de la forme obscure à la forme lumineuse. Car
la forme obscure est déjà image de Dieu et par là même sa gloire : forme dans
laquelle nous avons été créés hommes, supérieurs aux animaux. […] Cette
nature, la plus éminente parmi les choses créées, lorsqu’elle quitte l’impiété

72. De Trin. XIV, 3, 4, BA 16, p. 352-353.


73. De Trin. XIV, 4, 6, BA 16, p. 356-359.
74. Cf. De Trin. XIV, 12, 15, BA 16, p. 386-387 ; 14, 20, p. 398-399.
75. Cf. De Trin. XIV, 14, 18, BA 16, p. 392-395.
76. De Trin. XIV, 16, 22, BA 16, p. 404-405.
Augustin : le statut de l’image 265

et est justifiée par son créateur, quitte sa forme difforme pour devenir une
forme belle (a deformi forma formosam transfertur in formam) 77. »

C’est en devenant « participante de Dieu », c’est-à-dire en se souvenant


de lui, en le comprenant et en l’aimant 78, que la mens retrouve « une forme
belle », « lumineuse » ; elle devient alors comme un miroir où elle peut aper-
cevoir en quelque façon son créateur, à condition du moins de ne pas s’arrê-
ter à elle-même. Commentant 1 Co 13, 12: « Nous voyons maintenant à tra-
vers un miroir », Augustin souligne en effet qu’il est bien différent de voir
un miroir et de voir « à travers un miroir » (per speculum). Voir son propre
esprit, y déceler une structure trinitaire – c’est-à-dire se souvenir de soi-
même, se comprendre et s’aimer –, mais sans comprendre qu’elle est image
de Dieu, c’est voir un miroir, mais sans comprendre qu’il est « un miroir,
c’est-à-dire une image 79 ». Voir per speculum, c’est au contraire se saisir soi-
même comme référé à un autre que soi, c’est « pouvoir rapporter de quelque
façon ce que l’on voit à celui dont on est l’image 80 ».
L’image de Dieu dans la mens n’est donc pas un contenu: elle est un mou-
vement, une tension vers Dieu 81. Augustin l’énonce sans ambiguité lorsqu’il
écrit : « Le véritable honneur de l’homme, c’est d’être l’image et la ressem-
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blance de Dieu, laquelle ne se conserve qu’en allant vers celui-là même par
qui elle est imprimée »; ou encore: « il est clair que, lorsque nous vivons selon
Dieu, notre esprit tendu vers ses perfections invisibles (in inuisibilia eius
intentam) doit progressivement recevoir sa forme (formari) en se modelant
sur son éternité, sa vérité, sa charité » 82. Mais que reste-t-il alors de l’imago
Dei dans le pécheur ? Précisément, cette inadéquation à soi-même qui fait
qu’il ne peut se suffire et qu’il demeure irrémédiablement sans repos
(inquietus), tant qu’il n’a pas identifié l’objet véritable de son désir: la « capa-
cité » qui le définit n’est plus référée à Dieu. C’est pourquoi l’image ne com-
porte plus qu’une « forme obscure » : en se détournant de Dieu, l’homme a
perdu son unité et le sens de sa propre existence.

77. De Trin. XV, 8, 14, BA 16, p. 458-459.


78. Cf. De Trin. XIV, 12, 15, BA 16, p. 386-387.
79. Cf. De Trin. XV, 24, 44, BA 16, p. 540-541.
80. Cf. De Trin. XV, 23, 44, BA 16, p. 540-541.
81. Comme le note J.-L. MARION, « il ne s’agit donc pas de porter ou de perdre l’image de
Dieu comme un contenu (en sorte que créé à l’image de Dieu puisse valoir comme une défini-
tion aussi catégorique que animal rationnel, animal doué de langage ou animal qui rit), mais
de rapporter l’image vers ce à quoi elle ressemble » (Au lieu de soi. L’approche de Saint
Augustin, Paris, PUF, 2008, p. 345-346).
82. De Trin. XII, 11, 16, BA 16, p. 240-241 ; 13, 21, p. 250-251. Les derniers livres du De
Trinitate ne sont donc pas à comprendre comme une suite d’analogies psychologiques, mais
comme un mouvement d’anagogie, dans lequel chaque image est critiquée et dépassée pour ten-
dre vers la Trinité divine qui reste au-delà de toutes les images proposées.
266 Isabelle Bochet

Une libre transposition d’un schème porphyrien ?

Augustin pense donc la mens comme le lieu de l’image de Dieu en


l’homme. La ressemblance de la bête, si elle occulte l’image de Dieu, ne la
fait pas disparaître, puisque celle-ci demeure « obscure » et « difforme » ; elle
semble donc se surimposer à l’image de Dieu comme un vêtement. Elle coïn-
cide d’ailleurs, nous l’avons vu, avec « l’enveloppement » de la mens par les
images auxquelles elle s’est attachée par la « glu » de l’amour et Augustin
invite à s’en séparer comme d’« éléments surajoutés » 83. Il ne s’agit là, bien
évidemment, que de représentations analogiques, car l’âme n’est pas un
corps !
Cette manière de se représenter l’âme n’est pas sans évoquer la figure du
dieu marin Glaucos, que décrit Platon à la fin du livre X de la
République 84 :
« En le voyant, on serait bien embarrassé de reconnaître sa nature primitive ;
car des anciennes parties de son corps, les unes sont cassées, les autres usées
et totalement défigurées par les flots, tandis que de nouvelles s’y sont ajou-
tées, formées de coquillages, d’algues, de cailloux, en sorte qu’il ressemble plu-
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tôt à n’importe quelle bête qu’à ce qu’il était naturellement: c’est ainsi que
l’âme se montre à nous, défigurée par mille maux. »

Augustin, comme Platon, attribue ici la défiguration de l’âme à l’addi-


tion d’éléments étrangers qui ont pour effet de la faire ressembler à la bête :
on ne peut découvrir sa véritable nature qu’en éliminant l’agrégat d’images
qui recouvre sa forme originelle 85.
On peut également rapprocher cette manière de voir des affirmations de
Plotin dans le Traité 1, Sur le Beau, qu’Augustin a lu à Milan:
« Reviens en toi-même et regarde: si tu ne vois pas encore la beauté en toi, fais
comme le sculpteur d’une statue qui doit devenir belle: il enlève une partie,
il gratte, il polit, il essuie jusqu’à ce qu’il montre un beau visage dans la sta-
tue ; comme lui, enlève le superflu, redresse ce qui est oblique, nettoie ce qui
est sombre pour le rendre brillant, et ne cesse pas de sculpter ta propre sta-
tue jusqu’à ce que l’éclat divin de la vertu se manifeste […] Est-ce que tu es
devenu cela? Est-ce que tu as avec toi-même un commerce pur, sans que rien
d’autre soit mélangé intérieurement avec toi-même ? […] Te vois-tu dans cet
état ? Tu es alors devenu une vision 86. »

83. Cf. De Trin. X, 5, 7 – 6, 8, BA 16, p. 134-137 ; X, 7, 10, p. 142-143 ; XII, 9, 14, p. 238-
239.
84. X, 611d, CUF, p. 109 (je souligne).
85. Cf. J.-M. FONTANIER, La Beauté selon saint Augustin, p. 105.
86. Enn. I, 6 [1], 9, CUF, p. 105 (trad. P Hadot, dans Plotin ou la simplicité du regard,
Paris, IEA, 1989, p. 17).
Augustin : le statut de l’image 267

Comme le note P. Hadot 87, Plotin conçoit la purification comme un


mouvement par lequel « le moi se séparant de tout ce qui n’est pas vraiment
lui-même, abandonnant le corps, la conscience sensible, les plaisirs, les pei-
nes, les craintes, les expériences, les souffrances, toutes les particularités indi-
viduelles et contingentes, remonte à ce qui est en lui plus lui-même que lui ».
Cette séparation est requise pour atteindre « un état de simplicité totale, de
lumière pure », où l’âme « devient ce qu’elle contemple 88 ». Augustin souli-
gne certes, comme Plotin, la simplicité et la transparence requises pour
contempler Dieu, mais il ne conçoit pas la purification comme une sépara-
tion aussi radicale ; il affirme en outre l’écart qui demeure, jusque dans la
vision, entre l’esprit humain et Dieu 89.
Ces rapprochements avec Platon et Plotin, toutefois, n’éclairent pas le
rôle donné par Augustin aux images des corps qui viennent comme « enve-
lopper » la mens. N’y aurait-il pas là une libre transposition d’un schème por-
phyrien? Dans la Sentence 29 90, Porphyre décrit, de la façon suivante, l’état
de l’âme dans l’Hadès:

« Sortie de son corps solide, elle a pour compagnon le souffle, qu’elle a ras-
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semblé à partir des sphères. Mais du fait que, par suite de sa passion pour ce
corps, elle garde la raison particulière qui a été projetée, en vertu de laquelle
elle eut relation à tel corps déterminé dans sa vie, – par suite de cette passion
donc il s’imprime une empreinte de son imagination sur son souffle, et c’est
ainsi qu’elle traîne son reflet ; si on la dit “dans l’Hadès”, c’est que son souf-
fle appartient, on l’a vu à la nature “invisible” et ombreuse. »

Nombreux sont les auteurs qui ont déjà souligné les parentés entre la
conception porphyrienne du pneuma et la conception augustinienne du spi-
ritus, telle qu’elle est développée dans le livre XII du De Genesi ad litte-
ram 91. Plus récemment, on a mis en lumière les traces d’une inspiration
porphyrienne chez Augustin à propos du « véhicule de l’âme 92 ». Les deux

87. Plotin ou la simplicité du regard, p. 18.


88. Enn. IV, 3 [27], 8, CUF, p. 73.
89. Cf. De Trin. XV, 23, 43, BA 16, p. 536-541.
90. Sentence 29, l. 9-15, éd. L. Brisson, t. I, p. 328-329 (je souligne).
91. Cf. A. SOLIGNAC, « Spiritus dans le livre XII du De Genesi », BA 49, 1972, p. 559-566 ;
M. DULAEY, Le rêve dans la vie et la pensée de saint Augustin, Paris, IEA, 1973, p. 76-88.
92. Cf. J. PÉPIN, « Pourquoi l’âme automotrice aurait-elle besoin d’un véhicule? (Nouveaux
schèmes porphyriens chez saint Augustin, II) », Traditions of Platonism. Essays in Honour
of John Dillon, ed. by J.J. Clearly, Ashgate, Aldershot/Brookfield, 1999, p. 293-306 ;
S. TOULOUSE, Les théories du véhicule de l’âme : genèse et évolution d’une doctrine de la
médiation entre l’âme et le corps dans le néoplatonisme, Paris, Thèse de doctorat, Paris,
EPHE, 2001 ; M. CHASE, « Porphyre et Augustin : Des trois sortes de “visions” au corps de
résurrection », Revue des Études Augustiniennes 51, 2005, p. 233-256.
268 Isabelle Bochet

thèmes sont liés car, selon Porphyre, le pneuma sert de véhicule à l’âme, tout
en étant le substrat de l’imagination. La représentation sous-jacente de l’âme
est la suivante : en descendant à travers les sphères célestes, son véhicule
recueille des éléments à partir de chaque sphère, en les intégrant à son corps
pneumatique ; en arrivant sur terre, elle « ressemble donc à une sorte d’oi-
gnon dont la couche extérieure est formée du corps sensible en chair et en
os, et la couche intérieure du nous ou du logos, étincelle du monde intelli-
gible qui constitue ce qu’il y a de plus divin dans l’homme, son véritable soi-
même. Entre l’âme et le corps se situe dorénavant le pneuma, étroitement
lié, sinon identique, à l’âme inférieure ou irrationnelle 93. »
Sans entrer ici dans les discussions relatives à ces rapprochements entre
Augustin et Porphyre, je voudrais suggérer que la représentation augusti-
nienne de l’âme dans le livre X du De Trinitate, notamment, transpose à sa
manière ce schème néoplatonicien. La mens, qui correspond à « la partie
intellectuelle » de l’âme et où se trouve imprimée l’image de Dieu, se trouve
comme « enveloppée » de fait, par suite du péché, par un agrégat d’images
auxquelles l’âme s’est agglutinée en s’y complaisant; c’est ainsi que l’homme
en vient à ressembler à la bête. Certes, Augustin ne donne pas une consis-
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tance similaire au spiritus : cette enveloppe de l’âme n’est pas une réalité
matérielle pour Augustin ; en outre, comme l’a noté A. Solignac, il ne s’agit
pas, à proprement parler d’une faculté de l’âme : Augustin parle d’« une
nature spirituelle en nous où se forment les images des réalités corporel-
les 94 »; enfin, il est exceptionnel qu’Augustin envisage l’hypothèse d’un véhi-
cule de l’âme à sa sortie du corps 95. Il n’en demeure pas moins que la repré-
sentation porphyrienne de l’âme a pu suggérer à Augustin de parler
analogiquement d’un enveloppement de la mens par les images dans lesquel-
les elle se complaît. L’analogie a en effet le mérite de souligner qu’il n’est
pas anodin, pour l’homme, de se laisser séduire et aliéner par les images des
corps : il en vient à ne plus pouvoir s’en séparer et à ne plus pouvoir se pen-
ser lui-même ou penser Dieu sans elles et c’est ainsi qu’il altère en lui l’image
de Dieu.

93. M. CHASE, qui résume les conclusions de la thèse de S. TOULOUSE, dans « Porphyre et
Augustin… », Revue des Études Augustiniennes 51, 2005, p. 233-234.
94. De Gen. ad litt. XII, 23, 49, BA 49, p. 410-411. Cf. A. SOLIGNAC, « Spiritus dans le
livre XII du De Genesi », BA 49, p. 560 et 563.
95. Cf. De Gen. ad litt. XII, 32, 60, BA 49, p. 436-439 ; voir le commentaire de ce texte
par J. PÉPIN, « Pourquoi l’âme automotrice aurait-elle besoin d’un véhicule ? », Traditions of
Platonism, p. 295-298.
Augustin : le statut de l’image 269

Il nous est familier de réfléchir sur le rôle des images psychiques.


Augustin en montre déjà l’impact fort sur l’existence humaine. Elles peu-
vent constituer une aliénation pour l’homme qui en oublie sa véritable nature
et en arrive à l’idolâtrie. Elles peuvent aussi jouer un rôle positif, y compris
pour accéder à Dieu, lorsqu’elles deviennent des signes, mais cela suppose
alors l’intervention de la mens : sa capacité à interpréter les images et à les
juger.
L’âme comme image de Dieu : le thème peut au contraire nous paraître
aujourd’hui bien lointain… Mais on ne peut comprendre le sens du sujet
selon Augustin sans s’y référer. Dire que l’homme est image de Dieu, c’est
en effet dire que le sujet humain n’est tel que par sa relation à Dieu. Cette
relation le constitue comme sujet; elle est si décisive que ce qui altère cette
relation altère aussi sa nature: c’est ainsi que l’image de Dieu en l’âme s’obs-
curcit, se déforme ou au contraire devient de plus en plus lumineuse et belle;
dans le premier cas, l’homme « s’animalise », dans le second, il devient de
plus en plus semblable à Dieu en participant à sa vie.
L’originalité d’Augustin est peut-être d’avoir pris conscience du rôle des
images psychiques dans le devenir de l’image de Dieu en l’homme: celui qui
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se complaît dans les images des corps au point de « s’en envelopper » et de
méconnaître qu’il est d’abord capacité de les juger, s’assimile à son insu aux
bêtes.

Résumé : Pour Augustin, l’image est-elle obstacle ou voie d’accès à Dieu ? Si les images peu-
vent aliéner l’homme, elles rendent aussi possible son accès à Dieu, lorsqu’il y reconnaît
des signes du Créateur; il est alors invité à revenir à lui-même pour se découvrir « imago
Dei ». Cette image de Dieu en l’homme est lumineuse, lorsque l’esprit se saisit lui-même
dans sa pureté et tend vers Dieu ; elle s’obscurcit et se déforme, quand l’âme se complaît
dans les images des corps au point de « s’en envelopper ».
Mots-clés : Augustin. Esprit. Image de Dieu. Imagination. Porphyre.

Abstract: According to Augustine is image an obstacle toward God or does it lead up to Him?
Images can alienate man, but they can also give access to God, if man recognizes signs
of the Creator in them; therefore he is invited to come to himself in order to see the image
of God in himself. This image of God becomes clear, when the mind understands itself
purely and is bended to God; on the contrary the image of God becomes obscure and dis-
torted when the soul delights in body pictures so much so that it wraps itself in them.
Key words : Augustine. Mind. Image of God. Imagination. Porphyry.

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