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Isabelle Bochet
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ISABELLE BOCHET
Centre Sèvres, IEA – CNRS UMR 8584
des œuvres d’art ou des idoles. Je traiterai peu du monde sensible : au sens
strict, il ne peut être dit image 9 de Dieu, mais il comporte des « traces » du
créateur 10. Il s’agira donc surtout d’examiner les images que l’âme forme
et dans lesquelles elle se complaît, mais aussi l’âme elle-même en tant qu’elle
est image de Dieu.
Les images sensibles semblent de prime abord constituer un obstacle
pour accéder à Dieu, mais comment l’homme pourrait-il connaître Dieu, si
le monde sensible ne portait aucune « trace » de son Créateur et, a fortiori,
si l’homme lui-même n’avait quelque parenté avec Dieu, s’il n’était « à son
image » ? Seul le semblable connaît le semblable. Mais où trouver l’image de
Dieu en l’homme ? En roulant en elle-même les images des corps, en s’en
enveloppant 11 pour ainsi dire, l’âme s’assimile insensiblement aux bêtes qui,
elles aussi, peuvent sentir et mémoriser les images des corps. L’image de
Dieu est alors à chercher, non dans ce qui nous est commun avec les ani-
maux, mais dans ce qui est le propre de l’homme, c’est-à-dire dans la mens ;
déformée et obscurcie par le péché, elle doit être reformée et renouvelée par
l’illumination divine, ce qui ne peut advenir sans la conversion et la tension
de l’homme vers Dieu.
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Dès ses premières œuvres, Augustin s’interroge sur les images psychi-
ques : il en examine la nature et l’origine, il cherche à les classer et à en pré-
ciser le degré de vérité, il procède également à un examen critique de leur
place dans la religion. Le De uera religione 12 est à privilégier si l’on veut
déterminer comment Augustin conçoit, après sa conversion, le rôle des ima-
ges comme obstacle ou comme voie d’accès à Dieu : l’ouvrage porte la trace
de la polémique contre les manichéens, mais aussi de l’influence des plato-
niciens.
9. Augustin n’applique que deux fois le terme imago au monde en se référant à la distinc-
tion platonicienne du monde sensible et du monde intelligible : le premier étant selon Platon à
l’image du second (cf. Acad. III, 17, 37, BA 4, p. 188-189 ; Epist. 3, 3, CSEL 34/1, p. 7).
10. Cf. De Trin. VI, 10, 12, BA 15, p. 498-499.
11. Cf. De Trin. X, 5, 7, BA 16, p. 136-137 ; XII, 9, 14, p. 238-239.
12. Sur le sens de l’ouvrage et sur sa composition, voir I. BOCHET, « Le firmament de l’Écri-
ture ». L’herméneutique augustinienne, Paris, IEA, 2004, p. 333-385.
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13. Epist. 7, 2, 4, CSEL 34/1, p. 15 (trad. G. Madec, dans Lectures augustiniennes, Paris,
IEA, 2001, p. 222).
14. Cf. Epist. 6, 2, CSEL 34/1, p. 12-13. Le vocabulaire de Nébridius est ici tributaire de
Porphyre, comme l’a indiqué G. O’DALY, Augustine’s Philosophy of Mind, London,
Duckworth, 1987, p. 107 ; Nébridius considère la phantasia comme une faculté, à la différence
d’Augustin.
15. Cf. Epist. 7, 1, 2 – 2, 3, CSEL 34/1, p. 13-15.
16. Cf. Epist. 7, 3, 6, CSEL 34/1, p. 17.
17. Cf. De musica VI, 11, 32, BA 7, p. 427-429. Cf. De Trin. VIII, 6, 9, BA 16, p. 52-53,
qui oppose l’image (phantasia) de Carthage qu’Augustin a vue, perçue par les sens et dont il a
gardé le souvenir, à la représentation imaginaire (phantasma) d’Alexandrie qu’il n’a jamais vue
et dont il s’est formé une image à partir de ce qu’on lui en a dit. Sur les origines de cette termino-
logie d’Augustin, voir les remarques de J.-L. SOLÈRE, « Les images psychiques selon
S. Augustin », De la phantasia à l’imagination, sous la direction de D. LORIES et L. RIZZERIO,
Louvain-Namur, Peeters, 2003, p. 107-113.
Augustin : le statut de l’image 253
18. Cf. De uer. rel. 10, 18, BA 8, p. 48-49 ; 38, 69, p. 124-125 ; 55, 108, p. 180-181.
19. Cf. De uer. rel. 20, 40, BA 8, p. 76-79.
20. Cf. De uer. rel. 35, 65, BA 8, p. 118-119.
21. Cf. De uer. rel. 21, 41, BA 8, p. 78-79.
22. Sentences 11, éd. L. Brisson, t. I, p. 312-312 ; 37, p. 358-359.
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« C’est sur la place où l’on est tombé qu’il faut s’appuyer pour se relever; c’est
précisément sur les formes charnelles qui nous captivent que nous prendrons
appui pour connaître celles que la chair ne manifeste pas. J’appelle, en effet,
formes charnelles celles que l’on peut percevoir au moyen de la chair, c’est-à-
dire des yeux, des oreilles et des autres sens corporels 24. »
Toute l’analyse manifeste sans aucun doute l’influence des libri Platoni-
corum : les Platoniciens ont permis à Augustin de découvrir l’existence des
réalités intelligibles et l’ont ainsi libéré de la tyrannie des représentations
imaginaires où l’avait emprisonné le manichéisme ; ils l’ont aussi aidé à sai-
sir la beauté du monde, y compris des corps que les manichéens vilipen-
daient, en y découvrant une ressemblance imparfaite certes, mais effective
néanmoins à l’Un.
Il est une autre manière, selon le De uera religione, de se libérer de la
séduction des phantasmata: la lecture de l’Écriture, dans laquelle Augustin
reconnaît comme des « degrés que la divine providence a daigné façonner
pour nous ».
« Alors que, captivés par les fictions frivoles (figmentis ludicris), nous nous
perdions dans nos imaginations (cogitationibus) et que toute notre vie tour-
nait en rêves creux, l’ineffable miséricorde de Dieu n’a pas dédaigné d’utili-
ser, par la création rationnelle servant ses lois, des sons, des lettres, du feu,
de la fumée, une nuée, une colonne, qui sont des sortes de paroles visibles
(quasi quaedam uerba uisibilia), pour jouer, pourrait-on dire, par des com-
paraisons et des images (parabolis ac similitudinibus) avec les petits-enfants
que nous sommes et soigner nos yeux intérieurs au moyen d’une boue de ce
type 35. »
46. De Gen. c. Man. I, 29, 30, BA 50, p. 226-229 ; cf. De uer. rel. 44, 82 – 45, 83, BA 8,
p. 146-149 (l’image du char évoque PLATON, Phèdre 253ce).
47. § 8-10, CC 38, p. 17-19.
48. Cf. En. in Ps. 10, 11, CC 38, p. 81 ; 11, 2, p. 82.
49. Qu. 12, BA 10, p. 62-65 ; cf. Retr. I, 26, 2, BA 12, p. 426-427.
50. Cf. 5, 9, BA 5, p. 244-247.
Augustin : le statut de l’image 259
Dès ses premières œuvres, Augustin a donc très largement posé les bases
de sa réflexion ultérieure sur l’image : qu’il s’agisse des images matérielles,
psychiques, de l’âme comme étant à l’image et à la ressemblance de Dieu ou
du Fils comme étant l’Image et la Ressemblance du Père. Les transforma-
tions majeures concerneront sa manière de concevoir la mens comme image
de Dieu. Alors que, dans ses premières œuvres, il dit qu’elle est « à l’image
de Dieu », afin de maintenir l’écart entre le Fils qui est l’Image et la mens
qui est seulement à l’image 53, il en vient à affirmer sans restriction qu’elle
est « l’image de Dieu », en raison de 1 Co 11, 7 – « L’homme est […] l’image
et la gloire de Dieu » – et une fois clarifiés, dans la question 74, les rapports
entre imago, similitudo et aequalitas 54. De même, alors qu’il pense initia-
lement l’homme comme étant à l’image du Fils, il en vient plus tard à le pen-
ser comme image de la Trinité 55. Enfin, alors qu’il n’hésite pas, dans le De
diuersis quaestionibus LXXXIII et même dans le De Genesi ad litteram,
à parler d’une perte de l’image de Dieu dans le cas de l’homme pécheur, il
corrige par la suite cette affirmation dans le De Trinitate et dans les
Révisions: l’homme n’a pas perdu tout ce qu’il possédait de l’image de Dieu,
mais celle-ci est déformée 56.
Nous avons vu comment la rénovation de l’image de Dieu dans l’âme va
de pair, selon Augustin, avec la libération des phantasmata et avec le dépas-
sement des images sensibles. Doit-on en conclure a contrario qu’il y a un
lien entre la déformation de l’image de Dieu et l’attachement de l’âme aux
images des corps ? et si un tel lien existe, comment Augustin en rend-il rai-
son ? et comment pense-t-il, malgré tout, la permanence de l’image de Dieu
en l’homme ?
« De même que le serpent n’avance pas franchement, à pas visibles, mais rampe
par l’insensible mouvement de ses écailles, de même le mouvement glissant de
la chute entraîne peu à peu ceux qui n’y prennent garde, et du désir désordonné
de ressembler à Dieu, ils en viennent à ressembler aux bêtes. Voilà pourquoi,
dévêtus de leur ‘robe première’, ils ont mérité, en devenant mortels, des ‘tuni-
ques de peaux’. Car le véritable honneur de l’homme, c’est d’être l’image et la
ressemblance de Dieu, laquelle ne se conserve qu’en allant vers celui-là même
par qui elle est imprimée […] Aussi quand il veut être comme Dieu, c’est-à-
dire n’être inférieur à personne, il est précipité de sa situation médiane vers
ce qu’il y a de plus bas, c’est-à-dire dans ce qui fait la joie des bêtes 57. »
55. On perçoit très clairement cette évolution dans le De Genesi ad litteram liber imperfec-
tus 16, en comparant les § 57-60 (BA 50, p. 492-501), qui datent de 393-394, aux § 61-62 (p. 502-
505) qui ont été ajoutés en 426-427. Voir I. BOCHET, « Le firmament de l’Écriture ».
L’herméneutique augustinienne, p. 316-323.
56. Cf. De diu. quaest. LXXXIII, qu. 67, 4, BA 10, p. 260-261 ; De Gen. ad litt. VI, 27,
38, BA 48, p. 504-505 ; En. in Ps. 57, 3, CC 39, p. 710 ; 70, s. 2, 6, p. 965 ; 75, 3, p. 1039.
Affirmations corrigées en De Trin. XIV, 13, 19, BA 16, p. 394-397 ; Retr. I, 26, 2, BA 12,
p. 440-441 et II, 24, 2, p. 492-495.
57. De Trin. XII, 11, 16, BA 16, p. 240-241.
Augustin : le statut de l’image 261
« Elle se laisse charmer par les formes et les mouvements corporels, mais
comme ceux-ci ne lui sont pas toujours présents, elle s’enveloppe (inuoluitur)
65. Enn. V, 3 [49], 5-6, CUF, p. 54-56 (contre SEXTUS EMPIRICUS, Adu. math. VII, 310-312).
66. Cf. De Trin. X, 4, 6, BA 16, p. 130-135.
67. Cf. De Trin. X, 7, 10 – 9, 12, BA 16, p. 140-145.
68. De Trin. X, 10, 16, BA 16, p. 150-151.
69. Cf. J. BRACHTENDORF, Die Struktur des menschlichen Geistes nach Augustinus. Selbst-
reflexion und Erkenntnis Gottes in « De Trinitate », Hamburg, Felix Meiner Verlag, 2000,
p. 174-184.
70. Comme le montrent les nombreux renvois du livre XIV au livre X (cf. XIV, 4, 6 – 6,
9, BA 16, p. 358-367).
71. Cf. De Trin. XIV, 8, 11, BA 16, p. 372-373.
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l’image de Dieu étant ce qu’il y a de meilleur dans la mens, elle doit durer
autant qu’elle qui est immortelle ; cette image est donc à « trouver dans ce
qui sera toujours 72 ».
« C’est donc dans l’âme de l’homme, âme raisonnable et intelligente qu’il faut
trouver l’image du Créateur, immortellement greffée sur son immortalité. De
même que c’est en un certain sens que l’on parle de l’immortalité de l’âme
[…], de même, bien que la raison ou l’intelligence en elle tantôt soit assoupie,
tantôt paraisse petite et tantôt grande, jamais l’âme humaine ne cesse d’être
raisonnable et intelligente. Dès lors, si elle a été faite à l’image de Dieu en ce
sens qu’elle peut à l’aide de la raison et de l’intelligence, comprendre et voir
Dieu, il est évident que, du jour où commence d’être une si grande et si mer-
veilleuse nature, l’image peut être usée au point de n’apparaître presque plus,
elle peut être enténébrée et défigurée, elle peut être claire et belle, elle ne cesse
pas d’être 73. »
et est justifiée par son créateur, quitte sa forme difforme pour devenir une
forme belle (a deformi forma formosam transfertur in formam) 77. »
83. Cf. De Trin. X, 5, 7 – 6, 8, BA 16, p. 134-137 ; X, 7, 10, p. 142-143 ; XII, 9, 14, p. 238-
239.
84. X, 611d, CUF, p. 109 (je souligne).
85. Cf. J.-M. FONTANIER, La Beauté selon saint Augustin, p. 105.
86. Enn. I, 6 [1], 9, CUF, p. 105 (trad. P Hadot, dans Plotin ou la simplicité du regard,
Paris, IEA, 1989, p. 17).
Augustin : le statut de l’image 267
« Sortie de son corps solide, elle a pour compagnon le souffle, qu’elle a ras-
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Nombreux sont les auteurs qui ont déjà souligné les parentés entre la
conception porphyrienne du pneuma et la conception augustinienne du spi-
ritus, telle qu’elle est développée dans le livre XII du De Genesi ad litte-
ram 91. Plus récemment, on a mis en lumière les traces d’une inspiration
porphyrienne chez Augustin à propos du « véhicule de l’âme 92 ». Les deux
thèmes sont liés car, selon Porphyre, le pneuma sert de véhicule à l’âme, tout
en étant le substrat de l’imagination. La représentation sous-jacente de l’âme
est la suivante : en descendant à travers les sphères célestes, son véhicule
recueille des éléments à partir de chaque sphère, en les intégrant à son corps
pneumatique ; en arrivant sur terre, elle « ressemble donc à une sorte d’oi-
gnon dont la couche extérieure est formée du corps sensible en chair et en
os, et la couche intérieure du nous ou du logos, étincelle du monde intelli-
gible qui constitue ce qu’il y a de plus divin dans l’homme, son véritable soi-
même. Entre l’âme et le corps se situe dorénavant le pneuma, étroitement
lié, sinon identique, à l’âme inférieure ou irrationnelle 93. »
Sans entrer ici dans les discussions relatives à ces rapprochements entre
Augustin et Porphyre, je voudrais suggérer que la représentation augusti-
nienne de l’âme dans le livre X du De Trinitate, notamment, transpose à sa
manière ce schème néoplatonicien. La mens, qui correspond à « la partie
intellectuelle » de l’âme et où se trouve imprimée l’image de Dieu, se trouve
comme « enveloppée » de fait, par suite du péché, par un agrégat d’images
auxquelles l’âme s’est agglutinée en s’y complaisant; c’est ainsi que l’homme
en vient à ressembler à la bête. Certes, Augustin ne donne pas une consis-
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93. M. CHASE, qui résume les conclusions de la thèse de S. TOULOUSE, dans « Porphyre et
Augustin… », Revue des Études Augustiniennes 51, 2005, p. 233-234.
94. De Gen. ad litt. XII, 23, 49, BA 49, p. 410-411. Cf. A. SOLIGNAC, « Spiritus dans le
livre XII du De Genesi », BA 49, p. 560 et 563.
95. Cf. De Gen. ad litt. XII, 32, 60, BA 49, p. 436-439 ; voir le commentaire de ce texte
par J. PÉPIN, « Pourquoi l’âme automotrice aurait-elle besoin d’un véhicule ? », Traditions of
Platonism, p. 295-298.
Augustin : le statut de l’image 269
Résumé : Pour Augustin, l’image est-elle obstacle ou voie d’accès à Dieu ? Si les images peu-
vent aliéner l’homme, elles rendent aussi possible son accès à Dieu, lorsqu’il y reconnaît
des signes du Créateur; il est alors invité à revenir à lui-même pour se découvrir « imago
Dei ». Cette image de Dieu en l’homme est lumineuse, lorsque l’esprit se saisit lui-même
dans sa pureté et tend vers Dieu ; elle s’obscurcit et se déforme, quand l’âme se complaît
dans les images des corps au point de « s’en envelopper ».
Mots-clés : Augustin. Esprit. Image de Dieu. Imagination. Porphyre.
Abstract: According to Augustine is image an obstacle toward God or does it lead up to Him?
Images can alienate man, but they can also give access to God, if man recognizes signs
of the Creator in them; therefore he is invited to come to himself in order to see the image
of God in himself. This image of God becomes clear, when the mind understands itself
purely and is bended to God; on the contrary the image of God becomes obscure and dis-
torted when the soul delights in body pictures so much so that it wraps itself in them.
Key words : Augustine. Mind. Image of God. Imagination. Porphyry.