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L’IMPOSSIBLE
DIALOGUE
SCIENCES ET RELIGIONS
BORÉAL
Les Éditions du Boréal
4447, rue Saint-Denis
Montréal (Québec) h2j 2l2
www.editionsboreal.qc.ca
L’IMPOSSIBLE
DIALOGUE
du même auteur
Parlons sciences. Entretiens avec Yanick Villedieu sur les transformations de l’es-
prit scientifique, Boréal, 2008.
L’IMPOSSIBLE
DIALOGUE
SCIENCES ET RELIGIONS
Boréal
© Les Éditions du Boréal 2016
Dépôt légal: 1er trimestre 2016
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
Introduction
Capra, en 1975, les éditeurs ont flairé la bonne affaire et multiplié les
publications aux titres accrocheurs. On ne compte plus ceux qui met-
tent en relation Dieu et la science. Que ces associations, le plus souvent
superficielles, soient le résultat de croyances sincères ou d’un cynisme
exploitant un marché lucratif importe peu. Ce qu’il s’agit ici d’analy-
ser, comme on le verra au chapitre 6, c’est la façon dont certaines
découvertes scientifiques en viennent à être utilisées pour justifier
des positions religieuses ou théologiques qui n’ont rien à voir avec les
sciences mais qui usent de leur prestige pour suggérer aux lecteurs
les plus imprégnés de religion que la science moderne est en fait com-
patible avec leurs croyances. Par ailleurs, confrontés à la montée des
sectes religieuses fondamentalistes, critiques des recherches scienti-
fiques qui remettent en question leurs croyances profondes, plusieurs
scientifiques et leurs organisations appuient (pour se montrer conci-
liants) ces rapprochements douteux qui suggèrent que les croyants
n’ont plus à se méfier des sciences modernes, lesquelles, loin de mener
à l’athéisme comme on le pensait souvent, pointeraient plutôt en
direction d’une nature créée par un être supérieur.
Un autre élément important dans la croissance exponentielle des
ouvrages consacrés aux rapports entre science et religion depuis une
trentaine d’années est l’action de John Templeton (1912-2008) et de
sa Fondation. Comme on le verra aux chapitres 5 et 6, cette fondation,
dotée d’un capital de plus d’un milliard, distribue chaque année des
dizaines de millions aux chercheurs qui veulent étudier les liens entre
science, religion et spiritualité. À compter du milieu des années 1990,
le prix Templeton sera d’ailleurs fréquemment attribué à des astro-
physiciens qui proposent – directement ou indirectement – des inter-
prétations religieuses ou spiritualistes de la physique moderne. La
Fondation Templeton a également joué un rôle majeur pour imposer
en histoire des sciences le thème du «dialogue» entre science et reli-
gion. Car si la foi déplace des montagnes, l’argent le fait plus facile-
ment. On verra aussi au chapitre 6 que ces supposés dialogues ne
sont en fait qu’une reformulation moderne des vieux thèmes de la
12 l’impossible dialogue
5. Les ouvrages sur cette question sont trop nombreux pour être tous mention-
nés ici; pour une bibliographie utile, voir Randy Moore, Mark Decker et Sehoya
Cotner, Chronology of the Evolution-Creationism Controversy, Santa Barbara (Cali-
fornie), Greenwood Press, 2010.
introduction 15
raison des phénomènes observables par des concepts et des théories qui
ne font appel à aucune cause surnaturelle. C’est ce que l’on appelle
le «naturalisme scientifique», ou encore le «naturalisme méthodo-
logique», car il s’agit bien d’un postulat qui fonde la méthode scien-
tifique. Bien sûr, la séparation entre science et religion a été progres-
sive, comme on le verra d’ailleurs dans les premiers chapitres de cet
ouvrage. Mais malgré les suggestions de certains historiens qui pro-
posent d’éviter de parler de conflit entre «science et religion», sous
prétexte que le contenu de ces termes change au fil du temps, il s’agit là
d’un vœu pieux et eux-mêmes n’y arrivent pas, tous les ouvrages sur
le sujet utilisant bel et bien les vocables science et religion 6.
En ce qui concerne ce dernier terme, il est bien connu que tenter
de le définir de manière absolue est une tâche impossible7. Dans le
cadre de cet essai, qui ne vise pas à définir l’«essence» des religions
mais à analyser les rapports historiques entre les sciences et les institu-
tions religieuses dans le monde occidental depuis le xviie siècle, il nous
suffit de distinguer ce qui relève, d’une part, des croyances et de la spi-
ritualité personnelles, qui appartiennent au domaine privé – et à ce
titre ne nous intéressent pas ici –, et, d’autre part, des religions en tant
qu’institutions. Ces dernières sont des organisations plus ou moins
centralisées, des Églises, dont les porte-parole (théologiens, pasteurs,
imams, etc.) sont les gardiens, défenseurs et promoteurs des dogmes.
Selon les périodes et les régions, et selon leurs modes d’organisation
– centralisé ou non –, ces porte-parole ont plus ou moins de pouvoir
nisme dans la seconde moitié du xixe siècle, auront aussi des échos
dans le monde musulman au sein d’institutions d’enseignement colo-
niales comme le Syrian Protestant College (devenu en 1920 l’univer-
sité américaine de Beyrouth), fondé à Beyrouth au milieu des
années 1860 par des chrétiens évangéliques américains qui y exporte-
ront leurs débats sur l’évolution des espèces. Confirmant le caractère
invariant des discours sur les rapports entre science et religion, les
jeunes intellectuels musulmans formés dans ce collège formuleront
alors des arguments mimétiques portant sur l’harmonie et le conflit
de la science et du Coran12. Ce n’est toutefois que depuis les
années 1980, dans le contexte de l’affirmation nationale et politique
de pays producteurs de pétrole, que l’on assiste à une montée des cri-
tiques islamiques de la théorie de l’évolution13.
Comme le note avec justesse le sociologue japonais Seung Chul
Kim, les nombreux travaux regroupés sous la rubrique «science et
religion» portent en fait sur les rapports entre science et christia-
nisme, l’écrasante majorité des publications n’abordant que la religion
chrétienne14. Il n’est d’ailleurs pas certain que cela ait un sens de parler
de «religion» pour les spiritualités non fondées sur un texte révélé et
* * *
15. Sur cette question, voir Daniel Dubuisson, L’Occident et la Religion. Mythes,
science et idéologie, Bruxelles, Éditions Complexe, 1998.
16. Les exemples de telles confusions sont trop nombreux pour en présenter ici
une liste exhaustive. Voir par exemple Michael J. Crowe, «Astronomy and Religion
introduction 19
19. David C. Lindberg et Ronald L. Numbers, «Beyond War and Peace: A Reap-
praisal of the Encounter Between Christianity and Science», Church History,
vol. 55, 1986, p. 338-354.
22 l’impossible dialogue
20. Brooke, Science and Religion, p. 108. Sauf indication contraire, toutes les tra-
ductions sont de moi. Notons au passage que l’auteur ne fournit aucun chiffre com-
paratif pour fonder cette affirmation.
21. Ibid., p. 234-235.
22. Richard Olson, Science and Religion, 1450-1900: From Copernicus to Darwin,
Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2004, p. 183.
introduction 23
conflit entre science et religion mais illustre plutôt les conflits à l’inté-
rieur de la science, d’une part, et à l’intérieur de la religion, d’autre
part! Comme si le fait qu’il y avait débat entre savants excluait la pos-
sibilité qu’il y ait eu également conflit entre la science et la religion. Ce
sophisme se fonde lui aussi sur un oubli de la dimension institution-
nelle de la condamnation de Galilée23.
La question du conflit entre la science et la religion, récurrente
depuis le premier tiers du xixe siècle (on le verra au chapitre 5),
concerne donc d’abord les institutions et non pas les croyances per-
sonnelles des scientifiques, tant il est évident que ces derniers pou-
vaient (et peuvent encore24) concilier à leur guise leurs croyances reli-
gieuses (privées) et leurs pratiques scientifiques (publiques). Il ne
s’agit donc pas ici de savoir quel savant est croyant et quel autre est
athée ou agnostique, mais de déterminer la manière dont la commu-
nauté scientifique s’est autonomisée progressivement sur les plans
institutionnel, méthodologique et épistémologique en excluant de
son discours tout argument théologique ou religieux. Toute science a
bien sûr des postulats métaphysiques, qui ne sont pas individuels mais
institutionnalisés, et il ne faut pas les confondre avec des croyances
religieuses en utilisant des expressions vagues comme «quasi reli-
gieux» ou encore «métaphysico-religieux25». Que Newton ait été
23. Peter Harrison, The Territories of Science and Religion, Chicago, University of
Chicago Press, 2015, p. 172-173. Notons que cet ouvrage est le fruit des Gifford Lec-
tures dont l’objectif est, depuis leur création en 1888, de promouvoir la théologie
naturelle et la connaissance de Dieu (www.giffordlectures.org). On comprend que,
dans ce contexte, l’auteur minimise les tensions entre science et religion et reprenne,
après bien d’autres, la thèse du «mythe» du conflit entre science et religion.
24. Voir par exemple l’ouvrage collectif Le Savant et la Foi, sous la direction de
Jean Delumeau, Paris, Flammarion, coll. «Champs», 1991.
25. Voir par exemple Crowe, «Astronomy and Religion (1780-1915)», p. 225, et
John Hedley Brooke, «Religious Belief and the Content of the Sciences», Osiris,
vol. 16, 2001, p. 3-28.
24 l’impossible dialogue
26. Don O-Leary, Roman Catholicism and Modern Science. A History, New York,
Continuum, 2007.
introduction 25
Celui qui jette un regard de courte durée sur les flots qui assaillent une
grève ne voit pas la marée monter; il voit une lame se dresser, courir,
déferler, couvrir une étroite bande de sable, puis se retirer en laissant
à sec le terrain qui avait paru conquis; une nouvelle lame la suit, qui
parfois va un peu plus loin que la précédente, parfois aussi n’atteint
même pas le caillou que celle-ci avait mouillé. Mais sous ce mouve-
ment superficiel de va-et-vient, un autre mouvement se produit, plus
profond, plus lent, imperceptible à l’observateur d’un instant, mou-
vement profond qui se poursuit toujours dans le même sens et par
lequel la mer monte sans cesse.
27. Pierre Duhem, La Théorie physique. Son objet, sa structure, deuxième édition
revue et augmentée, Paris, Vrin, 1981, p. 53.
26 l’impossible dialogue
28. Yves Gingras, «Duns Scot vs Thomas d’Aquin: le moment québécois d’un
conflit multi-séculaire», Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 62, nos 3-4,
2009, p. 377-406.
29. Pour une analyse des nombreuses interprétations théologiques des sciences
contemporaines, voir le «Bulletin» tenu par François Euvé qui recense les ouvrages
sur la théologie et les sciences dans la revue Recherches de science religieuse, tome 96,
2008/3, p. 459-478, tome 98, 2010/2, p. 303-319, tome 100, 2012/2, p. 295-312,
tome 102, 2014/4, p. 609-632; voir aussi Alexandre Ganoczy, «Quelques contribu-
tions récentes au dialogue entre sciences de la nature et théologie», Recherches de
science religieuse, tome 94, 2006/2, p. 193-214; pour une critique du caractère rhé-
torique de la «nouvelle théologie naturelle», voir Barbara Herrnstein Smith, Natu-
ral Reflections: Human Cognition at the Nexus of Science and Religion, New Haven
(Conn.), Yale University Press, 2010, p. 95-120.
introduction 27
30. Stefaan Blancke, Hans Henrik Hjermitslev et Peter C. Kjærgaard (dir.), Crea-
tionism in Europe, Baltimore (Maryland), Johns Hopkins University Press, 2014.
28 l’impossible dialogue
31. Arthur Schopenhauer, Sur la religion, traduction d’Étienne Osier, Paris, Flam-
marion, 2010, p. 170.
les limites thÉologiques de l’autonomie des sciences 29
CHAPITRE 1
7. Ibid., p. 824.
8. Ibid., p. 806.
9. Fanny Defrance-Jublot, «Le darwinisme au regard de l’orthodoxie catho-
lique. Un manuscrit exhumé», Revue d’histoire des sciences humaines, no 22, 2010,
p. 233.
34 l’impossible dialogue
22. Cité par Pierre Thibault, Savoir et Pouvoir. Philosophie thomiste et politique clé-
ricale au XIX e siècle, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, 1972, p. 143.
23. Francesco Beretta, «Une deuxième abjuration de Galilée ou l’inaltérable hié-
rarchie des disciplines», Bruniana et Campanelliana, no 9, 2003, p. 15-16.
les limites thÉologiques de l’autonomie des sciences 39
peut fort bien [s’]imaginer que dès que certaines gens auront appris
que, dans ces livres [qu’il a] composés sur les révolutions des sphères
du monde, [il] attribue au globe terrestre certains mouvements, ils
vont aussitôt réclamer à grands cris [sa] condamnation, pour [lui] et
pour cette opinion.
24. Owen Gingerich, Le Livre que nul n’avait lu. À la poursuite du «De Revolutio-
nibus» de Copernic, Paris, Dunod, 2008.
25. L’astronomie est alors une branche des mathématiques et le terme mathema-
ticos renvoie à la fois à astronomie et à mathématiques.
40 l’impossible dialogue
26. La traduction française de cette préface de Copernic est publiée dans Jean-
Pierre Verdet (dir.), Astronomie et Astrophysique, textes essentiels, Paris, Larousse,
1993, p. 205-208.
27. Owen Gingerich, The Eye of Heaven: Ptolemy, Copernicus, Kepler, New York,
AIP, 1993, p. 167.
les limites thÉologiques de l’autonomie des sciences 41
34. Nick Jardine, The Birth of the History and Philosophy of Science, Cambridge,
Cambridge University Press, 1984.
35. F. Jamil Ragep, «Freeing Astronomy from Philosophy: An Aspect of Islamic
Influence on Science», Osiris, vol. 16, 2001, p. 49-64.
36. Pour une analyse détaillée des corrections apportées à l’ouvrage de Copernic,
voir Michel-Pierre Lerner, «Copernic suspendu et corrigé. Sur deux décrets de la
Congrégation romaine de l’Index (1616-1620)», Galilæna, vol. 1, 2004, p. 21-89.
44 l’impossible dialogue
37. Jean Kepler, Le Secret du monde, introduction, traduction et notes d’Alain Phi-
lippe Segonds, Paris, Les Belles Lettres, 1984, p. 31.
les limites thÉologiques de l’autonomie des sciences 45
tenir [ce que j’écris] pour nul. D’ailleurs, j’ai toujours été dans cette
disposition d’esprit depuis le jour où j’ai commencé d’étudier Des
révolutions de Copernic.
38. Edward Rosen, «Kepler and the Lutheran Attitude Towards Copernicanism in
the Context of the Struggle Between Science and Religion», Vistas in Astronomy,
vol. 18, 1975, p. 317-338; voir la lettre à Maestlin de juin 1598, longuement citée
p. 329.
46 l’impossible dialogue
42. Sur la vie de Galilée, voir Stillman Drake, Galileo at Work. His Scientific Biogra-
phy, Chicago, University of Chicago Press, 1978; John L. Heilbron, Galileo, Oxford,
Oxford University Press, 2010.
48 l’impossible dialogue
51. Michel-Pierre Lerner, «Vérité des philosophes et vérité des théologiens selon
Tommaso Campanella o.p.», Freiburger Zeitschrift für Philosophie und Theologie,
vol. 48, no 3, 2001, p. 297.
52. George V. Coyne et U. Baldini, «The Young Bellarmine’s Thoughts on World
52 l’impossible dialogue
Systems», dans G. V. Coyne, M. Heller et J. Zycinski (dir.), The Galileo Affair: A Mee-
ting of Faith and Science, Cité du Vatican, Specola Vaticana, 1985, p. 103-109.
53. Godman, Histoire secrète de l’Inquisition, p. 92; Pietro Redondi, Galilée héré-
tique, Paris, Gallimard, 1985, p. 11; Bernard Bourdin, La Genèse théologico-politique
de l’État moderne, Paris, Presses universitaires de France, 2004.
54. Lettre de Bellarmin à Foscarini, 12 avril 1615, dans Clavelin, Galilée coperni-
cien, p. 381. Pour plus de détails, voir Richard J. Blackwell, Galileo, Bellarmine and
the Bible, Notre Dame (Indiana), University of Notre Dame Press, 1991.
les limites thÉologiques de l’autonomie des sciences 53
fidèle à la réalité «risque fort non seulement d’irriter tous les philo-
sophes et théologiens scolastiques, mais aussi de nuire à la Sainte Foi en
rendant fausses les Saintes Écritures». Il rappelle aussi que «le Concile
interdit d’interpréter les Écritures contre l’avis commun des saints
pères». Enfin, et surtout, il répond en quelque sorte à l’avance à Gali-
lée qui, dans sa lettre à la grande-duchesse de Toscane, se demande
comment une opinion peut être «hérétique alors qu’elle ne concerne
en rien le salut des âmes55». Bellarmin déclare en effet à Foscarini que
sur ces questions de cosmologie, «on ne peut répondre que ce n’est
pas là matière de foi, car si ce n’est pas matière de foi quant au sujet, ce
l’est quant à celui qui parle56». Bellarmin réaffirme ainsi la position
de Thomas d’Aquin consignée dans sa Somme théologique, laquelle
incarne généralement la position officielle de l’Église57.
En fait, Galilée connaissait parfaitement la position de Bellarmin,
car son ami le prince Federico Cesi (1585-1630) – fondateur en 1603
de l’Accademia dei Lincei, dont Galilée est membre depuis 1611 – lui
avait écrit début janvier 1615 pour l’avertir que le cardinal, «qui est
l’une des têtes de la congrégation [de l’Index] pour ces matières»,
tenait la position de Copernic «pour hérétique et que le mouvement
de la Terre, indubitablement, est contraire à l’Écriture». Un mois plus
tard, c’est un autre ami, Giovanni Ciampoli (1590-1643), qui lui écrit
pour l’informer que, la veille, le cardinal Maffeo Barberini (1568-
1644), grand admirateur de Galilée et futur pape Urbain VIII, lui a dit
qu’il tiendrait pour plus prudent «de ne pas sortir des domaines phy-
siques ou mathématiques, car pour ce qui est d’expliquer les Écritures
les théologiens pensent que cela leur revient 58». On entend dans ces
prises de position théologiques l’écho de l’évêque Tempier qui,
59. Pierre Duhem, Sauver les apparences. Essai sur la notion de théorie physique de
Platon à Galilée, Paris, Vrin, 2005.
les limites thÉologiques de l’autonomie des sciences 55
60. Bernard Gui, Manuel de l’Inquisiteur, Paris, Les Belles Lettres, 2012.
61. Godman, Histoire secrète de l’Inquisition, p. 94.
56 l’impossible dialogue
62. Nicolau Eymerich et Francisco Peña, Le Manuel des inquisiteurs, Paris, Albin
Michel, 2001, p. 76-77.
63. Ibid., p. 77.
64. Ibid., p. 92.
les limites thÉologiques de l’autonomie des sciences 57
68. Voir le texte complet de la déposition de Lorini dans Clavelin, Galilée coperni-
cien, p. 357-359.
69. Olaf Pedersen, «Galileo and the Council of Trent», Studi Galileiani, Cité du
Vatican, Publications de l’Observatoire du Vatican, vol. 1, no 6, 1991, p. 8.
70. Galilée à Castelli, 21 décembre 1613, dans Clavelin, Galilée copernicien, p. 348-
349.
71. Voir le «rapport sur la Lettre à Castelli» dans ibid., p. 489-490.
les limites thÉologiques de l’autonomie des sciences 59
Constatant que parmi les livres publiés depuis un certain temps, plu-
sieurs contiennent diverses erreurs et hérésies, et afin que de leur lec-
ture ne naissent chaque jour de plus graves dommages pour la Chré-
avait écrit à ce dernier au début de mars 1615 pour lui dire que Bellar-
min ne croyait pas que Copernic serait interdit, «le pire qui puisse lui
arriver, selon lui, serait l’adjonction d’une note indiquant que sa doc-
trine a été introduite pour sauver les apparences, ou chose semblable,
à la façon de ceux qui ont produit les épicycles sans y croire84».
Le document officiel précisant la liste des corrections à apporter
au De revolutionibus ne sera publié qu’en 1620. Les coupures et modi-
fications ne touchent finalement que quelques énoncés affirmant
de façon trop explicite la réalité de son système. La partie de la lettre de
Copernic au pape, citée plus haut, dans laquelle il affirme que cette
doctrine ne lui paraît pas aller contre les Écritures, est également cen-
surée. C’est d’ailleurs ce texte que Galilée citait dans sa lettre à Chris-
tine de Lorraine85.
Le fait que Galilée affirme (à tort) n’être nullement concerné par
ces jugements et que sa «participation dans cette affaire a été telle
qu’un saint ne se serait pas conduit avec plus de révérence et de zèle
envers la Sainte Église86» a pu contribuer à ce que l’on ne considère
pas comme un «procès» les actions du Saint-Office de 1615-1616
contre lui. Il demeure pourtant évident que tout ce branle-bas de
combat a été suscité par les menées de Galilée pour faire accepter la
réalité du système de Copernic. Sa promotion de la préséance des
savants sur les théologiens dans toutes les questions de philosophie de
la nature visait justement à éviter une telle condamnation qui finale-
ment le menaçait aussi puisqu’il avait dû officiellement promettre aux
inquisiteurs de ne plus jamais parler du mouvement de la Terre. Il
avait d’ailleurs fait le voyage à Rome expressément pour tenter d’in-
qui fait tourner le Soleil autour de la Terre mais les autres planètes
autour du Soleil. Galilée considère ce système artificiel et l’ignorera
complètement dans le Dialogue sur les deux grands systèmes du monde
qu’il publiera en 1632.
En bon adepte de la méthode scolastique, Ingoli comptabilise
vingt-deux arguments, dont treize relèvent de l’astronomie, cinq de
la physique d’Aristote et quatre de la théologie. Il est probable que
ce texte soit une commande de la curie romaine pour justifier publi-
quement la décision du Saint-Office, lequel garde toujours secrètes les
raisons de ses jugements.
Jamais imprimé, le texte d’Ingoli circule tout de même largement,
mais Galilée ne peut lui répondre sans briser la promesse faite aux
inquisiteurs de ne plus défendre ou soutenir publiquement le mouve-
ment de la Terre89. Kepler, par contre, lui répond en 1618. En conclu-
sion de sa longue lettre, il résume sa réponse aux arguments théo-
logiques d’Ingoli en disant90:
89. Annibale Fantoli, «Galilée. Pour Copernic et pour l’Église», Studi Galileiani,
Cité du Vatican, Publications de l’Observatoire du Vatican, vol. 5, 2001, p. 229-232.
90. Johannes Kepler, «Repontio ad ingoli disputaionem… inédit 1618», dans
Pierre-Noël Mayaud, Le Conflit entre l’astronomie nouvelle et l’Écriture Sainte
aux XVI e et XVII e siècles, Paris, Honoré Champion, 2005, vol. 3, p. 263.
66 l’impossible dialogue
95. Lettre de Galilée à Cesi, 9 octobre 1623, cité par Émile Namer, L’Affaire Galilée,
Paris, Gallimard/Julliard, coll. «Archives», 1975, p. 167.
96. Fantoli, Galilée. Pour Copernic et pour l’Église, p. 212.
97. Drake, Galileo at Work, p. 287.
les limites thÉologiques de l’autonomie des sciences 69
98. Voir son «Discours sur le flux et le reflux de la mer» dans Clavelin, Galilée
copernicien, p. 462-487. Galilée reprendra le contenu dans son Dialogue sur les deux
grands systèmes du monde, publié en 1632, lequel mènera à sa condamnation par
l’Inquisition l’année suivante.
99. Drake, Galileo at Work, p. 289.
70 l’impossible dialogue
rappelle toutefois, en juin 1624, que des cardinaux qui ont discuté avec
le pape de la question copernicienne notent qu’étant donné que «tous
les hérétiques [les protestants] tenaient cette opinion pour certaine»,
il fallait «être très prudent dans les déterminations à prendre à ce
sujet105».
309; voir aussi Richard J. Blackwell, Behind the Scenes at Galileo’s Trial, Notre Dame
(Indiana), University of Notre Dame Press, 2006.
105. Lettre de Cesi à Galilée, 8 juin 1634, citée par Namer, L’Affaire Galilée, p. 173.
106. Drake, Galileo at Work, p. 291.
72 l’impossible dialogue
107. Galilée, Écrits coperniciens, Paris, Le Livre de poche, 2004, p. 241, nous souli-
gnons.
108. Ibid., p. 243-244.
les limites thÉologiques de l’autonomie des sciences 73
En 1630, soit plus de cinq ans après avoir lancé le «ballon d’essai» que
fut la lettre à Ingoli, Galilée a, pour l’essentiel, terminé son grand
ouvrage. Il a transformé son Discours en Dialogue, mais garde la réfé-
rence au «flux et reflux de la mer». Il ne lui reste qu’à obtenir l’impri-
matur de la ville dans laquelle il désire le publier. Comme il vise Rome,
c’est avec le maître du Sacré Palais, qui a la charge d’octroyer un tel
permis d’imprimer, qu’il doit négocier. Or, le poste est occupé par le
dominicain Niccolo Riccardi (1585-1639) qu’il considère comme lui
étant favorable, car il avait été, en 1623, le consulteur chargé de réviser
son ouvrage précédent, L’Essayeur. Il en avait fait un rapport très
109. Lettre de Mario Guiducci à Galilée, 18 avril 1625, cité par Fantoli, Galilée. Pour
Copernic et pour l’Église, p. 233.
74 l’impossible dialogue
110. Pour les détails, voir ibid., p. 240-249; voir aussi Redondi, Galilée hérétique, et
Mario Biagioli, Galileo Courtier, Chicago, University of Chicago Press, 1993.
les limites thÉologiques de l’autonomie des sciences 75
[…] les années passées, on a publié à Rome un édit salutaire qui […]
imposait opportunément silence à l’opinion pythagoricienne de la
mobilité de la Terre. Il n’a pas manqué de personnes pour affirmer
témérairement que ce décret procédait non pas d’un examen judi-
cieux, mais d’une passion peu informée, et on a entendu se plaindre
et dire que des Consulteurs inexpérimentés en observations astrono-
miques ne devaient pas par de brusques interdictions couper les ailes
aux intellects spéculatifs. Mon zèle n’a pu se taire en entendant ces
téméraires lamentations. Pleinement instruit de cette décision très pru-
dente, j’ai jugé bon de paraître publiquement sur le Théâtre du Monde
comme simple témoin de la vérité.
111. Cité dans Fantoli, Galilée. Pour Copernic et pour l’Église, p. 247.
112. Galileo Galilei, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, Paris, Seuil,
coll. «Points sciences», 2000, p. 86, nous soulignons.
113. Ibid., p. 89.
76 l’impossible dialogue
Ingoli et affirme (sans rire?) que son «dessein dans le présent travail
est de montrer aux Nations étrangères» qu’en rassemblant «toutes les
réflexions qui portent sur le système de Copernic», il a voulu «faire
savoir que leur connaissance complète avait précédé la censure», et
que d’Italie «proviennent non seulement les dogmes qui visent
le salut de l’âme, mais aussi les découvertes ingénieuses qui font les
délices de l’esprit114». Il avertit le lecteur qu’il aborde l’astronomie de
Copernic «comme une pure hypothèse mathématique» et que s’il pré-
sente les preuves en sa faveur avec force «comme si elles devaient
absolument obtenir la victoire», il demeure que tout cela ne répond
pas pour autant «à une nécessité de la nature». Il présente sa théorie
des causes des marées non plus comme preuve de la rotation de la
Terre – ce qui demeure pourtant sa conviction –, mais seulement
comme une «ingénieuse fantaisie», de façon à pouvoir conserver la
priorité dans ce qu’il considère être sa découverte la plus importante.
Il écrit à cet effet que «pour éviter qu’un étranger, revêtant nos armes,
puisse nous reprocher de ne pas avoir remarqué un phénomène aussi
important, j’ai jugé bon de révéler quelle probabilité on peut lui
reconnaître quand on suppose la mobilité de la Terre115».
Galilée termine son exorde, d’ailleurs imprimé en caractères diffé-
rents du reste du volume – ce qui lui sera reproché au procès, car cela
peut donner l’impression qu’il n’en est pas l’auteur –, en répétant que
si les savants italiens continuent «à affirmer la stabilité de la Terre» et
se contentent «de voir dans le contraire une curiosité mathématique,
cela ne vient pas de [leur] ignorance de la pensée des autres» mais
plutôt «des raisons que recommandent la piété, la religion, la connais-
sance de la toute-puissance divine et la conscience de la faiblesse de
l’esprit humain116».
126. Franco Lo Chiatto et Sergio Marconi, Galilée entre le pouvoir et le savoir, Aix-
en-Provence, Alinéa, 1988, p. 113.
127. Eymerich et Peña, Le Manuel des inquisiteurs, p. 82.
128. Ibid., p. 126.
les limites thÉologiques de l’autonomie des sciences 81
129. Cité par Fantoli, Galilée. Pour Copernic et pour l’Église, p. 302-303.
130. Eymerich et Peña, Le Manuel des inquisiteurs, p. 82.
131. Ibid., p. 278.
82 l’impossible dialogue
quelqu’un qui les tiendrait pour peu convaincants et qui voudrait les
réfuter». Il souligne en particulier les arguments fondés sur les taches
solaires et le flux et reflux de la mer, qui étaient justement ses argu-
ments physiques préférés comme preuves de la réalité de la rotation
du Soleil et de la Terre. Citant Cicéron, il avoue avoir été «plus avide de
gloire que nécessaire» et justifie son erreur d’une «vaine ambition».
Voulant probablement éviter que son Dialogue soit à jamais inter-
dit, il précise que pour confirmer de façon plus solennelle qu’il «n’a
tenu, ni ne tient pour vraie l’opinion condamnée de la mobilité de la
Terre et de la stabilité du Soleil», il serait disposé à retravailler son livre
et à ajouter une ou deux journées à son dialogue, qui se clôt après
quatre jours d’échanges entre les protagonistes. Il pourrait ainsi
«reprendre les arguments apportés autrefois en faveur de la dite opi-
nion fausse et damnée et les réfuter de la façon la plus efficace que
notre Seigneur Dieu voudra mettre à [sa] disposition». Il dit «prier ce
Saint Tribunal de bien vouloir [le] soutenir dans cette bonne résolu-
tion en [lui] accordant la faculté de la mettre en œuvre132». Déses-
péré, il devait se dire que les lecteurs sauraient encore une fois décoder
ses vraies intentions.
Quoi qu’il en soit, cette offre curieuse est rejetée, et après deux
autres interrogatoires le jugement est rendu par les cardinaux inquisi-
teurs le 22 juin 1633. Galilée s’étant rendu «véhémentement suspect
d’hérésie, autrement dit d’avoir tenu et cru une doctrine fausse et
contraire aux Saintes Écritures», le tribunal ordonne «que par édit
public soit interdit le livre des Dialogues» et condamne son auteur «à
la prison selon qu’il nous plaira, dans ce Saint-Office», ce dernier se
«réservant la possibilité de modérer, de changer ou de lever tout ou
partie des susdites peines et pénitences133».
Le verdict ayant été lu devant lui, Galilée se met à genou et, la main
sur les Évangiles, récite le texte de son abjuration. Il admet que le
Saint-Office lui «avait intimé juridiquement l’ordre d’abandonner
la fausse opinion selon laquelle le Soleil est au centre du monde et
immobile et que la Terre n’est pas au centre du monde». Il s’engage à
ne plus la «tenir, défendre ni enseigner en aucune façon, oralement ou
par écrit». Ayant tout de même publié son Dialogue dans lequel il
«traite de la même doctrine déjà condamnée, en y apportant des rai-
sons très efficaces en sa faveur», il a été jugé coupable d’avoir «tenu et
cru» à la doctrine de Copernic. Par conséquent, Galilée déclare:
139. Cité par Jules Speller, Galileo’s Inquisition Trial Revisited, Francfort, Peter Lang,
2008, p. 355.
140. Ibid., p. 355.
141. Léon Garzend, L’Inquisition et l’Hérésie, Paris, Desclée de Brouwer, 1912, p. 64.
86 l’impossible dialogue
copernic et galilÉe 87
CHAPITRE 2
Copernic et Galilée:
deux épines au pied des papes
3. Pour une biographie récente, voir Peter N. Miller, L’Europe de Peiresc. Savoir et
vertu au XVII e siècle, Paris, Albin Michel, 2015.
4. Lettre d’Elia Diodati à Pierre Gassendi, 10 novembre 1634, dans Antonio
Favaro (dir.), Le Opere di Galileo Galilei, Florence, G. Barbera, vol. 16, 1905, p. 153.
Parlant de Galilée, Diodati écrit: «Je ne vous dirai [rien de plus] des considérations
de la continuation de ses souffrances, outre ce que j’en écris à Monsieur de Peiresc,
sinon que si Monsieur de Peiresc, par les habitudes qu’il a avec Monseigneur le Car-
dinal Barberini, pouvait intercéder envers lui pour obtenir quelque modération de
ces grandes rigueurs, et lui faire obtenir ce dont on lui avait donné espérance, c’est à
savoir la libération de sa restriction en sa métairie et liberté de se pouvoir transférer
à Florence et ailleurs, il ferait une œuvre de grand mérite et d’une mémorable cha-
rité.»
copernic et galilÉe 89
Le cardinal lui répond de façon polie mais brève qu’il «ne man-
quera pas de faire part à Notre Seigneur de ce que vous m’écrivez pour
M. Galilée; mais vous m’excuserez si je ne vous réponds pas avec plus
de détails sur ce point, car, bien que le dernier, je suis un des cardinaux
qui assistent au Saint-Office». Peiresc revient aussitôt à la charge en
faveur du «vénérable vieillard» et répète au cardinal que le refus de
faire preuve d’indulgence envers Galilée court «grand risque d’être
interprété défavorablement, et pourrait même être un jour comparé à
la persécution que Socrate éprouva dans sa patrie, persécution qui fut
si blâmée par les autres nations et jusque par les descendants de ses
persécuteurs5».
Galilée, qui est tenu au courant de ces interventions, en remercie
l’auteur mais avoue en attendre peu d’effets sur ce qu’il considère une
forteresse dont il «ne voit pas qu’elle donne le moindre signe de céder
sous les chocs6». Toutes ces implorations ne changeront rien à la déci-
sion d’Urbain VIII de ne pas céder aux pressions, et Galilée demeurera
5. Ces lettres ont été publiées en traduction française par G. Libri dans Le Journal
des savants, avril 1841, p. 218-222. L’original italien, avec la réponse de Barberini,
est dans Favaro (dir.), Le Opere di Galileo Galilei, p. 169-171. Les dates utilisées sont
celles établies par Favaro. On en trouve aussi une autre traduction dans Lo Chiatto
et Marconi, Galilée entre le pouvoir et le savoir, p. 241-246.
6. Galilée à Peiresc, 16 mars 1635, dans ibid., p. 259. Voir aussi la lettre de Peiresc
à Gassendi, 26 mai 1635, dans Favaro (dir.), Le Opere di Galileo Galilei, vol. 16,
p. 268.
copernic et galilÉe 91
8. Christoph von Romel (dir.), Leibniz und Landgraf Ernst von Hessen-Rheinfels.
copernic et galilÉe 93
15. Pour une analyse détaillée des corrections apportées à l’ouvrage de Copernic,
voir Michel-Pierre Lerner, «Copernic suspendu et corrigé. Sur deux décrets de
la Congrégation romaine de l’Index (1616-1620)», Galilaena, vol. 1, 2004, p. 21-
89.
16. Cité par Mayaud, La Condamnation des livres coperniciens, p. 121.
copernic et galilÉe 97
18. Cité par Annibale Fantoli, Galilée. Pour Copernic et pour l’Église, Studi Gali-
leiani, Cité du Vatican, Publications de l’Observatoire du Vatican, vol. 5, 2001,
p. 335-336.
19. Michael Segre, «The Never-Ending Galileo Story», dans Peter Machamer
(dir.), The Cambridge Companion to Galileo, Cambridge, Cambridge University
Press, 1998, p. 392.
20. Fantoli, Galilée. Pour Copernic et pour l’Église, p. 337; Antonio Favaro (dir.), Le
Opere di Galileo Galilei, Florence, G. Barbera, vol. 19, 1907, p. 399.
21. Paolo Galuzzi, «The Sepulchers of Galileo: The “Living” Remains of A Hero of
Science», dans Machamer (dir.), The Cambridge Companion to Galileo, p. 433-435.
copernic et galilÉe 99
Suite logique, mais lente à advenir, de cette décision, les livres d’as-
tronomie longtemps interdits nommément (dont ceux de Copernic,
Galilée et Kepler) sont finalement retirés de l’édition de 1835 de l’In-
dex des livres prohibés. Bien sûr, pour ne pas attirer l’attention, ces
retraits se font sans aucune publicité. On peut d’ailleurs se demander
si l’entêtement du maître du Sacré Palais ne visait pas simplement à
forcer l’institution à affirmer clairement ce qu’elle refusait de dire et
à mettre ses décrets en accord avec la réalité de l’époque. Chose cer-
taine, Galilée avait une fois de plus raison, lui qui avait noté de façon
ironique sur un feuillet conservé dans l’un de ses exemplaires du Dia-
logue: «Attention théologiens! En déclarant objet de Foi les proposi-
tions qui concernent le mouvement et le repos du Soleil et de la Terre,
vous vous exposez au danger de devoir peut-être, avec le temps,
condamner comme hérétiques ceux qui affirmeraient que la Terre est
immobile et que c’est le Soleil qui se déplace27».
27. Ibid.
102 l’impossible dialogue
28. Owen Chadwick, Catholicism and History: The Opening of the Vatican Archives,
Cambridge, Cambridge University Press, 1978, p. 14-15.
29. Ibid., p. 20-21; Francesco Beretta, «Le siège apostolique et l’affaire Galilée:
relectures romaines d’une condamnation célèbre», Roma moderna e contempora-
nea, année 7, no 3, 1999, p. 443; voir aussi, du même auteur, «Le procès de Galilée et
les archives du Saint-Office. Aspects judiciaires et théologiques d’une condamna-
tion célèbre», Revue des sciences philosophiques et théologiques, vol. 83, 1999, p. 467.
Une partie de la correspondance entre Paris et Rome se trouve dans L. Sandret, «Le
manuscrit original du procès de Galilée», Revue des questions historiques, vol. 22,
1877, p. 551-559.
copernic et galilÉe 103
La réhabilitation de Galilée
38. Pour plus de détails et de longs extraits des lettres de Paschini sur cette affaire,
voir Finocchiaro, Retrying Galileo, p. 318-326.
39. Cité par Finocchiaro, ibid., p. 324.
106 l’impossible dialogue
Que le «cas Galilée» soit une véritable épine au pied des papes, pris
dans les luttes idéologiques entre factions conservatrices et plus libé-
rales au sein de la curie romaine, est encore plus évident quand on
connaît la suite imprévue de cette curieuse histoire de censure d’une
simple biographie d’un savant du xviie siècle, pourtant commandée
par une organisation (l’Académie pontificale des sciences) relevant du
Vatican.
Décédé en décembre 1962, Paschini a légué par testament son
manuscrit à son ancien étudiant Michele Maccarrone, prêtre lui aussi
et successeur de Paschini à la chaire d’histoire religieuse de l’université
pontificale du Latran à Rome. Maccarrone se sent dès lors investi de la
mission de le publier. Il est alors président de la Commission pontifi-
cale des sciences historiques et sera plus tard expert au Concile Vati-
can II40. Rappelons que ce concile œcuménique est réactivé par
Paul VI à l’automne 1963, à la suite du décès en juin de la même année
de Jean XXIII qui en avait été l’initiateur. Convoqué pour repenser la
place de l’Église dans le monde moderne, Vatican II, on le sait, mar-
quera profondément l’histoire de l’Église catholique.
Maccarrone revient donc à la charge auprès de l’Académie ponti-
ficale des sciences, qui se montre plus ouverte dans le contexte
du 400e anniversaire de la naissance de Galilée (né en 1564). Tout
comme Galilée avait vu dans l’élection du pape Urbain VIII une
«conjoncture exceptionnelle», on peut dire que l’année 1963 en est
une aussi pour le destin du Galileo Galilei en deux volumes de Pas-
chini. En effet, Mgr Montini, qui, on l’a vu, avait été plutôt favorable à
Paschini dans le bras de fer qui avait opposé ce dernier au Saint-Office,
est élu pape le 21 juin 1963. Lors d’une audience auprès du nouveau
pape Paul VI, Maccarrone l’informe donc de son projet de publier
l’ouvrage de Paschini et reçoit l’appui du Saint-Père. Par ailleurs, les
débats de l’automne au concile œcuménique allaient dans le sens de la
publication du manuscrit refusé vingt ans plus tôt. En effet, l’une des
questions débattues alors par Vatican II est celle des rapports entre
science et religion. Dans ce contexte, plusieurs membres du concile
avancent qu’une déclaration explicite sur Galilée serait de mise étant
donné le symbole qu’il incarne et l’occasion unique fournie par
le 400e anniversaire de sa naissance. Ils font ainsi écho aux nombreux
scientifiques qui réclamaient une réhabilitation solennelle de Galilée.
Une version préliminaire de ce qui deviendra une partie du para-
graphe 36 de la constitution pastorale Gaudium et Spes sur la «juste
autonomie des réalités terrestres» suggère de mentionner explicite-
ment que la condamnation de Galilée a été une erreur. Or, la majorité
des membres du concile s’y refuse, et un compromis est trouvé qui
laisse le texte vague mais ajoute une note de bas de page renvoyant,
sans commentaires, à l’ouvrage de Paschini sur Galilée que les autori-
tés ont finalement accepté de publier, non sans en avoir revu les parties
les plus critiques. Maccarrone n’a d’ailleurs jamais été mis au courant
de ces «retouches», dites mineures par le jésuite Edmond Lamalle,
responsable de l’édition finale du manuscrit. En fait, sous prétexte de
mettre à jour un travail datant de vingt ans déjà, ces corrections ren-
versaient carrément plusieurs des jugements de Paschini41. Membre
du Saint-Office et représentant le courant conservateur, Mgr Pietro
Parente considère que cet ouvrage n’apporte rien de neuf. Également
participant au concile, il s’oppose fortement, avec d’autres, à toute
admission franche que le procès de Galilée a été une erreur 42.
43. Jean-Paul Messina, Évêques africains au Concile Vatican II, 1959-1965. Le cas
du Cameroun, Paris, Karthala, 2000, p. 138.
44. Léon-Arthur Elchinger, L’Âme de l’Alsace et son avenir, Strasbourg, La Nuée
bleue, 1992, p. 167.
copernic et galilÉe 109
45. Cité par Henri Fesquet, «Vatican II et la culture», Le Monde, 6 novembre 1964.
46. Cité par Elchinger, L’Âme de l’Alsace et son avenir, p. 167.
110 l’impossible dialogue
Évidemment, tout cela est trop franc et trop radical pour l’Église,
toujours aux prises avec des dissensions internes qui portent plutôt au
compromis et aux changements les plus lents possibles. Les cardinaux
sont donc divisés sur la façon précise de reconnaître les torts histo-
riques de l’Église, et la faction conservatrice l’emporte une fois de plus,
avec l’appui de Paul VI, qui préfère lui aussi ne pas remuer le dossier
Galilée. En effet, admettre clairement avoir fait erreur ne pourrait
qu’affecter la légitimité de l’Église en tant qu’institution.
47. Cité par Alberto Melloni, «Galileo al Vaticano II», dans Massimo Bucciantini,
Michele Camerota et Franco Guidice (dir.), Il Caso Galileo. Una rilettura storica,
filosofica, teologica, Florence, Leo S. Olschki, 2011, p. 482.
48. Ibid., p. 482-483.
copernic et galilÉe 111
49. Pour une analyse détaillée des débats, voir ibid., p. 461-490.
50. Cité par Finocchiaro, Retrying Galileo, p. 330.
112 l’impossible dialogue
savant florentin la réparation qui lui était due51». Mais comme l’avait
prévu le père Dubarle, cette demi-mesure, décodable seulement par
les initiés, ne peut satisfaire l’exigence, exprimée de façon récurrente
depuis des siècles, d’une réhabilitation «réelle», c’est-à-dire franche
et directe, de Galilée.
L’intervention de Jean-Paul II
51. Georges Gusdorf, La Révolution galiléenne, tome 1, Paris, Payot, 1969, p. 133.
copernic et galilÉe 113
fut peu active, ne se réunit plus après la fin de l’année 1983 et n’ap-
porta rien de réellement neuf dans le dossier Galilée. Lorsqu’en 1989
le pape s’enquiert auprès du président de la commission de l’avance-
ment des travaux, il constate que, selon Coyne, «plusieurs de ses
membres sont décédés ou inactifs54». Il est alors décidé que Mgr Pou-
pard préparera un rapport final pour que le pape puisse ensuite faire
une déclaration sur le sujet55. Cependant, aux yeux des meilleurs spé-
cialistes de Galilée, l’interprétation proposée en fin de compte dans ce
rapport ne peut sérieusement être considérée comme une synthèse
des travaux de la commission.
L’irritation ressentie par plusieurs experts de Galilée à la lecture du
rapport de synthèse préparé par Poupard tient au fait que le cardinal
semble encore une fois éviter d’admettre clairement que l’Église a
commis une erreur en condamnant la doctrine de Copernic et, à sa
suite, Galilée lui-même56. Poupard fait même l’éloge de Bellarmin,
qu’il présente comme un meilleur épistémologue que Galilée! Il
reprend aussi à son compte le sophisme voulant que seule une preuve
«irréfutable» aurait pu justifier le point de vue de Galilée et qu’une
telle preuve n’a été acquise que bien plus tard, ce qui justifiait donc le
point de vue de Bellarmin. Loin d’apaiser les esprits, cette conclusion
sème plutôt l’amertume. Coyne lui-même se demande s’il est juste de
parler du «mythe Galilée», car, dit-il, il s’agit peut-être «d’un exemple
54. George V. Coyne, s.j., «Galileo Judged. Urbain VIII to John Paul II», dans Buc-
ciantini, Camerota et Guidice (dir.), Il Caso Galileo, p. 493.
55. Paul Poupard, «Compte rendu des travaux de la commission pontificale
d’études de la controverse ptolémo-copernicienne aux xvie-xviie siècles», dans Paul
Poupard (dir.), Après Galilée. Science et foi: nouveau dialogue, Paris, Desclée de
Brouwer, 1994, p. 93-97.
56. Finocchiaro, Retrying Galileo, p. 353-357; Fantoli, Galilée. Pour Copernic et
pour l’Église, p. 535-539; pour une critique détaillée, voir Annibale Fantoli, «Galileo
and the Catholic Church: A Critique of the “Closure” of the Galileo Commission’s
Work», traduction de George V. Coyne, Studi Galileiani, vol. 4, no 1, 2002.
copernic et galilÉe 115
admettre que chacun avait ses torts. Ainsi, Galilée aurait refusé «la
suggestion qui lui était faite de présenter comme une hypothèse
le système de Copernic, tant qu’il n’était pas confirmé par des preuves
irréfutables», alors que «c’était pourtant là une exigence de la
méthode expérimentale dont il fut le génial initiateur». Les historiens
ont vite noté le sophisme: la prétendue «méthode scientifique» ne
demande pas, même au temps de Galilée, une preuve «irréfutable»,
mais bien une comparaison rationnelle des thèses en présence. Car il
est évident qu’il n’y avait aussi aucune preuve «irréfutable» de l’im-
mobilité de la Terre! À l’inverse, le cardinal Bellarmin, véritable idole
de Poupard, aurait pour sa part «perçu le véritable enjeu du débat»,
car il estimait que, «devant d’éventuelles preuves scientifiques [du
mouvement] de la Terre autour du Soleil», on devrait «interpréter
avec une grande circonspection» tout passage de la Bible qui semble
affirmer que la Terre est immobile. Pour faire bonne mesure, le pape
admet que Galilée, «croyant sincère, s’est montré plus perspicace»
sur la façon d’interpréter les textes «que ses adversaires théolo-
giens61». Et il cite un extrait de la lettre de Galilée à Castelli, ajoutant
même que son développement dans la lettre à la grande-duchesse
Christine de Lorraine «est comme un petit traité d’herméneutique
biblique62».
En somme, conclut Jean-Paul II dans son allocution de 1992,
toute cette histoire aurait été une «tragique incompréhension réci-
proque» qui fut «interprétée comme le reflet d’une opposition
constitutive entre science et foi». Les élucidations apportées par les
récentes études historiques, ajoute-t-il, «nous permettent d’affirmer
que ce douloureux malentendu appartient désormais au passé 63».
CHAPITRE 3
10. Jack Morrell et Arnold Thackray, Gentlemen of Science: Early Years of the Bri-
tish Association for the Advancement of Science, Oxford, Oxford University Press,
1981, p. 224-245.
11. John Henry Newman, «The Usurpations of Reason», sermon prêché
le 11 décembre 1831 à Oxford, reproduit dans Fifteen Sermons Preached Before the
University of Oxford Between A.D. 1826 and 1843, Londres, Rivingstons, 1890,
p. 70-72.
dieu: du centre à la pÉriphÉrie des sciences 123
12. Mordechai Feingold (dir.), Jesuit Science and the Republic of Letters, Cam-
bridge, MIT Press, 2003.
13. John Henry Newman, «Faith and Reason, Contrasted as Habits of Mind»,
sermon de l’Épiphanie de 1839, reproduit dans Fifteen Sermons, p. 194.
14. Voir, par exemple, T. F. Torrance, «Christian Faith and Physical Science in the
Thoughts of James Clerk Maxwell», dans T. F. Torrance (dir.), Transformation and
Convergence in the Frame of Knowledge: Explorations in the Interrelations of Scientific
and Theological Enterprise, Grand Rapids (Michigan), Eerdmans, 1984, p. 215-242.
124 l’impossible dialogue
17. Jean Kepler, Le Secret du monde, introduction, traduction et notes d’Alain Phi-
lippe Segonds, Paris, Les Belles Lettres, 1984, p. 187-188; voir aussi Charlotte
Methuen, «The Teachers of Johannes Kepler: Theological Impulses to the Study of
the Heavens», dans Sciences et Religions. De Copernic à Galilée (1540-1610), collec-
tion de l’École française de Rome, vol. 260, 1996, p. 183-203.
18. Matthew Stanley, «By Design: James Clerk Maxwell and the Evangelical Uni-
fication of Science», The British Journal for the History of Science, vol. 45, no 1,
mars 2012, p. 57-73.
126 l’impossible dialogue
Dans son Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, l’un des
ouvrages fondateurs de la science moderne, Galilée suggère de s’en
tenir aux causes naturelles pour expliquer les phénomènes physiques.
19. Matthew Stanley, Huxley’s Church and Maxwell’s Demon: From Theistic
Science to Naturalistic Science, Chicago, University of Chicago Press, 2015, p. 2.
20. Pierre Gibert, L’Invention critique de la Bible, XV e-XVIII e siècle, Paris, Gallimard,
2010.
dieu: du centre à la pÉriphÉrie des sciences 127
21. Galileo Galilei, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, Paris, Seuil,
coll. «Points sciences», 1992, p. 605-606.
22. Ibid., p. 120.
128 l’impossible dialogue
23. Steven Shapin, «Pump and Circumstance: Robert Boyle’s Literary Techno-
logy», Social Studies of Science, vol. 14, 1984, p. 481-520.
24. Margaret G. Cook, «Divine Artifice and Natural Mechanism: Robert Boyle’s
Mechanical Philosophy of Nature», Osiris, vol. 16, 2001, p. 133-150.
25. La base de données de revues plein texte JSTOR permet une recherche dans les
Philosophical Transactions de la Société royale de Londres de 1665 à nos jours. Voici
les résultats par siècle: 1665-1699: 108; 1700-1799: 139; 1800-1899: 18.
dieu: du centre à la pÉriphÉrie des sciences 129
Un siècle plus tard, en 1802, le livre à succès sera celui du révérend Wil-
liam Paley Théologie naturelle ou Preuves de l’existence et des attributs de
la Divinité tirées des apparences de la Nature, qui occupera la scène
intellectuelle du milieu du xixe siècle. Le continent connaîtra lui aussi
la vogue de la théologie naturelle avec la publication en 1738 d’une
Théologie des insectes ou Démonstration des perfections de Dieu dans
tout ce qui touche les insectes, du naturaliste et théologien allemand Fré-
déric-Christian Lesser (1692-1754), rapidement traduite en français.
En France, c’est l’abbé Noël-Antoine Pluche (1688-1761) qui, dès le
début des années 1730, fait connaître la théologie naturelle à un large
public dans ses nombreux volumes du Spectacle de la nature 28.
Membre fondateur de la Société royale de Londres, Robert Boyle
donne une impulsion importante à la théologie naturelle en consa-
crant par testament une partie de sa fortune à la création des Boyle
Lectures, cycle de conférences prononcées dans deux églises anglicanes
de Londres, St. Paul et St. Mary-le-Bow. Souvent publiées par la suite,
elles font la promotion de la religion chrétienne contre les «infidèles»
et les «athées» et affirment la compatibilité de la religion et de la
science29. Notons au passage que l’obsession de Boyle et de ses amis
contre ce qu’ils appellent les «athées» ne prouve aucunement que de
telles personnes existent vraiment à son époque. Il s’agit plutôt d’une
insulte visant à discréditer les conceptions concurrentes du christia-
nisme, car les auteurs de cette époque se décrivent rarement eux-
mêmes comme «athées30».
31. Voir sur le site en anglais de Wikipédia la liste des conférenciers depuis 1692 à
l’article «Boyle Lectures».
132 l’impossible dialogue
32. William H. Austin, «Newton on Science and Religion», Journal of the History
of Ideas, vol. 31, 1970, p. 522.
33. Notons que la seule traduction française des Principia de Newton est celle de
la marquise du Châtelet, publiée en 1759, dont le texte du scholium generale est
repris dans Jean-Pierre Verdet (dir.), Astronomie et Astrophysique, Paris, Larousse,
coll. «Textes essentiels», 1993, p. 487-488. La traduction de la marquise est toutefois
fautive et on peut y voir sa propre interprétation de l’énoncé de Newton. Alors que
ce dernier dit clairement que le discours sur Dieu fait bien partie de la physique
(«philosophie expérimentale ou de la nature»), une telle interprétation semble
inacceptable (ou incompréhensible) au siècle des Lumières: la physique ne peut
qu’étudier les ouvrages du créateur et non le créateur lui-même, objet qui relève
plutôt de la théologie. La phrase «Voilà ce que j’avais à dire de Dieu, dont il appar-
tient à la philosophie naturelle d’examiner les ouvrages» est donc fautive, car elle
suggère que la philosophie de la nature étudie seulement les ouvrages créés par Dieu
et ne traite pas directement de Dieu. La traduction anglaise par Andrew Motte
en 1729 des Principia, ouvrage rédigé en latin par Newton, dit bien: «And thus
dieu: du centre à la pÉriphÉrie des sciences 133
much concerning god, to discourse of whom from the appearances of things, does cer-
tainly belongs to natural philosophy.» Isaac Newton, Principia, traduction de Motte,
révisée par Cajori, vol. 2, The System of the World, Berkeley, University of California
Press, 1973, p. 546, nous soulignons. Une traduction plus moderne mais équiva-
lente: «This concludes the discussion of God, and to treat of God from phenomena
is certainly part of “natural” philosophy»; Isaac Newton, Principia, traduction de
I. B. Cohen et Anne Whitman, Berkeley, University of California Press, 1999, p. 943,
nous soulignons.
34. Stephen D. Snobelen, «“God of Gods, and Lord of Lords”: The Theology of
Isaac Newton’s General Scholium to the Principia», Osiris, vol. 16, 2001, p. 197.
35. Frank E. Manuel, A Portrait of Newton, p. 130-131.
36. Ibid., p. 126.
134 l’impossible dialogue
37. Pour une analyse détaillée du contexte général ayant mené Newton à ajouter
ce Scholium generale, voir Larry Stewart, «Seeing Through the Scholium: Religion
and Reading Newton in the Eighteenth Century», History of Science, vol. 34, 1996,
p. 123-165; Stephen D. Snobelen, «To Discourse of God: Isaac Newton’s Heterodox
Theology and His Natural Philosophy», dans Paul B. Wood (dir.), Science and Dis-
sent in England, 1688-1945, Aldershot (Angleterre), Ashgate, 2004, p. 39-65.
dieu: du centre à la pÉriphÉrie des sciences 135
45. Dans sa lettre au pape, Copernic écrit: «On n’ignore pas en effet que Lac-
tance, par ailleurs écrivain célèbre mais piètre mathématicien, parle de façon tout à
fait puérile de la forme de la terre lorsqu’il tourne en dérision ceux qui ont enseigné
que la terre a la forme d’un globe». Verdet (dir.), Astronomie et Astrophysique,
p. 208.
46. Charles Coulston Gillispie, Genesis and Geology: A Study in the Relations of
Scientific Thought, Natural Theology and Social Opinion in Great Britain, 1790-1850,
Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1969.
dieu: du centre à la pÉriphÉrie des sciences 139
47. Cité par Charles Lyell, Principes de géologie, Paris, Langlois et Leclercq, 1843,
p. 93.
48. Ibid., p. 102.
140 l’impossible dialogue
qui d’ailleurs ne s’éloigne pas des idées qu’on peut avoir au sujet des
changements et des révolutions qui peuvent et doivent arriver dans
l’univers49.
49. Buffon, Histoire naturelle, tome 1, Paris, Imprimerie royale, 1749, p. 131-132.
50. Ibid., p. 197.
51. Ibid., p. 201.
dieu: du centre à la pÉriphÉrie des sciences 141
Il faut surtout, dit-il, «ne pas mêler une mauvaise physique avec la
pureté du livre saint53».
Malgré les efforts de Buffon pour sauver à la fois le récit biblique et
l’autonomie de la science en suggérant de ne pas mélanger les genres,
ses explications purement naturelles de la formation de la Terre et de
la destinée probable du Soleil étaient à l’évidence incompatibles avec
le récit biblique. On verra au prochain chapitre que Buffon ne pourra
éviter la mise à l’Index qu’en affirmant ne considérer son histoire que
comme une hypothèse, conformément à l’«épistémologie catho-
lique» du cardinal Bellarmin.
Après Buffon, la géologie se développe sur des bases strictement
naturalistes, évitant toute discussion d’une intervention divine
52. Ibid.
53. Ibid., p. 203.
142 l’impossible dialogue
La révolution darwinienne
Je sais bien que cette doctrine de la sélection naturelle […] peut sou-
lever les objections qu’on avait d’abord opposées aux magnifiques
144 l’impossible dialogue
56. Charles Darwin, L’Origine des espèces, Paris, Flammarion, coll. «GF», 2008,
p. 148-149.
57. Ibid., p. 346-347.
58. Lettre de Darwin à Lyell, 28 mars 1858, dans Charles Darwin, Origines. Lettres
choisies 1828-1859, Paris, Bayard, 2009, p. 314.
dieu: du centre à la pÉriphÉrie des sciences 145
59. William Whewell, Astronomy and General Physics Considered with Reference to
Natural Theology, Londres, William Pickering, 1833, p. 356-357.
146 l’impossible dialogue
60. Cité par Darwin en épigraphe à la première édition de son ouvrage. Malheu-
reusement l’édition française de L’Origine des espèces publiée par Flammarion
en 2008 ne reprend pas ces citations qui sont pourtant très importantes. Elles sont
par contre présentes dans les éditions françaises de 1862 et de 1876, traduites res-
pectivement par Clémence Royer et Édouard Barbier.
61. Kenneth J. Howell, God’s Two Books: Copernican Cosmology and Biblical Inter-
pretation in Early Modern Science, Notre Dame (Indiana), University of Notre
Dame Press, 2002.
62. Darwin, L’Origine des espèces, p. 562.
63. Ibid., p. 563.
dieu: du centre à la pÉriphÉrie des sciences 147
64. Charles Darwin, L’Origine des espèces, traduit sur l’édition anglaise définitive
par Édouard Barbier, Paris, C. Reinwald, 1880, p. 566.
65. Ibid., p. 566. Voir la lettre de Charles Kingsley à Darwin, 18 novembre 1859,
dans The Correspondence of Charles Darwin, vol. 7, 1858-1859, Cambridge, Cam-
bridge University Press, 1992, p. 379-380.
66. Charles Darwin, L’Autobiographie, Paris, Seuil, 2008, p. 82-83.
148 l’impossible dialogue
73. Pietro Corsi, «Idola Tribus: Lamarck, Politics and Religion in the Early Nine-
teenth Century», dans Aldo Fasolo (dir.), The Theory of Evolution and Its Impact,
Dordrecht (Pays-Bas), Springer-Verlag, 2012, p. 33.
74. Darwin, L’Origine des espèces, traduction Barbier, p. XII; il s’agit de la «Notice
historique sur les progrès de l’opinion relativement à l’origine des espèces avant la
publication de la première édition anglaise du présent ouvrage», ajoutée par
Darwin dans la troisième édition de 1861.
75. Boucher de Perthes, Antiquités celtiques et antédiluviennes, tome troisième,
dieu: du centre à la pÉriphÉrie des sciences 151
Paris, Dumoulin, 1864, p. 112; pour plus de détails, voir Marc Groenen, Pour une
histoire de la préhistoire, Paris, Jérôme Million, 1994, p. 52-72.
76. Charles Lyell, L’Ancienneté de l’homme prouvée par la géologie et remarques sur
les théories relatives à l’origine des espèces par variation, traduit par M. Chaper, Paris,
J. B. Baillière et fils, 1864, p. 538.
152 l’impossible dialogue
77. Voir François Laplanche, La Bible en France entre mythe et critique, XVI e-
XIX e siècle, Paris, Albin Michel, 1994; et, du même auteur, La Crise de l’origine.
La science catholique des Évangiles et l’histoire au XXe siècle, Paris, Albin Michel,
2006.
78. Laplanche, La Bible en France, p. 141-142.
dieu: du centre à la pÉriphÉrie des sciences 153
Naturaliser Dieu
CHAPITRE 4
La science censurée
mais ont traversé les siècles jusqu’à l’abolition de l’Index au milieu des
années 1960. Certaines de ces condamnations furent officiellement
consignées dans l’Index des livres prohibés, d’autres furent plus sub-
tiles et moins publiques pour ne pas alimenter la controverse. Toutes
visaient à rappeler aux savants qu’ils devaient se soumettre aux auto-
rités religieuses.
2. Descartes à Mersenne, fin novembre 1633, dans Charles Adam et Paul Tan-
nery (dir.), Œuvres de Descartes, tome 1, Paris, Vrin, 1996, p. 270-271.
3. Lettre à Mersenne, décembre 1640, citée par Léon Petit, «L’affaire Galilée vue
par Descartes et Pascal», Dix-septième siècle, no 28, 1955, p. 234.
162 l’impossible dialogue
aussi à un ami «avoir donné ordre que l’on consultât pour [lui] un
cardinal, qui [lui] fait l’honneur de [l]’avouer pour un de ses amis
depuis plusieurs années et qui est l’un des cardinaux de cette congré-
gation qui a condamné Galilée4». Selon son premier biographe,
Adrien Baillet, qui publie sa Vie de Monsieur Descartes en 1691, le mys-
térieux cardinal serait nul autre que Francesco Barberini (1597-1679),
neveu du pape Urbain VIII et membre du Saint-Office. Bien que rien
ne puisse confirmer cette intervention, il reste que Descartes a tout fait
pour avoir la permission de parler du mouvement de la Terre et de
publier son Monde. Malgré son optimisme, son traité ne paraîtra fina-
lement qu’à titre posthume en 1664. Mais il en tire plusieurs extraits
pour ses Principes de philosophie, qu’il publie finalement en 1644 en
prenant grand soin de ne pas affirmer la mobilité de la Terre. Ce sera
peine perdue puisque ses propres œuvres seront mises à l’Index
en 16635.
Dans les années qui suivent la condamnation de Galilée, la confu-
sion règne sur le statut précis de cette décision de l’Inquisition
romaine. Même un prêtre catholique comme l’astronome Ismaël
Boulliau (1605-1694) reste convaincu qu’enseigner la mobilité de la
Terre ne constitue en rien un geste hostile à l’Église. En décembre 1644,
soit deux ans après la mort de Galilée, il confie à Mersenne qu’il est
possible que l’interdiction d’enseigner le mouvement de la Terre
«regarde particulièrement l’Italie et non toute la Chrétienté, puisque
de la part du Saint Siège on n’en a point eu de notification, sans doute
qu’on a jugé qu’il n’était point à propos6». Cette position favorable à
13. Jesús Martínez de Bujanda, Francis M. Higman et James K. Farge (dir.), Index
de l’Université de Paris: 1544, 1545, 1547, 1549, 1551, 1556, Genève, Libraire Droz,
1985.
14. Cité dans ibid., p. 37.
15. Cité par Maurice A. Finocchiaro, Retrying Galileo, 1633-1992, Berkeley, Uni-
versity of California Press, 2005, p. 83-84.
166 l’impossible dialogue
16. Cité par Armand Stévart, Procès de Martin Étienne van Velden, professeur à
l’université de Louvain, Bruxelles, C. Muquardt, 1871, p. 60.
17. Jesús Martínez de Bujanda (dir.), Index de l’Université de Louvain: 1546, 1550,
1558, Genève, Libraire Droz, 1986, p. 14.
la science censurÉe 167
rôle dans cette histoire, il ne faut surtout pas perdre de vue que cette
controverse, qui oppose trois institutions cherchant chacune à faire
valoir sa juridiction et à imposer son autorité (l’université, le gouver-
nement civil local et Rome), n’a été possible que parce que Rome
interdit l’enseignement de Copernic comme thèse. Les universités
catholiques doivent obéir aux décrets de l’Index et de l’Inquisition.
S’adressant à un représentant du Conseil privé du roi chargé de cette
affaire à Bruxelles, van Velden avouait d’ailleurs son «étonnement de
ce que, pour la bagatelle d’une simple Thèse sans importance aucune,
on ait fait tant de bruit». Il se dit même «honteux de courir si souvent
à Bruxelles et d’y aller importuner tout le monde pour un tel sujet23».
24. Cité par Pietro Redondi, Galilée hérétique, Paris, Gallimard, 1985, p. 370-371.
25. Ibid., p. 373.
172 l’impossible dialogue
26. L’ouvrage de Pietro Redondi, déjà cité, est en fait entièrement consacré à cette
question. L’historien Francesco Beretta suggère que l’échec de la dénonciation
s’explique par le fait que les thèses atomistes étaient alors peu répandues en Italie;
voir Beretta, «Doctrine des philosophes, doctrine des théologiens et Inquisition
au xviie siècle: aristotélisme, héliocentrisme, atomisme», dans Vera Doctrina:
zur Begriffsgeschichte der Lehre von Augustinus bis Descartes, Wiesbaden (Hesse),
Otto Harrassowitz, 2006, p. 173-197, accessible à hal.archives-ouvertes.fr/
halshs-00453269/document. Le rapport du consulteur a été publié dans Thomas
Cerbu, «Melchior Inchofer, “un homme fin et rusé”», dans Montesinos et Solís
(dir.), Largo campo di filosofare, p. 587-611.
27. Lynn Thorndike, «Censorship by the Sorbonne of Science and Superstition in
the First Half of the Seventeenth Century», Journal of the History of Ideas, vol. 16,
no 1, 1955, p. 119-125.
28. Redondi, Galilée hérétique, p. 269.
la science censurÉe 173
29. Sylvain Matton, «Note sur quelques critiques oubliées de l’atomisme: à pro-
pos de la transsubstantiation», Revue d’histoire des sciences, vol. 55, no 2, 2002,
p. 288-289.
30. Sophie Roux, «Descartes atomiste?», dans Romano Gatto et Egidio
Festa (dir.), Atomismo e continuo nel XVII secolo, Naples, Vivarium, 2000, p. 211-
274.
31. Jean-Robert Armogathe et Vincent Carraud, «La première condamnation des
Œuvres de Descartes», p. 103-137.
32. Jean-Robert Armogathe, «Cartesian Physics and the Eucharist in the Docu-
ments of the Holy Office and the Roman Index (1671-6)», dans Tad M. Schmaltz
(dir.), Receptions of Descartes: Cartesianism and Anti-Cartesianism in Early Modern
Europe, New York, Routledge, 2005, p. 147.
174 l’impossible dialogue
33. Nicola Borchi, «La métaphysique d’Antonio Genovesi face à la censure ecclé-
siastique de Rome», dans Jacques Domenach (dir.), Censure, autocensure et art
d’écrire, Bruxelles, Complexe, 2005, p. 157-164.
34. Pie XII, Humani generis, cité d’après le texte français sur le site du Vatican:
w2.vatican.va/content/pius-xii/fr/encyclicals/documents/hf_p-xii_enc_12081950_
humani-generis.html.
la science censurÉe 175
35. Steven J. Dicks, La Pluralité des mondes, traduction de Marc Rolland, Arles,
Actes Sud, 1989, p. 73-91.
36. Cité dans ibid., p. 86.
176 l’impossible dialogue
38. John Wilkins, Le Monde dans la Lune, Rouen, Jacques Cailloüe, 1655. La liste
des propositions, non paginée, est placée en fin de volume. Dans la version originale
anglaise, les propositions sont réunies au tout début du volume sous le titre «The
Propositions That Are Proved in This Discourse». J’ai consulté la quatrième édition
publiée à Londres en 1684. Tout comme la version française, on la trouve gratuite-
ment sur Google Books.
39. Wilkins, Le Monde dans la Lune, livre II, p. 5.
40. Ted Peters, «The Implications of the Discovery of Extra-Terrestrial Life for
178 l’impossible dialogue
I. Ce sont les eaux de la mer qui ont produit les montagnes, les vallées
de la terre… ce sont les eaux du ciel qui ramenant tout au niveau,
rendront un jour cette terre à la mer, qui s’en emparera successive-
ment en laissant à découvert de nouveaux continens semblables à
ceux que nous habitons, édit. in-4 o tome I, page 124; in-12, tome I,
page 181.
II. Ne peut-on pas s’imaginer… qu’une comète tombant sur la surface
du soleil aura déplacé cet astre, & qu’elle en aura séparé quelques
petites parties auxquelles elle aura communiqué un mouvement
d’impulsion… en sorte que les planètes auroient autrefois appartenu
au corps du soleil, & qu’elles en auroient été détachées, &c. édit in-4 o
p. 133; in-12, p. 193.
III. Voyons dans quel état elles (les planètes, & surtout la terre) se sont
trouvées, après avoir été séparées de la masse du soleil. édit in-4o p.
143; in-12, p. 208.
IV. Le soleil s’éteindra probablement… faute de matière combus-
tible… la terre au sortir du soleil étoit donc brûlante & dans un état
de liquéfaction. édit. in-4 o, p. 149 in-12, page 217.
Condamnation du matérialisme
et de l’histoire critique des religions
en anglais en 1794, il n’est mis à l’Index qu’en 1817, soit sept ans après
sa traduction en français et plus de dix ans après sa traduction ita-
lienne. Parmi les ouvrages «matérialistes» interdits de lecture aux
catholiques, mentionnons le célèbre – et toujours instructif – Cours de
philosophie positive d’Auguste Comte (1798-1857), en six volumes
publiés entre 1830 et 1842, mis à l’Index des livres prohibés en 1864.
La très belle Esquisse d’un tableau historique du progrès de l’esprit
humain, rédigée à la hâte par un Condorcet recherché par les partisans
de la Terreur révolutionnaire, et publiée immédiatement après son
décès en 1794, sera aussi insérée à l’Index en 1827.
Même si la plupart des sectes protestantes n’ont pas de structures
institutionnelles centralisées comparables à celles de l’Église catho-
lique, l’Église anglicane garde encore au xixe siècle le contrôle des éta-
blissements d’enseignement qui sont de son ressort et peut ainsi exer-
cer des pressions sur les auteurs considérés comme matérialistes. Le
professeur de physiologie William Lawrence (1783-1867) l’apprend à
ses dépens lorsqu’il publie en 1819 un traité d’anatomie comparée et
de physiologie jugé trop matérialiste au goût des élites anglicanes. Son
ouvrage propose une «histoire naturelle de l’homme» et soutient que
les processus mentaux qui déterminent les pensées et la conscience ne
sont qu’une fonction du cerveau. Ses propos sont aussitôt dénoncés
en cour comme blasphématoires et il est forcé de renoncer à son poste
de professeur. Pour calmer les esprits, il retire son ouvrage du marché.
Cette soumission aux autorités anglicanes lui permet de reprendre sa
position quelques années plus tard, et il termine sa carrière au sommet
de l’échelle sociale comme médecin de la reine Victoria57.
Comme on l’a vu au chapitre précédent, l’histoire critique des reli-
57. Pietro Corsi, Science and Religion: Baden Powell and the Anglican Debate, 1800-
1860, Cambridge, Cambridge University Press, 1988, p. 56; Peter G. Mudford,
«William Lawrence and The Natural History of Man», Journal of the History of
Ideas, vol. 29, 1968, p. 430-436.
186 l’impossible dialogue
Rationalisme modéré
VIII. Comme la raison humaine est égale à la religion elle-même, les
sciences théologiques doivent être traitées comme les sciences philo-
sophiques.
IX. Tous les dogmes de la religion chrétienne sans distinction sont l’objet
de la science naturelle ou philosophie; et la raison humaine n’ayant
qu’une culture historique, peut, d’après ses principes et ses forces
naturelles, parvenir à une vraie connaissance de tous les dogmes,
même les plus cachés, pourvu que ces dogmes aient été proposés à la
raison comme objet.
X. Comme autre chose est le philosophe et autre chose la philosophie,
celui-là a le droit et le devoir de se soumettre à une autorité dont il
188 l’impossible dialogue
s’est démontré à lui-même la réalité; mais la philosophie ne peut ni
ne doit se soumettre à aucune autorité.
XI. L’Église non seulement ne doit, dans aucun cas, sévir contre la philo-
sophie, mais elle doit tolérer les erreurs de la philosophie et lui aban-
donner le soin de se corriger elle-même.
XII. Les décrets du Siège apostolique et des Congrégations romaines
empêchent le libre progrès de la science.
XIII. La méthode et les principes d’après lesquels les anciens docteurs sco-
lastiques ont cultivé la théologie ne sont plus en rapport avec les
nécessités de notre temps et les progrès des sciences.
XIV. On doit s’occuper de philosophie sans tenir aucun compte de la révé-
lation surnaturelle.
59. François Laplanche, La Bible en France entre mythe et critique, XVIe-XIXe siècle,
Paris, Albin Michel, 1994, p. 189-191.
la science censurÉe 189
épithète que son nom même60». Comme bien d’autres croyants avant
lui, il affirme que toute «antinomie apparente entre la science et la
religion» se résoudra un jour et qu’il n’y a pas lieu de les dissimuler. Il
n’existe donc pas, pour lui, de «conflit réel entre la science et la reli-
gion», car «leurs deux domaines sont absolument distincts et ne les
exposent pas à se heurter», et leurs «vérités sont d’ordre différent».
Il ne peut donc «y avoir lutte entre elles que si l’une empiète abusive-
ment sur le terrain de l’autre61».
En ce qui concerne le statut des Écritures saintes, Lenormant dit
croire fermement à leur inspiration divine pour ce qui relève de la foi
et des mœurs et souscrire «avec une entière soumission aux décisions
doctrinales de l’Église à cet égard». Pour le reste, il reprend le point de
vue de Galilée, citant la même phrase que lui, celle qui dit que l’in-
tention de l’Écriture sainte «est de nous apprendre comment on va
au ciel, et non pas comment va le ciel62». On se souviendra que c’était
ce que Galilée écrivait à la grande-duchesse Christine de Lorraine
en 1615 pour défendre l’autonomie de l’astronomie par rapport à la
théologie. Optimiste, Lenormant en déduit que
60. François Lenormant, Les Origines de l’histoire d’après la Bible et les traditions
des peuple orientaux, tome 1: De la création de l’homme au déluge, Paris, Maison-
neuve, 1880, p. v.
61. Ibid., p. vii.
62. Ibid., p. viii.
190 l’impossible dialogue
l’exégèse historique et la foi 66. S’opposant, comme l’ont fait avant lui
Renan et Lenormant, à toute idée de «science catholique», celui que
ses ennemis considèrent comme un nouveau Renan observait au
début du siècle que «l’Église est obligée actuellement de subir le
mouvement scientifique qui se produit en dehors d’elle, mais elle
s’efforce de le maintenir là où il est, en dehors d’elle, et de garder
jalousement contre tout contact profane sa science à elle, ce qu’on
appelle sans rire la science catholique 67».
En 1903, cinq de ses ouvrages sont mis à l’Index. Mais n’ayant
«pas abjuré ses erreurs» et les ayant plutôt «confirmées avec obstina-
tion dans de nouveaux écrits et dans des lettres aux supérieurs», il est
finalement excommunié en 1908, par décret de la «Suprême Congré-
gation de l’Inquisition» qui, «pour ne pas manquer à sa charge et sur
mandat exprès de Notre Saint-Père Pie X, a prononcé la sentence d’ex-
communication majeure». Dans le monde catholique, Alfred Loisy
devient ainsi une personne qui «doit être évitée par tous68».
La réaction de ses partisans laïques ne tarde pas: Loisy est élu pro-
fesseur au Collège de France dès 1909, à la Chaire d’histoire des reli-
gions. Il profite de sa leçon inaugurale pour réaffirmer que
66. Harvey Hill, The Politics of Modernism: Alfred Loisy and the Scientific Study of
Religion, Washington, Catholic University of America Press, 2002.
67. Cité par François Laplanche, La Crise de l’origine. La science catholique des
Évangiles et l’histoire au XXe siècle, Paris, Albin Michel, 2006, p. 12.
68. Décret d’excommunication, traduction française dans Alfred Loisy, Quelques
lettres sur des questions actuelles et sur des événements récents, près Montier-en-Der
(Haute-Marne), chez l’auteur, 1908, p. 290-291.
la science censurÉe 195
Rétractations évolutionnistes
La plupart des livres publiés au cours des vingt dernières années sur les
rapports entre science et religion aiment à rappeler que les ouvrages
69. Alfred Loisy, Leçon d’ouverture du cours d’histoire des religions au Collège de
France, 24 avril 1909, Paris, Vrin, 1909, p. 5.
70. Ibid., p. 27.
71. Ibid., p. 28.
72. De Bujanda, Index librorum prohibitorum, p. 556-557.
73. Pour l’histoire de l’exégèse critique au xxe siècle, voir Laplanche, La Crise de
l’origine.
196 l’impossible dialogue
de Darwin, au premier chef L’Origine des espèces, n’ont jamais été mis
officiellement à l’Index. Ils oublient souvent de noter, en revanche,
que d’autres ouvrages évolutionnistes l’ont été. En fait, dès 1860,
Darwin lui-même est explicitement condamné – mais non nommé,
car les décrets nomment rarement leurs cibles – par l’épiscopat catho-
lique allemand réuni en concile à Cologne74. La traduction allemande
de l’ouvrage de Darwin à peine parue, les évêques déclarent «tout à
fait contraire à l’Écriture sainte l’opinion de ceux qui n’ont pas honte
d’affirmer que l’homme quant au corps, est le fruit de la transforma-
tion spontanée d’une nature imparfaite en d’autres de plus en plus
parfaites jusqu’à la nature humaine actuelle75».
Une quinzaine d’années plus tard, la condamnation du dar-
winisme est le fait cette fois de la congrégation de l’Index elle-
même, dont les membres décrètent en 1878 l’interdiction pour les
catholiques de lire l’ouvrage De’ nuovi studi della filosofia. Discorsi a un
giovane studente (Nouvelles études de philosophie. Discours à
un jeune étudiant), de Raffaello Caverni (1837-1900), prêtre italien et
professeur de mathématiques et de philosophie au séminaire de
Firenzuola, en Toscane. Les délibérations des censeurs portent explici-
tement sur le fait que cet ouvrage de philosophie présente Darwin de
manière favorable. Leur attention a été attirée sur ce livre, dont le titre
ne suggère nullement qu’il traite d’évolution, par un compte rendu
paru en 1877 dans la revue La Civiltà cattolica, organe des Jésuites
italiens qui publiera de nombreux textes hostiles à cette idée76. L’au-
74. Les quelques ouvrages qui le notent s’empressent toutefois de rappeler que le
concile de Cologne n’est que régional et n’engageait pas toute l’Église, même s’il n’a
pas été désavoué par Rome. Voir par exemple Dominique Lambert, «Un acteur
majeur de la réception du darwinisme à Louvain: Henry de Dorlodot», Revue théo-
logique de Louvain, vol. 40, 2009, p. 505.
75. Cité par Jacques Arnould, L’Église et l’histoire de la nature, Paris, Cerf, 2000,
p. 57.
76. Mariano Artigas, Thomas F. Glick et Rafael A. Martinez, Negotiating Darwin:
la science censurÉe 197
81. David N. Livingstone, Dealing with Darwin: Place, Politics and Rhetoric in Reli-
gious Engagement with Evolution, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2014,
p. 117-156.
200 l’impossible dialogue
82. Émile Ferrière, Les Mythes de la Bible, Paris, Félix Alcan, 1893, p. 6-7.
83. Cité par Arnould, L’Église et l’histoire de la nature, p. 63.
la science censurÉe 201
treinte aux espèces organiques, laquelle est encore approuvée par ses
supérieurs comme ne contenant rien qui puisse «offenser la foi ou les
mœurs87». À l’encontre de Brucker, il conclut qu’aucune des autorités
invoquées ne condamne l’évolution des espèces et ajoute, ironique,
que l’idée d’évolution de l’homme «vaut bien la conception vulgaire
d’une statue d’argile pétrie on ne sait comment88». La polémique
entre le dominicain et le jésuite continue – ce qui montre bien les
luttes internes au sein de l’Église –, mais ce dernier aura finalement
gain de cause, non par la valeur probante de ses arguments mais par
l’intervention de l’autorité romaine. Brucker lui-même affirme ne pas
vouloir en appeler aux «foudres de l’Index», mais la congrégation
romaine chargée de la censure des livres est tout de même appelée à
enquêter à la suite d’une dénonciation affirmant que l’ouvrage est
contraire à l’explication littérale de la création contenue dans la Bible,
toujours admise par l’Église catholique. Cependant, le premier rap-
port de lecture de l’ouvrage est rédigé par un lecteur franciscain plutôt
favorable à Leroy qui conclut qu’il ne contient rien de répréhensible.
Insatisfaits de ce rapport, les membres de la Congrégation en exigent
deux autres, car ils veulent, en fait, interdire l’ouvrage. Et même si l’un
des deux nouveaux rapports est encore favorable à Leroy, les cardi-
naux membres de la Congrégation décrètent, en janvier 1895, la mise
à l’Index de son livre. Après quelques tractations, il est décidé de ne pas
publier la décision si Leroy se rétracte publiquement et accepte de reti-
rer son ouvrage du domaine public. En bon catholique qui doit obéis-
sance à l’Église, Leroy se soumet. Dans une lettre publiée par le quoti-
dien catholique Le Monde le 4 mars 1895 – dans un style imposé qui
n’est pas sans rappeler, encore une fois, celui de la rétractation de Gali-
lée en 1633 – il déclare «rejeter, rétracter, réprouver tout ce [qu’il a]
dit, écrit, publié en faveur de cette thèse», qui a «été examinée à Rome
par l’autorité compétente et jugée insoutenable, parce qu’elle ne peut
se concilier ni avec les affirmations de la Sainte Écriture, ni avec les
principes d’une saine philosophie89». Le recteur de l’École française
de Rome, Mgr Louis Duchesne, écrit l’année suivante à Alfred Loisy
(qui, on l’a vu, subira lui aussi les foudres de l’Inquisition quelques
années plus tard) que «le Saint-Office n’est pas mort. Il ne faut pas
croire que le souvenir de Galilée puisse être utile. Il ne protège que les
chimistes90».
Leroy continue tout de même, en coulisse, à tenter de renverser la
décision. Un an après sa rétractation, un père de Sainte-Croix, l’Amé-
ricain John Zahm, professeur de physique à l’université catholique
Notre Dame, publie en anglais un ouvrage professant les mêmes idées
qui est traduit en français l’année suivante, sous le titre L’Évolution et
le Dogme. Sans surprise, l’ouvrage, traduit également en italien, est
dénoncé à la congrégation de l’Index en 1897. Conscient du rapport
de force au sein de l’Église entre les traditionalistes et les progressistes,
Zahm compte sur le fait qu’il a récemment reçu un diplôme de docto-
rat honorifique du pape Léon XIII lui-même pour assurer la légiti-
mité de ses prises de position face à l’opposition conservatrice. Mais
c’était, là encore, surestimer le rôle du pape dans la bureaucratie
romaine: les cardinaux décident de mettre son ouvrage à l’Index en
septembre 1898. Tout comme ils l’avaient fait avec Leroy, les conserva-
teurs tentent d’abord de forcer Zahm à se rétracter publiquement.
Mais ce dernier ayant davantage d’appuis en haut lieu, un compromis
est obtenu, et l’on publie plutôt une lettre adressée à ses éditeurs pour
leur dire de retirer l’ouvrage de la circulation.
Comme ce fut le cas pour Leroy, il est alors décidé de ne pas publier
le décret de l’Index, de sorte que la condamnation n’est pas officielle.
Les noms Leroy et Zahm n’apparaissent donc pas dans la liste des
ouvrages condamnés. On retrouve là la culture de la duplicité propre
aux organes de la censure romaine, qui rappelle le silence qui avait
entouré le retrait de la liste des ouvrages condamnés de Copernic et de
Galilée au début des années 1830. Quant à Zahm, amer, il confie à un
ami avoir bon espoir de gagner cette longue guerre, car «la vérité et la
justice sont de notre côté». Il s’agit, dit-il, d’une lutte «pour le progrès
[…] contre la tyrannie des Jésuites, contre l’obscurantisme et le
médiévalisme91». Zahm, tout comme Leroy, finirait par avoir raison,
mais cette lutte entre les clans conservateurs et progressistes du clergé
catholique allait durer encore un siècle…
Au début des années 1920, le chanoine Henry de Dorlodot (1855-
1929), théologien et professeur de géologie et de paléontologie à l’Uni-
versité catholique de Louvain, publie un ouvrage sur Le Darwinisme
d’un point de vue catholique. Il y avait été engagé par l’attitude d’ouver-
ture de son institution qui, en 1909, l’avait délégué comme représen-
tant officiel au congrès tenu à l’université de Cambridge à l’occasion
du centenaire de la naissance de Charles Darwin. Le premier tome de
son ouvrage porte sur l’origine des espèces et en annonce un second
dédié à l’origine de l’homme. Dorlodot y développe des idées sem-
blables à celles de Zahm et de Leroy: la foi catholique n’empêche nul-
lement de croire que la sagesse de Dieu a pu faire évoluer les espèces à
partir d’un ou de quelques types primitifs. Comme toujours chez les
partisans catholiques de l’évolution, il s’agit là d’une version finaliste
et téléologique qui n’a rien à voir avec la théorie de Darwin et qui laisse
91. Scott Appleby, «Between Americanism and Modernism: John Zahm and
Theistic Evolution», Church History, vol. 56, 1987, p. 488.
la science censurÉe 205
92. Jean Rivière, compte rendu du livre de Dorlodot, Revue des sciences religieuses,
vol. 3, 1923, p. 275-276.
93. Fanny Defrance-Jublot, «Le darwinisme au regard de l’orthodoxie catholique.
Un manuscrit exhumé», Revue d’histoire des sciences humaines, no 22, 2010/1,
p. 229-237.
206 l’impossible dialogue
94. Arnaud Hurel, L’Abbé Breuil. Un préhistorien dans le siècle, Paris, CNRS édi-
tions, 2014, p. 277-285.
95. Cité par Raf De Bont, «Rome and Theistic Evolutionism: The Hidden Strate-
gies Behind the “Dorlodot Affair”, 1920-1926», Annals of Science, vol. 62, no 4, 2005,
p. 474.
96. Le manuscrit en a été récemment retrouvé et publié: Henry de Dorlodot,
L’Origine de l’homme. Le darwinisme au point de vue de l’orthodoxie catholique, texte
inédit présenté et annoté par Marie-Claire Groessens-Van Dyck et Dominique
Lambert, Collines de Wavre, Éditions Mardaga, 2009.
97. Cité par Defrance-Jublot, «Le darwinisme au regard de l’orthodoxie catho-
lique», p. 234.
la science censurÉe 207
du xixe siècle. Or, sa «mise à jour» avait été considérée comme trop
favorable à l’histoire critique, approche qui, on l’a vu plus haut, avait
été condamnée par l’Église en 1907. Pour les catholiques intransi-
geants, que les plus libéraux n’hésitent pas à qualifier d’intégristes, la
condamnation de la nouvelle édition du manuel, survenue en 1924,
rappelle la «nécessaire subordination de l’exégèse (et de l’histoire) à la
théologie98». À l’été 1924, Brassac confie à un ami que Pie XI, élu
en 1922, est fatigué depuis longtemps et que plusieurs cardinaux dont
Merry Del Val et «tout le parti d’extrême droite en profitent pour
imposer leurs idées99».
Pour sa part, Dorlodot était plus orthodoxe que moderniste et pro-
posait une interprétation concordiste fondée sur une lecture des Pères
de l’Église. Un compte rendu de la traduction anglaise par un clerc de
Sainte-Croix conclut d’ailleurs que l’ouvrage n’apporte rien de neuf par
rapport à celui déjà ancien de son coreligionnaire le père John Zahm,
publié vingt ans plus tôt et dont on a déjà parlé100. Mais cette nouvelle
tentative d’accorder l’interprétation de la Bible et l’évolution des espèces
animales était encore trop hérétique pour les cardinaux de la Commis-
sion biblique et du Saint-Office. Ainsi, en juin 1923, le cardinal Van Ros-
sum, plutôt conservateur, écrit au recteur de l’Université catholique de
Louvain pour lui rappeler «les différentes mesures que le Saint-Siège a
prises depuis une trentaine d’années pour arrêter la diffusion des théo-
ries darwinistes parmi les catholiques101».
98. Étienne Fouilloux, «Un regain d’antimodernisme?», dans Pierre Colin (dir.),
Intellectuels chrétiens et esprit des années 20, Paris, Cerf, 1997, p. 97; voir aussi
Laplanche, La Crise de l’origine, p. 138-139.
99. Cité par Fouilloux, «Un regain d’antimodernisme?», p. 113.
100. Francis J. Wenninger, «Catholicism and Catholic Thought by Canon Dorlo-
dot», The American Midland Naturalist, vol. 8, 1923, p. 211-214.
101. Cité par Dominique Lambert, «Un acteur majeur de la réception du darwi-
nisme à Louvain: Henry de Dorlodot», Revue théologique de Louvain, vol. 40, 2009,
p. 518.
208 l’impossible dialogue
108. Pie XII, «Humani generis. Lettre encyclique de Sa Sainteté le pape Pie XII sur
quelques opinions fausses qui menacent de ruiner les fondements de la doctrine
catholique», 15 août 1950; reproduit dans Laval théologique et philosophique, vol. 6,
1950, no 2, p. 215.
109. Cité par Jean-Paul II, «Aux Membres de l’Académie pontificale des sciences
réunis en Assemblée plénière», 22 octobre 1996, en ligne: www.vatican.va/holy_
father/john_paul_ii/messages/pont_messages/1996/documents/hf_jp-ii_
mes_19961022_evoluzione_fr.html#_ftnref4; nous soulignons.
110. Paul-Émile Léger, Les Origines de l’homme, Montréal, Fides, 1961, p. 26.
la science censurÉe 211
CHAPITRE 5
Du conflit au dialogue?
S e
des vingt dernières années, l’idée de «conflit» entre science et
religion n’aurait pris forme que dans le dernier quart du
xix siècle avec la publication des ouvrages des Américains John Wil-
liam Draper (1811-1882), médecin et chimiste, et Andrew Dickson
White (1832-1918), historien et premier président de l’université Cor-
nell. Selon l’historien Ronald Numbers, qui résume bien cette thèse,
ces deux auteurs seraient à l’origine du «plus grand mythe dans l’his-
toire des rapports entre science et religion, selon lequel ils ont été en
état de conflit constant2». En 1874, Draper avait publié History of the
4. Ibid.
5. Glenn C. Altschuler, «From Religion to Ethics: Andrew D. White and the
Dilemma of A Christian Rationalist», Church History, vol. 47, no 3, 1978, p. 308-
324.
6. Notons toutefois une exception: Ronald L. Numbers, «Aggressors, Victims
and Peacemakers: Historical Actors in the Drama of Science and Religion», dans
Harold W. Attridge, The Religion and Science Debate: Why Does It Continue?, New
Haven (Conn.), Yale University Press, 2009, p. 33; l’auteur note en passant sur
un ton ironique que la traduction espagnole «a bien mérité une place dans l’Index
des livres prohibés» («fittingly won a spot on the Index of prohibited books»). Il
faut souligner que cet ouvrage collectif est le fruit des Terry Lectures, dont le but
avoué est «la convergence de la religion et de la science pour le bien de l’humanité»
(voir Keith Thomson, «Introduction», dans ibid., p. 14), objectif identique à celui
de la Fondation Templeton. Enfin, il est plutôt paradoxal que ceux qui prétendent
que le conflit est un mythe participent à un ouvrage qui se demande pourquoi le
conflit perdure…
216 l’impossible dialogue
10. Voir par exemple la revue des critiques de l’ouvrage de Draper dans Popular
Science Monthly, vol. 7, juin 1875, p. 230-233.
11. John William Dawson, «The So-Called Conflict of Science and Religion»,
Popular Science Monthly, vol. 10, novembre 1876, p. 72. Sur Dawson, voir Susan
218 l’impossible dialogue
Sheets-Pyenson, John William Dawson: Faith, Hope, and Science, Montréal, McGill-
Queen’s University Press, 1995.
12. Voir par exemple Margaret J. Osler, «Mixing Metaphors: Science and Religion
or Natural Philosophy and Theology in Early Modern Europe», History of Science,
vol. 35, 1997, p. 91-113.
13. John Hedley Brooke, Science and Religion: Some Historical Perspectives, Cam-
bridge, Cambridge University Press, 1991, p. 34-35; pour une analyse de la récep-
tion de l’ouvrage de White, voir Altschuler, «From Religion to Ethics», p. 316-324.
14. John William Draper, Les Conflits de la science et de la religion, Paris, Librairie
Germer Baillère, 1875, p. viii.
du conflit au dialogue? 219
15. David C. Lindberg et Ronald L. Numbers, «Beyond War and Peace: A Reap-
praisal of the Encounter Between Christianity and Science», Church History,
vol. 55, 1986, p. 338-354; le titre même suggère une position d’acteur et non d’ana-
lyste de la question des relations entre science et religion.
220 l’impossible dialogue
2,5
religion
2
science
1,5
0,5
0
1800
1805
1810
1815
1820
1825
1830
1835
1840
1845
1850
1855
1860
1865
1870
1875
1880
1885
1890
1895
1900
1905
1910
1915
1920
1925
1930
1935
1940
1945
1950
1955
1960
1965
1970
1975
1980
1985
1990
1995
2000
2005
Source: 2012 Google Books Ngram Viewer.
17. Yuri Lin et al., «Syntactic Annotations for the Google Books Ngram Corpus»,
Proceedings of the 50 th Annual Meeting of the Association for Computational Linguis-
tics, p. 169-174, Jeju (Corée du Sud), 8-14 juillet 2012. Notons que l’échelle verticale
des figures mesure la proportion relative du mot ou des expressions dans l’ensemble
des mots des ouvrages et que la courbe n’est donc pas altérée par la croissance au fil
des années du nombre absolu d’ouvrages recensés.
222 l’impossible
Figuredialogue
2
Fréquence relative de la présence des termes science
et religion (1801-2008) dans le corpus français
de Google Books Ngram Viewer (moyenne mobile 5 ans)
2,5
science
religion
Fréquence relative des mots (par 10 000)
1,5
0,5
0
1800
1805
1810
1815
1820
1825
1830
1835
1840
1845
1850
1855
1860
1865
1870
1875
1880
1885
1890
1895
1900
1905
1910
1915
1920
1925
1930
1935
1940
1945
1950
1955
1960
1965
1970
1975
1980
1985
1990
1995
2000
2005
Source: 2012 Google Books Ngram Viewer.
nature, que le terme science. Par la suite, le mot science prend le dessus,
mais on observe à compter des années 1990 une remontée du terme
religion et une stagnation de l’usage du mot science, de sorte que les
deux courbes semblent vouloir se rejoindre à la fin des années 2000.
L’importance relative des deux termes dans le discours public est
très différente dans le corpus de langue française. Comme le montre la
figure 2, l’influence du rationalisme après la Révolution et de la philo-
sophie positiviste au milieu du xixe siècle n’ont pas été sans effet sur le
contenu de la production éditoriale. Il est frappant de constater que
l’inversion de l’importance relative des termes science et religion se fait
vers 1850, soit trois quarts de siècle plus tôt que dans le monde anglo-
saxon au sein duquel les nombreuses sectes protestantes demeurent
toujours importantes. Malgré cette différence, le retour du discours
religieux se fait aussi sentir, puisqu’on observe une nette remontée du
du conflit au dialogue
Figure 3 ? 223
Fréquence relative de la présence de l’expression
«science and religion» dans le corpus anglais (1801-2008)
de Google Books Ngram Viewer (moyenne mobile 5 ans)
0,06
0,05
Fréquence relative (par 100 000)
0,04
0,03
0,02
0,01
0
1800
1805
1810
1815
1820
1825
1830
1835
1840
1845
1850
1855
1860
1865
1870
1875
1880
1885
1890
1895
1900
1905
1910
1915
1920
1925
1930
1935
1940
1945
1950
1955
1960
1965
1970
1975
1980
1985
1990
1995
2000
2005
Source: 2012 Google Books Ngram Viewer.
terme religion à compter des années 1980, les deux courbes se rejoi-
gnant vers la fin de la décennie 2000.
Regardons maintenant ce qu’il en est de l’évolution de la discus-
sion sur les rapports entre science et religion dans l’espace public, tou-
jours à partir du corpus des ouvrages numérisés par Google Books. Ce
qui frappe d’abord dans le corpus anglais (figure 3), c’est la montée
régulière de l’expression «science and religion» de 1800 à 1880, suivie
d’une période de stabilisation de 1880 à 1920, et d’une reprise sou-
daine mais temporaire entre 1920 et 1940. Après la Seconde Guerre
mondiale, on observe un déclin général, suivi d’une croissance conti-
nue depuis les années 1990.
À plus petite échelle, on note une croissance à compter du début
des années 1830 qui coïncide avec la création de la British Association
224 l’impossible
Figuredialogue
4
Fréquence relative de la présence de l’expression
«science et religion» dans le corpus français (1801-2008)
de Google Books Ngram Viewer (moyenne mobile 5 ans)
0,16
Fréquence relative (par million)
0,14
0,12
0,1
0,08
0,06
0,04
0,02
0
1800
1805
1810
1815
1820
1825
1830
1835
1840
1845
1850
1855
1860
1865
1870
1875
1880
1885
1890
1895
1900
1905
1910
1915
1920
1925
1930
1935
1940
1945
1950
1955
1960
1965
1970
1975
1980
1985
1990
1995
2000
2005
Source: 2012 Google Books Ngram Viewer.
18. Pour une analyse détaillée de cette période, voir Peter Bowler, Reconciling
Science and Religion: The Debate in Early-Twentieth-Century Britain, Chicago, Uni-
versity of Chicago Press, 2001.
19. Voir par exemple Guillaume Carnino, L’Invention de la science. La nouvelle reli-
gion de l’âge industriel, Paris, Seuil, 2015, p. 61-86.
du conflit au dialogue? 225
la suite, on observe une montée régulière, avec des plateaux dans les
années 1920-1940 et 1960-1980, suivis d’une recrudescence depuis
les années 1980. Il faut noter que l’organisation collective de la science
française est plus tardive qu’en Angleterre, le pendant français de la
BAAS, l’Association française pour l’avancement des sciences (AFAS),
ne voyant le jour qu’en 187220. En outre, la théologie naturelle y est
moins présente que dans le monde anglo-saxon, ce qui influe sur le
débat public. Ainsi, par exemple, la grande enquête du Figaro auprès
des membres de l’académie des sciences sur «le sentiment religieux et
la science», publiée tout au long du mois de mai 1926, ne semble pas
avoir généré des débats aussi riches que ceux qui auront lieu en Angle-
terre au début des années 1930.
Un autre indicateur confirmant la remontée d’intérêt pour la
question des rapports entre science et religion est fourni par l’évolu-
tion du nombre de livres comportant les termes science et religion dans
leur titre (figure 5)21. Toutes proportions gardées, le fait que la plupart
de ces ouvrages, qui inondent le marché de l’édition particulièrement
depuis les années 1990, soient de langue anglaise confirme la diffé-
rence culturelle qui sépare les mondes francophone et anglophone sur
cette question.
De façon générale, on peut dire que l’intérêt pour la question des
rapports entre science et religion au sein de la société se fait d’abord
sentir au cours de la première moitié du xixe siècle. Les montées sou-
daines qui surviennent par la suite correspondent à des périodes de
débats intenses qui s’expliquent par des événements locaux, conjonc-
20. Hélène Gispert (dir.), Par la science, pour la patrie. L’Association française pour
l’avancement des sciences (1872-1914). Un projet politique pour une société savante,
Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002.
21. Les données sont fondées sur le catalogue de la librairie Widener de l’univer-
sité Harvard, connue pour contenir la plupart des volumes publiés. Le catalogue
mondial répertoriant de nombreux exemplaires du même ouvrage, il est moins
fiable, même si en fait la tendance générale de la courbe est la même.
226 Figure
l’impossible 5
dialogue
25
français
anglais
Nombre d’ouvrages
20
15
10
0
1 772
1712
1718
1724
1730
1736
1742
1748
1754
1760
1766
1778
1784
1790
1796
1802
1808
1814
1820
1826
1832
1838
1844
1850
1856
1862
1868
1874
1880
1886
1892
1898
1904
1910
1916
1922
1928
1934
1940
1946
1952
1958
1964
1970
1976
1982
1988
1994
2000
2006
2012
Source: Catalogue de la librairie Widener, université Harvard.
0,09 0,004
Fréquence relative (par million)
0,08
0,0035
anglais (échelle gauche)
0,07
0,003
français (échelle droite)
0,06
0,0025
0,05
0,002
0,04
0,0015
0,03
0,001
0,02
0,01 0,0005
0 0
1869
1873
1877
1881
1885
1889
1893
1897
1901
1905
1909
1913
1917
1921
1925
1929
1933
1937
1941
1945
1949
1953
1957
1961
1965
1969
1973
1977
1981
1985
1989
1993
1997
2001
2005
Source: 2012 Google Books Ngram Viewer.
22. Le corpus français est plus limité et les fréquences fluctuent beaucoup. Les
résultats sont donc moins fiables.
228 l’impossible dialogue
26. Frederick Nolan, The Analogy of Revelation and Science, Oxford, J. H. Parker,
1833, p. xii.
27. Ibid., p. 1.
230 l’impossible dialogue
chaude» et se dit trop prudent pour ajouter quoi que ce soit sur le
sujet. Il conclut en laissant «à M. Powell et au Dr Nolan le soin de livrer
bataille32». La position de Powell était simple: la science ne peut être
limitée par quoi que ce soit qui relève de la Bible33.
Autre exemple de débat sur les rapports entre science et reli-
gion, datant de la fin des années 1830: l’auteur d’un ouvrage
anti-newtonien cite un article de l’Edinburgh Review rappelant les
découvertes de la géologie (sans donner la référence) qui affirme que:
Ces auteurs ne sont, bien sûr, pas les seuls à percevoir les dangers
pour la religion d’une science naturaliste. On a vu au chapitre 3 que, à
la même époque, le révérend John Henry Newman attirait lui aussi
l’attention dans ses discours sur l’«usurpation de la raison» et sur les
«rapports entre foi et raison». En 1837, la North American Review
publie un compte rendu d’un ouvrage sur la relation entre les sciences
35. The North American Review, vol. 45, no 97, 1837, p. 488-489.
36. John Henry Newman, «Le christianisme et les sciences physiques», p. 169-
170, nous soulignons.
du conflit au dialogue? 233
41. Jean-Paul II, La Foi et la Raison. Lettre encyclique Fides et ratio, Paris, Bayard,
2012, p. 58.
du conflit au dialogue? 237
42. Lettre de White à son ami George Lincoln Burr, 26 août 1885, citée par Alt-
schuler, «From Religion to Ethics», p. 315.
43. Ernest Renan, L’Avenir de la science, Paris, Flammarion, coll. «GF», 1995,
p. 129.
238 l’impossible dialogue
tendre avec Newman pour dire qu’il ne devrait pas y avoir conflit, car
les deux domaines n’ont pas le même objet. Comme l’affirme le phy-
sicien et philosophe des sciences, catholique, Pierre Duhem, «entre
deux jugements qui n’ont pas les mêmes termes, qui ne portent pas
sur les mêmes objets, il ne saurait y avoir accord ni désaccord44». À
l’autre bout du spectre des sensibilités religieuses, on peut citer le phi-
losophe Friedrich Nietzsche qui affirme dans Humain, trop humain
que, «en réalité, il n’existe entre les religions et la science véritable ni
parenté, ni amitié, ni même inimitié: elles vivent sur des planètes dif-
férentes45». Pour Renan, il est évident que «le problème prétendu de
l’accord de la foi et de la raison, supposant deux puissances égales qu’il
s’agit de concilier, n’a pas de sens; car, dans le premier cas, la raison
disparaît devant la foi, comme le fini devant l’infini, et les orthodoxes
les plus sévères ont raison; dans le second, il n’y a plus que la raison, se
manifestant diversement et néanmoins toujours identique à elle-
même46».
Il faut cependant distinguer ce type d’affirmation, faite d’un point
de vue épistémologique normatif – constituant par le fait même une
sorte de vœu –, et la réalité historique des rapports effectifs entre
science et religion. Cette distinction entre «ce qui est» et «ce qui
devrait être», ou entre le fait et la norme, est essentielle. Pourtant elle est
encore trop souvent oubliée dans les nombreux textes consacrés aux
relations entre science et religion. Du point de vue de l’analyse histo-
rique, notre tâche doit consister à constater l’existence de conflits et à
reconnaître leur structure argumentative invariante. Ces conflits ont
un caractère fondamentalement social, car il s’agit toujours de luttes
entre groupes sociaux pour défendre leurs intérêts symboliques et
44. Pierre Duhem, «Physique de croyant», dans La Théorie physique. Son objet, sa
structure, deuxième édition revue et augmentée, Paris, Vrin, 1981, p. 429.
45. Nietzsche, Humain, trop humain, paragraphe 110, p. 95.
46. Renan, L’Avenir de la science, p. 129.
du conflit au dialogue? 239
47. American Scientific Affiliation, Modern Science and Christian Faith: A Sympo-
240 l’impossible dialogue
Figure 7
Fréquence relative de la présence de l’expression
«dialogue between science and religion»
dans le corpus anglais (1939-2008) de Google Books
Ngram Viewer (moyenne mobile 5 ans)
0,70
Fréquence relative des mots (par million)
0,60
0,50
0,40
0,30
0,20
0,10
0,00
1939
1941
1943
1945
1947
1949
1951
1953
1955
1957
1959
1961
1963
1965
1967
1969
1971
1973
1975
1977
1979
1981
1983
1985
1987
1989
1991
1993
1995
1997
1999
2001
2003
2005
2007
Source: 2012 Google Books Ngram Viewer.
pour rendre plus explicite son objet: Perspectives on Science and Chris-
tian Faith 48. En 1989, un autre groupe, Christians in Science, membre
de l’alliance évangélique qui bénéficie de l’aide de la Fondation Tem-
pleton (à laquelle nous reviendrons), commence à faire paraître sa
propre revue, Science and Christian Belief 49. Plus récente, Theology
and Science est publiée depuis 2003, sous la gouverne du Center for
Theology and the Natural Sciences (CTNS), apparu au début des
années 1980. Ce dernier organise des conférences sur les liens entre
science et théologie, largement subventionnées par la Fondation Tem-
sium on the Relationship of the Bible and Modern Science by Members of the American
Scientific Affiliation, Wheaton (Illinois), Van Kampen Press, 1948.
48. Voir le site de l’American Scientific Affiliation: network.asa3.org/.
49. Voir le site de l’organisme: www.cis.org.uk/about-cis/.
du conflit au dialogue? 241
gions les plus anciennes, est repris par les responsables de la revue,
qui font l’hypothèse que,
58. Nicolas A. Rupke, «Five Discourses of Bible and Science, 1750-2000», dans
Jed Z. Buchwald (dir.), A Master of Science History: Essays in Honor of Charles Coul-
ston Gillespie, Dordrecht (Pays-Bas), Springer, 2012, p. 179-180. Il confirme ainsi
qu’il s’agit là du point de vue des historiens sur les débats et non des acteurs sociaux
qu’ils étudient.
du conflit au dialogue? 245
62. Voir la page suivante sur le site du Center for Theology and Natural Sciences:
www.ctns.org/book_prize.html.
63. Dean Nelson et Karl Giberson, Quantum Leap: How John Polkinghorne Found
God in Science and in Religion, Oxford, Monarch Books, 2011.
du conflit au dialogue? 247
Tableau 4
Quelques récipiendaires du Outstanding Books
in Theology and the Natural Sciences Prize
Subventionné par la Fondation Templeton (1996-2000)
1996:
• Ian Barbour, Religion in an Age of Science (1990)
• John Hedley Brooke, Science and Religion: Some Historical Perspectives
(1991)
• Paul Davies, The Mind of God: The Scientific Basis for a Rational World
(1992)
• David C. Lindberg, The Beginnings of Western Science: The European
Scientific Tradition in Philosophical, Religious, and Institutional Context,
600 B.C. to A.D. 1450 (1992)
• John Polkinghorne, The Faith of a Physicist: Reflections of a Bottom-Up
Thinker (1994)
1999:
• Ronald L. Numbers, Darwinism Comes to America (1998)
• John Polkinghorne, Belief in God in an Age of Science (1998)
2000:
• Max Jammer, Einstein and Religion (1999)
• Eugene d’Aquili et Andrew B. Newberg, The Mystical Mind: Probing the
Biology of Religious Experience (1999)
orthodoxe» et offert grâce aux 272 000 dollars fournis par la Fonda-
tion Templeton65.
Il est assez remarquable de constater (tableau 5) que les ouvrages
dont nous avons déjà parlé (ceux dirigés par Brooke et Numbers par
exemple), qui répètent toujours que Draper et White ont tort et qu’il
n’existe pas vraiment de conflits «constants» et «inévitables» entre la
science et la religion, doivent souvent leur existence à la générosité de
la Fondation Templeton.
On retrouve ici encore les auteurs qui sont en quelque sorte la
cheville ouvrière de la nouvelle «industrie» de l’étude des rapports
entre science et religion. La thèse niant l’existence de conflits entre
ces deux domaines est en fait devenue dominante au cours des
années 1990. Il est donc un peu exagéré de parler en 2010 de «nou-
confident in making is that during the past fifteen years or so, the so-called “science and
religion dialogue” has spread around the world» (Science and Religion, p. 274).
Comme il n’offrait aucune explication de cette croissance soudaine, on voit que
tenir compte de l’activité de la Fondation Templeton aide à fournir une bonne par-
tie de l’explication d’un mouvement auquel Numbers lui-même a beaucoup
contribué…
252 l’impossible dialogue
Tableau 6
72. Randy Moore, Mark Decker et Sehoya Cotner, Chronology of the Evolution-
Creationism Controversy, Santa Barbara (Californie), Greenwood Press, 2010,
p. 360-361.
du conflit au dialogue? 253
73. Dallal, Islam, Science and the Challenge of History, p. 169; Martin Riexinger,
«Turkey», dans Stefaan Blancke, Hans Henrik Hjermitslev et Peter C. Kjærgaard
(dir.), Creationism in Europe, Baltimore (Maryland), Johns Hopkins University
Press, 2014, p. 180-198. Pour les débats antérieurs, voir Adel A. Ziadat, Western
Science in the Arab World: The Impact of Darwinism, 1860-1930, New York, St. Mar-
tin’s Press, 1986; Marwa Elshakry, Reading Darwin in Arabic, 1860-1950, Chicago,
University of Chicago Press, 2013; Farid El Asri, «Discours musulman et sciences
modernes: un état de la question», dans Brigitte Maréchal et Felice Dassetto (dir.),
Adam et l’évolution. Islam et christianisme confrontés aux sciences, avec la collabora-
tion de Philippe Muraille, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, coll. «Science,
éthique et société», 2009, p. 109-123.
74. Faouzia Farida Charfi, La Science voilée, Paris, Odile Jacob, 2013, p. 16.
254 l’impossible dialogue
qu’est-ce qu’un «dialogue» entre science et religion? 255
CHAPITRE 6
ressante, car, s’il est un trait essentiel des dialogues platoniciens, c’est
bien celui de l’argumentation. L’auteur échange et développe avec un
interlocuteur des arguments qui visent à établir des thèses et à empor-
ter l’adhésion. Retournant au Robert historique, on apprend que le
mot argument signifie à l’origine «raisonnement servant de preuve».
Une première caractérisation d’un dialogue véritable serait donc qu’il
consiste en un échange d’arguments en vue d’en arriver à établir une
thèse, une théorie ou même un état de fait, qui peut faire consensus
parmi les personnes concernées. Tant qu’il y a échange d’arguments
(et donc de contre-arguments) qui font avancer l’état des choses ou de
la discussion, le dialogue est réel. S’il vient à stagner, à se limiter à des
affirmations ou à de simples répétitions, on dira alors qu’il s’agit
d’un dialogue de sourds2. Mais pour que le dialogue ait une chance
de mener à un accord, encore faut-il que les protagonistes soient sur le
même terrain et parlent de la même chose. Ainsi, dans son étude
des dialogues de Platon, Alexandre Koyré notait que Ménon, dans le
dialogue éponyme, ne peut pas comprendre la leçon de Socrate, car
«leurs pensées se meuvent sur des plans différents3».
2. Pour une étude approfondie des limites du dialogue, voir Marc Angenot, Dia-
logues de sourds. Traité de rhétorique antilogique, Paris, Mille et une nuits, 2008; voir
aussi Yves Gingras (dir.), Controverses. Accords et désaccords en sciences humaines et
sociales, Paris, CNRS, 2014.
3. Alexandre Koyré, Introduction à la lecture de Platon, suivi d’Entretiens sur Des-
cartes, nouvelle édition, Paris, Gallimard, coll. «NRF Essais», 1991, p. 33.
qu’est-ce qu’un «dialogue» entre science et religion? 257
5. J’ai discuté plus en détail la question des miracles dans Parlons sciences. Entre-
tiens avec Yanick Villedieu sur les transformations de l’esprit scientifique, Montréal,
Boréal, 2008, p. 213-218.
qu’est-ce qu’un «dialogue» entre science et religion? 259
15. Pierre Duhem, «Physique de croyant», dans La Théorie physique. Son objet, sa
structure, deuxième édition revue et augmentée, Paris, Vrin, 1981, p. 429.
16. Solange Lefebvre, «La religion change-t-elle?», dans Lefebvre (dir.), Raisons
d’être, p. 53.
264 l’impossible dialogue
ser la science et la religion s’en aller par des chemins parallèles, vers
leurs buts propres17». Jusqu’ici donc, rien de très fécond comme
«dialogue», sinon une politesse de bon aloi qui permet d’éviter les
guerres de… clochers.
Ce qui nous amène au dernier type de «dialogue» possible, qui
porterait sur la «convergence en quelques lieux» de la science et de la
religion. Même si le pluriel est utilisé, l’exemple est unique: il s’agit du
fameux «principe anthropique», cité mais nullement expliqué. Le
terme est savant et impressionnant pour un néophyte, mais il cache en
fait une simple tautologie. Il circule surtout dans les ouvrages de vul-
garisation qui portent sur les rapports entre science et religion. Nulle-
ment considéré comme un «principe» par la physique, il a donné son
titre à un ouvrage grand public publié par les physiciens John D. Bar-
row et Frank J. Tipler, ce dernier ayant publié par la suite rien de moins
qu’une «physique de l’immortalité», à laquelle on reviendra18. Cette
prétendue découverte commentée par de nombreux théologiens
considère comme un mystère profond le fait que l’univers semble
avoir été fait pour que l’humanité puisse y émerger. Il ne s’agit là, en
fait, que d’une reformulation dans un langage d’apparence scienti-
fique de l’argument finaliste de la théologie naturelle. Rappelons en
effet qu’il était courant au xviiie siècle de «prouver» l’existence de
Dieu en invoquant le fait qu’il avait placé la Lune exactement au bon
endroit pour que les marées ne soient ni trop basses ni trop hautes19…
Il s’agit bien sûr d’une tautologie, car il est évident que si l’univers (ou
17. Frère Marie-Victorin, Science, culture et nation. Textes choisis et présentés par
Yves Gingras, Montréal, Boréal, 1996, p. 85.
18. John D. Barrow et Frank J. Tipler, The Anthropic Cosmological Principle,
Oxford, Oxford University Press, 1986; Frank J. Tipler, The Physics of Immortality:
Modern Cosmology, God and the Resurrection of the Dead, New York, Anchor Books,
1994.
19. Véronique Le Ru, La Nature, miroir de Dieu. L’ordre de la nature reflète-t-il la
perfection du créateur?, Paris, Vuibert, 2010, p. 81-82.
qu’est-ce qu’un «dialogue» entre science et religion? 265
20. Martin Rees, Before the Beginning: Our Universe and Others, Reading (Mass.),
Perseus Books, 1997, p. 243.
21. Trinh Xuan Thuan et al., Le monde s’est-il créé tout seul?, entretiens avec
Patrice van Eersel, avec la collaboration de Sylvain Michelet, Paris, Albin Michel,
2008, p. 88-90.
266 l’impossible dialogue
22. Il va sans dire, comme le souligne Solange Lefebvre, que «la Fondation John
Templeton respecte totalement la liberté académique des universitaires engagés
dans les projets qu’elle finance»; «Introduction», dans Lefebvre (dir.), Raisons
d’être, p. 13. Rappelons tout de même que les affinités électives (qui président impli-
citement au choix des projets subventionnés) suffisent pour assurer que la conclu-
sion ne sera jamais contraire aux convictions du bailleur de fonds…
23. John Horgan, «The Templeton Foundation: A Skeptic’s Take», Edge,
4 avril 2006, en ligne: edge.org/conversation/the-templeton-foundation-a-skeptic-
39s-take.
qu’est-ce qu’un «dialogue» entre science et religion? 267
Et s’il est vrai que «la science comme telle ne peut envisager un
niveau d’intelligibilité qui se situe hors des paramètres qui définissent
sa démarche», elle ne peut cependant «exclure d’autres formes d’in-
telligibilité, de signification ou de sens» pour autant, ajoute-il, «que
ces niveaux n’entrent pas en contradiction avec ses résultats 25». En
d’autres termes: tout ce qui n’est pas en contradiction avec la science
est permis, mais pas l’inverse!
Ici aussi, donc, le «dialogue» est plutôt limité, et il est assez iro-
nique que ce texte ouvre la partie du livre intitulée «Au-delà des cli-
vages», car il ne fait que rappeler une fois de plus que la science n’est
pas là pour donner un sens à l’existence. On peut bien sûr le déplorer,
comme le fait le philosophe Jean Grondin dans sa contribution, et dire
que «la science moderne nous a rendus un peu sourds au sens direc-
tionnel de la vie et du cosmos, à son sens “aspirationnel” que nous par-
tageons avec l’ensemble du vivant26». Mais, ici encore, on présente au
lecteur une série d’affirmations qui ne sont jamais étayées. Ainsi, dire
que la science nous a rendus «sourds» au «sens directionnel» du
cosmos présuppose que ce sens – on devrait dire ce «son», puisqu’il
s’agit de l’entendre… – existe bel et bien. Or, là est toute la question, et
24. Louis Lessard, «Les scientifiques et la question du sens», dans Lefebvre (dir.),
Raisons d’être, p. 26.
25. Ibid., p. 25, nous soulignons.
26. Jean Grondin, «Et avant le Big Bang? La science face à la question du sens de
la vie», dans Lefebvre (dir.), Raisons d’être, p. 36, nous soulignons.
268 l’impossible dialogue
elle ne relève pas de la science. Et il est tout à fait possible que, loin de
nous avoir rendus sourds, la science moderne nous ait, au contraire,
éloignés des illusions d’un accès direct et sans médiations sensibles au
sens «profond» du monde. Comme le disait le Dr House, dans la
fameuse série télévisée du même nom: «si vous parlez à Dieu, vous
êtes croyant; si Dieu vous parle, vous êtes psychotique27»…
Un dernier texte de ce recueil mérite brièvement notre attention,
car il relève d’un domaine à la mode, la neurobiologie appliquée à tout
et à rien, grâce aux nouveaux appareils d’imagerie du cerveau, appa-
reils dont la complexité offre toutes les apparences de la «science». Ce
texte, nous dit Solange Lefebvre dans son introduction, «démontre»
que l’expérience de méditation des religieuses carmélites «n’est pas
réductible à une pure activité neuronale28». Notons que la formula-
tion choisie est plutôt ambiguë: on ne sait pas très bien si «non réduc-
tible à une pure activité neuronale29» signifie simplement que les
sœurs en question ont aussi des sentiments et un vécu personnels
liés à ces expériences de prière – ce qui va de soi – ou si les mesures
prises sur leur cerveau permettent de déduire la présence réelle du
Dieu qu’elles disent percevoir à leur côté. La différence est de taille, on
en conviendra, et il vaut donc la peine d’y voir de plus près.
Le texte de Mario Beauregard, un «neuroscientifique» dont les
expériences ont été rendues possibles «grâce au support [sic] finan-
cier de la Fondation John Templeton et de l’Institut Metanexus»,
rapporte les résultats de mesures de l’activité neuronale par électro-
encéphalogramme et par imagerie par résonance magnétique
fonctionnelle de sœurs carmélites qui «ont rapporté avoir perçu la
27. Henry Jacoby (dir.), Dr House. Les secrets d’un antihéros, Marne-la-Vallée,
Music & Entertainment Books, 2009.
28. Lefebvre, «Introduction», dans Lefebvre (dir.), Raisons d’être, p. 11.
29. Ibid., nous soulignons.
qu’est-ce qu’un «dialogue» entre science et religion? 269
un pari sur l’avenir: tant que le savant n’a pas réussi à trouver une
explication naturelle, il doit continuer à chercher. C’est aussi simple
que cela. Du point de vue de la science, «dieu», un «champ de force»
non autrement spécifié, «l’aura» d’un fantôme ou «l’âme», ne sont
que des noms donnés à notre ignorance. Ce principe philosophique
proposé par quelques philosophes «physiologues» présocratiques
comme Thalès, Leucippe et Démocrite est encore à la base de la
science actuelle, pourtant autrement mieux instrumentée, tant
conceptuellement que matériellement. Ce postulat naturaliste de la
science est tellement ancré que l’on comprendra qu’un scientifique ne
puisse que s’étonner de lire sous la plume de Mario Beauregard que
des expériences religieuses, spirituelles et mystiques «peuvent surve-
nir même lorsque le cerveau ne fonctionne plus 33». Autant dire en effet
que les fantômes existent et qu’ils sont simplement de la pensée pure
libérée des «obstacles» matériels…
Encore une fois, que la science, en tant qu’institution collective qui
soumet à la critique les énoncés des savants, soit naturaliste ne signifie
pas que tous les savants sont immunisés contre les croyances occultes,
dont le fondement réside justement dans le déni du matérialisme. Au
contraire, la tentation est toujours forte chez certains de chercher dans
la physique des principes permettant de justifier l’existence d’un au-
delà du monde matériel. À la fin du siècle dernier, par exemple, l’éther
a été invoqué pour «expliquer» la transmission de pensée et le contact
avec les fantômes – même si ces «faits» n’avaient pas d’abord été clai-
rement établis. De nos jours, c’est plutôt vers la physique quantique,
réputée mystérieuse sinon incompréhensible, que l’on se tourne pour
expliquer (avant même de les attester…) les phénomènes para-
normaux 34.
l’occulte, 1870-1940, Paris, La Découverte, 2002; Sal P. Restivo, «Parallels and Para-
doxes in Modern Physics and Eastern Mysticism: I. A Critical Reconnaissance»,
Social Studies of Science, vol. 8, no 2, 1978, p. 143-181; Sal P. Restivo, «Parallels and
Paradoxes in Modern Physics and Eastern Mysticism: II. A Sociological Perspective
on Parallelism», Social Studies of Science, vol. 12, no 1, 1982, p. 37-71.
35. Gaston Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psy-
chanalyse de la connaissance objective, 5e édition, Paris, Vrin, 1967 [1934], p. 16.
36. Pour une analyse détaillée, voir Wiktor Stoczkowski, Des hommes, des dieux
272 l’impossible dialogue
40. Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, La Nouvelle Alliance, Paris, Gallimard, 1979.
41. Henri Atlan, Croyances. Comment expliquer le monde?, Paris, Autrement,
2014, p. 21-22; pour une analyse critique de ce courant, voir Dominique Terré-For-
nacciari, Les Sirènes de l’irrationnel. Quand la science touche à la mystique, Paris,
Albin Michel, 1991; John Horgan, Rational Mysticism: Dispatches from the Border
Between Science and Spirituality, Boston, Houghton Mifflin, 2003.
274 l’impossible dialogue
42. Stephen Hawking, A Brief History of Time, New York, Bantam, 1988, p. 173.
qu’est-ce qu’un «dialogue» entre science et religion? 275
43. Francis S. Collins, The Language of God: A Scientist Presents Evidence for Belief,
New York, Free Press, 2007.
44. Le Nouvel Observateur, 21-27 décembre 1989, p. 13.
qu’est-ce qu’un «dialogue» entre science et religion? 277
45. Pour une analyse des courant ésotéristes auxquels se réfèrent Pauwels et Ber-
gier, voir Stoczkowski, Des hommes, des dieux et des extraterrestres.
278 l’impossible dialogue
Fallacy of Fine-Tuning: Why the Universe Is Not Designed for Us, New York, Pro-
metheus Books, 2011; Mark Colyvan, Jay L. Garfield et Graham Priest, «Problems
with the Argument from Fine Tuning», Synthese, vol. 145, no 3, 2005, p. 325-
338.
51. George Ellis, «The Anthropic Principle: Laws and Environments», dans
F. Bertola et U. Curi (dir.), The Anthropic Principle, New York, Cambridge University
Press, 1993, p. 30.
52. George Ellis, «Piety in the Sky», p. 115.
53. Voir la page suivante sur le site de la Fondation Templeton: www.temple-
tonprize.org/previouswinner.html.
qu’est-ce qu’un «dialogue» entre science et religion? 281
façon plus subtile et surtout plus acceptable aux yeux des dirigeants de
la Fondation…
En fait, pour atteindre son objectif de rapprocher science, théolo-
gie et religion, la Fondation Templeton doit avoir l’air crédible et donc
s’associer autant que possible des noms prestigieux. Ainsi, en suivant
la production d’ouvrages de vulgarisation de l’astrophysicien bri-
tannique Martin Rees, qui a été président de la Société royale de
Londres et astronome royal, on aurait pu prédire qu’il finirait par obte-
nir le prix Templeton. Il débute en 1989 avec Cosmic Coincidences:
Dark Matter, Mankind, and Anthropic Cosmology. Viennent ensuite les
ouvrages subtilement religieux Before the Beginning: Our Universe and
Others (1997) et Just Six Numbers: The Deep Forces that Shape the Uni-
verse (2000), qui suggèrent aussi l’ajustement fin des constantes
de la nature. Après avoir spéculé sur des univers parallèles qui, par défi-
nition, sont hors de portée de l’expérimentation, Rees se lance dans le
catastrophisme avec Our Final Century: Will the Human Race Survive
the Twenty-first Century? Curieusement, pour rendre le tout encore
plus alarmant, l’édition américaine titre plutôt Our Final Hour. L’ou-
vrage se demande, entre autres choses, si «notre destin a une significa-
tion cosmique».
La feuille de route de l’auteur semble bien correspondre aux
exigences du prix Templeton. En 2011, l’annonce est faite: Sir Mar-
tin Rees est l’heureux récipiendaire du prix Templeton pour ses
recherches «qui ont contribué à la compréhension des origines et
de la nature de l’univers». Bien que la formulation choisie évite les
termes religion ou spiritualité, l’annonce est plutôt mal accueillie par
de nombreux scientifiques qui comprennent bien que le but visé
par Templeton est d’associer un nom prestigieux aux activités d’une
fondation qui contribue à créer une confusion entre science et reli-
gion. Ainsi, Jerry Coyne, professeur d’écologie et d’évolution à l’uni-
versité de Chicago, publie un article dénonçant la manœuvre et
rappelant que «Templeton utilise son énorme richesse dans un seul
but: donner de la crédibilité à la religion en brouillant la frontière bien
282 l’impossible dialogue
54. Jerry Coyne, «Martin Rees and the Templeton Travesty», The Guardian,
6 avril 2011; voir aussi Jerry A. Coyne, Faith vs. Fact: Why Science and Religion are
Incompatible, New York, Viking, 2015.
55. Voir la page suivante sur le site de la Fondation Templeton: www.temple-
tonprize.org/previouswinner.html.
56. Sunny Bains, «Questioning the Integrity of the John Templeton Founda-
tion», p. 92-115.
57. Pour plus de détails sur l’UIP, voir Cyrille Baudouin et Olivier Brosseau, Les
Créationnismes. Une menace pour la société française?, Paris, Syllepse, 2008, p. 45-53;
et, des mêmes auteurs, Enquête sur les créationnismes. Réseaux, stratégies et objectifs
politiques, Paris, Belin, 2013.
qu’est-ce qu’un «dialogue» entre science et religion? 283
58. Jean Staune (dir.), Science et quête de sens, Paris, Presses de la Renaissance,
2005. Voir la page suivante sur le site de la Fondation Templeton: www.temple-
tonpress.org/content/science-and-search-meaning.
59. Jean Staune (dir.), Science and the Search for Meaning, West Conshohocken
(Penn.), Templeton Foundation Press, 2006, p. 6.
60. Voir la page suivante sur le site de la Fondation Templeton: www.templeton.
org/what-we-fund/grants/science-and-religion-in-islam.
61. Voir la page suivante sur le site de la Fondation Templeton: www.templeton.
org/what-we-fund/grants/science-and-orthodoxy; voir aussi le site site www.it4s.
ro/.
62. Voir la page suivante sur le site de la Fondation Templeton: www.templeton.
org/what-we-fund/grants/science-and-islam-an-educational-approach.
284 l’impossible dialogue
ton.org/what-we-fund/grants/templeton-cambridge-journalism-fel-
lowships-and-seminars-in-science-and-religion.
67. Ibid.
286 l’impossible dialogue
68. Les textes de ces conférences ont été publiés dans Russell Re Manning et
Michael Byrne (dir.), Science and Religion in the Twenty-First Century, Londres,
SCM Press, 2013.
qu’est-ce qu’un «dialogue» entre science et religion? 287
72. Pour une analyse critique, voir Jean Bollack, Christian Jambet et Abdelwahab
Meddeb, La Conférence de Ratisbonne. Enjeux et controverses, Montrouge, Bayard,
2007.
73. Benoît XVI, «Foi, raison et université».
qu’est-ce qu’un «dialogue» entre science et religion? 291
tuelles d’interpréter les sciences les plus récentes dans un sens qui
conforte la théologie catholique, le pape demande plus directement de
soumettre la raison aux limites que pourrait lui imposer la foi. Il tente
ainsi de construire une machine à remonter le temps vers un passé
heureusement révolu. Et s’il est vrai, comme d’aucuns aiment à le pro-
clamer, que la raison a des limites et qu’elle «devrait être maintenant
placée sous surveillance74», le problème est qu’on ne dit pas où se
situe exactement cette limite et surtout qui doit la maintenir à l’inté-
rieur de ses frontières. Pour Benoît XVI, la réponse implicite est claire:
c’est la foi qui surveille la raison, tout comme celle-ci surveille la foi.
Or, cette symétrie affichée cache une asymétrie fondamentale qu’il
faut relever. Alors que l’adhésion à une religion est un acte individuel
et privé, la raison est publique et accessible à tous les êtres humains
normalement constitués. En ce sens, la raison est universelle et démo-
cratique, alors que la foi est privée et autocratique. Si la discussion
rationnelle peut éventuellement mener à un consensus, on voit mal
comment la foi peut faire consensus alors que les religions sont mul-
tiples et se dénoncent mutuellement. Encore une fois, seule une pen-
sée molle qui joue sur l’ambiguïté des termes dialogue et ouverture
peut faire passer pour un échange constructif ce qui est ultimement
une tentative d’imposer un arbitraire religieux au nom des «limites»,
jamais clairement définies, de la raison. En fait, l’appel du pape au
«dialogue» cache mal une exigence de soumission de la raison à la foi.
74. Joseph Ratzinger, «Démocratie, droit et religion», Esprit, juillet 2004, p. 23.
les croYances contre les sciences 293
CHAPITRE 7
5. Virginia Morell, «Who Owns the Past?», Science, vol. 268, 9 juin 1995,
p. 1424-1426.
6. Ibid., p. 1424.
7. Ibid., p. 1424.
296 l’impossible dialogue
8. Ibid., p. 1425.
9. Jerome S. Cybulski, Nancy S. Ossenberg et William D. Wade, «Committee
Report: Statement on the Excavation, Treatment, Analysis and Disposition of
Human Skeletal Remains from Archaeological Sites in Canada», Canadian Review
of Physical Anthropology, vol. 1, no 1, 1979, p. 36.
les croYances contre les sciences 297
scientifique, est pour eux sans importance réelle. Pour les création-
nistes, par exemple, les êtres humains descendent directement
d’Adam et d’Ève il y a environ six mille ans. Pour plusieurs tribus
autochtones d’Amérique du Nord, leurs ancêtres auraient toujours
vécu sur leur territoire actuel. Ils rejettent ainsi l’idée d’une migration
d’Eurasie (et, au départ, d’Afrique) via le détroit de Béring ou l’océan
Pacifique, il y a plus de douze mille ans, hypothèse pourtant confirmée
par de nombreuses fouilles archéologiques et découvertes d’osse-
ments humains depuis des décennies.
La découverte en 1996 de «l’homme de Kennewick» a contribué
à renforcer la théorie d’une voie migratoire via l’océan Pacifique. La
controverse entourant ce squelette complet datant d’environ neuf
mille ans, qui a opposé des anthropologues américains aux tribus
indiennes habitant la région (le sud de l’État de Washington), illustre
parfaitement une vérité fondamentale énoncée par le sociologue Max
Weber au début du xxe siècle: «La croyance en la valeur de la vérité
scientifique est un produit de certaines civilisations et n’est pas une
donnée de la nature10.» Or, comme nous allons le voir, c’est bien
un conflit de paradigmes, définissant une conception globale du
monde, pour employer le terme du philosophe Thomas Kuhn, qui
s’exprime dans le débat juridique sur la propriété légitime des restes
de l’homme de Kennewick. Et c’est un juge qui, pour trancher le litige,
a dû faire de l’épistémologie.
10. Max Weber, Essais sur la théorie de la science, traduction de l’allemand et intro-
duction de Julien Freund, Paris, Plon, 1965, p. 211.
298 l’impossible dialogue
22. James C. Chatters, «The Recovery and First Analysis of an Early Holocene
Human Skeleton from Kennewick, Washington», Society for American Archaeology,
vol. 65, no 2, 2000, p. 291-316.
23. Pour plus de détails, voir Thomas, Skull Wars.
302 l’impossible dialogue
24. Virginia Morell, «A Tangled Affair of Hair and Regulations, Science, vol. 268,
9 juin 1995, p. 1425; «Pulling Hair from the Ground», Science, vol. 265, 5 août 1994,
p. 741.
les croYances contre les sciences 303
tige archéologique d’avant 1492 est par définition affilié aux groupes
autochtones qui habitent encore aujourd’hui sur les lieux. Les anthro-
pologues font valoir qu’il n’existe aucune preuve scientifique de liens
culturels ou génétiques significatifs remontant à plus de neuf mille
ans qui puissent permettre de trancher en faveur des Autochtones. Au
contraire, seule l’étude détaillée des restes permettrait d’établir une
telle affiliation.
Une longue saga judiciaire s’en est suivie, qui s’est terminée en 2004
par la confirmation par un tribunal d’appel du jugement de première
instance qui, dès 1997, donnait raison aux scientifiques. La cour a en
effet conclu qu’aucune preuve substantielle d’affiliation culturelle ou
génétique entre le squelette et les tribus autochtones qui le réclament
n’avait été fournie. Les trois juges de la Cour d’appel fédérale confir-
ment donc l’analyse de leur collègue de première instance voulant
qu’une distance de huit à neuf mille ans «entre la vie de l’homme de
Kennewick et le présent est trop longue pour pouvoir être comblée
simplement par les récits de la tradition orale25». Au nom de ses collè-
gues, le juge Gould ajoute que le seul argument en faveur d’un lien
culturel possible entre les Indiens américains actuels et l’homme de
Kennewick repose sur l’histoire orale. Or, les experts ont «démontré
que ces histoires orales changent relativement vite, qu’elles peuvent se
fonder sur des observations et déductions ultérieures des caractères
géologiques (plutôt que sur des témoignages de première main des
événements anciens), et que ces histoires orales peuvent provenir
d’une culture autre que celle à laquelle l’homme de Kennewick appar-
tenait26». Pour toutes ces raisons, le juge conclut que la loi NAGPRA
ne s’applique pas et que les scientifiques peuvent se remettre à l’étude
de la morphologie crânienne, de l’ADN, des dents et du régime ali-
mentaire de l’homme de Kennewick, dont les ossements sont depuis
conservés au Burke Museum of Natural History, sur le campus de
l’université de Washington à Seattle27.
L’enjeu fondamental de cette controverse, qui dépasse les arguties
juridiques sur les détails de la formulation de la loi dont l’application
était contestée, n’a pas échappé au juge Gould:
[D]u point de vue des scientifiques, ce squelette est une source irrem-
plaçable d’informations sur les premières populations du Nouveau
Monde, qui mérite une enquête scientifique attentive pour faire pro-
gresser la connaissance sur ces temps lointains. Par contre, du point
de vue des tribus indiennes, le squelette est celui d’un ancêtre qui,
selon les traditions religieuses et sociales des tribus, doit être enterré
immédiatement, sans autre étude28.
26. Ibid.
27. Voir la page suivante sur le site du musée: www.burkemuseum.org/kman/.
28. Bonnichsen v. United States, introduction.
29. Brief Amicus Curia of Pacific Legal Foundation in Support of Plaintiffs-
Appellees Robson Bonnichsen et al., no 02-35996, United States Court of Appeals
for the Ninth Circuit, 2003.
les croYances contre les sciences 305
D’un côté, les tribus indiennes rejettent «la notion que la science est la
réponse à tout et donc qu’elle devrait avoir préséance sur les droits
religieux et les croyances des citoyens américains30». De l’autre, les
archéologues et les anthropologues considèrent qu’il «existe un droit
d’étudier ces squelettes et d’apprendre ainsi des choses sur ces per-
sonnes31». Cette dernière vision du monde favorise le droit de
connaître par les moyens de la science. En archéologie et en anthropo-
logie, cela signifie manipuler des ossements afin, entre autres choses,
d’en apprendre davantage sur les origines du peuplement américain.
La première conception favorise plutôt les croyances fondées sur les
traditions orales et les pratiques coutumières. Le rapport entre
«savoir» et «croire» est alors inversé, comme dans cette affirmation
d’un porte-parole des Lakotas au début de la controverse sur l’homme
de Kennewick: «Nous n’avons jamais demandé à la science de déter-
miner nos origines. Nous savons parfaitement d’où nous venons.
Nous descendons du peuple Bison. Il est sorti des profondeurs de la
terre, après que des esprits surnaturels eurent rendu ce monde habi-
table pour les hommes. Si les non-Indiens préfèrent croire qu’ils des-
cendent du singe, c’est leur affaire. Mais essayez seulement de me trou-
ver cinq Lakotas qui croient en la science et en l’évolution32.»
Comme le note l’anthropologue David H. Thomas dans son
ouvrage consacré à cette controverse, la loi elle-même (le NAGPRA)
ne dit pas comment «choisir entre les visions du monde différentes».
tion grâce aux analyses du squelette40. On peut aussi penser que le tort
qui aurait été causé si le juge avait penché en faveur de la conception
autochtone du monde aurait été plus symbolique que réel. Après tout,
savoir ou non d’où viennent les habitants de la Terre ne semble pas
avoir beaucoup d’importance dans la vie de tous les jours. Stephen
Lekson, un anthropologue américain impliqué dans la restitution aux
Pueblos de centaines d’ossements humains et d’objets culturels, se
demande même si «l’archéologie vaut la peine qu’elle cause aux
peuples autochtones», car plusieurs découvertes et interprétations de
ces vestiges vont clairement à l’encontre de leurs visions d’eux-mêmes
(guerres, cannibalisme, etc.)41. On peut penser la même chose de l’as-
tronomie: après tout, à quoi bon savoir (à moins que ce ne soit que
«croire»…) que l’univers a environ 15 milliards d’années ou que la
Terre tourne, si cela peine des fondamentalistes chrétiens, islamiques
ou encore autochtones?
Il en va autrement lorsque le refus des connaissances, des
méthodes et des techniques scientifiques peut entraîner la mort d’un
enfant. On ignore trop souvent qu’aux États-Unis, dans la majorité
des États, les parents peuvent refuser de faire traiter médicalement
leurs enfants pour des raisons religieuses. Jusqu’au milieu des
années 1970, pourtant, plusieurs parents avaient été poursuivis et
condamnés pour négligence criminelle, les tribunaux donnant – sur
la base des connaissances scientifiques – la priorité à la santé et au
bien-être de l’enfant plutôt qu’aux convictions religieuses des parents.
De nombreux témoins de Jéhovah, par exemple, qui refusaient les
transfusions sanguines, se sont vu retirer la garde de leurs enfants
40. Douglas W. Owsley et Richard L. Jantz (dir.), Kennewick Man: The Scientific
Investigation of an Ancient American Skeleton, College Station, Texas A&M Univer-
sity Press, 2014. Voir le compte rendu de Douglas Preston, «The Kennewick Man
Finally Freed to Share His Secrets», Smithsonian Magazine, septembre 2014.
41. Keith Kloor, «Giving Back the Bones», Science, vol. 330, 8 octobre 2010,
p. 166.
310 l’impossible dialogue
42. Paul A. Offit, Bad Faith: When Religious Belief Undermines Modern Medicine,
New York, Basic Books, 2015, p. 193.
43. Pour une synthèse de ces résultats, voir Janna C. Merrick, «Spiritual Healing,
Sick Kids and the Law: Inequities in the American Healthcare System», American
Journal of Law and Medicine, vol. 29, 2003, p. 203.
les croYances contre les sciences 311
décédés, entre 1975 et 1995, faute d’avoir reçu des soins adéquats pour
des maladies faciles à guérir, les parents étant convaincus que seule la
prière pouvait les ramener à la santé. Parmi les cas les plus facilement
traitables, on trouve 52 infections diverses dont 22 pneumonies,
15 méningites, 12 cas de diabète. On compte aussi 15 cas de cancer
avec de très bonnes chances de guérison44. Cinq sectes sont respon-
sables de plus de 80% des décès recensés: Christian Science, Church
of the First Born, Endtime Ministries, Faith Assembly et Faith Taber-
nacle45. Profitant d’une interprétation large du premier amendement
de la constitution américaine sur la liberté de religion, les porte-parole
de ces sectes prétendent que le gouvernement ne peut imposer de res-
trictions à leurs croyances même lorsque celles-ci entraînent le décès
d’enfants mineurs si leurs décisions sont prises sur la base de convic-
tions religieuses sincères. Par comparaison, seulement deux enfants
seraient décédés pour des raisons religieuses au Canada et aucun au
Royaume-Uni, deux pays qui ne protègent pas les parents qui refusent
de traiter médicalement leurs enfants pour des raisons religieuses46.
En 2009, la Cour suprême du Canada a confirmé la validité de la
loi manitobaine de protection des enfants qui avait forcé une adoles-
cente à subir une transfusion sanguine contre la volonté de ses parents.
Les juges ont en effet conclu que «le fait de prendre soin des enfants et
leur protection constituent un objectif législatif urgent et réel suffi-
samment important pour justifier la restriction d’un droit garanti par
la Charte [des droits et libertés du Canada]47». Le jugement confir-
mait ainsi un principe généralement admis dans les sociétés avancées
44. Seth M. Asser et Rita Swan, «Child Fatalities From Religion-Motivated Medi-
cal Neglect», Pediatrics, vol. 101, no 4, 1998, p. 625-629, voir le tableau 2, p. 627.
45. Ibid., tableau 4, p. 628.
46. Offit, Bad Faith, p. 184.
47. Cour suprême du Canada, A.C. c. Manitoba (Directeur des services à l’enfant
et à la famille), 2009, CSC 30, p. 190.
312 l’impossible dialogue
(pour ne pas dire civilisées…), soit que l’État doit assurer le bien-être
de la population et qu’il peut intervenir lorsqu’il juge que les décisions
des parents vont à l’encontre de cet objectif.
Les problèmes de santé publique engendrés par certaines
croyances religieuses prennent encore plus d’importance lorsque le
refus de se faire vacciner entraîne non seulement des épidémies
dans l’environnement immédiat de certains groupes religieux, mais
également le décès d’enfants en raison des conséquences associées
à certaines maladies contagieuses comme la rougeole. En 1991, par
exemple, une ville aussi importante et développée que Philadelphie
s’est trouvée aux prises avec une surprenante épidémie de rougeole,
engendrée par des parents qui, pour des raisons religieuses, avaient
refusé de faire vacciner leurs enfants. Cinq jeunes appartenant à la
secte Faith Tabernacle sont ainsi décédés en dix jours, ce qui, selon le
Dr Paul Offit, directeur de la division des maladies infectieuses de l’hô-
pital de Philadelphie, en fait «la pire épidémie de rougeole de l’his-
toire des États-Unis48». Pour reprendre le contrôle de la situation, les
autorités sanitaires ont obtenu une décision de la cour ordonnant la
vaccination des enfants de parents membres de la secte, soit plus
de 400 enfants. Selon le juge, la liberté de religion n’est pas absolue, et
la santé des enfants et celle de l’ensemble des citoyens a préséance49.
Au début du xxe siècle, pendant une épidémie de variole, un juge-
ment de la Cour suprême des États-Unis avait d’ailleurs confirmé une
loi imposant une amende à ceux qui refusaient le vaccin, même pour
des raisons religieuses, affirmant que la liberté que procure la Consti-
tution ne peut être absolue, car cela ne ferait qu’engendrer l’anarchie
et le désordre50. Ces jugements n’ont pas empêché la Chambre des
représentants de voter une loi, en mars 2014, limitant l’obligation
Les dérives d’un mode de pensée qui s’oppose aux sciences sur la base
de particularismes religieux, ethniques ou culturels sont illustrées de
façon tragique dans la décision rendue en novembre 2014 par un juge
de première instance de l’Ontario. Celui-ci a refusé d’appliquer la
décision de la Cour suprême du pays dans un cas similaire pour lequel
des médecins réclamaient de procéder au traitement d’une enfant
mineure atteinte d’un cancer grave mais curable contre l’avis des
parents qui croyaient plutôt que les prières pourraient la guérir. Dans
ce jugement qui a suscité beaucoup de commentaires dans les médias
canadiens53, le juge, autochtone de la même nation que les parents
poursuivis, conclut que l’enfant n’a pas besoin de la protection de
l’État, car, en tant qu’Autochtones, ses parents exercent leurs droits,
protégés par la Constitution canadienne, de pratiquer leur médecine
54. Ontario Court of Justice, Brantford, Ontario, juge G. B. Edward J., Hamilton
Health Sciences Corp. v. D.H., 14 novembre 2014, paragraphe 81, nous soulignons.
les croYances contre les sciences 315
55. Kelly Grant, «Aboriginal Girl Now Receiving Both Chemo and Traditional
Medicine», The Globe and Mail, 24 avril 2015.
316 l’impossible dialogue
Tout comme les prières n’ont pas guéri les centaines d’enfants lais-
sés sans soins médicaux par des parents aveuglés par leurs croyances
religieuses, il est à craindre que les promoteurs les plus radicaux
des «droits ancestraux» des Autochtones à pratiquer leur «médecine
traditionnelle» sans tenir compte de l’évolution des connaissances et
des technologies entraîne encore la perte de vie d’enfants sacrifiés sur
l’autel des idéologies particularistes.
nature, les croyances aux vertus magiques des prières ou aux potions
«ancestrales» et «naturelles», et refuser les méthodes et les résultats
des sciences les plus éprouvées sous prétexte qu’elles seraient «occi-
dentales» peut avoir des répercussions tragiques. De même, inter-
dire des recherches au nom de convictions religieuses de certains
groupes minoritaires, comme celles sur les cellules souches, n’est pas
non plus sans conséquences. Peut-être que ces recherches seront
vaines ou même dangereuses. Mais peut-être aboutiront-elle à des
découvertes fascinantes et même, un jour ou l’autre, utiles. Les socié-
tés sont mortelles, on le sait. Comme le montre le retour de maladies
infectieuses en raison des oppositions montantes à la vaccination, il
est probable que les prochaines catastrophes sanitaires soient le fruit
de trop de croyances romantiques plutôt que de trop de sciences et de
connaissances…
318 l’impossible dialogue
conclusion 319
CONCLUSION
Le pari de la Raison
P sociétés par des causes naturelles et non par des causes surnatu-
relles, la science désenchante le monde. Ce parti pris naturaliste
s’est, on l’a vu, lentement imposé dans tous les domaines du savoir. Le
postulat d’un naturalisme méthodologique qui est au fondement des
sciences est bien sûr indémontrable et constitue en fait un pari sur
l’avenir, son acceptation se fondant, ultimement, sur les résultats qu’il
permet d’atteindre. Il est en quelque sorte validé par ses conséquences,
dont les gains d’intelligibilité que son adoption a su produire. Et c’est
bien l’exercice de plus en plus systématique d’une raison laïque qui a
mené à une meilleure connaissance et à un plus grand contrôle de
10. Joseph Ratzinger, «Démocratie, droit et religion», Esprit, juillet 2004, p. 28.
326 l’impossible dialogue
remerciements 327
Remerciements
Index
56-57; pluralité des mondes, 175; Il Saggiatore / L’Essayeur, 69, 70, 73, 171
proposition hérétique, 35, 55-56 Index des livres prohibés, 13, 16, 21, 33,
Hérétique, 40, 55-57, 62, 85 36, 51, 55, 61, 67, 94, 160, 173, 176,
Hervieu-Léger, Danièle, 16 178-179, 183-185, 190, 194-195,
Hessen-Rheinfels, Ernst von, 91 199, 202-203, 208, 215, voir aussi
Hiérarchie des disciplines, 48, 50 Censure, Congrégation de l’Index:
Hindouisme, 272 de l’Université de Louvain, 166;
Histoire, 126: approche scientifique, édition de 1544, 165-166; édition
152; critique, 152-153, 183; des de 1559, 40; édition de 1757, 99;
religions, 12, 24, 183-195; des édition de 1835, 101; traduction
sciences, 13, 213, 217, 246, 325; et des ouvrages, 184-185, 203
théologie, 153-154; mouvement Infini dans la paume de la main (L’). Du
moderniste, 191 big bang à l’éveil, 276
Histoire naturelle, 13, 24, 143, 236: de Ingoli, Francesco, 64-68: lettre de
l’animal, 148; de l’homme, 148; des Galilée, 71-73
religions, 152-155; hypothèse Innocent III, 55
(Buffon), 179-183 Inquisition, 16, 35, 51, voir aussi
Histoire naturelle, 139, 179-183 Saint-Office: condamnation de
Historicisme, 244 Galilée, 13, 21, 38, 59, 82-83;
History: of the Conflict Between Science création, 40, 54; décret Lamentabili,
and Religion, 213-214; of the 191; et atomisme, 173; procédures,
Warfare of Science with Theology in 54-57, 80
Christendom, 214-217 Institut: catholique de Paris, 193, 208;
Homme de Kennewick, 297, 299, Metanexus, 268
301-309, 316 International Society for Science and
Horgan, John, 246, 266 Religion, 284
Humanité: origines, 12, 24, 150, 257, Intersubjectivité (connaissances), 321,
294-297 323
Humani generis, 174, 209-210 Iqbal, Muzaffar, 241
Hutton, James, 142 Islam, 243, 283, 285, 321
Huygens: Christian, 163, 167-168; Islam & Science, 241
Constantin, 168 Islam et Science, 283
Hypothèse: et thèse, 43, 179 Islamic Sciences, 241
Israël, 294, 295
I
J
Ibn al-Haytham, 321
Ibn Rushd, 31 Jacquier, François, 178
Il Newtonianismo per le dame, 178 Jean XXIII, 106
338 l’impossible dialogue
Jean-Paul II, 10, 13, 87-88, 112-117, Lamalle, Edmond, 107, 113
211, 236, 239, 243 Lamarck, Jean-Baptiste, 148-150
Jésuites, 24, 51, 69, 70, 91, 93, 94, 105, Lamentabili (décret), 191-193
107, 113, 163, 165: avancement des Language of God (The), 276
connaissances, 122-123; Lapparent, Albert de, 200
darwinisme, 196, 200-201, 208; Laplace, Pierre-Simon de, 136-137
enseignement de l’atomisme, 172 Lawrence, William, 185
Jésus, 152 Le Blanc (abbé), 182
Josué, 179 Lederman, Leon, 273-274
Journal of the American Scientific Lefebvre, Solange, 261-262, 265, 268
Affiliation, 239 Léger, Paul-Émile, 210
Journaliste: formation, 284 Leibniz, Gottfried, 91-93, 133, 147
Juifs, 18, 30, 217, 249, 295, 298 Lekson, Stephen, 309
Jupiter, 68 Lenormant, François, 186, 188-190
Just Six Numbers: The Deep Forces that Léon X, 59
Shape the Universe, 281 Léon XIII, 38, 190, 203
Leroy, Dalmace, 200-202, 204:
K rétractation, 202-203
Le Roy, Édouard, 208-209
Kant, Emmanuel, 32-34, 290-291: Lessard, Louis, 266-267
liberté de pensée, 32-33 Lesser, Frédéric-Christian, 130
Kepel, Gilles, 293 Le Sueur, Thomas, 178
Kepler, Johannes, 41, 44-47, 51, 97, Lettre à Ingoli, 71-73, 75-76
125, 157, 220: autocensure Leucippe, 170, 270
théologique, 44; condamnation des Lewis, Edwin, 198
écrits, 61, 101; interprétation des Liberté: de pensée, 32, 41, 198;
Saintes Écritures, 44-45; séparation d’expression, 33
de la théologie et de l’astronomie, Lindberg, David C., 21, 219, 249
65-67 Littré, Émile, 153
Kingsley, Charles, 147 Livre, voir Censure
Koyré, Alexandre, 256 Livre: des maîtres du monde, 277;
Kuhn, Thomas, 297 des secrets trahis, 277
Loi de Boyle-Mariotte, 19
L Lois (Les), 129, 230
Loisy, Alfred, 191, 193-195, 203
Lactance, 138 Lorini, Niccolò, 57
Lakotas, 305 Los Angeles Times, 285
Lalande, Joseph Jérôme Lefrançois de, Lost Discoveries, 275
99-100, 179, 184 Lucrèce, 170
index 339
Syllabus des erreurs, 186-188, 191, 235 201, 211, 257; institution sociale
Syrian Protestant College, 17, 198 dominante, 31
Système solaire: action divine, Théologie des insectes ou Démonstration
132-134, 139; héliocentrisme, voir des perfections de Dieu dans tout
Copernic, Galilée; histoire naturelle ce qui touche les insectes, 130
(Buffon), 180 Théologie naturelle, 11-12, 25-26, 128,
129-136, 145, 225, 264; retour,
T 277-287
Théologie naturelle ou Preuves
Tache solaire, 68 de l’existence et des attributs de la
Tao de la physique (Le), 10, 272 Divinité tirées des apparences
Taoïsme, 272 de la Nature, 130
Taxonomie, 12 Théologie physique ou Démonstration
Taylor, Charles, 250 des attributs de Dieu tirée des œuvres
Technoscience, 322 de la Création, 129
Teilhard de Chardin, 208-209 Théologien, 30, 170-171
Témoins de Jéhovah, 309 Theology and Science, 240
Tempier, Étienne, 21, 35, 53-54: Théorie de la Terre, 22
propositions condamnées, 37 Thermodynamique, 273
Templeton, John, 11, 244, voir aussi Thèse: et hypothèse, 43
Fondation Templeton Thomas d’Aquin, 26, 38, 53, 236, 287:
Teresi, Dick, 275 traités d’Aristote, 37
Terre: évolution, 139, 142; marée Thomas, David H., 305
(phénomène), 69, 76, 127, 134; Time, 285
mouvement et Saintes Écritures, 41, Tipler, Frank J., 264, 274-275, 279
43, 45, 51, 58-59, 82; système Torah, 30, 257
Copernic, 48, 58, 70, 96-97, 100, Townes, Charles, 279
160, 178; système mixte, 64-65, 70 Tragédie: et Dieu, 288-289
Textes révélés/sacrés, 17-18, 26-27, 34, Traité: de physique, 121; du monde,
41, 50, 257, voir aussi Bible, Coran, 160
Torah: et physique quantique, 272; Traités de Bridgewater, 131, 145
interprétation littérale, 165, 190; Transformisme, 201
regard critique, 126, 152 Transfusion sanguine, 309-311
Thalès, 270 Transsubstantiation, 171, 174
Thatcher, Margaret, 243, 244 Trinh Xuan Thuan, 276, 283
Théologie: et atomisme, 173; Tunisie, 253
et histoire, 153-154; et philosophie,
31, 32-36, 38, 41, 50-51, 121;
et science, 120-121, 128, 194-195,
index 345
Introduction 9
Remerciements 327
Index 329
crÉdits et remerciements
L’historien des sciences Yves Gingras analyse d’abord les limites théo-
logiques de l’autonomie de la recherche scientifique au XVIIe siècle.
Il retrace ensuite la longue histoire allant de la condamnation de Galilée
pour hérésie en 1633 jusqu’à sa réhabilitation par Jean-Paul II après
plus de trois cent cinquante ans de revendications en ce sens par les
savants européens. Il montre enfin comment Dieu et la théologie na-
turelle sont devenus marginaux dans le champ scientifique au cours des
XVIIIe et XIXe siècles, à mesure que la pensée scientifique naturaliste s’est
étendue à la géologie, à l’histoire naturelle, aux origines de l’homme et à
l’histoire des sociétés et des religions.