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Les Sorcières
La question initiale majeure est de déterminer qui essaye de définir ce qu’est
une sorcière. Les prêtres, les autorités séculières, les victimes accusées ou
soupçonnées avaient souvent des vues fortement divergentes. A partir de
notre point de vue du 21e siècle & avec des informations limitées de l’époque,
et souvent biaisées (car souvent écrites par des observateurs externes, ou
par ouï-dire, tronquées par les scribes & selon les besoins politiques) il est
très difficile d’apprécier combien le monde était différent il y a 400 ans d’ici.
Cela rend toute définition post hoc toujours susceptible de subir des
modifications & des critiques.
Nos perspectives peuvent également être influencées par le courant néo-
païen de la "Witchcraft". Il y a nombre de prétentions, comme celles de
Murray qui employa la mythologie & le folklore afin de postuler une continuité
des croyances & pratiques sorcières dérivant de cultes de la fertilité pré-
(plutôt qu’anti-)chrétiens (voir l’article précédent). Le sorcier américain
contemporain Starhawk insiste moins sur cette chaîne ininterrompue,
reconnaissant qu’en dépit d’un nom commun, la sorcellerie moderne est
probablement très différente de toutes les pratiques existantes dans l’Europe
primitive ; même si l’historien Ginzburg pense qu’il existe un élément de
continuité.
Les définitions de la sorcellerie données par l’Eglise dérivent de la Bible. Elle
a fourni une source antique & faisant indiscutablement autorité pour tous ce
qui concerne les aspects de la vie & de la conduite dans le monde chrétien ;
ainsi que Exode 22:18 "Tu ne souffriras pas que vive une sorcière" qui est
invariablement cité par les persécuteurs des sorcières, et même encore en
2001. Cependant, le texte qui donne une liste d’autres commandements
quant aux affaires "normales" de la vie de tous les jours ne donne aucune
indication sur qui ou ce que peut être une sorcière. Il est possible que cette
ligne soit un ajout ultérieur car le reste du chapitre continue de manière nette
avec plusieurs versets dédiés à des détails très spécifiques d’offenses & de
punitions etc. L’injonction de tuer les sorcières fait tout juste huit mots ; ce qui
est assez hors contexte & rompt plutôt avec le rythme général du chapitre.
Le reste de la Bible est tout aussi vague. Les sorcières sont condamnées ; ne
doivent pas être employées (Deutéronome 18:10 ; Samuel 15:23) ; & les
hommes ainsi que les femmes peuvent être des sorciers (Chroniques II 33:6 ;
Actes 8:9-11 ; Isaïe 47:9, 57:3). Nous n’avons qu’une seule fois de détails,
dans les Actes 13:6, où l’on parle d’un "sorcier, un faux prophète, un Juif". Il
n’y a aucune description de l’âge, du genre, du comportement ou de
l’apparence des sorcières autre que celle de la Sorcière d’Endor (1 Samuel
28:7) qui était une femme possédant un esprit familier mais sans caractère
spécifiquement démoniaque. Ainsi... tu ne souffrira pas que vive une sorcière,
mais le verbe de Dieu ne nous dit pas ce qu’est une sorcière... Hum, une
sorte de justification pour tuer qui vous voulez, non ?
Dans un livre aussi imposant, il semble bizarre qu’il y ait si peu de mentions à
la sorcellerie ; tout spécialement si c’était réellement un problème aux temps
bibliques. Pour la fréquence de tels mots par rapport aux autres crimes dans
les deux Testaments, "sorcier" apparaît 11 fois, "sorcellerie/sorcière" 15 fois &
"magie" 15 fois. Par contraste, il y a 57 références à "adultère/adultères", 37 à
"meurtre" & 106 à "démoniaque/démons". Cela ne permet pas d’affirmer
statistiquement que l’adultère est un problème à peu près six fois plus grave
que la sorcellerie, mais cela suggère que les rédacteurs de la Bible étaient
plus concernés par des réalités terrestres que par d’hypothétiques sorcières.
C’est un peu la même chose aujourd’hui, il y a de nombreuses lois
concernant les événements de la vie de tous les jours, comme le meurtre, le
vol etc. (qui sont aussi dans la Bible) mais il y a très peu de lois contre des
choses étranges qui n’arrivent que très rarement - le système légal étant très
réactif aux événements...
Reflétant cette importance mineure de la sorcellerie dans la Bible, l’Eglise l’a
considérée comme n’étant qu’un simple fantasme pendant plus de 1000 ans.
Ce n’est qu’après les luttes internes de l’Eglise suivant les événements de la
Réforme & les édits anti-sorcières & anti-femmes du Pape Innocent VII en
1484, que les chasseurs de sorcières se virent donnés le pouvoir d’agir, aidés
en cela par des publications comme le Malleus Malleficarum, un manuel de
chasse aux sorcières profondément misogyne. Les sorcières semblèrent
remplir un besoin de "peuple du malin", tout particulièrement à une époque
considérée comme étant la "les derniers jours" avant l’apocalypse biblique ;
quand le mal & le bien devaient survenir & se battre pour la possession du
monde.
Ici, la notion d’une inversion culturelle est importante. Pour qu’une chose
apparaisse comme mal & dangereuse, il faut la décrire comme proche du
pôle opposé au bien de la société chrétienne. Ainsi, la sorcière est souvent
laide, destructrice (contre l’oeuvre de Dieu, du Créateur), adoratrice &
copulatrice du malin (afin d’être le reflet des nonnes qui sont spirituellement
mariées au Christ, mais sans sexe, oh non certainement pas... du moins aux
yeux du public.), qui cause le malheur & parle de manière blasphématoire. Et,
plus important encore, puisque le prêtre catholique est un mâle, afin de
satisfaire la théorie d’inversion totale, le sorcier doit être une femme.
Que des sorciers démoniaques aient existés, cela peut être discuté. Les
accusations de diabolisme sont probablement une construction des
inquisiteurs, qui n’étaient que ce qu’ils voulaient entendre de leurs prisonniers
afin de confirmer les injonctions papales, & les crimes étaient souvent
confessés sous la torture après une mise en condition préalable où on leur
donnait les détails à confesser, ou encore les prisonniers étaient interrogés
par des questions fermées qui ne souffraient aucune échappatoire comme :
"par quels moyens êtes-vous entré en contact avec le diable & quand l’avez-
vous pour la première fois, & comme avez-vous su que c’était le diable ?"
Cela a pris plus de 800 procès avant que la notion de sabbat de sorcières, la
réunion en groupe avec le diable, soit entièrement formulée & devienne
commune à l’Europe entière.
Cependant, l’Europe n’étant pas un Etat homogène, le mot "sorcier" n’est pas
un concept européen cohérent. L’utilisation de familiers était plus un
phénomène anglais (il n’y a qu’une seule trace ailleurs en Europe) & alors
que le diabolisme était un thème de procès commun avec les sorcières
européennes, les sorcières avaient tendance à n’agir qu’avec un seul grand
démon à qui elles étaient subordonnées, les démons des sorcières anglaises
étaient de petites créatures, souvent appelées familiers & qui n’étaient pas
adorés comme tels. Sur le continent, les sorcières étaient jugées pour hérésie
alors qu’en Angleterre, le crime principal était le maleficium, le fait de causer
du tort par la magie.
En Europe, dans beaucoup de villages du début de l’ère moderne, les
sorciers/sorcières locaux étaient vus comme des ressources utiles pour les
guérisons magiques ou pour localiser les objets perdus. La désignation
péjorative de sorcier était fonction de la "patience, de la tolérance ou de la
reconnaissance du reste de la communauté". Cependant, même les
guérisons de maladies par la voie de la magie étaient souvent perçues, tout
particulièrement par l’Eglise Catholique, comme démoniaques, et les
personnes ainsi guéries étaient en danger (même inconsciemment) d’être
sous l’emprise du malin. En Europe, sous une perspective cléricale ou
étatique, les sorciers étaient aussi des hérétiques & des traîtres présumés. A
cette époque & dans ces pays, l’Eglise & l’Etat étaient très intimement liés et
une offense contre l’un était automatiquement une offense contre l’autre - par
exemple : dresser des horoscopes pour le monarque pouvait être une
trahison s’il était utilisé pour prédire sa mort.
Les hérétiques "normaux" (c’est à dire chrétiens) étaient aussi sujets à des
accusations gratuites de sorcellerie, tout spécialement en Angleterre où la
position officielle était que les catholiques ne pouvaient être persécutés à
cause de leur religion. Cependant, ils pouvaient être persécutés pour une
lointaine ressemblance avec les sorciers/sorcières, & beaucoup de pamphlets
anglais sur les sorciers/sorcières & des comptes rendus de procès étaient
ouvertement des textes anti-catholiques. L’utilisation de prières latines
comme le Rosaire était perçue comme une incantation sorcière, sur le simple
fait qu’elle étaient mises hors la loi & donc pratiquées en secret de telles
prière devinrent des sorts magiques. Les juifs étaient aussi largement
persécutés, parfois comme sorciers (l’étiquette de mangeur d’enfants &
d’hérétique étant interchangeable entre sorcier & juif à diverses époques de
l’histoire européenne) mais toujours du fait de leur judéité.
L’opportunité de poursuivre en justice pouvait venir d’accusations de
malheurs causés par un sorcier. Et subséquemment les accusés pouvaient
impliquer d’autres personnes, qui pouvaient aussi être interrogées & subir un
procès. Les pays avec une Inquisition active voyaient aussi des prêtres
recherchant pro-activement des sorciers & interrogeant les villageois afin
d’enregistrer toutes rumeurs de sabbats ou afin de découvrir qui était
soupçonné d’être un/une sorcier/sorcière.
Pour les chasseurs de sorcières, une des caractéristiques de la sorcellerie
était, du moins en Angleterre, le maleficium, c’est à dire un mal causé aux
gens, aux biens ou aux récoltes. Cela peut sembler stupide mais encore
aujourd’hui nous créons des liens de causalités irrationnels entre certains
événements. Des faits récents sont des plus importants pour l’appréciation
personnelle du bien-être, sans égards quant à des faits plus anciens ; et des
évidences de simple causalités objectives sont souvent mises à mal par les
croyances mentales des individus, telle que la croyance dans les pouvoirs
démoniaques des sorcières. Il est probable que ce genre d’appréciations
étaient similaire il y a 400 ans & qu’elles étaient plus le reflet de tensions
sociales sous-jacentes aux structures sociales du village que toutes autres
notions de sorcellerie.
Beaucoup de ces conflits de village évoluaient autour des femmes car elles
étaient habituellement en charge des activités de groupe comme le soin des
enfants ou les tâches agricoles et donc elles avaient énormément de liens
communautaires ; & donc une plus grande opportunité d’entrer en conflit les
unes avec les autres. Si l’on examine les interrelations entre les intervenants
dans les procès en sorcellerie, on découvre souvent des inimitiés familiales
ou territoriales, pour lesquelles des accusations de sorcellerie peuvent avoir
été les dernières, & souvent les ultimes escalades de conflits sociaux ou
personnels insolubles. Mais, accuser une personne de sorcellerie était risqué
car une accusation jugée être fausse pouvait résulter en un contre-procès, ou
mener à une accusation pour avoir fait perdre du temps au tribunal.
Dans les minutes des procès qui ont survécues le sorcier y est de manière
prédominante, vieux, laid, intimidant & de sexe féminin ! Les estimations
varient mais il est probable qu’il y ait eu neuf ou dix femmes accusées de
sorcellerie pour un homme. Les femmes étaient probablement des sorcières
si elles avaient "une sale tête... de la moustache... les yeux torves". Elizabeth
Sawyer, qui était borgne, était "pareille à un fantôme... déformée...
injurieuse... blasphématoire", alors que Mary Barber était "monstrueuse".
Même les sceptiques décrivaient les accusées comme "pauvres, malignes, de
vieilles folles radoteuses" & elles étaient donc les moins aptes à se défendre
contre leurs accusateurs.
Ce danger ne signifiait pas nécessairement un procès, mais toute rumeur
sorcière était très péjorative, & à une époque de faible mobilité socio-
géographique, tout particulièrement pour les femmes ayant de jeunes
enfants, il était très difficile de s’échapper d’une région si le nom de la famille
était sali. Si l’une d’entre elles pouvait fuir, la rumeur la suivait souvent. La
disgrâce pouvait aller au-delà d’une génération & des communautés fermées
sur elles-mêmes atteignaient souvent le niveau d’ébullition quant aux
descendants survivants de "sorcières connues" qui étaient souvent en danger
de se voir accusés & déclarés coupables uniquement sur base de la
généalogie sans aucun support des faits.
En conclusion, après avoir examiné une variété de textes il semble qu’il y ait
une faible identité ou typologie sorcière cohérente. Cependant être isolé, âgé,
peu éduqué, de laide apparence & de basse classe sociale étaient des
indicateurs particuliers. La classe sociale défavorisée serait liée à l’éducation
& à la "laideur" dans le cercle vicieux de la pauvreté. En Angleterre enfin, être
un catholique illettré dans l’après Réforme était également dangereux.
L’indicateur majeur qui prime était d’être une femme.
La vision moderne est que la "sorcière" semble fort être une étiquette sociale
prête à être collée, souvent de façon très hasardeuse, lorsqu’un besoin
pressant de trouver un bouc émissaire doit être trouvé pour expliquer
d’inexplicables infortunes. Toute faille était suffisante pour engager des
procès iniques & de possibles exécutions ; qui par le mode opératoire pouvait
vider tout un village. Une meilleur définition de "sorcière" serait peut-être une
infortunée femme , bouc émissaire de la société apeurée par l’inconnu & le
surnaturel. Des définitions telles que celles-ci sont produites & sujettes des
époques, de la géographie & des milieux religieux & séculiers. Il est probable
que même en 400 ans de temps, les sorcières d’alors (en assumant qu’un tel
groupe existait encore à l’époque) soient très différentes de ce que nous
nommons aujourd’hui sorcières.