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CHAPITRE XXVIII
Ce qui attire l'attention sur l'assaisonnement, ce sont d'abord les épices : à aucune
époque de l'histoire européenne elles n'ont joué un rôle aussi grand qu'aux xiv e, xve et xvie
siècles. Jamais elles n'ont connu une telle importance dans la cuisine, par leur nombre, la
fréquence de leur emploi et les quantités utilisées — et ce dans toutes les cuisines
aristocratiques d'Europe, quoique celles-ci se soient, par ailleurs, révélées fort différentes
les unes des autres. Jamais non plus les épices n'ont autant compté dans le grand
commerce international — qu'on évalue leur place d'après la valeur des marchandises
transportées ou les efforts des grandes puissances maritimes pour en monopoliser le trafic.
C'est la recherche des épices — à l'égal de la recherche de l'or et de l'argent — qui a lancé
les Européens à la conquête des océans et des autres continents et, par là, bouleversé
l'histoire du monde.
Qu'est-ce qui justifiait une telle dépense d'énergie? On ne s'est guère préoccupé de la
question et on ne lui a jamais apporté de réponse satisfaisante. Commençons par la plus
vaine des raisons avancées : les épices auraient servi à conserver les viandes ou à masquer
le goût infect de celles qui étaient mal conservées. De quelque côté qu'on la considère,
cette explication est, en effet, inadmissible.
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D'abord parce que les agents de conservation des viandes et des poissons étaient
essentiellement le sel, le vinaigre, l'huile, et non les épices. Même si certains textes sont
ambigus à cet égard, même s'il arrivait que l'on épiçât les pâtés fabriqués pour être
envoyés au loin davantage que ceux destinés à la consommation immédiate, les épices
n'ont jamais réellement concurrencé le sel, et ce n'est pas pour leur pouvoir conservateur
qu'on acceptait de les payer beaucoup plus cher que lui.
Ensuite parce que, en dehors des salaisons, les viandes étaient mangées beaucoup plus
fraîches qu'actuellement. En témoignent non seulement les règlements municipaux
interdisant de vendre celles qui étaient abattues depuis plus d'un jour en été ou plus de
trois jours en hiver, mais aussi et surtout la courbe des abattages journaliers. Une telle
courbe, reconstituée par Louis Stouff pour une année entière du xve siècle à Carpentras,
atteste que les animaux étaient généralement tués non pas trois jours avant la vente de leur
viande, ni deux, ni un, mais le jour même. Ce qu'on pourrait donc reprocher à la
gastronomie médiévale, c'est la consommation de viande trop fraîche plutôt que celle de
viande avariée !
Enfin, si certaines personnes avaient mangé de la viande de conserve ou de la viande
avariée, ce n'auraient pas été les seigneurs et les riches bourgeois qui consommaient des
épices, mais les malheureux qui n'avaient pas les moyens d'en acheter. Les viandes salées
se révèlent, en effet, rares dans les menus de repas et les recettes des traités culinaires : on
y trouve souvent des poissons salés, en particulier pour le carême (anguille, hareng,
morue, truite, saumon, esturgeon, baleine, dauphin, alose, merlan, maquereau, muge,
pimperneau, etc., et parfois même brochet), mais beaucoup moins de viandes et de
volailles salées (porc, sanglier, bœuf, cerf, oie, foulque et, plus exceptionnellement,
mouton ou marmotte) que de fraîches. Ces salaisons, d'ailleurs, se mangeaient
généralement à la moutarde, presque jamais aux épices.
Pour n'être pas aussi erronées, les autres explications sont toutefois insuffisantes.
Plusieurs bons historiens ont considéré la cuisine épicée comme un moyen de distinction
sociale. Ce n'est pas faux, puisqu'elle n'était pas à la portée des gens du peuple. Disons
même plus : la quantité et la variété des épices dans les mets augmentaient en fonction de
la fortune et du rang. Mais cette thèse reste superficielle, car la fonction de distinction des
épices ne pouvait être première. En effet, il n'a jamais suffi qu'un produit soit rare pour
être recherché et pour distinguer; il faut encore qu'il soit considéré comme supérieur à
ceux susceptibles de remplir la même fonction. La bière pouvait être aussi rare dans les
pays de vignoble que le vin dans les pays sans vignoble et, pourtant, elle n'était nulle part
une boisson plus recherchée que le vin, une boisson aristocratique ; pour des raisons
culturelles complexes, elle était au contraire partout considérée comme inférieure au vin.
De même, il ne suffisait pas que les épices fussent plus rares que les aromates indigènes
pour être plus chères et valorisantes socialement : encore fallait-il être au courant de leur
existence et avoir des raisons de les croire supérieures à l'ail ou au persil !
La troisième thèse va un peu plus loin. Les Occidentaux auraient emprunté la cuisine
épicée aux Arabes, dont ils avaient pu admirer la civilisation au cours des croisades. Pour
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les partisans les plus récents de cette thèse, tel Toby Peterson, les livres de
cuisine occidentaux sont tous postérieurs aux ouvrages culinaires arabes, parce qu'ils s'en
inspirent. Et ce sont ces livres qui diffusent la cuisine épicée en Occident à partir de la fin
du xiiie siècle.
De fait, le raffinement de la civilisation arabe est bien connu, et son prestige auprès des
Occidentaux de cette époque ne fait pas de doute : en toutes sortes de domaines, ils se sont
mis à son école. Par ailleurs, les cuisines du monde arabe sont en effet épicées, et Maxime
Rodinson a montré que certaines recettes occidentales leur sont directement empruntées.
Enfin, les Arabes sont les maîtres du trafic des épices entre les lieux de production et les
ports d'Egypte ou de Syrie où les Vénitiens, les Génois et les Catalans viennent les
chercher. En somme, l'usage des épices en Occident s'expliquerait par la domination
culturelle et commerciale du monde arabe au Moyen Âge.
L'ennui est que cet usage est bien antérieur aux croisades (xe-xiiie siècles), voire à la
constitution de l'Empire arabe (viic-viiie siècles). La grande cuisine romaine telle que nous
pouvons la connaître par le traité culinaire d'Apicius était déjà une cuisine épicée : 80 %
de ses recettes contiennent en effet du poivre. Si la palette des épices médiévales est
différente et plus variée, Bruno Laurioux a cependant démontré qu'elle s'est pour
l'essentiel constituée dès la basse Antiquité et Robert Lopez que l'importation d'épices
s'est maintenue tout au long du haut Moyen Âge.
Traditionnellement, le mot « épices » désignait non pas n'importe quel aromate utilisé
en cuisine, mais seulement des produits exotiques, venus de loin. Parmi ces produits
importés d'Orient, beaucoup n'avaient pas de fonction culinaire mais une fonction théra-
peutique. Quant à ceux dont se servaient les cuisiniers, eux aussi avaient tous des usages
médicaux. Ainsi, selon Le Thresor de santé (1607), le poivre « entretient la santé, conforte
l'estomac [...], dissipe les vents [...]. Il fait uriner [...], guérit les frissons des fièvres
intermittentes, guérit aussi les morsures de serpents, fait sortir l'enfant mort. Étant bu, [il]
sert à la toux [...] mâché avec raisins secs, [il] purge le cerveau du flegme, ouvre l'appétit
». Le clou de girofle, pour sa part, « sert aux yeux, au foie, au cœur, et à l'estomac. Son
huile est excellente contre le mal des dents. [...] Il sert au flux de ventre de cause froide, et
aux maladies froides de l'estomac [...]. Deux ou trois gouttes en bouillon de chapon
guérissent la colique. Il aide fort à la digestion, si on le fait bouillir en bon vin avec
semence de fenouil [...] ».
Chaque épice était censée avoir des vertus analogues. Or cette fonction médicale, plus
caractéristique des épices que l'utilisation condimentaire, est aussi première,
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historiquement : B. Laurioux a montré que chacune des épices employées en
cuisine à la fin du Moyen Âge a dans un premier temps été importée comme médicament,
avant de l'être pour l'assaisonnement des aliments.
Il reste à savoir si ces produits pharmaceutiques, lorsqu'ils étaient utilisés en cuisine,
l'étaient pour des raisons médicales ou à des fins purement gustatives. Il faut se le
demander, puisque la plupart des drogues dont aujourd'hui nous abusons, contre l'avis des
médecins, ont d'abord été utilisées à leur suggestion, pour des motifs médicaux. Ainsi le
sucre, le café, le thé, le tabac, l'alcool, etc. Au xive siècle, Magninus de Milan mettait
d'ailleurs en garde le lecteur de son De saporibus contre l'abus des sauces en raison même
de leur nature médicamenteuse :
«Les sauces [...] ont une nature médicinale et, par conséquent, ceux qui savent les
refusent complètement dans le régime de santé, car pour conserver la santé on doit
s'abstenir de toutes choses médicinales. »
Pourtant, du xiiie siècle au début du xviie, les médecins n'ont pas cessé de recommander
les épices dans l'assaisonnement des viandes pour rendre celles-ci plus digestes.
Aldebrandin de Sienne écrit dans son Régime du corps (1256) que la cannelle a le mérite «
de conforter la vertu du foie, et de l'estomac » et de « bien cuire la viande ». De même, le
gingembre « a nature de conforter l'estomac froid [...] et fait bien cuire la viande», les
clous de girofle « confortent la nature de l'estomac et du corps, [...] détruisent la ventosité
et les mauvaises humeurs [...] engendrées par le froid, et font bien cuire la viande », etc.
Tout le monde, à cette époque, se représentait en effet la digestion comme une cuisson.
L'agent essentiel en était la chaleur animaie qui cuisait doucement la nourriture dans
l'estomac, marmite naturelle. Dans cette optique, les épices dont on assaisonnait les ali-
ments, contrebalançant l'éventuelle froideur de ceux-ci, aidaient aussi à les cuire, car
toutes étaient réputées chaudes, et pour la plupart sèches. Du poivre, on disait qu'il était au
quatrième degré de chaleur et de sécheresse; le clou de girofle, le galanga, la cardamome,
le curcuma au troisième ; la cannelle, le cumin, le cubèbe, la noix muscade au deuxième
degré, etc.
En vérité, nombre d'aromates et condiments indigènes étaient également réputés chauds
et secs : l'ail et la moutarde l'étaient au quatrième degré, comme le poivre ; le persil, la
sauge, le pouliot, le poireau, le cresson de jardin et l'hysope de montagne au troisième; le
fenouil, le carvi, le cerfeuil, la menthe, la roquette, le cresson de rivière au deuxième, etc.
Voyez Le Régime du corps d'Aldebrandin de Sienne. D'une manière générale, toute plante
aromatique était nécessairement chaude. Mais les épices, nées sous les climats chauds de
l'Orient, passaient depuis l'Antiquité pour plus élaborées, plus subtiles, médicalement plus
sûres que les aromates indigènes1.
Le degré de chaleur d'un condiment, en effet, n'était pas sa seule vertu. Au-delà du
troisième degré, les aliments et condiments étaient d'ailleurs réputés dangereux. Au
1 M. DÉTIENNE, Les Jardins d'Adonis : la mythologie des aromates en Grèce, Paris, Gallimard,
1972.
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quatrième degré de froideur, on trouvait les champignons vénéneux; au
quatrième degré de chaleur, l'ail était censé ne convenir qu'à l'estomac grossier des
paysans ; et la plus forte des épices, le poivre, a disparu des livres de cuisine
aristocratiques français aux xive et xvc siècles, ne restant utilisé qu'à un niveau social
inférieur. Pour les personnes délicates des élites sociales, les cuisiniers français n'usaient
que du poivre long — chaud au troisième degré seulement — et ils l'édulcoraient toujours
en le mélangeant à d'autres épices, moins brûlantes.
D'une manière générale, tout assaisonnement et toute cuisson, en un mot toute cuisine,
remplissaient deux fonctions : rendre les aliments à la fois plus appétissants, meilleurs au
goût et plus digestes. Tandis que certains livres de cuisine se présentaient comme de véri-
tables ouvrages de diététique pratique, la plupart des traités de diététique fournissaient de
véritables recettes culinaires expliquées.
Dans son Opusculum de saporibus, Magninus de Milan s'occupe tour à tour des
principales viandes, volailles et poissons. Après en avoir rappelé les caractéristiques «
physiques » — chaleur ou froideur, sécheresse ou humidité, substance grossière ou subtile
—, il indique la meilleure manière de les cuire, puis donne la recette des sauces qui leur
conviennent le mieux. Ainsi, le bœuf, parce que c'est une viande sèche, ne peut être
consommé que bouilli ; et parce qu'elle est grossière et « froide », elle doit être
accompagnée d'une sauce « chaude » qui la réchauffe et la rende plus délicate — poivrade
au safran, sauce à la roquette ou aillée blanche. Si les aromates indigènes dominent dans
deux de ces sauces, c'est vraisemblablement que le bœuf restait un manger grossier,
populaire.
De même de l'oie, qui a, selon Le Thresor de santé, une chair « fort excrémenteuse [...]
et de difficile concoction : [...] n'y ayant oiseau domestique duquel la chair soit si
grossière, ne si froide, ne si humide. L'auteur conseille donc de la manger « avec sausse
faicte de pain rosty au four, trempé en bon bouillon, qu'on passe par l'estamine avec six
gousses d'aulx (si on les aime) concassées en une escuelle, avec gingembre, et faisant le
tout bouillir en une poêle [...]. Il est aussi bon de larder et farcir les oyes de... sauge, sans
la manger. Elle attire avec le feu leur excessive viscosité. On y peut aussi adjoindre du
poivre pulvérisé ».
Il en allait tout autrement de la grue, qui avait comme le bœuf « la chair dure, froide,
sèche, nerveuse, d'un suc grossier, de digestion tardive qui engendre sang et humeur
melancholique ». Comme c'est néanmoins sur les tables aristocratiques qu'on la servait,
Le Thresor de santé prescrit de la manger « avec clous de girofle, sel et poivre en poudre
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». Et Aldebrandin de Sienne veut qu'on l'accompagne d'une sauce appelée «
poivre noir », préparée aussi avec de précieuses épices.
C'est peut-être parce qu'il écrivait pour une princesse que cet auteur prescrit des épices
avec des mets plus vulgaires, comme la cervelle ou la langue. La cervelle « est froide et
moiste [...] visqueuse [...] donne abomination et se corrompt facilement en l'estomac », ce
pour quoi il faut la manger « avant toutes viandes » et « à saveur de vin aigre, et de poivre,
et de gingembre, et de cannelle, et de menthe, et de persil, et d'autres semblables choses ».
La langue est « mêlée entre chaud et froid, mais [...] se tient plus à froideur qu'à chaleur »,
de sorte qu'il faut la manger « à saveur de poivre et de cannelle, et de gingembre, et de vin
aigre, et de semblables épices ».
A propos du sel, le plus ordinaire des condiments, Joseph Duchesne disait bien, au
début du xiie siècle, la double fonction, gastronomique et diététique, de l'assaisonnement :
« Le sel est de qualité chaude et seiche, ayant vertu detersive, disso-lutive,
purgative, resserante ou astrictive : et c'est pourquoi en consumant les humidités
superflues et excrémenteuses de beaucoup de choses, soit chair, soit poisson ou
fruicts, il les conserve de la corruption. Et pour cela il est une des choses les plus
nécessaires pour l'usage des hommes, et de laquelle on ne se peut nullement passer :
[...] c'est le seul sel qui sert à bien assaisonner toutes les viandes, qui autrement
seroient sans bon goust et saveur, et sans lequel la plupart d'icelles seroient plus
subjectes à se corrompre dans nos corps... »
Deux siècles et demi plus tôt, Magninus de Milan, dans son Regimen sanitatis, avait
souligné aussi la double vertu gastronomique et diététique du sel :
« Le sel [...] ajoute aux comestibles la bonté de la saveur, et il enlève la malice
provenant [...] d'une certaine humidité aqueuse et indigeste. Et ainsi ils sont cuits et
digérés plus parfaitement avec sel que sans sel. »
Tous les aliments, remarquait-il, n'en réclament pas autant : « les aliments humides et
excrémenteux, et avec cela grossiers [comme le porc], ont plus besoin de sel », tandis que
« les aliments secs ou sans superfluité et délicats [comme les poules ou les perdrix] ont
besoin de très peu de sel quand on les assaisonne ».
Un peu plus loin, il note que pour cuisiner les légumes et autres plantes potagères :
« Le sel et l'eau ne suffisent pas : nous avons besoin d'huile, de beurre ou de graisse.
Parce que les légumes et autres plantes potagères sont de nature mélancolique et
terrestre, il est en effet bon de les assaisonner avec quelque chose de gras, qui
tempère leur terrestréité, et de quoi leur saveur est rendue plus délectable et plus
suave, et par conséquent meilleure à digérer et à nourrir. »
Les condiments froids, comme le vinaigre et le verjus, n'étaient pas non plus dépourvus
de fonction diététique. Le De saporibus prescrivait « que la matière des sauces en été soit
le verjus, ou le jus tiré des sommités de la vigne, ou le vinaigre, ou le jus de citron, ou
d'orange, ou de grenade ». Et ils intervenaient en toute saison dans beaucoup de sauces
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pour modérer, par leur froideur, la chaleur des épices et pour en transporter les
bienfaits dans tous les recoins de l'organisme, grâce à leur vertu apéritive, autrement dit à
la pointe acérée qui leur permettait de pénétrer aisément dans les plus infimes conduits du
corps.
Au début du xviie siècle encore, Duchesne notait :
« Sur les qualités du vinaigre [...] [nous] nous contenterons de dire, [...] que c'est
un des principaux aiguillons de l'appétit, et qu'il est en outre profitable à inciser,
ouvrir et désopiler [et] à contempérer l'ardeur de la bile. [Il] empêche en outre la
corruption, aide la digestion aux estomacs [...] qui sont trop chauds [...] mais il faut
[...] en user avec discrétion, voire en le corrigeant et contempérant, avec du sucre et
autres choses. Le verjus sert de même à aiguiser l'appétit, contempérer le sang et
l'humeur bilieuse, et sert par conséquent aux complexions cholériques, et à ceux qui
sont atteints de maladies chaudes... »
Les cuissons avaient aussi pour fonction de rendre les viandes plus digestes. Tandis que
les grasses (donc humides) devaient être en principe rôties — ce qui les desséchait —, les
maigres et sèches étaient bouillies. Ainsi faisait-on rôtir le cochon de lait et le porc frais,
le gigot et l'épaule de mouton, les cailles, les chapons de haute graisse, alors que la chair
de bœuf ou de vache était toujours bouillie. De même le porc était salé, desséché de son
humidité. Dans le détail, certaines prescriptions semblent parfois contredire cette règle :
par exemple, lorsque Platine recommande de faire bouillir la poitrine de veau et d'en rôtir
l'échiné ou de cuire à la broche le lièvre et le faisan. Mais ce ne sont qu'exceptions.
Lorsqu'il parle des huîtres, Le Thresor de santé évoque quantité de manières de les
manger, plus ou moins recommandables du point de vue diététique. Elles « sont difficiles
à digérer [...] si on les avale crues avec leur eau à la mode des Anciens », car « elles ont la
chair fort molle, nourrissent peu, engendrent un suc cru, humide et mal aisé à digérer ».
C'est pourquoi « elles valent mieux si on les fait cuire dedans l'escaille sur les charbons,
avec beurre et poivre pulvérisé ». Cependant, comme « leur suc salé les rend de plus
fâcheuse digestion, ceux-là font mieux qui les mangent bouillies avec des correctifs. Ils
les tirent de l'écaillé, les lavent fort en leur eau passée par un linge, les faisant bouillir
avec beurre, épices et raisins de Corinthe. Cuites à demi, on y ajoute marjolaine, thym,
persil, sarriette, hachés menu, avec oignons, safran et verjus ». Mais tout bien considéré, «
les rôties en la poêle sont encore plus saines : car leur excessive humidité se corrige par le
feu ».
LES SAVEURS
Tout ce qui nourrissait était censé receler en soi au moins un peu de saveur
« douce » — et ainsi être modérément chaud. Les substances qui n'avaient que des
saveurs froides (l'austère, l'acerbe, l'acide) ou chaudes (l'amer, le salé, l'acre) ne
pouvaient servir d'aliments mais seulement de médicaments ou/et de condiments.
Elles se révélaient, en effet, très utiles pour équilibrer la saveur ou le tempérament
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des nourritures trop froides, trop chaudes, insuffisamment douces. Comme
l'avait écrit Galien, « les nourritures les moins douces meilleure préparation
requièrent, pour être rendues douces et semblables à ce qui nourrit ». De sorte que
toute cuisine pouvait être comprise comme une opération d'adoucissement —
même et surtout lorsque les condiments utilisés n'étaient pas doux mais salés, âcres
ou acides. Car le sucre ou le miel, très modérément chauds, auraient exercé une
action corrective beaucoup moins efficace que le sel, les épices et autres
condiments acres, ou au contraire le verjus, le vinaigre et autres acides. Comme
l'écrivait Magninus de Milan dans l’Opusculum de saporibus, « plus les aliments
sont éloignés du tempérament [du mangeur], plus les sauces dont ils ont besoin
doivent en être éloignées à l'opposé des aliments ».
En fait, les assaisonnements étaient toujours complexes : les épices et autres
condiments acres comme la graine de sénevé étaient dilués dans des liquides acides
(vins verts, verjus, vinaigre, jus d'agrumes, etc.), eux-mêmes fréquemment corrigés
par du sucre. En cela aussi l'assaisonnement ressemblait à la pratique pharmaceu-
tique.
Est-ce à dire que les cuisiniers étaient des puits de science et qu'ils se souciaient
essentiellement de diététique, comme le suggérait en 1651 l'éditeur du Cuisinier
françois ? Ou encore qu'ils travaillaient en collaboration étroite avec des médecins,
selon l'idée développée par Terence Scully ? C'est possible, mais l'essentiel est sans
doute ailleurs. Les concepts de la médecine ancienne étant très proches de
l'expérience vulgaire, les principes de la diététique pouvaient se diffuser autrement
que par les livres. Chacun, dans la société médiévale, les apprenait en mangeant —
comme cela se passe encore aujourd'hui dans toutes sortes de sociétés consom-
matrices d'épices, des Antilles à la Chine et autres pays d'Extrême-Orient.
Les proverbes anciens témoignent d'ailleurs de la circulation orale de certaines
prescriptions de l'ancienne diététique. Nombreux étaient ceux qui mettaient en
garde contre les fruits : non seulement les fruits verts (« Mauvais est li fruiz qui ne
meure » (fin du xiiie), mais tous les autres également : « De bon fruit, méchant vent
et bruit. » Ils parlaient plus particulièrement de la poire : «Après la poire, le vin»
(xve); « Sur poyre vin boire » (1577); « Après la poire, prestre ou boire » (1578) ;
« Après la poire le vin ou le prestre » (1579, 1611) ; « After a pear, wine or a
priest » (1584, 1607, 1611, 1659); « Water after figs and wine after pear » (1659,
1666). Parfois aussi de la pêche et, par opposition, du fruit équilibré qu'était la
figue : « La pêche aime le vin » ; « The peach will have wine, the fig water »
(1573, 1577, 1629 et 1659) ; « Alfico I'acqua ed alla pesca il vino ». Du melon,
dont les médecins se méfiaient plus que de tout autre fruit, il n'est question que
dans les proverbes postérieurs au xvie siècle, sans doute en raison de son arrivée
tardive dans les pays non méditerranéens.
En revanche, les proverbes anciens mettent en garde contre la salade, qui passait,
comme les fruits crus, pour froide et difficile à « cuire » : « De la salade et de la
paillarde, si tu es sage donne t'en garde » (Meurier, 1578) ; « A good salad is the
begining of an ill supper » (1659, 1664, 1670, 1732) ; « Qui vin ne boit après
salade est en risque d'être malade » (1578) ; « Qui vin ne boit après salade est en
danger d'estre malade » (1579); « He that drink not wine after salad is in danger to
be sick » (quatorze mentions de 1552 à 1755). Contre sa froideur et son humidité,
on usait de sel (« Salade, bien salée ») et d'huile — réputée chaude comme le sel —
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plutôt que de vinaigre : « Salade bien lavée et salée, peu de vinaigre et bien
huilée. »
Jugé chaud mais lourd, le vieux fromage passait aussi pour difficile à digérer. On
s'en servait comme d'une sorte de médicament, pour faciliter la digestion des autres
aliments : « Cheese digests all things but itself » (1566, 1584...). En cela il
ressemblait à la poire, avec quoi il était recommandé de l'associer : « Oncques Dieu
ne fit tel mariage comme de poire et de fromage » (xiir* siècle). Autant ou plus
qu'elle, il devait terminer le repas : « After cheese come nothing » (1623, 1639,
etc.).
Troisième type d'aliment dangereux, les viandes salées : « De chair salée, de
fruit ni de fromage nul ne s'en fie tant soit prudent et sage. » Le sel améliorait,
certes, les viandes froides comme le bœuf et surtout humides comme le porc. Mais
les salaisons étaient accusées de donner le scorbut; aussi les associait-on
systématiquement à un antiscorbutique : la moutarde. Les proverbes en témoignent
comme les livres de cuisine : « [...] De chair sallée sans moutarde/ Libera nos
Domine. » « De plusieurs choses Dieu nous garde/ de toute femme qui se farde/
d'un serviteur qui se regarde/ [...] et d'un bœuf salé sans moutarde » (xvi siècle).
Les proverbes mettaient aussi en garde contre le poisson, froid et humide
comme l'eau (« Tout poisson est flegme...») et par conséquent dangereux : « Chair
fait chair et poisson poison » (1578). Si certains anciens proverbes ont prescrit de
n'en manger que pendant les mois en r — comme ceux d'aujourd'hui les huîtres —,
c'est parce qu'il se conserve plus difficilement en été. Mais d'autres dictons
prescrivaient tout au contraire de n'en consommer que pendant la belle saison,
vraisemblablement parce qu'il constituait une nourriture trop rafraîchissante en
hiver : « Si les mois sont errez, le poisson ne mangerez. » « Poisson au soleil et
chair à l'ombre. » Proverbes inapplicables, il est vrai — puisque le principal mois
de consommation de poisson était mars, toujours en carême —, mais significatifs.
C'est aussi en raison de son tempérament flegmatique qu'il fallait bien cuire le
poisson — de préférence le frire —, l'accompagner de vin et le faire suivre de fruits
secs : « Veau, poulets et poissons crus font les cimetières bossus. » « Le poisson
qui naît dans l'eau doit mourir dans l'huile. » « Poisson, goret, cochon ou cochin, la
vie en l'eau, la mort en vin. » « Après poisson, noix est contre-poison » (1578).
« Après poisson, noix en poids sont » — c'est-à-dire « en estime et prix », comme
l'expliquait Gabriel Meurier.
Résumons-nous : cuisiner, à cette époque comme aujourd'hui, c'était donner aux
aliments les saveurs les plus agréables — mais agréables dans le cadre d'une
culture particulière, pour un goût différent du nôtre parce que façonné par d'autres
croyances diététiques, d'autres habitudes alimentaires. Chaque saveur revêtant une
signification diététique précise, le travail sur les saveurs était aussi un travail sur la
digestibilité des aliments. Chaque cuisinier pouvait avoir son style, comme un
peintre ou un écrivain; mais il créait dans le respect de règles de complémentarité
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des tempéraments et des saveurs qui étaient à la fois gastronomiques et
diététiques. On retrouve aujourd'hui cette dualité hors d'Europe dans de
nombreuses cuisines épicées, par exemple en Chine et dans bien d'autres pays
d'Extrême-Orient, ou encore aux Antilles — dont l'actuelle diététique populaire est
fortement inspirée de l'ancienne médecine occidentale.
BIBLIOGRAPHIE
B. LAURIOUX, « Spices in the Medieval Diet: a New Approach », 1985, vol. I, pp.
43-76.
R. PATNI, L'assaisonnement dans la cuisine française entre le xive et le xvic siècle,
thèse dactylographiée soutenue à l'EHESS en 1989.