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Jean-Louis Flandrin et Massimo Montanari (sous la direction de), Histoire de

l’alimentation, Fayard, 1996, p. 491 – 509

CHAPITRE XXVIII

Assaisonnement, cuisine et diététique


aux xive, xve et xvie siècles
par
Jean-Louis Flandrin

Ce qui attire l'attention sur l'assaisonnement, ce sont d'abord les épices : à aucune
époque de l'histoire européenne elles n'ont joué un rôle aussi grand qu'aux xiv e, xve et xvie
siècles. Jamais elles n'ont connu une telle importance dans la cuisine, par leur nombre, la
fréquence de leur emploi et les quantités utilisées — et ce dans toutes les cuisines
aristocratiques d'Europe, quoique celles-ci se soient, par ailleurs, révélées fort différentes
les unes des autres. Jamais non plus les épices n'ont autant compté dans le grand
commerce international — qu'on évalue leur place d'après la valeur des marchandises
transportées ou les efforts des grandes puissances maritimes pour en monopoliser le trafic.
C'est la recherche des épices — à l'égal de la recherche de l'or et de l'argent — qui a lancé
les Européens à la conquête des océans et des autres continents et, par là, bouleversé
l'histoire du monde.

POURQUOI LES ÉPICES?

Qu'est-ce qui justifiait une telle dépense d'énergie? On ne s'est guère préoccupé de la
question et on ne lui a jamais apporté de réponse satisfaisante. Commençons par la plus
vaine des raisons avancées : les épices auraient servi à conserver les viandes ou à masquer
le goût infect de celles qui étaient mal conservées. De quelque côté qu'on la considère,
cette explication est, en effet, inadmissible.
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D'abord parce que les agents de conservation des viandes et des poissons étaient
essentiellement le sel, le vinaigre, l'huile, et non les épices. Même si certains textes sont
ambigus à cet égard, même s'il arrivait que l'on épiçât les pâtés fabriqués pour être
envoyés au loin davantage que ceux destinés à la consommation immédiate, les épices
n'ont jamais réellement concurrencé le sel, et ce n'est pas pour leur pouvoir conservateur
qu'on acceptait de les payer beaucoup plus cher que lui.
Ensuite parce que, en dehors des salaisons, les viandes étaient mangées beaucoup plus
fraîches qu'actuellement. En témoignent non seulement les règlements municipaux
interdisant de vendre celles qui étaient abattues depuis plus d'un jour en été ou plus de
trois jours en hiver, mais aussi et surtout la courbe des abattages journaliers. Une telle
courbe, reconstituée par Louis Stouff pour une année entière du xve siècle à Carpentras,
atteste que les animaux étaient généralement tués non pas trois jours avant la vente de leur
viande, ni deux, ni un, mais le jour même. Ce qu'on pourrait donc reprocher à la
gastronomie médiévale, c'est la consommation de viande trop fraîche plutôt que celle de
viande avariée !
Enfin, si certaines personnes avaient mangé de la viande de conserve ou de la viande
avariée, ce n'auraient pas été les seigneurs et les riches bourgeois qui consommaient des
épices, mais les malheureux qui n'avaient pas les moyens d'en acheter. Les viandes salées
se révèlent, en effet, rares dans les menus de repas et les recettes des traités culinaires : on
y trouve souvent des poissons salés, en particulier pour le carême (anguille, hareng,
morue, truite, saumon, esturgeon, baleine, dauphin, alose, merlan, maquereau, muge,
pimperneau, etc., et parfois même brochet), mais beaucoup moins de viandes et de
volailles salées (porc, sanglier, bœuf, cerf, oie, foulque et, plus exceptionnellement,
mouton ou marmotte) que de fraîches. Ces salaisons, d'ailleurs, se mangeaient
généralement à la moutarde, presque jamais aux épices.
Pour n'être pas aussi erronées, les autres explications sont toutefois insuffisantes.
Plusieurs bons historiens ont considéré la cuisine épicée comme un moyen de distinction
sociale. Ce n'est pas faux, puisqu'elle n'était pas à la portée des gens du peuple. Disons
même plus : la quantité et la variété des épices dans les mets augmentaient en fonction de
la fortune et du rang. Mais cette thèse reste superficielle, car la fonction de distinction des
épices ne pouvait être première. En effet, il n'a jamais suffi qu'un produit soit rare pour
être recherché et pour distinguer; il faut encore qu'il soit considéré comme supérieur à
ceux susceptibles de remplir la même fonction. La bière pouvait être aussi rare dans les
pays de vignoble que le vin dans les pays sans vignoble et, pourtant, elle n'était nulle part
une boisson plus recherchée que le vin, une boisson aristocratique ; pour des raisons
culturelles complexes, elle était au contraire partout considérée comme inférieure au vin.
De même, il ne suffisait pas que les épices fussent plus rares que les aromates indigènes
pour être plus chères et valorisantes socialement : encore fallait-il être au courant de leur
existence et avoir des raisons de les croire supérieures à l'ail ou au persil !
La troisième thèse va un peu plus loin. Les Occidentaux auraient emprunté la cuisine
épicée aux Arabes, dont ils avaient pu admirer la civilisation au cours des croisades. Pour
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les partisans les plus récents de cette thèse, tel Toby Peterson, les livres de
cuisine occidentaux sont tous postérieurs aux ouvrages culinaires arabes, parce qu'ils s'en
inspirent. Et ce sont ces livres qui diffusent la cuisine épicée en Occident à partir de la fin
du xiiie siècle.
De fait, le raffinement de la civilisation arabe est bien connu, et son prestige auprès des
Occidentaux de cette époque ne fait pas de doute : en toutes sortes de domaines, ils se sont
mis à son école. Par ailleurs, les cuisines du monde arabe sont en effet épicées, et Maxime
Rodinson a montré que certaines recettes occidentales leur sont directement empruntées.
Enfin, les Arabes sont les maîtres du trafic des épices entre les lieux de production et les
ports d'Egypte ou de Syrie où les Vénitiens, les Génois et les Catalans viennent les
chercher. En somme, l'usage des épices en Occident s'expliquerait par la domination
culturelle et commerciale du monde arabe au Moyen Âge.
L'ennui est que cet usage est bien antérieur aux croisades (xe-xiiie siècles), voire à la
constitution de l'Empire arabe (viic-viiie siècles). La grande cuisine romaine telle que nous
pouvons la connaître par le traité culinaire d'Apicius était déjà une cuisine épicée : 80 %
de ses recettes contiennent en effet du poivre. Si la palette des épices médiévales est
différente et plus variée, Bruno Laurioux a cependant démontré qu'elle s'est pour
l'essentiel constituée dès la basse Antiquité et Robert Lopez que l'importation d'épices
s'est maintenue tout au long du haut Moyen Âge.

VERTUS MÉDICINALES DES ÉPICES

Traditionnellement, le mot « épices » désignait non pas n'importe quel aromate utilisé
en cuisine, mais seulement des produits exotiques, venus de loin. Parmi ces produits
importés d'Orient, beaucoup n'avaient pas de fonction culinaire mais une fonction théra-
peutique. Quant à ceux dont se servaient les cuisiniers, eux aussi avaient tous des usages
médicaux. Ainsi, selon Le Thresor de santé (1607), le poivre « entretient la santé, conforte
l'estomac [...], dissipe les vents [...]. Il fait uriner [...], guérit les frissons des fièvres
intermittentes, guérit aussi les morsures de serpents, fait sortir l'enfant mort. Étant bu, [il]
sert à la toux [...] mâché avec raisins secs, [il] purge le cerveau du flegme, ouvre l'appétit
». Le clou de girofle, pour sa part, « sert aux yeux, au foie, au cœur, et à l'estomac. Son
huile est excellente contre le mal des dents. [...] Il sert au flux de ventre de cause froide, et
aux maladies froides de l'estomac [...]. Deux ou trois gouttes en bouillon de chapon
guérissent la colique. Il aide fort à la digestion, si on le fait bouillir en bon vin avec
semence de fenouil [...] ».
Chaque épice était censée avoir des vertus analogues. Or cette fonction médicale, plus
caractéristique des épices que l'utilisation condimentaire, est aussi première,
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historiquement : B. Laurioux a montré que chacune des épices employées en
cuisine à la fin du Moyen Âge a dans un premier temps été importée comme médicament,
avant de l'être pour l'assaisonnement des aliments.
Il reste à savoir si ces produits pharmaceutiques, lorsqu'ils étaient utilisés en cuisine,
l'étaient pour des raisons médicales ou à des fins purement gustatives. Il faut se le
demander, puisque la plupart des drogues dont aujourd'hui nous abusons, contre l'avis des
médecins, ont d'abord été utilisées à leur suggestion, pour des motifs médicaux. Ainsi le
sucre, le café, le thé, le tabac, l'alcool, etc. Au xive siècle, Magninus de Milan mettait
d'ailleurs en garde le lecteur de son De saporibus contre l'abus des sauces en raison même
de leur nature médicamenteuse :
«Les sauces [...] ont une nature médicinale et, par conséquent, ceux qui savent les
refusent complètement dans le régime de santé, car pour conserver la santé on doit
s'abstenir de toutes choses médicinales. »
Pourtant, du xiiie siècle au début du xviie, les médecins n'ont pas cessé de recommander
les épices dans l'assaisonnement des viandes pour rendre celles-ci plus digestes.
Aldebrandin de Sienne écrit dans son Régime du corps (1256) que la cannelle a le mérite «
de conforter la vertu du foie, et de l'estomac » et de « bien cuire la viande ». De même, le
gingembre « a nature de conforter l'estomac froid [...] et fait bien cuire la viande», les
clous de girofle « confortent la nature de l'estomac et du corps, [...] détruisent la ventosité
et les mauvaises humeurs [...] engendrées par le froid, et font bien cuire la viande », etc.
Tout le monde, à cette époque, se représentait en effet la digestion comme une cuisson.
L'agent essentiel en était la chaleur animaie qui cuisait doucement la nourriture dans
l'estomac, marmite naturelle. Dans cette optique, les épices dont on assaisonnait les ali-
ments, contrebalançant l'éventuelle froideur de ceux-ci, aidaient aussi à les cuire, car
toutes étaient réputées chaudes, et pour la plupart sèches. Du poivre, on disait qu'il était au
quatrième degré de chaleur et de sécheresse; le clou de girofle, le galanga, la cardamome,
le curcuma au troisième ; la cannelle, le cumin, le cubèbe, la noix muscade au deuxième
degré, etc.
En vérité, nombre d'aromates et condiments indigènes étaient également réputés chauds
et secs : l'ail et la moutarde l'étaient au quatrième degré, comme le poivre ; le persil, la
sauge, le pouliot, le poireau, le cresson de jardin et l'hysope de montagne au troisième; le
fenouil, le carvi, le cerfeuil, la menthe, la roquette, le cresson de rivière au deuxième, etc.
Voyez Le Régime du corps d'Aldebrandin de Sienne. D'une manière générale, toute plante
aromatique était nécessairement chaude. Mais les épices, nées sous les climats chauds de
l'Orient, passaient depuis l'Antiquité pour plus élaborées, plus subtiles, médicalement plus
sûres que les aromates indigènes1.
Le degré de chaleur d'un condiment, en effet, n'était pas sa seule vertu. Au-delà du
troisième degré, les aliments et condiments étaient d'ailleurs réputés dangereux. Au

1 M. DÉTIENNE, Les Jardins d'Adonis : la mythologie des aromates en Grèce, Paris, Gallimard,
1972.
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quatrième degré de froideur, on trouvait les champignons vénéneux; au
quatrième degré de chaleur, l'ail était censé ne convenir qu'à l'estomac grossier des
paysans ; et la plus forte des épices, le poivre, a disparu des livres de cuisine
aristocratiques français aux xive et xvc siècles, ne restant utilisé qu'à un niveau social
inférieur. Pour les personnes délicates des élites sociales, les cuisiniers français n'usaient
que du poivre long — chaud au troisième degré seulement — et ils l'édulcoraient toujours
en le mélangeant à d'autres épices, moins brûlantes.

CUISINER POUR RENDRE LES ALIMENTS DIGESTES

D'une manière générale, tout assaisonnement et toute cuisson, en un mot toute cuisine,
remplissaient deux fonctions : rendre les aliments à la fois plus appétissants, meilleurs au
goût et plus digestes. Tandis que certains livres de cuisine se présentaient comme de véri-
tables ouvrages de diététique pratique, la plupart des traités de diététique fournissaient de
véritables recettes culinaires expliquées.
Dans son Opusculum de saporibus, Magninus de Milan s'occupe tour à tour des
principales viandes, volailles et poissons. Après en avoir rappelé les caractéristiques «
physiques » — chaleur ou froideur, sécheresse ou humidité, substance grossière ou subtile
—, il indique la meilleure manière de les cuire, puis donne la recette des sauces qui leur
conviennent le mieux. Ainsi, le bœuf, parce que c'est une viande sèche, ne peut être
consommé que bouilli ; et parce qu'elle est grossière et « froide », elle doit être
accompagnée d'une sauce « chaude » qui la réchauffe et la rende plus délicate — poivrade
au safran, sauce à la roquette ou aillée blanche. Si les aromates indigènes dominent dans
deux de ces sauces, c'est vraisemblablement que le bœuf restait un manger grossier,
populaire.
De même de l'oie, qui a, selon Le Thresor de santé, une chair « fort excrémenteuse [...]
et de difficile concoction : [...] n'y ayant oiseau domestique duquel la chair soit si
grossière, ne si froide, ne si humide. L'auteur conseille donc de la manger « avec sausse
faicte de pain rosty au four, trempé en bon bouillon, qu'on passe par l'estamine avec six
gousses d'aulx (si on les aime) concassées en une escuelle, avec gingembre, et faisant le
tout bouillir en une poêle [...]. Il est aussi bon de larder et farcir les oyes de... sauge, sans
la manger. Elle attire avec le feu leur excessive viscosité. On y peut aussi adjoindre du
poivre pulvérisé ».
Il en allait tout autrement de la grue, qui avait comme le bœuf « la chair dure, froide,
sèche, nerveuse, d'un suc grossier, de digestion tardive qui engendre sang et humeur
melancholique ». Comme c'est néanmoins sur les tables aristocratiques qu'on la servait,
Le Thresor de santé prescrit de la manger « avec clous de girofle, sel et poivre en poudre
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». Et Aldebrandin de Sienne veut qu'on l'accompagne d'une sauce appelée «
poivre noir », préparée aussi avec de précieuses épices.
C'est peut-être parce qu'il écrivait pour une princesse que cet auteur prescrit des épices
avec des mets plus vulgaires, comme la cervelle ou la langue. La cervelle « est froide et
moiste [...] visqueuse [...] donne abomination et se corrompt facilement en l'estomac », ce
pour quoi il faut la manger « avant toutes viandes » et « à saveur de vin aigre, et de poivre,
et de gingembre, et de cannelle, et de menthe, et de persil, et d'autres semblables choses ».
La langue est « mêlée entre chaud et froid, mais [...] se tient plus à froideur qu'à chaleur »,
de sorte qu'il faut la manger « à saveur de poivre et de cannelle, et de gingembre, et de vin
aigre, et de semblables épices ».
A propos du sel, le plus ordinaire des condiments, Joseph Duchesne disait bien, au
début du xiie siècle, la double fonction, gastronomique et diététique, de l'assaisonnement :
« Le sel est de qualité chaude et seiche, ayant vertu detersive, disso-lutive,
purgative, resserante ou astrictive : et c'est pourquoi en consumant les humidités
superflues et excrémenteuses de beaucoup de choses, soit chair, soit poisson ou
fruicts, il les conserve de la corruption. Et pour cela il est une des choses les plus
nécessaires pour l'usage des hommes, et de laquelle on ne se peut nullement passer :
[...] c'est le seul sel qui sert à bien assaisonner toutes les viandes, qui autrement
seroient sans bon goust et saveur, et sans lequel la plupart d'icelles seroient plus
subjectes à se corrompre dans nos corps... »
Deux siècles et demi plus tôt, Magninus de Milan, dans son Regimen sanitatis, avait
souligné aussi la double vertu gastronomique et diététique du sel :
« Le sel [...] ajoute aux comestibles la bonté de la saveur, et il enlève la malice
provenant [...] d'une certaine humidité aqueuse et indigeste. Et ainsi ils sont cuits et
digérés plus parfaitement avec sel que sans sel. »
Tous les aliments, remarquait-il, n'en réclament pas autant : « les aliments humides et
excrémenteux, et avec cela grossiers [comme le porc], ont plus besoin de sel », tandis que
« les aliments secs ou sans superfluité et délicats [comme les poules ou les perdrix] ont
besoin de très peu de sel quand on les assaisonne ».
Un peu plus loin, il note que pour cuisiner les légumes et autres plantes potagères :
« Le sel et l'eau ne suffisent pas : nous avons besoin d'huile, de beurre ou de graisse.
Parce que les légumes et autres plantes potagères sont de nature mélancolique et
terrestre, il est en effet bon de les assaisonner avec quelque chose de gras, qui
tempère leur terrestréité, et de quoi leur saveur est rendue plus délectable et plus
suave, et par conséquent meilleure à digérer et à nourrir. »
Les condiments froids, comme le vinaigre et le verjus, n'étaient pas non plus dépourvus
de fonction diététique. Le De saporibus prescrivait « que la matière des sauces en été soit
le verjus, ou le jus tiré des sommités de la vigne, ou le vinaigre, ou le jus de citron, ou
d'orange, ou de grenade ». Et ils intervenaient en toute saison dans beaucoup de sauces
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pour modérer, par leur froideur, la chaleur des épices et pour en transporter les
bienfaits dans tous les recoins de l'organisme, grâce à leur vertu apéritive, autrement dit à
la pointe acérée qui leur permettait de pénétrer aisément dans les plus infimes conduits du
corps.
Au début du xviie siècle encore, Duchesne notait :
« Sur les qualités du vinaigre [...] [nous] nous contenterons de dire, [...] que c'est
un des principaux aiguillons de l'appétit, et qu'il est en outre profitable à inciser,
ouvrir et désopiler [et] à contempérer l'ardeur de la bile. [Il] empêche en outre la
corruption, aide la digestion aux estomacs [...] qui sont trop chauds [...] mais il faut
[...] en user avec discrétion, voire en le corrigeant et contempérant, avec du sucre et
autres choses. Le verjus sert de même à aiguiser l'appétit, contempérer le sang et
l'humeur bilieuse, et sert par conséquent aux complexions cholériques, et à ceux qui
sont atteints de maladies chaudes... »
Les cuissons avaient aussi pour fonction de rendre les viandes plus digestes. Tandis que
les grasses (donc humides) devaient être en principe rôties — ce qui les desséchait —, les
maigres et sèches étaient bouillies. Ainsi faisait-on rôtir le cochon de lait et le porc frais,
le gigot et l'épaule de mouton, les cailles, les chapons de haute graisse, alors que la chair
de bœuf ou de vache était toujours bouillie. De même le porc était salé, desséché de son
humidité. Dans le détail, certaines prescriptions semblent parfois contredire cette règle :
par exemple, lorsque Platine recommande de faire bouillir la poitrine de veau et d'en rôtir
l'échiné ou de cuire à la broche le lièvre et le faisan. Mais ce ne sont qu'exceptions.
Lorsqu'il parle des huîtres, Le Thresor de santé évoque quantité de manières de les
manger, plus ou moins recommandables du point de vue diététique. Elles « sont difficiles
à digérer [...] si on les avale crues avec leur eau à la mode des Anciens », car « elles ont la
chair fort molle, nourrissent peu, engendrent un suc cru, humide et mal aisé à digérer ».
C'est pourquoi « elles valent mieux si on les fait cuire dedans l'escaille sur les charbons,
avec beurre et poivre pulvérisé ». Cependant, comme « leur suc salé les rend de plus
fâcheuse digestion, ceux-là font mieux qui les mangent bouillies avec des correctifs. Ils
les tirent de l'écaillé, les lavent fort en leur eau passée par un linge, les faisant bouillir
avec beurre, épices et raisins de Corinthe. Cuites à demi, on y ajoute marjolaine, thym,
persil, sarriette, hachés menu, avec oignons, safran et verjus ». Mais tout bien considéré, «
les rôties en la poêle sont encore plus saines : car leur excessive humidité se corrige par le
feu ».

LES SAVEURS

Les diététiciens offraient généralement, pour chaque aliment, plusieurs recettes de


cuisine, et lorsque cuisiniers et mangeurs choisissaient entre elles, ce n'était sans doute pas
seulement en fonction de considérations diététiques, mais en fonction des disponibilités et
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du goût. Mais les médecins ne jugeaient pas la fonction gastronomique moins
importante que la fonction diététique : améliorer le goût relevait encore de la diététique.
Magninus de Milan l'explique à maintes reprises dans son Regimen sanitatis. D'une
manière générale, les condiments et les sauces, dit-il, « par lesquels les aliments sont
assaisonnés, sont d'une utilité non petite dans le régime de santé : parce que par les
condiments ils sont rendus plus délectables au goût et par conséquent plus digestes. Car
ce qui est plus délectable est meilleur à la digestion : tellement que par les condiments est
ajouté de la bonté et que la malice est corrigée ». Puis il reprend ce thème à propos de
chacun des condiments les plus ordinaires : le sel, l'huile, la graisse et le beurre.
Parfois, les médecins se plaignaient que la gourmandise l'emportât sur les
considérations médicales. Il ne faut pas pour autant imaginer une opposition systématique
entre gastronomie et diététique. Bien au contraire : le goût médiéval était très largement
formé par les croyances diététiques. Il arrivait même qu'un médecin argumentât à partir
des pratiques ordinaires. Ainsi, Laurent Joubert, pour démontrer que les huîtres sont
froides, rappelle qu'à Montpellier on les assaisonne de poivre avant de les manger.
Personne n'en aurait eu l'idée si elles avaient été chaudes !
Les diététiciens s'intéressaient au goût des aliments à plusieurs titres. D'abord, parce
qu'on digère mieux ce que l'on mange avec plaisir — nous le croyons encore aujourd'hui.
Ensuite, parce que si vous aviez du goût pour un aliment, c'était, pensaient-ils, signe qu'il
convenait à votre tempérament. Enfin — et c'est pour nous le plus étrange — ils
admettaient qu'en changeant la saveur de l'aliment on en modifiait la nature.
« Il a fallu, écrit Bruyerin Champier, médecin de François Ier, qu'aux êtres animés
soit donné un instrument qui ait le pouvoir de discerner les similitudes de nature, et
qui, reconnaissant les natures des choses, élise assurément les plus apparentées et
refuse, en vérité, les étrangères. C'est pourquoi la langue est un instrument de cette
sorte, qui reconnaît non seulement les choses chaudes, froides, humides et sèches
mais aussi distingue celles qui sont analogues à nous de toutes celles qui ne le sont
pas » (De re cibaria, 1560).
Cela étant, on comprend que les saveurs aient constitué autrefois un objet médical de
première importance, et pas seulement un passe-temps de gourmets. Bruyerin Champier
l'exprime clairement :
« Galien a estimé que l'interprétation et l'explication des saveurs sont ce qu'il y a
de plus difficile, et que Platon, Aristote et Théophraste — assurément les plus
éminents philosophes — s'y sont essayés, mais n'y sont cependant pas parvenus. »
S'ils ne s'accordaient pas sur le nombre des saveurs simples, physiciens et médecins en
distinguaient toutefois, en général, neuf, qui différaient en qualité, en substance et dans
leurs rapports avec les quatre éléments, selon le tableau ci-dessous.

Tableau des saveurs d'après Barthélémy l'Anglais

QUALITÉS SAVEURS FEU AIR EAU TERRE SUBSTANCES


Chaudes Âcre ou ague Subtile
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Amère Grosse
Salée Moyenne
Tempérées Grasse Subtile
Douce Grosse
Insipide Moyenne
Froides Aigre ou acide Subtile
Austère Grosse
Acerbe Moyenne

Ces saveurs étaient transmutables chacune en celles qui la suivaient sous


l'action de la chaleur, comme l'écrivait au xvie siècle Ambroise Paré :
« Nature tient [...] plus communément tel ordre en la coction des
saveurs [...] : premièrement se montre et apparaît la saveur acerbe, la
chose étant encore du tout crue; puis avec quelque concoction est faite
l'austère, après en suivant, l'acide; par concoction plus grande est faite
douce ou oléeuse, laquelle avec la chaleur augmentée est tournée en
salée, et de salée faite amère ; jusques à tant que par une chaleur
excessive et trop grande finalement est faite l'acre, qui tient entièrement
de la nature du feu. »
Les exemples de telles transmutations ne manquaient d'ailleurs pas : ainsi
les fruits verts avaient-ils une saveur acide ou même acerbe; puis la plupart
acquéraient en mûrissant sous l'action du soleil une saveur douce ou grasse.
Autre exemple, le miel ou le sucre, qui étaient de saveur douce, prenaient une
saveur amère en caramélisant sous l'action du feu. Enfin, c'est sous l'action du
soleil tropical que le poivre et d'autres épices acquéraient la saveur la plus
chaude de toutes — la saveur « âcre », qu'on appelle aujourd'hui « piquante »
ou « pimentée » en français, hot en anglais — qui les rendait propres à
l'assaisonnement.

Tout ce qui nourrissait était censé receler en soi au moins un peu de saveur
« douce » — et ainsi être modérément chaud. Les substances qui n'avaient que des
saveurs froides (l'austère, l'acerbe, l'acide) ou chaudes (l'amer, le salé, l'acre) ne
pouvaient servir d'aliments mais seulement de médicaments ou/et de condiments.
Elles se révélaient, en effet, très utiles pour équilibrer la saveur ou le tempérament
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des nourritures trop froides, trop chaudes, insuffisamment douces. Comme
l'avait écrit Galien, « les nourritures les moins douces meilleure préparation
requièrent, pour être rendues douces et semblables à ce qui nourrit ». De sorte que
toute cuisine pouvait être comprise comme une opération d'adoucissement —
même et surtout lorsque les condiments utilisés n'étaient pas doux mais salés, âcres
ou acides. Car le sucre ou le miel, très modérément chauds, auraient exercé une
action corrective beaucoup moins efficace que le sel, les épices et autres
condiments acres, ou au contraire le verjus, le vinaigre et autres acides. Comme
l'écrivait Magninus de Milan dans l’Opusculum de saporibus, « plus les aliments
sont éloignés du tempérament [du mangeur], plus les sauces dont ils ont besoin
doivent en être éloignées à l'opposé des aliments ».
En fait, les assaisonnements étaient toujours complexes : les épices et autres
condiments acres comme la graine de sénevé étaient dilués dans des liquides acides
(vins verts, verjus, vinaigre, jus d'agrumes, etc.), eux-mêmes fréquemment corrigés
par du sucre. En cela aussi l'assaisonnement ressemblait à la pratique pharmaceu-
tique.

PRATIQUES : LA MANIÈRE DE MANGER LES FRUITS

Dans quelle mesure les pratiques alimentaires étaient-elles conformes aux


prescriptions diététiques ? Elles ne l'étaient pas totalement, si l'on en croit les
médecins eux-mêmes, prompts à dénoncer la moindre transgression — comme les
prédicateurs, en chaire, dénonçaient systématiquement les manquements à la
morale chrétienne. Mais la diététique médiévale, comme la morale chrétienne, n'en
laissait pas moins une forte empreinte sur les mœurs.
Galien aurait dit, s'il faut en croire le Platine en français : « Je n'eus oncques
fiebvre pour ce que je ne mangeay jamais de fruict. » Or on a vu dans un précédent
chapitre qu'on en consommait pourtant volontiers au sein des élites sociales. Mais
cette concession une fois faite à la gourmandise (ou au conformisme social), on
observait toutes les recommandations diététiques relatives à la manière de les
consommer. Il existait, en effet, plusieurs moyens de se prémunir contre le danger
qu'ils faisaient courir à la santé et on les a longtemps appliqués scrupuleusement.
Le premier consistait à ne pas les manger à n'importe quel moment. Il importait
de placer en début de repas ceux qui étaient froids et/ou putrescibles, comme les
cerises douces, les prunes, les abricots, les pêches, les figues, les mûres, les raisins
et surtout le melon, réputé le plus dangereux de tous. D'autres, comme certaines
pommes et poires, ou les coings, les châtaignes, les nèfles, etc., convenaient plutôt
en fin de repas, car ils avaient la vertu d'empêcher les aliments de remonter vers la
bouche et de les pousser au contraire vers la sortie à la manière d'un pressoir.
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Or l'étude des menus français du Moyen Âge et de la Renaissance —
ceux, par exemple, du Ménagier de Paris à la fin du xive siècle, du Viandier de
Taillevent imprimé à la fin du xve siècle et du Livre fort excellent de cuisine au
milieu du xvie — montre qu'on les présentait, en effet, chacun à la place prescrite
par les médecins. On servait systématiquement en entrée les fruits « légers »
comme les abricots, les cerises (2 fois sur 2), les pêches (3 fois sur 4), les prunes (5
fois sur 6) ; au contraire, les amandes, noisettes, pignons et autres fruits secs étaient
présentés au dessert (19 fois sur 19), de même que les fruits réputés chauds et
moites comme les dattes et les fraises (3 fois sur 3) ; les fruits astringents tels les
coings et les nèfles (4 fois sur 4) et les poires « digestives » (20 fois sur 20). Pour
certains fruits, les médecins donnaient des conseils moins clairs et la pratique se
révélait également plus diverse : ainsi des pommes, qu'on servait tantôt au début du
repas (4 fois), tantôt à la fin (7 fois) ; des figues, qui « valent mieux à manger
devant manger qu'après» et qu'on apportait 4 fois sur 6 en entrée; mais elles étaient
par ailleurs réputées chaudes et sèches et bonnes à manger avec noix ou amandes,
ce qui explique vraisemblablement qu'on les ait aussi servies au dessert ; de même
encore les raisins, servis 2 fois en entrée et 2 fois au dessert — sans doute parce
que verts ils étaient réputés froids au troisième degré et secs au deuxième, mais
chauds et moites lorsqu'ils étaient biens mûrs et plus encore lorsqu'ils étaient secs.
Quant aux oranges, citrons et autres agrumes, ils étaient, comme les salades, servis
soit en entrée, soit avec le rôt.
En outre, les médecins recommandaient de manger certains fruits en association
avec d'autres aliments et condiments. D'après Le Thresor de santé :
« C'est chose louable d'user après le melon du fromage plaisantin ou de
quelque viande assaisonnée ou de sel ou de sucre, pour engar-der qu'il ne se
putréfie. »
D'où, vraisemblablement, l'habitude italienne actuelle de le manger accompagné
de jambon salé. La tradition française — attestée continûment depuis le xvie siècle
jusqu'à aujourd'hui — consistait plutôt à l'assaisonner de sel et de poivre et à boire
par-dessus un verre de vin pur.
Les poires, comme « elles sont fort venteuses », lit-on dans Le Thresor de santé,
doivent être aussi « cuites en la braise avec anis, fenouil ou coriandre » et il
convient de boire « incontinent après un bon verre de vin vieux ». Elles deviennent
même « bonnes et profitables cuites en bon vin rouge, lardées de clous de girofle,
sucre et cannelle, et servies avec force beurre frais, fromage gras sur le réchaud,
sucre dessus ». De fait, on les faisait souvent cuire avec vin, sucre et épices : sur 17
occurrences de poires dans les menus des xive, xve et xvic siècles, 1 concerne des
poires « crues », 6 des poires sans indication de préparation, 1 des poires « au sucre
», 1 « pâté de poire », 2 des poires « cuites » et 5 des « poires à l'hypo-cras », c'est-
à-dire cuites dans un vin sucré et épicé.
246
De même encore, les pommes, réputées « froides et moites », étaient
jugées meilleures cuites et épicées que crues; elles apparaissent dans les menus
cuites de diverses manières 8 fois sur 11.

LE TÉMOIGNAGE DES CUISINIERS

En 1651, l'éditeur du Cuisinier français écrivait dans sa préface que ce livre ne


tendait qu'« à conserver et à maintenir la santé en bon estât et en bonne disposition,
enseignant à corrompre les vicieuses qualitéz des viandes, par les assaisonnements
contraires... ». Il en concluait qu'il devait être acheté par les gens soucieux de leur
santé, autant que, par exemple, Le Médecin charitable, « puisqu'il est bien plus
doux de faire une dépense honneste [...] en ragousts et autres délicatesses de
viandes, pour faire subsister la vie et la santé, que d'employer une somme immense
en drogues, herbages, médecines, et autres remèdes importuns pour la
recouvrer... ».
On n'est pas obligé de croire cet éditeur sur parole. Mais l'argument de vente
dont il se sert témoigne qu'à cette époque encore on pouvait présenter un ouvrage
de cuisine comme un traité pratique d'hygiène alimentaire. En outre, l'analyse
statistique des recettes culinaires atteste que la pratique des cuisiniers était, le plus
souvent, conforme aux prescriptions des diététiciens.
Il est vrai que si un traité de diététique comme l’Opusculum de saporibus indique
très précisément les sauces convenant à chaque viande, à chaque volaille, à chaque
poisson, et donne la recette détaillée de chacune d'entre elles, rares sont les livres
de cuisine de l'époque, tel Le Viandier de Taillevent, à fournir les mêmes indica-
tions. Ce peut être parce que des viandes comme le bœuf ou le porc bouillis étaient
trop vulgaires pour que Taillevent en parle. Mais pour l'essentiel, on a plutôt
l'impression d'avoir affaire à deux cuisines différentes, sans doute en raison de leur
nationalité.
Cependant Taillevent, pas plus que les autres auteurs de livres de cuisine, ne fait
n'importe quoi du point de vue diététique. D'abord, les interdits des diététiciens
semblent respectés. Ainsi, l'interdiction de mélanger du lait avec le poisson, que
mentionne, par exemple, le médecin espagnol Petro Fagarola dans son Regimen
conditum, est respectée dans les quatre-vingt-cinq recettes de poisson du Viandier
de Taillevent — seul le lait d'amande est évoqué. De même dans le Platine en
français.
Ensuite, s'il n'y a pas coïncidence absolue entre les sauces proposées par
Magninus de Milan ou autres diététiciens et les livres de cuisine médiévaux, les
recoupements paraissent néanmoins significatifs. Ainsi le De saporibus affirme-t-il
que « les rôtis de tourterelles, de perdrix, de pigeons, de cailles, n'ont besoin
247
d'aucune autre sauce que du sel et du citron » ; de son côté, Taillevent —
cuisinier français du xive siècle à qui le citron n'est pas encore familier — conseille
d'assaisonner seulement « au sel menu » les rôtis de perdrix, pigeon, tourterelle,
faisan, pluvier, bécasse, etc. Magninus de Milan recommande de manger à la
cameline les rôtis de lapin et de petits poulets, tandis que Taillevent mentionne
cette sauce, plus généralement, pour les rôtis de lièvre, de chevreau, d'agneau, de
mouton et de venaison.
Enfin, la manière dont Le Ménagier de Paris, par exemple, décline sa sauce
cameline en fonction de la saison — vinaigre en été et vin en hiver — se révèle
absolument conforme aux prescriptions de Magninus de Milan et des autres
diététiciens.
Mais adoptons une autre démarche, moins littérale. Étudiant cinq livres de
cuisine français parus entre le xive siècle et le milieu du xvie, Rashmi Patni a
montré d'abord qu'ils utilisaient des épices dans 58 à 78 % de leurs recettes et des
acides dans 48 à 65 %. Il existait d'ailleurs une étroite association entre ces deux
types de condiments de : 66 à 82 % des recettes recourant aux épices les
associaient à des acides ; et de 73 à 92 % de celles qui utilisaient des acides les
associaient à des épices. Plus précisément encore, les épices (chaudes et sèches
sauf exception) étaient « défaites », « détrempées » ou « allayées » avec des acides
(toujours froids et secs) avant d'être ajoutées au plat. Sans doute cela avait-il pour
objectif non seulement de tempérer leur chaleur mais aussi et surtout de renforcer
leur efficience résolutive : les acides ayant la propriété de s'infiltrer dans les canaux
les plus étroits, on comptait sur eux pour porter la chaleur des épices dans toutes
les parties du corps.
Des cinq acides utilisés par les cuisiniers français, deux l'étaient avec une
fréquence particulière: le vinaigre (de 23 à 31 % des recettes selon les recueils) et
le verjus (de 33 à 43 %). Ce dernier passait comme les autres acides pour froid, sec,
et astringent, tandis que le vinaigre gardait un peu de la chaleur du vin, ce qui en
faisait un remède plus puissant contre les obstructions.
Or les livres de cuisine n'employaient pas indifféremment ces deux acides. Pour
assaisonner les volailles, dont la chair était réputée délicate et donc peu susceptible
d'obstruer les canaux, le verjus suffisait : c'est lui qu'on employait dans 43 à 61 %
des recettes de volailles, et le vinaigre dans 4 à 16 % seulement.
Avec la chair des quadrupèdes — grosses viandes que l'on soupçonnait
davantage d'obstruction — on usait presque autant de vinaigre que de verjus : dans
25 à 40 % des recettes, contre 33 à 52 % pour le verjus. Mais surtout l'appel à l'un
ou à l'autre des deux acides différait nettement selon qu'il s'agissait de simple
viande de boucherie, de gibier ou d'abats : le vinaigre était nettement moins utilisé
avec la viande de boucherie (de 18 à 36 %) qu'avec le gibier, estimé plus indigeste
(de 25 à 61 %), et surtout les abats, censés donner un sang visqueux (de 40 à 100
%).
248
Pour ce qui concerne les épices, Rashmi Patni explique la rareté du poivre
dans les recettes françaises des xive et xve siècles par sa trop forte âcreté, jugée
dangereuse. Lorsqu'il était employé, c'était toujours en association avec d'autres
épices qui en modéraient la force. Au contraire, le gingembre, qui comportait un
peu d'humidité, était l'épice la plus utilisée et pouvait l'être seule.
Enfin, ces recherches ont montré que c'étaient les viandes les plus « froides » et
les plus « grossières » qui étaient généralement accompagnées des sauces les plus
chaudes et les plus pénétrantes. Avec les volailles, il suffisait de la jance, mélange
de vin blanc, de verjus et de gingembre ou de la poitevine, qui y mêlait un peu de
graine de paradis et de clou de girofle, et remplaçait le pain blanc par du pain brûlé.
La jance convenait aussi avec les poissons frits, que l'huile bouillante avait déjà
réchauffés. Avec les poissons bouillis, toujours froids et humides, il fallait au
moins la sauce verte, où le vinaigre s'ajoutait au verjus et le gingembre à diverses
herbes chaudes ; ou bien la cameline, plus échauffante et plus pénétrante. Celle-ci,
qui accompagnait constamment la grosse chair des quadrupèdes, se préparait avec
du vinaigre et/ou du vin rouge, du pain rôti et un mélange de quatre ou cinq épices
parfois, où le gingembre, la graine de paradis, le clou de girofle et même le poivre
long se mélangeaient à la cannelle dominante. Cette dernière étant l'épice réputée la
plus « subtile », ce n'est sûrement pas par hasard qu'elle était essentielle dans la
sauce qui accompagnait les viandes grossières. La sauce chaude comprenait les
mêmes épices, mais le clou de girofle y dominait et on pouvait y adjoindre du
poivre long ; le dissolvant en était un vinaigre sans atténuation de vin ni de verjus ;
et le pain brûlé, plus chaud que le pain hâlé, servait de liant. Il n'est donc pas
étonnant que cette sauce très échauffante ait été .employée avec le cerf et le
sanglier — venaisons particulièrement indigestes — ou avec des poissons visqueux
comme la lamproie ou les grosses anguilles, ou grossiers comme les « porcs de mer
», marsouins et pourpoise. Ces grosses viandes se consommaient aussi au poivre
noir — sauce très chaude également, composée de gingembre, de poivre, de pain
brûlé, de vinaigre et de verjus.
L'absence totale d'épices dans les recettes destinées aux malades est aussi
significative que leur présence dans celles conçues pour les bien portants. Les
épices étaient, en effet, interdites aux personnes fébriles, car chaudes et sèches elles
ne pouvaient qu'augmenter leur fièvre. Pour autant, on ne s'abstenait pas de
cuisiner leurs aliments. Tous étaient bouillis, aucun rôti; et au lieu d'épices, les
deux tiers de ces mets étaient assaisonnés de sucre, le plus tempéré des condiments.
Il est temps de conclure sur le rapport des pratiques avec la diététique de
l'époque. La gourmandise et le goût de l'ostentation, au Moyen Âge comme à
d'autres époques, pouvaient pousser les riches à consommer des nourritures
dangereuses — fruits, venaison, oiseaux de rivière, lamproies, marsouins, etc. —,
et les hygiénistes ont, autant que les moralistes, dénoncé ces abus. Cependant, ces
nourritures dangereuses étaient assaisonnées et cuites de manière à corriger leurs «
249
vices ». C'est ce qui caractérise les recettes du Moyen Âge et de la
Renaissance : non seulement celles présentées par les traités de diététique — dont
nous ne savons pas si elles étaient réellement appliquées —, mais aussi celles qu'on
trouve dans les traités culinaires.

DIÉTÉTIQUE ET CULTURE ORALE

Est-ce à dire que les cuisiniers étaient des puits de science et qu'ils se souciaient
essentiellement de diététique, comme le suggérait en 1651 l'éditeur du Cuisinier
françois ? Ou encore qu'ils travaillaient en collaboration étroite avec des médecins,
selon l'idée développée par Terence Scully ? C'est possible, mais l'essentiel est sans
doute ailleurs. Les concepts de la médecine ancienne étant très proches de
l'expérience vulgaire, les principes de la diététique pouvaient se diffuser autrement
que par les livres. Chacun, dans la société médiévale, les apprenait en mangeant —
comme cela se passe encore aujourd'hui dans toutes sortes de sociétés consom-
matrices d'épices, des Antilles à la Chine et autres pays d'Extrême-Orient.
Les proverbes anciens témoignent d'ailleurs de la circulation orale de certaines
prescriptions de l'ancienne diététique. Nombreux étaient ceux qui mettaient en
garde contre les fruits : non seulement les fruits verts (« Mauvais est li fruiz qui ne
meure » (fin du xiiie), mais tous les autres également : « De bon fruit, méchant vent
et bruit. » Ils parlaient plus particulièrement de la poire : «Après la poire, le vin»
(xve); « Sur poyre vin boire » (1577); « Après la poire, prestre ou boire » (1578) ;
« Après la poire le vin ou le prestre » (1579, 1611) ; « After a pear, wine or a
priest » (1584, 1607, 1611, 1659); « Water after figs and wine after pear » (1659,
1666). Parfois aussi de la pêche et, par opposition, du fruit équilibré qu'était la
figue : « La pêche aime le vin » ; « The peach will have wine, the fig water »
(1573, 1577, 1629 et 1659) ; « Alfico I'acqua ed alla pesca il vino ». Du melon,
dont les médecins se méfiaient plus que de tout autre fruit, il n'est question que
dans les proverbes postérieurs au xvie siècle, sans doute en raison de son arrivée
tardive dans les pays non méditerranéens.
En revanche, les proverbes anciens mettent en garde contre la salade, qui passait,
comme les fruits crus, pour froide et difficile à « cuire » : « De la salade et de la
paillarde, si tu es sage donne t'en garde » (Meurier, 1578) ; « A good salad is the
begining of an ill supper » (1659, 1664, 1670, 1732) ; « Qui vin ne boit après
salade est en risque d'être malade » (1578) ; « Qui vin ne boit après salade est en
danger d'estre malade » (1579); « He that drink not wine after salad is in danger to
be sick » (quatorze mentions de 1552 à 1755). Contre sa froideur et son humidité,
on usait de sel (« Salade, bien salée ») et d'huile — réputée chaude comme le sel —
250
plutôt que de vinaigre : « Salade bien lavée et salée, peu de vinaigre et bien
huilée. »
Jugé chaud mais lourd, le vieux fromage passait aussi pour difficile à digérer. On
s'en servait comme d'une sorte de médicament, pour faciliter la digestion des autres
aliments : « Cheese digests all things but itself » (1566, 1584...). En cela il
ressemblait à la poire, avec quoi il était recommandé de l'associer : « Oncques Dieu
ne fit tel mariage comme de poire et de fromage » (xiir* siècle). Autant ou plus
qu'elle, il devait terminer le repas : « After cheese come nothing » (1623, 1639,
etc.).
Troisième type d'aliment dangereux, les viandes salées : « De chair salée, de
fruit ni de fromage nul ne s'en fie tant soit prudent et sage. » Le sel améliorait,
certes, les viandes froides comme le bœuf et surtout humides comme le porc. Mais
les salaisons étaient accusées de donner le scorbut; aussi les associait-on
systématiquement à un antiscorbutique : la moutarde. Les proverbes en témoignent
comme les livres de cuisine : « [...] De chair sallée sans moutarde/ Libera nos
Domine. » « De plusieurs choses Dieu nous garde/ de toute femme qui se farde/
d'un serviteur qui se regarde/ [...] et d'un bœuf salé sans moutarde » (xvi siècle).
Les proverbes mettaient aussi en garde contre le poisson, froid et humide
comme l'eau (« Tout poisson est flegme...») et par conséquent dangereux : « Chair
fait chair et poisson poison » (1578). Si certains anciens proverbes ont prescrit de
n'en manger que pendant les mois en r — comme ceux d'aujourd'hui les huîtres —,
c'est parce qu'il se conserve plus difficilement en été. Mais d'autres dictons
prescrivaient tout au contraire de n'en consommer que pendant la belle saison,
vraisemblablement parce qu'il constituait une nourriture trop rafraîchissante en
hiver : « Si les mois sont errez, le poisson ne mangerez. » « Poisson au soleil et
chair à l'ombre. » Proverbes inapplicables, il est vrai — puisque le principal mois
de consommation de poisson était mars, toujours en carême —, mais significatifs.
C'est aussi en raison de son tempérament flegmatique qu'il fallait bien cuire le
poisson — de préférence le frire —, l'accompagner de vin et le faire suivre de fruits
secs : « Veau, poulets et poissons crus font les cimetières bossus. » « Le poisson
qui naît dans l'eau doit mourir dans l'huile. » « Poisson, goret, cochon ou cochin, la
vie en l'eau, la mort en vin. » « Après poisson, noix est contre-poison » (1578).
« Après poisson, noix en poids sont » — c'est-à-dire « en estime et prix », comme
l'expliquait Gabriel Meurier.
Résumons-nous : cuisiner, à cette époque comme aujourd'hui, c'était donner aux
aliments les saveurs les plus agréables — mais agréables dans le cadre d'une
culture particulière, pour un goût différent du nôtre parce que façonné par d'autres
croyances diététiques, d'autres habitudes alimentaires. Chaque saveur revêtant une
signification diététique précise, le travail sur les saveurs était aussi un travail sur la
digestibilité des aliments. Chaque cuisinier pouvait avoir son style, comme un
peintre ou un écrivain; mais il créait dans le respect de règles de complémentarité
251
des tempéraments et des saveurs qui étaient à la fois gastronomiques et
diététiques. On retrouve aujourd'hui cette dualité hors d'Europe dans de
nombreuses cuisines épicées, par exemple en Chine et dans bien d'autres pays
d'Extrême-Orient, ou encore aux Antilles — dont l'actuelle diététique populaire est
fortement inspirée de l'ancienne médecine occidentale.

BIBLIOGRAPHIE

B. LAURIOUX, « Spices in the Medieval Diet: a New Approach », 1985, vol. I, pp.
43-76.
R. PATNI, L'assaisonnement dans la cuisine française entre le xive et le xvic siècle,
thèse dactylographiée soutenue à l'EHESS en 1989.

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