Horizons Maghrébins - Le droit à

la mémoire

L'homme universel parfait comme théophanie suprême, Abdel-Ilah

Benarafa
Abdel-Ilah Benarafa

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Benarafa Abdel-Ilah. L'homme universel parfait comme théophanie suprême, Abdel-Ilah Benarafa. In: Horizons Maghrébins -
Le droit à la mémoire, N°30, 1996. La Walaya. Etudes sur le soufisme d'Ibn 'Arabî. pp. 133-136;

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dâr al-islam pour sillonner le Machreq et s'établir
plus tard à Damas. Le Shaykh al-Akbar le cite
également dans son livre les Futûhât al Makkiyya,
sa majestueuse summa mystica. Denis Gril note
dans sa dense introduction que le traité repose
sur l'affirmation selon laquelle tous les êtres
participent à un voyage universel : le propre du
voyage est d'aboutir à un résultat ou effet (natîja),
le fruit spirituel qui lui correspond. Trois sortes
de voyages y sont envisagés : vers Dieu, en Dieu
et provenant de Dieu.
L'ascension céleste de Muhammed, Sceau des
prophètes mais premier selon l'Esprit
conformément au hadîth, inaugure les récits des
voyages prophétiques ; la chute d'Adam, par
exemple, est considérée sous le rapport du
voyage qui éloigne pour rapprocher : la Loi,
instaurée pour le séjour terrestre de l'homme, met
celui-ci à l'épreuve. Il peut ainsi cueillir durant sa
vie en ce bas monde "des fruits de connaissances
que ne peuvent lui procure les jardins du
Paradis". Et Tandis que le prophète Idrîs
participe au second voyage divin, Ibrahim figure
l'humanité nouvelle en quête de guidance.
Ce traité akbarien savamment construit relève
aussi la question du modèle du voyage. Disons
d'abord qu'à divers endroits de l'œuvre immense
du maître andalou, il est question de la circularité
des chemins où la fin rejoint le commencement,
surtout à propos de la connaissance de Dieu
comme le rappelle Ibn 'Arabî dans cet ouvrage.
"Néanmoins, comme le note Denis Gril, le
modèle du voyage reste pour le Shaykh la
descente, à l'instar du Coran".
Tout voyage comporte des dangers. Le
voyageur dans la parole divine, l'auteur du traité
le met en garde contre le danger de
l'interprétation qui guette ceux qui croient suivre
les prophètes sans maîtriser le monde de leur
imagination. A ce propos le cas du Sâmirî, le
confectionneur du Veau d'Or, victime de ses
conceptions au sujet de Dieu et du mauvais usage
133
de la réflexion, s'est égaré et a égaré les Enfants
d'Israël. Cest le prototype de l'interprétation
"illégitime" qui se trouve ainsi visé. Notons enfin
que dans l'excellente introduction à la lecture de
cet ouvrage, d'importantes remarques y sont
consignées, nous nous contenterons d'en
reproduire la suivante : "les données
cosmologiques de ce texte pourraient donner lieu
à bien des développements à partir de l'œuvre
d'Ibn 'Arabî lui-même ou de la littérature
hermétique et scientifique de l'Islam".
Texte arabe édité, traduit et présenté par Denis Gril
Collection "philosophie imaginaire", Ed. de l'Eclat, Combats,
mai 1994
L'HOMME UNIVERSEL
PARFAIT* COMME
THÉOPHANIE SUPREME
ABDEL-ILAH BENARAFA
Nous considérons que le Tasawwuf représente la
dimension intérieure et totale de l'Islam. Les
domaines où s'exerce l'autorité du maître spirituel
ne sont pas séparés. Il n'y a pas de spécialisation
chez les maîtres du soufisme. Un Shaykh spirituel
ne mérite cette distinction que lorsqu'il s'acquitte
de la maîtrise de "trois mille sciences parmi
lesquelles les sciences des lettres de son propre
nom et elles sont au nombre de seize cents...
Parmi elles, dix sciences concernant l'âme : celle
relative aux versets équivoques, celle concernant
les versets de nuit et ceux du jour d'automne,
d'hiver, de printemps et d'été. Ceux relatifs au
lieu de révélation : versets médinois et versets
mecquois. Le maître doit connaître également
l'état spirituel du Prophète juste avant et juste
après la révélation de chaque verset, comme le
resserrement ou l'expansion, la crainte ou la
nostalgie ou la certitude, l'unité ou l'unicité
divines. Ces deux dernières sont plus difficiles à
connaître..."1
L'étendue du savoir du maître spirituel
embrasse les choses dans leur essence et non dans
le détail. Il a un rôle alchimique qui consiste à
transformer au disciple et à redonner une
nouvelle vie. Cest lui-même, par la chaîne
initiatique, relié au Prophète et à la fonction de la
Sainteté liée à la mission prophétique. Sa fonction
est de libérer l'homme particulier du monde de
l'altérité2 pour le lier à la lumière du Créateur. En
d'autres termes "le but du soufisme est
l'intégration de l'homme dans toute la largeur et
la profondeur de son existence, dans toute
l'amplitude qui est incluse dans la nature de
l'homme universel, al-insân al-Kâmïl"^.
On voit par là que l'œuvre soufie englobe
l'univers entier, non sur le registre de la division
et de la multiplication qui sont les deux lois
relatives à la matière, mais sur le plan du
microcosme, reflet du macrocosme. Cette idée des
hiérarchies des êtres est très ancienne, on la
retrouve chez Hermès. Pour lui, l'homme comme
microcosme contient tout ce que contient le
macrocosme. Chez les Grecs, ne pas manger un
animal, c'était déjà établir un rapport qui
arrachait un individu à la diversité pour le
rattacher à un ensemble qui lui donnait un sens.
L'Islam dépasse cette vision pour intégrer la
symbolique du sang versé de l'animal sacrifié à la
nécessaire soumission des êtres terrestres à
l'homme, vicaire sur terre de l'ordre divin. On
peut à cet effet rapporter le hadîth (propos
prophétique) relatif à cette question : le Prophète
a défendu à un homme de battre son domestique
alors que celui-ci l'avait giflé et lui a dit : « Dieu
l'a créé à son image ». Le problème se pose quand
au pronom4. La lecture exotérique rattache le
pronom au domestique battu. Cest une lecture
134
pragmatique et historique qui limite beaucoup la
richesse spirituelle du propos prophétique5.
La deuxième lecture, en conformité avec la
grammaire phrastique de l'arabe, rattache le
pronom à Dieu. La signification du propos
prophétique serait donc : Dieu a créé Adam à son
image. Le domestique battu est l'image d'Adam.
Dans cette dernière lecture, il y a deux nuances :
la première concerne la propriété de l'image à
Dieu, la seconde privilégie le sens de l'affectation
de l'image propre à Dieu. Dans la première
nuance "son image" serait le macrocosme ou le
cosmos en entier et Adam est l'image de ce
macrocosme en abrégé.
Une troisième lecture se retrouve chez les
orientalistes et certains adeptes de l'œcuménisme
spirituel sans aucune distinction entre la Vraie
croyance et les "erreurs spirituelles"6. Celle-ci
suppose que l'homme ou Adam sont à l'image de
Dieu. Cette lecture contredit complètement la
première règle fondamentale de la science du
tawhîd ou l'affirmation de Wâhid (l'Unique), à
savoir le tanziïi ou transcendance divine : « Rien
n'est semblable à Lui » 7.
Quand Ibn 'Arabî al-Hâtimi8, dans son livre Le
Dévoilement des Effets du Voyage, évoque quant à
lui la station de "la forme et celle de la
lieutenance" il dit simplement la station de la
forme sans aucun adjectif parce qu'en réalité il
s'agit d'autre chose. En effet, nous tâcherons de
montrer ce que nous avons reçu par initiation de
notre Shaykh 10, le pronom doit être rattaché au
Prophète. Le sens est donc : «Dieu a créé Adam à
l'image de Muhammad ». Adam est premier par
le corps mais le Prophète est premier par
principe. Il est le premier et le dernier. Cest le
sens profond de la Réalité Muhammadienne. Le
Shaykh al 'Akbar dit dans son livre : « La levée du
rideau sur le secret pour les gens du secret. Le
Réel- Vrai a créé le monde corporel sans âme, il
était alors comme un miroir non poli. La lumière
de l'homme universel parfait lui a fait retrouver
son tain... La réception des théophanies divines
se trouve plus parfaite chez l'homme universel
parfait »**.
L'erreur essentielle commise à l'égard du
soufisme consiste à mettre l'accent sur l'union,
l'incarnation ou de panthéisme. En réalité, l'Être
est Dieu et tout le reste n'existe pas de lui-même.
Celui qui atteint la station de la lumière divine ne
se voit pas. Il n'y a plus ici incarnation ni
polythéisme. Il n'y a ni union, ni séparation. Le
cheminant noyé dans la lumière divine ne voit
plus rien d'autre que Dieu: « Seule perdure la
Face de ton Seigneur, pleine de majesté, digne de
vénération »12.
La station de la forme et de la lieutenance
renvoie donc au Prophète. Les quatre Califes bien
guidés sont les lieutenants de l'Envoyé de Dieu et
non les lieutenants de Dieu.
Si parfois on rencontre l'expression "Image de
Dieu" chez les soufis, cela renvoie à la
manifestation suprême qu'est l'homme universel
parfait, cette manifestation exprimée par la
Réalité Muhammadienne ne concerne que ce
monde de l'altérité. Dans l'autre monde, Dieu se
manifeste par la Réalité Ahmadienne et ses
attributs. Celui qui n'arrive pas à percer les voiles
de l'altérité ici-bas ne les percera pas non plus
dans l'au-delà : « Qui aura été aveugle ici-bas,
celui-là le sera aussi dans la vie dernière, et plus
gravement encore égaré dans son chemin ? »13.
Les attributs de la Réalité Ahmadienne seront
la manifestation du Réel-Vrai le Jour du Jugement
dernier. Lorsque Moïse à demandé à voir son
Seigneur, il espérait voir autre chose que la réalité
Ahmadienne. « Ceux qui te font allégeance ne le
font qu'à Dieu : c'est la main de Dieu qui se pose
sur les leurs... »14.
Celui qui nie la médiation du Prophète est
dans l'erreur et comme le dit Mohamed ben
'Abdelkhabîr al-Kattânî : « Si al-Hallâj était vivant
à mon époque et si le Destin ne lui était antérieur,
je l'aurais guidé sur la voie juste en l'habillant de
135
l'habit. Celui d'entre vous qui aurait vu le mois,
doit jeûner »15. Le mois c'est le Prophète, le jeûne
en question c'est porter l'attribut divin As-Samad 16
(Dieu de plénitude). Dans un hadîth sacré relatif
au jeûne Dieu dit : « Le jeûne m'appartient et f en
suis le Rétributeur ». Les soufis expliquent que le
jeûne veut dire ici le recouvrement de l'attribut
divin Samad parce que la racine SMD indique que
le Samad est celui qui supporte la faim et la soif.
Autrement dit, c'est celui qui n'est pas creux et n'a
pas de ventre. On dit Simâd pour le bouchon
parce qu'il ferme le creux de la bouteille. La
signification du premier hadîth est donc celle-ci :
celui qui voit le Prophète, l'Homme universel
parfait et théophanie suprême de Dieu s'élever
au-dessus de la contingence et baigner dans
l'océan de l'Un.
Le hadîth cité plus haut, "Dieu a créé Adam à
son image" peut être appliqué, par voie de
conséquence au soufi. C'est le sens profond de
l'homme universel, manifestation de la Réalité
Muhammadienne. Dans une autre version du
hadîth il est dit : « Dieu a créé Adam à l'image du
Tout-Miséricordieux ». L'existence dans sa totalité
est miséricorde. Or la manifestation universelle
de cette miséricorde est le Prophète. Si beaucoup
de prophètes ont demandé à Dieu de punir leurs
communautés après avoir subi beaucoup
d'outrages17, il n'en est pas de même du Prophète
Muhammad qui demandait à Dieu, lorsqu'il fut
frappé : «Oh ! Seigneur, pardonne à mon peuple
son ignorance ». On comprend alors pourquoi le
Coran dit à son égard : « Nous ne t'avons envoyé
que par miséricorde pour l'univers »18. Le Coran
ne peut être lu sans commencer par le verset qui
ouvre toutes les sourates et chaque acte de lecture :
« Au nom de Dieu le Tout-Miséricordieux, le
Très-Miséricordieux ».
Le hadUh "Dieu a créé Adam à l'image du
Tout-Miséricordieux" signifie que Dieu a créé
Adam et l'a lavé avec l'Eau absolue de la
Révélation pour le purifier des de l'altérité.
Ensuite II l'a peint avec sa lumière d'existence.
Les lettres de son nom sont devenues Parole.
Cest pour cette raison que les archétypes des
prophètes sont appelés des Paroles : « Vers Lui
montent les paroles bonnes »19, c'est-à-dire les
âmes purifiées. L'héritier du Prophète est aussi un
homme universel particulier parce qu'il n'est pas
peint de tous les attributs divins. Les quatre-
vingt-dix-neuf noms divins sont en puissance
dans chaque homme. Il faut recevoir la lumière
prophétique pour éclairer certains d'entre eux.
Nous ne sommes que des relais particuliers de
l'Un. Seul le Prophète est le concentré des
manifestations du Vrai. Tout ce qui est dispersé
dans l'altérité, se trouve réuni en Lui. La
manifestation d'Allah se fait par la miséricorde et
l'on comprend alors le sens du hadîth : « Prenez
les attributs du Tout-Miséricordieux ».
Autrement, Sa lumière est trop forte pour
qu'on puisse la recevoir à l'instar de Moïse
lorsqu'il demanda à voir Dieu : Or quand Moïse
vint à Notre assignation et que son Seigneur lui
parla, il dit : « Mon Seigneur, laisse-moi voir, que
je Te contemple ». Dieu dit : « Tu ne me verras
pas mais regarde la montagne, si elle reste ferme
en sa place, alors tu Me verras ». Or quand son
Seigneur eut ébranlé la montagne II la pulvérisa
et Moïse tomba foudroyé. Puis revenant à lui il
dit : « O transcendance je me repens à Toi. Je suis
le premier des croyants »20.
La vision de Dieu n'est possible dans l'au-delà
qu'au sein du réceptable de la Réalité
Ahmadienne.
Salé 21 Safar 1416 - 19 juillet 1995
Notes
* Nous préférons rendre par ce concept analytique le
sens complet de la racine arabe.
1 - Al-Façç Al-Makhtûm (la Gemme scellée) de
Mohammad Ben 'Addelkabîr Al-Kattânî. Manuscrit à la
bibliothèque générale, Rabat, n° 3/484, p. 12.
2 - Tout ce qui n'est pas Dieu.
136
3 - Seyyed Hossein Nasr. Essais sur le soufisme, p. 56,
Paris, Editions Albin Michel, 1980.
4 - Le verbe et le nom incluent leurs pronoms, tantôt
explicite, tantôt implicite dont le cas de la troisième
personne qui se dit en arabe damtr el- ghâ'ib ou pronom
de l'absent, la règle grammaticale stipule que le pronom
se rattache au dernier agent cité dans la phrase. Cette
règle n'est pas toujours vraie surtout du point de vue
d'une grammaire sémantique du texte et non seulement
du mot ou de la phrase.
5 - Une des règles essentielles de la science des
fondements de la jurisprudence islamique stipule que
les causes particulières de révélation d'un texte n'ont
aucune importance devant la généralité de l'expression.
On peut appliquer le même principe id.
6 - A cet effet, l'expression "dialogue des religions"
lancé par certains milieux est un contre-sens
malheureux. En vérité, il n'y a qu'une seule religion
primordiale avec des législations (Shari'a) différentes.
Dire qu'il y a des religions est un mensonge doublé d'un
autre qui est celui du dialogue. "Le dialogue des
religions" suppose que Dieu dialogue avec lui-même
(Qu'il soit exalté !). En réalité, il faut dire dialogue des
religieux ou dialogue des hommes de foi.
7-XUI/ll.
8 - Cest ainsi qu'on l'appelle dans les milieux soufis
marocains et non sous la forme indéterminée
prépondérante en Orient pour le distinguer du qâdi Ibn
aTArabî al-Ma'âfui
9 - Voir la traduction de Denis Gril Ed. de l'Eclat, Paris,
1994.
10 - Sidi 'AbdelMajîd As-Samlâl! al-Hassanî, fils de
Moulay Ahmad, héritier spirituel du Shaykh al-'Alawï.
11 - Manuscrit de la bibliothèque générale, Rabat, n° D,
1986, p. 46
12-LV/27.
13-XVII/72.
14-XLVffl/10.
15 - La gemme scellée, p. 8.
16 - L'exégèse donne à ce nom divin épithète pas moins
de dix-huit interprétations. Nous privilégions ici la
signification spirituelle en conformité avec le hadîlh et la
langue arabe.
17 - Voir l'exemple de Noé dans le Coran LXXI/26.
18-XXI/107.
19-XXXV/10.
20-VII/143.