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Palimpsestes
Revue de traduction
6 | 1993 :
L'étranger dans la langue
Présentation
PAUL BENSIMON
p. 7-13
Texte intégral
1 Pourrait-on rêver d'une meilleure introduction à une recherche sur l'étranger dans la
langue que le passage suivant, tiré de l'ouvrage de Julien Green : Le Langage et son
double — livre-phare pour toute réflexion sur le bilinguisme, tant de la parole que de
l'écriture, et aussi sur l'auto-traduction, l'une des formes les plus complexes de
l'opération traduisante ? Dans un essai de 1941, écrit originellement en anglais, "La
traduction et le "champ des Ecritures"", J. Green commente ainsi l'attitude des
traducteurs de la King James Version de la Bible (1611) :
Etre conscient, alors, c'était être dans l'apparence, seulement dans l'apparence.
C'était un jeu assez futile au fond, un jeu rien que pour la pensée et les mots du
langage. Puis, un jour, on voit d'étranges inquiétantes ombres qui glissent,
comme cela, sous la surface, des ombres qu'on ne connaît pas (Les Géants, 1973,
p. 63. Nos italiques).
Les Maîtres du langage n'aiment pas les hommes. Ils écrivent leurs mots, des mots
grands comme des immeubles, leurs terribles silencieux mots qui écrasent le
monde (Ibid. p. 130. Nos italiques).
Ethnocentrique signifiera ici : qui ramène tout à sa propre culture, à ses normes et
valeurs, et considère ce qui est situé en dehors de celle-ci — l'Etranger — comme
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négatif ou tout juste bon à être annexé, adapté, pour accroître la richesse de cette
culture (Antoine Berman et al. : Les Tours de Babel, 1985, pp. 48-49).
J'ai calqué le poème de Milton à la vitre ; je n'ai pas craint de changer le régime
des verbes lorsqu'en restant plus français, j'aurais fait perdre à l'original quelque
chose de sa précision, de son originalité ou de son énergie [...]
11 De nos jours, la traduction par Pierre Leyris de "The Wreck of the Deutschland"
(1980) reflète un souci identique de maintenir la singularité radicale du poème original,
un effort pour restituer ce que l'écrivain étranger a "d'absolument unique au sein même
de sa langue". Voilà bien un cas exemplaire de réécriture où le traducteur-poète soumet
sa langue maternelle à la "motion violente" de la langue étrangère, selon le mot de
Pannwitz. Leyris souligne qu'il a "torturé le français pour lui faire accueillir Hopkins"
("Une Posture", in L'Ane. Le Magazine freudien, n° 4, 1982, p. 41).
12 Ainsi l'étrangeté d'une traduction, loin d'être "résiduelle", ou le produit des
défaillances du traducteur dans le filtrage de la langue cible, peut être le fruit d'un parti
pris délibéré, systématique, de révéler — de dévoiler — l'étrangèreté de l'original. Dans
cette perspective, les interférences ne signalent aucune carence traductive : exploitées
de façon créatrice, elles deviennent, au contraire, un véritable ressort stylistique. A la
métaphore de la contamination se substitue celle de la fertilisation. La traduction
apparaît alors comme un facteur décisif d'enrichissement de la langue traductrice, un
facteur apte à développer les potentialités de cette langue, à stimuler ses facultés
novatrices.
13 Les études réunies dans Palimpsestes 6 cernent la problématique complexe de
l'étranger dans la langue, explorent cet immense territoire et y posent quelques balises,
apportent aussi quelques réponses.
14 Aux yeux d'Antoine Berman, l'anglais est peut-être la plus étrange des langues
européennes, car il est marqué par une dualité foncière : l'anglais est simultanément
une langue communicationnelle et une langue iconique. Au XVIIIe siècle, la pratique
littéraire et traductive française a été ébranlée par la rencontre historique avec l'anglais
et la façon d'être langue de l'anglais. Le centre de gravité du champ de la traduction en
France s'est déplacé de l'Antiquité grecque et latine à la littérature anglaise. Ce ne sont
pas tant des mots nouveaux qui ont été introduits que des modes d'exposition
discursive propres à l'anglais : la copia lexicale, la richesse néologique, la liberté
syntaxique. Au XIXe siècle, le mode de traduire français change, et, avec
Chateaubriand, se donne pour propos explicite d'exposer la langue française au mode
d'écriture de l'anglais : la traduction du Paradis perdu mêle délibérément la volonté de
traduire la textualité de Milton à celle d"'angliciser" le français.
15 Jean-René Ladmiral rappelle d'abord qu'il a thématisé le problème de l'étranger dans
la langue dans les termes d'une opposition entre "sourciers", qui s'attachent au
signifiant de la langue du texte source, et "ciblistes" attachés surtout au sens de la
parole à traduire en langue cible. Ladmiral évoque la "logique du viol" linguistique à
laquelle tendent certains "sourciers" (tandis que les "ciblistes" s'imposent de "respecter"
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Référence électronique
Paul Bensimon, « Présentation », Palimpsestes [En ligne], 6 | 1993, mis en ligne le 01 janvier
1993, consulté le 26 juillet 2020. URL : http://journals.openedition.org/palimpsestes/752
Auteur
Paul Bensimon
Université Paris III
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Présentation [Texte intégral]
Paru dans Palimpsestes, 3 | 1990
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