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26/07/2020 Traduire le culturel : la problématique de l'explicitation

Palimpsestes
Revue de traduction

11 | 1998 :
Traduire la culture

Traduire le culturel : la
problématique de l'explicitation
MARIANNE LEDERER
p. 161-171
https://doi.org/10.4000/palimpsestes.1538

Résumés
Français English
L'explicitation du culturel est un procédé d'adaptation au lecteur. Sur l'exemple d'un roman
indien écrit en anglais, on montre que le contexte fournit l'explicitation qui permet au lecteur de
mieux situer les faits culturels. En traduction, le contexte suffit souvent mais parfois une
adjonction verbale est nécessaire. On tire quelques exemples de la traduction française d'un
auteur coréen. Enfin, on compare la traduction française et la traduction anglaise d'une œuvre
majeure de la littérature chinoise du XVIIIe siècle : l'anglaise présente juste assez d'explicitation
pour faire lire le roman, la française se perd dans les exploitations au détriment de la lisibilité.

Adaptation to readers may require certain cultural features to be made explicit. In original texts
culture is identified by words and made more explicit by verbal context. Illustrations from an
Indian novel written in English are given. In translation, adding to the text may become
necessary when context is insufficient. Illustrations from the French translation of a Corean
author are given. Finally, a comparison is made of the French and English translations of a major
Chinese novel of the XVIIIth century : the English supplies the bare minimum in explanation,
succeeding in fostering interest in the novel, the French strays into too many explanations,
resulting in difficult reading.

Texte intégral
1 L'explicitation est en traduction un procédé d'adaptation au lecteur étranger. Il peut
s'agir, par exemple, de l'explicitation d'un référent désigné dans le texte original ou de
celle de faits culturels inconnus du lecteur de la traduction.
2 Il me semble utile, avant d'aborder la traduction à proprement parler, de donner un
exemple, dont les traducteurs peuvent s'inspirer, de la façon dont certains emprunts,
qui à première lecture peuvent sembler opaques, sont explicités par le texte dans son
ensemble.

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26/07/2020 Traduire le culturel : la problématique de l'explicitation

S'inspirer d'auteurs "bi-culturels"


3 J'illustrerai mon propos à l'aide de quelques extraits d'un roman indien récent écrit
en anglais.
4 Imprégné dès sa scolarité par la langue et la culture de la Grande-Bretagne, Vikram
Seth, né en Inde en 1952, connaît les deux cultures, l'indienne et la britannique, les
deux types de lecteurs auxquels il aura à faire. Il sait donc, au moment où il écrit, que le
cercle potentiel de ses lecteurs dépasse largement celui de sa culture nationale. Il est
intéressant de noter le dosage d'implicite et d'explicite de son expression, car il peut
servir de modèle au traducteur qui, au lieu de s'acharner à traduire chacun des
éléments linguistiques, s'inspirera de la manière dont cet auteur fait passer son
message.
5 On notera, par exemple, la fréquence des termes indiens empruntés en anglais
(environ 360) et la manière dont leur référent est explicité au cours du texte dans une
narration qui permet petit à petit à un lecteur au départ ignorant de la culture indienne
de comprendre et de ressentir cette culture.
6 Vikram Seth a publié récemment A Suitable Boy1, saga familiale se déroulant
quelques années après que l'Inde eut acquis son indépendance. Il y trace une fresque
haute en couleur de la vie, du peuple, des pratiques sociales et politiques, industrielles
et agricoles de l'Inde de l'époque de Nehru.
7 Nous assistons au mariage de la sœur aînée de l'héroïne. Quoi de plus universel que
le fait pour deux jeunes gens de se promettre amour et fidélité avant de fonder une
famille ? Quoi de plus habituel que la famille et les amis se réunissent pour fêter
l'événement ?
8 "Servants, some in white livery, some in khaki, brought around fruit juice and tea and
coffee and snacks to those who were standing in the garden : samosas, kachauris,
laddus, gulab-jamuns, barfis and gajak and ice-cream were consumed and replenished
along with puris and six kinds of vegetables".
9 En Occident, l'on servirait des canapés et des petits fours salés et sucrés ; les aliments
sont différents, leur fonction est la même. Pour un Indien, les mets servis possèdent
sans doute chacun une réalité bien précise. Ce ne sera pas le cas pour la plupart des
anglophones qui lisent le roman de Vikram Seth. Certes, l'occupation de l'Inde a laissé
des traces profondes en Grande-Bretagne, dont le thé, le chutney et le curry font partie.
Les non-Britanniques qui lisent l'anglais n'auront pas les mêmes souvenirs mais,
malgré les nombreux emprunts au hindi et à l'ourdou, ils suivront sans peine les
descriptions de la vie indienne. Ils ne connaîtront pas les référents auxquels renvoient
les mots samosa, kachauri, laddu, etc., mais ils en comprendront la fonction. A chaque
page du roman, ils glaneront des informations qui délimiteront de façon de plus en plus
précise la réalité à laquelle renvoient les vocables étrangers. Un exemple : p. 4, Madame
Mehra, la mère de la mariée, accueillant ses hôtes leur dit :
10 "Please eat something, please eat : they have made such delicious gulabjamuns, but
owing to my diabetes I cannot eat them [...]".
11 On comprend que le gulab-jamun est une sucrerie et lorsque, plus tard, vient
l'énumération de tous les mets servis dans le jardin, la notion de sucré s'ajoute gulab-
jamun, ni quels ingrédients entrent dans sa confection.
12 Le caractère implicite de l'expression originale n'est qu'un des aspects d'un
phénomène général ; on le voit lorsqu'on compare deux langues : le français parle par
exemple de 'planteur de betteraves', l'anglais dit 'beetgrower', mais au total le planteur
et le grower ne font qu'un ! De même, tout texte est composé d'une partie explicite et
d'une partie plus ou moins importante de sous-entendus. La traduction de la culture
doit rétablir un dosage adéquat entre l'implicite et l'explicite, qui vise à faire passer
autant du même tout de l'original que possible.
13 Les choses désignées par les termes font partie de la culture, mais ne sont pas toute la
culture. Celle-ci s'exprime tout autant, sinon plus, à travers les idées et les faits que
désigne le texte. Voyons en guise d'illustration une partie de la cérémonie du mariage
(p. 15) :

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The two bare-chested priests, one very fat and one fairly thin, both
apparently immune to the cold, were locked in mildly insistent
competition as to who knew a more elaborate form of the service. So,
while the stars stayed their courses in order to keep the auspicious time in
abeyance, the Sanskrit wound interminably on [...].
Lata tried to imagine what Savita was thinking. How could she have
agreed to get married without knowing this man ?

14 Chaque ligne du texte apporte aux lecteurs son lot d'informations nouvelles sur les
mœurs indiennes. Les deux prêtres nus jusqu'à la taille, le choix du moment propice
pour le mariage, le sanscrit, langue du service religieux, le mariage arrangé par les
parents... Tout cela, les lecteurs le comprennent, le comparent à leurs propres
connaissances du même type de situation et l'intègrent dans leur savoir du monde.
15 Vikram Seth dessine dans son roman les grands traits de l'Inde des années 50, non
pas seulement par l'usage de vocables locaux, mais essentiellement par la narration
elle-même. Ne serait-ce qu'à travers la scène du mariage sur laquelle ouvre le roman
(une vingtaine de pages), le lecteur est placé devant toutes sortes de faits culturels, de
façons de faire ou de voir le monde qui lui sont a priori étrangers mais qu'il est capable
d'assimiler.
16 L'Indien extrait de ces vingt premières pages tout un implicite qu'il puise dans son
vécu ; le non-Indien n'en tire pas autant, certains détails lui échappent ; il n'y puise pas
moins des connaissances qu'il n'avait pas auparavant ; dans ces vingt pages, il
commence à appréhender, à la fois rationnellement et émotionellement, la façon dont
vivent les Indiens — compréhension qui ira s'approfondissant au fil de la lecture et lui
rendra les faits culturels de plus en plus accessibles.
17 Le traducteur qui s'inspire de l'exemple de cet auteur et de bien d'autres que l'on
pourrait citer, comprendra qu'à condition que le contexte apporte progressivement des
éclaircissements, l'explicitation, voire les notes en bas de page, sont souvent inutiles.
C'est le principe qu'a appliqué la traductrice du roman de Vikram Seth2. Françoise
Adelstain a conservé dans la version française tous les emprunts de mots indiens (hindi,
ourdou) de l'original. Par exemple, dans le passage du mariage que nous avons cité plus
haut en anglais, samosas, kachauris, laddus, gulab-jamuns, barfis, gajak sont repris
tels quels dans le texte français. Elle a néanmoins ajouté un glossaire en fin de volume,
estimant sans doute que les francophones, moins familiers de la culture indienne que
les Anglais, pourraient parfois souhaiter s'y reporter. Elle s'est rendu compte que les
référents désignés par les emprunts ont une fonction et correspondent à une situation
telles qu'ils n'entravent ni la possibilité d'imaginer des nourritures exotiques, ni le
déroulement du récit.

Le culturel en traduction
18 En tant que traductologue, j'ai trouvé enrichissant l'examen d'œuvres écrites par des
auteurs "bi-culturels", mais la place dont je dispose ne me permet pas de développer le
sujet plus longuement. L'étude de traductions de langues-cultures éloignées s'avère
également fructueuse. Lorsqu'on lit des traductions faites à partir de langues que l'on
ne connaît pas, on est placé dans la position de lecteur : le lecteur de la traduction
comprend le culturel, explicité ou non, mais il arrive que ponctuellement il ne
comprenne pas. Le traductologue, lui, constate parfois un manque de méthode dans
l'explicitation ; dans un même texte, peuvent coexister des explicitations superflues et
certaines obscurités qui auraient pu être éclaircies.

Une explicitation superflue


19 Ainsi la traduction d'une des nouvelles de l'écrivain coréen Hwang SunWon3, "Le
vieux potier" :

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20 "Alors, à l'automne, c'est l'apprenti qui avait fabriqué les pots de terre, des petits et
des grands, des jungong, des tongong, des banong, des mossegui*, pour faire une
dernière fournée avant l'hiver".
21 Les traducteurs ont eu raison, je pense, d'emprunter au coréen les noms des poteries
plutôt que de leur chercher des correspondances en français. Ils ont cependant ressenti
le besoin de décrire la forme des pots. Si l'on se reporte à la note du traducteur :
22 "*les jungong sont de grands pots que l'on place au centre du four, les tongong sont
des pots de grosseur moyenne, les banong sont plus petits (la moitié des tongong) ; les
mossegui sont des jattes à pied court".
23 On peut se demander ce que cette note ajoute à la compréhension du texte, dont il
ressort clairement que les emprunts au coréen, qui seraient opaques hors contexte,
représentent ici, comme le texte même le dit : "des pots de terre, des petits et des
grands".
24 A mon sens, les traducteurs ont ici, d'une part, sous-évalué la capacité des lecteurs de
tenir compte du contexte pour surmonter une ignorance ponctuelle et d'autre part,
surévalué, par rapport à la visée de la nouvelle, la nécessité d'expliciter.

Explicitations bienvenues de notions


opaques
25 La transmission de la culture, au même titre que celle des événements, de l'intrigue,
etc., est un des devoirs primordiaux du traducteur. Celui-ci s'en acquitte parfois en
explicitant dans le texte même certaines notions opaques dont la compréhension est
nécessaire pour suivre le récit.
26 J'en reviens au Suitable Boy : pour mieux faire comprendre la notion de zamindari,
la traductrice fait apparaître le terme à deux reprises. L'anglais dit une première fois
large and unproductive landholdings : "he was the prime mover of a bill to abolish
large and unproductive landholdings in the state" ; le mot zamindari n'apparaît que
sept lignes plus bas : "After your Zamindari Abolition Bill goes through, you will
become a hero throughout the countryside".
27 La traduction accole d'emblée zamindari à grandes propriétés non productives : "il
était à l'origine d'un projet de loi visant à abolir les zamindari, ces grandes propriétés
non productives" ; elle reprend une deuxième fois zamindari : "Quand votre loi sur
l'abolition des zamindari aura passé, vous serez un héros dans toutes les campagnes".
28 Le simple fait de faire figurer le vocable inconnu à côté de ce qui en est l'explication
simplifie la tâche du lecteur sans pour autant modifier le texte.
29 Il est parfois nécessaire de fournir une explicitation plus poussée lorsque le texte
renvoie à des faits culturels ignorés du lecteur et sur lesquels le contexte n'apporte
aucun éclaircissement Nous en trouvons un exemple dans la traduction d'une autre
nouvelle de l'auteur coréen déjà cité, Hwang Sun-Won, "Une veuve"4 :
Traduction française Traduction littérale

Madame Park fit du feu dans l'âtre de la cuisine. Puis, après avoir Elle fit coucher
balayé le sol, elle fit coucher Madame Han à l'endroit le mieux chauffé Madame Han à la
de la chambre. partie basse.

30 En Corée, les maisons individuelles étaient jadis chauffées par le sol, grâce à un
système de conduits qui se refroidissaient à mesure qu'ils étaient plus éloignés du foyer
situé dans la cuisine. La partie de la chambre la plus proche de la cuisine, et donc la
mieux chauffée, était dénommée "partie basse".
31 Le traducteur doit-il faire passer toutes ces caractéristiques ? La démarche adoptée
en l'occurrence par les traducteurs, qui ont écrit : "à l'endroit le mieux chauffé de la
chambre", s'explique : ce qui compte ici, c'est de montrer le respect avec lequel
Madame Park traite Madame Han, tel qu'il ressort de l'ensemble de la nouvelle. Il ne
s'agit pas d'attirer l'attention sur le mode de chauffage des maisons coréennes.
Méthodologiquement, les traducteurs de cette nouvelle ont eu raison de ne pas ajouter
une explicitation culturelle en note ou dans le texte.
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32 Deux pages plus loin dans la même nouvelle, ils ont jugé nécessaire d'expliciter une
notion qui joue un rôle particulier dans le récit.
Traduction
Traduction française
littérale

Elle s'était
(...) parmi les gens des villages de la région. Le jeune mari n'y échappa pas.
même coupé un
Après dix jours de fièvre, il mourut. Son épouse avait tout essayé pour le
doigt, suivant
sauver : elle s'était même coupé un doigt, suivant les conseils des vieux,
les conseils des
pour lui donner à boire du sang frais. Mais ses efforts (...)
vieux.
33 Le coréen dit : "elle s'était même coupé un doigt, suivant les conseils des vieux". Le
lecteur lisant un tel texte en français pourrait à juste titre se poser des questions sur la
cohérence de ce comportement : "son épouse avait tout essayé pour le sauver, elle s'était
même coupé un doigt, suivant les conseils des vieux". Il pourrait aussi, le cas échéant,
en tirer des conclusions fausses : sacrifice aux Divinités ou autres pratiques religieuses
barbares. Les traducteurs connaissant le fait culturel auquel renvoie "elle s'était même
coupé un doigt" l'explicitent en quelques mots : "pour lui donner à boire du sang frais".
Cet ajout éclaire sobrement le lecteur. Le récit montre jusqu'où l'héroïne pousse le
dévouement. Il était indispensable d'ajouter une explication, qui trouve sa juste place
dans le texte même. Une note en bas de page aurait pu être plus explicite. Par exemple :
La femme coréenne d'antan, dévouée à son mari, devait se sectionner l'annulaire — ce
doigt étant nommé "doigt de médicament" — lorsque son mari était gravement malade,
afin de tenter de le sauver en lui donnant à boire du sang frais. Cette pratique était
considérée comme une preuve extrême du dévouement féminin...
34 Une note de ce type aurait été intéressante du point de vue ethnologique, mais aurait
fait sortir le lecteur du récit.

Les différentes visées des traductions


35 L'examen des méthodes appliquées à la traduction des faits culturels conduit à poser
la question de la finalité de la traduction du culturel.
36 Jusqu'ici, j'ai traité de traductions dont le but est de faire connaître une œuvre ou un
auteur à un public étranger. On a vu que dans ce cas de figure, l'explicitation pouvait
être minimale, ne comblant les lacunes du lecteur que lorsque celles-ci risquaient de
diminuer l'intelligibilité du texte, se gardant d'aller trop loin dans l'apport
d'informations non pertinentes dans le cadre du récit.
37 D'autres traductions ont des visées plus "ethnologiques". Elles tiennent autant à faire
apprécier l'œuvre ou l'auteur qu'à fournir au lecteur le maximum d'informations sur la
civilisation qui a engendré cette œuvre et sur la langue dans laquelle elle a été écrite.
38 A cet égard, il m'a semblé édifiant de comparer deux traductions d'un même texte, le
Rêve dans le pavillon rouge5, œuvre chinoise majeure du XVIIIe siècle, dont les visées
sont diamétralement opposées ; l'une a été faite en français pour la Pléiade, l'autre en
anglais à Pékin.
Traduction française Traduction anglaise

Au bas du mur supportant les croisées, s'amorçait la "The large kang by the window
maçonnerie du grand lit de brique à hypocauste*, sur was covered with a scarlet foreign
lequel était étalé un tapis d'outre-mer, de couleur rouge rug. In the middle were red back-
dite sang de singe. Au fond, au milieu, étaient disposés un rests and turquoise bolsters both
traversin d'appui de satin rouge vif brodé de petits with dragondesign medallions and
macarons d'or, à dessins de dragons et un matelas de a long greenish yellow mattress
repos d'un brun dit parfum d'automne à décor semblable. also with dragon medallions.

39 La comparaison de l'anglais et du français montre des options théoriques


(conscientes ou non) opposées : les traducteurs de la version anglaise utilisent le terme
kang et font confiance au lecteur anglophone pour qu'il comprenne, à l'aide de
contextes répétés, l'objet dont il s'agit. Les traducteurs français en revanche, traduisent
le terme kang par "grand lit de brique à hypocauste" et ajoutent une note explicative en
fin de volume : "Lit de brique à hypocauste : construction de brique occupant toute la
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largeur de la pièce sous les fenêtres. Elle est chauffée par en dessous, soit avec du feu
allumé par une ouverture ménagée à l'extérieur de la pièce ; soit, plus simplement, en
introduisant, à l'intérieur, sous le lit de brique, un petit poêle allumé".
40 Les traducteurs de la version anglaise visent à faire lire le roman en tant qu'œuvre
littéraire célèbre dans son pays, décrivant la vie d'un milieu noble traditionnel. Ils
considèrent probablement qu'expliciter le terme kang ne s'impose pas car ce serait
donner trop d'importance dans le récit à un objet dont la nature et la finalité se
dégagent du contexte par petites touches ; par exemple, ces deux passages, une page
après la première apparition du terme :
41 "[...] The nurses urged Tai-yu to sit on the kang, on the edge of which were two
brocade cushions. But feeling that this would be presumptuous, she sat instead on one
of the chairs on the east side".
42 "[...] Lady Wang was sitting in the lower place of the kang [...] she invited her niece to
take the seat on the east. [...] Not until Tai-yu had been pressed several times did she
take a seat by her aunt".
43 Le lecteur de la traduction anglaise comprend qu'un kang est quelque chose comme
un sofa ou un canapé puisque plusieurs personnes peuvent y prendre place et il
comprend en outre que le kang semble réservé aux personnages importants.
44 Les traducteurs français, quant à eux, ont une toute autre conception de ce que la
traduction doit transmettre. Leur version veut initier le lecteur aux détails de la
civilisation chinoise. Leur traitement de kang semble cependant peu adroit. Nombre de
lecteurs français en effet n'imagineront pas plus ce qu'est un "grand lit de brique à
hypocauste" qu'un kang. La déduction tirée du mot "lit" sera que l'on s'y couche.
L'explicitation est soit trop poussée, soit pas assez. S'ils se reportent à la note, ils
apprennent qu'il y a chauffage mais ils n'y trouveront pas d'explication de la fonction de
cette "construction de brique" et il leur faudra, comme aux lecteurs de la version
anglaise, attendre une page entière pour comprendre qu'il s'agit (aussi) d'un siège où
l'on s'assied en compagnie. Quant à "hypocauste", le lecteur minutieux devra se
reporter au dictionnaire pour apprendre qu'il s'agit d'un "fourneau souterrain pour
chauffer les bains, les chambres"... mais le recours à un terme rare d'origine grecque ne
semble guère approprié dans une traduction du chinois.
45 Une observation analogue peut être faite quant au traitement des couleurs dans
chacune des deux versions :
46 Le texte anglais se contente des adjectifs de couleur courants : scarlet, red, greenish
yellow. Le texte français, en traduisant les motivations des mots chinois : couleur rouge
dite sang de singe, brun dit parfum d'automne, explicitent la langue du texte.
Consultés, mes doctorants chinois mais aussi le professeur Chin Day Hsi de Taïwan,
professeur invité à Paris III en 1995-1996, m'ont tous affirmé que les Chinois
n'entendaient pas la motivation des termes et "voyaient" directement une couleur rouge
plus ou moins vif ou un jaune-brun, et que ni le sang de singe ni le parfum d'automne
n'affleuraient à leur conscience à la lecture de ce passage en chinois, pas plus qu'un
Français n'entend par exemple la motivation orient dans le verbe orienter.
47 On voit là encore deux visées différentes qui affectent la transmission du culturel : la
traduction anglaise donne vie en anglais à un roman chinois célèbre pour le faire
connaître à un maximum de lecteurs ; à l'opposé, les traducteurs de la Pléiade,
s'adressant à un cercle restreint de lecteurs érudits, s'efforcent de leur faire percevoir la
façon dont fonctionnent la langue chinoise et, à travers elle, la civilisation chinoise.
48 On pourrait aller jusqu'à dire qu'il s'agit de deux conceptions opposées du langage :
l'une qui voit le monde à travers la langue, l'autre pour qui la langue n'est qu'un des
aspects de la connaissance ; l'une qui explicite la langue, l'autre qui explicite le texte.
49 Je conclurai par quatre remarques :

La traduction est communication et la communication, qu'elle s'effectue dans un


cadre unilingue ou multilingue, n'est jamais intégrale (on le voit en lisant les
œuvres d'auteurs bi-culturels) ; la traduction ne fait pas exception ; il ne peut
s'agir de transmettre la totalité de la culture étrangère. Il faut accepter le fait et
se féliciter de ce que la traduction transmette une bonne part de la culture de
l'Autre, rapprochant ainsi les peuples.

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Il est de l'intérêt du traducteur de ne jamais perdre de vue qu'il traduit pour un


lecteur qui réagit au texte et dont le bagage cognitif est sans cesse élargi et
remanié par sa lecture ; le lecteur découvrira lui-même la culture de l'Autre au fil
du récit, voire d'autres ouvrages pourvu qu'il soit intéressé.
L'importance d'un fait culturel et la nécessité de son exploitation doivent
toujours être pesées par rapport à l'ensemble de l'œuvre ; le traducteur ne doit
pas se laisser cacher la forêt par les arbres ; certaines explicitations détournent le
lecteur de l'œuvre elle-même et de sa visée. En revanche, les faits culturels dont
l'ignorance empêcherait de comprendre le déroulement du récit devront
nécessairement être explicités.
Enfin, toutes les traductions ne peuvent pas être jugées selon les mêmes critères,
car toutes ne sont pas faites dans la même optique. Différentes versions peuvent
coexister, qui satisfairont, pour des raisons différentes, des lecteurs différents.

Notes
1 V. Seth, A Suitable Boy, Londres, Phoenix, 1993.
2 V. Seth, Un garçon convenable, traduction de F. Adelstain, Paris : Grasset, 1995.
3 Hwang Sun-Won, La chienne de Moknomi, traduit du coréen par Choi Mi-Kyung, Ko Kwang-
Dan et Jean-Noël Juttet, Paris : Zulma, 1995.
4 Je remercie Choi Mi-Kyung, l'une des traductrices, de m'avoir fourni cet exemple et le
suivant.
5 Cao xuegin et Gao, E. Hong lou meng, Beijing : Renmin chubanshe, 1974. Le Rêve dans le
pavillon rouge traduit par Li Tche Houa et Alezaïs, J. Paris : NRF, Gallimard, 1981 ; A Dream of
Red Mansions, traduit par Yang Hsien-Yi et Yang, G., Beijing : Foreign Languages Press, 1978.

Pour citer cet article


Référence papier
Marianne Lederer, « Traduire le culturel : la problématique de l'explicitation », Palimpsestes,
11 | 1998, 161-171.

Référence électronique
Marianne Lederer, « Traduire le culturel : la problématique de l'explicitation », Palimpsestes [En
ligne], 11 | 1998, mis en ligne le 30 septembre 2013, consulté le 26 juillet 2020. URL :
http://journals.openedition.org/palimpsestes/1538 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/palimpsestes.1538

Cet article est cité par


Lievois, Katrien. (2018) Benjamins Translation Library The Fictions of
Translation. DOI: 10.1075/btl.139.13lie

Lievois, Katrien. (2016) Suppositions de traducteurs : les pseudo-traductions


d’Andreï Makine. TTR, 27. DOI: 10.7202/1037749ar

Auteur
Marianne Lederer
Marianne LEDERER est professeur à l'Université Paris III-Sorbonne Nouvelle, directeur de
l'Ecole Supérieure d'Interprètes et de Traducteurs (E.S.I.T.), responsable du Centre de recherche
en traductologie de Paris III. Elle a longtemps pratiqué l'interprétation de conférence, et elle
s'intéresse aux processus de la traduction orale et écrite. Outre de nombreux articles dans des
revues nationales et internationales, elle a publié plusieurs ouvrages : La Traduction simultanée -
Fondements théoriques (1981) ; et, en collaboration avec Danica Seleskovitch, Interpréter pour
traduire (1984) ; ainsi que Pédagogie raisonnée de l'interprétation (1989). Elle a réuni un
ensemble de travaux sous le titre Etudes traductologiques (1990) et, en collaboration avec
Fortunato Israël, les Actes du colloque La Liberté en traduction (1991). Sa dernière publication
est La Traduction aujourd'hui - le modèle interprétatif (1994). Université Paris III -Sorbonne
https://journals.openedition.org/palimpsestes/1538 7/8
26/07/2020 Traduire le culturel : la problématique de l'explicitation
Nouvelle - Ecole Supérieure d'Interprètes et de Traducteurs Centre Universitaire Dauphine -
75116 PARIS

Droits d’auteur
Tous droits réservés

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