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» Henri Michaux
Pourquoi répétons-nous si souvent, et sans le vouloir, les mêmes erreurs, les mêmes actes, les
mêmes pensées ? Quel rôle jouent les souvenirs dans la répétition et comment celle-ci est-elle liée
au traumatisme, à la souffrance, à la pulsion de mort ? Ce livre propose, dans une traduction
nouvelle, trois célèbres essais consacrés par Freud à ces thèmes cruciaux de la psychanalyse :
« Remémoration, répétition, perlaboration » (1914), « Les souvenirs-écrans » (1899) et « Note
sur le “bloc magique” » (1925), ainsi que les fameuses pages d’Au-delà du principe de plaisir
(1920) consacrées au « jeu de la bobine ».
Sigmund Freud
La répétition
Mémoire et compulsion
© Éditions Payot & Rivages, Paris, 2019 pour la présente traduction française et la présente
édition
ISBN : 978-2-228-92318-7
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Les souvenirs-écrans
Dans le cadre des traitements psychanalytiques que je prodigue (dans
des cas d’hystérie, de névrose de contrainte, etc.), je me suis souvent
retrouvé dans la situation de m’occuper des fragments de souvenirs restés
dans la mémoire d’individus depuis les premières années de leur enfance.
Comme j’y ai déjà fait allusion ailleurs, il faut accorder une grande
signification pathogène aux impressions remontant à cette période de la
vie. Mais le thème des souvenirs d’enfance présente à coup sûr et dans
tous les cas un intérêt psychologique, parce qu’une différence
fondamentale entre le comportement psychique de l’enfant et celui de
l’adulte y apparaît de manière frappante. Nul ne doute que les expériences
de nos premières années d’enfants ont laissé des traces ineffaçables à
l’intérieur de notre psyché ; mais lorsque nous questionnons notre
mémoire pour savoir quelles sont les impressions sous le coup desquelles
nous sommes et restons déterminés jusqu’à la fin de notre vie, elle ne nous
fournit ou bien rien du tout, ou bien un nombre relativement faible de
souvenirs isolés et chargés d’une valeur souvent problématique ou
énigmatique. Que la vie soit reproduite par la mémoire sous la forme
d’une chaîne cohérente de données est un phénomène qui ne survient pas
avant la sixième ou septième année, et chez beaucoup seulement après la
dixième année de vie. À partir de là s’installe toutefois aussi une relation
constante entre la signification psychique d’une expérience et le fait
qu’elle reste accrochée dans la mémoire. Ce qui paraît important en raison
de ses effets, qu’ils surviennent immédiatement ou peu après, est retenu ;
ce que l’on considère comme inessentiel est oublié. Quand je peux me
rappeler une donnée pendant longtemps, je trouve, dans le fait de cette
conservation dans la mémoire, une preuve que celle-ci a produit à
l’époque une profonde impression sur moi. J’ai l’habitude de m’étonner
quand j’ai oublié quelque chose d’important, et peut-être plus encore si je
devais avoir conservé quelque chose d’apparemment indifférent.
C’est seulement dans certains états psychiques pathologiques que des
relations valides, chez l’adulte normal, entre l’importance psychique
d’une impression et son attachement à la mémoire sont de nouveau
rompues. L’hystérique, par exemple, se révèle régulièrement amnésique
pour ce qui concerne tout ou partie des expériences qui ont provoqué le
déclenchement de ses souffrances, et qui sont pourtant devenues
importantes pour lui du fait même de ce lien de causalité, ou peuvent
l’être aussi indépendamment de lui, pas leur contenu propre. J’aimerais
considérer l’analogie entre cette amnésie pathologique et l’amnésie
normale qui affecte nos années d’enfance comme un précieux indice sur
les étroites relations entre le contenu psychique de la névrose et notre vie
d’enfants.
Nous sommes tellement habitués au fait que ces impressions
d’enfance n’aient pas laissé de souvenirs que nous méconnaissons
généralement le problème qui se dissimule derrière cette absence et que
nous avons tendance à la déduire, comme si cela allait de soi, de l’état
rudimentaire des activités psychiques chez l’enfant. En réalité, l’enfant
normalement développé nous montre une somme gigantesque de
performances psychiques ayant un haut niveau de composition, dans ses
comparaisons, dans ses déductions et dans l’expression de ses sentiments,
et l’on voit sans autre forme de procès qu’il existe forcément une amnésie
pour ces actes psychiques qui ont à ce point la même valeur que les actes
ultérieurs.
Une condition indispensable à l’élaboration de ces problèmes
psychologiques qui se rattachent aux premiers souvenirs d’enfance serait
bien entendu la collecte de matériau, en déterminant par enquête quels
souvenirs de cette période de la vie un assez grand nombre d’adultes est
capable de communiquer. Une première étape dans cette direction a été
accomplie par Victor et Catherine Henri en 1895 avec la diffusion d’un
questionnaire qu’ils avaient rédigé ; les résultats tout à fait intéressants de
cette enquête à laquelle cent vingt-trois personnes ont apporté des
réponses ont ensuite été publiés par les deux auteurs en 1897, dans le
tome III de L’Année psychologique (« Enquête sur les premiers souvenirs
de l’enfance »). Mais comme je n’ai pas l’intention, à l’heure actuelle, de
traiter le sujet dans son exhaustivité, je me contenterai de mettre en relief
ces quelques points depuis lesquels je peux réussir à introduire ce que j’ai
appelé les « souvenirs-écrans ».
L’âge de la vie auquel on situe le contenu du tout premier souvenir
d’enfance est le plus souvent la période située entre deux et quatre ans
(c’est le cas de quatre-vingt-huit personnes dans la série d’observations de
Victor et Catherine Henri). Il existe toutefois des individus dont la
mémoire remonte plus loin, y compris jusqu’à l’âge précédant la fin de la
première année, et par ailleurs des personnes pour lesquelles le tout
premier souvenir date seulement de la sixième, de la septième, voire de la
huitième année. Il est provisoirement impossible de dire en quoi ces
différences individuelles sont pour le reste liées ; mais on note, disent les
Henri, qu’une personne dont le tout premier souvenir remonte à un âge
très tendre, par exemple à la première année de la vie, dispose aussi
d’autres souvenirs épars des premières années et que la reproduction du
vécu sous forme de chaîne continue du souvenir commence chez elle à une
date antérieure — à partir de la cinquième année environ — à ce qui se
passe pour d’autres personnes dont le premier souvenir remonte à une
période plus tardive.
Ce n’est donc pas seulement la date de survenue d’un premier
souvenir, mais toute la fonction du se-souvenir qui est prématurée ou
retardée chez certaines personnes.
On accordera une attention toute particulière à la question de savoir
quel est d’ordinaire le contenu de ces tout premiers souvenirs d’enfance.
En se fondant sur la psychologie des adultes, on devrait plutôt s’attendre à
ce que soient choisies comme notables, dans le tissu du vécu, ces
impressions qui ont suscité un profond affect ou ont été, peu après,
reconnues comme significatives en raison de leurs conséquences. Une
partie des expériences recueillies par les Henri semble confirmer cette
attente, car les contenus les plus fréquents des premiers souvenirs
d’enfance qu’ils présentent dans leur étude sont d’une part des causes de
peur, de honte, de douleurs physiques, etc., et d’autre part des faits
importants comme des maladies, des décès, des incendies, des naissances
de frères et de sœurs, etc. On tendrait ainsi à supposer que le principe du
choix de la mémoire est pour l’âme des enfants le même que pour les
adultes. Il n’est pas incompréhensible, mais cela mérite tout de même une
mention explicite, que les souvenirs d’enfance conservés portent
nécessairement témoignage des impressions sur lesquelles s’est dirigé
l’intérêt de l’enfant, à la différence de celui de l’adulte. Ainsi s’explique
facilement qu’une personne dise se rappeler différents accidents arrivés à
ses poupées quand elle avait l’âge de deux ans, mais soit amnésique quant
aux événements sérieux et tristes qu’elle aurait pu percevoir à l’époque.
Cela forme un très vif contraste avec cette attente, contraste qui ne
peut que susciter un étonnement légitime, lorsque nous entendons dire que
chez certaines personnes les tout premiers souvenirs d’enfance ont pour
contenu des impressions banales et indifférentes qui, lorsqu’on les vit, ne
peuvent produire, même sur l’enfant, un effet affectif, et qui, pourtant, ont
été pourvus de tous les détails — on aimerait dire : avec une clarté
extrême — tandis que des événements concomitants n’ont pas été gardés
en mémoire, même si, selon le témoignage des parents, ils avaient à
l’époque provoqué chez l’enfant une émotion intense. Le couple Henri
parle ainsi d’un professeur de philologie dont le tout premier souvenir,
situé entre trois et quatre ans, lui montrait l’image d’une table dressée sur
laquelle se trouvait un bol de glace. À la même époque a lieu la mort de sa
grand-mère, qui, selon la déposition de ses parents, a beaucoup bouleversé
l’enfant. Cet homme, devenu professeur de philologie, ne sait cependant à
présent plus rien de ce décès, il ne se rappelle, de cette période, qu’un bol
contenant de la glace.
Un autre relate, en guise de premier souvenir d’enfance, un épisode
remontant à une promenade au cours de laquelle il avait cassé la branche
d’un arbre. Il croit pouvoir encore indiquer aujourd’hui le lieu où cela se
produisit. Il était en compagnie de plusieurs personnes et l’une d’elles vint
à son aide.
Victor et Catherine Henri affirment que les cas de ce genre sont rares ;
selon mon expérience — mais je l’ai le plus souvent collectée auprès de
névrotiques —, ils sont assez fréquents. L’une des personnes sur lesquelles
s’appuient les Henri a risqué une tentative d’explication à ces images de
souvenir incompréhensibles en arguant de leur caractère anodin,
explication que je dois qualifier de tout à fait pertinente. Cette personne
estime que dans de tels cas, la scène en question est peut-être seulement
gardée en mémoire de manière incomplète ; c’est pour cette raison qu’elle
semble insignifiante. Dans les éléments oubliés serait sans doute contenu
tout ce qui rend l’impression digne d’être relevée. Je peux confirmer que
tel est bien le cas ; plutôt que d’« éléments oubliés du vécu », je
préférerais seulement parler d’éléments « mis de côté ».
Il m’est fréquemment arrivé de lever par le traitement psychanalytique
l’occultation sur les éléments manquants du vécu enfantin et d’apporter
ainsi la démonstration que l’impression dont un tronc était resté dans le
souvenir correspondait réellement, une fois complétée, à la condition du
maintien de l’essentiel en mémoire. On n’a cependant pas apporté ainsi
une explication du choix singulier qu’opère la mémoire parmi les
éléments du vécu ; on doit d’abord se demander pourquoi c’est
précisément le significatif qui est réprimé et l’indifférent, maintenu. On
n’aboutit à une explication que si l’on pénètre plus profondément dans le
mécanisme de ce type d’épisodes ; on se forge alors l’idée que deux forces
psychiques sont à l’œuvre dans l’avènement de ces souvenirs, l’une
prenant la signification importante de ce qui a été vécu comme motivation
pour vouloir se souvenir, mais l’autre — une résistance — s’opposant à
cette distinction. Les deux forces agissant en opposé ne s’annulent pas ; il
n’arrive pas qu’une motivation terrasse l’autre — avec ou sans pertes : un
compromis s’instaure, plus ou moins analogue à la formation d’une
résultante dans un parallélogramme de forces. Ici, le compromis tient au
fait que ce n’est certes pas l’événement concerné qui fournit l’image de
souvenir — en cela, la résistance conserve son droit —, mais sans doute
un tout un autre élément psychique que des voies d’association proches
relient à l’élément choquant ; en cela apparaît de nouveau le pouvoir du
premier principe, qui aimerait fixer des impressions significatives par
production d’images reproductibles du souvenir. Le résultat du conflit est
donc qu’au lieu de l’image du souvenir justifiée à l’origine advient une
autre image, un peu décalée dans l’association par rapport à la première.
Comme les principaux éléments de l’impression sont justement ceux qui
ont provoqué l’impulsion, le souvenir remplaçant doit être dépourvu de cet
élément important ; il aura donc facilement un aspect banal. S’il nous
paraît incompréhensible, c’est que nous aimerions bien percevoir la raison
pour laquelle il a conservé le souvenir en nous fondant sur son contenu
propre alors qu’il repose sur la relation de ce contenu avec un autre,
réprimé. Pour faire appel à une métaphore populaire1, une certaine
expérience du temps de l’enfance se fait valoir dans la mémoire, non pas
parce qu’elle est elle-même de l’or, mais parce qu’elle est située auprès
de l’or.
Parmi les nombreux cas possibles de remplacement d’un contenu
psychique par un autre, cas qui trouvent tous leur réalisation dans
différentes constellations psychologiques, celui qui survient dans les
souvenirs d’enfance considérés ici, à savoir que les éléments inessentiels
d’une expérience représentent les éléments essentiels de celle-ci dans la
mémoire, est apparemment l’un des plus simples. C’est un décalage
reposant sur l’association par contiguïté ou, si l’on considère l’ensemble
de l’épisode, un refoulement avec remplacement par quelque chose de
voisin (dans le contexte local et temporel).
J’ai eu un jour l’occasion de faire une communication sur un cas très
analogue de remplacement à partir de l’analyse d’une paranoïa2. J’y
racontais l’histoire d’une femme en proie à des hallucinations à laquelle
ses voix répétaient de grands fragments de la Heiterethei3 d’Otto Ludwig,
et qui plus est les passages les plus anodins, ceux qui jouaient le moindre
rôle dans la cohérence de l’œuvre.
L’analyse a démontré que c’étaient les autres passages de la même
histoire qui avaient éveillé les réflexions les plus gênantes chez la malade.
L’affect de gêne était une motivation pour la défense, les motivations
poussant à poursuivre ces réflexions ne pouvaient pas être réprimées, et il
en résulta, en guise de compromis, que ces passages anodins surgissaient
dans le souvenir avec une force et une clarté pathologiques. Le processus
discerné ici : conflit, refoulement, remplacement par une formation de
compromis, revient dans tous les symptômes psychonévrotiques, il fournit
la clef de la compréhension de la formation du symptôme ; que l’on puisse
aussi en démontrer l’existence dans la vie psychique des individus
normaux n’est donc pas sans signification, que chez les êtres humains
normaux cela influence justement le choix des souvenirs d’enfance,
apparaît comme un nouvel indice des étroites relations, déjà soulignées,
entre la vie de l’âme chez l’enfant et le matériau psychique des névroses.
Les processus manifestement très significatifs de la défense normale
et pathologique, et les succès sur lesquels ils débouchent en termes de
déplacement, n’ont à ce jour, à ma connaissance, pas du tout été étudiés
par les psychologues, et il reste encore à déterminer dans quelles strates de
l’activité psychique et sous quelle condition ils se font valoir. La raison de
cette négligence tient sans doute au fait que notre vie psychique, dans la
mesure où elle devient l’objet de notre perception interne consciente, ne
laisse rien discerner de ces processus, si ce n’est dans les cas que nous
classons comme des « erreurs de réflexion », ou dans certaines opérations
psychiques visant l’effet comique. Affirmer qu’une intensité psychique
peut se reporter d’une représentation, qui reste alors abandonnée, sur une
autre qui joue désormais le rôle psychologique de la première, produit sur
nous un effet aussi déconcertant que, par exemple, certains traits du mythe
grec, ainsi lorsque des dieux recouvrent un humain de beauté comme
d’une enveloppe, alors que nous ne connaissons que la transfiguration par
le changement de mimique.
D’autres investigations sur les souvenirs d’enfance indifférents m’ont
ensuite enseigné que leur genèse peut encore se dérouler autrement, et que
derrière leur caractère apparemment anodin se dissimule d’ordinaire une
quantité insoupçonnée de signification. Je ne veux donc pas me limiter à
une simple affirmation, mais exposer largement un exemple particulier
qui m’apparaît, parmi un grand nombre d’autres analogues, comme le plus
instructif, et qui, parce qu’il s’attache à un individu non névrotique, ou
très peu, gagne certainement en valeur.
Un homme de trente-huit ans, ayant suivi une formation universitaire
et ayant témoigné, bien qu’exerçant une profession sans rapport, un intérêt
pour les questions psychologiques depuis que j’ai pu, par la psychanalyse,
le libérer d’une petite phobie, a attiré l’an passé mon attention sur ses
souvenirs d’enfance, lesquels avaient déjà joué un certain rôle dans
l’analyse. Lorsque je lui eus fait connaître l’enquête de Victor et Catherine
Henri, il me fit part du tableau suivant :
« Je dispose d’un assez grand nombre de premiers souvenirs d’enfance
que je peux dater avec une grande certitude. J’ai en effet quitté à l’âge de
trois ans mon petit village natal pour aller m’installer dans une grande
ville ; or il se trouve que mes souvenirs se déroulent tous dans le lieu où je
suis né, c’est-à-dire qu’ils se situent dans mes deuxième et troisième
années. Ce sont le plus souvent des scènes courtes, mais très bien
conservées et pourvues de tous les détails de la perception sensorielle, tout
au contraire de mes images de souvenir remontant aux années de maturité
et qui sont totalement dénuées d’éléments visuels. À partir de la troisième
année, les souvenirs se font plus chiches et moins distincts ; des failles
apparaissent, qui doivent englober plus d’une année ; c’est seulement à
partir de la sixième ou de la septième année, je crois, que le flot du
souvenir devient linéaire. Je répartis par ailleurs en trois groupes les
souvenirs qui vont jusqu’à l’abandon de mon premier lieu de résidence.
Un premier groupe est formé par ces scènes dont mes parents m’ont parlé,
après coup, à plusieurs reprises ; pour celles-ci, je ne suis pas certain
d’avoir eu dès le début l’image du souvenir ou de me l’être créée d’après
un récit de ce type. Je note qu’il existe aussi des épisodes auxquels ne
correspond aucune image du souvenir, bien que mes parents me les aient
dépeints à plusieurs reprises. J’accorde plus de valeur au deuxième
groupe ; ce sont des scènes qu’on ne m’a pas racontées — autant que je
sache — et dont une partie ne pouvait pas non plus m’être racontée parce
que je n’ai pas revu les personnes qui y participaient : nurse, compagnons
de jeu de ma jeunesse. Quant au troisième groupe, j’en parlerai
ultérieurement. Pour ce qui concerne le contenu de ces scènes, et du même
coup leur prétention à être maintenues en mémoire, j’aimerais affirmer
que sur ce point je ne suis pas totalement désorienté. Je ne peux certes pas
dire que les souvenirs conservés correspondent aux faits les plus
importants de cette époque, ou à ce que je considérerais aujourd’hui
comme tel. De la naissance d’une sœur, de deux ans et demi plus jeune que
moi, je ne sais rien ; le départ, la vue du chemin de fer, le long voyage en
voiture qui l’a précédée n’ont laissé aucune trace dans ma mémoire. J’y ai
en revanche gravé deux petits incidents pendant le trajet en train ; vous
vous le rappelez, ils sont apparus dans l’analyse de ma phobie. Mais ce qui
aurait dû me laisser la plus forte impression, c’est tout de même une
blessure au visage qui m’a fait perdre beaucoup de sang et a été recousue
par un chirurgien. Je peux encore palper aujourd’hui la cicatrice qui
témoigne de cet accident, mais je ne connais aucun souvenir qui renvoie
directement ou indirectement à cette expérience. Peut-être d’ailleurs
n’avais-je pas encore deux ans à cette époque.
« Dès lors je ne m’étonne pas des images et des scènes des deux
premiers groupes. Ce sont toutefois des souvenirs déplacés d’où l’essentiel
est le plus souvent resté à l’écart ; mais dans certains d’entre eux, il est au
moins présent sous forme d’allusion, et dans d’autres il m’est facile
d’effectuer le complément selon certains indices ; quand je procède ainsi
s’instaure à mes yeux une bonne cohérence entre les différents fragments
du souvenir, et je vois clairement quel intérêt enfantin a recommandé à la
mémoire ces événements-là précisément. Mais il en va différemment pour
le contenu du troisième groupe, dont je me suis abstenu de parler jusque-
là. Il s’agit en l’espèce d’un matériau — une assez longue scène et
plusieurs petits tableaux — dont je ne sais vraiment pas quoi faire. La
scène me paraît passablement indifférente et sa fixation,
incompréhensible. Permettez-moi de vous les dépeindre : je vois une
prairie rectangulaire, un peu escarpée, verte et couverte d’une herbe
dense ; dans la verdure, un très grand nombre de fleurs jaunes,
apparemment du pissenlit ordinaire. Au-dessus de la prairie, une maison
paysanne devant la porte de laquelle se tiennent deux femmes qui
bavardent énergiquement de choses sans importance, la paysanne au
foulard et une nurse. Sur la prairie jouent trois enfants, je suis l’un d’entre
eux (entre deux et trois ans), les deux autres sont mon cousin, qui doit
avoir une année de plus que moi, et ma cousine, presque exactement du
même âge que moi, sa sœur. Nous cueillons les fleurs jaunes et chacun
d’entre nous tient dans ses mains un certain nombre de fleurs déjà
coupées. C’est la petite fille qui porte le plus beau bouquet ; mais nous, les
garçons, nous lui tombons dessus comme si nous nous étions mis d’accord
auparavant et nous lui arrachons les fleurs. Elle remonte la prairie en
pleurant et la paysanne lui donne, en consolation, un grand morceau de
pain noir. À peine avons-nous vu cela que nous jetons les fleurs, courons,
nous aussi, vers la maison et réclamons du pain à notre tour. On nous en
donne effectivement, la paysanne tranche la miche avec un long couteau.
Dans mon souvenir, ce pain à un goût tellement délicieux, et la scène
s’arrête là. »
« Qu’est-ce qui, dans cette expérience, justifie la dépense de mémoire
qu’il m’a incité à produire ? Je me suis vainement cassé la tête à ce sujet ;
l’accent doit-il être porté sur notre comportement désagréable à l’égard de
la petite fille ? Le jaune du pissenlit, auquel bien entendu je ne trouve rien
de beau aujourd’hui, m’aurait-il visuellement séduit à l’époque ? Ou bien,
après ce chahut sur la prairie, le pain m’a-t-il paru à ce point meilleur que
d’habitude qu’il m’en est resté une impression ineffaçable ? Je ne peux
pas trouver non plus de relations entre cette scène et l’intérêt, difficile à
deviner, qui relie les autres scènes enfantines. »
« D’une manière générale, j’ai l’impression que quelque chose ne
collait pas vraiment dans cette scène ; le jaune des fleurs ressort bien trop
fortement de l’ensemble et le bon goût du pain me paraît aussi exagéré,
comme dans une hallucination. Je ne peux m’empêcher de me rappeler,
ici, des images que j’ai vues un jour dans une exposition parodique où
certains éléments n’étaient pas peints, mais appliqués de manière
sculpturale, et il s’agissait bien entendu des éléments les plus malvenus,
par exemple les crinolines des dames représentées. Pouvez-vous
m’indiquer un chemin qui mènerait à l’élucidation ou à l’interprétation de
ce souvenir d’enfance superflu ? »
Je jugeai adéquat de demander depuis quand ce souvenir d’enfance
l’occupait, s’il pensait qu’il revenait périodiquement dans sa mémoire
depuis l’enfance ou s’il était apparu à un moment donné, plus tard, sous un
prétexte dont on pouvait se souvenir. Cette question fut toute la
contribution que j’eus à apporter pour accomplir la tâche ; le reste, mon
partenaire, qui n’était pas un novice dans ce genre de travaux, le trouva de
lui-même.
Il répondit : « Je n’y ai pas encore réfléchi. Maintenant que vous
m’avez posé cette question, j’ai presque la certitude qu’au cours de mes
jeunes années ce souvenir d’enfance ne m’a pas du tout occupé. Mais je
peux aussi concevoir le prétexte d’où est parti le réveil de ce souvenir, et
de beaucoup d’autres remontant à mes premières années. À dix-sept ans en
effet, alors que j’étais lycéen, je suis revenu y faire des séjours pendant
mes vacances, et ce comme invité d’une famille avec laquelle nous étions
amis depuis cette première époque. Je sais très bien quelle foison
d’émotions s’est emparée de moi en ce temps-là. Mais je vois bien qu’il
me faut vous raconter un très vaste pan de ma biographie ; il fait partie du
problème, et vous l’avez invoqué en posant votre question. Écoutez donc :
je suis l’enfant de gens à l’origine fortunés qui, je le crois, avaient vécu
assez confortablement dans ce petit trou de province. J’avais à peu près
trois ans lorsque survint une catastrophe dans la branche industrielle dans
laquelle mon père était actif. Il perdit sa fortune et nous fûmes contraints
de quitter le village pour aller nous installer dans une grande ville.
Suivirent de longues et dures années ; je crois qu’elles ne méritaient pas
qu’on s’en rappelât quoi que ce soit. En ville, je ne me suis jamais senti
vraiment à mon aise ; je pense à présent que la nostalgie des belles forêts
de ma terre natale, dans lesquelles, à peine ai-je pu marcher, j’avais déjà
l’habitude d’échapper à mon père en courant, comme en témoigne un
souvenir conservé d’autrefois, ne m’a jamais abandonné. Ce furent mes
premières vacances à la campagne, celles que je pris à dix-sept ans, et
j’étais, comme je l’ai dit, l’hôte d’une famille avec laquelle nous étions
liée d’amitié et qui avait très bien réussi depuis notre déménagement.
J’eus l’occasion de comparer le confort et le calme qui y régnaient avec
notre mode de vie chez nous, à la ville. Aucune échappatoire ne sert plus à
rien maintenant : je dois avouer que quelque chose d’autre encore
m’excita puissamment. J’étais âgé de dix-sept ans et la famille qui
m’accueillait avait une fille de quinze ans dont je tombai aussitôt
amoureux. Ce fut ma première exaltation, assez intense, mais tenue
parfaitement secrète. La jeune fille partit au bout de quelques jours dans
l’internat d’où on l’avait fait sortir pour les vacances, et cette séparation
après une si brève connaissance fut ce qui attisa pour de bon mon désir
nostalgique. Je m’adonnais au long de nombreuses heures à des
promenades solitaires dans ces magnifiques forêts retrouvées, occupé à
bâtir des chimères qui, étrangement, ne visaient pas le futur, mais
s’efforçaient d’améliorer le passé. Ah, s’il n’y avait pas alors eu cet
effondrement économique, si j’étais resté sur la terre où j’étais né, si
j’avais grandi à la campagne et étais devenu aussi vigoureux que les
jeunes hommes de la maison, les frères de l’aimée, si j’avais repris la
profession de mon père et, enfin, épousé la jeune fille qui, pendant toutes
ces années, aurait dû me devenir familière ! Je ne doutais bien sûr pas un
seul instant que dans les conditions que créait mon imagination je l’aurais
aussi ardemment aimée que je le ressentais réellement à l’époque. Ce qui
est singulier, c’est que lorsque je la revois aujourd’hui, à l’occasion — il
se trouve qu’elle s’est mariée ici —, elle m’est très extraordinairement
indifférente, et pourtant je peux me rappeler avec une grande précision
combien de temps, ensuite, la couleur jaune de la robe qu’elle portait lors
de notre première rencontre a encore produit de l’effet sur moi lorsque je
revoyais la même couleur quelque part.
– Cela paraît tout à fait similaire à la remarque que vous avez glissée,
selon laquelle le pissenlit commun ne vous plaît plus aujourd’hui. Ne
présumez-vous pas qu’il existe une relation entre le jaune dont s’habillait
la jeune fille et le jaune tellement éclatant des fleurs dans votre scène
infantile ?
– Possible, et pourtant ce n’était pas le même jaune. La robe était
plutôt jaune brun, comme de la peinture dorée. Cependant je peux au
moins vous fournir une image qui pourrait vous être utile à titre
d’intermédiaire. J’ai constaté plus tard dans les Alpes que certaines fleurs
qui, dans la plaine, ont des couleurs lumineuses, se teintent quand elles
sont en altitude de nuances plus sombres. Si je ne me trompe pas, on
trouve souvent dans les montagnes une fleur très semblable au pissenlit,
mais qui est jaune sombre et correspondrait alors tout à fait, quant à la
couleur, à la robe de celle que j’aimais jadis. Mais je n’ai pas encore
terminé, j’en viens à une deuxième occasion qui a réveillé en moi mes
impressions d’enfant. À dix-sept ans, j’avais revu le village. Trois ans plus
tard, j’étais, pendant les vacances, en visite chez mon oncle, je revis donc
les enfants qui avaient été mes premiers compagnons de jeu, le même
cousin âgé d’une année de plus que moi et la même cousine, qui avait mon
âge, lesquels apparaissent tous dans la scène enfantine de la prairie aux
pissenlits. Cette famille avait quitté mon village natal en même temps que
nous et avait recouvré une belle prospérité dans une ville lointaine.
– Et n’êtes-vous pas alors de nouveau tombé amoureux, mais cette fois
de la cousine, et n’avez-vous pas échafaudé de nouvelles scènes
imaginaires ?
– Non, cette fois-là il en est allé autrement. Je fréquentais déjà
l’université et j’étais tout à mes livres ; pour ma cousine, je n’avais pas le
moindre intérêt. Je n’ai pas, à ma connaissance, conçu de tels fantasmes à
cette époque. Mais je crois que mon père et mon oncle caressaient le
projet de me faire abandonner mes études absconses pour d’autres que je
pourrais mieux exploiter dans la pratique, de me faire m’installer après
mes études dans le village où habitait mon oncle et de prendre ma cousine
pour épouse. Lorsque l’on a compris combien j’étais profondément engagé
dans le projet qui était le mien, on abandonna sans doute de nouveau le
plan ; mais je pense que je l’ai certainement deviné. Plus tard, devenu
jeune érudit, quand l’urgence de la vie s’est durement emparée de moi et
qu’il m’a fallu attendre si longtemps une place dans cette ville, il m’est
sans doute parfois arrivé de penser qu’en réalité mon père ne me voulait
que du bien lorsqu’il avait voulu, avec ce projet de mariage, me savoir
dédommagé de cette perte que la première catastrophe m’avait value pour
toute ma vie.
– C’est donc à cette époque de dure lutte pour gagner votre pain que
j’aimerais situer l’apparition de la scène d’enfance en question, si vous me
confirmez encore qu’au cours des mêmes années vous avez noué votre
première relation avec les Alpes.
– C’est exact ; les randonnées en montagne étaient alors l’unique
plaisir que je me fusse autorisé. Mais je ne vous comprends pas encore
tout à fait.
– Nous y venons. Dans votre scène d’enfance, vous faites ressortir,
comme l’élément le plus intense, le fait que vous trouvez le pain de
campagne extraordinairement bon. Vous ne remarquez pas que cette
représentation, ressentie de manière presque hallucinatoire, correspond à
l’idée de votre fantasme, dans lequel vous vous voyez resté sur votre terre
natale, marié à cette jeune fille, donnant à votre vie un cours agréable,
exprimé symboliquement par le bon goût qu’avait votre pain, cette image
pour laquelle vous vous êtes battu au cours de cette période plus tardive ?
Et le jaune des fleurs désigne la même jeune fille. Vous avez du reste,
dans la scène d’enfance, des éléments qui ne peuvent être mis en relation
qu’avec le deuxième fantasme, si vous aviez épousé votre cousine. Jeter
les fleurs pour les échanger contre du pain ne me semble pas être un
mauvais déguisement pour l’intention que votre père avait à votre égard.
Vous deviez renoncer à vos idéaux sans visée pratique et vous engager
dans des études qui vous permettraient de “gagner votre pain”, n’est-ce
pas ?
– J’aurais donc fusionné les deux séries de fantasmes sur la manière
dont j’aurais pu donner un tour plus agréable à ma vie, le “jaune” et le
“pain de campagne”, d’un côté, le fait de jeter les fleurs et les personnes,
de l’autre ?
– C’est bien cela ; vous avez projeté les deux fantasmes l’un sur
l’autre et vous en avez fait un souvenir d’enfance. L’histoire des fleurs
alpines est alors en quelque sorte la marque indiquant l’époque de cette
fabrication. Je peux vous assurer que l’on fait très souvent ce genre de
choses inconsciemment, que dans une certaine mesure on en fait un
poème.
– Mais dans ce cas ce ne serait pas un souvenir d’enfance, mais un
fantasme renvoyé dans l’enfance. Une sensation me dit pourtant que cette
scène est authentique. Comment cela est-il compatible ?
– Les indications fournies par notre mémoire ne bénéficient
strictement d’aucune garantie. Mais je veux bien vous concéder le fait que
la scène est authentique ; dans ce cas, vous avez puisé dans une quantité
innombrable de choses analogues ou différentes parce qu’en raison de son
contenu — en soi indifférent — cette scène se prêtait à la représentation
des deux scènes imaginaires qui avaient pour vous une signification
suffisante. À un tel souvenir, dont la valeur tient au fait qu’il représente
dans la mémoire des impressions et des réflexions issues de périodes
ultérieures et dont le contenu est rattaché à ce qui vous est propre par des
relations symboliques et analogues, je donnerais le nom de souvenir-écran.
En tout cas, vous cesserez de vous étonner du fréquent retour de cette
scène dans votre mémoire. On ne peut plus dire qu’elle soit anodine dès
lors que, comme nous l’avons découvert, elle est destinée à exprimer les
principaux tournants de votre biographie, l’influence des deux ressorts les
plus puissants, la faim et l’amour.
– Oui, soit, elle a représenté la faim. Mais où est l’amour ?
– Dans le jaune des fleurs, me semble-t-il. Je ne peux cependant pas
nier que la représentation de l’amour dans cette scène d’enfance reste bien
en deçà de mes autres expériences.
– Non, pas du tout. C’est bien la représentation de l’amour qui en
constitue l’élément principal. Je le comprends seulement à présent !
Pensez-y donc : prendre sa fleur à une jeune fille, cela signifie tout de
même : déflorer. Quel contraste entre l’insolence de ce fantasme et ma
timidité lors de la première occasion, mon indifférence à la seconde.
– Je peux vous assurer que ce genre de fantasmes hardis sont le
complément régulier de la timidité juvénile.
– Mais dans ce cas ce ne serait pas un fantasme conscient que je peux
me rappeler, mais un fantasme inconscient qui se transforme en ces
souvenirs d’enfance ?
– Des réflexions inconscientes qui prolongent les conscientes. Vous
vous dites : si j’avais épousé une telle ou une telle, et derrière cela naît le
moteur qui vous conduit à vous représenter ce mariage.
– Je peux prolonger cela moi-même à présent. Le plus séduisant, dans
tout ce sujet, pour le jeune vaurien, c’est l’idée de la nuit de noces ; que
sait-il de ce qui suit ? Mais cette représentation n’ose pas se présenter au
grand jour, l’humeur dominante, celle de la modestie et du respect envers
la sauvegarde de la jeune fille la réprime.
– Ainsi, elle reste inconsciente.
– Et se rabat, comme échappatoire, en devenant un souvenir d’enfance.
Vous avez raison, c’est précisément ce qu’il y a de grossier dans le
fantasme qui constitue la raison pour laquelle il ne se développe pas pour
devenir une scène imaginaire consciente, mais doit se contenter d’être
accueilli sous les traits d’une allusion dans une scène d’enfance et sous
une forme fleurie.
– Mais pourquoi justement dans une scène d’enfance, si je puis poser
la question ?
– Peut-être précisément pour qu’elle reste anodine. Pouvez-vous
imaginer plus puissant contraste avec des intentions d’agression sexuelle
aussi nettes, que des jeux d’enfants ? D’ailleurs des raisons plus générales
sont déterminantes pour l’éludement des pensées et souhaits refoulés par
passage dans les souvenirs d’enfance, car vous pouvez démontrer la
présence tout à fait régulière de ce type de comportements chez les
personnes hystériques. Il semble aussi que le souvenir de choses passées
depuis longtemps soit soulagé en soi par un motif de plaisir. “Forsan et
haec olim meminisse juvabit4.”
– S’il en est ainsi, j’ai perdu toute confiance dans l’authenticité de
cette scène aux pissenlits. Je me reproche le fait qu’en moi, lors des deux
prétextes mentionnés, apparaisse la réflexion suivante, étayée par des
motifs très tangibles : si tu avais épousé telle ou telle jeune fille, ta vie
aurait été beaucoup plus agréable. Que le courant sensuel en moi répète la
réflexion de la proposition conditionnelle dans de telles représentations
qui peuvent lui offrir une satisfaction ; que cette deuxième version de la
même réflexion, en raison de son incompatibilité avec la disposition
sexuelle dominante, demeure inconsciente, mais est de ce fait même en
mesure de perdurer dans la vie psychique alors même que la version
consciente a été écartée depuis longtemps par la réalité transformée ; que
la proposition restée inconsciente s’efforce selon une loi en vigueur,
comme vous dites, de se transformer en une scène d’enfance qui peut
devenir consciente en raison de son caractère anodin ; qu’elle doit à cette
fin subir une nouvelle transformation, ou plutôt deux, une première qui ôte
à la proposition antérieure ce qu’elle a de choquante en exprimant cet
élément choquant sous forme d’image, une seconde qui moule la
proposition ultérieure dans une forme qui soit capable de représentation
visuelle, ce à quoi est employé la représentation médiane pain/études
permettant de gagner son pain. Je comprends qu’en produisant un tel
fantasme j’ai en quelque sorte fabriqué un accomplissement des deux
souhaits réprimés — le souhait de défloraison et le désir de bien-être
matériel. Mais à présent que je peux rendre compte aussi complètement
que possible des motifs qui ont mené à la naissance de la scène imaginaire
des pissenlits, je suis forcé d’admettre qu’il s’agit, en l’espèce, de quelque
chose qui ne s’est absolument pas produit, mais a été introduit de manière
clandestine et illégitime parmi les souvenirs d’enfance.
– Je dois toutefois à présent tenir le rôle de défenseur de l’authenticité.
Vous allez trop loin. Vous m’avez entendu dire que toute scène imaginaire
réprimée a tendance à éluder en se transformant en scène d’enfance ;
ajoutez-y à présent que cela ne se produit pas lorsqu’il se trouve une trace
de souvenir dont le contenu offre des points de contact avec le fantasme
qui, d’une certaine manière, vient à sa rencontre. Une fois qu’on a trouvé
un point de contact de ce type — ici, c’est la défloraison, le fait d’enlever
la fleur — le reste du contenu du fantasme est remodelé par toutes les
représentations intermédiaires admissibles (pensez au pain !) jusqu’à ce
qu’il en ait résulté de nouveaux points de contact avec le contenu de la
scène d’enfance. Il est tout à fait possible que dans ce processus la scène
d’enfance elle-même soit soumise à des transformations ; je considère
comme certain le fait que des falsifications du souvenir sont aussi
produites par cette voie. Dans votre cas, la scène d’enfance semble avoir
été seulement ciselée ; pensez à la manière démesurée dont le jaune est
mis en relief, et au bon goût exagéré du pain. Mais le matériau brut était
utilisable. Si tel n’avait pas été le cas, ce souvenir n’aurait justement pas
pu se détacher de tous les autres pour s’élever à la conscience. Vous
n’auriez pas reçu une telle scène comme souvenir d’enfance, ou bien peut-
être une autre, car vous savez combien il est facile à notre Witz5 de jeter
des ponts qui font la jonction entre chaque lieu et tous les autres. Outre
votre sentiment, que je ne voudrais pas sous-estimer, un autre élément
encore plaide toutefois pour l’authenticité de votre souvenir aux pissenlits.
Il contient des traits qui ne peuvent être remplacés par vos
communications et ne sont pas non plus conformes aux significations
issues de l’imagination. C’est par exemple le cas quand votre cousin vous
aide à voler les fleurs à la petite. Pourriez-vous associer un sens à une telle
aide lors d’une défloration ? Ou bien encore à ce groupe formé par la
paysanne et la nurse, en haut, devant la maison ?
– Je ne crois pas.
– Le fantasme ne recoupe donc pas totalement la scène d’enfance, elle
ne fait que s’y adosser sur quelques points. Cela plaide pour l’authenticité
du souvenir d’enfance.
– Croyez-vous qu’une telle interprétation de souvenirs d’enfance en
apparence anodins soit souvent à sa place ?
– D’après mon expérience, très souvent. Voulez-vous essayer, pour
vous amuser, de vérifier si les deux exemples que le couple Henri a
communiqués admettent d’être interprétés comme des souvenirs occultant
des expériences et des souhaits plus tardifs ? Je veux parler du souvenir de
la table dressée sur laquelle se trouve un bol de glace, ce qui doit être lié à
la mort de la grand-mère, et la deuxième celle de la branche que l’enfant
brise au cours d’une promenade, recevant à cette occasion l’aide d’un
autre ? »
Il prit un moment de réflexion : « Je ne sais pas par quel bout prendre
le premier. C’est très vraisemblablement un déplacement dans le jeu, mais
les maillons intermédiaires ne peuvent être devinés. Pour la deuxième, je
me permettrais une interprétation si la personne qui la communique
comme la sienne n’était pas un Français.
– Maintenant c’est moi qui ne vous comprends pas. Qu’est-ce que cela
change ?
– Cela change beaucoup, dans la mesure où l’expression du langage
constitue probablement le lien entre le souvenir-écran et ce qu’il occulte.
En allemand, sich einen ausreissen6 est une allusion vulgaire et bien
connue à la masturbation. La scène renverrait dans la petite enfance le
souvenir d’une incitation à la masturbation qui aurait eu lieu
ultérieurement, puisque quelqu’un l’y aide. Or ce n’est pas vrai, parce
qu’il y a tant d’autres personnes présentes dans cette scène d’enfant.
– Alors que cette invitation à la masturbation a forcément eu lieu dans
la solitude et dans le secret. C’est précisément cette opposition qui plaide,
à mes yeux, en faveur de votre conception ; elle sert, pour sa part, à rendre
cette scène anodine. Savez-vous ce que cela signifie, quand nous voyons
en rêve “beaucoup de personnes inconnues”, ce qui arrive si fréquemment
dans les rêves de nudité dans lesquels nous nous sentons si effroyablement
gênés ? Rien d’autre que… le secret, ce qui est donc exprimé par son
contraire. Du reste, l’interprétation reste une plaisanterie ; nous ne savons
vraiment pas si le Français reconnaîtra une allusion à la masturbation dans
les mots casser une branche d’un arbre7 ou dans une phrase un peu
rectifiée. »
Le concept de souvenir-écran, comme souvenir qui ne doit pas sa
valeur mnésique à son propre contenu, mais à sa relation avec un autre
contenu réprimé, pourrait être devenu à peu près clair d’après l’analyse
qui précède, restituée aussi fidèlement que possible. En fonction de la
nature de cette relation, on peut distinguer différentes classes de
souvenirs-écrans.
Nous avons trouvé pour deux de ces classes des exemples parmi nos
prétendus tout premiers souvenirs d’enfance, à savoir lorsque nous plaçons
sous ce concept de souvenir-écran la scène infantile incomplète et rendue
anodine par ce caractère incomplet. On peut prévoir que des souvenirs-
écrans se formeront aussi à partir des restes de mémoire des périodes
ultérieures de la vie. Celui qui garde à l’esprit le caractère principal de ces
souvenirs, une grande capacité mnésique doublée d’un contenu totalement
indifférent, pourra facilement démontrer la présence de nombreux
exemples de ce type dans sa mémoire. Une partie de ces souvenirs-écrans
chargés d’un contenu vécu ultérieurement doit sa signification à la relation
avec des expériences de la première enfance restées réprimées, c’est-à-
dire l’inverse de ce qui se passe dans le cas que j’ai analysé, dans lequel
un souvenir d’enfance est justifié par quelque chose qu’on a vécu
ultérieurement. Selon que l’on se trouve face au premier ou au second
rapport temporel entre ce qui occulte et ce qui est occulté, on peut
qualifier le souvenir-écran de rétrograde ou d’anticipateur. Sous un autre
angle, on fait la distinction entre souvenirs-écrans (ou souvenirs-
forteresses8) positifs et négatifs, dont le contenu réside dans le rapport du
contraire au contenu réprimé. Le sujet mériterait sans doute qu’on s’y
consacrât plus en détail ; je me contente ici d’attirer l’attention sur les
processus complexes — du reste parfaitement analogues à la formation de
symptômes hystériques — qui participent à la protection de notre
patrimoine de mémoire.
Nos tout premiers souvenirs d’enfance feront toujours l’objet d’un
intérêt particulier, parce que le problème mentionné ici en introduction
— comment il se fait que les impressions les plus efficaces pour tout
l’avenir n’ont pas besoin de laisser une image mnésique —, invite à
réfléchir à la genèse des souvenirs conscients en général. On tendra
certainement, dans un premier temps, à exclure les souvenirs-écrans que
l’on vient de traiter parmi les restes de souvenirs d’enfance comme des
éléments hétérogènes et à se faire, des autres images, l’idée simple
qu’elles naissent en même temps que l’expérience, comme conséquence
immédiate de l’intervention de ce qu’elle fait vivre et, à partir de ce
moment, reviennent temporellement selon les lois bien connues de la
reproduction.
L’observation plus fine produit cependant certains traits qui
s’accordent mal avec cette conception. Ainsi et avant tout la suivante :
dans la plupart des scènes infantiles significatives et qui, pour le reste, ne
soulèvent pas de problème, on voit dans le souvenir sa propre personne
comme un enfant dont on sait qu’on est soi-même cet enfant ; mais on voit
cet enfant comme le verrait un observateur situé à l’extérieur de la scène.
Victor et Catherine Henri ne manquent pas d’attirer l’attention sur le fait
que beaucoup des personnes dont ils citent les témoignages à l’appui de
leur thèse soulignent explicitement cette singularité des scènes d’enfance.
Il est clair à présent que cette image-souvenir ne peut pas être la répétition
fidèle de l’impression reçue à l’époque. Il est vrai qu’on se trouvait au
cœur de la situation et qu’on ne faisait pas attention à soi-même, mais au
monde extérieur.
À chaque fois que, dans un souvenir, notre propre personne apparaît
comme un objet parmi d’autres objets, on peut revendiquer cette
opposition entre le moi qui agit et le moi qui se souvient comme une
preuve du fait que l’impression d’origine a subi une élaboration. On dirait
qu’ici, une trace de souvenir d’enfance aurait été transposée
rétroactivement dans le sculptural et le visuel, à une époque (d’éveil)
ultérieure. Mais jamais rien d’une reproduction de l’impression originelle
ne nous est venu à la conscience.
Il faut reconnaître à un deuxième fait l’aptitude à plaider par une
démonstration encore supérieure en faveur de cette autre conception des
scènes d’enfance. Parmi les souvenirs infantiles d’expériences
importantes, souvenirs qui se présentent avec le même degré de résolution
et de clarté, on trouve un ensemble de scènes qui se révèlent falsifiées
quand on les soumet à un contrôle — par exemple au moyen du souvenir
des adultes. Ce n’est pas qu’ils aient été librement inventés ; ils étaient
faux dans la mesure où ils transposent une situation dans un endroit où elle
n’a pas eu lieu (c’est aussi le cas dans un exemple communiqué par les
Henri), mêlent ou échangent des personnes ou se font, d’une manière
générale, reconnaître comme la composition de deux expériences à part.
La simple infidélité du souvenir ne joue précisément pas un rôle
considérable ici, dans la grande intensité sensorielle des images et dans la
performance de la fonction de mémoire des jeunes ; une investigation
détaillée montre au contraire que de telles falsifications sont
tendancieuses, c’est-à-dire qu’elles servent les fins du refoulement et du
remplacement d’impressions repoussantes ou désagréables. Ces souvenirs
falsifiés doivent donc eux aussi s’être formés à une période de la vie où de
tels conflits et entraînements au refoulement pouvaient déjà se faire valoir
dans le psychique, c’est-à-dire longtemps après le temps qu’ils rappellent
dans leur contenu. Ici aussi, toutefois, le souvenir falsifié est la première
chose dont nous ayons connaissance ; le matériau constitué par les traces
de souvenir à partir duquel ce souvenir falsifié a été forgé nous est resté
inconnu sous sa forme originelle.
Avec une telle compréhension, la distance se réduit, dans notre
appréciation, entre les souvenirs-écrans et les autres souvenirs de
l’enfance. Peut-être est-il douteux, d’une manière générale, que nous
ayons des souvenirs conscients venus de l’enfance, et non plutôt des
souvenirs de l’enfance. Nos souvenirs d’enfance ne nous montrent pas les
premières années de la vie telles qu’elles étaient, mais telles qu’elles sont
apparues au cours de périodes d’éveil ultérieures. Ces souvenirs d’enfance
n’ont pas émergé pendant ces périodes d’éveil, comme on a coutume de le
dire, ils ont au contraire été formés à cette époque et une quantité de
motifs qui n’ont pas pour intention de respecter la fidélité historique a
influencé aussi bien cette formation que le choix des souvenirs.
Rémémoration, répétition
et perlaboration
Conseils supplémentaires sur la technique
de la psychanalyse
Les incontournables :
Cinq leçons sur la psychanalyse, suivi de : Contribution à l’histoire du mouvement
psychanalytique
Psychopathologie de la vie quotidienne
Totem et tabou
Introduction à la psychanalyse
Malaise dans la civilisation
Textes divers :
Sur les névroses de guerre (avec S. Ferenczi et K. Abraham)
Une névrose diabolique au XVIIe siècle, précédé de : La Peau de chagrin
Correspondance avec Stefan Zweig
À propos de cette édition :
Cette édition électronique du livre La répétition. de Sigmund Feud a été
réalisée le 26 janvier 2019 par les Éditions Payot & Rivages.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage (ISBN : 978-2-228-
92284-5).
Le format ePub a été préparé par Facompo, Lisieux.
Notes
1. C’est l’expression : « Zeit ist Gold » (« Le temps, c’est de l’or »). (N.d.T.)
2. Sigmund Freud, « Nouvelles remarques sur les névropsychoses de défense » (« Weitere Bemerkungen über die
Abwehr-Neuropsychosen », Neurologisches Zentralblatt, vol. 15, no 10, 1896), in L’Homme aux rats, traduit par Cédric
Cohen Skalli, préface de Jean Triol, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2010, p. 151-190. (N.d.T.)
3. Die Heiterethei und ihr Widerspiel, Aus dem Regen in die Traufe, roman de 1857. (N.d.T.)
4. « Un jour peut-être ce souvenir vous sera doux » (Virgile, Énéide, livre I, vers 203). (N.d.T.)
6. Littéralement : « s’en arracher un ». Le terme employé plus haut pour exprimer l’idée qu’il « arrache » les fleurs
est entreissen, « arracher ». (N.d.T.)
8. Trutzerinnerungen, le terme est formé d’après le préfixe du mot Trutzburg, « le château fort ». (N.d.T.)
Notes
1. Wahrnehmung-Bewusstein : perception-conscience. (N.d.T.)
Notes
1. Cette phrase, depuis le point, date de 1921. Dans la version de 1920, le texte est le suivant : « Il se peut qu’une
grande part du moi soit elle-même inconsciente ; le terme de préconscient ne recouvre probablement qu’une partie du
moi. » (N.d.T.)
2. [Note ajoutée en 1923.] J’ai montré ailleurs [dans « Remarques sur la théorie et la pratique de l’interprétation du
rêve » (« Bemerkungen zur Theorie und Praxis der Traumdeutung »), 1923] que ce qui vient ici aider la compulsion de
répétition c’est « l’action suggestive » de la cure, c’est-à-dire la docilité à l’égard du médecin, qui est profondément
enracinée dans le complexe parental inconscient.
3. « Les Sources érotiques des sentiments d’infériorité » (« Die erotischen Quellen der Minderwertigkeitsgefühle »),
Zeitschrift für Sexualwissenschaft, IV, 1918.
5. Voir sur ce point les remarques pertinentes de Jung dans « La signification du père pour le destin de l’individu »
(« Die Bedeutung des Vaters für das Schicksal des Einzelnen »), Jahrbuch für Psychoanalyse, I, 1909.
6. Dans les éditions antérieures à 1923, on trouve le texte suivant : « La compulsion de répétition est pour ainsi dire
appelée à son secours par le moi, solidement attaché au principe de plaisir. » (N.d.É.)
Notes
1. « Les manifestations des pulsions érotiques de l’enfant dans le jeu » (« Äusserungen infantil-erotischer Triebe im
Spiele », 5, 243).
4. Cette interprétation fut pleinement confirmée par une observation ultérieure. Un jour où sa mère avait été absente
pendant de longues heures, elle fut saluée à son retour par le message Bébé o-o-o-o, qui parut d’abord inintelligible. Mais
on ne tarda pas à s’apercevoir que l’enfant avait trouvé pendant sa longue solitude un moyen de se faire disparaître lui-
même. Il avait découvert son image dans un miroir qui n’atteignait pas tout à fait le sol et s’était ensuite accroupi de sorte
que son image dans le miroir était « partie ».
5. Quand cet enfant eut cinq ans et neuf mois, sa mère mourut. Maintenant qu’elle était « partie » (o-o-o) pour de
bon, le petit ne manifesta aucun chagrin [Trauer]. Il est vrai que dans l’intervalle un deuxième enfant était né, éveillant en
lui la jalousie la plus vive.
6. Voir « Un souvenir d’enfance tiré de “Poésie et Vérité” » (« Eine Kindheitserinnerung aus “Dichtung und
Wahrheit” »), Imago, V, 1917 ; GW, XII, p. 15-26.