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LITTÉRATURE ET EPISTÉMOLOGIE

Introduction générale
Le terme épistémologie est apparu au début du XXe siècle pour désigner une branche de la
philosophie spécialisée dans l’étude des théories de la connaissance. Il est peu à peu devenu synonyme de
philosophie des sciences. L’épistémologie est l’étude de la constitution des connaissances valables. Elle
s’intéresse donc principalement aux trois questions suivantes : Qu’est-ce que la connaissance littéraire ?
Comment est-elle élaborée ? Comment justifier le caractère valable d’une connaissance littéraire ?
L'épistémologie de la littérature a pour objectif de réfléchir sur la connaissance spécifique secrétée par les
œuvres de langage. Car, la littérature possède un pouvoir heuristique et la fiction littéraire témoigne en
effet d'une capacité de diagnostic social et politique qui lui confère souvent un caractère prophétique.
Ainsi, l’épistémologie de la littérature repose sur un certain nombre des savoirs notamment  : les genres
littéraires et leurs esthétiques, la conception de la littérature comme art, la littérature comme science et
l’épistémocritique.

I-Cadres théoriques des conceptions poétiques du genre

La théorie des conceptions poétiques des genres emprunte à diverses traditions : celle d’Aristote
et de l’Antiquité, et celle des auteurs classiques du XVIIe siècle (Boileau, Malherbe, etc.), eux-mêmes en
partie héritiers des arts poétiques du XVIe siècle. Il faut donc brièvement retracer les cadres théoriques «
savants », pour mieux comprendre leur reconstruction. Ces cadres sont essentiellement inspirés
d’Aristote et/ou des Arts poétiques, notamment celui de Boileau, qui représente deux traditions poétiques
en partie distinctes, auxquels il faut ajouter un détournement d’Aristote, théorisé au milieu du XVIIIe
siècle et qui conduit à la création d’une triade. Aristote et Platon : définition énonciative et/ou
thématique. Pour la poétique comme pour la rhétorique, Aristote est une référence incontournable. Sa
Poétique est la plus célèbre des constructions théoriques sur les genres : la plus célèbre parce qu’elle est
première, dans notre culture du moins ; mais aussi parce qu’elle fonde en quelque sorte un genre, celui de
la théorie des genres. C’est donc autant la Poétique elle-même en tant que texte sur les genres que le texte
de la Poétique sur les genres qui est, à ce double titre, discours fondateur.

1.Les modes platoniciens

Il faut pourtant rappeler qu’Aristote n’est pas le premier à s’intéresser aux genres : si l’on veut
remonter aux grands ancêtres des théories génériques, il faut commencer par Platon et sa distinction entre
la diègèsis au sens strict du terme (lorsque le récit est raconté par un narrateur), et la mimèsis, dans
laquelle le « récit » n’est pas raconté mais mimétique (dans le théâtre ou les dialogues).

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Dans la République, Socrate explique ainsi à Adimante, son interlocuteur, après avoir vérifié qu’il
connaît les premiers vers de l’Iliade qu’il y a une première sorte de poésie et de fiction entièrement
imitative qui comprend, la tragédie et la comédie ; une deuxième où les faits sont rapportés par le poète
lui-même – tu la trouveras surtout dans les dithyrambes – et enfin une troisième, formée de la
combinaison des deux précédentes, en usage dans l’épopée et dans beaucoup d’autres genres. Cela dit, la
théorie de Platon distingue des modes plutôt que des genres.

2.La dyade aristotélicienne

Et c’est justement à partir des trois modes d’énonciation platoniciens qu’Aristote construit son
célèbre système, réduisant la triade en une double dyade. Une définition purement énonciative, celle de
Platon, qui distingue des catégories discursives de textes ; une définition à la fois énonciative et
thématique, celle d’Aristote, qui distingue des catégories discursives et thématiques. Encore faut-il
préciser aussi ce que l’on entend ici par texte : pour Platon et Aristote, il n’est question que de poésie,
c’est-à-dire de textes en vers – ce qui restreint nettement le champ étudié. Aristote a par ailleurs emprunté
à Platon son concept de mimèsis, au prix d’un double détournement : là où Platon considérait que seule la
tragédie était mimétique, Aristote voit dans l’épopée tout autant que dans la tragédie des genres
mimétiques ; là où Platon voit dans la poésie mimétique une copie dégradée du monde sensible, lui-même
déjà éloigné de la vérité – ce qui justifie l’exclusion des poètes – Aristote valorise au contraire la poésie
mimétique (notamment par l’idée de la catharsis), et valorise en même temps la narrativité de la poésie,
voire son caractère fictionne. La « dyade » aristotélicienne (épique vs dramatique) contient en germe la
valorisation excessive dont seront l’objet, en Occident, les genres qui, sans être nécessairement narratifs
(au sens modal) racontent une histoire : la poésie épique, la tragédie, et plus tard, le roman. On verra cette
valorisation du narratif à l’œuvre, qui n’échappe en rien – au contraire – à ce goût des histoires.

3-La triade « romantique »

Il faut enfin, pour en terminer avec ce rapide panorama des cadres traditionnels, faire une place
particulière à la tripartition devenue un lieu commun des classifications génériques, et qui répartit la
littérature en trois « grands genres » : épique, lyrique et dramatique. À l’origine, cette triade concerne les
seuls genres poétiques. Mais elle a pu facilement servir également lorsque le champ de la littérature a
intégré les genres de la prose : le premier terme de la triade, l’épique, a été généralement reformulé en
narratif, et assimilé au roman et aux genres proches comme la nouvelle et le conte.

* Détournements d’Aristote

La triade a longtemps été attribuée à Aristote, sous ce nom d’ailleurs de « triade aristotélicienne ». Mais,
comme nous l’avons vu précédemment et comme Genette (1979/1986), à qui j’emprunte les précisions
qui suivent, l’a magistralement démontré, la triade, théorisée essentiellement par les romantiques
allemands, opère en réalité différents détournements de la théorie aristotélicienne. Deux me semblent
particulièrement intéressants dans le cadre de ce travail sur la reconfiguration scolaire des genres. La
première est l’intégration de la poésie lyrique, écartée par Aristote non parce qu’il l’ignore, mais parce
qu’elle ne relève pas de la mimèsis. Or la triade place la poésie lyrique aux côtés des deux genres
poétiques déjà définis par Aristote (la poésie dramatique et la poésie épique). Cette intégration aura des
répercussions importantes sur le long terme : lorsque la triade devient un moyen de catégoriser toute la
littérature, y compris en prose, l’épique se transforme en « narratif » (voire en « roman »), le dramatique

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en « théâtre », et le lyrique en « poésie », réduisant la poésie à la seule poésie lyrique, conception qui
domine actuellement, comme le rappelle Genette. Dans la mesure où toute distinction entre genres, voire
entre poésie et prose, n’en est pas encore effacée, notre concept implicite de la poésie se confond bel et
bien avec l’ancien concept de poésie lyrique. Le deuxième détournement est dans la lignée des
réinterprétations qu’on a fait d’Aristote à toutes les époques, à commencer par Horace, mais aussi à
l’époque classique, lorsque l’on redécouvre La Poétique : là où Aristote construit essentiellement une
théorie de la mimèsis, les différents « arts poétiques » d’Horace à Boileau, fonctionnent davantage
comme des traités proposant des préceptes, des règles pour bien écrire, induisant de ce fait une
hiérarchisation des genres. Les romantiques veulent échapper aux prescriptions normatives des classiques,
mais ils introduisent dans la définition du genre (notamment les romantiques allemands : Schiller, Novalis
ou les frères Schlegel ) une dimension historique, faisant passer le genre du statut de catégorie « naturelle
» à celui de catégorie « culturelle », voire « esthétique », pour reprendre le terme de Hegel, qui consacre
dans son Esthétique une partie aux genres poétiques (Hegel 1837-1842/1997, p. 483). Or, comme le
montre Genette, cette historicisation du genre entraîne une interprétation historique de la triade, et les
trois termes sont pris dans une gradation, comme les trois termes d’une évolution de la littérature, tantôt
favorable au lyrique, tantôt favorable à l’épique, tantôt favorable au dramatique. C’est le drame qui finit
par l’emporter, et on retrouve cette relecture de la triade chez les romantiques français, en particulier chez
Victor Hugo, comme en témoigne ce passage de la préface de Cromwell (Hugo 1827/1968, p. 75-76) :

La poésie a trois âges, dont chacun correspond à une époque de la société : l'ode, l'épopée, le
drame. Les temps primitifs sont lyriques, les temps antiques sont épiques, les temps modernes sont
dramatiques. La société, en effet, commence par chanter ce qu’elle rêve, puis raconte ce qu’elle fait, et
enfin se met à peindre ce qu’elle pense. Il serait conséquent d’ajouter ici que tout dans la nature et dans la
vie passe par ces trois phases, du lyrique, de l’épique et du dramatique, parce que tout naît, agit et meurt.

* Le rôle de Batteux

Les romantiques allemands, comme l’a montré Genette (1979/1986) n’ont pas inventé la triade : ils
empruntent cette répartition à certains critiques de l’époque classique, notamment à l’abbé Batteux, dont
Schlegel traduit et discute en 1751 le traité des Beaux-Arts réduits à un même principe. Batteux propose
en effet une théorisation de la triade à partir d’Aristote, transformant la dyade en triade : il redistribue les
catégories génériques classiques en intégrant au système aristotélicien la poésie lyrique. Or Batteux
attribue faussement à Aristote la triade lyrique, épique et dramatique, en assimilant le dithyrambe – genre
mal connu en réalité – à la poésie lyrique, et en traduisant à sa manière un passage d’Aristote concernant
les styles. Il fait ainsi de la poésie lyrique une poésie mimétique, à l’instar de l’épopée ou de la tragédie,
opérant par là-même un véritable coup de force théorique (Genette, 1979/1986, p. 113-114) :

II. Platon : tripartition générique et mixité de l’épopée

Dans sa République où il expose sa conception de la cité idéale, Platon évoque la question de la


musique et de l’imitation. Quelles sont les circonstances qui le conduisent à parler de la poésie ? La cité
idéale qu’il conçoit comprend trois groupes distincts : les producteurs assurent la subsistance des
citoyens, les gardiens protègent tous les biens de la cité et combattent les envahisseurs » et les
philosophes dirigent la cité. À travers la voix de Socrate, Platon explique la nécessité de former les

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gardiens qui doivent allier un « naturel philosophe » à une « ardeur impétueuse ». Deux arts sont alors
indispensables à leur éducation : la musique pour l’âme et la gymnastique pour le corps. Il faut d’abord
leur enseigner la musique, car on a toujours eu pour habitude de raconter des histoires aux enfants avant
d’exercer leur corps.

C’est en exposant « la première des lois relatives aux dieux et le premier des modèles auxquels on
devra se conformer » que le philosophe énonce incidemment la fameuse tripartition générique: épique,
lyrique et tragique. Celle-ci sera reprise pendant près de vingt-trois siècles. Platon développe ensuite
longuement la manière dont les poètes doivent parler des dieux, du monde des morts et des héros. C ’est
en suivant une parfaite logique qu’il passe du contenu des discours à leur forme. Les poètes recourent à
trois sortes de récits : le « récit simple » (narration), le « récit issu d’une imitation » (tragédie et comédie)
et la « forme mixte» (épopée).

Il y a imitation lorsque le poète « calque, autant que possible, sa façon de s’exprimer» sur celle
des personnages auxquels il donne la parole, ou lorsqu’il « se conforme soi-même à un autre, soit par la
voix, soit par l’apparence extérieure ». Le poète construit un récit entièrement imitatif quand il supprime
du dialogue toutes les interventions du narrateur. Ce type de récit, qui correspond à la tragédie ou à la
comédie, donne l’illusion que le personnage parle en son nom propre. Si l’on mène à terme le
raisonnement platonicien, on peut donc dire que le lointain ancêtre du roman, l’épopée, associe dialogue
et récit. Platon n’invente pas la notion d’imitation qui était, bien avant lui, au fondement de l’invention
poétique et artistique, mais il l’attribue au seul genre dramatique dont elle constitue l’essence.

1. Aristote : héritage épique et dramatique

À la différence de Platon qui considère la tragédie et la comédie comme les seules formes
entièrement imitatives (le récit relevant uniquement de la narration, qui n’est pas imitative, et l’épopée
n’étant imitative qu’à moitié), Aristote définit tous les genres comme des « représentations ». Pour lui, la
différence entre les arts imitatifs, que sont l’épopée, la tragédie, la comédie, la poésie dithyrambique, la
flûte et la cithare, est ailleurs. Elle réside dans les multiples combinaisons possibles entre les moyens, les
objets et les modes utilisés par les poètes, les musiciens et les peintres pour représenter. Mais si Aristote
se distingue de son maître sur la notion d’imitation qu’il élargit à l’ensemble des arts, il reprend à son
compte une idée déjà énoncée dans La République.

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II- LES PARADIGMES POÉTIQUES ET ESTHÉTIQUE DE LA LITTÉRATURE

1-Qu’est-ce que la poétique ?

La notion de la poétique tient aux flottements de sa définition doublement ambivalent : d’abord


parce qu’elle est utilisé à la fois pour désigner des traités édictant les règles d’élaboration des œuvres «
poétiques » (c’est-à-dire en vers), et à la fois pour désigner toute théorie générale de la poésie – autrement
dit dans un double sens, normatif et/ou théorique ; ensuite parce que, dans l’un et l’autre cas, le champ
d’action de la « poétique » (traités et/ou théorie) est souvent étendu à la littérature en général, et plus
seulement à la poésie – le « poétique » devenant alors la caractéristique essentielle de la « littérarité »
d’une œuvre .

Ces multiples acceptions cohabitent encore. C’est ainsi qu’un Dictionnaire de poétique récent
(Aquien, 1993) ne s’intéresse qu’à la poésie, dont il propose une analyse essentiellement formelle, tandis
qu’un ouvrage de synthèse contemporain sur La critique littéraire au XXe siècle (Tadié, 1987) répertorie
dans son chapitre consacré à « la poétique » un grand nombre d’essais consacrés aussi bien au roman qu’à
la poésie, aussi bien à la question de la « littérarité » qu’à la poétique de la lecture, et aussi bien à la
sémiotique qu’à la narratologie ou la génétique textuelle. Cela dit, si la poétique, au cours du XXe siècle,
est devenue, à la suite notamment des travaux des Formalistes russes et des analyses d’inspiration
structurale , une discipline théorique autonome, « une théorie générale des formes littéraires » (Genette,
1972, p. 10), qui s’intéresse à tout le champ de la littérature, cette position hégémonique n’est pas propre
au XXe siècle, et la poétique tend depuis longtemps à englober un domaine plus large que la seule «
poésie ».

À l’origine en effet, la poétique, qui concerne l’ensemble des règles qui président à l’élaboration
des œuvres poétiques (y compris le théâtre), est réservée aux œuvres en vers, et la rhétorique aux œuvres
en prose : la poétique est donc convoquée dès lors qu’on travaille sur des textes en vers, et que l’objectif
n’est plus simplement grammatical. Mais elle tend, depuis le XVIIIe siècle, à devenir hégémonique, et à
annexer tant la prose en général que la rhétorique en particulier.

Au XIXe siècle, la poétique finit par concerner l’ensemble des productions littéraires, en vers et
en prose, et dans ce sens, par absorber en quelque sorte la rhétorique. La poétique a très tôt annexé la
prose, c’est son acception la plus large qui prévaut ici, englobant genres en vers et genres en prose. Le «
genre poétique » est un concept tantôt normatif, tantôt descriptif, mi-théorique, mi-empirique, et qui tend
à cannibaliser les genres rhétoriques.

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2. La théorie poétique aristo-platonicienne

1. La théorie de l’imitation, c’est la théorie bien connue des formes intelligibles. Il y a le Bien-Beau, qui
est la forme suprême, dont découlent des formes spécifiques, qu’on peut éventuellement comprendre
comme des manières appropriées à une fin (la bonne table, le courage, le cercle, etc). Ces formes
intelligibles s’incarnent dans les simulacres, qui sont la réalité mais non la vérité : ce qui est vrai, c’est la
forme et c’est en cela que le platonisme est un idéalisme. Il place le curseur de vérité du côté des idées
plutôt que des choses. Les simulacres peuvent être imités c’est-à-dire éventuellement représentés. Là est
le jeu exploité par les théoriciens successifs qui chercheront à intégrer les arts imitatifs dans la
valorisation culturelle, à l’inverse de Platon, qui exclut les poètes de la Cité : soit la poésie imite les
simulacres et elle s’éloigne d’un degré supplémentaire de la vérité, soit au contraire elle crée des
simulacres plus proches des formes intelligibles que le réel, parce qu’elle procède à partir d’une
connaissance a priori de ces formes et non d’une production chaotique (c’est par exemple, implicitement,
la formulation horacienne mais aussi le cheminement de Thomas Pavel entre mondes possibles et éthique
littéraire). L’enjeu est que, selon Platon, la participation au jeu mimétique (soit en tant qu’imitateur, soit
en tant que spectateur d’imitation) implique un modelage : on devient ce que l’on imite. Si l’imitation est
un éloignement de la vérité, la poésie est mauvaise d’un point de vue éthique ; à l’inverse, si elle procède
d’une connaissance préalable des formes intelligibles, elle est un bien.

2. La théorie du savoir intervient ici. Elle se développe essentiellement dans Ion, mais un peu ailleurs, par
exemple dans Phèdre et, dans une moindre mesure, dans Gorgias. La question est de savoir ce que le
poète et ceux qui sont engagés dans le jeu mimétique (les interprètes, comme l’aède, et les spectateurs)
savent ou plutôt quel est le type de savoir qui est le leur. Sans refaire tout le raisonnement, Platon arrive à
la conclusion que le savoir poétique n’est pas un savoir technique (une connaissance a priori) qui donne le
droit à un savoir-faire (une connaissance pratique), comme, par exemple, la menuiserie ou la stratégie,
mais un savoir inspiré, par conséquent quelque chose qui échappe à la méthode dialectique et à la
constitution organisée du bien.
L’un des enjeux de la poétique aristotélicienne est de modifier non tellement la théorie de l’imitation (en
tout cas, pas sur la question poétique) mais bien la théorie du savoir appliquée à la poésie, pour montrer
qu’il existe des règles assez précises que l’on peut utiliser. À bien lire la Poétique, on comprend en effet
que la constitution d’un bon poème, par exemple d’une bonne tragédie, dépend des trois grandes branches
du savoir aristotélicien : le savoir théorétique (sous les espèces de la logique), le savoir pragmatique (sous
les espèces de la rhétorique) et le savoir poïetique (sous les espèces de la poétique). À la réécriture de
circonstances de tel ou tel passage du corpus homérique, Aristote oppose la conceptualisation de la
structure tragique : il faut une histoire simple, puis un caractère, puis une pensée, puis une expression,
puis un spectacle. Par ordre de difficulté et d’importance.
La voie poétique permet de réinjecter la poésie dans le domaine de la valorisation culturelle, plus ou
moins régi, du moins en théorique (les choses sont très différentes en pratique) par les bons ou mauvais
points distribués par la philosophie ou une théologie assez fortement philosophique. S’il existe une telle
chose que le savoir poétique, alors la poésie repose bien sur un savoir technique et donc peut être un
simulacre alternatif, plus performant que les choses, plutôt que le simulacre du simulacre, c’est-à-dire
l’image de la chose. À l’époque classique, ce remaniement de la théorie de l’imitation par la poétique
engendre des distinctions assez peu intuitives entre ce qui relève des simulacres non-imitatifs (le vrai) et
des simulacres imitatifs (le vraisemblable).

En fait, on peut concevoir l’ensemble du dispositif conceptuel de la poétique classique comme les règles
d’un univers de rationalité restreinte, c’est-à-dire comme un monde alternatif au monde réel. Les critères

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de vérité de cet univers ne dépendent pas du réel mais de l’organisation interne qui règle ses conditions de
possibilité : la règle des trois unités est par exemple un principe de cohérence formelle pour un monde de
simulacres poétiques et non un moyen de rendre la fable réaliste. La question n’est donc pas une question
de fiction mais une question de représentation alternative.

3. L’esthétique ou le beau artistique


Le mot esthétique vient de aisthésis, qui signifie sentir. La sensation étant la résultante des stimuli
venus du monde alentour, il y a, ici, l’idée que l’esthétique a partie liée avec l’impression et l’intuition.
Ce recours au sens originel permet d’associer au terme un contenu qui révèle son rapport à la logique
sensitive, laquelle se distingue de la logique dialectico-conceptuelle. Mais si l’art n’est pas une émanation
de la faculté intellective, il n’est pas pour autant une sensation ou une impression désordonnée. Bien plus
que la sensation ordinaire, caractérisée par des impressions et des sentiments reçus passivement,
l’intuition artistique est une force imageante qui, pour parler comme Croce, convertit le sentiment en
images. La création littéraire, comme le verbe devant le chaos originel, agit de manière à donner une
élaboration au magma de sensations émanant du monde objectif. Toutes ces considérations permettent de
penser que l’esthétique est un domaine de la connaissance permettant de saisir subjectivement le monde
phénoménal. Mais pour arriver à distinguer la spécificité ressortissant à l’esthétique, il a fallu que ce
domaine de la connaissance traversât plusieurs étapes. L’esthétique a donc toute une histoire, et c’est la
saisie de cette intelligence historique qui permettra d’avoir une perception plus claire de la science de
l’art.

L’Antiquité gréco-romaine est marquée par le platonisme qui conçoit l’art non pas comme une
mimésis de la réalité phénoménale, mais comme assumant la fonction cosmologique la plus haute à savoir
: l’expression de la vérité supra sensible issue du monde des idées. Cette tradition, qui s’est moins
intéressée à la praxis de l’expérience esthétique, a davantage fait la part belle à l’ontologie de l’objet
esthétique. En sorte que, pour parler comme Hans Robert Jaus23, elle a ignoré les aspects liés à la
production, à la communication et à la réception de l’expérience esthétique. Le nihilisme platonicien à
l’égard du plaisir esthétique est donc une affirmation de la subordination du beau à la théorie
philosophique, à la nostalgie d’une transcendance perdue. Toutefois, l’approche de Platon n’est pas
partagée par Aristote pour qui l’art a pour fonction d’imiter la nature.

Avec l’avènement du christianisme, dont la philosophie est marquée par la tendance à


l’ascétisme, à la transcendance et au mysticisme, l’art n’a de sens que dans son rapport à la morale et à la
religion. La philosophie chrétienne de l’art fait de la jouissance esthétique un épiphénomène et ne le
conçoit qu’en tant que détour pour exprimer des valeurs normatives. Les humanistes de la Renaissance
reviennent à la théorie platonicienne, et on n’a pas vu à cette époque émerger une conception donnant à
l’esthétique le statut de science et des principes bien définis. Toutefois, comme le révèle Croce, la
renaissance tardive en Italie fut d’un apport considérable, dans la mesure où c’est à ce moment que l’on
distingue, à côté de l’intellect, la faculté inhérente au génie.

Après la Renaissance qui valorise la grandeur de la culture antique et rejette les formes de la
littérature médiévale, le XVIIème siècle s’ouvre par le baroque dont l’esthétique fait la part belle à
l’exubérance des formes, en refusant la codification des genres. La seconde moitié de ce siècle sera
marquée par la rigueur du classicisme, fortifié par le cartésianisme qui influence les auteurs. Mais la
philosophie cartésienne, hostile à l’expression des facultés autres que la raison, ne permet pas à

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l’esthétique d’émerger en tant que domaine de la connaissance. C’est plus tard avec Baumgarten que
l’esthétique se constitue en science. Ce dernier, dans le sillage de Vico et de Leibniz, montre que cette
science émane de la faculté sensitive et la considère comme « philosophie des grâces et des muses,
gnoséologie inférieure, art de l’analagon de la raison). » 24 Pour Baumgarten, l’esthétique s’attache à
décrire les canons qui définissent le beau, puisqu’elle est « description dans la perfection, des objets
sensibles »25. Durant ce siècle littéraire de Voltaire dominé par les lumières de la rationalité, les autres
conceptions de l’art qui vont émerger sont celles de Kant et de Hegel. Le premier considère que le beau se
révèle à la contemplation sans répondre à un intérêt utilitariste. De la sorte, il affirme l’immanence de sa
causalité et de sa fin, donc son autonomie. Le second, en revanche, pense que le beau est un moyen pour
l’expression de la vérité, puisqu’il « s’offre de toute part à la pensée conceptuelle lorsque celle-ci possède
vraiment le pouvoir de former les concepts »26. Cependant, dans l’idéalisme hégélien, l’art, qui
appartient à la sphère absolue de l’Esprit, sera remplacé par les formes d’explications conceptuelles qui
sont supérieures à celles sensibles et formelles fournies par l’art. Ainsi, l’idéalisme hégélien rejoint-il la
conception Baumgartienne et même platonicienne de l’art considéré comme philosophie inférieure.

Quand on observe ce condensé de l’histoire du beau, on peut décliner, avec Marc Mathieu
Münch28, deux conceptions antagonistes de l’esthétique. La première, qui va de l’Antiquité à 1800, est
essentialiste. Dans cette approche, le beau est singulier et déterminé par des absolus extérieurs que
l’artiste se doit de respecter. Des présocratiques aux néo-classiques, en passant par le Moyen-âge, le
beau, comme le démontre Marc Mathieu Münch, s’est caractérisé par l’extériorité de ses règles,
l’inhibition de l’autonomie du sujet et le statut ontologique immuable des genres. La seconde conception
du beau, qui va de 1800 à nos jours, est organique. Elle valorise le génie créateur au détriment des règles
traditionnelles. La révolution organique est opérée par le romantisme qui libère le beau des carcans
principiels absolus, pour légitimer l’originalité de l’écrivain Cette conception fait ainsi passer de la
singularité du beau à son pluriel. Le pluriel du beau se fonde sur la théorie existentielle et relativiste que
commande le statut varationnel des individus, des sociétés, des goûts et des formes. Parlant de la mutation
qui fait passer du beau singulier au beau pluriel, Münch écrit :

Qu’est- ce que cette forme organique ? C’est la règle selon laquelle une œuvre d’art doit chercher
sa forme dans l’idée qui la génère indépendamment des règles traditionnelles concernant les genres. La
théorie du pluriel du beau remplace toutes les formes externes, préalables, vides, par une seule qui exige
que l’œuvre soit pleine de son fond, dès le début de la conception, parce que le fond et la forme ne
peuvent se séparer. La forme organique est donc une forme interne qui se développe à partir d’elle-même,
sans moule, comme un être vivant. La genèse du relativisme esthétique se situe au XIXème siècle et
détermine la variabilité du beau dans sa conception actuelle. En conséquence, le beau n’est pas une
catégorie figée ; et l’esthétique, qui en est la science, repose sur le postulat de sa variabilité, lequel
n’occulte pas pour autant la singularité de son effet.

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III. L’ŒUVRE LITTÉRAIRE COMME ŒUVRE D’ART

Neuf Type d’art : 1er art  L’architecture  2ème art  La sculpture  3ème art  Les arts-visuels
(peinture et dessin)  4ème art  La musique  5ème art  La littérature et la poésie  6ème art  Les arts de la
scène (théâtre, danse, mime, cirque)  7ème art  Le cinéma  8ème art  Les arts médiatiques (télévision,
radio, photographie)  9ème art  La bande-dessinée

La littérature comme art, dévoile une manière d’habiter le monde et déploie un éventail de
possibilités existentielles. En utilisant le langage, elle permet une saisie holistique, intuitive,
compréhensive et poétique du monde. En fait, le texte littéraire révèle certains aspects de l’existence en
faisant usage d’images poétiques établissant un contact avec des expériences indicibles. Comme art, la
littérature est un ensemble de textes porteurs de valeurs, et une façon de représenter le monde. On
distingue donc trois grandes valeurs : valeur esthétique : Jean – Paul Sartre en 1948 dans son ouvrage
« qu’est-ce que la littérature ? » et ses successeurs chercheurs s’entendent pour dire que la littérature
s’impose comme forme esthétique.  L’esthétique, entendue à la fois comme science du beau, comme
science des formes et comme théorie de la réception des œuvres d’art.  

Par exemple, comment la relation texte / images construit-elle le rêve et la réalité dans le cas de
l’album cité en référence ? Valeur culturelle : il s’agit de la relation texte au sens large (texte et images
pour un album) et culture. Valeur sociale, humaine voire philosophique : par exemple, quel regard est
porté sur le monde ?

La littérature se voulait donc un art. Cela ne signifiait pas qu’elle était le produit d’une technique
prescriptive et d’un savoir-faire traditionnel, au sens où l’on parlait, depuis l’Antiquité, d’ « art poétique

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». Cette vocation artistique n’impliquait pas une profession de foi esthétique, ni la pleine conviction
d’avoir le secret de la « Beauté », d’une Beauté claire et définie. Bien sûr, la littérature est un art très
particulier, puisque il est engagé dans un double processus de communication et de signification. Un
écrivain a toujours quelque chose à dire à quelqu’un (le public). C’est d’ailleurs pourquoi l’idée
d’autotélicité, si souvent employée pour caractériser cette nature artistique de la littérature, déplace les
enjeux en les simplifiant à l’extrême plus qu’elle ne les éclaire. L’écrivain peut parfaitement revendiquer
la force singularisante et la spécificité sémiotique de son travail d’élaboration langagière sans exiger une
sorte d’exterritorialité sociale et de repli autarcique sur lui-même.

IV. L’EPISTEMOCRITIQUE

Epistemologie: connaissance et connaissance de la connaissance

Stimulant qu'il soit, le sujet ďinterdisciplinarité pose des questions ďordre épistémo-
méthodologique qui peuvent être ramenées á deux types de relations dans le domaine de la théorie
littéraire : ďune part entre monde et littérature, et ďautre part entre littérature et critique. Si les
phénoměnes se chevauchent, interfěrent et s'enchevétrent, ces deux relations ne sont pas toujours
nettement distinctes non plus. Elles prétent souvent á confusion. Les probl èmes ďordre épistémologique
sont facilement assimilés. La prise en considération de leur différence a comme conséquence deux
directions de recherche :

i. la relation entre monde et littérature peut ětre ramenée á la question de voir dans quelle mesure
la littérature est considérée comme connaissance;

ii. la relation entre littérature et critique porte ďemblée sur la connaissance de la connaissance,
c'est-á-dire sur rarchitecture de la théoríe dans le cadre de laquelle s'effectuent les analyses.

Le discours critique canadien : inflation vs déflation

10
II convient de signaler tout ďabord qu'un point important dans 1'acheminement verš une
interdisciplinarité quelle que soit se révěle dans 1'attitude á 1'égard des théories. On peut prendre une
attitude hostile ou une

125

attitude favorable. II est intéressant de noter que depuis les années 1960, 1'inflation qui
caractérise par exemple le discours critique suisse romand est absente du domaine canadien. Le fait que la
critique littéraire canadienne ne s'est jamais montrée hostile aux théories conduit á ce que les oeuvres sont
abordées avec les méthodes et les théories de 1'heure et fait preuve de la presence ďune réflexion
épistémologique qui saurait étre plus ou moins efficace selon les cas.

Cependant, si 1966 est 1'année phare des réflexions théoriques, en France, qui marquent
longtemps les études littéraires du sceau de l'anti-historicisme8, la littérature canadienne se préte aux
interrogations théoriques différentes.

Parallělement, le champ ďétude au Canada, tout particuliěrement réservé au comparatisme,


souffre encore ďun manque de réflexion épistémologique. La prédominance de telle ou telle tendance
critique ou théorique á tel moment donné tient á une comparaison ad hoc, ce qui fait que les difficultés
rencontrées finissent par étre réglées au moyen ďargument ďautorité ou ďengouement á la mode. Pour
donner une pláce aux réflexions épistémologiques, il faut attendre I'avěnement des années 1980 qui
représentent une volte-face dans le domaine du comparatisme.

Comparatisme, modele, sémiotique

II convient done de commencer les investigations par le comparatisme qui détermine grandement
le paysage canadien. Par la suitě, nous procěderons de maniěre systématique sans avoir recours á 1'ordre
chronologique, suivant les indications de la premiére partie.

i. Comparatisme et littérature : De facon generále, on peut dire sans réticence que le


comparatisme consiste á porter les faits communs á plusieurs littératures et débouche sur une mise en
parallěle des visions du monde de deux écrivains faisant fi des frontiěres linguistiques et nationales. Dans
un certain sens on cherche á les synthétiser en leur imposant a posteriori une unité factice.

ii. Comparatisme : arts et disciplines : De facon particuliěre, le comparatisme ne conceme pas


seulement les littératures, ce qui donne 1'occasion de s'intéresser aux apports et rapports des divers arts, -
par exemple art visuel, film, - des disciplines, - par exemple physique, philosophie, et sans parler des
genres. On en rrouve 1'exemple dans la revue Mosaic9 qui se nomme revue interdisciplinaire de la théorie
littéraire avec, dans le comité de rédaction, les spécialistes en anthropologie, en droit, en économie, en
physique, en psychologie, en arts, en études anglaises, francaises et espagnoles, etc. Ils procědent á une
comparaison de textes relevant de divers média artistiques. Certes, il importe de se doter ďun appareil
méthodologique adéquat á la táche. Cependant, on a 1'impression que c'est le discours littéraire
entretenant des relations avec ďautres discours qui est envisagé comme imprégné de toutes les couleurs
disciplinaires et non pas le discours sur le discours littéraire. II en résulte que dans le terme discours
littéraire, 1'accent se met sur discours qui entraine l'effacement des frontiěres entre disciplines et/ou entre
arts.

11
126

Or, sMl convient de parler (Kantra, 86) ďune affinité évidente entre les dialogues de Platon et la
théorie littéraire postmoderně, c'est parce que 1'interdisciplinaire tend á se traduire en intertextuel. Done,
ce n'est aucunement le modele qui est le dénominateur commun au méta-niveau. Apparemment c'est la
relation littérature et monde qui trouve ici une nouvelle facon de s'exprimer. De méme, nous pouvons liře
á partir des paradigmes newtonien et darwinien une comparaison intéressante :

If scientists question the phenomenal world, challenge its reality, undermine its laws of cause and
effect in their worlds, it is not surprising that fiction writers might do the same thing in theirs. Traditional
elements like plot, character, motivation, even meaning, change or recede, much as in modem physics the
aceustomed underpinnings of Newtonian reality collapsed. (Bohnenkamp, 23)

iii. Comparatisme et modele : Pourtant, pour le comparatiste la question fondamentale est celle du
modele dans le cadre théorique qui considěre les oeuvres mémes comme systěmes secondaires
modélisants. Nous pouvons faire appel tout particuliěrement aux recherches qui visent au renouvellement
de la littérature comparée. Francoeur présente la erise de la littérature comparée de la mani ěre suivante :
La erise de la littérature comparée (...) n'est qu'une manifestation parmi ďautres ďune remise en cause
nécessaire de la science de la littérature et des sciences humaines. II s'inscrit dans un phénoměne plus
général qui est celui ďune mutation de la pensée scientifique faisant suitě á une contestation du
positivisme, de ses postulats et de sa méthode. (Francoeur, M., 1985, 11)

Aprěs la erise de la littérature comparée, - la comparaison ad hoc,[0 - si l'on ad met que la


littérature, et, par conséquent, le texte littéraire ne sont rien ďautre qu'un systéme modélisant, la littérature
comparée doit étre nécessairement une science de modele. Quels sont les rapports entre comparaison,
sémiotique, et modele ? Le modele est un systéme ďune abstraction trěs forte, il peut étre considéré
comme objet sémiotique.

Cest une tentative ďintégrer divers concepts á son modele unifié, intégrer á la démarche
comparatiste 1'apport de la sémiotique, de la linguistique structurale et post-structurale, et, sans parler du
fait ďélaborer une méthode unifiée de comparaison de textes. Pour illustrer cette direction de recherches,
il suffit de prendre en considération les idées suivantes :

...la sémiotique, cette science generále des signes englobée dans la théorie generále de la
communication, nous semble singuliěrement apte á fournir á la littérature comparée les instruments qui 1
aměnent á reconnattre les traits distinctifs pertinents ďun genre littéraire, le conte par exemple, qu'il
appartienne au corpus de la littérature québécoise ou á celui de

Relation monde et littérature : rencontre entre œuvre et savoir

Une autre tendance, radicalement différente de celles qui ont été esquissées lors des paragraphes
précédents, est représentée par les recherches menées dans le domaine de la critique littéraire. L'idée
fondamentale consiste á traiter des systěmes de savoirs - communiquer par la parole et communiquer par
1'écrit - qui permettent qu'un savoir devienne texte, tandis que les considérations épistémologiques
relěvent de la responsabilité de ceux qui font métier ďinterroger la structure des sciences. Certains se
refusent (Pierssens, 1994) á voir et faire voir ce geste de réflexion épistémologique, tout en réservant une

12
pláce á une nouvelle critique qu'on peut appeler la critique épistémique. Les objets, comme le téléphone
par exemple ne sont

128

pas des symboles chargés de figurer 1'actualité. Ils deviennent littérature, parce qu'ils sont plus
riches que leurs moděles réels. Dans ce cas-lá, la critique épistémique signifie que les savoirs
appartiennent á un champ épistémique caractérisé par des objets qui sont ďabord tirés de 1'expérience
commune. L'exemple de 1'objet chaleur illustre ce cas de figuře dans la mesure oú deux savoirs du chaud
(et du froid) entrent en jeu : un champ épistémique de la psychologie des passions en tant que discours ou
image, et une science, la thermodynamique. La littérature mobilise des objets hétérogěnes qui entraínent
les savoirs třes divers. Cependant, cela soulěve la question de la fiction dans le cas de la littérature. Cest
une des meilleures positions contre les tentatives qui décrivent la fiction en termes de vrai et faux et ce
qui donne lieu á 1'épistémocritique. Nous en avons un bref apercu (Shusterman, 1995): il y a des
argumentations qui visent á abolir la distinction entre réel et fictif parce que nous apprenons les
caractéristiques des personnages de fiction de la méme maniěre que les caractéristiques de vraies
personnes. Et il y en a qui visent précisément 1'inverse, tout simplement parce que les personnages de
fiction ne sont pas comme nous tout en concluant que la raison ďetre ďune fiction n'est jamais de
communiquer des faits sur le monde, la fiction n'étant qu'accessoirement un domaine de connaissance.
Pour ce qui est de la littérature, le but n'est pas de trancher du vrai et du faux. Les agents de transfert, - les
objets et les structures comme métaphores, chaínes de raisonnement, mots isolés, citations, - sont des
entités susceptibles ďopérer la traduction réciproque de 1'épistémique en littérature et du texte en savoir.
Ils sont concevables sur le modele épistémique de 1'interface dans la mesure oú ils sélectionnent sur une
surface de contact entre deux réalités bien distinctes.

Un texte n'est pas done destiné á construire un monde, parce que les savoirs fonctionnent comme
interface entre lui et nous, 1'une des ressources ďune strategie ďécriture. La lecture est loin ďétre un
programme de coopération, elle est un combat. Le rapport que la littérature entretient par essence avec la
langue fait que les savoirs sur celle-ci jouissent de statut particulier.

Avant de conclure, nous pouvons faire correspondre 1'attitude épistémocritique" au fait que les
sciences de la cognition contribuent á modifier nos facons de lire. (Pierssens, 6)12 Une réorganisation des
partages cognitifs et disciplinaires montre bien que derriěre la transmutation de la matiěre, la
transformation de 1'esprit reste á découvrir. La littérature n'est autre qu'instrument permettant de penser
ce monde. Des relations avec la science s'établissent, parce que la fiction est inséparable ďun ensemble de
présupposés sur le temps, 1'espace, le sujet. A examiner ces présupposés, on tente de mieux voir en quoi
elle accomplit une activité cognitive : la fiction sait, la fiction pense.

Conclusion

Si l'on adopte la perspective esquissée dans 1'introduction, on peut ainsi concevoir


l'interdisciplinaire: á la prise en considération des différentes disciplines doit étre ajouté quelque chose de
plus sans quoi il ne s'agirait que de pluridisciplinarité. Ici, notre but était de montrer en quel sens les
sciences

129

13
de la cognition transforment notre interprétation de la notion ďinterdisciplinarité. Les recherches
montrent que méme si les changements de modele sont fréquents, les changements de théorie sont
diffíciles. En optant pour le niveau de représentation, le cogniticien affirme que les maniěres
traditionnelles de rendre compte de la pensée humaine sont insuffisantes, le chercheur en neurosciences
parle de cellules nerveuses, 1'historien et 1'anthropologue ďinfluences culturelles, le romancier de
1'expérience ou de niveau phénoménologique ainsi que 1'homme ordinaire. Nous pouvons tomber
ďaccord avec 1'idée (Gardner, 1993)'3 selon laquelle sans remettre en question 1'utilité de ces niveaux, le
cogniticien fonde sa disciplině sur 1'hypothěse que dans un but scientifique, 1'activité cognitive humaine
doit étre décrite par des symboles, des schémas, des images, des idées et ďautres formes de représentation
mentale. En revanche, celui qui demeure attaché aux fonctionnements disciplinaires classiques peut
penser que les études cognitives ne sont qu'une mode. II n'en est rien. Cest un tournant dans les
formulations de nos savoirs et de nos méthodes. Évidemment, il est difficile ďen prévoir toutes les
conséquences. Ce qui les réunit, c'est la préoccupation des rapports esprit/cerveau ďune part, et les
fonctionnements impliqués et des conduites dérivées ďautre part.

Le probléme de Finterdisciplinarité apparaít dans 1'idée (Vignaux, 10) que globalement, on


construit une nouvelle science des phénoměnes constitutifs de nos appareils psycho-biologiques et des
interactions entre ces appareils et nos comportements sous leurs formes symboliques telles que les
langages et les cultures.

II faudrait rappeler que 1'intervention des facteurs sociaux, affectifs, historiques et culturels dans
la cognition a été ignorée jusqu'á 1'avěnement de 1'épistémocrítique, dans le domaine de la littérature. Ce
qui implique que les champs du savoir ne se divisent plus en sciences dures et sciences humaines. La
question fondamentale demeure toujours de savoir si la littérature relěve de la cognition, - peut-elle étre
décrite en termes de cognition ? - et si l'on accepte qu'il s'agisse de 1'acquisition du savoir au m éme titre
que classification, analyse, induction, déduction, analogie. Ces questions ont été posées lors du colloque
organisé en 1992 dont les articles sont rassemblés sous le titre Epistémocritique et cognition.14 Selon
Moser et Ouellet, la chose percue semble tantót la langue, tantót le monde, le rapport entre les deux étant
1'objet de la littérature.

Un autre point de départ pour atteindre rinterdisciplinarité (Turner, 1987): 1'étude de 1'esprit
littéraire est une partie intégrante de 1'étude de 1'esprit en général. Le langage ordinaire et le langage
littéraire n'étant pas deux domaines séparés, bien au contraire, les découvertes á propos de Tun peuvent
apporter des éclaircissements sur 1'autre. La question fondamentale est de voir comment la raison utilise
des métaphores dans la mesure oú toute expression métaphorique est une création individuelle. Si les
résultats de 1'étude de la littérature peuvent contribuer aux sciences de la cognition et la compréhension
des mécanismes de 1'esprit apporte des outils indispensables pour les analyses littéraires, c'est parce qu'il
y a une reciprocitě et non pas

130

emprunt. La crítique littéraire comprend 1'appareil cognitif qui relie langage et littérature.

Enjeux et perspectives

14
Le debat n'étant pas clos, il n'est pas déraisonnable de dire que ďautres stratégies se dégageraient
encore de situations différentes. Cependant une chose est súre : 1'interdisciplinarité dégagée dans le
contexte des sciences de la cognition permet de ne pas étre dogmatique dans la mesure oú la nouvelle ěre
sera toujours en construction. Et si nous admettons 1'aspect épistémologique á 1'intérieur ďune disciplině,
c'est alors que nous avons la chance ďatteindre l'interdisciplinarité dans le sens modeme du terme qui
dépasserait largement 1'idée de la simple collaboration entre spécialistes et non-spécialistes. En parallěle,
le discours littéraire comporte une évidente dimension cognitive, en rapport avec la formation des
représentations mentales, et les recherches, qui prétent une attention primordiale á cette dimension,
peuvent se qualifier de cognitivistes au sens faible et au sens fort du terme. Les tendances qui ont été
tracées laissent clairement apparaítre le role moteur de la cognition dans la poussée ďune nouvelle vision
de la littérature qui ne rejette plus dans une marginalité 1'interdisciplinarité.

Ce parcours de 1'interdisciplinarité á l'épistémocritique que nous avons rapidement tracé dans le


contexte canadien est un bon révélateur des changements de mentalitě qui pointent á 1'horizon de
1'ensemble des études canadiennes. Repenser 1'interdisciplinarité non pas comme la somme des sciences
mais aussi en accentuant la diversité qui est au cceur de la problématique canadienne pourra conduire á
renouveler les fondements des études canadiennes. Ainsi, il ne s'agira plus ďun curriculum qui se
compose tout simplement de diverses disciplines, notamment á partir des sciences sociales jusqu'aux
sciences humaines en passant par les droits et l'économie sans parler des études environnementales, et
cela replacé dans un contexte canadien. Parmi les multiples questions que soulěve notre contribution,
nous en retiendrons une qui nous paraít essentielle pour le développement des études canadiennes
proprement dites. Elle est relative á 1'origine des concepts qui composent aujourďhui le domaine des
études canadiennes. Ils viennent tantót ďun savoir général á base de psychologie et de sociologie, tantót
ďun savoir particulier á fondement disciplinaire. Cet article veut souligner la grande richesse des
réflexions que les études canadiennes peuvent inspirer, quand elles s'efforcent ďéchapper aux schémas
préétablis. Les fiděles de l'épistémocritique ont été les premiers á souligner 1'importance de ce champ,
jouant un role novateur et fondateur qu'il convient de saluer. La recherche saura dépasser son origine
proprement disciplinaire pour affronter la réalité complexe canadienne dans la mesure oú 1'évolution des
recherches en études canadiennes vers l'épistémocritique permet de montrer que 1'interdisciplinarité
n'étant plus concue comme la somme des sciences, pourra inversement, souligner la portée ďune tendance
propre aux études canadiennes : un renouvellement prometteur de la critique littéraire au Canada ďune
part, et une actualisation de la canadianité ďautre part. La particularité principále consistera en ce double
enjeu : ďun cóté, les études canadiennes s'organisent autour ďun objet et non pas nécessairement

131

autour ďun domaine ou ďune méthode. Si la progression ne se fait pas par accroissement de la
spécialisation mais par partage ďun nombre de phénoměnes, ce partage risque de s'approcher de 1'activité
scientifique. D'un autre cóté, - comme le rappelle Létourneau -, la qualité de 1'expérience canadienne
(Létourneau, 38) en tant qu'un mode ďétre ensemble, peut étre recouverte de facon adéquate par le
concept de canadianité, concept qui serait distinct tant de celui de canadianisation, construction ďun
espace de références symbolique á orientation culturelle, que de celui de canadienneté, renvoi simple á
Fidentité nationale.

Notes

15
1. Depuis les années 80, on assiste aux regroupements des sciences qui s'intéressent á la cognition
associant intelligence artificielle, logique, linguistique, psychologie cognitive, et, facilitant les échanges
entre les disciplines třes différentes. 2. II s'agit ici ďaffronter le probléme de la relation sujet-objet dans la
mesure ou le sujet connaissant est á la fois objet et sujet de sa connaissance. 3. Nous reviendrons plus loin
sur la question de 1'accueil - favorable ou défavorable - des théories en général. 4. Nous renvoyons ici á
un programme fonde sur V a priori ďun monde ouvert, sur la non-spécialisation des savoirs, sur la
fécondité entre les interrogations scientifiques et philosophiques. Voire pour plus de détails (Prigogine,
Stengers 1986). 5. II est encore difficile de se rendre compte que le morcellement des connaissances
affectent les possibilités de connaissance sur le monde. Ces fragments disjoints seraient regroupés par une
nouvelle organisation de notre connaissance dans les sciences de la cognition. 6. Cette hypothěse, bien
liée á l'hypothěse Sapir-Whorf, dit que les structures de la langue sont des manifestations des structures
plus abstraites, plus précisément, elles peuvent étre considérées comme traces des structures cognitives.
Voire pour plus de détails (Raccah, 1994). 7. Nous renvoyons á (Lassěgue, 1996). 8. Faut-il rappeler les
grands ouvrages classiques ? Criíique et vérité de Barthes, le numero 8 de la revue Communications,
Problěmes de linguistique generále de Benveniste, Ecrits de Lacan, Les mots et les choses de Foucault. 9.
A 1'origine de nos remarques se trouve tout particuliěrement le numero 22/3, 1989. 10. Nous renvoyons
ici á (Moisan, 1979) 11. II convient ďévoquer quelques auteurs des thěses épistémocritiques qui
participent au groupe de recherche Savoirs et fiction, á 1'UQAM : Raymond Beauchesne, Mario Cholette,
Laurence Dahan, Francois Rochon, Daniel Désormeaux. 12. Dans la présentation du numero 11 de la
revue TLE, p.6. 13. Nous renvoyons ici á (Gardner, 1993). 14. Dans le numero 10 de la revue TLE, avec
le concours des spécialistes canadiens.

132

Bibliographie

Andler, Daniel (ed.). Introduction aux sciences cognitives. Paris : Gallimard, 1993.
Bonhnenkamp, D. « Physics and Literatuře ». Mosaic, 23, (1990). Francoeur, Louis. Les signes
s'envolent. Québec : Les Presses de 1'Université Lával, 1985. Francoeur, Marie. Confrontations. Jalons
pour une sémiosis comparative des textes littéraires. Québec : Editions de Naaman de Sherbrooke, 1985.
Gardner, Howard. Histoire de la révolution cognitive. (trad. Jean-Louis Peytavin). Paris : Editions Payot,
1993. Kantra, R. A., «Practical Wisdom and Satiric Humor in Philosophic Fictions ». Mosaic, 22, 3,
(1989). Lassěgue, Jean. « La méthode expérimentale, la modélisation informatique ». Intellectica, 1, 22,
(1996), 21-65. Létourneau, Jocelyn. «Passer á 1'avenir. Actualiser la canadianité.». Gaffield, Chad et
Gould, Karen L. (éds.) La distinction canadienne au tournant du XXI siěcle. Ottawa: Les Presses de
1'Universita ďOttawa, 2003, 29-45. Moisan, Claude. Poesie des frontiěres. Etudě comparée des poésies
canadienne et québécoise. Montreal: Editions Hurtubise HMH, 1979. Moser, Walter. « La littérature, un
entrepót de savoirs? » TLE, 10, (1992), 39-57. Pierssens, Michel. Savoirs á Voeuvre. Essais
ďépistémocritique. Lilie: Presses Universitaires de Lilie, 1990. Pierssens, Michel, « Présentation », TLE,
11, (1993). Prigogine, Ilya, Stengers, Isabelle. La nouvelle alliance. Métamorphose de la science. Paris :
Gallimard, 1986. Raccah, Pierre-Yves. «A "Chilďs" Identity Problém: The Complex Development of a
Cognitive Science ». World Futures, 42, (1994), 79-83. Shusterman, Ronald. «Fiction, connaissance,
epistemologie». Poétique, 104, (1995), 503-518. Substance, 71-72, speciál issue, Épistémocritique, 1993
eds. Noélle Batt and Michel Pierssens, (version anglaise de TLE 11). Swirski, P. « Literary Studies and
Literary Pragmatics: The Case of 'The Purloined Letter" ». Mosaic, 22, 3, (1989). Turner, Mark. Death is

16
the Mother of Beauty. Chicago and London: The University of Chicago Press, 1987. Vignaux, Georges.
Les sciences cognitives. Paris : Editions de la Découverte,

L’herméneutique

L’herméneutique littéraire veut rendre compte


d5555555555555555555488888888888888888888u caractère proprement esthétique des œuvres. Car
l’interprétation est historiquement mobile : tout en tenant compte de l’enracinement d’une œuvre dans les
conventions et codes culturels de son époque, elle n’en a pas moins le devoir d’interroger les
conversations trans- historiques dont cette œuvre hérite et qu’elle continue.

Ce courant s’inscrit dans la tradition d’une herméneutique qu’on pourrait appeler spéculative
pour la distinguer de l’herméneutique objective, la première se proposant de parvenir, grâce aux textes
étudiés, à des horizons de sens à première vue inaccessibles, alors que la seconde s’applique à
comprendre et à commenter ce qui s’y trouve manifestement. L’herméneutique spéculative a ses origines
dans la lecture et l’interprétation des livres sacrés, dont le but consiste à ouvrir aux croyants le chemin du
salut et dont l’enseignement, par conséquent, va loin au- delà des limites de la réflexion pratique. Ce
genre de lecture et d’interprétation comporte nécessairement le saut dans la transcendance et l’attente de
la Révélation. Et au cas où le texte considéré comme sacré contiendrait des livres ou des chapitres qui à
première vue n’ont rien à voir avec la transcendance, avec la Révélation et avec le salut, ces parties
devront être soit ignorées soit réinterprétées. C’est pour la même raison que les érudits qui y avaient accès
ont établi un système à quatre niveaux d’interprétation, aptes à accorder un sens acceptable aux passages
qui pouvaient sembler profanes, comme c’était le cas, par exemple, du Cantique des cantiques. Les quatre
niveaux distinguaient entre le sens littéral d’un texte, son sens métaphorique, son sens allégorique et son
sens spirituel ou anagogique ; ils assistaient le lecteur / commentateur dans la tâche, parfois agréable et
naturelle mais souvent fort pénible, de dépasser la signification immédiate d’un pas- sage pour
l’harmoniser avec l’unité d’inspiration que le livre sacré était censé avoir. Le programme de Jauss se
dessine donc avec une certaine clarté : il faudrait ne jamais rester prisonnier d’une seule œuvre, d’une
seul auteur, d’un seule période. Il faudrait également se garder de vouloir épuiser le sens d’une œuvre,
d’un auteur, d’une période en plongeant dedans et en misant aussi bien sur leur unité interne que sur leur
séparation radicale des œuvres, auteurs ou périodes qui les entourent.

BIBLIOGRAPHIE DU COURS

24Alexandre. G Baumgarten, Esthétique, précédé des médiations philosophiques sur quelques sujets se
rapportant à l’essence du poème, et de la métaphysique, Paris, Éditions de l’Herne, 1988, p.29. 25 Ibid.,
p.32. 26 G.W.F.Hegel, Esthétique I, l’idée du beau, Paris, Éditions Auber-Montaigne, 1964, p.12.

17
28 Marc Mathieu Münch, Le Pluriel du beau, Metz, Centre de Recherche Littérature et Spiritualité, 1991.

30 Marc Mathieu Münch, L’Effet de vie ou le singulier de l’art littéraire, Paris, Éditions Champion,
2004.Dans cet ouvrage, Münch décline les traits structurels essentiels qui défissent toute œuvre d’art
réussie. Ce qui montre qu’en dépit de sa variabilité contextuelle, le beau est singulier dans son effet.

22 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Éditions Gallimard (pour la traduction française),
1978, p.46. 23 Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, op.cit., pp.145-146.

Les quatre invariants de l’ « effet de vie » 1- L’effet de vie 2- Le concret des mots 3- La cohérence 4- Le
jeu de mots 

////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////

1. le sublime et le grotesque
2. l’esthétique et le beau
3. la littérarité
4. l’herméneutique littéraire
5. littérature comme art

6. théories et critiques littéraires

L’art littéraire comme communication

Car Boileau, c’était la voix du classicisme, le régent des lettres, le patron des critiques
littéraires et des professeurs de  littérature de cette époque. Chacun connaissait sa place
dans l’organigramme, et le schéma de la communication était, avant même la naissance de
Jacobson, appliqué à la lettre. À ce moment, au moins officiellement, la littérature se jouait
à l’intérieur de ces normes incontestées parce que, nous affirmait-on, incontestables.
Descartes était passé par là et personne n’aurait eu l’indécence d’interroger sa Méthode.
Clarté, discipline, rigueur, surtout raison. C’est à l’intérieur de ces normes que la littérature
était enseignée et personne ne contestait les lois de la rhétorique qui étaient, chacun se
faisait un devoir de le croire, respectées par les écrivains et qui permettaient même de
départager les bons écrivains des autres, les médiocres.
 

Aucun professeur non plus n’aurait alors osé affirmer que l’imagination ou l’imaginaire
pouvaient avoir priorité dans la fabrication des vers (car c’est surtout de vers dont il était
question chez les classiques). L’imagination devait être tenue en laisse par la raison,
laquelle s’efforçait de mettre au point les normes devant être suivies à la lettre pour
engendrer le texte sinon parfait, à tout le moins juste, compréhensible, efficace d’une
efficacité de transmission des messages que l’auteur avait conçus clairement, et qui avaient

18
été moulés dans des vers frappés sur l’enclume de la raison et du bon sens, appelé alors le
sens commun.
 

Un poème était considéré comme juste lorsque ses vers étaient ciselés selon les lois de la
versification et les images (souvent réduites aux comparaisons) n’intervenaient que dans la
mesure où elles avaient pour effet de rendre plus «accessible» la vérité transmise par le
texte. C’est pourquoi les textes du grand siècle faisaient l’objet d’études exhaustives dans
lesquelles LA vérité du texte était formulée avec assurance et infaillibilité. Quiconque
n’adhérait pas à cette vision était non seulement jugé avec sévérité, mais carrément recalé.
Il existait un « livre du maître » pour chacune des grandes œuvres jugées dignes de figurer
au palmarès des chefs d’œuvre, et l’étudiant devait l’apprendre par cœur afin d’en recracher
le contenu sur sa feuille au moment de l’examen. Les conditions nécessaires pour que le
message de l’œuvre soit conçu avec clarté, exprimé avec efficacité et reçu adéquatement
par le lecteur étaient donc réunies.
 

Mais depuis l’âge d’or du classicisme, les choses ont beaucoup changé, à tout le moins en
littérature. La venue du romantisme et du surréalisme a orienté le travail des écrivains,
particulièrement des poètes, dans une direction très différente, pour ne pas dire
diamétralement opposée. La raison n’est plus considérée comme le repère absolu de
l’écrivain. Il n’est plus question de concevoir, encore moins de raisonner, mais de sentir et
d’exprimer. La raison a continué à imposer son règne dans la plupart des domaines de la
connaissance, et même de la vie courante, mais la littérature, à tout le moins la littérature
comme art et comme lieu de co-naissance, a pris ses distances d’avec ce discours et cette approche
de la réalité. Je veux que l’on se taise lorsqu’on cesse de sentir, clame Breton. Et le phénomène de
l’écriture automatique n’est rien d’autre qu’une tentative d’atteindre la pensée, trop souvent
gommée par la raison, en donnant comme mission aux mots de permettre à cette pensée
de s’exprimer directement sans effectuer un détour obligé par la station de service raison.
 

Il existe un lieu plus originaire et plus fondamental que le concept, lieu dénommé par
Breton le point suprême d’où émerge directement la pensée et dont le langage, devenu parole,
est considéré comme son lieu privilégié de manifestation. C’est lui qu’il faut atteindre et peu
importe le chemin à suivre pour y parvenir. En poésie, la voie royale de cette expression est
l’image insolite et provocante dont le visage et l’identité ne nous sont connus qu’après son
apparition sur la page et dans l’esprit, l’image souvent jugée absurde par la raison et ses
alliés : les critiques et les professeurs toujours en mal de normes à appliquer et de lois à
faire respecter. Une telle image doit désormais être au centre des préoccupations de
quiconque veut accéder au monde propre de la littérature.
 

Toute cette alchimie (le terme remonte à Rimbaud, mais commence vraiment à s’imposer
au moment du surréalisme) a en vue une transformation radicale de la conscience. Il faut
devenir voyant, pousser plus loin les limites de l’exploration, ébranler le vieil édifice de la
connaissance rationnelle qui a fini par scléroser nos facultés intellectuelles et cristalliser

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l’existence autour de certains principes moraux, facteurs bien plus d’immobilisme que de
mutations de la conscience et d’enracinement dans le réel.

Une telle transformation ne s’effectue point sans que certaines normes de conduite, de
même que certains critères de jugement, soient transgressés avec tout ce que cela
engendre de désordre et même de chaos autant intellectuel que social. On ne peut écrire,
lire ou vivre de la même façon avant la révolution intérieure prônée et vécue par les
surréalistes et leurs sympathisants, qu’après. Nous savons désormais que le langage n’est
pas d’abord un moyen dont on se sert pour transmettre des idées ou des messages clairs. Il
devient une fin en lui-même et par lui-même. Parler porte en lui son orientation, son origine
et sa finalité. L’écrivain est celui qui accepte de se laisser envahir par les mots et le langage,
et qui les laisse, eux, le conduire jusqu’à la pensée et à l’être. Un texte littéraire qui se situe
à l’intérieur de cette démarche n’a rien d’autre à transmettre que lui-même parce que le
langage devient alors présence et manifestation. L’important n’est plus de cogiter, au sens de
réfléchir, mais de sentir, de laisser les mots devenir lieux d’expression et d’accomplissement
de ce sentir, carrefour du corps, de l’âme, de l’esprit, du monde et de l’être. Ce qui a pour
effet de mettre en cause la nécessité, et même l’utilité du schéma de la communication pour
celui qui s’adonne à l’écriture littéraire.
 

Un tel schéma n’est utile et même applicable que dans certaines circonstances spécifiques
que rencontre régulièrement celui qui travaille dans le domaine de la communication
objective, celle à laquelle prépare les programmes de communication dispensés dans les
universités et les collèges. Adopter intégralement ce schéma et l’appliquer autant à la
création qu’à la transmission d’une œuvre d’art, principalement un texte littéraire, crée plus
de problèmes que cela n’en règle. Parce que la littérature, lorsqu’elle devient créatrice, ne
poursuit aucun objectif pouvant servir de moteur pour assurer le bon fonctionnement du
fameux schéma. S’y référer pour tenter de modaliser autant l’écriture que la lecture d’un
texte littéraire ne peut conduire qu’en dehors du champ propre de la littérature comme art.

Précisons pourquoi. La poésie dite moderne, celle qui commence avec Baudelaire, mais se
poursuit avec Rimbaud, Apollinaire, les surréalistes, etc. s’est définitivement brouillée avec
la raison. Non pas qu’elle en ignore l’existence (qui pourrait affirmer l’inutilité de la raison
sans perdre toute crédibilité) mais parce qu’elle en conteste l’hégémonie et surtout le règne
de la logique qu’elle instaure, lequel a pour conséquence de nier, à tout le moins de
refouler, tous les désirs et exigences de l’homme qui ne sauraient s’épanouir sous le règne
de la raison et de l’utilitarisme qui en découle. L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de parole,
c’est-à-dire d’esprit dont la parole est la manifestation privilégiée, peut-on lire dans la Bible
qui est d’abord un texte littéraire, et doit être lu comme tel. Et non comme un message
camouflé qui contient un dogme, des règles de conduite que le « croyant » doit adopter
sous peine d’être fouetté par l’Inquisition.
 

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Il n’y a pas de message, ni autre grigri du même ordre dans un texte littéraire. Ce qui ne veut
pas dire que ce texte ne parle de rien, qu’il se contente de battre l’air avec des syllabes qui
font se rencontrer des voyelles et des consonnes pour le seul plaisir de cette rencontre. Il y
a certes de cela dans le poème tout particulièrement, cette rencontre ludique des voyelles
et des consonnes (comme le font spontanément les enfants qui commencent à parler, et
même après qu’ils l’aient appris; ou les grandes personnes lorsqu’elles se lancent dans des
exercices de poésie exploréenne semblables à ceux auxquels s’adonne Gauvreau dans
ses Jappements à la lune), mais tous ces jeux, pour sortir de l’insignifiance, doivent être la
conséquence d’un désir d’expression de l’être plus que d’un besoin de se défouler.
 

Le texte de poésie dite moderne en est donc un qui jouit d’une existence gratuite, de
présence, et de lieu épiphanique grâce auquel autant celui qui écrit que celui qui,
éventuellement, lit ce texte ne peut que le laisser lui ouvrir les yeux sur ce qui est, au lieu
de s’en tenir à ce qui paraît. En d’autres termes, un langage qui libère celui qui écrit ou qui
lit, autant qu’il libère les mots en leur permettant d’apparaître dans la lumière de leur
origine. Le texte alors, on s’en doute bien, n’est pas un simple moyen servant à transporter
d’un point A à un point B une certaine réalité (messages, lois, vœux, théories, idéologies,
etc.) préalablement déterminée par le cogito.

Lorsque Pascal déclare que l’homme est un roseau, le plus faible de la nature, mais un
roseau pensant, il est loin d’affirmer qu’il s’agit d’un roseau qui cogite et légifère. Pensant,
c’est-à-dire qui accueille et permet à ce qu’il accueille de manifester sa présence et
d’accomplir son périple, de la conscience à la chose, dans un mouvement qui rend la co-
naissance possible. Ce qui postule que l’expérience du poète en est une de participation qui
se vit et s’accomplit par et dans l’écriture d’un texte qui devient le lieu de cet
accomplissement, parce que c’est là, dans les mots et le langage, que la conscience et la
chose se rencontrent et, pour ainsi dire, se reconnaissent dans un baiser créateur qui n’a
rien d’autre en vue que cela : manifester la présence en la rendant visible et effective. Ce qui exige
également que la relation aux mots et au langage vécue par l’écrivain, principalement le
poète, ne soit pas de l’ordre de la cogitation mais de celui d’une contemplation active (en
cela il se rapproche du mystique) et de la création d’un lieu de rencontre et de participation
par l’écriture d’un texte qui se fait dans l’écrivain et qui s’accomplit sur la page où autant le
mot, la chose que la conscience sont révélés les uns aux autres.
 

L’écrivain ne dirige pas le texte, il l’aide à naître en naissant en lui et avec lui. Quelque
chose de lui, de l’humain, de l’esprit humain, et de l’esprit, naît par ce texte qui apparaît
avec la même gratuité, le même mystère que celui rendu manifeste par l’enfant émergeant
du sein de sa mère. Ce texte, au moment où son écriture est terminée, commence sa vie
propre de texte qui s’accomplira grâce aux lecteurs qui accepteront de le recevoir et de le
nourrir de leur propre existence, en même temps qu’ils se laisseront conduire par le
mouvement inscrit dans la sonorité des mots du texte qu’ils accepteront de recréer en les
rendant efficaces.

21
 

Comme on peut le voir, le langage, ici, n’existe pas en tant que moyen de transmission,
mais plutôt comme médium, surtout comme lieu de transsubstantiation ou, à tout le moins,
de transformation alchimique. Nous nous situons dans une phase antérieure à l’apparition
de la maladie moyen de communication. La conscience naît à elle-même et à l’autre en
rencontrant les choses qui l’entourent et avec lesquelles elle accomplit une sorte de ballet
dont la personne, en processus de naissance, n’a pas encore pris conscience. Le silence
flotte sur les eaux habitées par le souffle de l’esprit qui constitue, pour la conscience, autant
un appel qu’une réponse. Appel à naître auquel répond l’écrivain qui se laisse séduire par ce
mouvement qu’il tente de fixer dans des mots qui, tout en retenant ce mouvement pour
s’en imprégner, le laisse vivre dans un texte dont la création est une réponse à cet appel,
de même que son accomplissement temporel et, hélas, temporaire; rien n’est donné une fois
pour toutes. Chaque conscience (et chaque génération) recommence le monde.
 

Il faut être conscient de toute cette dynamique de la création, des mots, du langage et de la
parole pour saisir, avec un maximum de chance, la nature du texte littéraire et comprendre,
du même coup, que ce texte ne peut, d’aucune façon, être soumis à la logique propre
au schéma de la communication. Certes, dans toute création il existe un point de départ et un
point d’arrivée, mais il n’existe pas de moyen de transmission permettant de relier ces deux
moments. Ou plutôt si. Il ne s’agit cependant pas d’un moyen mais davantage, comme je
viens de le dire, d’un lieu qu’on habite ou pas, lequel est plutôt de l’ordre de la fin que du
moyen. Et c’est grâce à cette habitation que la conscience du lecteur est amenée à revivre
l’expérience que l’auteur a accepté de vivre pour être visité par la lumière qui surgit des
profondeurs de l’être et vient éclairer les mot sur la page, permettant ainsi que le langage
soit transformé en parole.
 

De même que texte ne peut naître dans l’inconscience totale et l’ignorance absolue,
l’appropriation du texte par un lecteur ne va pas de soi. Il est pour le moins téméraire de
postuler, à priori, que le lecteur, parce qu’il sait lire et écrire depuis son école primaire, a la
compétence nécessaire pour entendre et recevoir un texte littéraire dans la totalité de sa
manifestation, ainsi que cela se passe trop souvent dans l’enseignement actuel de la
littérature. Les étudiants ne sont plus initiés à la lecture (je ne dis pas à l’interprétation) du
texte littéraire, comme si n’importe qui pouvait recevoir le texte littéraire sans avoir à
effectuer quelque changement que ce soit dans ses modalités de perception de la réalité en
général, et du langage lui-même en particulier.

Ou comme si le fait de posséder, ce qu’on appelle, le vocabulaire de base et la syntaxe


élémentaire d’une langue rendait quiconque le souhaite apte à entendre et comprendre tout
texte qui lui est donné à lire. Ce qui, bien entendu, est faux. Très souvent le lecteur
déchiffre les mots du texte, mais ne lit ni les mots, ni le texte. Car il y a lire et lire. C’est
autre chose de déchiffrer une recette de cuisine ou le mode d’utilisation d’un instrument
quelconque, ou les grandes lignes d’une théorie, et de laisser les mots entrer dans la

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conscience pour la transformer en lui permettant d’habiter le lieu que le texte littéraire crée
lorsqu’on se donne la peine d’en sonoriser adéquatement les mots et d’emprunter le
véritable mouvement de la phrase. L’appropriation d’un texte par un lecteur ne va pas de
soi. Chaque type de texte exige son lecteur adéquat, et un tel lecteur ne surgit pas du
néant. Pour paraphraser à l’envers, je dirais : on ne naît pas lecteur, on le devient.

Le lecteur des textes poétique et littéraire doit être soumis aux mêmes exigences de
connaissance et d’appropriation des mots et du langage que l’écrivain lui-même, et être initié à
l’expérience à l’intérieur de laquelle l’écriture d’un texte littéraire devient possible. Ce qui veut
dire que, en littérature, le schéma de la communication ne règle rien. Il ne fait que mettre
le doigt sur les étapes d’un processus général de transmission sans se prononcer sur
chacune des modalités particulières de cette transmission ni, encore moins, sur ce qui est
ou voudrait être transmis.
 

Ceci m’amène à me situer plus directement par rapport au titre de la présentation qui a
précédé la publication de ce texte : qui parle dans le poème et pour qui? Avant de focaliser sur le
schéma de la communication, focalisation qui, à toute fin pratique signifie : quoi écrire et
comment le dire pour atteindre le lecteur, comme si le but de la littérature était d’abord
d’intéresser un éventuel lecteur, quelles que soient les accommodations auxquelles
l’écrivain doive consentir pour y parvenir, il faut préciser la nature de l’écriture littéraire. Je
sais bien que le but de toute écriture est d’atteindre un éventuel lecteur, ne serait-ce que
l’écrivain lui-même devenu, une fois le texte terminé, lecteur de son texte. Un tel but est on
ne peut plus légitime, surtout pour quelqu’un qui rêve de vivre de sa plume, comme on dit.
Mais cela ne nous instruit pas sur la nature du texte littéraire et encore moins sur le langage
lui-même comme lieu de manifestation de l’être et d’expression de l’homme en tant
qu’esprit incarné qui, à cause de cette incarnation, ne réussit à co-naître que par la
rencontre de la chose et de la conscience, tout d’abord dans le mot puis, ultimement, dans
le texte. L’un et l’autre sont ordonnés, primordialement, à cette épiphanie et non à la
réalisation de quelque objectif proposé par la raison (qui est l’un des aspects de
l’intelligence, mais non l’intelligence totale, malgré les prétentions de la science).
 

La littérature est une rencontre avec le réel par la médiation du langage. Ce qui suppose
que la conscience effectue un mouvement de rencontre avec les choses et les êtres et non un
mouvement de recul, comme cela se passe en science, car il n’y a pas de science sinon de
l’objet. Pour que le langage et la littérature puissent intéresser la science, ils doivent se
transformer en objets d’étude. Ce qui n’a rien à voir avec l’art littéraire.  Pour que le
schéma de la communication devienne une obsession et se situe au centre des
interrogations d’un auteur, il faut que ce dernier cesse de penser en artiste et poursuive des
objectifs qui ne sont plus ou pas ceux de l’art, mais ceux de la morale, de la politique, de la
religion, de l’esthétique, etc. On objecte parfois, comme Sartre l’a fait dans Qu’est-ce que la
littérature, qu’il existe une différence majeure entre poésie et prose, que la poésie se situe du
côté de Dieu pour qui les mots et la parole sont des lieux de création, et la prose, du côté

23
des hommes pour qui les mots et le langage sont des moyens d’engagement et des outils
de communication.
 

Il s’agit d’une belle distinction qui n’éclaire cependant pas beaucoup la problématique qui
nous intéresse ici parce qu’elle ne fait que reporter la question fondamentale : qui parle
dans le texte littéraire : l’homme comme animal raisonnable ou l’homme comme esprit
incarné? Certes ces deux réalités ne s’opposent pas mais elles sont loin de coïncider. Qui est
l’homme total, l’existant qui s’exprime dans le texte littéraire? Au moment d’écrire, l’écrivain
l’ignore, même s’il en a une sorte de connaissance intuitive qui tient plutôt de l’accueil de ce
qui bouge au fond de son être que d’une connaissance exhaustive dont le texte rendra
compte pour l’instruction de ceux qui le liront. Ce qui supposerait que l’écrivain connaisse
déjà, avant de l’avoir écrit, le message qu’il veut transmettre, message qui lui vient,
j’imagine, d’une expérimentation dont il précisera les conclusions dans son texte. Les mots
alors ne sont point des choses mais des signes et nous ne sommes plus en art, mais en
science.

Pour que la prose devienne littéraire (car il existe une prose non littéraire et c’est même
celle qui prédomine dans toute société), il faut que les mots deviennent des choses et que
l’homme devienne un mystère à découvrir et un être à manifester par et dans un texte qui
lui permet de dévoiler tel ou tel visage de son existence. Autrement il est impossible de
parler d’inspiration. Tous les textes littéraires ne pourraient être qu’au service d’une
idéologie, d’une esthétique, d’une religion, etc. et se résumeraient à une technique de
l’expression écrite qu’un auteur manie avec plus ou moins d’habileté et d’efficacité ou d’une
esthétique particulière choisie en fonction de critères déterminés par un ensemble de
circonstances, très souvent pour faire nouveau, se mettre à la remorque d’un mouvement
social, religieux, etc. Toutes choses légitimes et contre lesquelles il n’y a rien à dire sinon de
constater que tout cela est orienté de façon telle que la manifestation de l’homme et de
l’être devient alors secondaire parce que les questions, souvent qualifiées de « tatillonnes »,
que je pose depuis le début de ma réflexion, ont enfin été refoulées dans les marges d’une
culture désormais au service de la science et de la raison.

2. La théorie poétique aristo-platonicienne

1. La théorie de l’imitation, c’est la théorie bien connue des formes


intelligibles. Il y a le Bien-Beau, qui est la forme suprême, dont découlent des
formes spécifiques, qu’on peut éventuellement comprendre comme des
manières appropriées à une fin (la bonne table, le courage, le cercle, etc).
Ces formes intelligibles s’incarnent dans les simulacres, qui sont la réalité
mais non la vérité : ce qui est vrai, c’est la forme et c’est en cela que le
platonisme est un idéalisme. Il place le curseur de vérité du côté des idées
plutôt que des choses. Les simulacres peuvent être imités c’est-à-dire

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éventuellement représentés. Là est le jeu exploité par les théoriciens
successifs qui chercheront à intégrer les arts imitatifs dans la valorisation
culturelle, à l’inverse de Platon, qui exclut les poètes de la Cité : soit la poésie
imite les simulacres et elle s’éloigne d’un degré supplémentaire de la vérité,
soit au contraire elle crée des simulacres plus proches des formes intelligibles
que le réel, parce qu’elle procède à partir d’une connaissance a priori de ces
formes et non d’une production chaotique (c’est par exemple, implicitement, la
formulation horacienne mais aussi le cheminement de Thomas Pavel entre
mondes possibles et éthique littéraire). L’enjeu est que, selon Platon, la
participation au jeu mimétique (soit en tant qu’imitateur, soit en tant que
spectateur d’imitation) implique un modelage : on devient ce que l’on imite. Si
l’imitation est un éloignement de la vérité, la poésie est mauvaise d’un point
de vue éthique ; à l’inverse, si elle procède d’une connaissance préalable des
formes intelligibles, elle est un bien.

2. La théorie du savoir intervient ici. Elle se développe essentiellement


dans Ion, mais un peu ailleurs, par exemple dans Phèdre et, dans une
moindre mesure, dans Gorgias. La question est de savoir ce que le poète et
ceux qui sont engagés dans le jeu mimétique (les interprètes, comme l’aède,
et les spectateurs) savent ou plutôt quel est le type de savoir qui est le leur.
Sans refaire tout le raisonnement, Platon arrive à la conclusion que le savoir
poétique n’est pas un savoir technique (une connaissance a priori) qui donne
le droit à un savoir-faire (une connaissance pratique), comme, par exemple, la
menuiserie ou la stratégie, mais un savoir inspiré, par conséquent quelque
chose qui échappe à la méthode dialectique et à la constitution organisée du
bien.
L’un des enjeux de la poétique aristotélicienne est de modifier non tellement
la théorie de l’imitation (en tout cas, pas sur la question poétique) mais bien la
théorie du savoir appliquée à la poésie, pour montrer qu’il existe des règles
assez précises que l’on peut utiliser. À bien lire la Poétique, on comprend en
effet que la constitution d’un bon poème, par exemple d’une bonne tragédie,
dépend des trois grandes branches du savoir aristotélicien : le savoir
théorétique (sous les espèces de la logique), le savoir pragmatique (sous les
espèces de la rhétorique) et le savoir poïetique (sous les espèces de la
poétique). À la réécriture de circonstances de tel ou tel passage du corpus
homérique, Aristote oppose la conceptualisation de la structure tragique : il
faut une histoire simple, puis un caractère, puis une pensée, puis une
expression, puis un spectacle. Par ordre de difficulté et d’importance.
La voie poétique permet de réinjecter la poésie dans le domaine de la
valorisation culturelle, plus ou moins régi, du moins en théorique (les choses
sont très différentes en pratique) par les bons ou mauvais points distribués

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par la philosophie ou une théologie assez fortement philosophique. S’il existe
une telle chose que le savoir poétique, alors la poésie repose bien sur un
savoir technique et donc peut être un simulacre alternatif, plus performant que
les choses, plutôt que le simulacre du simulacre, c’est-à-dire l’image de la
chose. À l’époque classique, ce remaniement de la théorie de l’imitation par la
poétique engendre des distinctions assez peu intuitives entre ce qui relève
des simulacres non-imitatifs (le vrai) et des simulacres imitatifs (le
vraisemblable).

En fait, on peut concevoir l’ensemble du dispositif conceptuel de la poétique


classique comme les règles d’un univers de rationalité restreinte, c’est-à-dire
comme un monde alternatif au monde réel. Les critères de vérité de cet
univers ne dépendent pas du réel mais de l’organisation interne qui règle ses
conditions de possibilité : la règle des trois unités est par exemple un principe
de cohérence formelle pour un monde de simulacres poétiques et non un
moyen de rendre la fable réaliste. La question n’est donc pas une question de
fiction mais une question de représentation alternative.

Quelques illustrations

Nombreux sont les points de cet univers culturel aristo-platonicien à demeurer


obscurs. Il y a tout de même trois choses pour les illustrer en particulier : la
détermination de la valeur d’un objet culturel en fonction de son contenu
moral, la distinction entre histoire simple et histoire complexe et la séparation
entre le véritable et le vraisemblable.

1. Déterminer de la valeur d’un objet culturel en fonction de son contenu


moral. L’essentiel du discours platonicien procède à l’évaluation de l’objet
culturel, par exemple de la poésie homérique, à partir de principes moraux
et/ou politiques (ce qui, dans la République, revient à peu près au même).
Pour nous, qui fonctionnons intuitivement dans un domaine culturel
relativement autonome, cette évaluation est contre-intuitive : nous préférons
donner la valeur technique des objets que leur valeur morale (bien
représenter est plus important que représenter le bien). Mais j’ai évoqué en
passant, au début d’un cours, mes recherches sur la pornographie, en parlant
par exemple de mon article sur les scénarios structuraux implicites dans les
vidéos de tubes pornographiques, une étudiante s’est exclamée « mais y a
des scénarios, en pornographie ? ».
Évidemment, cette exclamation était accompagnée d’une pointe de dédain.
Elle est en fait très classiquement platonicienne et se déploie de la manière
suivante. Il y a le bien dont découlent de bons principes dans un domaine
particulier, celui du sexe : c’est la sexualité. Cette sexualité encadre des
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pratiques sexuelles qui en sont les simulacres. La représentation de ces
pratiques sexuelles est nécessairement un degré supplémentaire
d’éloignement au bien et la participation à cette représentation, par exemple
en tant que spectateur, favorise l’imitation du simulacre plutôt que de la forme
intelligible de la bonne sexualité. La pornographie engendre la mauvaise
sexualité. L’un des symptômes d’une mauvaise morale est l’absence d’une
bonne histoire, de la même manière que l’Iliade est fautive de représenter mal
non la réalité (puisqu’il y a effectivement des hommes tels qu’ils soient à la
fois héroïques et portés à la boisson), mais l’idéalité (ce que les hommes
devraient être). Alors que l’on pourrait évaluer la pornographie comme une
performance athlétique, en jugeant la capacité d’un acteur à maintenir une
érection pendant vingt minutes comme celle d’un coureur de fond à faire le
marathon ou la capacité d’une actrice à supporter une double sodomie avec
le sourire comme celle de la nageuse synchronisée à accomplir avec grâce la
série des figures particulièrement douloureuses qui composent son
programme, on l’évalue plutôt comme un objet culturel : en fonction de son
contenu (son histoire et sa morale).
2. Distinguer entre histoire simple et histoire complexe. Cette distinction est
l’un des points essentiels dans la Poétique puis dans sa réinterprétation à
l’époque classique pour cadrer la théorie émergente du roman et la théorie du
théâtre. On se souvient que pour Aristote, la vie d’Ulysse est une histoire
complexe tandis que l’Odyssée est une histoire simple, description assez peu
intuitive dans la mesure où il se passe beaucoup de choses dans l’Odyssée.
Mais thématiquement, l’Odyssée est unie : c’est l’histoire du retour d’Ulysse
en Ithaque. L’importance de la simplicité de l’histoire peut paraître dérisoire
après un siècle d’explorations romanesques.
Que l’on songe cependant aux louanges universellement chantées pour la
série Game of Thrones, dont la facture narrative est extrêmement classique,
parce qu’elle suit de près les canons de la grande littérature, sur laquelle elle
est appuyée. J’ai préparé un article intitulé « Organisation proleptique et
clôture narrative dans les séries télévisées », pour le troisième numéro de la
revue Écrans, où j’étudie plus en détail ces questions. Je me contente ici de
remarquer que le nouvel âge d’or de la télévision américaine (le deuxième ou
le troisième, selon les chronologies), qui correspond à l’avènement de la
narration canonique façon HBO, est celui de la valorisation de l’histoire simple
(qui a, parmi ses caractéristiques, celle d’être feuilletonante), au détriment des
histoires complexes (ou épisodiques). Une série paraît gagner en puissance
et en valeur culturelle quand elle se conforme au canon aristotélicien et opère
une transition entre l’histoire complexe et l’histoire simple, comme c’est le cas
entre la première saison de Supernatural et les saisons suivantes.

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3. Véritable/vraisemblable/invraisemblable. Lorsque l’on évoque la question
du vraisemblable, on est rapidement conduit au paradoxe que le
vraisemblable est en quelque sorte plus véritable que la réalité elle-même. Le
paradoxe se résout dans cette situation que j’ai décrite plus haut : que le
vraisemblable et le véritable sont deux critères de cohérence appliqués à
deux mondes logiques différents, le monde de la représentation poétique d’un
côté et celui de la représentation réelle de l’autre (c’est-à-dire, à proprement
parler, en termes idéalistes, des simulacres).
Il me semble que l’on peut comprendre ce que c’est que le vraisemblable en
comparant l’histoire des trois films X-Men(2000, 2003, 2006) et celle de The
Avengers (2012). Les trois premiers films sont vraisemblables parce qu’ils
tâchent d’expliquer avec rationalité le monde qui est le leur, c’est-à-dire de le
restreindre dans son étendue et sa durée, tandis que, dans le second cas, ce
monde est extensif et agrégatif. C’est plus largement la différence entre
univers (les X-Men seuls) et multivers (les X-Men et l’ensemble des mondes
Marvel). Il serait facile de juger que l’histoire des X-Men est plus cohérente
que le télescopage d’éléments hétéroclites dans The Avengers, mais ce
jugement n’est jamais que l’application de catégories classiques héritées sur
des objets culturels contemporains.
***

Ces comparaisons entre les cadres conceptuels de ce qui a été,


historiquement, l’une des grandes théories poétiques et culturelles de
l’Occident et les objets culturels ultra-contemporains de l’audiovisuel grand
public (pour aller vite) n’ont pas pour but d’éclipser des exemples historiques
eux aussi tout à fait appropriés — ceux dont j’ai donné une liste rapide en
commençant. Le Cid est un cas absolument essentiel pour la compréhension
de la poétique classique. Mais précisément parce qu’il fonctionne très bien
dans ce cadre-là, il n’aide pas à comprendre comment ce cadre a survécu
bien après le contexte culturel dont il est l’illustration parfaite. Moi qui suis le
premier a exagéré l’importance de la rupture entre l’Ancien Régime et
l’époque contemporaine en termes culturels, je trouve précieux de constater
que certains de nos gestes évaluatifs sont en fait compréhensibles à l’intérieur
de ce cadre très ancien et cette compréhension ne peut passer que par
l’analyse des cas problématiques, marginaux ou exclus.

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