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I rrilique lirrÉraine I

[a l'rÉr'ruine der euvnes I

ludilh Srhlangen
FnÉIrcr dr Ehri=luphe Fnedeau

Choisir un livre, ctst en exclure beaucoup dâutres, contribuer


à circonscrire le cercle lumineux de I'attention, participer à
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une ayenture dont I'enjeu est la survie; vivre dans les lettres,
ce n'est pas s'installer dans un patrimoine mais I'inventer,.
fairè du soleil et de la place, inséparablement.
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Rééditer ce livre dans une édition de poche, ce ntst pas
seulement faire en solte qu'il soit de nouveau disponible; c'est
en prolonger le rayonnement mais aussi le déplaceç I'inscrire
autrement dans l'aventure de la survie.
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Dans sa première vie, La Mémoire dcs euures s'est imposé à
quelques-uns comme un bréviaire. Écrit pour tous et pour
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chacun,.il demande et appelle I'amitié d un plus large public,
ctst un livre ami de la mémoire, qui aide à penser et qui aide E J
à vivre, à habiter plus librement le séjour des livres.

Judith Schlanger a.publié de nombreux ouvrages sur la


pensée, ses enjeux culturels, son langage, ses métaphores, son
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invention, sa vocation.
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Du nÊrvrp AUTEUR
Judith Schlanger
Schelling et la réalité fnie
Presses Universitaires de France, t967
Les Métaphores de l'organisme
L a memolre des
Yrin, t97r; LHarmattan, 1995

Penser
Mouton,
la
1975
bouche Pleine
; FaYarà, ry83
æuvres
Le Comique des idées
Gallimard, ry77 PnÉpacr on CHnrsropHE Pneopau
L'Enjeu et le débat
Gonthier-Denoë1, ry79
L' Inu e nti o n i nte I lectue I le
Nouvelle édition
FaYard, t983
scientifques: Inuention et Pouuoir
Les Concepts
avec Isabelle Stengers,
La Découverte, t989 I Gallimard, r99r
Patagonie Publié auec le concours du
A.M. Métailié, r99o Centre National du Liure

Douleur Parfaite
Circé, r99t
La Vocatiott
Seuil, r997
Fragment éPiEre.
[Jne auenture iux boràs àe la philosophie
Belin, zooo

Verdier/poche
PnÉrecr

Une place au soleil

Les pas peinent à s'arracher à la boue. Des


silhouettes charbonneuses se pressent, frileusement
recroquevillées sur elles-mêmes. Soudain, un rayon
troue les nuages et encercle de soleil le sol piétiné: de
partout, on accourt, on se bouscule, on s'agglutine,
on joue des coudes. Plusieurs fois, la même scène se
répète, comme si quelqu'un, là-haut, jouait à trou-
bler la fourmilière: le projecteur s'éteinr, la grappe
de corps se défait et chacun retombe au pouvoir de
la boue froide. Mais voici que déjà, quelques mètres
plus loin, le cercle enchanté se reforme ; et tous de
se précipiter, dans une hâte maladroite, comique et
bouleversante... Nous sommes dans les bidonvilles
de Milan, un hiver juste après la guerre, dans un
www.editions-verdier.fr
film de Vittorio De Sica, Miracle à Milan; on y
Une pr.emière_édition de La Ménoire des euures a paru en 1992 aux
rêve de se faire une place au. soleil. Un siècle aupa-
éditions Nathan dans la collection u Le texte'à l,*u"r. i. ravant, l'expression avait servi de mot dbrdre aux
@ Éditions Verdier, zoog
carbonarii c'est du moins ce que nous raconte Giono
rsnN : 978-z-8643t- 5zB_4 dans Le Bonheur fou; un vieil homme leur répond
rssN: rgt2-2rJ4 en marmonnant: ( Faites du soleil au lieu de cher-

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cher à faire de la place... , Elle ne se rencontre pas duHarz dont parle Leibniz (et à cause des gnomes !),
textuellement dans La Mémoire des æuures de Judith mais j'avais bien le sentiment de céder à une curio-
Schlanger mais elle y est comme infusée. C'est un sité puérile et déplacée de barbare. Fragment épiqtte
"
livre sur les lettres, sur le séjour dans les lettres, d'orf est sous-titré u une aventure aux bords de la phllo-
les bibliothèques sont absentes, ou presque. On ny sophie u. u Aux bords u, insistons-y, pluriel que les
trouvera pas d'évocation aimable du plaisir paisible dictionnaires qualifient d'archaïque mais qui est
des rayonnages autour de soi. Quand il est question bien autre chose qu'une coquetterie de style. De fait,
de bibliothèques, c'est de leurs réserves, cet humus si la formule est de modestie, elle décrit aussi une
des livres délaissés qui les porte et en constitue I'en- prise, le territoire propre d'une ceuvre qui a entre-
vers ténébreux. Judith Schlanger y insiste: choisir pris, comme on peut le lire dans Penser lrt bouche
un livre, c'est en exclure beaucoup d'autres, contri- pleine $gZ), de mettre au jour le socle que ( routes
buer à circonscrire le cercle lumineux de lâttention, les constructions intellectuelles verbales onr en
participer à une aventure dont I'enjeu est la survie; commun t...] tl.] niveau sous-théorique présent dans
vivre dans les lettres, ce n'est pas s'installer dans un toute Ëhéorisation, qui est le niveau rhétorique de la
patrimoine mais I'inventer, faire du soleil et de la formulation ,. La première phrase des Métaphores de
place, inséparablement. l'organisme $971 le disait déjà: < Nous pensons à
En près de quarante ans, Judith Schlanger a travers des mots, à l'aide de mots, et peut-être aussi
consacré une douzaine de livres à l'exploration et à contre eux; un concept, vu par le petit bout, c'est
la description du monde lettré, élaborant ainsi une aussi un vocable. o Prendre conscience que le corps
théorie de la mémoire culturelle que Fragrnent épiqxrc verbal de I'abstraction n'est pas un < pion net et
(zooo), son autobiographie intellectuelle, présente sans bavure, exactement ajusté à son usage , mais
comme la résolution personnelle d'une tension qu'il u déborde la convention qui I'emploie o, parce
fondatrice entre le goût pour la pensée abstraite et la qu'il a une histoire, est recouvert par la patine du
tentation de l'érudition, ce qu'elle appelle l'abandon temps et garde trace des multiples usages qui en a été
aux u fêtes de la curiosité ,. Un temps séduite par les fait, c'est s'installer dans cette ( zone d'abstraction
études orientalistes, elle finit par choisir la philoso- moyenne , où I'idée s'épaissit, s'alourdit de concré-
phie, discipline perçue comme u le champion de la tions culturelles. Cette zone, c'est celle de I'his-
rigueur et de I'audace, figure en armes de la raison ,, toire, du ( commentaire historique des idées ,. C'est
mais sans réussir pourtant, comme tel serait son n l'horrible amoncellement des livres o dont parle

devoir d'apprentie philosophe, du moins en a-t-elle Leibniz, qui donne au théoricien des envies de table
le sentiment, à étouffer en elle le goût du contin- rase. Mais c?st précisément parce que nous sommes
gent. ( Un jour, écrit-elle, j'ai regardé dans un atlas pris dans cette masse et que nous pensons depuis elle,
orf se trouvait le massif du Harz, à cause des mines que I'invention intellectuelle est possible, que nous

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échappons à la perpétuelle reproduction du même. et se dépose en mémoire. Ladmiration fait le départ
Pour Judith Schlanger - le constat traverse toute entre les livres, en colore certains, en ternit d'autres,
son æuvre, depuis ses premiers ouvrages d'épisté- les promeut ou les relègue, les apparie ou les isole, les
mologue jusqu'à ses essais plus récents sur la littéra- constitue en lignées, en constellations. C'est elle qui
ture - u c'est la masse qui permet la fecondité D, cette donne un statut aux livres, une valeur; elle encore
masse, faite de strates superposées, de survivances, qui engage et rend possible la perpétuelle relance de
qui est la présence du passé. Aucun point de vue la littérature, qui fait que des vies se passenr dans son
surplombant n'est possible, la pureté théorique n'est commerce, s'inscrivent dans la chaîne complexe de
qu'un leurre; il ny a qu'une seule réalité intellec- I'imitation, ar'ec ses boucles, ses reprises, ses chan-
tuelle, la densité surpeuplée de la culture. S'opposant gements de régime. Ladmiration exhausse cemains
à un certain dolorisme qui dénonce périodiquement livres au rang de chefs-d'æuvre, en fait des monu-
le trop-plein de livres, elle décrit la masse dans sa ments, trouées héroïques qui, pour un temps ou pour
fonction positive et nécessaire de milieu. De même longtemps, écrasent et exaltent, poussent à écrire et
qu'une pléiade d'écrivains de premier ordre ne suffit découragent d'écrire, déterminent ce qui peut se lire
pas à faire une vie intellectuelle - il y faut aussi de et s'écrire, rayonnent comme des phares sur l'espace
grands liseurs, une foule de lecteurs intelligents et du visible, inventant des ceuvres méconnues, en reje-
passionnés - il n'est de chefs-d'æuvre que portés tant d'autres dans lbbscurité, reléguées parmi les
par la rumeur des æuvres mineures. Une locution impossibilités d'une époque. On pense à ce mot de
revient souyent chez elle, qui dit très bien ce senti- poète, à la mort de Victor Hugo: n Enfin, Il désen-
ment, et cela dès la première phrase de La Mémoire combre l'horizon. , La déprise d'une æuvre paradig-
des æuures: u Nous sommes au cæur debeaucoup de matique, le moment où elle s'éloigne, ce purgatoire
livres ,, plongés dans la masse des livres, des livres que lbn appelle l'épreuve du temps, se traduit par
que l'on a lus, que lbn ne lira pas, dont on ignore une recomposition de l'espace lettré tout entier, avec
I'existence, au cceur des livres oubliés, brûlés, pris de nouveaux jeux dbmbre et de lumière, I'apparition
tout entier, malgré qubn en ait, dans la grande de nouveaux acteurs au premier rang de la scène, la
rumeur de l'écrit. relégation de visages familiers, qui sbbscurcissent,
Vivre dans les lettres, c'est éprouver au plus touchés par la rouille insidieuse de la désuétude.
profond de soi ce ( sentiment d'envie fortifiante , La Mémoire des æuures a su créer autour d'elle la
dont parle Baudelaire: I'admiration. u Au cæur des sociabilité diffuse et chaleureuse de I'admiration.
lettres, écrit Judith Schlanger, se trouye lâdmira- Passé relativement inaperçu à sa parution, en r9gz,
tion >, sentiment dans lequel elle perçoit le cæur chez Nathan, dans la collection u Le texte à l'æuvre ,,
battant de la littérature, le principe dynamique qui dlrlgée par Henri Mitterand, cet essai bref,, d'une
accomplit ce miracle que la masse des livres sbrganise densité lumineuse, a peu à peu trouvé son public.

IO II
C'est un livre que I'on relit, que lbn médite, que lbn dArlequin en attendant le livre, le livre qu'on doit
cite, avec lequel l'on pense, qui a nourri, infléchi des toujours faire, qui court devant nous tout le long de
réflexions, suscité d'autres livres, autour duquel des la vie, après lequel on s'essouffie. Ces études sur le
amitiés intellectuelles ont grandi. Ses propositions dix-huitième siècle russe ont déjà paru dans la Reuue,
sur n le passé pertinent ), ( la présence renouvelée et mais elles sont nouvelles, puisqu'elles sont oubliées.
I'actualité renouvelée propres au livresque ,, sur la Brunetière, qui aurait remporté le prix de mémoire
qualité des n abstraits littéraires ,, ont été discutées, sur Pic de la Mirandole, me disait I'autre jour dans
reprises et prolongées dans des études qui s'effor- un élan d'indignation: "Quel publlc! pour lui tour
cent de renir ensemble la théorie et I'histoire pour ce qui est imprimé est inédit!" Le mot caractérise
penser le temps des ceuvres. C'est aussi un livre, assez bien I'insondable ignorance et la prodigieuse
comme tout livre que lbn admire, qui invite à en légèreté de ce grand public démocratique: je parie la
lire d'autres, au travers duquel lbn redécouvre des tête de M. Grévy que si quelques centaines de vieux
régions entières de l'espace lettré. Judith Schlanger humanistes voulaient bien se donner le mot et garder
cite peu, ses essais sont pauvres en noms propres et le silence, une réimpression du Neueu de Rarneau
il s'agit moins des æuvres qu'elle évoque - Caillois, signée Bonnetain, avec préface dAlexandre Dumas,
Kermode, Hobsbawm ou Michel Schneider - que de serait menée tambour battant jusqu'au dixième
tout un archipel diffus d'écrits auxquels ses propo- mille par des lecteurs inconscients, à grand renfort
sitions redonnent une actualité, qui redeviennent d'articles dans la presse sur cette nluue/tuté... >>

lisibles à travers elle. Il en a été ainsi, pour moi et Pour des traditionalistes comme E.-M. de Vogûé
pour quelques autres, de l'æuvre dAlbert Thibaudet ou Brunetière le u grand public démocratique ) est
et, plus largement, de ceux qu'elle appelle quelque amnésique. S'ils sont conscients que u la littérature
part (( les enfants de Bergson ): une certaine critique industrielle u d'un côté, la politique universitaire et
humaniste qui va de Charles Du Bos à Gaëtan culturelle de la III' République de I'autre, sont en
Picon... Mais je ne voudrais retenir ici qu'une simple train de faire basculer u le dispositif des lettres ,, ils
urriosité, un texte que je n'aurais su lire, que même sont impuissants à y voir autre chose que la ruine
j'aurais été incapable d'apercevoir sans la médiation de la culture; u la nouvelle Sorbonne ,, les n huma-
de Judith Schlanger. Il s'agit d'une lettre d'Eugène- nités modernes D sont perçues comme des invasions
Melchior de Vogûé à Armand de Pontmartin datée barbares et non comme les figures d'une reconfigu-
du 6 mai 1884. Le premier adresse au second, colla- ration de I'attention lettrée. Pour eux, les u classes
borateur comme lui de la Reuue des Deux Mondes, nouvelles , n'ont pas de mémoire propre mais une
alors dirigée par Brunetière, un recueil d'articles sur mémoire d'emprunt; elles s'en remettent, comme à
la littérature russe, dont on sait qu'il fut l'un des des fonctionnaires de la mémoire, à ces survivants,
introducteurs en France: u Voici encore un volume ces représentants de l'ancienne, de la vraie culture,

T2 r)
qui seuls savaient situer les livres, les reconnaître,
déterminer leur place dans la suite littéraire et
dans la hiérarchie des valeurs. Lidée d'un complot Chapitre r
de mémoire est naïvement réactionnaire dans son LB nevnns DE LA uÉuornp
postulat simplificateur et élitiste, mais elle dit, en
le déniant, quelque chose d'important sur le temps
des ceuvres: un livre est moins situé par la chrono- Une poétique bors mémoire ?
logie, par sa date de publication que par la place,
mouvante, qu'on lui fait dans les édiÊces complexes Nous sommes au cæur de beaucoup de livres,
de la mémoire. On peut rajeunir une æuvre, faire entourés de livres accumulés, pesants, immaîtri-
d'un vieux livre une nluueauté, comme on peut faire sables dans leur masse. Leur demande dâttention
passer ûne nouue/\uté pour un vieux livre - pensons nous cerne de tout côté. Pourtant, au milieu de
à Ossian et à Macpherson. .. -; et il n'est pas besoin tant de livres nous espérons toujours rencontrer par
de parler pour cela de complot ou de mystification, nous-mêmes le choc et l'événement d'une voix qui
c'est I'enjeu même de la lecture, où tout se joue comptera pour nous. Et certains livres, à I'horizon,
toujours au présent, dans le temps dyschronique de sont plus voyants que les autres et presque immaté-
la mémoire. riels dans leur statut de monuments.
On ne prétendra pas que c'est ici un livre Entre tous les volumes présents à un moment
nouveau que lbn lira, même si pour beaucoup il le donné, les actuels, Ies anciens et ceux qui sàn-
sera, et même s'il a été révisé pour lbccasion, nota- noncent déjà, les lettres ne sont pas avant tout
blement recomposé. Pourtant, le rééditer, chez un une bibliothèque et un héritage, ce qui est déjà là
autre éditeur, dans une édition de poche, ce n'est pas et qubn reçoit. Elles sont d'abord un champ actif
seulement faire en sorte qu'il soit de nouveau dispo- où il arrive quelque chose à tout moment et ce qui
nible; c'est en prolonger le rayonnement mais aussi naît à I'existence voudrait subsister. Assurément le
le déplacer, I'inscrire autrement dans I'aventure de la trésor a besoin qu'on I'habite, qu'on le contemple,
survie. Dans sa première vie, La Mémoire des æuures qubn le savoure; mais le geste essentiel est de faire
s'est imposé à quelques-uns comme un bréviaire. exister. Faire, fabriquer, produire, donner l'être,
Ecrit pour tous et pour chacun, il demande et appelle continuer. Lactivité poétique, en ce sens actif plutôt
l'amitié d'un plus large public, cèst un livre ami de qu'esthétique du terme, est au cæur des lettres
la mémoire, qui aide à penser et qui aide à vivre, à comme sa respiration indispensable.
habiter plus librement le séjour des livres. Lactivité poétique est toujours personnelle, et
Cnnrsropnr Pnaoeeu même parfois éperdument personnelle, mais pour
que la création dans les lettres puisse continuer, le

r5
jaillissement individuel ne suffit pas. Il est essen- Rousseau évoquait une situation somnambule
tiel à lèntreprise des lettres d'accueillir I'idée de de l'humanité orf, malgré l'écoulement du temps,
Ia ftcondité future. Le champ des lettres est aussi chaque génération était comme si elle était la
une carrière poétique (au sens où prendre la parole première. Un temps qui n'entraîne rien, qui n'accu-
c?st entrer dans la carrière) ; et c'est la mémoire des mule pas, qui n'a ni vecteur ni tracé, est aussi un
lettres, plurielle, directive et ouverte, qui, par-delà temps qui ne vieillit pas et ne fait pas vieillir. Peut-
les entreprises actuelles, rend possibles les entreprises on imaginer, en paraphrasant Rousseau, une durée
à venir. artistique dans laquelle les variations individuelles
Cette mémoire des lettres qui assure I'ouverture ne sont certes pas absentes, mais où chaque variation
féconde sur la suite, je la prendrai tout d'abord à pourtant est comme si elle était la première, de sorte
revers, en I'abordant non par son plein mais par son que chacune reste seule et la durée subsiste sans âge
manque. Je commencerai par explorer ce que peut et sans mémoire.
être un régime d'activité poétique sans mémoire: un La. question semble renvoyer directement aux
régime qui se veut pluriel et ouvert et qui entend bien sociétés qu'on appelait primitives, ou plutôt à l'idée
continuer, mais où la production et l'appréciation conventionnelle que nous en avons. C'est depuis
des æuvres ne sont pas régies par une mémoire. ses origines rousseauistes que l'ethnologie définit
Peut-il y avoir une carrière poétique, un espace les sociétés qu'elle étudie comme des sociétés sarls
commun d'activité poétique possible, où la suite soit histoire. Il n'y a rien d'étonnant, dès lors, à ce que
envisagée, où la création à venir soit encouragée - mais ces sociétés nous apparaissent, intuitivement, comme
sans la médiation des æuvres préalables portées par la le type même du lisse, du figé, du statique, puisque
mémoire et sans la pertinence d'une mémoire socle ? nous avons choisi de les voir comme telles. Nous
les avons constituées dans ce rôle. Minutieusement,
La première idée qui viendrait à l'esprit serait systématiquement, nous les avons perçues et posées
de rechercher des exemples de fait. Où trouve-t- comme notre antitype sur ce point. Nos analyses, en
on, autour de nous ou dans I'histoire, des cas qui couches successives, les ont ligotées autour de l'autre
répondent à la question que je viens de poser, c'est- pôle, dont nous avons eu besoin.
à-dire des situations de longue durée dans lesquelles Nous avons projeté I'idée d'un univers d'en face,
des æuvres sont produites et appréciées, mais sans statique et répétitif, régi par un temps cyclique
que l'æuvre nouvelle soit produite et appréciée en et ritualisé. Un temps qui n'accumule pas, qui
référence aux précédentes; ou plus exactement, sans n'amasse pas mousse et ne fait pas histoire. Pour des
que la satisfaction qu'elle donne soit mise en rapport raisons proprement occidentales, noLls avons tenu à
avec la situation d'attente créée par la succession des lire dans un ailleurs figé I'utopie d'une synchronie
æuvres précédentes. perpétuelle.

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Que cette synchronie soit avant tout dans le regard et durablement fécondes - resre élusive et doir être
et dans le désir de lbbservateur, ne rend pas le passé reprise autremenr. Non plus en se demandant où,
des sociétés dites primitives plus facile à connaîrre. dans la réalité, on peur renconrrer de telles situa-
Longtemps, trop séduits par I'idée d'un art immé- tions, mais en cherchant où la réflexion les propose,
morial, nous avons prêté à ces sociétés une longue les décrit ou même les prescrit. Non plus dans les
stabilité du goût. Nous lisions chaque æuvre sur fond faits, qui sont fuyants et dont le sens n'est pas clair,
fixe de tradition, en la rattachant au cadre normatif mais dans les conceptions ou les doctrine s qui déf-
directement. Après avoir projeté une telle réponse au nissent la situation poétique à l'écart de tout rapport
départ, il devient encore plus difficile à présent de se au passé comme.richesse et fondement; aurrement
demander comment leur passé artistique, que nous dit, sans considérer que I'antérieur est pertinent.
admirons, se rapporte à lui-même dans la durée, et Érroq.t.r la perspective jungienne revient à viser
si vraiment il s'est constitué sans une mémoire des un champ immense qui inclut avecJung les interpré-
traditions et du goût. tations deJung, en partie réaccentuées par Bachelard,
Certes la fixité n'est pas vraimenr une immobilité, systématisées par Gilbert Durand. (Et d'une cerraine
et la conscience de I'identité artistique s'accommode façon, des points de vue universalistes comme ceux
partout d'initiatives et d'altérations. Dans ces sociétés de Dumézil et de Leroi-Gourhan ne sonr pas non
également, une arrention compétente peut percevoir plus étrangers à ce champ) Non seulement le terri-
sur la longue durée des modifications, des variarions, toire est extrêmement vaste, mais surtout le travail
des changements. Mais s'il est assez clair que la tech- d'exploration de I'imaginaire verbal des mythes,
nique et le goût ont changé, ce qu'il faudrait pouvoir des symboles et des rêves reste assez incoordonné.
comprendre, c'est dans quels réseaux de relations Cependant on peut, me semble-t-il, retracer les déci-
sont nées et gardées les diftrences. À tr",o.rs I'ini- sions de fond et les reconstruire en quelques traits.
tiative et la décision personnelles, un écart donné se Devant I'immensité des textes descriptifs et
rattache-t-il pour lui-même à une suite d'initiatives réfexifs, si difficiles à unifier et à résumer, je cherche
préalables accumulées en tendances et en lignées ? à voir comment une perspective jungienne pose la
Quels ont été les modèles et quel est leur starur ? S'il matière poétique et comprend notre relation à cette
y a mémoire en ce sens, elle reste énigmatique. substance poétique fondamentale. Les analyses
jungiennes prévoient assurément que la création
artistique et poétique se poursuive, mais dans quelle
En perspectiue jungienne relation au temps et à ce qu'a pu engendrer le passé ?
Peut-on parler ici d'une temporalité poétique ?
La question que je posais au départ - or) rrouve- Iloptique jungienne nous place d'emblée dans un
t-on, hors mémoire, des créations poétiques suivies monde plein où tout le possible est déjà là. Toutes

r8 r9
les options fondamentales du rapporr symbolique étaient à notre disposition personnelle de la même
au sens sont données. En fait, cette donne est notre façon. Au contraire, le clavier esr déjà qualifié,
origine: non seulement elle précède, mais surtour elle partiel, complexe pour chaque personne. Et I'inti-
fonde ce que nous sommes et ce que nous pouvons mité personnelle est justement ce clavier difforme et
faire. un peu fou, plus aigu dans telle zone, plus vague
Lexpérience du sens n'est pas systématique et ailleurs, tantôt obsessif et tanrôr dérobé, qui impose
ce n'est pas le système des figures du sens qui se ses limites et ses insistances, ses contraintes et ses
présente à nous. Au contraire, les figures s'imposent séductions.
à nous chacune de son côté, dans toute sa vivacité Pour chacun la substance poétique est brouillée
singulière. Si bien que la connaissance du réper- deux fois, par la personnalité er par le contexre
toire, loin d'être un point de départ, est plutôt un culturel. Brouillage idiosyncrasique: ce qui tient
objectif de la recherche, ou un idéal régulateur. Il au psychisme individuel, à la texture de la person-
nous faut tâtonner, à travers enquêtes et synthèses, nalité, choisit er mer en relief les rrairs saillants de
pour essayer de reconstituer I'ensemble du registre. I'expérience intime du sens. Et brouillage culturel:
Il faut toute une exploration complexe pour dégager des schématismes symboliques partagés organisent
la typologie, et le travail de recensemenr reste ouvert collectivement le possible, I'importanr, le souhai-
indéfiniment. table et I'exclu.
La recherche est ouverte, mais la donne est Une approche relativiste insisterait sur ce double
complète dès le départ. Le répertoire est plein, la typo- brouillage intermédiaire qui fait de tout point de
logie est close. Il sâgit d'une situation où la richesse ne vue un point de vue parriculier, local et limité.
se constitue pas en cours de route, dans un clevenir: au Mais I'approche jungienne retient, au contraire, que
contraire la richesse est donnée dâbord rour enrière. nous avons tous accès à notre base commune. Si
Elle est un préalable, puisqu'elle est un socle. La typo- épais et déformant qu'il puisse être, l'intermédiaire
logie que nous cherchons à connaître, nous savons (psychique ou culturel) ne fait pas vraiment écran.
qu'elle est déjà complète, que nous la connaissions ou Lexpérience singulière, à rravers ce qui la configure,
pas. Tout ce que les symboles du sens peuvenr être, ils à travers ses préferences et ses aveuglements, renvoie
le sont déjà depuis toujours, puisqu'ils sont le fond et toujours au fondamental et retrouve l'expérience
le fondement. et le goût du fondamental. Personne, c'est vrai, ne
Comment chacun est-il rattaché au répertoire de dispose de toutes les figures qui fondent le sens; mais
fond de la substance poétique ? Directemenr roujours, chacun peut toucher son sol, chacun a un accès
mais pas immédiatement. Personne ne dispose de direct au fondamental.
tout ni n'est à égale distance de tout, comme s'il Dans une telle perspective, le propre de l'art (et
s'agissait d'un clavier neurre dont toutes les touches par exemple de la poésie) est de redire, de renforcer,

zo LI
dtxhumer, d'exhiber, de rendre manifeste notre Lartiste, le poète, est celui qui exprime la profon-
rapport au fondamental. Dans I'art, ce qui nous deur et porte au jour quelques-uns de ses aspects,
touche est justement ce qui nous fait retrouver la si bien que la lecture pourra retrouver grâce à lui
donne originaire à travers notre infexion propre. quelque chose d'essentiel qu'elle ne croyait pas
Ce qui nous atteint ou nous émeut est ce qui nous savoir. A lire on se sent confirmé. C'est une poétique
renvoie à ce fond, qui est Ie profondpar excellence. de l'expressivité, qui prend aussi en charge certains
C'est ici que la distinction entre le superficiel et rraits romantiques. Une telle poétique suppose bien
le profond devient, avec Bachelard par exemple, un que les expressions possibles et les variantes person-
critère du jugement poétique: non pas un critère nelles sont en nombre illimité - c'est ce qui fait que
esthétique, mais un repère existentiel. (Jne æuvre la carrière poétique est ouverte - mais le fonds est
ancrée dans du livresque, un poème qui se rapporte complet, les catégories sont toures là et le réper-
à d'autres poèmes, sera par définition quelque chose toire est clos. On peut toujours ajouter aux façons
de superficiel. Ce qui renvoie à ce qubn a lu et d'énoncer, de déployer et de rejouer la profondeur,
appris ne peut pas toucher vraiment. C'est un mime mais pas au socle porteur lui-même.
extérieur du profond, qui nous laisse pris dans une La poésie et l'art, par leur essence symbolique
surface lettrée où des textes peuvent toujours engen- et mythique, renvoient directement (comme le
drer des textes, mais jamais rejoindre les mythes. religieux, d'ailleurs) à un universel figuré. Entre
Par contre, un vrai poème renvoie directement à un la subjectivité et les figures universelles du sens, le
immémorial: au mythique et non pas au textuel. Sa contact est possible, le passage est direct. Lexpérience
lecture €st une expérience profonde. Aiguë et juste, poétique est une expérience spirituelle qui rejoint le
mais avant tout profonde. fonds primordial et rejoue son propre ancrage. La
Autrement dit, qu'attendra-t-on d'un vrai puissance en nous des mythes traduit justement I'ins-
poème ? Non pas qu'il inaugure, non pas qu'il cription directe de l'immémorial dans la personne.
déconcerte, mais qu'il révèle ce qui est déjà là. Non Dans cette perspective, l'expression poétique
pas qu'il apporte du nouveau et du diffërent, mais renvoie à la matière poétique, c'est-à-dire au réper-
qu'il actualise un aspect de la profondeur. Le poème toire originel diffus. Le passage se fait dzr fonda-
profond n'invente pas, il retrouve chaque fois un mental à l'intime: l'ceuvre relève de I'expérience
peu autrement. Il rejoint le même, il retrouve I'es- intime du sujet solitaire et de son parcours inté-
sentiel, cette donne fondamentale, cet originel qui rieur. Et le passage se fait de l'uniuersel à I'unique: le
était déjà là. Joie d'explorer, découverte de possibi- résultat n'est pas le nouveau, mais l'unique. Non pas
lités inconnues ? Ce que le poème nous donne est le nouveau, qui prend son sens dans un contexte et
surtoLrt un bonheur de contact, de retrouvailles et une lignée, mais l'unique, précieux et singulier.
de ressourcement.

22 2l
L'auenture de Caillois striée de séries. Plusieurs ressorrs (la dissymétrie,
par exemple), plusieurs srrucrures, réseaux ou séries
Regardons à présent un cas radical de poétique traversent les niveaux différents de la matière, et
et de poésie hors mémoire : la dernière réflexion coupent du même tranchant le géologique, le biolo-
de Roger Caillois, sa méditation sur les pierres. À gique ou I'impondérable des nuages et des rêves. Ces
un moment donné, Caillois entend écarter ce qu'il grandes séries transversales sont en nombre limité et
nomme la n bulle n ou la ( parenthèse n. Il entend ne sont pas coordonnées enrre elles. Inéluctables et
contourner la culture et les livres, cette respiration arbitraires, elles marquent les régions de l'être, l'ordre
dense, ce milieu trop peuplé dans lequel tout s'ajoute humain comme le reste. Ce qui fait leur uniré, c'est
et pullule et rien ne fait silence. Pour enfin quitter ce l'unité de leur jeu.
que Leibniz appelait u l'horrible amoncellement des Il s'agit donc d'une combinatoire où tout esr déjà
livres o, il se déplace là où rien n'est encore écrit, face donné depuis longtemps er tout le possible a déjà été
à une temporalité nue, celle d'un monde antérieur, joué. La syntaxe de l'univers repose sur un pluriel
immobile er sans histoire. assez limité. Ce qui rend pourtanr I'univers riche et
Le spectacle du monde a toujours accroché le inépuisable dans ses effets, c'est qu'il est redondant.
regard de Caillois par des arêtes vives qui sont des Il répète et répercute le jeu de ses formes un peu
énigmes, des reliefs saillants et troublants. Le fantas- partout et plusieurs fois.
tique, les écorchés, le mimétisme animal, la pieuvre Les formations humaines (celles de l'art, celles de
et les autres animaux qui font peur, la dissymétrie, l'imaginaire) ne relèvent pas d'une autre logique ou
les pierres figurées I'ont arrêté tour à tour. Mais d'un autre destin que le reste. Au contraire , Caillois se
c'était chaque fois à travers ce qu'on pourrait appeler plaît à effacer quasiment lbrdre humain, si précaire,
le dossier lettré de la question: à travers le nuage si passager, dans une matière aux formations gigan-
des spéculations érudites, séduisanres ou bizarres, tesques et subtiles. Une matière indiffèrente qui le
qui ont accompagné et comme auréolé ces phéno- précède et I'ignore, et qui lui succédera sans même
mènes. Quârrive-t-il quand un grand lettré décide savoir qu'il a passé.
de quitter les livres, de n'être plus, pour reprendre Dans cet univers hautain et redondant, la poésie
le mot du père de Descartes, n relié en veau ), et de (comme I'art) est pléonasme. Elle est la science des
dénuder désormais son regard pour observer l'uni- pléonasmes de I'univers, dit Caillois. Les mêmes
vers et ses jeux? syntaxes, les mêmes séries se retrouvent de la géologie
Dans la diversité du spectacle du monde, Caillois au nuage, du minéral à Ia peinture abstraite, de I'es-
s'est toujours plu à reconnaître l'unité de l'univers. pace à I'imaginaire. Les mêmes, si ce nèst que l'ordre
Mais rrne unité de quelle sorte ? Ce n'est ni I'unité de de la matière est antérieur à l'autre, plus durable et
l'homogène, ni I'unité du système. C'est une unité plus fondamental que I'autre. Le monde se répercute

z4 2'
et se redit lui-même; et dans le monde la poésie, qui Le modèle de l'épopée orale
ne sait pas qu'elle est du monde, qui se croit hors de
la nature, elle aussi répète et redit. Y a-t-il une poésie possible hors de tour rapporr
En écartant les livres et les affaires humaines, à un passé poétique pertinent ? La perspective
Caillois devient un regard solitaire qui s'attarde, jungienne pose que oui, puisque le poétique s'ancre
fasciné, aux pierres singulières chargées de formes et dans le fondamental, qui est une origine et non pas
de figures. Sa contemplation pourrait se faire silence. une histoire. Et Caillois, dans une optique différente,
Mais elle devient description. Caillois invente le entend montrer par I'exemple que c'est possible.
type et l'écriture d'une description précise, à froid, La situation de l'épopée orale est difftrente encore
très sobre dans son humeur méditative. La pierre, et selon le livre dAlfred B. Lord et Milman Parry, The
le regard longuement arrêté sur la pierre, aboutissent Singer of Tales (1959). Lusage que je ferai de ce grand
à une substance verbale inédite, une forme neuve de classique (contesté) des études ethnologiques et folk-
poésie. loriques, ainsi que des études homériques, sera plus
Comment comprendre une pareille entreprise ? complexe. Je le considérerai uniquement comme un
Quel est le statut de cette immédiateté seconde modèle. Autrement dit, je laisse à dâutres le soin
qui se gagne, séduisante, dans la contemplation ? de s'interroger sur la pertinence de cette analyse
Peut-on, en le décidant, écarrer de soi tout ce qubn de l'épopée populaire orale en Yougoslavie dans les
a lu et contourner tout le culturel ? Et qu'est-ce années rg1'oi et sur la pertinence du rapprochement
qui est écarté, dès qu'on garde le langage ? Et quel avec la création homérique pour la longue période
langage ! Attentif à sa précision pure, pressanr er orale que nous connaissons mal, celle qui précède
lointain, rayonnânt sans lyrisme. I'enregistrement officiel et la fixation écrite des
Le parti pris de description ouvre une intensité poèmes. Je considérerai ici la description de Lord et
poétique qui fixe directement I'univers des pierres Parry non pas comme une analyse de terrain, mais
et des formes, des transformations et des jeux. comme une pure représentation conceptuelle.
Cette poésie somptueusement ascétique ne véhi- Comment le modèle de Lord et Parry présente-
cule aucune mémoire âpparente tout en gardant, t-il la création poétique épique dans un cadre tradi-
et cèst son paradoxe, l'âme littéraire du langage. tionnel oral ?
Ici une aventure de I'esprit trouve sa résolution Les conditions que décrivent Lord et Parry suppo-
personnelle dans une æuvre singulière et par défi- sent un monde dans lequel il existe déjà plusieurs
nition isolée. cycles épiques. Aussi bien le fonds universel jungien
que I'univers stable de Caillois posaient l'unité au
départ. Ici tout commence avec I'existence préalable
de quelques scénarios, et cette pluralité de fait ne
z6 27
r
I

peut être ni dépassée ni réduite. Il est essentiel que le tions et les développements obligés sont pour lui à
stock traitable comprenne d'entrée de jeu plusieurs la fois des contraintes et des supporrs. il dispose de
écheveaux d'épopées. Il y va, là encore, de la nature coques structurelles et de morceaux préconstruits,
d'une combinatoire dont les catégories sont closes et qui peuvent ressurgir dans des épisodes difiérents.
les applications ouvertes. Ces cycles épiques sont déjà Des scènes ou des développements à usages multi-
présents, reçus d'avance, et les auditeurs les connais- ples peuvent d'ailleurs se rerrouver dans des cycles
sent globalement. épiques diffërents.
Un auditoire de place publique ou de taverne a ses Le barde lui-même se forme en écouranr, en
conditions propres dâttention et dâttente. La durée reproduisant; puis, s'il est bon, il développe peu à
de lâttention pour une séance donnée est largement peu des préférences, des habitudes, des rendances,
imprévisible: une partie du public peut rejoindre ou qui lui font un style propre, jusqu'au point où I'ama-
quitter la séance, et les longues heures prévues risquent teur compétent peut reconnaître, en principe, Ibri-
d'être interrompues. Il faut qubn puisse entrer au cours gine régionale ou le style personnel d'un chanteur.
de la performance et partir à un repos du récit. Il faut Je rappelle que je parle ici du modèle de Lord et
que l'attention se repère vite, que le poème soit identi- Parry et non pas d'une situation réelle que ce modèle
fiable facilement et qubn reconnaisse vite l'épisode. décrirait. Dans I'univers de ce modèle, la matière
Ici les conditions de I'attention sont consonantes épique est partagée par tout l'auditoire sous une
à la nature de I'attente poétique. il s'agit d'un public forme diffuse et virtuelle. En un sens, elle est inac-
qui ne veut pas être entraîné vers I'inconnu, décon- cessible, puisque son essence ne sera jamais intégra-
certé, désorienté. Il veut, âu contraire, retrouver le lement manifestée. Elle ne sera jamais présente tout
même, c'est-à-dire réactualiser un aspect de ce qui, entière; ni d'ailleurs établie d'une manière définitive
en droit, lui est connu. Il veut retrouver une facette et absolue. La substance poétique orale n'a juste-
d'un fonds commun qui n'est jamais rour à fair ment pas de réalité fixée et de forme absolue, puis-
objectivé, jamais vraimenr présent, mais dont l'idée qu'elle ne peut avoir que des réalisations partielles,
et les grandes lignes lui sont familières. et puisque chaque réalisation, chaque improvisation
De son côté, le barde a intériorisé, avec la nébu- est, par définition, quelque peu difiërente des autres.
leuse, des moyens techniques de la traiter. Il dispose De sorte que toute performance est à la fois adéquate
de matériaux.préalables qui sont des moyens d'im- et imparfaite, légitime et un peu décalée - et cela,
provisation. A l'échelle courte, il a des formules même dans le cas où le même épisode est recréé deux
- des locutions ou des procédés de remplissage qui fois par le même chanteur.
meublent le vers et souriennent le débit. Certains tics En même temps, cette substance poétique instable
peuverlt même devenir sa marque distinctive. D'autre a une réalité collective très puissante dans sa fonction
part, à une autre échelle, les scènes à faire, les situa- régulatrice. Les conventions implicites de lâttente

z8 29
sont vigoureuses et sûres dans leur appréciation; Sans modèles fixes, il ne peut y avoir, iustemenr,
elles réagissenr par l'inclusion ou le rejet. Il est vrai que des variantes, dont certaines sont plus prisées
que I'attente collective ne connaît pas les contours de que d'autres. C'esr I'oralité qui rend la variabilité
I'histoire, au sens où elle ne pouriait pas en donner inévitable, et c'est la connivence du groupe qui rend
un récit définitif; mais elle reconnaît et elle juge. possible, jouable, intéressante, f".ond., une poétique
Elle sait très bien, à l'écoure, ce qui est recevable par de la variabilité.
l'histoire, ce qui est inédit mais intégrable au rétit,
ce qui I'embellit et l'enrichit, et ce qui ne peur pas
lui appartenir. Elle sait aussi quelle performance ou Variantes
quelle version esr excellente et quelle autre médiocre.
Lattente du groupe ne peur ni énoncer d'avance le D'un point de vue jungien, la substance poétique
système de ses décisions, ni même justifier ses réac- renvoie à son socle, c'est-à-dire au réseau profond des
tions, mais elle a ce savoir réactif qui lui permet de figures symboliques du sens. Dans la perspecrive de
dire: cela convient, ou cela .r. .onu1..r, p"r. Caillois, la substance poétique traduit la srructure
Tout fonctionne ici dans une connivence intuitive de I'univers et rejoue quelques-uns des ensembles
de la justesse, une compétence partagée qui recon- de formes qui gouvernent la matière. Avec Lord et
naît cas par cas les configurarions et les limites. Ce Parry, par contre, la production épique esr intran-
savoir implicite ne pourrait pas produire une version sitive et renvoie uniquement à son propre stock.
complète et aurorisée d'un cycle épique, puisque ce Autonome et collective, la substance épique esr un
n'est même pas envisageable, mais il peut, avec une ordre à part. Ces trois cas montrenr des situations de
grande sûreté, accepter certaines distorsions et en création ou des carrières poétiques très différentes
refuser d'autres. dans leur amplitude, leur type d'ceuvres et leur
La notion d'identité change. Une expérience nous rapport au réel. Néanmoins cette rapide explora-
montre, dans ce livre, un chanteur en écouter un tion retrouve aussi des traits communs: une mise en
autre, déclarer qu'il va refaire exactement la même æuvre analogue de la pluralité. Nos trois exemples se
chose, et assurer ensuite qu'il vient de le faire alors
- donnent un double niveau de pluralité.
que les différences nous saurenr aux yeux et que les À un p..-ier niveau, on por. que la substance
deux performances nous paraissent très difféi.rrt.r. poétique est foncièrement plurale, au sens où elle est
Lidenrité,.ici, n'esr pas celle d'un étalon, puisqu'il constituée par plusieurs aspecrs: plusieurs symboles
n'y a pas de réalisation absolue ou d'état int"ngibl. et mythes chez Jung, plusieurs réseaux de formes
qui serve de critère. Mais c'est l'identité d'un iadre chez Caillois, et chez Lord et Parry plusieurs canevas
de uaritûionr, er donc un englobant insaisissable, épiques coexistants. Cette pluralité de fond ne peur
mobile, dont les limites sont révélées par les refus. pas être ramenée à I'unité;on ne peut pas la réduire

,o 3r
l--
à I'homogène otl au système' car elle n'est pas régie Une poétique combinatoire opère dans une
pal' url principe unique, source ou centre. Elle a' ar-r dinrension qui est de I'ordre du u chaque fois ,. Elle
minirntrm, quelqr,res centtes. Plusieurs, mais peu: ces ne s'occupe pas, à la façon d'un code, de couvrir le
cenrres sont en nombre limité. De sorte que cette terrain, de remplir les cases et d'illustrer les cas; ni
pluralité constitutive est ûnie et dénombrable (en de compter, classer ou comparer. Elle ne décrit pas,
âroit, sinon toujours en fait). elle pose. Elle vient rendre présents et actuels des
Sur cette base, à un deuxième niveau, le pluriel éclats d'un trésor virtuel. Cette poétique se joue rour
prend un caractère difftrent. Il devient le pluriel entière dans chacune des occurrences, et sa puissance
démultiplié, le pluriel indéfini des occurrences, des esr de produire un cas différent chaque fois. De là la
réalisations et des cas. Il devient l'explosion de l'in- valeur de renouvellement de chaque performance,
nombrable. Avec Jung, quelques noyaux mythiques de chaque poème, et sa valeur absolue d'événement.
aboutissent à I'immense variété intime des expé-
riences religieuses ou poétiques personnelles. Avec Regardons mieux à quelles conditions une donne
Caiilois, quelques grandes séries de formes géorné- limitée s'épanouit en une multiplicité indéfinie et
triques organisent à tous les niveaux une profusion indéfiniment diversifiée. Tout tient à la façon dont
stupéfiante, une exubérance de formes. Avec Lord et le terrain est couvert; le terrain, ou encore, pour
Parry, quelques récits épiques élémentaires donnent reprendre une image qui a été souvenr employée
naissance à des milliers de performances. Bret la dans ce contexte, l'échiquier. Si le terrain est couvert
finitude originaire devient intarissable. d'une manière régulière et égale (une occurrence
Or c'est le propre d'une poétique de la combina- pour chaque emplacement, et une seule), alors le
toire de maintenir ces deux pluriels tressés ensemble, résultat est dénombrable. Peu importe si le chiffre
le pluriel fondamental pauvre (quelques-uns) et dépasse vertigineusement l'intuition, la combina-
le pluriel phénoménal riche (beaucoup et toujours toire est finie.
plus). Mais ce n'est pas le cas si la saturation est inégale.
Je parle ici de combinatoire sans parler de code. S'il y a tantôt lacune et tantôt redondance; si cer-
Un code suppose que le terrain décrit soit couverr tains points sont cent fois repris alors que certains
d'une manière régulière et soit également saturé. possibles ne sont pas illustrés; si quelques zones sont
Mais si la poétique de la combinaroire peut rendre très denses et comme piétinées à côté d'autres zones
sa substance infinie - c'est-à-dire, en droit, non presque inexplorées; alors le cadre reste stable mais
dénombrable - c'est parce qu'elle n'est pas saturée le possible y foisonne.
d'une manière unifonne. Autrement dit, elle n'est Lorsque Jung cède à la tentation de la typologie,
pas régie par un principe de traduction ou d'ordre, les catégories de son fichier symbolique entrent en
mais par un principe d'actualisation. difficulté avec I'excès et le manque - ou plutôt, en

)L 11
difficulté avec l'épaisseur entêtée et toujours conrra- épisodes. Rédiger les récitations traditionnelles en
riante de I'expérience personnelle. Caillois explique coordonnant les épisodes parriels, comme les tyrans
à maintes reprises que le répertoire des formes est dAthènes l'ont ordonné pour Homère, fausse la
limité mais que leur présence esr redondante, elle logique de la coexistence orale et la détruit.
qui court à travers les niveaux de la matière et ruis- Dans une poétique de la variation orale impro-
s.elle irrégulièrement; redondante avec quelque chose visée, il ny a pas de version autorisée: ni variante
d'excessif, d'éclatant et de déroutant qui là rend, à privilégiée pour tel épisode, ni synrhèse ordonnée
nos yeux, arbitraire. Et il est clair, d'après Lord et de l'ensemble du récit. Cette production poétique
Parry, que c'est la diversité redondantè qui assure n'additionne pas et ne totalise pas: au contraire, elle
la vie même de l'épopée orale, ,.i reprises fait foisonner le partiel, elle démultiplie la richesse
"u.. partielles,
toujours partielles, ses omissions toujours qualitative.
ses contenus toujours ressassés et ses performances
J'ai évoqué dans le langage de la saturation
chacune unique.
- redondance ou lacune - ce remplissage irrégu-
. C'est par les irrégularités de la saturation qu,une
pluralité de fond limitée et d'ailleurs assez pauvre peur
lier qui seul a le pouvoir de rendre la combinatoire
infinie. Lidée de la diversité à partir d'un cadre nous
se démultiplier et devenir, dans s., .ff.tr,lr,épuisable
est plus familière dans un autre langage, dans le
e-t imprévisible. Il suffit alors que l'épopée orale parte
langage du jeu, où quelques règles fondent une infi-
de quelques grands schémas articuléi pour engen- nité de parties: soit qu'un élément de hasard (dés ou
drer une infinité de poèmes épiques torllourr néces- cartes) renouvelle chaque fois la donne au départ, et
sairemenr parriels, à la fois répétitifs et singuliers. donc relance indéfinimenr une situation diffërente;
Dans cete logique, les performances poéti- soit que le point de départ (les pièces sur l'échiquier)
ques, les improvisations épiques, ne peuvenr pas, reste identique. Il est possible de dire que chaque
ne doivent pas être cousues ensemble dans un tissu variante épique, dans sa performance orale, est une
cohérent er conrinu, car elles ne sont pas des frag- autre partie du même jeu; et que le rapport d'iden-
menrs, mais, ce qui est très diffërent, des actuali_ tité et d'altérité qui unit la variante au cadre esr
sations, des productions, des variantes. La variante semblable à celui qui unit la partie au jeu.
est logée dans son englobant rour aurrement que le On rejoint ainsi les spéculations ludiques de
fragment dans son tout: le fragment est un éléÀent, Roussel ou surtout de Perec; les univers fictifs décrits
la variante est un événement. Il est de la nature des par Borges ou Calvino pour illustrer la variabilité
variantes de coexister et de ne pas s'unifier. Elles dans une situation globale régie par le jeu; les enrre-
coexistent dans la connivence qui soutient leur appa- prises minimalistes en poésie et surtout en musique
rition, dans l'obscur savoir pragmarique du groupe; (John Cage, Philip Glass, Steve Reich) qui font table
elles ne s'unifienr pas dans la mise bàut à bàut àe, rase de la mémoire pour gagner, à partir d'une donne

t4 3t
-
extrêmement réduite, sur un fond de pauvreté radi- distinguer les effets justes et les amplifications erro-
cale, la jouissance pure d'un espace de développe- nées, l'expression correcte et le solécisme. À partir
ment ouvert. En fait, la poétique hors mémoire du d'une base minime, quelques instants sullisaient pour
jeu combinatoire est un couranr récessif qui nous engendrer à la fois le langage ludique lui-mêrne et la
accompagne sporadiquement - plus riche peut-être compétence du public.
de désirs et de rêveries théoriciennes que d'ceuvres. Ici le temps et I'expérience gardent bien trn rôle
formateur à l'intérieur du jeu - mais à l'intérieur
du jeu seulement. Lexpérience temporelle esr courte,
Limites de I'amnésie non seulement brève mais surtout courte, puisque la
compétence est incluse tout entière dans les limires
Il est donc possible de concevoir, et même de du jeu. C'est dans le cadre du jeu et de son unique
Pratiquer, une enrreprise poétique qui repose sur partie, que les coups joués ne s'abolissent pas rour de
I'amnésie, ou plus exactement sur le rènou,rèll.-.rrt suite et peuvent altérer la suite; ce qui pourrait être
continu de la table rase. En changeant de jeu après une définition de l'apprentissage.
chaque partie, on assure un oubli à répétition, un La carrière poétique échappe-t-elle au temps en
oubli structurel qui esr, pour ainsi dire, perpétuel- devenant ludique ? Pour que ce soit le cas, il faudrait
lement neuf. qu'elle garde uniquement la mémoire brève cle la
Dans ce cas la discontinuité imposée segmente situation, une mémoire quasi instantanée qui n'est
le temps er surtour le temps pertinent, puisque la autre que le savoir des règles et qui ne garde rien
pertinence devient prisonnière d'un champ et d'un des jeux précédents. Cette poétique limite est aussi
seul. A I'intérieur du champ, les règles du jeu ont une poétique discontinue. Comme elle contient et
bien sûr une cerraine durée, qui est celle de leur vali- procure chaque fois tout ce dont elle a besoin, elle
dité. Et tant qubn resre dans ce jeu, I'apprentissage doit perpétuellement réinventer son jeu.
est possible à partir des prémisses de base; on peur Où trouve-t-on une mémoire en droit toujours
sâméliorer, voire arriver à une maîtrise de la synraxe vierge où s'abolit le déjà joué, une table rase toujours
et de ses effets. recommencée, un pur savoir structurel de la forme
Je me rappelle un chansonnier, Bonino, qui ensei- du jeu ? Dans une machine, car seule ttne machine
gnait à son public un langage imaginaire inédit à peut annuler I'expérience traversée; encore faut-il
partir de quelques rudiments aléatoires. Très vite le préciser: une machine incapable d'apprentissage.
public développait le langage, produisait lui-même Pour assurer I'amnésie, il faut un artifice; il faut
les exercices, et pouvait reconnaître ce qui appartient un parti pris stratégique et technique qui rende I'ap-
bien à l'étoffe de ce langage er le nourrii, et ce qui ne prentissage insignifiant en limitant sa pertinence, en
lui convient pas. Ce qui ouvrait le très vif plaiiir de réduisant sa portée. De pareilles décisions techniques

36 )7
existent; on les renconrre chez les surréalistes, par
exemple, ou à l'Oulipo; on les voit aussi déployées
comme marériau fictif, en particulier chez Borges. Chapitre z
Il n'est donc pas impossible d'instaurer I'am- Vens r',c'mpNrr rErrRÉe
nésie: il suffit d'instituer la discontinuité. Ce qui
revient à brûler le champ poétique, comme on brÂle
un espion en le neutralisant, er comme on brfile La mémoire traditionnelle orale
un champ en le fertilisant. Rendu discontinu, le
poétique est voué au ponctuel. Par cerre démarche, Revenons au modèle de Lord er Parry, ce modèle
il va de soi qu'on n'y ouvre aucune carrière, au sens hypothétique dont la valeur de description concrère
où je plus haut de carrière poétique, cèst_à_ reste en suspens. D'après ce modèle, on I'a vu, un
_parlais
dire dbuverture partagée u.rs pluiieurs entreprises stock collectif s'épanouit en une multitude d'im-
et plusieurs aventures.
provisations, une matière épique virtuelle s'acrualise
dans des performances dont chacune esr à la fois une
réalisation er une variante.
Contrairement au jeu improvisé par Bonino er aux
autres jeux amnésiques que j'ai évoqués, ce modèle
suppose un savoir diffus qui déborde de toutes parts
la situation de la performance. Ici la performance
n'enclôt pas Ie terrain: la performance n'aurait aucun
sens, elle ne pourrait même pas avoir lieu, sans une
compétence générale qui fonde la situation. Le public
part d'un savoir préalable er d'une artenre préalable.
Savoir et attenre sont indéfinis sans être vagues, car
on sait globalement à quoi pouvoir s'arrendre même
si on ne peut pas le préciser.
Le public connaîr, de certe connaissance infuse
et réactive que je mentionnais plus haut, les canevas
épiques et la distribution des épisodes. Il sait aussi
ce que doit être, normalement, normativement, une
séance. Il sait également ce qu'il amend ce jourJà
de ce chanteur particulier, selon son statut. Est-il
? Est-ce un débutant ? De qui est-il l'élève ? De
célèbre

39
quelle région vient-il ? Quelle esr sa rendance ou sa
variantes dans la même orbite). Limprovisation et
spécialité ? Il pourra apprécier la séance en la compa-
son appréciation collective sont toutes deux prises
rant à d'aurres séances, voire à dâutres performantes
dans un savoir préalable et portées par une mémoire
du même chanreur, à propos d'épisodes difftrents ou
traditionnelle.
à propos de la même séquence. Est-ce plus réussi ?
La notion de tradition esttroublante ici parce qu'elle
Moins réussi? Le barde est-il inferieu. à lui-même?
appârtient à plusieurs registres et que le même terme
Découvre-t-on une nouvelle étoile ? Etc.
recouvre des choses différentes. taditions orales et
Quant au barde, tour son art esr dans la façon traditions écrites ne diffèrent pas seulement par leur
dont il se rapporre au conrexte. Ce qu'il improvise
lnoyen d'enregistrement et de transmission, textuel
est pris dans la matière épique globale, toujours déjà
ou pas, mais plus profondément par leur rapport au
donnée; dans le schème de l'épisode, avec ses aspecrs
remps. Ce n'est pas qu'il n'arrive rien de neuf dans
inconrournables et les multiples façons possiblès de
une culture traditionnelle, mais c'est que I'intégration
l'éclairer et de le filer. Ce qu'improvisel. ch"nt..r.
orale est différente et traite le temps autrement.
est pris aussi dans les techniques d,improvisation
La difftrence est très claire lorsqu'il s'agit d'enre-
dont il dispose, et plus généralement dans son savoir-
gistrer et de garcler l'événement. La mémoire orale
faire; et pris dans ce qui tient à lui, dans son humeur
des sociétés dites traditionnelles - qdil s'agisse des
et dans les circonstances du moment, comme aussi
sociétés primitives ou qu'il s'agisse, avec Lord et
dans son passé propre, sa richesse d'expérience) ce
Parry, d'un modèle inspiré par la société yougoslave
qu'il a appris et fait.
d'il y a un demi-siècle - a un traitement de l'événe-
Et le barde retrouve aussi le contexte en lui- ment poétique qui lui est propre.
même: il est aussi le public er son accueil, le plaisir
Dans la logique de la tradition orale, la mémoire
et le contrôle du groupe, I'immense conformiié qui
de I'invention poétique, c'est-à-dire la mémoire de la
passe par sa voix propre. Tous les deux, le chanteur
variation neuve, est limitée à quelques personnes: les
multiple et le public changeant, sont pris dans I'unité
exécutants, musiciens, chanteurs ou bardes, qui sont
couplée de la substance poétiqu., qr.ri d.-"nde les
des experts - et les témoins, et parmi les témoins les
deux partenaires er fait de chàcun-d'eux le porte-
cowx/lissetffs. Les connaisseurs sont justement ceux
parole et la caisse de résonance de l'autre.
Ici il est clair que les autres fois sonr perrinenres;
qui savent goûter, dans I'identité fondamentale,
. l'écart des variations et la réussite des variantes. Ils
à la limite, ioutes les autres fois sont pertinentes, y
sont sensibles aux points de singularité, d'écart et
compris celles qui nbnt pas encore .u li.r.r. La situa-
de diffërence, qui rendent unique le chanteur ou la
tion esr démultipliée et durable, er porre bien, certe
séance.
fois, une carrière poétique (au sens où dâu,r., pour-
ronr continuer sur cette lancée, et produire d'autres Quelques personnes peuvent donc garder le
souvenir d'une séance particulière qui constitue un
40
4r
événement poétique majeur: un épisode magistrale- ce qu'on a entendu raconter ? Une fois que le témoi-
ment rendu, ou I'apparition d'une nouvelle infexion gnage est devenu souvenir, comment se transmet le
qui sera peut-être reprise et intégrée. Ils perçoivent et souvenir d'un autre dans un monde sans archives ?
ils diront que quelque chose d'imporranr est arrivé La réponse nous est bien connue: ce qui subsiste
ce jourJà. Un petit nombre de témoins compétents au-delà des témoins subsiste stylisé, transfiguré par
peuyent donc détenir pendant un cerrain remps la stylisation. Si le souvenir ne se perd pas, il devient
la conscience d'un temps fort et d'une expérience légendaire. Beaucoup se perd, bien sûr, er d'une
frappante. Mais cette rétention dépend des circons- perte sans trace, comme se perd la saveur du privé,
tances, et elle est limitée à quelques personnes er à comme la rumeur personnelle qu'absorbe chaque
leur durée propre. De sorte que cette mémoire orale mort. Et ce qui dure et devient public subsiste en
est fragile, parcellaire, aléatoire et brève. changeant de caractère. Il entre dans un autre mode
En effet, ce que les sociétés orales dites tradi- d'existence, celui de la stylisation (mythique, épique,
tionnelles maintiennent bien et transmettent bien, légendaire).
c'est leur savoir collectif, qu'il s'agisse du savoir-faire Lorsque la mémoire collective orale intègre
technique ou de ce savoir-croyance qui est à la fois d'une manière durable la réussite, l'initiative ou
cognitif, religieux et institutionnel. Mais rrans- I'invention poétiques, elle le fait habituellement
mettre d'une manière traditionnelle des façons de de deux façons. Elle peut attribuer l'événement à
percevoir et des façons de faire, est autre chose que un nom propre, qui peut être une figure légen-
transmettre efficacement et durablement le témoi- daire: ce qui revient à dramatiser I'invention ou
gnage personnel qui est devenu souvenir. la réussite dans un récit héroïque. Lévénement
Soit, dans un tour autre regisrre, le thème litté- qui introduit le changement devient alors un haut
raire des leçons du vieillard, lieu commun assez fait héroïque ou mythique; il peut être perçu aussi
dispersé, mais plus dense au xvlrr' siècle et pendant comme le but ou la récompense d'un haut fait;
sa suite romantique. Au fond d'un séjour sourerrain de toute façon I'initiation du changement est la
qui tient de la grotte et de la bibliothèque, s'il s'agit victoire du héros et le succès du conte.
de l'initiation du héros, ou sous l'arbre de la place Outre I'intégration héroïque, la mémoire collec-
du village où se rassemble la jeunesse des environs, le tive orale a encore une autre ressource. Elle peut
vieillard qui tient un discours de sagesse raconre son aussi intégrer l'événement novateur en le gommant.
expérience de vie, trésor riche en leçons précieuses. Dans ce cas la mémoire ne retient que le contenu
Supposons qu'il ait effectivement (et pas seulemenr de la réussite. En annulant l'événement qui est son
normativement) un auditoire atrentif, qui absorbe point dbrigine, elle absolutise I'apport et oublie le
ce qui est raconté comme un message important. changement. Rien n'est arrivé en ce point puisqubn
Qu'arrivera-t-il ensuite ? Sous quel mode transmet-on nà jamais fait autrement; cette façon de faire et de

42 4J
dire est la coutume et la norme, c'est là la situation alors que nous n'avons pas le sentimerlt d'avoir le
originelle, peut-être immémoriale, en rour cas indis- même problème avec d'autres écrits de l'époque. Au
cutable et intangible. contraire, à la lecture de leur prose, nous pouvons
nous sentir si proches de ce que disent les écrivains de
ce temps qu'il faut parfois un effort porlr retrouver,
Topos et uariatiorts par-delà la connivence, l'étrangeté.
Pour tout ce qui est versifié, par contre, l'étrangeté
Que se passe-t-il si on transpose le modèle de nous heurte et ne nous séduit pas. Elle est obstacle,
Lord et Parry des situations orales aux situations elle est opaque. Plus l'éloquence est explicite et plus
savantes - qui, elles, ont une mémoire archivée ? Je nous nous sentons reculer. Cette masse que nous ne
suggère que le même type d'analyse peur éclairer pénétrons pas devient-elle de ce fait un pur déchet
aussi certains aspecrs de la création poétique ou de l'histoire ? Pratiquernent, nous contournons ce
artistique dans un cadre traditionnel lettré. Dans qui nous embarrasse en l'ignorant.
le monde lettré aussi, il est possible de comprendre Supposez un lecteur du xvIIt' siècle qui s'apprête
certains jeux poétiques dans le langage du champ de à lire son cent vingt-neuvième coucher de soleil. Il
variations et des variantes. est compétent. Léducation lui a donné cette compé-
Prenons l'exemple de la poésie néoclassique au tence (le masculin, ici, est tout à fait pertinent).
xvtrl'siècle en France. Depuis longtemps cette Enfant, adolescent, il a été exposé à des couchers
production poétique nous pose un problème d'ap- de soleil, livresques bien sûr, et canoniques; il en a
préciation qui touche à la fois au srarur et au goût. traduit, il en a produit; et si cette formation a été
D'abord parce que nous ne nous reconnaissons pas réussie, il aura continué à en lire au-delà de l'école,
désormais dans une poésie qui n'est pas intimiste ou pour son plaisir.
lyrique dans nos termes. Une production essentiel- Le voici donc devant le texte du cent vir"rgt-
lement didactique, épique, saririque, religieuse ou neuvième coucher de soleil de sa vie. Comment est-il
dramatique déconcerte notre conception plus étroite supposé y trouver plaisir? Il ne peut y avoir aucune
et peut-être plus grave de la poésie, et sauf pour surprise au niveau du scénario: le soleil ne va pas
Chénier nous ne savons trop qu'en faire et qu'en remonter brusquement et devenir vert. Il se conduira
pen.ser. de la façon attendue, c'est justement ce que la vrai-
A quoi s'ajoute un problème d'appréciation semblance prend en charge.
propre à ce qu'est le xvlrr'siècle pour nous. Voilà Qu'est-ce que le lecteur pourra goûter dans le
une production poétique abondante, qui a été plei- poème, et qu'est-ce qui lui perlnettra de l'évaluer,
nemenr reconnue et appréciée de son temps, mais c'est-à-dire de discerner des réussites ou des échecs ?
dont nous ne rerrouvons plus le principe de plaisir; Et, corrélativement: pourquoi continue-t-on à

44 45
produire et à lancer dans l'espace public des descrip- Lorsque la substance poétique est une donne
tions d'un phénomène déjà surabondamment décrit; commune aux écrivains et aux lecteurs, sur quoi
pourquoi sbbstine-t-on à reprendre un sujet ressassé ? portera leur attention ? Lattention guetre et goûre
Comment comprendre cette situation ludique à nos le même et le difiérent. On peut brasser le fonds
yeux surprenante, er que faut-il supposer pour que le (citer en mentionnant, citer en omettant) avec
jeu donne du plaisir ? plus ou moins d'ingéniosité. On peut faire preuve
En prenant pour unité non pas I'ceuvre ou l'écri- d'une connaissance plus précise, donc d'un clavier
vain, mais le topos, le lieu partagé, on retrouve plus étendu; on peut manifester une subtilité plus
ici aussi I'idée d'un cadre qui suscire et régule un heureuse dans les allusions, les décalages, les rappro-
nombre indéterminé de cas possibles. Il sâgit, ici chements, les emplois un peu détournés. On peut
encore, d'un champ qui porte I'idée de ses variantes, combler et surprendre, ravir en donnant le plein et
qui les légitime, les nourrit et les démultiplie. La ravir en le décalant. Il y a tout un travail et retravail
poésie des lieux repose sur la série; ces poèmes sonr de la conformité qui est de lbrdre de l'expertise, avec
conçus dans I'englobant de la série, et chacun d'eux ses degrés de maîtrise et de réussite.
est goûté, pourrait-on dire, dans la voûte de I'exis- À trave.s le morceau de genre, la pièce à faire, le
tence de tous les autres. développement attendu, Ia poétique classique vise le
La publication d'un nouveau coucher de soleil bonheur du même, mais un bonheur que la redite
n'est pas destinée à un lecteur neuf mais à un lecteur pure et simple ne donne pas. Ce qui rend I'identité
initié et compétent. Pourquoi une description de du lieu intéressante et délicieuse, c'est la difftrence
plus, et quel plaisir cerre nouvelle description pourra- propre de chaque cas. Si ce coucher de soleil est réussi,
t-elle donner au connaisseur ? Au connaisseur, le c'est parce qu'il n'est pas purement pléonastique. Il
lieu u coucher de soleil ) pourra donner un plaisir puise son matériau dans la donne générale (dans les
essentiellement ludique, celui de la variation dans précédents légitimes), mais il choisit les éléments, il
la conformité: la même chose, mais autrement. Ce les associe, il les manie, il les combine, il les restitue
qui conduira le lecteur à goûter I'ingéniosité dans la d'une manière qui est la sienne. Si bien que le résultat,
contrainte et la difficulté surmontée; mais surtour à imprégné du stock, est néanmoins distinct. Chaque
valoriser la surprise, la note ou la résolution inatten- poème, s'il est réussi, n'est pas un golem, une figure de
dues, I'innovation acceptable qui joue sur les limites glaise et d'assemblage; il prend corps dans sa saveur
d'identité du lieu. Justement parce que I'englobant propre. Et si le connaisseur peut analyser les ingré-
reste diffus même lorsqu'il est explicitement codifié, dients et identifier les moyens du jeu, cèst un agré-
ce qui est perçu ayanr tout dans la conformité, c'est ment de plus, justement, à mettre au crédit du poète.
l'écart (peut-être infime) de la nouveauté et de La même chose, mais autrement: l'écart dans
I'invention. I'identité est une condition essentielle du plaisir. Une

46 47
poétique de la reprise comme la poétique classique
à cette date. La mémoire poétique lettrée se creuse
exige la différence propre, de préference subtile: par
ainsi de dénivellations qui mêlent âge et statut, réus-
exemple, faire allusion à un texte simplemenr en site canonique et variante neuve, d'une façon étran-
omerrant un point qui vient de lui. Un coucher de gère à la mémoire orale de l'épopée.
soleil doit se réferer aux aurres sans être identique - Cette organisation très spéciale de la rnémoire
à aucun, et apporrer sa nuance propre. Le bonheur lettrée (jy reviendrai, évidemment) lirnite et précise
du même (du même indéfiniment varié) est supposé le rapprochement entre le jeu poétique classique
combler lâttention. et néoclassique des lieux, et les séries de variations
orales. Un épisode performé oralement, à quoi se
Bien sûr: le modèle de Lord er Parry n'est perti- rapporte-t-il pour le groupe et le chanteur ? Il renvoie
nent ici que pour certains aspects etjusqu'à un certain à la fois au schème général du sujet (à I'englobant
point. La situation poétique classique et néoclassique virtuel dont toutes les réalisations sont légitimes), ç1
n'est justement pas une situation de connivence orale au souvenir personnel d'autres interprétations.
dans laquelle la matière poétique, diffuse, virruelle, Le coucher de soleil écrit se rapportera aussi
n'a d'existence concrète qt.ra po.r.ttr.lle, au moment à cela, mais pas seulement et pas directement. Le
des performances, dans l'alliance de la communauré projet du poème, et son appréciation, se rapporte-
et clu chanteur. Que le stock subsiste à part déter- ront à des textes proches ou lointains: et donc à du
mine en effet une situation à trois termes: I'auteur, multiple et non à du virtuel. Et surtout, le projet et
le lecteur, et le stock. son appréciation se réfereront à certains couchers de
Ce qui diffère ici des situations orales, ce n'esr pas soleil privilégiés qui font autorité, à certains exem-
seulement qubn crée er qu'on accueille aurremenr. ples privilégiés qui sont des cas canoniques et des
Et ce n'est pas seulement que la rétention des æuvres rnodèles formateurs. La mémoire lettrée a justement
assure leur coexisrence dans la mémoire . La ditré- pour effet d'isoler, d'imposer et de rendre actuels et
rence la plus importante ici tient à lbrganisation de présents, bien loin de leur contexte historique d'ori-
la substance poétique déjà écrite, déjà ràalisée, et à la gine, les exemples exaltés qui font autorité.
façon dont la mémoire la retient
Certains aspecrs du passé poétique sonr suréva-
lués d'une manière absolue, qui leur àorr. une posi- L'éuénement dans Ia conformité
tion surplombante et un rôle surdéterminé de cas,
d'origine, de fondement, de réference, de modèle. C'est la performance qui seule réalise et manifeste
Certaines æuvres, lointaines par leur date, sont le poème épique oral. Pour tous les participants, une
considérées comme actuelles et pertinentes, d,une séance d'improvisation est un passage à l'acte. EIle
façon qui reconnaît leur date ,"rr pourt"nt les lier est le moment où la matière épique devient présente,

48 49
l-
et c'est évidemment le moment essentiel du jeu et de Lorsque l'attente lettrée essaie de se définir elle-
son plaisir. À chaque performance il se passe quelque
nrême, sa réfexion couvre des fronts difftrents. Elle
chose, quelque chose qui est convenu par essence peut prendre des formes législatives, voire judi-
- mais dont on attend aussi qu'il soit un peu inat- ciaires; ou se transformer en une pédagogie des
tendu. Le récit qu'on va traverser est prévisible dans recettes et des normes; ou encore, comme c'est le
ses grandes lignes, puisque la matière épique est tradi- cas à présent, prendre la distance d'une description
tionnelle et collective; néanmoins la séance d'impro- abstraite qui analyse le corpus, mais que la suite des
visation, dans la mesure où elle est réussie, ntst pas choses à venir ne concerne pas. De toute façon, la
de lbrdre de la répétition. C'est une expérience qubn réflexion sur I'attenre tend à mettre en avanr ce qui
traverse comme un événement. peut le mieux s'énoncer: les demandes intellectuelles
Uévénement survient aussi dans une situation d'ordre thématique et formel (par exemple, aurrefois,
lettrée. C'est justement lorsque la production écrite les règles).
est stéréotypée et redondante, c'est justement lorsque Cette réflexion intellectualiste ne fait pas très
les couchers de soleil occupenr tout I'horizon, qubn bien apparaître une demande d'un autre ordre, qui
souhaite qu'il se passe quelque chose, qubn souhaite est une demande vitale d'événement.
rencontrer l'événement. Il y a là une demande
Quelquefois, pourtant, c'est cela qui passe au
poétique de fond, qui touche à la nature du plaisir premier plan. Dans les périodes dites fin de siècle
et de I'attente.
On voit bien que la satisfaction la plus forte n'est
- au xvIIIe, au xlx'siècles - I'attente proclame
ouvertement que ses applications l'ennuient et qu'elle
pas nécessairement celle du conformisme et de la espère autre chose. Elle annonce qu'elle souhaite être
confirmation, c'est-à-dire le plaisir que donne une déroutée, désarçonnée, frustrée dans ce qu'elle sait
æuvre qui remplit correcrement les cadres préala- d'elle-même pour être enfin comblée dans ce qu'elle
bles. Assurémenr I'artente veut être satisfaite dans voudrait éprouver. C'est une attitude et c'est même
ce qu'elle dit d'elle-même, elle veut êrre remplie ou une pose: tout lui paraît trop prévisible et elle s'en
nourrie, et elle donne son approbation, en principe, impatiente d'avance. Désespérée dit-elle, mais en
à l'æuvre qui lui répond dans ses rermes. fait pleine d'espoir, elle demande: Séduis-moi.
Mais cela ne lui suffit pas. Lattente demande Dans certains cas l'attente esthétique accepre avec
aussi ce qu'elle ne mentionne pas: elle demande qu'il véhémence d'être bouleversée. Elle fait un succès à
se passe quelque chose. Elle souhaite I'inattendu qui ce qui la contredit, elle proclame la réussite éclatante
arrête l'attention. Quitte à ouvrir la porte à une d'une æuvre qui I'ignore ou lui contrevient. Il est de
cerraine indocilité, si elle I'estime réussie, si c?st la nature de cette attente de pouvoir aussi se sentir
une indocilité qui lui paraît suscirer un événement comblée d'être surprise, débordée, ( transportée ).
intéressant.
C'est pourquoi l'attente est, en apparence, perverse:

to tr
elle ne demande pas seulernent ce qu'elle déclare
-
de ses connivences, certains niveaux d'exigence ou
demander, un certain type d'æuvres, un certain d'espoir, restent mal décrits. Que des applications
niveau de plaisir; elle désire aussi, à un autre niveau, exactes ennuient et que des irrégularités charment,
le rapt de l'événement. on le voit bien et on le mentionne. Mais pourquoi
Ce qui revient à dire que I'attente esthétique veut est-ce le cas, et comment comprendre cette âppa-
être nourrie d'une façon qui retienne chaque fois son rence de perversité ?

attention et son intérêt. On sait bien qu'il ne sufÊra Si on réduit I'attente aux normes, er qubn
pas, pour plaire, que I'ceuvre réponde directement et traduise les normes en règles, alors la u perversité ,
exactement à I'attente, même et surtout lorsque I'at- de I'attente esthétique fait l'effet d'une complication
tente lettrée demande une conformité très srructurée: irrarionnelle. Mais il n'est pas plus irrationnel de
il faut aussi que l'æuvre nouvelle venue retienne l'in- demander le plaisir de l'événemenr marquant que de
térêt et que sa présence arrête et compte. demander le plaisir du remplissage confbrme. (Ce
Inversement, il est évident qu'il ne suffit pas de qui les sépare, c'est qubn peut croire du second qu'il
ne pas remplir I'attente et de la frustrer, pour réussir est enseignable.)
auprès d'elle. Parmi tout ce qui peut dérouter l'at- On ne peut pas dire non plus qu'une des demandes
tente, n'itnporte quoi n'est pas bon pour elle et n'est est explicite alors que I'autre ne I'est pas: puisque
pas recevable à ses yeLrx. Si l'attente est déconcertée, c'est la réflexion esthétique qui rend ces dernandes
il faut que ce soit d'une façon qui lui convienne et explicites. Et la réfexion esthétique classique, qui
qu'elle puisse accepter. Il faut que l'étrangeté lui définit ensemble sa satisfaction et ses catégories, fait
paraisse juste. aussi la part du feu en ajoutant que tour cela n'est
Il y a ici tout un jeu sur les limites de sensibilité rien si on ne captive pas, que le grand secret est de
et les lirnites d'identité de l'attente, et ce jeu ne coïn- plaire, et qu'il ny a pas de recette pour cela.
cide pas nécessairement avec la conscience explicite La part du feu, c'est le < je ne sais quoi u: ce qui
que l'attente a d'elle-même. En fait, I'arrenre popu- vient en plus bien qu'il soit essentiel, ce à quoi tout
laire est sans doute plus lucide à cet égard que l'at- tient et dont on ne peut pourtant rien dire, ce qui
tente savante, car elle ne cache pas qu'elle désire la n'a pas de place maii qui fait toute la différence, un
sensation et le sensationnel. surplus indispensable, un élément indéfinissable
Uattente savante souhaite bien quelque chose et imprévisible, qu'on reconnaît très bien une fois
de cela aussi, mais les traités et les discussions qui manifesté. Parler de zeste ou de condiment resterait
définissent le recevable, le traitable er le souhai- - du côté de la fabrication, alors que plaire est tout
table parlent surtout des autres niveaux de satis- entier du côté de I'effet.
faction, qui touchent davantage à la technique. Si Le u je ne sais quoi , n'est pas de lbrdre du
bien que certains aspecrs de l'attente collective et marginal ou du résiduel, comme une humeur fantai-

5z t3
siste dtr goût. Il désigne une dimension structurelle Du nouuertu. dans Ie chatnp
de I'attente esthétique. Cette attente, pour être satis-
faite, ,r".rt être à la fois respectée, remplie et pour- Et s'il y a événement? Qu'arrive-t-il lorsqu'une
ra11réronnée. Bien sûr, l'exigence de conformité est (tsuvre arrête l'attention et retient l'intérêt ? Un événe-
prirnordiale. Mais elle s'accompagne de cetre autre rlrent esthétique n'est pas seulement une expérience
àxigence décalée, en partie reconnue, en partie ponctuelle, et ses répercussions peuvenr modifier et
clandestine. orienter la suite. Une partie jouée avec éclat pourra
Ilest essentiel à I'attente esthétique de demander
infléchir quelque peu le jeu à venir.
aussi la surprise, l'altérité, l'écart. Elle trouve son Tout ce qui entre en scène n'entre pas en mémoire,
contentement le plus vif, le plus profond, er même, mais pour entrer en mémoire il faut évidemment
en un sens, le plus grave, dans l'æuvre qui est un entrer en scène (ou y être déjà entré auparavanr). Or
événement esthétique; l'æuvre qui, une fois là, I'entrée en scène de ce qui fait événement présente
change un ranr soit peu les conditions du champ. des traits communs du minirne à l'énorme - qu'il
Par définition, un événement ne fait pas qu'il- s'agisse du renouvellement d'un détail ou de la révé-
lustrer les consignes. Par sa saveur, par sa présence, lation d'un genre neuf.
par son impact, il les révèle. Il compte et il marque. Supposons que telle année, parmi tous les poèmes
Plus ou moins subtilement, l'événement littéraire candidats à l'attention qui sont présents sur la scène
impose une coupure: entre avant et depuis, sans et culturelle : les récents, les anciens et les tout nouveaux,
avec, pour et contre, puisque et malgré, comme et un poème surtolrt soit apprécié. C'est un coucher de
difièremment. soleil qui comporte un joli trair sur Phoebus une fois
C'est vers cela que pointe le u je ne sais quoi o. de plus; ou, dans un autre conrexte, qui inclut une
Lâge classique I'inrègre à sa réfexion comme un toute première mention de lAngélus. Et donc un
ingrédient essentiel qui serait aussi une énigme légère nouveau tour dans une série connue, une variation
(l'énigme d'une frivolité); comme un supplément de plus dans une gamm€ usée; ou bien une varia-
théorique mineur, ou un aveu mineur de la théorie. tion isolée encore fraîche, qui est promise à devenir
Cette notion reconnaît, d'une touche brève, que I'at- la première si elle est perçue comme un nouveau
tente ne veur pas seulement être remplie d'une façon support possible de variations.
univoque, comme un moule; mais qu'elle demande Ce poème introduit une variante qui ne diffère
plusieurs choses à la fois. Lattente est feuilletée et des autres que par une nuance. Un écart de détail qui
plus complexe, dans son anricipation et son désir, que ne touche pas au cadre du jeu, une norarion qui ne
ses seules catégories intellectuelles et techniques. remet absolument pas en cause la formule poétique
qu'elle illustre. Dans ce scénario, posons que certe
notation est tout de suite remarquée comme réussie

t4 5t
et neuve. Pour ceux qui l'apprécient (lecteurs, poères, Lèntrée en scène de I'ceuvre ne coincide pas
critiques), le poème ressort sur la masse des autres: toujours avec l'appréciation de l'æuvre, ni avec son
en ce sens, il fait événement. entrée en mémoire. Quelquefois il y a décalage, et
Soit donc une notation neuve et reçue comme I'ceuvre entre d'abord ina-perçue, pour renaîtrJplus
neuve. Que voient en elle les lecteurs reconnais- tard (peut-être) comme événement dans un aurre
sants, et surtour les poètes ambivalents à qui le conrexre d'impact. Il arrive aussi que l'appréciation
poème inspire, selon le mot de Baudelaire, u un soit immédiate, et que I'impacr, vasre ou ponctuel,
sentiment d'envie fortifiante , ? Lécart, même considérable ou faible, durable ou pas, soit visible
infime, ouvre, donne, voire libère. Les poètes trou- tout de suite.
vent là une ouverture pragmatigu€, une possibi- Supposons ici, pour simplifier, que la nouvelle
lité d'action, un investissement possible. Pour eux, nuance rencontre dès son entrée en scène la recon_
c'est un débouché heureux, actif, qui répond à la naissance et la visibilité du succès. Pragmatiquement,
question: quoi faire ? quoi faire encore er commenr elle.entraîne les autres poètes et les poèmes suivanrs.
continuer ? Par rapport à la série: commenr faire les Du coup, la porte de l'écart neuf est ouverte et tour
mêmes choses autrement ? Mais aussi, par rapporr le monde s'y engouffre dans I'appel du possible libé-
à la voix: quoi faire qui soit distinct, qui soit neuf, rateur, dans l'élan insatiable du remplissage. Pour
qui soit autre ? un temps, cette inflexion va se retrouver partout.
A ces questions, l'événement mineur qu'est Mais son identité ne devrait pas conduire à la répé-
une notation poétique réussie offre une réponse tition pure et simple (si c'est le cas, c'est l'échec du
pratique qui est une révélation par l'exemple. La poète) ; elle devrait déboucher sur la variété dans la
nuance neuve donne un sentiment de permission, conformité.
elle élargit I'imagination du possible. Elle se donne
à voir comme un cas inattendu, et aussi comme un La forrune d'un détail pourra donc faire de
espace à investir. Dans cet exemple I'espace a une ce détail le conformisme de la saison suivanre.
portée réduite, mais son attrait n'en est pas moins Comment ce qui apparaît comme un écart devient-
irrésistible: c'esr un espace déjà illustré er habiré il une nouvelle conformité ? C'est là, dira-t-on, un
(donc constitué), mais presque vacanr encore. (Jne effet de banalisation et d'usure: ce qui était d'abord
fois révélé, cer espace sbuvre à tous. spécial et distinct devient le stéréotype à la mode,
Qu'une nuance plaise et rerienne I'attention, cela inévitable et désormais sans surprise.
en fait, à son échelle, un événemenr; er cer événe- Mais comment ? Par quel type d'action ? Sous
ment est fécond s'il devient un exemple transitif ou quel mode ? Un écart esthétique devient-il infuent
contagieux, qui ouvre, pour ainsi dire, une mini à partir d'un détour de généralité ? Deviendra-t-il
carrière d'activité poétique. catégorie ou schème, et passera-t-on ensuite du prin-

56 57
cipe à ses applications? Certainement pas. Lécart
La Nouuelle Héloi'se, il agit de façon analogue: un
se propage d'æuvre en æuvre et de cas en cas, par cas entraîne d'autres cas. Limpact joue du particu-
reprise, imitation, projection, extrapolation.
lier au particulier. Leffet glisse de livre en livre, de
Je suis partie d'un exemple infime, en suppo- diction en diction, de façon de faire en façon de faire
sant une nuance dans le lieu u coucher de soleil , à
I'intérieur des convenrions du cadre. Soit un événe- - er non pas de principe en principe, de strucrure en
srructure, de généralité en généralité. De ce point de
ment majeur: par exemple, La Nouuelle Héloise. Fait
vue, lbrdre des æuvres est le règne du particulier,
massif, son importance esr immense dès qu'elle entre
et la situation culturelle est, très profondémenr, une
en scène. L'æuvre agit d'une façon démultipliée qui situation nominaliste.
touche plusieurs niveaux à la fois: enrhousiasme, Elle I'est à toute échelle, quel que soit l'écart neufl
polémique, admiration; sans parler de tout ce qui son extension et son importance: qu'il soit infime ou
touche à la sociologie des attitudes, er sans parler de
gigantesque, insignifiant ou fondamental. Aussi bien
ce niveau de comportemenr intime qui passe par le
le détail qui ouvre un point de mode de la saison
regard sur soi.
suivante, que l'æuvre paradigmatique qui va rout
Le livre suscite donc d'autres paroles, rextes et transformer, agissent avant tout par leur présence, en
livres. À courr rerme il allume un. gerb. immédiate,
étant là. Autrement dit, quelle que soit l'envergure
et plus tard une longue queue de comète de romans.
de l'événement et celle de son impact, le mode d'ac-
Il est présenr aussi, d'une façon plus partielle, dans tion de l'événement est le même. Quels que soient
ceux qu'il n'inspire pas de front; tout comme il se I'extension, le niveau, la portée de la diffërence nova-
diffuse, oral, écrir, privé, public, dans la diction de trice, si elle est novatrice, si elle influe sur la suite,
plusieurs générations. Par sa présence, le livre révèle
c'est toujours à travers une aventure singulière qui se
des possibilités de toutes sorres, thématiques, rhéto- joue de cas en cas et d'exemple en exemple.
riques, morales, etc.; il ouvre à I'activité littéraire un
Mais, dira-t-on, parmi les æuvres multiples que
monde de carrières possibles.
contient, accueille et retient la scène lettrée, quelques-
Mais il nbuvre pas à la façon d'une théorie: unes sont des æuvres dont le propos est d'un autre
il ouvre en étant là, en étant posé là, comme une ordre; des æuvres qui concernent tout à fait la litté-
donnée singulière, unique, saillante, à la fois inas- rature, mais qui en parlent d'une façon analytique,
similable er inconrournable; comme quelque chose descriptive, historique, réfexive, normative, abstraite,
d'étrange et de rayonnant, riche et par contagion théoricienne. Il arrive que certaines de ces ceuvres, elles
source indéfinie de richesses, Qubn appelle (nous y
aussi, fassent événement. Si elles ont un impact, c'est
reviendrons) un cheÊd'æuvre.
le plus souvent les unes sur les autres; mais s'il arrive
Revenons à l'événemenr. Qu'il soit ténu ou que des æuvres réflexives agissent sur des productions
immense, une nuance dans le conformisme ou bien
proprement littéraires, il ne s'agira sûrement pas, cette

58
59
fois, d'un impact latéral direct d'æuvre à ceuvre er
d une influence de pure contagion.

_ Reprenons un pas en arrière. Au moment de Chapitre 3


leur entrée en scène, ces æuvres intellectuelles et L.c. nrsraNcE cLASSreuE
réfexives parragenr avec roures les autres (avec les
æuvres lettrées de toute sorte) un premier moment
commun. Chacune enrre en scène parmi une multi_
À quoi s'attendre
tude d'aurres, celle qui est répétitive et redondante
tout comme celle qui propose un écart puissant N'oublions pas que nul n'esr obligé de lire, ni
et fecond; celle qui brasse des idées générales tout
rnême d'écrire. D'où la question qui est posée chaque
comme celle qui conte une anecdote ; et chacune,
fois à chaque æuvre: pour moi, maintenant, seras-tu
volume enrre tous les volumes, demande l,atten_
un événement? Dans cctte question, l'attenre privée
tion. De ce point de vue, pour ce premier momenr,
er I'attente collective se rejoignent.
le caractère ponctuel ou immens., anecdotique
ou Linverse de l'événement, ce n'est pas le temps
abstrair, intellectuel ou esrhérique, de Ia différence
englouti, ce n'est pas le plaisir de lecture d'un bon
propre à l'æuvre ne joue p"s (p"s encore) : elles
ont policier standard. C'est un policier décevant. Un
toutes ce trait cornmun ou ce moment commun
dâp_ roman qubn ne termine pas. C'est la frustration de
paraître, de proposer et de dernander.
Je mentionne I'ennui.
simplernent ce poinr, qui pourrait conduire ailleurs
Uinverse de l'événement touche à autre chose
à une problématique générale des æuvres.
encore: au droit qu'on se donne d'ignorer. Nous
Toutes les cruvres ont quelque chose en commun
avons tous rencontré des livres qui ne tiennent pas la
au momenr de leur entrée en scène. La même
ques_ lecture à l'usage. Mais percevons-nous aussi le cercle
tion.leur est posée à roures, le même espoir a,, déb.,t
énorme, d'ailleurs variable, de ceux auxquels nous
de chaque lecture: pour moi, maintellant, seras_ru
avons renoncé par avance ? Il est difficile d'apprécier
un événement ?
I'ignorance, passive ou actiye. Il est difficile de perce-
Ensuite, l'æuvre qui est jugée importante change
,
de niveau. De sorte qu'il y a bien un parr"g. à T"
voir tout ce qubn néglige de lire et tout ce qu'on se
résigne à n'avoir jamais lu. C'est trop nul ou c'est
perpendiculaire: mais ce n'est p", l" p.rp.ndilulaire
trop difficile, ce n'est pas vraiment pour moi, ce n'est
de Ia généralité, qui s'élève p.ir,.ip. .t r.d.r..rrd vraiment pas pour moi. Le renoncement contourne
"r.,
dans les applications. C'est une perpendiculaire de la des zones immenses qui existent pourtant: des infi-
valeur, qui est nominaliste .n.àr., puisqu,elle
place nités de livres, qui sont là. Quelque chose, apparem-
une æuvre en surplomb et h.ri donne le siatut
oiy__ menr, nous prorège du vertige de I'idée des volumes
pien du nom propre.
que nous n'ouvrirons pas.

6r
Que nous nous résignions si facilement et si radi- entité existe, est une cohérence redondante et élusive
calement à ignorer, cela éclaire, en retour, I'espoir et
qui se concrétise en une infinité d'aspects partiels
la promesse. On n'atrend évidemmenr pas de toute
et de variantes. Si bien que la conformité implique
æuvre qu'elle soit importante au-delà de la lecture et
toujours un peu de divergence, et réciproquement.
quelle compre par la suite. Mais on attend toujours
La conformité est largement piétinantè, pas tout à
quelque chose et on sâttend toujours à quelque
fait répétitive pourtant.
chose, d'une façon qui ne distingue pas I'intérêt et
Ici l'effet de ressemblance n'esr pas une illusion.
le plaisir. Ce qubn attend est d'aborà de lbrdre de
Au minimum, on peur dire que I'attente lettrée,
I'expérience ; un livre prenanr.
même en période anarchique, esr consonante à elle-
Cet espoir a une forme, celle de lâttente lettrée, même. Et lorsque l'époque n'esr pas anarchique,
I'attente collecrive des lettres. Comme cet aspecr a
I'attente lettrée peut être cohérente er dire ce qu'il
été beaucoup exploré, je le mentionne rrès rapide-
convient de faire et vers quelle satisfaction tendre.
ment ici. Jamais l'atrenre ntst indéterminée: elle est
Mais même si le propos est cohérent, il n'y a pour-
toujours configurée et configurante. Une anticipation
rant pas d'uniformité dans les rôles. Au conrraire,
collective complexe régit la conception et la réception
l'attente poétique est difftrenciée et même dénivelée,
des æuvres, leur accueil et leui fabrication. ôette au sens où elle comporte des rôles difftrents.
attente lettrée est prise dans son conrexre socio-histo- C'est déjà le cas, on l'a vu, dans les situations orales
rique, mais elle provient aussi de sa mémoire propre. traditionnelles: non seulement le régime de la conni-
Comme les évidences anriciparrices se dépla...rt .t vence distingue entre les fonctions complémentaires
se remplacent, elles constituent une histoire. Une du barde et du public, mais de plus il suppose la
histoire culturelle passionnante, qui est I'histoire des compétence et l'expertise: autre clivage, autre distri-
lettres du point de vue du goût.
bution. Si tout chanteur est supposé être à quelque
Quelle cohérence y a-vil dans une atrente niveau un expert, c'est, dans le public, l'écoute des
lettrée ? Du dehors elle tend à paraître homogène,
connaisseurs qui seule pourra lui donner une recon-
prise comme elle I'est dans une humeur d'époque naissance informée et éclairée. La performance est
ou un tempérament collectifi On y reconnaît de destinée à tous, mais elle vise les connaisseurs.
grands airs de famille à rravers un même pays, à
Quant à I'attente lettrée, elle distribue expressé-
travers_un même genre. Les visages culturels qu,on ment les rôles. Je parle ici des rôles entre contempo-
peut discerner (Zeitgeisr er aurres sujets collectifs rains, et non des rôles glorieux que l'attente porte
flottants) ont cette sorte d'unité aux contours flous aussi dans sa mémoire comme des noms propres:
qu'assure un cadre de variations où lâctivité est Honière, Virgile. Entre contemporains, il est clair
toujours possible, parce que I'identité n'est jamais que les habitants de la scène culturelle ne sont pas
fixée et jamais sarurée. Lesprit du temps, si cette
tous interchangeables et nbnt pas tous les mêmes
6z 61
fonctions. Sommairement: il existe une attente ? Il s'agit d'en faire, d'en parler, de la
La littérature
savante (comme aussi une satisfaction savante), qui transnettre. Création, critique, formation vont de
est ou n'est pas la même que celle de l'artiste, et qui patr.
coïncide ou non avec les goûts et les désirs du public. Le point le plus imporrant, et aussi le plus diffi-
Lattente savanre (disons, pour le xvu" siècle fran- cile, est l'enseignement, qui est à la fois forn'ration et
çais, celle de lAcadémie) s'attribue un pouvoir de rranslnission. Son enjeu (ou dr-r moins le seul enjeu
juridiction et tend à se placer au cenrre de la scène que je considérerai ici) est d'assurer des populations
pour organiser Ia situation à partir d'elle. Mais Ie eux lettres en renouvelant les lettrés; ou, si cela
point de vue des écrivains gère aussi, de son côré, ses peLlr se dire ainsi, de procurer aux lettres de futures
matrices et ses lignes d'autorité. Et le public, quanr à popr"rlations adultes. Et cela à travers quelques
lui, s'exprime avec force, pragmatiquement. années d'imprégnation culturelle et de préparation
technique. D'ailleurs la situation de l'amateur auto-
didacte n'est pas foncièrement différente, puisqLr'il
Le dispositif des lettres retrouve justement la rnême conformité culturelle
hors de l'école. (Ici le rnasculin, comrne je l'ai déjà
La répartition des rôles entre conremporains noté, est pertinent.)
demande naturellement des analyses plus fines et Prenons appui sur le dispositif classique au
surtout plus concrètes. Mais ce n'est encore qu'un xvrI" siècle en France. De quoi se nourrit l'élève,
premier aspect du dispositif des lerrres, qui ne sinon de ce qu'il convient d'admirer? On lui fàit
distribue pas seulemenr les rôles, mais surrout lire ce qui est grand, le trésor même des lettres, la
les fonctions. Prenons ce dispositif sous sa forme ligne de ciel surplombante des chefs-d'ceuvre; on le
majeure, sous sa forme accomplie, dans l'idée du plonge, en principe, dans le sentiment qui est à la
classicisme. source de la culture des lettres: l'admiration.
(De même que j'ai traité plus haut la descrip- Mais c'est une admiration utile, une admira-
tion de l'épopée orale chez Lord et Parry comme tion qui ne reste pas passivement contemplative:
un modèle de situation poétique, j'esquisserai ici elle débouche sur un savoir-faire pratique. La subs-
une figure idéale du classicisme, un type qu'on serait tance poétique admirable est donnée à dépecer par
bien en peine de renconrrer tel quel dans I'histoire; lambeaux, à recycler, à bricoler. En calquant les
et cela bien que je renvoie allusivemenr, pour I'intui- modèles, en détournant leurs fragments, en repro-
tion, à certains aspecrs du xvrr" siècle français.) duisant des tours, des thèmes, des tons, l'élève doit
Un classicisme est un cercle dans lequel on mer (c'est là l'objectif) devenir apte à produire iui aussi
en jeu les mêmes valeurs et les mêmes démarches, des variations ludiques dans le même cadre à partir
qu'il s'agisse de produire, d'apprécier, d'enseigner. du même stock.

65
64
De quelle narure est la diffërence entre ses goûter, évaluer et comprendre, accueillir et rejeter,
couchers de soleil d'écolier et les couchers de soleil tout manifeste et renforce le jeu.
que produisent, au même moment, les poètes en Ce qui, par contre, au xvlr'siècle, n'est pas
place ? Les uns er les aurres se réfèrent à ce qui les juridiction savante et son
centré sur l'école, c'est la
surplombe et fonde I'ensemble de I'entreprise. Et institution. Lautorité savante s'installe au centre de
plus particulièrement, dans ce cas, au lieu commun, l'espace classique d'une manière qui est neuve et
ce lieu qui a une exisrence idéale partiellement qui est distincte du rôle formareur des collèges. Car
incarnée dans quelques descriptions anriques. l'autorité institutionnelle du discours €xperr savant
Ces descriptions antiques ont un statut très parti- n'est pas ancrée dans I'univers pédagogique des
culier: loin d'être considérées comme des illustra- lettres - même si des pédagogues onr aussi été des
tions quelconques des possibilités du lieu, comme théoriciens, et même si les lettres anriques incluent,
des exemples parmi d'autres, leur excellence, pose- bien entendu, des traités poétiques qui servent de
t-on, les place hors d'atteinte, et elles font fonction précédents aux nouveaux.
de modèles. Sauf pour ce point - le dédoublement entre
Quel statut auront les autres, les illustrations l'éducation et I'expertise savante -, la situation, dans
qui continuent à s'ajouter ? Certes, tout ce qui se son principe, est circulaire. Une situation classique
réclame des modèles n'esr pas équivalenr, I'exer- est justement une situation circulaire or) les trois
cice scolaire, le poème quelconque, le poème termes se répondent, non seulement avec cohérence,
remarquable ; c'est justement ici que I'apprécia- mais encore d'une manière homogène. En principe,
tion joue, et le discernemenr du jugement et du il n'y a pas d'écart entre les réponses aux questions
goût. Mais sans qu'elles soienr jugées équivalentes comment produire (quoi faire), comment apprécier
entre elles (loin de là), il existe un point de vue (quoi accueillir), comment enseigner (quoi trans-
pour lequel les productions sonr roures confron- mettre). Ce qu'on goûte, ce qu'on approuve, ce qu'on
tées aux modèles. Cèst le principe de fécondité du rencontre, ce qu'on transmet, ce qu'on écrit, ce qu'on
classicisme, car c'est le point, justement, qui rend commente, tout est pris dans I'idée de la même
possible de continuer. clôture. Et cet espace clos de circulation poétique
Dans cette logique, une éducation réussie crée, devrait être un espace stable puisque sa cohérence
à l'égard de la matière poétique, une compétence le rend très efficace; puisqu'il souhaite la stabilité;
rhétorique active qui pourra continuer à s'exercer par puisqu'il se conçoit comme ancré dans le sens et
la suite. Comme les variations restent dans le même dans la raison et non pas seulement dans l'histoire;
cadre, le poète, son lecteur, son critique se compren- et puisqu'il se plaît à ce qu'il admire, au plafond de
nent, en principe, parfaitement. Le jeu a-t-il quitté ses modèles où des figures lumineuses lui ouvrent
l'école, l'école est-elle extérieure au jeu? Admirer et toujours les bras.
66 67\
En fait, cette clôture parfaitement cohérente nâ qu'il échappe au cercle classique; ce que recouvrent les
jamais existé telle quelle, er on ne peut en rencontrer
norions d'inspiration et de génie (d'un mot: Didero$.
que des incarnarions partielles à des niveaux diffe- Une réflexion nouvelle apparaît aussi à propos de lâp-
rents. Quelles que soient les raisons centrifuges qui
préciation esthétique, et cette réflexion s'ouvre dans
ont perturbé l'utopie du classicisme, il me ,.-bl. plusieurs directions, en particulier selon une pers-
que le principe de son dispositif resre perrinenr pour pective historique (d'un mot: Lessing). Cependant
comprendre la suite: ici, pour sinplifier, la suite la réflexion sur la poétique classique continue. Quant
française.
à la réflexion sur l'éducation, entendue comme
La cohésion du dispositif suppose que les trois formation en vue des lettres, I'univers pédagogique
fonctions (faire, apprécier, former) ioient rres- produit de son côté des projets de réforme er surrour
sées ensemble d'une façon à la fois axiologique et de modernisation; tandis que Rousseau répond de la
pratique. Que se passe-t-il lorsque les trois rermes façon qu'on sait à la vieille question de l'humanisme
cessent de se répondre en écho ? entendu comme accès à I'univers des lettres.

C'est clairemenr le cas au siècle suivant. Le plus À partir de cette situation disparate, on peur dire,
schématiquement possible: la production littéàire pour aller très vite, que le romantisme, et surtout
néoclassique continue, tout à fait accordée à l'en- le romantisme allemand, noue fortement ensemble
seignement. Cerre producrion esr l'objet de I'appré- deux des aspects de la circularité classique: Ia créa-
ciation savanre, et aussi de l'appréciation du public; tion littéraire et la critique culturelle. Dans l'optique
nous tendons à oublier que cerre poésie lyrique, romantique, créer et apprécier vont de pair.
didactique, épique et dramatiqu. qui .r'.rt'plu, à À tra,r.t, la réappréciation réféchie des ceuvres
notre goût, a connu la reconnaissance et le succès. En culturelles et de I'aventure historique des lettres,
même remps, rout comme au siècle précédent mais à comme à travers la description valorisée de l'activité
bien plus grande échelle, production artistique et de I'inspiration poétique, court une
I'ne '.r.r. "r'rtr.
littéraire abonde, une production moderne tout à fait même idée: I'idée que I'art est I'expression d'une
distincte de la précédente (et qui est celle que nous force intime. Lexpérience poétique intime, I'inspi-
retenons). Cette autre production est également très ration personnelle, est de même nature que la force
appréciée par le public, alors que la critique savanre historique qui a déposé sur son passage les grands
ne la prend pas en considération. monuments culturels. Lart qubn fait et l'art dont
Une réflexion nouvelle sur I'activité littéraire on hérite manifestent ainsi les mêmes valeurs et,
apparaîr, hors du cadre scolaire er hors des institu- pour ainsi dire, les mêmes mceurs. Ce qu'il y a lieu
tions de I'autorité savanre: ainsi l'idée que le faire de faire et ce qu'il y a lieu d'admirer redeviennent
poétique, dans son essence, n'est pas régulé et donc consonants, et même homogènes.

68 69
Mais lènseignemenr ? L'enseignemenr
ne suit pas.
Iln'est pas repris dans le ..r.1.".,
.o.r,i.ru. sur sa
contemporain des historiens de la littérarure er des
lancée, décalé. Assurément il chercheurs. C'est une approche intellectualisre et non
se transforme, mais de
son côté. Le point inréressant, plus rhétorique et pratique: l'élève reproduit des types
ici,n,est pa, l. ..t"rd
bren connu et l,inertie des instirutions d'analyse et n'imite plus des morceaux littéraires. La
scolaires.
Il ne s'agit pas non d5s ,r"i., l"l'Ant que le
relation aux modèles (j y reviendrai) se transforme.
romantisme est re.sré.plus
un phénomène institutionnel
Et que devient l'activité poétique, I'effervescence
marginal. continuée des lettres ? Le troisième rerme reste à
1'écart, avec la figure de I'artiste, cet être asocial,
que Ia perspecive romantique
,-"Tjït:ist_nlutir
ces lerrres n'a pas de conception instable, atypique.
de I,enseign.mËnr
des lettres. Et ce n'est p", .r.
oubli. puisque lèsprit
d'un peuple esr un donné, b Au long du xx'siècle, et à partir de la révolte des
et le tempéramenr €sr un doîné, ;;;;^;; un donné, écrivains contre les professions savanres des lettres,
une approche d'autres répartitions se sont formées. La réparti-
romantique des lettres n'inclut
pas, par .il.^__e_.,
le versanr de la formation. tion romantique considérait ensemble produire une
ceuvre et parler des æuvres; vient un moment oir
Deux aspects intégrés, un troisième les deux rermes sont à nouveau rapprochés. Une
qui ne I,est fois encore, mais tout autrement, on considère que
pas :.le- trépied classique esr
boit.ul. cessera-
devenu
faire et comprendre vont de pair; qu'ils mertenr en
t-il de l'être au derniér tiers du xrx.
siècË [Jne autre jeu les mêmes valeurs et les mêmes techniques; à
d'inrégration se met en place,
l::rï;rl":
qonne torremenr deux aspectr, formir
qui coor_ la limite, qu'ils sont du même ordre. Qu'il s'agisse
et apprécier; de produire ou d'analyser, disait Barthes, I'activité
la connaissance critique ., hirro.iqu.
à.'t" tirrg."_ structuraliste est la même dans les deux domaines,
I'enseignement de la lltté.aiure. La solution
1Y..., :,
nlsro'enne et il n'y a pas de vraie différence enrre l'activité du
.
et positiviste du xrx. siècle finissant
noue ainsi la formation littéraire savant structuraliste et celle de l'artiste: entre savoir
scolaire (comme
formation à I'analyse et à ia ou concevoir, déchiffrer ou appliquer, découper
.orrrr"irr"rl. iir,orlqu.
du patrimoine) au travail ..i,iqr;;;^i;àriqu. ou agencer; enrre Propp et Mondrian. Construire
la recherche littéraire conremporaine. d. I'objet et le reconsrruire, I'engendrer et le disséquer
Dans les deux se ressemblent. Lentreprise analytique esr devenue
cas, ce qui passe au premier
pl"r, .rt la parole sur la
littérarure. homogène à I'entreprise poétique.
Et I'enseignemenr général des lettres ? La forma-
. Au cours de son apprenrissage, on ne demande tion, la transmission, I'imprégnation, I'acquisition ?
plus à l'élève d. or.âuir.
modèles littéraires, mais un ";-?;r;';;oru. "u* Le renouvellement permanent des lettrés ? Dans
,.*,. tr",nail
"Jo!îlu cette optique, ce n'est pas une préoccupation.
7o
71
Il seraitfacile dhffiner, er de rerrouver bien
nrédiaire, situé quelque part au milieu, et plus neutre
d'autres variations sur le dispositif de la clôture
clas_ que les autres points de vue. Au contraire, un livre
sique. Aucune des variantes n'a retrouvé
la puissance de transition essaie de tenir tout ensemble, et Porte
(idéale) d'intégration du classicisme.
Elles'ont rour donc toute la charge et la confusion de la situation'
a tour un terme en trop, ou plutôt un aspect
en Leffort pour sauver le vieux modèle, pour le
moins.
moderniser en le restaurant, cet effort porte une
énorme dépense intellectuelle. Nous ne prêtons
guère attention à ce genre d'investissemenr, parce
Les jeux du procbe et du lointain qu'à très long terrne il finit toujours par échouer, si
bien que nous minimisons toujours le capital d'at-
Jusqu'ici je nâi regardé Ie dispositif classique
que rention, d'ingéniosité et de force investi dans I'in-
.oTT: un champ circulaire qui intègre pùri.u., vention d'arrière-E5arde. La position du manuel de
activités. Or son relief intérizur est
Ëssentiel. Le transiiion est complexe, trop complexe: ce qui Ie
disposirif suppose, en son cæur même,
une dénivel_ rend gauche, difficile, et donc instable et éphérnère.
lation; il inclut une tension, un. dirt"rrce,
qui est la u Ouvrage autorisé par M. le Ministre de l'Instruc-
distance de I'admiration.
tion publique G88r) ,r, ce Cours critique et historique
Prenons pour exemple un moment de transition.
de littérdture... dans les trois langues clnssiErcs en est
De nombreu" manu.li de littérature paraissent
en en r89o à sa dixième édition.
France à la fin du xrx. siècle, dans ia lancée
des Enseigner ensemble la littérature grecque, latine
réformes Jules Ferry de rggr. Aurremenr
dit, à un et française, comme le veulent les dispositions offi-
moment de bouleversemenr et d,expansion
dans Ie cielles de i885, c'est un projet qr,ri est loin du moment
domaine de l'éducation, gui .st
"urri
une période où Racine écrivait à son Êls de ne pas lire les écri-
de réorganisation institutiùnelle pour
la lirtérature. vains français pendant ses années d'école, parce
La. conception des études littéraires
se déplace, en qu'ils sont trop faciles et que ce serait une perte de
même remps que la foncrion idéologique
de la litté_ temps. Mais c'est aussi un projet lié à un moment
rature comme discipline scolaire.
où la légitimité vient des deux côtés: un moment où
Pour I'enseignement de la littérature, c,est
un la littérature française paraît plus intelligible dans le
moment intéressant mais difficile. Le manuel
que cadre de la tradition classique, et la tradition clas-
je prends comme exemple esr un livre
de rransi_ sique plus pertinente ou plus topique une fois liée à
tion entre une tradition en ruines (l'enseignement
la littérature nationale.
systématique de la littérature) er un
nouveau corps Le livre est organisé selon la vieille typologie
de savoir en chantier (son enseign.-.rt
hirrorique). classique des genres littéraires, bien que la grille ait
Mais un livre de transition .rèr"t p", un
liu.. irrt.r_ été asiez considérablement modifiée. Dans ce cadre

72 /J
chaque genre esr présenté suivant
lbrdre chrono_
logique, d'une façon qui respecte er aux contraintes de cette æuvre; et cependant
ra-s-uccession des
æuvres. De sorte que ce manuel l'emplacement restait vide'
systématique (ce Des poèmes épiques ont bien été écrits tout du
qui est déjà dârrière.gïd. .,
tout à fait anhistoriquà (ce
..irl"rt n,est pas long, mais la dimension normative écrasait I'en-
qui en dir'u.r. sone de
proto-Lanson). treprise. Chaque écrivain était avant tout soucieux
Cette position n'est pas facile, de se mesurer à I'attente en s'y conformant, et
mais elle n,est pas épopée ne paraissait adéquate à la catégorie
non plus totalement in"deqr.r"t..'1", aucune
approche mixte peut r.l.rr.r'.
ir._pfe, cete et digne d'elle. Une attente aussi élevée et surtour
r, ;,ég*;. nombreux
l" prose non fi ction nel le, aussi élaborée rendait l'heureuse surprise du succès
lT::r-d. Jom m. I. d iscou rs
itiq ue ou académiqu., I,éloqu.r,ce impossible. La Henriade de Voltaire, qui avait réussi
: :,p-f "*:.p:l
clarre, religieuse ou intellectu.ti..
j udi_ aux yeux des enseignants, n'avait pas réussi aux yeux
manuel peut parler d,é.ro._.,
aui.._ent dit, ce des écrivains; et vers la fin du xrx' siècle, le souffie
Ia producrion littér
p"rrîrlï.oriqu., a. épique du romantisme n'ayanr pas pris les formes
codifiées, on s'accordait à reconnaître que la littéra-
po uvons pru, _
"i-illlî#
faute, de catégories.
;ï*.*'", ::: ::m: ture française n'a pas de grande épopée.
L. -"nuJ-n-,.rr"..rrrinemenr Dbù I'embarras du manuel. Après avoir décrit
pas absurde; mais il
problématique, et je relèverai
deux de ses difficultéTt les épopées grecques et latines, et quelques poèmes
épiques français, le livre se résout à décrire aussi
La première est quelques épopées modernes étrangères: italienne,
u
,"r.,,;;;;;;;:'rï:f,i:::.,î,r*$:iï:,1àË; portugaise, anglaise, allemande. C'est à peu près
est.un genre majeur pour la seule fois que la porte est ouverte aux littéra-
la grilÈ .hrriqi,. des
gories, elle doit aussi, caté_ tures étrangères. Pour que le volume des chapitres
du _d..;;; l'oïriru.,
secrion importanre u.,. corresponde à I'importance du genre, le manuel
du manuel, on ,à;;.;;
forme imporranre occupe ce qu,une doit introduire des succès étrangers. Mais il le fait
b."u.o;;;; l".i. avec réticence, car il ne s'intéresse pas du tout à la
Mais il se rrouve qu. 13
problème (très intéresf"rr)
ffi-r'r"r* pose un pluralité des littératures nationales. Dans l'optique
I la littérature fran_ du manuel, c'est une faiblesse pour la littérature
çaise. Je Ie rappelle très rapidem.;;.ï.'Ronsard
à Chateaubri""a. a.. trop nombreux française de n'être pas autosuffisante en tout. Du
l'épopée onr consrruir débats sur reste, le point n'est pas spécialement français; c'est
un champ normatif très I'atritude générale à l'époque: l'idéal est de pouvoir
chargé. De lâccord général,
il .rr;;;i; qu. 1,.._ trouver la littérature tout entière chez soi, dans sa
de l'épopZe,;i;',;'_pt,
11.:ï*, on avait beaucoup ;;i': ;" æuvre
o,

rmporranre; propre tradition ancrée dans les classiques - qui


.engifri .ro._., eux, justement, ne sont pas étrangers.
"i,l<
74
75
traversent quelques romans grecs et latins, ainsi que
C'érait là le premier problème: un genre impor- le roman français jusqu'au xrx" siècle. Et les deux
tant qui manque de contenus. Le second problème dernières pages parcourent les romans du xtx' siècle,
que je relèverai est exacrement l'inverse, ,..rè prod.r.- pour obéir sans joie aux insrructions officielles.
tion abondante et importanre qui n'est pas incluse Je ne commenterai pas ce qui est choisi, omis,
dans la grille classique, er n'a donc pas dè catégorie. admiré, expliqué dans ce très bref parcours; j'en
Il s'agit, bien sûr, du roman; er if est clair qu. l. viens directement aux dernières remarques du
problème du roman comme genre, le problème de chapitre qui sont aussi les derniers mots du livre. En
sa légitimité théorique, n'est pas, lui, un problème essayant d'apprécier le roman français contemporain
spécifiquement français. Comment ce manuel des années I88o (, Le moyen cependant d'omettre
intègre-t-il le roman ? Gustave Flaubert, quand ses amis vont partout
l.e roman apparaît dans un court supplément répétant qu'il a fàit date dans l'histoire du roman
au dernier chapitre, qui est consacré à la correspon- contemporain n: l'inclusion n'est pas enthousiaste),
dance (dans les trois langues, toujours). u Restent le livre conclut: u Enfin, pour notre compte, nous
les Romans. Ce nèst pas le lieu, ce semble, dans un regretterions de ne pas dire aussi que les pères de
livre spécialemenr destiné à la jeunesse, d'insisrer sur famille se consolent des élucubrations d'un "natura-
ce genre d'ouvrages. , Mais il a été prescrit officiel- lisme" abject et ordurier en lisant avec leurs enfants
lement aux professeurs de signaler à leurs élèves le la Fabiola du Cardinal 'Wiseman, ou les récits
développemerlr exceprionnel du roman au xlx. siècle. aussi purs qu'attachants de M. Jules Girardin et de
u Parlons-en donc à norre rour pour combler une Mme Colomb. , Ce qui conclut, avec Fabiola, pat
lacune qubn a reprochée déjà plus d'une fois à ce un autre apport étranger, et cela à un moment (la
modeste livre. , (Ce qui fait comprendre que les décennie de Fachoda) où aucun Français n'admet-
premières édirions avaienr réussi à éviter le sujet.) trait volontiers une supériorité anglaise - tant est
u Mais nous acÇusera-t-on d'un puritanisme par trop grand le besoin de se consoler d'un romancier trop
austère, si nous appelons tout dâbord I'attention des u abject et ordurier > pour être nommé : Zola.
élèves sur les inconvénients attachés à la lecture de
cette sorte d'ouvrages ? ,
Qu'arrive-t-il ici à la distance classique ? Qu'a-t-il
Ici le livre quitte son ron didactique, pour enrrer fallu pour que le roman français du xtx' siècle entre
dans une diatribe moralisante contre le roman comme de plèin droit au lycée ? Et par exemple Flaubert,
fiction frivole et contre la lecture des romans par les qui est nommé avec réticence, et Zola qui, agressi-
adolescents. Ce propos, qui n'a rien de nouveau ni u.-.nt, n'est pas nommé. Qu'a-t-il fallu pour qu'ils
de surprenant à l'époque, occupe deux pages sur les deviennent des auteurs sérieux et même des classi-
six consacrées au roman. Les deux pages suivantes ques français modernes, partie intégrante de l'édu-

76 77
carion litréraire ? Je ne demande
pas comment c,est composition donné dans l'Égypte du rrr' ou v" siècle
arrivé; la question que je. por. .r,.r,
et je n'aborde pas 0", f.irarlqu., er retrouvé sur un papyrus du Fayoum: un fils qui
llu, t., sociopoliti_ a assassiné son père prend la fuite au désert, où il
gue-s et idéologiques"o,n "rp.ir,
de àette t."rrrio._"tiorr.
craint les bêtes feroces et la colère des dieux. Faites-
Je cherche, à un niveau plu, abst.air, ce
qui a dû le parler. Ou le premier devoir de Diderot au collège
changer dans le dispositif pàeriqr.
certe rransformation soit possiblà. feîàral
pour que d'Harcourt, à dix ans: le discours que le serpent
d., d,:. que les classiques français
C";i". suffit pas tient à Ève quand il veut la séduire. Ou encore ce
suDstrtués
;;;;"., se sonr sujet bateau des collèges: les remords qui agitèrent
aux classiques grecs et latins, au sens
où Néron après le meurtre de sa mère.
un ensemble dbuvr
Non seulemenr les thèmes n'étaient pas réalistes
rempracé
0", ,;",1T::
;:Tl il,,lï *;,::u,n: (on l'espère), mais de plus cette pédagogie extrême-
tion puisse avoir lieu, bien davant"g. à,i changer. ment cohérente se rattache, depuis la Renaissance, à
Non seulement les termes, mais
aussi" les relations un passé lointain et clos, un univers du détour qui
entre les termes. Non seulem.rr,
la, aorr-anus, mais est par définition hors d'atteinte.
surtout ce qubn en attend.
Depuis Rousseau, symboliquement depuis
L'Émile, cette conception s'est trouvée contestée par
Plusieurs transformations
du proche et du loin_ un autre idéal pédagogique. Un idéal nouveau qui
tain accompagnenr le srarut dË .l"srilues
fran_ propose, au contraire, une pédagogie de la proxi-
çais modernes, ce statut désor-"i. mité et de la pertinence; une pédagogie qui laisse
exemple, à Flaubert o "rriibué,";;,
yZo\..Une premièr. r._".qu. l'enfant au centre de son monde et de ses intérêts,
concerne la perspecrive pédagogique
générale. Soir pour placer les sujets d'étude à sa portée en les
,:,:u.: qurem.elr symbolique de ry6z,la date de rapprochant de lui. Je ne dis pas que cet idéal relati-
Jusqualors I,enseignement des lettres, à la
:^:rt*.
rols au nlveau élémentaire et au
vement tardif dans I'histoire soit effectivement mis
n'envisageait pas de diminuer
niveau le plus élevé, en place: il ne l'était certainement pas en France
r eleve er
i"-îrLI.. .r,,r. à I'aube du xx'siècle. Mais dès les années r89o, la
la marière enseignée pour rendre
I,écart
plus facile à franchir. au àrr,."'i..,-tt.rrJigrr._.rt
distance pédagogique était devenue un objet de
controverse.
était construit volontairemenr
aurour JL, uriu.r, De sorte que le débat des années r89o sur le statut
artificiel, I'univers de la distan.;
;JJ;g;;;". des classiques français modernes dans l'éducation n'a
,. Les compositions scolaires, p; .".i;i;, étaient pas pris la forme d'une polémique autour du roman,
définies depuis lAntiquité
de façon j ?ui,., ,ou, mais d'une querelle du latin. Querelle aux enjeux
contacr I'expérience .ou."rr.; leurs
,avec
étaient délibérément ^rq.t
sujets complexes, qui porte sur I'idée de l'univers pédago-
irréalistes. ai.rri .. a. gique comme univers distancié, séparé de nous par
78
79
sa langue er sa reneut et sur Ia fonction et la néces-
sité du détour formateur. écrits dans des langues mortes. Et cette situation a
pu paraître longtemps, en effet, une situation idéale.
Une deuxième r En étant coupé du monde des modèles par un écart
men r de u'Ëi;t:'ff5lï:ïfij*-"ï
r" ritterat radical de langue et de civilisation - si bien qu'il
est manifestement impossible d'ajouter à ses monu-
dernier tiers du xrx. siècle, .., .rrr.igr.ment
a été
une préparation de poétique appliquàe, rrlents -, on est libre. Le dispositif assure à la fois une
un appren-
tissage pratique et techniqle. ^ ' source {éconde et une liberté dont nous retrouvons
Comme mal le principe aujourd'hui.
.le rappelleni les exemples que j,ai
mentionnés, les compositions de l'élèvË Justement parce que les classiques anciens étaient
étaient apia_
rentées à des développemenrs littéraires. hors d'atteinte, ils étaient aussi à la disposition des
Il ,,agi'rJJt
dâpprendre à produiie des morceau, lecteurs. Ils étaient là pour être cannibalisés comme
textes admirés et qui relèvent des "rr"tog.r;, ".rt< une vieille voiture. On ne les admirait jamais si
mêmes genres.
La formation du goût et de l,appréciation bien qu'en les mettant en æuvre, c'est-à-dire en les
littéraire
passait par un enrraînement du pillant.
même type et du
même ordre que la production littéraire. On rapporte, à propos de cette norion fondamen-
A ceme formatio.n rhétorique et pratique a tale du pillage des classiques, une réponse attribuée à
succédé, vers la fin du xrx. siècle, la veuve de Milton qui résume bien cette attitude. Aux
une^ formation
intellectuelle et critique. L'enseignement admirateurs de Milton qui la poursuivaient de ques-
de la littéra-
ture est devenu un entraînemerrt à l,analyse tions très dirigées (n'est-il pas vrai que son mari, à la fin
critique
et à la distanciation critique. II ne sâgit de sa vie, se faisait très souvent relire les classiques; son
flus désor_ mari n'exprimait-il pas souvent la plus grande admi-
mais d'employer ou d'imiier qu.lqu.J"rpecrs
d,une
æuvre classique, mais de l" .omÀ.nt.r. ration pour les classiques, etc.), elle aurait répondu
Si .é"lir,.
que soit l'æuvre, le traitement réflexif avec indignation que son mari n'avait pas besoin de
contreba-
lance sa proximité thématique, se faire lire les classiques, car il n'avait pas besoin de
l. ,."ir.À.nr assure
la distance. Et Flaubert ,t 2ol^p.u,r..ri-â*e les voler, puisque I'Esprit Saint lui parlait toutes les
intro_
duits en classe, s'il ne s agit plus j. ,e.ri* nuits. Cette réponse est tout à fait dans I'esprit d'un
,rre scène
dâmour mais de I'analysler. temps pour lequel I'inspiration doit venir de quelque
part (le plus souvent de lAntiquité, du ciel beaucoup
Ma troisième remarque se rapporte elle plus rarement) ; un temps pour lequel créer consiste à
aussi à un
déplacemenr du proche et du lointain. mettre en ceuvre une matière poétique reçue.
Donne chose, assurair Kant (comme
ôil une très
Mais on se rapporte aux classiques modernes
bien dâutres),
que les modèles du gorit soienr d., tout autrement. Là où les classiques grecs et latins
-o.rt,-.n,, étaient coupés radicalement - et de ce fait aussi
8o
8r
proches qubn le voulait, les classiques nationaux Reproduire Flaubert en copiant sa manière et
modernes sont voisins - et de ce fait posés comme en répétant ses contenus, c'est probablement arrivé
hors dâtteinte. mais ce n'est pas encouragé. Puiser dans Flaubert
Dans la lancée romanrique, les æuvres classi- pour produire quelque chose qui se nourrirait direc-
ques modernes onr été définies comme des <ruvres rement de ce qu'il a écrit, ce n'est pas cetre idée qui
de génie. Or les æuvres de génie ne sonr pas, elles, rente un écrivain. Comment se marque I'impact de
les monuments d'un mondË mort: elles apparais- Flaubert ? Il conduit plutôt à souhaiter exister sur le
senr de remps en remps et conrinueront de là faire, même plan que lui, par exemple en jouant un rôle
à.leur façon mystérieuse. En quel sens peur-ol1 analogue au sien et en gagnant le même genre de
dire que les classiques modernes io,.,t d., modèles ? réputation que lui. Il conduit aussi à un souci extrême
T eur grandeur n'esr pas comprise
comme la gran- de déontologie. Ce qui signifie qu'ici la pertinence
deur de la perfection, mais comme l" gr",id.,r. est paradigmatique (e[e concerne la figure valorisée
du génie : et le génie se présente comme unique, de l'écrivain) et axiologique (elle se marque par une
extraordinaire, anomique. Il peut y avoir un usâge approche à la fois très chargée er non directive de
pratique de la perfection dans un cadre ordinaië, l'art d'écrire). C'est un autre impact, un irnpact
mais pas du génie. Læuvre géniale ne se laisse pas provocateur, puissant et profond, qui pourtant ne
employer er on n'esr pas sJpposé la piller. À un donne à ce qu'il suscite ni son contenu ni sa forme.
éloignement culturel donné p". l" disiance histo_
rique. er la coupure de la peite, le génie substitue Linstitution des classiques français modernes
une distance héroique. Au monde aitique perdu et se présente ainsi comme un jeu de déplacements:
vivant, des cas disparares, sublimes et stupéfiants. déplacements de proximité et de distance, déplace-
On se rapporte à une æuvre géniale rout aurremenr ments dans la nature et le niveau de la pertinence,
qu'à un modèle, car sa pertinince est indirecte et sa déplacements de I'attente et du centrage. C'est un
Iècondité est oblique. ensemble d'ajustements dont I'enjeu est la distance
. La pertinence des classiques grecs er latins était
double: elle était méthodologique'er disait comment
et la régulation de la distance.
(Il ne s'ensuit pas, bien sûr, que les classiques
faire (avec des résultats variàbÈs), et elle était aussi français modernes inspirent des sujets de disserta-
substantielle, en donnanr un monde de conrenus tion moins surprenants que les précédents. Ainsi ce
dont la littérature pouvait sâlimenter. Les grands sujet bateau des années rgzo i < Si demain I'un de nos
rnonumenrs littéraires des Anciens étaient pÀsés contemporains écrivait une Phèdre digne de Racine,
et
traités comme des sources nourricières _ là où quels sentiments cette æuvre vous inspirerait-elle ? o
les
grands lnonuments modernes sont plutôt des phares Sujet aussi onirique qu'une recette de la cuisine futu-
énigmatiques. riste de Marinetti au même moment.)

8z 83
Désormais le patrimoine littéraire est mis en pers_
C'est une illusion de croire qu'une cornbinatoire
pective aurremenr. Son relief change, son hisàire,
poétique s'épuise. Lorsque les écrivains abandonnent
ses noms propres, et les conduites appropriées.
C,est rout à fait la combinatoire classique, euelque part au
moins la littérature qui ch".,g. qr.r" l,Ërp"...1., letres.
xrx" siècle, elle n'est pas éptrisée: comment le serait-
Cet espace est réorganisé, une fois dË plus, dans
un elle ? Sa fertilité n'est pas en cause, car on pouvait
grand mouvemenr pivotant. Comme toujours, il se
toujours continuer à prodr-rire d'autres variantes un
donne un Olympe er des monumenrs.
peu autres, et on le pourrait d'ailleurs toujours, si
on le voulait. Il ne s'agit pas de saturation, mais de
sariéré.
L'instabilité La substance poétique ne s'use pas; c'est l'in-
térêt qui s'Lrse, er le plaisir; autremellt dit, l'attente
fois_ qu'un dispositif est institué, qu,esr-ce
.Une lettrée a changé. Ce n'esr pas qu'il n'y ait plus rien
qui tire vers I'altérité et le changemenr ? Revenons
au à dire, c'est qu'on ne voit plus pourquoi le dire. Si
dispositif classique du xvrr. siécle dans sa formule
une époque a le sentimenr que la veine esr à borrr,
extrême. Idéalement, la situation classique se
veut c'est qu'elle ne voit plusl'intérêl de continuer.
stable. Elle se donne rour ce qui devraii assurer
sa Les tendances centrifuges onr éÉ roujours
stabilité; des valeurs, des co,-,duires, des cohérences;
présentes dans le classicisme français, qui n'a
l'assurance de se tenir dans l,æil stable de I'histoire,
jamais été ni total ni statique. Le jeu combinatoire
1i:r J",r":.n qui ne change pas; er un jeu poétique
dehni de façon à érre toujour.s adéquat.
domine, mais tend toujours à se déforrner. u Les
mêmes choses, mais autremeltt ) : une humeur cle
En effet, c'est un jeu qui ,uppor. une matière I'attente pousse ( autremellt , du côté di autre
poétique ciose, un stock compl.i"uq,r.l on ne
peLlr chose ,. Il est facile que la dernande glisse de la
rien ajouter de même niveau. Le tresor de lAnti_
variation interne à l'altérité. Le désir d'événement,
quité est radicalement coupé de nous, sa civilisation
s'il passe au premier plan, pousse à déstabiliser le
a sombré et d'ailleurs ses langues sont
mortes. C,est jeu; et le goût en vient à demander le plaisir plus
une heureuse chance et c'est aussi un statut.
Le trésor piquant du nouveau, qui mord sur le caclre mêtne
de la subsrance poétique échappe désormais
au cours du jeu.
changeanr des accidents de l,histoire. Ce n,est
plus Laccent se déplace: on en vient à préférer i'écart
une plage historique, mais une réussite fondamen_
voyant qui induit un changement. Conrtne cela a
tale. Comme on I'a vu plus haut, I'espace culturel
été le cas très vite chez les Romains, I'attention se
antique devient la matrice des variations possibles,
la porte vers la valeur de l'étonnement et le nrérite de la
matrice qui fonde la carrière poétique et le
ieu indé_ déviation. Léclairage change. LIn poèrne qui brasse
finiment ouverr de la variabillré.
la donne est agréable; un poème qui I'altère est
84 85
imporrant, parce qu'il ouvre d'autres voies et touche qui suis celle qui vient après, longtemps après ou tout
à un autre niveau du possible. juste derrière, comment puis-je être moi ? Adrnirant
Ce déplacement de la sensibilité va recher- qr-ri j'admire, que puis-je faire, quelle carrière
cher le neuf, ou, comme on commence à dire au poétique m'est ouverte ? Mais cette question vient de
xvlIt" siècle, I'original. Pour une demande qui plus loin, puisqu'elle préoccupait déjà les Romains.
recherche la nouveauté comme telle, le jeu classique C'est cette question, cette dimension temporelle cles
de la variété devient alors inadéquar. La connivence lettres, qu'il nous faut retrouver maintenant.
qui fondait le jeu s'use, er I'idée que la conformité est
le fondement de la variabilité, cette idée qui avait été
longremps libératrice et feconde, persiste désormais
caduque.

Jusqu'ici j'^i regardé le dispositif classique


premièremenr comme une clôture cohérente dont
tous les aspecrs se réverbèrent entre eux; deuxième-
ment comme un espace qui inclut un hiatus, et qui
se construit autour d'un centre inaccessible: la subs-
tance poétique des Anciens, cette substance dont on
peut disposer en pratique (on l'imite et on la pille)
iustement parce quèlle esr hors d'atteinte.
Mais I'instabilité présente dès le début dans
le champ poétique classique nous amène aussi à
regarder un troisième aspect. Certes l'attente clas-
sique rêve Ia stabilité feconde du jeu combinatoire.
Mais elle a aussi une conscience remporelle aiguë
d'elle-même, et débat son identité à rravers une
interprétation du temps,
Un des enjeux de la Querelle des Anciens et des
Modernes esr jusrement de savoir de quelle façon et
à quel titre < où je suis > me dira u qui je suis ,. Ceme
réflexion chargée, pressanre, sur le moment er le sens
et sur la pertinence du temps, se rejoue d'ailleurs
depuis la Renaissance pour chaque génération: moi

86
Car I'espace culturel n'est pas ouvert d'abord par
une annonciation théorique. La bonne nouvelle de
Chapitre 4
I'episteme, du Zeitgeist ou du paradigme ne vient
Les uoNuunNrs pas d'abord investir I'espace vide et fonder l'activité
future. C'est l'inverse: d'abord I'espace est habité,
c'est ainsi qu'il devient espace. D'abord il y a æuvre,
D'abord Ihdniration c'est ainsi que peut naître la littérature.
Tout commence par les monuments culturels,
zoor: L'Odyssée de I'espace, le film de Kubrick, et tout se joue tout du long autour d'eux. Car la
sbuvre sur l'arrivée inattendue d'un objet inoui dans mémoire culturelle, on le voit bien, est une mémoire
le paysage. Soudain un grand bloc rectangulaire se héroïque et monumentale, une mémoire des noms
trouve posé là, debout. Autour de lui, on réagit à sa
propres et des ceuvres. La perspective lettrée est
présence. Par son étrangeté d'artefacr, il suscite des
foncièrement nominaliste. Certes on crée des noms
initiatives et quelque chose va se mettre en route.
collectifs pour les besoins de la description, de la
C'est une assez bonne image du début des lettres.
polémique, de I'analyse, par exemple des noms de
D'abord Homère est là, Homère lâérolithe, debout. genre ou d'école. Ces noms collectifs, en devenant
Ensuite il faut vivre avec cette donnée: il faur mémorables, s'ajoutent aux noms propr€s.
apprendre comment se conduire et découvrir quoi Les rubriques deviennent elles aussi des figures
faire. Bien entendu, cette image n'a aucune préien- singulières dans la mémoire, et se mêlent alors
tion historique I Que peut-elle ? Certainemenr pas à ce mélange de noms propres, de dates, de titres
décrire un commencemenr positif de la littérature.
dbuvrages, de notions invalides et d'allusions globales
Mais la fable peut suggérer dans son imprudence, et que draine ensemble I'actualité de la mémoire lettrée,
je crois qu'ici elle suggère quelque chose d'essentiel:
qui aime retenir dans ses filets des poissons luisants
au cæur des lettres se trouve I'admiration.
de toute sorte, et quelque statue de Glaucus informe
Dans lbrdre culturel, l'æuvre vient d'abord. L idée
et rugueuse parmi les aérolithes précieux.
romantique des littératures nationales, au xlx. siècle,
Au début vient donc l'æuvre, et même l'événe-
voyait jusre en cela. Ayez dâbord une ceuvre, une
ment par excellence, qui est le cheÊd'æuvre (symbo-
grande æuvre étonnante, ou un grand massif verbal
liquement: Homère). Au départ la table culturelle
qui peut en renir l'emplacement (une brassée de réc! n'est pas rase: tout commence par un premier festin.
tations rituelles, de récits mythiques ou épiques) : si
Tout se passe, selon I'esprit de cette fable, comme
vous avez la mère de toutes les æuvres, vous aurez
s'il y avait cheÊd'æuvre avant même qu'il y ait litté-
une littérature. Cela donné, cela présent, la suite
rature: le canonique avant le tout-venant, l'éblouis-
viendra.
sant d'abord. En poursuivant la fable, je dirai que
88
8q
l'æuvre monumentale, une fois là, met en route tout irer dans le possible poétique qu'il lévèle. Et il
un processus réactif, Une fois que c'est là, que peut- clérange, parce que le monument lui-même paraît
on en faire, et que peut-on faire ? hors d'atteinte. Tout se passera désormais à l'ombre
La situation qui se dessine n'est pas simple. Car du monument et dans sa lumière. On ne pourra pas
la réussite extraordinaire, imprévue, surplombante s'en détourner, puisqu'on I'admire.
ouvre er ferme Ie possible: elle lbuvre, puisqu,une Autrement dit, I'admiration d'Homère n'ouvre pas
chose pareille existe; elle le ferme, puisqjon ,,e f.." un espace de possibilités indéterminées. Cette admi-
jamais aussi bien. ration configure la suite. Elle donne dès Ie départ les
Si on prend I'ceuvre homérique comme exemple normes et les limites. C'est la version lettrée de l'in-
^
fondateur, on voir que l'admiràrion lui do.r,r. L,, jonction créatrice: sachant que le comble de la réussite
double rôle. D'abord un rôle incitateur et déclen- est donné, rayonnant, surplombant, sublime, inacces-
cheur: ainsi un jeu de cet ordre peut donc exisrer, sible, fascinant... la merveille étant là, à toi !

ainsi on peut donc créer. Baudelaire: u C,est admi_ Cette fable, me semble-t-il, ne renvoie pas seule-
rable, j'en ai éprouvé un sentiment d,envie forri- ment à une origine. Au contraire, c'est là un scénario
fiante r. Même mouv€ment, autre expression chez répétitif: il s'est reproduit plusieurs fois par la suite,
le Corrège jeune devant un tableau de Raphaël: avec des boucles toujours plus complexes à mesure
Et moi aussi, anc/t'io pittore. Ou encore Hugo à que la trajectoire s'allonge et que les æuvres s'ajoutent.
quatorze ans: êrre Chateaubriand ou rien. Un rôle, C'est à plusieurs reprises que la situation des lettres
donc, d'émulation. est revenue sur elle-même en fonction du trésor. Le
. Mais ce possible exciranr, la réussite admirable qui
le provoque le refuse. En le montrant elle le dérobe,
trésor ? Au départ: Homère; pour les Romains : les
Grecs; depuis la Renaissance: les Anciens; depuis
car personne ne pourra plus jamais faire ni la même le romantisme: les grandes æuvres de la littérature
chose, ni aussi bien. Le cheÊd'ceuvre, une fois là, nationale et de la littérature universelle.
est aussi un obstacle. Dbù ce senriment de décou- Admirer rapproche et sépare. Admirer rapproche
ragemenr (il trop tard er rour esr déjà dit) qui comme aimer rapproche: à travers I'attrait, la fasci-
.est_
accompagne les lettres depuis leur origine. Ce senli- nation, la délectation, l'immersion par choix et par
ment ne désigne pas une usure, une làssitude, mais goût. On touche ici à la générosité des lettres. Qui ne
un obstacle incontournable: Homère a pris la place, suppose pas du tout la générosité des lettrés (comme
il coupe I'air et occupe le meilleur de lèspace. le dit Horace, ils refusent d'accueillir).
Dans ce double rôle, Homère (ou l'æuvre objet Le sentiment qu'il existe des æuvres extraordi-
d'admiration, ou l'horizon somptueux de tot',., i., naires et que le magniÊque abonde, ce sentiment
chefs-d'æuvre), Homère à la fois dérange er suscite. renvoie, en fait, à la générosité du monde culturel lui-
Il suscite, parce qu'il donne envie de d-ire, et dèn_ même. Les lettres baignent dans cette générosité, qui

9o 9r
est la perception qui les fonde. Voici les ceuvres: des Ainsi le désir poétique d'exister dans les lettres
êtres incroyables, hautement improbables, contin- en y contribuant, le désir d'être source et de poser
gents et comblants. Herder parle du premier être des ceuvres, ce désir naît dans I'admiratiotr du trésor
humain qui se dresse debout dans le monde et lève €t veut la suite, c'est-à-dire un espace d'existence
son regard au ciel comme I'enfant de la maison. Les et d'excellence possibles, un champ d'activité et de
lettrés sont I'enfant de la maison, dans une maison création.
si généreuse qu'il n'est pas nécessaire d'y contribuer C'est bien pourquoi I'admiration est feconde.
pour en être. Ladmirarion sufÊt, er la délectation, Elle ressource, en trouvant dans l'horizon du trésor
disait I'humanisme lettré. inspiration, modèle et aliment. Dans la relation aux
En même remps, I'admiration a une autre face. æuvres admirées, longtemps on n'a pas distingué
Admirer revient à se reconnaître une moindre exis- (et c'est très clair à la Renaissance) entre ce qu'on
tence er un srarur marginal. La génération qui admire admire et ce qu'il sied d'écrire, I'entreprise créatrice
se pose comme celle qui vient après dans le remps, et son remplissage, faire et quoi faire, I'ambition et
quand le meilleur est déjà là - et surrour, comme l'imitation, le problème et sa solution.
celle qui est secondaire en droit, et qui regarde le Depuis les romantiques nous les distinguons,
meilleur de bas en haut et du dehors. Elle voudrait et notre idée de l'admiration féconde n'inclut plus
(pourtant et d'autant plus) exister aussi. Donc I'imitation et le pillage (belles notions dont le sens est
elle invente son activité et son identité: sa carrière perdu). Reste, pour nous' I'idée du r6le (ancb'io) et
poétique et sa digniré. I'idée de l'entreprise. Avec des permissions confuses
Je parle dans les mêmes rermes (car c'est le même et des conformismes anarchiques'
désir à jamais adolescent) du désir personnel, inrime, Mais l'admiration est toujours au cceur de l'en-
du désir de la voix qui renaît perpétuellemenr avec treprise des lettres, qui n'existerait pas sans elle.
la naissance même de chaque nouvelle voix, désir Laérolithe lui-même, sans son impact, sans son
unique et indéfiniment répété que son renouvelle- statut, n'est rien. Ôtez l'admiration, vous perdez tottt
ment démultiplie; et du désir, rout aussi profond le reste. Car sans elle, sans l'attrait et sans la dénivel-
et tout autant renouvelé, d'une génération, d'une lation, sans l'enthousiasme qui reconnaît l'écart et
époque, d'une communauté, d'une nation. privée qui I'aime, sans I'admiration il ne serait rien arrivé.
ou collective, c'est la revendication de la voix. Elle
veut exister, ce qui est une demande poétique er
politique. Faire entendre son point de vue, dégager Littératures nationa les
son champ d'activité possible: émerger, prààr.
place, être distincte, être reconnue comme distincte,
Que Ie sens et le passé vont de pair, que le sens
gagner le mémorable, devenir une mémoire. est donné en arrière, que la valeur a goût de temps,

ot 9)
on rrouve déjà là-dessus bien des norations grecques. naître sous leurs yeux, dans le présent et vers l'avenir,
Nous qui sommes démunis de la dignité de liâge, la mémoire propre des lettres latines.
nouveaux venus dans un monde déjà ancien et riÀe lEpître II, r d'Horace est une réflexion sur I'an-
de sens... C'esr une supériorité pour les Égyptiens, cien et le nouveau dans la culture. Que penser du
pour les Perses, d'avoir un passétlanchi p"i'1., rapport entre l'âge des æuvres et leur appréciation ?
d'être vieux et chargés de mémoire. En rêvant ".rr,une Quelle relation y a-vil entre la reconnaissance du
Athènes primitive, grandiose et perdue, le platon contemporain et la valorisation du passé ? Pourquoi
du Crititts touche à ce regret nostalgique. Ce que I'admiration regarde-t-elle en arrière, pourquoi
les Grecs envient du vieux passé qu'i-is ,r'on, p", ., préfère-t-elle le détour du passé ? Pourquoi accorde-t-
qu'ont les autres, c'est la profondeur et le velouté de on un préjugé favorable à un livre ancien ? Pourquoi
làntérieur. Mythes, sagesse, passé commun, grand juge-t-on plus sévèrement un écrivain contemporain
destin partagé: le vénérable dès civilisations. qu'un vieil écrivain rransmis par l'école? Pourquoi
Les Grecs rencontrent ainsi par moments le senti- ce qu'.on a absorbé pendant l'enfance et I'adolescence
menr que quelque chose leur manque: le vénérable reste-t-il protégé, à I'abri des critiques? Et d'où vient
qui viendra qu'avec l'âge, la patine que dâutres le privilège accordé à quelques textes archaïques,
1e
ont déjà. En ce sens, ils apprécient la valeur de la qu'on recherche à cause de leur obscurité même ?

mémoire des autres. Mais la mémoire des autres, à Comment comprendre ce jugement aux critères
leurs yeux, n'est pertinente en rien pour leur poésie divergents: vénération devant ce qui vient du passé,
ou leur arr. Comment le serait-elle, àlors qu,ils n'ad_ et méfiance à l'égard du nouveau ?
mirent pas les æuvres des autres. Ce qu'ils admirent Horace pose ces questions d'un point de vue réso-
artistiquement, poétiquement, vient d'eux. lument moderniste. Chez les Grecs, il est vrai, les
Il y a une immense difièrence entre reconnaîrre ceuvres les plus anciennes sont aussi les meilleures;
le prix de la mémoire des aurres et s'identifier à mais il ne s'ensuit pas que ce soit le cas aussi chez les
-
une aurre mémoire. Il y a une immense différence Romains.
entre être sensible à un avantage ou une priorité C'est un préjugé conservateur qui pousse à rejeter
qubnt les autres, à la façon d.s -Gr.cr, et s'investir le présent en lui préférant le passé. Horace analyse ce
dans I'admirarion des lettres grecques à la façon des pr$ugé comme inertie (les valeurs de mon enfance
Romains. scolaire ne peuvent pas devenir périmées) ; comme
snobisme (il est plus élégant d'admirer le plus loin-
.. Horace exprime très bien le point où les Romains, tain, l'archaique incompréhensible) ; comme hostilité
d'abord secondarisés, d'abord pris dans le sentiment et envie (les auteurs morts servent de prétextes pour
de n'avoir pas de mémoire culiurelle propre et d'ad_ rejeter les contemporains). Tout passe par l'apprécia-
mirer ce qui appartient à une autre mémàire, voient tion, dit Horace, et chaque époque est souveraine: à

94 95
elle de juger son présent et son passé, ce qu'elle est et que redoubler leur envie: ils n'aiment pas reconnaître
ce qui la précède. la valeur des vivants et la réputation des proches.
Ce qui se dit là est très important: c'esr la protes- Tout joue contre le poète, puisque le moment actuel
tation du point de vue, qui renaît pour chaque esr le point de vue légitime, et ce point de vue nèst
génération. La génération actuelle veur dégager son ni pur ni lucide.
point de vue propre et faire fond sur elle-même. Le La seule issue, le seul salut du poète réside dans
moment présent revendique son autorité. Le senti- la seule exception: Auguste. Auguste esr ce cas
ment d'Horace est que I'actualité, très légitimement, unique qui échappe seul à lènvie générale. Lui seul
rejoue tout chaque fois. est pleinement reconnu et apprécié de son vivant.
Ce qui signifie que les décisions se prennent Pourquoi ? Parce qu'il a la supériorité éclatante d'un
maintenanr, dans l'appréciation d'aujourd'hui, dans dieu, et qu'il est clairemenr sans égal. Le plus sûr
le jugement du jour. La durée ne dira pas la valeur. espoir des lettres est clans I'attention quAuguste
Qui va juger et apprécier les ceuvres ? Qui rendra leur accorde, au milieu de ses rravaux politiques et
justice au poète ? En principe, les conremporains. La guerriers; Auguste bien supérieur sous ce rapporr à
communauté du public, des connaisseurs, des écri- Alexandre, qui n'avait de goût que plastique, er donr
vains; une opinion qui se constitue de norre temps. le goût verbal était nul.
Le malheur est que cette opinion se constitue Ainsi I'unique salut des lettres est dans le prince
mal. Entre la mesquinerie des connaisseurs et I'in- exceptionnel, le prince divin. Que signifie le recours
compréhension du grand public, le poète n a pas à Auguste? Je ny vois pas une simple révérence
grand-chose à attendre. On ne peut pas faire fond obligée, mais la clé de la situation.
sur le jugement du public, qui change er flucrue. On peut y voir la notation la plus sombre: si les
On le voit bien au théâtre, où un goût archaïque et poètes ne sont compris et soutenus que par un être
primitif pour les situations grossières a été supplanté hors du commun, absolument unique dans I'his-
récemment par un goût vulgaire pour le grand spec- toire, alors tout ira toujours mal, car son soutien est
tacle et les décors rapageurs. En somme, le goût de unique comme lui et ne se retrouvera pas. Si on ne
l'époque change mais ne s'améliore pas. peut compter que sur Auguste, après lui on ne pourra
Cela rend le succès aléatoire, et les lettres n'y compter sur personne. Si seul Auguste apprécie les
trouvent pas leur compre. Lappréciation actuelle est poètes, alors d'époque en époque ils seront toujours
la seule légitime, dit Horace; néanmoins, ajoute-t-il, mal jugés et voués à un triste destin.
elle n'est pas fondée et pas fiable. C'est ce qui rend Cette lecture pessimiste est possible, mais elle
si fragile la situation du poète. Le public a un goût n'exclut pas une lecture politique qui, elle, est opti-
déplorable et les lettrés sont réticents à rendre justice miste. Auguste n'est pas seulement I'exception par
aux contemporains. Leur réticence ne fait d'ailleurs excellence, mais aussi le pouvoir par excellence.

96 97
Occupe-toi de nous, fais-nous une place au milieu tant qu'on n'a pas d'autre mémoire, mais seul I'admi-
de tes immenses travaux, et nous ta ah"araarorrs (et la rable est vraiment mémorable, et ces Guvres archaï-
poésie crée une mémoire): ici s,exprime une dimen_ ques ne font pas le poids pour I'admiration.
sion politique des lettres. Si tu ,r.,r* qu. ta nouvelle Et donc les lettres par excellence sonr grecques ?
biblio_thèque palatine soir honorablàent remplie, Plus tout à fait déjà. Les poètes contemporains
dit Horace, donne-nous de bonnes .orrditiorri d. (Horace nomme Virgile et Varius) sont dignes de
travail; et si tu veux que la gloire des lettres honore I'empire et dAuguste. À l" m.r.r.. de l'ambition poli-
et immortalise ton règne, prête attention à nous et tique de I'histoire, fraîche et fragile encore comme le
choisis bien tes poètes (comme tu le fais d,ailleurs). velouté d'une feuille neuve, une mémoire romaine
C'est cette dimension politique des lettres que des lettres est apparue grâce à eux: le trésor de leur
nous norons couramment en parlant du siècle de ceuvre est déjà le trésor latin.
P.ériclès, dAuguste ou de Louis XIV, de l,époque Le moment où parle Horace est justement celui
élisabéthaine, ou de l'âge augustéen du xvrrr. siècle où la situation initiale a changé, et où surtout le
anglais. Les lettres sont un des aspects de I'entreprise sentiment a changé. Les Romains cessent d'avoir
nationale et l'un des visages voulus du prince, f'une honte d'un passé jugé insuffisant; leur fierté natio-
des_faces projetées et instituées de son Âg.,.. par là, nale peut enfin devenir fierté culturelle. Ils resteront
les lettres sont prises non seulem.r,t d"À, le socio- toujours bilingues et reconnaîtront toujours la grécité
historique (comme d'habitude er comme toujours), des lettres. Mais ce qu'ils admirent ne les définira
mais aussi dans I'institution politique directemertt. plus comme des étrangers à leurs propres yeux. Leur
T. S. Eliot, on le verra, lie sa réflexion sur le clas- régime culturel sera désormais celui d'une double
sique à la notion d'empire. Il n'est pas nécessaire de culture, c'est-à-dire d'une double mémoire et d'une
comprendre la connexion de la même façon que lui, admiration redoublée.
mais la_dimension politique est absolument perti_
nente. On touche ici à quelque chose qu,il nèit pas
sage d'omertre dans la description de I'entreprise àes Classiques rnodernes
lettres.
Revenons à l'analyse d'Horace. Elle laisse voir, C'est un moment de victoire que celui où la litté-
comme les nervure, d'u.r. feuille, les lignes de rature nationale paraît fondée, la dignité de la langue
départ de la littérature latine: Ennius n,esr pas un nationale établie, l'identité culturelle instituée, tout
second Homère, dit Horace, et la tradition théâtrale cela dans la stabilisation politique. Les périodes
comiqu_e propremenr latine est grossière. À ,., y.,r*,
victorieuses ne sont pas si fréquentes (les ( grands
les productions nationales archaTques ne constituent
siècles ,) ; mais l'entreprise politique et nationale
pas un trésor littéraire national. On s'accroche à elles
des lettres, elle, s'est rejouée un très grand nombre

98 99
de fois. François I.. est-il Auguste ? Non, disent les tant juste de dire de certaines qu'elles excellent, et de
poètes, nous n'y sommes pas encore.
parler, là aussi, de trésors. Mais quel starur donner
Les Romains sonr ici les premiers, oserai-je dire,
à l'excellence du présent et du passé proche ? À la
à avoir été les deuxièmes. LEurope du xvr! et du
réussite dans la même langue et le même monde ?
xtx'siècle, et le reste du monde dèpuis, rejouent de
mille façons ce rêve de séparation forrdatri.e. Il y a Quel statut donner à cette autre admirarion, tout
aussi réelle, qui va aux æuvres voisines ?
eu mille façons de vouloir fonder son trésor propre à
On retrouve la question en d'autres points du
partir du trésor qubn admire, et de vouloii donrr., temps. Après tout, le problème de donner un srarut
une nation et une langue aux lettres, et des lettres et
à I'excellence des contemporains et des proches, à
une langue à la nation. l'admiration que suscitent leurs æuvres, ce problème
Le volontarisme narionaliste et politique est donc
est aussi au cæur de la Querelle des Anciens et des
une dimension intérieure des lettres, puisque c,est
Modernes. Et sous urr aspect plus pragmatique,
un de ses principaux ressorts. La volonté de consti-
les réfbrmes et projets de réformes des collèges au
tuer et de nourrir une littérature nationale, ou plus
xvrtt" siècle traitent aussi du même problème, en
largement une cuhure collective, une litréraiure
essayant de faire place aux écrivains du xvrr" siècle,
qui donne au ( nous ) sa saveur propre, sa dignité, considérés comme des réussites éclatantes er des
son identité et sa mémoire, cettË volonré a suscité
modèles du goût eux aussi: que faire quand on a
un nombre immense d'æuvres par le monde. En deux réservoirs de chefs-d'æuvre ? Que faire du grand
fait, il se peur que plus d'æuvres àient été écrites en
xvIr" siècle, qui s'impose en plus des Anciens ?
vue de fonder: et de baliser une mémoire future que
Ladmiration des proches, qui retrouve la même
pour toure autre raison. Lintention collective de la
langue et le même monde, pose d'autres problèmes
nation ou du groupe, et donc le désir d'instituer et (psychologiques? mais surtout structurels) que l'ad-
de gagner une mémoire collective future, a toujours
miration dans la sécurité de la coupure, de I'autre
é_té et n'a pas cessé d'être un grand moteur
de fond côté du hiatus bienfaisant et jamais regretté. Pour
de la création dans les lettres.
quelque deux trois siècles, I'admirable a été défini
Cette dimension collective ou nationale ressorr,
comme coupé de nous dans une Antiquité hors d'at-
me semble-t-il, de la problématique même de l,ad_
teinte. Dans ce cas I'admiration est fondatrice et
miration lettrée. Admire-t-on de près comme de jamais menaçante, parce que I'admiré est posé dans
loin? Horace déplore que le voisin"g..r. commande
un ailleurs absolu de la mémoire: et donc, imitez et
pas.le même respec que la distancÈ (quelle que soit
pillez.
la distance: celle que donne l'éloignÀent àan, l.
Mais si le dispositif est fécond, d'autres (Euvres
temps, ou l'écart du bizarre, ou l'attendrissement du
bientôt s'accumulent. Et comment reconnaître alors
souvenir). Parmi les æuvres nouvelles, il serait pour_
la grandeur du massif voisin, celui que dresse le
roc)
IOI
passé proche ? Comment faire place à une seconde et de remettre au goût du iour la gravité du ton; êrre
rangée, à un second niveau, à une seconde espèce de ceux qui regardent de très loin, avec une nostalgie
classiques proches ? ironique, le grand massif triomphant, etc. IJEurope
La réponse date d'Horace: on les intégrera comme classique les aplanit tous pour ny voir qu'une plage
des classique s nlttioîulîtx. Depuis le siècle dAuguste, unifiée, une grande allégorie du sens, un grand
et depuis la Renaissance, l'admiration lettrée a joué essaim flottant.
ce redoublemenr. Aux æuvres fondamentales, elle a Lautre foyer des lettres, dès l'Europe de la
ajouté des æuvres nationales plus proches. Comme, Renaissance, est celui des entreprises nationales
bien souvent, celles-ci démarquaient les premières, le et des littératures nationales. D'autres ceuvres, des
décalage n'entraînair pas de conflit de valeurs. D'où æuvres récentes cette fois, écrites dans les langues
un effet de stéréoscopie qui n'a rien ôté pendant nationales, deviennent aussi objet d'admiration.
longtemps, en Europe, à la cohérence de l'attente Elles fondent et nourrissent les mémoires nationales,
lettrée et du gofit. et remplissent toutes les fonctions de I'admirable:
Pendant longtemps, I'admiration lettrée a eu ce ses fonctions lettrées d'éducation, de commentaire
double foyer. Dâbord le fonds absolu, les Anciens. et d'émulation, en même temps que ses fonctions
Ici la perception esr assurément temporelle (c'est politiques.
arrivé, c'est en arrière et cèst clos), mais elle n'a rien Par littératures nationales j'entends aussi les entre-
d'historique, comme on sait. Les Romains devien- prises qui ont pour moteur I'intention historique et
nent simplemenr les Latins; Grecs et Latins sont le projet de politique culturelle d'un groupe, Projets
désignés par la langue, par la fourche d'accès à deux et patrimoines ne sont pas toujours nationaux, loin
branches qui donne prise sur eux. LAntiquité des de là (littérature feministe, littérature ouvrière)
lettres esr perçue à plat, sans considérarion Je sa très mais ils ont toujours (et d'autant plus) une portée
-
longue durée. politique. La visée est à la fois littéraire et politique,
Sans considération non plus du sentimenr de la puisqu'elle veut la création ou la recréation d'une
durée traversée, qu'ont eu à vifles écrivains anciens, et mémoire collective propre qui comprendra, avec les
surtout les Romains. Eux-mêmes ont eu une percep- monuments qu'on espère, le tout-venant abondant
tion temporelle aiguë de leur situation littéraire: des ceuvres, les discours réfexifs et les manuels qui
être la première grande vague; venir ensuite; venir assurent la transmission.
trop tard et être ceux d'après la grande époque; être Les nouvelles æuvres, et parmi elles, celles qui
ceux qui se senrenr écrasés et voudraient se démar_ reçoivent le statut de chefs-d'æuvre modernes, de
quer; être ceux qui sonr farigués de la grandeur et classiques modernes, s'ajoutent au corpus lettré;
que le solennel ennuie; être ceux qui rêvent de faire mais surtout, elles changent sa signification et sa
revivre la sobriété perdue des mæurs et des lerrres, portée.

102 IOJ
Que devient la matière poétique ? Plus haut, dans Dans les deux cas, le corpus est une mémoire
un autre contexte, je parlais du stock, ce réservoir qui a des aspects plutôt stables et des aspecrs nerre-
collectif qui alimente un jeu combinatoir.. À propot nent instables. Le corpus antique tel qu'il a éré mis
d'Homère je parlais du trésor, sous l'aspect statique en ceuvre dans les lettres au niveau de la réflexion
de ce qui rayonne à I'horizon. (ll s'agit du trésor critique, de la transmission pédagogique et de l'ins,
of[ert, celui qu'on a trouvé er non pas gagné). Plus piration, ce corpus a été modulé au long de son
tard, la substance poétique prend une dimension usage. Il a été choisi, recentré et réorganisé plusieurs
temporelle et même une dimension hisrorique, à fois. Et cela non pas à partir de préoccuparions
travers les littératures nationales. Elle devient, cette historiennes, mais en fonction de jugements esthé-
fois, patrimoine et héritage. tiques ou de jugements idéologiques changeants. Le
Naît alors une autre question: qu'est-ce qu'un corpus antique du mémorable a eu des zones fluides
héritage, qu'est-ce qu'hériter, et qui hérite de qui ? où la présence, le vohrme, i'irnportance et I'usage
Quel patrimoine et quelle mémoire ? Cette quesrion des textes se transformaienr assez visiblernent. Il a eu
que longeait déjà Horace est pleinemenr er ouverre- aussi des noyaux plus stables.
ment la nôtre aujourd'hui. Il en va de même pour le corpus delaWeltliteraw,
C'est justement cette question que le roman- qui a des noms ou des titres plus constants or-r ph,rs
tisme a bouleversée, en redistribuant l'horizon des acceptés que d'autres. Il en va de même aussi, bien
lettres. On sait commenr: les Anciens perdent leur entendu, pour une mémoire nationale.
privilège fondateur er normarif; la carte des littéra- Contournons ici la question de savoir comrnent
tures nationales est jouée à fond; et chaque littéra- et pourquoi une ceuvre est mise sur orbite plutôt
ture nationale se détache, un peu dédoublée, un peu qu'une autre. Et considérons simplement le dispo-
décalée, sur le patrimoine commun. Désormais le sitif général. Non seulement les lettres isolent des
patrimoine commun aux lettrés n'est plus (n'est plus æuvres dont elles proclament la valeur, mais encore
censé être) lântiquité partagée, mais une anrho- elles établissent deux sortes de constellations. La
Iogie éclectique des chefs-d'ceuvre de la littérature littérature nationale se détache sur un fond litté-
mondiale. raire défini comme universel, qu'il soit antiqr.Le ou
Ce n'est plus la même situation: ni pour les écri- éclectique. Antique ou éclectique, un autre espace
vains, ni pour les critiques, ni pour l'enseignement. littéraire soutient, redouble, ceinture la littérature
En particulier, lbuverture pédagogique ou l'idée de nationale. C'est ce qui donne à la vision des lettres
la population des lettres esr désormais très diffèrente. un effet stéréoscopique de reliet d'acuité, de profon-
Et pourtant cette nouvelle situation garde des traits deur, sans lequel nous n'imaginons pas l'intimité
communs avec la précédente. Des traits communs lettrée.
structurels qui sont importants.

ro4 ro5
À quoi sert le cltef-d'æuure classique ? Le texte classique permet donc une pl
lité de lectures dans le temps, et chacune de -,-
Ainsi les lettres se reconnaissent toujours des lectures possibles peut être cohérente er peut être
rnonllments. C'est une donne générale, puisque les intéressante. Car le texte est toujours question-
choses se présentent toujours ainsi, mais c'est aussi nant et offert aux questions actuelles. En somme,
Llne activité et un ensemble de processus et de déci- Kermode nomme texte classique ce que Barthes
sions. Plusieurs questions s'ouvrenr ici. Que sont les nomme texte moderne: un texte ouvert et virtuel-
monulnents sous I'aspect de leur valeur? (Le cheÊ lement plurisignifi ant.
d'ceuvre est-il reconnu comme tel à partir de son Au cours du temps, selon les contextes, on en
mérite et de sa supériorité éclatante ?) Q". sonr les vient à lire dans le classique bien des choses qu'il
Inonumenrs sous I'aspect de leur durée I (Quelle sorte n'a pas dites, et c'est absolument légitime, car d'une
d'être historique est le cheÊd'æuvre?) Je commen- certaine façon l'écrivain, comlne le prophète, en dit
cerai par poser une question différente. Que sont plus qu'il ne sait. Sa parole dépasse sa conception, et
les rnonuments sous l'aspect de leur pertinence? la portée de ce qu'il dit dépasse ce qu'il comprend.
Quel est l'usage des chefs-d'ceuvre pour I'univers des Quelle est donc la fecondité du cheÊd'æuvre ?

lettres : à quoi et à qui servent-ils ? C'est la fecondité de ses interprétations. C'esr une
Je partirai de la réfexion de Frank Kermode fecondité critique. (J'écarte le terme herménetrtique,
(The Classic, r97). Pour explorer la notion d'æuvre puisque Kermode le réserve pour I'autre approche
classique, Kermode s'inrerroge moins sur le cheÊ des textes, la démarche érudite.) Si le classique est
d'æuvre lui-même que sur notre relation au cheÊ fecond et pertinent, c'est pour la lecture et pour
d'æuvre, qui est la clé de notre relation lettrée au le commentaire. Il donne aux lettrés un aliment
passé. Deux démarches sonr ici possibles. On peut perpétuellement intéressant pour une compréhen-
aller vers le classique pour le retrouver dans son sion active toujours renouvelée et toujours actuelle.
contexte en historien, en philologue, à.travers une Il porte, maintient et renouvelle le discours sur la
restitution érudite. Cette démarche, Kermode la littérature. Pour reprendre ce que Ricceur disait du
nomme hermér'reutique. symbole, le classique donne aux lettrés à penser et à
L'autre démarche possible esr une démarche parler.
accommodatrice. Par accommodation nous rappro- Ailleurs (History and Vahre, i988), Kermode note
chons le cheÊd'æuvre de nous, de notre temps, de aussi qu'un canon (un Olympe de monuments) nous
nos intérêts, de norre écoute. Immergé dans nos est indispensable pour penser et pour ordonner
intérêts du moment, le cheÊd'ceuvre se transforme l'histoire de la littérature et de I'art. Les décisions
et se rénove. Ainsi il reste souple, vivant et toujours de relief et les monuments principaux organisent le
opéranr, d'une fécondité continuée. spectacle du champ et le mettent en perspective pour

ro6 107
nous. Ces décisions nous permettent de construire le La dimension réflexive et critique, qu'elle soit
passé, de le raconter et de le comprendre. C'est la essayiste ou savante, débouche tout natur€llement
fonction historiographique des monuments. sur le pédagogique. On plaide la fecondité pédago-
J'ai résumé cette perspective à partir des belles gique des chefs-d'æuvre littéraires dans les mêmes
études de Kermode, mais on voit qu'elle fait partie de termes que leur fécondité critique: dans un cas
la vulgate des lettres, et que tout un discours flottant comme dans l'autre, on dit que I'intérêt renouvelé
qui nous accompagne de plusieurs côtés s'y retrouve du classique tient à son rapport effervescent au sens.
assez bien. C'est le discours humaniste moderne sur Il s'agira donc de transmettre I'héritage forma-
l'importance et le prix des grandes ceuvres classiques, teur des chefs-d'æuvre. On reste ici dans la même
et c'est même son plaidoyer le plus général. logique depuis la Renaissance et d'ailleurs depuis les
Pourquoi et en vue de quoi les grandes ceuvres Romains, puisque c'est le propos même de l'éduca-
classiques sont-elles vues comme précieuses et impor- tion humaniste libérale r pour assurer la formation
tantes ? Quel esr le bon usage des classiques et à quoi du jugement et du goût personnels, exposez l'adoles-
dit-on qu'ils servent ? Dans cette optique les classi- cence aux grandes ceuvres du patrimoine.
ques sont vus comme pertinents pour la dimension Vers la fin du xrx'siècle, u le meilleur du patri-
réflexiue des lettres. Le propre des classiques est de moine u a cessé d'être tout unimenr identifié aux
susciter des interprétations fecondes qui enrichissent Anciens. Et I'un des effets les plus clairs de la disper-
le lecteur et le texte . Ces interprétations renouvellent sion éclectique du patrimoine est de renforcer la
les vieux livres du fonds et les maintiennent dans l'ac- connexion entre l'entreprise pédagogique et l'en-
tualité, rout en produisant et en ajoutant des discours. treprise réfexive. De nos jours, on considère que
Par livres interposés, une multiple conversation le pédagogique et le réflexif sont du même bord: la
bourdonne entre écrivains, chercheuis, enseignants, recherche et l'enseignement supérieur, la réflexion
journalistes, amareurs, étudiants, libraires, bibliothé- savante et la préparation universitaire, l'étude des
caires, éditeurs, traducteurs et autres visages de l'at- textes et les études.
tention. Les classiques sont donc avant tout présents Lidée générale est donc que si les classiques sont
pour les lettrés qui les relisent et les commentent. pertinents, leur pertinence est avant tout éducative
Je rappelle que les lecteurs, professionnels ou et réfexive. Les débats actuels sur l'éducation perti-
non, sont par définition dans les lettres, qui incluent nente (quels livres sont importants et importants
dans leur univers, comme les enfants de la maison, pour quoi? ou pour qui? et selon quels critères de
toute la population lettrée: celle qui lit Hamlet, celle choix ? qui décide du corpus ? quels sont les critères
qui lit l'interprétation qu'en donne Kermode, celle d'un canon ?) sont plus que des débats engagés dans
qui écrit une réfutation, et celle qui aimerait savoir I'institution: ils sont absolument des débats d'ins-
s'exprimer. titution. Ce sont des débats pleinement politiques
ro8 ro9
er en rien des débats poétiques. Leur enjeu est la vains ne sont-ils pas concernés par les monuments ?

formation et non pas la création. La grande ceuvre d'art n'a-t-elle aucune perrinence
Une fois encore; cetre optique concerne plei- pour la suite de la création littéraire ?

nement les lettres. D'abord parce que I'enjeu poli- Ce livre dit et redit que la création littéraire à
tique de la mémoire n'esr pas ,-,r, ..irort éiranger à propremenr parler n'est pas le tout des lettres : ni
lèntreprise des lettres. Et aussi parce que Ie réàexif Ia seule activité importante et féconde dans les
et le pédagogique font une p"rt .onridérable du iettres, ni le seul point de vue légitime sur les lettres.
paysage des lettres. Ce qu'on transmet et comment Néanmoins une conception de I'usage des classiques
on en parle, ce n'est pas là un moindre aspect des qui ne se rapporte en rien à la création continuée des
lettres. Si la fecondité des classiques débouche sur ceuvres est évidemment une conception partielle. On
des commentaires et des interprétations, ces produc- ne peut pas simplement oublier le projet poétique
tions ne sonr pas secondaires. par rapport à la litté_ dans sa dimension pragmatique er pratique: oublier
rature, elles le sont peur-être, mais dans l,ordre des qu'il slagit d'écrirc.
lettres, non. Le cheÊd'æuvre n'est-il donc rien lorsqu'il s'agit
Les lettres sonr ce milieu englobant où le goût, de faire et de faire exister? Lécrivain ne fait-il plus,
la préoccupation er l'étude d., l-.ttr.r, l'absorption comme dit Malraux, juger Yonville par l'Olyrnpe ? Il
dans les lettres et le discours sur les lettres, ne sonr est étonnant que la question ait glissé hors du champ
pas plus loin du cenrre que l'æuvre de fiction. parmi des préoccupations, elle qui a été d'abord et si long-
les monuments canoniques se trouvent aussi quel- temps au centre. La grande justiÊcation première du
ques trairés, essais, études, volumes d'esthétique, statut des monuments était avant tout poétique et
ouvrages historiques, ouvrages théoriques, monogra- pratique: la réussite sert à réussir, le cheÊd'æuvre
phies, savants travaux et sommes éruàites, et autres sert à continuer et I'admirable sert à faire.
beaux. grands livres qu'on aimerait lire et qu'il faut Des ceuvres jugées extraordinaires sont présentes
avoir lus. Lunivers des lettres ne confond pas rour, dans la mémoire d'une manière extraordinaire: de
mais tout ce qui s'intéresse à lui dans ses r;rmes esr qui est-ce I'affaire? Des gérants du trésor: inter-
en lui. Les æuvres sur les lettres sont aussi dans les prètes, essayistes, critiques, historiens de la littéra-
lettres et sont des æuvres aussi. ture, enseignants ? Ou bien d'abord des écrivains, qui
sont aussi, à leur façon, des gérants de la mémoire ?
Le point de vue des écrivains a été longtemps domi-
Exce llenc e, p erfe ction, grandeur nant. T. S. Eliot (Whttt is a Clrtssic? ry44) en donne
une version moderne. Voyons son analyse: elle
Il reste pourtanr un aurre aspect. N y a-t-il pas remet au centre, d'une façon étonnante, la question
aussi un impact poétique des classiques ? Les écri_ de l'écriture future.

IIO III
au sentiment du destin public. Virgile, donc; Virgile
Eliot définit le classique par ses trairs et ses condi- seul peut répondre à des critères politico-spirituels
tions. Le classique se reconnaît à sa ruatur.ité: son qui sont, en fait, des critères d'épiphanie.
momenr historique est un moment d'éclosion et À ..tt. altitude la description de I'histoire litré-
dàccomplissement, et I'ceuvre baigne dans la maru- raire s'essouffie. Il faut bien qu'Eliot en vienne à
rité de la langue, du milieu, des manières er des désigner, à côté des classiques absolus (si rares), des
mæurs, et donc dans la maturité d'une civilisation.
classiques relatifs à leur pays, qui répondent à i'usage
Le classique se reconnaît aussi à son uniuersalité, courant du terme et qu'on peut dénornbrer.
que synthétise la notion d'empire. Lempire, norion
Shakespeare est incontournable, mais comme il
politique, définit la situation culturelle .o--. r.rrr.
n'est pas I'apogée d'une civilisation, il reste exces-
situation homogène mais hiérarchique: capitale et
sivement singulier. Pope est incontournable, et il
provinces, cenrre et périphérie, source et applica-
est l'expression d'un nronde: mais il n'écrase pas,
tions, aurorité et diffusion.
ni d'ailleurs les autres écrivains de l'âge classique
Si la plénitude classique se définit par ces rrairs,
anglais. C'est une grande chance pour la littérature
qui, dans l'histoire littéraire, répond à cès conditions ?
anglaise, dit Eliot, de ne pas se résumer en un nonr
Virgile est ici la réponse absolue: rour esr réuni en
et une æuvre. En effet, que se passe-t-il quand une
lui, il est le triomphe de la définition. Mais encore?
littérature et une langue s'accomplissent dans une
Lâge de Shakespeare rnanque de maturité; Milton
grande æuvre classique ?
ne dispose pas d'un état assez policé de la langue;
Virgile, le classique par excellenc€, est l'osten-
Dante écrit dans un univers instable; et la portée de
soir lumineux de la latinité et du latin. But is it an
Goethe n'est pas universelle. Reste donc l;âge clas-
tmrnixed blessing? Toute la latinité est concentrée
sique anglais, le xvrrr. siècle augustéen. Et iil faut
en lui. Ni avant lui, ni à côté de lui, ni après lui, il
nommer un écrivain classique, ce sera, mais non sans
n'a pu y avoir de poète latin heureux. Après lui, la
quelque regrer, Pope.
poésie latine est restée prise dans sa réussite; après
signifie la démarche d'Elior ? De quoi parle-
. Que lui, la durée latine n'a plus de sens poétique. Pour
t-il ? Ii parle de la plénitude dans I'histoire. Ii^parle
les poètes latins, il a été la grande réference indépas-
du moment historique de l'incarnation et d,,, tË-p,
sable; et nous-mêmes, nous jugeons toute la poésie
suprême de I'accomplissement religieux; de l,âge
latine en fonction de lui. Autrement dit, la plénitude
ou de la période otr culmine I'unitZ impériale qiri
qui accomplit le présent le transfigure, mais au prix
se rejoue dans sa civilisation lertrée; de ia présence
de l'avenir.
absolue du cheÊd'æuvre dans le temps. Le ilassique
Fixons mieux I'idée que le classique épuise sa
cristallise I'esprit de sa civilisation el le génie de sa
littérature et sa langue. Le cheËd'ceuvre classique
langue, en révélant aussi quelque chose
lui touche unifie, révèle, réalise et culmine; une fois qu'il est
II2
II)
là, bouche I'horizon et occupe toute la place. Par
il plus traitable (ce qui n'a jamais dérangé personne),
sa préseircc. il irnpose son présent. Il accomplit, et nrais att sens plus grave où la réussite est terminale.
cloirc il clôr le passé. Il accomplit, et donc il âévaste Désormais le sol fait défaut et le terrain poétique ny
l'avenir. On n'échappera plus à la portée et à I'em- est plus.
prise de sa réussite. Tout ce qui se fera ensuite se fera
à l'ombre de sa grandeur.
Je voudrais comprendre ici cet efFet destructeur
Quel est donc I'impact de Virgile ? pour les aurres de l'accomplissement parfait, en introduisanr des
poètes latins, note Eliot, il est source de fierté mais notions de saturation et de redondance qu'Eliot
surtour obstacle. Sa réussite déploie le langage entier n'emploie pas.
dans sa perfection, tisse la subitan.e poéiiqte d"rx De quelle perfection s'agit-il ? D'une plénitude
son chatoiement unique et les .orrrl-. intégrale_
- qui, une fois donnée, met fin à tout projet, La perfec-
ment. Après quoi l'émularion sera toujours tion qui épuise ce qu'ellc réalise, cette perfection esr
-"lh.u_
reuse. Car si le classique absolu est à parr, ce n'est de I'ordre de la saturation. Elle suppose qu'il y a un
pas tant parce qu'il est supérieur.que parce qu,il est espace fini à remplir, que cet espace peut être rempli
radical. Comme la sainteté, il illumine er ravage. intégralement et d'une manière adéquate c'est-à-
Après lui le terrain est brûlé. dire excellente, et que cet espace ne peut être rempli
Quant à nous qui sommes à distance et de l,autre qu'une seule fois.
côté de la coupure, norre relarion à Virgile esr devenue Une fois que c'est arrivé, plus rien d'autre n'est
très différente, dit Eliot. Nos poètes, àux, nbnt pas à possible. Là où est le plein, il n'y a pas de vide; là
se protégcr devant des comparaisons directe, dér"r- où est le comble, il ny a pas de lacune. Ce qui est
,,..y::r. Le Virgile d'Eliot a un rôle moderne proche accompli, ce qui est acquis et présent, repousse
du Virgile de Dante: il est présent désormais comme I'existence et I'activité des autres au même endroit.
la bannière qui flotte de tous nos poèmes, Ce qui réalise toute une langue et une littérature
comme un nom idéal "u-dËrru,
de la perfection, et comme un entière, ruine aussi du même coup les autres poètes
thème d'unité du destin poétique. nationaux et brûle toute la littérature nationale. Il
Là ori Kermode parle de la fecondité du classique la glorifie, mais il la désespère, puisqu'il la laisse
pour la lecture et I'interprétation, Elior parle doncàu saturée.
classique comme d'un être dont I'exisience accom_ Par-delà le patrimoine, qu'Eliot nomme tradi-
plit Ia carrière poétique et la stérilise du même coup. tion, il s'agit ici de l'idée même de ia matière
ur classique relatifi un classique national, peut poétique. La substance poétique est-elle saturable ?
flême
épuiser le genre dans lequel il excelle, et le rendre Pour I'analyse que j'avais proposée plus haut en
désormais impossible dani s" langue. Non seulement termes de redondance et de lacune, la substance
au sens où la forme est marquée pàr lui et le
sujet n'est poétique ne peut être ni saturée ni épuisée. Dans ce

II4 II'
cas, continuer n'esr jamais impossible, bien que cela seul), mais encore Eliot s'en réjouit (c'est une chance
puisse devenir ennuyeux. On délaisse une veine si pour les poètes anglais, qui sont libres de continuer
les poètes en sont fatigués, mais la veine elle-même à créer).
n'est pas épuisabie. Il s'agit de satiété et non de Dans une dynamique normative, le projet de
saturation. Par cotrtre, si on pense que ia substance l'ceuvre terminale a pu être un désir fecond et par
poétique est saturable, elle est aussi finie. Dans ce définition fécond pour un seul livre: un tel projer
cas la perfecrion, qui réalise le possible, l'épuise et n'ouvre pas une carrière, même s'il est rejoué par
l'abolit du mên-re coup. plusieurs. Mais d'un point de vue rétrospecrif, le
Je rapprocherai ici I'idée d'Eliot d'un autre thème critère de la perfection accomplie décrit rnal l'his-
rnoderne qu'il n'aborde pas: les rêveries sur le projet toire littéraire, qui, justement, comme toute histoire
de I'æuvre absolue, l'æuvre qui sera le comble, du sens, s'est obstinée à continuer. Le canonique, dit
I'aboutissement et la clôture de l'entreprise littéraire. I(ermode, a une fonction historiographique; mais
Il s'agit, là aussi, du thème de l'æuvre ultime qui Eliot a une idée du classique qr-ri brûle I'historiogra-
doit épuiser la carrière et le jeu. Plus encore qu'une phie et l'histoire.
ceuvre singulière, ce projet vise la carrière poétique Ce qui dévaste ici la perspecrive, esr-ce la perfèc-
colnme entreprise collective et cornme perspective tion de Virgile saturant la latinité, ou le regard
ouverte dans le temps. C'est la carrière qu'on rêve rétrospectif d'Eliot ? Il donne à l'épiphanie classique
d'abolir par Llne æLlvre qr-ri rendra la suite vaine, une valeur spirituelle exaltée mais confuse, à défaut
puisque I'cruvre absolue aura saturé le sens du jeu. d'une fonction poétique pratiqlre.
L'æuvre absoh,re parachèvera la trajectoire et I'abo-
lira, en rendant la suite impossible. Impossible, Lidée moderne du cheÊd'ceuvre qui accomplit
c'est-à-dire dénuée d'intérêt poétique. et qui épuise est l'inverse de l'idée classique de la
Quelque chose de cerre intuition moderne fecondité des modèles. Pour la perspective classique,
joue ici chez Eliot, mais à un niveau difftrent. Il le comble de I'excellence avait justement porlr effet de
n'énonce pas un projet de type mallarméen en renclre la suite possibie. Dire que les cas fondateurs,
décrivant I'ceuvre prochaine à partir de sa cause les grands exemples privilégiés, peuvent et doivent
finale paradoxale (rendre aurre chose impossible). servir de modèles, c'est dire qu'ils sont directement
Eliot décrit une siruation poétique que la littérature pertinents pour la suite de la création.
a déjà atteinte autrefois. Il ne parle pas à l'incitatif Leur fonction paradigrnatique découle de leur
mais au rétrospectif: un cas majeur de saturation excellence. S'ils sont des modèles, c'est qu'ils sont
poétique a dé;à existé. Et pour un bilan historique, source, exemple et comble du souhaitable et du
le critère de la perfection saturée est tel qu'il éteint meilleur. Ils montrent ce qu'il est possibie de faire,
tout. Non seulemenr le bilan est très pauvre (Virgile ce qu'il convient de faire, et ce qu'on peut vouloir

tr6 t17
faire. Leur supériorité fait rayonner un pouvoir. À question de compétence ni d'applicarion. On ne veut
parrir d eux, la puissance de faire devient transitive plus l'auteur honnête, mais I'artiste inspiré. Plus le
et lbtrvrage devient envisageable. Ils ouvrent I'abon- rnétier, mais la vocation. La seule mesure qu'on envi-
dance de la création future. Comme ils sont à la fois sage est la grandeur. Ce que Malraux résume très
source et ressource, ils donnent infiniment à parler. bien: u On avait tenu Pétrarque, lArioste, pour de
Dans cette optique, les chefs-d'æuvre classi- bons poètes < en rnieux ,; les romantiques tiennent
ques ont pour effet bénéÊque majeur d'ouvrir des le plus mauvais poète potrr un Shakespeare en plus
carrières poétiques. Je veux dire, avant tout, qu'ils mal. u Ici la demande se fait immense, aiguë, touche
ouvrenr la possibilité de faire exisrer des æuvres au vertige. On passe à un autre ordre d'images.
qui répondent à une attenre collective lettrée. Et ils Peut-on parler aujourd'hui de I'impact des
ouvrenr aussi, secondairemenr, la possibilité person- rnonuments sur la littérature à venir ? Que sont-ils
nelle, privée, voire intime, de se concevoir comme aujourd'hui pour la création elle-même et pour la
poète (et comme poète professionnel). matière poétique ? Ou encore: pourquoi les écri-
Dans I'Europe classique, non seulement les clas- vains lisent-ils et qu'est-ce que la lecture de I'artiste ?
siques anciens balisent l'entreprise, mais encore ils Depuis la génération d'Eliot, n'y a-r-il plus d'écri-
en facilitent I'entrée. C'est grâce aux classiques, vains lettrés ? Et plus largement: quelle est la perti-
grâce à I'admiration des classiques, que prendre parr nence poétiqeze du passé ?
aux lettres ne paraît pas un exploit riranesque et
démesuré.
Bien entendu, il faut aussi avoir le don que rien ne
peut ni définir ni remplacer. Les lettres demandent
toujours un coin de miracle et ne s'en cachent pas.
Cela dit, l'existence et le rôle des modèles a permis
de concevoir le rravail littéraire d'une façon sobre,
artisanale, qui nous étonne à présent. Lentreprise
poétique classique se pose comme une entreprise
avant tout laborieuse, et donc savante, sérieuse,
appliquée.
Notre perception posr-romanrique est bien plus
démocratique (idéalemenr, en droir, dans son prin-
cipe) pour ce qui est de I'accès à la littérature lue
et connue. Mais elle est devenue infiniment plus
élitiste quanr à l'idée du travail littéraire. Il n'est plus

rr8
dans le second il a lieu maintenant. Ici les passions
lettrées se séparent des autres, et le passé livresque
Chapitre 5
devient un être à part.
Ls passÉ pERTTNENT En simplifiant beaucoup, je distinguerai deux
fonctions poétiques du passé livresque. Je parlais,
plus haut, de I'attente esthétique chaque fois renou-
Le liuresque velée, toute neuve pour chaque livre dans son espoir
d'événernent (séduis-rnoi). Lattente lettrée est plus
La différence, dit Malraux (L'Hontme préaùre et qu'un fond immédiat sur lequel se détachera le
la littéranr€, 1977), enrre une passion laique (son prochain poème. Elle est plus qu'une expertise, une
exemple est le football) et une passion lerrrée, est anticipation et une connivence actuelles. C'est aussi
dans leur relation au remps. La passion lettrée inclut une vieille attente, et elle est aussi une mémoire. Elle
une mémoire, partage une mémoire et constitue une garde le rythme de son histoire et le sentiment de sa
mémoire. durée; elle engrange l'altération, la iignée, l'écart, la
Sur ce point les passionnés de football auronr tendance. Elle engrange sélectivernent et d'ailleurs
raison de protester, car leur passion, elle aussi, irrégulièrement, d'une façon qui la rend étonnante,
inclut, partage et constitue une mérnoire. L'expertise disparate, décisive.
partagée remémore assidûment le mémorable: le Cette mémoire lettrée n'est pas toujours savante,
palmarès, l'anecdore, la technique, la chronique, le mais elle apporte toujours un effet d'altérité. Tant de
tétnoignage, la légende, les récits, ont une inrpor- choses ont déJà eu lieu qui la concernent... Elle est
tance vivanre. Le présent de la connivence fait vibrer dans le présent cornme une richesse, elle travaille le
le passé, et plus ce passé est repris et commenré, plus présent comme une pluralité. C'est un passé pluriel
la connivence s'épaissit et déborde sur l'avenir. Avoir qui donne à voir et à parler.
prise sur I'avenir est le grand désir de la mémoire; En ce sens le livresque e$ donltetn', et c'est là sa
partour I'idée de la mémoire future est le grand enjeu fonction la plus générale, celle de nourrir et d'enri-
des passions. Tout cela est commun au-footbali et chir la scène. Mais le livresque est aussilâz drtteur, au
aux lerrres, sans oublier la politique et la religion. sens où il organise poétiquement le présent.
Ce qui met à part I'amour des lettres, c'est la
Quelles que soient les métamorphoses du champ
présence renouvelée et l'acrualiré renouvelée propres des lettres, qui s'est transformé et réorganisé plusieurs
au livresque. Le récit enrhousiasre d'u., granj m"tch fois, ce champ n'est jamais informe, même dans les
légendaire (j y étais, j'en étais) ne rejoue pas le match périodes où il est incohérent. Tout ce qui s'y passe
au même sens où la lecture de Rirnbaud rejoue n'y remplit pas le même rôle et toutes les æuvres n'y
Rimbaud. Dans le premier cas l'événement esr ioin, ont pas le même statut. Les contenus sont dénivelés.

r20 tzl
Il y a du centre et des marges, des monuments et comme une loque aiguë qui ne sait plus son prix,
du tout-venant, du précieux et de la perte. Mère de est-elle une æuvre lettrée ?
l'évidence d.r rt"trrt, er des normes, ia bibliothèque Il arrive que la littérature actuelle se consrruise
intérieure dont parle Malraux fonde et légitime le
sur un jeu très savant et très sophistiqué calqué sur
champ.
des jeux mathématiques, par exemple, ou sur des
Pendant rrès longtemps la bibliorhèque anrique
grilles conceptuelles emprunrées aux sciences. D'où
porre et colore l'actualité poétique. Dans la perspec-
des livres poétiquement intéressants dont la réference
tive.classique, il est très clair qu'un passé ll,rr.rq.r.
est extérieure au çorps des lettres. Ce jeu litréraire
fonde le présent poétique, d"n, ,., .o.rr.rr.r, ., ,., est volontiers ésotérique dans ses échafaudages er ses
décisions. LEurope classique est ainsi le temps où
allusions (chez Pynchon, Perec ou Calvino) ; et il est
le passé donateur et le passé fondateur des lettr.s se
largement un jeu de rraduction.
confondent.
La traduction prédcmine alrssi chez Camoens,
Tout se passe auiourd'hui comme si la fonction
chez Ronsard ? Oui, rnais chez eux elle va de rexte à
fondatrice du passé littéraire avait sombré, elle
qui texte; alors qu'ici I'ceuvre est traduite d'un système
flottair encore depuis quelque deux siècles sous une
qui n'est ni textuel ni même verbal. Certes on peur
forme spirituelle indirecte, pressante, angoissante
et énoncer le principe du système, on peur dire ce qui
vague. Tout se passe comme si le livres"que n,avair
gouverne le livre: ainsi Pynchon, par exemple, a rnis
plus qu'une seule fonction littéraire, unË fonctio,,
en scène dans 7la théorie de l'inforrnation. Mais il
puremenr donarrice: celle d'aiouter à la fantaisie et
ne s'agit pas là d'une réference lettrée.
aux hurieurs de l'imaginaire. Le livresque esr devenu
Ce qui rend ce jeu ésotérique et volontiers dérou-
ornelnent et non plus fondement.
tant, c'est qu'il omet le plus souvent de donner sa clé.
Ce p^assé qui ne décide rien, ce passé invalide et
De plus les règles peuvent être à la fois rigoureuses
gratuit flotte à présent comme un suiplus dans I'acti_
et fantaisistes, comme l'étaient les règles parfai-
vité littéraire, sous lâspect ludique d. l" prrr.
plura_ tement arbitraires du Chiendezl de Queneau ou
lité. Il n'est plus que marériau, et matériau épars:
comme certaines contraintes choisies par Perec. De
éclats, débris, fantaisie. Un des traits de la littérature
toute façon sans la fonnule on est perdu, ce qui peur
postmoderne est qu'elle exhibe la paille et la
balle avoir un certain charme un certain temps; et avec la
du livresque. Elle traite le passé .oÀ-" désordre et
formule on circule dans des réseaux d'applications,
l'exploite comme pluralité.
dont le charme peut s'user plus vite que la verve de
Quèst-ce à présent qu'un écrivain lettré ? L'æuvre l'écrivain.
merveilleuse de Kathy Acker, qui dépèce nos
réfe- Cette perspective ludique et compliquée s'ac-
r,.n::r livresques dans un tourbillon d. firr. musique,
compagne très bien de l'idée d'ateliers d'écriture
de désinvolture er dburrage, er chiffonne
la culture ouverts au grand public où tout le monde peut
r2z
rz3
apprendre les techniques
du métier' T'a sophistica- elle est indiscutable. C'est une situation circulaire
tti extrênte rejoint ici sans problème les valeurs de oir la durée est à la fois épreuve et signe, délai et
professionnelle' (Par contraste voyez cet récompense.
i

Liirrnér-ruir" I

i'tiiulé de Du Bellay: u Que le naturel n'est suffi- Cette interprétation a été banale, très répandue I
sanr à ceiui qui en poésie veut faire æuvre digne de et abondamment commentée. Mais elle n'est I

l'irnrnortalité >.) possible que si la forrnule d'Horace est abstraite de


l1

I
Est-on sorri du dispositif des lettres ? On croi- son contexte. Le contexte, on I'a vu plus haut, est
rait que le passé esr contourné ici, et avec lui la une discussion sur I'ancien et le nouveau, menée
musique artenrive de la bibliothèque partagée. Tout d'un point de vue résolun-rent rnoderniste: ne dédai-
un passé est contourné, c'est vrai. Mais en fait c'est gnez pas les poètes d'aujourd'hui au nom des ceuvres
la bibliothèque elle-même qui change, inconrour- antérieures.
nable. Pour les imitateurs dont il est le modèle, C'est dans cctte discussion qu'Horace s'amuse
Pynchon devient déjà une référence livresque. C'est de l'idée que le tenrps puisse améliorer les æuvres
l'effet de Midas du livresque: dès que c'esr un livre, cornrne les vins. Ceux qui font plus facilernent
il en est. confiance aux livres déià âgés supposenr apparem-
ment que l'æuvre s'améliore avec l'âge et qu'elle
mûrit en vieillissant. Dans cette optique, si I'esprit
L'épreuue du ternps de sérieux pense que la durée ajoute à la valeur et
que seules les réputations posthumes sont sûres,
Dans l'Épître que j'analysais plus haut, Horace quel sera le juste clélai?

parle des ouvrages dont on pellr être sùr: est uetus Cent ans ? Serez-vous assuré de la valeur d'un
atqtte probtls cetÉuTn qui perfecit awlos: ce qui a livre aLr bout de cent ans ? Mais toute Inesure se prête
traversé une centaine d'années est vieux et sérieux. à un sorite. Cent ans tout juste ? Pas un moment de
Ce vers a été beaucoup cité, en général pour moins ? Si vous ôtez un mois, un an, un grain de blé,
appuyer l'idée que le temps décidera er que l'histoire un cheveu, que restera-t-il de votre critère ? Et quelles
jugera. Et qu'une ceuvre nouvelie doit passer par ce sont les limites d'un siècle, et quel sens a n'irnporte
qu'on appelle, jusrernenr, l'épreuve du temps. Si.ll. quelle durée préalable, quand il s'agit de reconnaître
réussit cette épreuve, sa survie garantira sa valeur, la réussite et la valeur?
et sa valeur assurera sa survie. L'æuvre qui subsiste Si bien que le point n'est pas: attendre ou ne pas
depuis longtemps, I'ceuvre qui a réussi l'épreuve attendre. Ii ne s'agit pas de savoir si ce vers, si souvent
de'la durée, a établi par là même qu'elle le mérite cité hors contexte, conseille ou ne conseille pas de se
et qu'elle est digne de durer: er sa durée future est donner un délai avant d'être certaiu de l'irnportance
assurée. Désormais elle est stable, et désormais d'un ouvrage. C'est ailleurs, deux Épîtres plus loin,
r24 rz5
qu'Horace conseille un délai. Pas au public, mais au remps purgatoire et le temps palmarès. Le point est
poète . Avant de montrer un poème, garde-le neuf ans plus profond que la plaisanterie d'Horace. C'est la l;

dans le tiroir: tu pourras ainsi, au besoin, détruire relation étroite, la relation essentielle entre la valeur
discrètement plus tard ce qui sera resté privé. et le temps, entre I'appréciation et la survie; cette
Consigne de prudence, donc, pour proréger le relation qui est au cæur de la mémoire culturelle, rl

poète. Pendant cette période de latence, son juge- et qui d'ailleurs déÊnit Ia mémoire culturelle. tl

ment pourra mfrrir, et son appréciation du morceau. Comment comprendre la composante tempo-
Ce n'est pas, bien sûr, le poème qui se bonifiera relle liée à la valeur, et I'existence du précieux dans la
pendant son temps de tiroir. C'est le jugernent de durée ? Quel âge a ce qui est ( vieux et sérieux u ?
I'auteur qui a besoin de distance et ne le sait pas. Du
reste, le conseil ne s'attend pas à être suivi.
Quittons l'æuvre cachée neuf ans pour revenir à La fraîcheur de l'æut,re
l'æuvre devenue publique, celle qui esr lue et appré-
ciée pendant cent ans. Ou celle qui est peu lue er Je noterai d'abord I'affadissement moderne de
mal appréciée pendant ce remps. Dira-t-on que le I'idée que le cheÊd'æuvre est atemporel et que sa
public finira par reconnaître les siens ? u "On ne lit valeur est éternelle. A l'âge classique cette notion
plus George Sand", nous dit-on. Soit; rnais, ne fût- était prise dans une argumentation cohérente, or)
ce que pour I'honneur de la langue française, on l'idée de la nature humaine avait un sens religieux,
reviendra, nous le croyorls, sinon à toute l'æuvre, épistémique et poétique. Entre I'idéal de la raison,
du moins à une partie de cette æuvre épurée par le la réussite exemplaire des Anciens, et les grands
temps, triée avec soin par le goût public, supérieure schèmes de I'anthropologie religieuse dans une reli-
aux vicissitudes et aux caprices de l'opinion. , gion universelle dont le scénario est historique, la
Quelle serait cette différence de narure enrre nature humaine avait plusieurs visages, mais elle
l'opinion, qui est de l'ordre des vicissitudes et des était partout un enjeu.
caprices, et le gofit public, qui prend son remps pour Depuis que l'universel littéraire est devenu dispa-
épurer, trier, fiitrer avec sagesse et maturité ? Qu. rate et l'universel humain historique - disons briève-
signifie pour l'ceuvre de faire longtemps surface, de ment à la suite du romantisme - il a fallu redéfinir
circuler, d'être présenre, d'être longtemps actuelle ? I'universalité du cheÊd'æuvre. Le cheÊd'æuvre,
Est-il possible d'être vieux, d'être là depuis long- a-t-on dit alors, n'est d'aucun temps et d'aucun
temps, sans être garanti du même coup comme lieu parce qu'il échappe pat sa valeur et ses qualités
probus, comme sérieux et honnête ? propres aux déterminations de temps et de lieu. On
Ce qui est en cause, ici, va plus loin que I'idée reconnaît la grande ceuvre d'art à ce qu'elle iélèue à
du temps comme épreuve et comme preuve, le I'inconditionné.
tz6 r27
Comme ce thème est en désaccord évident avec à rejoindre l'attente du pubiic et son goût, mais ils
l'esprir historique du xIx" siècle, il devient peu à peu refusent expressément de s'y adapter.
lrn énoncé dogmatiqr-re, un prêche polémique ou un Être le point de vue légitirne, être le centre du
plaidoyer idéalisateur. Qrre les grandes æuvres d'art jeu, déterminer un nouveau jeu, c'est ce que réclame
sont universelles et étemelles, cette idée, qui a eu chaque génération littéraire. Ce que nous nommons
autrefois un sens poétique intéressant, est tombée (et la littérature d'avant-garde est celle qui cherche juste-
s'essouffie encore) dans le domaine de l'édification. nlent à susciter une arrente différente pour imposer
Que dit ie point de vue inverse ? Il faut, dit un plaisir intéressant qui lui est propre. Elle n'en-
Stendhal, u présenter aux peuples les æuvres litté- tend pas satisfaire le public dans les termes du public
raires qui, dans l'état actuel de leurs habitudes et tnais dans ses termes à elle, en déplaçant les règles
de leurs croyances, sont suscepribles de leur donner et en changeant la nature du jeu. C'est une littéra-
le plus de plaisir possible ,. Er non pas u ce qui ture dont l'objet principal est moins la création des
donnait le plus de plaisir à leurs arrière-grands- ceuvtes.que la créarion, justement, d'une nouvelle
pères u. Lattitude de Stendhal se rerrouve dans bien attente esthétique.
d'autres déclarations er programmes littéraires plus D'autre part, comme le remarquait Marx, u la
récents: à l'âge de la bombe atomique, à l'âge d'In- difficulté n'est pas de comprendre que I'art grec et
ternet, il n'est plus possible de continuer encore à i'épopée sont liés à certaines formes du développe-
écrire comme... ment social. La difficulté, la voici : ils nous procurent
C'est une revendication dont la perspecrive esr encore une jouissance artistique, et à certains égards
à la fois polémique et historique: on consrare une ils nous setvent de norme, ils nous sollt un modèle
inadéquatioll, er ce qui ne va pas est analysé comme inaccessible ,. Autrernent dit, il n'est pas étonnant
un retard. Il faut rernertre les normes à jour car l'ar- que les Grecs aient eu un art qui les satisfassent,
tente, colnme l'époque, a changé, et la littérature l'étonnant est que cet art colnpte encore pour nous
doit se transformer pour se rapprocher de son public. aujourd'hui, çlue sa beauté nous soit directement
Ce qui signifie, entre autres choses, qubn renonce à évidente, et même que nous y trouvions encore
l'idée classique par excellence, I'idée de la distance les normes et les critères du bear-r. Cette remarque
poétique. marginalise le point de vue sociologique de Stendhal,
Deux remarques limitent ce propos qui est devenu en rappelant que la question esthétique est aussi une
un poncif lui aussi. La première esr que, depuis les question transhistorique.
avant-gardes du début du xx" siècle, les mouvements Stendhal partait d'une faillite: la poétique clas-
littéraires les plus novareurs ne veulent justemenr pas sique ne nous convient plus; et débouchait sur une
se m€trre au goût du jour: le goût du jour esr ce incitation: il nous faut désormais autre chose. Mais
qu'ils bravent. Non seulement ils ne cherchent pas avec I'art grec on ne constate pas une faillite mais un

tz8 t29
succès. Comment comprendre la durée d'un succès subsiste et agit dans le tenps de l'histoire, alors que
détaché de sa société d'origine et son irnpact actuel, sa valeur, comme toute valeur, est atemporelle.
er cornrrent l'art grec peut-il êrre important et perti- Car dans I'univers philosophique allemand
nent Pu/r rrcus, hors de son contexte premier ? du début du xx" siècle, la valeur, par définition,
échappe à I'histoire. Et cela dans tous les dornaines.
La remarque de Marx sur la durée transhistorique La valeur logique est quirre de toute histoile. La
propre aux æuvres n'est pas plus isolée que ne l'était science a bien une histoire, et donc un dévelop-
la revendication de Stendhal. Pour les philosophies pement dans le temps i mais, dit Lukâcs, c'est une
de la culture dans lAllemagne des années rgro-r9joj histoire factuelle dans un rernps de découverte et
en particulier, c'est une question centrale. Cassirer, d'émergence, ce n'est en aucun cas une histoire de
Mannheim, Lukâcs, Bloch et d'autres s'attachent la validité des connaissances. Lentrée en scène des
à penser le cheÊd'ceuvre comme un être transhis- connaissances scientifiqr,.L's ne dit rien sur leur vali-
torique; un être doué d'une existence ternporelle dité, qui est éternelle. Ce qui est vrai était vrai avant
singulière, qui subsiste autrement que les aurres d'être su: la gravitation était vraie avant Newton.
données historiques. Quant à la valeur éthique, elle précède et surplombe
Pour ces philosophies de la culrure, I'aptitude à la toute conduite, puisque chaque cas particuiier est
durée et l'impact à travers Ia durée définissent juste- rapporté à une norme éternelle, un canoll éthique
ment le cheÊd'ceuvre classique. Lcruvre ordinaire ou général et inconditionné.
quelconque se définit par défaut comme une ceuvre Par contre la valeur esthétique, elle, dépend
liée à son contexte d'origine, qui se comprend dans radicalement de I'existence de l'æuvre concrète.
ce cadre et n'a d'existence qu'avec lui. Il est normal, Tant que rien de beau u'existe, la beauté u'est pas
pose-t-on, que l'immense majorité des cruvres ne une valeur. La théorie de la gravitation était valide
sortent pas de leur point d'insertion dans l'histoire; avant Newton, rnais une tragéclie de Sophocle, un
ce qui est étrange, c'est qu'un petit nombre d'ceuvres tableau de Rembrandt, n'étaieut pas beaux avant
flottent par elles-mêmes en gardant impact, valeur et leur apparition.
pertinence. Le cheÊd'æuvre se-reconnaît surtout à la Sur ces prémisses d'époque, Lukâcs pense l'æuvre
qualité étonnanre de sa durée. Sa survie dans la durée d'art en termes de notn,eauty', c'est-à-dire à partir de
manifeste une remporalité très particulière, qui lui I'idée que tout moment du temps est capable de
est propre.'C'est ce qui le caractérise, et c'est ce qui produire du qualitativement distinct. Nouveauté
fait de lui un problème majeur de l'esthétique. d'abord (je résume à grànds traits) du point de vue
Le jeune Lukâcs place au centre de sa première de la création de l'æuvre: chaque æuvre se distingue
philosophie esthétique (rytz-r9t4) le modè d'exis- de toutes les autres et se détache comtne autre et
tence paradoxal de la grande æuvre d'art, qui naît, comme unique.

rlo I3I
Et nouveauté de l'æuvre au niveau de sa récep- et j'ai mentionné Malraux. Dans une perspective
tion. Au long de la durée, l'q:uvre importante différente, Gadamer rerrouve ce problème à propos
ressort et continue de briller sur le fond de l'ancien de la compréhension lettrée.
et du familier. Elle ressort conrme une expérience Comprendre est une proxirnité et même une inti-
de lecture chaque fois neuve. Seul ce qui peut être rnité; l'effet de sens, pourrait-on dire, semble abolir
indéfiniment nouv€au de cette façon peut survivre, la distance de I'histoire. Ce qui est loin, ailleurs dans
et la grande ceuvr€ est celle qui apparaît nouvelle un le temps, est proche en ranr qu'on le comprend. C'est
grand nombre de fois. pourquoi les ouvrages de pensée, ou les æuvres classi-
La durée dans laquelle 1'ceuvre subsiste est ques, paraissellt ne pas relever dLr passé dès qu'on s'irn-
évidemment le temps de l'histoire, mais la grande merge en eux avec le sentiment de les comprendre.
æuvre d'art n'y prend pas d'âge. Certes elle C'est ce point que reprend, chez Gadamer, la
n'échappe pas au temps: son apparition est datée, notion de u fusion des lrorizons )), qui désigr-re I'ex-
et l'æuvre est ancrée dans son moment historique, périence spécifique cle la compréhension lettrée.
puisqu'elle en est la plus vive expression. Mais tout C'est rtne expérience (le plus souvellr une expélience
au long de la durée, son impact est roujours I'impact livresque) dans laqr,relle le temps change de nature.
de la fraîcheur. Par sa puissance de renouvellerlent, La cornpréhension du passé lettré n'est pas une
dit Lukâcs, elle ne perd jamais sa fraîcheur. Sa valeur extase et ne nous fait pas sortir de Ia ternporalité.
est toujours actuelle, et surtout toujours nouvelle. Mais c'est une expérience temporelle très particu-
Lceuvre ne cesse pas d'être un événement. lière, une expérience transhistorique transitive, qui
En somme: l'ceuvre qui est grande est l'expres- unit des temps distincts et séparés et les approfondit
sion parfaite et singulière de son époque - ce qui I'un par l'atrtre.
est la vision rorrantique -; mais elle possède aussi On voit que cette llotioll vient répondre à un
l'étrange faculté de subsister hors de sàn époque en problèrne qni n'existe que si les telnps distincts sont
restant toujours nouvelle. Le cheÊd'æuvre ne prend effectivement séparés, si les horizons sont indé-
pas d'âge: sa fraîcheur est toujours renouvelée, frap- pendants, et si le passé culturel est ordonné d'une
pante à chaque nouvelle lecture. manière séquentielle. Or cette façon de voir, qtte
De sorte que l'æuvre qui est l'incarnation la plus Gadamer essaie d'accommoder d'une façon plus
aiguë d'un moment est aussi celle qui restera toujours profonde, cor-nmande .justenent la perspective de
fraîche et tôujours neuve. Le cheÊd'æuvre appartient Lukâcs. Pourqtroi i'ceuvre d'art est-elle paradoxale
donc à des dimensions t€mporelles divergenres, er pour Lukâcs ? A cause cl'une représentation linéaire
c'est là son paradoxe. de la durée, qui voit le passé culturel à travers le
Ainsi le grand problème de l'art est dans son exis- déploiement de ses périodes successives, l'étagement
tence transhistorique. J'ai pris Lukâcs pour exemple de ses aventures et de ses mouuments.

IJZ r)3
Aurrement dit, la réflexion esthétique du jeune Cela dépend du point de vue et par exemple de la
Lukâcs suppose que la mémoire historique repro- formation reçue, et cela dépend aussi de ce dont il
duit I'alignement de I'histoire, et qr,r'elle juxtapose s'agit. Que l'obscur manuel de littérature dont j'ai
les siècles comme autant de chapitres. Partant de là, parlé présente de l'intérêt ou pas, et quelle sorte de
I'existence dyschronique du cheÊd'æuvre doit être survie lui est ouverte, ou quelle -place dans notre
expliquée comme une propriété esthétique qui est attention, ce n'est pas une affaire de date, mais de
aussi une anomalie historique. fbcalisation et de centrage, et donc d'intérêt actuel.
Là ori la distance (et la position dans la disrance) Dans la mémoire, pour le dire brutalement, il n'y
est un donné, ce qui demande à être expliqué, effec- a pas de renconrre à travers le temps, puisque par défi-
tivement, c'est la rencontre: comment se fait-il que nition les contenus sont simultanés et actuels. Dans ce
nous puissions croiser certains points du passé, cas la question du transhistorique se renverse. Ce qui
ou comment certains aspects du passé peuvent-ils fait problème, ce n'esr pas de comprendre comment
échapper à leur contexte d'origine er nous rejoindre ? il se fait que certains êtres historiques conservent
Mais la question se transforme si on considère la valeur et impact dans la durée. Ni de comprendre
mémoire autrement. comm€nt il est possible de rejoindre de I'intérieur
certains vestiges d'autres mondes, de sorte que des
ceuvr€s qui devraient être pour nous de purs docu-
La mémoire actuelle ments historiques peuvent nous toucher davantage
que des æuvres d'aujourd'hui, et nous concerner de
Une perspective historique déploie un passé dont plus près.
l'ordre est donné par la chronologie. Ce qui fait du Dans I'actualité de la mémoire le passé n'est pas
temps chronologique de l'histoire un grand esca- une distance, et le régime du voisinage n'est pas
lier récapitulatif où s'étagent les ceuvres. Ce passé organisé par le calendrier. La mémoire culturelle
linéaire est un passé étalé où ce qui a eu lieu il y a n'est pas, comme l'histoire, une durée séquentielle,
vingt siècles est plus loin de nous que ce qui a eu mais une coexistence focalisée.
lieu il y a un siècle: Horace plus loin que Comte et Si on part de I'idée que les contenus sont copré-
Flaubert, et Lukâcs ou Eliot plus près qu'eux. sents, c'est la distance qui demande à être expliquée.
Mais c'est dans un autre temps que les æuvres La distance, c'est-à-dire le fait que les contenus de
devienneht importantes: elles sont actuelles dans le la mémoire ont diverses étiquettes temporelles ott
temps de la mémoire, qui ne se présente pas de cette des marqueurs temporels différents. Ici la distance
façon et a une autre organisation. Que Comte soit n'est pas un donné, mais un construit. La datation
perçu comme proche et Flaubert comme périphé- ne donne pas le proche et le lointain. La datation
rique, ou l'inverse, cela ne dépend pas de leur date. n'est pas insignifiante, bien entendu, mais elle ne

r14 r)5
porte pas le sens à elle seule. Pour un égyptologue, nouveauté dans le Japon des années r9zo, mais une
Akhenaton n'est Pas lointain. rrouveauté définie et instaurée c0tttTne traditionnelle
La dlstance signif ,utte est justement un des enjeux et inrmémoriale.
de la mérnoire cr-rlturelle, et même un de ses enjeux
Pourquoi est-il possible de créer le nouveau en
poléniques. Le gagnant occupe le centre, orend rant qu'ancien ? Cette pseudo ancienneté réussit
t.".r.otp de place, devient visible comme l'évé- parce qu'elle est acceptée au départ non pas comtrre
nement ou invisible comme l'évidence; le reste est trne illusion (ce qu'elle devient très vite), mais comme
distribué dans la mémoire en fonction de lui' E't ce un marqueur qualitatif. Autrement dit, parce que la
qui perd s'éloigne, glisse aux Pourtours et perd-.sa mémoire culturelle a une organisation dyschronique.
s'évanouit petlt-être, pour être éventuelle- Les contenns de la mémoire culturelle sont présents
"irlblli,e; tous à la fois, mais pas de la même façon, et ils n'ont
ment exhumé dans un tout autre monde' et y prendre
la fonne imprévue des intérêts du moment' pas tous la même présence. Ils sont centrés, et ce
n'est pas tous pêle-rnêle et hornogènes qu'ils existent.
On trouve une illustration frappante des jeux Ils existent comme majeurs ou mineurs, centrallx ou
dyschroniques de la mémoire dans un livre édité par périphériques, proches ou lointains, perrinents ou
Eric HobsLawm (7/te Inuetttiott of Ti'ttdition, t98i), caducs, officiels ou marginaux, trésors ou déchets,
qui montre colnment une grande Partie des tradi- parmi ou au-dessus, et ainsi de suite.
tions politiques de i'Europe actuelle ont été établies
clu dernier tiers du xtx'siècle, mais avec des
"u,o.rr Le présent âgé
marqueurs ternporels très particuliers: certaines de
ces traditions ont été instaurées comme anciennes et
fondées en tant que traditionnelles. Une notion familière à la pensée allemande des
C'est le cas aussi pour des traditions non politiques années rgzo-r9Jo décrit assez bien certains aspects
et par exemple pour des institutions folkloriques. On de la mémoire: la u simultanéité des non-contem-
ne découvre pas satls plaisir dans ce livre que le kilt et porains ,. La distinction entre Gleizeitigkeit et
le tartan écoisais, par exemple, ont été inventés vers le Gleichaltigleeit, entre le même temps et le même âge,
milieu du xrx'siècle pour des raisons commerciales, le simultané et le contemporain, est un vieux thème
mais qu'ils ont été introduits efl tlt'txt que vadition- de la réflexion sur la notion de génération. Pinder la
nels et-rnédiévaux: ce qui a changé avec le plus grand remet en circulation pour l'histoire de I'art, ainsi que
succès la mémoire générale du passé écossais. Ortega y Gasset; et Mannheim et Bloch s'emparent
Même su,ccès dans le cas d'un autre exemple poli- du thème pour décrire lAllemagne contemporaine,
tique que je relève dans un autre contexte. La mise ses coexistences abruptes, ses disproportions et ses
en place officielle du culte de l'empereur a été une distorsions.

q6 r37
Comme lAllemagne ou comme toute situation Mais ces trente ans deviennent plus pertinents
historique complexe, la mémoire culturelle fait s'ils sont entendus autrement. S'ils planent au-dessus
coexister des éléments qui sont divers à beaucoup de nous comme une ornbrelle qui dessine à peu près
d'égards, et divers aussi par leur âge. Ils sont présents pour chacun la portée temporelle des intérêts de
ensemble, puisqu'ils coexisrenr dans I'actualité de la I'esprit.
mémoire, mais ils ne proviennent pas tous du même Je ne parle pas de l'étendue de la mémoire psycho-
passé. logique, mais du cléploiernent personnel du travail de
Et ce n'esr pas seulemenr que ies données cultu- la pensée. À to,rt monent, nous pouvons nous perce-
relles ont chacune une ancienneté historique diffé- voir à l'intérieur d'un territoire de quelque trente
rente, et qu'Homère vient de plus loin q.re Flaubert. années, qui couvre à peu près la portée de ce que
C'est surtout que la bibliothèque intérieure dont parle nous embrassons à un moment donné: c'est-à-dire
Malraux a, pour chacun de nous, des volumes plus I'envergure de nos préoccupations intellectuelles, de
anciens que d'autres, nacrés autrement que d'autres. nos activités, de nos projets.
Je veux dire: les volumes de notre enfance; Homère, Nous ne sommes sans doute pas toujours au
oui, pour autant qu'il est un souvenir d'enfance. milieu du cercle. Le point où nous nous tenons
Et plus encore: les âges donnent aux contenus des dépend du type d'activité à un moment oLl à Lrn
qualités et même des fonctions différentes. Ce qui autre; sans doute change-t-il aussi avec l'âge. Il est
est présent aujourd'hui en ranr qu'immémorial est facile de supposer que pollr une personne très jeune,
présent autremenr que la théorie littéraire d'avanr- ses intérêts et ses projets sont suttout devant elle;
hier ou que la polémique en cours qui rebondira dans tandis que l'âge peut rendre un esprit plus attentif à
I'hebdomadaire de Ia semaine prochaine. J'aimerais sa propre continuité, au goût de ses intuitions et de
retrouver ici les cent ans dont parle Horace pour dési- ses idées préalables, et I'amener à anticiper moin's.
gner l'âge de l'importance er de la crédibilité, l'âge Ce qui n'empêche pas de supposer qu'un halo de
de l'æuvre qui est respectable depuis longtemps. trois décennies accompagne le travail et I'intimité
de la pensée.
Auguste Cornte menrioone que chacun (o_u, Si donc on rapporte la retnarque de Comte à l'ex-
comme il dit, rout homme) a u trente ans poui pansion d'un esprit pensant et au territoire de travail
penser u. Comment I'entendre i Si on suppose que intellectuel qu'il englobe à tout moment, cette
ce nombré d'années mesure la longueur exacte de la remarque devient moins arbitraire et plus profonde,
vie intellectuelle de chacun, alors cette mesure ouvre Elle met en évidence une distinction entre le temps
un autre sorite (trente ans ? pas vingt-neuf et demi ? intellectuel et le temps biographique d'un même
jamais trente er un ?), et le point n'esr ni cerrain, ni sujet; entre une durée cle chantier et ul1e durée de
intéressant. vie. Et cette distinction peut être éclairante' en
rl8 1)9
monrranr que le temps intellectuel est étroitement u depuis longternps ,, u depuis toujours u. On peut
lié au .ours de vie de la personne, bien entendu, mais presque dire que le souvenir ne va pas vraiment plus
qu'il a cependant une remporaliré distincte qui lui loin, même si la séquence historiqr.re, eile, peut être
est Propre. très longue.
Je ne veux pas dire que le monde n'a que cent
Je voudrais comprendre les cent ans d'Horace, ans, mais que le passé de la mémoire culturelle ne
et sa discussion de la durée culturelle, de la même remonte pas aussi loin que celui de ses contenus. La
façon que les trenre ans de Comte: en les déplaçant mémoire a l'âge de ses centrages, elle est donc bien
d'un temps dans un aurre, du durable au mérnorable, moins âgée que ses contenus.
du temps de l'histoire au remps de l'âge. pour nous, Ce qr-ri fonde l'existence cuiturelle, ce n?st pas
dans le monde de la bibliothèque intérieure, depuis la durée consécutive, c'est l'actr-ralisation, c'est-à-dire
combien de temps ce qui esr vieux est il là ? Depuis I'acte de prise en charge (suite ou reprise) qui donne
les siècles des siècles ? Mais non, depuis l'enfance, où l'actualité. Ce n'est pas la durée qui donne la survie,
chaque livre venait à nous avec ses marqueurs. Sartre c'est la présence actuelle. Les contenus de la mémoire
en parle très bien dans Zrs Mots: tout n'apparaît pas peuvent venir de très loin, mais les enjeux, eux, sont
avec la même nacre, Homère ne vient pas à nàus actuels. Peu importe s'ils sont là depuis longten-rps:
avec le même statut quAstérix. car des enjeux hérités sont eux-mêmes repris chaque
Le passé de la mémoire n'est pas étalé en arrière fois en charge, sinon ils ne resteraient pas pertinents.
selon son ordre chronologique: il a lieu mainrenanr, De sorte que la rnémoire peut avoir à la fois une très
ici, en ce moment. Il est toujours actuel. Mais tout longue portée, car elle est riche, et une envergure
n y a pas le même âge. Certains de ses .ont.nrl, ,or-r, courte, car l'actualité de ses contenus s'y transforme
étiquetés comme vieux, ou très vieux, ou tout neufs; très rapidement.
toujours solides, périrnés er sans importance, périmés Une dernière remarque. Le passé historique des
et dangereux, délicieusement archaiques, plus jeunes monuments et le passé actuel de la mérnoire appel-
que jamais, ennuyeux comme d'habitude. Rien n'est lent des attitudes très diffèrentes. Si nous regardons
dans la mémoire sans srarut. le passé comme I'immense ensemble des ceuvres,
Ainsi en disant d'un ouvrage qu'il est < vieux er comme le panorama des u monuments des âges u,
sérieux ) au sens d'Horace, vieux et important, vieux rien n'est plus riche et précieux que ce passé. C'est
et pertinerit, nous mettons en valeur un aspect de sa un paysage éclatant qui se suffit à lui-même, offert à
manière d'être. Nous disons que c'est un ouvrage la connaissance et à I'adrniration. Par rapport à un
que nous avons reçu, et reçu comme déjà transmis. tel trésor, le temps présent est peu de chose: non
Ou encore, c'est un immigrant de la troisième géné- seulement il est passager, mais ii est surtout pauvre'
ration. Ce qui a été transmis plus d'une fois est là si on I'isole de cette richesse qui peut seule lui donner

r40 I4I
profonderrr et portée. Il n'a ni poids, ni privilège, et
sa seuie légitimité culturelle est d'êrre, comme le dit
Chapitre 6
Eliot, le moment présent du passé.
Mais il n'en va pas ainsi du passé présent de Ia IJuNrquE ET LA RrcHEssE
mémoire. Celui-là raconte une histoire de déplace-
ments et de troubles, de décisions, de résurrections et
de pertes; une histoire assez brutale qui n'appelle pas Beaucottp d'æuures
une attitude contemplative, mais donne un précé-
dent au changement. C'est un passé or) I'attention Une æuvre nouvelle venue entre en scène.
a pour enjeu l'existence, où la focalisation signifie Chacune, parmi les autres, est candidate à I'atten-
la survie, et la mémoire est une conquête. C'est un tion. Comme les autres, chacune s'engage, du seul
passé qui se nourrit de notre force, un passé chan- fait de sa présence, à tenir I'intérêt en arrêtant l'at-
geant, passionnant et neuf. tention. Chacune promer implicitement de répondre
à l'espoir de la lecture, que je désignais plus haut
comme espoir d'événement.
Dans le monde de I'activité culturelle, si le
plagiat intégral existe, c'est à titre d'idée limite.
Chaque æuvre est distincte. La différence qu'elle
apporte est extrêmement variable; cela peut être
une difitrence insignifiante et négligeable; néan-
moins aucune æuvre n'est parfaitement identique
à aucune autre. Cependant beaucottp d'ceuvres se
ressemblent entre elles de très près, soit parmi celles
qui apparaissent ensemble, soit parmi celles que
la mémoire rapproche et regroupe par ensembles,
séries ou lignées. Dans cette ressemblance, chacune
est pourtant un peu à part, et cela quelle que soit
l'amplitude de son écart propre et la portée de cet
écart. Que l'æuvre apporte une variation infime
(c'est encore une histoire d'adultère) ou qu'elle
bouleverse un genre (mais c'est Madarne Bouary):
dans les deux cas elle est connexe à d'autres et difiè-
rente des autres.

r4)
Aurrernent dit, un léger déplacement d'accent I'efficience et I'irnportance dans un moncle nomina-
dals le même jeu entre en scène porté par une liste peuplé d'êtres singuliers.
æuvre. Et une transformation majeure aussi. Llr Pragmatiquement, l'æuvre qui colllpte peut
changement de fond qui bouleverse les règles du jeu, déboucher sur d'autres æuvres. EIle compte par sa
le permis et I'impossible, ce qu'on peur er ce qu'on présence contagieuse d'æuvre, d'exemple, d'illustra-
doit; un changement qui va transformer le champ tion, de cas. Les relations ici ne sont pas des relations
poétique ou réflexif, apparaît lui aussi à rravers une entre le général et le particulier, entre la théorie et
ceuvre. ses applications. Je ne veux pas dire qu'il soit irnpos-
Il ne s'ensuit pas, bien sûr, que la nouveauté sible dç réfléchir en généralisant et d'arriver à une
infime er la nouveauté instauratrice soient équiva- conception d'ensemble plus abstraite. En fait, toute
lentes. Entre le ressassé et l'inédit, la nuance et le la production réilexive et llormative dans les lettres
tournant, la variation imperceptible et l'écart irnpor- - traités, manuels, essais - montre bien que la géné-
tant, la distinction nous paraît très claire après coup, ralisation est possible et qu'on abstrait volontiers et
parce qu'ils onr une tour autre portée. Continuer le beaucoup.
jeu et por.rrsuivre la question, ou changer les teimes Mais I'impact? Mais la fecondité? Je ne rappel-
urêmes de la question er du jeu, pragrnatiquement lerai pas, une fois de plus, que la pensée classique
c'est très différent: pragmariquemenr oui, opéra- des règles et des normes repose sttr du col-Icret: sur
toirement non. Quoi qu'on fasse, cela ajoute une le trésor des Anciens et l'admiration du patrimoiue.
æuv[e. Lavancée est nominaliste, cas par cas, ceuvre Je me contenterai de noter qu'une æuvre qui est
par æuvre. présente dans la mémoire à la façon cl'un exemple de
C'est pourquoi il est souvent dilficile de dire, à gramrnaire, ce qui a été la fortune ambivalente de Lt
propos d'une æuvre importante, si elle clôt une lignée Hern'iade, n'a pas plus de puissance d'incitation et
en I'accomplissant ou si elle ouvre une perspective; n'est pas plus feconde qu'un exetnple de gramtnaile.
si elle est I'achèvernenr d'un type ou l'ébauche d'un Par contre, l'æuvre qui a un impact reconnaissable
type nouveau; la dernière ou la première. Le fait sur les écrivains finit par entrer dans la mémoire. Son
qLr)on a pu dire I'un et l'aurre dç Proust, par exemple, rôle lui assure un statut. C'est ce que Breton dit très
n'est pas simplement signe de confusion et d'arbi- bien en r9r4i ( Les Chants de Maldoror sont un de nos
traire. Ce sonr ces carégories elles-mêmes qui sont petits classiques. Peu importe que le grand public les
instables dans un monde sans barrières où le nouveau ignore et que les manuels ne les mentionnent pas
venu, par sa seule présence, ouvre et ferme, entre et encore (cela viendra). Il suffit qtte, pour beaucottp
sort, confirme et nie, autorise et interdit, explore et des écrivains qui représeutent actuellement la haute
accomplit. Il importe moins de situer le n véritable tradition française, c'est-à-dire pour les successeurs
rôle , de Prousr, que de comprendre ce que signifie immédiats du syrnbolisme, ils aient été, au temps de

144 t4t
formation qui précède l'apprentissage, un des livres d'un roman, d'une interprétation, d'un manuel, d'un
excirateurs. Il sulft qu'ils aient été le livre extraor- traité; qu'il s'agisse d'æuvres littéraires primaires ou
dinaire qu'un collégien bon latiniste cache au plus secondaires, le cas dérive du cas. Uæuvre qui compte
p'rrofond de son pupitre, I'ceuvre de fou, dont on ne agit par sa présence, comme un être. Si elle suscite
sait pas si on doit rire ou se scandaliser, mais dont d'autres æuvres par imitation, on dira qu'elle est
la leçon est claire et utile: tout dire er rout oser. Sa paradigmatique.
situation historique est faite. ), Cette fonction paradigrnatique de l'æuvre singu-
Dans I'univers esthétique, I'ceuvre novatrice appa- lière, notre façon habituelle de parler de la littéra-
raît et agit dans un espace toujours plein. Cet espace, ture tend à la rnarginaliser. A la marginaliser de
elle va contribuer à le reconfigurer, mais il ne I'ac- deux façons : en omettant, en estompant; ou bien,
cueille pas au départ dans ses termes à elle, puisqu'il au contraire, en anecdotisant quelques cas, Le Cid,
est plein. Cèst à partir des Guvres et de leurs rela- Hernani, isolés en relief dans la mémoire littéraire
tions que l'espace se transforme. Certes la réflexion commune. C'est que l'impact du singulier nous
s'occupe de penser la légitimité, er pour une arrenre paraît moins intéressant et moins important que le
lettrée cette réflexion savante ou essayiste compte changement des conventions littéraires. Et pour les
beaucoup. Mais même si la réflexion anricipe, dégage' récits historiques qui vont de conceprion d'ensemble
et définit d'abord, la carrière poétique n'existe jamais en conception d'ensemble, la puissance du singulier
vide: elle dernande des æuvres pour exister. devient un aspect mineur du monde des lettres - et
Au besoin, les ceuvres réflexives feront I'affaire pourtant, c'est un trait culturel essentiel.
jusqu'à un certain point - comme on le voit dans Après tout, sans même parler de la littérature
tous les cas où il y a plus de programmes que de proprement dite, la plus grande partie du discours
poèmes. Toute la substance passe alors du côté réf.exif sur la littérature est constituée d'études parti-
de I'anticipation; et cela donne quelques groupes culières, d'analyses ponctuelles, de méditations ou
et écoles où le journalisme polémique et dogma- de commentaires, qui font avancer la pensée sans
tique est plus abondant et plus intéressant que les atteindre l'abstraction. S'il s'agit de théories, ce sont
poèmes. Ce qui est une issue aussi, mais courte: des théories ad hoc.Ici une analyse particulière, l'étude
parfaitement légitime, mais rapidemenr usée. d'un texte, n'est pas un moindre traité qu'il faudrait
généraliser pour lui donner sa juste forme et sa portée.
Ici le particulier n'est pas du théorique tronqué. Il
Beaucoup de uoix sâgit d'une autre prise de la pensée, aussi profonde à
sa façon, et très puissante dans son impact.
Le monde des lettres est donc un monde où une Ce que les histoires du changement conceptuel
æuvre rend possibles d'aurres æuvres. Qu'il s'agisse dans les lettres aiment mettre au premier plan, c'est

r46 r47
avant tout le changernent de point de vue et ses effets modiÊer et enrichir la signification de la relique,
épistémiques ou herméneutiques. On montre que mais elle porte avant tout sur sa valeur. En réacti-
l'attente conventionnelle change, et qu'une nouvelle vant la ..iiq.t. par une redécouverte, un trattsfert,
production (poétique ou réflexive) succède donc à la une construction ou un vol, on rejoue et on renforce
précédente. sa valeur de marchandise sacrée.
Cette perspecrive est la plus intéressante à nos Si on transpose des reliques aux. lettres, on voit
yeux du point de vue de la connaissance; er elle est r" dég"g.r une autre dimension de l'activité des
aussi la mieux repérable et la plus facile à ordonner lettres, une activité de recentrement, de ressour-
et à traiter. Mais elle ne décrit pas exacrelnent et elle cement, de redistribution et de redondance, qui
n'épuise certainernent pas l'activité du renouvelle- accompagne le changement des conventions sans
ment des lcttres. pourtant se confondre avec lui. En effet, même là où
Une énorme partie de cette activité s'emploie à les conventions ne changent pas, il arrive pourtant
redire, rejouer et renforcer la valeur littéraire, sous toujours quelque chose: l'activité renouvelle le prix
son aspect social, professionnel, vital. Comment de l'enjeu. Un livre, une polémique, une mode, un
éclairer ce point? Je prendrai pour guide une étude nouveau nom, un regard autre, le dernier venu, tout
consacrée aux reliques dans le monde médiéval répercute la valeur littéraire. Ce ressac de ia valeur
(Patrick Geary, in A. Appadurai ed., T/te Sbcial Life littéraire, c'est ce qu'apporte un nouveau moment ou
of Thittgs, 1986). une nouvelle voix.
Il est supposé, par déÊnition, que les reliques traver- Dans les lettres aussi, comnte dans l'ordre des
selrt les siècles sans perdre leur identité matérielle. biens sacrés, on redit les certitudes à nouveaux frais,
Cela n'enrpêche pas la plupart d'entre elles de traverser on les redécouvre, on se les approprie, on les fait
en cours de route plusieurs épisodes qui augmentent circuler, on embellit la châsse, et dès qu'on croit le
ou rafraîchissenr leur iinportance. Elles sont redécou- pouvoir on proclame un miracle. Est-ce la donne
vertes plusieurs fois. Elles circulenr par don, par vol qui se redistribue? C'est plutôt l'énonciation qui se
ou par commerce. On peut les transporter solennel- recentre, ou, comme on dit, se repositionne. Il y a là
lement, enrichir ie reliquaire, construire un nouvel une fonction culturelle de reprise et de redondance
édifice, fonder un nouveau pèlerinage. Une relique qui tient, entre autres, à ce que chacun' chaque
devient tantôt plus tantôt rnoins importante. Et s'il ne nouvel arrivant, veut parler, et chaque nouvelle prise
lui arrive rien pendant trop longtemps, on peut ou la de parole agite un tant soit peu le champ. Ainsi les
relancer ou l'abandonner. conventions et les attentes sont redoublées par le jeu
Toute cette acriviré sociale de reprise et d'inves- démultiplié des voix.
tissement vient confirmer er actualiser la relique, et On voit bien que chacun des épisodes multi-
donc la rendre plus précieuse. Cette activité peut ples (chacune des publications) ne transforme pas

r48 r49
les conventions: au contraire, c'est iustement à ce en fonction des principaux renouvellements. On
niveau qu'on parle de conformisme, de ressassement, creuse ainsi un écart de nature, au niveau poétique
de variations minimes dans une conformité. Mais comme au niveau réflexif, entre les grands noms li
il serait trop court d'opposer une masse piétinante qui comptent et le grand nombre qui remplit. Ces
er presque superflue à quelques grands conquéranrs autres, anonymes dans leur masse, nous les jugeons :

héroïques et glorifiés. D'abord parce que, poème secondaires, répétitifs, mineurs; et c'est juste, du
I

ou réflexion, l'ceuvre la plus novatrice apparaîr elle point de vue des bilans. Mais du coup nous ne leur l

aussi comme une des multiples voix dans le champ. reconnaissons aucune fonction. Comme si brasser
Ensuite parce que I'animation foisonnante, même si n'était pas une fonction. Comme si la voix n'était
elle ne déplace pas la convenrion, n'esr pas nulle et pas essentielle. Comme si cette polyphonie perdue
n'agit pas sur rien. ne nous incluait pas.
Comment regarder, à côté du renouvellement des
conventions littéraires de tout genre, I'activité dense
et confuse par laquelle chaque point de vue redit le En rupture
champ et le trouble de sa différence infime, alors que
le bilan historique n'en rerienr prariquement rien. Celle qui écrit un livre, son sentiment n'est pas
(Et je parle aussi des lecteurs qui n'ajoutero'nt aucun qu'il s'agit d'une variation infirne, d'une boucle
article, aucun roman, et de la rumeur de leur silence minuscule dans l'identique, d'une écume portée par
qui est présente aussi.) les courants mais qui par elle-même ne change rien.
Chacun des nombreux filets de voix a quelque Au contraire, nous savons et nous éprouvons tout
chose d'unique dans sa diction et de redondant dans autre chose. Dans la durée du faire, quelque chose
sa présence. Chaque texte de plus, chaque opinion se libère, aigr"r et hors d'atteinte, qui va droit à la
muette, chaque lecture silencieuse réactualise la force. On n'est jamais seul dans sa pensée, dit très
valeur. Même les périodes littéraires qui nous parais- bien Michel Schneider, mais dans son penser on
sent stables, voire statiques, sont agitées sans cesse par est toujours seul. Chacun seul, tous beaucoup: c'est
les déplacemenrs d'accent qu'ir4plique roure acriviré toujours une partie de la variété redondante, et c'est
de lecture ou d'écriture, route prise de sens er toute toujours l'unique et l'écart. Quelque chose dans
prise de parole. Létoffe est rebrodée sans cesse par cette solitude est une force.
des quasi-redites partielles. Même sans que la situa- Et il est bien connu aussi que tous les livres ne
tion change, il se passe toujours quelque chose. se gagnent pas de la même façon; qu'ils ont des
Cette animation est justement ce que l'histoire histoires de traversée différentes. Beaucoup de livres
intellectuelle des lettres ne rerienr pas, puisque (et des meilleurs) naissent du voisinage et d'une
cette histoire choisit ses articulations imporranres contrée connue. Mais certains livres (poèmes, idées)

rto I'I
vie.nenr de plus loin, du passage des cigognes, du qLr'ils s'alignent ou s'ernpilent. Dans la bibliothèque,
bout de I'aile de I'altérité. Ils sont cornme arrachés tous les rectangles des dos de livres se referment sur
d'ailleurs. Ils naissent autres et différents; leur venue tous les projets oubliés à I'intérieur. De loin les dos
mêrne est url peu étrange pour l'auteur. Ils semblent se ressemblent tous, reliefs concrets, destin abstrait.
se dégager à l'écart, de l'autre côté d'un écart, de Mon temps de vie, un peu du vôtre aussi, peul' 1eg1
sorte qu'on ne sait pas, presque jusqu'au bout, à quoi juste une variante, pour une variante de plus ?
ils ressernblent, commellt les situer, quoi en dire. Un
livre arraché, l'écrirure qui le gagne le perçoit titubant
et plus novice qu'un aurre; lui-même déconcerté. Plu"alité
Il arrive d'ailleurs que I'arrachement soit le propos
même de I'ceuvre. Rousseau à l'entrée des Confessioru:
Cornment cornprendre le pluriel dans la dimen-
( une entreprise qui n'eut jamais d'exemple u. Il y a là
sion pragmatique du faire ? Comment penser le
quelque chose de tout à fait central et même d'effer- foisonnement, le jaillissement, la multiple force qui
vescent: le sentiment d'être unique, de traverser de se démultiplie pour poser chaque fois une ceuvre ?
I'unique, de faire exister de I'unique. Ou encore, le Comment regarder l'entreprise de l'ceuvre, analogue
sentiment d'être le premier à marcher sr,rr cette neige aux autres et chaque fois différente ? Lallure, ici, est
et d'y frayer la piste qui crisse aux premièrs pas. Ou leibnizienne. Comment décrire ensemble rous ces
encore, le sentiment de libérer le possible, d'aimanter traits qui paraissent se contredire, si bien qu'on se
un imrnense possible poétique avec un livre qui est trouve toujours en train d'ajuster i'intuition.
plus qu'un livre - dans une génialité utopique de la La masse est répétitive, mais chaque désir
fondation que les lettres connaissent bien. est seul. Il y a une infinité d'æuvres, et pourtant
Ainsi l'écart n'est pas seulement une expérience chaque voix est distincte. Il y a de l'énorme et de
subjective privée, il est surtout une expérience de I'infime, du massif et de l'aigu, du décisif et du quel-
I'activité poétique. Se sentir être à l'écarr, à part, conque, et pourtant c'est chaque fois une ceuvre. Il
c'est surtout, du point de vue des lettres, se poser à
y a mille variantes piétinantes, mais parfois une
l'écart et se vouloir à part: rêver la parole distincte, variante ouvre un autre jeu, et ne fait plus fonction
rêver l'entreprise, penser l'ceuvre. Un trait aussi de variante mais de rnodèle. Il y a une rr-rultitude
constant et aussi efficace n'est pas purement illu- d'æuvres, nais aussi quelques ceuvres devenues
soire. Ou'même si c'esr une illusion, pragmarique- monuments. Toutes sont foisonnement, et chacune
ment peu importe: c'est une illusion féconde, une est écart. En voici beaucoup, encore plus, roujours
voie majeure de la création.. trop: mais I'admiration choisit, la visibilité isole, la
Et pourtant, du point de vue du bibliothécaire ou rencontre est unique. C'est le règne de la confbr-
du libraire, rous ces objets sont semblables en ranr mité indispensable au sens, et de la différence indis-
r52
ril
pensable aussi. Faut-il un perpétuel oxymore pour Cela dit, plusieurs livres peuvent effectivement
àé.rir" la situation ? Comment pellser le pluriel occuper le mêrne emplacement sans qu'il y ait redite
étonnant des lettres ? - ce qui renvoie à un autre caracrère du champ
poétique. Puisque les æuvres, en échos complexes,
La pluralité est d'abord un rnilieu toujours habité, se répercutent dans d'autres æuvres (un coucher de
un espace qui n'est jamais vacant et qui ne précède soleil en d'autres couchers de soleil, un roman en
pas les contenus qui le peuplent, puisqu'il en résulte. une brassée de romans, un point de vue critique en
Lespace est ici I'ensemble des rapports qui relient d'autres publications critiques, un traité en une lignée
ses habitants. Le champ poétique s'organise autour de traités), de quelle façon I'espace est-il plein ?
d'un cas ou de plusieurs; modèles et exemples sont le Une situation plurale qui n'est ni saturée ni satu-
noyau de la conception d'ensemble. D'où le primat rable peut être indéfiniment feconde tant qu'elle
de l'ceuvre. n'ennuie pas. Or la pluralité culturelle est juste-
Ce qui n'est pas pour minimiser le rôle des ment insaturable. Elle n'est pas systématique, mais
conceptions d'ensemble en littérature. Sans elles différentielle: elle se prête toujours à la redondance.
on ne comprendrait rien à ce qui s'est passé. Mais Le terrain n'est pas couvert d'une manière égale
il reste une chose que les cadres conventionnels ne partout, et cela ne dérange persoune, au contraire.
donnent pâs, et c'est justement l'existence. Même De vieux livres excellents sur Pascal, sur Rousseau,
si l'idée àu cadre (l'idée du genre' par exemple) sont recouverts par d'autres, qui eux-mêmes... Ces
préside au projet de I'ceuvre et informe le projet livres âgés ne sont plus lus parce qu'ils sont hors
de I'intérieur, même si l'ceuvre tient du cadre sa circuit, et ils sont récrits, plus ou moins différents,
définition, sa forme, son projet et surtout son sens parce que d'autres sont nés, d'autres personnes,
poétique, même là l'existence vient d'ailleurs. Une de nouvelles voix, qui veulent penser et parler.
ceuvre qui paraît être l'application d'un système Mille æuvres p€uvent tenir sur une même pointe
n'en est pourtant pas la fille, car elle ne lui doit d'épingle. Ensembles et séries, ou foule tout simple-
pas l'être. Le livre le plus clairement rule gouerned ment, mille æuvres peuvent exister, ensemble ou
et coiltext bowil a quelque chose d'irréductible: sa le long du temps, au même emplacement. Ce sera
venue à I'existence, qui fait de lui un livre distinct ressassé, mais jamais identique.
parmi les putres. En un sens cerre pluralité paraît sans hiatus, en un
Ici les jugements de valeur sur le dérivatif ne autre sens elle est toujours lacunaire. Elle comporte
sont pas pertinents. Ce qui compte est que, pour les inévitablement des lacunes qubn ne peur pas perce-
mêmes règles et dans le même contexte, deux livres voir tant qu'on est pris dans le même champ, et donr
ne sont jamais identiques. Chacun a sa racine Propre' on ne peut gagner I'idée qu'à distance. Et les lacunes
même s'ils occupent le même emplacement' sont probablement immenses. En plein milieu du

rt4 rii
familier, le possible poétique rôde comme un fantôme tité, se ressemblent en tant qu'elles sont l'effet d'une
ceuvre et d'une voix. Et cela qubn redise ou qu'on
imnrécisabÎe, comme I'infini du divers, ni exploré
innove, que la difftrence soit infime ou considérable,
ni 'exploité. Il est presque impossible de percevoir
parmi nous ce voisinage invisible, sauf justement redéploiement ou percée.
quand une æuvre nouvelle révèle du possible, et que De ce point de vue, il n y a pas de frontière entre
rous se jettent alors dans la carrière ouverte. la variation dans le cadre et la création d'un cadre.
Comme toute révélation poétique, quelle que Que l'écrivain ou le penseur critique identifie son
soit son envergure, aPporte une difièrence boule- entreprise à un cadre, c'est très important; qu'il ait le
versante, le bouleversement libérateur ne donne pas sentiment de continuer ou le sentimeut d'inaugurer,
son échelle. Nous croyons que c'est un détail, et des il faut absolument le savoir; cela n'empêche pas que
siècles en vivront; nous croyons que c'est capital, et chaque entreprise diffère de toute autre, d'une alté-
c'est le feu de paille de la saison. rité d'être à être qui ne dépend pas de la distance ou
Et le blanc, tant qu'il reste blanc, n'a aucun de la catégorie. C'est bien pourquoi une æuvre peut,
sens pour nous, puisqu'il n'est pas visible. Nous ne à nos yeux, glisser d'un cadre à I'autre et être attri-
pouvons pas apprécier le blanc de la carte, car en buée aux deux. C'est I'historiographie qui tire des
.e"tltg il Jy a pasde carte, il n'y a pas d'espace déployé traits, là ori l'avancée poétique pose des ceuvres.
et vacant. Màit d.t présences et des absences; des Sous ce rapport, glissement et saut sont tous deux
foules, des isolats, des retraites; une masse d'æuvres, des illusions de la description, ou plutôt des effets de
une masse très dense, étouffante par endroits, qui la description. On peut dire aussi bien qu'on est dans
contourne sans même le savoir des façons de faire le continu ou dans le discontinu: dans le continu
proches et jarnais abordées. des variantes qui s'étalent de proche en proche, le
continu des ceuvres toujours connectées; ou dans la
lJn autre aspect ie la pluralité des lettres est le discontinuité radicale, puisque chaque être (chaque
sens qu'y prennent le continu et le discontinu. Tout ce cas, chaque nuance) a une saveur distincte qui lui
qui vÈnt à la mémoire (volume, notion' nom propre) est proPre.
.i, l.r.r être, porté par la tige de sa différence. Dbù Dans cette logique, il n'y a pas de diffërence qui
une multiplicité redondante sans duplication ni pléo- soit moindre quèxtrême; la plus petite est extrême et
nasme, qui,pourtant piétine dans les quasi-redites. la.plus grande aussi. Un monde nominaliste est un
On touche quelquefois aux bords fins de I'identité: monde à une seule échelle où le micro et le macro
les æuvres d'une même série se rapprochent et ne se sont analogues: non dans leurs effets, mais dans leur
confondent jamais. mode d'existence. Les discontinuités sont toutes de
La différence qui est une variation dans I'identité même gravité, même si elles nbnt pas toutes, évidem-
et la différence qui transPorte dans une autre iden- ment, la même portée. Chaque æuvre ressemble à

r57
ry6
plusieurs autres et n'est identique à aucune autre: le spectacle, l'ensemble des points de vue fait tissu
plus ou moins étonnante mais toujours singulière, et I'ensembie des ceuvres aussi. De loin, les grands
comrne les visages autour de nous. effets de farnille sont plus marqués que la distinc-
tion de chacun. La singularité, toujours essentielle,
On comprend aussi que le multip/e ait un aspect paraît souvent infime, et de l'extérieur ce sont les
double qui oblige sans cesse à l'ajustement et à lbxy- regroupements et les effets de sens qui sont le mieux
more. C'est qu'il est vraiment double: il est activité visibles.
et spectacle, force et masse, acuité individuelle et Pour autant que le culturel est l'ordre des æuvres
déploiement du tissu. Si ce sont deux dimensions, (lbrdre de leur circulation, de leur création, de leur
les lettres demandent les deux, et d'ailleurs sonr les appréciation, de leur transmission), le culturel est à la
deux. fois différence et coexistence, singularité et richesse,
Le multiple ne se présente pas comme le déploie- chaque intimité et tous les livres.
ment d'un principe, mais comme une infinité de Il n'est pas facile de maintenir ensemble les deux
jaillissements. Ici rien de concret n'esr engendré par descriptions, le lapin et le canard, la jeune femme er
I'abstrait. L'æuvre peut s'expliquer par son cadre, la vieille sorcière, I'escalier qui monte ou descend.
mais elle naît d'un désir et d'une force; et cela vaut La perspective est un peu instable, évidemment; et
aussi pour le roman alimentaire de série qui n'a surtout elle rend le paysage instable (mais j'y vois
aucune mystique de l'écriture. Même l'ouvrage le un avantage) en abolissant quelques distinctions.
plus prévisible ne pouvait pas être déduit. La distinction entre les æuvres quelconques ou insi-
La saison littéraire peut être sans surprise; mais gnifiantes et les grandes æuvres; la distinction aussi
si on peut anticiper globalement, on ne peut pour- entre culture élevée et culture populaire.
tant pas prévoir en détail. Que ce soit précisément Il va de soi que ces distinctions ne perdent pas
tel livre qui soit né maintenant, cela révèle toujours leur sens absolument et partout. Puisque le grand
un point de vue particulier un peu à part. Laltérité et le quelconque, le noble et le vulgaire sont des
de ce point de vue - sa différence - peur être plus statuts attribués, la sociologie de la culture ne peut
ou moins intéressante; mais rien, de toute façon, pas ignorer cette attribution. Mais du point de vue
n'aboutit à un livre sans une activité qui est de lbrdre de la pluralité culturelle, où tout vient d'une force
de la force (je parle de force et non de qualité). Ici le et nourrit une étoffe, il devient bien moins perti-
multiple renvoie au singulier. nenr de donner de l'importance à une distinction
Mais le multiple est aussi le spectacle divers de la entre le principal et le secondaire, et entre le haut
présence des æuvres ; leur voisinage quasi redondant et le bas.
et, pour quelques-unes, leur distance; leurs grands C'est un avantage, car ces distinctions feraient
reliefs, leurs dissonances, leurs convergences. Pour obstacle à un projet toujours virtuel, plutôt idée

ri8 r59
-------rt

que projer, qui accompagne sans grande urgence Comme le rappelle Quine, lèxistence cles rexres
l;horirotr des lettres: l'idée d'une problématique rnétaphysiques a quelque chose de hautemenr impro-
générale des ceuvres qui regrouperait toutes les bable et de quasi miraculeux: après rout, nul n'esr
ceuvres écrites; non seulement les æuyres littéraires contraint d'en produire et leur apparition n'est iamais
primaires et secondaires, mais encore les æuvres évidente. Mais nous sommes si occupés à rrous faire
esthétiques dans leur ensemble , et les æuvres systé- les dents sur les détails de ces textes que nous ell
matiques ou narratives de connaissance, celles que oublions de nous émerveiller de leur existence.
Rousseau, expliquant ce que doit être la rhétorique Il en va de même pour l'ceuvre littéraire: son
de la composition, nomme les ouvrages de raison- existence est toujours incongrue, et c'est mêrne là
nement et de pensée. sa vérité la plus profonde, ou plutôt sa seule vérité
profonde. Il est toujours surprenant que l'ceuvre
Enfin, cette façon de penser la pluralité peut soit là. Aucune n'était inévitable: ni prédéterminée
aussi érroncer la contingence, justement parce qu'eile dans ce qu'elle est (dans sa teneur exacte, sa forme
tient ensemble le dedans et le dehors, le point et détaillée), ni prévisible tout court. C'est ce que dit
la masse. Elle parle à la fois de la diversité subjec- Kant: par sa présence I'ceuvre s'impose; sa venue lle
tive et de la diversité extérieure. Elle ne tranche s'imposait jamais.
pas la perpendiculaire infàtigable de la voix, qui Ici peut ressortir la contingence essentielle du
troue la surface, la rebrode, I'habite, la constitue culturel, de son activité et de ses productions. Nul
conrrne le spectacle riche et dense d'une culture. n'est jamais obligé de créer ou de lire. Il n'est jamais
C'est une pluralité souple et active, qui peut dire inévitable d'ajouter un livre, d'ouvrir Lln nouveau
dans ses terrnes ce qui tient au sens et ce qui tient livre, de rêver à des livres. Il n'est jamais nécessaire
à l'aventure. de faire exister telle traversée et justement celle-là.
Cette pluralité peut donc regarder et traduire ce On écrit par espoir et on lit par espoir. Ce n'est pas là
qubn n'ose plus appeler la dimension spirituelle des un surplus affectif en marge de la description socio-
lettres. Lintimité, la voix, le ressort créareur, l'inves- logique ou formelle: c'est un trait qui doit être inclus
tissement vital, tor-rt cela, qui manque de sobriété, dans la description des lettres, sans quoi l'at-ralyse
est généralement expulsé de l'analyse ou réduit à parle d'autre chose que des lettres.
une autre dimension. Pourtant le spirituel n'est pas Pourquoi écrirait-on et pourquoi lirait-on toutes
un étage supérieur du culturel, quelque chose de ces ceuvres, pourquoi cette immense circulation
plus exalté et de plus élevé, mais un effet de sens: de travail, d'investissement, d'absorption, ce désir
une apparence qui n'est pas une pure illusion, un répétitif et piétinant dans son étoffe mais unique
semblant qui ne mystifie pas par lui-même, mais et pressant dans sa voix; pourquoi ce peu de chose
qu'il faut interpréter. qui est aussi un tout, englouti dans le fade destin

t6o r6r
recrangulaire des livres et pourtant pris tout entier
da,-r, lélan, si quelque chose ici ne touchait pas
Chapitre
aussi à I'espoir de justesse de l'æuvre au juste jeu? 7

Contingente, limitée, naïve; et aussi, comme dit Srrnvrvnr


Keats, oiseau. C'est pourquoi il y en a beaucoup, et
il y en aura encore plus.
La ntort dans les lettres

La vie des lettres et la vie dans les lettres demande


une population. Cette population n'inclut pas seule-
ment les gens de lettres à proprement parler, mais
désigne le cercle plus large qui unit les profession-
nels aux non-professionnels, aux lecteurs, amateurs,
rêveurs occasionnels, à tous ceux qui sont pris dans
I'attrait des lettres sans même se demander s'ils sont
des lettrés.
C'est une population changeante, renouvelée,
qui se déplace. Ses déplacements, qui sont les trajets
de la culture littéraire, laissent sur la route les ruines
de la migration et les bagages de l'exode. La popu-
lation des lettres délaisse ce qu'elle a d'abord bercé
ou traîné, investi ou habité. Elle abandonne les
chantiers en cours de route et quitte les bâtiments
désaffectés.
Elle les quitte distraitement par lassitude, elle
les quitte polémiquement avec ressentiment, elle
les quitte dans le ravissement d'un autre élan, mais
tout ce qui lui a plu, elle le quitte. CEuvres, modes
et catégories, formes, normes et valeurs sont délais-
sées tout du long. Tout nouveau centrage est un
délaissement. Ce n'est pas tant qu'on se reconver-
tisse plusieurs fois dans une vie: c'est surtout que
d'autres sont déjà nés.

t6)
Notrs notts percevons héritiers, à la pointe de Ou bien la rnémoire est-elle juste ? Et retient-elle
l'hérirage; nous somrnes déjà des grands-parents. ce qui mérite de l'être, si bien qu'entre les quelques
Cor.nrnent pourrions-nous anticiper la suite ? Par ceuvres mises sur orbite et la masse des aurres, la diffe-
défirrition, ce qui viendra ne comblera pas notre rence est vraiment l'écart éclatant de la grandeur ?

artente, ne satisfèra pas cette attente. Autre chose Et comment le saurions-nous ? Formés comme
viendra d'ailletirs, ailleurs autre chose va naître; nous le somlnes dans cette mémoire même, dans
d'autres sont déjà nés. La littérature, elle, n'est pas en cette répartition, dans cette admiration. Si c'esr un
peine, mais notre attente actuelle nèu recevra rien. conformisme il ne nous esr pas étranger, puisque c'est
Sera-t-elle écartée ? Elle deviendra un objet lui qui constitue notre regard, puisque cette admi-
historique, et connaîtra les fortunes diverses des ration est notre prunelle. En ce point le relativisme
espoirs poétiques caducs. Nous-mêmes, cotnment touche à sa limite. Que nous admirions Pascal ou
regardons-nous, à distance, les projets esthétiques Rousseau par convenrion, cela ne fait pas de diffé-
délaissés ? Quelquefois nous trouvons savoureuses rence, si nous ne pouvons plus lire autrement,
ou belles de vieilles entreprises désaffectées. D'autres A côté de la gloire officielle, à côté de I'admira-
projets auciens gardent à nos yeux une valeur polé- tion devenue srarur, il reste une gloire plus subtile à
mique d'alliés ou d'adversaires. D'auties encore laquelle personne n'a renoncé. C'est un espoir privé
nous paraissent ir-rcompréhensibles. Et nous butons qui vise un événement privé, et même secret, de
surtollt sr.tr ce qui a été obstacle, mêtne quand nous l'ordre de la lecture et de son in-rpact muet. C'esr
en retl'oLrvons les termes, parce que la pointe, l'ur- la secousse minuscule du contact: un livre qui
gence, la gravité en est perdue. On peut retrouver' atteint une seule lectrice, une page qui touche un
en historien, le goût d'une évidence ancienne, la seul lecteur; juste un accueil, un seul instant, une
forme d'une difficulté. Mais on n'adhère plus à ce flambée inconnue. Cet événement, s'il arrive, n'a
qui rendait le point incontournable. Et quel est le ni surface ni visibilité. Mais si écrivains et l€creurs
sens de l'obstacle sans la douleur de I'obstacle? étaient certains qu'il n'arrivait jamais, la face des
Toute population passe. Le passé des lettres a lettres en serait changée.
longtemps parlé de la gloire des lettres et déclaré Ainsi, parce que les lettres demandent et incluent
viser I'immortalité de la mémoire. Si c'est encore une population, elles sont prises dans une mortalité
un objectif, il n'est plus convenable de le dire. On fragile. Je vous en parlerai: si j'ai le temps de finir la
ne sait plus trop, maintenant, si la mémoire est la page, si ce livre n'a pas disparu trop vite, si vous êtes
fille distraite du social, parrainée par lbubli, I'erreur, là pour le lire, et si le monde qui continue est tel que
I'ignorance et la lnauvaise foi; ou la fille sournoise l'entreprise des lettres y conrinue aussi.
d'intérêts politiques qui manipulent les tendances, Mais il y a plus, et la mort n'est pas seulement
imposent les æuvres ou dissimulent les noms. pour les lettres l'aile menaçanre er indéterminée qui

164 165 '1


accompagne de toute façon tous les projets. On peut
dir. q,.r'i.i la mort est incluse structurellement dans Visibilité
le proj.t. Elle est ce qui est déjà arrivé. J'ai rappelé
le point de vue de Kant, d'Eliot et de beaucoup La mémoire des lettres, qui gère cette morta-
d'autres: c'est un bonheur pour nous que lântiquité lité, la gère comme présence ou absence er comme
soit forclose, car c'est la mort effective des Anciens, passage de I'une à l'autre. On peut dire que pour la
de leur civilisation et de leurs langues, qui ouvre mémoire la mort est plus grave que profonde: car du
la succession et libère I'héritage. Le grand corps point de vue de la mémoire, elle est la pure dispari-
mort du passé somptueux et défait est devenu notre tion. Mourir à la mémoire, cèst perdre sa visibilité.
patrimoine. Lexistence mémorable se confond, en effet, avec la
La mémoire lettrée occidentale inclut et implique visibilité. Tout ce qui existe pour et dans la mémoire
en son centre un tombeau (vide bien sûr) au destin est visible, plus ou moins visible, et visible de telle ou
fascinant. Un tombeau longtemps vénéré, -à la fois telle façon. Être visible est la seule vie ou survie.
comme vestige de la présence et comme signe de Que signifie accéder à la valeur littéraire ? Ma
l'absence. Il a fallu, pensait-on, la mort d'un monde question n'est pas dbrdre sociologique, elle porre
pour féconder la joie des lettres. Et si Ie cercle clas- sur autre chose: sur le dispositif de la mémoire des
sique est désormais rompu, si les Anciens ne sont plus lettres. Quelle que soit la façon dont on accède à la
le tombeau par excellence, cela n'ôte rien à I'humeur valeur, quels que soient les motifs et les intérêts en
volontiers funèbre de cette joie. Le tombeau devient jeu dans la reconnaissance de [a valeur, dans tous
un panthéon, qui accueille un à un et de temps à les cas ce qui est valorisé devient avant tout visible.
autre expulse. C'est bien la mort encore, mais celle Commencer à exister dans les lettres, cela signifie
qui n'abîme pas; celle dont Hébert disait dans Le Père enrrer dans un circuit de visibilité. On devient
Duchesne, à propos de Mirabeau: u Il a vu approcher précieux et important, on devient pertinent en deve-
de lui la mort sans qu'elle lui ait foutu malheur. o nant d'abord visible.
On peut aussi dire cela à la façon de Malraux: la limite sur laquelle, par défi-
L invisibilité est une
mort est ce contre quoi on crée,,elle est ce que toute nition, notre pensée n'a aucune prise. Ce qui n'a
I'entreprise défie, donc elle est le revers mat de toute la encore aucune valeur a une subsistance sans présence
création. Ou encore à la façon de Kermode: la mort et sans nom dont on ne peut justemenr rien dire,
de I'auteur, puis la mort successive des lecteurs, libère puisqubn ny voit rien, et pas même I'emplacement
le sens du texte; et le sens croît, feurit et se démul- d'un propos possible.
tiplie à mesure que les mains accrochées au texte Dans un livre brillant sur la constitution sociale de
lâchent prise, en grappes pâles, successivement. la valeur (Rubbish Theory, ry79),Michael Thompson
parle, justement, du point zéro de la visibilité et de

166 r67
f

la valeur. Il montre comment la valeur sociale des qui subsiste pourranr parmi nous d'une exisrence
obiets se constitue à travers un processus où des précaire et amoindrie.
obiets quelconques, courants, une fois leur valeur
di,sage périmée, deviennent assez rapidement des . Il y a des invisibilités plus radicales encore que celle
du détrirus social, car elles sonr avant tout iÂproba-
déche1s à valeur nulle, pour ressortir ensuite, dans
certains cas privilégiés, comme rares et précieux. bles. Le conracr avec ce qui est en droit invisitle est
La production sociale du déchet apparaît comme le un conract surprenanr, ponctuel, perturbant. Caillois
moment négatif de Ia constitution de la valeur. touchait à cette paroi quasi mystique à propos de la
Entre ce qui a une valeur d'usage temporaire et rencontre accidentelle de certaines formes naturelles.
ce qui a une valeur stable bien supérieure, s'étend Par exemple, les formations animales incroyables,
un stade de la non-valeur où les objets traînent, tant d'une géométrie si complexe et d'une si rare beauté,
bien que mal, dans l'abîme social du déchet. C'est qu'on peur rrouver au plus profond de lbcéan, dbù
la masse socialement invisible (et conceptuellement rien ne devait les extraire. Ou encore ces figures que
invisible) de ce qui nbst plus rien et ne vaut plus rien. révèle la g_orp. des pierres tranchées, figures secrètes
II arrive cependant que quelque chose ressorte du par excellence qui auraienr enchanté Leibniz par
déchet global. C'est le régime même de la brocante: leur régularité et leur hardiesse.
combien de pieds de lampe.. ' Lobjet peut être reva- Ces compositions naturelles cachées, enfouies,
lorisé comme une marchandise rare et précieuse, on ne peur pas ne pas les apprécier lorsqu'il arrive
ou même comme un trésor unique à conserver au qubn les rencontre, mais elles n'étaient prévues pour
musée, Il n'est donc pas impossible de sortir du néant aucun specrat€ur. Le problème qu'elles posent est
de valeur, et le stade de l'appréciation nulle n'est pas celui du surplus: un surplus de valeur qui ne peut
toujours irréversible. être rattaché à rien, un surplus de forme qui paraît
Au contraire, ce qui ressurgit après être devenu incongru, un surplus de sens qui devient insignifiant.
invisible au royaume de l'ordure a, en quelque sorte' Ce qui esr normalement invisible - jeux géométri-
trempé sa valeur. En traversant ce stade, ce qui a été ques, jeux plastiques - s'il devient soudain visible,
produit comme quelconque peut accéder à la perma- ressort comme une énigme. Ce qui semble faire sens
nence culturelle et devenir unique et précieux. Et alors qu'il est en droit hors circuit esr, jusrement,
c'est là qu'on trouve les grandes valorisations cultu- énigmatique.
relles et commerciales. lJne autre frontière de la visibilité est celle or\
Ce qui intéresse Thompson, c'est de marquer que la visibilité devient par elle-même un propos, er
notre fonctionnement social implique cette décharge d'ailleurs son propre propos. Lbbjet de série, lbbjet
immense de ce qui est usé, ce degré zéro de la valeur quelconque, du fait d'être exhibé, change de statut.
qui ne peut être ni nommé, ni pensé' ni vu et - La valeur vienr aux ready-made de Duchamp par la
\
r68 169
seule vertu de I'ostension' et aux boîtes de Campbell a connu de ces restitutions qui sont des
trouvailles,
Soup dândy'Warhol par I'effet de la représentation. de ces apporrs qui bouleverr.rr, r'rn champ et
do.rt
Lobl.t signé, mis sur socle et désigné aux regards, les ondes vonr troubler tres loin le payrage,
Leu,
cesse d'être un produit de série déÊni par sa valeur nouveauré fait irruption dans le plein'd.f
lettrer,
d'usage pour devenir un membre légitime de la caté- pour ainsi dire, de I'extérieur.
gorie des ceuvres. Une fois désigné comme visible, il Mais dans le cas de pascal il ne s'agit évidem_
devient superlativement visible. ment pas d'une découverte factuelle ou J,une
intro_
Ainsi d'un côté le portemanteau de Marcel {uctrgn primaire. Lexistence culturelle de pascal est
Duchamp cesse d'être insignifiant et quelconque déjà fortement valorisée, et plusieurs vagues
d,intérêt
pour devenir unique et singulier. Et de l'autre, recouvrent son nom er son æuvre. pascal est
déjà
certaines pierres révèlent une fois tranchées un luxe centré et déjà important. Larticle de Cousin
part
gratuit de formes secrètes, un luxe normalement de cette visibilité et s'appuie sur cer intérêt. Et
c,est
interdit au regard, ou du moins soustrait à tout la visibilité et I'intérêiqu'il renouvelle, en disant:
regard. Entre I'insignifiant et le refusé se jouent tanr que nous n'avons pas une véritable édition
des
toutes les instances du devenir visible. Ou du rede- manuscrits de Pascal, en réalité nous ne le connais_
venir visible. sons pas. Il sâgit donc d'une nouveauré
dâutant plus
frappante qu'elle est déjà secondarisée.
Du point de vue de la mémoire, en effet, ce qui _.
Moins specraculaire que la nouveauré radicale
compte est la création et I'attribution de la valeur, d'introduction, la nouveauté culturelle relative de la
et pas seulement ou pas directement la création de reprise er du recenrrage esr peut-êrre la plus impor-
la donnée. Le moment de I'entrée en mémoire n'est tante: c'est par elle que des ceuvres et d., tL..s (rrà-,
pas nécessairement Ie moment où l'æuvre entre ou notions) renouvellent leur valeur, leur prix, leur
en scène. Il peut y avoir décalage, et l'æuvre peut pertinence. Toute lâctivité de commenraire renou_
devenir centrale et pertinente, précieuse et intéres- velle la visibiliré. Toute l'activité interprétative a
sante, plus tard et plusieurs fois. pour objet la visibilité: gagner le visible, ie déplacer,
C'est de cette façon que les passés culturels renou- le centrer, l'éclairer, le montrer, le transformer.
vellent leur visibilité. Lorsque Cousin, en 1842, lit à La mémoire des lettres concerne si bien les lettres
lAcadémie française son rapport: o De la nécessité (dans leur dimension réflexive, critique
et cognitive)
d'une nouvelle édition des Pensées de Pascal u, il ne qu'elle est leur principale o..,.rp",ior,. Les lettres
révèle pas l'existence de Pascal au sens où lbrienta- invesrissent massivement le pasié pour brasser la
lisme contemporain révèle des mondes, des langues valeur, le centrage, la visibiliié, l. i.nr, I'existence
et des æuvres; ajoute des continents culturels. Sans -, c'est-à-dire pour gagner la mémoire signifiante. Et
parler de la Renaissance, la philologie du xlx" siècle c'est lbccasion de rappeler que 1., *uurË, réflexives,

170 17r
celles qui rePrennent' recentrent et interprètent' sont reste pas rouiours au cenrre. À d"r rythmes difft-
aurri d., æuvres qui subsistent elles-mêmes dans la rents, l'imporrant perd aussi sa valeur et son rôle.
ménroire' Que devient-il?
La reprise renouvelle valeur et visibilité. On pour- Ici une lirnite radicale de la desrruction de la
rait d'ailleurs distinguer les reprises d'après le statut valeur est la destruction de la donnée. Et donc la perte
préalable de ce qui est repris. Car les démarches sont matérielle de ce qui a été apprécié comme précieux et
différentes selon le statut de ce dont on parle, et la unique, par disparition des rraces. Je laisse de côté ici
fonction de l'interprétation change, comme aussi sa les fumées de l'incendie de la bibliothèque dAlexan-
portée. drie, et tout le versant très proche et mêrne quasiment
En effet, c'est autre chose de réinterpréter ce actuel de la destruction politique des æuvres.
qui était intégré au patrimoine comme précieux Je me contenterai d'évoquer la destruction privée
er cenrral, en pleine visibilité (un nouvel essai sur du culturel dévalué: une destrucrion, sinon involon-
Pascal, Rousseau, Flaubert); autre chose de placer au taire, du moins insignifiante. Avec ce versant de la
centre la grisaille de la masse, la production courante destruction livresque nous ne pouvons avoir que des
ou le travail intellectuel de série, en I'abordant, par contacts sporadiques. Que sont pour nous les pièces
exemple, d'un point de vue formel ou sociologique perdues d'Eschyle et de Sophocle ? Quel esr leur
(une étude des manuels, des notices encyclopédi- statut, leur présence, leur mode d'existence dans la
ques, du feuilleton) ; autre chose encore d'éclairer mémoire ? Les épisodes ne llous deviennent briève-
violemment ce qui était conservé comme marginal et ment visibles que comlne des destructions incom-
récessif, pour recentrer et donc réhabiliter le singulier plètes ou déplorées, c'est-à-dire justement du point
et le divergent (Héraclite, Mary Shelley, Roussel). de vue de la valeur. C'est le domaine de l'anecdote
Le point n'est pas que ce dont on traite soit neuf,, choquante: la négligence des caves et des greniers,
mais que sa valeur soit renouvelée, recentrée, et du le hasard des déménagements et des poubelles, les
même coup transformée. Læuvre interprète et l'æuvre pages d'incunables devenues cornets de clous ou de
interprétée renforcent l'une I'autre, mais sans symé- bonbons, etc.
trie, leur visibilité et donc leur existence. La mémoire Le journal de Delacroix raconte un cas très
culturelle porte ainsi une odyssée des valorisations. clair de valeur constituée, appréciée et néanmoins
détruite. Début r852, des tapisseries de la succession
Il n'y promotions. Ce qui est devenu
a pas que des de Louis-Philippe sont exposées pour être vendues
visible ne reste pas toujours visible, ou pas toujours aux enchères. Delacroix en admire plusieurs, en
autant, ou pas au même titre. Ce qui se trouve au particulier une série sur la vie dAchille d'après des
centre à un moment donné (thème, ceuvre, évidence, dessins de Rubens. Ces tapisseries, apprend-il, ont
nom propre, nom de doctrine, vocable favori) ne été vendues à un prix minime. u Il y en avait là de

173
--_-....-
Y I

très belles et des Gobelins, avec des fonds d'or' Un inévitables, et qui se retrouvent un jour datés, inem-
chaudronnier les a achetées pour les brûler et en ployables, presque embarrassants à renconrrer.
retirer le métal. u Certitudes démodées, vocabulaire caduque, rour
C'est aussi une redéÊnition de la valeur: le recy- I'espoir qui fut superbe de la poésie didactique, et
clage déconstruit lbbjet pour en exrraire le poids de plus de millions de romans que je n'ose y penser:
I'or. Il est vrai qu'en détruisant les médiations esthé- tout cela fotte comme des éléments déchus dans les
tiques et historiques des tapisseries pour en dégager alentours du visible.
Ia composante or, le chaudronnier a laissé perdre la Le point ici est que ce qui est désaffecté flotte
plus grande partie de leur valeur commerciale. Le encore. Le périmé des lettres ne disparaît pas rour à
chaudronnier, qui n'est pas un collectionneur, ne sait fait. Beaucoup se perd, évidemmenr, de ce qui a été
pas que les tapisseries sont beaucoup plus précieuses important et a cessé de l'être; l'étonnant est que la
que le métal qu'elles contiennent, et que les rédriiie à perte ne soit pas totale. Tout ce qui devient inactuel
cela n'est pas une bonne affaire. ne disparaît pas. La mémoire culturelle assure, dans
Je mentionne cet épisode parce qu'il est classique certains cas, la persistance du rejeté.
il
au sens où correspqnd à un type, et qu'il peut Tout à l'heure, je disais qu'il est très difficile de
représenter toute une dimension de l'anéantissement parler d'une donnée livresque avant qu'elle devienne
et de la perte. visible, puisque tant qu'elle n'esr pas visible elle est
hors champ, inexistante et muette, et dès qu'elle est
Mais que se passe-t-il lorsque le volume subsiste devenue visible le mode précédenr n'exisre plus.
et l'æuvre a perdu sa valeuri Peu importe ici pour- Par contre, après n'est pas symétrique à avant, et
quoi ce qui a été central cesse de l'être. Peu importe ce qui est déchu ne s'efface pas toujours rour à fair.
si les positions ou les æuvres délaissées sont délais- Il peut lui arriver d'être conservé comme infirmé,
sées parce qubn les considère comme périmées, ce qui lui assure, curieusement, une boucle supplé-
invalides, inadéquates; ou si elles sont abandonnées mentaire dans la mémoire. Les doctrines inactuelles
sans qubn porte de jugement sur elles, simplement et les goûts que nous ne partageons plus, la pièce
parce que I'attente s'est déplacée et qu'on regarde médiocre qui a été préfêrée à celle du héros, le pâle
ailleurs. Par désaffectation ou par désaffection, de prétexte d'une splendide polémique, Piron qui doit
toute façon nous sommes accompagnés tout du long tout à Voltaire, Les Deux Copistes cramponnés au
par un sillage de délaissement. Nous produisons, au manteau de Bouuard et Pécuchet, Ia Gradiua éperdue
fur et à mesure, du délaissement. à jamais dans le tumulte de lbcéan freudien, tout
Des coquilles doctrinales ou des positions aban- cela est pour beaucoup dans ce que rransmet l'édu-
données, des noms propres qui ont pâli, des termes cation, et garde, d'une façon décalée, une bonne
valorisés quelques saisons plus tôt, évidents et comme Part de notre attention.

174 17,
I Si un surplus historique subsiste dans la mémoire symbolique se nourrir de ce qui est à la fois forte-
t
littéraire et si l'éducation le transmet, c'est donc ment présent et disponible sans attaches. Mais la
l que ce qui a,cessé d'être directement Pertinent ou grande valeur paracognitive qui récupère ou réha-
I
I in-rportant n a Pas perdu de ce fait toute valeur' bilite ce qui a perdu sa légitimité première, c'esr la
Effectivement, pour un autre centrage, une donnée valeur esthétique.
I

littéraire qui n'est plus appréciée reste ttne informa- Ce qui nous paraît précieux er que nous voulons
li

I
I
tion histoiique qui peut être précieuse. Il y a dans garder visible en mémoire sans prendre en compre
l'intérêt historique une force de secondarisation sa motivation ou sa valeur d'usage, nous le trouvons
intarissable qui intègre tout ce qu'il peut aborder' beau. Cela n'a pas toujours été le cas, et l'apprécia-
Tout se passe comme si I'intérêt historique Permet- tion occidentale n'a pas toujours pris cette forme:
tait à la valeur de déclasser certains aspects du passé mais désormais nous avons cette façon de couronner
culturel sans pourtant renoncer à eux, et de ne pas en contoufnant.
lâcher entièrement ce qu'elle rejette. J'ai mentionné Caillois à propos des formes
La valeur a aussi d'autres métamorphoses. La géométriques frappantes, complexes ou simplement
mémoire est un dispositif où les valeurs culturelles belles, cachées au fond des océans et des pierres.
semblent prendre le relais des valeurs intellectuelles Parlant du statut esthétique des objets, Caillois
ou religieuses sur le retrait' Il arrive couramment soulignait combien la valeur de beauté est souvent
que ce qui est dévalué pour ia connaissance soit attribuée de l'extérieur et hors contexte à des réalités
fol.trr"r-ti maintenu comrle précieux - dans la détachées de leur sens. Cette esthétisation est très
mémoire. Nous ne croyons pas aux mythes, mais claire pour les objets extraits d'autres civilisations:
ils nous plaisent et nous font rêver. Lalchimie ne objets rituels, instruments de musique, outils. Alors
nous convainc pas, mais elle nous paraît très inté- que leur production artisanale visait un usage utili-
ressante. Telle discussion théologique, tel projet taire, somptuaire, religieux, militaire, notre regard
d'organisation sociale, telle hypothèse sur l'origine détache chaque pièce, la vend cher ou la place au
de la société, ont beaucoup d'allure, font un très musée, en écartant son sens originel propre. Il en va
beau texte, sont tout à fait séduisants' otl manifes- de même pour bien des traces du passé occidental,
rent un délire remarquable. outils anciens, objets cultuels: la façon dont nous les
Ces valçurs paracognitives sauvent ce qu'on ne apprécions les coupe de leur sens et de leur sérieux
veut pas perdre et qu'on veut pouvoir apprécier' d'instruments.
Elles sont de plusieurs ordres. La valeur ésotérique, Je dirai, prolongeant Caillois, qu'il en va de
à travers I'effet de secte, valorise ce qu'on est si peu même pour les vieux instruments livresques que
nombreux à apprécier. La valeur polémique accueille nous n'employons plus sans pourtant souhaiter leur
et répercute ce qui peut servir d'argument. La valeur disparition. Il leur faut un statut, puisque être dans

176 177
Y
la mémoire, c'est avoir un statut. Que faire des livres À propor des idées, Popper parlait d'un troi-
auxquels on ne croit plus' si on tient à I'idée de ces sième monde distinct du monde des réalités physi-
livres ? ques et du monde des réalités psychiques. Pour
Lorsque nous trouvons intéressantes, curieuses, parler de I'ordre intellectuel, disait-il, il faut poser
singulières les doctrines, les positions er les æuvres qui un troisième monde. Les idées existent à ce troi-
ont joué un rôle mais auxquelles personne n'adhère sième niveau, qui est le niveau des réalités idéales,
plus, lorsque nous trouvons attachantes les ceuvres des êtres mathématiques, des notions abstraites,
discursives ou poétiques qui sont désormais hors des éléments théoriques et des formes. Ce troisième
circuit, que nous sommes sensibles à leur charme et monde ne se ramène pas à I'univers psychique ou
que nous aimons I'attention lettrée qui les retrouve, mental, car les données qui le peuplent ont une
nous esthétisons la pensée. Il ne s'agit pas du tour de subsistance bien à elles: des rythmes, des logiques,
ce qu'on entend en mathématiques ou en physique des cohérences. Si on l'oublie, si on omet de poser
lorsqubn parle de l'élégance d'un théorème ou de la ce monde abstrait comme un ordre à part et de le
beauté d'une théorie. Il s'agit d'une stratégie de survie. reconnaître dans sa consistance propre, alors une
Pour sauver, restituer, maintenir beaucoup d'aspects bonne partie de ce qui touche aux idées est mal
du passé, on les détache de ce qui a fait leur sérieux et décrit et mal compris.
n'a plus cours; et on les valorise autrement. La mémoire des lettres a son troisième monde
Queneau s'intéressait aux u fous littéraires )), aux aussi. Le mémorable n'est pas toujours matériel
théories aberrantes des penseurs déviants. Parti pour (des livres) ni mental (des lectures) . Il y a aussi un
un essai, il a fini par en faire un roman. En droit, mémorable objectif et immatériel, symbolique et
à très long terme, toute entreprise livresque aboutit institutionnel. Un genre, une règle, une norme, une
aux Enfants du liruon, comme tout finit par des chan- catégorie, une forme, sont des données qui, d'un
sons et des thèses. Les écrits réflexifs, les ceuvres de certain point de vue, subsistent à part selon leur
pensée tombent dans les lettres pour survivre; et la régime propre.
culture littéraire devient le destin de la pensée. On ne peut pas oublier ce troisième niveau'
celui de la subsistance des formes, des normes et
des statuts, puisque la présence transhistorique d'un
Limbes tel niveau organise la culture littéraire: des æuvres
littéraires en vrac ne feraient pas une mémoire. Ainsi
Tout cela appelle une question centrale: qui I'abstrait est tout à fait présent dans la mémoire des
parcourt la durée, s'impose, chute, renaît ? Qui reçoit lettres - bien qu'il ny ait pas le même mode de
ou perd la valeur, et de qui la mémoire parle-t-elle ? présence qu'ont ailleurs le concept mathématique, le
Qui traverse toute cette aventure ? système logique ou la théorie physique.

178 179
Ce qui rend cette présence abstraite très parti- Comment survivent les traces et commenr
culière, c'est d'abord que Ie monde culturel abstrait durent-elles, lorsqu'elles sont à la limite du visible ?
n'esr pas statique. Sur le long terme on voit que les Un des aspects les plus irnportants du renouvelle-
sraruts changent, I'idée de ce qu'il faut faire ou de ment de la valeur culturelle est que des données hors
ce qu'il convient de faire se transforme, les attentes d'usage, délaissées et à peine visibles, ne perdent pas
normatives se déplacent, la valeur se constitue et se toujours toute subsistance même lorsqu'elles sont
défait, s'attache à un genre, à une ceuvre, à un nom peu appréciées et peu connues. Certaines réussissent
puis les quitte, et leur revient (peut-être) plus tard, à traverser le désert sans disparaître tout à fait de la
autrement. Limmatériel littéraire a un devenir qui mémoire.
lui est propre, plus lent peut-être que le cours général Pour pouvoir être éventuellement retrollvées, il
de l'histoire, régi par des rythmes difièrents. C'est faut que les traces subsistent. Pour pouvoir jouer un
un devenir des staturs. rôle, il faut que les livres soient lus. Dbù la fonction
Cette abstraction est étonnante aussi parce de survie de l'érudition. Je ne parle pas ici de l'éru-
qu'elle inciut des cas. Le troisième monde des lettres, dition comme activité intellectuelle et comme mode
celui des formes et des normes, comprend aussi de connaissance. Mais comme manière d'être dans
quelques données fondamentales: certains noms Ia durée, comme existence parallèle, un peu secrète,
propres, certaines notions, certains monuments. en retrait.
Labstrait littéraire a dans la mémoire une présence C'est une dimension: celle des terres d'absence
qui ressemble plus à celle des ceuvres qu'à celle des où sommeille ce qui n'est pas en usage, les livres que
idées. Les notions n'y oublient pas leurs textes; personne ne consulte, les idées qui nbnt plus cours,
même dogmatiques, elles entraînent leurs exposés des constructions que rien n'anime, le compte rendu
avec elles. éteint de ce que quelqu'un a dit. C'est une dimension
De sorte que le troisième monde des lettres est impalpable où chaque geste étonne, sans qu'on sache
surtout visible dans la mémoire à travers ses traces. toujours ce qui est le plus pâle, la page retrouvée
Ou encore, la présence de l'abstrait mémorable ou la lectrice perdue. Ces choses qui étaient peue
est un peu épaissie par sa nature textuelle, par ses être puissantes, rayonnantes, demeurent ignorées,
archives livresques. C'est une présence patinée par immergées. Elles n'ont plus I'autorité de réclamer
ses épisodes, {ébris, monuments. C'est une abstrac- I'attention; elles dépendent du hasard, de la proxi-
tion qui porte encore des noms propres, ou même mité, de I'erreur, et des besoins de la conjoncture (car
juste des noms d'æuvres, ces æuvres, comme dit il y a aussi une sociologie du recours à l'érudition).
Malraux, u illustres seulement par leur titre >; le À Mexico, dans une réserve de bibliothèque,
bagage des traces. le gardien dormait, à trois mètres du sol, sur un
monceau énorme de livres et de dossiers, tanclis

r8o r8r
que les fresqucs éciatantes des mrtt's pl'otégeaient
11..p..", l,r masse it.tfortne, le corps :rbatrdonné' Les
li,.uL-l.'. r)e sont pas dans le plein de la nrémoire; tnais
RÉrÉnBNcss
sarr.s l'immense station d'attente des limbes, sans
la chapelle où I'esprit qui dort protège les entasse-
Cltapitre r
rnents clc livres, la survie serait étroite, la mérnoire
G. Bachelard, par exemplc L'Etu. tt lcs rit"'s, José C)orti, 1942,
oublieuse, et le renouvellement sans cnvergLlte' salls
P' 48-6o'
inattendu, sans saveur, R. Caillois, It Fburt Alplie, Gillimartl, 1978, premièrc partic,
chapitrc a; secot.rdc paltic, chapitre z.
R. Caillois, Entretieti du z8 nover.r-rbre r978, in Rogtr Cdillois,
Je an-Clarence Larnbe rt é.1., Éditions de la Dilllrcnce , r99r.
A.B. LoLd et M. Parr;., Tht Sitryer af l,t/,'s, Han'ard U.P., I959.

Cltapitre z
Bar-rdelaire , Lettre à sa mère du z9 mars r862, cité par C. MoLrchard,
LIn Kt,nd désert d'horntnes (r8sr-r88s), Hatier, r99r, p. 6o.

R. Barthcs, ,, rActivité ,,?':::"::::r",:,",,, in rssais ,.riîiqrrts, r,e


Seuil, 1964, notârnment p. zr4-2t8.
Cours critique ct hist7r'ique r/c littir,ttrtrt ù lls'tgr' r/r' tous lt's
y'ta.blissnnents d'instrttction seionr/'tit't 0il Lt
!oliie ,'t lt pros,'
dnts les tïlis liilgues clissiqucr par A. Henry, professeur de
rhétoriquc au Lycée Jcanson de Sailly, Librairie Belin, r89o
(dixième édition).
Ibid., épopée: sixième à onzième leçons, p. 7o-r7o.
Ibid., ronans: vingt-neuvièmc leçon, p. 45r-4\7.
H.l. Marrou, Histoirc rle l'y'ducatiott r/,tns /Antiquirr', Le Scuil,
t9t5, p, zt9-24o.
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A, Malraux, L'Hointnc précatre et lt lltty'raturt, Gallimard, ry77,
P'z77
cbapî*e 4
J.G. von Herder, Idles porr ute philosopltic r/e I'hisroirc rlt
l'hnnanité, fin du livre V

r8l
-:

Horacc, EPitrcs,II, t'


& Faber, 1973; Harv,rrd U.P., A. Bretorr, " Les "poésies" '!'i:,,:::,".uou."... ,, in Lr/ p/tatartge,
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Circr.rlation of Medieval Relics u; chapitre z, Igor Kopytoff,
A. Malraux, op. cir., p. 163.
. The CLrltural Biography of Things ,.
T.S. Eliot, rYhat is a Classic?, Faber Er Faber, r944.
M. S.:hneider, Volen: de rirars, Gallimard, 1985'
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Chapitre 5 livre ,, Pléiade, r. II, p. tz4z.
\W.v.O. Quine, u A Letter to Mr Osterm21.1 ,,, in The Owl of
A. Malraux, op. cit., p, z6z.
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Ibid., p. 156.
r975'
J. Du Bellay, Dlfe nse ct l/lustratiott de la langue J)',ûtç//isc, hvre II,
titre du chapitre 3. Chapitre 7
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i
fi., r98r, cl-rapitrc ut: ,, Historicité et atemporalité de l'ceuvre
!
d'art ,'.
i
I G. Gadanrer, \7rité et llIétltodc, Seuil, trad. fr.,t976, en particulie r -

I
I P. 124-r4o.
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E. Hobsbarvm, Tltt hnrntiort of
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t912, in Erbschaft dieser Zcit, Suhrkamp, r%t|1977, p. 104-126.
T.S. Eliot, u Tradition and the Individual Talent,, r9t7.

r84
Tenrn ors r'rerrÈnps

Préface : Utrc ?ldce au soleil par Chrisrophe Pradeau ....... 7

Chapitre r
LB npvsns DE LA MÉMorRE
Une poétique hors mémoire ? .................. rt
En perspective jungienne r8
Laventure de Caillois 21
Le modèle de l'épopée orale .................... 27
Variantes 1r
Limites de I'amnésie J6

u"^..,^:llTïi i,,..*ru
La mémoire traditionnelle orale ............
Topos et variations
Lévénement dans la conformiré
Du nouveau dans le champ

Chapitre 3
Le orsrexcr cI-AssreuE
:.!
A quor s attendre
Le dispositif des lettres
Les jeux du proche et du lointain .........
Linstabilité

Chapitre 4
Las voNuurNrs
D'abord I'admiration
Littératures nationales
Classiques modernes
À quoi sert le cheÊd'æuvre ciassique ?
Excellence, perfection, grandeur .......
Chapitre 5 CoLlscrroN VsnorEn/pocnr
I,E passÉ PERTINENT

Le livresque 120 du Grrncl Srnhéclrin


Le s décisions cloctrin:tlcs
Lépreuve dr.r temPs ....' rz4 réuni sotts les :rttspiccs clc Nap,rléou lc Grand
r27 Lc Dit dc Hogen. Lc Dit de Hciji
La fraîcheur de 1'ceuvre
r)4 Moulrrlr,ro At-t Altrn-Mot zzt Lc Guidc divin drlns lt shi'isnrc,rrigincl
l.a mémoire actuelle ...
P,rul Arrnt - I{ousscatt : trnc philosophic dc l'àltrc
Le présent âgé ............ 137
Blsui'r - Frichcs
PtÈnnl BÈncotr^'ttltrx - Lcs Forges .lc S1',rnr
Chapitre 6 Je ax Bol-t-.lr;x - Plrtléniclc
LuNIqur ET LA RICHEssE l\4tcsÈrs Drssonols - Lr Robe blcuc
(lhandelicr dirr
Beaucoup d'ceuvres r43 Josv EIsrNarnc / AnlN SrEtNsrt-r'z - I-e
C,\nrt) GINzsunc Lc Juge et I'Historieu
Beaucoup de voix . r46 BIN;llrlN Lc i!'lel cles frrrrtotllcs
FclNo,rrql -
En rupture I5I BEh{JAl.{IhN FoNl.r^*r - Éicrirs p,tLrr lc cinérnr
Ph-rralité Lt3 IJÂrrz u (}iIn.rz - Le Dir'ân
Rlrst HrTrr rr VttLozlNs - LÂmc de la vic
Chapitre 7 Jl,rN-B,rt'.rtsrr Hen.lNc - Prcttcz tttr cocl
Sunvtvnr, Huco voN HorlleN^'s rttlr Lc l,icn clirlrrbrc
Al.lIN Llncggn - I-cs Ijatrtottres tl'()rldour
La mort dans les lettres ............. 163
Jr..rN-Yves N4rsstlN - Hoimrrnnsthal, rcnonccmcnt et
mét;rmorphosc
Visibilité r67 FIrnnl i\4tscsoxnrc - Célébr.rtion dc la poésic
Limbes 178 Ptcnnn Mtctton - L'Enlpercur cl'()ccidcnt
JuN-Crluon N4rlNna - Les Norns indistincts
Jre^--Cl,ruot N'ltI-NEtt - l-e Périple structtlrirl
Réftrttttts .. r83
Jr,lN-CI-,ruor l\4tl-Nrn / Fn-rNçots Rec^*rurr - Dirc lc vcrs
Al.lt^- l\4oNrctluQuI()L - Rccottvre-lc de luurièrc
Nluirtrl.tlol, - Ll Dispute tlc Barcclolrc
J.,rN Prroèx.r - Ess,ris hérétiqucs
Jr,rN-Pte nne ll.tcseno - N,rrrsÉe or. CÉl-tNs
JreN-Prlnne I{lcHeno Cttlrtlt'ls ol N4lcu<lN
I Rat^*rn Meut,r RtrnE - Chant éloigncl
I
RetNnn M.lntr Rlt-xs - Requicnl
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Cet ouvrage a éré achevé d'imprimer en février zoo8
dans les ateliers de Normandie Roto Impression s.a.s.
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N' d'imprimeur : 0tt-0575
Dépôt légal: février zoo8
lnpritné en Frtnrc
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