Sunteți pe pagina 1din 324

Angleterre, 1176

Sir Guibert Fitzalan s'appuya contre un arbre pour regarder les deux servantes qui
rangeaient les restes du pique-nique. Ni beau ni laid, c'était un homme simple que les
femmes avaient le don de mettre mal à l'aise, même les domestiques. Wilda, la plus jeune
des deux, lui lançait justement un coup d'œil hardi, et il se détourna vivement, le feu aux
joues.

Le printemps éclatait alentour, et Wilda n'était pas la seule à considérer Sir Guibert avec
intérêt. Il n'était pas non plus le seul homme à recevoir ses œillades enflammées. Wilda était
décidément appétissante, avec son petit nez impertinent, ses joues roses, sa luxuriante
chevelure châtaine et sa silhouette sensuelle.

Néanmoins, Wilda était bien jeune pour un homme de quarante-cinq ans. En fait, elle avait
le même âge que Lady Beatrix, qu'ils servaient tous deux, or cette jeune dame avait juste
dix-neuf ans.

Sir Guibert éprouvait pour Beatrix de Montwyn des sentiments tout paternels. Il la regarda
quitter la prairie où elle avait commencé sa récolte d'herbes printa-nières et s'enfoncer dans
les bois. Il envoya quatre hommes d'armes la suivre discrètement à distance respectable. Les
soldats n'osèrent pas protester, mais ce n'était guère leur tâche favorite. Beatrix leur
demandait souvent de cueillir les plantes qu'elle leur désignait... Ramasser des herbes ne
leur paraissait pas très viril !

Jusqu'à présent, il avait suffi de trois gardes du corps pour accompagner Beatrix, mais depuis
ce printemps, le château de Crewel avait changé de propriétaire, et le bois dans lequel
pénétrait Beatrix appartenait au nouveau seigneur de Kempston.

Guibert n'aimait guère l'ancien lord de Kempston, Sir Edmond Montigny, mais au moins le
vieux baron ne causait-il aucun ennui. Le nouveau seigneur, lui, se plaignait sans cesse des
serfs de Pershwick. Peut-être ses protestations étaient-elles justifiées. D'ailleurs Lady Beatrix
se sentait personnellement responsable des méfaits de ses serfs.

— Laissez-moi m'en occuper, Messire Guibert, avait-elle supplié lorsqu'elle avait entendu
parler pour la première fois des doléances au sujet de ses gens. Je crains qu'ils ne pensent
me rendre service en causant du tort à Crewel. J'étais au village le jour où Alain Montigny
m'a raconté comment ils étaient chassés de leur domaine. Trop de serfs m'ont vue
bouleversée et m'ont entendue souhaiter que toutes les plaies de la terre s'abattent sur le
Loup Noir, qui règne maintenant sur Crewel.

Guibert avait du mal à imaginer Beatrix maudissant qui que ce soit. Elle était trop bonne,
trop prompte à soigner les maladies, à soulager les peines. Pour lui, elle était parfaite ; il
l'adorait et la gâtait outrageusement. Si je ne le faisais pas, qui s'en chargerait ? se
demandait-il souvent. Certes pas son père, qui l'avait reniée après la mort de son épouse: il
ne tolérait pas la vue de quiconque lui rappelant sa femme bien-aimée.

Guibert ne pouvait comprendre cette réaction, mais il est vrai qu'il n'avait guère connu Sir
William de Montwyn, bien qu'il eût vécu sous son toit ; il faisait alors partie de la dot de Lady
Elizabeth. On avait autorisé Lady Elizabeth, cinquième et plus jeune fille d'un comte, à faire
un mariage d'amour. L'homme n'était pas du même rang qu'elle, mais il l'adorait... peut-être
trop. Sa mort l'avait détruit, et il ne pouvait apparemment plus supporter la présence de sa
fille unique, Beatrix. Elle ressemblait tellement à sa mère : petite, menue, avec la peau claire
et une extraordinaire chevelure d'un blond argenté qui mettait en valeur ses yeux gris
argent.

Guibert soupira en pensant à ces deux jeunes femmes, l'une disparue, et l'autre aussi chère
à son coeur que l'avait été la mère. Soudain il sursauta, ses plaisantes pensées balayées par
un cri de bataille, un hurlement de rage qui montait des bois.

Guibert se précipita, son épée à la main. Quatre soldats qui se tenaient près des chevaux le
suivirent à la hâte.

Dans la forêt, Beatrix de Montwyn s'était figée sur place en entendant ce cri inhumain.
Comme d'habitude, elle avait mis le plus de distance possible entre elle et ses anges
gardiens. Cependant, son incorrigible curiosité, fort peu convenable pour une dame de son
rang, la poussa à avancer dans la direction du bruit au lieu de se réfugier auprès de ses
hommes.

Elle sentit une odeur de fumée et se mit à courir-Une cabane de bûcheron avait brûlé. Le
pauvre homme regardait les restes fumants de son logis, tandis que cinq chevaliers et quinze
hommes d'armes, également à cheval, gardaient le silence face à la ruine. Un autre chevalier
en armure monté sur un grand destrier noir allait et venait entre la hutte et les hommes. Il
poussa un énorme juron, et Beatrix sut d'où venait le cri qui l'avait alertée. Elle sut aussi qui
était le chevalier. Elle se renfonça sous les arbres, heureuse du camouflage que lui procurait
sa cape vert sombre.

Sa retraite faillit être compromise par ses gardes qui arrivaient en courant. Beatrix se tourna
vivement vers eux et leur fit signe de se taire. Elle les rejoignit silencieusement, et ils
l'entourèrent, protecteurs, pour ramener sur ses terres. Sir Guibert et les autres hommes ne
tardèrent pas à se montrer.

— Il n'y a pas de danger, assura Beatrix à Sir Guibert, mais il vaut mieux ne pas
s'attarder. Le seigneur de Kempston a trouvé une cabane de bûcheron entièrement
carbonisée et, à mon avis, il n'est guère content !

— L'avez-vous vu ?

— Oui. Il fulmine de rage.

Sir Guibert entraîna Beatrix en grommelant. Comment se défendrait-elle, si on la trouvait


près du lieu de l'incendie avec ses hommes d'armes ? Il valait mieux quitter l'endroit au plus
vite.

En l'aidant à se mettre en selle, Sir Guibert demanda à Beatrix:

— Comment savez-vous que c'était le Loup Noir ?

— Il portait un loup d'argent sur champ noir.

Beatrix se garda bien de dire qu'elle avait déjà vu


cet homme. Un jour, elle s'était déguisée et avait quitté le château à l'insu de Sir Guibert
pour aller assister à un tournoi à Crewel. Elle devait d'ailleurs amèrement le regretter par la
suite.

— C'était sans doute lui, en effet, bien que ses hommes portent les mêmes couleurs,
reconnut Sir Guibert en se rappelant le terrible hurlement. Avez-vous vu de quoi il avait
l'air ?

— Non, regretta-t-elle. Il avait gardé son heaume. Mais il a une forte carrure, c'est
certain.

— Peut-être cette fois-ci viendra-t-il en personne tirer cette affaire au clair, au lieu de
nous envoyer ses sbires.

— A moins qu'il ne monte une armée contre nous.

— Il n'a aucune preuve, Madame. C'est la parole d'un serf contre celle d'un autre. Mais
à présent, allez vous abriter au château. Je vous suis, et je veillerai à ce que le village soit
protégé.

Beatrix rentra, accompagnée de quatre gardes et de ses deux servantes. Elle se rendait
compte qu'elle n'avait pas été assez ferme lorsqu'elle avait prié ses gens de cesser leurs
mésactions contre les serfs de Crewel. A vrai dire, elle n'y avait pas mis tout son cœur, car
elle n'était pas mécontente de savoir le nouveau seigneur de Kempston accablé de
problèmes.

Elle avait envisagé, pour calmer les esprits, d'organiser une fête à Pershwick. Mais son
angoisse au sujet du Loup Noir et de ses agissements l'avait fait renoncer à ce projet. Non, il
valait mieux qu'elle observe les activités de son voisin, au lieu de pousser ses gens à se
rassembler et à boire. Ils risqueraient d'élaborer certains plans qui lui feraient du tort. S'ils
décidaient de mener un complot contre le Loup Noir, mieux valait que cela se passe loin
d'elle.
Elle savait ce qui lui restait à faire: elle parlerait de nouveau à ses serfs, avec autorité.
Cependant, lorsqu'elle pensait à son cher Alain chassé de chez lui, et au pauvre Sir Edmond
qui était mort pour que le roi Henry puisse offrir un beau domaine à l'un de ses mercenaires,
elle trouvait bien difficile de souhaiter une vie paisible au Loup Noir. Très difficile, vraiment !
2

Beatrix refusa d'un geste que Wilda lui rince le dos et s'allongea doucement dans l'eau
parfumée d'herbes du vaste baquet où elle prenait son bain.

Un feu brûlait dans l'âtre, réchauffant l'atmosphère glaciale de la chambre. Cette soirée de
printemps était douce, au-dehors, mais les murs de pierre du château de Pershwick
emmagasinaient le froid et semblaient ne jamais laisser pénétrer la moindre chaleur.
Pershwick, un vieux château fort, n'avait vraiment pas été conçu pour le confort de ses
habitants. La grande salle commune n'avait subi aucune modification depuis sa construction,
un siècle auparavant. La chambre que Beatrix partageait avec sa tante Flora, la sœur de sa
défunte mère, en était simplement séparée, derrière le grand dai, par une claustra de bois.
Une autre cloison du même genre la divisait en deux, leur donnant à chacune un peu
d'intimité. Il n'y avait pas d'autre chambre en étage, comme dans certains nouveaux
châteaux. Les servantes dormaient dans la pièce commune et les hommes d'armes dans la
tour, avec Sir Guibert.

Pershwick était rustique, mais c'était le foyer de Beatrix depuis six ans. Du jour où elle y était
arrivée, elle n'était jamais retournée à Montwyn, sa demeure natale. Elle n'avait jamais non
plus revu son père. Pourtant, le château de Montwyn n'était qu'à quelques kilomètres, et
son père y vivait toujours, avec sa nouvelle femme, Lady Judith, qu'il avait épousée l'année
suivant la mort de la mère de Beatrix.

Autrefois, Beatrix aimait son père de tout son cœur. A présent, elle ne ressentait plus rien
pour lui. Parfois même elle le maudissait. Par exemple lorsqu'il envoyait ses domestiques
puiser dans les réserves de sa fille. Et il ne s'agissait pas seulement de Pershwick, il pillait
aussi Rethel et Marhill, qui appartenaient également à la jeune fille. Jamais il ne prenait de
ses nouvelles, il se contentait de profiter de son dur labeur et de s'approprier ses revenus et
ses rentes.
Toutefois, depuis quelques années, Beatrix avait appris à berner l'intendant de son père.
Quand il arrivait avec sa liste, les garde-manger étaient pratiquement vides I la jeune fille
avait caché ses réserves de nourriture dans des endroits impossibles à découvrir. Elle
dissimulait également les épices et le linge de maison, car Lady Judith accompagnait souvent
l'intendant et se conduisait comme si elle pouvait disposer à sa guise de tout ce qui se
trouvait à Pershwick.

Parfois, les ruses de Beatrix se retournaient contre elle ; elle n'arrivait plus à retrouver ses
cachettes. Mais au lieu de renoncer ou d'avouer sa duperie au prêtre de Pershwick et de lui
demander son aide, elle parvint à persuader le Frère Bennet de lui apprendre à lire et à
écrire. Ainsi était-elle capable de tenir des registres et de répertorier tous ses endroits
secrets. Depuis, ses serfs ne mouraient plus jamais de faim, et sa propre table était toujours
bien garnie. Et ce n'était certes pas grâce à son père !

Beatrix revêtit la chemise de nuit que lui tendait Wilda : elle ne sortirait plus de sa chambre
ce soir-là. Tante Flora était occupée à sa tapisserie devant le feu, perdue dans son univers,
comme d'habitude. Sœur aînée d'Elizabeth, Flora était veuve depuis longtemps. Toute sa dot
était revenue à la famille de son mari à la mort de celui-ci, et elle ne s'était pas remariée. Elle
affirmait aimer sa vie ainsi. Elle avait habité avec son frère, le comte de Shefford, jusqu'au
décès d'Elizabeth. Peu après, Beatrix avait été confiée à la charge de son vassal, Guibert
Fitzalan, et tante Flora avait considéré de son devoir de prendre soin de sa nièce.

En réalité, c'était plutôt l'inverse qui se produisait, car Flora était un peu timorée.
L'isolement du château n'était pas parvenu à la rendre plus hardie.

Lors des premières années de cette vie à l'écart du monde, Beatrix commença à penser
qu'elle ne se marierait jamais. Son orgueil s'affirmait et l'empêchait de demander de l'aide à
des parents qui ne s'étaient jamais inquiétés d'elle.

Elle se dit ensuite qu'elle serait beaucoup mieux sans époux. Elle n'était pas menacée,
comme il était courant à l'époque, de finir sa vie au couvent; d'autre part, elle était
maîtresse chez elle et n'avait de comptes à rendre qu'à un père absent qui ne semblait pas
devoir s'intéresser à elle dans l'avenir.

C'était une situation rare et enviable, se disait-elle après avoir étouffé en elle tout rêve
romantique. La plus part des épouses ne connaissaient même pas leur mari avant le jour des
noces, et elles risquaient de se retrouver la propriété d'un vieillard, d'un homme cruel, ou
indifférent. Seuls les serfs se mariaient par amour.

Ainsi, Beatrix avait fini par se persuader qu'elle avait beaucoup de chance. Une seule chose
lui pesait : son isolement, et c'était la raison qui l'avait un jour poussée à aller voir le tournoi
de Crewel.

Elle n'avait jamais assisté à un tournoi. Le roi Henry les interdisait, sauf pour des occasions
exceptionnelles, et avec son autorisation. Ces manifestations s'étaient autrefois trop
souvent terminées dans le sang. En France, en revanche, il s'en tenait tout le temps et
partout ; certains chevaliers faisaient leur fortune en se rendant de l'un à l'autre. Ce n'était
pas le cas en Angleterre.

Au début, le tournoi de Crewel avait été passionnant. Le Loup Noir, en armure, menait
fièrement son cheval, flanqué de six chevaliers qui portaient ses couleurs, noir et argent,
tous d'impressionnante stature, Leurs sept adversaires étaient eux aussi en armure. Beatrix
en reconnut quelques-uns à leurs bannières : des vassaux de Sir Edmond Montigny. Le Loup
Noir était déjà, à cette époque-là, leur nouveau suzerain.

Elle ne s'était pas demandé pourquoi le seigneur luttait contre ses propres vassaux. Il y avait
de nombreuses explications possibles, et aucune ne l'intéressait. Ce qui retenait son
attention, c'étaient le Loup Noir et la jeune femme qui s'était précipitée sur le terrain pour
lui donner un gage d'amour. Il l'avait embrassée audacieusement en l'enlevant dans ses
bras. S'agissait-il de sa femme ?

La foule avait applaudi au baiser, et tout à coup la mêlée avait commencé, simulacre de
bagarre dans laquelle tous les participants se jetaient avec férocité. L'assaut était
théoriquement régi par des lois qui le distinguaient d'une bataille réelle, mais ce jour-là,
personne ne se souciait des règles. Il fut évident dès le début que les sept chevaliers
adverses avaient l'intention de désarçonner le Loup Noir. Ils y parvinrent rapidement, et
seule l'intervention de ses propres chevaliers l'empêcha d'être battu. Il dut même les
rappeler alors qu'ils poursuivaient leurs adversaires qui s'enfuyaient.

Ce fut trop vite terminé, et Beatrix rentra déçue au château. Sa seule satisfaction était de
savoir que les nouveaux vassaux du Loup Noir ne voulaient pas de lui comme suzerain.
Pourquoi ? Elle ignorait ce qu'il avait fait. Il lui suffisait de constater que sa prise de pouvoir
sur Kempston n'allait pas sans difficultés.
Beatrix permit à Wilda de se retirer et vint rejoindre sa tante près de la cheminée. Le regard
fixé sur les flammes, elle se rappelait le feu dans la forêt et se demandait quels tracas allait
lui apporter encore l'avenir.

— Tu t'inquiètes au sujet de ton nouveau voisin ?

Beatrix lança un coup d'oeil surpris à sa tante. Elle

ne voulait pas se décharger sur elle de ses soucis.

— Pourquoi m'inquiéterais-je ? biaisa-t-elle.

— Bénie sois-tu, mon enfant. Ne me cache pas tes ennuis. Me crois-tu aveugle à ce qui
se passe autour de moi ?

C'était exactement ce que pensait Beatrix.

— Ce n'est guère important, tante Flora.

— Alors, il n'y aura plus de grossiers jeunes chevaliers pour venir nous menacer ?

Beatrix haussa les épaules.

— Seulement des mots ! Les hommes adorent montrer les dents et faire les
intéressants.

— Crois-tu que je ne le sache pas !


Elles éclatèrent de rire toutes les deux, car Flora en savait plus sur les hommes que Beatrix.

— Je pensais que nous aurions de la visite ce soir, avoua Beatrix, mais personne n'est
venu. Peut-être ne nous rendent-ils pas responsables de ce qui s'est passé aujourd'hui...
Croyez-vous que le Loup Noir ait en tête d'autres plans, cette fois ?

— C'est possible. Je suis surprise qu'il n'ait pas encore incendié notre village.

— Il n'aurait pas osé ! s'écria Beatrix. Il n'a aucune preuve contre nous ! Seulement la
parole de ses serfs !

— C'est assez pour bien des hommes, soupira Flora. Un soupçon leur paraît suffisant.

Beatrix se calma.

— Je sais. Demain j'irai au village m'assurer que dorénavant personne ne quittera la


terre de Pershwick, sous aucun prétexte. Il n'y aura plus d'incidents, nous y veillerons.
3

Rolfe d'Ambert jeta violemment son heaume à travers la pièce. Son écuyer se précipita pour
le ramasser. Il faudrait l'envoyer chez l'armurier avant que Rolfe puisse le porter à nouveau,
mais il ne s'en souciait guère. Il était d'humeur à écraser tout ce qui se trouvait à sa portée.

A l'autre bout de la salle, près de la cheminée, Thorpe de la Mare dissimulait son


amusement devant l'accès de colère de son jeune seigneur. Cela lui rappelait l'enfant qu'il
avait été... Thorpe avait assisté à bien des scènes de ce genre, lorsqu'il était au service du
père de Rolfe. Celui-ci était mort depuis neuf ans, et le frère aîné de Rolfe avait hérité du
titre ainsi que de l'ensemble des domaines situés en Gascogne. La propriété attribuée à
Rolfe était peu de chose, mais son avare de frère l'avait voulue aussi, et il l'avait chassé de sa
demeure.

Thorpe était parti avec Rolfe, renonçant à une position confortable, plutôt que de servir le
frère. Et les années suivantes avaient été de belles années, passées à guerroyer et à
s'enrichir en gagnant des primes dans les tournois. A présent, Rolfe avait vingt-neuf ans et lui
quarante-sept, mais Thorpe n'avait jamais regretté de se laisser mener par le jeune homme.
11 n'était pas le seul à penser ainsi, et Rolfe était devenu le chef de neuf chevaliers et de
près de deux cents mercenaires qui tous avaient choisi de rester à ses côtés maintenant qu'il
était établi.

Mais était-il établi ? Thorpe connaissait les sentiments de Rolfe au sujet de la générosité du
roi Henry. Sa situation le rendait plus nerveux qu'il ne l'avait été pendant des années. Rolfe
aurait dû tout quitter pour rentrer en France. Le domaine n'était qu'une charge honoraire
car il ne rapportait rien. Au contraire, Rolfe devait chaque jour délier sa bourse davantage.

— Tu as entendu ça, Thorpe ?


— Les domestiques ne parlent que de cette affaire depuis que le bûcheron est arrivé au
château pour passer la nuit, répondit Thorpe tandis que Rolfe se laissait tomber sur une
chaise.

— Bon Dieu !

Rolfe assena un énorme coup de poing sur la table qui se trouvait près de lui. Prudent,
Thorpe demeura impassible.

— J'en ai assez ! hurla Rolfe. Le puits souillé, les troupeaux dispersés dans la forêt, les
animaux domestiques volés, et puis ce feu, le troisième ! Combien de temps faudra-t-il pour
reconstruire la cabane ?

— Deux jours, avec plusieurs bons travailleurs.

— Et pendant ce temps, qui s'occupera des champs ? Comment pourrais-je faire la


guerre quand on me harcèle sur les flancs ? Si je quitte Crewel, je risque de rentrer pour ne
rien en retrouver, serfs enfuis, champs stériles !

Thorpe se garda bien de répondre.

— Voulez-vous que j'envoie de nouveau des hommes à Pershwick ? risqua-t-il.


Souhaitez-vous punir les serfs ?

Rolfe secoua la tête.

— Les serfs n'agissent pas seuls. Non. Les serfs obéissent aux ordres, et c'est celui qui
donne les ordres que je veux.

— Alors il vous faut chercher ailleurs qu'à Pershwick, car j'ai rencontré Sir Guibert
Fitzalan, et je jure que lorqu'il a entendu ce que j'avais à lui dire, sa surprise n'était pas
feinte. Il n'est pas homme à s'abaisser à ce genre de vilenie.
— Pourtant, quelqu'un pousse les serfs à ces méfaits.

— Certes. Mais vous ne pouvez prendre le château. Pershwick appartient à Montwyn,


et Sir William de Montwyn a tant de châteaux forts qu'il serait capable d'armer plus
d'hommes que vous n'êtes prêt à en affronter.

— Je ne perdrais pas, dit Rolfe, sombre.

— Mais vous perdriez votre avantage ici. Songez au temps qu'il vous a fallu pour gagner
seulement deux des sept châteaux forts appartenant à Kempston...

— Trois.

— Comment, trois ?

— Je devrais en être reconnaissant à Pershwick, car quand je suis arrivé au château de


Kenil aujourd'hui, j'étais tellement furieux que j'ai ordonné que l'on abatte les murailles. Le
siège est terminé, là-bas.

— Et Kenil inutilisable jusqu'à ce qu'on ait reconstruit les murs...

— Euh... Eh bien, oui.

Thorpe n'insista pas. Il le savait, Rolfe n'avait eu recours aux catapultes qu'en dernier
ressort. Cette guerre avait commencé à la suite du tournoi qui devait servir à mater les
vassaux rebelles. Rolfe avait voulu leur donner l'occasion de juger des talents de leur
nouveau seigneur. Mais, en réalité, ils avaient essayé de le tuer. Et Rolfe se retrouvait dans
la position peu enviable de se voir le maître de huit places fortes, dont sept refusaient de
s'ouvrir à lui.

Il n'était jamais bon d'engager la guerre contre ses propres domaines, et moins encore de les
détruire. Aussi Rolfe avait-il recruté cinq cents des soldats du roi Henry. Les châteaux de
Harwick et d'Axeford s'étaient rendus sans dommage dès que l'armée de Rolfe s'était
montrée. Puis les soldats s'étaient portés sur Kenil et à présent, un mois et demi plus tard,
Kenil était tombé.

Rolfe ruminait toujours ses sombres pensées, et Thorpe se demanda pourquoi Lady Amelia
n'était pas descendue. Sans doute avait-elle entendu les hurlements de Rolfe...

Un peu hésitant, Thorpe demanda:

— Vous vous rendez compte que ce n'est pas le moment d'attaquer un nouveau
château ? Réglez les problèmes de votre propre maison avant d'aller en conquérir une autre.

— Je sais. Mais dis-moi ce que je peux faire ? J'ai offert d'acheter Pershwick, et Sir
William a refusé parce que cela fait partie de l'héritage de sa fille. Bon sang, elle est sous sa
tutelle, non ? Il pourrait l'obliger à vendre et lui attribuer une autre terre.

— Peut-être le testament de la mère le lui interdit-il ?

Rolfe s'assombrit.

— Je te le dis, Thorpe, je ne supporterai pas une offense supplémentaire !

— Alors, épousez la fille. Vous aurez ainsi le château pour rien.

Les yeux de Rolfe, jusqu'alors d'un noir de jais, commencèrent à s'éclaircir. Thorpe faillit
s'étrangler.

— Je plaisantais, évidemment !

— Je sais, murmura Rolfe pensivement, trop pensivement au goût de Thorpe.


— Rolfe, pour l'amour de Dieu, ne prenez pas cette idée au sérieux ! Personne ne se
marie simplement pour tenir quelques serfs sous contrôle. Prenez-en plutôt un pour taper
sur l'autre, faites-leur peur...

— Ce n'est pas ma méthode. L'innocent souffrirait autant que le coupable. Si je pouvais


en attraper un la main dans le sac, je ferais un exemple, mais j'arrive toujours trop tard sur
les lieux.

— On peut se marier pour toutes sortes de raisons, mais mater les serfs d'un voisin
n'en est pas une bonne...

— Sans doute, cependant chercher la paix où elle se trouve en est une. Que sais-tu sur
cette fille de Sir William ?

Thorpe soupira, exaspéré.

— Que pourrais-je connaître ? Je viens juste d'arriver en Angleterre, comme vous !

Rolfe se tourna vers ses hommes, rassemblés à l'autre bout de la pièce. Il avisa Sir Evarard,
qui venait du sud de l'Angleterre.

— Connais-tu Sir William de Montwyn ? lui demanda-t-il.

Evarard s'approcha.

— Pour sûr, monseigneur. A une époque, on le voyait beaucoup à la cour, et j'y étais
souvent aussi.

— A-t-il plusieurs enfants ?


— Maintenant, je ne sais pas, mais à ce moment-là, il en avait un seul, une fille. C'était
il y a cinq ou six ans, avant la mort de sa femme. Je crois qu'il a à présent une nouvelle
épouse, mais des enfants, je l'ignore.

— Comment est la fille ?

— Je l'ai vue une fois avec sa mère, Lady Elizabeth. Je me rappelle m'être demandé
comment une si ravissante jeune femme pouvait avoir une enfant tellement ingrate.

— Là ! intervint Thorpe. Allez-vous enfin renoncer à cette idée stupide, Rolfe ?

Rolfe ignora son vieil ami.

— Ingrate, Evarard ? Que veux-tu dire ?

— Elle avait des plaques rouges partout sur la peau. Regrettable, car la forme de son
visage aurait pu laisser présager une beauté égale à celle de sa mère.

— Quoi encore ?

— Je l'ai aperçue une seule fois, et elle se cachait dans les jupes de Lady Elizabeth.

— Son nom ?

— Désolé, monseigneur, répondit Evarard. Je ne me souviens pas.

— C'est Lady Beatrix, monseigneur.


Les trois hommes se tournèrent vers la jeune fille qui venait de parler. Rolfe n'aimait guère
qu'une servante se mêlât de la conversation. Il fronça les sourcils.

— Et quel est ton nom, petite ?

— Mildred, répondit-elle avec toute l'humilité requise.

Elle regrettait déjà de n'avoir pas tourné sept fois

sa langue dans sa bouche avant de parler. Les colères de Sir Rolfe étaient légendaires.

— Comment connais-tu cette Lady Beatrix ?

Devant le calme de Sir Rolfe, elle reprit courage.

— Elle... elle venait souvent ici de Pershwick quand...

— Pershwick! vociféra Rolfe. Elle vit là? Pas à Montwyn ?

Mildred pâlit. Elle était l'obligée de Lady Beatrix et serait morte plutôt que de lui faire du
tort. Or elle savait que le seigneur tenait Pershwick pour responsable des dommages subis
par Crewel.

— Monseigneur, dit-elle vivement, je vous en prie... Cette dame est la bonté même.
Quand le médecin de Crewel laissait ma mère mourir d'une maladie qu'il ne savait soigner,
Lady Beatrix l'a sauvée. Elle s'y connaît bien dans l'art de guérir. Jamais elle ne causerait le
moindre mal, je le jure.

— Elle vit vraiment à Pershwick ?


Mildred acquiesça à contrecœur, et Rolfe poursuivit :

— Pourquoi pas avec son père ?

Mildred recula d'un pas, les yeux agrandis de frayeur. Elle ne pouvait pas dire de mal d'un
autre seigneur, même si son nouveau maître ne l'aimait guère. Elle serait battue pour avoir
osé critiquer une personne de haut rang.

Rolfe comprit sa terreur, et sa voix s'adoucit.

— Allons, Mildred, n'aie pas peur, dis-moi ce que tu sais.

— C'est... c'est que mon ancien maître, Sir Edmond, prétendait que Sir William aimait...
trop la boisson, depuis la mort de sa femme. Sir Edmond ne voulait pas laisser son fils
épouser Lady Beatrix. Il disait qu'une alliance avec elle n'apporterait rien. On l'a envoyée à
Pershwick sitôt après la mort de sa mère, et depuis elle vit séparée de son père, à ce qu'on
m'a dit.

— Ainsi Lady Beatrix et le fils de Sir Edmond étaient... très proches ?

— Ils n'ont qu'un an de différence, monseigneur. Oui, ils étaient très proches.

— Bon Dieu ! explosa Rolfe. Alors c'est bien elle qui monte ses serfs contre moi ! Par
amour pour les Montigny !

— Non, monseigneur, risqua Mildred. Elle ne ferait pas ça.

Rolfe ignora cette déclaration; d'ailleurs il avait déjà oublié la servante.


— Je ne m'étonne pas que nos protestations soient restées vaines, si la dame elle-
même est dressée contre moi. Mais déclarer la guerre à Pershwick, c'est déclarer la guerre à
une femme. Que penses-tu de ta plaisanterie, à présent, Thorpe ?

— Vous ferez comme vous voudrez, soupira Thorpe. Mais réfléchissez bien avant de
vous lancer dans l'aventure : voulez-vous pour femme une créature défavorisée par la
nature ?

— Qui dit que je devrais vivre avec elle ?

— Dans ce cas, pourquoi l'épouser ? Soyez raisonnable, Rolfe. Vous n'avez jamais voulu
vous marier, alors que de véritables beautés se jetaient à vos pieds.

— Je n'avais pas de terre, à l'époque, Thorpe. Pas de foyer à offrir à une femme.

Thorpe était sur le point d'argumenter davantage, mais Rolfe l'en empêcha.

— Tout ce que je veux, maintenant, c'est la paix, déclara-t-il d'un ton sans réplique.

— La paix... ou la vengeance ?

Rolfe haussa les épaules.

— Je ne ferai pas de mal à la dame, mais si elle a l'intention de me causer du tort, elle le
regrettera. Aimerait-elle être enfermée à Pershwick pour le reste de ses jours, et voir ses
gens pendus au moindre faux pas ? Je veux en finir avec tous ces ennuis !

— Et Lady Amelia ? murmura Thorpe.

— Elle est venue ici de son plein gré. Si elle veut partir, grand bien lui fasse. Et si elle
préfère rester, elle est la bienvenue. Mon mariage ne changera rien à mon affection pour
elle. En tout cas ce mariage-là. Je ne me sens aucun devoir envers ma future épouse, après
ce qu'elle a fait. Lady Beatrix n'aura pas son mot à dire sur mes agissements.

Thorpe secoua la tête en silence. Il espérait seulement qu'une bonne nuit de sommeil
ramènerait Rolfe à la raison.
4

Rolfe arpentait l'antichambre des appartements du roi. Henry était fort bon de le recevoir si
vite, mais Rolfe avait horreur de demander des services, même si celui-ci devait seulement
coûter quelques mots sur un parchemin. En revanche, Henry adorait accorder des faveurs.
Par exemple faire de Rolfe l'un de ses barons, événement survenu de façon inattendue au
cours d'un entretien amical la dernière fois que Rolfe était à Londres. Le nom de Kempston
avait été prononcé dans la conversation, et Henry lui avait demandé s'il voulait ces terres.

En réalité, Henry cherchait depuis longtemps à remercier Rolfe pour avoir sauve îa vie de son
fils naturel Geoffrey. Jusqu'à présent, Rolfe avait tout refusé, allégant qu'il avait simplement
fait son devoir. Henry, avait été donc supris de voir Rolfe accepter cette offre, d'autant plus
que Kempston devrait être arraché de haute lutte. Voyant Rolf te prêt a accepter de
s'établir, le roi lui avait aussitot proposé des domaines plus intéressants.

Rolfe l'avait interrompu d'un geste.

— C'est le défi qui me plaît à Kempston, Majesté. Je pourais acheter de nombreuses


terres en Gascogne, mais je n'y suis plus chez moi. et je ne veux pas d'un fief que je n'aurais
pas conquis. Je prends Kempston et vous en remercie.

Henry avait semblé embarrassé

— Remercier ? C'est moi qui devrais le faire. En vérité, je ne tenais guere a paver une
armée pour assurer ma suprématie sur ces terres. A présent J'ai un homme qui ne me
coûtera rien et sur lequel je peux compter pour ramener l'ordre dans la région. Vous me
rendez service. Rolfe. et j'aimerai vous récompenser mieux. Que puis-je encore pourr vous ?
Voulez-vous d'une femme dotée d'un vaste domaine ?
— Non Majesté. avait dit Rolfe en riant. Laissez-moi m'occuper de Kempston avant de
prendre épouse.

Ironie du sort. c'était pour une Question de mariage que Rolfe se trouvait aujourd'hui dans
cette antichambre. Il avait demande à son père la main de Beatrix de Montwyn et s'était vu
éconduire fermement.

La mariage n'était pas la saule solution et ses problèmes, Rolf le savait II pourait louer des
hommes pour patrouiller aux frontières de ses terres, mais cela lui couterait une véritable
fortune.

— Son sang ! Elle a suffisamment vidé ma bourse comme ça ! explosa - t - il à haute voix
avant de s'epercevoir,, pour son plus grand embarras, que le roi venait d'entrer dans la
pièce.

— Qui vide votre bourse ? demanda celui-ci en riant. Lady Amelia ? Est-elle ici avec
vous ?

— Non, Majesté. Elle est restée à la campagne, répondit Rolfe, mal à l'aise devant le
tour que prenait l'entretien.

Rolfe n'était jamais détendu en présence d'Henry. Henry était le roi. et il ne manquait jamais
une occasion de le rappeler. De constitution robuste, avec de larges épaules, un cou solide
et des bras puissants de lutteur, il avait des cheveux roux, qu'il portait courts selon la mode
de l'époque, et qui rehaussaient son teint coloré Il ne dépensait guère pour ses toilettes,
contrairement à la reine Aliénor, que d'ailleurs personne n'avait vue depuis qu'Henry l'avait
enfermée à Westminster pour la punir de susciter des querelles entre lui et ses fils.

Henry jouissait d'une santé superbe pour un homme de quarante ans. Il débordait tellement
d'énergie qu'il s'asseyait rarement. Il prenait généralement ses repas debout en arpentant la
salle. L'étiquette empêchait les courtisans de s'asseoir, et beaucoup s'en plaignaient, mais
jamais en présence du roi.
Lorsqu'ils furent tous deux installes avec un gobelet d'argent rempli de vin. Henry demanda,
une étincelle dans set yeux gris.

— Je ne m'attendais pas à vous voir si tôt. Venez-vous déjà me maudire de vous avoir
donné Kempston ?

— Tout va bien là-bas, Majesté» assura Rolfe. J'ai conquis quatre des huit châteaux. et
les autres suivront bientôt.

— Ainsi le Loup Noir s'est montré à la hauteur de sa réputation} s'écria Henry, ravi.

Rolfe rougit II détestait ce nom. qui lui semblait faire allusion plus à son physique qu'a ses
prouesses

— Ma visite concerne particulièrement Crewel, Majesté Ma voisine a monté ses serfs contre
moi. et Je ne suit guère habile à régler ce genre de problèmes domestiques.

— Comme tous les guerriers ! s'exclama joyeusement Henry. Mais vous avez dit: ma
voisine... Je ne connais pas de veuve dans cette région.

— Ce n'est pas une veuve, c'est la fille de Sir William de Montwyn. Elle vit sur les terres
qui lui viennent de sa mère et qui jouxtent Crewel.

— Sir Wiliam... répéta pensivement le roi. Ah, j'y suis ! Un baron qui a épousé la fille
d'un de mes comtes, Lady Elizabeth, je crois, oui, fille de Shefford. Il s'est retiré sur ses terres
il y a six ans, après la mort de sa femme. Une tragique histoire. Il l'adorait et il a terriblement
souffert de son décès.

— Il a enfermé sa fille à Pershwick et l'y a oubliée, m'a-t-on dit.

— Comment ? -
— Apparemment, il ne veut plus entendre parler d'elle.

Henry secoua la tête.

— Je me la rappelle. Une enfant pas très jolie mais intelligente. Elle souffrait de
troubles nerveux, me semble-t-il. Sa pauvre mère la suivait partout avec des médicaments.
Vous dites que Sir William la néglige ? C'est inexcusable ! Voyons, elle a une vingtaine
d'années, à présent. Elle devrait être mariée depuis longtemps. Même s'il est difficile de lui
trouver un époux, il y a toujours moyen d'en acquérir un, n'est-ce pas ? Si elle n'est pas
destinée au couvent, il lui faut un mari !

Rolfe bondit sur l'occasion.

— Je suis d'accord, Majesté. Et je voudrais être cet homme.

Il y eut un silence stupéfait, puis Henry éclata de rire.

— Vous plaisantez, Rolfe ! Mes plus jolies dames se pâment devant vous, et vous
choisiriez une fille laide ?

Rolfe fit la grimace. C'était sans doute trop demander que d'espérer que le vilain petit
canard se soit métamorphosé en cygne...

— Il existe peu de mariages d'amour, répondit-il, stoïque.

— Mais vous êtes votre propre maître ! Alors pourquoi épouser cette jeune fille ?

— Sans parler de la paix qu'elle m'apportera, elle vit à Pershwick depuis longtemps et
pourra m'aider vis-à-vis de nos voisins. De plus, elle a du personnel. J'ai neuf chevaliers avec
moi, mais aucun capable de commander, or j'ai besoin d'hommes pour diriger les autres
châteaux.
— Je vous comprends, Rolfe, mais je peux vous trouver une femme qui remplisse au
moins la moitié de vos exigences, et soit en outre agréable à regarder.

— Il y a toujours des Amélia...

Henry comprenait parfaitement. Il vivait ouvertement avec la princesse Alice de France. Tant
qu'un homme avait une maîtresse, qu'importait la beauté de sa femme ?

— Très bien, convint-il. Vous voulez simplement ma permission ?

— Davantage, Majesté. J'ai demandé la main de la jeune fille, et l'on m'a éconduit. Sans
explication.

— Refuser un mari à sa fille unique ? gronda Henry. Par Dieu, vous l'aurez d'ici trois
semaines ! Je vais publier les bans immédiatement et envoyer un messager à Sir William dès
demain... Mais êtes-vous certain de le vouloir vraiment, Rolfe ? ajouta-t-il plus doucement.
Sans réticence aucune ?

Des réticences, Rolfe en avait, pourtant il ne jugea pas indispensable de l'avouer.

— Aucune ! déclara-t-il.

Henry sourit.

— Alors vous serez heureux d'apprendre que la dame est seule héritière de Sir William,
or Montwyn vaut cinq fiefs de chevalier, si j'ai bonne mémoire. Elle était aussi seule héritière
de sa mère qui lui a laissé trois châteaux forts. Son vassal de Rethel a six fils, poursuivit-il en
riant, ils pourraient vous être utiles ! Lady Beatrix est également la nièce du comte de
Shefford. Les bonnes relations sont toujours intéressantes, non ?

Rolfe était abasourdi. Elle était beaucoup plus riche qu'il ne l'avait imaginé, et de haute
lignée. Il aurait dû s'en réjouir, mais il l'avait prise pour une jeune femme isolée, et il
commençait à se demander si son accès de colère ne l'avait pas entraîné un peu trop loin.
5

Lady Judith ignorait pourquoi Rolfe d'Ambert voulait épouser Beatrix. Si elle l'avait su, elle
aurait été furieuse. Dans l'état actuel des choses, Judith était au bord de l'hystérie.

Elle n'avait pas parlé à William de l'ordre du roi, dans l'espoir que quelque événement
viendrait empêcher le mariage. Mais il était maintenant prévu pour le lendemain, et elle
était prise d'angoisse.

Elle s'assit à table en attendant son mari. Elle avait envoyé une servante le tirer de son
sommeil. Il était fort tôt et elle priait pour que son cerveau saturé d'alcool restât clair le
temps qu'il comprenne ce qu'elle avait à lui dire, mais surtout pas davantage. S'il cessait de
s'enivrer, ce qu'elle complotait depuis son mariage tomberait à l'eau. Que William se rende
compte de tout ce qu'elle avait accompli, et il la tuerait.

Judith ne s'attarda pas sur cette idée. Elle recommencerait si c'était à recommencer.

La vanité était son défaut principal, et la cause de tous ses maux. Elle s'était persuadée que
William serait aux anges de l'avoir pour épouse. Après tout, elle était, six ans auparavant,
une ravissante jeune femme à qui il ne manquait qu'une dot. Ses grands yeux émeraude et
sa chevelure blond vénitien la distinguaient de la plupart des autres dames. Beaucoup
d'hommes l'avaient demandée en mariage, mais aucun ne possédait la fortune de Sir
William.

Prenant avantage de son état éthylique, elle avait réussi à l'entraîner dans un mariage qu'il
n'avait pas voulu. Pour ne pas s'exposer à sa colère, elle l'avait encouragé dans son vice, et il
était resté dans un état d'hébétude quasi permanent. Elle n'éprouvait aucun scrupule d'avoir
participé à sa déchéance, car ainsi elle avait pu régner sur Montwyn et s'autoriser tous les
caprices, depuis les toilettes et les bijoux, jusqu'aux beaux amants qui tournaient autour
d'elle. D'autre part, dès le début de son mariage elle s'était arrangée pour que Beatrix ne
vive pas à Montwyn et la laisse agir à sa guise.
Au début, elle avait dit à William que sa fille était allée rendre visite à des parents. Plus tard,
elle était arrivée à le convaincre qu'il voyait Beatrix régulièrement. Ivre, malheureux,
malade, il était complètement désorienté. On pouvait lui dire et lui faire croire ce qu'on
voulait.

Parents et voisins avaient cessé de s'enquérir de Beatrix, pensant qu'elle s'était réfugiée à
Pershwick de son plein gré pour fuir la présence d'un père ivrogne. A la jeune fille on avait
dit que son père ne voulait plus jamais la voir. Judith s'était ainsi débrouillée pour que
personne ne connaisse la vérité.

Cependant la dot de Beatrix restait partie de Montwyn, et Judith s'en appropriait les
bénéfices. Elle avait refusé, au nom de son mari, toutes les propositions de mariage pour
Beatrix, de peur de perdre l'usufruit de ses propriétés. Si la mort de la jeune fille avait pu lui
faire avoir ses terres, elle l'aurait tuée ; mais le testament d'Elizabeth stipulait que si Beatrix
mourait sans progéniture, les terres retourneraient à Shefford.

Et maintenant, par ordre du roi, Judith se voyait obligée de renoncer à ces beaux revenus.
Qui était ce Rolfe d'Ambert, pour que Sa Majesté intervienne en sa sa faveur? Voir ses
projets anéantis la mettait hors d'elle.

— Judith.

Elle sursauta. Perdue dans ses pensées, elle n'avait pas entendu Sir William approcher. Elle
fut horrifiée par son aspect. Il était pire que de coutume. Elle devait se hâter de lui parler.

— J'ai tout organisé, William, comme vous m'en aviez priée, commença-t-elle
calmement. Nous partirons pour Pershwick dès que vous serez prêt.

— Pershwick?

— La demeure de Beatrix, William. Nous y passerons la nuit avant de nous rendre à


Crewel pour la cérémonie.
— Cérémonie ? répéta-t-il en levant sur elle ses yeux injectés de sang. Je ne me
souviens pas...

— Voyons, William, vous ne pouvez avoir oublié le mariage de votre propre fille ! dit
Judith en feignant l'exaspération.

— Sottises, femme, grommela-t-il. Beatrix est une enfant ! De quoi parles-tu ?

— Seul un père peut la considérer comme une enfant. Beatrix aura bientôt vingt ans,
William, et vous avez refusé tous les partis. Le roi a donc pris les choses en main. Vous avez
lu son message ; voulez-vous le voir de nouveau ? Sa Majesté a déjà fait publier les bans.
Beatrix doit épouser Sir Rolfe d'Ambert à Crewel.

William secoua la tête avec lassitude. C'en était trop pour son esprit fatigué. Vingt ans ? Et il
avait refusé de la marier? Par le sang du Christ, il n'arrivait pas à se l'imaginer adulte. Il la
revoyait enfant, avec ses grands yeux gris tellement semblables à ceux de sa mère.
Mariée ?...

— Je ne me rappelle pas avoir signé un contrat, Judith. Les volontés d'Elizabeth sont-elles
respectées ? Beatrix doit rester maîtresse de sa dot et en disposer comme bon lui semble.
Elizabeth entendait protéger ainsi sa fille.

— Ne vous inquiétez pas, dit-elle, pour une fois sincère. Les contrats seront signés
demain, avant l'échange des voeux. Et si vous préférez, nous pouvons même les faire rédiger
avant de partir.

— Bonne idée... Qui est Rolfe d'Ambert ? ajouta William, un peu gêné, car il aurait
certainement dû le savoir.

— Le nouveau seigneur de Kempston.

— Mais Sir Edmond...


— Mort depuis longtemps. Son fils s'est enfui avant d'être banni. Vous vous souvenez ?
Vous ne l'avez jamais aimé. Vous soupçonniez ses vilenies bien avant que d'autres ne s'en
plaignent auprès du roi.

William soupira. A quoi bon répéter qu'il ne se rappelait rien ? C'était comme s'il avait dormi
durant des années. Un peu d'alcool le remonterait. Il lui fallait s'occuper de ce contrat de
mariage. Et s'il devait rencontrer Beatrix, il ne voulait pas qu'elle le voie dans cet état
lamentable.
6

On annonça à Beatrix que le convoi qui s'approchait de Pershwick venait de Montwyn. Sans
doute une nouvelle visite de Judith, pensa la jeune fille.

Elle expédia un homme au village pour conseiller à ceux qui le jugeaient nécessaire d'aller se
terrer dans les bois jusqu'à nouvel ordre. Et elle dit à Wilda et à deux autres jeunes
servantes de rester dans sa propre chambre, hors de vue. Wilda était assez effrontée pour
protester. Elle ne voulait pas être enfermée!

— Tu veux être violée comme Esthelinda ? demanda sèchement Beatrix. Te rappelles-tu


dans quel état elle était, après être passée entre les mains de Richer?

Wilda céda devant la colère de sa maitresse. Richer était l'homme de main de Lady Judith et
il la traitait avec une si grande déférence, lors de leurs visites à Pershwick, que Beatrix
s'interrogeait sur la nature exacte de leurs relations. Mais quand il se présentait seul au
château, il se montrait sous un tout autre jour. Esthelinda avait raconté le plaisir qu'il avait
pris à la molester; Beatrix s'en était plainte à Montwyn, en vain.

Flora et Beatrix rejoignirent Sir Guibert dans la salle commune pour accueillir les visiteurs. La
jeune fille se préparait à un nouvel affrontement avec Judith, mais elle ne s'attendait pas à
voir un pathétique vieillard se tenir à ses côtés. A peine le reconnut-elle. Son père... ici ? De
violentes émotions se mêlèrent en elle : amertume, haine, pitié pour son état lamentable et
son expression hagarde. Ses traits trahissaient son vice, mais il y avait aussi de l'amour, sur
ce visage. De l'amour pour elle.

— Beatrix ?

Sir William semblait surpris, comme s'il n'était pas sûr de se trouver devant sa fille. La
rancœur de Beatrix s'amplifia, dominant ses autres émotions. En effet, pourquoi la
reconnaîtrait-il ? Elle était une femme, à présent... Il ne l'avait pas vue depuis six ans. Six
ans !
— Votre présence nous honore, monseigneur, dit-elle froidement. Installez-vous près
de la cheminée, je vais vous faire servir des rafraîchissements.

William fut troublé par son attitude glaciale.

— Quelle mouche te pique, mon cœur ? Tu n'es pas satisfaite de ton époux ?

« Mon cœur... » Le terme affectueux poignarda Beatrix avant même qu'elle comprenne le
sens de la phrase de son père.

— Époux ?

— Je vous en prie, Beatrix ! intervint Judith. Vous le savez, votre père parle de l'homme
que vous allez épouser demain !

— Pardon ?

— Ne faites pas l'innocente, répondit Judith d'un ton las. Les bans ont été publiés, sur
ordre du roi. Votre père vous a envoyé un message dès qu'il a été mis au courant. N'est-ce
pas, William ? ajouta-t-elle en se tournant vers son époux.

L'air déconcerté, Sir William entra involontairement dans son jeu.

— Ne me dites pas que vous avez omis de l'avertir ! La pauvre petite ne dispose plus
que d'une journée pour se préparer ! Oh, William, comment avez-vous pu oublier un
événement d'une telle importance !

Sir Guibert était aussi bouleversé que Beatrix, mais il réfléchissait rapidement. Son existence
allait changer, l'époux de Beatrix deviendrait son seigneur et maître. Guibert et les autres
vassaux de Beatrix seraient obligés de renouveler leur serment d'allégeance lors du mariage,
pour signifier qu'ils respectaient son choix. Certes, Guibert prêterait le nouveau serment de
loyauté envers Beatrix, qu'il apprécie son mari ou non. Mais les autres vassaux pourraient
décider de la quitter.
— Qui est l'époux de ma suzeraine ? demanda-t-il.

Judith sourit. Le pire était passé.

— Vous serez heureux d'apprendre qu'il s'agit de votre voisin, le nouveau seigneur de
Kempston.

Un long silence suivit cette déclaration, et Guibert se tourna vers Beatrix qui était d'une
pâleur mortelle mais restait muette. Elle ne pouvait désobéir au roi, quels que soient ses
sentiments. Et il était grand temps qu'elle prenne époux, songeait Guibert. Elle s'y
habituerait. Il le faudrait bien.

Beatrix, en silence, tourna les talons et quitta la pièce. Une fois dans sa chambre, elle se jeta
en larmes sur son lit. Son père s'inquiétait si peu d'elle qu'il ne l'avait même pas prévenue de
son mariage. Elle n'était donc rien pour lui ? Qu'était-il advenu de l'homme affectueux
qu'elle avait tant aimé ?

Elle se rappela soudain qu'elle n'était pas seule. Ses servantes la regardaient. Elles ne
l'avaient jamais vue pleurer. Beatrix s'essuya rageusement les yeux, furieuse de s'être laissé
aller à des émotions puériles. La colère lui rendit ses esprits.

Elle donna des ordres pour le dîner et envoya ses servantes à la cuisine, puis elle s'assit près
de la cheminée. Elle avait besoin de réfléchir, seule. Elle savait à quoi elle devait
l'intervention du roi. Ce n'était pas pour elle, mais parce que le Loup Noir l'avait demandé,
elle en était certaine. Pourquoi ?

Un mois s'était écoulé depuis l'incendie de la cabane du bûcheron, et Beatrix avait interdit à
ses gens de mettre les pieds sur la terre de Crewel. Il n'y avait pas eu d'autre incident. Dans
le cas contraire, l'homme aurait pu vouloir l'épouser pour mettre fin à ses problèmes. Mais
ce ne pouvait plus être la raison de sa demande. Certes, elle apporterait une belle dot, mais
beaucoup d'unions se scellaient autant pour le soutien que pour la fortune, or on ne pouvait
compter sur Sir William. Alors ? Le seigneur de Kempston n'avait jamais vu Beatrix, donc
l'explication n'était pas là non plus. Pourquoi la vouiait-il pour épouse ?...
Beatrix tressaillit soudain. Des paroles d'Alain Montigny lui revenaient en mémoire :

— Je dois partir. J'en ai assez entendu au sujet du Loup Noir pour savoir que je ne puis
lui résister s'il veut prendre possession de mes terres. Il me tuerait. Et il ne se soucierait pas
de savoir si je suis ou non coupable des crimes qu'il m'impute.

— Quels crimes ? avait crié Beatrix.

— Peu importe ! Le roi a tué mon père et m'a dépossédé de mon domaine pour le
donner à son mercenaire français, Rolfe d'Ambert, ce diabolique Loup Noir qui mérite bien
son nom. C'est une bête sanguinaire. Je n'ai même pas eu le droit de me défendre ! avait
gémit, Alain.

Beatrix s'était enflammée de la même colère que lui.

Elle connaissait Montigny depuis toujours, et elle avait même envisagé de l'épouser. Mais la
faiblesse de caractère du jeune homme s'était amplifiée avec l'âge, et elle s'était dit qu'il ne
ferait pas un bon époux. Néanmoins ils étaient amis, et l'injustice du roi l'indignait. D'autant
qu'Alain n'avait pas eu le courage de lutter, et qu'il n'avait personne pour l'aider.

— Si tu veux résister, Alain, je rassemblerai mes hommes pour toi.

— Non ! avait-il coupé fébrilement. Je ne puis te demander ça. Le Loup Noir est trop
puissant. Il arrive déjà avec son armée pour prendre possession de Kempston. Si le roi n'était
pas avec lui...

Il s'était interrompu, comme si le roi était l'unique raison qui l'empêchât de se battre.

— Où iras-tu, Alain ?
— En Irlande, chez un cousin.

— Si loin ?

— Il le faut. Si je reste en Angleterre, le Loup Noir me tuera. C'est vrai, Beatrix, avait-il
insisté. Il ne lui suffit pas que le roi lui ait donné ma maison, ce bâtard veut ma peau pour
que je ne puisse jamais réclamer Kempston. Je ne te raconterai pas tout ce que je sais de lui,
cela t'effraierait. Sache seulement qu'il ressemble à Henry : il n'oublie jamais une offense, il
garde sa haine au cœur. Sois prudente, Beatrix, puisque tu es prévenue.

Elle aurait pu tenir compte de l'avis d'Alain et se montrer une voisine paisible. C'était trop
tard. Il n 'oublie jamais une offense, il garde sa haine au cœur...

Beatrix eut soudain peur. Rolfe d'Ambert avait des raisons de la haïr...

— Vous n'avez rien à faire, Beatrix ?

Beatrix n'avait pas entendu Judith entrer.

— Rien ne requiert particulièrement mon attention, Madame.

— Ravie de vous l'entendre dire. Je craignais que vous ne protestiez.

Beatrix eut un sourire glacial.

— A ce sujet, Madame, je dirai simplement que le choix du roi est inacceptable.

— Je ne saurais vous en blâmer, ma chère. Je n'aimerais pas non plus savoir que mon
futur époux ne s'intéresse qu'à mes terres.
C'était donc bien ça !

— Qu'en savez-vous ?

— D'Ambert a essayé d'acheter Pershwick, voyez-vous. Naturellement, Sir William lui a


répondu qu'il ne pouvait vendre, puisqu'il s'agissait de votre dot. Alors il a demandé votre
main, mais votre cher père ne vous aurait pas donnée à un homme intéressé.

— Il a refusé ?

— Évidemment. Alors cet individu est allé voir le roi, et maintenant il vous aura, quoi
qu'il arrive.

— Non. J'ai dit que c'était inacceptable, et je le pense. Je n'épouserai pas Rolfe
d'Ambert.

Une lueur mauvaise passa dans les yeux de Judith.

— Oh, mais si ! J'aimerais que vous ayez votre mot à dire, Beatrix ; hélas, après
l'intervention du roi, c'est impossible. Vous forcer briserait le cœur de votre père, mais il le
ferait. Il ne peut désobéir au roi.

— Moi, si!

— Stupide gamine ! siffla Judith en imaginant entre le père et la fille une scène qui
pourrait mettre au jour tous ses complots. Henry ne s'inquiète que des ordres qu'il donne, or
il veut vous voir épouser Rolfe d'Ambert. Votre père ne l'offensera pas, et vous non plus.

Beatrix bondit sur ses pieds, furieuse.

— Laissez-moi, Judith. Nous n'avons plus rien à nous dire.


— Que si ! répliqua Judith, grinçante. Vous allez me jurer sur tout ce qui vous est cher
d'épouser le seigneur de Kempston.

— Je jure que non !

— Idiote ! cracha Judith. Tu vas t'occuper de cette affaire, Richer ! cria-t-elle.

L'homme que Beatrix redoutait tant pénétra dans la pièce.

— Tu sais ce que tu as à faire, ordonna Judith. Ne quitte pas cet endroit sans avoir
obtenu son consentement.

Sur ce, elle sortit.

Beatrix essayait de dominer les battements affolés de son cœur. Elle s'attendait au pire de la
part de cette brute épaisse et barbue, à la longue chevelure négligée et aux manières
grossières.

La lueur inquiétante de ses étranges yeux bleus la cloua sur place. Mais elle fut vraiment
terrorisée lorsqu'elle vit le lent sourire qui naissait doucement sur les lèvres de Richer.
7

Cette nuit-là, à Crewel, c'était une peur bien différente qui étreignait Lady Amelia. Elle ne
voulait pas être renvoyée à la cour, où elle ne serait qu'une dame d'honneur parmi tant
d'autres de la princesse Alice.

Une veuve sans terres ni parents n'avait pas grand-chose à espérer. Et Amelia s'était aperçue
que l'état de maîtresse était plus enviable que celui d'épouse. Les hommes, sûrs que leurs
épouses ne les quitteraient pas, se donnaient plus de mal pour plaire à leurs maîtresses.

En outre, un amant était plus ardent qu'un mari. Peut-être l'Église en était-elle responsable,
qui enseignait que l'acte d'amour avait pour seul but la procréation, surtout pas le plaisir. Le
mari d'Amelia avait été un merveilleux amant jusqu'au mariage, puis il avait considéré leurs
rapports comme un devoir, or les devoirs devaient être accomplis rapidement.

Non, Amelia n'était pas assez folle pour souhaiter un second mariage, pas même avec son
amant du moment, qui était l'homme le plus séduisant qu'elle eût jamais eu dans sa couche.
Cependant, elle ne voulait pas le quitter non plus. Il avait un tempérament vif, voire
coléreux, mais à Crewel on la traitait avec respect, presque comme si elle était la maîtresse
des lieux. Or elle aimait le pouvoir. Il n'y avait pas d'autre femme au château, et Rolfe ne lui
demandait rien qu'elle ne fût heureuse de lui donner.

Pourtant Amelia ne se leurrait pas sur la situation. Si elle disposait de tout ce qu'elle voulait,
c'était uniquement par le bon vouloir de Rolfe. Quand il se lasserait d'elle, il la renverrait à la
cour, et elle n'y pourrait rien. En attendant, elle retardait cet instant et tentait de tirer le plus
de cadeaux possible de son amant... Ainsi le jour venu, elle pourrait acheter à Londres une
maison où elle ferait commerce de ses charmes.

Lorsque Rolfe entra dans sa chambre, fort tard, Amelia était enfouie dans le vaste lit. Elle le
regarda passer devant le feu presque éteint. Il fronçait les sourcils et elle n'osa pas parier.
Était-il en train de songer à la meilleure façon de la chasser ?

— Viens m'aider avec mon armure, Amelia. J'ai renvoyé mon bon à rien d'écuyer.
Donc il savait qu'elle était là, et éveillée. Elle eut envie de rite. Il ne l'avait pas oubliée ! Il
allait la rejoindre dans son lit ! Cela en disait long sur les sentiments qu'il portait à la jeune
personne qu'il devait épouser le lendemain.

Amelia se glissa hors du lit, sans prendre la peine d'enfiler un peignoir. A vingt-trois ans, avec
un corps lisse et sculptural dont elle était très fière, elle pouvait se dispenser de tout artifice.
Elle s'avança vers son amant, nue, sa lourde chevelure châtaine flottant sur son dos.

Rolfe la regardait venir à lui, et elle constata immé-diatement l'effet qu'elle produisait sur
lui.

—• Asseyez-vous, monseigneur, ronronna-t-elle. Je ne suis pas assez grande pour vous


débarrasser de votre cotte de mailles.

Rolfe, séduit, s'installa sur un tabouret près de l'âtre, et Amelia entreprit de le dévêtir.

— Vous êtes parti longtemps, Rolfe, dit-elle avec une petite moue en se penchant pour
défaire ses jambières. Je me demandais si je vous reverrais avant votre mariage...

Il poussa un grognement, et Amelia sourit intérieurement. Que risquait-elle à parler du


mariage ?

— Sir Evarard a passé tout son temps à chasser pour le festin, poursuivit-elle. J'ai moi-
même veillé au nettoyage de la salle, car votre intendant était occupé ailleurs.

Elle mentait. Jamais elle ne se mêlait des tâches domestiques, mais Rolfe l'ignorait.

Amelia lui enleva sa tunique et sa chemise avec une lenteur tellement suggestive que Rolfe
l'attira sur ses genoux avant qu'elle eût terminé. Elle poussa un petit cri de protestation, qu'il
étouffa d'un baiser ardent.
Elle était consciente de son désir, mais n'en fut pas vraiment troublée. Elle était simplement
satisfaite qu'il ait tant envie d'elle. Elle s'éloigna un peu de lui.

— Ainsi vous voulez toujours de moi ?

— Pourquoi cette question absurde ? demanda-t-il en fronçant les sourcils. Ne t'en


aperçois-tu pas?

— Je n'en étais plus très sûre, monseigneur, quand j'ai entendu parler de votre
mariage, dit-elle d'un ton blessé.

— Ne t'inquiète pas de ça! grommela-t-il.

— Monseigneur ! J'ai eu tellement peur que vous me chassiez...

Les larmes perlèrent à ses cils, juste comme elle le souhaitait.

— Pourquoi le ferais-je ?

Amelia faillit anéantir tous ses efforts en manifestant sa surprise, mais elle se reprit bien
vite.

— Je souhaite rester, Rolfe... Cependant... votre épouse y trouvera peut-être à redire.

— Non.

— Vous connaissez mal la jalousie des femmes... Si elle apprend que je jouis de vos
faveurs, elle exigera mon départ.

— Elle n'exigera rien sous mon toit, déclara-t-il froidement. Ma volonté sera sa volonté.
— Mais vous n'êtes pas tout le temps là, Rolfe, murmura Amelia, boudeuse. Et si elle se
montre cruelle ? Si elle me bat ?

— Dans ce cas, elle sera battue. Je ne veux pas que mes gens vivent dans la crainte de
leur maîtresse.

Ce n'était pas vraiment la réponse qu'elle attendait.

— Mais comment me protéger d'elle quand vous ne serez pas à la maison ?

— Tu te tracasses pour rien, Amelia. Elle ne séjournera pas ici. Je l'épouse simplement
pour ses terres.

— Vraiment ? insista Amelia avec une surprise non feinte qui fit rire Rolfe.

— Ma chère, si je la désirais, je n'aurais plus besoin de toi...

Amelia se sentait presque ivre de soulagement.

— Demain, il y aura de nombreux invités, pour le mariage. Que leur direz-vous ?

— Que tu es ma gouvernante.

Elle lui passa les bras autour du cou, effleurant de ses seins ronds le torse de son amant.

— Alors ma position dans cette maison ne changera pas ? Les serviteurs m'obéiront
encore, et...
— Tu parles beaucoup trop, femme !

Rolfe prit de nouveau ses lèvres. Il connaissait son jeu et s'en amusait. Mais s'il n'avait eu
besoin de distraction, il ne s'en serait pas diverti, car il n'était pas homme à se laisser
manipuler. Par-dessus tout, il refusait d'être esclave de son désir.

Pour Rolfe, les femmes étaient de sottes créatures tout juste bonnes à coudre, à bavarder et
à causer des ennuis. Sa mère et ses dames de compagnie le lui avaient enseigné. Les femmes
utilisaient leurs charmes pour obtenir ce qu'elles souhaitaient ; il avait vu faire sa mère avec
son père des années durant, et il avait assisté aux mêmes manèges dans toutes les cours où
il était allé.

Après avoir fait l'amour avec Amelia, Rolfe la chassa de son esprit pour revenir à ce qui le
troublait si vivement. Dans un accès de rage, il avait décidé d'avoir Beatrix de Montwyn. Une
autre colère l'avait poussé jusque chez le roi pour obtenir son aide. A présent, calmé, il avait
peur.

Il ne voulait pas d'une épouse dont il ne fût pas fier et qu'il n'aimerait pas. Il envisageait de la
laisser à Pershwick, sous prétexte qu'elle lui avait fait du tort. Mais en réalité, il redoutait sa
laideur et il n'était pas très content de cette réaction. Ce n'était pas la faute de la jeune fille
si elle était disgracieuse... et peut-être son aspect physique était-il la cause de son
agressivité.

Rolfe regrettait amèrement l'impasse dans laquelle l'avait conduit son tempérament
explosif. Son orgueil l'empêchait de se dédire, et il se sentait de plus en plus coupable à
mesure que le temps passait. Cette pauvre fille devait être émerveillée d'avoir enfin un
prétendant, même s'il avait longtemps été son ennemi. Elle n'avait guère dû recevoir de
propositions avant celle-ci!

Sa culpabilité l'étouffait. Peut-être la garderait-il, après tout. Il pourrait lui attribuer la vieille
tour. Il n'aurait pas ainsi à la voir sans cesse, et elle n'aurait pas à supporter la honte d'être
renvoyée chez elle. Il se demanda une fois encore s'il parviendrait à l'honorer, ou si son
apparence le rendrait impuissant... Certes, il voulait un héritier, mais s'il n'arrivait pas à lui
faire l'amour...
Pour un homme habituellement maître de ses nerfs, ces pensées étaient parfaitement
gênantes. Le lendemain, il devrait l'aimer, au moins une fois, car parents et amis, selon la
coutume, inspecteraient ensuite le drap nuptial pour constater que la jeune épouse était
vierge. Il n'y échapperait pas. Il devait coucher avec sa femme, ou subir plus de mauvaises
plaisanteries qu'il ne se sentait capable d'en supporter.
8

Beatrix revint à elle en entendant Wilda pousser un cri d'effroi.

— Que vous ont-ils fait, Madame ? gémit la servante. Votre visage est tout gonflé.
Qu'ils aillent rôtir en enfer! Que la main qui vous a frappée pourrisse de gangrène! Que...

— Assez, Wilda! ordonna Beatrix en bougeant le moins possible les mâchoires. Ma


peau se marque aisément, tu le sais. Je dois paraître plus mal en point que je ne le suis
réellement.

— Vraiment, Madame ?

— Donne-moi un miroir.

Beatrix tenta de sourire pour rassurer la jeune fille, mais ses lèvres tuméfiées lui faisaient
trop mal. La glace d'acier poli lui confirma qu'elle avait l'air d'être passée sous les sabots
d'un cheval de trait.

L'un de ses yeux était complètement fermé, l'autre une simple fente. Du sang avait séché sur
son menton et ses lèvres, mais on le remarquait à peine tant son visage tout entier était
violacé. Et Richer ne s'était pas arrêté là, ses bras et sa poitrine devaient porter les mêmes
traces.

Elle était encore habillée comme lorsque son bourreau l'avait enfin quittée. On avait
empêché Wilda de venir auprès d'elle la veille au soir, et Beatrix avait dû sombrer dans
l'inconscience depuis lors.

— Je me suis vue en meilleur état, dit-elle. J'ai cru qu'il m'avait brisé le nez, mais à
présent, je pense que cela guérira...
— Comment pouvez-vous plaisanter, Madame ?

— Cela vaut mieux que les larmes, or elles me guettent quand je pense au pourquoi de
cette séance...

— Vous allez vous marier ?

— Tu es au courant ?

— Madame, les chevaux sont déjà sellés. Tout le monde est prêt... sauf vous.

Beatrix aurait tout fait pour arrêter le cours de l'histoire, mais elle avait donné sa parole, elle
avait juré sur la tombe de sa mère, il lui fallait épouser Rolfe d'Ambert. Certes, la promesse
lui avait été arrachée de force, cependant elle avait prononcé les mots et devrait s'y tenir.

Comme elle avait envie de pleurer ! Elle s'était persuadée qu'elle résisterait à la torture,
mais elle n'avait pu. Après d'innombrables gifles subies sans broncher, il avait utilisé ses
poings. Elle en avait supporté autant que possible. Cette raclée ne pouvait être pire que ce
que le Loup Noir lui réservait, se disait-elle. Puis elle avait compris que Richer la tuerait si on
ne l'arrêtait pas — or il n'y avait personne pour le faire cesser — et elle avait cédé. Si son
père permettait qu'on la traitât ainsi, elle ne pouvait compter sur lui. Personne n'était
intervenu, même lorsqu'elle avait hurlé. Il ne lui restait qu'à se soumettre.

Sir Guibert pourrait tuer Richer, mais à quoi bon ? Le sinistre individu obéissait simplement
aux ordres de Sir William. Et Beatrix, malgré son état, ne voulait plus de violence. Il lui
faudrait donc dissimuler le triste état dans lequel elle se trouvait.

— Apporte-moi mes herbes médicinales, Wilda, ainsi qu'une robe convenable pour le
mariage. Peu m'importe que mon mari apprenne que l'on m'a forcée à l'épouser, mais je
veux que les autres l'ignorent. Trouve-moi un voile sombre et des gants. Mon eczéma est
revenu, comme lorsque j'étais enfant, et je n'ai pas eu le temps de me soigner. Tu as compris
? C'est ce que tu diras à ma tante et à Sir Guibert.
— Mais vous n'avez plus jamais de rougeurs...

— Sans doute la nervosité à la perspective de voir mon futur époux les aura-t-elle fait
revenir. Et il est parfaitement normal que je veuille les cacher. Arrange-toi pour que Sir
Guibert croie à cette histoire et reviens vite me vêtir. N'oublie pas d'emporter mes
médicaments à Crewel, j'en aurai besoin plus tard.

Une fois seule, Beatrix, la tête enfouie dans les mains, éclata en sanglots. Cette journée
serait un interminable cauchemar.

Elle enduisit ses ecchymoses d'un mélange de racine de guimauve et d'huile de rose. Pour
ses nerfs et la douleur, elle avala un sirop de camomille. Elle aurait volontiers pris une
décoction de pavot si elle n'avait craint de s'endormir au milieu de la cérémonie. Au retour
de Wilda, elle se sentait déjà mieux.

— Tu as parlé à Sir Guibert ?

— Oui. Il a même dit qu'il expliquerait à votre époux pourquoi vous portiez un voile. Et
votre tante s'est mise à pleurer. Elle voulait vous voir, mais Lady Judith l'a tenue occupée
toute la nuit et encore ce matin.

— C'est aussi bien ainsi. Dis-moi, Wilda, ajouta Beatrix en regardant sa servante droit
dans les yeux, as-tu déjà connu un homme ?

— Madame! Je...

— Je ne te gronderai pas, Wilda, la rassura vivement Beatrix. Ma mère est morte avant
d'avoir pu me préparer au mariage, elle pensait avoir du temps. Et je ne peux demander cela
à tante Flora. Je veux savoir ce qui m'attend ce soir. Raconte-moi.

Wilda baissa les yeux et répondit très vite :


— Vous aurez mal, la première fois, Madame. C'est la déchirure de l'hymen qui cause la
douleur et le saignement que vous verrez sur les draps le lendemain.

Mais cette petite douleur disparaît vite. Après... c'est très agréable.

— Vraiment ? Les jeunes filles à la cour disaient que c'était horrible !

— Elles mentaient. Ou elles répétaient ce que leurs mères leur avaient dit... Pour
certaines femmes, c'est toujours pénible, parce qu'elles croient que c'est un péché de
prendre du plaisir. Mais si vous avez quelque affection pour votre mari...

Elle s'interrompit, consciente de sa maladresse.

— Oh, Madame, je suis désolée ! Je sais que vous n'aimez guère cet homme.

— Alors je suis condamnée à toujours souffrir ? Mais comme il ne tient pas à moi non
plus, peut-être ne me dérangera-t-il pas trop souvent. Merci de m'avoir expliqué, Wilda. '

Beatrix s'exhorta au calme. Elle ne voulait pas se rendre à Crewel dans la peur. Si son fiancé
espérait la voir trembler, il serait déçu !
9

Beatrix reconnut immédiatement la femme qui les accueillit à Crewel. Elle se présenta
comme Lady Amelia, gouvernante de Rolfe d'Ambert, pourtant Beatrix savait que c'était elle
qui avait accepté le baiser passionné du Loup Noir le jour du tournoi. Gouvernante ?
Maîtresse, sans aucun doute. Mais Beatrix n'en avait cure. Le Loup Noir pouvait bien avoir
cent maîtresses, il ne la laisserait que plus tranquille.

— Sir William, Lady Judith, mettez-vous à l'aise, Monseigneur Rolfe ne va pas tarder, dit
Amelia avec courtoisie avant de se tourner vers Beatrix. Madame, si Vous voulez
m'accompagner, je vais vous conduire à une chambre où vous pourrez attendre le début de
la cérémonie.

Beatrix, sans un mot, suivit la jeune femme, heureuse d'échapper à la présence de son père
et de Judith. Elle n'avait pas desserré les dents durant tout le voyage. Son père avait essayé
de lui parler, mais elle s'était détournée chaque fois.

Crewel ne ressemblait pas du tout à Pershwick. Sir Edmond tenait à son confort, et
lorsqu'elle était petite, Beatrix découvrait des changements à chacune de ses visites.

Une pièce avait été ajoutée au haut bout de la salle commune, au-dessus du dais, puis
fermée pour devenir la chambre du seigneur. Une autre ensuite, de l'autre côté, au-dessus
du coin des serviteurs, quand Alain avait été fait chevalier. Peu après, l'espace entre les deux
chambres avait été comblé, pour former tout un étage, et à présent plusieurs escaliers y
montaient depuis la salle commune.

Cet endroit confortable offrait une intimité qui manquait à Pershwick, mais Beatrix se sentait
de plus en plus nerveuse. Elle fut soudain frappée qu'ils eussent été reçus par la maîtresse
du Loup Noir. Il traitait sa future épouse avec mépris !
Dans la petite pièce, on avait disposé une carafe de vin et des verres.

— Vous risquez d'attendre un moment, Lady Beatrix. Ils doivent d'abord s'entendre sur
le contrat.

— Je ne suis pas pressée, répondit Beatrix froidement, laissant Amelia déconcertée.

Elle s'était préparée à haïr sa rivale, elle voulait l'humilier. Or elle se trouvait face à une
personne guère plus grande qu'une fillette. Même sa voix était enfantine. Avec le long voile
qui lui couvrait le visage, il était impossible de distinguer ses traits. On mariait parfois les
filles à treize ans, ou même plus tôt, et elle pouvait être très jeune. Ce qui modifierait
l'attitude d'Amelia. Elle ne pouvait guère considérer une enfant comme une rivale.

— Puis-je quelque chose pour vous ? demanda-t-elle. Souhaitez-vous ôter votre voile,
ou... ?

Beatrix secoua la tête.

— Je vous serais reconnaissante de bien vouloir m'envoyer ma servante Wilda.

— Comme vous voudrez...

Amelia était bien décidée à revenir pour prendre Beatrix au dépourvu. Il faisait chaud, dans
la chambre. La jeune fille ne tarderait pas à retirer son voile.

Elle trouva Wilda puis se rendit aux cuisines pour veiller aux préparatifs du banquet.

En général, elle préférait laisser les problèmes domestiques à l'intendant de Crewel, mais
elle n'avait guère envie de retourner dans la chambre où elle avait transporté ses affaires le
matin même. Cette pièce lui rappelait que, pour l'instant, elle n'était plus la première dame
de Crewel.

Beatrix, de son côté, devenait de plus en plus nerveuse. Dans quelques heures, elle serait la
propriété du Loup Noir. Il pourrait faire ce qu'il voudrait d'elle: l'emprisonner pour le reste
de ses jours, ou même la tuer.

Impulsivement, Beatrix prit un petit canif qu'elle gardait dans son sac de soins pour couper
les bandages et le glissa dans sa ceinture. Qu'elle soit damnée si elle se trouvait de nouveau
à la merci d'un homme, comme elle l'avait été avec Richer!

— Lady Beatrix, je vous ai apporté ceci, tout frais sorti du four.

Beatrix sursauta. Amelia était entrée sans frapper, avec un plateau de petits gâteaux. Elle se
figea sur place, les yeux ronds, en découvrant le visage dévoilé de Beatrix.

— Vous entrez toujours dans les pièces sans y avoir été invitée ? demanda la jeune fille,
surprise elle-même d'avoir encore l'énergie de se mettre en colère.

— Je... excusez-moi, Madame. Je pensais que vous...

Stupéfaite devant l'état de sa rivale, elle s'enhardit jusqu'à demander:

— Vous... vous ne vouliez pas épouser Rolfe ?

Beatrix remarqua avec quelle facilité Amelia prononçait ce prénom.

— En effet, je n'y tenais pas, mais comme vous le constatez, je n'ai pas eu le choix.

— Alors peut-être puis-je vous tranquilliser, Madame, suggéra Amelia. Si vous voulez
m'accorder un moment...
Sur un signe de Beatrix, Wilda se glissa hors de la pièce. Amelia posa le plateau mais resta
debout.

— Vous n'avez jamais rencontré Rolfe d'Ambert, n'est-ce pas ? commença-t-elle.

— Non.

— Vous a-t-on dit qu'il est fort séduisant ?

Beatrix eut envie de rire.

— On peut être un Adonis et avoir le cœur d'un démon.

— Vous ne voulez réellement pas de lui ? insista Amelia.

— Je vous l'ai déjà dit, s'impatienta Beatrix.

— Alors rassurez-vous; il ne vous importunera guère. II... vous a épousée uniquement à


cause de vos terres. Voyez-vous, je suis là pour... satisfaire ses autres désirs.

— Vraiment ?

L'intonation était sarcastique, et Amelia fronça les sourcils.

— Ne soyons pas ennemies, vous et moi. Puisque vous ne voulez pas de lui, vous ne
pouvez guère vous opposer a ce que je l'aie !

— Je n'y vois aucune objection. Mais vous ne m'avez pas éclairée. Pourquoi souhaite-t-
il m'épouser, quand tant d'autres femmes possèdent plus de biens ?
— C'est Pershwick qu'il convoite, à cause des problèmes qu'il rencontre la-bas. J'en sais
seulement ce que son ami Thorpe m'a dit ce matin. Rolfe est un homme de caractère, un
impulsif. Il obtient toujours ce qu'il souhaite, or il souhaite la paix avec Pershwick, alors il
vous a demandée en mariage. Êconduit, il est allé trouver le roi. Maintenant, il a gagné.

— En effet, murmura Beatrix qui voyait ses craintes confirmées. Dites-moi seulement,
ajouta-t-elle vivement, quels sont ses projets à mon égard.

— Il a dit qu'il vous renverrait après le mariage.

— Où ?

— Je l'ignore, mais...

Un coup frappé à la porte l'interrompit. Judith entra, et elle-même parut choquée par le
résultat de la brutalité de Richer.

La chevelure argentée de Beatrix flottait librement sur ses épaules, et la mariée était vêtue
d'une robe à manches longues gris foncé brodée d'argent. La tunique qui la recouvrait était
fendue sur les côtés et une ceinture d'argent mettait en valeur la finesse de la taille. Mais ce
corps ravissant n'aurait su faire oublier l'horreur du visage tuméfié.

— Vous avez une bonne raison de vous trouver ici, Judith ? demanda Beatrix.

— Vous ne pouvez vous montrer ainsi !

— Pourquoi ? Ma toilette ne convient-elle pas ?

— C'est l'heure, il faut y aller, intervint Amelia.


Sur ces mots, elle s'éclipsa, et Judith remarqua avec dédain :

— Je suis surprise de vous voir avec cette femme, Beatrix. Savez-vous qu'elle est sa
maîtresse ?

— Si je l'ignorais, je vous remercie de me l'apprendre.

Judith préféra ne pas réagir au sarcasme.

— Allons-y. Votre père vous attend, et votre époux est déjà devant l'autel. Il sait que
l'on vous a forcée à l'épouser; vous n'humilierez que vous en paraissant dans cet état. Cette
histoire d'eczéma destinée à votre tante était plutôt bien trouvée.

— C'était à l'intention de Sir Guibert, pour qu'il ne tue pas Richer. Rassurez-vous, je ne
me montrerai pas ainsi, pour la même raison.

Avec une lenteur délibérée, Beatrix ajusta son voile. Pour voir de son seul œil à peu près
valide, elle devait renverser la tête en arrière, ce qui lui donnait l'air hautain. Mais c'était
aussi bien...

— Je suis prête, dit-elle crânement, tandis que Judith ne pouvait s'empêcher d'admirer
son courage.

A l'entrée de la chapelle, Sir William prit la main de sa fille et la posa sur son bras sans qu'elle
lui accordât un regard. Les bancs étaient remplis d'invités et, près de l'autel, Beatrix aperçut
la silhouette du Loup Noir.

— Beatrix, si un jour tu as besoin de moi...

— Vous m'avez montré à quel point je pouvais compter sur vous, père, siffla-t-elle.
Vous m'avez livrée à cette brute. Gardez votre amour pour vous dorénavant, je vous en
supplie.
— Beatrix!

Il y avait une profonde douleur dans cette exclamation. Comment osait-il montrer son
amour à présent ? Lui rappeler le père aimant qu'il avait été ? Il buvait pour oublier le passé,
mais elle, jamais elle n'oublierait...

Elle avait envie de le lui dire, mais les paroles s'étranglaient dans sa gorge. Et puis il fut trop
tard, elle avait rejoint le Loup Noir. Elle se demanda par la suite comment elle avait trouvé la
force de prononcer les mots qui la liaient à lui.

Rolfe, de son côté, ne prêtait pas non plus beaucoup d'attention à ce que disait le prêtre. Il
luttait contre la colère qui était montée en lui à l'instant où il avait vu sa femme. Elle avait
l'air d'une enfant, elle lui arrivait à peine à l'épaule... Cette petite fille était-elle responsable
de tant de troubles ? De plus, il était furieux qu'elle soit couverte de la tête aux pieds,
comme une lépreuse. Le vassal de la jeune fille affirmait qu'elle dissimulait une éruption de
plaques rouges. Pouvait-il espérer, comme le suggérait Sir Guibert, que ce serait seulement
passager ?

Pour aggraver encore la situation, la belle-mère de la fiancée lui avait avoué qu'on avait dû
contraindre la jeune fille à obéir au roi. Comment s'y étaient-ils pris ? Cela n'importait guère.
Ce qui l'ennuyait, c'était sa mauvaise volonté. Il s'était reproché ses propres réticences, or
voilà qu'elle ne voulait pas de lui ! Alors qu'il aurait pu choisir parmi les plus ravissantes
jeunes femmes de la cour...

Il aurait dû tous les envoyer au diable. Il avait disposé du meilleur prétexte quand on avait lu
le contrat. Avait-on jamais entendu parler d'une femme qui garde la libre disposition de ses
biens après le mariage ? Mais Sir William s'était montré intransigeant sur les dernières
volontés de son épouse. Rolfe avait signé, et voilà où il en était : lié à une femme enfant
qu'on avait forcée à l'épouser ! Par le sang du Christ, il était maudit !

Beatrix sentit qu'on passait un peu brutalement l'anneau à son doigt ganté de blanc. Ensuite,
le prêtre encouragea son époux à lui donner le baiser qui marquait la fin de la cérémonie.
Rolfe, sans essayer de soulever le voile, effleura de ses lèvres l'endroit où devait se trouver
son front. Puis il y eut une courte messe, et Beatrix sortit de la chapelle au bras de son
époux.
La fête commença aussitôt ; Beatrix se retrouva à la table d'honneur près de Rolfe. Son père
s'enivrait déjà, son mari suivait le même chemin, et elle se prit à regretter de ne pouvoir les
imiter. L'atmosphère générale était pour le moins sinistre ; seule Judith semblait satisfaite.
Elle menait la conversation et batifolait plus ou moins discrètement avec deux chevaliers du
Loup Noir.

Le mari de Beatrix ne lui adressa pas la parole une seule fois. Il répondait par des
grognements aux questions de ses hommes. Un plat chargé de mets délicats était placé
devant les jeunes mariés pour qu'ils le partagent, mais ils n'y touchèrent ni l'un ni l'autre.
Beatrix parce qu'elle aurait dû relever son voile, et Rolfe parce qu'il préférait le vin.

Elle tenta une fois de se retirer, mais la main autoritaire de Rolfe sur son bras l'en empêcha.
Il y eut des danses, qu'elle remarqua à peine.

Jamais Beatrix n'aurait envisagé de s'ennuyer à son propre mariage ! Elle essayait de toutes
ses forces de ne pas pleurer, en espérant que personne ne lui adresserait la parole.

Elle ne put apprécier le festin que les serviteurs de Rolfe et les siens avaient préparé. Il y
avait de la soupe au bacon, deux porcelets rôtis aux truffes, des cygnes dans leurs plumes,
un énorme jambon au miel, des chapons, des canards. Les viandes avaient été cuites par les
cuisiniers de Rolfe, qui ne connaissaient guère les subtilités des fourneaux; mais le personnel
de Pershwick s'était surpassé dans les desserts.

Les tartes aux fruits étaient joliment ornées de fleurs cultivées avec tant d'amour par
Beatrix. Il y avait une douzaine de fromages et autant de vins différents, ainsi qu'un énorme
gâteau aux amandes, décoré de figurines en sucre.

Beatrix ne goûta à rien.

Il était fort tard quand Judith se leva enfin pour accomplir son devoir : accompagner Beatrix
à la chambre nuptiale. Rolfe était alors tellement ivre qu'il ne remarqua même pas son
départ. Selon la coutume, plusieurs femmes qu'elle ne connaissait pas vinrent pour la
déshabiller.
Une fois seule, elle cacha son couteau sous son oreiller. Elle se dévêtit rapidement et
s'installa dans le grand lit. Elle avait enlevé son voile, mais grâce aux rideaux, les invités qui
entreraient dans la chambre avec son mari ne la verraient pas.

Elle attendit, nerveuse et tremblante; enfin la porte fut violemment poussée par des
hommes trébuchants qui portaient Rolfe vers sa jeune épouse. Ils se livrèrent à des
plaisanteries grivoises avant que Rolfe ne se décidât à les chasser. Beatrix, blottie sous les
couvertures, était attentive au moindre bruit. Au bout d'un moment, elle entendit le rideau
s'ouvrir et sentit un poids s'abattre sur le lit.

Elle retenait son souffle, imaginant les pires horreurs, puis une voix grave s'éleva près d'elle.

— Dormez. Je ne viole pas les petites filles.

Beatrix n'essaya même pas de comprendre ce qu'il voulait dire. Elle était provisoirement
sauvée. Et tellement soulagée qu'elle sombra dans le sommeil dès qu'elle entendit les
ronflements du Loup Noir.
10

Malgré l'épais brouillard qui embrumait son cerveau, Rolfe sentit une forme féminine se
presser contre lui. Amelia n'était pourtant pas câline, d'habitude. Cependant, il y avait ce
corps qui le réchauffait dans son sommeil, et il posa la main entre ses seins. Il obtint un petit
gémissement de protestation pour toute réponse, et s'apprêta à se tourner. Mais la jeune
femme se serra plus près encore; il se demanda à quoi il devait ce changement et la reprit
dans ses bras. Comme elle ne protestait pas, il la caressa doucement, en prenant garde de
ne pas la réveiller. Lui-même était encore dans un demi-sommeil.

Sous ses doigts, il trouva la peau d'Amelia plus douce, plus satinée, plus pleine. Ses courbes
étaient fermes, ses seins plus généreux, aussi. Il n'avait jamais remarqué cette évolution...

Brusquement, il fut tout à fait éveillé. C'était sa femme qu'il caressait, elle qui provoquait
son désir.

II l'avait prise pour une enfant, or ce corps n'était pas celui d'une petite fille.

Elle s'étira, bougea contre lui, provocante, comme si elle cherchait... Dormait-elle, ou lui
demandait-elle de continuer ? Son esprit était choqué qu'une vierge se montrât si
langoureuse, mais son corps n'avait pas de ces réticences, et la sève montait en lui, exigeait
l'assouvissement.

Elle y était parvenue. Elle lui avait donné envie d'elle, même s'il ne connaissait pas son
visage. C'était exactement la situation qu'il souhaitait. Dans l'obscurité, il ne la verrait pas et
pourrait accomplir son devoir.

A ses côtés, Beatrix était la proie d'un rêve audacieusement érotique. Jamais elle n'aurait cru
cela possible. Elle s'accrochait à ce rêve, elle voulait qu'il ne finisse jamais, pourtant elle
revenait lentement à la réalité. Elle était vaguement consciente de se tenir contre un
homme dont la main la touchait. Elle ressentait un tel plaisir qu'elle ne pensait pas du tout à
son mari. De son époux, elle attendait des peines, pas ces exquises émotions.
Soudain, une vive douleur la réveilla. Terrifiée, elle chercha son canif sous l'oreiller.

Rolfe ne pouvait savoir qu'en la tournant vers lui pour la prendre il avait ravivé ses blessures.
Il était prêt pour elle, et elle aussi, il en était sûr. Il sentit soudain une piqûre au flanc. Il mit
un certain temps à réagir et, quand il se toucha le côté, il s'aperçut qu'il saignait. Il poussa un
rugissement de colère avant de se ruer vers la porte de l'antichambre où reposait son jeune
écuyer. Il l'ouvrit et hurla:

— De la lumière, Damian ! Éveille des servantes. Il faut changer les draps et ranimer le feu.

Beatrix se leva en toute hâte pour attraper un peignoir. Quand la lumière se fit, elle en
attachait la ceinture.

C'est ainsi que Rolfe la vit au moment où Damian entrait avec un candélabre. Il en eut le
souffle coupé. C'était le premier regard intime qu'il portait sur son épouse. Elle devait
mesurer à peine un mètre cinquante-cinq, mais son corps menu était merveilleusement
harmonieux, avec des courbes douces, une taille fine, des hanches pleines. Elle rejeta en
arrière le nuage argenté de sa chevelure. Dieu, elle était vraiment ravissante, de dos...

Elle retourna vers le lit où elle se pencha pour ramasser le canif, mais il cria:

— Laissez, Madame !

Beatrix fit un bond en arrière et courut se réfugier dans la partie sombre de la chambre.
C'était tellement stupide de l'avoir blessé ! Elle n'en souffrirait que plus... Il allait se venger.

Furieux, Rolfe se demandait ce qu'elle avait espéré accomplir avec une si petite lame.
L'éraflure qu'il portait au flanc n'était rien comparée aux blessures reçues à la guerre. Peut-
être s'agissait-il d'un accident involontaire ? Pourtant elle avait bien le couteau avec elle.
Dans quel but ?
Une pensée le traversa soudain, et il se raidit. Avait-elle eu l'intention de se blesser elle-
même pour tacher les draps de sang et faire croire ainsi à sa virginité ? Il se moquait qu'elle
ne fût pas pure, mais il n'aimait guère qu'on essayât de le tromper.

Il aima encore moins le regard de surprise des deux servantes qui venaient changer les
draps. Elles étaient sans doute arrivées aux mêmes conclusions que lui. Tout le monde en
ferait des gorges chaudes le lendemain !

— Damian, dit-il, trouve-moi un épais bandage pour cette coupure. Je ne veux d'autre sang
sur les draps que celui de ma femme !

Il y eut un petit hoquet dans l'ombre, et il en fut presque réjoui. Qu'elle se sente donc
honteuse comme elle le méritait ! S'il n'y avait pas de sang au matin, elle devrait vivre avec
cette humiliation.

Beatrix était glacée. Cet homme osait avouer publiquement qu'il avait l'intention de lui faire
du mal ! Elle eut soudain envie de voir à quoi ressemblait cet individu méprisable.

Il se tenait assis près de la cheminée, un drap autour des reins, et les flammes donnaient
suffisamment de lumière pour qu'elle le voie clairement. Elle ne put s'empêcher de
l'admirer. Son époux ? Non, par pitié... Il serait trop cruel d'être mariée à ce superbe jeune
homme pour qui elle ne ressentait que de la haine.

Elle sut alors pourquoi on l'appelait le Loup Noir. Le nom lui venait de son teint hâlé, de ses
yeux et de ses cheveux sombres. La toison qui couvrait sa poitrine était aussi brune.

Elle ne trouvait pas cela déplaisant, au contraire... Il avait un corps viril, musclé, dur,
effrayant. Mais son visage était plus spectaculaire encore, même lorsqu'il pinçait les lèvres,
comme en ce moment, sans pouvoir dissimuler leur sensualité. Il avait un large front, le nez
droit, les mâchoires carrées et agressives.

C'était un beau visage mâle. Quel dommage qu'il abritât un monstre froid, sans cœur,
vindicatif.
Tandis que Damian le soignait, Rolfe sentait sur lui le regard de sa femme. Il se rappela sa
douceur au lit, les petits soupirs langoureux qu'il avait tirés d'elle... Elle avait eu envie de lui,
elle avait su éveiller son désir. Et elle continuait. Il la voulait tant que c'en était douloureux.

Rolfe ordonna sèchement à Damian de sortir, et Beatrix se mit à trembler quand elle
entendit la porte se refermer.

— Retournez au lit, Lady Beatrix.

Dans le silence de la pièce, elle eut l'impression qu'il avait hurlé, alors que sa voix était plutôt
rauque.

— Déshabillez-vous, Madame.

— Monseigneur, je...

— Derrière les rideaux, si vous le souhaitez, dit-il, impatienté.

Beatrix monta sur le lit et tira les rideaux. Rolfe sourit en voyant le peignoir glisser sur le sol.
Il éteignit les lumières et la rejoignit aussitôt.

Elle se tenait tout au bord du lit, le dos tourné. Il l'attira au milieu de la couche. Elle
frissonnait.

— Vous avez froid ?

Elle se serait fait tuer plutôt que d'avouer sa peur.

— Oui, monseigneur,
Il caressa doucement ses seins, son ventre, puis ses doigts se glissèrent entre ses cuisses.

— Je vais vous réchauffer, murmura-t-il. Beatrix, sans pouvoir s'empêcher de trembler,


s'étonnait de sa gentillesse. Quand la punition arriverait-elle ? Il poursuivit sa tendre
approche, mais elle ne pensait qu'à sa crainte. Elle paierait cher la blessure qu'elle lui avait
infligée, mais de quelle façon ?

Beatrix fut tout à fait prise au dépourvu quand il pénétra en elle. Elle poussa un petit cri,
pourtant la douleur fut brève. Elle ne bougeait pas, stupéfaite de se voir séduite plutôt que
battue.

Rolfe aussi était étonné. Finalement, elle était vierge; donc elle avait bel et bien voulu le
blesser. Plein de cette idée, il prit rapidement son plaisir et s'endormit sur-le-champ.

Cette fois il ne ronfla pas, cependant Beatrix sut qu'il dormait. Voilà, elle était devenue
femme. Son manque de désir pour son époux avait rendu l'acte douloureux, mais
supportable. Et elle n'aurait même plus à le subir s'il la renvoyait. Elle sombra dans le
sommeil en berçant cet espoir au plus profond de son cœur.
11

Le lendemain, Beatrix fut réveillée en sursaut par un groupe de femmes qui faisaient
irruption dans la chambre. Elle était à peine consciente quand on ouvrit les rideaux et qu'on
la poussa hors du lit. Les draps devaient être retirés et exhibés, comme la coutume l'exigeait,
mais une des dames aperçut le visage de Beatrix et poussa une exclamation indignée.

Beatrix se cacha la tête dans les mains, donnant à tort l'impression qu'elle pleurait. Les
questions fusaient, mais la jeune femme refusa d'y répondre.

Amelia prit les événements en main et ordonna aux femmes de se retirer. Quelqu'un
enveloppa Beatrix dans son peignoir, puis on lui tendit son voile.

Beatrix, avant de s'en couvrir, leva les yeux vers Judith à qui elle adressa un bref signe de
tête. Elle se trouvait à présent seule avec sa belle-mère et Amelia. Rolfe était sans doute levé
depuis longtemps.

— Qui étaient ces femmes ? demanda-t-elle.

— Vous les connaîtrez bientôt. Ce sont les femmes et les filles des chevaliers de votre
mari. On m'a dit qu'elles étaient autorisées à suivre les troupes quand elles guerroient, ce
qui est tout à fait inhabituel. Il doit être fort difficile de leur trouver des logements
convenables... N'est-ce pas, Lady Amelia ?

— J'ignore tout de cela.


— C'est vrai, ronronna Judith. J'oubliais. Vous n'êtes pas au service de Sir Rolfe depuis
longtemps.

Amelia ne répondit pas à cette remarque perfide.

— Vous avez manqué la messe, Beatrix, gronda Judith. Mais vous n'êtes pas la seule.
Votre père dort encore profondément. Et comme votre époux est parti vaquer à ses
occupations sans un mot pour ses hôtes, je suppose que les festivités sont terminées. Nous
n'avons aucune raison de nous attarder.

— Vous avez mon autorisation, Madame, si c'est ce que vous attendez, répondit
Beatrix, très raide.

— Dans ce cas, si je parviens à réveiller votre père, nous allons prendre congé.
Voudrez-vous le saluer ? Je ne suis pas certaine qu'il se souvienne, mais...

Malheureusement, Sir Warren ne se donna pas le mal d'éclaircir le malentendu. Il se


contenta d'un grognement quand sa femme lui parla du triste état de Beatrix. En réalité, il
écoutait à peine. Le lendemain, Lady Rose en parla à Lady Bertha, et la nouvelle se propagea
comme une traînée de poudre.

Rapidement des discussions acharnées s'élevèrent entre les maris et les femmes, comme
chez les serfs d'Axeford, de Kenil, de Blythe et de Crewel. Les hommes connaissaient leur
maître et lui donnaient raison. Les femmes, qui ne l'avaient jamais rencontré, déclaraient
que la solidarité masculine était aveugle et plaignaient de tout leur cœur la pauvre jeune
épouse. Les hommes pour le marié, les femmes avec la mariée...

Finalement, cette querelle fit beaucoup pour la loyauté des gens de Kempston vis-à-vis de
leurs jeunes seigneurs.

Amelia devint furieuse quand elle eut vent de ces racontars. Non parce que l'on disait du mal
de son amant, mais bien parce qu'on plaignait Beatrix. Peut-être serait-il obligé de la
ramener à Crewel pour faire taire les mauvaises langues.
En réalité, Rolfe ignora tout de l'affaire. Ses hommes ne lui en parlèrent pas, et Thorpe lui-
même se garda d'aborder le sujet.

Fugitivement, il arriva à Rolfe de trouver étrange la conduite de ses hommes : ils baissaient
la voix quand il s'approchait. Et, bon sang, il n'avait jamais rencontré autant de femmes
acariâtres ! Elles semblaient toutes de mauvaise humeur.

Mais il avait bien assez de préoccupations pour s'attarder sur les états d'âme de ses gens. Il
resta au siège de Wrothe durant plusieurs semaines, afin de mettre au point les termes de la
reddition.

Oui, il avait largement de quoi s'occuper ! Pourtant, avec une fréquence inquiétante, se
dressait devant ses yeux l'image d'une silhouette menue aux formes douces. Il n'avait pas
oublié sa petite épouse, qu'il le veuille ou non.
12

Toutes les prières de Beatrix avaient été exaucées. Sa vie lui appartenait de nouveau. On
n'avait envoyé aucun intendant à Pershwick pour lui rappeler qu'un homme dirigeait
dorénavant son existence. Elle s'y était pourtant préparée, vidant ses cachettes afin qu'on ne
pût lui reprocher de dissimuler des choses à son seigneur. Tout était en ordre, mais
personne n'était venu.

Judith ne pouvait plus faire ses habituels prélèvements ; Beatrix avait la liberté,
l'indépendance, la paix.

Mais les meilleures choses ont une fin... Un après-midi où elle s'occupait au jardin, elle
entendit crier " Halte" ! à la porte du château. Elle n'y prêta guère attention. Sir Guibert
s'était absenté, et il avait laissé à son capitaine d'armes la garde des lieux. Celui-ci avait
ordonné que l'on interrogeât tous ceux qui voulaient entrer, familiers ou non.

Beatrix continua d'emplir son panier de rameaux de sureau. Elle en ferait de la teinture pour
les tissages. Du noir avec l'écorce, du vert avec les feuilles. Pour le bleu-violet, elle devrait
attendre que les baies soient mûres, en automne.

Un second panier, déjà plein, contenait des herbes pour les décoctions et la cuisine :
chicorée, endive, livèche, marjolaine, menthe, coquelicot blanc, romarin, pétales de soucis
et de violettes. Beatrix ne faisait confiance à personne pour ces cueillettes, de peur qu'une
servante ne ramasse des plantes vénéneuses.

Le bruit des sabots qui franchissaient l'enceinte l'intrigua. Qui venait à Pershwick ? Sir
Guibert ne serait pas de retour avant le soir. Les chevaux annonçaient des hôtes de marque
ou un riche marchand, or ces derniers ne visitaient pas les petits domaines comme
Pershwick.
Elle se pencha au-dessus du muret du jardin et vit un homme qui portait les couleurs du
Loup Noir à son armure. Deux soldats l'accompagnaient.

Beatrix fit un bond en arrière pour se dissimuler à leur vue. Angoissée, elle se demandait la
raison de la présence de son mari. Elle était prisonnière du jardin : si elle en sortait, il ne
manquerait pas de la voir.

Elle décida de s'y cacher jusqu'à son départ, tout le reste de la journée s'il le fallait. Elle alla
s'accroupir sous un gros buisson de lauriers, priant pour que Rolfe s'en aille au plus tôt. Mais
sa requête ne fut point écoutée, car elle entendit peu après quelqu'un approcher. Plutôt que
d'être aperçue dans cette situation humiliante, elle rassembla son courage et se redressa.

Elle eut de la chance, elle le vit la première. Son vieux tablier vert se confondait avec
l'environnement, et de toute façon, il regardait de l'autre côté. Elle avait le temps de se
composer une attitude. Elle portait des vêtements de jardinage, et ses longues tresses
étaient étroitement serrées dans un voile retenu par une vieille courroie de cuir afin de ne
pas traîner dans la poussière quand elle se penchait. Elle n'était vraiment pas à son avantage
pour affronter l'homme qui la terrorisait.

Rolfe, ne voyant pas immédiatement sa femme, faillit s'en aller. Il n'avait aucune bonne
raison de se trouver là. Il avait agi impulsivement. Sans doute la fatigue l'avait-elle poussé à
se comporter ainsi. Il avait fort peu dormi, durant les dernières semaines. Mais pouvait-il
dire à son épouse qu'elle lui manquait ? Qu'il avait envie de se trouver près d'elle ? Qu'il
voulait savoir comment elle allait ? Mieux valait qu'elle le croie indifférent. Pourtant il était
là, et il la cherchait.

Il serait préférable pour tous deux qu'il la rencontre enfin sans voile. Or il pensait qu'au
milieu de ses gens, elle ne devait pas dissimuler son visage. Le mystère prendrait ainsi fin, et
avec lui l'envie que Rolfe avait d'elle.

Il fit un dernier effort pour trouver sa femme là où les servantes avaient dit qu'elle serait.
Cette fois, il discerna une jeune fille dont la robe se mêlait au feuillage. Ce n'était pas son
épouse. Dieu, si ç'avait pu être elle ! En s'approchant, il fut bouleversé par sa remarquable
beauté.
Jamais il n'avait vu peau plus claire, lèvres plus délicates, visage plus délicieusement ovale.
Sa peau parfaite avait l'éclat des perles, et de longs cils argent masquaient des yeux dont il
aurait voulu voir la couleur.

Pétrifié, il ne parvenait pas à prononcer une parole. Il se tenait là, fasciné, à l'admirer.

Qui était cette ravissante créature ? Elle n'avait pas le maintien d'une servante, et elle avait
sûrement l'âge d'être mariée. Était-ce une dame de compagnie de sa femme ? Dans ce cas,
cela devait être terrible pour la laide Beatrix d'avoir tous les jours cette beauté devant elle.

La jeune fille s'agita, se tordit nerveusement les doigts, et Rolfe comprit qu'il la mettait mal à
l'aise. Savait-elle qui il était ? Dans ce cas, elle devait se soumettre à sa volonté, puisqu'il
était l'époux de sa maîtresse. Son désir d'elle se trouva décuplé à cette idée. Bon Dieu !
Cette jeune personne lui faisait oublier tous ses principes !

— N'ayez pas peur, Petite Fleur. Je ne vous veux pas de mal, dit-il gentiment.

— Vraiment?

Il aima sa voix, douce comme un murmure.

— Vous aurais-je donné une raison de me craindre ?

Beatrix leva enfin les yeux sur lui, puis les baissa

rapidement. Elle avait oublié combien il était beau. Il tenait son heaume à la main, et sa
chevelure ébouriffée lui donnait une apparence juvénile qui contrastait avec la virilité de sa
silhouette. Le silence de Rolfe lui avait mis les nerfs à vif, mais la gentillesse de sa voix était
tout aussi effrayante.

— Votre long mutisme était déconcertant.


— Pardonnez-moi, Madame. Je me demandais quel nom vous donner.

— J'en ai un, mais si vous en préférez un autre, vous avez le droit.

— Vous m'avez mal compris. Je voudrais vous appeler par votre nom... si vous me le
dites.

Beatrix le regarda de nouveau.

— Vous voulez savoir mon nom ?

— Cela m'aiderait, oui, dit-il patiemment.

Elle fronça les sourcils. Trouvait-il cela amusant ? Non, sans doute pas. Mais il y avait peut-
être une explication : elle comptait tellement peu pour lui qu'il avait déjà oublié comment
elle s'appelait !

Elle se redressa de toute sa taille.

— Qu'importe un nom ?

Rolfe fut étonné de voir l'orage gronder dans ses yeux gris. Il l'avait sûrement vexée. Eh bien,
si elle voulait tenir son identité secrète, c'était son affaire.

— Petite Fleur suffira, dit-il plaisamment en avançant d'un pas vers elle. J'aimerais
parler avec vous, dans un endroit plus discret...

— Discret ? Et... où aimeriez-vous aller ?


— Là où vous dormez, Petite Fleur.

C'était suffisamment explicite. Elle fut humiliée par la rougeur révélatrice qui lui monta au
visage. Elle ne s'attendait pas du tout à le voir venir au château pour cette raison ! Amelia
avait dit qu'il ne l'importunerait pas, et elle l'avait crue. Cependant, elle ne pouvait se
refuser à son mari.

— Si... si vous voulez bien me suivre, monseigneur.

Elle avait eu du mal à prononcer ces paroles et, au

bord des larmes, elle en eut plus encore à marcher. Malgré ses manières affables, elle le
soupçonnait d'avoir des idées mauvaises derrière la tête. Pendant leur nuit de noces, il était
ivre, sans doute trop pour se rappeler qu'il souhaitait se venger. Était-il là aujourd'hui pour la
punir ? Elle n'implorerait pas sa pitié. Non !

Rolfe était tellement étonné qu'il faillit ne pas la suivre. Elle avait cédé si facilement ! Se
conduisait-elle souvent ainsi ? Qui était son époux, pour qu'elle s'en souciât si peu ? Un
vieillard, ou quelqu'un qu'elle méprisait... Mais, Dieu, que Rolfe avait envie d'elle!

Comme ils pénétraient dans la grande pièce, Rolfe se rappela tout à coup où il était. Sa
femme devait se trouver à proximité. Peut-être avait-elle été avertie de sa présence. Mais
comment aurait-il pu laisser passer sa chance ? La jeune personne qui le menait à sa
chambre était délicieuse.

Il remarqua à peine la pièce, tant il était concentré sur sa silhouette. Elle ferma la porte et se
tourna lentement vers lui.

— Je suppose que vous n'aviez pas réellement l'intention de bavarder ? demanda-t-


elle.

Rolfe crut qu'elle le taquinait, et il sourit.


— Venez ici, Petite Fleur.

Beatrix détestait ce surnom ridicule, et elle aurait aimé pouvoir le lui dire. Elle détestait aussi
la peur qui montait en elle.

Malheureuse, elle s'approcha, les yeux baissés, et s'immobilisa tout près de lui. Elle ne savait
guère à quoi s'attendre : une gifle, une déclaration concernant le reste de sa misérable vie,
une fessée...

Elle n'imaginait certes pas qu'il la prendrait doucement dans ses bras. Il l'y garda ainsi un
moment, puis il la porta sur le lit où il l'allongea tendrement avant de s'asseoir près d'elle et
de lui caresser la joue.

Elle était troublée par ses yeux de velours sombre. Elle se raidit sous son regard, et quand il
posa sa bouche sur la sienne, elle sentit tout au fond d'elle une foule de sensations étranges.

Il approfondit son baiser, lui ouvrit les lèvres, et leurs langues se mêlèrent. Beatrix était
stupéfaite : c'était son premier baiser, et il lui était donné par son mari.

Rolfe aurait pu se rendre compte de son manque d'expérience si elle ne s'était soumise à lui
avec autant de bonne volonté, mais il était le seul homme auquel elle n'eût pas le droit de
résister, aussi se laissa -t- elle aller docilement. Et il en conclut que son désir était partagé.

Il s'assit, le souffle court, et lui ôta sa ceinture de cuir, mais il ne se débarrassa pas aussi
facilement des rubans qui retenaient son tablier. Impatient, il sortit son poignard et les
coupa d'un geste vif.

Elle poussa un petit cri.

— Ne m'en veuillez pas de mon ardeur, mon cœur, c'est vous qui la provoquez. Je
remplacerai les rubans, je vous le promets.
Beatrix se mordit la lèvre. C'étaient ses manières qu'elle lui reprochait, elle se moquait bien
de ses rubans ! Elle pensait au viol d'Ethelinda, à qui on avait déchiré ses vêtements. C'était
bien d'un viol qu'il s'agissait, car son époux lui ôta sa chemise de la même manière.

Des larmes de honte et de désespoir lui montèrent aux yeux, et elle l'en détesta plus encore.
Elle s'était juré de ne jamais pleurer devant lui...

— Vous teniez tellement à vos rubans, Petite Fleur ? murmura-t-il d'un ton contrit.

Il croyait vraiment qu'elle regrettait ces maudits rubans, et il était visiblement désolé. Que
penser de tout cela ?

— Je... j'en ai des centaines d'autres, monseigneur, mais jamais on n'a déchiré ainsi
mes vêtements.

— Alors je suis terriblement coupable. Cela vous consolerait-il de faire de même avec
moi ?

Il plaça dans sa main le poignard qu'elle regarda avec des yeux ronds.

— Vous plaisantez, monseigneur. Jamais je ne pourrais couper votre cotte de mailles!

— Vous allez devoir m'aider à la retirer, mais vous ferez ce que vous voudrez du reste,
si cela sèche vos larmes.

L'idée de faire de la charpie de sa chemise, et avec sa permission, était si cocasse que Beatrix
esquissa un sourire.

— Si j'avais de quoi remplacer vos vêtements, je le ferais, mais personne ici n'est aussi
robuste que vous, et je n'oserais vous laisser partir simplement vêtu de votre cotte. Encore
que... cela m'intéresserait de voir comment vous expliqueriez la chose à vos hommes,
ajouta-t-elle en riant franchement.
Rolfe rit aussi. Il n'était pas habitué à voir une femme pleurer au lit, il n'était pas non plus
habitué à l'humour, et il trouva cela délicieux, surtout de la part d'une jeune personne si
timide.

— Pour ça, dit-il, je leur avouerais la vérité : qu'une jeune effrontée s'est éprise de moi
au point de...

— Menteur! pouffa Beatrix. Vous diriez une horreur pareille à vos hommes ?

— Ils me croiraient, lorsqu'ils verraient mes membres nus pointer sous l'armure !

— Alors j'ai eu raison de refuser !

— Certes ! Et à présent, auriez-vous l'obligeance de m'aider à enlever tout ça ?

Beatrix acquiesça, ravie d'échapper pour un instant à l'emprise de son regard en se plaçant
derrière lui. Elle avait presque oublié qu'elle était nue, et à présent elle comprenait qu'il le
serait bientôt, lui aussi.

Elle était fort troublée de se sentir consentante. Sa peur de lui s'était envolée, grâce à ses
paroles légères et tendres. Elle ne put s'empêcher de prier Dieu que ce ne fût pas là une
ruse...

— Ne serait-ce pas plus facile si vous vous teniez devant moi, mon cœur ? dit-il en
jetant à terre sa ceinture et son épée.

Il releva la lourde cotte de mailles jusqu'à la taille.

— Non, monseigneur. Je ne vais jamais y arriver, même si vous vous asseyez.


Elle avait maintes fois aidé Sir Guibert à se dévêtir, et il était alors obligé de s'agenouiller et
elle de grimper sur un tabouret. Mais même à genoux, Rolfe était trop grand, et elle dut
monter sur le lit pour mener sa tâche à bien.

Quand il fut dévêtu, Beatrix vint lentement se placer devant lui. Elle envisagea de défaire ses
nattes pour dissimuler sa nudité, mais elle doutait qu'il eût la patience d'attendre. Il prenait
grand plaisir à la voir si pudique, et il caressa doucement sa taille, ses hanches, la courbe
voluptueuse de ses seins.

Charmante, elle se mordillait la lèvre supérieure, les sourcils légèrement froncés. Trop
mortifiée pour affronter son regard, elle gardait la tête baissée. Il emprisonna le bout dressé
d'un de ses seins entre ses lèvres et le caressa de la langue. Il l'entendit soupirer, et juste à
ce moment on frappa à la porte.

Sans attendre de réponse, Flora pénétra dans la pièce.

— Beatrix, je... Oh ! Monseigneur, pardonnez-moi ! murmura-t-elle, écarlate. Beatrix,


je... je ne... oh, nous verrons plus tard...

Flora battit en retraite aussi vite que possible.

Le premier réflexe de Beatrix fut l'amusement, et elle allait éclater de rire quand elle vit
l'expression perplexe de son mari.

— Ne vous inquiétez pas pour ma tante, dit-elle. Nous partageons cette chambre, et...

Les sourcils toujours froncés, il ne la quittait pas des yeux.

— Lady Beatrix ?

C'était une question.


Elle lui échappa d'un bond.

— Vous vous rappelez enfin mon nom, dit-elle, amère. Il a fallu qu'on le prononce
devant vous...

Son visage se crispa, mais elle n'aurait su dire s'il s'agissait de colère ou non.

— Vous êtes ma femme ?

C'était aussi une question.

— Bien sûr! Qui d'autre... ?

Le Loup Noir s'affala sur le lit ; il riait, riait tant qu'il faillit s'étrangler. Beatrix le regardait,
incrédule, quand la lumière se fit enfin dans son esprit.

La honte ! La honte ! Il allait faire l'amour non pas à sa femme mais à quelque jeune
inconnue rencontrée par hasard dans le jardin. Pas étonnant qu'il eût ignoré son nom ! Qu'il
eût agi ainsi dans la demeure de son épouse, où elle ne manquerait pas d'en être avertie, où
ses gens verraient le peu de respect qu'il lui portait...

Beatrix s'éloigna du lit pour chercher de quoi se couvrir. Vêtue d'une courte chemise de lin,
elle retourna vers la couche où son mari continuait à rire. Elle saisit un oreiller et l'en frappa
jusqu'à ce qu'il se calme un peu.

— Ça suffit, Madame, dit-il, toujours hilare. Vous vous êtes assez vengée.

— Alors, auriez-vous l'amabilité d'aller vous divertir ailleurs ? Et rapidement, avant que
je ne perde le peu de patience qui me reste.

Rolfe se leva pour la prendre dans ses bras, mais elle recula, et il dit, enfin sérieux:
— Voyons, Beatrix, vous ne pouvez m'en vouloir si je suis ravi d'avoir une charmante
épouse !

— Sainte Marie, aidez-moi ! murmura Beatrix.

Elle lui lança un regard de glace.

— N'ai-je pas été assez claire ? Je veux que vous partiez, tout de suite !

Il ne bougea pas.

— Vous êtes en colère.

— Oui.

— Je ne saurais vous le reprocher.

— Merci de votre bonté...

— Ne gâchez pas ainsi votre tempérament, mon amour. Il n'y a rien de grave. Grâce à
votre tante, le malentendu est éclairci.

— Vous ai-je bien compris, Sir Rolfe ? rétorqua-t-elle, furieuse. Vous dites que si vous
m'aviez aimée en me prenant pour une inconnue, il se serait agi d'un simple malentendu ?

— Mais vous êtes mon épouse, pas une étrangère. Voyez-vous mon raisonnement ?

— Je vois surtout, monseigneur, que vous êtes un débauché de la pire espèce !


Il plissa les yeux, mais Beatrix était trop indignée pour s'en soucier.

— Je suis au courant de tout ce qui se passe chez moi. J'aurais été informée de votre
inconduite avant même que vous n'en ayez fini avec votre conquête. Ne vous y trompez pas,
je me moque éperdument du nombre de femmes que vous séduisez, mais si vous en
choisissez une à Pershwick, tout le monde le saura, ici. Or je ne veux pas que mes gens aient
pitié de moi à cause de mon indigne mari.

— Vous avez terminé, Madame?

— Oui, murmura-t-elle, les yeux baissés.

— Une seule chose est importante: vous êtes ma femme. C'est-à-dire que vous
m'appartenez, je peux disposer de vous à ma guise. Le nierez-vous ?

— Non... avoua-t-elle, malheureuse.

— Alors n'oubliez plus jamais que vous devez me rendre des comptes. Moi, je ne vous
dois rien.

Il se vêtit rapidement et sortit. Quand la porte se ferma sur lui, Beatrix poussa un profond
soupir. Il ne l'avait pas frappée pour son audace. Seulement mise en garde. Mais une mise
en garde méprisable... de la part d'un homme méprisable.
13

Wilda s'arrêta un instant devant la porte de sa maîtresse, inquiète. Sir Rolfe était venu la
veille, elle le savait, et il était reparti d'une humeur épouvantable. Lady Beatrix avait paru
abattue tout le reste de la journée et, en vérité, le pire restait encore à venir.

Le ciel se teintait du mauve de l'aurore quand quatre chevaliers escortés s'étaient présentés
à la grand-porte du château. Prêts à tout, les serviteurs s'armèrent, mais cela se révéla
bientôt inutile. L'appel aux armes résultait d'un quiproquo : le veilleur de nuit ne parlait
qu'anglais, or les hommes qui se tenaient à la porte venaient tout droit de France et ne
parlaient pas sa langue. Ç'avait été la confusion la plus totale jusqu'à ce que Sir Guibert
arrive et débrouille la situation.

A présent, l'escorte attendait dans la cour et les quatre chevaliers dans la pièce commune.
On avait envoyé Wilda réveiller sa maîtresse. Sir Guibert fronça les sourcils en la voyant
hésiter devant la porte.

— Wilda !

Elle lui jeta un regard peiné avant de se glisser dans la pièce sombre où elle alluma un
candélabre.

— Je n'ai pas envie de me lever, Wilda, murmura Beatrix, encore tout endormie.
— C'est Sir Guibert qui m'envoie. Madame. Les hommes de votre époux sont là. Ils... ils
disent que vous devez les accompagner à Crewel.

Il y eut un long silence. . Pourquoi ? souffla enfin Beatrix.

— Ils ne l'ont pas précisé.

—Donne-moi mon peignoir. Vite.

Wilda s'exécuta sans se douter que sa maîtresse avait l'intention de sortir ainsi vêtue.

— Madame ! protesta-t-elle tandis que Beatrix se précipitait hors de la pièce.

La jeune femme s'arrêta lorsqu'elle aperçut les quatre chevaliers près de la cheminée en
compagnie de Sir Guibert. Alors elle voulut faire volte-face avant qu'ils ne la voient. Elle
s'attendait à trouver des soldats, de qui elle pourrait exiger des explications. Mais les
chevaliers ne se laisseraient pas intimider...

Elle se força néanmoins à avancer vers eux.

— Vous êtes ici sur ordre de Rolfe d'Ambert ?

Elle n'obtint pas de réponse. Trois des chevaliers se

détournèrent même. Le quatrième, qu'elle savait être Sir Thorpe, lui lança un regard noir. Sir
Guibert perdit son sang-froid.

— Vous allez répondre, ou Lady Beatrix ne quittera pas Pershwick !

— Lady Beatrix ? répéta Sir Thorpe, très gêné.


La jeune femme était tout aussi embarrassée: ils

n'avaient pas deviné qui elle était, et ce n'était guère surprenant, vêtue comme elle l'était,
les cheveux dénoués.

—! Pardonnez-nous, Lady Beatrix, dit l'un des plus jeunes. Nous ne savions pas...

Elle l'interrompit d'un geste.

— Je comprends. Je ne vous ai pas reçus dans la tenue qui convenait. Vous êtes...

— Richard Amyas.

Tandis qu'il lui présentait ses compagnons, elle lut une franche admiration dans son regard
vert. Sir Reinald, plus jeune encore, possédait un sourire dévastateur et la beauté d'un ange.

Sir Pierce, à l'opposé, avait le visage tellement ravagé de cicatrices qu'on avait envie de le
plaindre, mais il était doté de remarquables yeux violets, qui fixaient pour l'instant Beatrix
sans aménité, et elle se demanda pourquoi.

Thorpe de la Mare, à peu près de l'âge de Sir Guibert, semblait s'amuser intérieurement.
Dans ses yeux bruns dansait une étincelle de rire, et Beatrix eut bien du mal à s'empêcher de
l'interroger sur la raison de cette gaieté.

Ils lui annoncèrent qu'ils étaient chargés de l'escorter jusqu'à Crewel.

— Mon époux n'a rien dit d'autre ? s'enquit-elle.


— Il vous prie d'emporter tous vos effets personnels. Sans doute souhaite-t-il que vous
vous installiez chez lui.

Beatrix faillit se trouver mal. Naguère elle s'était résignée à l'idée de vivre à Crewel et d'y
souffrir, mais on l'avait renvoyée à Pershwick, pour son plus grand bien. A présent, tout était
perdu.

— J'ai besoin de temps pour préparer mes affaires, s'entendit-elle répondre d'une
petite voix.

— C'est pourquoi nous sommes venus si tôt ! répliqua joyeusement Sir Thorpe. Mais
nous vous prions de vous hâter, Madame.

Se dépêcher pour ce qui l'attendait ? Au bord des larmes, elle se tourna vers Sir Guibert.

— Veillez à ce qu'on s'occupe d'eux, et envoyez-moi tous les serviteurs disponibles, je


vous prie.

Sur un petit signe de tête à l'intention des chevaliers, Beatrix rentra dans sa chambre. Elle
passa le reste de la matinée à donner des ordres brefs et à s'interdire de réfléchir, sous
peine de se mettre à trembler nerveusement et à pleurer.

Elle était en pleine confusion. Malgré elle, elle s'était détendue, avec Rolfe ; elle avait
apprécié sa présence. C'était ce qui l'avait bouleversée quand il s'était de nouveau montré
brutal. Il n'avait aucun besoin de séduire son épouse pour l'amener dans son lit. Il lui suffisait
de le lui ordonner. Pourrait-elle le supporter, si elle méprisait cet homme ? Elle haïssait
jusqu'à sa beauté qui, comme un appât diabolique, l'attirait contre son gré.

C'était sans espoir. Elle serait déchirée par les émotions contradictoires qu'il éveillait en elle.
14

Il était tard, ce soir-là, quand Rolfe rentra du siège de Wrothe. Après avoir quitté Pershwick,
la veille, il était passé brièvement à Crewel, assez longtemps toutefois pour parler à Lady
Amelia.

Rolfe n'avait aucune envie de se remémorer cet entretien, qui s'était déroulé aussi mal que
possible. Lorsqu'il avait annoncé à Amelia qu'elle devait retourner à la cour et pourquoi, elle
avait éclaté en sanglots et l'avait supplié de ne pas la renvoyer.

Ses larmes l'ennuyèrent simplement. Après tout, jamais il n'avait été question d'amour entre
eux. Mais il comprit mieux son désespoir quand elle lui avoua être enceinte. Ce n'était pas
une nouvelle réjouissante, pourtant Rolfe ne pouvait faire moins que de la garder au
château jusqu'à la naissance du bébé. Elle avait accepté de lui laisser ensuite l'enfant et de
disparaître de sa vie. Et accepté de bon coeur, en vérité. En attendant, elle avait promis de
se comporter avec discrétion et de ne déranger en rien la vie de Rolfe et de son épouse.

Il avait tout de même émis le souhait de la voir passer sa grossesse ailleurs.

— Tu serais mieux dans un autre de mes fiefs. Axe-ford est très confortable.

— Pourquoi, monseigneur? Votre épouse ignore tout de nos relations. Elle me prend
pour votre gouvernante.

— Néanmoins...
— Non ! Je vous en prie s'était-elle écriée en fondant de nouveau en larmes. Dans mon
état, je ne supporterais pas de vivre avec des étrangers. Et votre femme n'aura pas à se
plaindre de moi. je vous le jure. Il n'y a pas d'autre présence féminine ici; je lui tiendrai
compagnie. Je vous en supplie...

Il aurait dû refuser, mais il n'avait pu. Il devait veiller au bien-être de cette Jeune femme
durant sa grossesse. et après tout, il n'y avait pas de mal à ça. il céda donc.

A présent, en franchissant le pont-levis du château, il ressentait un trouble étrange. Mais


cette sensation disparut dés tors qu'il retrouva Thorpe assis près de l'immense cheminée de
la salle commune. Il savait que son ami l'attendrait.

La plupart des autres dormaient. Les serviteurs avaient installé leurs paillasses le long du
mur. et on entendait des ronflements sonores. Un groupe d'hommes d'armes plaisantait
prés de l'autre cheminée, plus petite. Il y avait seulement quelques candélabres allumés.
vers l'escalier qui menait à l'étage, et le hall était si vaste qu'ils ne l'éclairaient guère. Quant
aux deux feux, ils donnaient peu de lumière, car on les rechargeait moins souvent par les
nuits douces.

Rolfe vint s'asseoir â côté de Thorpe, qui lui jeta un regard dénué de tout intérêt. II aurait
aussi bien pu regarder un grain de poussière. C'était tout lui! Thorpe n'était jamais aussi
agaçant que quand il savourait une victoire. Il ne se vantait pas, il ne pavoisait pas. mais son
silence forçait les commentaires.

— Comme tu ne dis rien, je suppose que tu n'as pas eu de mal à exécuter mes ordres.
Elle est là ?

— Oui.

— Tout s'est bien passé?

— Son vassal a failli nous transpercer de son épée. mais...


Il se mit à rire devant l'expression de Rolfe.

— A-t-elle...

— Pas du tout ! rectifia vivement Thorpe. L'homme s'est indigné du manque de respect
que nous manifestions envers Lady Beatrix. C'était une faute pardonnable. Nous ne savions
pas qui elle était quand elle est venue vers nous...

— Comment a-t-elle réagi ?

— Elle n'a pas eu l'air enchantée de nous voir, si c'est ce que vous voulez savoir. Elle a
seulement voulu s'entendre confirmer que c'était bien sur votre ordre que nous devions
l'emmener. Ensuite elle s'est aussitôt mise à empaqueter ses effets.

— Et ici ?

— Soyez plus précis, demanda Thorpe innocemment.

— A quoi bon ? Tu connais toutes mes pensées, parfois même avant moi, rétorqua
Rolfe. Ne m'oblige pas à te supplier de parler.

Thorpe sourit.

— Il n'y a pas grand-chose à raconter. Elle s'attendait sans doute que vous soyez là pour
l'accueillir. En constatant que ce n'était pas le cas, elle s'est retirée dans votre chambre, et
nous ne l'avons pas revue depuis. Les deux servantes qui l'ont accompagnée sont prés d'elle.
Qu'allez-vous faire de Damian ? Partagera-t-il l'antichambre avec elles ?

— Je l'ai laissé à Wrothe. De toute façon, dorénavant je ne veux plus que qui que ce
soit dorme là. Il y a bien d'autres endroits, dans cette demeure.

— C'est évident, dit Thorpe avec un sourire entendu.


Ils devisèrent encore un peu, puis Rolfe s'engagea dans l'escalier en colimaçon qui menait à
sa chambre. Il trouva en effet les deux servantes endormies dans l'antichambre. L'une d'elles
avait même installé sa paillasse en travers de la porte, et quand il la poussa, elle émit un
petit cri qui éveilla l'autre. Un instant plus tard, la porte de la chambre s'ouvrit sur Beatrix
qui serrait un peignoir autour d'elle.

La lumière sourde d'une bougie mettait en valeur le délicat visage de la jeune femme ; Rolfe
resta un instant sous le charme. Puis il se ressaisit et ordonna brusquement aux servantes de
disparaître.

— Vous pouvez dormir ici lorsque je suis absent si votre maîtresse le souhaite, dit-il, pas
quand je séjourne au château. Vous viendrez vous occuper d'elle au matin mais n'entrerez
pas dans la chambre sans en avoir été priées. Si je ne suis pas levé, quelle que soit l'heure, je
ne veux pas être dérangé. Est-ce bien compris?

Wilda et Mary lancèrent un regard interrogateur à Beatrix. Elle acquiesça d'un signe, et elles
firent de même à l'intention de Rolfe. Cette réaction aurait pu le mettre en colère, mais il
s'en amusa plutôt, tout en prenant soin de n'en rien laisser paraître.

— Descendez. Sir Thorpe vous montrera les quartiers des femmes.

En entrant dans la chambre, il déclara:

— Cest aimable à vous d'être revenue si vite.

— Avais-je le choix, monseigneur ?

— Non, mais vous auriez pu trouver mille prétextes pour retarder votre départ. Je suis
heureux qu'il n'en ait rien été.

La jeune femme était restée debout près de la porte.


— Fermez, Beatrix, et venez ici.

Elle n'aimait guère qu'il utilisât son nom si aisément, et elle se méfiait de son calme. Elle
obéit à contrecœur, puis se dirigea vers une commode près du lit pour y chercher une
ceinture. Rolfe soupira. Elle n'avait pas fait un pas vers lui.

— En sera-t-il toujours ainsi ? demanda-t-il après s'être débarrassé de son épée. Aurai-
je toujours besoin de vous prier de m'aider?

Beatrix rougit. Il avait raison. Une épouse devait aller au-devant des besoins de son mari.
Pourtant, elle ne bougea pas.

— Je ne suis pas un écuyer, monseigneur. Il se raidit.

— Vous refusez de m'aider?

Beatrix frémit. Elle n'osait se rebeller ouvertement, mais..,

— Il y s des serviteurs, ici...

— Et vous préféreriez aller en réveiller un plutôt que de vous approcher de moi ? Il est
tard, femme. Tout le monde dort, sauf vous et moi.

— Je... Comme il vous plaira, monseigneur.

Elle se força à obéir, satisfaite néanmoins de lui avoir exprimé son manque d'enthousiasme,
que cela le contrarie ou non.

Rolfe s'apprêta à s'asseoir sur un tabouret, mais elle l'arrêta :


— J'en aurai besoin...

Le tabouret ne mesurait guère plus de soixante centimètres de haut, pourtant Rolfe le


regarda, sceptique.

— On ne peut pas monter dessus.

— C'est ce que je fais avec Sir Guibert, insista-t-elle en y grimpant.

— Vous allez tomber!

— Mais non! se moqua-t-elle.

Il s'agenouilla.

— J'avais oublié combien vous êtes menue...

Sa voix était rauque... une caresse. Il levait les yeux vers elle, et Beatrix refusa de croiser son
regard. Elle se pencha vivement pour attraper le bas de sa cotte de mailles. Plus vite elle en
aurait terminé...

Elle passa le haubert par-dessus la tète de Rolfe mais il était plus lourd que celui de Sir
Guibert. Elle perdit soudain l'équilibre et tomba vers l'arrière.

Rolfe la rattrapa au vol et la garda dans ses bras.

— Ce n'est pas une tâche pour vous, en effet, dit-il.

— Lâchez-moi !
Se sentir prisonnière de ses bras l'ennuyait tant qu'elle avait parlé d'une voix très sèche.
Sitôt libérée, elle courut se réfugier sur le lit dont elle ferma les rideaux.

Rolfe ramassa le tabouret et s'y assit, pensif, le regard tourné vers le lit. Sa petite épouse ne
serait pas facile à apprivoiser. Il avait cru que sa mise en garde de la veille avait porté ses
fruits mais elle n'avait fait qu'aggraver la situation. Il se passa la main dans les cheveux,
exaspéré. Il n'avait su comment se comporter alors, après le brusque accès de fureur de
Beatrix, et rien ne s'était arrangé depuis. La jeune femme n'appréciait guère les brusqueries,
cela paraissait évident. Cependant, Rolfe n'était pas certain d'arriver à contrôler son
tempérament explosif.

Il avait été plus touché qu'il ne voulait bien le reconnaître, lorsqu'elle avait dit se moquer du
nombre de ses maîtresses tant qu'il ne s'agissait pas du personnel de Pershwick. La jalousie,
il comprenait. Mais l'indifférence ?

Comment toucher cette ravissante personne, lui montrer qu'il voulait tout recommencer du
début ? Elle aurait dû se douter de ses intentions, quand il l'avait envoyé chercher.

Rolfe se débarrassa rapidement de ses vêtements.

Il ne souffla pas la bougie, ne ferma pas le rideau de son côté du lit, pour ne pas plonger la
couche dans l'obscurité.

Beatrix lui tournait le dos. Toujours vêtue de son peignoir, elle était profondément enfouie
sous les couvertures. Il les rejeta et la souleva pour l'asseoir sur ses genoux. Elle ne broncha
pas. Alors il la berça comme une enfant, tendrement, bien qu'il la sentît tendue dans ses
bras.

Il la garda ainsi longtemps; il réfléchissait.

— Quel âge avez-vous, Beatrix ? demanda-t-il enfin.


Il avait parlé doucement, pourtant sa voix fit l'effet

d'une explosion dans le silence de la chambré.

Beatrix prit son temps pour répondre.

— J'ai vécu dix-neuf années.

— Et moi dix de plus. Pensez-vous que je sois trop vieux pour vous ?

— Je... je suppose que non.

Rolfe faillit rire de cette réponse réticente.

— Alors vous n'aimez pas le fait que je sois brun ?

— Vous ne l'êtes pas tant! Votre peau dorée... Beatrix s'interrompit, consternée. Un
peu plus et elle allait lui avouer combien elle le trouvait beau!

— Voulez-vous me dire, alors, ce qui vous déplaît dans mon apparence physique ?

Voilà. Il voulait vraiment l'entendre... Elle se serait fait couper la langue plutôt que de flatter
sa vanité. S'il aimait les compliments, il irait en chercher ailleurs... ce qu'il faisait sans doute
souvent.

— Impossible, monseigneur. La liste en est si longue que cela vous ennuierait.

Beatrix fut enchantée de l'entendre éclater de rire.


— Mon cœur, rien de vous ne m'ennuie. Vous êtes toute petite, mais cela même me
plaît.

Quel cruel mensonge ! On ne renvoie pas ce que l'on aime !

— Vous ne vouliez pas d'une épouse.

— Pourquoi dites-vous cela?

— Est-il normal pour un tout jeune marié de chercher l'oubli dans la boisson le soir de
ses noces?

— En réalité, répondit-il, un peu mal à l'aise, je répugnais à m'imposer à vous après que
l'on m'eut dit pourquoi vous vous dissimuliez sous un voile.

Beatrix fut surprise. Non de ce qu'il sût qu'elle avait été battue — son père avait sans doute
été obligé de l'avouer — mais, qu'il eût agi par considération envers elle. Cependant, Rolfe
détruisit vite cette douce illusion.

— Et ce qu'on m'avait dit de vous avant le mariage n'était guère flatteur.

— Je vois, dit-elle froidement. Donc, je suppose que ce n'était pas ma personne qui
vous intéressait.

— La plupart des mariages commencent ainsi.

— Certes. Mais vous ne désiriez pas avoir de femme.

— Ce que je trouvais odieux, répondit-il dans un accès de franchise, c'étaient mes


raisons de vous épouser. La colère m'a poussé à demander votre main, et après je ne
pouvais plus me dégager. Mais il était temps que je prenne femme. Elle se tut, et Rolfe se
sentit désorienté. Il lui avait dit la vérité. Qu'y avait-il à ajouter ?

Il lui leva doucement le menton pour l'obliger à le regarder.

— N'est-il pas suffisant, quelles que soient les raisons de notre union, que j'en sois à
présent tout à fait heureux ?

— Vous m'avez renvoyée... dit-elle d'une toute petite voix qui l'étonna elle-même.

— J'ai eu tort, avoua-t-il en penchant la tête vers elle.

-— Mais...

Elle ne savait plus où elle en était.

— Vous voulez dire... c'est pour ça que vous m'avez fait venir ? Pour tout recommencer
?

— Oui... Oh, oui, mon amour ! souffla-t-il contre ses lèvres.

Jamais auparavant il ne s'était senti en telle harmonie avec une femme, jamais il n'avait été
aussi heureux de voir une femme s'offrir. Quand il la sut enfin complètement détendue, il
poursuivit ses avances, sans oublier toutefois son inexpérience. Il ne devait pas la brusquer.

Il l'embrassa de toutes les manières possibles, depuis le léger effleurement jusqu'au baiser
profond qui la remuait tout entière. Elle découvrait une foule de sensations nouvelles qui la
laissaient étourdie, grisée.
Elle ne sut pas quand son peignoir lui avait été ôté, mais elle fut merveilleusement
consciente de la première caresse de Rolfe sur sa poitrine nue. Elle sentit les bouts de ses
seins se durcir.

Elle glissa une main dans le dos de Rolfe, tandis que l'autre caressait son épaule. Elle aimait
le toucher, elle voulait le connaître, elle goûtait le jeu des muscles sous sa peau ferme. Elle
lui rendait ses baisers, à présent, provocante, tentatrice.

Il l'étendit doucement sur le lit et, avant même que sa tête ait touché l'oreiller, prit entre ses
lèvres un téton rose et fit avec sa langue ce que ses doigts avaient accompli auparavant.

Il promena tendrement sa main sur son ventre, ses cuisses, s'approchant toujours plus du
cœur de sa féminité. Un désir irrésistible envahissait Beatrix, et elle se cambra à la rencontre
de sa caresse. Quand les longs doigts de Rolfe pénétrèrent en elle, elle gémit et lui prit la
tête entre ses mains pour le serrer encore plus fort contre elle.

Peu d'hommes traitaient une femme avec un tel respect. Les mains qui la touchaient étaient
à la fois pleines d'adoration, douces et merveilleusement excitantes.

Rolfe promena sa langue dans la vallée de ses seins, sur son ventre, auquel il rendit le même
hommage. Puis il écarta doucement ses jambes et glissa les mains sous ses reins pour
l'amener à lui.

Elle rejeta la tête en arrière avec un petit cri étranglé lorsque sa langue entra en elle. Il resta
ensuite un long moment immobile, la joue posée sur ses cuisses. Il la rendait folle, elle était
sur le point de le supplier de la prendre.

Rolfe, parfaitement conscient de son désir exacerbé, remonta doucement, glissa sur elle,
joua à effleurer ses seins de la toison de son torse, la faisant trembler de plaisir. Puis sa
langue trouva de nouveau le chemin de sa bouche et au même moment, avec une lenteur
exaspérante, il la pénétra.

Durant une éternité, seule la bouche de Rolfe fut vivante. Mais rien ne pouvait faire oublier
à Beatrix la merveilleuse chaleur qui l'emplissait, et quand elle le sentit bouger, elle ne put
s'empêcher de gémir; plainte qui se transforma en cri de plaisir quand il revint en elle.
C'était le cadeau qu'il lui faisait : chacun de ses assauts était délicieusement prolongé.

Quand il la sentit vraiment prête, Rolfe se retira presque entièrement, et elle poussa un cri,
suspendue au-dessus d'un précipice. Alors il plongea profondément, et elle explosa dans une
extase qui la submergea, chaque vague plus extraordinaire que la précédente, puis elle
perdit conscience. Elle se rendit à peine compte qu'il posait sur ses lèvres un dernier et très
tendre baiser.
15

— Madame ?

Beatrix ouvrit les yeux et s'aperçut qu'elle reposait sur le ventre, son oreiller entre les bras.
Jamais elle ne dormait dans cette position. Puis les événements de la nuit lui revinrent et elle
se sentit tout alanguie.

— Madame ?

Wilda, près d'elle, lui tendait son peignoir. Beatrix soupira. Elle aurait préféré rester au lit à
savourer ses souvenirs, ou trouver son mari à ses côtés, plutôt que sa servante.

— Est-il très tard ? demanda-t-elle.

— Oh, non. Maintenant qu'il est en bas, j'ai pensé pouvoir sans danger venir vous
réveiller pour la messe, dit sèchement Wilda.

Beatrix sourit. Elle savait pourquoi la jeune fille était en colère.

— Si je partage sa chambre, je dois aussi partager ses habitudes... As-tu bien dormi ?
s'enquit-elle pour changer de sujet.
— Du diable si j'ai bien dormi! Ces puces!... J'ai pratiquement été dévorée vivante !

Beau ix compatit. Elle-même avait été piquée durant la nuit.

— Cet endroit est...

Elle se rappela le choc qu'elle avait reçu la veille en pénétrant dans la salle commune.

— Affreux, termina Wilda. Les cuisines et les quartiers des serviteurs sont pires que
tout le reste. Cette pièce est la seule à peu près propre.

Beatrix fronça les sourcils, tandis que Wilda entreprenait de brosser sa longue chevelure.

— Pourquoi, à ton avis ? Certes, il n'y a plus de maîtresse à Crewel depuis la mort de la
mère d'Alain, mais ensuite, l'intendant des Montigny s'est chargé de tout. Et à présent, il y a
Lady Amelia.

Elle haussa les épaules en se rappelant la vermine qu'elle avait vue ramper dans la paille de
la pièce commune, vermine qui vivait sur des os, de la viande avariée, voire des excréments
de chien!

— Celle-là, elle ne se donne pas trop de mal, dit Wilda. Et les serviteurs, d'après ce que
j'ai pu constater, ne font rien de plus que ce qu'on leur ordonne. Ils n'ont même pas envie
d'améliorer leurs quartiers.

— Comment mon mari peut-il... Je ne l'aurais jamais cru capable de vivre ainsi.

— Il est rarement là, Madame.

— Pardon ?
— C'est ce que Mildred m'a dit, avoua Wilda. C'est un guerrier, il vit dans des camps...
Les conditions ne doivent pas y être très différentes.

— Qu'est-ce que Mildred t'a dit d'autre? insista Beatrix.

— Apparemment, Madame, commença Wilda, ravie d'avoir quelque chose à raconter,


parmi tous les châteaux dont lui a fait cadeau le roi, seul Crewel s'est ouvert à lui sans
bataille, grâce à la fuite d'Alain. Et tout était en pagaille, ici, de toute façon. Vous rappelez-
vous le tournoi dont nous avions entendu parler ?

— Vaguement, répondit Beatrix, mal à l'aise.

— Eh bien, c'était un prétexte pour rassembler les vassaux et les châtelains en un


même endroit afin qu'ils puissent faire serment d'allégeance à leur nouveau seigneur.

S Je vois... Plutôt que de les voir un par un. Un homme seul pourrait refuser et s'enfermer
purement et simplement dans sa demeure.

— Exactement ce que Mildred dit ! s'écria Wilda, fière de sa maîtresse. Et ils sont tous
venus, mais ils n'ont pas prêté serment. Ils ont attaqué Sir Rolfe, puis ils se sont enfuis.

Beatrix comprenait mieux la scène à laquelle elle avait assisté ce jour-là.

— Qu'a fait mon époux, après l'attaque ?

— Le siège des sept places fortes.

— Comment ?... Sept ? A-t-il suffisamment d'hommes ?

Wilda haussa les épaules.


— Combien de soldats faut-il pour assiéger un châ-i teau ? Pershwick n'a jamais...

— Je sais, je sais, coupa Beatrix, impatientée, | l'esprit ailleurs.

Elle était stupéfaite. C'était une tâche presque impossible, en tout cas démesurée.

— Es-tu sûre d'avoir bien entendu, Wilda ? Peut-être mon mari ne mène-t-il la guerre
que sur l'un de ses fiefs...

— Non, Madame. Quatre des châteaux sont d'ores et déjà conquis. Le siège est mis
devant Wrothe, les autres sont fermés et attendent les ordres.

Beatrix commençait à comprendre l'importance de tous ces combats.

— Alors, je ne verrais guère mon époux au cours des prochains mois, n'est-ce pas ?

— Cela devrait vous soulager... Beatrix sourit intérieurement tandis que Wilda

allait lui chercher ses vêtements. La servante restait persuadée que sa maîtresse détestait
son mari.

— Wilda, je veux être belle, aujourd'hui ! déclara-t-elle. J'aimerais la robe de soie bleue
que nous avions achetée à un marchand français.

— Mais vous ne la portez que dans les occasions exceptionnelles. Vous avez même
refusé...

— Je sais. Je n'ai pas trouvé que mon mariage fût assez important, mais à présent, je
veux la porter.
Wilda ne discuta pas plus avant, et Beatrix demeura étrangement silencieuse tandis que la
servante la revêtait de la chemise bleu sombre à manches longues. Elle passa ensuite une
tunique lie-de-vin en laine d'Espagne. Fendue sur les côtés, elle s'ornait de manches
richement brodées. La robe la moulait comme la mode l'exigeait, et la ceinture de fils
d'argent, nouée souplement à la taille, lui descendait jusqu'aux genoux.

Beatrix laissa ses cheveux libres, de lourdes mèches tombant sur ses seins à la place des
nattes qu'elle portait généralement. Un jonc d'argent, sur sa tête, retenait un petit carré de
linon blanc. Elle compléta sa tenue avec des souliers de cuir souple et des bas de laine bleue.

— Suis-je à la hauteur de la position de mon époux ? risqua-t-elle avec un petit sourire.

— Certainement!

Wilda sourit aussi, heureuse d'avoir contribué à rendre sa maîtresse si belle.

— Alors, ne restons pas cachées plus longtemps. Nous aurons fort à faire, dans les
semaines qui viennent. Autant commencer tout de suite!

Les yeux de Wilda pétillèrent.

— Donnez-moi le champ libre, Madame, et je m'arrangerai pour que ces paresseuses...

— Chaque chose en son temps, coupa Beatrix. Il me faut d'abord l'autorisation de mon
seigneur.

Wilda n'aimait pas ça du tout. Sa maîtresse n'avait plus le dernier mot, et la servante ne
tenta même pas de cacher son mécontentement quand elles quittèrent la pièce.
16

Mais une surprise attendait Beatrix. En sortant de la petite chapelle, où le prêtre de Crewel
disait plusieurs messes chaque matin, elle rencontra Amelia sur son chemin.

Beatrix parvint à dissimuler sa surprise, mais pas Amelia : elle s'attendait bien à trouver la
jeune femme avenante. Si Rolfe l'avait amenée chez lui, c'est qu'elle devait lui plaire.
Cependant cette radieuse jeune personne aux traits fins et aristocratiques, au teint d'opale
était beaucoup trop ravissante. Quel homme voudrait d'une maîtresse lorsqu'il avait pour
femme une telle beauté ?

Amelia fut prise de panique. Elle avait menti au sujet du bébé. Rolfe l'avait crue, comme elle
l'espérait. Dans quelques mois, quand il aurait de nouveau renvoyé Beatrix, elle aurait
prétendu avoir fait une fausse couche... Et tout serait redevenu comme avant.

Mais cette épouse ne serait pas chassée si vite ! Peut-être même jamais. Or si elle restait au
château, Amelia ne pourrait dire qu'elle avait perdu le bébé, car alors Rolfe l'enverrait
immédiatement faire ses bagages. Elle n'avait plus le choix : il lui fallait au plus tôt attendre
un enfant. Et si Rolfe n'avait plus envie d'elle ? Bah, n'importe quel homme aussi brun que
lui ferait l'affaire... Sir Evarard, ou ce superbe jeune chevalier... comment s'appelait-il, déjà ?
Ce n'était pas le père qui importait. Une fois véritablement enceinte, elle gagnerait du temps
; peut-être même convaincrait-elle Rolfe de les entretenir à vie, elle et « leur » enfant.

— Lady Beatrix, je dois l'avouer, je ne vous avais pas reconnue.

— Il s'est passé beaucoup de choses, ces derniers temps, dit doucereusement Beatrix.
— Je vous prie de bien vouloir m'excuser de n'avoir pas été là pour vous accueillir hier,
improvisa Amelia. J'étais tellement occupée à rassembler toutes mes affaires... Rolfe ne m'a
guère laissé de temps, et j'ai dû déménager à la hâte. Mais je suppose que vous aussi.

Beatrix était stupéfaite par l'aplomb de cette femme. Lui déclarer froidement qu'elle venait
seulement de quitter la chambre de Rolfe ! Comme si cela ne suffisait pas, cette créature
insinuait qu'elle resterait à Crewel, malgré la présence de Beatrix.

— Vous habiterez toujours ici ? demanda-t-elle.

— Où voudriez-vous que je vive, Madame ? répondit Amelia, faussement innocente. Je


suis la gouvernante de Rolfe...

— Je sais ce que vous êtes. N'oubliez pas que vous me l'avez vous-même dit.

Amelia haussa les épaules.

— Oh, j'ai bien essayé de dire à Rolfe que cela vous contrarierait peut-être, mais il a
prétendu qu'il n'y avait pas de raison. Il vaudrait sans doute mieux que vous... ne lui
racontiez pas que vous êtes au courant de nos... Vous voyez ce que je veux dire ? Rolfe a
horreur des gens soupçonneux.

— Soupçonneux ? s'étrangla Beatrix.

— Avez-vous déjà assisté à une colère de Rolfe? poursuivit Amelia en frissonnant de


manière tout à fait convaincante. C'est absolument terrifiant. Je le

. fuis, quand il est dans cet état-là. Et vous le ferez aussi. Mais c'est hors de propos. Non, je
sais que vous n'êtes pas jalouse. Vous m'avez bien dit que vous ne vouliez pas de Rolfe...

— Et vous m'avez bien dit qu'il ne m'importunerait pas ? contra Beatrix.


Amelia soupira.

— Vous voyez comme il est inconstant. Mais prenez patience, il changera sûrement
d'avis une fois encore.

Beatrix préféra parler d'autre chose.

— Dites-moi, qui s'occupe de cette maisonnée ?

— Rolfe m'en a chargée, mais c'est une tâche dont je me serais volontiers débarrassée.

— Si... ?

Amelia baissa les yeux.

— J'ai dit à Rolfe que je serais heureuse que vous m'aidiez, mais... euh... il m'a ordonné
de ne pas m'occuper de vous. Il ne tient pas à ce que vous agissiez ici comme à Pershwick. Il
n'aime pas la façon dont vous dirigez vos gens. Sans doute était-il alors encore en colère au
sujet de...

— Savez-vous où il se trouve en ce moment ? coupa Beatrix.

— Bien sûr. Il me dit toujours où il est. On l'a appelé aux écuries. Un imbécile a placé
son cheval de guerre près de votre palefroi, et...

Avant même qu'Amelia eût terminé sa phrase, Beatrix avait tourné les talons. Elle se
retrouva dans la cour intérieure où elle s'arrêta un instant pour se laisser pénétrer par la
chaleur du soleil. Elle voulait se persuader que cette conversation n'avait pas eu lieu. Elle
aurait tout aussi bien pu prétendre qu'elle ne se trouvait pas au château de Crewel!
17

C'était une radieuse matinée d'été. Le soleil caressait le velours des fleurs, les oiseaux
s'égosillaient joyeusement.

Après avoir quitté Amelia, Beatrix attendit, cachée, de voir son mari rentrer. Dès qu'il eut
franchi la porte de la salle commune, elle se rendit aux écuries pour vérifier que sa douce
jument n'avait pas été blessée par le cheval de Rolfe. Rassurée, elle s'engagea dans le sentier
qui menait à la forêt. Elle avait besoin de la solitude du sous-bois.

Elle fut de retour au château vers le milieu de l'après-midi, mais elle ne supportait pas
encore l'idée de voir son époux. Cherchant une occupation, elle découvrit le jardin potager.
Elle fut horrifiée! il était tellement envahi de mauvaises herbes qu'on n'apercevait même
plus les légumes.

Il était déjà navrant que Crewel fût tellement négligé, mais un jardin était source de
nourriture. On y trouvait de quoi rendre les plats plus savoureux. On y cueillait des herbes
pour soulager les maux. Il était intolérable qu'un jardin se trouvât dans cet etat.

— On vous cherche. Madame.

Beatrix se retourna vivement en entendant la petite voix. Une fillette de sept ou huit ans
était agenouillée, occupée à arracher les mauvaises herbes. Au moins, une personne faisait
un effort !

— Comment t'appelles-tu, petite?

— Idelle.
Beatrix adressa un sourire encourageant a l'enfant qu'elle sentait intimidée.

— Il te faudrait de l'aide, pour ce désherbage.

— Oh, non. Madame. Le cuisinier ne serait pas content si je n'y arrivais pas toute seule.
Je dois seulement ramasser des feuilles pour la salade.

— Des feuilles ? T'a-t-on dit lesquelles ?

Le petit visage s'attrista.

— J'ai demandé, mais le cuisinier m'a dit n'importe lesquelles. J'ai mal fait ? Je ne
voulais pas mal faire, Madame.

— Non, tu as obéi aux ordres, dit gentiment Beatrix. Depuis quand aides-tu aux
cuisines, Idelle ?

— Pas longtemps. J'apprenais à tisser, mais Lady Amelia n'aime pas qu'il y ait des
enfants au château, alors ma sœur m'a envoyée à la cuisine,

— Quelqu'un aurait dû t'apprendre quoi choisir et quoi rejeter, dans tout ce fouillis. Les
herbes que tu as cueillies s'appellent des « bonnes-à-rien ».

Idelle sourit.

— Pour de vrai ?

— Pour de vrai, répondit Beatrix en lui rendant son sourire. Maintenant, voyons...
Elle se pencha pour examiner le sol.

— Ah, voilà ! Celles-ci devraient convenir pour la salade.

Elle se mit à remplir le panier de feuilles de pissenlit.

— Une fois de plus, je vous découvre dans un jardin !

Beatrix se pétrifia, le souffle coupé.

—- Je vous avais dit qu'on vous cherchait, murmura Idelle.

Beatrix essaya en vain de sourire.

— Mais oui. Retourne aux cuisines, à présent, petite. Le cuisinier devra se contenter de
ça.

Elles se levèrent en même temps. Idelle s'enfuit vivement devant l'intimidant Rolfe tandis
que Beatrix lui faisait face.

Elle fut frappée de nouveau par la beauté de cet homme et, un moment, elle oublia tout le
reste, perdue dans sa contemplation. Des chausses qui moulaient les muscles de ses jambes
à la tunique attachée par . des lacets d'or, toute sa tenue mettait en valeur la puissance de
son corps.

Comme elle croisait ses yeux bruns, elle repensa aux paroles d'Amelia. Elle décida de ne pas
s'humilier en posant des questions sur là jeune femme, et ne lui demanda pas non plus
pourquoi il l'avait fait venir chez lui. Son prétendu désir de recommencer au début n'était
évidemment qu'un mensonge. Or elle ne supportait plus les mensonges.

— Vous appelez cet endroit un jardin, monseigneur ?


Le sujet était relativement anodin.

Rolfe jeta un rapide coup d'œil autour de lui avant de revenir à l'adorable créature qui se
tenait là.

— Je ne connais rien aux jardins.

— Vous avez vu le mien, à Pershwick.

— Croyez-vous ? demanda-t-il dans un sourire en s'approchant dangereusement. Non,


Petite Fleur. Je ne voyais que vous.

Elle devint rouge comme un coquelicot. C'était insupportable, cette complexité de


sentiments qu'il éveillait en elle. Elle devait y mettre fin.

— M'appelez-vous Petite Fleur pour me rappeler que vous avez faillim'humilier devant
mes gens?

La bonne humeur1 de Rolfe s'évanouit. Elle était en colère. Ses yeux brillaient comme de
l'argent poli, ses sourcils étaient froncés, ses lèvres serrées. Et cela faisait monter sa propre
irritation.

— Bon Dieu ! Je croyais en avoir fini avec cette histoire !

Beatrix tressaillit. Mais elle ne lâcha pas un pouce de terrain.

— Je me demandais seulement pourquoi vous me rappeliez ce navrant incident. ; Avec


quelle intelligence elle le faisait passer pour un lourdaud ! II n'allait pas être facile
d'amadouer cette jeune personne !
Il lui caressa doucement les lèvres.

— Avez-vous une idée de l'effet que vous produisez sur moi, mon cœur ? demanda-t-il
gentiment. Quand je vous vois, je ne sais plus ce que je dis. Si je vous ai rappelé un
événement déplaisant, c'était involontaire. Pardonnez-moi!

Beatrix n'en croyait pas ses oreilles. Pouvait-elle lui faire confiance? Ou bien jouait-il avec
elle pour essayer de la calmer ? Dans ce cas, il avait réussi : sa colère se transformait
rapidement en nervosité. Elle baissa les yeux, troublée, impuissante.

— Vous... vous me cherchiez, monseigneur. Que me vouliez-vous ?

Il eut un petit rire grave, et elle recula.

— Monseigneur...

— Rolfe.

— Je...

— Rolfe, insista-t-il. Vous êtes ma femme, il n'est nul besoin d'être cérémonieux quand
nous sommes seuls.

Nul besoin non plus de lui rappeler qu'elle était sa femme! Comme si elle pouvait l'oublier! Il
attendait qu'elle prononce son prénom, montrant par là qu'elle lui appartenait.

— Beatrix ? demanda-t-il d'une voix rauque. Êtes-vous encore intimidée vis-à-vis de


moi ?
Elle aurait pu saisir cette excuse... mais elle n'allait pas cacher ses sentiments simplement
pour qu'il reste de bonne humeur.

— C'est plus que de la timidité, monseigneur, dit-elle franchement. Plus tard, peut-
être...

Rolfe soupira, et Beatrix fut assez fière de ne pas avoir cédé.

— Je n'ai guère le temps d'attendre. Je m'en vais demain. Je ne sais quand je rentrerai
mais j'espère qu'alors vous vous sentirez à l'aise avec moi. Nous sommes mariés depuis plus
d'un mois.

— Mais nous n'avons pas été souvent ensemble, lui rappela-t-elle froidement.

— Cependant, vous avez eu le temps de vous habituer à cette idée.

— Vous m'avez renvoyée, répliqua-t-elle, et j'ai cru ne plus jamais vous revoir. Voilà
l'idée à laquelle je m'étais habituée, monseigneur.

— Ah, c'est cela! s'écria-t-il comme s'il venait de découvrir un élément important.

Comme il ne disait plus rien, Beatrix reprit:

— Je ne sais toujours pas pourquoi vous me cherchiez, monseigneur.

— J'avais l'intention absurde de passer la journée avec vous. Où étiez-vous, Madame ?

Beatrix frémit. Tout allait de mal en pis. Cette colère rentrée était plus redoutable que les
cris.

— Je... je suis allée jusqu'au village.


— Qui vous accompagnait?

Sainte Vierge ! Il faisait un drame de tout, même une innocente promenade!

— Vous devez savoir que j'étais seule.

— Si je le savais, Madame, je ne poserais pas la question. Seule? Vous n'êtes plus à


Pershwick, où vous agissiez à votre guise.

— Cela, j'en suis parfaitement consciente, monseigneur, dit-elle, amère.

Il plissa les yeux.

— Peut-être vous moquez-vous de votre sécurité, mais à présent vous êtes mienne, et
je veille sur ce qui m'appartient. Dois-je vous faire suivre en permanence par un garde ?

— Non ! Je... j'ai eu tort de quitter le château sans escorte, mais je n'ai pas réfléchi.
J'avais besoin... d'un peu de solitude. Cela ne se reproduira plus, monseigneur, termina-t-elle
vivement, agacée de s'exprimer si lamentablement.

Comme elle détournait les yeux, il lui souleva le menton.

— Je n'en demande pas plus qu'il n'est normal, Beatrix. Ne me reprochez pas de me
soucier de vous.

Elle se détestait pour sa nervosité. Elle détestait son intonation raisonnable. Mais par-dessus
tout, elle détestait les émotions contradictoires qu'il suscitait en elle. Elle était tantôt en
colère, tantôt intimidée, et le pire de tout était cette curieuse sensation qui montait en elle
dès qu'il la touchait.
Il lui caressa la joue, et elle frémit, s'attendant à un baiser. Il se contenta de la regarder dans
les yeux, le regard indéchiffrable.

— Les éclats sont parfois bénéfiques, dit-il. Ils purifient l'atmosphère, stimulent le cœur. Ne
me cachez pas vos accès de colère, Beatrix. Je ne les aime guère, mais j'aimerais encore
moins que votre rage s'envenime. Ne boudez pas avec moi, femme. Et surtout, surtout, ne
vous couchez jamais près de moi avec votre colère.

Il effleura rapidement ses lèvres, puis il la lâcha et tourna les talons.

Beatrix le regarda s'éloigner, troublée, les doigts posés sur son visage, là où il l'avait touchée.
Son cœur battait follement.
18

La pièce commune s'était rapidement remplie, et des serviteurs apportaient de grands


plateaux chargés de victuailles. Une jeune fille perdit l'équilibre, et un peu de la soupe qui se
trouvait dans le gros chaudron qu'elle tenait se renversa sur la paille. Cinq chiens se
précipitèrent aussitôt, mais, après avoir reniflé le liquide, ils retournèrent suivre les plats de
viande, espérant voir se produire un autre incident.

Erneis, l'intendant de Crewel, avait assisté à la scène, pourtant il continua à remplir son
assiette comme si de rien n'était. La responsable des dégâts n'y prêta pas plus d'attention. Et
elle ne reviendrait pas nettoyer plus tard, car personne ne le lui avait ordonné.

Les choses en allaient ainsi depuis si longtemps, au château, que nul ne s'en offusquait.
Peut-être les hommes d'armes déploraient-ils la saleté des lieux, mais ce n'était pas à eux de
diriger le personnel. Sir Evarard, quant à lui, avait connu des conditions de vie autrement
difficiles. En fait, les serviteurs, qui ne prenaient jamais aucune initiative, avaient fini par
devenir terriblement paresseux.

Sir Thorpe avait depuis longtemps renoncé à mettre de l'ordre à Crewel. Il n'y restait jamais
assez pour surveiller un grand nettoyage, de toute façon. Et Rolfe avait bien d'autres soucis
en tête. Amelia, pour sa part, ne savait absolument pas mener une maison et trouvait bien
suffisant de tenir la chambre de Rolfe à peu près nette.

Rolfe avait espéré, en prenant épouse, résoudre le problème ; or Amelia lui avait dit avoir eu
une discussion avec Beatrix et affirmé que celle-ci ne voulait en aucun cas être ennuyée avec
des problèmes domestiques.

Amelia fit remarquer que les dames de la condition de Beatrix passaient généralement leurs
journées à broder et à papoter. C'était vrai, et Rolfe le savait puisque jamais sa mère n'aurait
levé le petit doigt pour se rendre utile. Beatrix devait avoir un intendant exceptionnel à
Pershwick. Tant pis, se dit-il, le château resterait en l'état !

Damian était rentré à Crewel dans l'après-midi, avec une armure rutilante. L'astiquage des
armures était la seule chose qu'il fît parfaitement. Rolfe n'était pas habitué à un jeune
écuyer, et il n'avait guère le temps de lui enseigner ce qu'il devait faire. Damian avait la
tâche de s'occuper de son maître, de choisir ses vêtements le matin, de le servir à table. Le
rôle d'écuyer était soumis à des règles très strictes, même lorsqu'il s'agissait de découper la
viande ou de présenter au seigneur son hanap de vin. Damian savait tout cela, mais rien
n'était jamais fait correctement.

Ce soir-là, Rolfe avait épuisé toute sa patience avec son épouse qui ne lui avait pas adressé la
parole de tout le repas ; il n'en restait plus pour le jeune homme. Quand le vin fut renversé
pour la seconde fois, il congédia le garçon avec des paroles brutales qui résonnèrent dans la
vaste pièce. Il y eut un silence, puis on se remit à manger. Après tout, les accès de colère de
Rolfe n'étaient pas rares !

Beatrix, qui avait vu Lady Amelia diriger le repas avec l'approbation de Rolfe, était déjà fort
nerveuse.

— Êtes-vous toujours aussi dur avec ce garçon ? Rolfe la transperça du regard.

— Tiens donc ! Vous avez retrouvé votre langue ? Beatrix baissa les yeux.

— Je ne pensais pas être obligée de parler. Je n'avais rien à dire.

— Vous ignorez donc lacourtoisie la plus élémentaire ?

— Non, monseigneur, répliqua-t-elle doucement. Je sais me montrer courtoise quand


on l'est avec moi.

Rolfe oubliait qu'il n'avait pas prononcé un mot, lui non plus.

— Alors, maintenant que vous avez trouvé quelque chose à dire, grommela-t-il, c'est
une critique. Vous auriez aussi bien fait de vous taire.
— Je sais que mon opinion vous importe peu, monseigneur, mais je pense que vous en
obtiendriez davantage de votre écuyer si vous montriez un peu plus de patience. Il est
intimidé, c'est tout.

— Vous avez dressé de nombreux écuyers, n'est-ce pas ?

— Non.

— Au moins un, alors ? Sinon comment sauriez-vous de quelle manière je dois traiter le
mien ?

Beatrix soutint l'assaut.

— C'est une question de bon sens, monseigneur.

— La patience soigne la maladresse ?

— Il serait moins maladroit si vous ne le brusquiez pas tant.

— Je vois. Ainsi, sur un champ de bataille, Damian se comportera mieux si l'ennemi lui
sourit ? Mais si cet ennemi crie après lui, il laissera tomber son épée comme il a renversé le
vin... Votre bon sens entraînerait la mort de Damian.

Beatrix rougit. Rolfe avait raison. Si le jeune homme n'apprenait pas à dominer sa nervosité,
il ne vivrait pas assez pour devenir chevalier. Les serfs et les femmes pouvaient se permettre
d'être maladroits, pas les guerriers.

— Je l'avoue, dit-elle. Cependant, je persiste à vous trouver trop dur envers lui. Un peu
d'indulgence de temps en temps vous ferait du bien à tous les deux.

— Vous me conseillez la patience avec ce garçon.., mais que me conseillez-vous à votre


sujet?
Beatrix leva lentement les yeux sur lui et demanda innocemment :

— Vous aurais-je aussi causé quelque déplaisir, monseigneur ?

La réplique n'amusa pas Rolfe. Il fut même furieux qu'elle tentât de tourner sa colère en
dérision.

— Que me conseillez-vous ? répéta-t-il sèchement.

— Renoncer.

— Impossible !

— Alors encore de la patience, monseigneur.

— La patience ne vaut rien si elle n'est pas récompensée, lança-t-il.

Il en espérait trop. S'il n'était pas disposé à donner, elle non plus.

— Une récompense doit se mériter.

— Et je n'en mérite pas ?

— C'est à votre conscience de répondre, monseigneur.

— Bon sang ! Qu'est-ce que la conscience a à voir là-dedans ? La mienne est claire !
tonna-t-il.
— Sans aucun doute...

Poursuivre le dialogue eût été dangereux, à présent. Rolfe termina son vin et tendit de
nouveau son verre.

Beatrix soupira. Elle n'aurait jamais dû parler. On ne raisonnait pas un tel individu.

Les hommes vivaient souvent de doubles principes, et son mari ne faisait pas exception.
Impossible de lui dire qu'il avait tort, ou de mettre en cause son honnêteté. Or à ses yeux, il
n'y avait aucun mal à garder sa maîtresse sous le même toit que sa femme. Ni à laisser cette
maîtresse diriger la maison. On considérait l'homme adultère avec une complicité égrillarde,
mais malheur à l'épouse dévoyée ! Tous des hypocrites ! Il lui faudrait bien vivre avec,
puisqu'elle ne pouvait s'échapper. Cependant, jamais elle n'accepterait l'hypocrisie.

Le dîner était gâché, mais de toute façon Beatrix n'avait aucun appétit. Non seulement son
estomac était noué, mais de plus la nourriture était fade. Même le pâté manquait d'herbes
aromatiques. Il y avait du fromage de brebis, mais le beurre était affreusement rance. Il
rivalisait en puanteur avec la paille qui couvrait le sol.

— Me permettez-vous de me retirer, monseigneur ?

Rolfe la regarda un long moment avant d'acquiescer d'un bref signe de tête. Mais il la retint
quand elle se leva.

— Oubliez votre colère, Beatrix. Je ne vais pas tarder à vous rejoindre.

Il était encore tôt, et Beatrix n'avait certainement pas envie d'attendre son époux au lit. Les
souvenirs que leur précédente nuit évoquait en elle entraient en conflit avec son amertume
et elle se mit à arpenter la chambre. Pourquoi devait-elle connaître un tel dilemme ? Rolfe
vivait avec une autre femme et pourtant il ne voulait pas la laisser tranquille. Il en résultait
une terrible frustration, qu'elle devrait supporter tant qu'il ne serait pas lassé de son
nouveau jouet.
Rolfe tardait à venir, et Beatrix alla chercher dans l'antichambre les comptes de Pershwick.
Elle s'assit ensuite près de l'âtre et entreprit de les mettre en ordre avant de les donner à Sir
Guibert.

Toutes ces longues heures passées à apprendre à lire et à écrire afin de pouvoir tenir elle-
même les comptes... et maintenant cette science serait perdue, au moins pour un moment.
Combien de temps la garderait-on à Crewel ? Si seulement elle le savait...

Quelques heures plus tard, Rolfe trouva Beatrix endormie, lovée dans le fauteuil, des
parchemins sur les genoux, un encrier posé sur la table. Il ne s'attendait guère à ça! L'Église,
qui dispensait l'éducation, rechignait à en faire profiter les femmes. Très peu d'hommes, en
fait, savaient lire et écrire. Rolfe en était capable, mais il préférait se décharger sur ses clercs
de ce genre de tâche.

Il prit un parchemin pour l'examiner, mais Beatrix ouvrit les yeux et il posa le document.

— Vous comprenez ces gribouillages, Madame ? Beatrix se redressa.

— Bien sûr, ce sont mes comptes.

— Qui vous a appris à écrire ?

— Un jeune abbé, à Pershwick.

— Et pourquoi ?

Beatrix était fort lasse, mais Rolfe s'exprimait gentiment, avec curiosité.

— Je l'avais menacé de le renvoyer s'il n'acceptait pas. Rolfe eut du mal à ne pas éclater
de rire.
— Vraiment ? Il a donc cédé à votre chantage ? Mais pourquoi vouliez-vous
apprendre ? Ne pouvait-il s'occuper de vos écritures ?

— Certes si, pourtant il ne tenait pas à effectuer quelques changements que je


souhaitais. C'est une longue histoire, monseigneur. Plutôt que de l'entraîner dans mes
projets, j'ai décidé de m'en occuper moi-même. Aussi ai-je exigé qu'il me dispense son
enseignement.

— J'en suis heureux. Voilà bien une tâche que vous ne pourrez refuser d'exécuter pour
moi, dit Rolfe. Vous me servirez de clerc.

— Moi ? s'écria-t-elle. Vous voulez dire que vous ne savez pas écrire ?

— J'ai passé ma jeunesse à m'entraîner à la guerre. Je n'avais pas beaucoup l'occasion


de rester cloîtré avec un précepteur.

— Vous avez certainement déjà quelqu'un pour s'occuper de vos affaires ?

— Je ne vous demande pas de prendre en charge les comptes de Crewel, mais vous
devriez vous débrouiller avec la correspondance ordinaire.

Elle se hérissa.

— Je suppose que c'est possible, si vous ne craignez pas de surestimer mon


intelligence...

Le sarcasme le fit sourire.

— Pas du tout.

Beatrix se leva, très raide.


— Parfait, monseigneur.

Elle alla ranger ses comptes, et quand elle revint dans la chambre, Rolfe se trouvait à sa
place près de la cheminée. Il la fixa, impassible. Elle serra son peignoir autour d'elle.

— Venez ici, Beatrix.

L'ordre était prononcé d'une voix douce, mais c'était bel et bien un ordre. Elle jeta
nerveusement un coup d'oeil au grand lit.

— Il est tard, monseigneur...

— Vous avez fait la sieste, ne me dites pas que vous êtes épuisée.

Elle croisa son regard autoritaire et eut du mal à se résoudre à l'approcher.

— Plus près...

Elle avança encore, et Rolfe l'attira sur ses genoux. Il croisa les mains sur sa hanche. Elle leva
vers lui un regard hésitant.

— Je suis heureux que vous ayez pris mon avertissement au sérieux, car je n'en
donnerai pas d'autre.

Beatrix ferma les yeux. Il la croyait docile parce qu'il l'avait ordonné. Il allait voir qu'elle
n'était pas une servante !

— Et que se passe-t-il, monseigneur, lorsque vos avertissements ne sont pas écoutés ?


demanda-t-elle.
Il fit courir ses lèvres sur le cou de la jeune femme.

— N'essayez pas de le découvrir!

— Mais si, monseigneur!

— Rolfe, rectifia-t-il dans un souffle.

Beatrix gémit.

— Je suis désolée, monseigneur, je ne peux pas...

— Vous ne pouvez pas quoi ?

— Vous appeler par votre prénom.

Il se renversa contre le dossier de son fauteuil et prit le visage de Beatrix entre ses mains.

— Dites-le. C'est un nom court, facile à prononcer. Dites-le.

Il souriait, persuasif. Mais tandis que Beatrix se laissait prendre à sa voix chaude, un peu
rauque, l'image de Lady Amelia vint se dresser entre eux.

— Je ne peux pas, répéta-t-elle.

— Vous voulez dire que vous ne le ferez pas ?

— C'est cela, je ne le ferai pas.


Rolfe se leva d'un bond, Beatrix dans les bras. Il la porta jusqu'au lit où il la laissa tomber
sans ménagement.

— Femme, si je ne vous croyais pas plus intelligente, je penserais que vous le faites
exprès pour me provoquer. Si vous voulez bouder, allez-y, mais seule. Et si vous avez un peu
de jugeote, vous aurez cessé de bouder quand je reviendrai vers vous.

Il sortit à grands pas de la chambre dont il claqua violemment la porte.

Beatrix se détendit peu à peu... Elle ne le verrait sûrement plus avant son départ, à l'aube, et
cela lui convenait parfaitement. Mais elle se rappela soudain où il passerait la nuit, et elle se
raidit de nouveau.

Quelqu'un le verrait forcément se rendre chez sa maîtresse, et le lendemain tout le monde


serait au courant. On ne cachait ce genre d'aventure qu'à l'épouse. Or cette épouse-là savait
déjà tout, et son mari s'en moquait comme d'une guigne. C'était l'insulte la plus vile : il
n'essayait même pas d'épargner l'amour-propre de sa femme.
19

En effet, Rolfe avait déjà quitté le château, le lendemain, quand Beatrix s'aventura dans la
pièce commune. Thorpe de la Mare était parti avec lui, laissant Crewel à la charge de Sir
Evarard.

La jeune femme était d'une humeur épouvantable : elle avait passé la majeure partie de la
nuit à se persuader que les faits et gestes de son mari ne la troublaient pas intimement, mais
que seule la honte la blessait. Elle ne se sentit pas mieux quand elle vit Amelia en train de
déjeuner à la table d'honneur en s'entretenant gaiement avec Sir Evarard.

Charmant tableau, qui montrait clairement qu'Ame-lia avait rang d'épouse. Elle était
d'ailleurs d'excellente d'humeur.

Ils se turent dès qu'ils virent Beatrix. Elle ne dit pas un mot, ne les regarda pas davantage et
se dirigea vers la chapelle comme si c'était là son but. Elle savait être en retard pour la
messe, aussi ne jeta-t-elle même pas un coup d'oeil à l'intérieur. Elle sortit du bâtiment
principal pour se retrouver dans la brillante lumière du matin.

Elle devait prendre une décision, au risque de contrarier davantage son époux, mais il le
fallait si elle voulait survivre.

Elle était incapable de rester inoccupée. Cela ne pouvait qu'aggraver son désenchantement;
elle avait besoin d'agir. Certes, Amelia devait se sentir honorée de se trouver au-dessus de
l'épouse de Rolfe dans l'organisation de la maisonnée. Mais si elle était experte dans l'art de
tenir une maison, elle ne mettait guère ses connaissances en application.
Que Rolfe renonçât à son confort par respect pour sa maîtresse montrait la profondeur de
ses sentiments pour elle. Cela, Beatrix n'y pouvait rien, mais elle ne vivrait pour rien au
monde dans une porcherie !

Qui pourrait l'empêcher d'ordonner certains travaux ? Rolfe, peut-être, quand il rentrerait,
mais à ce moment, elle aurait bien avancé, et les améliorations apaiseraient sans doute sa
colère. Amelia oserait-elle se plaindre ? Beatrix était prête à l'affronter.

Une fois sa décision prise, elle se mit à la recherche de Mary et de Wilda. Elle emprunta
l'escalier qui menait à l'étage des domestiques et trouva une pièce longue et étroite, sur la
gauche, tandis que sur la droite s'ouvraient de nombreuses portes.

Wilda apparut dès que Beatrix eut prononcé son nom.

— Madame...

Beatrix était intriguée.

— Est-ce ici que l'on range les provisions ?

Wilda secoua la tête.

— Je ne l'ai pas entendu dire, Madame. Sir Edmond a voulu que ses invités jouissent
d'une certaine intimité, alors il a fait construire ces pièces, toutes munies d'un lit et autres
commodités.

— Ce sont donc des chambres à coucher?

— En effet. Mildred dit qu'il y avait toujours des invités à Crewel, et Sir Edmond aimait
les impressionner.
Beatrix n'était pas étonnée que Wilda en sût autant. Les servantes bavardaient toujours
beaucoup entre elles.

— Il vaut mieux avoir des chambres privées que des paillasses dans la pièce commune,
dit-elle. Je ne savais pas les Montigny si riches !

Wilda fronça les sourcils.

— On raconte que...

— Chut, Wilda ! Souviens-toi, je déteste les ragots, protesta Beatrix.

Wilda se tut. Elle savait que sa maîtresse n'écoutait jamais les mauvaises langues.

Elle se contenta de faire remarquer:

— Mon Dieu, Sir Edmond servait des mets raffinés et le meilleur vin.

— Alors il devait avoir un autre cuisinier, plaisanta Beatrix.

Wilda pouffa.

— En vérité, je comprends que l'ancien se soit enfui avec l'arrivée du nouveau seigneur.
Celui qui dirige actuellement les cuisines vient directement des écuries.

— Comment ? Il doit bien rester quelques aides de l'ancien cuisinier, je suppose.

— Oui. Et ils pourraient améliorer la qualité des repas, mais ils ne le feront pas, dit
Wilda sur le ton de la confidence. Beaucoup de gens n'aimaient guère votre époux, ici; et
c'est encore le cas.
— Sir Edmond était-il très apprécié ?

— Non. Il était dur. Mais il n'y avait pas de surprise, avec lui. Et les domestiques
profitaient de l'abondance des restes lorsqu'il recevait... Sir Rolfe n'est pas ici depuis assez
longtemps pour qu'ils aient eu le temps de le connaître, alors ils ne lui font pas confiance. Et
ses accès de rage terrorisent tout le monde. Personne n'a envie d'attirer sur soi l'attention
du maître.

Beatrix acquiesça. Elle avait cru deviner tout cela. Elle regarda la rangée de portes closes.

— Ces chambres sont-elles toutes vides ? Wilda connaissait bien sa maîtresse.

— Elle couche dans la grande chambre qui était celle de Sir Alain, murmura-t-elle.

— Et Sir Evarard...

— Lui, c'est un vrai soldat. Il dort avec les hommes d'armes. Mildred dit qu'il serait
encore plus heureux roulé dans une couverture sous les étoiles.

— Qu'en sait-elle ? Wilda sourit.

— Il est une chose que Sir Evarard apprécie quand il n'est pas en campagne ; les
femmes. C'est un très bel homme, Madame.

Beatrix retint un sourire.

— Aurais-tu envie de le séduire ?

Wilda s'enhardit jusqu'à répondre fièrement:


— L'idée m'en est venue !

Pourquoi Beatrix gronderait-elle sa servante ? N'avait-elle pas raison de chercher du plaisir ?


Alors à quoi bon rappeler que l'amour hors du mariage était un péché...

— Dans les prochains jours, dit-elle pour changer de sujet, tu n'auras plus guère le
temps de penser à cela. Tu souhaitais mettre les serviteurs de Crewel au travail, tu vas
pouvoir le faire.

Wilda fut ravie.

— Vous avez obtenu sa permission ? Nous pouvons commencer à...

— Sans sa permission, mais nous commencerons de toute façon.

— Pourtant...

— Je ne puis vivre dans ces conditions, coupa Beatrix. Et il n'est pas là pour m'arrêter.

— Êtes-vous déterminée, Madame?

— Absolument !

Amelia fut horrifiée quand elle vit toutes les servantes du château se rassembler dans la
pièce commune armées de balais de genêts de savon noir et d'eau. Elle prit Beatrix à part.

— Rolfe n'aimera pas cela !

Beatrix eut un sourire pincé.


— Dans ce cas, vous en rejetterez la responsabilité sur moi, car ce lieu m'insupporte, et
je n'y resterai pas une journée de plus dans ces conditions. En revanche, si mon époux est
satisfait, vous en recevrez les louanges. Je suis certaine que vous aviez l'intention de net*
toyer cette demeure mais n'en avez pas trouvé le temps.

Le sarcasme, pour évident qu'il fût, passa au-dessus de la tête d'Amelia.

— Ici, il faut s'occuper de tout soi-même. Les serfs sont trop stupides pour mener seuls
une tâche à bien. Croyez-vous que je n'aie pas essayé ?

Beatrix garda ses commentaires pour elle. Parler à cette femme représentait déjà un effort
suffisant.

— J'ai mes propres méthodes.

— Si Rolfe se contente de...

— Moi, je ne me contente pas de ça, Lady Amelia. De toute façon, je ne vous demande
pas de m'aider.

Elle ne demandait pas d'autorisation non plus, et Amelia eut la sagesse de battre en retraite.
Elle n'allait pas risquer de se quereller avec la femme de Rolfe sur une question aussi peu
importante.

— Comme il vous plaira, Madame, dit-elle avant de s'éloigner.

Sur un signe de Beatrix, Wilda, dont les yeux brillaient de plaisir, commença à donner des
ordres aux femmes rassemblées autour d'elle. Et tout se mit en branle. Il y eut bien d'abord
quelques protestations étouffées, cependant Wilda, avec sa langue bien pendue, sut les faire
cesser.
Beatrix aurait volontiers mis la main à la pâte, comme à Pershwick, mais cela aurait affaibli
sa position au château. Déjà, trop de servantes cherchaient Lady Amelia du regard pour
obtenir son accord.

Laissant Wilda aux commandes dans la pièce commune, Beatrix rassembla quelques
hommes et les pria de la suivre à l'extérieur. Elle ordonna à quatre d'entre eux d'apporter de
la paille fraîche, en envoya un autre chercher Sir Evarard et entraîna les trois derniers à la
cuisine.

Les domestiques n'acceptèrent pas volontiers sa présence; on les laissait tranquilles depuis
trop longtemps. Le cuisinier, un homme mince d'âge moyen, était assisté de cinq serviteurs
et de trois enfants qui se chargeaient des tâches les plus faciles. La petite Idelle était là, et
Beatrix eut du mal à ne pas lui sourire avant d'en avoir terminé avec le personnel.

Le bâtiment qui servait de cuisine était dans un état épouvantable. Il y avait une telle couche
de fumée et de graisse partout que c'était un miracle si le feu n'y avait jamais pris. L'office et
le garde-manger ne valaient guère mieux.

Beatrix ne montra aucune indulgence envers le cuisinier, qui était seul responsable.

— Vous pouvez retourner aux écuries où vos talents seront mieux exploités, dit-elle, le
regard sévère.

Il parut soulagé. Après son départ, elle ordonna aux trois hommes qu'elle avait amenés de
débarrasser les cuisines de tout ce qui s'y trouvait. Puis elle conduisit les assistants et Idelle
dans le jardin. Là, elle observa attentivement l'attitude de chacun; si son plan échouait, elle
n'aurait plus qu'à prendre elle-même la tête des cuisines.

Elle se tourna enfin vers la petite fille et s'adoucit momentanément.

— Idelle, te rappelles-tu les « bonnes-à-rien » que tu cueillais dans le jardin ?

L'enfant ouvrit de grands yeux.


— Je n'ai jamais recommencé, Madame, je le jure !

— Je sais, mais à présent je veux que tu les arraches de nouveau. Toutes.

— Il y en a tellement !

— C'est juste. Et comme elles ne sont pas utiles, elles n'ont aucune raison de se trouver
dans ce jardin. Tu comprends ?

Idelle comprenait surtout qu'elle en aurait pour une éternité, cependant elle souhaitait de
tout son cœur plaire à Beatrix.

— Je le ferai, promit-elle, son petit visage chagriné.

Beatrix sourit.

— Je ne te demande pas de t'en occuper toi-même, dit-elle. Ce sont ces hommes qui
arracheront les herbes et les racines... surtout les racines. Tu seras là pour veiller à ce qu'ils
n'en oublient aucune, et vérifier qu'ils ne s'arrêtent pas avant d'avoir tout fini.

hà Vous voulez dire qu'ils devront m'obéir, à moi ?

— Exactement.

— Madame, je proteste ! intervint l'un des hommes. Il n'est pas...

— Vous discutez mes ordres ?

— Non, Madame, mais...


— C'est le travail qui vous déplaît ? Ou de dépendre d'une enfant ? J'ai vu de mes
propres yeux que vous étiez incapables de tenir une cuisine nette, et j'ai goûté les mets qui
sortent de cet endroit ; j'en conclus que vous ne connaissez rien à l'art culinaire. A quoi étes-
vous bons, vous tous, sinon g arracher des mauvaises herbes ?

Un autre homme avança d'un pas.

— Je suis capable de fournir des plats qui flattent le palais. Madame.

Beatrix haussa les sourcils.

— Vraiment ? Ma foi, je ne vous demanderai pas ce qui vous a empêché jusqu'à présent de
montrer votre talent, mais je vous accorde cette journée pour en faire la preuve. Si vous ne
mentez pas, vous serez dorénavant chef, et les cuisines seront votre domaine. Mais si vous
ne dites pas la vérité...

Elle ne précisa pas sa menace. Il valait mieux la laisser à leur imagination. Si elle parlait de les
faire fouetter, ils croiraient peut-être qu'elle n'irait pas jusqu'au bout. Mais s'ils ne savaient
pas ce qu'elle leur réservait, ils ne prendraient pas le risque d'encourir sa colère.

— Je... j'aurai besoin d'aide. Madame, reprit le nouveau cuisinier en montrant ses
compagnons.

— Comment vous appelez-vous?

— John.

Beatrix lui sourit; il en fut à la fois surpris et enchanté.


— Vous aurez tout ce qu'il vous faut, John. De l'aide et des provisions. Je vous demande
simplement de ne pas acheter plus que vous n'en avez besoin, et de ne jamais vous trouver
à court. Vous ferez chaque jour le rapport de vos dépenses a maître Erneis pour les comptes.
A votre avis, ai-je autre chose à vous demander?

Sans oser lever les yeux sur elle, ilrépondi :

— Un bon récurage ,.

— Parfait. Les ustensiles, pots, casseroles. tout. Je ne tolérerai plus que la crasse s'accumule
dans la cuisine. Veillez à ce que tout soit propre avant la préparation du prochain repas.
Vous pouvez profiter de l'aide des trois hommes que j'ai amenés. A vous tous, vous devriez y
arriver.

— Merci, Madame,

Idcllc suivit d'un regard inquiet la petite troupe qui se dirigeait vers les cuisines.

— Alors. Je vais devoir cueillir les " bonne-à-rien"

moi-même?

— Certainement pas. Connais-tu quelqu'un capable de mener cette riche à bien?

— Mes amis de la cuisine ! répondit vivcment la fillette.

— Les deux autres enfants ?

— Oui.
— Alors, tu les auras. Et ne te précipite pas. Idcllc. Le désherbage doit être parfait, la
première fois. Quand tu en auras terminé, tu pourras m'aider a faire les plantations.

— Ça me plairait bien.

— Bon. Maintenant, cours chercher tes camarades. J'aperçois Sir Evarard qui veut me
parler.

Beatrix traversa la cour pour aller a sa rencontre. Il n'avait pas l'air très avenant.

— Sir Evarard...

Il l'interrompit grossièrement.

— Ne croyez pas. Madame, que tout cela plaira a Sir Rolfc. Vous attendez qu'il soit
partit pour mettre sa demeure sens dessus dessous. Il en conclura que vous êtes une cause
d'ennuis.

— Comment osez-vous me parler sur ce ton? demanda Beatrix d'une voix glaciale. le regard
dur. Si vous ne m'accordez pas le respect dû a l'épouse de votre seigneur, je ne resterai pas
une minute de plus dans ce château avec voua. Cela, vous pourrez le dire à mon mari quand
vous Irez lui rapporter mes prétendus méfaits! L'homme serra les dents, têtu.

— Vous voulez retourner les choses contre moi. Madame, mais personne ne peut plus
entrer dans la pièce commune qui est tout en désordre. Avez-vous une bonne excuse pour
causer un tel remue ménage ?

— Stupide individu ! Vous ne savez pas ce qu'est un grand nettoyage ? Il est vrai qu'il
n'y en a pas eu depuis que vous êtes arrivé». La pièce commune sera entière-ment remise
en état avant la fin du jour, ajouta-t-elle sèchement Et le repas que vous prendrez ce soir
sera sain et bon. Ce que j'ai fait. Sir Evarard. m'évitera de vous soigner pour
empoisonnement alimentaire, ou qui guettait tout le monde ici ! A présent, dites-moi qui je
dérange, à part les serviteurs qui paient pour tout ce qu'ils ont négligé depuis trop
longtemps ?

Sir Evarard s'était calmé.

— Peut-être n'avais-je pas compris.

— Cest tout ? demanda froidement Beatrix. II rougit

— Pardonnez»moi. Madame. J'ai seulement vu l'agitation. J'ai cru que vous vouliez
contrarier mon maître. Je... tout le monde sait qu'on vous a forcée à l'épouser, et une
femme est mécontente, dans ce cas. J'ai pensé que vous...

Beatrix se détendit enfin, toute colère oubliée.

— Vous êtes la loyauté même envers mon époux.

— Je ne servirais un autre seigneur pour rien au monde! répondit-il fièrement.

— Alors soyez rassuré. Sir Evarard. Si vous jurez de ne le répéter à personne, je vais
vous confier quelque chose.

II fit un signe de tète, et elle poursuivit :

— Je vous demande de ne pas en parler, car je n'en ai rien dit à Sir Rolfe. Je veux qu'il
croie que j'accepte le blâme pour le tort que lui ont causé mes gens Et je l'accepte. Mais la
vérité est différente: mes serfs n'ont pas agi sur mes ordres. Il n'y a pas eu d'ordres. Mes
gens me sont loyaux. excessivement. parfois. Ils ont agi après m'avoir entendue maudire Sir
Rolfe.

— Seulement maudire?
Ce fut au tour de Beatrix de rougir

— C'était plutôt virulent. Mais si j'avais su ce que mes paroles déclencheraient. Je me


serais gardée de perdre mon sang froid.

Une étincelle d'humour inattendue s'alluma dans les yeux de Sir Evarard.

— Heureusement que vos hommes d'armes sont un peu moins loyaux que les autres!

— Ils le sont autant, sourit Beatrix. Seulement ils ne m'ont pas entendue maudire le
Loup Noir.

— Il n'aime pas ce nom. dit vivement Sir Evarard.

— Pardon ?

— Mon seigneur n'aime pas être appelé le Loup Noir, répéta Evarard.

— Oh! Merci du conseil

Il sourit.

— Je vous suis reconnaissant, de m'avoir parlé comme vous l'avez fait.

— Ne vous y trompez pas. Sir Evarard. Vous avez raison de penser que je ne me plais
pas ici. Mais c'est une affaire qui ne regarde que mon époux et moi. Je tenais simplement à
vous assurer que je n'avais pas l'intention de détériorer ce qui lui appartient C'est mon
seigneur qui pâtira de ce que je ressens, pas ses biens ni ses gens.
Elle lut dans ses yeux que la trêve était terminée. Elle n'aurait pas du insister. Elle soupira.

— Je suis désolée. Sir Evarard. nous n'avons pas la même opinion de Rolfe d'Ambert. Il
m'a trop gravement offensée pour que je change d'avis, mais je ne vous dirai plus jamais de
mal de lui.

Evarard garda le silence. Il tirait ses propres conclusions, et elles étaient erronées. Il pensait
que la dame avait été blessée de se voir renvoyée le lendemain même du mariage. Pas un
instant il n'imaginait que Beatrix pût faire allusion à la présence d'Amelia au château. On
avait dit à la jeune femme qu'Amelia était la gouvernante de Sir Rolfe, et il ne voyait pas
pourquoi elle ne l'aurait pas cru.

D'autre part, si quelqu'un savait que la liaison de Rolfe avec Amelia était terminée, c'était
bien Evarard, puisqu'elle partageait désormais son lit. Ou plus exactement, il partageait celui
d'Amelia. Jamais il n'aurait essayé de séduire la maîtresse de son seigneur, mais elle lui avait
affirmé que tout était fini entre eux. Sir Evarard revint à l'instant présent.

— Vous m'aviez envoyé chercher, Madame ? Beatrix reprit son rôle de maîtresse de
maison,

même s'il lui paraissait parfois bien dépourvu de signification. Pour montrer son autorité,
elle devait donner des ordres, et non former des souhaits.

— Je veux que l'un de vos hommes se rende à Persh-wick. Il demandera à parler à Sir
Guibert, et s'il n'est pas là, à ma tante Flora. Il dira qu'il vient de ma part chercher de
l'armoise et de la camomille dans mes réserves. Ils sauront pourquoi j'en ai besoin.

— Nous avons des réserves aussi, Madame. Sir Rolfe n'aimerait pas que vous vous
fournissiez à Pershwick.

— Mon mari n'a pas son mot à dire à ce sujet. Pershwick m'appartient, déclara
fermement Beatrix. D'autre part, comme personne n'a jamais utilisé ces herbes à Crewel, je
doute qu'il s'en trouve dans les réserves. J'en ai besoin aujourd'hui. L'armoise tue les puces.
Nous en saupoudrerons le sol avant de mettre la nouvelle paille, et également après. La
camomille combattra les mauvaises odeurs dans les autres pièces en attendant que la paille
soit changée. J'ai horreur de la saleté, Sir Evarard. Et je vous prie de ne pas discuter mes
ordres.

_ A votre guise, Madame, répliqua-t-il brusquement avant de tourner les talons.

— Je n'ai pas terminé ! Il revint à contrecœur.

— Madame ?

— Chassez-vous souvent, Sir Evarard?

— Tous les jours, Madame. Pour le plaisir et aussi pour la table.

— Utilisez-vous les chiens, ou des faucons ?

— Les faucons sont difficiles à emporter avec soi, et jusqu'à ce que nous nous
installions ici, nous ne cessions de changer d'endroit. Mon seigneur n'a pas encore acheté de
bons faucons. Ceux que nous possédons sont de mauvais chasseurs. Je préfère les chiens.

— J'en conclus que les chiens prennent suffisamment d'exercice à la chasse. A


l'intérieur, ils seront attachés. Ils sont trop sales.

— Mais on les nourrit dans le hall...

— C'est fini, déclara-t-elle en secouant la tête avec dégoût. Y a-t-il un maître des
meutes ?

— Oui.
— Alors dites-lui de laisser les chiens au chenil. Et s'il n'y en a pas, qu'il en construise
un... assez bien conçu pour qu'on puisse le nettoyer tous les jours.

— L'homme refusera, Madame.

— Dans ce cas, vous le remplacerez. Et si personne d'autre n'est qualifié, traitez-le sans
ménagement, jusqu'à ce qu'il cesse de regimber. Sinon, j'amènerai quelqu'un de Pershwick.

— Je me charge de tout, Madame ! Il avait répondu avec un empressement comique.

C'était une menace à exploiter par Beatrix si elle rencontrait d'autres difficultés. Evarard
n'était sûrement pas le seul, à Crewel, qui ne tienne guère à une aide extérieure. Beatrix se
promit de se le rappeler.
20

Rolfe était furieux contre lui-même lorsqu'il rentra à Crewel, cinq jours plus tard. Il ressentait
le même agacement que le lendemain du mariage où il n'avait pu s'empêcher d'aller voir
Beatrix alors qu'il ne connaissait même pas son visage. Malgré tout, il avait d'autres raisons
que de retrouver son épouse pour rentrer si vite à Crewel.

La campagne à Wrothe était au point mort. Une quatrième fois, le tunnel qu'on creusait
pour passer sous les murailles s'était effondré. Rolfe ne pouvait se permettre de retard
supplémentaire ; le temps travaillait contre lui. Les châteaux qui lui restaient encore à
conquérir étaient à présent fermés depuis presque sept mois. Bientôt, ils seraient obligés de
s'ouvrir et de lutter. Sir Rolfe ne s'y trouvait pas à ce moment-là avec ses hommes...

Il devait prendre une décision au sujet du fief de Wrothe, mais il pouvait aussi bien y
réfléchir à Crewel ; mieux, même. Dès qu'il aurait enfin fait l'amour à sa femme, il arriverait à
la chasser de son esprit et se consacrerait à ses problèmes.

Rolfe avait dîné à Kenil, où il s'était arrêté pour constater l'état des travaux de réfection. Là,
on mangeait bien, et il envisageait de faire venir le cuisinier dans son château. Mais dès qu'il
franchit le seuil de la pièce commune de Crewel, il fut accueilli par un fumet des plus
plaisants.

Il s'en étonna un bref instant, puis son regard s'arrêta sur Beatrix, et ce furent d'autres sens
qui s'éveillèrent. Elle était assise au haut bout de la table, vision de rêve dans sa robe bleu
glacier, ses lourdes nattes argentées reposant sur ses seins, un carré de dentelle pour toute
coiffe. Evarard et Amelia, à ses côtés, semblaient deviser ensemble.
La pièce était fort animée, pourtant Rolfe eut l'impression d'être seul avec Beatrix. Il la fixait
de toute son âme pour l'obliger à se tourner vers lui. Enfin il gagna. Leurs regards s'unirent
et le désir monta en Rolfe, chaud, fort, étonnant de puissance.

Quand elle vit son époux, Beatrix sentit son cœur bondir dans sa poitrine. Elle respira
profondément pour se calmer tandis que, grave, il venait à elle. Sa gorge se serra.

Elle allait apprendre ce qu'il pensait des transformations apportées à sa demeure, et elle ne
se sentait pas particulièrement courageuse. Le sang lui battait aux tempes.

Or Rolfe, qui ne la quittait pas des yeux, était aveugle à son environnement. Beatrix rougit
violemment quand elle comprit que c'était elle qu'il regardait avec cette intensité. Elle
pencha la tête et se détourna légèrement. Elle était incapable de prononcer une parole de
bienvenue.

Tout le monde observait Rolfe tandis qu'il traversait la pièce d'un pas résolu, mais lui ne
voyait que Beatrix. Wilda et Mary retenaient leur souffle, inquiètes pour | leur maîtresse, et
les hommes échangeaient des sourires complices. Amelia oublia de masquer l'amertume qui
se lisait sur son visage, mais personne ne lui prêtait attention.

Beatrix poussa un petit cri quand son mari tira sa chaise en arrière, l'enleva dans ses bras et,
sans un mot, se dirigea vers l'escalier. Derrière eux, il y eut un éclat de rire général et des
applaudissements...

Beatrix en fut si honteuse qu'elle dissimula son visage contre la poitrine de Rolfe. Elle
retrouva sa voix seulement lorsqu'il eut refermé sur eux la porte de leur chambre.

— Comment osez-vous ! hurla-t-elle en se débattant dans ses bras.

Sans la lâcher, il demanda, faussement innocent :

— Qu'ai-je fait, sinon vous amener où je voulais vous voir ?

— Tout le monde a deviné vos intentions ! s'insurgea-t-elle.


Rolfe se mit à rire.

—: N'en faites pas un drame, mon cœur. Ils peuvent aussi penser que je vais vous battre.
Préféreriez -vous retourner dans la salle commune avec un œil au beurre noir ?

— Vous plaisantez, protesta-t-elle, encore furieuse, mais les bêtes sauvages elles-
mêmes montrent plus de considération pour leurs partenaires.

Il l'embrassa soudain avec une telle passion que ses pensées agressives s'envolèrent. Quand
il la lâcha enfin, elle était complètement étourdie.

— Voilà, dit-il. Avec vos lèvres gonflées, tout le monde pensera que j'ai simplement
voulu vous voler un baiser. Vous pouvez descendre tranquillement, à présent

— Vous... êtes sérieux ?

— J'ai envie de vous, mais si le fait de rester ici doit vous mettre de mauvaise humeur...
Allez, dépêchez-vous, avant que je ne change d'avis !

Beatrix baissa les yeux.

— Merci, monseigneur, murmura-t-elle.

— Monseigneur, répéta-t-il en soupirant. Finissez de dîner et, s'il vous plaît, faites-moi
préparer un bain et envoyez-moi mon écuyer. Et priez vos servantes de libérer
l'antichambre, maintenant que je suis de retour. Mais je veux vous voir ici dans moins d'une
heure, sinon vous aurez de bonnes raisons de me traiter de bête sauvage !
Beatrix se hâta de sortir. Les tâches que Rolfe lui avait confiées lui donnaient l'impression
d'être une véritable épouse, et elle s'en acquitta avec une certaine fierté. Ensuite, elle se
détendit suffisamment pour terminer son repas.

Mais à mesure que le temps passait, sa nervosité revenait. Plutôt que de se laisser envahir
davantage par l'angoisse, elle rassembla son courage et grimpa l'escalier avant de
succomber à l'envie d'aller se cacher dans un recoin.

Rolfe était installé dans un fauteuil près du feu, face à la porte. Sa robe de chambre de soie
jaune éclairait le brun de ses yeux, et par l'échancrure on voyait la toison de sa poitrine.
Beatrix ne pouvait en détourner son regard, et elle rougit lorsque son époux le remarqua.

Il avait pris son bain, et manifestement utilisé le savon parfumé au romarin qu'elle lui avait
fait monter.

D'une voix grave, il dit:

— J'aurais été plus heureux si vous aviez trouvé plus tôt le chemin de la chambre...

— Je ne suis pas en retard!

— Vous ergotez, alors que vous savez ce qu'il m'en a coûté de vous laisser partir...

— Je... je ne comprends pas.

— Cela m'étonnerait fort, répliqua-t-il doucement.

Beatrix ne trouva rien à répondre. Il la regardait


d'une façon tellement troublante qu'elle se dirigea vivement vers le lit afin de le préparer
pour la nuit, espérant follement que cela leur changerait les idées à tous les deux. Mais le lit
était déjà fait.

Elle s'assit dessus, refusant de le regarder davantage. Il offrait une image trop forte de
virilité, de charme et d'assurance. Sans doute cet homme n'avait-il jamais peur, alors qu'elle-
même avait l'estomac noué d'appréhension.

Elle ferma les yeux quand il s'approcha d'elle.

— Laissez-moi vous déshabiller, dit-il tendrement.

— Je peux le faire seule, murmura-t-elle.

Rolfe se raidit.

— Vous boudez encore, Beatrix.

— Je ne boude jamais. Ce sont les enfants qui boudent ! Or je ne suis plus une enfant,
dit-elle d'une voix un peu rauque.

Elle se battait avec les lacets qui retenaient sa tunique sur les côtés. Patient, il la regarda
l'enlever, puis s'attaquer nerveusement à la fermeture de sa robe qu'elle ôta également
pour se retrouver en simple chemise de jour crème, sans manches. Le tissu en était si fin que
Rolfe voyait les bouts de ses seins pointer, et sa respiration s'accéléra.

Elle était incroyablement jolie, sa petite épouse, même quand elle était en colère. Il avait
beaucoup trop pensé à elle depuis qu'il était parti; son image était en lui à chaque instant,
avec ses yeux qui lançaient des éclairs d'argent, ou s'adoucissaient d'un trouble innocent. Il
avait rêvé de plonger les mains dans la masse soyeuse de sa chevelure. Et à présent, son
corps, dans toute sa splendeur, s'offrait devant lui... bien réel.
Beatrix se pencha pour ôter ses bas. Puis, incapable de se débarrasser de sa chemise tant
qu'il resterait là à l'admirer, elle croisa ses mains sur ses genoux et demeura immobile, la
tête baissée de peur de rencontrer son regard.

Rolfe prit doucement ses nattes pour les dénouer, puis il fit glisser la chemise par-dessus sa
tête. Avant qu'elle pût protester, il saisit son visage entre ses grandes mains et le leva vers
lui.

— Beatrix, je ne vous ai pas demandé de me pardonner pour ce qui s'est passé à Pershwick.
Je le fais maintenant. Ne m'en veuillez plus pour ce malentendu.

Elle fut tellement surprise qu'elle ne trouva rien à dire. D'ailleurs Rolfe n'attendait pas de
réponse, il voulait seulement l'apaiser. Et il souhaitait désespérément qu'elle eût envie de
lui.

Il l'embrassa, d'abord très doucement, puis avec plus de passion quand il la sentit vibrer.
Alors il la déposa, gémissante, au centre du lit, où il l'enveloppa de ses bras avec une infinie
tendresse. Elle oublia enfin le monde extérieur pour se plonger, émerveillée, dans le glorieux
accomplissement de leur amour.
21

La lune d'argent perçait entre les nuages, et le vent sifflait dans les meurtrières,
annonciateur d'un orage d'été. Les chiens hurlaient, les chevaux s'agitaient aux écuries.

Rolfe marchait de long en large devant la cheminée, son ombre projetée contre les murs par
la seule bougie qui brillait sur une table. Il lui restait trois heures avant l'aube, trois heures
durant lesquelles il devait décider...

— Monseigneur ?

Rolfe se tourna vers le lit. Beatrix n'en avait pas fermé les rideaux, et il la vit lovée sur le
côté, les yeux agrandis d'inquiétude.

— Je ne voulais pas vous déranger, Beatrix. Rendormez-vous.

Elle avait été éveillée par le bruit de ses pas. Un homme de sa stature ne se déplaçait pas
comme un chat !

— J'ai des soucis, dit-il dans un soupir las. Cela ne vous concerne pas.

Beatrix restait allongée, à le regarder tranquillement.

— Si vous parliez de ce qui vous préoccupe, monseigneur, peut-être cela vous


semblerait-il moins compliqué ?
Il secoua la tête, impatienté. C'était bien féminin d'imaginer qu'il existait une solution à
chaque problème !

Beatrix en fut peinée. Un époux devait se confier à sa femme.

— Il n'y a rien qu'un mari ne puisse dire à sa compagne, sauf s'il n'a pas confiance...

— Très bien, coupa Rolfe, irrité par son insistance. Je vais vous parler de guerre et de
massacre, si vous y tenez. Demain, nombre de mes hommes risquent de mourir, car je ne
vois plus d'autre moyen que l'assaut pour soumettre Wrothe. Les négociations ont échoué
depuis longtemps. Il s'assit et poursuivit:

— Les murailles sont épaisses, et le tunnel qui nous a demandé tellement de temps
s'est effondré une fois de plus. Ils ont beaucoup de provisions, apparemment, et ils nous
narguent du haut des créneaux en criant qu'ils tiendront plus longtemps que nous. Mes
hommes sont énervés, impatients de passer à l'action. Et, à vrai dire, je ne vois pas d'autre
issue.

— Vous enverrez des machines de guerre pour abattre les murs ? demanda -t-elle.

— Je l'ai fait à Kenil, et à présent les réparations me coûtent plus cher que mon armée.
Je ne guerroie pas contre un ennemi, Beatrix. Je dois pacifier ce qui m'appartient. Je ne veux
pas conquérir le château en le détruisant.

— Pouvez -vous en escalader les remparts ?

Elle avait l'impression de poser des questions stupi-des et naïves, mais apparemment, elle
n'était pas si loin de la solution.

— Je n'ai plus d'autre possibilité. Il me reste encore trois fiefs à conquérir, et leur
condition devient critique : ils ont été fermés si longtemps ! Dorénavant, ils risquent d'ouvrir
leurs portes pour essayer de s'échapper. Dans ce cas, ils s'apercevront qu'on les a bernés: en
effet, ils sont tenus en respect par une poignée d'hommes seulement, et non par une armée
entière, comme ils en ont l'impression de l'intérieur.

— C'est donc ainsi que vous avez réussi ? s'étonna Beatrix.

Il fronça les sourcils.

— Je suis arrivé ici avec deux cents hommes. J'en ai loué d'autres à l'armée du roi, mais
c'est trop peu pour mater sept fiefs. Chaque château a cru que je m'occupais de lui en
premier. Us ont tous pensé qu'il leur suffisait de rester cloîtrés derrière leurs murailles et
d'attendre. L'aide leur viendrait des autres, selon eux. J'ai permis à chaque place forte
d'apercevoir au moins une fois l'ensemble de mon armée ; ainsi se sont-ils dit qu'un combat
serait à leur désavantage tant qu'ils ne recevraient pas de renforts. J'ai ainsi fait tourner mes
hommes sur mes terres, en ne laissant qu'une petite garnison à chaque endroit. Mais si l'un
des châteaux découvre la ruse, je suis perdu.

Beatrix était bouleversée.

— Devrez -vous vous battre en personne dans l'attaque de Wrothe ?

Rolfe lui jeta un regard farouche.

— Jamais je n'envoie mes hommes à la bataille sans leur chef. Je mène l'assaut moi-
même. Je l'ai toujours fait. Mais je ne voudrais pas qu'il en meure trop dans l'attaque de ce
seul château.

— Alors quittez-le, suggéra Beatrix avec grand sérieux. Occupez-vous du suivant, et


revenez à Wrothe en dernier.

— Pour que mes hommes aient l'impression de battre en retraite ? Ils ont été humiliés
par les sarcasmes qu'on leur lançait du haut des murs. Ils ont hâte de passer à l'action.
— Combien d'entre eux mourront avant même que vous n'ayez ouvert une brèche et
commencé la véritable bataille ? Combien d'entre eux se briseront le cou lorsque leurs
échelles seront repoussées depuis le chemin de ronde ? Combien seront ébouillantés par la
poix ?

Rolfe leva les yeux au ciel.

— Pourquoi parler de guerre avec une femme ? demanda-t-il, exaspéré.

— Vous n'avez pas de réponse à me fournir, monseigneur ?

— Nous sommes tous conscients des risques, répliqua-t-il âprement. La guerre n'est
pas un jeu.

— Oh, se moqua-t-elle, cela je n'en suis pas certaine, monseigneur. Vos hommes
aiment certainement la guerre autant que les enfants leurs jouets !

— La guerre ne vous concerne pas, femme ! rugit-il. A moins qu'elle ne survienne à vos
propres portes. Rendormez-vous. Vous ne m'êtes d'aucun secours.

Beatrix garda un silence prudent durant quelques minutes, puis elle reprit:

— Le risque serait-il inférieur s'il y avait moins d'hommes dans le château de Wrothe ?

Rolfe lui tournait le dos, et elle pensa qu'il ne daignerait pas lui répondre. Quel entêté !
pensait-elle, quand il dit enfin:

— Les assiégés n'ont pas un instant relâché leur vigilance, et le vassal qui les dirige n'est
pas un imbécile. Dommage que je ne puisse l'amener à la raison.

Il y avait un sincère regret dans sa voix.


— Mais s'il y avait seulement quelques hommes pour repousser les échelles ?

— Question stupide, madame, répliqua-t-il vertement. Le danger serait moindre,


évidemment.

— Un soldat pourrait-il s'introduire dans le château sans être repéré ?

— Nous y avons pensé, mais il faudrait plus d'un homme pour ouvrir les portes, et
vraisemblablement...

— Il ne s'agit pas d'ouvrir les portes, monseigneur. Seulement d'atteindre les réserves
d'eau.

Rolfe fit volte-face.

— Vous les empoisonneriez tous ? Bon Dieu ! Je ne vous aurais jamais imaginée si
cruelle !

— Il ne s'agit pas de poison ! siffla-t-elle, indignée. Vous êtes bien prompt à me


condamner ! Je suggère que vous mettiez une décoction de noisetier dans l'eau. C'est un
violent purgatif, qui ne tuerait personne.

Le rire de Rolfe s'éleva dans la pièce, d'abord sourd, puis tonitruant.

— Ils se battraient pour trouver un endroit où se soulager !

— Et ceux qui n'en trouveraient pas, pris de crampes et de vomissements, seraient bien
incapables de veiller sur les murailles.

— Bon sang! s'écria Rolfe, admiratif. Jamais je n'aurais pensé à un stratagème aussi
vicieux!
— Pas vicieux s'il sauve des vies, monseigneur, rétorqua-t-elle sèchement.

— Certes. Où puis -je trouver ce produit ?

— Je... j'en ai un peu dans mon panier de médicaments, mais pas suffisamment, tant
s'en faut.

— Vous avez un panier de médicaments ? Vous êtes vraiment maîtresse dans l'art de
soigner les maux ?

Visiblement, il en avait entendu parler, mais il n'y croyait pas.

— Vous ignorez bien des choses sur moi, monseigneur, répondit-elle doucement.

Il acquiesça de la tête, mais refusa de se détourner du sujet qui le préoccupait.

— Comment fabrique -t-on cette décoction ?

— Avec le jus de cinq à sept feuilles par verre, mais le résultat est violent. Moins
suffirait. En tout cas, il nous faudrait de nombreux arbustes, que nous trouverons
certainement dans les bois. C'est facile. On peut aussi faire macérer feuilles et racines dans
du vin. Or si un homme peut avoir accès aux réserves d'eau, il trouvera aussi sans doute les
tonneaux de vin. Il vaudrait mieux contaminer à la fois l'eau et le vin, à mon avis.

— Combien de temps faut-il pour tout préparer ?

— Ce sera assez long.


— Vous disposerez de toute la journée de demain et de tous les serviteurs dont vous
aurez besoin. Cela ira-t-il ?

Le ton autoritaire la blessa ; elle hocha la tête sans un mot.

Il s'approcha du lit et lui prit la main.

— Si cela marche, Beatrix, je vous serai grandement reconnaissant.

Il sourit.

— Après tous les ennuis que vous m'avez causés naguère, je suis heureux de vous avoir
de mon côté à présent. Vous êtes un ennemi coriace !

Elle commençait juste à s'attendrir, et il fallait qu'il reparle du passé ! Certes, c'était
l'occasion pour elle de tout lui expliquer, elle aurait dû la saisir. Mais son attitude autoritaire
la fit rentrer dans sa coquille, et elle renonça à tenter de se justifier. Elle en aurait bien le
temps plus tard, non ?
22

Rolfe éveilla Beatrix d'un long baiser, mais il gâcha involontairement la magie de l'instant en
lui rappelant la tâche qui l'attendait. Il ne remarqua pas son expression crispée lorsqu'elle
quitta la chambre.

Rolfe, au contraire, se sentait de fort belle humeur. Tandis qu'il se dirigeait vers la chapelle, il
s'arrêta pour contempler la pièce commune. L'aspect de la salle le surprenait, mais il y avait
plus encore.

— Bon sang, cet endroit a une odeur... agréable! marmonna-t-il.

— Les fleurs de l'été, monseigneur...

Rolfe fit volte-face.

Amelia le guettait-elle ? se demanda Rolfe. Gui, elle l'attendait bien, et elle avait parlé sans
vraiment savoir de quoi Beatrix avait parsemé la paille. Elle voulait simplement que Rolfe
crût le changement dû à la saison. Ainsi ne lui reprocherait-il pas de n'avoir rien fait alors
que Beatrix s'activait.

Il sourit.

— Tu n'as pas chômé en mon absence, Amelia. J'apprécie très sincèrement.

Amelia baissa les yeux pour dissimuler son étonnamment. Beatrix n'avait pas tiré avantage
de son travail ? Était-elle sincère quand elle avait dit que tout le crédit reviendrait à Amelia ?

— C'est peu de chose, monseigneur, minauda-t-elle.


— Tu es trop modeste, répliqua-t-il. Si seulement ma femme avait les mêmes
préoccupations ! Qu'a -telle fait quand je n'étais pas là?

— Elle a passé beaucoup de temps dans le jardin, répondit Amelia de façon évasive.

— Je trouve qu'elle aime un peu trop les jardins, gronda Rolfe. Où sont les chiens ?

— Ils... on leur a construit un chenil.

Rolfe réfléchit un instant.

— C'est une idée originale, mais elle n'est pas inintéressante.

Amelia s'enhardissait sous les compliments de Rolfe. S'il lui attribuait les améliorations de la
demeure, elle n'allait pas le détromper.

— Je pense aussi que vous prendrez plus de plaisir à vos repas, monseigneur, dit-elle
doucement. Le cuisiner a été renvoyé aux écuries et son remplaçant est fort talentueux.

Comme ils s'éloignaient ensemble, Rolfe et Amelia passèrent devant une Wilda blême de
rage. Elle avait tout entendu. Elle se précipita dans une réserve près de la cuisine, où elle
savait trouver sa maîtresse.

— Elle a osé ! cria-t-elle, furieuse. Cette horrible femme est en train de recueillir des
louanges pour ce que vous avez accompli. La peste ! Que Monseigneur interroge les autres,
et il apprendra la vérité !

Beatrix demeura immobile un instant, puis elle haussa les épaules.

— Vous allez tout lui dire, Madame, insista Wilda.


— Pour lui laisser croire que je cherche des compliments ? Non. Et il ne m'a rien
demandé. Peut-être apprécie -t-il mes changements, mais s'il se rend compte que je les ai
entrepris sans son autorisation, il risque de s'en plaindre.

— Je ne peux pas...

— Assez de discussions ! coupa fermement Beatrix. J'ai besoin de ton aide, Wilda, pour
une besogne dont il m'a chargée et qui demande beaucoup de travail.

Tout au long de la journée, Beatrix ne put s'empêcher de penser à Rolfe et à Amelia. Depuis
leur nuit d'amour, elle commençait à voir son époux sous un autre jour, et elle n'était pas
loin de lui pardonner sa grossière attitude du début.

Cependant certains faits la troublaient encore, et il ne s'agissait pas seulement de la


présence de sa maîtresse sous son toit. Le jugement qu'Alain Montigny portait sur Rolfe
semblait excessif, à présent. Rolfe n'avait-il pas témoigné à sa femme une grande
considération, la nuit précédente ? N'essayait-il pas de gagner une bataille en versant le
moins de sang possible ? Il n'était certainement pas homme à pourchasser le malheureux
Alain dans le but de le tuer, comme le jeune homme l'avait prétendu. Néanmoins, malgré ce
qu'elle connaissait à présent de son mari, Beatrix ne trouvait pas juste qu'Alain eût été
chassé de Crewel quand il n'avait commis aucun crime.

Oh, c'était tellement déraisonnable... Et le roi qui l'avait obligée à se marier ! Elle avait bien
envie de lui écrire pour lui exprimer ce qu'elle pensait de son intervention dans sa vie ! Mais
personne ne discutait la volonté du roi, et surtout pas une femme !

Beatrix passa sa journée à cueillir des feuilles, et quand Rolfe rentra le soir, il eut la
satisfaction de constater que tout était prêt. Il lui apprit qu'un volontaire était disposé à
pénétrer en secret dans le château le soir même avec les décoctions.

Ce qu'il lui cacha, ce fut la réaction première de ses hommes à l'idée de Beatrix. Pas un seul
n'avait eu confiance, et Sir Thorpe s'était montré particulièrement virulent : il était certain
que ce plan mènerait au désastre. Cependant Rolfe se montra inébranlable, et finalement
l'un des soldats prit la parole pour confirmer que la feuille de noisetier avait bien les
propriétés vantées par Beatrix. Quand il eut raconté sa propre expérience, les hommes
s'esclaffaient de si bon cœur que Rolfe eut du mal à leur exposer les détails de son plan.
Mais il passa cet incident sous silence, et Beatrix vit seulement son sourire. Elle en ressentit
une certaine amertume. Pourquoi tout était-il plus facile pour lui ?

— Vous êtes malheureuse, Madame ?

Beatrix se tourna vers Mildred, qui extrayait le jus des feuilles à ses côtés. Quatre tables
avaient été dressées dans la cour pour cette tâche, tandis qu'aux cuisines on préparait la
décoction pour le vin.

Beatrix n'avait pas parlé à Mildred depuis une semaine qu'elle était à Crewel, pourtant elle
savait que Wilda et elle étaient devenues amies. Beatrix avait connu Mildred du temps des
Montigny, quand elle venait en visite au château. Elle avait même soigné une fois sa mère.
Heureusement qu'ensuite le stupide médecin de Sir Edmond avait été renvoyé ! Mais tout
cela ne donnait pas le droit à Mildred de se mêler des affaires de sa nouvelle maîtresse.
Comment osait-elle poser des questions aussi personnelles ?

— Vous n'avez rien d'autre à faire, Mildred, que...

— Madame, je vous en prie, je ne voulais pas me montrer irrespectueuse, dit vivement


Mildred. Je souhaite de tout mon cœur que vous ne soyez pas malheureuse à Crewel car...
j'ai peur d'être responsable de votre mariage.

Cette déclaration était si cocasse que Beatrix en oublia son irritation.

— Toi ? Comment serait-ce possible, Mildred ?

La servante baissa les yeux et murmura;

— Je... c'est moi qui ai dit à Sir Rolfe que vous viviez à Pershwick.
Elle s'interrompit un instant, puis avoua:

— C'est alors qu'il a décidé de vous épouser pour avoir vos terres sous contrôle. Je suis
navrée, Madame. Jamais je ne vous aurais causé de tort volontairement. La pauvre Mildred
semblait profondément désolée.

— Tu t'accables de reproches pour rien, Mildred. Mon mari l'aurait appris par
quelqu'un d'autre, si tu n'avais pas parlé. C'est moi qui ai la première attiré son attention sur
Pershwick.

— Mais il ignorait que vous y habitiez avant que je le dise. Il a été furieux de savoir que
tous ses ennuis étaient causés par une femme.

— Je m'en doute ! dit Beatrix avec humour. Cependant, j'en étais effectivement
responsable, aussi suis-je la seule à blâmer si je me retrouve ici à présent. N'y pense plus,
Mildred, tu n'y es pour rien.

— Comme il vous plaira, Madame, répondit Mildred à contrecœur. Néanmoins je


prierai pour que Monseigneur ne se mette plus en colère comme il l'a fait le soir de votre
mariage.

Beatrix rougit. Elle croyait que la servante faisait allusion au coup de canif que Rolfe avait
reçu.

— J'espère que tu n'as parlé à personne de ce que tu as vu cette nuit-là, Mildred.

— Jamais je ne colporte de ragots, Madame, et Edlyn non plus. Mais tout le monde sait
ce qu'il vous a fait. Je n'aurais jamais cru Monseigneur cruel... Vif, oui, mais pas cruel. Qu'un
homme batte sa femme quelques heures à peine après leurs noces !...

— Comment ? s'écria Beatrix.


Mildred jeta un rapide coup d'œil autour d'elles, mais personne n'écoutait. Après avoir levé
les yeux, les autres servantes se remirent au travail.

— Madame, je vous en supplie, je ne voulais pas vous contrarier, chuchota-t-elle.

— Qui t'a dit que mon époux m'avait frappée ? siffla Beatrix.

— Lady Rose vous a vue le lendemain matin, et elle l'a dit à Lady Bertha, qui...

— Assez ! Sainte Vierge, sait-il ce que l'on raconte sur lui ?

— Je ne crois pas, Madame. Voyez-vous, seules les femmes prétendent qu'il vous a
battue, encore qu'aucune ne soit assez courageuse pour lui en parler directement. Les
hommes jurent qu'il est incapable de frapper une femme, et cela a causé de nombreuses
disputes. John a donné une gifle à sa femme, et Janet a lancé un bol de ragoût à la tête de
son mari ! Lady Ber-tha ne parle plus à son époux depuis qu'il l'a gravement morigénée.
Maintenant, il la couvre de cadeaux pour l'amadouer.

A la fois stupéfaite et gênée, Beatrix affirma;

— Sir Rolfe ne m'a pas battue, Mildred. Rappelle-toi : je portais un voile quand je suis
arrivée. Sais-tu pourquoi ?

— A cause d'une éruption de plaques rouges...

— Non. C'était un mensonge inventé de toutes pièces pour... mais peu importe. Mon
père m'a fait battre parce que je refusais de me marier.

— Alors...
— On reproche à mon mari une mauvaise action qu'il n'a pas commise ! Je ne le
supporterai pas. Écoute-moi bien, Mildred. Je veux que tu te charges de faire connaître la
vérité. Tu me le promets ?

— Oui, Madame, assura Mildred, considérablement étonnée par cette révélation.

Beatrix se retira ; elle était trop humiliée pour demeurer en compagnie de la servante.

Que dirait Rolfe, se demandait-elle, s'il apprenait ce que l'on racontait sur lui ? Penserait-il
que son épouse était à l'origine des racontars que colportaient les mauvaises langues ?
23

A l'aube, le calme régnait sur le camp devant le château de Wrothe. Les hommes dormaient
encore, bercés par leurs rêves de victoire. La sentinelle faisait un rapport chaque heure à
Thorpe de la Mare, pourtant il n'avait pas encore reçu les nouvelles qu'il attendait. Un peu
plus tard, le camp s'anima, mais il n'y avait pas grand-chose à faire. Les hommes attendaient
les ordres en bavardant; ils avaient envie de passer à l'action.

Au milieu de la matinée, Thorpe pénétra sous la tente de Rolfe.

— Il semble que le plan ait fonctionné. Il y a si peu d'activité sur les murs d'enceinte
qu'on les croirait déserts.

Thorpe s'était exprimé tellement à contrecœur que Rolfe éclata de rire.

— Tu espérais autre chose ?

— Je n'arrive toujours pas à croire que votre épouse ait voulu vous aider.

— Je te l'ai dit, elle souhaite épargner des vies, les nôtres et celles des gens qui se
trouvent à l'intérieur du château.

— Surtout celles-là, sûrement, grommela Thorpe.

— Tu n'arriveras pas à me mettre en colère ce matin, mon ami. Je suis de bonne


humeur. Les décoctions de Beatrix ont fait effet ! Allons nous emparer de Wrothe sans plus
tarder !
— Vous serez prudent ?

Rolfe rit de nouveau.

— Tu te conduis comme un vieillard, Thorpe ! Je ne suis pas là pour une réception


mondaine, mais pour la conquête d'une place forte. Néanmoins, je te promets de ne pas
rengainer mon épée avant que tu ne m'aies assuré qu'il n'y a plus de danger. Tu es satisfait ?

La prise de Wrothe fut d'une facilité déconcertante.

Tandis qu'ils grimpaient aux échelles, les soldats de Rolfe entendaient force gémissements.
L'odeur la plus fétide les accueillit en haut. Partout des hommes étaient pliés en deux,
atteints de crampes ou en train de vomir. Quelques-uns tentèrent de se battre, mais ils
étaient trop malades pour être dangereux.

En moins de deux, le château fut vidé de ses occupants et les prisonniers emmenés dans un
lieu que Rolfe avait aménagé près de son campement. John Fit-zurse, le chevalier, serait
libéré contre une rançon. Ce vassal rebelle aurait pu être exécuté, mais Rolfe se sentait un
peu culpabilisé par la facilité de cette conquête, aussi était-il enclin à l'indulgence.

La matinée n'était pas terminée que Rolfe entrait dans sa tente et lançait son heaume à
Damian. Puis il s'assit devant sa table de campagne. Il avait l'intention d'envoyer un message
à Beatrix, mais elle risquait de savoir qu'il n'avait pas de clerc avec lui, or elle ne devait pas
apprendre qu'il pouvait écrire. Cela lui donnerait une excuse pour ne pas l'aider comme il le
lui avait demandé. Plus vite elle accomplirait des tâches d'épouse, plus vite elle accepterait
son mari. Thorpe vint le rejoindre.

— Tout est en ordre ? Thorpe acquiesça.

— A ton avis, qui dois-je mettre à la tête du château ?


— Walter Wyclif. Il l'a demandé ; d'autre part, Richard, Piers et Reinard préfèrent rester
dans l'armée...

— Mais j'aurais attribué à Sir Walter un fief plus grand, un de ceux qui nous restent à
conquérir.

— Il a envie de s'établir dès à présent. Il est las de ses allées et venues entre ce château
et la ville d'Axeford où vit sa femme. Il tient à l'avoir près de lui, parce que, dit-il, elle sème la
zizanie partant, quand elle est seule.

Rolfe éclata de rire, mais Thorpe fronçait les sourcils.

— Il n'y a pas de quoi s'amuser, mon ami. Vous aussi, vous avez une femme qui pose
des problèmes.

— Elle n'a causé aucun trouble depuis que nous sommes mariés ! protesta Rolfe.

— Pas encore... marmonna Thorpe.

Rolfe s'apprêtait à défendre son épouse quand ils entendirent des chevaux entrer dans le
camp au triple galop. Ils sortirent de la tente pour voir un cavalier sauter à terre en criant :

— Monseigneur! Le château de Nant s'est rendu!

— À quelles conditions ?

— Sans conditions. Ils sont à court de nourriture, et ils ont été rationnés si longtemps
qu'ils sont trop faibles pour se battre. Le vassal implore votre merci.

— On dirait que ma chance a tourné, Thorpe, dit Rolfe dans un sourire.


A peine avait-il prononcé ces paroles qu'un autre cavalier arriva, porteur celui-ci d'une
mauvaise nouvelle :

— Monseigneur, votre moulin de Crewel est en flammes !

Rolfe jeta un regard sombre à Thorpe.

— Envoie-moi immédiatement cinq hommes. Tu resteras avec l'armée pour la mener


au château de Warling.

— Sir Piers peut en prendre la tête...

— Je n'ai pas besoin d'une nourrice ! Je m'occuperai de l'incendie moi-même. Obéis,


Thorpe.

Dix minutes plus tard, Rolfe galopait ventre à terre vers Crewel, cinq hommes d'armes dans
son sillage.

Les deux propriétés étaient distantes d'une vingtaine de kilomètres, et ils empruntèrent une
route qui coupait par champs et forêts.

Le destrier de Rolfe n'était pas fait pour la course, pourtant il atteignit le moulin de Crewel
bien avant les autres. Rolfe s'arrêta un instant près du torrent qui traversait les bois au nord
du village et vit des douzaines de villageois ainsi que quelques soldats qui se déplaçaient
calmement. L'incendie avait certainement été maîtrisé.

Il se remit en route, mais il n'avait plus de raison de pousser sa monture. Il était presque
arrivé au château lorsque la flèche l'atteignit. Elle déchira plusieurs maillons de sa cotte et
vint se ficher dans sa hanche. Rolfe eut le temps d'apercevoir une forme qui se glissait
furtivement sous le couvert des arbres avant qu'une intense douleur lui fasse perdre
conscience.
24

Beatrix avait l'habitude de voir du sang, même en abondance. Elle avait soigné bien des
blessures, mais l'idée de s'occuper de celle de Rolfe la rendait malade.

Il avait repris conscience tandis qu'on le montait dans sa chambre. Beatrix avait croisé son
regard, et ce qu'elle y lut l'avait glacée. Il était plein de fureur, de fureur et de reproche.
Pourquoi ?

— Madame ?

Wilda et Mildred observaient leur maîtresse avec angoisse.

— Oui?

— Sir Thorpe fait transporter monseigneur Rolfe dans sa... votre chambre. Le
soignerez-vous ?

— L'a-t-il demandé ?

Wilda détourna les yeux.


— Il a fait mander le médecin.

Beatrix reçut un coup au cœur.

— Qu'il en soit ainsi, dit-elle.

— Mais, Madame, murmura Mildred, Odo n'est qu'un barbier ! Je sais que beaucoup de
barbiers ont quelques connaissances en médecine, seulement Odo est un incapable. Il
laisserait périr un homme plutôt que d'avouer son incompétence. Vous vous souvenez,
Madame. C'est celui que vous aviez fait châtier pour avoir pratiquement tué ma mère.

Beatrix lança un regard grave à Mildred avant de tourner les talons. S'était-elle trompée sur
l'expression de Rolfe, ou la croyait-il vraiment plus ou moins responsable de son état ?

A l'étage, elle trouva un garde devant la porte de Rolfe. Elle avança, mais il lui barra
vivement le passage.

— Je suis désolé. Madame, dit-il simplement.

— Mon mari vous a-t-il chargé de m'interdire d'entrer ? Il fixa ses pieds sans mot dire.
Son silence était la

plus éloquente des réponses.

— Le médecin est-il près de lui, en ce moment ? demanda-t-elle.

— Je...

Un énorme juron, suivi d'un grand fracas, retentit de l'autre côté de la porte. Beatrix blêmit,
puis le rouge lui monta aux joues tandis que sa colère explosait.
— J'aurais pu lui épargner cette douleur ! cria-t-elle en poignardant l'homme du regard.
Laissez-moi passer, maintenant, avant qu'il ne souffre davantage.

— Excusez-moi, Madame, mais vous ne devez pas...

— Vous n'avez pas plus de bon sens que cet idiot, là-dedans, qui se prend pour un
guérisseur. Vous m'entendez, Odo ? hurla-t-elle. Si vous lui faites du mal ou s'il est mutilé à
cause de votre ignorance, je vous ferai pendre par les pouces jusqu'à ce qu'ils se détachent
de vos mains. Et si vous le tuez, vous regretterez mille fois de ne pas être mort à sa place !

Elle se retourna comme une furie vers le garde qui l'observait, effaré.

— Et vous aussi !

De l'autre côté de la porte, Odo l'avait entendue, et il hésitait en bandant la plaie béante
d'où il venait d'extirper la flèche. Mais il n'y avait plus de bruit, à présent, et, comme le
seigneur avait perdu connaissance sous la douleur, il termina sa tâche.

Les cris de Beatrix avaient été entendus de tous, et elle eut droit à des coups d'œil curieux
quand elle retourna dans la salle commune. Frustrée, rageuse, elle faisait les cent pas devant
la cheminée. Personne n'osait lui adresser la parole.

Sir Evarard refusa d'aller contre les ordres de son maître et de la laisser pénétrer dans leur
chambre, bien que lui-même eût le droit d'y entrer. Beatrix finit par envoyer un messager à
Thorpe de la Mare, dans l'espoir que l'ami de Rolfe, plus sage et plus âgé, saurait mettre un
terme à la folie de son époux.

Mais Sir Thorpe arriva tard dans la nuit, pour s'enfermer dans la chambre avec Rolfe. Beatrix
l'attendit longtemps en bas et se précipita vers lui dès qu'il descendit.

— Comment va-t-il ?
Thorpe lui lança un regard froid.

— Il dort.

— Et sa blessure?

— Il s'en sortira... et ce ne sera pas grâce à vous.

— Vous aussi? grinça-t-elle.

Consciente d'être trop en colère pour pouvoir se contrôler, elle se détourna et fixa le
plafond, s'exhortant au calme. Puis elle l'affronta.

— Sir Thorpe, quoi que vous en pensiez — quoi qu'il en pense —, je ne suis pas
responsable de cet accident. Et mes gens ne l'attaqueraient plus, maintenant. Il est mon
époux. Pourquoi me croyez-vous la cause de sa blessure ? demanda-t-elle.

Thorpe s'assit à table et fit signe qu'on lui donne à manger. Quand une servante lui eut
apporté de la nourriture et du vin, il leva enfin vers Beatrix son regard sombre, si semblable
à celui de Rolfe.

— U a vu celui qui avait envoyé la flèche se glisser dans les bois en direction de
Pershwick. Evarard affirme que vous êtes retournée chez vous depuis que vous vivez ici.

— C'est exact. Ma tante Flora y habite toujours, et j'ai le droit de la visiter. En quoi cela
me rend-il coupable ?

— Vous avez eu le temps de comploter l'assassinat de votre époux, là-bas. Chacun sait
que vous ne vouliez pas l'épouser, et que vous n'êtes toujours pas satisfaite de votre
condition. Il est aussi de notoriété publique qu'avant même de le rencontrer, vous lui avez
causé bien des ennuis. La conclusion est évidente: vous essayez de vous débarrasser de lui.
— Dans ce cas, pourquoi l'aurais -je aidé à prendre le château de Wrothe ? D'autre
part, j'aurais pu l'empoisonner moi-même n'importe quand et en rejeter la faute sur la
saleté des cuisines. Au lieu de cela, j'ai fait nettoyer cet endroit.

— C'est vous qui vous en êtes occupée ?

— Ah, voilà une autre personne prompte à croire qu'il s'agit des œuvres de Lady Amelia
! Après avoir vécu si longtemps dans cette crasse, elle aurait soudain décidé de prendre son
domaine en main, c'est cela ? Oh, croyez ce que vous voudrez ! Pensez aussi que j'ai confié à
un archer peu sûr ce que j'aurais pu faire aisément par d'autres moyens. Je ne suis pas une
femme de demi-mesures, Sir Thorpe. Si j'avais voulu tuer mon mari, il serait mort, à présent.

— Vous vous êtes toujours opposée à lui, Lady Beatrix. Le nierez-vous ?

— Je ne nierai rien et je ne présenterai pas d'excuses pour ce que j'ai fait dans le passé.
On m'avait dit que le Loup Noir était un monstre. Alain Montigny était mon ami, et votre
seigneur avait l'intention de le tuer s'il l'attrapait. Oui, je l'ai méprisé d'être venu s'installer à
Crewel. Alain, à qui on avait volé ses terres, a dû s'enfuir pour avoir la vie sauve. J'étais
même prête à lever une armée pour l'aider, mais il a choisi de ne pas se battre.

— Mais vous avez choisi de lutter, Lady Beatrix.

— Là, vous vous trompez, répondit-elle, glaciale. J'ai maudit le Loup Noir parce qu'il
était un usurpateur, c'est tout. Mes gens ont fait le reste, par loyauté envers ma colère. C'est
devenu leur cause. Mais le seul tort que je lui aie jamais causé, c'est la petite blessure lors de
notre nuit de noces. Et c'était un accident, ajouta-t-clle vivement. Il ne s'en souvient même
plus. Thorpe lui lança un regard menaçant.

— Alors il a diablement raison de ne pas vous vouloir prés de lui!

Beatrix tressaillit.
— Vous n'avez pas écouté un mot de ce que je vous ai dit ! Je veux l'aider. Je peux
soulager sa souffrance. Je peux...

— Vous pouvez surtout rester à l'écart. Même s'il cédait et vous laissait le soigner, moi
je n'ai pas con-fianec en vous, Lady Beatrix. C'est à cause de mes propos stupides qu'il vous a
épousée. Quand je vous ai vue, j'ai été assez stupide de nouveau pour me dire que

ce mariage n'était sans doute pas un mal. J'avais tort. Et il est assez intelligent pour ne plus
jamais vous accorder sa confiance,

— Vous êtes un entété, Thorpe de la Marc, et je vais prier, dans l'intérêt de mon mari,
pour que vous changiez d'attitude. Odo lui fera plus de mal que de bien.

— Il en a terminé, maintenant. Rolfc va guérir rapidement, comme d'habitude. Croyez-


vous qu'il s''agisse de sa première blessure?

— J'éspere qu'il en sera ainsi. Elle tourna les talons, et Thorpe la regarda partir.

pensif. Mildred qui. cachée dans l'ombre, avait tout entendu, vint se planter devant lui.

— Vous vous trompez au sujet de Lady Beatrix. dit-elle résolument.

Elle reçut en réponse un regard d'acier, mais elle ne se laissa pas décontenancer.

— Elle sait soigner, elle peut atténuer la douleur. Et jamais elle ne ferait de mal a notre
seigneur. Elle a même menacé Odo. car elle donnait sa dangereuse incompétence.
Demandez à Sir Evarard, si vous ne me croyez pas.

— Les femmes se défendent toujours entre elles, rétorqua Thorpe, méprisant.

— Les hommes aussi.


— Il n'a pas besoin d'elle ! gronda-t-il.

Comment cette domestique osait-elle l'affronter ? se

demandait-il.

— Elle ne lui ferait pas de mal ! répéta Mildred. Elle a été furieuse d'apprendre qu'on
accusait à tort son mari de l'avoir battue. Elle a voulu qu'on connaisse la vérité, pour le bien
de Sir Rolfe. Est-ce l'attitude d'une femme qui hait son époux ?

Sur ce, Mildred se retira, encore tout étonnée de son éclat de colère. Et, comme pour
Beatrix un peu plus tôt, Thorpe la regarda s'éloigner, les yeux plissés, pensif, jusqu'à ce
qu'elle eût disparu.
25

Au bout de quatre jours, l'état de Rolfe avait empiré. Thorpe ne savait plus à quel saint se
vouer. Ce n'était au départ qu'une simple blessure ; Rolfe en avait reçu de pires et s'était
rapidement rétabli. Celle-ci semblait le priver de ses forces. La fièvre avait commencé à
monter le deuxième jour, et à présent Rolfe délirait : il appelait sa femme, et la maudissait
l'instant d'après. Il ne reconnaissait plus Thorpe.

Ce malotru d'Odo avait tout simplement disparu, fuyant le château avant d'être tenu pour
responsable de l'aggravation de l'état de son seigneur.

Thorpe ne savait que faire. Ou plutôt, il savait qu'il ne lui restait qu'une seule possibilité, et il
finit par s'y résoudre : il envoya une servante chercher l'épouse de Rolfe.

Quand Beatrix pénétra dans la chambre, suivie de la fidèle Wilda, il eut la bonne grâce de
sembler un peu honteux. Il tressaillit quand elle lui lança une bordée d'injures.

— Pourquoi ne m'avez-vous pas appelée plus tôt ? cria-t-elle enfin. L'infection est en
train de le tuer.

— Je ne me suis pas occupé de changer les pansements, se défendit Thorpe. Donc je


n'ai pas vu la plaie.

— Vous auriez dû ! Je vous avais prévenu qu'Odo lui ferait plus de mal que de bien !
— Pouvez-vous quelque chose pour lui ? demanda Thorpe humblement.

Beatrix examina la blessure et répondit:

— Franchement, je l'ignore. Depuis quand a-t-il cette forte fièvre ?

— Trois jours.

— Dieu Tout-Puissant !

Thorpe blêmit. Il s'approcha du lit et observa Beatrix qui obligeait Rolfe à boire. Puis elle
écrasa des feuilles qu'elle déposa sur la plaie ainsi qu'une pommade à l'odeur fétide. Enfin
elle fit mettre de l'eau à bouillir et mélangea le contenu de plusieurs flacons.

Quand elle sortit un canif de son panier, Thorpe lui saisit le poignet.

— Pour quoi faire ? demanda-t-il.

Elle lui jeta un rapide coup d'œil.

— Il faut inciser afin de voir ce qui cause l'infection. Voulez-vous vous en charger à ma
place ?

Thorpe la lâcha en secouant la tête.

Beatrix nettoya soigneusement la lame avant de retirer les herbes qui couvraient la blessure.
Puis elle fouilla la plaie et la débarrassa du pus. Le silence le plus total régnait dans la pièce,
quand Beatrix poussa soudain un cri horrifié.
— La mort est un trop doux châtiment pour ce charlatan ! déclara-t-elle avec un regard
qui imputait à Thorpe toute la responsabilité de la situation. Il a arraché la flèche, mais il a
laissé dans la plaie un morceau de la cotte de mailles que la pointe y avait entraîné.

Elle l'extirpa délicatement avant de continuer à nettoyer la blessure. Quand enfin du sang
bien rouge en jaillit, elle poussa un soupir soulagé. Puis elle la couvrit de nouveau avec les
feuilles.

Lorsqu'elle se releva, elle regarda Thorpe avec une expression confiante.

— Il faut laisser le sang s'écouler jusqu'à ce que la fièvre soit tombée. Ainsi nous
saurons quand il sera guéri. Je ne recoudrai pas la plaie avant. Cela le fatiguera, mais je veux
être sûre que la chair est saine. J'ai des potions pour aider la fièvre à tomber et faire revenir
ses forces.

Thorpe acquiesça, et elle poursuivit :

— Je vais aussi lui donner un calmant pour la douleur. Il se taisait toujours, et elle
demanda:

— Me laisserez-vous rester pour constater l'évolution et prendre les décisions


nécessaires ?

— Est-il hors de danger ? dit-il doucement.

— Je le crois, oui.

— Alors, restez, Madame.

— S'il reprend suffisamment conscience pour s'apercevoir que je suis près de lui, cela
lui déplaira peut-être...
— Eh bien, que cela lui déplaise ! déclara fermement Thorpe, trop soulagé pour se
soucier des réactions de Rolfe.

— Très bien, soupira-t-elle. Mais je vous prie de ne pas lui dire ce que j'ai fait.

— Pourquoi ?

— Je ne veux pas qu'il soit contrarié à son réveil. Laissons-le croire que le médecin l'a
soigné convenablement,

— Je ne mens jamais à Rolfe.

— Qui parle de mentir ? Ne dites rien, c'est tout. Je tâcherai de disparaître avant qu'il
ne revienne à lui.

Plus tard ce jour-là, Beatrix était en train de changer les bandages, après avoir bien resserré
les bords de la plaie, quand Rolfe ouvrit les yeux et la vit. Il était ravagé par la fièvre, la barbe
avait envahi son visage. Il avait une mine épouvantable et son regard était noir de colère.

Beatrix, sans mot dire, termina sa tâche puis quitta la pièce. Thorpe, qui dormait dans un
fauteuil près de la cheminée, se réveilla en entendant la porte se fermer. Il s'approcha du lit.

— Ainsi, vous êtes de retour parmi nous ?

— Où étais-je ?

La voix de Rolfe n'était qu'un murmure.

— Pas très loin de la mort... répondit Thorpe dans un sourire.


Rolfe parut sceptique.

— Pour une petite blessure de flèche ?

— Qui s'est infectée. Vous avez eu une mauvaise fièvre.

— N'en parlons plus! Que faisait-e//e ici? Est-ce ainsi que tu me protèges, en laissant
pénétrer dans ma chambre celle qui est responsable de...

— Je ne pense pas qu'elle le soit, coupa Thorpe. Je suis même certain du contraire.

— Je t'ai dit ce que j'avais vu !

— Oui, et c'était troublant, mais pas probant, insista Thorpe.

— Tu la défends, à présent ? Avant cette histoire, tu ne lui accordais aucune confiance.


Je n'ai pas envie de la croire capable de ce forfait, Thorpe. J'avais l'impression d'avoir
progressé, avec elle, et puis voilà...

— Vous n'avez pas eu le loisir de réfléchir, avec la douleur de cette blessure qui vous
embrumait l'esprit. Songez-y à deux fois avant de la condamner, car n'importe qui aurait pu
tirer cette maudite flèche. Un occupant d'une des places fortes que nous venons d'investir,
ou même quelqu'un d'ici. Les gens de Persh-wick ont-ils déjà attaqué avec des armes ?
Pourquoi le feraient-ils, maintenant que vous avez tout pouvoir sur leur châtelaine ?

Il se recula légèrement pour observer attentivement Rolfe.

— Savez-vous ce qu'elle vous reprochait avant votre mariage ? Le lui avez-vous


seulement demandé ?
— Je ne vois pas ce que cela changerait.

— L'avez-vous fait, Rolfe ?

— Non, dit-il sèchement, mais je suppose que toi, tu es au courant. Sinon, tu


n'insisterais pas tant.

— Je vois que votre caractère s'améliore, dit Thorpe ironiquement.

— As-tu quelque chose à me dire, oui ou non ?

— Nous nous sommes trompés à son sujet, voyez-vous. Comme elle s'est trompée sur
vous. A vous deux d'éclaircir les malentendus, Rolfe.

— Ne me parle pas à mots couverts, quand je suis sur mon lit de douleur ! Où est ce
maudit médecin, à propos ? J'ai l'impression d'avoir un incendie dans la hanche.

— Pas étonnant, après ce que vous avez souffert. Quant à Odo, il s'est enfui voilà deux
jours, de peur de perdre ses pouces !

— Encore une énigme ? s'impatienta Rolfe.

— Votre épouse a été très claire sur le châtiment qu'elle réservait à Odo au cas où il
vous ferait du mal. Et en fait, il vous a pratiquement tué par son incompétence...

— Tu me répètes sans cesse que j'avais un pied dans la tombe. Si Odo est parti, c'est
donc à toi que je dois d'être encore en vie ?

Thorpe secoua la tête, et Rolfe comprit soudain.


— Elle s'est servie de sa science pour me sauver ? Tu aurais pu me le dire plus tôt ! Mon
vieux Thorpe, je crois que la dame commence à ressentir une certaine affection pour moi.

— Ne vous emballez pas, répliqua vivement Thorpe. Il est simplement dans sa nature d'aider
les autres dans la mesure de ses moyens. N'y voyez rien de plus, ce serait dangereux.

Rolfe n'écoutait plus. Il était aux anges. Elle était venue s'occuper de lui. Cela signifiait-il
qu'elle l'aimait ?

Cette question l'obséda jusqu'à ce qu'il tombe, épuisé, dans un profond sommeil.
26

Beatrix vit Erneis se faufiler hors de la pièce commune juste au moment où elle y pénétrait.
Elle cherchait depuis longtemps à rencontrer l'intendant pour s'entretenir avec lui, mais il
était toujours pressé, ou invisible. Pourquoi l'évitait-il ?

Elle suivit le petit homme et l'arrêta avant qu'il ne parvienne à s'enfuir vers l'écurie.

— Un moment, maître Erneis !

Il se retourna lentement, sans tenter de masquer son ennui.

— Maître Erneis, vous étiez bien l'intendant de Sir Edmond, n'est-ce pas ?

— Pendant plusieurs années, Madame, répondit-il, un peu interloqué.

— Trouvez-vous le nouveau seigneur de Crewel plus dur que lui ? demanda


aimablement Beatrix.

— Certes non, Madame. Sir Edmond était beaucoup plus... Le seigneur Rolfe n'est pas
souvent là, et...
Il était déconcerté, et Beatrix tira avantage de la situation.

— Je veux que vous me remettiez les comptes de Crewel, maître Erneis.

— A vous ? Et qu'en ferez-vous ?

— Mon époux désire les voir, mentit-elle avec un sourire.

— Mais il n'est pas en état...

L'homme était inquiet, à présent.

— Il n'aura guère d'occupations, pendant sa convalescence. Il aimera sans doute savoir


quel profit il peut espérer tirer de ce domaine... Comme c'est un homme de guerre et qu'il
est propriétaire depuis peu de temps, il ne comprendra sans doute rien aux comptes. Nous
demanderons à son clerc de les lui lire.

— Je peux m'en charger, insista l'intendant.

— Vous avez déjà tellement de travail !

— Je prendrai le temps...

— Inutile! Le clerc est là pour ça.

— Mais...

Beatrix s'impatienta.
— Seriez-vous en train de discuter les ordres votre seigneur ? demanda-t-elle,
hautaine.

— Non, non, bien sûr, Madame, dit-il vivement, vais vous les chercher sur-le-champ.

Quand il lui remit une malheureuse petite liasse de parchemins, Beatrix dissimula sa
surprise. Les comptes étaient tenus à l'année, d'une Saint-Michel à l'autre ; il devait y avoir
presque une année d'écritures, mais on aurait dit qu'il s'agissait à peine d'un mois.

Beatrix se réfugia avec le document dans la petite chambre où elle dormait depuis la
maladie de son mari et se mit à la tâche. C'était pire encore qu'elle ne l'avait supposé.
L'intendant était censé consulter le cuisinier et le responsable des écuries à la fin de chaque
journée afin de noter les dépenses effectuées. Il devait aussi vérifier les réserves et tout ce
que les villageois apportaient au titre de loyers, ainsi que les sommes payées pour des
services, transports de marchandises ou travaux d'artisanat : bref, toute transaction aurait
dû être répertoriée comme à Perahwick.

Maître Emets se contentait de noter chaque semaine la somme d'argent dépensée, sans
fournir de détails. Et les provisions apportées par les villageois semblaient bien maigres.
D'autre part, Beatrix avait vu du bétail emmené à la ville d'Axeford pour être vendu.
Pourquoi cela ne rentrait-il pas dans les comptes ?

C'était une catastrophe ! Les dépenses de chaque semaine représentaient trois fois ce que
Beatrix aurait dépensé en un mois. Pourtant ces sommes ne comptaient pas l'entretien de
l'armée de Rolfe, elle en était certaine. Sir Evarard lui avait dit que Rolfe payait pour que
chaque village proche d'un château livre directement la nourriture aux hommes en garnison.

Beatrix avait inspecté les réserves. Elles n'étaient pas très abondantes, mais le deviendraient
après la moisson, dans quelques semaines. Cela n'expliquait donc pas les dépenses
annoncées dans les comptes.

Maître Erneis ne faisait pas son travail, c'était clair!


Furieuse, elle se mit à la recherche du coupable, accompagnée de deux soldats. Elle trouva
l'intendant dans les cuisines et demanda aux gardes de l'attendre à la porte.

Maître Erneis sembla surpris de la voir entrer, les parchemins à la main.

— Vous me les rendez déjà, Madame ? dit-il avec un geste pour les récupérer.

— Maître Erneis, demanda-t-elle calmement, où avez-vous consigné l'achat des


chevaux ?

— Les chevaux ? Quels chevaux ?

— Les chevaux ! Vous avez dû en acheter des douzaines !

— Pas un seul, Madame. Qu'est-ce qui vous donne

à penser... ?

_Pas de cheval ? Je me trompe, alors. Mon époux

vous a-t-il ordonné d'acquérir des colifichets pour les offrir à Lady Amelia ?

_ Madame ! protesta Erneis d'un air offusqué. Jamais je n'ai fait ça ! Qu'a pu vous dire Sir
Rolfe au sujet de ces comptes pour que...

-- Qu'aurait-il à dire ? coupa Beatrix.

— Pardon?
— Où gardez-vous l'argent de la maison, maître Erneis ?

— Dans un coffre fermé à clé...

— Et mon époux vous en redonne quand vous en avez besoin ?

— Cela n'a pas été nécessaire, jusqu'à présent. Il y en avait largement assez.

— Combien?... Combien vous a-t-il confié pour l'entretien de sa demeure? insista-t-elle


sèchement.

— Plusieurs... centaines de marks, répondit-il, mal à Taise.

— Combien de centaines ?

— Je ne..;

— Combien ?

Il s'agitait nerveusement, jetait des coups d'oeil au cuisinier et à ses aides qui observaient la
scène avec curiosité.

— Onze ou douze cents, répondit-il enfin. Je ne me rappelle pas exactement. Mais,


Madame, je ne vois pas en quoi cela vous concerne, sauf si vous désirez acheter quelque
chose. Dans ce cas, je serais ravi de...

— J'en suis certaine, coupa-t-elle. Si j'ai bien compris, ce qui reste de ce que mon mari vous
a donné se trouve toujours dans le coffre.
— Certes, Madame.

— Et les dépenses sont notées ici ? poursuivit-elle en montrant les parchemins.

— En vérité, oui.

— Donc, vous ne verrez pas d'objection à ce que vos quartiers soient fouillés avant que
l'on vous chasse, n'est-ce pas ?

Erneis blêmit.

— Madame... Je... j'ai dû mal comprendre...

— Pas du tout. Vous avez pu berner mon époux parce qu'il est un homme de guerre,
peu porté sur les problèmes domestiques. Mais vous êtes un imbécile si vous avez imaginé
que je m'y laisserais prendre. Je sais de quoi je parle : j'ai été mon propre intendant pendant
des années. Je suis au courant de ce que coûte une maison de cette dimension, jusqu'au
dernier sou.

Erneis ne put dissimuler son étonnement, et Beatrix sourit.

— Je vois que vous commencez à comprendre, maître Erneis.

— Vous n'avez aucune preuve, Madame. Crewel n'est pas Pershwick. Quand Sir Rolfe
est arrivé ici, il n'y avait presque plus de provisions, et tout coûte cher...

— Si mon mari n'était pas blessé, je lui demanderais de régler ce problème! s'écria
Beatrix, irritée. Ma patience a des limites ! Vous dites que je n'ai pas de preuve ? ajouta-t-
elle avant de se tourner vers le cuisinier. Maître John, il est écrit dans ces registres que vous
avez eu besoin de marchandises pour trente-cinq marks, la semaine dernière. Est-ce exact ?

— Mon Dieu, non ! s'indigna l'homme. Nous en avons dépensé à peine dix.
— Alors, maître Erneis ?

— Vous n'avez aucun droit de me questionner au sujet des comptes, Madame. J'en
parlerai à votre mari...

— Certainement pas! aboya-t-elle.

Elle se dirigea vers les gardes qui se tenaient à la porte, stupéfaits.

Emmenez maître Erneis à sa chambre et fouillez-la. Si on trouve l'argent volé, qu'il quitte
Crewel avec ce qu'il porte sur le dos. Rien de plus. Et si on ne trouve rien... alors, dit-elle au
petit intendant, vous pourrez parler à mon mari. Et je doute qu'il se montre indulgent.

Beatrix, bouillonnante de colère, se rendit dans la pièce commune. Avait-elle eu raison de


prendre le problème en charge toute seule ? N'aurait-elle pas dû s'en remettre à Sir Evarard,
ou à Thorpe de la Mare ?

Elle n'eut pas à attendre longtemps le dénouement de l'affaire. Les gardes vinrent lui
apprendre que l'intendant s'était enfui pendant qu'ils fouillaient ses quartiers. On avait
seulement trouvé cinquante marks. Cinquante, sur plusieurs centaines... Comment allait-elle
l'annoncer à Rolfe ?
27

Rolfe poussa un grognement quand il se pencha pour ouvrir le vaste coffre. Il n'aurait pas dû
se lever, Thorpe le lui avait assez répété. Il était encore faible, et sa plaie avait été recousue
seulement la veille.

Mais il ne tenait plus en place. Depuis qu'il avait appris que Beatrix l'avait guéri, il voulait se
faire pardonner son attitude grossière. Que devait-elle penser de son manque de confiance,
surtout après qu'elle l'eut aidé à investir Wrothe ?

Il avait passé presque toute la journée à se demander ce qu'il pourrait lui donner. Non qu'il
voulût acheter son pardon, mais il tenait à lui offrir quelque chose de joli, qu'elle aimerait. Il
s'aperçut qu'il ne connaissait rien de ses goûts. Il fallait qu'il aille regarder dans ses affaires
personnelles, qui se trouvaient dans l'antichambre, et il avait attendu avec impatience que
Thorpe le quitte pour mettre son projet à exécution.

Les deux premiers coffres ne contenaient que des vêtements. Dans le troisième, plus petit,
se trouvaient les trésors de Beatrix. Il eut un sentiment de culpabilité quand il constata à
quel point il y en avait peu: un nécessaire de toilette en ivoire, douze cuillers en argent dans
un écrin, quelques épices rares. Dans un tissu de laine étaient enveloppées une ceinture de
cuir ornée de pierres et une autre d'or tressé. Un petit coffret contenait trois broches en or,
une avec des grenats, une émaillée, ainsi que deux longues épingles à cheveux, une boucle
en or et un collier, en or également, qui portait une croix en son centre.

Si peu de joyaux pour une si ravissante créature ! Certes, Beatrix avait été rejetée par son
père dès l'enfance. Qui aurait eu envie de lui offrir des bijoux, de voir ses yeux s'emplir de
joie et de surprise ? Rolfe sentit une bouffée de haine pour l'homme qui avait méprisé sa
fille.

La porte s'ouvrit doucement sur Beatrix. Et Rolfe se tenait là, devant le coffre ouvert, du
sang tachant le drap dont il s'était enveloppé. Pris la main dans le sac, sans excuse.
Elle le regardait, impassible, sans dire un mot. Rolfe rougit et se détourna pour se diriger
lentement vers son lit.

Beatrix le suivit dans la chambre. Le silence était lourd. Elle le brisa enfin.

— Si vous cherchiez des médicaments, monseigneur, Sir Thorpe aurait pu vous dire que
mon panier est près de la cheminée.

— En effet, soupira Rolfe.

— Mais je dois vous mettre en garde : n'essayez pas de vous soigner vous-même, on
risque de se faire plus de mal que de bien lorsqu'on ne connaît pas les remèdes. Je veux vous
aider.

— Vraiment ?

Beatrix baissa les yeux, troublée par la douceur subite de sa voix.

— Vous auriez pu attendre que j'arrive.

— Mais je n'étais pas sûr que vous viendriez.

Elle affronta son regard. Apparemment, il n'avait pas encore entendu parler de l'affaire de
l'intendant. Néanmoins il semblait perturbé.

— Pourquoi ne serais-je pas venue, monseigneur? Vous m'aviez bien fait comprendre
que vous souhaitiez toujours être obéi.
— Vous n'en faites pourtant qu'à votre tête. Voilà qu'ils se mettaient brusquement à
parler de ce

qui n'allait pas entre eux, sans même l'avoir voulu.

— Je n'autorise personne, monseigneur, à régner sur mes pensées et mes sentiments.


Autrement, en tant qu'épouse, je suis à vos ordres.

— Si vous préférez ne pas me soigner, Beatrix, je le comprendrai.

Elle ne trouva pas cette soudaine humilité très convaincante.

— J'ai reçu de ma mère le talent de guérir, et je dois le partager. Si je ne l'utilise pas, il


est sans valeur. A présent, me laisserez-vous m'occuper de votre blessure ?

Beatrix écarta le drap et se mit en devoir d'ôter le bandage souillé de sang.

— Vous prenez plaisir à vous occuper d'autrui ? demanda soudain Rolfe.

— Oui.

Thorpe avait raison: c'était seulement sa façon d'aider les gens. Rolfe lui-même ne comptait
pas plus que les autres. Il soupira.

— Quelque chose ne va pas, monseigneur ?

— Tout va bien, mentit-il. Je viens seulement de penser que j'ai dû vous blesser en
mandant le médecin plutôt que vous.
— Vous ne m'avez pas vexée, répondit-elle vivement. J'étais furieuse parce que je
connaissais l'incompétence d'Odo. Mais votre désir de me tenir à l'écart était
compréhensible. Vous étiez faible, vous souffriez. Vous ne pouviez penser clairement.

— Pourquoi me trouvez-vous des excuses ?

— Si vous aviez eu tous vos esprits, monseigneur,

vous m'auriez fait mettre aux fers, au lieu de m'inter-dire simplement votre porte.

— Mettre aux fers ? Jamais je ne... Vous êtes ma femme!

— Cela n'a rien à voir ! répliqua -t- elle avec colère. On a tenté de vous tuer. Il faut
retrouver cette personne et la punir, quelle qu'elle soit.

Rolfe eut un petit rire gêné.

— J'avoue avoir d'abord pensé à vous quand j'ai vu le paysan qui avait tiré la flèche
s'enfuir vers Persh-wick. Je ne voulais pas vous croire capable d'un tel forfait, mais l'idée me
taraudait, et ce n'était pas absurde, vu votre passé... Je suis profondément navré d'avoir
douté de vous, Beatrix.

Pourquoi ne le regardait-elle pas ? Elle fourrageait dans son panier de remèdes. Elle en sortit
un petit flacon bleu.

— Voulez-vous prendre ceci contre la douleur, monseigneur ?

Rolfe fronça les sourcils. Elle refusait de croiser son regard et semblait brusquement mal à
l'aise.

— Non ! gronda-t-il, pour le regretter aussitôt.


— Ainsi vous doutez encore de moi ? demanda-t-elle doucement.

— Je n'ai pas dit cela!

— Vous refusez mon remède, pourtant vous souffrez, je le sais. Vous craignez que je
vous empoisonne ?

— Bon sang! Donnez-moi ça!

Il lui arracha le flacon des mains et avala une gorgée de liquide.

— Voilà! Maintenant, dites-moi pourquoi vous ne pouvez pas me pardonner.

— Je vous pardonne, dit-elle en le regardant droit dans les yeux. J'espère simplement
que vous me pardonnerez quand je vous dirai...

— Ne me dites rien, coupa-t-il. Je ne veux entendre aucun aveu.

— Mais je souhaite vous parler de...

— Non !

Elle se redressa, toute soumission oubliée.

— Vous voudriez que je me taise et que je redoute votre colère jusqu'à ce qu'un autre
vous parle ? Il n'en est pas question! Monseigneur, j'ai renvoyé votre intendant, et je ne le
regrette pas.

Elle attendit l'explosion, mais Rolfe se contentait de la regarder avec stupéfaction.


— C'est tout ? demanda-t-il.

— Oui, répondit-elle fermement. Vous avez tous les droits d'être furieux, et cela ne fera
pas de mal à votre blessure si vous avez envie de crier après moi.

— Je le ferai peut-être, dit-il tranquillement en dissimulant un sourire, si vous me dites


pourquoi vous l'avez chassé.

— J'ai découvert que maître Erneis vous volait, et sur une grande échelle. Il s'agit de
centaines de marks.

— Comment le savez-vous ? s'enquit-il.

— Je suis désolée de m'être mal débrouillée, dit-elle. A présent, il s'est envolé, et votre
argent avec.

— Cela n'explique pas pourquoi vous êtes si sûre qu'il volait.

— Il m'a dit que vous lui aviez donné onze ou douze cents marks, monseigneur. Vous
êtes à Crewel depuis sept mois, et il a marqué qu'il avait dépensé neuf cents marks. C'est
beaucoup trop!

— Beatrix, comment le savez-vous ? insista Rolfe, exaspéré.

Elle rougit et baissa la tête.

— Je... j'ai été mon propre intendant à Pershwick. Je ne vous l'avais pas dit. Je sais
qu'un domaine de cette taille doit se suffire à lui-même, à moins qu'on n'y reçoive de
nombreux invités, et je connais le prix de l'entretien d'une demeure comme celle-ci.

Son propre intendant, et elle refusait de prendre les rênes chez lui ! songeait Rolfe.
— Vous avez pu le constater, diriger une propriété n'est pas mon fort. Donc si vous
dites que mon intendant me bernait, je suis bien obligé de vous croire.

— Je jure que j'ai lu correctement ses comptes et...

— Je n'en doute pas. Mais je n'ai plus d'intendant, à présent. Evarard ne peut le
remplacer, il est encore plus incompétent que moi.

— Sans doute.

— Alors, que suggérez-vous ? Vous avez chassé cet homme; qui voyez-vous pour le
remplacer?

— Personne.

— Moi, si. Vous devrez tenir ce rôle vous-même.

— Moi?

— N'est-ce pas juste ? Vous en êtes capable, vous le savez.

— Bien sûr.

Beatrix alla porter son panier près de la cheminée, pour qu'il ne puisse voir la joie qu'il lui
procurait. Il croyait la punir, alors qu'il lui offrait ce qu'elle souhaitait le plus. Si elle n'avait
craint qu'il refuse, elle le lui aurait proposé elle-même. Après tout, il ne lui avait jamais
accordé aucune responsabilité à Crewel... jusqu'à présent.

Elle se composa une expression neutre et se tourna vers lui.


— Si c'est tout ce que vous vouliez me dire, monseigneur, je vais vous faire porter votre
dîner.

— Vous joindrez-vous à moi ? demanda-t-il d'une voix déjà ensommeillée à cause de la


potion qu'il avait bue.

— Si vous le désirez.

— Parfait... Beatrix, où avez-vous dormi, ces dernières nuits ?

— J'ai emporté quelques affaires dans une chambre près du quartier des servantes.

— Rapportez-les ici. Vous dormirez avec moi, dorénavant.

Il dormait à demi, mais le ton était sans réplique. — Comme il vous plaira, monseigneur,
murmura-t-elle en rougissant.

Et elle quitta la pièce, à la fois heureuse et pleine d'appréhension.


28

Le feu crépitait dans la cheminée tandis que les servantes s'affairaient dans la grande pièce à
dresser les tables sous l'œil attentif de Wilda. Amelia travaillait à sa broderie près du feu,
ignorant volontairement ce qui se passait autour d'elle. Assis à ses côtés, Sir Eva-rard sirotait
une pinte de bière.

Quand Beatrix descendit de la chambre du maître, Amelia la fixa intensément. Elle la vit dire
quelques mots à une servante puis quitter la pièce.

Elle sourit, contente d'elle. Sir Evarard lui avait fait part des soupçons de Rolfe et, qu'il eût
raison ou non, celui-ci renverrait sûrement Beatrix à Pershwick.

— Crois-tu qu'il lui ait dit de rassembler ses affaires ? demanda Amelia à Evarard, qui
avait aussi vu Beatrix monter l'escalier en direction du quartier des servantes.

— Faire ses malles ? Pourquoi ?

— Pour rentrer à Pershwick, évidemment. . — Pour quelle raison la renverrait-il ?

Amelia jeta un regard furieux à son amant. Il fallait toujours tout lui- expliquer.
Tu m'as bien dit qu'il la tenait pour responsable de l'incendie du moulin et de l'attentat
contre lui ? murmura-t-elle, irritée.

— C'était une erreur, répondit Evarard.

— Une erreur ? De la part de qui ?

— Sir Rolfe est persuadé qu'il s'était trompé, dit-il en haussant les épaules.

— Comment le sais-tu ? Il te l'a avoué ?

— Sir Thorpe me l'a dit avant de partir pour le siège de Warling.

— Pourtant, il veillait sur Rolfe...

— Lady Beatrix s'en occupera, désormais; il n'y a donc plus de raison pour que Thorpe
s'attarde.

Amelia grinça des dents.

— Penses-tu qu'elle le soignera encore lorsqu'il entendra parler de cette histoire avec
le malheureux Erneis ?

— Sir Rolfe réglera le problème, mais je serais étonné qu'il renvoie sa femme pour une
raison aussi futile. Il est très content d'elle sur bien d'autres plans. Regarde ce qu'elle a
accompli ici depuis son arrivée !

Amelia eut du mal à réprimer un cri de fureur et se contenta d'enfoncer violemment son
aiguille dans son ouvrage. Evarard ne parut pas remarquer sa nervosité.
C'était injuste ! Au moment où Amelia avait l'intention d'annoncer qu'elle avait fait une
fausse couche ! Elle devrait maintenant poursuivre sa liaison avec Evarard, au moins jusqu'à
ce qu'elle soit vraiment enceinte. Et il fallait que cela arrive vite, sinon, il ne lui resterait plus
aucun espoir. Rolfe n'était pas stu-pide...

Elle essaya d'empêcher son esprit de tourner en rond. Oui, il fallait absolument qu'Evarard
lui fasse un enfant. Peut-être même serait-elle obligée de le garder, sinon...

Elle parlerait à Beatrix du bébé. Amelia laisserait échapper la nouvelle, comme par hasard,
puis elle s'effacerait et verrait comment évoluaient les rapports de Rolfe avec sa femme.
L'orgueil de Beatrix l'avait sans doute empêchée de reprocher à Rolfe la présence de sa
maîtresse sous son toit, mais tout changerait si cette maîtresse portait l'enfant de son
époux... surtout un enfant conçu après le mariage.

Rolfe ne pourrait en aucune façon contester sa paternité. Ou alors, Beatrix ne lui en parlerait
même pas, elle partirait, tout simplement. Et peut-être alors Amelia aurait-elle encore le
temps de se débarrasser du bébé, grâce à une potion de sa connaissance.

A mesure qu'Amelia réfléchissait, son sourire lui revenait aux lèvres.


29

Ils iraient à la cour! Beatrix en avait le cœur retourné. A son grand déplaisir, il lui fallait
répondre à l'invitation du roi.

Sourd à toutes ses excuses, Rolfe insistait pour qu'elle l'accompagnât.

— Henry tient à vous rencontrer, répétait-il.

Et personne ne s'opposait aux désirs du roi, se rappelait Beatrix avec amertume.

Rolfe était encore fatigué, aussi fixa-t-on le départ à une semaine de là.

Ces quelques jours passèrent comme l'éclair. Beatrix, nerveuse, priait pour ne pas se
conduire maladroitement. Il y avait des années qu'elle ne s'était pas trouvée à la cour.
Saurait-elle encore comment s'y comporter convenablement ?

Rolfe comprenait son anxiété, et il fit de son mieux pour la rassurer. Il lui raconta des
anecdotes amusantes sur le roi et ses barons, lui fit remarquer qu'elle rencontrerait peut-
être quelque parent à elle. Or Beatrix ne savait pas si cela la détendrait ou augmenterait son
malaise.

Elle partageait le lit de son époux, mais il était encore trop fatigué pour l'aimer. Beatrix lui
faisait la lecture, prenait ses repas avec lui, écrivait les lettres qu'il lui dictait. Ils bavardaient
beaucoup. Rolfe parlait de lui et l'incitait à se raconter.
Il essayait de lui plaire par tous les moyens, sauf celui qui comptait le plus pour elle et qui se
dressait toujours entre eux: Amelia. Chaque fois que Beatrix tentait d'aborder le sujet,
l'orgueil l'empêchait de s'exprimer. Si seulement il la renvoyait! Si seulement... Mais elle
n'osait le lui demander. Elle craignait qu'il ne refuse; elle apprendrait alors trop directement
ce qu'elle redoutait de savoir. Aimait-il Amelia ? Cette question la torturait en permanence.

Elle mettait un frein à ses sentiments et gardait ses distances, pour se préserver. Elle ne
pouvait se permettre de se détendre avec Rolfe, de plaisanter et de rire, comme sa nature l'y
poussait. Sinon elle risquait de se retrouver désespérément amoureuse, or elle devait s'en
garder à tout prix.

Rolfe laissa à Beatrix le soin de préparer le voyage, et elle se réjouit de cette tâche conjugale.

Elle eut cependant des difficultés pour faire ses propres bagages, car elle ne disposait que de
deux jolies robes. Wilda dut travailler dur pour lui en confectionner une autre à temps.

Le message arriva juste au moment où ils quittaient Crewel. Un serf qu'elle ne connaissait
pas le remit à Beatrix. Elle n'avait pas le temps d'en prendre connaissance et le glissa dans sa
manche pour le lire plus tard. Comme elle voyait Rolfe échanger quelques mots avec Amelia,
elle oublia tout à fait la lettre... et fut maussade pendant pratiquement toute la journée.

Ils firent étape dans un petit village. Beatrix se retira de bonne heure; elle voulait dormir
avant que Rolfe ne vienne la rejoindre. Tandis que Wilda l'aidait à se déshabiller, le message
tomba. A sa lecture, Beatrix fronça les sourcils.

— Une lettre d'Alain Montigny...

— Sir Alain ? Il devrait être en Irlande, Madame.

— Il n'y est plus. Il me demande de le rencontrer sur le pré qui divise les domaines...
Que peut-il bien faire ici ?
— Irez-vous le voir ?

— J'y serais allée, mais il me priait de le rejoindre à midi aujourd'hui.

— Je le croyais terrorisé par votre époux...

— Il l'est.

— Alors il est fou de venir se jeter dans l'antre du Loup Noir!

— Ne l'appelle pas ainsi ! protesta sèchement Beatrix.

— Je... je vous demande pardon, Madame.

Sainte Marie ! Qu'avait donc Lady Beatrix ?

— N'en parlons plus. Va dormir, Wilda. La journée a été longue.

La servante partie, Beatrix jeta la note au feu et se glissa dans le lit qu'on avait garni de draps
emportés du château. Mais elle ne parvint pas à trouver le sommeil. Elle ne pouvait
s'empêcher de penser à Alain. Que lui prenait-il de revenir ? Il avait affirmé que cela lui
coûterait la vie de remettre les pieds sur ses terres.

A moins qu'il n'ait menti ? Tout ce qu'il lui avait dit sur son mari s'était révélé faux. Elle savait
maintenant que Rolfe d'Ambert n'était pas l'homme qu'elle avait maudit autrefois. Il avait
des défauts, mais la vengeance brutale n'était pas dans sa nature. Cela, elle avait pu le
constater par elle-même.

— Dormez-vous, Beatrix ?
Il était entré dans la chambre sans un bruit.

— Non, monseigneur.

— Alors, voulez-vous m'aider ? J'ai envoyé Damian se coucher.

Elle sourit. Ces derniers temps, il sollicitait son aide d'une façon moins arrogante qu'au
début.

— Asseyez-vous ici, monseigneur.

Elle se leva pour dénouer ses chausses.

— J'aimerais voir votre blessure, dit Beatrix, pour vérifier qu'elle ne s'est pas rouverte
aujourd'hui, après la longue chevauchée.

— Ce n'est pas la peine, dit-il avec lassitude.

— Accordez-moi cette grâce, monseigneur.

— Accordez-moi cette grâce, monseigneur, répéta-t-il dans un soupir. Vous demandez


tant et donnez si peu... Accordez-moi une grâce, Madame. Dites-moi pourquoi vous refusez
de nous donner une chance.

Elle se raidit et détourna les yeux.

— Vous le savez.

— Bien sûr. J'espérais que vos sentiments à mon égard avaient évolué.
Beatrix était sincèrement étonnée. Pourquoi lui demandait-il cela, alors que c'était lui qui
leur refusait une chance ? Puis elle fut frappée par l'idée incroyable qu'il gardait peut-être
Amelia près de lui à cause de la froideur de son épouse. Bouleversée, elle se figea sur place.
Attendait-il seulement qu'elle aille à lui pour renoncer à sa maîtresse ?

Elle ne savait plus que faire. Éviter le sujet, ou aborder la question qu'elle brûlait de poser ?

— Laissez-moi vous débarrasser de votre tunique, dit-elle vivement en se penchant.

Sa robe de nuit s'entrouvrit sur ses seins magnifiques. Rolfe prit une longue inspiration et
leva les yeux vers son visage. Elle y lut tout son désir, et se souvint qu'il était resté chaste
depuis sa blessure. La fatigue du voyage était oubliée.

Les joues brûlantes, elle rajusta son peignoir. Ce n'était pas le bon moment. Comment
pourrait-elle lui poser une question gênante, s'il continuait de la regarder avec cette ardeur ?

Elle fit glisser la tunique de Rolfe par-dessus sa tête en prenant soin de ne pas tirer sur sa
plaie. Elle fit de même avec la chemise, puis se dirigea vers l'autre bout de la pièce tandis
qu'il terminait de se déshabiller.

Le silence lui parut intolérable. Elle finit par balbutier:

— Monseigneur, si... si je changeais... renverriez-vous Lady Amelia ?

— Non.

C'était clair et net. Beatrix en eut la nausée. Bouleversée, elle ferma les yeux. Quelle folle !
Elle aurait dû s'abstenir... elle avait reçu la réponse qu'elle redoutait.

— Quel rapport y a-t-il ? demanda Rolfe un peu sèchement.


— Aucun, monseigneur, souffla-t-elle.

— Alors, expliquez-vous.

Beatrix s'affola. Que lui dire ? Amelia avait affirmé qu'il méprisait les gens soupçonneux. La
croyait-il jalouse ? Ce n'était certainement pas le cas, puisqu'elle n'aimait pas Rolfe. Oh,
Dieu, comme elle avait envie de pleurer!

— Je pense à votre gouvernante depuis ce matin, dit-elle d'un ton neutre. Je me


demande pourquoi elle ne nous a pas accompagnés. Etes-vous en colère contre elle ?

Il vînt se planter devant elle, rigide.

— Pas du tout. Elle n'avait simplement aucune raison de venir. Elle a horreur de la cour.

— Moi aussi, pourtant vous m'avez obligée à vous accompagner!

— Vous êtes ma femme !

Beatrix lui tourna vivement le dos. Inutile de laisser sa colère exploser, mais elle avait du mal
à se dominer.

— Je croyais que vous vous entendiez bien avec Amelia, reprit Rolfe.

Elle lui fit face de nouveau.

— C'est le cas, affirma-t-elle, au bord des larmes.


— Alors, bon sang, Beatrix, pourquoi toute cette histoire ? Vous vous êtes disputée
avec Amelia ?

— Je ne lui veux pas de mal, si c'est ce que vous pensez.

— Lui faire du mal ? Mais pourquoi prononcez-vous seulement son nom ?... Vous
voulez que je la chasse, c'est ça?

— Je vous ai demandé si vous le feriez, vous avez répondu non, c'est tout.

Rolfe la prit aux épaules et la regarda avec une telle intensité qu'elle ne put se dérober.

— Vous savez ! Voilà d'où vient tout ce drame. Qui vous en a parlé ?

Beatrix éclata brusquement en sanglots, et. bouleversé, Rolfe la berça contre lut.

— Vous me rendez fou, Beatrix. Pourquoi ne vous exprimez-vous pas simplement ?

Elle sanglotait toujours. Qu'il croie ce qu'il voulait. Elle aurait mieux fait de se taire, et ne
voulait plus parler. Personne ne l'accuserait d'être une épouse jalouse.

Il la souleva dans ses bras et la porta sur le lit où il lui caressa doucement les cheveux jusqu'à
ce que ses larmes se tarissent. Alors il l'embrassa. Elle tenta de briser le charme et le
repoussa, refusant leurs désirs à tous deux.

— Monseigneur, non... pas maintenant, je vous en prie...

Elle appelait en vain à son aide toutes ses ressources de colère.


— Alors, restez contre moi, mon amour. Je ne demande rien de plus.

Surprise, elle faillit se remettre à pleurer; il était si tendre. Il s'étendit sous les couvertures et
l'attira de nouveau à lui. Au bout d'un moment. Beatrix tomba dans un sommeil peuplé de
rêves, tout contre la poitrine de son époux.

30
Rolfe fut réveillé par le très léger bruit que fit Beatrix en se levant. Après leur dispute, il avait
passé la moitié de la nuit à essayer de comprendre ce qui s'était produit.

Peut-être avait-elle appris ce qu'Amelia avait représenté pour lui, mais il préférait ne pas y
penser. Si Beatrix insistait pour qu'Amelia s'en aille, comment lui expliquerait-il que c'était
impossible ? Il ne pouvait lui avouer qu'elle portait son enfant. Il avait menti en disant
qu'Amelia était sa gouvernante; il perdrait toute chance de gagner l'amour de Beatrix si elle
avait connaissance du futur bébé.

Il regarda son épouse se glisser dans un peignoir et s'asseoir sur un tabouret près de l'âtre
pour peigner sa longue chevelure. Comme elle était belle!

Et puis elle était attentionnée, gentille. Elle n'appellerait pas sa servante tant que Rolfe
dormirait, de crainte de le réveiller. Elle était aussi bonne envers ses domestiques qu'envers
lui.

Qu'est-ce qui le bouleversait tant, chez cette jeune femme ? Elle lui causait des insomnies, le
mettait en colère. le troublait, l'inquiétait. Il se sentait soudain plein d'espoir, puis tout
s'effondrait. Serait-il un jour bien avec elle ?

Thorpe avait suggéré qu'ils parlent tous les deux franchement, mais Rolfe ne voulait pas
prendre ce risque. En réalité, il craignait que la raison de son antipathie pour lui ne soit son
amour pour ce lâche d'Alain Montigny. Elle haïssait Rolfe parce qu'il possédait dorénavant sa
terre. Était-ce là la vérité ? Il ne souhaitait certainement pas en entendre l'aveu. Cela
mettrait un terme à toutes ses espérances.

Beatrix sentit son regard sur elle. Elle se leva et vint à lui, l'air inquiet.
— Je ne suis pas étonnée que vous ayez dormi longtemps, monseigneur. Vous avez voulu en
faire trop, et trop tôt. le gronda -t-elle gentiment. Laissez moi examiner votre blessure, s'il
vous plait.

Il acquiesça et les yeux argent croisèrent les siens.

— Monseigneur, je vous demande pardon pour hier soir. J'étais épuisée et... je ne suis
plus moi-même quand je me sens nerveuse. Si je vous ai contrarié, j'en suis désolée.

— Vous êtes toujours aussi anxieuse à l'idée de rencontrer Henry?

Elle lui lança un regard de détresse.

— Alors, rentrons à Crewel déclara-t-il.

— Vous feriez ça pour moi ?

— Evidemment, dit-il simplement. Je n'avais pas compris à quel point cela vous
effrayait.

— Ce n'est pas vraiment de la peur. Plutôt-, un malaise. Cela passera, j'en suis sûre.

Savoir Rolfe prêt à changer ses projets pour elle ,lui redonnait confiance.

— II est trop tard pour renoncer. ajouta -t- elle. Le roi nous attend.

— Eh bien pour une fois il sera déçu. voilà tout.


— Non. monseigneur. Je vais dominer ma nervosité, vous verrez.

— Cest certain?

— Oui. Le pire qui puisse m'arriver, ce serait que mes plaques rouges reparaissent. Cela
m'arrivait toujours lorsque j'allais à la cour, autrefois.

— Ce ne serait peut-être pas un mal. surit-il Ainsi je n'aurais pas à craindre que vous
séduisiez tous les chevaliers du royaume!

— Mais je n'ai pas eu d'eczéma depuis des années, donc cela ne se reproduira pas.

Rolfe fronça les sourcils.

— Vous en aviez le jour de notre mariage.

— Certainement monseigneur. répliqua -t- elle ironniquement.

— Vous voulez dire que vous n 'aviez pas de plaques rouges ?

Un éclair de colère passa dans le regard gris.

— Vous savez pourquoi j'étais voilée. Je refuse d'en parler.

Stupéfait, Rolfe la regarda se diriger rageusement vers la porte. Qu'aurait-il dû savoir ?

— Beatrix!
Elle se retourna un instant et lança, furieuse:

— Je n'en discuterai pas ! Maintenant, dépêchez-vous, monseigneur, sinon nous ne


serons pas à Londres avant la nuit !

Elle claqua la porte, laissant derrière elle un Rolfe plus déconcerté que jamais.

31
Beatrix, si longtemps confinée à Pershwick puis à Crewel, fut fascinée par le voyage, tandis
que Rolfe, qui avait sillonné la France et l'Angleterre, regardait à peine le paysage.

Ils traversèrent un village juste au moment où les cloches sonnaient sixte, et le calme de
l'après-midi émut Beatrix. Cela lui rappelait l'époque où,à cette même heure, elle avait
terminé d'apprendre ses leçons et allait voir ses parents. Commençait alors le moment béni
où ils bavardaient tous trois et, si le temps le permettait, allaient se promener en forêt.
Personne n'avait le droit d'interrompre leur intimité.

Avec la mort de sa mère, cette époque paisible s'était envolée pour toujours. Maudit soit
mon père, pensa-t-elle. Pourquoi n'avait-il pas continué à s'occuper d'elle ? A sa place,
Beatrix se serait efforcée de surmonter son chagrin.

La jeune femme se secoua. Quand apprendrait-elle à ne plus penser à son père ? Chaque
fois, elle en était malheureuse pendant des jours, elle le savait. Or elle avait bien assez de
soucis pour le moment sans pleurer sur ce qui aurait pu être.

Elle préféra jouir encore de son environnement, car la capitale, pensait-elle, ne lui
apporterait guère de plaisir.

Beatrix n'était pas seulement intimidée à l'idée de rencontrer Henry; Londres elle-même
l'angoissait. La capitale grouillait d'activités et de gens. Toute cette agitation, tout ce bruit se
concentraient à l'intérieur de la cité, tandis que de l'autre côté des murs s'étendaient des
forêts et des prairies.

Dès qu'elle aperçut le château Palatin, où' ils devaient loger, Beatrix se rappela à quel point
la cour était surpeuplée: domestiques, seigneurs accompagnés de leurs dames, parasites
avides de rester près des grands de ce monde, mais aussi danseurs, jongleurs, joueurs de
bonnetot, saltimbanques, prostituées et proxénètes... Tout ce petit monde suivait le roi
partout où il allait.

Beatrix espérait qu'une partie de la cour serait à Westminster près d'Henry et qu'elle
n'aurait pas à partager ses appartements avec une inconnue.

Rolfe ne l'aida pas à s'installer. Il devait partir voir le roi. Il lui laissa pour sa sécurité Sir Piers
et dix hommes d'armes. Richard Amyas et les dix autres hommes qui les avaient escortés
iraient à Westminster avec lui. Sir Piers et Sir Richard étaient les deux seuls chevaliers qui les
aient accompagnés à Londres. Sir Piers pour veiller sur Beatrix en l'absence de Rolfe, et Sir
Richard parce qu'il adorait la vie à la cour.

Sir Thorpe était resté pour mener le siège au château de Warling, et Beatrix s'aperçut qu'il
lui manquait. Elle aimait bien le jeune Richard, mais pas du tout Sir Piers qui ne souriait
jamais.

On attribua à Beatrix une petite chambre dans une tourelle, qu'elle devrait partager avec
Wilda et Mildred. Rolfe et Damian, à leur retour, dormiraient dans une autre chambre. Au
moins, Beatrix n'aurait pas à côtoyer d'étrangers...

Rolfe rentra fort tard de Westminster. Beatrix était couchée, et elle écoutait le babillage
enthousiaste de Mildred. La servante avait visité le château, elle avait rencontré un garde
tout à fait séduisant et elle envisageait de le retrouver le lendemain soir après son travail.
Quant à Wilda, elle avait préféré à la chambre de la tour la compagnie d'un beau chevalier
dont elle avait fait la connaissance l'après-midi même.

Beatrix, choquée, gronda ses deux servantes, mais elle n'eut pas le coeur de leur interdire
d'agir à leur guise.

Quand Beatrix entendit Rolfe crier son nom de loin, elle se hâta d'enfiler son peignoir.
Mildred avait peur de Rolfe et Beatrix ne voulait pas l'envoyer à sa rencontre.

— Que peut-il avoir, Madame ?... Il n'a pas l'air content.


Beatrix tressaillit en entendant à nouveau crier son nom.

— Il va réveiller tout le monde !

Elle courut jusqu'au haut de l'escalier. La lumière d'un candélabre jetait sur les marches des
ombres sinistres. Elle entendit son époux avant de le voir. Richard Amyas et lui titubaient
appuyés l'un contre l'autre.

La voix avinée de Rolfe résonna de nouveau entre les murs de pierre.

— Beatrix! hurla-t-il.

Puis il s'adressa à Richard:

— Si elle n'est pas là, je mets l'endroit à sac !

— Je suis ici, monseigneur, dit Beatrix.

Ils la virent enfin. Richard avait l'air un peu honteux, mais Rolfe rayonnait. Il était ivre, de
toute évidence.

— Pouvez-vous me dire pourquoi vous vous croyez obligé de faire tant de bruit à cette
heure de la nuit ? demanda-t-elle.

Rolfe leva la main pour imposer le silence et dit à Richard :

— Va à ta chambre, mon ami. Mon épouse s'occupera de moi, à présent.


— Comment ? protesta Beatrix. Je suis incapable de vous soutenir dans l'escalier.

— Je peux marcher, ma mie. Mais j'aimerais que vous veniez me chercher pour me
montrer le chemin.

Beatrix soupira, tandis que Richard la saluait et s'éloignait en zigzaguant quelque peu, mais
dans la bonne direction. Rolfe prit appui contre le mur.

— Ce n'est pas raisonnable, monseigneur ! s'énerva Beatrix en descendant le rejoindre.

Elle lui prit le bras et le passa autour de son épaule.

— Nous allons rouler tous les deux au bas des marches...

Il s'esclaffa.

— Vous avez sans doute l'impression — fausse — que je suis ivre. Mais je vous assure
que non. Henry avait simplement envie de bavarder, et il a insisté pour que je trinque avec
lui.

— Et bien sûr, on ne désobéit pas au roi ! dit-elle, sarcastique. Mais il devait bien avoir
un lit pour vous coucher. Vous auriez dû rester là-bas, monseigneur, au lieu de rentrer. Vous
risquiez de vous rompre les os en tombant de cheval.

Elle essaya de lui faire monter une marche, mais il la retint.

— Ne me grondez pas, mon amour. Je ne me sens pas saoul, donc je ne le suis pas. Et je
ne pouvais rester à Westminster parce que vous, vous êtes ici. Vous me croyez incapable de
monter l'escalier ?

Il poussa une sorte de cri de guerre, lui saisit la main et grimpa les marches quatre à quatre
en la traînant derrière lui. Arrivé en haut, il la regarda en souriant.
— C'est absurde, monseigneur ! s'indigna Beatrix, à bout de souffle.

— Ne boudez pas, ma mie.

— Oh!

Exaspérée, elle voulut s'éloigner, mais Rolfe mit de nouveau son bras sur ses épaules et fit
quelques pas hésitants en s'appuyant lourdement sur elle. Il eut un petit rire quand il
l'entendit jurer entre ses dents.

— Ah, Beatrix, je crois que je t'aime.

Le cœur de la jeune femme fit un bond, mais elle résista à l'envie de lui retourner sa
déclaration. Il avait bu. Elle n'allait tout de même pas croire à des propos d'ivrogne !

— C'est vrai, monseigneur ?

— Sans doute, répondit-il simplement. Sinon, comment m'accommoderais -je de tes


bouderies ?

— Je vous ai déjà dit que je ne boudais pas !

— Et de tes désobéissances, poursuivit-il comme si elle n'avait pas parlé, et de ton


entêtement ?

— J'ignorais avoir autant de défauts, rétorqua-t-elle, pincée.

— Tu en as, mais je t'aime quand même.


Il la serra contre lui à lui briser les côtes.

— Peux-tu m'aimer, ma chérie ?

— Bien sûr... monseigneur.

— Ah, Beatrix, j'aimerais que ce fût vrai, mais je sais que tu mens.

Il chuchotait à son oreille, mettant son sang-froid à rude épreuve. Elle était tellement attirée
par lui ! Elle aurait voulu être ivre, elle aussi. Elle aurait voulu se laisser aller à goûter le
bonheur d'être avec lui. Elle aurait voulu...

Elle se dégagea légèrement pour lui nouer les bras autour du cou.

— Il n'est pas impossible de vous aimer. En vérité, c'est même très facile...

Rolfe retint son souffle. Elle se lovait contre lui, sensuelle, et il murmura d'une voix rauque:

— Tu dis cela pour me faire plaisir, mon amour; mais c'est déjà un début.

Il prit ses lèvres en un baiser délicieusement passionné. Elle se colla à lui pour mieux sentir
son corps musclé et lui rendit ses baisers avec une ardeur qui lui fit peur, tant son désir de
lui était grand.

Soudain Rolfe rejeta la tête en arrière et poussa un rugissement sauvage qui la fit frissonner
tout entière. Une passion dévorante incendiait son regard sombre. Très lentement, il laissa
glisser ses mains sur ses hanches.
Beatrix sentit son ventre s'enflammer et ses muscles se liquéfier. Ses jambes ne la portaient
plus. Rolfe dut le sentir, car il eut un sourire de triomphe en la soulevant dans ses bras.

— Nous aurions plus de chance d'arriver sains et saufs si vous me posiez à terre,
monseigneur, souffla Beatrix.

— Non ! déclara-t-il.

Elle désigna la porte entrouverte à quelques mètres de là.

— C'est ici.

Il entra dans la pièce d'un pas un peu hésitant et ordonna à Mildred de se retirer. Beatrix
sourit en voyant l'expression de la pauvre fille lorsqu'elle sortit de la chambre en courant,
trop contente de pouvoir s'enfuir.

— Où est l'autre ? demanda Rolfe en se dirigeant vers le lit.

— Wilda ne dort pas ici cette nuit.

— Brave petite! fit Rolfe gaiement.

— Qu'avez-vous fait de Damian ?

— Il est resté avec son père, Lord Sutton. Je voulais être seul avec vous.

Ils se laissèrent tomber lourdement sur le lit en riant comme des enfants. II n'eut pas besoin
de demander à sa femme de l'aider à se déshabiller. Elle s'en acquitta tandis qu'ils
continuaient à plaisanter. Puis il lui ôta son peignoir, les yeux brillants de désir. Quand il posa
les mains sur ses seins, elle sentit de nouveau avec quelle puissance elle avait envie de lui.
Il était tout ce qu'elle désirait... et elle le désirait désespérément, ses yeux le criaient. Il la
regarda longuement pour jouir de cette fascination, puis il se mit à taquiner ses lèvres
doucement, gentiment, sachant qu'elle en souhaitait davantage. Quand enfin il prit vraiment
sa bouche, elle ne put retenir un gémissement de plaisir.

Ses caresses la torturaient, et il descendit de ses seins au centre de sa féminité, où ses doigts
l'ouvrirent délicatement. Elle s'arquait contre lui, elle en voulait plus, des vagues de chaleur
se concentraient dans ses reins et annihilaient le peu de contrôle qui lui restait. Elle
s'arracha à ses lèvres pour crier son nom tandis que des spasmes exquis la secouaient. Il la
pénétra aussitôt, plongeant profondément en elle jusqu'à ce qu'elle éclate de nouveau
tandis que la tiédeur jaillissante de son assouvissement l'emplissait.

Beatrix sentit encore longtemps les vagues de son plaisir se déverser en elle, puis Rolfe roula
sur le côté, l'emportant avec lui, serrée contre sa poitrine.

Au bout d'un moment, elle s'aperçut qu'il dormait à poings fermés. Elle le regarda avec un
sourire attendri et essaya de se dégager doucement. Mais les bras de Rolfe se refermèrent
sur elle ; il la voulait toute proche, même dans son sommeil. Alors elle s'installa, la tète sur
son épaule, le ventre contre son flanc, une jambe en travers de son corps. Et elle s'endormit
d'un sommeil heureux.
32

— Savez-vous que les parieurs s'en sont donné à cœur joie cette nuit, après l'arrivée de
Sir Rolfe, Madame ? La moitié des hôtes du château juraient qu'il vous avait tuée. L'autre
moitié hésitait : certains pensaient qu'il vous avait trouvée avec votre amant et l'avait occis,
d'autres qu'il vous avait battue. Que s'est-il réellement passé. Madame ?

Beatrix, les joues en feu, restait muette. Que Wilda ait parlé si calmement alors qu'elle était
en train de la coiffer rendait la situation pire encore.

— Comment sais-tu qu'il y avait des paris engagés, Wilda ? demanda-t-elle enfin.

— On ne discute que de ça, en bas. Madame... Tout le monde l'a entendu crier après
vous. Alors on s'est interrogé sur ce qui s'était passé après qu'il vous eut trouvée.

— J'ai du mal à croire que les gens le prennent pour un criminel simplement parce qu'il
s'est montré un peu bruyant.

— C'est à cause de ce terrible rugissement. Ceux qui l'ont entendu jurent qu'il y a eu un
meurtre,

— Ça suffit ! coupa sèchement Beatrix, Il avait trop bu, voilà tout. Et il n'a pas fait de
mal, Wilda, ni à moi ni à qui que ce soit.
Wilda jeta un regard plein d'espoir à sa maîtresse. C'était son voeu le plus cher de voir les
choses s'arranger entre Beatrix et son époux. Sinon, elle ne voyait que malheur dans les
années à venir pour Lady Beatrix, or elle l'aimait très sincèrement.

— Mildred dit qu'il vous a portée dans la chambre, risqua-t-elle.

— Ne sois pas insolente, Wilda ! Mildred parie beaucoup trop!

— Etait-il aussi dominateur que...

— Cesse, Wilda !

Beatrix avait bien du mal a s'empêcher de rire. La servante était incorrigible, mais Beatrix
savait qu'elle souhaitait simplement etre rassurée.

Elle se leva, afin de permettre a Wilda de finir de finir de l'habiller. A ce moment Rolf
pénétra dans la chambre faisant sursauter les deux jeunes femmes. Il portait sous un bras un
long coffret étroit, et à la main un autre coffret plus petit. Il fut aussi surpris qu'elles, car
beatrix était simplement vêtue d'une chemise de jour courte et sans manche.

Il s'arrêta net et, le regard noir, se retourna vivement pour crier :

— Richard ! Ferme les yeux ! le chevalier se taenait juste derrière Rolfe. chargé d'un
gros coffre. — Couvrez vous ordonna Rolfe à son épouse, le temps que mon ami dépose son
fardeau.

Beatrix obeit rapidement, non sans se sentir blessée par la conduite peu chevalresque de
son mari. Comment osait - il faire irruption chez elle sans s'etre annoncé, et lui reprocher
brutalement de ne pas être correctement vêtue ? Elle enfila un peignoir en silence, mais
quand elle se retourna,l'eclat métalique des ses yeux en disait long. Rolfe avait l'air un peu
piteux;
sir Richard sourit, déposa le lourd coffre, salua de façon cérémonieuse,puis se retira.

— Venez donc voir ce que je vous ai acheté , dit Rolfe.

Beatrix s'approcha, un peu hésitante tandis que son mari ouvrait le coffre.Elle s'agenouilla et
, stupéfaite, caressa du bout des doigts une exquise soie gris pâle qui brillait comme de
l'argent liquide. Beatrix n'avait jamais rien vu de semblable.Et ce n'etait que le début des
surprises ! Il y avait des coupons de tissu dans le coffre. Des soies roses, violettes, vert
sombre, indigo, du velours aux teintes vibrantes, tissu fort rare dans cette partie de l'Angle-
terre, et tellement couteux que seuls les rois et le très grands seigneurs en portaient. Beatrix
était complètement bouleversée.

— Ou... où avez-vous trouvé tout ceci ?

— Henry m'a ouvert ses entrepôts personnels, dit - il.

Il avait adopte un ton banal, mais il rayonnait littéralement devant la joie de Beatrix. — Il
vous les a donnés ?

— Donnés ? protesta Rolfe. Quelle idée! Henry ne fait pas de cadeaux, sauf s'il a besoin
de quelque chose en retour. Non, je lui ai dit ce que je cherchais et il m'a conseillé d'acheter
directement dans ses entrepôts. Il reçoit des marchandises en provenenance d'Extréme-
Orient à faire pâlir de jelousie les meilleurs marchands de Londres.

— Mais cela doit valoir une fortune ! dit doucement Beatrix réellement confuse. Vous
avez acheté toutes ces étoffes sont pour moi?

— Evidemment.

— Pourquoi ?
— Ne puis-je recevoir un simple "merci"? sourit - il. Dois-je fournir une raison a tout mes
faits et gestes ?

Elle s'inquiéta soudain. S'agissait-il d'une récompense pour son ardeur de la veille au soir ?

— Si cela à le moindre rapport avec cette nuit...

Beatrix rougit, incapable de términer sa phrase en présence de wilda. Elle fit signe à la
servante de se retirer. Quand ils furent seuls Rolfe attaqua :

— Auriez vous fait quelque chose hier pour mériter...

— Certainement pas des cadeaux ! coupa -t- elle indignée.Pourquoi pensez vous cela ?

— Je ne le pensais pas. En fait, je voulais même vous interroger sur ce qui s'est passé cette
nuit, poursuivit-il, visiblement peu sûr de lui. je ne parviens pas a me souvenir... je ne me
rappelle meme pas avoir quitté Westminster, pourtant je vous revois vaguement en haut de
l'escalier, ici.

Comme elle ne répondait pas, il insista:

— Dois-je comprendre que je me suis ridiculisé ?

Beatrix sourit.

— Si on vous regarde bizarrement aujourd'hui, c'est que vous avez réveillé la moitié du
château en rentrant...

— Et vous, Beatrix ? Je détesterais l'idée de vous avoir offensée, de quelque manière


que ce soit.
Déconcertée, elle répliqua:

— Vous en avez beaucoup dit, mais rien qui puisse m'offenser... Vous avez vraiment
tout oublié ?

— Je revois quelques bribes, ma mie, répondit-il, pensif. Mais j'ignore si ces images font
partie d'un rêve ou si... Vous ai-je réellement portée dans cette chambre ?

Beatrix acquiesça, et Rolfe changea soudainement d'attitude. Ses yeux resplendissaient de


fierté virile.

— Ça m'apprendra à boire plus que de raison ! J'ai attendu une éternité que vous
m'autorisiez à vous faire de nouveau l'amour, et quand cela arrive enfin, je m'en souviens à
peine !

Beatrix sentit la chaleur remonter à ses joues. Ne faisait-il pas exprès de parler aussi
crûment, pour le simple plaisir de la voir rougir ?

— Les cadeaux, monseigneur, lui rappela-t-elle.

— Ainsi, vous revenez à « monseigneur » ?

Beatrix baissa les yeux, et Rolfe soupira.

— Ceci est pour vous également, dit-il en lui tendant les deux coffrets.

Lisant une question dans son regard, il prit les devants.


— Et ne me demandez pas pourquoi je vous les offre. Un homme a le droit de dépenser
son argent comme il l'entend.

— Cela vient aussi des réserves d'Henry ?

Les écrins eux-mêmes étaient magnifiques. Le plus long était en séquoia sculpté, le petit, en
argent émaillé. Beatrix avait presque peur de les ouvrir.

— Ils viennent du meilleur orfèvre de Londres. J'espère que vous les aimerez...

Sans attendre, il se dirigea vers la porte.

— Je vous remercie infiniment, mon... Beatrix s'interrompit avant d'ajouter « seigneur


»,

mais trop tard. Rolfe se retourna, une expression indéchiffrable sur le visage.

— Quand vous parviendrez enfin à utiliser couramment mon prénom, alors je croirai
que vous m'aimez. J'attendrai ce jour avec impatience.

Après son départ, elle resta un moment à fixer la porte close, complètement désorientée.
Pourquoi tenait-il tant à son amour ? Il avait Amelia, cela aurait dû lui suffire... Elle chassa
bien vite de son esprit cette pensée qui faisait monter la colère en elle.

Quelle splendeur ! Dans le long coffret se trouvaient deux ceintures ; l'une faite de disques
d'or gravés chacun d'une minuscule fleur, l'autre composée de chaînes d'or de différentes
longueurs reliées par de gros rubis et fermées par une pierre plus somptueuse encore.
Quand elle la porterait, les chaînes lui tomberaient jusqu'aux pieds.

Dans l'écrin d'argent elle découvrit des centaines de pierres précieuses serties sur de fines
montures d'or. Elles seraient faciles à coudre sur les vêtements que Beatrix ferait réaliser
avec les ravissants tissus qu'il lui avait offerts. Il y en avait pour une fortune!
Beatrix était tout à la fois stupéfaite, impressionnée et ravie. Malgré tout, elle ne put
s'empêcher de se demander si Rolfe se montrait aussi généreux avec Amelia.
33

Bien qu'elle fût vêtue de sa plus belle robe de soie bleu pâle, Beatrix était fort intimidée
lorsque Rolfe l'escorta à travers le vaste hall du château de Westminster. Seule la
magnifique ceinture de chaînes d'or convenait au milieu du chatoiement des toilettes de la
cour.

On l'amena auprès de la princesse Alice et de ses dames d'honneur en attendant qu'il fût
l'heure de sa présentation au roi. Beatrix ne connaissait pas la maîtresse officielle d'Henry,
mais elle avait rencontré la reine Aliénor à l'occasion d'une de ses visites à la cour lorsqu'elle
était enfant. On disait qu'Aliénor était à l'origine de la rébellion des fils d'Henry contre leur
père. A juste titre ou non, elle avait été confinée au château de Winchester. Que la reine fût
plus ou moins emprisonnée tandis que la maîtresse était aux côtés du roi rappela
amèrement à Beatrix sa propre situation avec Rolfe et Amelia.

Henry II Plantagenêt avait succédé à Étienne de Blois sur le trône d'Angleterre deux ans
après son mariage avec Aliénor. Déjà duc de Normandie et comte d'Anjou, il avait ajouté
l'Aquitaine à ses possessions et régnait sur toute la France occidentale. C'était à l'époque
l'homme le plus puissant d'Europe.

Curieusement, Alice n'était pas belle, ni même jolie. Ses dames d'honneur affirmaient que
c'étaient la vivacité de son esprit et son intelligence qui plaisaient à Henry. On avoua
confidentiellement à Beatrix combien le roi admirait la grâce d'Alice, sa charmante façon de
se mouvoir, de danser. Toutes ces belles dames semblaient trouver des excuses pour que le
roi leur préférât Alice, mais la véritable raison était sans aucun doute qu'Henry aimait Alice
et réciproquement.

Henry avait peu changé depuis six ans que Beatrix ne l'avait vu. Il était toujours
impressionnant, et il se souciait toujours aussi peu de sa toilette. Il n'avait sûrement pas de
temps à consacrer aux tailleurs, car ses vêtements, quoique coûteux, ne lui allaient pas très
bien.

— J'ai failli rendre un bien mauvais service à votre époux en lui disant que vous étiez
une enfant disgracieuse. J'ai même tenté de le dissuader de vous épouser. Je vois à présent
qu'il ne me l'aurait jamais pardonné, si j'y étais arrivé !

Tels furent les premiers mots d'Henry quand il s'isola avec Beatrix pour lui parler un
moment. La jeune femme n'en fut guère troublée.

— Si c'est un compliment, Majesté, je vous en remercie, dit-elle un peu froidement.

Une étincelle s'alluma dans les yeux du roi.

— Me détestez-vous, ma chère, ou êtes-vous aussi intransigeante que Rolfe le dit ?

Beatrix gémit intérieurement. Il était le roi, il ne fallait pas l'indisposer.

— J'ignore ce qu'il vous a dit, répondit-elle avec un sourire contraint.

— Oh, beaucoup de choses, beaucoup en vérité-mais je pense qu'il exagère. Je ne veux


pas croire que vous ayez voulu le tuer le soir de votre mariage.

Beatrix blêmit. Rolfe avait raconté cet épisode au roi !

— Ce... c'était un accident. Majesté, imputable seulement à mon appréhension et à ma


nervosité.

Henry eut un sourire désarmant.


— C'est bien ce que je pensais. Et je suis certain que vous êtes enchantée de l'union
que j'ai arrangée pour vous, contrairement à ce qu'imagine votre époux. Vous avez peut-
être eu quelques réticences au début, mais je suppose que dès que vous l'avez vu, vous avez
été soulagée, n'est-ce pas?

Sans attendre de réponse, il poursuivit:

— Dites-moi, Lady Beatrix, êtes-vous heureuse avec Sir Rolfe ?

— S'il vous plaît de le croire, Majesté.

— Ce n'est pas une réponse...

— Alors ma réponse est non.

— Allons, voyons...

Elle avait le cœur au bord des lèvres.

— Vous ne souhaiteriez pas que je mente, Majesté. Vous m'avez posé une question, j'ai
répondu.

Le roi se mit à rire.

— En effet !

Beatrix aurait dû mieux guetter sa réaction, au lieu de baisser les yeux : le roi était réputé
pour avoir un tempérament vif. Fort heureusement, elle semblait l'avoir apprivoisé.

— C'est tout à fait surprenant, ma chère, continuait Henry, pensif. Votre époux plaît
beaucoup aux femmes...
— Certes, acquiesça-t-elle.

— Et pas à vous ?

— Je n'ai pas dit cela, Majesté.

— C'est en outre un homme de grand mérite. Alors, voudriez-vous me dire, je vous


prie, ce qui vous déplaît chez Rolfe d'Ambert ?

Il n'y avait plus d'échappatoire possible.

Beatrix jeta un coup d'œil autour d'elle pour vérifier que personne ne risquait d'entendre
l'aveu de sa honteuse situation.

— Ce que beaucoup d'épouses déplorent, je suppose, dit-elle d'une voix légère en


haussant les épaules. Sir Rolfe est infidèle.

— A présent que je vous connais, j'ai du mal à le concevoir, rétorqua Henry.

— J'aimerais en douter aussi, confia Beatrix.

Il y eut un long silence, et le roi reprit :

— Je me rappelle parfaitement votre mère, ma chère. Elle était un joyau de ma cour et


s'employait à calmer l'impulsivité de la reine, ce dont je lui savais gré. Il ne me plaît pas de
savoir sa fille malheureuse. Je n'aime pas non plus voir un homme que j'apprécie
grandement en pleine confusion, et tout aussi malheureux. Ne pourriez-vous voir les bons
côtés de votre mariage et accepter votre époux tel qu'il est ?
— Je le devrais, Majesté, je le sais. Et... j'essaierai si telle est votre volonté.

— Voilà qui manque d'enthousiasme, gronda-t-il gentiment. Si c'est tellement


important pour vous, je suppose que je pourrais rappeler Lady Amelia à la cour.

Beatrix tressaillit. Elle n'avait pas cité le nom de sa rivale, et si le roi avait entendu parler
d'Amelia, tout son entourage devait être au courant.

— Cela, Majesté, c'est à mon seigneur Rolfe d'en décider.

— Comme vous voudrez, ma chère enfant.

Henry semblait soulagé par la réponse de Beatrix.

Il se mit aussitôt à aborder des sujets moins personnels. Visiblement, il ne tenait guère à
intervenir dans la vie privée de Rolfe.

La chasse de l'après-midi, dans les bois environnants, ne fut guère passionnante. Le cerf et
les trois sangliers furent mis à mort rapidement. S'il y avait eu un peu plus de difficultés,
peut-être n'aurait-on pas parlé d'organiser un tournoi. Mais la cour s'ennuyait, car Henry
était depuis trop longtemps en résidence à Westminster. Beatrix elle-même était assez
enthousiaste à l'idée de ce divertissement. On ne cessait de répéter qu'Henry ne
l'autoriserait jamais, mais elle espérait qu'il ferait une exception en apprenant que tous ses
seigneurs le souhaitaient.

Cependant, l'excitation de Beatrix se mua en anxiété lorsque Rolfe lui annonça que, à la
surprise générale, le roi avait donné sa permission, et que Rolfe avait l'intention de
participer au tournoi, prévu pour le lendemain.

— C'est impossible! déclara-t-elle.

— Pourquoi donc ? demanda-t-il en fronçant les sourcils.


— Votre blessure... Il y a à peine quinze jours... Rolfe éclata de rire.

— Votre sollicitude me touche, Beatrix. Mais elle n'est plus nécessaire.

— Vous vous moquez de moi, pourtant je suis très sérieuse!

— Vous l'avez dit vous-même, ma plaie est complètement refermée.

— Je n'ai jamais dit cela. Vous êtes en bonne voie de guérison, c'est tout à fait différent.

— Faites-moi confiance, je sais de quoi je suis capable.

— Vous vous êtes cru assez robuste pour entreprendre ce voyage, lui rappela-t-elle
sèchement, pourtant vous étiez épuisé après une journée passée à cheval. Vous n'avez pas
recouvré toutes vos forces, monseigneur. Vous mettre à l'épreuve demain serait pure folie.

— Il serait pure folie d'écouter les jérémiades d'une femme ! répliqua-t-il sur le même
ton. Les tournois étaient toute ma vie avant mon arrivée dans ce pays. Et ces chevaliers
anglais ne me font pas peur. Ils sont devenus ramollis, depuis qu'Henry a accepté qu'ils
versent une taxe au lieu d'effectuer leur service militaire.

— Monseigneur, votre blessure peut se rouvrir à l'occasion d'un choc.

— Cessez, avant que je ne me mette en colère, Beatrix ! Elle avait oublié que Rolfe ne
tolérait pas de mauvaise humeur dans la chambre à coucher, mais il le lui rappela en
l'attirant à lui pour lui donner un baiser sauvage et passionné.

Ce fut le spectacle qui s'offrit à Wilda quand elle vint aider sa maîtresse à se déshabiller. Elle
se retira aussitôt et ferma la porte sans bruit derrière elle. Ce qui avait commencé en
querelle se termina dans la passion la plus délicieuse.
Mais plus tard, pleine d'amour et d'appréhension pour son époux, Beatrix décida
d'intervenir dans cette histoire de tournoi.

34
— Ce n'est pas bien, Madame, dit Wilda en tendant à contrecœur la coupe de vin à
Beatrix. Sa colère surpassera tout ce que nous avons connu jusqu'à présent.

— Quelle importance, du moment qu'il sera sain et sauf, s'entêta Beatrix.

— Mais oser faire ça, Madame !

— Chut, Wilda. Il peut rentrer n'importe quand et t'entendre.

— Cela vaudrait mieux, plutôt que d'assister à ce qui se passera quand le mal sera fait !
marmonna la servante.

Mais Beatrix ne l'écoùtait plus. Elle ouvrit son panier et en sortit les herbes requises. Elle
venait à peine de les mélanger au vin quand Rolfe rentra avec Damian. Connaissant les
sentiments de sa femme au sujet du tournoi, il lui lança un regard sombre qui interdisait tout
nouveau sermon.

— Voulez-vous vous préparer dès à présent, monseigneur ? demanda-t-elle gentiment.

— M'aiderez-vous ?

Il semblait sceptique.

— Si vous le souhaitez.
— Je ne vous comprendrai jamais, Beatrix. Damian m'habillera. De vous, j'attends
simplement un peu plus de confiance à mon égard.

— Vos talents n'ont jamais été mis en doute, monseigneur; seulement votre état de
santé présent. Je vous en prie, buvez ceci, et je cesserai de me tourmenter.

— Je n'ai pas besoin de potions particulières, Beatrix.

— Il s'agit de quelques herbes destinées à vous donner de la force. Je vous en supplie,


insista-t-elle. C'est le moins que vous puissiez faire pour me rassurer. Quel mal y voyez-
vous ?

Agacé, il saisit la coupe et la vida d'un trait.

— Là ! Cesserez-vous maintenant de vous inquiéter ?

— Oui, répondit-elle humblement en remettant la coupe à Wilda qui levait les yeux au
ciel, catastrophée.

La potion ne fut pas longue à faire effet. Damian s'alarma quand il vit son maître vaciller.
Rolfe, déconcerté par cette soudaine faiblesse, se laissa mettre au lit. Soulagée, Beatrix
pensait avoir gagné.

Mais son mari lui attrapa le poignet avant qu'elle ne s'éloigne de lui.

— Que... que m'avez-vous fait boire, Beatrix ?

Malgré les paupières lourdes, son regard la transperçait. Il savait tout. Inutile de nier.

Elle déclara bravement:


— Je me suis occupée de votre sécurité, monseigneur, puisque vous refusiez de le faire.

— Je jure... trop loin... cette fois.

Il la lâcha tandis que ses yeux se fermaient malgré lui. Il s'était exprimé d'une voix pâteuse,
mais Beatrix avait compris. Elle avait outrepassé ses droits.

— Vous avez fait ça, Madame ? s'indigna Damian.

— Oui.

— Il vous tuera!

Beatrix blêmit. Damian avait deviné ce qu'elle avait comploté, mais il ignorait pourquoi.
Rolfe, lui, connaîtrait la raison de son geste, mais il ne s'en soucierait pas. Il se moquerait
bien qu'elle ne puisse supporter l'idée de le voir de nouveau blessé. Il était persuadé
qu'aucun mal ne pouvait lui arriver, et s'il refusait d'admettre ' qu'il n'était pas encore tout à
fait guéri, il n'admettrait pas non plus qu'elle avait agi raisonnablement.

Il était trop tard pour les regrets. Damian avait raison : Rolfe la tuerait. C'était un homme de
guerre. Ce que Beatrix avait fait était impardonnable.

— Je dois m'entretenir avec Sir Piers, dit-elle en se dirigeant vers la porte.

— Ne lui avouez surtout rien ! s'écria Damian. Il serait capable de vous étrangler !

— Alors je vais parler au roi.


Ce fut Sir Piers qui tenta de l'empêcher de quitter le palais sans attendre Rolfe, et ce fut lui
aussi qui, la voyant décidée à sortir de toute façon, l'escorta au château de Westminster.
Beatrix se garda bien de lui raconter ce qui s'était passé, car elle était sûre que Damian ne
s'était pas trompé sur sa réaction.

La seule chose qu'elle fit correctement ce matin-là fut de parvenir à attirer l'attention
d'Henry sans que ses barons le remarquent. Il prenait son repas quand elle pénétra dans la
vaste pièce avec Sir Piers. Comme il avait l'habitude de manger debout, en s'entretenant
avec l'un ou l'autre de ses courtisans, personne ne s'étonna de le voir s'approcher de
Beatrix.

— Votre époux s'est-il déjà rendu à la lice ? demanda-t-il.

Henry semblait de fort charmante humeur, et Beatrix pria pour qu'il lui apportât son aide.

— Il n'ira pas, monseigneur.

— Pourquoi, pour l'amour du ciel ?

Elle lui expliqua toute l'histoire, avant de conclure:

— Je n'ai trouvé aucun autre moyen de le protéger.

— Le protéger ! s'écria le roi. Mais c'est contre vous qu'il a besoin d'être protégé !

— J'ai cru agir au mieux, Majesté, répliqua-t-elle, infiniment malheureuse. Je ne


regrette pas de l'avoir sauvé d'une éventuelle blessure, mais seulement d'y avoir été obligée.

Henry secouait la tête, stupéfait.


— Vous ne connaissez pas votre mari, Lady Beatrix. Vous lui avez certes fait grand tort.
Mon fils Richard, qui raffole des tournois, m'a raconté avoir vu Rolfe d'Ambert recevoir
blessure sur blessure et parvenir tout de même à remporter les joutes. Peu de guerriers
l'égalent sur le terrain. Même à la dernière extrémité, il se bat encore. C'est sa nature... il est
comme le loup. On ne l'a pas surnommé ainsi seulement à cause de son aspect, ma chère
enfant.

— Je... je l'ignorais, Majesté.

— Il ne vous remerciera pas, croyez-moi, soupira le roi.

— Je le sais.

— Vous n'êtes pas venue ici pour me demander aide et protection, j'espère ? s'enquit-
il, perspicace.

— Non, mais je vous supplie de me fournir une escorte pour rentrer chez moi, Majesté.
Les hommes de Rolfe n'accepteront jamais de m'accompagner sans son accord.

— Vous voulez donc fuir sa colère ?

— Non... Pas fuir vraiment. Simplement lui laisser le temps de se calmer un peu avant
de l'affronter.

Henry eut un petit rire.

— Ça ne sera pas si terrible que vous l'imaginez, sauf s'il est obligé de vous courir après
pour obtenir une explication. Non, je ne vous laisserai pas vous dérober devant votre époux,
mais je vais vous fournir une escorte pour aller le rejoindre.

D'un geste, le roi appela trois chevaliers à qui il donna des ordres. Puis il se tourna de
nouveau vers Beatrix.
— Je vous conseille de lui dire la vérité. Peut-être vous pardonnera-t-il...

— La vérité ? Il sait déjà pourquoi je ne voulais pas le voir combattre aujourd'hui.

— Je parle de la raison derrière la raison, mon enfant. Dites-lui que vous l'aimez. Il est
étonnant de constater que cette simple déclaration peut accomplir des miracles.

Sur ce, il prit congé.

Beatrix partit sans avertir Sir Piers, qui lui aurait posé trop de questions.

Avouer un amour qu'elle... ? Mais ce n'était pas le moment d'y penser.

A son retour au château Palatin, elle rencontra Richard Amyas. Il était impatient de se rendre
au tournoi, et elle n'eut pas de mal à le convaincre que Rolfe serait retardé et qu'il pouvait
partir en avant rejoindre Sir Piers. Il ne se fit pas prier et s'en alla immédiatement avec deux
hommes d'armes. Il en restait huit à Beatrix, dont le maître d'armes, Guy de Brent.

Beatrix n'avait encore jamais eu l'occasion de lui parler, et elle usa avec lui d'un ton qui
n'admettait pas de réplique. Piers ou Richard auraient considéré de leur devoir de lui poser
des questions, mais Guy se contenta d'exécuter ses ordres sans discuter. Il fit préparer l'un
des chariots à bagages et envoya des hommes chercher les malles de Beatrix.

Elle eut plus de difficultés avec Damian. Elle ne voulait pas qu'il reste là pour annoncer à
Rolfe qu'elle était partie, mais elle ne pouvait pas non plus le ligoter et l'emmener avec elle.
Elle attendit donc que ses valises fussent descendues et ses servantes éloignées pour se
lancer dans un mensonge qui retarderait le moment où Rolfe se lancerait à sa poursuite.

— Le roi m'a priée de venir m'installer à Westminster jusqu'à ce que mon époux soit
d'humeur à écouter mes explications.
— Cela semble en effet raisonnable, Madame, approuva solennellement le jeune
homme. Ainsi vous êtes sous la protection du roi ?

— Oui. Restez près de Sir Rolfe jusqu'à son réveil.

Elle regarda une dernière fois son époux endormi, sachant que lorsqu'elle le verrait de
nouveau il n'aurait plus le visage aussi serein. Un frisson la parcourut. N'aggravait-elle pas la
situation en partant ? Elle priait pour que le temps jouât en sa faveur.

35
Tard dans l'après-midi, Beatrix fit quitter la grand-route à son escorte, malgré les mises en
garde de Guy de Brent qui trouvait extrêmement dangereux de s'aventurer à travers bois.
Mais Beatrix se souciait comme d'une guigne des bandits de grand chemin et des bêtes
sauvages. Elle voulait seulement gagner du temps: Rolfe se rendrait directement à Crewel,
persuadé de l'y retrouver, or elle prévoyait de contourner le château pour arriver finalement
à Pershwick par l'est. Elle n'avait certes pas l'intention d'ajouter à ses erreurs en dressant les
gens de Pershwick contre son mari, mais elle espérait que Rolfe n'oserait pas la battre dans
sa propre demeure.

Ils établirent leur camp pour la nuit dans d'épais fourrés. Beatrix s'endormit avec l'idée
lancinante que son mari ne lui pardonnerait jamais sa conduite. Plus tard dans la nuit,
lorsqu'elle sentit une main se plaquer sur sa bouche, sa première pensée fut que Rolfe avait
mis pour la retrouver beaucoup moins de temps que prévu.

On la fit lever, un bras en travers de sa poitrine, et elle fut brutalement serrée contre un
corps musclé. Puis elle sentit qu'on l'entraînait furtivement loin du campement. A la piètre
lumière du feu, elle s'aperçut que tout le monde dormait et que la sentinelle ne se trouvait
pas à sa place.

Jamais Rolfe ne se serait comporté ainsi. Il serait arrivé poussé par une fantastique colère et
l'aurait éveillée de sa voix tonitruante. Alors, si ce n'était pas Rolfe...

Beatrix se mit à se débattre, mais il était trop tard. Le sourd grognement de l'homme qui la
tenait prisonnière ne fut pas entendu du campement. Elle tenta de crier, de mordre la main
qui la bâillonnait, mais l'homme se contenta de resserrer son étreinte.

— Du calme, ma belle, ou je vais être obligé de t'assommer !


La voix bourrue s'exprimait en français, mais ce n'était pas le parler élégant de la noblesse.
Beatrix ne tarda pas à s'apercevoir que l'individu n'était pas seul.

— On l'emmène au seigneur ?

— Sinon, pourquoi est-ce que je l'aurais capturée ? demanda l'homme qui la tenait
toujours serrée contre lui.

— On pourrait la garder pour nous...

— C'est pas ça qui mettra des pièces d'or dans nos poches !

— Mais elle est plutôt mignonne, celle-ci, Derek!

Un visage congestionné se pencha sur Beatrix.

— Et alors ? On a besoin d'argent !

— Pourquoi on n'aurait pas les deux ? demanda un troisième bandit. Ton maître
s'amusera avec elle, Derek. Pourquoi pas nous ? On a pris le risque de l'enlever, je veux la
lutiner aussi avant de la lui amener.

— Dis oui, Derek, sinon on ne part pas d'ici, menaça le deuxième homme.

Il y eut un silence tendu. Les deux brigands attendaient la décision du nommé Derek. Le
calme fut soudain rompu par un autre individu qui sortait en courant des taillis.

— Osgar, chuchota le nouveau venu, tout excité, la sentinelle est morte sans un bruit !
J'ai fait du bon boulot !
— Calme ton imbécile de frère, Osgar ! siffla Derek avec rage. Je te jure, je ne sais pas
pourquoi je l'ai embauché !

— Parce qu'il tue à ta place, répondit calmement Osgar. Bon. Et la femme ? On en


profite les premiers ou non ?

— D'accord, mais pas ici, céda Derek. Et sans perdre de temps. Il y a encore du chemin,
jusqu'au château, et ses hommes ont des chevaux, pas nous.

— On aurait dû tous les trucider, grommela quelqu'un.

— Il y en avait trop, pauvre idiot ! Maintenant, on ferait mieux de se dépêcher, si on


veut faire une pause avant d'arriver.

Beatrix fut entraînée rapidement à travers les bois. Ce n'était pas possible ! Il s'agissait d'un
cauchemar ! Pourtant, elle comprit qu'elle ne rêvait pas en entendant les hommes continuer
à discuter tout en progressant dans les broussailles.

— Est-ce qu'elle sera torturée comme les autres, Osgar ?

— Tu parles trop !

— Elle sera torturée ? insista l'autre.

— Si elle refuse de nous aider à demander une rançon, oui, on la torturera comme les
autres.

Il y eut un silence, puis le frère d'Osgar demanda :


— On la gardera longtemps dans le donjon ?

— Arrête de poser des questions !

— Le marchand, on l'a tué bien avant que son commis ait apporté la rançon. D'ailleurs
on les a même tués tous les deux, le marchand et le commis !

— Fais taire ton frère, Osgar, ou je m'en charge moi-même ! s'énerva Derek.

Beatrix avait entendu raconter ce genre d'histoires, mais seulement au temps du roi Étienne,
quand l'anarchie régnait. Il était fort banal d'enlever quiconque était soupçonné d'être riche
pour obtenir une rançon. Les victimes étaient emprisonnées et torturées jusqu'à ce qu'elles
promettent d'abandonner tout ce qu'elles possédaient. Personne n'était en sûreté, en ce
temps-là, car il ne pouvait y avoir de recours auprès d'un roi qui pensait exclusivement à
lutter pour garder sa couronne.

Beatrix était terrifiée à l'idée de ce qui allait se passer quand on la conduirait au maître de
Derek; mais cette peur n'était rien à côté de celle qu'elle ressentit lorsque les quatre
hommes s'arrêtèrent un peu plus tard; elle se rappela l'horrible sort qu'ils lui destinaient.

Elle sentit la bile envahir sa bouche quand Derek dit, de sa voix grossière: . »

— Il me faut un bâillon. ?

— Oh, tu la veux aussi ! C'était pas la peine de faire toute cette histoire...

— Un bâillon, et vite ! aboya Derek. Je vous l'ai dit, on n'a pas beaucoup de temps. Il
faut qu'elle soit à l'abri avant que ses hommes nous retrouvent.

— On ne se promène pas avec des bâillons, grommela Osgar.

— Alors donne-moi ta chemise, ça ira.


A l'instant où Derek ôta sa main de la bouche de Beatrix, celle-ci lança un hurlement
perçant, vite étouffé par la chemise puante qu'on lui attacha derrière la tête, si serrée qu'elle
eut l'impression que ses lèvres allaient se déchirer.

Puis Derek l'attrapa par les bras et la secoua douloureusement.

— Arrête, Derek, tu vas lui briser le cou !

— Tu crois qu'on a pu l'entendre du château ? demanda un homme.

— Ils se fichent de ce qui se passe dans les bois, répondit Derek.

— Alors, pourquoi tu es tellement furieux ?

— On est assez loin du campement, mais l'un de ses gardes a pu se réveiller et nous
suivre.

— On aurait dû tous les tuer, dit Osgar d'un ton dégoûté. Il n'y avait pas un seul
chevalier parmi eux.

— Et pas une seule fine lame parmi nous, sauf moi, répliqua Derek, méprisant.

— Silence! J'entends du bruit!

Beatrix entendit aussi le son grandissant de chevaux menés au galop. L'espoir monta en elle
comme une flamme vive.

— Tu es sauvée pour cette fois-ci, ma belle, gronda Derek, mais tu ne perds rien pour
attendre ! Vous autres, dépêchez-vous ! On ne peut pas rester ici. Et surtout, pas un bruit.
— Non, Derek, chuchota une voix inquiète. Il y a encore la prairie à traverser. On nous
verra.

— On va attendre aux abords de la clairière jusqu'à ce que tout soit rentré dans l'ordre.
Ils ont dû se déployer pour la chercher. Si l'un d'eux nous tombe dessus, on le tuera.

Ils poussèrent de nouveau Beatrix en avant. Cette fois, on la tenait juste au-dessus des
coudes, pour qu'elle ne puisse se débarrasser de son bâillon. Les trois autres hommes
marchaient devant, mais elle se débattait, retardant Derek. Elle essayait de se dégager, de
lui donner des coups de pied, de se laisser tomber pour l'entraîner avec elle. Mais il était
beaucoup trop fort, et aucune ruse n'aboutit. Il finit, avec un grondement de rage, par la
hisser sur son épaule et la porter comme un vulgaire sac de farine.

Elle perdit de nouveau espoir. Le bruit des chevaux s'éloignait. Oh, elle aurait tout donné
pour pouvoir crier !

Derek s'arrêta devant la clairière qui trouait le bois.

Les trois autres étaient accroupis à la lisière. Ils attendaient, tendus, en alerte.

— Qu'avez-vous vu ? demanda Derek en scrutant l'espace dégagé.

— Rien. Mais j'ai cru entendre de nouveau du bruit en chemin.

— Quelqu'un d'autre aussi ?

Personne ne répondit, et Derek grommela:

— C'est bien ce que je pensais. Ils ne viendront pas la chercher jusqu'ici. Traversons la
clairière et nous serons en sécurité.
— Je ne me sentirai pas en sécurité tant que nous ne nous serons pas débarrassés
d'elle. C'était pas une bonne idée, Derek. D'habitude, nos victimes n'ont pas d'escorte aussi
importante.

Ils se mirent en route, groupés. Mais ils se trouvaient au milieu de la prairie quand ils virent
un cavalier sortir du bois et avancer lentement vers eux.

— Dis-moi que c'est ton seigneur, Derek, fit une voix ' paniquée.

— Sûrement pas. Il n'a pas cette carrure. Mais calmez-vous, tous. C'est un homme en
armure. Elle n'avait pas de chevalier avec elle.

— Pourquoi il reste planté là à nous regarder? s'interrogea Osgar, mal à l'aise. Pourquoi
ne bouge-t-il plus ?

— Attention, il s'approche... Derek posa Beatrix à terre.

— Tenez-la, dit-il à ses acolytes. Je vais peut-être avoir à me battre.

— Te battre contre lui ?

— Avec votre aide, imbéciles! siffla Derek au moment où le grand destrier arrivait à leur
hauteur. Pouvons-nous vous être de quelque utilité, monseigneur ? demanda-t-il, servile.

— Montrez-moi ce que vous avez là...

— Ce n'est que la femme fugueuse de mon maître.Nous devons souvent aller la


chercher et la ramener. Elle n'a pas tous ses esprits...

— Curieux ! Elle ressemble à mon épouse. Et évidemment, si je savais que la maîtresse


de Kempston était maltraitée, je ne serais pas content du tout...
Derek avait complètement perdu sa langue.

L'homme puissant sur son grand cheval le foudroyait du regard, attendant une réponse.

— Je crois que nous sommes en face du nouveau seigneur de Kempston, murmura


enfin Derek.

— Mais c'est le Loup Noir qui est à présent propriétaire de Kempston ! Tu veux dire... ?

— Oui. Je crois... je crois que nous nous sommes emparés de sa femme.

— Grands dieux ! Regardez-la ! hurla le troisième homme. Elle le connaît !

Avant même d'avoir fini sa phrase, le frère d'Osgar prit sa course. Le destrier lui coupa la
route instantanément, tandis que l'éclair d'une épée l'abattait pour le compte. Le terrifiant
cri de guerre qui retentit alors renvoya les trois autres dans la nature comme une volée de
moineaux. Mais le cheval et la lourde épée eurent aisément raison de deux d'entre eux.

Osgar se serait caché sous le couvert des arbres si un autre chevalier n'était arrivé à sa
rencontre à travers le bois pour le transpercer de sa lance.

Beatrix était paralysée. Les corps de ses quatre agresseurs gisaient autour d'elle, mais elle ne
se sentait pas soulagée pour autant. Elle était sauve... et pas vraiment sauvée. Une nouvelle
épreuve allait commencer.

— Finis la besogne, Piers, puis renvoie les hommes au campement, dit Rolfe tandis que
quelques gardes les rejoignaient dans la clairière. Si l'un de ces vauriens est encore en vie, je
veux savoir où ils projetaient d'emmener Lady Beatrix.
Beatrix avait enlevé son bâillon, mais elle était encore trop terrorisée pour pouvoir
prononcer une parole.

Rolfe mit pied à terre et s'approcha d'elle. Il portait son heaume, et elle n'aurait pu dire de
quelle humeur il était.

— Vous ont-ils fait du mal ? demanda-t-il enfin.

Quelle froideur !

— Ils... Ils en avaient l'intention, mais le bruit de vos chevaux les a effrayés.

Elle leva vers lui des yeux implorants.

— Monseigneur, je voulais vous parler...

— Oh mais nous parlerons, Madame, soyez-en certaine !

Beatrix poussa un petit cri quand il la saisit brutalement par le bras pour la pousser vers son
cheval. Il se mit en selle et la fit monter devant lui. Puis il lança sa monture au galop...

Beatrix était malheureuse et terrifiée. Elle ne voulait pas que Rolfe la batte. Mais il le ferait
certainement...

Il semblait ne jamais vouloir s'arrêter, or elle aurait préféré en finir avec sa punition. Plus ils
chevauchaient, plus le temps passait, plus sa peur s'intensifiait.

Ils arrivèrent à une autre clairière, au milieu de laquelle se dressait une tour en ruine. Rolfe
s'y dirigea et fit descendre Beatrix. L'endroit était sinistre, mais pas autant que Rolfe quand il
mit pied à terre. Il ôta son heaume et ses gantelets avec une lenteur délibérée avant de
s'approcher de sa femme, le visage dur.
— Qui vous a dit que je vous étais infidèle ?

Elle tressaillit, incrédule. Il était en colère. Son

visage était fermé, ses lèvres serrées, mais pourquoi posait-il une telle question?

— Je... je ne comprends pas.

— Qu'avez-vous raconté à Henry?

— Je...

Elle s'étrangla en se rappelant sa conversation avec le roi. Elle sentit la colère monter en elle.

— Le roi n'avait pas le droit de vous répéter mes paroles !

— Il ne s'agit pas de ça ! coupa-t-il. Qui vous a dit que je vous trompais ?

— Personne! rétorqua Beatrix. Me croyez-vous donc aveugle ? Lady Amelia n'est pas
votre gouvernante. Elle ne l'a jamais été.

— Elle ne représente rien pour moi, dit-il vivement.

— Et voilà qui arrange tout, je suppose ? cria Beatrix. Un homme cherche à mettre la
servante de ses voisins dans son lit, mais cela ne signifie rien pour lui. Cela ne signifie pas
non plus, en tout cas, qu'il soit fidèle à sa femme ! Il est simplement plus discret que celui
qui garde sa maîtresse sous son propre toit, au vu et au su de tous !

Des larmes contenues tremblaient au bord de ses cils.


— Bon sang, Beatrix ! Je n'ai pas touché une autre femme que vous depuis le jour de
notre mariage !

La colère de la jeune femme redoubla.

— Vous m'avez touchée, moi ! Avez-vous oublié que vous avez tenté de me séduire à
Pershwick, sans savoir qui j'étais ?

— C'est donc ça ! dit-il en la regardant intensément. Vous ne m'avez toujours pas


pardonné ce regrettable malentendu...

— J'ai cité cet épisode pour vous montrer que vous mentez. Vous avez touché d'autres
femmes. Et Lady Amelia dormait encore dans votre chambre quand vous m'avez fait revenir
à Crewel. C'est une preuve supplémentaire, s'il en était besoin.

Il fit un pas vers elle avec un grondement sourd, mais Beatrix ne recula pas d'un pouce.
Même quand il la souleva par les bras pour la fixer dans les yeux, elle ne cilla pas.

— Dites-moi en quoi cela vous gêne, Madame, prononça-t-il d'une voix


dangereusement calme. N'avez-vous pas dit que vous vous moquiez du nombre de femmes
à qui j'accordais mes faveurs ?

— Discrètement.

— J'ignorais qu'il y eût des conditions, ironisa-t-il. Ainsi réellement, cela vous est égal ?

Elle réprima un sanglot.

— Absolument.
Il la posa à terre et lui tourna vivement le dos. Elle se mordit la lèvre, pleine de mépris pour
elle-même.

— Pourquoi voudriez-vous que cela m'importe? reprit-elle d'une toute petite voix.

— C'est important pour une épouse, dit-il calmement.

— Un mari ne devrait pas insulter son épouse en lui imposant la présence de sa


maîtresse.

Rolfe se retourna d'un bloc, de nouveau irrité.

— Je n'ai jamais voulu vous insulter. Elle n'est plus ma maîtresse, je vous l'ai dit.

— Si vous vouliez que je vous croie, monseigneur, vous la renverriez.

— Ne me demandez pas cela, Beatrix.

Elle ravala son orgueil.

— Je vous le demande, monseigneur. Si elle n'est rien pour vous, vous n'avez aucune
raison de la garder au château.

— Elle... elle ne veut pas partir.

Beatrix eut l'impression de recevoir une gifle.

— Vous faites passer ses désirs avant les miens ?


Elle attendait qu'il parle, qu'il promette de chasser

Amelia. Au bout d'un moment, comme il ne répondait pas, elle poursuivit:

— Puisque c'est ainsi, tout ce que vous obtiendrez dorénavant de moi, Rolfe d'Ambert,
c'est mon mépris.

— J'entends bien avoir plus que cela, Madame...

Il l'attira à lui et prit ses lèvres avec passion, la laissant faible et tremblante. Il ne fallait pas
qu'elle se laisse dominer par lui, qu'elle permette à ses impossibles sentiments de remonter
à la surface !

— Je vous hais, murmura-t-elle.

Elle n'était guère convaincante, elle s'en rendit compte elle-même.

— Alors je vous aimerai en dépit de votre haine.

Il l'embrassa de nouveau, et la petite flamme traîtresse s'alluma dans son corps, lui faisant
oublier tout le reste. Elle lutta, lutta... non contre son époux mais contre son propre désir. En
vain.

36
Un chien efflanqué qui reniflait leurs pieds éveilla Rolfe et Beatrix. Rolfe se leva en poussant
un rugissement, comme s'il allait charger l'animal. Le chien se contenta de le regarder
tranquillement. Beatrix pouffa, et Rolfe se tourna vers elle, indigné.

— Peut-être feriez-vous aussi bien de lui demander de partir ? suggéra-t-elle, du rire


dans les yeux.

— Essayez vous-même...

C'est ce qu'elle fit. Le chien ne réagit pas davantage.

— Eh bien, laissons-le rester, conclut-elle.

— C'est exactement ce qu'il a l'intention de faire, dit Rolfe gaiement.

Il se pencha pour déposer un léger baiser très tendre •car ses lèvres, puis il s'éloigna un
instant. Beatrix, allongée sur sa cape, poussa un petit soupir de bien-être. Ils avaient passé la
nuit entre des pierres éboulées et un pan de mur en ruine. Elle avait merveilleusement
dormi dans les bras de Rolfe, toute colère, toute douleur balayées par le désir passionné de
son époux.

De cela, elle ne pouvait douter. Quels que soient les obstacles qui se dressaient entre eux,
Rolfe avait envie d'elle. Et c'était un baume sur les blessures de Beatrix.
Elle rougit en se rappelant l'ardeur de Rolfe. Elle l'avait aidé à se dévêtir, puis il avait fait de
même, et ils s'étaient aimés lentement, tendrement, savourant chaque instant, chaque
caresse. Jamais elle n'aurait imaginé qu'une si mauvaise journée se terminerait en si
glorieuse apothéose.

— Votre expression trahit vos pensées, ma mie ! se moqua gentiment Rolfe revenu à
ses côtés.

Elle rougit davantage, et il éclata de rire, ravi. Il l'aida à se lever et l'embrassa encore avant
de lui tapoter familièrement le bas du dos.

— Allez vite vous habiller, dit-il dans un sourire. Nous sommes restés ici plus longtemps
que prévu.

Tandis qu'elle vaquait, il alla s'occuper de son cheval. Lorsqu'elle le rejoignit, il lui tournait le
dos et ne l'entendit pas arriver. Elle s'arrêta, hésitante. L'angoisse revenait. Il était
inconcevable que Rolfe ne lui parlât pas de la drogue qu'elle lui avait fait avaler. Et elle
détestait l'idée de le voir de nouveau en colère.

Elle fit encore quelques pas vers lui. Il ne se retournait toujours pas, et elle se tordit
nerveusement les doigts.

— Comment avez-vous pu me trouver si vite? demanda-t-elle d'une voix qu'elle voulait


naturelle.

— J'ai effectué une petite enquête. On vous avait vue partir sur la grand-route. Votre
direction était simple, je n'ai donc pas eu de mal à découvrir le campement. Cependant
j'étais loin de m'attendre à ne pas vous y trouver.

Il la regarda enfin.

— Je... je vous suis extrêmement reconnaissante, monseigneur, d'être arrivé au bon


moment.
— Savez-vous où ils vous emmenaient ?

— Vers un château non loin de là, chez un seigneur qui pratique la torture pour
extorquer de l'argent à ses victimes.

Elle frissonna.

— Vous m'avez sauvé la vie, j'en suis certaine.

— Ils ne vous auraient pas tuée, Beatrix. Ils vous auraient fait du mal, mais vous avez
trop de valeur pour qu'on vous fasse disparaître.

— Ils se moquaient bien de connaître mon identité ou la valeur que je représente.

— Ils l'auraient appris quand vous leur auriez dit qui vous êtes.

— J'étais vraiment trop isolée, à Pershwick, dit-elle, pensive. Je n'imaginais pas que de
telles choses pouvaient se produire.

— Comment pouviez-vous l'ignorer ? gronda Rolfe. Votre voisin était l'un des pires de
cette espèce de malfaiteurs.

— Mon voisin ? De qui voulez-vous parler ?

— Montigny, ainsi que son fils, évidemment, répondit Rolfe d'un air dégoûté. Et ses
vassaux étaient certainement complices. Cela expliquerait pourquoi ils étaient tellement
réticents à mon arrivée sur ces domaines. Ils pensaient certainement que j'avais été envoyé
là pour que justice soit rendue.
Beatrix se raidit.

— Je ne vous crois pas ! J'ai connu les Montigny toute ma vie. Sir Edmond était un
excellent homme, et Alain...

— Ne prononcez pas le nom de ce garçon devant moi, coupa sèchement Rolfe. Et que
vous le croyiez ou non, Beatrix, les Montigny sont coupables de bien des crimes. Ils se sont
montrés prudents. Leurs victimes ne savaient pas où on les emmenait, ni qui touchait leur
rançon. De plus, évidemment, les morts ne parlent pas. Mais Henry a reçu des plaintes
concernant ces domaines pendant fort longtemps. Il n'a pu mettre un nom sur les criminels
que très récemment.

— Il est injuste de votre part de dire du mal d'un homme qui n'est plus là pour se
défendre.

— De quoi pensez-vous qu'il soit mort, Madame ? Il a été tué alors qu'il refusait de se
laisser arrêter. Quant à son fils, il s'est enfui pour ne pas subir de procès.

— Mais tout ceci est insensé ! Sir Edmond contrôlait tout Kempston; qu'avait-il besoin
de gains illicites ?

— Il possédait bien davantage de châteaux forts du temps d'Étienne. Il a été obligé d'y
renoncer. Et je suppose qu'il a eu recours à des moyens malhonnêtes pour se recréer la
fortune à laquelle il était habitué. Cet homme a toujours eu des goûts très dispendieux.

Beatrix se rappela avoir entendu parler de l'extravagant train de vie que menait Sir Edmond.

Elle se souvenait aussi vaguement de certaines rumeurs qu'elle ne voulait pas écouter.
Étaient-elles fondées ? C'était difficile à croire. Surtout de la part d'Alain. Que son père fût
corrompu, pourquoi pas ? Mais le timide, le tendre Alain... Non.

Cependant, ce n'était pas le moment d'entamer une discussion.


— Si nous y allions, monseigneur ?

— Je suppose en effet que Guy a suffisamment attendu son châtiment...

Il monta en selle, la prit devant lui, et ils se mirent en foute.

— De quel châtiment parlez-vous ? demanda Beatrix. Qu'a fait votre maître d'armes ?

— Il a mis vos jours en danger.

— Mais il a seulement obéi à mes ordres!

— Peu importe. Vous étiez sous sa responsabilité. Il n'aurait jamais dû vous permettre
de quitter la grand-route. Il sera fouetté dès ce soir quand nous atteindrons Crewel, et
encore bien content de s'en tirer à si bon compte. Il sait qu'il a mal agi.

Beatrix était horrifiée.

— J'aimerais que vous renonciez à le punir, monseigneur. Je ne veux pas qu'il paie pour
une faute que j'ai commise.

— Vous pouvez accepter d'être blâmée, Beatrix, et à juste titre, mais vous ne devez pas
vous mêler de cela. L'homme sera châtié pour sa négligence, et vous n'y changerez rien.

— Et quelle sera ma punition, monseigneur ? de-manda-t-elle.

— A mon avis, vous avez appris une leçon d'importance, hier soir. Mais vous avez été
plus qu'irresponsable, dit-il d'une voix dure. A cause de vous, j'en suis presque venu aux
mains avec le roi.

— Non! gémit Beatrix.


— Si. Je l'ai traité de menteur quand il m'a affirmé qu'il ne vous cachait pas au château
de Westminster.

Beatrix devint blanche comme un linge.

— Grands dieux ! J'ai dit à Damian que je me rendais chez le roi uniquement pour vous
retarder dans vos recherches. Jamais je n'aurais imaginé que vous ne feriez pas confiance à
Henry quand il vous déclarerait que je n'étais pas chez lui...

— Sir Piers a juré ne pas vous avoir vue quitter la résidence du roi. S'il ne s'était pas
aperçu que la moitié de mes hommes d'armes avaient disparu, j'aurais fouillé le palais tout
entier pour vous retrouver.

— Vous... vous n'avez pas vraiment traité Henry de menteur, n'est-ce pas ?

— Si.

— Mais il ne vous le pardonnera jamais ! Qu'ai-je fait là ?

— Il m'a déjà pardonné, la rassura Rolfe d'un ton un peu plus amène. Il n'est pas de
pierre. Il a reconnu que mon attitude était excusable. Il m'a même parlé de sa conversation
avec vous pour m'aider à comprendre votre comportement. J'étais furieux d'apprendre que
vous pouviez dire à Henry ce qui n'allait pas, mais que vous étiez incapable de m'en parler à
moi.

Il y eut un silence, puis il ajouta:

— Maintenant je m'aperçois que ce que vous avez confié à Henry n'était même pas la
vérité...
— C'était la vérité...

— Vraiment ? Pourtant vous avez juré hier soir que vous vous moquiez de mes relations
avec d'autres femmes.

Beatrix ouvrit la bouche pour répondre, mais elle se ravisa. Ils en avaient déjà parlé, sans
arriver à aucun résultat. Il avait été clair : il n'abandonnerait pas Amelia. Elle ne le lui
demanderait plus.

Rolfe soupira.

— Ne me faites plus jamais prendre de drogues, Beatrix. Et ne vous enfuyez plus jamais
loin de moi.

— Non, monseigneur.

37
Rolfe avait quitté le château depuis deux semaines, presque aussitôt après leur retour de
Londres. Il s'était porté au siège de Warling et il n'était pas encore rentré.

Beatrix se surprenait à guetter le bruit des sabots des chevaux; elle envisageait même de se
rendre à Warling, tout en sachant que cela ne plairait pas à Rolfe.

Son absence n'était pas le seul chagrin dans sa vie. La présence permanente de Lady Amelia
lui pesait.

Beatrix avait décidé de se montrer civile envers Amelia, mais ce n'était pas facile. Sa rivale
rayonnait de suffisance, ce qui déconcertait Beatrix. Pourquoi pavoisait-elle ainsi ?

Un soir, au dîner, Sir Evarard fut appelé ailleurs, et les deux jeunes femmes restèrent en tête
à tête. Amelia demanda à Beatrix si elle disposait de médicaments pour arrêter les nausées.

— Vous êtes malade ? Vous seriez sans doute mieux au lit, dans ce cas.

— Mon Dieu non ! dit Amelia en riant. Tout va bien ! J'ai simplement quelques malaises
au moment des repas.

Beatrix devina le sens de ses paroles.

— De quoi parlez-vous exactement, Lady Amelia ?


Elle voulait entendre confirmer clairement ses soupçons.

— Rolfe vous a certainement mise au courant !

Amelia feignait parfaitement la surprise.

— C'est bien un événement que l'on ne peut garder secret, poursuivit-elle.

— Vous voulez dire que vous portez l'enfant de mon époux ? demanda calmement
Beatrix.

— Il est bien de lui, en effet, répondit Amelia. Et il ne le conteste pas.

D'un coup, Beatrix comprenait tout. C'était presque un soulagement. Elle jeta un coup d'oeil
à la silhouette toujours aussi mince de sa rivale et demanda, glaciale :

— Quand a-t-il été conçu ?

— Quelle importance... ?

— Répondez-moi, Amelia!

— Il y a environ un mois, répondit-elle enfin en haussant les épaules.

Beatrix réfléchit rapidement. Elle était revenue vivre à Crewel un mois auparavant. Elle se
rappelait précisément la nuit où Rolfe était sorti de leur chambre très en colère. Le
lendemain matin, Amelia semblait particulièrement épanouie.
Beatrix se retira sans ajouter un mot. Qu'aurait-elle pu dire ? Pourtant, la nuit qui suivit fut la
plus affreuse de sa vie. Seule, elle cria, tempêta, maudit Rolfe pour sa faiblesse et ses
mensonges. Et elle se maudit elle-même... parce que cette situation la faisait souffrir...
beaucoup trop souffrir.

Quand un nouveau message d'Alain Montigny arriva le lendemain, Beatrix était encore si
préoccupée qu'elle n'y prêta même pas attention. Elle le posa sur une pile de documents et
l'oublia tout à fait. Elle tomba dans un terrible état de mélancolie qui dura tout le reste de la
semaine... mélancolie d'autant plus cruelle qu'elle venait de s'apercevoir qu'elle aussi était
enceinte. Rolfe voudrait sûrement garder près de lui les deux mères et les deux bébés.

L'avenir semblait de plus en plus sombre. Beatrix ne pouvait même plus espérer que Rolfe lui
permît de rentrer chez elle s'il apprenait qu'elle portait son enfant.

Elle décida de ne rien lui dire. Peut-être parviendrait-elle à le quitter avant que son
embonpoint ne soit évident. Elle s'enfermerait alors à Pershwick jusque après la naissance
du bébé.

Un jour, Sir Bertrand et son fils aîné, Reginald, arrivèrent à Crewel en fin d'après-midi,
annonçant que Rolfe les avait convoqués pour les rencontrer au château. Bertrand était le
vassal de Beatrix sur les terres de Marhill, l'une de ses propriétés, et elle était très étonnée
que son époux désirât le voir.

Mais elle pensait surtout que Rolfe allait enfin rentrer à la maison. Elle parvint néanmoins à
poser des questions pertinentes sur Marhill, sur la qualité des récoltes, tout en oubliant
aussi vite les réponses qu'on lui fit. Rien ne comptait que Rolfe.

Elle était un peu affolée. Elle s'efforça de recevoir ses hôtes le mieux possible, avec l'aide de
Sir Evarard. Heureusement, Amelia ne se montra pas. L'heure avançait, et Rolfe n'arrivait
toujours pas. Beatrix fit préparer les lits de ses invités, mais ils préférèrent attendre Rolfe,
curieux de savoir ce qu'il leur voulait.

On entendit enfin dire que le seigneur arrivait, et Beatrix s'excusa vivement pour se retirer
dans sa chambre. Elle savait qu'elle ne pourrait voir Rolfe sans manifester son amertume, or
il n'était pas question de faire une scène devant son vassal. Aussi préférait-elle pour l'instant
la solitude de ses appartements.
Elle n'eut toutefois pas le temps de se préparer à ce qui serait, elle le prévoyait, une dispute
en règle. En effet, Rolfe se rendit immédiatement chez elle, si vite qu'il n'avait dû accorder
que quelques brefs instants à ses hôtes. Comment excuser une conduite aussi grossière ?
Après tout, c'était lui qui avait mandé les deux hommes.

— Vous ne m'avez pas fait honte, monseigneur? s'inquiéta-t-elle.

— De quelle manière ?

Rolfe se débarrassa de son heaume et de ses gants, sans quitter Beatrix des yeux. Elle était
assise près de la cheminée, tendue sous son regard.

— Vous avez convoqué Sir Bertrand et son fils. Que penseront-ils de votre
comportement, si vous les avez ignorés ?

Rolfe s'approcha d'elle en souriant.

— Je leur ai expliqué que j'étais fort las et que je leur parlerais demain matin. Ils ont
parfaitement compris.

— Comment avez-vous osé ? s'indigna Beatrix. Il faut que vous descendiez les voir
maintenant!

— Ils se sont déjà retirés pour la nuit, ma mie, et... Il s'interrompit car Damian entrait
dans la chambre.

Beatrix ravala sa colère et se détourna pendant que l'écuyer aidait Rolfe à ôter sa lourde
cotte de mailles.

Ce ne fut pas long ; un moment après, Rolfe dit gentiment :


— File te coucher, mon garçon !

Bouche bée, Damian quitta la pièce. Jamais son maître ne lui avait parlé avec une telle
cordialité. Il était surprenant de constater à quel point la présence de sa femme pouvait
l'adoucir.

Beatrix attendit que la porte fût fermée pour affronter son époux, prête à lui dire d'un coup
tout ce qu'elle avait sur le cœur, mais la vue de Rolfe en simple chemise et caleçon long l'en
empêcha. Les muscles de ses jambes, la largeur de son torse — imposante même sans son
armure —, les cheveux qui bouclaient autour de son visage, tout contribuait à mettre en
valeur à la fois l'homme et l'adolescent en lui. C'était injuste ! Il la troublait trop !

— T'ai-je manqué, mon amour ?

— Non, monseigneur, répondit-elle, rigide.

— Menteuse !

Il fut sur elle en une enjambée, lui prit le menton et plongea dans ses yeux. Son regard
sombre était tendre et intense.

— Tu es furieuse parce que je me suis absenté longtemps...

— Je suis contrariée pour bien des raisons, monseigneur, mais celle-ci n'en fait pas
partie.

— Tu m'en parleras demain, Beatrix. Ce n'est pas le moment de se disputer.

Elle essaya de se dégager, mais Rolfe l'embrassa avec passion.


— Tu m'as manqué, Beatrix. Dieu, comme tu m'as manqué ! souffla-t-il en promenant
ses lèvres sur ses joues et son cou.

Elle était presque perdue... Elle ne voulait pas qu'il lui fasse l'amour, mais le désir flambait
déjà en elle, malgré le désespoir, malgré l'amertume.

— Si... si vous avez besoin d'une femme... allez voir l'autre... je ne peux pas...

— Je n'ai pas d'autre femme.

Elle se laissa enfin aller entre ses bras. Elle ne pouvait plus lutter contre leur passion, et s'y
abandonna avec délices.

38
Rolfe s'enfonça dans son fauteuil et fixa Thorpe d'un regard ferme. Il était toujours bon de
consulter un vieil ami. L'entretien avec Sir Bertrand et son fils s'était fort bien déroulé.
Comme Henry le lui avait dit, Sir Bertrand avait plusieurs fils qui pourraient lui rendre des
services, et qui correspondaient précisément à ses besoins.

— Que penses-tu de Sir Reginald ? Ferait-il un bon châtelain pour Warling ?

— Il a l'air ambitieux, il parait même très mûr pour son âge, répliqua Thorpe. Jusqu'à
présent, il avait seulement la perspective d'hériter de Marhill à la mort de son père. Je pense
qu'il vous servira loyalement, ne serait<e que pour prouver qu'il sera digne de Marhill Je jour
venu.

— Je suis d'accord. A présent, il ne nous reste plus qu'à soumettre Warling.

— Encore une semaine ou deux, et les murailles céderont, déclara Thorpe, confiant. A
quoi nous occuperons-nous, alors ? La paix régnera sur vos terres, et nous n'aurons plus rien
à faire...

Rolfe sourit.

— Laisse-moi goûter quelques moments de calme avant de partir en quête d'une


nouvelle guerre.

— Je vois où vous voulez en venir, de toute façon, reprit Thorpe. Vous avez bien fait
d'alerter Sir Bertrand et son fils avant d'avoir réellement besoin d'eux. A vrai dire, j'ai cru un
instant que vous utilisiez cette excuse pour rendre visite à votre épouse.

Rolfe eut un large sourire, et son ami s'esclaffa.

— Bon sang ! Je ne me trompais pas !

— Tout ce qui me pousse à revenir chez moi est bienvenu !


— Et qu'a pensé Lady Beatrix de votre idée d'engager deux des fils de Sir Bertrand pour
vos terres ? Car il a parlé d'un autre garçon qui serait parfait pour Blythe...

— Je ne l'ai pas encore mise au courant.

Thorpe leva les yeux au ciel.

— A quoi pensez-vous, mon ami ? Sir Bertrand est son vassal.

— Je sais.

— Vous auriez dû la consulter avant même de faire votre offre.

— J'en avais l'intention, mais hier soir... ce n'était pas le moment. Ce matin, ajouta-t-il
tendrement, elle dormait si profondément... je n'ai pu me résoudre à la réveiller. Et que
pourrait-elle trouver à redire ? Cette famille nous sera plus fermement attachée. Le père
travaillera pour elle, les fils pour moi, voilà tout.

— Une femme est parfois plus jalouse de ce qui lui appartient qu'un homme.

— Te mettrais-tu à connaître les femmes, brusquement ?

— J'en connais en tout cas plus que vous, apparemment.

Rolfe grommela tout en attrapant une tranche de viande froide dans le plat qu'une jeune
servante venait de poser sur la table. Elle lui avait souri gentiment, et il la suivit des yeux
tandis qu'elle s'éloignait.
— Si tu en sais tant sur les femmes, dit-il, explique-moi donc quelle mouche a piqué
celles qui m'entourent. Je ne parle pas de mon épouse.

Thorpe faillit s'étrangler avec un morceau de pain.

— Quelles femmes ? parvint-il à demander sans sourire.

— Toutes ! Les servantes, les épouses de mes hommes d'armes. Depuis des semaines,
elles se comportaient comme si j'étais atteint d'une maladie contagieuse. Et tout à coup,
voilà que je ne reçois que des amabilités. Lady Bertha est venue jusqu'à Warling m'apporter
une tarte aux fruits, et la femme de War-ren m'a fait envoyer des fleurs... Des fleurs !

Thorpe, incapable de dissimuler davantage son amusement, éclata de rire.

— Elles essaient vraisemblablement de se rattraper pour vous avoir cru capable d'avoir
frappé votre épouse le soir de vos noces. C'est Lady Beatrix qui a rectifié le malentendu. Elle
était, paraît-il, furieuse que l'on vous accusât d'un acte que son père avait commis.

— Elle a été battue ? Qui te l'a dit ?

Thorpe perdit sa belle humeur. Rolfe était très pâle, raide comme la mort.

— Dieu me pardonne, Rolfe, vous ne le saviez pas ? Pourtant vous avez passé la nuit
avec elle ! Comment pouviez-vous l'ignorer ?

— A-t-elle été gravement battue ?

Thorpe comprit qu'il lui fallait dire tout ce qu'il savait.


— Apparemment, oui. Le visage de Lady Beatrix était tuméfié et violacé. C'est ce qui a
tant bouleversé Lady Rose. Comme elle vous croyait responsable de ce carnage, elle n'a pu
s'empêcher d'en parler.

— Et tu ne m'as jamais raconté cette histoire ?

— J'étais persuadé que vous saviez Je n'en aurais jamais fait état si vous n'aviez...

Thorpe vit Rolfe bondir de son fauteuil et traverser la salle en quelques enjambées. Un
instant plus tard, il sursauta en entendant une porte claquer violemment a l'étage.

39
Beatrix jeta un regard effrayé à son époux qui était penché au-dessus d'elle, le visage
déformé par la colère.

— Pourquoi ne m'avez-vous jamais dit ce qu'on vous avait infligé ? tonna-t-il.

— Infligé?

Était-il encore ivre ?

— Soyez plus précis, monseigneur...

— On vous a battue ! Tout le monde doit-il être au courant sauf moi ?

Beatrix se crispa, ses yeux virèrent au gris orageux. Elle avait horreur d'aborder ce sujet, et il
le savait.

— Je ne veux pas en parler, je vous l'ai déjà dit ! déclara-t-elle, glaciale.

— Bon sang, vous allez pourtant le faire ! Dites-moi ce que vous aviez à gagner en me
cachant cela!

— Cacher ? répliqua-t-elle, furieuse. Je n'ai rien voulu cacher, sauf à Sir Guibert, et
c'était seulement pour l'empêcher de commettre un crime. Vous saviez. Judith m'a avoué
vous avoir mis au courant.

La colère de Rolfe était un peu apaisée par celle de son épouse, mais pas totalement.

— Votre belle-mère m'avait averti que vous aviez été obligée de m'épouser... Ce qu'elle
ne m'a pas dit, c'est comment on vous y avait forcée.
— Le temps manquait, monseigneur, fit remarquer Beatrix, amère. Mon père m'a
annoncé ce mariage seulement la veille des épousailles. Comme d'habitude, l'alcool lui avait
embrumé l'esprit.

— L'alcool serait-il une excuse ?

— Je ne l'excuse pas !

— Pour vous avoir battue, ou parce que vous êtes à présent ma femme ? voulut-il
savoir.

Beatrix lui tourna le dos, mais Rolfe l'obligea à lui faire face de nouveau en la tenant par les
bras, ses yeux noirs luisant de rage.

— Alors, Beatrix ! Pourquoi vous répugnais-je tant ? Pourquoi a-t-il fallu vous forcer à
m'épouser ?

Il hurlait, la bouleversant plus encore qu'elle ne l'était. Peu lui importait qu'elle eût été
battue, qu'elle eût souffert! Son orgueil blessé, c'était tout ce qui comptait pour lui.

— J'avais peur de vous, monseigneur. Je pensais que vous me vouliez pour vous venger
des troubles que je vous avais causés. Les coups étaient peu de chose à côté de ce que je
redoutais de vous. Je croyais pouvoir les supporter, ajouta-t-elle, pensive, mais je me
trompais... Cette brute m'aurait tuée si je n'avais juré sur la tombe de ma mère que
j'acceptais de vous épouser.

Elle avait prononcé ces derniers mots avec toute la haine qu'elle ressentait pour Richer
Calveley. Mais Rolfe crut qu'ils trahissaient le dégoût qu'elle avait de leur union.

— Ainsi, vous me preniez pour un monstre ?


— Oui.

— C'est toujours le cas ?

— Je n'ai pas dit cela, monseigneur.

— Non, évidemment ; cependant que penser d'autre, alors que vous continuez à me
mépriser?

Beatrix se tenait sur ses gardes. Quel aveu cherchait-il ? Soudain, elle comprit. Il voulait
qu'elle se plaignît de nouveau au sujet de sa maîtresse. Quel baume pour son amour-propre
de la voir se conduire en épouse jalouse ! Eh bien, elle ne lui donnerait pas cette
satisfaction !

— Je ne vous méprise pas, monseigneur. D'où vous vient cette idée?

— Alors vous êtes froide de nature ? rétorqua-t-il violemment.

— Peut-être.

— A moins que vous n'aimiez quelqu'un d'autre !

— Quelqu'un d'autre ? répéta-t-elle, indignée, toute sa colère revenue. Et c'est vous qui
en parlez!

Beatrix n'en croyait pas ses oreilles. Il osait l'accuser d'infidélité, alors que...

— Si vous cherchez une excuse pour me chasser, monseigneur, ne vous tracassez pas.
Je serai plus qu'heureuse de m'en aller de mon plein gré.
Les yeux de Rolfe lançaient des éclairs, et il crispa les mâchoires.

— Sans aucun doute, cela vous plairait.

— En effet !

Il fit un pas vers elle, et elle fut certaine, devant son expression mauvaise, qu'il allait la gifler.
Il se pencha sur elle, les poings serrés, le regard noir.

— Si vous espérez au fond de votre cœur l'avoir un jour, vous rêvez! gronda-t-il. Peut-
être me lasserai-je à la longue de votre comportement glacial, mais vous ne l'aurez jamais, je
le tuerais plutôt !

— Qui ? hurla-t-elle.

— Montigny!

Beatrix fut tellement stupéfaite qu'elle faillit pouffer.

— Vous vous imaginiez que je ne connaissais pas vos relations avec ce bon à rien ? Je
l'ai su avant notre mariage !

Beatrix ne comprenait plus. Elle dit simplement:

— Vous vous trompez, monseigneur.

— Vous l'avez toujours aimé. Madame. C'est pourquoi vous avez dressé vos gens
contre moi. C'est pourquoi vous refusiez de m'épouser. C'est pourquoi vous me haïssez
encore: je vous possède tandis que vous vous languissez de lui.
Cette fois, Beatrix éclata de rire, et ce fut au tour de Rolfe d'être décontenancé. Elle ne
pouvait s'arrêter. Il était jaloux de ce malheureux Alain ! C'était tellement absurde !

Elle parvint enfin à se calmer.

— Je ne voulais pas prendre cette affaire à la légère, monseigneur. Mais voyez-vous,


Alain est seulement un ami. J'ai envisagé un moment de l'épouser : à l'époque c'était le seul
homme que je connaissais et je n'avais guère d'opportunité de mariage, isolée comme je
l'étais à Pershwick. J'ai vite oublié cette idée. Alain n'avait aucun caractère, et de toute
façon, je n'avais plus envie de me marier. Mais nous sommes restés bons amis.

— Vous voulez me faire croire que vous avez monté vos gens contre moi simplement
pour une... amitié ?

— N'en feriez-vous pas autant pour un ami ?

— Vous êtes une femme.

Beatrix s'efforça de garder son calme.

— Je ne discuterai pas ce point avec vous, monseigneur. Mais en réalité, je n'ai dressé
personne contre vous. Le jour où Alain m'a dit que vous étiez venu prendre possession de
ses terres, je vous ai maudit. Voilà, j'ai enfin avoué mes torts, dit-elle, soulagée. Je pensais
tout le mal possible de vous, et mes gens ont pris cela au pied de la lettre.

Rolfe ne savait plus où il en était. Il souhaitait la croire, mais si elle n'aimait pas Alain, alors
pourquoi ne l'aimait-elle pas, lui ?

— Si vous avez dit la vérité, Beatrix, je ne vois pas la raison de votre haine envers moi.

— Je ne vous hais pas, monseigneur.


— Vous ne voulez pas non plus de moi.

Beatrix baissa les yeux et murmura:

— Je vous accepterais, monseigneur, s'il y avait seulement vous. Mais vous me


demandez d'en accepter trop.

— Suis-je censé comprendre le sens de vos paroles, femme ? demanda-t-il en élevant la


voix.

Elle ne dit mot. Rolfe la contempla encore un moment avant de quitter brusquement la
pièce.

Il fallait faire cesser tous ces secrets, ces imprécisions, ces émois. Et pour cela, tout
reprendre au commencement.

40
Judith, la tête renversée en arrière, eut un petit rire de gorge lorsque les moustaches de
Richer effleurèrent le bout de ses seins. Il était venu la trouver dans le cellier pour la lutiner,
refusant d'écouter ses protestations sur le lieu et l'heure. Il l'avait poussée contre les sacs de
grains et avait pesé de tout son poids sur elle, étouffant ses petits cris de ses lèvres avides.

Il était terriblement violent. Et cruel. Dans ses yeux, tandis qu'il la caressait, elle lisait le désir
de lui faire mal, comme à ses autres maîtresses. Mais il n'osait pas se comporter ainsi avec
elle. Judith le savait, et c'en était encore plus excitant.

Quand il retroussa ses jupes, Judith tenta de protester. Il adorait la voir résister, cela lui
mettait du feu dans les veines.

— Tu ne peux pas attendre ce soir, Richer, et venir dans ma chambre ?

Il grogna.

— Je n'aime pas te faire l'amour quand ton mari ronfle à côté de nous.

— Mais c'est tellement plus stimulant, mon cœur, ronronna Judith. S'il se réveille, il
croira à une nouvelle hallucination.

Il lui jeta un regard maussade, pourtant elle savait que cette situation convenait au cynisme
de Richer. Et cela ne déplaisait pas à la perverse Judith non plus, car elle détestait Sir William
un peu plus chaque jour.

— Je te veux maintenant, et je te prendrai aussi ce soir, dit Richer avec un mauvais


sourire en pressant contre elle le bas de son ventre.

Le désir ne tarda pas à embraser Judith également, et elle ouvrit les jambes en soupirant,
théâtrale :
— Fais ce que tu voudras, Richer. Comme d'habitude.

Le ricanement de Richer tourna court, car une servante appelait de l'extérieur.

— Madame ?

— Quoi ? cria Judith.

— Madame, fit la voix tremblante, votre beau-fils est là. Rolfe d'Ambert aimerait vous
voir.

— Laisse-moi, mon amour, dit brièvement Judith. Finalement, tu devras attendre ce


soir. Par le diable, que peut-il bien me vouloir ?

Elle se hâta de remettre de l'ordre dans ses vêtements et sa chevelure tout en criant à la
servante qu'elle arrivait.

— Je préfère ne pas me montrer, dit Richer, au cas où il aurait amené sa femme avec
lui...

Judith lui lança un coup d'œil surpris. Elle ne lui avait jamais entendu une voix aussi peu
assurée. Elle-même se sentait plutôt nerveuse.

— Cela vaudra mieux, en effet. Si le seigneur de Kempston s'est pris de quelque


affection pour ma belle-fille, inutile qu'elle se rappelle votre dernière entrevue !

Rolfe d'Ambert n'était pas venu pour une simple visite de courtoisie, et Judith fut
instantanément effrayée par l'expression menaçante de son visage.
— Lord Rolfe..., commença-t-elle poliment.

— Votre époux, Madame. Combien de temps va-t-il me faire attendre ?

— Attendre ? Sir William n'est pas bien, Sir Rolfe. Les serviteurs savent qu'ils ne doivent
pas le déranger.

— Dans ce cas, je suggère que vous alliez le déranger, Madame.

Elle lui lança son sourire le plus aguicheur.

— Vous ne verrez, je suppose, aucun inconvénient à passer un peu de temps avec moi ?
J'avertirai Sir William de votre présence plus tard.

— Cela me semble inutile, dit Rolfe. C'est avec votre mari que je veux m'entretenir, pas
avec vous. Irez-vous le réveiller, Madame, ou dois-je m'en charger moi-même ?

— Mais il est vraiment indisposé, insista Judith.

— Il est déjà ivre, à cette heure-ci ? demanda Rolfe, méprisant.

Judith haussa les épaules. Autant qu'il sache la vérité, ainsi il ne l'importunerait plus.

— C'est la regrettable vérité, monseigneur. William est rarement à jeun.

— Je vois.

Rolfe se tourna vers ses hommes.


— Nous allons rester ici et veiller à ce qu'il dessaoule. Envoyez un messager prévenir Sir
Thorpe que je ne serai pas de retour ce soir. Qu'il se rende à Warling. Bon Dieu ! explosa-t-il
soudain. Impossible de dire combien de temps cela va prendre !

Judith avait du mal à dissimuler sa peur grandissante.

— Que voulez-vous à mon époux, monseigneur ?

— Cela ne vous regarde pas, Madame.

— Mais... vous ne pouvez pas ainsi...

— Vraiment ? coupa-t-il d'une voix grave. Peut-être vous plaît-il d'avoir un ivrogne pour
mari ?

— Certes non, rétorqua-t-elle en prenant l'air offensé. J'ai tenté de l'empêcher de


boire, mais il ne peut s'en passer. Je n'ai rien pu pour l'aider.

— Alors vous me remercierez de vous assister. Il va bien falloir qu'il se dégrise pour
comprendre ce que j'ai à lui dire. Montrez-moi le chemin, je vous prie. Je vais commencer
sur-le-champ ce travail déplaisant.

La panique envahissait de plus en plus Judith, à mesure que passaient les jours où Rolfe
d'Ambert s'appliquait à la tâche qu'il s'était fixée.

Le seigneur de Montwyn fut baigné, rasé, baigné encore, en dépit de ses jurons et de ses
efforts pour chasser ses persécuteurs. On le bourra de nourriture, qu'il restituait aussi vite.
On lui refusa toute boisson autre que du lait ou de l'eau. On ne l'entendit pas quand il
supplia qu'on lui donne un breuvage plus fort, on ne le vit pas quand il se mit à trembler
convulsivement. Pendant tout ce temps, la colère de Rolfe d'Ambert était là, tangible, prête
à éclater.

Judith, impuissante, assistait à la destruction de ce qu'elle avait mis des années à obtenir. Il
lui restait un seul espoir: que William fût allé trop loin dans l'alcoolisme pour se rappeler la
moindre bribe du passé. Alors Rolfe d'Ambert les laisserait enfin tranquilles, et William
pourrait s'adonner de nouveau à la boisson.

41
Rolfe se passa une main lasse sur le visage. Il n'en pouvait plus de cette chambre, il n'en
pouvait plus de cet homme pathétique qui avait ruiné sa vie en sombrant dans l'alcoolisme.

— Si vous avez l'intention de me tuer, pourquoi ne pas choisir un moyen plus rapide ?

Rolfe avait entendu cette plainte des douzaines de fois, au cours des derniers jours. William
de Montwyn s'apitoyait sur son sort et d'ailleurs il souffrait beaucoup. Mais il tremblait
moins, il avait moins d'hallucinations.

Rolfe décida que cela avait assez duré. Il répondit enfin à voix forte, ce qui fit sursauter
Montwyn, les servantes, les hommes de Rolfe et Lady Judith.

— Parce que, monseigneur, je tiens à ce que vous sachiez pourquoi je veux votre mort.

Il avait parlé si froidement que Sir William ne le prit pas tout à fait au sérieux. Il fixa Rolfe de
ses yeux encore légèrement injectés de sang. On l'avait habillé de force, le matin, et on
l'avait assis à une table couverte de mets qu'il ignorait volontairement. Il ne s'intéressait
qu'à son bourreau.

— Vraiment, Sir Rolfe ? demanda-t-il, sarcastique. Alors faites-moi la grâce de me le


dire.

— Non, William ! s'écria Judith, inquiète. Ne le provoquez pas !

— C'est vous qui me provoquez, Madame, dit durement Rolfe. Dehors, tous ! ordonna-
t-il en indiquant d'un regard à Sir Piers de s'occuper personnellement de Judith.

— Vous vous croyez tout permis ? protesta Sir William sans toutefois bouger de sa
chaise.
Rolfe attendit que tout le monde fût sorti pour attaquer:

— Vous savez qui je suis, maintenant ?

— Évidemment. Je viens juste de vous donner ma fille en mariage, que Dieu me


pardonne!

— Juste ?

— Que voulez-vous dire, Sir Rolfe ?

— Il y a plus de trois mois que j'ai épousé votre fille.

— Trois... mois ? balbutia William. Où... où est passé le temps ?

— Vous rappelez-vous la cérémonie ? poursuivit Rolfe, menaçant.

— Eh bien, en partie...

— Et ce qui s'est passé avant ?

— Nous avons signé le contrat.

— Avant ! aboya Rolfe. Avant votre arrivée à Crewel.

— Écoutez, soupira le vieil homme, si vous voulez savoir quelque chose, dites-le
franchement. Je suis très fatigué.
— Je veux savoir précisément ce que vous vous rappelez avoir fait à votre fille !

Désorienté, William se frotta les tempes. Qu'avait-il bien pu faire pour irriter son gendre à ce
point ?

— Ah oui, je me souviens qu'elle était assez fâchée contre moi, à juste titre, dit-il enfin.

— Assez fâchée ? gronda Rolfe. Ce que vous avez fait l'a simplement fâchée ?

— Je ne me cherche pas d'excuses, expliqua William, penaud. J'avais oublié de l'avertir


de son mariage, parce que je ne m'en souvenais plus moi-même. D'ailleurs, je ne me
rappelle toujours pas avoir reçu cet ordre du roi.

— Bon Dieu ! hurla Rolfe, furieux. Vous parlez de broutilles après la volée de coups que
vous lui avez infligée ?

William se leva lentement, le visage décomposé par la colère.

— Quelle est cette nouvelle fourberie ? Comment osez-vous insinuer...

— Elle a été battue jusqu'à ce qu'elle accepte de m'épouser ; elle me l'a enfin avoué. Je
l'ignorais, quand tout le monde le savait!

Sir William pâlit.

— C'est impossible.

— Impossible que vous ne vous en souveniez pas, ou que vous ayez accompli un tel
forfait ?
— Je vous affirme que je n'aurais jamais molesté cette enfant. Elle est tout ce qui me
reste de ma chère Elizabeth. Je ne pourrais la frapper, je l'aime infiniment.

— Vous l'aimez ? répéta Rolfe, sincèrement surpris. Vous l'aimez au point de la chasser
de chez vous et de l'abandonner pendant des années ?

— Mensonges que tout cela ! Je.., je l'ai éloignée quelque temps, dans la folie de ma
peine. Cela, je m'en souviens. Mais je n'aurais pu rester séparé longtemps de mon unique
enfant. Elle était...

Il se prit la tête à deux mains dans un effort de mémoire douloureux.

— Judith m'a affirmé... Beatrix était occupée... Je... Dieu du ciel ! gémit-il. Je ne l'ai pas
reconnue, ce matin-là, à Pershwick. Je ne l'ai pas vue grandir!

Il leva sur Rolfe un regard complètement perdu, comme s'il lui demandait une explication.

Rolfe fronça les sourcils. L'angoisse de cet homme était sincère.

— Voulez-vous dire, Sir William, que dans votre éthylisme vous croyiez Beatrix près de
vous ?

— Elle y était, souffla William.

— Si vous aviez été dans votre état normal quand je suis arrivé ici, je vous aurais tué
pour avoir frappé votre fille. A présent, je ne ressens que de la pitié devant ce que vous êtes
devenu.

Il se dirigea lentement vers la porte.


— Attendez ! Je ne sais pas qui vous a raconté ces mensonges sur ma Beatrix, mais
demandez à Judith...

Rolfe se retourna d'un bloc, le regard flamboyant.

— Pauvre fou ! C'est Beatrix qui me l'a dit.

— Non! Pour l'amour de Dieu, non! Qu'on me coupe la main si j'ai un jour frappé cette
enfant! Je jure... '

— Laissez-moi réfléchir ! ordonna Rolfe. Qui d'autre se trouvait près de vous quand
vous avez annoncé à Beatrix qu'elle devait m'épouser?

— Je ne me rappelle plus...

—- Essayez, monseigneur !

— Il y avait des domestiques... Sir Guibert.,. ma femme.

Tout cela était absurde. Jamais les gens de Beatrix ne lui auraient fait de mal, Judith n'était
pas assez forte, et Sir Guibert n'avait certainement pas frappé Beatrix.

— Qu'a dit votre fille quand vous lui avez appris la nouvelle ? A-t-elle essayé de quitter
Pershwick ?

— Je vous le répète, elle était fâchée... Elle s'est retirée dans sa chambre. Je ne sais pas
si elle en est sortie avant le lendemain.

— Vous n'avez même pas tenté de lui parler? William baissa la tête, honteux.
— Judith affirmait que cela ne servirait à rien. Elle a insisté pour que je remette ce
problème... entre ses mains.

La voix de Sir William était de plus en plus faible.

— Elle a ajouté que je la gênerais dans les préparatifs. Vous voyez ? Les souvenirs
commencent à revenir...

Rolfe alla à la porte appeler Sir Piers.

— Où as-tu conduit Lady Judith ?

— En bas.

— Amène-la ici, et vite!

Il se tourna de nouveau vers Sir William.

— C'est une femme. Lequel de vos hommes obéirait sans discuter à ses ordres ?

— Tous, avoua Sir William. Il y a bien longtemps que je n'ai pas parlé moi-même à mes
gens.

— Vous voulez dire que votre épouse dirige Montwyn ? demanda Rolfe, qui n'en
croyait pas ses oreilles.

— Je... sans doute, murmura le vieil homme. Dans l'esprit encore un peu flou de
William, une
chose devenait claire comme de l'eau de roche. Si son gendre disait vrai, alors Judith n'était
pas seulement coupable de l'avoir entraîné dans une union qu'il ne souhaitait pas — cela,
oui, il s'en souvenait — mais aili de l'avoir séparé de sa fille. Il ignorait par quel stratagème,
mais elle y était parvenue.

Soudain, des foules de souvenirs lui revenaient en mémoire, et il sentit une colère sourde
monter du plus profond de son être. C'était lui le coupable. Il avait laissé faire, laissé sa garce
de femme prendre les rênes de son existence.

Quand elle pénétra dans la chambre, Judith reçut de son époux un regard tellement
meurtrier qu'elle se sut immédiatement découverte. Elle ne s'en sortirait pas avec des
mensonges, cette fois, car Sir William était en pleine possession de ses moyens. Elle devait
gagner du temps, en attendant qu'ils se retrouvent seuls et qu'elle puisse de nouveau le
pousser à boire.

Elle courut se jeter aux pieds de son mari et leva vers lui un regard noyé de larmes.

— William, quoi que vous puissiez en penser, je suis votre femme, et je vous ai servi
loyalement...

Il lui assena une gifle qui la fit tomber à la renverse.

— Servi loyalement ? J'ai failli mourir de tes bons services ! cracha-t-il.

Judith effleura du bout des doigts sa joue brûlante. Elle avait oublié Rolfe. Le regard plein de
haine de son mari la transperçait. Il n'aurait pas de pitié, elle le savait. Peut-être devrait-elle
avoir recours aux mensonges, finalement.

— Personne n'aurait pu vous empêcher de noyer votre chagrin dans l'alcool, William,
dit-elle. Cela me navrait, mais qu'y pouvais-je ?

— Menteuse ! cria-t-il en avançant sur elle. Tu m'as encouragé à boire. Crois-tu que je
sois aveugle ? Et la seule personne qui aurait pu m'aider n'était pas là. Tu l'avais chassée. Tu
t'es assurée qu'elle ne reviendrait pas, tout en me persuadant que je la voyais
régulièrement. Pourquoi m'as-tu séparé de Beatrix ?

Judith était paralysée par la peur. Comment avait-il pu tout comprendre ? Désespérée, elle
sauta sur la première idée qui lui vint à l'esprit.

— Je l'ai fait pour vous, et pour elle. Imaginez-vous combien elle aurait été bouleversée
de vous voir dans cet état ? J'ai tenté de vous épargner la honte, et en même temps de
protéger son innocence.

— Par le saint nom du Christ ! Me prends-tu vraiment pour un imbécile ? Tu protégeais


seulement ta méprisable petite personne. Je ne voulais pas de toi, et tu le savais. Je t'aurais
bannie, si j'avais eu toute ma raison. Et tu as fait croire à ma fille qu'elle n'était pas la
bienvenue ici.

Il lut la vérité dans le regard de Judith et se rua sur elle.

Rolfe l'arrêta. Il n'aurait pas supporté qu'une femme fût frappée sous ses yeux, bien qu'il sût
comment se comporterait William plus tard, quand il n'y aurait plus de témoins.

— Monseigneur, j'aimerais parler un instant avec elle, dit Rolfe, qui aurait tout aussi
bien pu ajouter: avant que vous ne disposiez d'elle à votre guise.

William se ressaisit. Il devait bien cela à Rolfe. Celui-ci tendit une main à Judith pour l'aider à
se relever.

— Pourquoi avez-vous fait frapper ma femme ? demanda-t-il d'une voix


dangereusement calme.

Judith guettait la réaction de Sir William, mais il restait impassible. Était-il au courant ou
non ?

— C'était nécessaire, se défendit-elle. Elle refusait de vous épouser. Nous ne voulions


pas aller contre la volonté du roi.
— Vous avez pris seule cette décision, sans en parler à Sir William ?

— Je pouvais à peine compter sur lui pour la conduire à l'autel, dit-elle avec un regard
où elle ne put dissimuler son mépris. Il fallait obéir au roi.

— Il y avait d'autres moyens ! s'indigna Rolfe. Vous auriez pu m'envoyer un mot et me


laisser régler le problème !

— C'est vous qui parlez de moyens, alors que vous en vouliez seulement au domaine !
Je vous ai avoué qu'elle avait été forcée de vous épouser. Vous l'avez eue. Qu'importe la
manière ?

Judith le regardait d'un air incrédule, et Rolfe eut bien du mal à se retenir de la gifler, lui
aussi.

Pourquoi faisait-il un drame de cette histoire ? Elle avait bien assez d'autres difficultés à
résoudre !

— Vous avez fait une proposition pour Pershwick bien avant de demander la main de
Beatrix. Lorsque j'ai décliné les deux offres, vous en avez appelé au roi !

Judith pâlit soudain, comprenant ce qu'elle venait de dire.

— Je... c'est-à-dire...

— Judith, l'interrompit William en soupirant, combien de prétendants as-tu évincés en


mon nom ? Voulais-tu que Beatrix reste vieille fille ?

— Elle ne voulait pas se marier ! affirma Judith. Je ne voyais pas... ses terres étaient
bien gérées. Pourquoi en faire profiter quelqu'un d'autre ?
Les deux hommes la regardaient sans mot dire.

— Qu'ai-je fait de mal ? insista Judith. Je vous dis qu'elle ne voulait pas d'époux. Sinon-
pourquoi aurait-elle refusé le seigneur de Kempston ?

— Elle avait ses raisons, qui ne vous regardent pas, intervint froidement Rolfe.
Madame, ce que vous avez fait à Beatrix mérite... mais ce n'est pas mon affaire. Tout ce que
j'exige de vous est le nom de l'homme qui obéit à vos ordres, à tous vos ordres.

Elle leva le menton, agressive.

— Il n'est pas un homme ici qui ne-William intervint, menaçant:

— Dis-lui ce qu'il veut savoir, pour l'amour du ciel, sinon...

— Richer Calveley ! lança Judith, prête à tout pour se protéger contre la colère de son
mari. II... C'est mon maître d'armes, et il était tout désigné pour persuader Beatrix : elle
savait de quoi il était capable, ajouta-t-elle.

Rolfe quitta la pièce à grandes enjambées, laissant à Sir William le soin de châtier son épouse
comme il l'entendrait.

Il changea totalement d'attitude quand il trouva Richer Calveley aux écuries, entouré de ses
hommes. Il dissimula sa fureur au plus profond de lui. L'individu était une brute épaisse,
avec des bras énormes et des mains comme des battoirs. Beatrix, toute menue, ne risquait
pas de pouvoir se défendre contre ce monstre. Comme elle avait été courageuse de penser
qu'elle ne céderait pas sous ses coups !

Richer croisa le regard de Rolfe d'Ambert, et il sut immédiatement pourquoi on le cherchait.


Il prit le temps de maudire intérieurement la traîtresse qui l'avait livré aux loups. Mais il avait
toujours su qu'il y avait un risque à molester la fille de Sir William.
— Richer Calveley ?

Rolfe n'avait pas besoin de confirmation, car l'homme suait la peur.

— Pour ce que vous avez fait à mon épouse, je vais vous tuer. Dégainez votre épée.

Richer se rendit aussitôt compte de sa bonne fortune. Sir Rolfe ne prenait pas avantage de
son rang. Il lui offrait un combat loyal, plus que loyal, même, puisqu'il ne portait pas
d'armure, alors que Richer disposait d'une certaine protection avec son justaucorps de cuir
épais.

Richer avait une chance de vaincre, une bonne chance, pourtant, tout au fond, il savait qu'il
allait mourir, et cela travaillait contre lui. Quand il eut son épée en main, il vacilla.

Rolfe atteignit son but dès le premier assaut. Son arme pénétra aisément entre les côtes
pour transpercer le cœur. Il n'en ressentit aucune pitié, aucun regret. Il voyait seulement
l'image de Beatrix brutalisée par ces grosses mains, et il tourna le dos à sa victime avant
même que Calveley se fût effondré.

42
La prairie était couverte de fleurs. Par contraste, la forêt, alentour, était sombre et
inquiétante. Sous le couvert des arbres se cachaient les huit hommes et leurs montures.

Alain Montigny était satisfait : on ne pouvait les voir. Cette troupe de canailles et de
chevaliers sans terres, comme Alain, le suivaient, entretenus par l'argent que l'intendant de
Crewel avait volé pour eux. Mais les temps étaient devenus difficiles, depuis qu'Erneis avait
été découvert. Alain fulminait encore à la pensée que ce soit Beatrix qui ait confondu
l'escroc.

La situation devenait désespérée. Ceux qu'ils attaquaient avaient des bourses bien plates, et
Alain n'avait plus de quoi nourrir sa bande de malfrats. Ceux-ci voulaient partir vers le sud,
où les voyageurs étaient plus nombreux, mais Alain avait de bonnes raisons de rester où ils
étaient. Il ne s'en irait pas avant d'avoir tué celui qui était responsable de sa mauvaise
fortune. Il y était presque parvenu après l'incendie du moulin de Crewel. Il l'avait alors
amené en terrain découvert, là où il ferait une bonne cible. Hélas... la flèche n'avait atteint
aucun organe vital.

Si seulement ils arrivaient à surprendre Rolfe seul, sans son armée, ils l'auraient facilement.
Alain épouserait alors Beatrix et récupérerait tout ce qu'il avait perdu.

Erneis lui avait raconté que les gens de Beatrix harcelaient le Loup Noir, et il en avait été
enchanté. Mais quand il avait appris que son amie devait épouser Rolfe d'Ambert, la rage
l'avait saisi. Puis il avait vu le bon côté de l'affaire : Beatrix détestait être forcée, et elle
haïrait Rolfe. Elle ferait un excellent parti, une fois veuve ; grâce à son aide, Alain implorerait
le pardon d'Henry. Cela marcherait, car quel homme, fût-il le roi, pourrait résister aux
charmes de Beatrix, ou, s'il le fallait, à son corps ravissant ?

Alain surveillait les bois comme un aigle affamé, Cette fois, il fallait qu'elle vienne. Il avait
bien du mal à lui faire porter des messages, car les villageois respectaient leur nouveau
maître. Un seul acceptait de s'en charger, et Alain se promit de l'en récompenser dès qu'il
serait de nouveau maître de Crewel.
Beatrix n'avait pas répondu à ses deux premiers messages, mais il lui était sans doute difficile
de venir le voir sans escorte, comme il le lui demandait. Or ce jour-là, Rolfe d'Ambert était
au loin, aussi Alain l'attendait-il... avec un peu d'anxiété. Les hommes étaient agités,
maussades. Il devenait de plus en plus difficile de les persuader qu'ils avaient tout intérêt à
patienter encore.

Une grosse rançon les calmerait pour un moment. Avouerait-il à Beatrix qu'il voulait
l'enlever dans ce but ? Si elle acceptait de le suivre de son plein gré, ce serait plus simple.
Après tout, il n'avait pas besoin de lui dévoiler tout son plan.

Il pâlit en entendant des pas de chevaux, et fut rassuré en apercevant Beatrix. Elle sortit des
bois avec son escorte, mais elle venait de Pershwick, et les hommes d'armes portaient ses
couleurs.

Dès qu'elle avait reçu son troisième message, Beatrix était partie pour Pershwick. Une fois là,
elle avait renvoyé son escorte en disant qu'elle se ferait raccompagner par ses propres
gardes, puisqu'elle envisageait de passer la nuit chez elle. Elle ne tenait pas à ce que les
soldats de Rolfe lui rapportent qu'elle avait rencontré un homme. En réalité, elle ne voulait
plus qu'Alain lui écrive, mais le meilleur moyen de le lui faire comprendre était de lui parler
en face.

Sir Guibert avait insisté pour qu'elle parte de Pershwick avec six hommes, mais comme ils lui
étaient inféodés, ils ne protestèrent pas quand elle leur ordonna de l'attendre à la lisière du
bois.

Sous les yeux vigilants de ses gardes, elle traversa la clairière, le cœur battant ; elle n'avait
pas vu Alain depuis six mois. Cela lui semblait une éternité, car elle en avait plus vécu et subi
durant cette période que pendant tout le reste de sa vie. Et Alain, comment survivait-il ? Sa
présence dans la région pouvait avoir deux raisons. Ou bien il ne fuyait plus et espérait
obtenir la grâce du roi, ou il était tellement désespéré qu'il ne se sentait pas plus en danger
sur son ancien domaine qu'ailleurs. Pauvre Alain!

En approchant de lui, elle fut surprise par son air égaré. Ses traits portaient des marques de
fatigue et dans ses yeux brillait une lueur rusée qui la mit sur ses gardes.
— Alain, dit-elle, distante, tandis qu'il l'aidait à mettre pied à terre, je croyais que tu
devais rester en Irlande.

Il eut un sourire amer.

— J'en avais l'intention, mais une fois là-bas, je me suis aperçu que mes parents étaient
de farouches partisans du roi Henry. Aucun n'a voulu m'héberger, de peur de lui déplaire.

— J'en suis navrée pour toi, compatit Beatrix avant d'aller droit au but. Tu ne m'as
jamais confié de quoi on t'accusait, Alain, et j'ai entendu dire...

— Mensonges ! coupa-t-il. C'est si bon de te voir, Beatrix, ajouta-t-il avec un tendre


sourire. Tu n'as pas l'air de pâtir de ta vie avec le Loup Noir.

— Il ne me maltraite pas, répondit-elle froidement. Mais je ne tiens pas à parler de lui.


Pourquoi es-tu venu ?

Il prit l'air abattu.

— Tu ne devines pas ? Quand j'ai entendu parler de ton mariage, j'ai été effondré pour
toi. J'ai pensé que tu aurais besoin de mon aide.

— Merci, Alain, mais ce n'est pas nécessaire, dit-elle le plus poliment possible.

— Tu es heureuse avec lui ?

— Je ne dirais pas cela, répondit-elle tristement, mais ça ne change rien.

— Tu pourrais venir avec moi...


Beatrix sursauta. Elle avait pensé s'enfuir, mais il lui fallait un endroit de paix et de repos
qu'Alain ne pouvait certes pas lui offrir.

— Où envisages-tu d'aller, Alain ?

Elle posait cette question par pure curiosité, mais il la prit pour un agrément.

— Tu ne le regretteras pas, Beatrix, dit-il en la prenant dans ses bras. Je jure de te


rendre heureuse.

— Alain ! s'écria-t-elle en tentant de le repousser. Je suis mariée !

Il la serra plus étroitement.

— Une erreur qui sera bientôt réparée.

— Que veux-tu dire ?

— Ton époux met sa vie en danger à chaque instant, risqua-t-il prudemment. Un


homme comme lui, un guerrier, ne fait pas de vieux os...

Soudain, elle devina tout. Le premier message d'Alain était arrivé peu de temps après la
blessure de Rolfe. Alain était donc déjà dans la région, peut-être même avait-il tiré lui-même
la flèche.

— Alain, prononça-t-elle doucement, tu... tu as mal compris...

— Chut! souffla-t-il, soudain en alerte.


Elle suivit la direction de son regard et fut horrifiée de voir son mari sortir des bois, seul.

— Laisse tes hommes en dehors de cette affaire, Beatrix, dit Alain, excité. Les miens se
chargeront de lui.

— Pardon ?

Elle ne voyait personne d'autre dans la clairière, mais Alain lança un sifflement strident, et
elle sut que son mari était en danger.

— Il ne faut pas attaquer Rolfe ! cria-t-elle.

— Ne t'inquiète pas. Ce ne sera pas difficile, dit-il, avant de crier à travers la clairière :
Restez où vous êtes, d'Ambert. Vous avez perdu ce qui était à vous !

Rolfe avait aperçu les deux amants enlacés un instant plus tôt. C'était bien ce qu'il redoutait.
Quand il était rentré à Crewel pour révéler à Beatrix la vérité au sujet de son père, on lui
avait dit qu'elle s'était rendue à Pershwick. Il avait alors trouvé le message d'Alain oublié sur
une commode. Puis, après quelques recherches, il avait découvert une seconde lettre.
C'était plus qu'il n'en fallait, et il avait à présent sous les yeux la preuve de la culpabilité de
son épouse.

— Laissez-la partir, Montigny !

— Elle vient avec moi !

Beatrix poussa un petit cri outragé. Mais tout, ensuite, se déroula si vite qu'elle n'eut pas le
temps de protester davantage.

Ses hommes se dirigeaient vers eux au galop quand les malfrats d'Alain sortirent du bois.
Tous les sept chargèrent en direction de Rolfe, qui avait dégainé son épée, rapide comme
l'éclair. Son cri de guerre résonna à travers la clairière.
Beatrix hurla à ses gardes de se dépêcher, mais ils ne comprirent pas qu'il s'agissait de voler
au secours de Rolfe. Alain, confiant, pensait qu'elle leur demandait de se porter contre son
mari.

— Ne crains rien, dit-il. Il est fort, mais il est seul.

— Imbécile ! cria Beatrix. Je te tuerais plutôt que de te voir essayer de le tuer!

— Tu me remercieras... commença Alain, toute assurance disparue.

Il s'interrompit en voyant cinq de ses hommes filer se réfugier sous les arbres. Deux autres
gisaient dans leur sang au milieu de la prairie. Quand il comprit, Alain attrapa Beatrix par le
poignet et l'entraîna vers leurs chevaux. Finalement, Rolfe n'était pas venu seul, il était
seulement parti devant ses hommes à la recherche de Beatrix. Ils étaient à présent une
demi-douzaine avec leur seigneur. Et les gardes de Beatrix l'avaient rejointe.

— Si vous partez avec lui, Beatrix, cria Rolfe, je le pourchasserai jusqu'à ce que je l'aie
tué !

Alain la lâcha immédiatement.

— S'il te veut, qu'il te garde ! dit-il, terrifié, en se mettant en selle avec un coup d'oeil
pour voir si Rolfe allait l'empêcher de se sauver.

— Il imagine le pire, s'indigna Beatrix. Tu dois lui dire... Alain ! Reviens !

Il s'enfonça à travers bois, dans la direction qu'avaient prise ses hommes. Beatrix cria encore
une fois son nom, mais il ne jeta pas un regard en arrière.

Elle fit volte-face pour affronter son mari.


— Madame, devons-nous attaquer votre époux ?

Beatrix entendit à peine ses hommes qui venaient se

grouper autour d'elle. Que leur dire ? Que pensaient-ils ? Elle ne voulait pas subir la colère
de Rolfe, mais il n'était pas question de se battre.

— Répondez-leur, Madame ! ordonna Rolfe.

— Monseigneur, laissez-moi vous expliquer...

— Répondez-leur!

Elle prit une profonde inspiration.

— Monseigneur, dites-leur que vous ne me voulez aucun mal.

— Je leur dirai seulement que personne ne peut m'éloigner de ma femme. Si l'un


d'entre eux essaie, je le tuerai.

Elle s'adressa alors à ses gens.

— Rentrez à Pershwick. Je partirai avec mon époux, et de mon plein gré.

— Mais, Madame, dit le chef des gardes avec un regard inquiet vers Rolfe, s'il vous
arrive quoi que ce soit, Sir Guibert ne nous le pardonnera pas.

— Alors déclarez-lui que vous m'avez accompagnée à Crewel.


Le garde ne bougea pas.

— Je ne veux pas que Sir Guibert vienne à Crewel pour me délivrer, c'est compris ? S'il
apprend ce qui s'est passé ici, je vous ferai fouetter jusqu'au sang. Disparaissez, maintenant.

L'homme demeura immobile, et Beatrix soupira.

— C'est mon époux. Je dois aller avec lui. Ne me rendez pas les choses plus difficiles, je
vous en prie.

Elle lui fit signe de l'aider à se mettre en selle, et il obéit, à contrecœur. Puis elle lança son
cheval au triple galop, sans attendre personne. Elle se dirigeait vers Crewel, et Rolfe ne mit
pas longtemps à la rattraper.

43
La semaine suivante se déroula dans un violent torrent d'émotions, au milieu duquel Beatrix
se débattit, parfois profondément déprimée, d'autres fois prise d'une rage impuissante. Une
fois arrivés à Crewel, Rolfe l'avait traînée jusqu'à leur chambre. Elle redoutait le pire, mais il
s'était contenté de l'enfermer. Plus tard, elle apprit que ce soir-là il avait cherché l'oubli dans
la boisson.

Il la libéra le lendemain, mais refusa de l'écouter quand elle voulut expliquer sa rencontre
avec Alain. Il refusa encore de l'écouter quand elle lui affirma qu'elle n'avait jamais eu
l'intention de partir avec lui.

Wilda et Mary furent renvoyées à Pershwick, si bien que Beatrix n'avait personne à qui se
confier.

Si Rolfe était retourné au siège de Warling, la tension serait devenue supportable, mais il
restait là, il n'allait même pas à la chasse, à la fois proche de Beatrix et lointain, comme s'il
craignait de se trouver seul avec elle.

Elle savait ce qu'il pensait. Elle avait trouvé dans sa chambre les deux messages d'Alain
roulés en boule et imaginait quelles conclusions Rolfe avait pu en tirer. La scène de la
clairière l'accusait nettement, mais elle ne pouvait se justifier s'il ne voulait pas l'écouter.

Il dormait sur une paillasse dans l'antichambre, comme un garde devant sa porte. Un soir,
Beatrix décida qu'elle ne supporterait pas plus longtemps cette situation. Elle ouvrit à la
volée la porte qui la séparait de son époux. Les yeux grands ouverts, il fixait le plafond, et il
l'ignora totalement, ce qui la mit hors d'elle. Elle chercha du regard un objet qu'elle pourrait
lui lancer à la figure.

— Non, Beatrix, dit-il d'une voix basse et menaçante.

— Pourquoi non ? demanda-t-elle, furieuse. Comme ça, vous pourriez me battre, et


nous en aurions terminé avec cette histoire !
— Vous battre ? J'ai tué un homme pour ce méfait, et vous osez penser que...

— Comment ?...

— Calveley est mort de mes mains, dit-il d'un ton sans expression.

— Comment avez-vous su...? Je n'ai jamais dit...

— Quand je me suis absenté, c'était pour me rendre près de votre père. Je l'ai dégrisé
afin qu'il accepte de se battre avec moi.

Elle lui jeta un regard paniqué, et il poursuivit, irrité :

— Je n'ai pas tué votre père, femme. Il n'est pas le personnage infâme auquel je
m'attendais. Son épouse avait fait de lui un ivrogne. Ce n'est pas lui qui a ordonné qu'on
vous frappe, Beatrix. Il ignorait tout, même que vous viviez à Pershwick depuis des années,
ajouta-t-il un peu plus gentiment.

— Comment... pouvait-il ne pas être au courant ? murmura-t-elle, bouleversée.

Rolfe lui expliqua toute l'affaire.

— A présent, il éprouve beaucoup de remords à votre égard, conclut-il.

Beatrix en avait la nausée. Pourquoi n'avait-elle pas forcé la porte de son père ? Elle leur
aurait épargné à tous deux tant de malheur...

— Je vais le voir sur-le-champ!


— Non!

— Non ? Comment osez-vous me dire non ?

— Accordez-lui une chance de regagner sa propre estime, Beatrix. Il viendra à vous


quand il sera prêt. Et soyez sûre qu'il le fera.

Proche des larmes, elle lui décocha un regard noir.

— N'enrobez pas votre interdiction de nobles sentiments ! Vous voulez simplement me


garder prisonnière, pourquoi le nier?

— Par tous les diables! explosa Rolfe.

Il se leva d'un bond, peu soucieux de sa nudité.

— Je suis rentré ici pour vous apprendre ce que je savais sur votre père, et je
m'aperçois que vous vous êtes enfuie avec votre amant!

— Il n'a jamais été mon amant !

— Vous mentez ! hurla-t-il en l'attrapant aux épaules. Je ne serais pas étonné que vous
ayez laissé traîner sa lettre exprès pour que je tombe dans son piège. Vous saviez, en fait,
qu'il avait des hommes prêts à m'attaquer ?

— Je ne le savais pas, à ce moment-là. Je ne l'avais pas vu avant cette malheureuse


rencontre, je le jure !

Il la secoua brutalement.
— Il y avait deux messages !

— Trois ! cria-t-elle. Mais je n'ai pas prêté attention aux deux premiers ! Je voulais
seulement voir ce qu'Alain faisait dans les parages. Et pourquoi aurais-je volontairement
oublié les lettres ? Vous m'avez laissé croire que vous ne saviez pas lire ! C'est vous le
menteur.

Rolfe ignora la contradiction.

— Que vous a-t-il dit, Beatrix ?

— Qu'il voulait m'aider, qu'il me pensait malheureuse avec vous, répondit-elle plus
calmement. Mais je ne crois pas que ce soit la vraie raison pour laquelle il tenait tant à me
voir. Les hommes qui vous ont attaqué étaient sans doute là pour lui prêter main-forte au
cas où je n'aurais pas voulu partir avec lui. Il avait sûrement l'intention de m'enlever pour
exiger une rançon.

Elle baissa les yeux, ce qui était une erreur, car elle s'aperçut soudain que Rolfe était nu. Il en
prit conscience également. Il ne savait pas s'il devait croire sa femme, mais il le désirait
désespérément.

Quand il la prit dans ses bras, elle fut troublée. Comment pouvait-on si vite changer
d'humeur ? Elle tenta de le repousser.

— Non, Rolfe!

Il la serra davantage.

— C'est injuste ! Vous utilisez mon prénom pour m'attendrir.


— Comment pouvez-vous... ?

— Comment pourrais-je m'en empêcher ? Dieu me pardonne, j'ai envie de vous. Je ne


peux pas lutter, et je n'essaierai même plus.

Ces paroles eurent un effet magique sur Beatrix. Elle comprit soudain qu'il l'aimait... Il était
simplement trop têtu pour l'avouer.

Elle l'embrassa avec une passion égale à la sienne, et il la porta sur le grand lit où elle n'avait
pu dormir seule. Là, il lui fit l'amour avec ses mains, avec ses lèvres, avec tout son corps,
trahissant par son désir tout ce que son cœur contenait.

Et Beatrix l'aima aussi, sans penser à rien d'autre que l'instant présent. Rolfe lui appartenait,
et elle se laissa guider par sa joie, par son bonheur de l'avoir tout à elle.

44
Quand Beatrix se réveilla au matin, Rolfe avait déjà quitté la chambre. Comme c'était
fréquent, elle ne s'alarma pas. Mais elle fut bouleversée quand elle apprit qu'il avait rejoint
son armée et qu'on ignorait la date de son retour. Comment avait-il pu s'en aller sans un
mot ? Elle n'était pas certaine que tout fût réglé entre eux. Elle se demanda même si elle
n'avait pas imaginé les merveilleux sentiments qui l'avaient ravie au cours de la nuit. N'avait-
elle pas retiré de ses paroles seulement ce qu'elle avait envie d'y entendre ?

Elle ne sortit pas de sa chambre pendant deux jours. Elle aurait tout aussi bien pu mourir, vu
le peu d'attention qu'on lui témoignait. On lui laissait de la nourriture devant sa porte, c'était
tout. Elle se sentait complètement étrangère au château, et cela la détruisait.

Quand elle se risqua à la recherche d'une servante pour demander qu'on lui préparât un
bain, elle s'aperçut qu'Amelia régnait encore sur la demeure. Ce fut la goutte d'eau qui fit
déborder le vase. Elle partirait. Et que Rolfe n'essaie pas de venir la chercher!

Elle remplit un coffre de quelques effets personnels et le fit descendre. Mais elle n'alla pas
plus loin. Sir Evarard avait reçu l'ordre de lui adjoindre une escorte de quinze hommes si elle
souhaitait sortir. Les hommes ne devaient pas la quitter d'une semelle, avant de l'avoir
ramenée au château. Evarard n'aimait guère voir tant d'hommes partir ensemble, sauf en
cas d'urgence. Il informa Beatrix que tous les soldats libres étaient avec Rolfe, et il refusa
tout net de la laisser s'en aller.

Quand Beatrix vit Amelia, elle alla droit au but.

— Je pars. Je ne reviendrai pas, quelles qu'en soient les conséquences. Cela vous convient-
il ?

Amelia fut incapable de dissimuler son plaisir.


— Cela me convient parfaitement.

— C'est bien ce que je pensais. Dans ce cas, accepteriez-vous de m'aider ? Sir Evarard
ne peut me fournir le nombre d'hommes sans lequel je n'ai pas le droit de quitter le château.
Vous semblez en bons termes avec lui. Pourriez-vous le faire changer d'avis ? Dites-lui que je
serai de retour dans quelques heures.

— Mais si on a besoin des hommes ici...

— Ils reviendront sitôt après m'avoir déposée saine et sauve à Pershwick, assura
Beatrix.

— Pershwick ? Rolfe vous y trouvera... Pourquoi ne pas quitter l'Angleterre ?

Beatrix soupira.

— Je n'ai pas l'intention de me cacher, Amelia. Tant pis si Rolfe me retrouve, ma porte
lui sera fermée de toute façon.

Amelia sourit. C'était encore mieux que ce qu'elle avait espéré. Que Beatrix oppose ses gens
à Rolfe ruinerait leurs relations à tout jamais.

— Je m'occuperai d'Evarard, comptez sur moi, dit-elle gracieusement.

Evarard finit par céder à contrecœur. A son arrivée à Pershwick, Beatrix apprit que Sir
Guibert s'était absenté, et en fut soulagée : il n'apprécierait pas sa fuite, elle le savait, il
tenterait même de la renvoyer à Crewel. Mais une fois qu'elle serait installée chez elle, il ne
pourrait plus guère protester. Elle donna elle-même l'ordre de fermer le château.

Flora se montra fort indulgente envers sa nièce, mais Wilda eut une tout autre réaction. Elle
était outrée que Beatrix laisse Rolfe à Amelia sans lutter. Elle détestait Amelia et avoua que
c'était elle qui l'avait éloignée de Crewel, ainsi que Mary. Si Amelia usait de stratagèmes
pour obtenir ce qu'elle voulait, pourquoi Beatrix ne se battait-elle pas sur son terrain ? Pour
toute réponse, Beatrix ordonna à Wilda de s'occuper de ses bagages.

Elle ne put se débarrasser aussi facilement de Sir Guibert. Quand on lui raconta la nouvelle,
le soir, à son retour, il fut courroucé.

— Avez-vous perdu le sens commun ? lui demanda-t-il sans un seul mot de bienvenue.
Vous voulez entrer en guerre contre votre époux ? Je ne puis...

— Pas de guerre, coupa Beatrix. Je refuse simplement de demeurer sous son toit plus
longtemps.

— C'est impossible! protesta Sir Guibert. Pour l'amour du ciel, Beatrix, il est votre
seigneur, à présent. Vous êtes liée à lui !

Cette idée la faisait grincer des dents. Elle ne céderait pas. Mais elle avait besoin de l'aide de
Sir Guibert. Alors elle fit ce qu'elle n'avait jamais fait auparavant : elle fondit en larmes,
comptant bien ainsi émouvoir l'homme qui l'aimait comme un père. Au milieu de ses
sanglots, elle avoua tout à Guibert ; elle ne lui cacha même pas qu'elle portait un enfant... le
second enfant de son mari.

Mais les révélations qu'elle fit sur Amelia ne choquèrent pas autant Sir Guibert qu'elle ne s'y
était attendue... Sa situation, quoique douloureuse, restait assez banale.

— Vous ne seriez pas la première femme à élever les bâtards de votre mari, Beatrix, la
gronda gentiment Guibert.

En réalité il souffrait de sa peine, mais ce n'était pas le moment de la dorloter.

— S'il n'y avait que cela, je pourrais m'en accommoder, dit-elle. Mais il ne veut pas
renvoyer la mère de cet enfant. Je le lui ai demandé, il a refusé. Il s'affiche avec elle, il lui
accorde des responsabilités qui me reviennent de droit. J'ai l'impression d'être une seconde
épouse !
— Vous exagérez, Beatrix.

— Non ! Je vous ai dit la vérité. J'ai vraiment essayé de vivre avec ce problème, Sir
Guibert. Si... si mes sentiments ne s'en étaient pas mêlés, j'y serais peut-être parvenue.
Mais...

— Vous l'aimez?

— Oui, dit-elle, avec des larmes sincères, cette fois. J'ai lutté contre cet amour,
réellement. Je savais qu'il me ferait du mal. Mais Rolfe veut que je continue à le partager
avec cette femme, et je ne le supporte plus. Cela me tue, Sir Guibert.

— Je ne sais pas ce que vous espérez en revenant ici, Beatrix. L'homme a investi des
places fortes plus solides que celle-ci... soupira Sir Guibert.

— Il n'oserait pas ! Je suis son épouse !

— Croyez-vous que cela l'arrêtera ? C'est au contraire la raison pour laquelle il ne s'en
ira pas en voyant les grilles baissées.

— Non, dit-elle avec confiance. Rolfe ne mobilisera pas son armée contre nous. Il
viendra lui-même, et je lui dirai ce que j'ai à lui dire... dussé-je le lui crier du haut des
murailles. Il devra bien accepter ma décision.

— Est-il au courant de votre état ?

— Non, avoua-t-elle. Je ne veux pas lui fournir cette excuse pour m'obliger à retourner
à Crewel.
— Je prie pour qu'il accepte de renoncer à vous. Sinon, ajouta Sir Guibert en secouant
la tête, que Dieu nous vienne en aide...

45
Beatrix s'inquiéta terriblement, les jours suivants. Elle avait cru que Rolfe se précipiterait à
Pershwick, mais elle se trompait. Les jours devinrent des semaines, il ne se montrait toujours
pas. Et elle était malheureuse.

Au bout de deux semaines, Beatrix rouvrit le château, et la vie reprit son cours normal. Les
journées se traînaient, emportant avec elles ce qui restait de la belle humeur de Beatrix.
Environ un mois après avoir quitté Crewel, elle s'aperçut que sa taille commençait à épaissir,
et elle en fut contrariée. Elle aurait aimé discuter avec Rolfe sans avoir à mettre le bébé dans
la balance.

Un jour où il faisait excessivement chaud, elle prenait l'air sur le chemin de ronde quand elle
vit son mari approcher du château. Quatre de ses chevaliers se tenaient derrière lui, mais
elle fut pétrifiée par ce qu'elle apercevait au-delà.

— Sainte Marie ! Il est venu avec toute son armée !

Il y avait au moins un millier d'hommes ! Ils s'arrêtèrent hors de portée des armes de
Pershwick. Cela voulait-il dire que Rolfe désirait la guerre ?

— Je vous avais prévenue, Madame, rappela Sir Guibert.

Beatrix n'essaya même pas de lui cacher sa frayeur.

— Je vais lui ouvrir la grille, dit-il.

— Non, supplia Beatrix, désespérée.

— Pour l'amour du ciel, Beatrix, à quoi pensez-vous ? Nous n'en sommes plus aux
caprices de jeune femme. Votre seigneur est un homme déterminé !
— Il ne nous attaquera pas, persista-t-elle. Il est venu avec son armée pour me faire
peur, c'est tout.

— Et vous risqueriez nos vies sur une supposition ?

— Guibert, je vous en prie ! Toute mon existence dépend de ce qui va se passer.


Laissez-moi d'abord entendre ce qu'il a à me dire. Si vous me remettez à lui sans discuter,
jamais plus il ne jugera utile de tenir compte de mes sentiments.

Guibert jeta de nouveau un coup d'œil au-dehors. Un homme ne se faisait pas suivre d'une
armée s'il n'avait pas l'intention de l'utiliser. Beatrix se leurrait, Rolfe était prêt à l'assaut.

— Vous êtes décidée à lui parler ?

— Oui.

— Vous ne le provoquerez pas ? ajouta vivement Guibert.

— Je serai prudente, mais il doit savoir que je reste sur mes positions. Cependant, je le
jure, si cela tourne mal, je me rendrai.

— Très bien, soupira Guibert. Mais rappelez-vous, Madame, il est fier, ne le poussez
pas à bout ! Les hommes sont capables d'aller contre leur intérêt, simplement pour que leur
honneur soit sauf.

Rolfe et ses chevaliers s'étaient avancés jusqu'à la grille du château. Il observait les hommes
postés sur les murailles, les armes pointées vers lui, la porte close. L'air crépitait d'électricité.

Rolfe demanda qu'on abaisse le pont-levis, et on le lui refusa. Beatrix, angoissée, se


demandait comment il réagirait.
— Madame mon épouse est-elle là ?

— Je suis ici, monseigneur ! cria Beatrix du haut du chemin de ronde.

— Penchez-vous, Madame, je ne vous vois pas. Elle obéit. Il était en armure, et comme
il portait son

heaume, elle ne pouvait distinguer l'expression de son visage.

Rolfe conduisit son destrier juste en dessous d'elle.

— Vous avez préparé Pershwick pour la bataille ?

— Les places fortes devraient toujours être prêtes à résister à une attaque, dit-elle,
évasive. Je pourrais aussi bien vous demander pourquoi vous avez amené votre armée.

— Pour vous plaire, bien sûr. N'est-ce pas la guerre que vous voulez ?

— Je prends des précautions, monseigneur, c'est tout.

La voix de Rolfe claqua comme un fouet.

— Contre moi ?

— Oui.

— Pourquoi, Beatrix?

Il n'était guère agréable de crier en abordant des sujets si personnels, mais il le fallait, aussi
hurla-t-elle :
— Monseigneur, je n'habiterai plus à Crewel tant que votre... tant que Lady Amelia y
vivra.

— Je ne vous entends pas, Beatrix.

Elle pourtant l'entendait bien. Voulait-il l'humilier en l'obligeant à répéter son aveu?

Elle rassembla son courage et se pencha davantage.

— J'ai dit que je ne reviendrais pas habiter à Crewel si Amelia s'y trouve !

— C'est tout ? demanda-t-il, incrédule.

Et alors, l'incroyable se produisit: Rolfe se mit à rire. Il ôta son heaume, et son rire s'amplifia,
pour devenir tonitruant. Il traversait les murs épais pour retentir à l'intérieur du château
silencieux.

— Votre hilarité est déplacée, monseigneur, dit Beatrix, amère. Je suis très sérieuse.

Rolfe se calma enfin. Il y eut un bref silence, puis il dit d'une voix dure:

— Suffit, Beatrix. Faites baisser le pont.

— Non. .

— Non ? Vous m'avez entendu dire que personne ne me tiendrait éloigné de ma


femme. Cela vaut aussi pour vous.
— Vous avez également dit que vous tueriez quiconque tenterait de le faire. Cela me
concerne-t-il aussi, monseigneur ?

— Certes non, Beatrix. Mais si vous m'obligez à abattre ces murailles, je doute qu'il y ait
ensuite beaucoup d'êtres vivants à Pershwick pour les reconstruire. Voulez-vous voir mourir
vos gens ?

— Vous ne feriez pas ça!

Rolfe se tourna vers ses chevaliers.

— Piers, fais mettre le feu au village ! ordonna-t-il.

— Rolfe, non! cria Beatrix.

Il se tourna vers elle, interrogateur.

— Vous... vous pouvez entrer, monseigneur... Seul. Et uniquement pour parler. Vous
êtes d'accord ?

— Ordonnez qu'on ouvre, répondit-il froidement. La défaite se lisait sur le visage de


Beatrix. Il n'avait

pas cédé; elle avait perdu, et ils le savaient tous les deux. Il serait en sécurité dans le
château, avec son armée qui veillait au-dehors.

— Faites ce qu'il demande, Sir Guibert, dit calmement Beatrix. Je l'attendrai en bas.

— Ne le prenez pas si mal, Beatrix, dit-il doucement. Peut-être vous accordera-t-il ce


que vous désirez, maintenant qu'il sait à quel point cela vous tient à cœur.
Elle secoua tristement la tête et s'éloigna. En la suivant des yeux, Guibert sentit la colère
monter en lui. Il ne supportait pas de la voir malheureuse. Il n'approuvait pas sa conduite,
mais elle avait des excuses. Plein de rancune, il alla accueillir Rolfe d'Ambert.

46
Rolfe pénétra à cheval dans la première cour, où il mit pied à terre. Il était furieux. Il avait
quitté Crewel le cœur léger, décidé à croire que Beatrix l'aimait. Si elle avait été amoureuse
de Montigny, aurait-elle répondu au désir de Rolfe avec tant de passion ?

De toute façon, ce problème devenait hors de propos, maintenant qu'Alain était mort et
enterré. Ce jeune imbécile avait tenté l'action la plus folle qui fût. Il était parvenu à pénétrer
dans le château de Blythe pour inciter les assiégés à attaquer le petit camp de Rolfe à
l'extérieur. Puis il les avait menés jusqu'à Warling, pensant que les assiégés, là aussi,
sortiraient pour se mêler à la bataille. Ils refusèrent, mais cela n'aurait rien changé s'ils
avaient accepté. Ou bien Montigny était simple d'esprit, ou bien il avait gravement sous-
estimé l'importance de l'armée de Rolfe. Il n'y eut même pas de combat à proprement
parler. Montigny disposait de moins de cent hommes, qui furent aussitôt vaincus; beaucoup
moururent, et parmi eux Alain.

Les occupants de Warling, qui avaient assisté au massacre, rendirent aussitôt les armes.

Rolfe se trouvait à ce moment-là en Normandie, où on l'avait appelé quelques jours après


qu'il eut quitté Beatrix. Il avait passé les dernières semaines à s'occuper du domaine de son
frère qui venait de mourir.

Ce fut pour lui une période troublante, durant laquelle il se demanda quels sentiments il
éprouvait pour son frère. Il s'aperçut enfin qu'il ne ressentait rien, mais il ne voulait pas
abandonner sa veuve et les enfants. Tout cela lui fut assez pénible.

Il rentra à Crewel pour apprendre que Beatrix s'était tout ce temps barricadée à Pershwick
et qu'elle était prête à lutter pour y rester!... Elle avait de nouveau trahi sa confiance. Il
décida que ce serait la dernière fois. Si elle le détestait à ce point, il ne voulait plus d'elle.
C'était clair et net.
Du moins voulait-il le croire... Il passa trois jours à résister, mais il fallait qu'elle revienne, et à
n'importe quel prix. Il avait emmené ce jour-là son armée pour lui prouver sa détermination.
Et il apprenait que tout ce drame était provoqué par une simple jalousie ! Il ne savait pas s'il
avait envie de la noyer sous les baisers ou de l'étrangler.

Si la rage de Rolfe s'était muée en vague irritation, cela ne dura pas. Sir Guibert vint à sa
rencontre dans la cour pour lui déclarer fermement que Beatrix ne quitterait Pershwick que
de son plein gré. Dans le cas contraire, il était prêt à se battre.

Rolfe était livide.

— Savez-vous pour quelle raison vous êtes disposé à donner votre vie ?

— Oui, monseigneur.

— Savez-vous également que la jalousie de mon épouse est sans fondement ? Lady
Amelia a de bonnes raisons d'habiter Crewel. Tel n'est pas mon désir, mais il doit en être
ainsi.

— Nous sommes au courant: il y a un enfant...

— Nous?

— Lady Beatrix n'aurait pas pris cette position inflexible si elle avait eu de simples
soupçons.

— Je vous l'ai dit, sa jalousie n'a pas de raison d'être. Cet enfant a été conçu avant
notre mariage.

— Alors vous devrez l'en convaincre, monseigneur, car elle est sûre du contraire.
Rolfe fut pris au dépourvu. Il était déjà pénible que Beatrix eût appris cette histoire qu'il
espérait lui taire le plus longtemps possible, mais qu'elle imaginât...

— Conduisez-moi à elle, exigea Rolfe, furieux que Beatrix le crût de nouveau capable de
l'avoir trahie.

Cela prouvait le peu d'estime où elle le tenait. Il se rappelait à présent avoir hésité à garder
Amelia au château, mais jamais il n'aurait pensé que Beatrix tirerait de telles conclusions de
son indulgence.

La jeune femme regarda Rolfe venir dans sa direction. Elle avait peur, mais en même temps,
elle se sentait infiniment fière de cet homme. Et elle respectait la façon acharnée dont il
poursuivait son but.

En réalité, elle ne voulait pas qu'il lui cède s'il devait en garder des regrets, si Amelia lui
manquait. Beatrix tenait à ce que cette question soit résolue une fois pour toutes.

Rolfe s'arrêta à quelques pas de sa femme. Elle se tenait derrière une chaise, les doigts
crispés sur le dossier. Elle levait crânement le menton, mais ses yeux étaient emplis de
crainte et d'incertitude.

— Êtait-il indispensable de vous présenter ici avec une armée, monseigneur ?


commença-t-elle.

Il faillit éclater de rire, car il y avait une douzaine d'hommes armés dans la pièce, ainsi que
Sir Guibert et un bon nombre de serfs à faces patibulaires qui ne cachaient pas leur hostilité
à Rolfe d'Ambert.

— Soyez-en heureuse, femme, car si j'étais venu seul vous vous en seriez tenue à votre
attitude déraisonnable, et m'auriez forcé à avoir recours par la suite à des mesures plus
brutales.
— Je ne vois pas ce qu'il y a de déraisonnable à... s'enflamma-t-elle, avant de s'obliger à
se calmer. Je ne discuterai pas de cela maintenant. Que voulez-vous, monseigneur ?

— Vous ramener avec moi.

— Et si je refuse ? Assiégerez-vous le château ?

— Je n'y laisserai pas deux pierres l'une sur l'autre; Je suis de toute façon assez enclin à
démanteler Pershwick, dit-il, le visage fermé. Vous ne pouvez pas monter vos gens contre
moi chaque fois que nous sommes en désaccord, Beatrix. Si vous recommencez, je
n'hésiterai pas à détruire Pershwick.

— Mais je ne suis pas heureuse avec vous ! lui lança-t-elle au visage.

Ce fut comme un coup de poignard, pour Rolfe. Il s'interdit de lui ouvrir dorénavant son
cœur, si elle devait ainsi le piétiner.

— J'espérais qu'avec le temps vous finiriez par m'aimer, Beatrix ! Ou du moins trouver
la vie avec moi plutôt... plaisante. Je regrette que vous n'ayez pas pu y parvenir, conclut-il
gravement.

Elle sentit son propre cœur se serrer.

— Vous... vous renoncez à moi

Rolfe plissa les yeux. Ainsi, c'était là ce qu'elle souhaitait.

— Non, je ne renonce pas à vous, Madame.

Cette fois, elle sentit la joie monter en elle mais se garda bien de le montrer.
— Et Amelia ? demanda-t-elle calmement.

— Je l'enverrai dans un autre château, soupira-t-il.

— Un autre de vos châteaux ? Est-ce vraiment différent ?

— Ne soyez pas si cruelle, Beatrix. Vous savez qu'elle porte un enfant. Et vous voudriez
que je chasse une femme enceinte ?

— Jamais je ne vous le demanderai ! cria-t-elle. Mais étes-vous obligé de la garder à


proximité pour vous consoler dans ses bras lorsque vous êtes en colère après moi ?

— Bon Dieu, où allez-vous chercher cette idée ? Elle a été ma maîtresse, c'est vrai. Je
regrette qu'un enfant ait été conçu de cette liaison. Mais je ne l'ai pas touchée depuis notre
mariage, et je ne comprends pas comment vous pouvez seulement l'imaginer !

— Ce n'est pas ce que dit Lady Amelia, monseigneur.

— Vous aurez mal compris, répliqua Rolfe.

Elle lui tourna le dos, si furieuse qu'elle aurait aimé le frapper. Par le ciel, comment pouvait-
elle aimer un homme qui la mettait ainsi hors d'elle ? Il mentait. Il mentait forcément.

— Rassemblez vos effets, Beatrix, ordonna Rolfe. Nous partons. Tout de suite. Et si la
vie de Sir Guibert compte un peu pour vous, vous lui direz que vous me suivez librement.

Elle fit volte-face pour l'affronter de nouveau.


— Je ne vous suis pas librement, pourtant vous n'aurez pas à me traîner de force ni à
tuer qui que ce soit, siffla-t-elle.

Elle passa devant lui comme une furie pour aller demander qu'on fît ses bagages. Puis elle
s'entretint avec Sir Guibert, qui fut grandement soulagé de la voir revenue à de meilleurs
sentiments.

— II n'est pas trop en colère ? demanda-t-il, inquiet.

— Sa colère ne m'effraie pas ! mentit bravement Beatrix.

— A-t-il refusé de chasser l'autre femme ? risqua Sir Guibert.

— Non, soupira-t-elle. Il a accepté.

— Alors, vous devriez être heureuse, Madame, répliqua Guibert, perplexe.

— Oui... je le devrais. Mais je ne le suis pas.

47

En fait, les choses devaient se résoudre elles-mêmes de façon tout à fait inattendue.
A peine Beatrix était-elle entrée à Crewel qu'une servante affolée vint la chercher.

— Madame ! Lady Amelia est en train de mourir ! criait Janie. Vous devez venir... je
vous en prie.

— C'est une ruse, intervint Wilda. Cette femme a appris qu'elle allait être chassée, et
elle essaie de s'en sortir en se prétendant malade !

Toujours loyale à sa maîtresse, elle lança un regard mauvais à Janie, et Beatrix fut touchée
de sa réaction. Si son séjour à Pershwick n'avait servi qu'à cela, au moins avait-elle pu
ramener sa fidèle Wilda à Crewel.

— Retourne la voir et dis-lui que nous ne sommes pas dupes de sa supercherie !


ordonna Wilda, inflexible.

Beatrix crut bon d'intervenir.

— Dis-moi ce qui s'est passé, demanda-t-elle.

— Elle sera furieuse contre moi, gémit Janie, parce qu'elle veut que personne ne sache
ce qu'elle a fait... Mais elle n'arrête pas de saigner. Elle va mourir, pour sûr !

— Qu'a-t-elle fait ? insista Beatrix.

— Elle... elle a pris quelque chose. Pour que tout redevienne normal, elle a dit.

Beatrix comprit immédiatement. Elle pâlit.

— Dieu du ciel, c'est ma faute !


— Madame, viendrez-vous ? supplia Janie.

Beatrix se ressaisit. Il était trop tard pour les

remords.

— Wilda, mon panier de médicaments, vite !

Beatrix fut surprise de trouver Sir Evarard devant

la porte d'Amelia. Il semblait profondément inquiet.

— Vous tenez à elle, Sir Evarard ? fut tout ce que Beatrix trouva à lui dire.

— Tenir à elle ? Je l'aime ! déclara-t-il d'un ton grandiloquent.

Beatrix lui sourit, rassurante.

— Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir...

— Vraiment ? demanda-t-il au mépris de toute diplomatie. Je sais que vous ne vous


appréciez guère, toutes les deux. Elle est parfois puérile et impulsive, Madame, mais... elle
n'est pas mauvaise, au fond.

— Sir Evarard, dit doucement Beatrix, si je peux aider Amelia, je le ferai, soyez-en
certain.
La chambre d'Amelia était fort vaste, et remplie de bibelots. La pièce respirait la maladie. Les
draps avaient été changés récemment, mais les anciens, souillés de sang, étaient entassés
dans un coin.

Un seul coup d'œil à la pauvre forme recroquevillée dans le lit confirma les soupçons de
Beatrix. Amelia avait le teint terreux et de grands cernes sous les yeux. Elle souffrait
énormément, et, dans sa demi-inconscience, elle s'agitait en gémissant, tandis que deux
servantes, impuissantes, imploraient Beatrix du regard.

La jeune femme souleva le drap. Amelia baignait dans une mare de sang. Beatrix la nettoya
et la banda fermement. Puis elle obligea Amelia à avaler un sirop d'anthyllis des marais pour
arrêter l'hémorragie.

Sur une tablette près du lit se trouvait la décoction qu'avait bue Amelia. Beatrix savait de
quoi il s'agissait. A trop forte dose, cela provoquait des vomissements, des hémorragies, et
pouvait même entraîner la mort. Le flacon était presque vide.

Amelia ouvrit enfin les yeux. Elle vit Beatrix près du lit, et murmura, hagarde:

— Que faites-vous là ?

— Combien en avez-vous pris ? demanda Beatrix en montrant la fiole.

— Suffisamment. Je m'en suis déjà servie, mais... toujours dès que je commençais à
m'inquiéter... Jamais aussi tard.

— Pourquoi, Amelia ?

Amelia semblait étonnée de la sollicitude de Beatrix.

— Pourquoi souhaiterais-je un bébé ? Je déteste les enfants !


La sympathie de Beatrix commençait à s'évanouir.

— Vous vouliez tuer l'enfant de mon seigneur? s'indigna-t-elle. Si vous ne teniez pas à
le garder, pourquoi avoir attendu autant ?

— J'en avais besoin pour... mais vous partie... Oh, laissez-moi tranquille !

— C'est en effet ce que j'ai envie de faire : vous laisser mourir des suites de votre folie !
rétorqua Beatrix d'une voix brisée par l'émotion.

— Non, je vous en prie, aidez-moi ! J'ai déjà perdu le bébé, il me renverra, vous verrez!

— En êtes-vous certaine ?

— Rolfe ne voulait plus de moi, après votre mariage. J'avais cru qu'il me garderait,
mais...

— Expliquez-vous...

— Je n'avais pas envie de retourner à la cour. Vous ne savez pas ce que c'est. Avoir à
rivaliser avec toutes ces femmes plus jeunes, à...

— Parlez-moi de Rolfe, insista Beatrix en élevant la voix.

— Je lui ai menti. Je lui ai dit que j'étais enceinte, et c'était faux, avoua enfin Amelia.
L'enfant est celui d'Evarard. Il fallait que j'en fasse un, au cas où Rolfe mettrait trop de
temps à se lasser de vous. J'ai sincèrement pensé qu'il me reviendrait. Après votre départ,
quand j'ai vu qu'il ne se précipitait pas à Pershwick pour vous reprendre, j'ai imaginé qu'il ne
vous aimait plus. Ainsi je n'avais plus besoin de l'enfant comme prétexte pour rester ici.
Beatrix s'efforça de ne pas réagir. La révélation de sa rivale avait réveillé tout son amour
pour Rolfe, et elle mourait d'envie d'aller se jeter dans ses bras. Mais elle ne voulait pas
qu'Amelia sût à quel point ses paroles l'avaient bouleversée. Elle tenait à ce qu'il leur reste à
toutes deux une certaine dignité, à présent que tout était dit. Un changement de
conversation s'imposait.

— Evarard est terriblement inquiet. Si stupide que ce soit, il vous aime.

— M'aimer ? répéta Amelia, amère. Qu'est-ce que l'amour ? Mon premier mari
m'aimait aussi... jusqu'au jour de nos noces. Ensuite seules les autres femmes l'ont intéressé.
Comment sinon aurais-je été si sûre que Rolfe aurait envie de moi après son mariage ? Les
hommes ne se soucient guère de leurs épouses.

— Il n'en est pas toujours ainsi, Amelia.

— Rolfe, en effet, tient énormément à vous...

— Et peut-être Evarard serait-il pareil, si vous lui donniez sa chance. Il connaît vos
défauts, mais il vous aime. Est-il au courant, pour le bébé ?

— Non. Je voulais lui en parler, en lui laissant croire qu'il s'agissait de celui de Rolfe,
mais j'ai toujours reculé, de peur de le blesser.

Amelia n'avait pas eu de ces scrupules quand il s'agissait de leur faire du mal, à Rolfe et à
elle-même, se dit la jeune femme. Mais elle commençait à se sentir capable de pardonner...

— Alors, il n'est sans doute pas nécessaire de lui en dire trop au sujet de cette affaire,
déclara-t-elle.

— Et Rolfe ?

— Je ne suis pas aussi indulgente pour cela. Je ne lui dirai rien, mais vous lui parlerez.
— Il me tuera quand il saura que je vous ai menti à tous les deux !

— Je ne crois pas. Il sera soulagé de connaître la vérité. Et si vous ne me promettez pas


de tout lui avouer, je vous abandonne ici...

— Vous êtes cruelle, Lady Beatrix.

— Non. Simplement j'aime mon mari, et je ne veux pas qu'il souffre d'avoir perdu un
enfant qu'il croyait sien.

48
L'enfant était superbe. Beatrix le vit dès qu'elle arriva dans la grande salle en descendant de
la chambre d'Amelia. Rolfe se tenait près du petit garçon aux boucles brunes et aux yeux
sombres qui l'observait timidement. C'était Rolfe à huit ans.

Beatrix leva un regard interrogateur vers son mari.

— Avant que vous ne vous fassiez des idées fausses, il me ressemble parce que c'est
mon neveu.

La jeune femme sourit.

— Comment aurais-je pu penser autre chose ?

Désorienté par cette réplique, Rolfe lui présenta

Simon d'Ambert, puis l'attira à l'écart.

— Je l'avais envoyé passer quelques jours chez Lady Rose, parce que je ne me sentais
pas d'humeur à le garder ici, mais à présent que vous êtes revenue...

— Vous ne m'aviez pas annoncé sa visite ?

— Mon frère est mort, dit simplement Rolfe, et l'enfant n'est pas ici en visite. Mon
frère et moi ne nous aimions guère, pourtant cela n'a rien à y voir. Sa veuve s'inquiétait pour
l'avenir du garçon, et elle m'a envoyé quérir. A la mort de mon frère, elle a cherché refuge
chez des amis en Normandie. C'est là que j'ai passé le mois qui vient de s'écouler, Beatrix.
Elle ouvrit de grands yeux.
— C'est la raison pour laquelle... Je me demandais pourquoi vous étiez si long à venir à
Pershwick. Ainsi, tout ce temps, vous ne saviez pas que j'avais fui Crewel ?

— Je l'ai appris à mon retour. Sir Evarard avait envoyé des messagers, mais ils ne m'ont
pas trouvé. La femme de mon frère était torturée d'angoisse. Elle craignait que de puissants
seigneurs ne tentent de prendre son fils, ou elle, sous leur contrôle, pour s'approprier leurs
biens.

— Était-ce possible ?

— En réalité, non. Les terres familiales de Gascogne viennent directement de la reine,


donc d'Henry. Il lui suffisait de nommer Henry tuteur de l'enfant.

— Ou de vous appeler à l'aide.

— Eh bien, oui, j'ai accepté cette responsabilité. J'ai renvoyé mes trois nièces et leur
mère en Gascogne, mais j'ai décidé de garder le garçon près de moi quelque temps. Mon
frère s'occupait peu de lui, et il a trop vécu entouré de femmes.

— Il y a aussi des femmes ici, monseigneur, le taquina-t-elle.

— Je veux apprendre à le connaître, Beatrix, dit-il un peu brusquement. Y voyez-vous


un inconvénient ?

Beatrix baissa la tête pour dissimuler son sourire.

— Certainement pas, monseigneur.

Rolfe ne comprenait plus rien. Pourquoi avait-elle ainsi changé d'attitude ? Elle se montrait si
douce, si charmante...
— Il faut que je trouve un homme de confiance pour s'occuper du domaine et veiller
sur ma belle-sœur et mes nièces.

— Puis-je vous suggérer Sir Piers ? Je le vois très bien diriger une maison pleine de
femmes. Peut-être même se prendrait-il d'affection pour la jeune veuve et songerait-il au
mariage...

— Se marier, Piers ? Sûrement pas !

— Sait-on jamais, monseigneur ? A présent, je vous en prie, confiez-moi Simon et allez


rendre visite à Lady Amelia.

— Je lui dirai bientôt de s'en aller, Beatrix. Je n'ai pas oublié.

— Je ne pensais pas à cela, monseigneur. Elle est-malade. Je lui ai conseillé de rester


alitée quelques jours.

Il la regarda, interloqué, et elle poursuivit:

— Allez-y, monseigneur. Elle a besoin de vous parler. Et quand vous en aurez terminé...
revenez me voir, car j'ai moi aussi bien des choses à vous dire.

Tellement déconcerté qu'il préférait ne pas discuter, Rolfe se dirigea vers l'escalier.

Beatrix fit asseoir Simon près d'elle et lui parla gentiment. Timide, il se contentait de sourire,
et elle essaya de le mettre à l'aise, mais elle était si nerveuse qu'elle trouva la tâche bien
difficile.

Rolfe revint une demi-heure plus tard, dans un état de colère à peine contrôlé. Sans un mot
il attrapa Beatrix par le bras et la traîna jusqu'au jardin. Là, il la libéra enfin et se mit à
donner des coups de pied rageurs dans les fleurs de pissenlit.
— Savez-vous combien j'ai détesté cet endroit, quand vous avez décidé de le prendre
en main ? tonna-t-il. Amelia m'avait dit que vous ne vouliez pas entendre parler de tâches
domestiques, et vous perdiez votre temps avec des herbes ! Par moments, j'avais envie de
lâcher mon cheval au milieu de vos satanées plantations !

Beatrix faillit s'étrangler de rire.

— La pauvre bête en aurait été fort malade, monseigneur.

Il lui lança un regard menaçant.

— Ne plaisantez pas, Beatrix! Pourquoi, à votre avis, vous ai-je demandé de me servir
de clerc alors que je pouvais m'en sortir seul ? J'ai pensé que c'était la seule chose que vous
accepteriez. Vous aviez refusé tout le reste. Et quand j'aurais tout donné pour croire que
vous aviez rendu ma demeure vivable, vous lui avez laissé le crédit de vos travaux. Pourquoi,
Beatrix, pourquoi ?

— Si vous étiez assez stupide pour l'imaginer capable de remettre cette maisonnée en
ordre...

— Stupide, moi ? Et vous, qu'étiez-vous lorsque vous vous êtes persuadée que je ne
voulais pas que vous teniez ma maison ?

— Stupide aussi.

— Par le diable, je ne vois rien de drôle à tout ceci ! Pourquoi ne m'avez-vous jamais
parlé des absurdités qu'elle vous avait racontées ? Nous aurions ainsi découvert qu'elle
mentait, et vous m'auriez cru quand je vous disais ne pas l'aimer.

— Je pourrais vous retourner la question. Vous avez comme moi cru à ses sornettes.
— C'est hors de propos !

— Vraiment ?

Un peu hésitante, elle posa une main sur la poitrine de Rolfe et leva vers lui ses grands yeux
tendres et lumineux.

— Pourquoi êtes-vous fâché, monseigneur?

Il se noya dans son regard.

— Parce que... parce que finalement je crois que tu m'aimes. Pourtant, tu ne l'as jamais
dit. Je t'ai aVoué mon amour...

— Quand ?

— A Londres...

— Vous étiez ivre !

— Pas suffisamment pour oublier ça. Et je t'ai demandé si tu pouvais m'aimer aussi.
Mais je... je ne me rappelle plus ta réponse.

Des ondes de joie la parcoururent tout entière.

— J'ai dit ce soir-là qu'il était très facile de vous aimer, répondit-elle doucement. Et
c'est vrai. Je vous aime, monseigneur.

— Rolfe, rectifia-t-il machinalement en la serrant contre lui.


— Je t'aime, Rolfe..., répéta-t-elle dans un petit soupir d'aise tandis que son époux
l'emportait dans ses bras puissants vers le château.

Tous ceux qui les virent passer souriaient mais ils demeurèrent silencieux. L'heure n'était
plus aux ragots sur le seigneur et son épouse.

Pendant qu'il montait l'escalier vers la chambre, elle s'accrochait à lui, heureuse. Comme il
était tendre, et pourtant fort! Plus tard, elle lui parlerait de leur enfant et de l'absurde
orgueil qui les avait séparés si longtemps. Plus tard.

Pour l'instant, elle voulait seulement penser à lui, et lui montrer avec quelle profondeur,
avec quelle passion elle l'aimait.

- FIN -

S-ar putea să vă placă și