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SARAH CÔTÉ-DELISLE

LE THEATRE QUEBECOIS DESTINE AUX ENFANTS


EXPLORATION DE SES RAPPORTS À L'ENFANCE

Mémoire présenté
à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval
dans le cadre du programme de maîtrise en anthropologie
pour l'obtention du grade de maître es arts (M.A.)

Département d'anthropologie
FACULTÉ DES SCIENCES SOCIALES
UNIVERSITÉ LAVAL
Québec

2006

© Sarah Côté-Delisle, 2006


u

RESUME

La culture occidentale ayant favorisé l'émergence d'un théâtre voué spécifiquement aux
enfants, il semble logique de penser que celui-ci est la manifestation d'une conception
particulière de l'enfance, soit une catégorie sociale distincte des autres âges de la vie. Cette
étude anthropologique vise essentiellement à faire ressortir les diverses conceptions de
l'enfance qui influencent les créateurs à travers leur pratique théâtrale.

La présente recherche se veut exploratoire. Elle souhaite d'abord et avant tout offrir un
angle d'approche original sur une dimension de la société québécoise encore peu
documentée. Afin de répondre à l'objectif de recherche, dix-sept créateurs, issus de
quatorze compagnies de théâtre, ont été rencontrés au cours d'entrevues réalisées entre les
mois de juin et novembre 2002. Les similitudes et les différences de leur rapport à l'enfance
seront examinées plus attentivement.
111

REMERCIEMENTS

Je voudrais en premier lieu remercier les créateurs et créatrices du théâtre destiné aux
enfants qui ont été rencontré(e)s au cours de ce terrain d'anthropologie enrichissant,
émerveillant et surtout inoubliable. Merci à ceux et à celles auxquel(le)s ce mémoire donne
la parole et qui dévouent leur vie à transmettre leur passion du théâtre, dans le plaisir et
par la réflexion, aux enfants québécois.

J'aimerais également remercier tous ceux et celles qui m'ont accompagnée d'une manière
ou d'une autre dans le processus de la maîtrise, tout autant captivant et nourrissant
qu'interrogeant et pénible :

Merci à Bernard Arcand, mon directeur de maîtrise, de m'avoir confrontée avec moi-
même. Merci à Chantai Hébert, ma codirectrice de recherche, pour sa grande écoute et son
intérêt pour l'approche anthropologique dans l'étude du théâtre.

Merci aux membres de ma famille, proche et éloignée, pour leurs délicates attentions, leur
dévouement, et leur soutien moral et financier : Colin, Jacqueline, Robert et Maryse,
Quine, Loulou, Michelle et Marc, Suzanne et Daniel, Bernard, Félix, Maude, Laura, Éva et,
sans jamais les oublier, merci à Charles, Jacques et Roseline. Merci à Vincent pour les
moments d'inspiration. Merci à Pascal pour sa générosité.

Merci à mes ami(e)s pour leur compréhension dans les moments de tension et
« d'inattention » et pour toutes les heures passées à refaire le monde : Mefffe, Mélanie,
Manon, Doris, Kathleen et « Pépin », Michelle, Karolyne, Chantale...

Un merci tout spécial à Judith Mainguy, Maude L'Espérance, Louise Boudreault, Jacques
Lemieux, Diane Lavoie et les autres que j'omets peut-être de nommer...
IV

TABLE DES MATIERES


REMERCIEMENTS III
TABLE DES MATIÈRES IV
INTRODUCTION 6
CHAPITRE 1 : THÉORIE ET MÉTHODOLOGIQUE 10
CADRE CONCEPTUEL 10
L'ENFANCE 11
PROBLÉMATIQUE : LA RELATION DU THÉÂTRE ET DE L'ENFANCE 20
QUELQUES RECHERCHES SUR LE THÉÂTRE POUR ENFANTS 22
LE THÉÂTRE POUR ENFANTS AU QUÉBEC 24
Première période : 1950-1965 25
Deuxième période : 1965-1973 26
Troisième période : 1973-1980 ...28
Et ensuite : 1980 à aujourd'hui 30
OUTILS MÉTHODOLOGIQUES 30
Échantillonnage : les compagnies sélectionnées 31
Le terrain : collecte des données 33
L'analyse des données 35
Voici concrètement les étapes suivies pour réaliser l'analyse : 36
Limites de la recherche et pertinence scientifique 37
CHAPITRE 2 : TROIS CONCEPTIONS DE L'ENFANT 38
PROFIL DES COMPAGNIES APPROCHÉES 39
Les compagnies qui s'inscrivent dans le courant de l'histoire officielle 39
Les compagnies que l'histoire officielle a oubliées 42
LES TROIS CONCEPTIONS DE L'ENFANT 44
Conception récréative 44
Conception éducative 60
Conception émancipatrice 75
CHAPITRE 3 : CONTRASTES ET SIMILITUDES 95
1. LES CONTRASTES 95
A. DES DISCOURS CONTRASTÉS « SUR » L'ENFANT 95
La nature de l'enfant 95
La comparaison avec l'adulte 97
Son passage à l'âge adulte 100
Ses relations avec les adultes 102
Ses particularités de spectateur 104
B. DES PRATIQUES CONTRASTÉES « POUR » L'ENFANT 106
Les intentions des créateurs 106
La forme et le contenu des spectacles 108
Le processus de création 115
Les lieux de diffusion et les clientèles visées 120
2. LES SIMILITUDES • 121
Un spectateur à respecter : 121
Un spectateur à intéresser : 122
Un spectateur à « marquer » : 122
Un spectateur à épargner 123
Une même conception de l'enfant spectateur 124
CONCLUSION 126
Des discours pourtant contrastés sur l'enfance 127
Portrait d'eux-mêmes 129
BIBLIOGRAPHIE 130
OUVRAGES CONSULTÉS ET CITÉS 130
PÉRIODIQUES ET ARTICLES 134
AUTRES SOURCES 136
Annexe 1 : LE GUIDE D'ENTRETIEN 137
INTRODUCTION

Qu'il existe un théâtre québécois destiné spécifiquement aux enfants paraît banal à celui
qui leur reconnaît déjà une littérature, une mode vestimentaire, une médecine, une loi, une
psychologie, un ensemble de jeux et de loisirs en propre. Or, ces réalités, loin d'être
universelles, sont plutôt culturellement déterminées. En effet, elles expriment une vision
particulière de l'enfance définie comme catégorie sociale distincte. Devant le continuum
des âges de la vie humaine, les sociétés occidentales ont choisi de marquer une nette
démarcation entre l'enfance, l'adolescence, l'âge adulte et la vieillesse. En construisant ces
diverses catégories sociales, elles généralisent à l'ensemble des membres de chacune
d'elles certains traits physiques, intellectuels et émotifs spécifiques. De plus, en mettant de
l'ordre entre les générations, ces sociétés rendent compte des changements de statut social
par lesquels les individus passent en vieillissant, fixent les rapports entre elles et
normalisent certaines conduites et attitudes.

Il existe d'ailleurs une longue histoire du rapport à l'enfance propre à l'Occident.


Apparemment, l'enfant n'y aurait pas toujours été perçu comme un être distinct. Philippe
Ariès fut l'un des premiers historiens à le démontrer, bien que ses écrits aient été contestés
à maintes reprises. En s'appuyant notamment sur les peintures du Moyen Âge, qui
représentaient l'enfant vêtu d'habits semblables à ceux de l'adulte, il affirme qu'il y était
considéré en tant que petit adulte. Sur la base de cette conception, il semble normal que le
petit de l'homme ait été mêlé très tôt au monde des grands, sa socialisation s'effectuant
alors à travers leur travail et leurs jeux.

Progressivement, et en parallèle avec l'émergence du sentiment familial, l'enfant est


devenu un être à part, dont la nature spécifique exige des soins et une éducation adaptés à
son développement naturel. Par conséquent, le monde des adultes, jugé trop immoral
pour lui, ne convient plus à ses besoins; il en sera dorénavant exclu. Sa prise en charge
dépendra de la famille et, le cas échéant, c'est l'État qui verra à sa protection. Proscrit des
espaces publics, l'enfant est tenu isolé dans certains espaces relevants plutôt du privé, soit
le foyer familial et l'école, celle-ci étant d'ailleurs un lieu de passage entre la famille et la
société. Certains auteurs prétendent qu'à ce moment, il y a eu privatisation de l'enfance.

Cette nouvelle vision de l'enfant, souvent associée à l'Emile de Jean-Jacques Rousseau, s'est
répandue jusqu'à nos jours pour y tenir lieu de sens commun. Or, quelques auteurs, dont
Postman, notent qu'avec l'avènement des médias, comme la télévision et Internet, l'enfance
tend à disparaître. En effet, à travers cette vitrine sur le monde extérieur, celui des adultes,
l'enfant est confronté à des réalités desquelles il avait été écarté. Ainsi socialisé, il perd
certaines des particularités qui le distinguaient du monde des adultes. Comme l'ont
prouvé plusieurs chercheurs, le rapport à l'enfance tend à changer dans le temps.

De leur côté, les anthropologues se sont intéressés les premiers à documenter le rapport à
l'enfance tel qu'il s'observe dans diverses cultures. Ils auront notamment permis de
souligner le caractère construit de cette catégorie sociale. Ainsi, l'étude anthropologique
du théâtre québécois pour enfants s'avère pertinente, car elle permet de l'envisager comme
la manifestation d'une construction culturelle de l'enfance. En effet, une vision particulière
de ce qu'est l'enfant n'est pas étrangère à l'émergence de pratiques théâtrales lui étant
spécifiquement destinées. Il suffit pour s'en convaincre, de lire l'extrait suivant :

Chez nous [au Burkina Faso], on ne pense pas qu'il y a des histoires pour
enfants, parce que concevoir une histoire pour un enfant c'est le prendre
pour un moins que rien, incapable de comprendre ce que les grands
peuvent comprendre, c'est quelque part bloquer sa maturité! [...] Alors,
prétendre mettre l'enfant dans un moule et fabriquer des produits à sa
hauteur, c'est d'une prétention monumentale, et on aboutit à des
niaiseries! (Bardet, 1999 : 53)

Au Québec, le théâtre pour enfants a vu le jour en se démarquant de celui pour adultes. Le


livre d'Hélène Beauchamp, Le théâtre pour enfants au Québec: 1950-1980, relate les
transformations et les débats ayant marqué l'histoire de ce théâtre. À une époque récente,
la société québécoise ne concevait pas encore les enfants à titre de spectateurs. C'est à
partir des années 1950 que de rares compagnies pour adultes leur présentent
sporadiquement des spectacles. Or, c'est durant les années 1970 qu'il y a la prolifération de
nombreuses compagnies vouées spécifiquement à ce public prometteur. Le théâtre
d'amateurs aurait d'ailleurs contribué à l'implantation du théâtre professionnel pour
enfants surgissant à une époque où tout le milieu théâtral québécois tente de se redéfinir
en trouvant sa propre voie. Depuis, il est en perpétuelle transformation.

Cet historique du théâtre pour enfants au Québec démontre qu'il a suivi une évolution
particulière au cours de laquelle il a pris des formes diversifiées. Au fil du temps donc, le
théâtre institutionnel pour enfants s'est constitué en un secteur mieux délimité et plus
spécifique de par ses formes d'écriture, de théâtralisation et de diffusion adaptées
prioritairement aux enfants. « En théâtre pour enfants, plus et mieux qu'en théâtre pour
adultes, on doit savoir pourquoi l'on crée et ce que l'on dit en
créant » (Beauchamp, 1980 : 7). Cet art, qualifié de mineur, a été marginalisé pendant de
nombreuses années. Il fut donc laissé pour compte au détriment du théâtre pour adultes et
demeura ainsi méconnu du milieu théâtral et de la grande majorité des adultes concernés
par l'enfant. Aujourd'hui, bien qu'il s'attire de plus en plus d'attention et de respect,
reconnu plus que jamais à sa juste valeur, il soulève encore des débats dont certains
paraissent liés à des points de vue différents sur la relation à favoriser entre le théâtre et
l'enfance.

L'anthropologie arrive à point dans l'étude du théâtre pour enfants au Québec. Son angle
d'approche original permettra de faire ressortir les divergences culturelles quant à la
construction de l'enfance sous-jacente aux diverses pratiques actuelles de ce théâtre. Il
s'agit d'explorer la relation entre une conception de l'enfance particulière et une pratique
donnée. Afin d'atteindre cet objectif, dix-sept créateurs1 ont été approchés au cours des
mois de juin à novembre 2002. Ils ont eu à s'exprimer sur les spécificités de leur pratique
qui découlent de leur intention de créer spécialement pour l'enfance, c'est-à-dire une
catégorie sociale dont ils semblent affirmer la distinction.

Cette recherche exploratoire ne prétend pas à l'exhaustivité ni à la généralisation de ses


résultats. Toutefois, un nombre suffisant de créateurs ayant des pratiques diversifiées2 ont
été consultés pour qu'il soit possible de voir se dessiner certaines tendances quant à leur
conception de l'enfant. Les données de terrain sur lesquelles la recherche s'appuie reflètent
une réalité changeante et complexe telle qu'elle a été observée sur une courte période de

1
Voir le nom de ces dix-sept créateurs rencontrés à la section méthodologique du chapitre I.
2
Les créateurs sélectionnés proposent soit un théâtre plus divertissant, plus éducatif ou plus « artistique ».
temps. Les résultats obtenus seraient sans doute différents si l'étude avait été entreprise
aujourd'hui. Cependant, elle est une porte d'entrée grande ouverte sur un univers riche de
sens et encore trop peu exploré.

Ce mémoire s'ouvre sur un premier chapitre divisé en deux sections, l'une théorique et
l'autre méthodologique. Dans la première section, les concepts ayant permis l'élaboration
de la méthodologie de recherche seront définis. L'enculturation ou la socialisation de
l'enfance y seront abordées, de même que la question de la construction culturelle de
l'enfance comme catégorie distincte; suivra un bref historique occidental du rapport à
l'enfance. Ensuite, la problématique de recherche mettant en relation le théâtre et l'enfance
sera exposée. Finalement, un court historique et un aperçu du milieu théâtral pour enfants
au Québec seront donnés permettant de bien camper le contexte de la recherche. Dans la
deuxième section, les orientations méthodologiques ayant permis de répondre à l'objectif
principal de cette étude seront dévoilées et commentées, il s'agit de faire la description des
méthodes utilisées et des étapes suivies, de la cueillette des données à leur analyse.

Le chapitre suivant (II) est descriptif. Il brossera en premier lieu le portrait des dix-sept
créateurs sélectionnés afin de mieux les faire connaître. Il poursuivra par la suite avec
l'illustration des conceptions de l'enfance sous-jacentes aux pratiques des créateurs
interviewés et s'efforcera d'en faire ressortir les convergences et les divergences en
s'appuyant sur les propos recueillis. Le dernier chapitre (III) reprendra plus attentivement
les différences et les similitudes de ces conceptions de façon à les mettre en relation entre
elles. À travers cette analyse, il sera possible d'interpréter les résultats obtenus afin de
répondre à l'interrogation majeure du mémoire.
10

CHAPITRE 1 : THÉORIE ET MÉTHODOLOGIQUE

Pour les membres de notre espèce, demain est l'obsession de chaque instant.
Ce qui nous rend radicalement différents est l'invention de demain,
invention permise par la richesse de notre système nerveux central.
Cette richesse, certes, nous a été donnée par la nature;
mais elle nous a aussi permis de lui échapper.

(Jacquard, 1997 : 117)

CADRE CONCEPTUEL

Plusieurs anthropologues se sont intéressés à l'étude des enfants : Caputo (1995), Mead
(1955, 1973) et Lee (1982). Plusieurs autres se sont penchés sur la question du théâtre :
Barba (1982,1991), Beeman (1993), Lapointe-Cloutier (1996), Lepage (1999), Nyssen (2001),
Schechner (1985,1994), Turner (1982,1986) et Verdeil (1998). Suite au dépouillement de la
littérature scientifique, il ressort qu'aucune étude anthropologique ne traite pas sur la
relation entre l'« enfance » et le « théâtre ». Toutefois, d'autres chercheurs questionnent
cette relation sous divers angles : historique (Beauchamp, 1980, 1985, 2000),
sociologique (Deldime, 1976), économique (Cultur'inc, 1989), politique (Genard, 2001) ou
selon des points de vue liés à la réception et à la pratique (Klein, 1994 et Vais, 1992) ou
encore aux diverses formes que peut prendre cet art de la scène (Chavanon, 1974,
Jouanneau, 2002, Le Brun, 1997 et Lebeau (2000). Finalement, certains autres ont étudié le
rapport à l'enfance ou à l'adolescence dans les oeuvres littéraires : Bettleiheim (1976),
Chombart de Lauwe (1971), Di Cecco (2000) et Smadja (2001), ou dans les oeuvres
cinématographiques : Djénati (2001).

Afin de défricher le terrain, cette recherche s'intéressera à explorer le théâtre destiné aux
enfants au Québec. Plus précisément, elle questionnera les conceptions de l'enfance sous-
jacentes aux diverses pratiques théâtrales existantes. Ce chapitre vise dans un premier
temps à définir le concept d'« enfance ». Ainsi développé, il sera possible de mieux saisir
les enjeux de sa rencontre avec le théâtre et de jeter, dans un deuxième temps, les bases
d'une définition opératoire sur laquelle la présente recherche s'appuiera à toutes ses
étapes.
11

L'ENFANCE

Le concept d'enfance a été développé par une multitude de chercheurs issus de diverses
disciplines. Or, nous ne pourrons malheureusement pas élaborer trop longuement sur le
sujet vu le nombre de pages allouées. Il a donc été choisi d'aborder ce concept de façon
brève afin d'en arriver à poser rapidement une question précise à laquelle la suite du
mémoire tentera de répondre plus précisément.

SON ENCULTURATION OU SA SOCIALISATION

Essentiellement, les enfants assurent les demains de l'humanité; à travers eux la culture
peut rêver d'éternité (Gigel, dans Hwang, 1996: 68). Ici, « culture » est entendu à la
manière d'Habermas3 comme étant « la réserve de savoir où les participants de la
communication puisent des interprétations lorsqu'ils s'entendent sur une réalité
quelconque dans le monde » (cité dans Genard, 2001 : 12). En d'autres mots, la culture
propose un ensemble de catégories du langage qui rend compte d'un découpage et d'une
mise en ordre particulière du monde suivant laquelle les expériences humaines
deviennent significatives.

Les membres d'une société donnée arrivent à se comprendre entre eux parce qu'ils
réfléchissent et agissent au sein d'un même univers de sens. Les enfants, puisqu'ils
ignorent les conventions sociales admises par les plus anciennes générations, ne sont pas
encore reçus comme membre à part entière pouvant participer pleinement à la vie
collective (Lee, 2001 : 89). Ceux-ci doivent d'abord apprendre à penser et à agir de façon
attendue. Par conséquent, ils posent le problème universel du rapport entre les
générations et de leur enculturation.

Toutes les sociétés veillent à la transformation des enfants en adultes et à leur


humanisation. Par contre, elles les socialisent différemment, de même en est-il selon les
divers milieux sociaux, groupes ou classes sociales (Hwang, 1996 : 68). À la naissance,
l'être humain n'est pas déterminé à recevoir une culture spécifique. Sa nature ouverte et
malléable se cristallise peu à peu au fur et à mesure du processus de formation de la

3
Voir : J. Habermas, 1987, Théorie de l'agir communicationnel, T.II, Pour une critique de la raisonfonctionnaliste.
Paris :Fayard.
12

personne. Autrement dit, la culture est aussi un système qui discipline, limite et
homogénéise le potentiel humain (Chalifoux, 1999 :205). En effet, elle réprime cette
spontanéité naturelle (p.211).

De nombreuses théories de la sociologie, de la psychologie et de l'anthropologie


développent la notion de « socialisation ». Bien que plusieurs d'entre elles aient été
critiquées, voici tout de même ce que les plus traditionnelles en disent (Chaput, 1991,
Elkin, 1989 et Caputo, 1995). Selon elles, la première socialisation, ayant lieu durant
l'enfance, est considérée comme étant la plus influente puisque l'être à former est encore
très malléable. Or, les humains continuent à être socialisés toute leur vie. En bas âge, il est
plus aisé de lui imposer des modèles de comportement et de modifier ses instincts. Par
exemple, lorsqu'un bébé ressent la faim et l'exprime par des pleurs, ses parents peuvent
volontairement les ignorer de manière à régler l'heure des boires selon un horaire précis.
Alimenté à certaines heures régulières, l'organisme affamé du nourrisson est forcé de
s'ajuster à ce rythme et en vient finalement à ressentir la faim selon l'horaire
imposé (Chaput, 1991 : 5). Ainsi, le comportement du bébé répond aux attentes des
parents, qui les tiennent de la collectivité.

Durant cette première socialisation, les adultes confrontent les enfants avec le monde, le
leur. Ceux-ci, étant reconnus comme les détenteurs du savoir sur le monde, sont dits en
droit de le transmettre aux enfants, et pour cette raison, ils font figure d'autorité.
Principalement, c'est par le biais du langage que les générations communiquent entre elles.
Les adultes transmettent alors leur propre vision du monde comme si elle était la seule
possible. C'est seulement plus tard, en vieillissant, que les enfants lui découvriront
d'autres possibilités et, par conséquent, pourront choisir d'adhérer à l'une parmi
celles-ci (p. 7).

De plus, cette socialisation s'effectue dans des lieux multiples et par l'entremise de
personnes variées. Ils sont socialisés à la maison par les parents, à l'école par les pairs et les
professeurs, au terrain de jeux, à la bibliothèque, chez le dentiste et au théâtre par
exemple. Dans chacun de ces lieux, l'enfant intériorise les codes de conduite à respecter et,
éventuellement, il adaptera son comportement en fonction des endroits fréquentés. De
13

même, selon les personnes qu'il côtoie, il est socialisé différemment et découvre des
visions du monde qui confortent ou confrontent la sienne.

Au fur et à mesure de sa socialisation, l'enfant devient capable de réflexion. Il parvient


alors à interpréter et intérioriser les expériences du passé et à imaginer et planifier celles à
venir. Sa vision grandissante et cohérente de la réalité l'amène aussi à devenir de plus en
plus conscient de sa personne (p. 7). Essentiellement, la conscience humaine constitue
l'intériorisation du monde extérieur devenant alors symétrique au monde intérieur de
l'individu. Cette intériorisation agit notamment sur le contrôle de la conduite individuelle,
faisant de l'adulte un être conscient et autonome. Contrairement à l'enfant, il n'a plus
besoin d'un encadrement extérieur constant pour se comporter selon les conventions
sociales (idem : 8).

Lee (2001 : 90) rapporte d'ailleurs, en se référant aux théories de Piaget sur le
développement cognitif, que l'unique différence fondamentale entre l'enfant et l'adulte est
l'absence de raison chez le premier. Son esprit étant encore incomplet, l'enfant est décrit
comme un être irrationnel. Sur la base des connaissances, des habiletés, des compétences
morales et de la rationalité de l'adulte, il est légitimé pour ce dernier de s'ingérer dans la
vie de l'enfant, d'avoir le contrôle sur lui. Ainsi, l'adulte connaît mieux les besoins de
l'enfant que lui-même; il a une compréhension de ce qu'il lui faut faire et ne pas faire pour
son bien, dérivée de sa connaissance des conventions sociales, en plus d'avoir les facultés
cognitives nécessaires pour décider des moyens à prendre pour le former. Par contre, il lui
arrive d'abuser de son pouvoir par rapport à l'enfant puisqu'il apparaît comme une
personne vulnérable et une victime innocente.

Des théories plus récentes font contrepoids à celles exposées précédemment qui
envisagent les enfants comme des contenants remplis exclusivement de ce que les adultes
y ont déposé (Chaput, 1991, Elkin, 1989 et Caputo, 1995). Ils seraient plutôt des récipients
remplis d'informations multiples provenant de diverses sources. Ils posséderaient une
culture en propre transmise notamment entre pairs. Par conséquent, la jeune génération
est capable d'interpréter le monde et d'agir sur lui de manière plus autonome qu'il n'y
paraît. Les enfants sont déjà des « agents » ou des sujets dotés d'un libre arbitre, et ce, dès
leur plus jeune âge.
14

Certes, la transmission de la culture s'effectue généralement des générations les plus


anciennes vers les plus jeunes. Toutefois, tel n'est pas toujours le cas, car il arrive que les
enfants socialisent les adultes. Il suffit de penser à ceux issus de familles immigrées qui,
étant scolarisés dans la culture d'accueil, sont souvent mieux adaptés à celle-ci que leurs
parents et peuvent donc les y socialiser. De même, la jeune génération est-elle souvent
plus en mesure de transmettre son savoir sur tout ce qui a trait aux nouvelles technologies
que celle des adultes.

En somme, chaque société s'efforce de normaliser l'ensemble des comportements et des


façons de penser de ses membres en vue de créer l'harmonie entre eux et d'assurer ainsi sa
reproduction. Les générations se succèdent suivant une logique de continuité et
de rupture (Dumont, 1986). Par conséquent, les adultes formés ne se ressemblent pas dans
le temps, ni dans l'espace (Dunbar, 2000). Ils sont effectivement le fruit d'un long
processus culturel de construction de la personne. D'où l'affirmation selon laquelle « pour
comprendre une société, une bonne façon est de voir comment elle "gère" sa "production"
de jeunes en voie de devenir » (Dumont, 1986 :100).

LA CONSTRUCTION D'UNE CATÉGORIE SOCIALE DISTINCTE

Les enfants sont certainement des êtres humains ayant des exigences et des particularités
physiologiques, cognitives et affectives réelles (Chalifoux, 1999 : 206). Or, ces dernières
sont interprétées culturellement. Sur la base de leur immaturité biologique, les enfants
sont classés dans une catégorie sociale qui peut être jugée distincte de celle des autres âges
de la vie. Fait à noter, la catégorie sociale ainsi construite est « naturalisée » par la société
qui estompe ses caractéristiques culturelles de façon inconsciente. Cette catégorisation
résulte d'un découpage du continuum des âges qui permet ensuite de faire de l'ordre entre
les générations. Elle rend compte des changements de statut social par lesquels passent
tous les individus en vieillissant. Ce faisant, elle détermine les rapports attendus entre les
générations en vue d'assurer la reproduction de la société, sa pérennité.

L'enfant est représenté au sein de la société selon un ensemble de stéréotypes, croyances,


attitudes, valeurs, savoirs et discours qui réduisent et figent l'enfance en un lieu et un
temps donnés (Chombart De Lauwe, 1971 : 11). En effet, ces idées et images, véhiculées
15

plus ou moins largement à son sujet s'organisent en représentations collectives. Il est


possible d'affirmer que « ces manières de percevoir et de penser l'enfant influent sur ses
conditions de vie, sur son statut et sur les comportements des adultes à son égard » (p.11).
Cependant, tous les adultes ne s'entendent pas sur ce qu'est un enfant, sur ce qu'il doit
devenir et, par conséquent, ils procèdent de diverses manières pour le socialiser. Selon les
représentations reconnues, un langage particulier « sur » et « pour » l'enfant est créé. Par le
biais de ce langage « pour » l'enfant, les adultes verront à lui transmettre des visions
idéalisées du monde et à lui proposer certains modèles (Chombart De Lauwe, 1971).

À travers l'ensemble de ses représentations de l'enfance, la collectivité reflète en réalité ses


propres aspirations et son système de valeurs (idem). Dit autrement, les conceptions de
l'enfant caractérisent autant ceux qui les créent et les expriment que ceux qu'elles
désignent (idem). Par conséquent, l'étude de la construction culturelle de la notion
d'enfance permet de mieux comprendre comment une société se projette vers « demain »
et d'apprécier ensuite les moyens qu'elle emploie pour le faire. Dans cette même optique,
Mead (1973) propose de mettre en relation les particularités de l'enfant avec la culture
adulte. Selon elle, les caractéristiques jugées enfantines se perdent avec l'âge si la société
les réprime chez l'adulte. Par exemple, lorsque les enfants paraissent très imaginatifs, c'est
qu'ils sont comparés à des adultes qui ne le sont plus. Or, s'ils ont perdu cette
caractéristique, c'est qu'aucune institution ne la valorisait chez eux.

L'HISTOIRE OCCIDENTALE DU RAPPORTA L'ENFANCE

En Occident, il y a une histoire particulière du rapport à l'enfance. Ariès s'est d'ailleurs


attardé à en tracer les grandes lignes dans son livre intitulé L'enfant et la vie familiale sous
l'Ancien Régime. Bien que critiqué, sa contribution majeure est d'avoir su démontrer le
caractère construit de la notion « d'enfance ». Selon lui, cette catégorie sociale n'avait pas
toujours été considérée distincte des autres âges de la vie et n'avait pas toujours suscité ce
sentiment de « mignotage » chez l'adulte. D'après son analyse des représentations
picturales de l'enfant et de ses habits et jeux semblables à ceux de l'adulte au Moyen Âge,
il conclut que durant cette période historique, l'enfant était perçu comme un adulte en
miniature. Or, « cela ne signifie pas que les enfants étaient négligés, abandonnés ou
méprisés. Le sentiment de l'enfance ne se confond pas avec l'affection des enfants : il
16

correspond à une conscience de la particularité enfantine, cette particularité qui distingue


essentiellement l'enfant de l'adulte même jeune. Cette conscience n'existait
pas » (Ariès, 1975 : 176). Donc, la transmission entre les générations s'effectuait par
l'engagement des enfants dans le quotidien des adultes. La société n'avait pas encore en
tête d'effectuer une séparation entre les individus d'après le critère des âges. En somme,
l'enfant était vu comme un petit adulte

Cet historien situe l'émergence progressive de ce sentiment de l'enfance, « où l'enfant


devient par sa naïveté, sa gentillesse et sa drôlerie, une source d'amusement et de détente
pour l'adulte », autour du XVIIe siècle dans les milieux familiaux nantis (p. 179-81). Par la
suite, elle s'est généralisée à l'ensemble de la société, mais non sans provoquer certaines
résistances. Cette perception de l'enfance serait donc apparue parallèlement aux notions
de famille, de vie privée et d'individualité (Stephens, 1995). « La famille cesse d'être une
institution du droit privé pour la transmission des biens et du nom, elle assume une
fonction morale et spirituelle, elle formera les corps et les âmes » (Ariès, 1975 : 313).

Avec l'avènement du romantisme, l'enfance représente le mythe d'origine, l'âge d'or. Elle
devient une période de la vie idéalisée, soit un paradis perdu dont on s'éloigne toujours
davantage en vieillissant. Ce courant de pensée naturalise le rapport de l'enfant au monde
qui prend alors la figure du noble sauvage n'ayant pas encore été corrompu par la société.
Afin de préserver la « virginité » de l'enfant face au monde de production et de
consommation, le milieu bourgeois de l'époque industrielle décide de l'exclure du monde
adulte. « Puisque l'enfant a besoin d'être protégé contre le monde, sa place traditionnelle
est au sein de la famille. C'est là qu'à l'abri de quatre murs les adultes reviennent du
monde extérieur et se retranchent dans la sécurité de la vie privée (Arendt, 1972 : 239).
Plusieurs auteurs décrivent cette période d'enfermement de l'enfance comme étant celle de
sa privatisation. De sorte que les enfants seront socialisés plutôt par le jeu au sein de la
famille, et à l'école, plutôt qu'à l'usine par le travail, comme il se faisait auparavant. Ils
doivent être libérés des normes de ce monde adulte (p. 240). Ainsi tenus protégés et isolés
du monde public, ils acquièrent un statut particulier et se voient attribuer certaines
caractéristiques spécifiques, soit la spontanéité, l'émotion, la liberté et le
jeu (Stephens, 1995).
17

Le sentiment de « mignotage », qui naquit progressivement après le Moyen Âge, persiste


encore aujourd'hui, mais prend une deuxième forme. Il s'exprime désormais à travers
« l'intérêt psychologique et le souci moral » qu'on porte à l'enfance (Ariès, 1975 : 184).
Alors qu'au Moyen Âge, sa légèreté caractéristique contribuait à décrire l'enfance comme
un âge d'imperfections, de nos jours, « il faut d'abord la mieux connaître, pour la
rectifier » (idem). C'est à l'adulte de s'adapter à la mentalité enfantine en employant les
procédés de socialisation qui lui conviennent. « Ce sont de jeunes plantes qu'il faut
cultiver et arroser souvent, quelques avis donnés à propos, quelques témoignages de
tendresse et d'amitié donnés de temps en temps, les touchent et les engagent » (p. 185).
Essentiellement, l'éducation des enfants doit permettre de les rendre raisonnables.

D'ailleurs, Ariès met en parallèle l'évolution de l'institution scolaire avec celle du


sentiment des âges et de l'eiifance. Alors que l'école médiévale rassemblait jeunes et vieux
dans une même classe, l'école opère peu à peu depuis le XVIe siècle une subdivision au
sein de la population scolaire qui correspond « au sentiment qu'à l'intérieur de cette
enfance ou de cette jeunesse, il existerait des catégories » (Ariès, 1975 :194). Cette nouvelle
classification liée aux âges de l'enfance, toujours actuelle, vise à offrir aux élèves un
enseignement plus adapté à leur psychologie.

À la fin du XVIIIe siècle, la société juge inacceptable que des inégalités existent entre les
enfants des divers milieux sociaux (p. 305). En effet, ce siècle apparaît comme celui du
« triomphe de l'individualisme sur les contraintes sociales » (p. 309). La famille constituant
alors la première source d'inégalité, l'éducation vient suppléer à ses manques et est donc
démocratisée à l'ensemble des enfants de façon à ce qu'ils partent tous sur un pied
d'égalité dans la vie et aient des chances égales de réussir.

Peu à peu, l'école impose une plus grande discipline à l'élève, distinguant « l'enfant qui la
subissait de la liberté de l'adulte » (p.213). Le professeur représente l'autorité face à l'élève,
autorité liée à sa compétence qui consiste à « connaître le monde et à pouvoir transmettre
cette connaissance aux autres, mais son autorité se fonde sur son rôle de responsable du
monde. Vis-à-vis de l'enfant, c'est un peu comme s'il était un représentant de tous les
adultes qui lui signalerait les choses en lui disant : "Voici notre monde" (Arendt, 1972 :
243). L'enfant est captif de l'adulte qui veille sur son éducation avec rigueur.
18

Avec la modernité, les enfants apparaissent peu à peu comme un groupe social minoritaire
retranché dans les sphères privées de la société, et de ce fait opprimé au même titre que
d'autres groupes sociaux, dont celui des femmes. Un long processus d'émancipation
permis au groupe des femmes d'être reconnu comme étant composé non seulement de
femmes, mais de personnes « qui pouvaient donc prétendre légitimement accéder au
monde public, c'est-à-dire avaient le droit de regard sur lui et de s'y faire voir, d'y parler et
d'y être entendues » (p. 241). Selon Arendt (1972), contrairement aux femmes, cette
libération des enfants est un abandon et une trahison, car ils sont « encore au stade où le
simple fait de vivre et de grandir a plus d'importance que le facteur de la
personnalité » (p. 241). Ils n'ont pas encore définitivement leur place sur la place publique.

Néanmoins, sur la base de cette perception de l'enfant opprimé, « l'autorité a été abolie par
les adultes, et cela ne peut que signifier une chose : que les adultes refusent d'assumer la
responsabilité du monde dans lequel ils ont placé les enfants » (idem : 244). De plus,
l'enfant est considéré davantage comme une personne autonome. Notamment, la société
ne se contente plus d'écrire à son propos, mais crée aussi à son intention. « À ces enfants
manipulateurs de livres s'adressent aussi des poètes et des peintres, et l'on voit apparaître
des produits culturels d'une grande valeur esthétique, faits sur mesure pour un enfant
virtuose ou tout au moins capable de percevoir des finesses poétiques et picturales »
(Becchi, 2004 : 425). Le théâtre à l'intention des enfants, dont il sera question plus loin,
devient l'un de ces produits culturels visant à socialiser l'enfant en dehors de la sphère
privée. L'enfance sort peu à peu de son isolement forcé, et ce, à mesure que la société lui
en offre l'occasion à travers la création de nouveaux produits et l'accessibilité à de
nouveaux espaces.

Malgré ces transformations, l'enfance est encore aujourd'hui envisagée en tant que
catégorie sociale distincte de celle des autres âges de la vie. De même, l'ignorance des
enfants, résultant de leur exclusion du monde des adultes qui les prive d'en connaître
toutes les réalités, constitue leur principale distinction selon Postman4 (Lee, 2001 : 75). Or,
ce filtrage des informations est renversé par l'apparition de la télévision au sein du foyer
familial. En effet, elle est un puissant outil de transmission des savoirs et d'asservissement.

Voir : N. Postman, 1983, The Disappearance ofChildhood. London :W.H.Allen.


19

Ouverte sur le monde des adultes, l'enfant y découvre de multiples facettes lui étant
auparavant dissimulées et intègre certaines de ses valeurs, dont celles liées à la société de
consommation, et ce, dans l'intimité de la sphère privée où il est tenu apparemment
captif (p. 74). L'écran cathodique devient alors pour l'enfant un moyen de « libération » et
d'évasion, lui faisant perdre son « ignorance » caractéristique. Par conséquent, la
télévision, en amenuisant l'aspect sur lequel porte la distinction des enfants et des adultes,
contribuerait à faire disparaître l'enfance (p. 75). De son côté, Lee (2001) trouve extrême
cette position de Postman, mais reconnaît néanmoins que les médias ont favorisé ces
transformations que le monde de l'enfance a connues. Chombart de Lauwe5 s'est d'ailleurs
intéressée à l'étude de la « société de l'image », « dispositif puissant des mass média visant à
socialiser hors de la famille et de l'école » (Becchi, 2004 : 428).

Voir : M.-J. Chombart de Lauwe et C. Bellan, 1979, Enfants de l'image. Paris :payot.
20

PROBLEMATIQUE : LA RELATION DU THEATRE ET DE L'ENFANCE

Quand le théâtre s'adresse spécifiquement aux enfants, il prend une nouvelle dimension. Il
engage une relation entre des créateurs adultes et des spectateurs enfants, soulevant alors
la question du rapport entre les générations et de l'enculturation de l'enfant. Il aurait été
pertinent à ce moment-ci de faire une synthèse de la littérature concernant la notion de
« théâtre » et son rapport à la société. Or, faute d'espace pour rendre justice à tout ce qui a
déjà été dit sur le sujet, la section suivante s'attardera plutôt problématiser la relation entre
le théâtre et l'enfance.

Le théâtre devient un lieu parmi d'autres de la socialisation de l'enfance, un espace public.


L'enfant vit sa première expérience de spectateur en ignorant tout des conventions
théâtrales. Celui-ci apprend notamment à se comporter et à réagir de manière attendue.
Ensuite, il découvre une façon différente de parler du monde, un nouveau langage. Sa
socialisation s'effectue aussi à travers la réception d'une vision du monde qui n'est pas
nécessairement similaire à la sienne, c'est-à-dire à celle qu'il a reçue de ses parents et
professeurs par exemple. Il prend alors conscience qu'il existe plusieurs manières
d'envisager la réalité. L'intériorisation de ces points de vue contribue à le rendre de plus en
plus conscient de lui-même et de la complexité du monde.

Les pratiques théâtrales destinées à l'enfant ne sont pas naïves. À travers elles, les
créateurs véhiculent une vision du monde et maintiennent un certain ordre social. Ainsi,
les expériences qu'elles font vivre aux enfants, les réactions et les émotions qu'elles
suscitent, les discours sur le monde qu'elles transmettent et la manière de les formuler
découlent des nombreux choix effectués par le créateur au cours du processus de création
du spectacle. Cet adulte crée selon diverses intentions, dont celle de vouloir obtenir la
collaboration psychologique de ses jeunes spectateurs. En choisissant de destiner sa
pratique spécialement à l'enfance, cet adulte marque une distinction entre cet âge de la vie
et les autres. Il affirme sa spécificité. Il doit donc en tenir compte au moment de créer et
chercher à s'y ajuster. C'est pourquoi il ne peut pas créer sans penser aux enfants et à leur
éventuelle réception du spectacle.
21

Le théâtre destiné aux enfants soulève plusieurs débats entre les divers créateurs et les
autres adultes concernés par les enfants. Ces membres d'une même génération dialoguent
et débattent entre eux au nom de la survie de la société qui passe essentiellement par
l'enculturation de la jeune génération. Or, ils ne s'entendent pas tous sur ce qu'est l'enfant
et ce qu'il doit devenir. De sorte qu'il n'y a pas consensus sur la façon de le socialiser. Selon
leur vision de l'enfant, les créateurs construisent un discours « sur » et « pour » l'enfant.
Cela s'exprime en partie à travers les formes et les contenus des spectacles qu'ils créent.

Puisque l'enfance est le fruit d'un processus de construction culturelle, il devient pertinent
d'interroger « l'enfance » à laquelle les créateurs du théâtre québécois pour enfants
s'adressent. En d'autres mots, il importe de comprendre quel rapport ils entretiennent avec
elle à travers leur pratique théâtrale. Pour le découvrir, il est pertinent de les écouter parler
« sur » l'enfance, et ce, de manière à mettre en lumière les stéréotypes, croyances, attitudes,
valeurs, savoirs et discours qui la construisent. Puis, il est essentiel de cerner le langage
théâtral « pour » l'enfance qu'ils développent. En fait, il s'agit d'interroger leurs intentions,
les formes et les contenus de leurs spectacles, le processus de création suivi, l'expérience
théâtrale offerte aux enfants, ainsi que les réactions attendues de la part de ceux-ci.

L'objectif principal de cette recherche est donc de faire ressortir les divergences culturelles
quant à la conception de l'enfance qui influence dix-sept créateurs à travers leur pratique
théâtrale. Et ce, dans le but d'explorer les facettes de la relation entre une conception
particulière de l'enfance et une pratique théâtrale donnée. La question de recherche sera
donc :

Quelles conceptions de l'enfance influencent les créateurs à travers les pratiques


théâtrales qu'ils adressent aux enfants?
22

QUELQUES RECHERCHES SUR LE THÉÂTRE POUR ENFANTS

Les études s'intéressant au théâtre pour enfants « concernent davantage les problèmes de
répertoire, les questions historiques et philosophiques ainsi que les aspects techniques,
dramaturgiques et scénographiques (Deldime, 1976 : 7). » D'autres furent réalisées sur le
théâtre pour enfants en tant que tel, sur ses fonctions et définitions, sur la compréhension
du spectacle par son public enfant, sur les rapports entre le théâtre et l'école, et sur son
apport au développement de la personnalité enfantine.

Roger Deldime est l'un des chercheurs qui ont le plus documenté ce domaine d'étude
qu'est le théâtre pour enfants. Il croit d'ailleurs avoir réussi à démontrer qu'il est loin
d'être un art mineur et constitue au contraire l'« expression d'un idéal esthétique»
(Deldime, 1976 :152). Depuis 1970, son équipe de recherche se consacre :

(...) à l'observation du comportement de l'enfant spectateur et à l'intégration du


spectacle dramatique au processus éducatif, participe à la création de spectacles et à des
sessions expérimentales pour la formation de l'acteur professionnel, analyse des pièces
destinées à la scène pour enfants, étudie la correspondance existant entre les aspirations
des jeunes et le contenu des spectacles qui leur sont présentés, s'intéresse à la mesure de
la compréhension, au retentissement affectif et à l'assimilation des conventions
théâtrales, procède à des enquêtes auprès des enfants, des comédiens et des
enseignants. (Deldime, 1976 : 8-9)

Selon Deldime, le théâtre est un langage. S'inspirant du schéma de la communication, il


définit les créateurs comme les émetteurs d'un message ayant un contenu et une forme
particulière destiné aux enfants spectateurs qui en sont les récepteurs. Il distingue divers
types de messages selon la fonction qu'ils remplissent. Étant ardu de cerner l'intention des
créateurs, de saisir l'interprétation faite par les récepteurs et dans le but d'éclairer
comment s'effectue la transposition du texte dramatique à la scène, Deldime emploie une
perspective structuraliste. Il le fait vu l'absence d'une «[...] méthode d'analyse
spécifiquement adaptée à la littérature pouvant être traduite en pièce de théâtre (et de
théâtre pour enfants de surcroît). (Deldime, 1976 :148) »

D'après les analyses de ce chercheur, il y aurait une double adaptation du texte


dramatique à la mentalité enfantine, d'abord du texte lui-même, puis de sa transposition à
la scène telle qu'effectuée par les créateurs. Ces derniers effectuent « [...] une série de
filtrages (réduction ou élimination d'informations jugées banales, abstraites, distantes,
23

ternes et verbales) et d'emballages (ajouts d'informations et d'actions, personnalisation et


coloration émotionnelle de l'intrigue) (Deldime, 1976 : 149). »

Un second chercheur, Claude-Pierre Chavanon, s'est lui aussi intéressé au théâtre pour
enfants en s'efforçant de comprendre le lien qui l'unit à son jeune public. Se basant sur
diverses théories du langage, de la pensée et de la logique chez l'enfant, élaborées
notamment par Piaget, Château et Cohen, Chavanon en est arrivé à classer les enfants
d'après le critère de leur âge en trois catégories : la première enfance (de 0 à 2-3 ans), la
deuxième enfance (de 2-3 à 7 ans) et la troisième enfance (de 7 à 12 ans). Cette
classification peut varier selon «[...] les latitudes, les époques et le degré d'évolution
culturelle (Chavanon, 1974 : 49). »

C'est la deuxième enfance qui retient plus particulièrement l'attention de ce chercheur, car
elle regroupe des enfants dont la perception du monde est immédiate, fragmentaire,
personnelle, tributaire de l'affectivité et du comportement moteur.

L'enfant projette dans les choses toute sa pensée verbale; il n'analyse pas le contenu de
ses perceptions, mais les alourdit d'acquis mal digérés. Notre perception [en tant
qu'adulte] est sans cesse corrigée par notre entendement, c'est-à-dire par l'usage des
cadres logiques, sociaux ou issus de notre expérience. (Chavanon, 1974 : 51)

Puisque ce jeune spectateur n'a pas les moyens de prendre du recul vis-à-vis du monde
sans que l'adulte l'y aide, il vit dans son imaginaire et croit naïvement à toute forme de
magie. Cette tendance caractéristique à s'identifier à la réalité, fait de l'enfant âgé entre
deux et sept ans un être vulnérable face au théâtre qualifié de « boîte à illusion » par
Chavanon. Cet art de la scène étant le produit de multiples conventions, ce chercheur
affirme que celles-ci doivent être révélées en action sur la scène, de manière à ne pas
illusionner l'enfant. En d'autres termes, montrer les conventions théâtrales pendant le
spectacle aide ce spectateur à prendre du recul et à mieux l'apprécier, de même, cela lui
permet en quelque sorte de participer au jeu proposé par le théâtre (Chavanon, 1974 : 121).
N'est-ce pas l'un des principes du théâtre pour adultes de Brecht, soit de favoriser la
distanciation du public avec l'action scénique? Du point de vue de Chavanon, la féerie
autant que le réalisme mystifient le spectateur de la deuxième enfance et devraient être
remplacés, dans l'ordre, par le merveilleux poétique et par l'épuration qui tend vers le
poétique (Chavanon, 1974 :116).
24

LE THEATRE POUR ENFANTS AU QUEBEC

II existe peu de recherches sur le théâtre pour enfants au Québec, Hélène Beauchamp est
de loin l'auteure la plus prolifique. Dans son livre intitulé Le théâtre pour enfants au Québec
1950-1980, elle s'attarde à en produire l'historique et à en décrire différentes de ses
composantes : les troupes et leurs objectifs, les lieux de production, les moyens financiers,
les divers processus de création, les textes dramaturgiques, les festivals, les tournées à
l'étranger, les genres, les thématiques, les types de personnages, les espaces et temps
scéniques.

Beauchamp démontre que l'histoire de ce théâtre s'est construite sur la base de


nombreuses remises en question, transformations et débats. En effet, les adultes de la
société, soit les créateurs, diffuseurs, parents et professeurs, ne s'entendent pas tous sur le
théâtre qu'il est bon de présenter aux enfants. De sorte qu'ils en ont négocié à plusieurs
reprises les paramètres afin de convenir des limites respectables et souhaitables de sa
rencontre avec l'enfance.

Voici brièvement les trois périodes marquantes de l'histoire du théâtre québécois destiné
aux enfants telles que décrites par Beauchamp (1980) dans son ouvrage, celles du théâtre
institutionnel, qui est actuellement reconnu et subventionné par le Conseil des arts et des
lettres et le ministère de la Culture et des Communications du Québec. Ce livre de
Beauchamp publié en 1980, du fait qu'il date déjà d'une vingtaine d'années, laisse dans
l'oubli de nombreuses compagnies théâtrales contemporaines qui ont développé de
nouveaux créneaux en diffusant à l'extérieur des salles professionnelles. La plupart de
celles-ci proposent des pratiques semblables à celles associées au passé du théâtre
québécois pour enfants. Cela n'est en rien surprenant puisque le marché actuel de cet art
de la scène, et depuis presque toujours, est vaste et offre des spectacles contrastés quant
aux formes et aux contenus.
25

PREMIÈRE PÉRIODE : 1950-1965

Avant 1950, le théâtre pour enfants n'existait pas au Québec. Il voit le jour à une époque où
le milieu du théâtre québécois est en pleine effervescence. Ses créateurs se questionnent
afin de produire un art de la scène à l'image du peuple québécois. Ils se mettent à l'écoute
du public, « des publics », et multiplient les pratiques (Beauchamp, 1980 : p.13). C'est dans
ce contexte particulier que le théâtre pour enfants « s'est inscrit dans l'aventure de la
consolidation d'une culture nationale et dans le mouvement de renouvellement artistique
et de démocratisation des moyens d'expression et de communication qui
l'accompagnait » (p.l).

Entre 1950 et 1965, de rares compagnies pour adultes produisent du théâtre pour enfants,
souvent de façon sporadique. Les premières à tenter l'aventure sont Les Compagnons de
Saint-Laurent, le Théâtre-Club et le Théâtre des Mirlitons. Elles facilitent la diffusion de
spectacles pour enfants tirés principalement du répertoire européen, dont Léon Chancerel,
un pionnier en France, signe plusieurs textes. Quant à elle, La Roulotte se promet de servir
le talent des jeunes attirés par les parcs de la Ville de Montréal pendant l'été en leur
donnant un espace où présenter des numéros de chant, de danse, de musique et de
« déclamation ». Finalement, les « moniteurs en art dramatique », qui devaient encadrer
les jeunes, se mettent à présenter eux-mêmes des sketches, des chansons mimées et des
pantomimes. Ce théâtre ambulant, puisqu'il se produit de parc en parc, utilise des décors
et des accessoires simples, car ils doivent se transporter facilement.

Le théâtre pour enfants, profitant de l'existence de ces compagnies qui veillent à la


diffusion de pièces françaises, attend Les Apprentis sorciers, fondé en 1955, pour emprunter
le chemin de la création. Se détachant progressivement des pièces de Chancerel, il éprouve
un grand besoin de textes dramatiques et de matériel théâtral accessibles aux jeunes
spectateurs. C'est pourquoi, dorénavant, il s'inspire librement du conte, de l'art de la
marionnette, du canevas de Guignol et de la commedia dell'arte. Les jeunes spectateurs
assistent nombreux aux représentations et en redemandent tant et si bien que les créateurs
souffrent de la rareté des textes. Ce qui pousse les Compagnons de Saint-Laurent à fermer ses
portes en 1952, puis dix ans plus tard, le Théâtre-Club et le Théâtre des Mirlitons feront de
même.
26

Sans textes, ces compagnies se trouvent dans l'impossibilité d'établir une


programmation et d'assurer une continuité de production. Elles auront été les premières
compagnies professionnelles à produire du théâtre pour enfants. Elles auront appris aux
enfants le chemin du théâtre et aux gens de théâtre l'existence d'un autre public. C'est là
leur contribution la plus remarquable, (p.25)

Durant la période de 1950 à 1965, l'ambition principale des créateurs est d'offrir une
première expérience théâtrale à ce jeune public de six à douze ans tout en le divertissant,
en l'amusant et en le mettant en contact avec la « magie >> du théâtre. « On souhaite lui
transmettre le goût du théâtre, on désire ardemment qu'il vienne grossir les rangs des
"amis du théâtre" » (p.42). Bien qu'ils forment un public privilégié, les enfants ne
bénéficient pas encore d'un théâtre spécifique. « On n'éprouve aucun préjugé défavorable
face à ce théâtre et on estime qu'il mérite autant d'attention que toute autre manifestation.
Aucune barrière n'isole le théâtre pour enfants du "théâtre". » (p. 44).

DEUXIÈME PÉRIODE : 1965-1973

Au cours de cette seconde période, le théâtre québécois pour enfants cherche sa spécificité.
Ses créateurs développent diverses structures qui permettent son existence. Le Théâtre pour
Enfants de Québec, première compagnie à se consacrer entièrement à ce public particulier,
obtient son indépendance administrative et artistique en 1967. C'est à ce moment qu'il se
sépare définitivement du Théâtre l'Estoc, qui l'avait vu naître. Quelques autres suivront ses
traces alors qu'ailleurs, les compagnies intéressées à créer pour les jeunes spectateurs le
font au sein d'une « compagnie-mère », prioritairement occupée à produire des spectacles
pour adultes.

Bien qu'une plus grande autonomie soit salutaire pour les compagnies, elle les place
devant un nouveau problème, la diffusion. Elles n'ont plus la possibilité de profiter du lieu
de représentation stable que leur avaient procuré les « compagnies-mères ». « C'est alors
que le phénomène des tournées scolaires ou autres, apparaît, phénomène qui imposera, on
s'en doute, les règles de son économie et de son esthétique, (p.53) Les théâtres d'amateurs
ou les théâtres de loisirs ont d'ailleurs contribué à faire connaître le théâtre pour enfants
hors de Montréal et dans des lieux de diffusion inédits.
27

À une époque d'interrogations culturelles et politiques, la volonté de créer un théâtre pour


le jeune public doit d'abord répondre à l'urgence d'alimenter le répertoire dramatique
québécois. La rareté des textes disponibles conduit les créateurs à expérimenter plusieurs
types d'écriture. Les comédiens eux-mêmes se mettent à la tâche, sinon des auteurs sont
sollicités pour le faire. Alors que l'on compte un peu plus d'une douzaine de créations de
1950 à 1965, on en dénombre soixante-sept de 1965 à 1973 (p.104). L'effervescence de la
création est nécessaire et bienfaisante. Par contre, les textes qui en résultent ne sont pas
toujours d'une grande qualité, car ils manquent parfois de profondeur tant au niveau de la
réflexion que des d'émotions. « Les structures dramatiques des pièces créées jusqu'en 1973
sont linéaires et elles propulsent les personnages de surprise en surprise, d'événement en
aventure selon un rythme très rapide des séquences. Les durées et les espaces sont
télescopés et ne tiennent pas compte duréel »(p.l05). Les personnages mis en scène sont
fantaisistes, tirés de l'imaginaire et déconnectés de la réalité sociale, politique ou culturelle
du Québec.

Les spectacles visent presque tous, à des degrés différents, le divertissement pur. De plus,
il est pratique courante d'interpeller les enfants durant la représentation, ceux-ci
apparaissent rapidement comme des spectateurs qui ne sont ni silencieux, polis et passifs
(p.53).

Quand on écoute les témoignages de ceux qui ont fait le théâtre pour enfants de 1965 à
1974, quand on s'arrête aux descriptions de spectacles que nous proposent les critiques
de journaux, quand on lit les pièces, on constate avec étonnement que tous et toutes
insistent sur la participation des enfants, (p.53)

De 1965 à 1973, le théâtre pour enfants n'est pas encore reconnu par le milieu théâtral en
tant que forme artistique véritable. De même, « aucun des ministères qui auraient dû se
sentir concernés directement par l'émergence et l'évolution au Québec du théâtre pour
enfants et de l'animation théâtrale auprès des jeunes ne lui a encore montré quelque intérêt
que ce soit »(p. 104). Les compagnies auraient pourtant tout à gagner de l'établissement
d'une politique artistique claire. Cette période est transitoire, en plus d'être la continuité
de la précédente, elle prépare celle à venir, celle d'un « autre » théâtre.
TROISIÈME PÉRIODE : 1973-1980

Ainsi, cette période (1973-1980) est la plus déterminante dans l'implantation au Québec du
théâtre pour enfants qui s'effectue d'ailleurs en parallèle avec le renouveau de la création
en théâtre québécois. C'est au cours de ces années que le théâtre pour enfants obtient la
reconnaissance sociale tant attendue alors qu'il devient « théâtre-en-représentation »
(Beauchamp, 2000: 65).

Cette reconnaissance coïncide aussi avec l'émergence d'un nouveau questionnement sur la
relation possible entre le théâtre et les enfants, considérés dorénavant comme «[...] des
êtres à part entière, qui vivent d'intelligence, d'imaginaire, de sensibilité, de rêve, de réel,
de fantaisie et qui sont partie prenante dans un groupe social complexe comprenant la
famille, le milieu des loisirs, l'école et le quartier » (Beauchamp, 2000 : 21).

La conscience de ce que sont les enfants, et chacun d'eux, est en quelque sorte
représentative de la conscience sociale et politique qui se renouvelle en cette deuxième
moitié du XXe siècle, et elle va de pair avec la poussée de la pensée féministe et
l'articulation de nouvelles balises anthropologiques et culturelles pour l'analyse
théâtrale. La société n'est plus une, mais multiple; le théâtre n'est plus un, mais multiple
— à cause de ses spectateurs mêmes. (Beauchamp, 2000 : 57)

En effet, « les nouveaux créateurs considèrent, majoritairement, que les enfants sont des
êtres humains à part entière, qu'il convient mal de les enfermer dans le ghetto d'une
enfance dorée et que le théâtre peut leur présenter autre chose qu'un divertissement léger
(Beauchamp, 1980 : 116). À ce moment, il y a « présentation d'un objet théâtral créé selon
les exigences de l'art, qui est complet en lui-même et donné comme tel » (Beauchamp,
2000 : 65). Ce théâtre en est un principalement de recherche et de création; car il ne repose
pas sur une longue tradition et est en constante invention de ses textes et de ses modes de
théâtralisation (Beauchamp, 1980 : 116). Il est en rupture avec ce qui a marqué les deux
périodes précédentes, celle de 1950-1965 et celle de 1965-1973, et ce, de façon plus marquée
au niveau du « dire ».

Les créateurs s'interrogent de plus en plus sur leurs jeunes spectateurs, et ce, par rapport à
leurs attentes, leur compréhension des productions et leur réception des textes. Ils
entament aussi une longue réflexion sur les formes et les contenus du théâtre à leur offrir.
Par ailleurs, les compagnies cherchent à impliquer les enfants activement dans le
29

développement de leur théâtre. En effet, après une période de transition (1973-1974), les
créateurs mettent en place de nouvelles pratiques et réorientent la création. En
s'intéressant davantage aux préoccupations des enfants, les artistes cherchent peu à peu à
les intégrer au processus de création. Par exemple, afin de pallier le manque de contenus
des textes, les créateurs, les auteurs et les enfants se rassemblent autour d'ateliers
d'écriture dont l'objectif est de parvenir à l'élaboration d'un texte dramatique. Ce contact
direct avec les enfants permet aux auteurs de trouver des pistes vers l'imagination et la
sensibilité enfantine. Ces ateliers d'écriture ont prouvé par la suite que les enfants ont des
choses à dire.

Malgré la création de nouvelles compagnies, le théâtre pour enfants rencontre toujours des
difficultés concernant la diffusion. En effet, aucune structure ne favorise la diffusion de ces
productions théâtrales spécialisées. C'est à l'école que se trouvent les enfants : c'est là que
le théâtre vient s'installer. Les représentations scolaires sont rares jusqu'en 1973, mais par
la suite, la presque totalité (au moins 80 pour cent) des représentations se donne dans les
écoles. Les autres sont diffusées dans les centres culturels régionaux, les centres de loisirs
ou dans les théâtres proprement dits, ce qui est plutôt rare.

Résultant de cette fréquentation des écoles, les compagnies se tournent vers la création
d'un théâtre « à message », d'éveil, ou didactique. Souvent contraints d'aborder les thèmes
de prédilection du milieu scolaire, les créateurs se plaignent d'être brimés dans leur liberté
d'expression par les exigences pédagogiques que les écoles leur imposent. Les spectacles
produits ne perdent pas nécessairement tout leur intérêt théâtral, mais ils placent les
spectateurs dans une relation élève/enseignant assez évidente.

Les compagnies continuent de jouer, mais elles rencontrent de nombreuses difficultés : la


rareté des subventions et la résistance du milieu scolaire, qui se montre en général assez
peu ouvert aux arts. La reconnaissance officielle du théâtre pour enfants par le Ministère
des Affaires culturelles de Québec en 1978 donne un nouvel élan au théâtre jeune public.
30

ET ENSUITE : 1980 À AUJOURD'HUI

Dans les années 90, le ministère de l'Éducation, le ministère de la Culture et le Conseil


québécois du théâtre s'entendent pour favoriser un contact direct des enfants avec l'œuvre
d'art par le biais de sorties scolaires. Dorénavant, les créateurs reçoivent des subventions
gouvernementales; ils peuvent donc quitter les écoles pour s'installer dans les salles de
théâtre professionnel où ils accueillent, depuis ce jour, un public scolaire et familial. Le
théâtre est désormais qualifié d'éducatif en soi de par l'expérience artistique qu'il fait vivre
et, quant à elle, l'école acquiert une mission culturelle. Le théâtre institutionnel pour
enfants a beaucoup évolué en un demi-siècle, tant dans ses formes que dans ses contenus.
Passé des gymnases des écoles aux salles professionnelles et du simple divertissement
clownesque à une dramaturgie forte, Beauchamp dit de lui qu'il a acquis ses lettres de
noblesse.

À la lecture de Beauchamp (1980), il semble que l'histoire du théâtre québécois pour


enfants est assez linéaire, or, il suffit de mettre les pieds dans le milieu théâtral actuel pour
se rendre que le théâtre divertissant et didactique, qui auraient apparemment disparu,
existent encore, voire même qu'ils se portent très bien. Encore de nos jours, de nombreuses
compagnies présentent des spectacles se rapportant à ces formes. Cependant, ces
dernières ne présentent généralement pas dans les salles professionnelles fréquentées par
le nouveau théâtre dont parle Beauchamp, elles en sont exclues. C'est pourquoi elles ont
plutôt développé d'autres créneaux de diffusion. Certes, l'histoire officielle du théâti-e pour
enfants est à la fois riche, nuancée et bien documentée, mais datant d'une vingtaine
d'années, elle pose un regard partiel sur la réalité d'aujourd'hui. Il importe de lui jeter un
autre coup d'oeil.

OUTILS MÉTHODOLOGIQUES

De manière à mieux définir la relation entre « une conception de l'enfance » et « un type de


théâtre pratiqué », cette recherche sera de type descriptif; c'est-à-dire qu'elle ne cherchera
aucunement à expliquer, prédire ou quantifier cette relation. L'approche qualitative a été
privilégiée, car elle se révèle être la plus appropriée pour étudier le phénomène social du
théâtre pour enfants qui est complexe et difficile à mesurer quantitativement. La réalité
31

sociale étant considérée comme une mise en ordre culturelle, elle n'est jamais
complètement objective, mais toujours filtrée et interprétée. C'est donc à cette réalité
subjective que s'intéresse cette étude. En effet, il s'agit essentiellement d'analyser des
conduites sociales riches de sens et de nuances.

De plus, l'approche qualitative permet de procéder à une recherche itérative, c'est-à-dire


qui se construit au fur et à mesure du va-et-vient entre le terrain et l'analyse. Cette façon
de faire a l'avantage de permettre au chercheur d'ajuster son questionnement au fil des
découvertes résultantes de son interaction avec les acteurs sociaux.

ÉCHANTILLONNAGE / LES COMPAGNIES SÉLECTIONNÉES

En espérant trouver le plus de contrastes possible dans les conceptions de l'enfance,


l'échantillonnage a été effectué de façon à sélectionner les compagnies selon leurs
caractéristiques spécifiques. Les critères de sélection concernent la situation géographique,
la clientèle, le nombre d'années d'existence, le type de théâtre pratiqué et les lieux de
diffusion privilégiés de chacune des compagnies. Cette manière de procéder devait
faciliter la comparaison et la diversification des données.

Les compagnies ont été approchées suivant divers processus. D'abord, certaines ont été
contactées à l'occasion d'une rencontre organisée en vue du lancement de la
programmation annuelle du Centre de Diffusion de Théâtre Jeunesse Les Gros Becs. Plusieurs
créateurs, ayant un spectacle inscrit à la programmation de 2002, étaient présents pour
exposer brièvement la démarche artistique du spectacle au public composé de quelques
enfants et de nombreux adultes, parents ou professeurs. À ce moment, certains créateurs
ont été abordés en vue d'établir un premier contact avec eux. Il a été convenu de les revoir
ultérieurement, et ce, la plupart du temps dans leur lieu de création respectif.
32

D'autres compagnies, n'ayant jamais diffusé aux Gros Becs, ont été sélectionnées après que
nous ayons été informées de leur existence suite à la consultation de la liste des membres
de TUEJ6. Ou encore, elles nous ont été référées par d'autres créateurs rencontrés en
entrevue.

À l'exception du Centre de Diffusion de Théâtre Jeunesse Les Gros Becs, qui se consacre à la
diffusion de spectacles, toutes les compagnies se destinent à la création théâtrale. Voici le
nom et le titre des créateurs rencontrés au sein de chacune des compagnies :

• Louise Allaire, directrice générale et artistique, Centre de Diffusion de Théâtre


Jeunesse Les Gros Becs (Québec).

• Louis Cartier, directeur artistique, metteur en scène, scénographe, auteur et


comédien, L'Atelier Bleu M'ajjjiiik (St-Rédempteur).

• Paul Vachon, directeur artistique, metteur en scène et clown, L'Aubergine (Québec).

• Jean-Philippe Joubert, directeur artistique, metteur en scène et comédien, Les


Nuages en Pantalons (Québec).

• Marc Duval, directeur artistique, scénariste, metteur en scène et comédien, IJIS


Productions Rêves en Stock (Québec).

• Jasmine Dubé, directrice artistique, metteure en scène, auteure et comédienne, Le


Théâtre Bouches Décousues (Montréal).

• Erik Daigneault, directeur artistique, auteur, metteur en scène et comédien, Le


Théâtre D'histoires et D'illusoire (Lévis).

• Gaston Roy, comédien et auteur, Le Théâtre d'Histoires et d'Illusoire (Lévis).

• Josée Campanale, codirectrice artistique, conceptrice de marionnettes et


scénographe, Le Théâtre de Sable (Québec).

• Gérard Bibeau, codirecteur artistique, auteur, metteur en scène, Le Théâtre de. Sable
(Québec).

6
Théâtres Unis Enfance Jeunesse (TUEJ) est une association sans but lucratif dont la mission principale est de défendre
les intérêts financiers de ses membres, des compagnies de théâtre d'autres disciplines artistiques qui créent et offrent
des spectacles professionnels accessibles aux jeunes publics. L'organisme est rapidement devenu un lieu de discussions
et d'échanges sur les pratiques administratives et les contextes de diffusion dans lesquels évoluent les compagnies de
théâtre professionnel. (Tiré du site Internet : www.gelogic.com/tuej/)
33

• Hélène Blanchard, codirectrice artistique, metteure en scène, Le Théâtre des Confettis


(Québec).

• Monique Rioux, codirectrice artistique, metteure en scène, Le Théâtre des Deux


Mondes (Montréal).

• Carol Cassistat, metteur en scène et comédien, Le Théâtre du Gros Mécano (Québec).

• Raymond Pollender, directeur artistique, auteur, metteur en scène, Le Théâtre du


Petit Chaplin (Montréal).

• Joël Da Sylva, directeur artistique, auteur, metteur en scène, musicien, comédien,


Le Théâtre Magasin (Montréal).

• Claire Lafrenière, codirectrice artistique, metteure en scène, musicienne,


manipulatrice de marionnettes, Le Théâtre Ourson Doré (Sorel).

• René Gélinas, codirecteur artistique, metteur en scène, scénographe, concepteur et


manipulateur de marionnettes, Le Théâtre Ourson Doré (Sorel).

LE TERRAIN : COLLECTE DES DONNÉES

Dans l'ensemble des méthodes de cueillette de données, la plus appropriée, compte tenu
de l'objectif de recherche, se révéla être l'entrevue semi-dirigée. Il aurait été possible
d'observer la construction de l'enfance au cours du processus de création des spectacles;
cependant, les échéances serrées de la maîtrise et les horaires plus étendus et irréguliers de
ce processus de création paraissaient incompatibles. Cette avenue fut donc écartée. De
même, il aurait été pertinent d'observer et d'analyser en profondeur plusieurs œuvres
théâtrales en cours de représentation. Or, le fait de recueillir le point de vue des créateurs
sur leur rapport à l'enfance répondait mieux aux diverses interrogations de la recherche.
Les entrevues mettront en lumière leur discours « sur » et « pour » l'enfant.

Grâce à l'usage d'un guide d'entretien, c'est-à-dire une liste des principales pistes de
discussion, la chercheuse s'est assurée que les interviewés abordaient les mêmes
thématiques, sans toutefois respecter nécessairement le même ordre. Vu la souplesse de ce
schéma d'entrevue, l'ajout de questions visant à préciser des éléments de réponse ou à
explorer de nouveaux aspects a été possible, de sorte que les données de terrain peuvent
être plus près de la réalité vécue sur le terrain. Ainsi, les répondants ont eu la liberté de
préciser leur pensée sur des thématiques nouvelles qu'ils jugeaient éclairantes. Au fil des
34

rencontres, les entretiens portaient davantage sur les questions ne faisant pas consensus,
nécessitant des éclaircissements ou encore, sur celles soulevées par les créateurs eux-
mêmes.

Les entrevues7 ont été effectuées entre les mois de juin et novembre 2002 auprès de dix-
sept créateurs issus de quatorze compagnies théâtrales différentes. La majorité des
conversations ont été enregistrées sur cassette audio et durent en moyenne une heure et
demie chacune. Deux interviews font exception, car l'essentiel des propos tenus a été noté
sur papier. Il s'agit des deux premières rencontres de la série et elles auront notamment
servi à valider le schéma d'entrevue et à le peaufiner. Au fur et à mesure des entrevues,
chacune d'elles a été retranscrite dans le respect du style « oral » propre à chaque créateur.

Parallèlement à ces entrevues, plusieurs observations ont été réalisées sur le terrain entre
les mois de septembre 2002 et mai 2003. Celles-ci auront permis de se familiariser avec le
milieu du théâtre destiné aux enfants en plus d'éclairer, de corroborer, de confronter, voire
de compléter les propos tenus par les créateurs en entrevue. Il a été possible d'assister à au
moins une représentation de chacune des compagnies, à quelques répétitions, ateliers de
création, représentations expérimentales et rencontres organisées généralement entre les
créateurs et leurs jeunes spectateurs.

En cours de recherche, une fois toutes les entrevues terminées, la participation à titre
d'adjointe à la direction artistique des Gros Becs, Centre de Diffusion de Théâtre Jeunesse, et la
réalisation d'une émission de radio8 à propos du théâtre « jeunes publics » ont multiplié les
contacts au sein de ce milieu. Ces expériences ont aussi contribué à approfondir les
connaissances du sujet et à orienter la recherche. Des avantages et des inconvénients
découlent de ces deux implications. D'une part, il a été possible d'établir un meilleur
contact avec les compagnies diffusées par les Gros Becs et d'avoir un point de vue régulier
et intérieur sur leurs pratiques. Par contre, cette position privilégiée n'a pas favorisé le
recul parfois nécessaire face à ces compagnies pour mieux les analyser et a aussi contribué
à approfondir les liens avec certaines compagnies, les faisant ainsi mieux connaître que les
autres.

7
Schéma d'entrevue en annexe 1.
8
Émission « Donne-moi la réplique » sur les ondes de CKIA, radio communautaire de Québec.
35

Ces observations de terrain et autres notes liées à la participation ont été colligées dans un
journal de bord, de même les programmes, articles de journaux et autres documents
relatifs aux diverses compagnies ont été conservés et examinés. Ces données de terrain
n'ont pas servi directement à dégager les conceptions de l'enfant présentées au chapitre IL
Par contre, leur consultation a aidé à valider ou relancer l'analyse des données d'entrevue.
S'il en a été décidé ainsi, c'est que la surabondance d'informations justifiait la sélection des
plus porteuses de sens. Or, les données d'entrevues s'avéraient plus complètes et
pertinentes pour répondre à nos objectifs de recherche.

L'ANALYSE DES DONNÉES

La méthode d'analyse est de type qualitatif. Dans un double désir de rigueur et de


découverte, l'analyse de contenu catégorielle a été choisie, car elle permet de tenir compte
de toutes les catégories abordées dans les entrevues, et ce, indépendamment de leur
fréquence. De plus, elle jette un éclairage particulier sur la signification de l'ensemble des
données de terrain en « permettant l'inférence de connaissances relatives aux conditions
de production/réception (variables inférées) de ces messages » (Bardin, 1977 : 43). Enfin,
cette méthode, impliquant le découpage ou codage du matériel en unités de sens, facilite la
réorganisation des données en vue de leur interprétation. Ainsi, ces données peuvent être
regroupées par catégorie et comparées de façon à faire ressortir leurs différences et leurs
similarités (Gauthier, 1997 : 334).

La « catégorie » est ici entendue au sens de « groupe de mots, de phrases ou d'images


ayant une signification intellectuelle et affective unique » (Mayer et Ouellet, 1991 : 489). La
catégorie constitue donc un noyau de sens en fonction de l'objet de recherche circonscrit
(Gauthier, 1997: 337). De plus, elle tient compte du contexte dénonciation d'une idée,
permettant alors de respecter la parole de l'interviewé et de conserver le sens accordé. La
catégorie peut comporter des éléments de contenu manifestes ou latents. Les premiers
étant plus évidents à interpréter que les seconds, associés à l'inconscient, dont
l'interprétation demande de la part du chercheur une plus grande connaissance du
contexte culturel. Heureusement, cette recherche s'intéresse à un aspect de la culture
d'origine de la chercheuse, cette dernière sera donc plus en mesure d'analyser la trame
cachée des entrevues.
36

VOICI CONCRÈTEMENT LES ÉTAPES SUIVIES POUR RÉALISER L'ANALYSE :

1) Retranscription : Toutes les entrevues ont été retranscrites en totalité. Les propos ne
concernant pas notre question de recherche ont été retranchés, mais conservés afin
d'y revenir ultérieurement en cas de besoin. Cette étape a favorisé la distanciation
avec le terrain.

2) Lecture exploratoire : Une première lecture, dite flottante, a facilité l'appropriation


de l'ensemble des propos tenus par les créateurs. Cette étape peut aussi être
qualifiée de préanalytique, en ce sens qu'elle a permis d'identifier de nombreuses
catégories qui sont officiellement constituées durant la phase de catégorisation.

3) Découpage : Lors d'une série de lectures subséquentes, plus attentives et plus


approfondies, les entrevues ont été découpées en unités de sens constituant un
énoncé « sur » l'enfant, c'est-à-dire un préjugé, une connaissance théorique ou
pratique, une image ou un souvenir à son égard. Ces unités de sens peuvent aussi
constituer un énoncé « pour » l'enfant, c'est-à-dire faire référence à un aspect de la
pratique qui a été adapté ou pensé en fonction de cet être. Ces multiples lectures
ont orienté la réflexion et permirent de vérifier diverses hypothèses interprétatives
au fur et à mesure de leur émergence.

4) Classification ou catégorisation : À cette étape, il s'agissait de mettre en ordre ou en


relation toutes les données d'entrevues grâce à leur traitement informatique. Elles
devaient être classifiées selon les catégories induites au moment de l'élaboration de
la problématique de recherche ou au cours du terrain ou de la lecture
préanalytique des données (L'Écuyer, dans Deslauriers, 1987: 56-59). Dans un
premier temps, chacune des unités de sens a été isolée sur une fiche indépendante.
Dans un deuxième temps, ces fiches ont été regroupées selon la catégorie dont elles
relevaient. Par exemple, toutes celles portant sur les caractéristiques de l'enfance
ont été rassemblées. Dans un troisième temps, certaines catégories liées entre elles
ont été jointes pour composer une macrocatégorie. D'autres ont plutôt été divisées
en sous-catégories. Cette classification fut un travail de dur labeur, car les unités de
sens placées dans une même catégorie devaient être cohérentes entre elles et ne pas
37

pouvoir être classées ailleurs. À la fin de ce processus, les macrocatégories


correspondront aux diverses conceptions de l'enfant.

5) Analyse verticale : Chacune des catégories obtenues a été décrite de façon à rendre
compte de son contenu. En fait, il s'agit d'évaluer de quoi les créateurs parlent
quand ils élaborent « sur » l'enfant et développent un langage théâtral « pour » lui
et de voir essentiellement ce qu'ils en pensent et ce qu'ils font. Les résultats de cette
lecture particulière des données se retrouvent au deuxième chapitre.

6) Analyse horizontale : Afin d'établir des liens entre toutes les entrevues, entre les
points de vue des créateurs, et ainsi donner une dimension nouvelle au corpus de
données, les nombreuses catégories ont été comparées entre elles d'après leurs
divergences (chapitre III) et leurs convergences (chapitre IV).

LIMITES DE LA RECHERCHE ET PERTINENCE SCIENTIFIQUE

Les diverses méthodes de cueillette et d'analyse comportent des limites. Par exemple,
l'analyse de contenu catégorielle suppose le découpage des entretiens en plus petites
unités de sens. Or, celles-ci sont définies et ensuite classifiées d'après l'interprétation qu'en
fait le chercheur, risquant de passer à côté du sens accordé par le répondant; c'est
pourquoi les unités de sens ont toujours été envisagées en fonction de leur contexte
dénonciation afin de se rapprocher au mieux du point de vue des créateurs. Ce fut
possible grâce à l'élaboration d'un système de repérage faisant correspondre un énoncé
avec l'entrevue dont il a été tiré.

Par ailleurs, il aurait été souhaitable de rencontrer les créateurs une deuxième fois, et ce,
afin d'approfondir certains éléments des entrevues, mais faute de temps, il n'a pas été
possible de le faire; par conséquent, les résultats obtenus peuvent s'avérer superficiels et
incomplets à certains égards. De plus, il est impossible de généraliser les résultats de cette
recherche qui ne peuvent s'appliquer qu'aux cas étudiés. Plus de quatre ans se sont écoulé
depuis le début de la recherche, la réalité sociale étant complexe et en perpétuelle
transformation, les propos et les pratiques des créateurs rencontrés ont sans doute changé.
Ce mémoire est donc le fruit de la conjoncture d'un moment, il reflète l'état du terrain tel
qu'étudié à travers les entrevues réalisées entre les mois de juin et novembre 2002.
38

CHAPITRE 2 : TROIS CONCEPTIONS DE L'ENFANT

Ce chapitre constitue le cœur du mémoire. Il dévoile les trois principales conceptions de


l'enfant qui influencent les créateurs dans leur pratique théâtrale, en insistant sur leurs
divergences. Il en ressort que chacune d'elles correspond plus particulièrement à un genre
de théâtre précis, soit récréatif, éducatif et artistique. Il faut tout de même préciser que ces
catégories ne sont pas toujours aussi étanches qu'il pourrait le sembler à la lecture des
prochaines pages. Il semble possible d'affirmer qu'il existe un lien évident entre la vision
de l'enfance qu'a un créateur et l'expérience théâtrale qu'il désire faire vivre à son jeune
spectateur en privilégiant une forme et des contenus aux spectacles qu'il crée.

Dans un souci de respecter les propos des répondants, nous avons choisi de conserver le
style « oral » des extraits d'entrevues qui ont été sélectionnés pour illustrer leur point de
vue respectif. Le lecteur excusera donc certaines tournures de la langue orale moins
appropriées à l'écrit. De plus, l'ensemble des idées véhiculées sur l'enfant au sein de
chacune des trois conceptions ne sont pas celles de l'auteure, mais bien celles émises par
les créateurs. Dans le but d'alléger le texte et d'en rendre la lecture plus agréable, nous
avons cru nécessaire de ne pas le répéter pour chacun des énoncés donnés. Ainsi, ceux-ci
sont des affirmations subjectives sur la réalité de l'enfant et sont propres à quelques
informateurs bien plus que des vérités déclarées comme universelles et approuvées par la
chercheuse.

À ce moment-ci du mémoire, nous ne portons aucun jugement sur ce qui a été dit et ne
nous attardons pas encore à en faire l'analyse. Il importe avant tout de décrire les données
empiriques de manière à faire ressortir les liens qui les unissent. C'est seulement ainsi que
nous parviendrons à révéler les divers systèmes de pensée qui leur sont sous-jacents.

Avant d'entrer dans le vif du sujet, le profil des quatorze compagnies approchées, dont
sont issus les dix-sept créateurs interviewés, sera brièvement dessiné. De cette manière, le
lecteur sera plus en mesure de situer chacune des conceptions de l'enfant en fonction du
39

milieu culturel dont elle émerge. Les compagnies ont été regroupées selon deux catégories,
celles qui s'inscrivent dans l'histoire officielle du théâtre québécois pour enfants écrite par
Beuachamp (1980), et les autres. Cette classification, bien qu'imparfaite, permet de décrire,
avec une économie de mots, deux ensembles de compagnies présentant des
caractéristiques similaires.

PROFIL DES COMPAGNIES APPROCHÉES

LES COMPAGNIES QUI S'INSCRIVENT DANS LE COURANT DE L 'HISTOIRE OFFICIELLE g

Dix des dix-sept créateurs rencontrés représentent neuf compagnies s'inscrivant dans le
courant du théâtre « jeunes publics ». Les compagnies10 en question sont :

• Le Théâtre de l'Aubergine
• Le Centre de Diffusion de Théâtre Jeunesse Les Gros Becs
• Le Théâtre Bouches Décousues
• Le Théâtre de Sable
• Le Théâtre des Confettis
• Le Théâtre des Deux Mondes
• Le Théâtre du Gros Mécano
• Le Théâtre Magasin
• Les Nuages en Pantalons

D'après Hélène Beauchamp (1980), chacune d'elles a contribué à l'évolution du milieu


théâtral québécois destiné aux enfants. Plusieurs sont à l'origine de ce qu'il est aujourd'hui
et ont amorcé leur aventure au cours des années 1970. Une seule fait exception, le Théâtre
Les Nuages en Pantalonsu en est une de « l'émergence », selon l'expression du créateur qui
la représente. Existant depuis peu, elle s'inscrit néanmoins dans la continuité de cette
histoire officielle. Ainsi, les pratiques de ces compagnies sont en perpétuelles
transformations, mais elles suivent certaines tendances qui marquent aussi le théâtre en
général tel qu'il se pratique ici et ailleurs à l'étranger.

9
Telle qu'elle est présentée dans le livre d'Hélène Beauchamp s'intitulant Le théâtre pour enfants au Québec publié
en 1980.
10
Le nom de ces compagnies sera toujours placé en italique dans le texte.
" Au moment de l'entrevue, la compagnie en était à créer son premier spectacle pour enfants. Nous avons donc eu la
chance de suivre de plus près le processus de création de ce qui allait devenir Miroir miroir.
40

FORMATION DES CRÉATEURS

La plupart des créateurs possèdent une formation académique professionnelle reconnue


par le milieu des arts de la scène au Québec soit en jeu dramatique pour la majorité et en
art du cirque pour l'un d'eux. Ces formations sont offertes principalement par le
Conservatoire d'art dramatique de Québec et de Montréal et l'École Nationale de Théâtre
de Montréal. Trois créateurs font exception à la règle et ont été formés dans d'autres
domaines ou dans un contexte différent : en arts visuels, en enseignement du français et au
sein d'une troupe de théâtre universitaire.

Ces créateurs ont des expériences variées du milieu théâtral destiné aux enfants.
Ils portent un ou plusieurs chapeaux liés à la création ou à la diffusion d'un spectacle,
celui de directeur artistique, d'auteur, de comédien, de metteur en scène, de musicien, de
danseur, de clown et de concepteur visuel.

LIEUX DE DIFFUSION ET RÉSEAUTAGE

Ces neuf compagnies de création ou de diffusion sont reconnues par le milieu officiel et
professionnel des arts de la scène. Elles se produisent en tournée dans les salles
spécialisées au Québec, parfois au Canada et voire même à l'étranger. Celles-ci profitent
des réseaux de diffusion bien établis et des nombreux festivals pour rejoindre leur public.
Elles s'adressent à deux catégories de public, l'un familial et l'autre scolaire. Dans le
premier cas, les enfants fréquentent les théâtres accompagnés des membres de leur famille
les après-midi de fin de semaine et, plus rarement, les soirs. Dans le second cas, ils
assistent avec leurs professeurs à ces mêmes spectacles présentés en semaine en avant-
midi et en après-midi.

Le Centre de Diffusion de Théâtre Jeunesse Les Gros Becs, approché dans le cadre de cette
recherche, facilite la diffusion de spectacles jeunes publics dans la grande région de
Québec. Il a été mis sur pied à l'initiative de trois compagnies auxquelles l'une s'est ajoutée
en cours de route. Il s'agit du Théâtre du Gros Mécano, du Théâtre des Confettis, de
L'Aubergine et du Théâtre de Sable. Celles-ci ont trouvé avantageux de s'associer afin de
développer un marché commun qui est plus important. Quelques créateurs de chacune
des compagnies membres siègent au conseil d'administration des Gros Becs. La directrice
41

artistique de ce centre a pour tâche notamment d'offrir dans sa programmation annuelle


une douzaine de spectacles créés par des compagnies professionnelles du Québec et de
l'étranger à sa clientèle qu'elle cherche à fidéliser. En parallèle, et ce, depuis quelques
années, des activités, ateliers et rencontres avec les artistes du théâtre jeunes publics sont
aussi proposés dans le but de créer des liens entre les artistes et le public. Les Gros Becs se
consacrent plutôt à la diffusion et à l'éducation du public qu'à la création de spectacle.

À certaines occasions, les neuf compagnies de cette catégorie se côtoient lors de festivals
de théâtre professionnel et dans le cadre de la Bourse RIDEAU12. De plus, celles-ci ont
formé des associations qui leur permettent de se rassembler autour de tables de discussion
dans le but de réfléchir sur leurs conditions de travail. Ainsi, elles prennent position sur
l'ensemble des décisions concernant la politique culturelle, la politique des prix, les
pratiques administratives, les contextes de diffusion, l'établissement de circuits de tournée,
la régionalisation et la décentralisation. Par ailleurs, elles échangent des réflexions entre
elles par rapport à plusieurs problématiques liées à la pratique théâtrale destinée aux
enfants.

C'est grâce à ces rencontres notamment que la pratique du théâtre jeunes publics s'est
développée en suivant certains courants de pensée, de sorte qu'il a été possible pour
Hélène Beauchamp (1980) d'en suivre l'évolution. Les compagnies13 tenues à l'écart de ces
échanges fructueux ont par conséquent suivi des voies différentes. Certaines d'entre elles
créent donc des spectacles semblables à ceux qui sont associés par Beauchamp à une
époque apparemment « révolue » ou « désuète » du théâtre pour enfants au Québec.

MOYENS FINANCIERS

Ces compagnies de création et de diffusion sont reconnues à but non lucratif. Elles
dépendent donc de rares dons privés et plus particulièrement de subventions
gouvernementales provenant pour la majorité des cas du Conseil des arts et des lettres du
Québec, du Fonds de stabilisation et de consolidation des arts et de la culture du Québec
et du Ministère de la Culture et des Communications du Québec. Depuis les années 1990,
12
RIDEAU (Réseau Indépendant des Diffuseurs d'Evénements Artistiques Unis) : ce réseau permet aux
diffuseurs de se réunir une fois l'an afin de prendre connaissance des spectacles mis en circulation par
diverses compagnies des arts de la scène.
lj
Ces compagnies seront décrites dans la prochaines section.
42

le Ministère de l'Éducation, le Ministère de la Culture et le Conseil québécois du Théâtre


s'entendent pour favoriser un contact direct des enfants avec le théâtre par le biais des
sorties scolaires. Des fonds nécessaires à la survie des compagnies sont alors débloqués.

En effet, ces montants d'argent sont essentiels à la poursuite de l'aventure du théâtre


jeunes publics, car les recettes des représentations sont insuffisantes pour couvrir les frais
liés à la création et la production d'un spectacle. Notamment, les périodes de création
s'échelonnant sur quelques années, parfois entre deux et quatre ans, elles engendrent des
dépenses multiples, mais en revanche, ne rapportent rien en terme d'argent. De plus, dans
une logique de démocratisation de l'art, le coût des billets est relativement bas, soit
environ une dizaine de dollars, ce qui permet aux familles de se les procurer, mais n'assure
pas la satisfaction des besoins financiers des compagnies qui les vendent.

LES COMPAGNIES QUE L'HISTOIRE OFFICIELLE A OUBLIÉES

Cinq compagnies de création approchées se situent en dehors de l'histoire officielle du


théâtre pour enfants au Québec (Beauchamp, 1980). En effet, elles ne s'inscrivent pas dans
la logique de son évolution du fait qu'elles pratiquent un genre de théâtre associé à une
époque passée, soit divertissant ou éducatif. Ces compagnies ont des histoires
indépendantes les unes des autres, néanmoins elles partagent plusieurs caractéristiques. Il
s'agit de :

• L'Atelier Bleu M'ajjjiiik

• Les productions Rêves en Stock

• Théâtre D'Histoires et d'Illusoire

• Théâtre du Petit Chaplin

• Théâtre Ourson Doré

FORMATION DES CRÉATEURS

La plupart des sept créateurs de ces compagnies ne possèdent pas de formation


professionnelle et spécifique au milieu du théâtre. Ils arrivent de disciplines variées soit en
communication et cinéma, en théâtre de niveau collégial, en animation, en éducation, en
arts visuels, en musique et en anthropologie. Ce sont des autodidactes qui ont appris leur
43

métier par la pratique, en suivant des stages et en se documentant sur le théâtre et sur
l'enfant. Plusieurs sont polyvalents : ils jouent, écrivent, mettent en scène, conçoivent les
marionnettes et accessoires et s'occupent de la conception des éclairages et des bandes
sonores.

LIEUX DE DIFFUSION ET RÉSEAUTAGE

Ces compagnies ne profitent pas des réseaux de diffusion officiels comme celui des Gros
Becs. Afin de subsister, elles doivent développer leur propre marché, ce qui les amène
parfois à entrer en concurrence les unes avec les autres.

À l'exception d'une compagnie qui se produit au Jardin spectaculaire du Jardin botanique


de Montréal, les autres font la tournée des écoles, des salles municipales, des
bibliothèques, des parcs, de divers festivals (différents de ceux fréquentés par les
compagnies de la catégorie précédente) et autres lieux publics. Elles tournent à l'échelle
régionale ou provinciale; une seule est sédentaire.

MOYENS FINANCIERS

Ces compagnies ne vivent pas en majeure partie de subventions gouvernementales, bien


qu'il leur arrive d'en obtenir, mais rarement des mêmes ministères que le théâtre dit
« jeunes publics ». Elles dépendent plutôt de quelques acheteurs spécifiques, comme les
écoles, les bibliothèques, les carnavals, les festivals et les musées. C'est sans doute en
développant ces multiples créneaux forts différents que celles-ci en sont venues à ne pas
s'adresser aux mêmes milieux, et donc à se distinguer entre elles. Parfois, ces compagnies
créent des spectacles en fonction des commandes que des acheteurs leur passent. D'autres
fois, elles le font en cherchant à s'inscrire dans les thématiques privilégiées par leurs
clientèles potentielles. Sinon, elles créent d'abord et vendent ensuite le spectacle à qui s'y
intéresse.
44

LES TROIS CONCEPTIONS DE L'ENFANT

Voici enfin illustrées les trois conceptions de l'enfant qui ressortent des entrevues. Elles
découlent du discours de chacun des créateurs « sur » et « pour » l'enfant.

CONCEPTION RÉCRÉATIVE

Où l'on démontrera comment cinq créateurs deviennent complices des jeux et plaisirs de
l'enfant spontané, rieur, naïf et réceptif. Où leur théâtre participatif et divertissant célèbre
l'authenticité de l'enfance.

CÉLÉBRER L'ENFANCE

Les créateurs ayant une conception récréative de l'enfant pensent que celui-ci est
foncièrement heureux, et pourtant inconscient de l'être. En effet, il ne le réalisera que plus
tard (Erik). Sa facilité à envisager la vie dépend de sa capacité à vivre le temps présent
(Gaston). Si la vie sourit à l'enfant, c'est qu'il vit avec son cœur, alors que l'adulte croule
sous les soucis et les problèmes en vivant avec sa tête (Erik). Pour Erik, le cœur est le siège
de l'authenticité et des émotions vraies, tandis que la tête représente la raison et le
mensonge. Il valorise le cœur au détriment de la tête et associe ce premier organe à l'enfant
et le second à l'adulte. À travers ce jeu d'associations s'exprime un penchant favorable
pour l'enfance. Aux yeux d'Erik, cette période de la vie respire un bonheur sincère auquel
il aspire en s'efforçant de préserver son « cœur d'enfant ». Erik souhaite que l'enfance
« dure longtemps ». En tant que créateur, il s'adresse à cette part d'enfance enfouie chez
l'adulte : « II faut rejoindre l'enfant, même chez l'adulte ».

La nature de l'enfant le place en état d'être constamment lui-même. Il ne parvient pas


encore à moduler ses émotions, ses réactions, ses expressions, ses attitudes et ses
comportements. Ignorant ce que la culture attend de lui, il demeure lui-même, soit un être
authentique. Ainsi, il est plus brut et plus naturel que l'adulte trop civilisé. En vieillissant,
l'enfant fait l'apprentissage des modèles à adopter et des limites à ne pas dépasser. La
culture le déforme en le contraignant à tout raisonner. L'adulte n'est alors qu'un enfant
dompté, oublié et refoulé. Il est le signe du déclin de la nature humaine. C'est donc la
pureté et l'authenticité de l'enfant qui semble le rendent si précieux aux yeux des créateurs
45

de ce groupe. Ceux-ci cherchent donc à lui offrir un espace où il pourra s'exprimer


librement.

Les enfants apparaissent comme des exemples à suivre, des modèles à défendre et des
êtres à préserver. Ils sont source d'inspiration et d'enseignement pour les créateurs : « En
tant que comédien, les enfants sont une grosse partie de ma nourriture. Ils m'ont aidé à
comprendre beaucoup de choses » (Erik). Pour Gaston, l'enfant est « une richesse
présentement » du fait de « son innocence » et de sa « spontanéité ». Il s'en inspire :
« Je cherche leur spontanéité pour faire émerger la mienne ».

Devant les enfants, le jeu des comédiens peut être « beaucoup plus près » et « plus vrai »
qu'avec les adultes, car ils sont plus « contemplatifs » (Gaston). Les enfants s'expriment de
façon « très directe, très spontanée » face au spectacle (idem). Cette particularité rend ce
public plus enclin à embarquer dans un théâtre interactif : « Ils aiment ça anyway » (idem).
C'est pourquoi jamais les créateurs n'éprouvent le besoin de forcer les enfants à participer.
Claire explique : « Les enfants aiment ça et souvent, on n'a pas besoin de leur demander
quelque chose de compliqué. À un moment, je me disais, dans les pièces, il faut qu'à toutes
les huit minutes il y ait un "oui", un "non", un rire, une participation quelconque ou un
applaudissement. Parfois, les enfants applaudissent aux changements de décor. Ça rythme
l'action ».

Les enfants réagissent naturellement de bon cœur, mais ils sont tout de même exigeants
face à un spectacle. Ils s'attendent à ce que les adultes « s'occupent d'eux » (Erik). Sinon, ils
deviennent « durs » et « difficiles ». En effet, il arrive qu'ils reconnaissent avec peine le
travail des artistes. Surtout à notre époque, car les enfants « sont de plus en plus adultes ».
À mesure qu'ils gagnent en maturité, ils perdent en ouverture d'esprit, en naïveté et en
réceptivité. Selon Erik, les enfants d'aujourd'hui ne sont plus ce qu'ils étaient. Claire paraît
d'accord avec lui puisqu'elle semble attribuer fondamentalement l'ouverture d'esprit à
l'enfance. Alors que les adultes comparent et réfléchissent trop, les enfants savent « faire la
part des choses » (Claire). Ils ne diront pas : « Ah! Il y a un meilleur spectacle que l'autre »
(idem). Vieillir devient le symptôme d'une régression. Voilà pourquoi il importe de
célébrer l'enfance.
46

TOUT POUR LUI PLAIRE

Comme toute célébration comporte la notion de plaisir, les créateurs cherchent d'abord à
plaire aux enfants en satisfaisant leurs goûts particuliers. Ainsi, Marc prétend :
« [...] On connaît les enfants. Je te disais que j'étais éducateur jeunes publics si l'on veut,
de la petite enfance; Norbert, lui, est plus au primaire. On a cette formation et l'on sait ce
qu'ils aiment et n'aiment pas. On essaie d'aller loin là-dedans aussi ». Il profite aussi de
côtoyer des enfants de son entourage pour faire des laboratoires et adapter sa création à
leurs goûts : « Souvent, on fait des tests dans nos petites familles. À mon gars, je dis :
"Aimerais-tu ça voir telle affaire?" Il me répond "oui" ou "non". S'il resté indifférent, je ne
le mettrai pas » (idem) en tant que comédien, ils jouent en fonction de ce qui plaît aux
enfants. Il amplifie les gestes, joue « plus gros » : « On exagère aussi dans le sens que c'est
possible d'exagérer ».

Toujours dans l'optique de plaire, les créateurs tâtent constamment le pouls de la salle lors
d'une représentation, de manière à procéder à quelques ajustements selon les diverses
réactions des enfants. Rapidement, « dès les cinq premières minutes d'un spectacle », les
enfants vont exprimer leur contentement (Marc). « Si ça ne les intéresse plus », ils nuiront
au bon déroulement de la représentation (Gaston). Les enfants vont dire que « c'est plate»
ou se mettre à bouger. Devant une telle situation, les créateurs doivent « régler ça très
rapidement ». L'interprétation des réactions des jeunes spectateurs diffère de celle des
adultes. Le « silence absolu » est signe d'intérêt chez ces derniers, alors qu'il est
« pratiquement impossible » avec les premiers. De plus, le spectateur adulte ennuyé est
capable d'attendre sans jamais communiquer son désintérêt et décider de partir à
l'entracte, alors que les enfants ne contiennent ni leur ennui, ni leur plaisir qui s'expriment
par des rires francs (Marc). « Si ça ne rit pas, si ça ne réagit pas, ça regarde mal » (Gaston).

L'attention des enfants est limitée, car ils restent difficilement concentrés pendant une
heure, « surtout quand ça les sollicite » (Marc). Cette caractéristique plus « négative » est
vite atténuée par Claire qui s'empresse de la normaliser même chez l'adulte :
«[...] Il y a une baisse d'attention et c'est comme normale. C'est comme nous quand on va
au théâtre, notre esprit s'en va et l'on revient. Ce n'est pas tout le monde qui a le même
niveau de concentration ». Or, un autre affirme que des spectateurs qui « viennent
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vraiment pour ça vont écouter, même les enfants, parce qu'ils viennent vraiment pour ça »
(Erik). Solliciter la participation de l'enfant pendant un spectacle permet souvent de
renouveler sa concentration. Si le créateur parvient à capter son attention et qu'il écoute
jusqu'à la fin du spectacle, alors les comédiens ont réussi « un tour de force » (Claire).

Du point de vue de Marc, cette grande réactivité des enfants est « géniale ». Il les écoute
pour s'ajuster en cours de représentation : « Oui, notre public nous fait parfois découvrir
des choses. Jusqu'où l'on peut aller? [...] C'est ça qui est génial. [...] Quand je vois que ma
foule commence à bouger, je coupe des scènes ». Les différents ajustements effectués sur
un spectacle sont de nature à susciter l'intérêt et à capter l'attention des enfants. L'humour,
les effets spéciaux, les combats d'épées et le black light u sont autant de moyens employés
parce qu'ils « impressionnent énormément » (Gaston). Émerveillés, les enfants s'accrochent
au spectacle et ne dérangent plus. Par ailleurs, ils aiment la répétition et paraissent
sensibles au rythme du spectacle (Marc). En ce sens, habitués de vivre dans un monde où
« ça va très rapidement », les enfants préfèrent lorsqu'il n'y a pas de « temps morts ». Ce
créateur l'a bien compris et il précise :«[...] On passe d'une scène à l'autre et ça coule, ça
coule bien. Il y a même des gens, moi je ne les vois pas mes spectacles, mais des gens me
disent "c'est essoufflant" ».

NOURRIR SA PERSPICACITÉ

Les enfants surprennent les créateurs tant ils regorgent de capacités insoupçonnées. Ils
sont vifs et comprennent parfois sans qu'il soit nécessaire d'apporter d'explications. Par
exemple, ils différencient la plupart du temps le théâtre de la « vraie vie » (Claire). De
plus, ils saisissent les conventions théâtrales sans les connaître et déchiffrent la
personnalité des personnages à travers « leur physique, leurs mimiques, leur attitude et
leur costume » (Marc). Marc ajoute : « Ça, c'est instantané! » Les créateurs peuvent donc
offrir à l'enfant des pièces compliquées qui sont loin d'être enfantines.

Les enfants méritent mieux qu'un théâtre « enfantin » (Claire). Il n'est pas question de les
infantiliser. Selon Gaston, « infantiliser, c'est prendre un enfant par la main et dire : "Viens

14
Effet de lumière bleutée qui permet, dans le noir complet, de ne faire ressortir que les couleurs pâles. Ainsi par
exemple, un personnage habillé tout de noir sera invisible au public, mais le chapeau blanc qu'il pourrait avoir
sur la tête semblera voler dans les airs.
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mon petit bonhomme". C'est prendre un enfant pour un enfant, alors qu'il est beaucoup
plus intéressant de le prendre pour un adulte et de se rendre compte qu'il est beaucoup
plus avancé, plus intelligent qu'on le croit». Il affirme : «[...] ça transparaît beaucoup
dans le langage utilisé. Ça transparaît aussi dans le taux d'explication mis autour d'un
élément. Expliquer vingt fois la même chose, c'est un peu trop. »

Les adultes proposent donc aux enfants des spectacles au langage adulte. Une créatrice
définit ainsi son théâtre : « II y a beaucoup de textes, des intrigues, il y a des pièces de
Guignol avec 35 pages de texte, ça roule. La marionnette à gaine est très verbale, c'est
littéraire. Il y a des mots, ce n'est pas simple comme écriture » (Claire). Marc se souvient
qu'enfant, il parvenait à suivre des émissions de télévision presque « pour adultes » : « [...]
on parle souvent de Sol et Gobelet de notre côté, tu regardes ça et Sol et Gobelet, c'est pour
adultes cette affaire-là. Les textes sont difficiles, le vocabulaire est très compliqué, mais ça
passait très bien. Je me souviens d'avoir écouté ça quand j'étais jeune et ça passait très
bien. Je ne comprenais peut-être pas tout le contexte ».

Néanmoins, les créateurs s'interrogent sur sa capacité de compréhension. C'est pourquoi à


l'occasion, après une représentation, ils prennent contact avec le public lors d'une période
de discussion. « Ça permet de voir ce qu'ils ont assimilé, ce qu'ils n'ont pas compris, et de
quelle façon ils l'ont compris » (Gaston). Sans aller jusqu'à l'infantiliser, les créateurs
reconnaissent que l'enfant ne comprend pas tout au même niveau que l'adulte : « Nous, on
joue pqur les enfants d'abord, au niveau visuel, gestuel, puis dans notre discours. On parle
beaucoup aux adultes aussi. Il y a deux niveaux si on veut, et l'on ne se gêne pas de le
faire » (Marc).

DIVERTIR SANS INTENTION

L'enfance est définie comme une période de la vie présentant une grande liberté. Grâce à
l'innocence des débuts, elle ne croule pas sous le poids des conventions sociales et des
responsabilités étouffantes et naturellement, les enfants vivent de façon libre. Ils doivent
pouvoir jouir de cette liberté qui les inscrit entièrement dans le temps présent le plus
longtemps possible avant de la perdre comme adulte. Or, la société tend déjà à faire
pression sur eux trop jeunes, les poussant à se projeter dans l'avenir, à effectuer des choix
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de carrière à un âge aussi précoce que quatorze ans (Erik). Elle agit en allant à l'encontre
de la liberté fondamentale de l'enfance de façon à satisfaire ses propres intérêts. Or, le
moment n'est pas opportun pour eux de répondre aux exigences de l'âge adulte.

Les créateurs paraissent regretter cet âge d'or qu'est l'enfance et tentent de retarder son
passage vers le monde de la maturité et des contraintes en lui offrant des spectacles qui
célèbrent sa liberté. En réaction à cette pression de la société jugée abusive et
« épouvantable » sur les enfants, Erik souhaite leur « livrer du pur divertissement ».
Sans intention autre que d'offrir du plaisir, il s'assure ainsi de ne brimer d'aucune façon la
liberté de l'enfance. Au contraire, il permet à l'enfant d'être complètement lui-même le
temps d'une représentation. Celui-ci doit avoir un espace où il est libre de se laisser aller et
d'exposer sa véritable nature qui est celle d'un être bien peu discipliné. Erik a voulu
« livrer un cadeau théâtral » aux enfants. Pour ce faire, il a donné des rôles à une quinzaine
de gymnastes âgés de dix à douze ans dans son spectacle Peter Pan. Or, ces derniers étaient
déjà trop disciplinés, déjà presque plus des enfants, car ils ne se laissaient pas aller au jeu
dramatique avec aise. À ce sujet, il se confie : « On leur a fait jouer les enfants perdus, des
enfants irrévérencieux, mal élevés, et on a eu de la misère. Parce que les gymnastes, c'est :
"remonte sur la poutre, go!". Là, on leur a dit : "faites des grimaces". Pas sûr! »

MANIPULER AVEC RESPECT

Bien qu'il paraisse libre, l'enfant est facilement manipulable. Il s'agit de savoir comment s'y
prendre. Un adulte peut lui faire « gober » n'importe quoi s'il le fait de façon détournée et
surtout de la bonne manière. Sachant que l'enfant aime s'amuser et jouer, le créateur peut
espérer lui « apprendre des notions d'histoire de façon agréable » à son insu (Gaston). Il les
retient d'ailleurs bien mieux s'il les reçoit ainsi, c'est-à-dire avec plaisir. Il ajoute : « C'est
toujours plaisant de leur apprendre des notions d'histoire de façon agréable. On a plus de
chance que ça leur reste dans la tête que par des cours magistraux. Moi, il ne m'est rien
resté de mes cours magistraux. C'était particulièrement ennuyant » (idem). De même,
Gaston prétend parvenir à transmettre aux enfants des « grandes » valeurs, en les enrobant
un peu: «[•••] Si on leur passe sous-jacent un message moral à travers une aventure
amusante, ils vont le prendre plus facilement. Puis, si on leur passe l'information, des
connaissances, ça, ils vont le gober » (idem).
50

Cette tendance qu'a l'enfant à se laisser influencé semble contradictoire avec son
extraordinaire liberté mentionnée plus haut. En effet, rétif à la morale, il lui arrive pourtant
de croire à l'existence de personnages sortis tout droit de l'imaginaire des adultes, prenons
le cas du Père Noël, du Bonhomme Sept heures et de la fée des dents, par exemple. Ainsi,
l'enfant fait impunément confiance à l'adulte et devient réceptif lorsqu'il réussit à toucher
son imaginaire avec féerie, fantaisie et magie. C'est d'ailleurs ce côté magique du théâtre
qui plaît à l'enfant. C'est l'aspect éphémère qui « donne de la valeur à la représentation »
(idem). Voilà pourquoi l'enfant est naturellement attiré par le théâtre comparativement aux
films dont il se gave : « Je pense que oui, la cassette, il va l'oublier plus vite pour s'en être
gavé. Une cassette vidéo, en la revoyant, tu peux la décortiquer, comprendre comment ça
s'est construit et tu perds de la magie beaucoup en faisant cet exercice-là » (idem).

Cette facilité à manipuler l'enfant est attribuable à sa naïveté caractéristique. Elle le porte à
croire et à faire confiance aux propos des adultes. Autant ces derniers peuvent en profiter
pour lui transmettre valeurs et connaissances louables, autant certains s'en servent dans
un intérêt purement égoïste. À tel point qu'Erik s'en inquiète :

Tu peux leur faire manger n'importe quoi et Dieu seul sait qu'il y en a beaucoup,
Annie Brocoli, Shoot the fucker, Machin le coureur de bois, les clowns musiciens, toute
l'espèce de scrape, j'aime cent mille fois mieux les mini-spice girls, je préférais de loin
Carmen Campagne, parce que cette dernière cultive un folklore très important dans
ses chansons, il y a un legs qui se fait. La Bonne chanson, c'est fondamental, l'art c'est
vivant [...] C'est important de le partager.

Les créateurs se défendent bien de manipuler l'enfant en profitant à outrance de sa naïveté


ou dans un dessein personnel trop intéressé. Encore mentionnent-ils de lui laisser la liberté
de s'ouvrir et de croire, d'avoir le dernier mot : « Les jeunes y croient à tout ça. [...] Est-ce
que le Père Noël existe, moi je ne dis pas oui ni non, il vient nous rencontrer, il vient
rencontrer les enfants. Les enfants font ce qu'ils veulent après ça » (Marc). Marc cherche à
démontrer son grand respect de la naïveté de l'enfant en se jouant de celle-ci sans pour
autant en rire : « Lorsque tu as compris la naïveté de l'enfance, c'est lefun, parce que tu te
dis : "Bon, on va jouer là, ils vont stooler, ils vont faire ci, ça". Parfois, ils embarquent dans
notre panneau, mais carrément. C'est ça qui est drôle, qui est le fun » (idem). Il se décrit
d'ailleurs lui-même comme une personne naïve qui se laisse prendre à croire la « bonne
histoire » d'un « bon conteur ». Comme pour l'enfant, à partir du moment où « c'est moi
qui croit à ça, tant mieux » (idem).
51

L'adulte, pour être reconnu comme tel par la société, semble devoir démontrer qu'il a
perdu cette naïveté de l'enfance. Or, Erik la considère comme une qualité devant être
préservée, bien que difficile à porter pour un adulte. Voici ce qu'il dit de lui-même :
« Je suis malheureusement plus qu'un enfant dans mon cœur, et c'est difficile d'être un
enfant. Je fais partie de ces êtres humains qui pensent que la naïveté est une qualité »
(Erik). Il se scandalise d'ailleurs de la perte précoce de cette qualité chez les enfants
d'aujourd'hui. Alors qu'auparavant ils formaient « le plus beau public » du fait de
posséder cette particularité, ils perdent maintenant la palme à l'honneur des « adultes
handicapés mentaux » qui forment désormais ce « public extraordinaire » heureux et facile
à émerveiller {idem).

FAVORISER SON EXTÉRIORISATION

Les enfants sont de vrais petits sauvages. Ce qui est « affreux, sale et méchant » les attire
(Claire). Ces trois adjectifs définissent des univers généralement tabous desquels les
enfants sont soustraits. Or, Le Théâtre Ourson Doré se vante d'être « du bord des enfants »
en leur offrant des spectacles auxquels justement ces adjectifs s'appliquent bien : « Une
fois, on jouait à Montréal, on faisait la tournée des parcs de la ville et dans le journal c'était
écrit, "Les marionnettes de Claire et René sont affreuses, sales et méchantes. Venez les
voir, mais ne le dites pas à vos parents". Je me disais : Wow ! on est du bord des enfants,
ils viennent, ils voient des monstres, ils embarquent et crient » (Claire). Si les enfants
aiment ça, alors qu'ils sont foncièrement bons et innocents, c'est qu'il n'y a aucun problème
à leur servir ces monstres dégoûtants. Leurs saines réactions témoignent de leur immense
plaisir. N'est-ce pas un tel bonheur que les créateurs disent vouloir offrir?

Apparemment, le théâtre des créateurs de ce groupe offre à l'enfant un espace de liberté à


l'inverse de l'école qui brime ses instincts. Il suffit de noter la consigne donnée par
plusieurs professeurs aux enfants avant une représentation pour s'en rendre compte : « Je
ne veux pas un mot » (Claire). De plus, leur théâtre favorise cette spontanéité des enfants
comparativement à la télévision, car enfin, les comédiens répondent et interagissent avec
eux qui ne demandent que cela. Or, certaines compagnies théâtrales ignorent ce besoin
d'expression du jeune spectateur en lui proposant des formes généralement associées au
théâtre pour adultes. Ce faisant, elles ne se placent pas « du bord des enfants » :
52

Pendant les spectacles présentés dans les salles traditionnelles, dans le noir avec les
éclairages, les enfants vont rire, vont crier s'ils voient un monstre, mais les comédiens
ne s'arrêteront pas pour dire, pour parler à un enfant qui va avoir lancé au monstre
"T'es bien laid toi! ". Le monstre ne va pas répondre. C'est plus des notions de théâtre
pour adultes qui sont installées dans ces théâtres pour enfants. Les enfants ont des
spectacles avec des thématiques sérieuses. (Idem)

Plaire aux enfants signifie donc, parfois, leur donner à voir ce qui leur est généralement
censuré dans d'autres contextes. L'école exerce d'ailleurs son droit de veto sur le contenu
des pièces de théâtre qu'elle reçoit en ses murs. Elle se donne bonne conscience en refusant
un spectacle dans lequel il y a « un bâton, une épée, un méchant » (idem). À une époque,
elle privilégiait un théâtre « plus fleur bleue, des histoires plus faciles » (idem). Claire
ajoute : « On a peur de faire vivre aux enfants des émotions. [...] Les enfants ont le droit
d'avoir peur, de crier et de vivre ces émotions, ce n'est pas que de belles affaires au
théâtre15 (Claire). Cette créatrice se place vraiment en faveur de provoquer toute la
gamme d'émotions chez les enfants, en autant bien sûr que ça leur plaise.

Un autre créateur se range, lui aussi, « du bord des enfants » en créant pour eux des
univers loin d'être politicalhj correct (Marc). Après tout, ce n'est qu'un jeu et les enfants ne
sont pas méchants, ils veulent surtout s'amuser. Marc donne une belle illustration de cela
en racontant une scène tirée d'un spectacle : « [...] Il fait semblant de me lancer le couteau.
C'est l'enfant qui donne des coups de tapette à mouche comme si le couteau arrivait sur la
planche. Les enfants sont morts de rire parce qu'ils voient que Monsieur Orange se fait
attraper. Moi je dis : "Libérez-moi, libérez-moi!". Non, non, les enfants s'amusent, ils
veulent voir le spectacle. N'est-ce pas les enfants? Alors, les enfants répondent : "Oui!" Il
y a donc tout ce jeu-là qui se fait » (Marc).

La nature de l'enfant est bonne. Son « sens inné de la justice » en témoigne (Claire).
Il veut le bien autour de lui et crie à l'injustice s'il en est témoin pendant la représentation.
Un théâtre permettant aux enfants d'extérioriser spontanément leur bonne nature est
nécessairement légitime. Le Théâtre Ourson Doré « leur permet d'affirmer un peu leur sens
inné de la justice. Je suis sûre qu'il y a une satisfaction à pouvoir dire ce qu'on pense, à

15
Cette affirmation appartient plutôt à la troisième conception dite « émancipatrice » puisqu'elle reprend une même
idée, en plus d'être énoncée dans des mots similaires à ceux des créateurs de cette catégorie. Nous croyons qu'elle
puisse être un emprunt, car la créatrice du Théâtre Ourson Doré l'ayant prononcé ici nous a déjà dit avoir participé
au moins une fois à l'une des tables de discussion qui réunissaient principalement les créateurs du théâtre «jeunes
publics » associés à cette vision « émancipatrice » de l'enfant.
53

pouvoir intervenir et à exprimer ses sentiments, à s'exprimer extérieurement. C'est


interactif » (Claire). Le créateur peut alors s'amuser à amplifier les injustices pour le
simple plaisir d'entendre les enfants les dénoncer et ainsi en profiter pour interagir avec
lui. Les enfants aiment hacker le personnage sympathique devant le trop autoritaire (Marc).
Comme s'ils s'identifiaient au premier et se défendaient.

SUSCITER SA PARTICIPATION

L'enfant est facilement impulsif et excessif, caractère que l'école corrige pour le former en
adulte plus contemplatif (Gaston). Le Théâtre Ourson Doré produit des spectacles suscitant
des réactions « indisciplinées » de l'enfant. Il lui donne ainsi, à sa manière, le droit d'exister
tel que sa véritable nature se manifeste. Il est le parfait spectateur d'un théâtre populaire
où son implication est attendue et souhaitable. « Ça fait indiscipliné, on va jouer dans les
écoles parfois, la directrice dit : "Je ne veux pas un mot". Quand le spectacle commence, on
rit, on crie, nous c'est le contraire, il faut que vous criiez, vous désâmiez. Les pièces ne sont
généralement pas faites pour ça, les nôtres oui » (Claire).

À la vue de quelques monstres, les enfants « embarquent et crient » (idem). Ils sont
spontanés. Claire s'en est rendu compte rapidement : « Quand on a commencé à jouer, tout
de suite les enfants sont intervenus spontanément. Moi-même j'ai été surprise ». Les
enfants embarquent dans l'histoire, crient, aident les personnages, lancent des blagues et
passent leurs commentaires à voix haute. « Des voleurs volent de l'argent, Guignol arrive
et se demande : "Qu'est-ce qui s'est passé, qu'est-ce qui se passe?". Ils vont leur dire, les
enfants vont aider Guignol à piéger les bandits jusqu'à la fin. Ils embarquent et à un
moment, il y a un summum de tension terrible » (idem). Les comédiens peuvent donc
interagir et jouer avec les enfants en les intégrant à la représentation. « II est possible de
jouer avec les enfants pendant la représentation et de les emmener à faire partie de la
représentation. Et ce, davantage qu'avec les adultes » (Gaston).

La pratique théâtrale de Marc, au sein des Productions Rêves en Stock, préconise quelques
techniques d'animation. Il fait « beaucoup d'apartés », laissant tomber de la sorte la
convention du « quatrième mur » (Marc). L'absence de ce mur invisible entre la salle et la
scène lui permet même de créer de nouvelles conventions avec les enfants en cours de
54

représentation. Il n'y a plus « de barrières et donc, les enfants consomment le spectacle et


sont embarqués dedans » (idem). Le créateur se rend ainsi « accessible » aux enfants et joue
avec eux en se basant sur un canevas flexible qui donne une direction à la représentation.
Des espaces d'improvisation prévus invitent les enfants à faire « partie intégrale du
spectacle » (idem). Les enfants se voient autorisés de participer physiquement au spectacle,
d'être eux-mêmes des acteurs. En participant, ils extériorisent leur goût du jeu. Ils aiment
répondre aux questions des comédiens et tenir ainsi un rôle qui fait avancer l'histoire.
Voici ce qu'en dit un créateur : « À un moment donné, je leur pose des questions : "II est où
Ketchup? — Ah, il est là-bas, en arrière". Moi, je vais en arrière et l'autre revient en avant.
Alors, les enfants lui disent : "II te cherche! - Ah, il me cherche, alors je retourne me
cacher". Il y a des jeux de cache-cache, mais ce sont les enfants qui nous aident » (idem).

« Les enfants, ce sont des personnes » (idem). Ils arrivent à avoir de « super bonnes idées »,
et c'est la raison pour laquelle Marc veut leur permettre de s'exprimer en les intégrant au
spectacle. Ils sont d'ailleurs très fiers de pouvoir le faire. Cela leur donne l'impression de
jouer un rôle créateur déterminant dans le spectacle. Les enfants y prennent goût. Assez,
que certains demandent à Marc : « Quand est-ce qu'on écrit des choses? » (idem). Les
parents sont d'ailleurs heureux de cela. Ils disent à propos des créateurs : « Ils prennent du
temps dans leur spectacle pour écouter l'enfant » (idem).

En voulant satisfaire l'intérêt inné des enfants pour l'impromptu, les créateurs utilisent
volontiers l'improvisation. Le Théâtre Ourson Doré s'ajuste à eux pour leur plaisir : « Les
enfants aiment ça parce qu'ils se rendent compte des éléments impromptus du spectacle,
qui ne sont pas prévus. [...] On est obligé d'improviser dans un sens » (Claire et René). De
plus, ces créateurs incorporent à leur spectacle, quelques commentaires lancés par les
enfants. Lors d'éventuelles représentations, ils laissent alors sortir de la bouche des
marionnettes des mots que ces nouveaux spectateurs auraient eu envie de crier eux aussi.
Voici un exemple :

Quand je dis "embrasser sur la bouche" et que- l'autre dit "ouach", c'est à cause des
enfants. C'est un gag intégré au spectacle qui m'est venu de la salle. Les enfants ne
faisaient pas toujours ce gag, alors je me suis dit : je vais m'en servir pour faire une
farce. Et quand Ti-Jean embrasse la princesse, la servante fait "ouach ". (René)
55

CONTRÔLER SES EXCÈS

Bien que les spectacles exacerbent volontiers certains comportements liés à la nature
authentique des enfants, il arrive à ces derniers de dépasser les limites raisonnables. Claire
explique : « Quand on leur ouvre la porte, ils veulent tous entrer, tous parler, dire quelque
chose. Ça pourrait ralentir beaucoup le spectacle si on s'arrêtait trop; il faut s'arrêter un
peu, mais pas trop ». Marc, qui se plaît à briser la convention du « quatrième mur », dit
intervenir au cours du spectacle en s'adressant aux enfants : « Écoutez, c'est juste un
spectacle ». Lorsqu'ils sont « trop embarqués », les enfants « deviennent hystériques »
(idem). Ils confondent alors la fiction et la réalité. Ceux-ci transpirent d'énergie, ils sont tout
entiers et sans demi-mesure. Plus ils sont nombreux et plus ils perdent le contrôle d'eux-
mêmes. C'est l'effet de foule, « ça groove, ça bouge » (Marc). Les créateurs développent
donc quelques tactiques pour faciliter la gestion d'un tel flot d'énergie débordante. Même
si ces excès ne sont pas perçus négativement, il importe de les contenir au minimum pour
le bien de la représentation. C'est ce que font les créateurs lorsqu'ils mettent des limites.
Marc a dû apprendre à « contrôler ces jeunes » pour ne pas « se laisser embarquer
dessus ». Quelques fois, il leur remémore les consignes verbalement ou par des gestes,
comme de rester assis ou de garder le silence par exemple.

LE PROTÉGER DE SES FAIBLESSES

Plusieurs créateurs se sentent responsables face à l'enfant. « Certainement qu'on a une


responsabilité d'adulte face à l'enfant. C'est quoi un enfant? c'est un adulte en devenir »
(Gaston). Les enfants sont aussi des êtres en devenir, dont le présent aura inévitablement
des conséquences sur le futur. Ils sont en construction, c'est-à-dire en âge de prendre « de
mauvais outils, de mauvais plis » (idem). En d'autres termes, ils sont malléables. Voilà
pourquoi l'adulte évite de les encourager à sombrer dans la violence et la « décadence »
(idem). Néanmoins, les deux créateurs du Théâtre d'Histoires et d'Illusoire se sentent mal à
l'aise de créer des spectacles de prévention parce qu'ils croient impossible d'en prévoir les
effets. Ils soulèvent la question des annonces anti-tabac : incitent-elles ou freinent-elles
l'envie de fumer chez l'enfant?
56

II existe des sujets tabous, non pas inabordables, mais « plus difficiles à aborder avec les
enfants » (Erik). La « violence c'est très dangereux, la sexualité c'est très délicat, pas
dangereux, mais délicat, l'alcool, les psychotropes en général, je ne pense pas qu'un enfant
ait besoin d'entrer en contact avec ça » (idem). Comme si d'entrer en confrontation avec ces
réalités pouvait avoir des conséquences irréversibles sur lui, par exemple : « La notion de
suicide, tu sais que ça ne lui viendra pas à l'idée s'il n'en a pas entendu parler » (idem). Ce
même créateur est convaincu d'une chose : « Les gens qui sont malades mentaux, de ce
point de vue là, il s'est passé quelque chose à quelque part. Il peut y avoir une partie
génétique, mais un traumatisme en attire un autre » (idem). Ainsi, le théâtre semble être
une bonne manière de marquer l'enfant à tout jamais. « S'il s'en souvient au moment de
son passage à l'âge adulte, il y a de très bonnes chances que ça ait une influence »
(Gaston).

De manière à exercer leur sens des responsabilités, les créateurs développent des
stratégies. « La façon d'aborder ces sujets, c'est très délicat » (idem). Il vaut mieux « être le
plus clair possible, ne pas trop laisser sujet à interprétation » (Erik). Le créateur cherche
alors à souligner certaines valeurs jugées positives. Erik se rappelle l'un de ses spectacles :

Les combats avaient leur place, à mon sens, parce que tout tournait autour du courage.
Et à les confronter, c'est important. S'il y a quelqu'un qui te tape dessus à toutes les
récréations, à un moment, il va falloir que tu te retournes de bord et que tu dises
"woo!". La peur ne sert à rien, c'était ça. Je pense que c'est vrai, la peur, c'est
abominable, c'est le racisme, le sexisme, c'est l'antipathie masculine, beaucoup de
violence, une difficulté à s'exprimer en général. (Erik)

Avec certaines précautions, tous les sujets peuvent être abordés avec les enfants, en autant
que sa naïveté et son illusion soient respectées. Certaines réalités pourraient « défaire la
beauté des choses » et « dénaturer des choses qui sont fondamentales » (Erik). En ce sens,
Erik aborde les sujets « dangereux et délicats » avec « une grosse conscience ». Il vise à ne
pas « blesser l'imagination, la tête, la sexualité d'un enfant en lui présentant des choses
qu'il n'est pas supposé voir trop tôt. » Sa fragilité tient au fait qu'il ne distingue pas
toujours la fiction de la réalité, ce qui le rend parfois impressionnable. Certains jeunes
spectateurs sont terrorisés devant les marionnettes, de sorte que chez Ourson Doré, « les
méchants sont toujours des méchants sympathiques pour qu'on puisse rire, parce que les
méchants ne sont jamais méchants même s'ils font des choses très méchantes. Ils sont
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drôles » (René). L'humour calme les enfants plus craintifs. Il ne faut pas les « rendre fous »
(Claire).

Le fait que l'enfant soit si impressionnable implique qu'il parvient à s'identifier totalement
à un personnage et cherche à l'imiter, même s'il est très violent. Le Théâtre d'Histoires et
d'Illusoire a proposé un spectacle sur l'univers violent des Vikings dans le cadre du
Carnaval de Québec. Ses créateurs ont cherché à créer une distanciation entre la réalité et
la fiction par le biais de costumes et de personnages très typés. Ainsi, l'enfant « ne pouvait
pas croire qu'il allait rencontrer ça au coin de la rue chez lui » (Gaston). De même, les
combats d'épée « impressionnants, mais pas violents », ne se déroulaient jamais dans le
public, contrairement à d'autres actions. À ce propos : « J'avais peur de ça, de descendre
dans le public, mais tu remarqueras que tous les combats d'épée étaient sur scène » (Erik).
Ces créateurs ont même choisi d'avance le personnage auquel ils voulaient que l'enfant
s'identifie, soit à « la figure du bon », au héros auquel ils ont donné « une quête morale
assez forte pour qu'on le suive de près » (Gaston).

FORMER SANS BRIMER

Que les créateurs présentent une morale ou non, la plupart mentionnent être conscients
des effets pervers que le théâtre peut avoir sur l'enfant. Et ce, précisément parce qu'il est
manipulable, impressionnable et en devenir. Or, le théâtre a aussi des effets bénéfiques.
Claire juge essentiel d'initier les enfants à l'art qui crée une distance avec la réalité. Alors
que certaines « choses terribles » de la vie les insécurisent, le théâtre les fait apparaître
moins effrayantes. Le regard de l'enfant devient ainsi plus critique et il développe la
capacité de l'être un peu plus dans « la vraie vie » (Claire et René).

En plus d'être naturellement libres, les enfants ressentent viscéralement le besoin de l'être;
c'est ce qui explique qu'ils se montrent insensibles à la morale qui se veut une forme de
contrôle de la pensée. Leur faire la morale est « généralement un coup d'épée dans l'eau »
(Gaston). Gaston poursuit : « Ça dépend de l'âge des enfants. Aussitôt qu'on approche de
l'adolescence, ils sont très rétifs à la morale, ils vont reculer ». De plus, ils rejettent « en
bloc ce qu'on leur donne tout cuit » (idem). Ils refusent les solutions toutes faites et
accueillent plus docilement « des pistes de solutions pour poursuivre eux-mêmes une
réflexion » (idem). Il importe donc de leur fournir les outils qui contribueront à leur faire
« aborder l'âge adulte avec un peu plus de facilité » (idem). Face à ce spectateur en devenir,
les créateurs ne cherchent pas pour autant à « le préparer, à le diriger vers quelque chose
de l'âge adulte, vers quelque chose de précis » (idem). Ils cherchent plutôt à cultiver son
imaginaire (Erik). Ce faisant, Erik veut lui « ouvrir des portes » sans lui imposer une
direction précise. Cette ouverture rendra l'enfant capable d'envisager tous les possibles et
de faire lui-même des choix en fonction de ce qu'il est comme individu unique.

Aucun adulte ne peut prétendre avoir de « réponses sur comment élever un enfant ou sur
quel message il faut passer. C'est une question d'amour, de respect et non de morale et de
pédagogie » (idem). Selon Erik, la « morale » est « une maladie de notre société de classer
tout », comme si les « gens étaient perdus ». Or, ce créateur ne se sent pas en droit de dire
aux adultes où aller, « ni aux enfants ». La fin de cette dernière phrase laisse sous-entendre
qu'il ne va pas de soi que les enfants peuvent être laissés libres de choisir la direction à
prendre. Erik juge que « c'est le plus beau cadeau qu'on peut leur faire. Ce n'est pas la
question de leur dire "ça c'est bien, ça, c'est mal". Oui, ils ont besoin de réponses, mais ils
ont tellement de monde qui s'occupe de ça. Moi, quand je fais du théâtre pour enfants, je
ne veux pas leur dire : "Tu t'es chicané avec ta petite sœur, il faut lui parler quand
même" ».

Les enfants d'aujourd'hui décrochent beaucoup plus que ceux d'hier « quand c'est
pédagogique » (Claire). Ils se ferment à toute forme d'éducation rigide. Alors, il faut
trouver d'autres manières de transmettre les valeurs importantes. De plus, les enfants ont
une propension à tester l'interdit. Leur dire « vous devez l'éviter » sera perçu comme une
incitation à « plonger dedans » (Gaston). Ils affirment ainsi leur autonomie, leur capacité à
réfléchir et leur volonté de se mener eux-mêmes. Ils sont moins dociles qu'il pourrait y
paraître à première vue. Les créateurs les respectent en ne les forçant pas à recevoir des
enseignements et des ordres contre leur gré. D'où l'importance qu'Erik accorde à leur offrir
un théâtre « plus gratuit, plus divertissant ».
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L'AMUSER AVEC COMPLICITÉ

Les cinq créateurs de ce groupe paraissent se placer devant l'enfant à titre d'amis, de
complice. Ceux des Productions Rêves en Stock établissent rapidement une telle relation avec
les enfants, et ce, en allant les rencontrer dans la peau de leur personnage avant le début
de la représentation pour les saluer et s'informer de leur prénom. Plus tard, durant le
spectacle, ils pourront amener les spectateurs à participer en les interpellant d'une manière
personnalisée, donc plus sympathique. L'enfant se sent alors reconnu et apprécié, presque
l'égal de l'adulte qui se montre comme son semblable en étant spontané et joueur. René
affirme : « Les enfants aiment ça parce qu'ils voient qu'on s'amuse, ils voient qu'on est
cool ».

Les créateurs s'amusent tout autant que les enfants. Cela n'est sans doute pas étranger à un
désir plus ou moins conscient de célébrer leur propre enfance à travers leur pratique du
théâtre pour enfants. Ces adultes paraissent envisager leur passé avec nostalgie, cherchant
à le ranimer devant leur jeune auditoire. En effet, certains affirment tenter de « reproduire
un certain imaginaire » qu'ils ont croisé dans des émissions de télévision de leurs jeunes
années (Erik). L'enfance prend ici un sens universel et intemporel, comme si les enfants de
toutes les générations s'émerveillaient devant les mêmes univers fictifs.

L'essentiel du théâtre pratiqué par les cinq créateurs de cette conception de l'enfant est de
transmettre le goût de s'amuser, de rire et de jouer. De plus, puisque ce sont « les adultes
qui décident » d'acheter un spectacle, les créateurs souhaitent qu'ils y trouvent aussi leur
plaisir. Ils créent un théâtre qui rejoint les deux générations de spectateurs en transmettant
« le plaisir de s'amuser, d'être encore capable de rire, de déconner à la moindre situation ».
Les enfants comprennent cela naturellement, mais les adultes l'oublient en vieillissant, il
faut le leur rappeler. Le sérieux est ici associé aux adultes, par opposition à la légèreté et à
la propension au rire des enfants. Comme mentionné par Marc, son théâtre permet aux
adultes de retrouver assez vite le goût de rire.
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CONCEPTION ÉDUCA TIVE

Où l'on découvrira pourquoi deux créateurs proposent un théâtre plus « éducatif» à


l'enfant, cet être à construire.

U N ÊTRE EN DÉVELOPPEMENT

Pour deux des dix-sept créateurs, l'enfant est essentiellement un être en formation. Selon
Louis, il « se construit, se bâtit et grandit ». À l'âge adulte, il aura atteint le stade ultime de
« développement » de la personne (Louis). Du point de vue de Raymond, l'humain
« évolue » d'une forme simple à une plus complexe. L'emploi par ces créateurs de notions
de « développement » et « d'évolution » pour parler du processus de vieillissement
soulève l'idée qu'un progrès s'opère. L'adulte apparaît alors comme un être accompli, un
modèle à suivre. Avec le temps, l'enfant passe d'un stade de développement à l'autre;
chacun d'eux correspond approximativement à une année de vie et comporte une part
d'apprentissage devant être réalisée avant de passer au stade suivant. Le développement
de la personne est normalisé. Si l'enfant tarde à franchir ces étapes aux environs des âges
prescrits, c'est qu'il a un problème de développement ou qu'il refuse de « perdre son
enfance » (Louis). La perte progressive des particularités de l'enfance, dont l'immaturité, la
naïveté et la dépendance, témoigne de ce passage vers l'âge adulte où l'humain devient
libre, car pleinement autonome et conscient plutôt que dépendant et aveuglé.

« L'enfant passe par des niveaux différents d'appréhension de la réalité et de


conceptualisation » (Raymond). En raison de sa naïveté naturelle, le petit de l'homme est
comparable à un « schizophrène », car il ne fait pas « la différence entre la réalité et
l'irréel » (Louis). C'est d'ailleurs ce qui en fait un spectateur « fantastique » (idem). Il croit
dur comme fer à l'existence des personnages de théâtre, persuadé qu'ils vivent
véritablement les sentiments représentés. Vers 7 ans, la plupart des enfants atteignent l'âge
de raison; à ce moment, « les connexions principales des neurones du cerveau » se
complètent, leur permettant de distinguer la réalité de la fiction (Raymond). À mesure
qu'il perd en naïveté, l'enfant gagne en réflexion et cesse de croire à l'existence de
personnages imaginaires comme le Père Noël.
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CONNAÎTRE POUR ÉDUQUER

Chaque stade de développement suppose la satisfaction de certains besoins


fondamentaux. Louis fait une analogie entre l'enfant et une graine mise en terre :
les deux ont besoin d'être arrosés. Le propre du petit de l'humain est d'être incapable de
répondre de lui-même à ses exigences physiologiques et cognitives; il incombe donc à
l'adulte de le prendre en charge. Pour y parvenir, il doit d'abord « situer l'enfant par
rapport à son âge et à ses besoins » afin d'y ajuster sa pédagogie (Louis). De toute
évidence, les adultes jouent un rôle fondamental dans la « construction » de l'enfant (idem).
Or, plusieurs l'éduquent en se fondant sur une image erronée de sa nature et de son
développement.

Pour Louis, l'image de l'enfant sur laquelle les adultes se basent pour l'éduquer change
dans le temps, ce qui explique que les générations diffèrent les unes des autres. En fait, les
enfants deviennent ce qu'en font les éducateurs. Louis affirme : « C'est sûr que les enfants
du même âge ne réagissent pas de la même façon aujourd'hui que ceux d'il y a cinq ou dix
ans. [...] Avant, il y avait beaucoup plus de tapes : "Tu vas le faire ton ménage". Ça a
changé. » Ce même créateur attribue l'émergence de l'image de l'enfant autonome au
courant de pensée des années 1970, duquel les livres JonatJtan Livingston le goéland de
Richard Bach et Libres enfants de Summerhill de Neil Summerhill découlent. Cette nouvelle
perception justifie désormais les parents de responsabiliser davantage l'enfant sous
prétexte qu'il est « capable de s'occuper de lui-même » (Louis). Par conséquent, ils le
surestiment et se déchargent de son éducation. Or, sans eux, « il ne sait rien » (idem).
L'enfant en est naturellement dépendant.

Encore de nos jours, au Québec, cette méconnaissance de l'enfant se traduit, dans les
milieux les plus fortunés, par un laisser-aller de l'autorité parentale (idem). « Sa maturité
est jugée en fonction de sa capacité à lire ou selon sa grandeur physique plutôt que
mentale » (idem). L'adulte chargera alors l'enfant de responsabilités démesurées pour son
âge, comme de lui mettre « la clé dans le cou » (idem). Louis rapporte un exemple : « II y a
des enfants de 12-13 ans qui vont garder leurs petites sœurs de 7-8 ans pendant que les
parents sont en voyage. » Ces mêmes adultes autoriseront aussi leur jeune à regarder des
films d'horreur, pourtant produits pour un public d'adultes. Une maman a déjà avoué à ce
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créateur : « Ce n'est pas grave, il a vu tous les Freddyu », alors que son enfant n'avait que 3
ans et demi ou 4 ans (idem). Par cet exemple, Louis affirme la distinction à établir entre les
enfants et les adultes, les premiers devant être considérés et éduqués en tant que tels.

Par ailleurs, le statut de l'enfant dans la société, déterminant ses conditions de vie et ses
traitements, découle de l'intérêt que celle-ci lui porte. Louis observe que, de nos jours, « le
travail est plus important que l'éducation des enfants ». Les heures de bureau allongent,
laissant de moins en moins de temps aux parents pour s'occuper de leur progéniture, bien
que cela demande beaucoup d'attention et de surveillance. De plus, comme les nombreux
besoins des enfants ne coïncident généralement pas avec les disponibilités de leurs
parents, ceux ayant un horaire de travail trop rigide négligent leur rôle d'éducateur, créant
parfois des situations où les enfants prennent le dessus sur leurs parents; ce qui est
complètement chaotique puisque l'autorité doit s'exercer dans le sens inverse. Louis
prétend, à cet effet, que « les enfants se parlent. À l'adolescence, ils créent un réseau entre
eux afin de s'informer de "comment faire dire oui à papa". [...] Ils sont comme ça parce
qu'ils savent que les parents ne sont pas capables de décider ». Ces adultes se laissent
anormalement manipuler par leurs enfants. En acceptant de ne pas être obéis, ils ont fait
advenir la terrible génération de l'enfant roi.

Trop occupés par leur travail, les parents nuisent au développement de leurs enfants.
Ils n'agissent pas ainsi consciemment, mais leurs actions ont ces conséquences. En voulant
éviter d'entrer en conflit avec l'enfant, ils l'empêchent parfois de faire des apprentissages
nécessaires à son bon développement. Louis rapporte les propos d'une mère à ce sujet :
« Je ne voulais pas qu'il prenne les crayons, il voulait toujours dessiner sur les murs ». Or,
selon Louis, l'enfant doit dessiner souvent pour développer sa capacité de tenir un crayon
et éventuellement, à l'école, réussir à tracer de belles lettres. L'exemple de cette mère n'est
sans doute pas anodin, car de nos jours, les enfants sont de moins en moins habiles au
moment d'entrer à la maternelle; ils n'arrivent pas à tenir convenablement un crayon ni à
communiquer leurs idées (idem).

Cette déresponsabilisation des parents dans l'éducation des enfants est inquiétante. Louis
le pense lorsqu'il affirme que les écoles et les garderies, ayant pris le relais, échouent

Titre de plusieurs films d'horreur d'une même série.


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parfois à bien encadrer l'enfant. Il remarque que plusieurs éducateurs et professeurs


formulent des préjugés à l'égard de l'enfant ou le jugent en fonction de leur point de vue
d'adulte. Ils se révèlent incapables de favoriser son estime de soi, même s'ils ont été formés
académiquement pour s'adapter à sa psychologie. L'enfant a besoin de se sentir important
et valorisé, l'adulte doit donc l'y aider. Lors des représentations, Louis fait monter
quelques enfants sur scène pour leur faire jouer un rôle dans une courte scène dite de
« mise en situation théâtrale17 » à la fin du spectacle. Suite à une représentation, il a déjà
entendu des professeurs comparer la performance de deux enfants sur la base de leur
jugement de valeur au lieu de les envisager individuellement. Ils les critiquaient selon leur
capacité à impressionner plutôt que sur leur sens de l'effort. Un professeur disait : « II
n'était pas bon, lui, par rapport à l'autre qui était exubérant » (idem). Or, l'enfant se juge
par rapport à lui-même et se trouve « heureux d'avoir fait ce qu'il a fait » (Louis). Il
souhaite d'ailleurs que l'adulte porte ce même regard sur lui.

Un enfant qui se sent en confiance s'extériorisera plus facilement. La démarche des Ateliers
Bleu M'ajjjiiik lui permet de se surpasser et de développer son estime de soi. Louis y
parvient en le valorisant parce qu'il fait des efforts en venant sur scène. Ainsi mis en
confiance et en sécurité, il ose s'exprimer, même devant un vaste public. Bleu M'ajjjiiik fait
des miracles :

II y a des enfants autistes qui parfois viennent en avant et qui sont extrêmement bons.
Les gens s'aperçoivent qu'ils sont capables de dire des choses intelligentes. Il y a des
enfants qui lèvent la main pendant la représentation et desquels les professeurs disent :
"Cet enfant ne parle jamais en classe, c'est extraordinaire". Il y a des enfants qui
bégayent, mais qui ne bégayent pas avec nous autres. Parce qu'on a un principe dans
notre façon de les regarder et de renforcer la confiance de l'enfant en lui donnant un
point de vue du genre : "C'est l'fun ce que tu viens de dire". On lui fait sentir que c'est
intéressant et qu'il vient de gagner en quelque sorte. Pour qu'il se sente en sécurité,
qu'il ne sente pas que nous allons le dominer. (Louis)

Les adultes échouent souvent à se placer au niveau de l'enfant et, par conséquent,
n'interviennent pas toujours adéquatement avec lui. Une « douleur » qui leur paraît petite
peut sembler énorme à l'enfant, car il vit intensément et a peu de recul. Il en est ainsi des
jeunes victimes d'abus sexuels (Louis). Créer un spectacle traitant de cette problématique
dans les écoles cause certaines difficultés à Louis, car dans plusieurs de celles-ci, « il n'y a
personne qui va aider l'enfant, il n'y a pas de ressource et l'enfant reste malheureux ».

Terme qu'il emploie plus loin pour faire référence à une technique empruntée au Théâtre de l'Opprimé de Boal.
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Ce créateur assume sa responsabilité d'adulte face à l'enfant en se questionnant sur ce que


son théâtre transmet. Il dit pouvoir « toucher une foule de thèmes, mais il y en a qui sont
dangereux par rapport à l'enfant. Tu peux les traiter, mais à condition que tu saches
pourquoi et que tu fasses un grand suivi ». À travers ses spectacles, Louis définit toujours
le meilleur angle pour rejoindre l'enfant : « Je pourrais montrer une pièce sur l'abus sexuel,
mais il ne faudrait pas que je le montre comme quelque chose de négatif. Il faudrait que je
montre que "Oui tu peux t'en sortir et t'as le droit de ne pas subir ça si on te le fait de façon
négative". Le problème, c'est qu'il y a des enfants qui sont très bien dans ça ».

Alors que certains adultes surestiment les enfants, d'autres les sous-estiment. Parce qu'ils
les méprisent, quelques parents refusent de jouer avec leurs enfants et préfèrent les
envoyer dans leur chambre. Louis attribue cela au fait que « pour eux, l'enfant c'est
quelque chose qui dérange. C'est plate ce qu'il fait. C'est bébé ». Selon Raymond, trop
d'adultes sous-estiment l'enfant en abusant de leur autorité sur lui. Ils le tiennent dans
l'ignorance : « On ne veut pas que tu en saches trop parce qu'enfant, plus tu en sais et plus
tu es fatigant, car tu transgresses toujours » (Raymond). À travers ses créations, Raymond
essaie d'ouvrir les horizons du savoir scientifique en le vulgarisant. Voici ce qu'il prétend :
« Par rapport aux idées rationnelles, je veux que les enfants en apprennent toujours plus
que ce que les adultes consentent ».

Cette incapacité à estimer l'enfant tel qu'il est a parfois des conséquences négatives.
Par exemple, lorsque les adultes le traitent comme un petit adulte, ils le privent de son
enfance, c'est-à-dire de tout ce que cette période de la vie comporte de rêves, d'imagination
et de fantaisies. Il a besoin de jouer : « Les enfants s'approprient le réel en l'imitant, en le
reproduisant. Tous les psychologues de l'enfant vont dire que le jeu sert à l'apprentissage
des règles » (Raymond). Les arts servent bien cette fonction : « Ça sert à être le plus proche
possible de la réalité » (idem). Or, la société réussit difficilement à laisser à l'enfant l'espace
suffisant et nécessaire pour qu'il se laisse aller à imaginer. Au contraire, elle se précipite à
réaliser ses désirs, à briser le rêve : « La petite fille qui se promène dans l'épicerie avec le
carrosse d'enfant et c'est elle qui choisit, elle n'a même plus le rêve d'être maman, elle est
maman » (Louis).
65

Dans cette même société où la consommation à outrance et l'apparence physique sont


valorisées, les petites filles habillées en fonction de la mode portent des « vêtements qui les
empêchent de jouer », et d'autres enfants arrivent « avec les cheveux colorés dès la 2e ou 3e
année du primaire » (Louis). Étant éduqués comme s'ils étaient des adultes, ces enfants
intègrent certaines valeurs superflues à leur développement et manquent de véritables
apprentissages. Actuellement, les enfants « passent leur temps devant l'ordinateur et la
télévision » (idem); ce n'est pas ainsi qu'ils apprendront « à réagir, à vivre » (idem). C'est
plutôt en jouant dehors et en se mêlant aux autres. Aussi fou que cela puisse paraître, les
écoles enseignent désormais aux enfants à taper un ballon (idem). Cela semble aussi
anormal que d'avoir à montrer aux enfants à être enfants. En ne vivant pas pleinement
l'enfance, ceux-ci deviennent des parents qui ne peuvent pas la transmettre à leur tour, ce
qui risque d'avoir des conséquences sur les générations futures. Louis réaffirme
l'importance de distinguer le monde des enfants de celui des adultes, et ce, pour le bien
des premiers. La société étant dangereuse pour ceux-ci, ils doivent être tenus à l'écart le
temps de leur éducation.

L'ENRACINER DANS LA CULTURE

Dès sa naissance, l'enfant est un être collectif. Il « fait partie d'un tout, d'un grand jardin »
où « tout le monde doit s'entraider et partager » (idem). Biologiquement égocentrique, il
s'ouvre peu à peu aux autres et en reçoit la culture et le système de valeurs. L'adulte a
comme responsabilité de faire prendre conscience à l'enfant qu'il doit fournir des efforts
pour obtenir ce qu'il désire. Car la nature humaine a un penchant pour la paresse; c'est aux
plus avertis de voir à déjouer cette tendance. Dans la société de consommation en quête de
facilité et de rapidité, Louis constate :

Les enfants vont dire à leurs parents : "Maman, tu n'as qu'à aller au guichet. Il y a de
l'argent, tu n'as qu'à aller le chercher, c'est tout". Sans comprendre qu'il faut travailler,
qu'il y a des efforts à faire, parce que les enfants ne sont pas prêts à faire des efforts, et
ce, de plus en plus. Aujourd'hui, les enfants sont vides et incapables de faire des
efforts. Parce que "l'effort" n'existe pas. Ils ne savent pas comment s'organiser, les
adultes non plus.

L'enfant dépend donc des adultes qui lui fournissent les modèles à suivre. C'est par
l'imitation qu'il intègre les attitudes, les valeurs, les méthodes et les comportements qui
pourront « l'emmener plus loin dans sa direction » (idem). Les adultes vont « donner un
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sens culturel à sa vie, un sens social et spirituel dans tous les sens du terme » (idem). Louis
définit le « sens spirituel » comme l'amour et le respect du prochain et la recherche du
bien-être personnel. En temps normal, l'enfant reçoit les valeurs de ses parents, sa
« référence première », sa « racine » (idem). D'ailleurs, il ressent le besoin de connaître ses
racines, même les enfants adoptés ou les bébés-éprouvette cherchent leurs parents
biologiques. Or, la génération des années 1970, née de parents séparés, n'a pas eu de
modèle. Louis estime que cela a été préjudiciable à leur développement psychosocial
normal : « Ces enfants sont devenus parents, mais ils ne savent pas ce qu'est un parent. Ils
ne peuvent donc pas transmettre ce modèle de parent, ne l'ayant pas eu. [...] Un enfant, ça
reste un enfant, ça fait partie de son développement psychosocial ». De plus, les enfants
sont les premières victimes de ces séparations familiales parce qu'ils souffrent de
l'instabilité qui en résulte : « Ils sont barouettés, une semaine chez l'un, une semaine chez
l'autre » (Louis). Ces conditions de vie les affectent et font en sorte que « leur vie est
morte », anormalement vide de désirs et d'émotions (idem).

Ce phénomène des enfants « sans racines » est grandissant et « inquiétant » (idem). Ceux-ci
ne parviendront jamais à « voir la vie à long terme » et resteront condamnés à vivre le
temps présent (idem). Naturellement, l'enfant n'a aucune notion du temps, il ne peut donc
pas se projeter dans le futur : « Les enfants savent une heure d'avance, là c'est mon
émission, et après, c'est une autre affaire, mais sans savoir pourquoi ils s'en vont » (idem).
Selon Louis, l'apprentissage de cette notion est primordial et doit s'effectuer au cours de
l'enfance sans quoi l'enfant ne comprendra pas « qu'il avance dans la vie ». En tant que
futur adulte, il doit apprendre à formuler des objectifs à court et à moyen terme. Les
humains ont besoin de « toujours savoir où ils vont et pourquoi » (idem). Par ses
scénographies, Bleu M'aijjiiik s'assure de rendre possible cet apprentissage : « Les objets du
décor restent toujours en place. Les enfants les ont donc toujours en référence. [...] La vie
passe, mais il y a toujours un élément signifiant qui reste » (Louis). L'enfant découvre que
le présent a des conséquences dans le futur. Ainsi, il devient peu à peu en mesure de juger
du bien et du mal d'une action en fonction de ces effets.
67

LE CONFRONTER À LA RÉALITÉ

L'enfant envisage la réalité telle qu'il la perçoit. Or, en raison de sa brève expérience de vie,
sa perception n'est pas toujours juste. De plus, il agit sans porter de jugement sur la valeur
morale de ses actes. Bien que punissable, il n'en est pas complètement responsable vu son
inconscience. S'il rebute à respecter les consignes de la maison, c'est qu'il ignore leur raison
d'être, ne possédant pas les informations nécessaires pour poser un jugement critique.
Louis donne un exemple éclairant de cela : « Les enfants ne peuvent pas faire le ménage
chez eux, parce qu'ils ne savent pas pourquoi ils doivent le faire si on ne leur a jamais
expliqué la raison pour laquelle on doit partager les tâches ». Il estime qu'il est du ressort
des adultes d'expliquer le fondement des comportements et attitudes attendues.

La nature de l'enfant n'est pas mauvaise en soi, mais selon la socialisation qu'il reçoit, elle
peut le devenir; d'où l'importance de veiller à bien l'éduquer dès maintenant. Pour ce faire,
il suffit de connaître sa psychologie et de s'y adapter. Le théâtre étant une forme de
socialisation, Louis censure les modèles qu'il juge inacceptables. En effet, l'enfant
s'identifie facilement aux personnages et cherche à les imiter, qu'ils soient des exemples à
suivre ou non. En plus, cet être en construction a tendance à tester les interdits et possède
un esprit de contradiction. Louis est prudent lorsqu'il crée : « Doit-on accepter qu'un
personnage fume sur scène, alors que l'image parle énormément à l'enfant. Il peut
s'associer à la personne qui fume et se dire : "Cool, il y a quelqu'un qui fumait la
cigarette" ». Il ajoute qu'une éducation appropriée doit fournir des modèles de résolution
de problèmes qui sont constructifs, car l'enfant est démuni face à la vie. « Confronté à un
nouveau problème, l'enfant « sans racines » « ne peut pas trouver de solution, il ne l'a
jamais vécu. La seule chose qu'il connaît, c'est ce qu'il a vu à la télévision. Si c'est sortir
une arme, si c'est donner un coup de poing en pleine face, c'est ce qu'il va faire si c'est la
seule chose qu'il a vue » (Louis). En effet, les enfants reproduisent « les mêmes patterns que
leurs parents », bons ou mauvais. Ils sont influençables et les publicitaires en profitent :
« Les annonces influencent les gens, et souvent les enfants » (Louis).

Par ailleurs, les événements internationaux présentés par les médias, auxquels la jeune
génération a accès avec facilité de nos jours, influencent l'identité de ses membres. Louis
relate ce phénomène en donnant l'exemple des jeunes enfants ayant vécu la guerre du
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Golfe à travers la télévision : « Ça les avait marqués davantage que les plus vieux parce
qu'il n'y a pas eu de retour sur ce que les médias présentaient. Les plus vieux, ayant l'âge
de raison, faisaient le pour et le contre, alors que les plus jeunes ne savaient pas distinguer
le réel de l'irréel ».

Parfois, ces médias transforment les enfants de toute une génération. Louis l'a constaté :
« C'est la première génération, celle de l'émission Passe-partout, à laquelle on disait "Tu as
le droit de dire non". [...] Les enfants qui ont grandi dans ça sont incapables de se faire
dire "non", alors qu'eux ont le droit de le dire. Ça a fait des enfants très durs et très
violents ». Heureusement, certaines émissions prouvent qu'elles se préoccupent de la
psychologie de l'enfant. Raymond le prétend en racontant son expérience d'auteur
d'émissions de Sésame Street Canada : « Tu n'as pas le droit de laisser un enfant seul à
l'écran ne serait-ce qu'une seconde. Parce que l'enfant entre un an et demi et deux ans qui
en voit un autre seul dans la rue, à la télé, enregistre qu'il a le droit d'être seul dans la
rue ».

Pour contrer ces diverses influences malsaines, la capacité de réflexion des enfants doit
être développée. Cette responsabilité relève des adultes, car normalement, ils doivent eux-
mêmes être en mesure de raisonner. Or, plusieurs d'entre eux ne réfléchissent pas plus que
les enfants : « Souvent dans notre société, on évalue les choses au premier degré » (Louis).
C'est la raison pour laquelle Bleu M'a]]]ink amène les enfants à réfléchir en profondeur.
Selon Louis, il importe de développer cette capacité durant l'enfance, sinon il sera peut-
être trop tard. C'est ce qu'il fait en proposant une démarche de réflexion aux enfants, et ce,
avant, pendant et après chacun des spectacles. Ceux-ci n'apprendront pas à réfléchir en
regardant la télévision qui propose « de plus en plus d'émissions au premier degré, qui
n'amènent pas les gens à réfléchir, alors que nous, oui » (Louis).
69

RESPECTER CE QU'IL EST

Puisque l'éducation des enfants suppose de « le situer par rapport à son âge et à ses
besoins », les deux créateurs de cette catégorie s'y appliquent (Louis). Ainsi, Louis s'est
procuré des livres de psychologie et a suivi des cours de psychopédagogie. De plus,
Raymond se réfère à la théorie de Piaget, bien qu'il ne traite pas de ce qui « se passe dans
la tête des enfants ». La volonté d'acquérir ces nombreuses connaissances scientifiques
semble être une preuve du sérieux d'un créateur : « Je ne suis pas cave, j'ai beaucoup aimé
Piaget, les sciences de développement, les sciences cognitives, j'ai suivi un cours de
philosophie » (Raymond). Louis penche du même côté lorsqu'il prétend que ce savoir
favorise « l'intégration, dans le spectacle, des différentes façons d'être » de l'enfant. Ainsi,
une émission pour enfants qui souhaite favoriser leur développement est gagnante si elle
se réfère aux théories scientifiques. « Répéter / love to count pendant une heure, en faisant
du chiffre 1 la vedette de l'émission, ça s'appelle du renforcement pédagogique. Quand on
regarde Sésame Street, on s'en fout, parce que c'est quand même drôle. Ce n'est pas bête de
se fier aux gens qui ont fait des recherches » (idem).

Il est très à propos aussi de faire ses propres recherches, observations ou enquêtes auprès
des enfants de manière à mieux les connaître, à en découvrir la culture en propre. Dans cet
esprit, Louis, de Bleu M'ajjjiiik, visite des classes de divers niveaux scolaires auxquelles il
pose une série de questions. Par surcroît, il est très à l'écoute des professeurs qui lui en
apprennent beaucoup sur les générations d'aujourd'hui. Raymond procède aussi de
manière similaire en préparant des questionnaires qu'il envoie dans plusieurs écoles. Ces
deux créateurs approfondissent à leur façon leur bagage de connaissances sur la culture
des enfants, bien souvent inaccessible aux adultes, soit leur vocabulaire, leurs habitudes
multiples et leurs intérêts. Par exemple, les enfants développent un humour particulier
entre eux et se transmettent farces, jeux et expressions en se côtoyant. Cette transmission
s'effectue généralement des plus vieux vers les plus jeunes, à l'insu des adultes (Louis).
Certaines expressions langagières, activités et attitudes privilégiées changent d'une année
scolaire à l'autre, de même que les enfants diffèrent d'un milieu à l'autre et d'une époque à
l'autre. Raymond le soulève : « Le langage intime, le "vernaculaire" des enfants, change
aux deux ou trois ans. Regarde le show Le cadeau d'Isaac, il a 10 ans. Cathou dit:
70

"Eh que c'est têteux !". À l'époque, il y avait l'émission de télévision, Jamais deux sans toi,
qui avait rendu le mot têteux à la mode ».

Afin de refléter l'univers en mouvance des petits de l'homme, Louis crée quatre versions et
quelques sous-versions pour chaque spectacle, l'idée étant de proposer des spectacles
faisant référence à leur expérience particulière du monde. Ainsi, Louis s'assure de les
intéresser en favorisant leur identification aux personnages, facilitant ainsi leur
compréhension.

Quand je dis "gang de cons" dans une version pour les plus vieux, je ne peux pas le
dire pour les plus jeunes. Je vais dire "gang de pas gentils". [...] On va donner un
synonyme pour être sûr que l'enfant comprend. À tel âge, un enfant comprend ce mot,
mais à tel autre, il y a comme un flottement. Dans les versions pour les plus vieux, il y
a des scènes ajoutées et elles sont plus longues, leur rythme est plus rapide. Les
personnages vieillissent, au niveau des voix et des attitudes. Ils sont plus secs, plus
durs et quand ils sont tendres, ils sont aussi plus gênés.

Chaque version correspond à un niveau scolaire; les sous-versions, quant à elles, rendent
compte des transformations vécues par l'enfant en cours d'année. Il change à mesure que
sa perception de lui-même évolue sous l'influence de celle projetée par les adultes de son
entourage. L'enfant se définit dans le regard des autres. À l'occasion des rencontres
familiales de Noël, de Pâques et au cours des vacances d'été par exemple, les tantes et
oncles s'étonnent de le retrouver vieilli depuis leur dernière rencontre. Ce faisant, ils lui
renvoient une image qui le dépeint sous un nouveau jour, avec plus de maturité. En
intégrant cette image, à laquelle il aspire bien souvent, l'enfant finit par s'y conformer et se
métamorphose effectivement (Louis).

De toute évidence, les enfants souhaitent vieillir, désirant « évoluer » et ne jamais


« dévoluer » (Louis). Chacun d'eux « ne veut pas être considéré de son âge et rêve toujours
à deux ans plus vieux (idem) ». C'est avec admiration qu'il regarde ses pairs plus âgés et
désire leur ressembler. Les enfants de la maternelle, n'ayant pas encore développé « leur
conscience de l'espace et de la grandeur », perçoivent comme « très, très, vieux » leurs
aînés de deux ans (Louis). Pour former un bon public, réceptif et discipliné, il suffit de
jumeler les jeunes spectateurs ayant un écart d'âge suffisant sans être trop important. Les
regrouper avec des plus vieux ou plus jeunes d'une seule année scolaire garantit l'échec, ils
sont en compétition.
71

Les enfants répugnent à se faire traiter en bébé. « Dans leur tête », ils ne se voient pas tels
qu'ils sont, même si aux yeux d'un adulte ils agissent « en bébé » (Louis). Louis s'arrange
toujours pour satisfaire leur désir d'être considérés comme des grands en proposant un
texte de deux ans plus vieux que leur âge réel. Il ne veut pas que ses pièces leur paraissent
« gnangnan ». C'est d'ailleurs l'un des moyens de capter leur attention, d'où l'importance
qu'il accorde à créer plusieurs versions et sous-versions de chacune d'elles, à défaut de
quoi elles « ne peuvent pas fonctionner ». Par exemple, « Tu vas dire "culotte" à un petit
de maternelle, il va rire. Tu dis la même chose à un de 6e année, il va dire : "il est bien
bizarre lui' » (Louis).

Il est bien évident que les enfants en savent davantage que les adultes veulent le croire.
« Ils lisent des livres de science-fiction, ils voient tous les vaisseaux spatiaux dans la
galaxie et voient bien que c'est plus grand. Alors pourquoi on ne leur parle pas de tout, de
relativité générale, de relativité restreinte, de monde quantique, de trous noirs, de sursaut
gamma? » (Raymond). Les enfants sont curieux et aiment acquérir de nouvelles
connaissances. D'ailleurs, plusieurs apprentissages requièrent la présence de l'adulte. Par
exemple, l'enfant n'apprendra pas à compter de lui-même avant d'avoir appris les chiffres
(Louis). Le théâtre constitue justement un excellent moyen de transmission. C'est en
suivant cette conviction que Raymond crée des spectacles qui permettront d'« agrandir
l'univers » de l'enfant. Selon lui : « Ce qui est intéressant, c'est de lui donner des
connaissances qu'il ignore. De l'amener ailleurs et lui faire dire "wow!" ».

Les enfants sont curieux et veulent être ouverts sur le monde, comme cette petite fille à
laquelle Raymond avait demandé son appréciation d'un de ses spectacles : « Les galaxies,
je savais qu'il y en avait deux ou trois, mais je ne savais pas qu'il y en avait des millions ».
Personne ne le lui avait jamais dit. Et cette fillette de 10 ans a ajouté : « Je trouve ça l'fun,
j'ai appris quelque chose » (Raymond). Dans cette intention de transmettre un nouveau
savoir, ce créateur distribue des questionnaires aux enfants de plusieurs écoles afin
d'évaluer leurs connaissances. Il ajoute :
72

On ne veut pas savoir quoi leur enseigner, on veut comprendre ce qu'ils savent. C'est
une information de plus, tu fais ce que tu veux avec. Quand j'ai fait mon spectacle
Emilie dans la paléontologie, ce qui nous a surpris c'est que, même chez les jeunes enfants
de 5-6 ans, l'idée de l'évolution est acquise. On voyait bien que pour eux l'idée selon
laquelle les animaux se transforment est acquise. C'est flyé ! On n'a plus besoin de
s'attarder là-dessus dans notre spectacle.

Dès sa naissance, l'enfant est un être rationnel et intelligent (idem); il n'y a donc aucune
limite à sa capacité d'apprentissage. Il comprend tout ce qui lui est expliqué clairement
sans que ce soit infantilisant pour autant. Raymond le souligne :

Tu sais que tu travailles pour des enfants, donc tu as un certain niveau de clarté. Pour
le reste, c'est de la bullshit. [...] Quand on parle à un enfant, on ne lui parle pas en
gnangnan, on ne lui parle pas en imbécile. On essaie d'éclaircir les situations,
d'agrandir les choses pour qu'elles soient nettes, claires et précises; ce qui ne veut pas
dire didactique. Mais il faut élaguer, prendre juste ce qui est nécessaire et prendre le
temps de l'exposer. (Idem)

L'enfant se fait une image mentale des idées véhiculées à travers un spectacle qui
correspond à son stade de développement cognitif et à son expérience de vie. Cette image
grandira proportionnellement à son âge. Raymond l'affirme : « Tu peux tout leur
expliquer. Tu peux expliquer qu'il y a des millions de galaxies à un enfant de 6 ans. Il va
s'en faire une image d'enfant de 6 ans. Et quand il aura 12 ans, l'image aura grandi en
même temps que son expérience ». Malgré leur courte expérience de vie, les plus petits
enfants « ne sont pas plus incompétents pour autant » (idem). En réalité, « leur univers est
tout petit, tout petit pour vrai. [...] Ils sont capables de se représenter des choses
immenses, mais à partir de leur quotidien. L'esprit fonctionne comme ça, il fait du connu
avec du connu. L'esprit ne peut pas abstraire » (idem). Raymond ose donc parler de science
aux plus petits enfants, mais il s'efforce de vulgariser les concepts. Il dit « tenir compte du
niveau de développement de l'intelligence de l'enfant », non dans l'intention de « limiter
les informations » qu'il lui transmet, mais afin de trouver la manière de le faire. Il traduit
les concepts les plus abstraits par des analogies concrètes :

Ce n'est pas parce que ce sont des enfants qu'on va restreindre ce qu'on a à dire. On
peut expliquer les "nutrinoses" aux enfants; ce n'est pas compliqué à comprendre. On
peut expliquer les plaques tectoniques sans problème, le volcanisme et le passé
profond de trois milliards d'années. Il faut trouver des analogies qui sont dans le "tous
les jours" des enfants. Tu refais l'univers dans un verre de lait.
LE CONSCIENTISER

Les enfants sont des éponges, mais leur inconscience les pousse à tout gober comme étant
véridique; c'est pourquoi ils captent aveuglément tout ce que le théâtre leur transmet,
même les idéologies les plus tordues. Ainsi, Raymond se fait un devoir « de ne pas remplir
la tête des enfants de fausses idées et de fausses pistes ». Il préfère leur offrir des
connaissances objectives sur le monde et collabore avec des conseillers scientifiques pour
que la « rigueur » propre aux sciences ressorte de son travail. Il se compare à d'autres
créateurs qui ne le font pas : « II n'y a pas un théâtre pour enfants que je connais qui fait de
la psychologie en travaillant avec un psychologue, un pédagogue, un orthopédagogue ou
whatever. Ils transmettent les idées qu'ils se font, sans aucune rigueur intellectuelle. Ça
devient de l'idéologie ». Selon Raymond, du Théâtre Petit Chaplin, ces derniers bourrent
leur théâtre de visions subjectives de la réalité, partant des préjugés issus d'une classe ou
d'un milieu social particulier. Il précise : « On vit dans un aquarium, dans un petit univers.
Si tu ne vas pas chercher des informations en dehors de ton petit monde, tu te fies toujours
à ton quant-à-soi. Si tu es un bourgeois de St-Lambert, tu écriras des pièces pour les
bourgeois de St-Lambert ». Par ses créations, il conscientise les enfants à la vraie nature
des choses. Il leur permet d'être pleinement en mesure d'apprécier l'univers dans lequel ils
vivent.

Louis vise aussi à conscientiser les enfants. Il dit à ce sujet : « J'aime bien Augusto Boal
pour l'avoir connu personnellement et l'avoir hébergé chez nous. On utilise son concept
de "mise en situation théâtrale". [...] Elle permet d'amener un élément de changement
chez le spectateur18 ». Louis adapte ce concept développé par ce praticien et théoricien du
théâtre afin de solliciter un changement de comportement et d'attitudes chez l'enfant. Il
s'explique : « On veut amener un élément de conscientisation et de changement chez
l'enfant pour qu'il soit plus heureux et qu'il soit bien avec les autres autour de lui. [...] On
essaie de développer son estime de lui ».

18
Par son Théâtre de l'Opprimé, Boal souhaite rendre le spectateur conscient de son pouvoir d'action dans le
monde et espère qu'il s'en serve pour lutter contre les injustices sociales.
74

Le théâtre des Ateliers Bleu M'ajijiiik pousse les enfants à réfléchir, car ils « ont besoin d'être
nourris de réflexions » (Louis). Il a des effets notables sur leur conscience. Louis en fait la
preuve : « Tu joues devant les enfants de tes amis et ils te disent : "Ta pièce a tout changé
chez nous". Certains enfants ne voulaient pas faire leur lit, mais ils le font s'ils
comprennent les raisons de le faire ». Puisque les interventions que font les parents auprès
des enfants au quotidien ne sont pas sans conséquence sur leur développement, donc sur
leur futur d'adulte, Louis a développé toute une démarche théâtrale destinée à ces
éducateurs naturels : « Notre préoccupation de l'enfant est très forte, ce qui fait qu'on a
sorti le baluchon des parents. [...] On s'est dit : "Si nous on travaille pour les enfants, il y a les
parents. On peut bien faire le changement à l'école, mais il doit se faire à la maison" ».

Bleu M'ajjjiuk ne se cache pas de vouloir passer des messages à travers ses spectacles. Il est
d'ailleurs prêt à bien des stratagèmes pour s'assurer que l'enfant les reçoit comme prévu :
« On sait que c'est plus fort quand un enfant le dit en avant. Avec les comédiens adultes,
ça ne passerait pas. Le message que l'on veut passer, c'est un enfant qui le passe ». Une
fois reçu, cet enseignement doit être mémorisé à long terme, intégré, pour que l'enfant s'y
réfère ultérieurement de la même façon qu'il se souvient, adulte, des conseils prodigués
par ses parents : « Avec l'âge, tu te dis : "Qu'est-ce que papa ou maman auraient pu me
dire pour résoudre ce problème?" Toutes leurs phrases que tu n'entendais pas, dans le
temps, te reviennent. Elles dormaient quelque part et attendaient d'éclore » (Louis). C'est
en laissant une empreinte dans la conscience de l'enfant que le théâtre opère et change le
monde. C'est pour permettre à cet être en construction de « mémoriser » les leçons d'un
spectacle, pour leur faire prendre racine, que Louis a pensé sa démarche
d'accompagnement avant, pendant et après le spectacle. Il vise à travers elle à permettre à
l'enfant d'« enraciner la culture avec son passé ou ses émotions ».
75

CONCEPTION ÉMANCIPATRICE

Où l'on apprendra pourquoi dix « artistes » considèrent les enfants en tant que spectateurs
en soi capables d'apprécier de véritables démarches artistiques, originales, intègres et
exigeantes.

ENRAYER LES PRÉJUGÉS

L'enfant est souvent victime du manque de respect de ses capacités de la part des adultes
(Louise). Du point de vue des créateurs de ce groupe, il semble que plusieurs préjugés sur
l'enfant conduisent certains autres à lui destiner un théâtre dénué d'intérêt artistique. Paul
énumère quelques comportements qui trahissent cet irrespect sur scène : quand le créateur
change sa voix pour en prendre une « toute petite, aiguë » ou prend un petit côté
extraordinaire tombé des nues; s'il se penche pour rejoindre l'enfant ou souligne certains
messages pour s'assurer de sa compréhension, comme s'il lui tenait la main; lorsqu'il
cherche à le faire participer absolument, et ce, en suscitant ses cris plutôt qu'en l'amenant à
se concentrer, c'est-à-dire à être « actif dans sa tête »; ou encore, quand « il le noie dans les
limites », les « non, ne fais pas ça », alors que l'enfant « est capable de se donner lui-même
des règles ».

À travers un théâtre d'animation, de divertissement et de participation, les créateurs


semblent affirmer l'insignifiance de l'enfant puisqu'ils « l'utilisent » ou lui offrent
« grimaces et pitreries » (Jasmine). En effet, ils lui font croire qu'il joue un rôle déterminant
dans le dénouement de l'histoire, pourtant prévu d'avance, en lui posant des questions en
cours de représentation. Ils profitent en réalité de son penchant naturel à participer avec
enthousiasme et font beaucoup de bruits pour rien. Selon Paul, la spontanéité de l'enfant
étant toute naturelle, il n'y aucune raison de chercher à l'exacerber : « C'est certain que les
enfants sont spontanés. Ils vont rajouter leur participation et essayer de motiver un
personnage. Mais que le scénario prévoit des scènes où l'on fait crier les enfants! ? » Ce
genre de théâtre exprime une conception de l'enfant facile à « embarquer » et à
« manipuler » (Hélène). Pour cette raison, les dix créateurs de ce groupe, qui disent avoir à
cœur le respect de l'enfant, rejettent ces pratiques qu'ils jugent méprisantes.
76

Monique a toujours été « contre ce type de théâtre participatif ». Elle donne ses raisons :
« Je trouvais que l'on prenait les enfants pour des moutons. On leur disait : "Bon, allez tous
de ce bord-là..." [...] Les enfants disent ce que tu veux, ça donne quoi de faire ça?»
(Monique). À titre de comédien, Carol avoue avoir déjà questionné les enfants pendant
une représentation, mais, souligne-t-il, c'était au début de sa carrière. Il ne « dénigre » pas
pour autant cette approche, mais désormais il considère qu'il y a « beaucoup plus grand ».

Certes, les enfants forment un public facile, car ils rient de « n'importe quoi » (Jasmine).
Effectivement, ils réagissent fortement à tout un lot d'interdits, de grossièretés et
d'inepties. Par exemple, ils rient volontiers d'entendre les mots pipi et caca, ils
s'émerveillent du tape-à-1'ceil et adorent les grimaces (idem). Plusieurs créateurs, voulant
plaire aux enfants à tout prix, leur proposent avec paresse ce qui les amuse. Ils laissent à
penser que ces jeunes spectateurs se satisfont d'une œuvre médiocre : « En autant qu'on
les fasse rire, si c'est rouge, si on parle fort, s'il y a un nez de clown. C'est n'importe quoi,
c'est "gratis" » (idem). Du point de vue de Jasmine, le véritable « créateur », dont le mot en
soi parle avec éloquence, se reconnaît à sa volonté de créer du nouveau. Il ne se contente
donc pas de servir les goûts du public qui ont fait leur temps par souci de plaire et de
s'attirer ainsi sa sympathie (idem).

Il existe, du point de vue de certains créateurs de la conception émancipatrice, des


compagnies pour lesquelles l'enfant est un être limité. Carol reproche l'approche « public
de demain » de celles-ci, car elles font usage d'un langage « très gaga » comme s'il était le
seul compris par les enfants. Selon lui, ces créateurs « n'ont pas évolué par rapport au
langage de l'enfant ». De plus, ces derniers n'hésitent pas à mettre en scène des textes
« condescendants », c'est-à-dire qui « font la leçon de manière claire, avec des dialogues
simplets et des mots primaires » (Hélène). Hélène, à qui plusieurs auteurs soumettent des
textes, refuse toujours de mettre en scène ceux qu'elles jugent condescendants. Elle laisse
sous-entendre qu'ils infériorisent l'enfant. Carol prétend justement qu'il importe de
« parler en adulte » aux jeunes spectateurs.
77

Quant aux créateurs qui veulent absolument « montrer des choses » aux enfants, ils se
bornent à les voir comme des êtres à remplir et à former (Jasmine). Leur théâtre didactique
sert de véhicule pour « inculquer des valeurs » (idem). Même fait intelligemment, Joël
affirme que ce genre théâtral prend les enfants pour des « niaiseux ». Selon lui : «[...] le
message qui a été compris au Québec par rapport au théâtre pour enfants, c'est qu'il ne
doit pas être niaiseux et ne pas prendre les enfants pour des niaiseux. Tout le monde
s'entend là-dessus, mais ce que ça veut dire pratiquement varie d'une personne à l'autre.
On lit encore des trucs comme : "II faut inculquer des valeurs" ». À une certaine époque,
l'insistance à vouloir éduquer les enfants par tous les moyens a justifié le retrait des contes
de fées sous prétexte qu'ils « ne voulaient rien dire », alors qu'ils possédaient une autre
richesse (Joël). Monique se défend bien d'avoir une pratique qui ressemble à celle d'un
« groupe didactique »:«[...] on n'a jamais voulu faire de théâtre pour montrer des choses
aux enfants ou parce qu'ils étaient capables de le prendre [...] ».

L'ÉMANCIPER PAR LE BIAIS DU « THÉÂTRE JEUNES PUBLICS »

Tous les préjugés qui circulent sur le compte de l'enfant paraissent avoir favorisé la
prolifération de pratiques dénuées de sensibilité artistique ayant été associées au « théâtre
pour enfants » par les créateurs s'y opposant. Jasmine l'exprime clairement : « [...] ce qui
était présenté aux enfants était tellement bête. Ou ils étaient pris pour des imbéciles ou on
voulait leur montrer quelque chose à tout prix. Je n'aimais pas la façon dont on présentait
le "théâtre pour enfants" ». Paul se souvient de cette époque heureusement révolue :

II fallait être des enfants parce qu'on jouait pour des enfants. "Gnignigni" (dit-il d'une
voix moqueuse) et tu fais le "nono". Ce n'est pas fort. Quand on affirme que l'enfant
est un être à part entière, doté de plein de choses extraordinaires et que pour l'attirer
on fait les grands enfants avec un petit air insignifiant ou avec des voix hyper aiguës,
tu fais : "Attends un peu, c'est ça qu'on pense des enfants?" Il me semble que c'est
l'inverse de ce que l'on voudrait faire.

Au cours des années 1970, plusieurs créateurs « révoltés » ont tenté de se dissocier de ce
« théâtre pour enfants », avec succès (Louise). Ensemble, ils ont formé le « théâtre jeunes
publics » et souhaitent encore à travers lui favoriser l'émancipation des enfants. Ils créent
des spectacles qui « donnent le droit de penser et de parole » (Louise). Ainsi, ils ont
contribué à l'émergence d'une nouvelle conception de l'enfant en lui vouant des pratiques
qu'ils estiment plus respectueuses. Selon eux, rien ne justifie les adultes de se placer au-
78

dessus du petit de l'homme, qui est lui-même un « petit adulte », et parfois une version
améliorée (Paul). Paul l'exprime : « Sur le site Web, on dit "le petit adulte" parce qu'il est
un être complexe et super finaud, d'une vivacité qu'on perd parfois avec l'âge. Il a tout le
potentiel et une mémoire phénoménale ». En se battant contre tous les stéréotypes associés
aux enfants, ces créateurs se retiennent donc de les juger à partir d'une première
impression. Paul le confirme : « J'imagine qu'au début, "Ah! des enfants, c'est comme
ça" ». Il se préoccupe de ce qu'ils sont réellement : « C'est à se présenter devant eux, à les
écouter, à les côtoyer, qu'on apprend à mieux les connaître, et à voir que ce sont des êtres
humains à part entière ».

Puisque les dix créateurs partageant cette même conception prennent les enfants pour des
êtres humains à part entière, ils se placent sur un pied d'égalité avec eux. De plus, ils les
prétendent sensibles au monde qui les entoure et animés d'une vie émotive intense et aussi
complexe que celle de l'adulte. Carol le soutient : « La peur de l'échec, la peur du refus, la
peur du rejet, il n'y a pas d'âge pour ça. Tu vis ça à 5 ans comme à 30 ». Louise renchérit en
reprenant les propos d'une autre créatrice19 : « L'enfant n'est pas à l'abri de la vraie vie. »

Le théâtre « jeunes publics » met en présence « un être humain qui parle à un autre être
humain » (Jean-Philippe). Cette rencontre entre deux subjectivités humaines les délivre un
peu de leur solitude respective. À travers l'œuvre artistique, une relation de
communication s'établit entre le créateur et l'enfant, indépendamment de leur écart d'âge,
comme s'ils étaient des frères. Joël en est convaincu lorsqu'il relate ce souvenir d'enfance :
« Je reconnaissais quelque chose qui me parlait, à moi, dans cette expérience esthétique
très intime. Probablement que j'entendais quelque chose qui était moi. Je me reconnaissais
là-dedans, ça parlait de moi. Il y avait comme une fraternité. [...] Cette musique me
comprenait ». Quant à lui, Paul se sent entendu et compris par son auditoire : « Même à 51
ans, je pense que les enfants me comprennent, ils saisissent très bien mes folies tordues ».

19
Ces propos sont ceux de Suzanne Lebeau, cofondatrice du Théâtre Le Caroussel de Montréal. Elle a d'ailleurs
donné une conférence en 2000 intitulée « Quoi dire aux enfants ». Elle y traite de cette idée selon laquelle l'enfant
vit dans le même monde que les adultes et ne doit pas en être protégé. Il semble que cette vision de l'enfant a été
marquante dans l'évolution du courant « théâtre jeunes publics ».
79

Les créateurs de ce courant de théâtre s'adressent à cette part d'humanité présente aussi
bien chez l'enfant que l'adulte. Ils créent en fonction de ce qu'ils ont en commun avec les
jeunes spectateurs : leur condition terrestre. En rien, la nature de l'enfant et de l'adulte ne
diffère; elle est imparfaite et pleine de contradictions. Or, certains adultes de la société
québécoise contemporaine exigent la perfection de l'enfant sans se présenter eux-mêmes
comme des exemples à suivre. En réaction à cette démesure, Jasmine souhaite redonner
aux enfants le droit d'être tels qu'ils sont :

C'est pour ça que mon théâtre, c'est toujours d'égal à égal. Je montre les contradictions
de l'adulte et de l'enfant. Nous sommes des êtres humains. Je revendique le droit à
l'imperfection, je le crie sur les toits. Au théâtre, ce n'est pas évident parce qu'on
montre souvent des adultes parfaits, qui ont raison à tout prix, qui ont la bonne
réponse. Je dis aux enfants que non, les adultes aussi se trompent, sont mêlés, ne sont
pas parfaits. À eux aussi, ça donne la permission d'être tout simplement normaux, on
exige beaucoup des enfants.

Les enfants méritent un théâtre digne de ce nom, c'est-à-dire l'équivalent de celui


fréquenté par les adultes, parce qu'ils ont aussi besoin des « vraies œuvres d'art ». Elles
sont une « nourriture essentielle » à l'être humain, cet être « d'essence divine » (Joël). Joël
l'évoque de façon imagée :

Nous ne sommes pas, que des corps qui mangent, font pipi, caca, dodo, qui travaillent
et font des enfants... On est des êtres d'essence divine. Je pense qu'il y a cette facette en
nous. Il y a quelque chose de plus grand que nous, je crois à cette transcendance de
l'être humain. Il y a quelque chose qui veut transcender le monde parce que,
autrement, c'est insupportable. Si nous ne sommes qu'une machine qui mange et va
mourir, aussi bien se tirer une balle tout de suite. [...] Le théâtre donne un espace pour
vivre, un espace pour respirer. Il faut pouvoir déployer cette facette, pour être meilleur
être humain, pour être complet.

L'APPRÉCIER COMME UN PUBLIC AUJOURD'HUI

Loin d'être de « mini spectateurs », les enfants constituent des « spectateurs en soi »
possédant « leurs préoccupations et leur sensibilité » en propre (Hélène). Ils méritent donc
d'avoir accès à un théâtre produit par des artistes qui « mettent la même passion, le même
temps et talent en créant pour les enfants que les adultes » (idem). Hélène s'associe, dans
son travail de création, avec des personnes qui partagent cette vision de l'enfant
spectateur.
KO

Plusieurs créateurs de ce groupe s'entendent sur l'idée selon laquelle les enfants forment
« un public aujourd'hui » (Carol). Hélène le valide : « on ne les voit pas comme un public
en devenir ». Carol développe cette idée :

On ne peut pas penser aux enfants en fonction de demain et ne pas les considérer là,
comme ils sont, c'est-à-dire avec leurs problèmes et leur stress. Ils vivent, avec
émotivité, du bon, du négatif, peu importe. [...] C'est pour ça que je te dis : "On parle
aux enfants maintenant". [...] C'est pour ça que je disais que ce n'est pas du théâtre
"gaga" ou facile.

Bien sûr, les enfants sont des êtres en construction, mais ils ne sont pas que cela. D'où la
frustration des créateurs du théâtre « jeunes publics » d'en voir d'autres les traiter comme
des personnes incomplètes, avec condescendance, facilité, gratuité et précautions abusives,
et qui ne se gênent pas de les utiliser, manipuler, moraliser et éduquer sous prétexte. Pour
eux, le théâtre doit offrir un espace où ils peuvent exister tels qu'ils sont maintenant, au
présent. Carol postule, à ce sujet : « Ils ont des choses à dire présentement. Les enfants sont
des gens à part entière, maintenant ».

Même si les enfants ne saisissent pas tout dans l'immédiat, le créateur ne doit pas pour
autant restreindre ou simplifier les propos véhiculés par son spectacle. Ces spectateurs ne
sont jamais ni trop jeunes ou ni trop ignorants pour oser simplifier et restreindre leur
théâtre. Malgré la courte expérience de la vie qu'ont les enfants, ils ne présentent « pas
moins d'émotions et d'intelligence » que l'adulte (Joël). De plus, ils « aiment qu'on fasse
appel à leur intelligence, à leur intellect, à leur imaginaire [...] » (Carol). Les enfants sont
curieux et très attentifs : « Chaque réplique est importante. Ils entendent tout et ils voient
tout » (Hélène).

Les enfants peuvent s'intéresser à un texte même s'ils n'en comprennent pas tout le sens.
En se référant à sa propre enfance, Hélène affirme : «[...] Je me souviens de ce que je lisais
quand j'étais jeune, de ce que je voyais à la télé quand j'étais jeune. Même dans le
Chaperon rouge, Tire la bobinette et la chevillette chéra, je n'ai jamais rien compris et je n'ai
pas encore compris ». En fait, les enfants n'ont pas besoin de tout comprendre et encore
moins absolument à court terme. Joël l'exprime lorsqu'il se choque de voir le titre d'un de
ses spectacles coupé par les diffuseurs parce qu'il a été jugé trop long et qu'il faisait
référence à des termes administratifs ignorés des enfants : « Si les enfants ne comprennent
pas l'humour qu'il y a dedans et qui renvoie aux affiches de certains commerces, ils le
81

comprendront plus tard. Ça, il faut le défendre ». Carol va dans le même sens que Joël en
donnant l'exemple de ses dialogues « d'adulte » avec sa jeune fille : « Je ne me dis pas : "Je
vais attendre, elle ne comprendra pas, alors je vais lui donner une image facile pour
l'instant". Je lui parle tout de suite de comment je vois ça. Ce qu'elle saisit tout de suite,
tant mieux, et ce qu'elle ne saisit pas, ce n'est pas grave ».

SUGGÉRER DES ESPACES DE LIBERTÉ

Chaque enfant possède une subjectivité en propre, et le théâtre « jeunes publics » en est
conscient. Selon cette idée, Carol témoigne : « II y a des choses qui me touchent moi et ne
te touchent pas toi, des choses auxquelles tu vas t'identifier parce que toi tu as un jardin
secret, il y a quelque chose qui va te virer à l'envers alors que moi ça ne me touche pas ».
Par conséquent, le créateur ne doit pas anticiper la réception et la compréhension de
l'enfant d'un spectacle en se disant : « Voilà ce que l'enfant va retirer de tout ça » (Joël).
Joël pense que « c'est dangereux de dire ça et je pense qu'on se trompe la plupart du
temps. Ce que les enfants retirent d'un spectacle, je ne le sais pas. Chaque enfant va partir
avec son petit bagage, va construire à partir de son vécu et va faire ses propres
associations. Je pense que c'est ça le théâtre ». Les créateurs acceptent que les enfants
voient les choses d'un « autre œil » que les adultes (Carol). Ainsi, ils interprètent les
spectacles en fonction de leur vécu personnel (Jean-Philippe). Dans ce sens, Jean-Philippe
souligne : « Le spectacle doit être la dernière étape de la création. Chaque individu
complète la création en l'interprétant et en fait un spectacle différent ».

Contrairement à l'école, où il n'y a qu'une seule bonne réponse attendue, le théâtre permet
à l'enfant de produire un ensemble presque infini d'interprétations acceptables. Cela dit,
les créateurs reconnaissent et encouragent l'autonomie de l'enfant en l'amenant à réfléchir
et à faire des liens. Ils proposent leur vision du monde en la présentant de façon à ce
qu'elle soit plurivoque, contribuant ainsi à ne jamais en imposer qu'une seule. Paul crée
donc des œuvres ouvertes : « Essentiellement, il y a beaucoup de messages et peu importe
qu'on les souligne ou pas ». Selon Jean-Philippe, le jeune spectateur a sa solution et les
personnages ont les leurs, ils fournissent des outils. Certes, l'enfant a besoin de modèles et
doit être accompagné, mais il n'a pas besoin pour autant d'être dirigé (Jean-Philippe).
82

ALLER À SA RENCONTRE

Les créateurs du théâtre « jeunes publics » souhaitent obtenir la reconnaissance de leurs


pairs, ceux du théâtre pour adultes. C'est pourquoi ils ne se satisfont pas de « rester dans
la cour des petits; sinon, on va toujours faire un théâtre petit » (Joël). Joël précise : «Je
pense qu'il faut rester des artistes. Il faut continuer à lire la grande littérature, à se laisser
porter par elle, à se laisser guider. Il faut lire Flaubert, Proust, rester brancher sur les
grands courants ». Les vrais artistes se reconnaissent à leur démarche artistique. Or, l'art
exige rigueur, originalité et authenticité. C'est pourquoi Jasmine rejette le théâtre qui
choisit la voie facile pour plaire : « Si c'est ça le but, ce n'est pas compliqué. Si c'est de faire
réfléchir et de communiquer, si c'est une démarche artistique, alors ça l'est ». Carol
complète son idée : « C'est là que ça tombe dans du "pouet-pouet", c'est moins intéressant
et c'est facile. C'est comme l'humoriste qui parle toujours de cul depuis vingt ans [...] Si le
Gros Mécano est là depuis vingt-six ans, c'est qu'il a su faire autre chose que juste "pouet-
pouet" ».

En aucun cas, les créateurs du théâtre « jeunes publics » ne créent en se disant : « Ah oui!
c'est simple, les enfants vont comprendre » (Joël). Ils disent plutôt privilégier une
« recherche esthétique » basée sur l'expression authentique de leur sensibilité. Hélène
l'exprime : « Pour les enfants, aller au théâtre est un moment privilégié et important. C'est
pour ça qu'il faut créer avec délicatesse, sensibilité et intelligence. Les enfants ne sont pas
fous et c'est important pour eux ». Jasmine paraît d'accord : « Le théâtre "jeunes publics"
considère les enfants comme des êtres intelligents. Ils sont un public. Donc, on est des
artistes et on travaille pour le public ». En revanche, la démarche du véritable artiste
n'exclut pas la « simplicité » (Joël).

Louise, directrice artistique du Centre de Diffusion de Théâtre Jeunesse Les Gros Becs, accepte
de programmer un spectacle s'il fait preuve « d'intégrité », en plus de démontrer « une
qualité d'approche » qui n'est toutefois pas synonyme de « perfection ». Un créateur
intègre dans sa démarche ne crée pas tant en pensant aux enfants qu'à ce qu'il désire
profondément leur communiquer. En effet, il ne crée pas différemment l'œuvre qu'il
adresse aux enfants plutôt qu'aux adultes (Jasmine). En ce sens, il fait d'abord et avant
tout du théâtre. Les propos de Carol sont explicites : « On ne fait pas juste du théâtre pour
83

enfants. On fait du théâtre et ça rejoint les enfants ou non dans ce qu'ils sont maintenant ».
Toute démarche artistique véritable ne peut espérer rejoindre l'ensemble des spectateurs
également, cela est aussi vrai dans le cas où elle se destine aux enfants. Or, plusieurs
créateurs de la conception émancipatrice soutiennent que les adultes accompagnant
l'enfant au théâtre, ses parents et professeurs, jugent de la qualité d'un spectacle au plaisir
unanime du jeune auditoire. Cette façon de penser exerce une pression sur les créateurs
qui doivent prendre des risques en cours de création pour parvenir à produire des œuvres
intègres, originales et fondamentalement « artistiques ». Quant à lui, Joël accepte « qu'un
public enfant soit partagé dans son opinion ».

Le théâtre en général « doit évoluer. Il suit les gens, parfois les devance et amène une
conscience. On ne fait pas du théâtre maintenant comme on en faisait il y a vingt ans. [...]
Il y a d'autres préoccupations aujourd'hui » (Carol). Cette évolution de l'art suppose
l'innovation. Le théâtre tourne le dos au passé pour regarder vers le futur. Ainsi, le
créateur cherche toujours à rejoindre ses contemporains, il doit les cibler et répondre à une
urgence qui reflète leur réalité. Jasmine s'exprime à ce propos :

Je dirais qu'un des avantages du théâtre « jeunes publics », c'est qu'il est ciblé. On sait
à qui l'on s'adresse. Parfois, l'on voit des productions pour adultes et l'on se demande :
"Ça s'adresse à qui ça? Est-ce qu'ils ont pensé au public?" Ce que l'on se pose moins
comme question au théâtre « jeunes publics » parce que nous n'avons pas le choix d'y
penser à ce public. [...] On s'adresse toujours à nos contemporains, c'est un regard
humain, on ne peut pas faire autrement que de penser au contexte dans lequel on vit,
on doit tenir compte de cette réalité.

LE TOUCHER DE LA BONNE FAÇON

Bien que plusieurs créateurs affirment se préoccuper bien peu des enfants au cours du
processus de création, Joël dit qu'il y pense parfois « inconsciemment » : « Je sais
qu'ultimement ça va être vu par des enfants ». En ce sens, il évite de « construire des
spectacles complètement abscons » afin que l'enfant « y trouve son plaisir ». Durant la
création d'un spectacle, Hélène se questionne sur son éventuel spectateur : « Elle a six ans?
Il en a sept? C'est une fille? Un garçon? Parfois, ça fait une différence. S'ils racontaient
l'histoire à leur mère ou à leur père, qu'est-ce qu'ils leur diraient? » Cette créatrice
s'interroge de la sorte parce qu'elle estime essentiel de trouver ce qui « touche
profondément » et « fondamentalement » le public. Ainsi, selon elle, « s'adresser aux
84

jeunes publics demande d'avoir un petit côté rebelle, mais aussi une tendresse et une
poésie ».

En d'autres termes, les créateurs visent à « toucher les enfants de la bonne façon » afin
qu'ils gardent « des souvenirs impérissables » du spectacle (Hélène). D'où l'importance
qu'ils accordent à trouver les moyens « d'accrocher l'œil du jeune » (Carol). Carol prétend
justement connaître « le langage et le style qui plaisent aux enfants ». Sans la magie du
théâtre, ils décrochent, ce qui empêche la relation de communication que le créateur veut
établir avec eux d'avoir lieu. Ainsi, Jean-Philippe « suggère » une vision du monde et « fait
croire » à une réalité grâce à divers artifices, et ce, en tirant profit de la magie théâtrale.
Il donne dans le poétique plutôt que dans le réaliste.

Dans l'optique de « rejoindre les enfants », Louise affirme que le créateur doit parfois
penser à eux en terme de « classes d'âge ». De cette manière, il trouve le rythme, les
symboles, les thématiques et les nuances qui conviennent à chacune d'elles (Louise). Elle
soutient par ailleurs que « les classes d'âge existent et sont nombreuses, car l'enfant change
rapidement durant l'enfance et évolue jusqu'à l'âge adulte ». Hélène s'accorde avec elle sur
ce dernier point : « Les créateurs parlent de choses qui concernent les enfants selon les
classes d'âge » qui sont heureusement « devenues très sophistiquées », car « c'est vrai, les
enfants changent de plus en plus ».

Les défis de la création diffèrent selon les classes d'âge auxquelles l'œuvre s'adresse. Dans
une certaine mesure, le créateur tient compte des particularités de chacune d'elles. Carol
en témoigne : « Je vais adapter ma mise en scène selon une dynamique qui rejoint les 9-12
ans. Si je dois rejoindre des 3-4 ans avec la même thématique, ça va être différent ».
Il soutient que toutes les thématiques sont abordables indépendamment de l'âge des
spectateurs en ce qui a trait aux idées communiquées, mais la manière de les traiter doit
être adaptée. Gérard le prétend aussi : « Un spectacle véhicule les mêmes idées pour les
petits que pour les grands, mais c'est dans la façon [de les aborder qu'il diffère] ». Ainsi,
chacun des spectateurs y prend son compte, et ce, « à partir de son bagage culturel et de
son degré d'évolution » (Gérard).
Le mode de compréhension des enfants est plus sensible et concret, c'est-à-dire moins
intellectuel, que celui des adultes (idem). En général, le créateur tente de leur faire « sentir
les choses, au-delà des mots, au-delà de l'explicite » (Joël). Carol leur présente une
« imagerie » qu'ils comprennent. En ce sens, l'usage de métaphores visuelles se révèle fort
approprié (Gérard). « Les enfants reçoivent ces langages-là » (Carol). Carol en donne un
exemple tiré de L'Orchidée20 :

II y avait un ciel exprimé dans le show avec des projections. Les nuages étaient très
noirs et rouges quand le personnage était en colère. Plus sa relation avançait avec la
petite fille et que l'un apportait à l'autre, plus le ciel s'éclaircissait. Les nuages étaient-
un peu moins gros, moins foncés. À la fin, il y avait un sacré beau ciel bleu.

LE SONDER

Fréquemment, les créateurs abordent la création d'un spectacle en ayant une vague idée de
la classe d'âge à laquelle ils veulent l'adresser plus spécifiquement. Dans le but de la
déterminer définitivement, ils organisent des représentations expérimentales. Ainsi, en
cours de création ils confrontent le spectacle, plus ou moins achevé, à la réaction des
enfants issus de plusieurs classes d'âge. En prenant le pouls au sein de chacune d'elles, ils
réussissent à cibler celle qui est la plus touchée « fondamentalement » par l'œuvre
(Hélène). Hélène l'exprime à travers cette anecdote : « Cette expérience à la garderie nous
avait permis de dire : OK, c'est plutôt 5 ans que 4 ans ».

Durant ces représentations expérimentales, les créateurs mesurent les diverses réactions
de la salle tout au long du spectacle. Ils s'assurent notamment qu'aucune ne nuit à son
déroulement. Si tel est le cas, ils pourront y remédier pendant la suite du processus de
création. En effet, les enfants réagissent parfois avec une telle force, même s'ils accrochent
sur un petit détail, qu'ils ne parviennent plus à suivre la trame narrative. Hélène raconte
son expérience :

Je me souviens d'un de mes amis qui avait beaucoup insisté pour que son petit garçon
de 3 ans vienne. Je lui ai dit : "C'est pour les 6 ans avec leurs parents! " II m'a
répondu : "Je vais venir ". Au moment où l'éléphant disparaît, le petit garçon a dit :
"Pourquoi, il est parti? Pourquoi? " II n'arrêtait pas et ne parvenait plus à suivre la
trame narrative. Il était accroché sur un élément et n'en décrochait pas.

Carol tenait un rôle dans cette pièce écrite par Michel Nadeau et créée au Théâtre du Gros Mécano.
Jasmine donne un autre exemple :

Avec Le Bain, on a fait une représentation expérimentale devant des enfants. C'était la
première fois qu'ils venaient au théâtre. Ils étaient bien attentifs. Mais à un moment
donné, alors que le petit cochon va faire pipi et que sa maman le soulève dans ses bras,
toute la salle se met à crier : "Aïe! " Je n'avais pas prévu essuyer le petit cochon et les
enfants ont accroché. Le lendemain, on a refait une représentation en prenant soin
d'essuyer le petit cochon avec du papier de toilette. C'était correct. [...] Les réactions
dans la salle étaient tellement fortes qu'elles nuisaient à la suite.

Par ailleurs, les enfants sont impressionnables, surtout les très jeunes. Un « gros éléphant
rosé » peut effrayer ceux de quatre ans, qui ne distinguent pas encore la réalité et la fiction
(Hélène). En effet, à défaut de se détacher de ce qui se passe sur scène, chez ces enfants « la
peur devient une vraie peur » (Jean-Philippe). Gérard affirme : « Je ne pense pas qu'il faille
traumatiser les enfants outre mesure, ou faire exprès de le faire. Là-dessus, il faut être
prudent ». Jasmine le pense aussi : « Les enfants qui viennent au théâtre pour la première
fois risquent d'avoir peur si je fais un noir21 au début, car c'est impressionnant. Alors, je
laisse un peu de lumière ». Joël le confirme : «[...] il ne faut pas laisser les enfants trop
longtemps dans le noir parce qu'ils deviennent excités et ça n'aide pas le début du
spectacle ». En effet, lorsque cette peur s'exprime en pleurs, les enfants dérangent
(Hélène). Par ailleurs, Hélène cherche à leur épargner des frousses qui risquent de les
marquer longtemps et de leur laisser une moins bonne impression du théâtre. Elle laisse
sous-entendre ici qu'elle espère les voir revenir.

Tout comme les adultes, les enfants connaissent leurs limites. Voici ce qu'en dit Carol :
« Les enfants aussi vont parfois fermer la porte assez vite et dire "Non, je suis tanné!" »
Dans le cas des plus jeunes, ils « n'ont pas les outils pour exprimer leurs troubles »
(Hélène). Ils ont une « sorte de fragilité » du fait « qu'ils saisissent mal certaines choses ou
n'ont pas assez de vécu pour les comprendre » (idem). D'où l'importance de leur présenter
des spectacles adaptés à leur âge et éprouvés lors des expérimentales. Plusieurs créateurs
le soulignent. Sinon, les jeunes réagissent de façon contraire aux attentes des créateurs.
Monique raconte : « Dans Terre promise, un nu tombait et on voyait un peu ses fesses.
Quand on jouait pour les enfants, on s'arrangeait pour baisser l'éclairage, car ce moment
dramatique les faisait rire ». Le texte d'un spectacle peut être accessible à tous les âges,

21
Généralement, au début d'un spectacle de théâtre, une convention veut que la salle soit plongée quelques secondes
dans l'obscurité totale afin de marquer une distinction entre la réalité et la fiction.
87

mais par sa mise en scène trop tragique par exemple, il ne rejoindrait que les plus vieux
(Louise).

Cette stratégie, consistant à effectuer des représentations expérimentales, dénote à la fois


une certaine méconnaissance des enfants et un désir de ne pas se fier aux préjugés sur leur
compte pour valider une oeuvre. Il importe de la tester auprès des jeunes spectateurs eux-
mêmes du fait qu'ils sont considérés comme des êtres imprévisibles et difficilement
définissables. Le créateur, plutôt que de s'appuyer sur son anticipation de leurs réactions
possibles, les sonde concrètement pour en avoir le cœur net. Il a ainsi la conscience
tranquille pour créer en toute liberté, partant de ses intuitions personnelles plutôt que de
stéréotypes non fondés sur les enfants. Il évite de la sorte d'avoir à se censurer au nom de
ces préjugés réducteurs et peut par conséquent innover et faire évoluer le théâtre. C'est
ainsi que Monique raconte avoir perdu quelques idées préconçues. Elle se remémore :
« Quand on a commencé à faire ça, on s'est dit : "Sacrifice! avec les enfants, ça ne marchera
pas". Mais on l'a fait quand même. On s'appelait La Marmaille à l'époque, et on a joué la
pièce au Festival des Amériques. Puis, on s'est rendu compte que les enfants étaient très bien
capables de saisir [...] ».

Cette procédure a permis de faire évoluer le théâtre « jeunes publics ». À une époque, la
création Uniak, du Théâtre des Deux Mondes, présentait un « rythme extrêmement lent » qui
n'avait « rien à voir avec ce qui existait en théâtre pour enfants à ce moment-là, dans les
années 1980 » (Monique). Monique anticipait le décrochage des enfants en se disant :
« il leur faut quelque chose de plus vivant ». Or, cette crainte s'est révélée être une « idée
préconçue » puisque les enfants ont « embarqué dans le rituel » (idem). Cette anecdote
prouve qu'il y a toujours un risque associé à la création. Gérard ajoute qu'il n'y a pas de
recette à suivre pour s'assurer le succès; en suivre une empêche l'innovation, l'intégrité, et
fait du théâtre une machine à produire des spectacles commerciaux qui plaisent à la
majorité. Ce dernier énoncé reflète bien ce que la plupart des créateurs affirment ici et là
de ce qu'ils considèrent être du « théâtre pour enfants ». Le fait de s'en être dissocié
suppose de veiller à ne pas tomber dans le même panneau.
88

LE LIBÉRER DE SA CAPTIVITÉ

Le public du théâtre destiné aux enfants a ceci de particulier qu'il se compose de deux
générations « parce que les enfants ne viennent pas au théâtre seuls » (Jasmine). Jasmine se
plaît d'ailleurs à dire « les enfants et leurs adultes », redonnant volontairement par cette
inversion la préséance aux enfants. L'une des particularités du théâtre pour jeunes
spectateurs est de s'adresser à un public captif. Cette situation déplaît à Carol : « Ce ne
sont pas les enfants qui achètent les shows malheureusement ». Ces adultes concernés par
l'enfant choisissent donc souvent de l'amener voir du théâtre qui répond à leurs propres
attentes éducatives. Joël s'en plaint : « Dès qu'on s'adresse aux enfants, il y a toutes sortes
d'intervenants qui arrivent pour participer à la discussion. Tout le monde a son mot à dire
sur ce qu'il faut. Comme si l'œuvre était un plat à manger et qu'il devait contenir la bonne
dose de protéines et de vitamines ». Pourtant bien intentionnés, ces protecteurs de l'enfant
briment ainsi celui-ci dans son droit d'accéder à l'art véritable.

Les créateurs refusent de transmettre des valeurs trop explicitement ou de passer des
messages univoques aux enfants, et ce, même si les adultes accompagnateurs le
souhaiteraient. Le théâtre en soi est éducatif. Paul se souvient :

Une fois, un professeur vient me voir après un spectacle et me dit : "Je suis un peu
déçu, je m'attendais à plus ". [...] Je me suis assis avec lui et je lui ai dit : "Attendez un
peu, vous allez voir qu'on a des valeurs, nous autres. Les enfants qui ont participé au
spectacle [...] ont passé un excellent moment avec un homme et une femme qui ne se
connaissaient pas. Ceux-ci ont appris à se connaître, ils rient de leur différence, se
moquent l'un de l'autre, mais ils s'additionnent et s'accordent en musique et partent
ensemble à la fin du spectacle. C'est quoi ça? " Pour moi, c'est une valeur très
importante de reconnaître la différence entre les individus, pas plus entre les hommes
et les femmes qu'entre les cultures. Ce sont de grandes valeurs.

Les éducateurs de l'enfant sont décrits par les créateurs comme étant craintifs des effets
possibles du théâtre sur sa conscience. Ils paraissent se sentir entièrement responsables de
cet être dont ils se font une image le présentant vulnérable, influençable et dépourvu de
sens critique. Jasmine relate une anecdote illustrant cette conception : « Dans Pierrette Pan,
le personnage de la mère était tellement parfait qu'on a décidé de la faire fumer. Les profs
nous disaient : "Ne faites pas ça, on dit aux enfants que ce n'est pas bon pour leur santé" ».
Or, elle attribue aux enfants la capacité de juger par eux-mêmes, d'autant plus qu'au
théâtre, ils ont le recul nécessaire. Jasmine en est convaincue :
89

Après le spectacle, on a vérifié auprès des enfants et ils répondaient : "Marie ne devrait
pas fumer. Ce n'est pas bon pour ses poumons". C'est extraordinaire, ils sont capables
de le voir et sont critiques. Si le personnage ne fumait pas, il n'y aurait pas cette
distance. Alors, ils diraient : "Elle est parfaite". Avec la distance, ça fait plutôt : "Elle,
on l'aime, mais ce n'est pas bon qu'elle fume".

De plus, les enfants ont déjà acquis certaines notions dans la vie de tous les jours leur
permettant de faire des liens pendant le spectacle. Joël le pense : « Dans ce spectacle, qui
est un cabaret, je suis seul en scène avec un pianiste qui est en fait un squelette. À un
moment, il fume une cigarette. [...] Ce n'est pas permis? Je crois que le message anti-tabac
est passé. C'est certain, les enfants savent que ce n'est pas bon ». Ils ont un bagage de
connaissances beaucoup plus grand qu'il n'y paraît à première vue puisqu'ils « vivent
dans un monde très large », ils « sont capables » de faire des liens entre ce qu'ils vivent et
ce que le théâtre leur présente (Hélène).

En fait, le véritable théâtre n'a pas à éduquer les spectateurs sous prétexte qu'ils sont des
enfants en leur disant : « Ne joue pas avec ta règle devant les yeux de ta petite sœur »
(Joël). Jasmine partage le même avis :

La bonne femme que je jouais tuait des loups. Elle avait un couteau et tuait des loups.
Elle prenait son couteau et le léchait. Nous avons eu des téléphones : "On ne met pas
un couteau dans sa bouche puisque l'on dit aux enfants de ne pas le faire". Or, c'est un
personnage. Je ne fais pas de compromis. Mon théâtre n'a pas à montrer le bon
exemple.

Plusieurs créateurs disent ne pas s'inquiéter de transgresser des interdits sur scène.
Jasmine l'a même fait, dans Le Bain, par souci de réalisme et en vue de favoriser
l'identification des enfants à un personnage qui leur ressemble dans son imperfection :
« Le petit garçon de peluche déroule le rouleau de papier de toilette. On dit aux enfants de
ne pas faire ça, c'est pour ça qu'ils l'aiment. Il apparaît comme un personnage humain,
avec ses défauts et ses qualités. C'est plate quand tu vas au théâtre et que tout le monde est
parfait ».

Cependant, Monique exprime qu'il y a tout de même des limites à respecter dans ce qui est
présenté aux enfants : « Ce n'est pas parce que les enfants sont racistes qu'il faut montrer à
d'autres enfants à l'être. Il faut quand même discerner ». Dans le même sens, Paul bannit
certaines pratiques violentes, car quelques enfants malveillants pourraient prendre plaisir
90

à les reproduire. Se censure-t-il uniquement pour cette raison? Le fait-il aussi, et


principalement, parce qu'en tant que metteur en scène et clown à l'Aubergine, il souhaitait
rompre avec la tradition du jeu clownesque qui valorisait ce genre de pratiques? Voici ses
explications :

À une certaine époque, le clown utilisait les coups de pied au derrière, les claques et le
slapstick (ce bâton émet un son qui amplifie l'effet produit par le coup donné). [...]
Nous avons rayé tout ça de notre carte. En tant que clown, je ne suis pas sûr que
j'aimerais avoir des coups de pied au derrière. À un certain moment, c'était : "Regarde
le clown, et pif! ". Ça, c'est détestable. Alors, les petits garçons malcommodes voient
un clown et tapent dessus. Au moins qu'ils tapent les mascottes, elles ont des
rembourrures. C'était comme un cliché, le clown aime les coups de pieds. "Vas-y mon
petit gars, donne des coups de pied au clown! " Belle éducation! On n'a jamais
encouragé ça.

Par ailleurs, même si le théâtre « jeunes publics » n'a pas à répondre à l'intention première
d'éduquer l'enfant, il peut toutefois servir de déclencheur à une réflexion sociale plus
approfondie. Les professeurs peuvent facilement s'inspirer d'un spectacle pour atteindre
leurs objectifs pédagogiques (Joël). Dans cet ordre d'idée, Les Gros Becs et la Régie
Régionale de la Santé et des Services Sociaux de Québec ont collaboré sur un projet qui
aura permis à plusieurs enfants de rencontrer des comédiens en classe avant et après la
sortie au théâtre. Ils auront pu démystifier ensemble la démarche artistique à l'origine d'un
spectacle en plus d'aborder ses thématiques ayant un aspect social susceptible d'alimenter
la réflexion (Louise).

Le théâtre «jeunes publics» s'intéresse aux grands questionnements humains liés, par
exemple, à la vie et à la mort (idem). Il traite de sujets des plus graves aux plus légers.
Certains adultes exigent que des thématiques dites taboues soient censurées. À l'écriture
de Bouches décousues, un spectacle traitant du harcèlement sexuel, Jasmine s'est fait
déconseiller d'en parler sous prétexte que « ça va faire peur au monde ». Or, les enfants
sont moins effrayés et fragiles que ces adultes ne le croient (Jean-Philippe). Gérard ose
donc traiter de la mort et de la maladie, par exemple, même ces sujets qui paraissent
sombres. S'il décide de mettre en scène des monstres, il en présente une caricature,
sinon « ça ne marcherait pas, les parents n'amèneraient pas les enfants ».
91

Les adultes gèrent bien mal les diverses émotions vécues par les enfants, et pour cette
raison ils voudraient les tenir à l'écart de certaines. Selon la plupart des dix créateurs, le
jeune spectateur n'est jamais trop jeune, trop innocent ou trop fragile pour qu'ils évitent de
lui faire vivre toute la gamme des émotions22. Il a d'ailleurs besoin de tragique (Louise). Le
théâtre « jeunes publics » propose des pièces qui choqueront peut-être parents et
professeurs. Louise se remémore : « En sortant de la salle les enfants pleuraient et ils
disaient : "Pourtant, c'est tellement beau!" » C'est en se fiant à sa propre expérience que
Joël affirme qu'il n'hésite pas à susciter toutes les émotions. Voici comment il s'est justifié
de le faire devant un adulte critique :

Vous pensez que c'est trop beau pour les enfants? Parce que c'est dramatique? Parce
que finir sur une note dramatique c'est trop dur pour les enfants? Moi, j'ai déjà été un
enfant et heureusement qu'il y a eu Bach dans ma vie pour me permettre de vivre ma
tristesse. Je pense que de la musique triste peut aider les enfants comme les adultes à
passer des bouts de vie, à mieux se comprendre, à accepter plus les duretés de la vie,
les tristesses de la vie. Oui, il y a une musique qui dit ça, je comprends ça, ce que tu vis.

En général, les créateurs partageant cette conception-ci de l'enfant souhaitent son


émancipation. En parallèle, ils revendiquent leur droit à la liberté d'expression. Selon eux,
les enfants sont capables de discernement et distinguent la fiction du théâtre de la réalité
du quotidien. Hélène l'atteste : « Je me souviens que dans le Pirate Maboule et même dans
Marie Quatre-Poches, il y avait un personnage qui se promenait tout le temps avec une
bombe. On savait que c'était un jeu. On n'était pas fou ». Joël le prouve aussi à travers cette
anecdote :

Après la représentation du matin, deux maîtresses très sympathiques sont venues me


voir et m'ont dit : "On a beaucoup aimé, mais le couteau c'est un peu violent. Oui, on a
lu Bettelheim qui disait que les contes de fées c'était bien et qu'il y a un message riche
de sens. Mais vous ne pensez pas qu'on pourrait remplacer le couteau par une
cuiller? " Évidemment, j'ai dit non. Ça faisait partie de l'œuvre d'art. On confond
l'éducation et l'œuvre d'art. Les enfants font très bien la différence; ils savent que c'est
un comédien avec un couteau. Il le maîtrise très bien et ne le lance pas n'importe où. Ils
voient bien qu'il l'utilise dans le cadre d'un spectacle.

22
Cette affirmation ressemble à celle de Claire, du Théâtre Ourson Doré, qui se retrouve dans la partie du chapitre 3
illustrant la conception récréative de l'enfant.
92

De plus, ce même créateur poursuit en insistant sur l'importance de laisser les couteaux
sur scène : « Je l'ai déjà écrit dans un article : "Si on enlevait tous les couteaux des contes,
on appauvrirait l'enfance". La violence ne vient pas de la planète Mars. On la porte en
nous. Et l'on doit comprendre que c'est animal et qu'il reste à le maîtriser ».

GAGNER LA CONFIANCE DE « LEURS » ADULTES

Les créateurs de ce groupe disent avoir eu à se battre pour gagner progressivement la


confiance des adultes concernés par l'enfant sans toutefois perdre leur liberté d'expression.
La lutte n'est pas terminée. De manière à stimuler l'avancement de la cause du théâtre
voué aux enfants, Louise accepte de mettre à l'affiche des Gros Becs certains spectacles qui
risquent de choquer la bonne conscience des protecteurs de l'enfance. Elle le fait toutefois à
la condition que ces œuvres ne soient pas gratuites, c'est-à-dire que le fond de ses
intentions lui paraît juste. Ayant accepté de prendre des décisions provocatrices, Louise
estime avoir permis la progression du théâtre « jeunes publics ». La preuve, c'est que la
thématique de la mort ne fait plus grincer des dents alors qu'il y a dix ans, elle était bien
mal reçue. C'est le signe que les adultes aient évolué et perdent leurs préjugés.

Ces adultes changent aussi leur point de vue après avoir assisté à une représentation
« jeunes publics ». Ils se surprennent même des réactions de leurs enfants. Une mère a
confié à Carol : « Je n'aurais jamais pensé que ça toucherait à ma fille autant. Elle n'arrête
plus de parler à la maison de la déprime et de la peine traitées dans le spectacle. [...] Si je
l'avais vu seule, je n'aurais jamais pensé qu'il était pour des enfants, mais bien pour des
adultes ». Par conséquent, ces adultes « transformés » acceptent de donner un peu plus de
liberté aux créateurs pour parler de ce qui leur tient à cœur sur scène. Joël s'en réjouit. Il
l'exprime en relatant une rencontre qu'il a faite dans sa loge après un spectacle : « La
femme était très émue et rouge d'émotion. Elle m'a dit : "Vous ne prenez vraiment pas les
enfants pour des niaiseux, vous". J'étais très heureux parce que c'est la confirmation qu'on
est dans le bon chemin. Les gens savent apprécier la qualité spécifique de notre travail ».

La présence simultanée des enfants et des adultes dans un même auditoire pousse certains
créateurs à créer en pensant aux « deux en même temps » (Gérard). Voici ce qu'en dit
Gérard : « II ne faut pas que les parents s'ennuient durant le spectacle non plus. Alors, on
93

s'adresse aux enfants, mais aussi à tous ». Dans ces conditions, plusieurs pratiquent un
théâtre dit « pour tous » ou « tout public » (Paul). Joël est un de ceux-là, il préfère d'ailleurs
créer des univers poétiques parce qu'ils touchent la sensibilité humaine indépendamment
de l'âge :

Oui, présentons ça aux enfants et aux adultes. Parce que c'est quelque chose de très
sensible et pas parce que c'est simple. [...] Je tends vers ça, j'aimerais ça tout
décloisonner. Dans les histoires d'une salière et d'une poivrière, où tu as de l'émotion,
le poivre qui rencontre le sel, il y a quelque chose qui est de l'ordre de la poésie qui
rejoint tout le monde.

De son côté, Hélène souhaite permettre aux enfants de vivre des « moments de
complicité » avec leurs parents. Quant à Carol, il va jusqu'à affirmer qu'il souhaite
« provoquer un dialogue » entre ces deux générations.

L'INITIER ET DÉVELOPPER SES HABITUDES

Par leur démarche théâtrale, les créateurs solidaires d'une conception émancipatrice
souhaitent initier les enfants à l'art en général. Louise trouve important de familiariser
autant les enfants que les adultes au théâtre parce qu'il présente la vie d'une « façon
vraie ». Joël penche de son côté et affirme « qu'il faut développer le discernement,
l'intelligence, la sensibilité des enfants ». Dans cette visée, quelques compagnies
fournissent des cahiers d'accompagnement aux spectateurs, leur finalité étant
essentiellement de démystifier le théâtre en exposant la démarche artistique des créateurs
à l'origine du spectacle. Jasmine décrit ces cahiers ainsi : « On y trouve toute la démarche
du spectacle, soit le point de vue de l'auteur, des comédiens, des concepteurs et du
metteur en scène. Il souligne aussi les idées et les différentes thématiques du spectacle. Il
traite du processus de création et de ce que les artistes ont voulu faire ». Les professeurs
peuvent se servir ou non de ces cahiers dans un cadre pédagogique, même s'ils « ne sont
pas faits en fonction de l'école ».

Les créateurs veulent d'abord transmettre leur amour du théâtre aux enfants. Jasmine
prétend : « Évidemment, les enfants de la petite enfance, c'est souvent leur première fois.
J'aimerais ça qu'ils sortent de la salle de théâtre en disant : "J'aime ça le théâtre et je veux
en voir encore". Les créateurs espèrent développer l'habitude de fréquenter cet art. Les
enfants sont d'ailleurs décrits comme étant en âge de prendre de bonnes habitudes, de
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développer leurs goûts et intérêts. Gérard l'exprime : « Ça fait partie de l'intégration


sociale de l'enfant qui, petit, va voir des spectacles et qui, plus grand, va peut-être
continuer d'aller en voir. Il aura pris une certaine habitude d'aller voir ce que font les
créateurs dans sa culture ».

Josée, du Théâtre de Sable, ajoute : « J'aime voir la joie des enfants pendant une heure. Je me
dis que si on a pu offrir un peu de joie pendant une heure, c'est énorme ». Quant à elle,
Hélène souhaite donner aux enfants « la possibilité de rêver, la beauté et l'occasion de
vivre un moment magique ». Elle poursuit en disant : « Quand tu joues pour le scolaire,
c'est de leur amener un moment magique, culturel et de folie. C'est important parce que
ces enfants-là vont vivre avec cela toute leur vie. [...] Ce qui peut les rendre plus tolérants
et meilleurs. La vie c'est aussi des instants de grâce ». Dans la même lancée, Monique
affirme :

C'est de leur permettre un moment de bonheur, un bonheur artistique. [...]


On est des artistes et on trouve que l'art est important dans la société. Évidemment, on
voudrait partager ça avec des enfants et des adultes. Pour moi, Mémoire vive est un
cadeau à donner aux enfants. C'est comme les amener au musée pour découvrir des
choses auxquelles ils ne sont pas habitués à être confrontés.
CHAPITRE 3 : CONTRASTES ET SIMILITUDES

1. LES CONTRASTES

II existe bel et bien différentes conceptions de l'enfant chez les créateurs interviewés. Trois
ont été décrites en détail dans le chapitre précédent. Chacune d'elles étant associée à un
type de pratique théâtrale spécifique, il semble logique de penser que des liens particuliers
les unissent. Il semble qu'effectivement, tel qu'envisagé dans la problématique, la vision de
l'enfant qu'a un créateur influence le type de théâtre qu'il lui destine. Ainsi, tous les
créateurs tenant le même langage « sur » l'enfant ont développé le même langage « pour »
lui. Afin d'en rendre compte, ce troisième chapitre résumera les trois conceptions trouvées,
en s'attardant à mettre en relief les discours et les pratiques associés à chacune d'elles, et
ce, selon diverses catégories d'analyse. Dans une première partie, il s'agira de souligner les
contrastes entre les propos des créateurs « sur » l'enfant par rapport à sa nature, sa
comparaison avec l'adulte, son passage à l'âge adulte, ses relations avec les adultes et ses
particularités de spectateur. Dans une seconde partie, les pratiques théâtrales « pour »
l'enfant seront comparées entre elles par rapport aux intentions des créateurs, à la forme et
au contenu des spectacles, au processus de création, aux lieux de diffusion privilégiés et
aux clientèles visées.

MISE EN GARDE : COMME DANS LE CHAPITRE PRÉCÉDENT, LES AFFIRMATIONS CONTENUES DANS LE PRÉSENT

CHAPITRE NE SONT PAS CELLES DE L'AUTEURE, MAIS CELLES OBTENUES A L'ÉCOUTE DES CRÉATEURS.

A. DES DISCOURS CONTRASTÉS « SUR » L'ENFANT

LA NATURE DE L 'ENFANT

Les créateurs mettent l'accent sur des caractéristiques différentes de l'enfant pour le
définir, elles sont soit plus physiques, cérébrales ou émotives.
96

CONCEPTION RÉCRÉATIVE :

Les créateurs abordent les caractéristiques les plus évidentes de l'enfant, celles facilement
observables. Il s'agit de la spontanéité, l'expressivité, l'« excessivité », la naïveté, la
vulnérabilité et la liberté. À travers elles, l'enfant est décrit comme un être « physique » qui
comprend à travers son corps et communique en extériorisant constamment ce qu'il
ressent à l'intérieur de lui-même. Il apparaît comme un être transparent et en constante
vibration. Les créateurs lui attribuent une nature authentique, pure et innocente. Étant
plongé dans le temps présent, l'enfant ne leur paraît pas être préoccupé, il ne s'attarde
qu'aux choses essentielles. Agissant toujours en concordance avec son cœur, il semble vrai,
bon et toujours entier. De plus, il possède la faculté de rire et de jouir de la vie qui lui fait
connaître un parfait bonheur. Ce joueur par excellence sait d'ailleurs profiter de toutes les
occasions pour s'amuser et trouver son plaisir.

CONCEPTION ÉDUCATIVE :

Les créateurs considèrent l'enfant comme un être en construction. Il serait sur la voie de
devenir une personne complète et autonome, c'est-à-dire pleinement consciente, capable et
responsable. Pour en faire la démonstration, ils mentionnent plus particulièrement ses
caractéristiques cérébrales. En effet, bien qu'il soit déjà un être rationnel et démontre un
grand potentiel, il ne parvient pas encore à abstraire, à critiquer et à distinguer la réalité de
la fiction. Avant sept ans, âge de raison, les créateurs le perçoivent comme un illusionné
qui se méprend facilement sur la nature de la réalité en l'interprétant telle qu'il la perçoit.
Son manque d'expériences et de connaissances l'empêche d'en faire une lecture
« objective », ce qui contribue à le rendre dépendant des adultes sans lesquels il ne peut
pas survivre. De plus, il dépend d'eux parce qu'il est « inadapté » socialement. Ces adultes
doivent donc le prendre en charge afin de lui permettre d'intégrer la culture et de s'ouvrir
au monde.
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CONCEPTION ÉMANCIPATRICE :

Les créateurs reconnaissent à l'enfant les mêmes caractéristiques que celles qui ont été
mentionnées par ceux qui en ont une conception récréative et éducative. Il est un être
spontané, naïf et en formation. Par contre, ces créateurs élaborent très peu sur ces
particularités qu'ils estiment être des stéréotypes réducteurs sur l'enfant. En fait, ils
s'intéressent davantage à sonder sa vie intérieure qui leur semble beaucoup plus complexe
et riche, voire étonnante. L'enfant y cache une grande émotivité et une intelligence sensible
qu'il importe à l'adulte de reconnaître et de solliciter afin qu'elles s'épanouissent. Peu
importe son âge et son vécu, ce petit adulte connaît déjà toute la gamme des émotions,
même celles que plusieurs adultes voudraient leur éviter de vivre, la tristesse et la peur de
l'échec par exemple. De plus, l'enfant se pose déjà les questions existentielles qui
préoccupent l'humanité depuis la nuit des temps. L'enfant est d'abord et avant tout un être
humain complet, unique et animé de contradictions.

ANALYSE :

Les créateurs ne s'accordent pas sur les caractéristiques qui définissent le mieux l'enfant.
C'est d'ailleurs pour cette raison qu'ils ont élaboré des pratiques contrastées qui prennent
des chemins différents pour rejoindre l'enfant dans ce qu'il est. Or, les créateurs ne
s'entendent justement pas quant à savoir s'il est un être « physique », ou « incomplet », ou
« sensible » et « émotif ». Les premiers lui adressent un théâtre de participation, fort
dynamique, les seconds lui proposent un théâtre formateur, et les troisièmes lui offrent de
véritables œuvres d'art.

LA COMPARAISON AVEC L'ADULTE

Les créateurs comparent l'enfant avec l'adulte selon trois modèles différents. Dans le cas
où ils prennent soin de souligner les spécificités de chacun, une hiérarchie est établie entre
eux, dans un cas l'enfant est placé sur un piédestal et dans l'autre au bas de l'échelle
évolutive. Sinon, lorsqu'ils accentuent plutôt leurs ressemblances, l'enfant et l'adulte
apparaissent comme des semblables, donc des égaux.
98

CONCEPTION RÉCRÉATIVE :

Les créateurs de cette conception font ressortir les caractéristiques de l'enfant qui le
distinguent de l'adulte. Ils en donnent une image positive, voire « mythique ». Cet être
apparaît comme le symbole de la pureté, de l'authenticité et de l'innocence, alors qu'à ses
côtés, l'adulte semble en déclin. En d'autres mots, l'adulte serait un enfant « souillé »,
« moulé » et « refoulé », car « avili » par la société qui le force à tout penser avec sa tête
plutôt qu'avec son cœur. Il étouffe sous l'éloge de la raison. D'où ces caractéristiques
attribuées à l'âge adulte par les créateurs: le sérieux, la discipline, l'autocensure et la
réflexion. Cet être « dénaturé » a tout intérêt à conserver son cœur d'enfant. Étant eux-
mêmes des adultes, les créateurs prétendent être du bord des enfants, l'un va jusqu'à se
qualifier d'enfant, un autre se dit tout aussi naïf que lui et finalement, un dernier avoue
s'en inspirer pour retrouver sa propre spontanéité. De même, quelques-uns soulignent
qu'il est désastreux de constater la maturité précoce des enfants d'aujourd'hui, affichant
trop jeunes des caractéristiques de l'âge adulte. En somme, l'enfance est présentée comme
une période devant être préservée le plus longtemps possible des contraintes et des
exigences du monde adulte. L'enfance est définie par ailleurs comme une attitude
particulière face à la vie que l'adulte a perdue et qu'il devrait adopter à nouveau pour
retrouver le bonheur et la légèreté de ses jeunes années.

CONCEPTION ÉDUCATIVE :

Cette conception, tout comme la précédente, marque aussi une vive distinction entre
l'enfant et l'adulte. Les créateurs ont une vision plus réaliste et scientifique de leurs jeunes
spectateurs. Selon eux, il est d'abord et avant tout biologiquement moins évolué que
l'adulte, car ce dernier aurait atteint le stade ultime du développement de la personne.
Essentiellement, ayant l'âge de la maturité, de la conscience et de l'autonomie, l'adulte est
un modèle à suivre pour l'être en devenir. Les créateurs, eux-mêmes adultes, se sentent
donc en pleine possession de tous leurs moyens pour se présenter à l'enfant comme des
éducateurs. Ils soulignent le potentiel du petit être, mais rappellent qu'étant en période
transitoire, il devra franchir plusieurs étapes, voire satisfaits ses nombreux besoins vitaux
et effectuer tous les apprentissages nécessaires pour enfin devenir l'adulte attendu. Encore
faudra-t-il que l'enfant reçoive un encadrement adéquat de la part de ses éducateurs, de sa
99

famille et de son entourage pour se développer normalement. Cet être « biologique » est
aussi le reflet des adultes qui le forment, une construction sociale.

CONCEPTION ÉMANCIPATRICE :

Contrairement aux autres conceptions, celle-ci souligne les similitudes entre l'enfant et
l'adulte, sans toutefois ignorer leurs différences. Le premier étant un « petit adulte »,
il porte en germe le second, insinuant que l'âge adulte constitue la continuité de l'enfance.

Par ailleurs, les créateurs affirment l'appartenance des enfants à la même humanité qu'eux.
Par conséquent, tous les humains se ressemblent du fait qu'ils possèdent une nature tout
aussi complexe, contradictoire et subjective, marquée presque davantage par les
expériences personnelles que par des facteurs biologiques comme l'âge. L'enfant vit et
reçoit le monde selon une perspective différente de celle de l'adulte, soit plus sensible et
moins analytique, mais tout aussi valable. Les créateurs le placent sur un pied d'égalité.
Selon eux, l'enfant démontre une certaine autonomie d'esprit, d'émotion et d'action, bien
qu'elle soit généralement contrainte par la plupart des adultes qui l'ignorent.

ANALYSE :

Les créateurs comparent l'enfant à l'adulte en les plaçant dans un rapport d'égalité ou non.
C'est d'ailleurs sur la base de cette comparaison que chacun des créateurs se positionne
face à l'enfant.

Les premiers voient dans l'enfant une source d'inspiration, un modèle à suivre. Selon eux,
il est plus naturel que l'adulte, ils refusent donc de le transformer en le disciplinant et en
l'éduquant. C'est qu'ils rejettent le modèle de l'adulte que la société leur propose. Leur
théâtre est donc un espace de liberté où l'enfant est valorisé d'être ce qu'il est
naturellement.

Les deuxièmes envisagent l'enfant comme un adulte en devenir. Il est donc une personne
incomplète du point de vue de son développement. Par conséquent, l'adulte sait mieux
que lui ce qui est bon pour son bien-être, ce qui répond à ses divers besoins. Le théâtre qui
lui est adressé est donc formateur et respecte son développement tout en étanchant sa soif
de grandir et de connaître.
100

Les troisièmes estiment que l'enfant est semblable à l'adulte. Ils veulent donc le traiter sur
un pied d'égalité; ils le font en lui offrant un théâtre similaire à celui des adultes, aussi
« exigeant », « esthétique » et « artistique ».

SON PASSAGE À L 'ÂGE ADULTE

Les créateurs insistent plus ou moins sur le processus qui conduit l'enfant à devenir
adulte. De même, en parlent-ils de façon contrastée.

CONCEPTION RÉCRÉATIVE :

Selon les créateurs de ce groupe, les enfants forment une catégorie assez large, très peu
segmentée selon le critère de l'âge, laissant supposer qu'il n'existe qu'un seul monde de
l'enfance avant l'âge adulte. Ainsi, les êtres passeraient de l'un à l'autre à mesure qu'ils
perdent les attributs du premier à la faveur de ceux attendus chez le second. Ce passage ne
se ferait pas nécessairement à un âge déterminé biologiquement, car il est relatif et
culturel. Ainsi, ces créateurs constatent le pouvoir que la société a de retarder ou de
précipiter ce changement de statut social. Ils relatent qu'une forte pression est exercée sur
l'enfant afin de le conformer le plus rapidement à répondre aux exigences sociales. Ainsi, il
est amené, en bas âge, à troquer sa tendance innée au jeu et au rire pour le sérieux et
l'efficacité liés au monde du travail adulte.

CONCEPTION ÉDUCATIVE :

Les créateurs insistent fortement sur le développement biologique de l'enfant en


s'appuyant sur diverses théories scientifiques occidentales, dont la psychologie. Selon leur
point de vue, cet être incomplet évolue en passant par une succession de stades de
développement de la personne. Il sera conduit progressivement jusqu'à l'âge adulte, stade
ultime de son évolution. Son mode de compréhension et d'appréhension de la réalité
change donc d'un âge à l'autre. Ce qui explique qu'un enfant ne perçoive pas ni
n'interprète le monde selon la même perspective que l'adulte. Sa vision étant plus simple
et plus subjective, elle est par conséquent moins fiable. L'adulte est alors désigné comme
étant le mieux placé pour transmettre à l'enfant les outils et connaissances, tirés de sa plus
longue expérience de vie, qui le rendront pleinement conscient. Afin de mener à terme
101

cette éducation primordiale, les créateurs prétendent qu'il importe au pédagogue de


s'ajuster à la psychologie particulière de l'enfant, et ce, à chacun de ses âges. En effet, son
enculturation doit être faite en respectant son développement naturel et normal. Par
exemple, l'enfant doit avoir effectué certains apprentissages avant d'autres pour devenir
un adulte complet et adapté. C'est ainsi qu'il doit développer en bas âge son estime de soi,
sa capacité de réflexion et son sens critique. De même en est-il de l'acquisition des repères
propres à sa culture qui lui permettront de s'intégrer ultérieurement dans la société en tant
que membre éclairé, c'est-à-dire conscient de ses actions dans le monde et réfléchi.

CONCEPTION ÉMANCIPATRICE :

Les créateurs voient dans l'enfance un passage commun à tous les êtres humains. Cette
idée laisse entrevoir l'union fraternelle entre l'enfant et l'adulte. Cela coïncide d'ailleurs
avec la vision de ces créateurs selon laquelle les êtres, malgré leur différence d'âge, sont
semblables et égaux vu leur appartenance à la même humanité. La conception
émancipatrice ne précise pas la nature du processus conduisant l'enfant à devenir adulte.
Elle s'attarde plutôt à reconnaître les enfants tels qu'ils sont actuellement, c'est-à-dire
différents, selon leur appartenance à l'une des classes d'âge suivantes : la petite enfance (3
à 4 ans), l'enfance (5 à 12 ans) et l'adolescence (12 à 18 ans). Ils se distinguent non par
essence, mais d'après leur sensibilité, leurs goûts, leurs références, leur expérience, leur
intelligence, leur imaginaire, leurs rêves et leurs préoccupations. Les spécificités de
chacune de ces classes d'âge peuvent changer dans le temps, c'est la raison pour laquelle
les créateurs préfèrent en avoir une connaissance plus pratique que théorique. Ils
parviennent ainsi à échapper aux stéréotypes qui figent les êtres alors qu'ils sont en
perpétuelle transformation. Ils donnent l'impression de prendre les enfants pour des êtres
indéfinissables et imprévisibles, ceux-ci sont donc apprivoisés au fur et à mesure des
expériences de création.
102

ANALYSE :

De tous les créateurs, ce sont ceux du deuxième groupe qui mettent davantage l'accent sur
le processus conduisant les enfants vers l'âge adulte. Ils sont aussi les seuls à vouloir lui
proposer un théâtre qui peut le former. En ce sens, ils s'intéressent aux théories de la
psychologie de l'enfant qui traitent justement en long et en large de ce processus; ils disent
même s'y fier au moment de créer leurs spectacles.

SES RELATIONS AVEC LES ADULTES

Les relations entre les enfants et les adultes dans la société sont souvent abordées par les
créateurs. Dans la plupart des cas, il est question des parents, professeurs et autres
formateurs qui tiennent un rôle important dans la vie des enfants. Ces relations entre les
générations, telles qu'elles sont décrites, n'apparaissent pas sous un jour favorable, et ce,
pour diverses raisons.

CONCEPTION RÉCRÉATIVE :

Dans la conception récréative, l'enfant est décrit comme étant victime des intérêts et des
exigences du monde adulte. Dans certains milieux, on lui vole son enfance à force de le
discipliner et de le contraindre à entrer dans un moule unique. Ainsi, la société profite de
lui en cherchant à répondre à ses propres intérêts de former une future main-d'œuvre par
exemple, ne se souciant guère de lui laisser le temps de vivre un bonheur naïf et pur.

CONCEPTION ÉDUCATIVE :

La conception éducative définit l'enfant comme une victime de l'éducation inappropriée


qu'il reçoit. Pour l'un des créateurs, les parents et certains professeurs semblent ignorer sa
psychologie lorsque, trop souvent, ils le surestiment ou le sous-estiment. Peu importe le
côté vers lequel ils penchent, ces adultes nuisent tous au développement normal et sain de
l'enfant. D'abord, parce qu'ils ne sont pas en mesure de satisfaire ses besoins vitaux;
ensuite, parce qu'ils échouent à lui faire effectuer les apprentissages formateurs de sa
personne; et finalement, parce qu'ils ne parviennent pas à lui transmettre le bagage de
connaissances, les valeurs et les outils pour en faire un individu adapté socialement. De
plus, ce créateur prétend que la génération d'aujourd'hui est victime d'un manque de
103

stabilité en raison des nombreux divorces et de disponibilité de la part des adultes vu


l'importance démesurée du travail dans la société. Ces enfants lui apparaissent inadaptés
parce qu'anormalement « vides », « paresseux », « violents », « manipulateurs » et « trop
rapidement adultes ». En fait, ils sont à l'image des adultes qui les éduquent.

Du point de vue de l'autre créateur, l'enfant est victime du pouvoir abusif des adultes sur
sa personne. En s'efforçant d'exercer leur autorité sur lui, ils le contrôlent tout en le tenant
volontairement ignorant. C'est ainsi tenu que l'enfant apparaît docile. Des pans entiers de
connaissances sur le monde lui sont alors cachés, décevant alors sa curiosité naturelle.
Selon ce même créateur, d'autres adultes veulent former aveuglément la nouvelle
génération à leur idéologie. Ils lui transmettent donc une vision subjective et stéréotypée
du monde. Ainsi, faute de pouvoir critiquer ce qu'il reçoit, l'enfant grandit en se fiant à ce
savoir biaisé, et par conséquent, demeure inconscient.

CONCEPTION ÉMANCIPATRICE :

Dans la conception émancipatrice, les créateurs soulignent le caractère inégalitaire,


intéressé et réducteur des relations entre l'enfant et l'adulte. Le premier serait victime des
préjugés qu'ont les seconds à son égard, faisant de lui un être fragile, simple, ignorant,
incomplet et manipulable. Perçu de la sorte par plusieurs créateurs associés au « théâtre
pour enfants », il formerait à leurs yeux un public facile, dépourvu de sens critique, de
sensibilité, d'intelligence et de profondeur. C'est donc sur la base de ces stéréotypes
réducteurs qu'ils oseraient lui offrir des spectacles qualifiés de médiocres et de produits de
consommation sans intérêt artistique. Motivés à créer des œuvres d'art, les créateurs de la
conception émancipatrice disent s'être regroupés sous l'appellation de théâtre «jeunes
publics » pour se distinguer ainsi de ceux qu'ils critiquent. Ils auraient alors eu à gagner
progressivement la confiance des adultes concernés par l'enfant, parfois trop protecteurs,
avant que leur démarche artistique, définie comme rigoureuse, originale et intègre, puisse
être reconnue à sa juste valeur. Les œuvres produites, qu'ils reconnaissent comme
provocatrices, auraient eu comme effet de permettre l'émancipation des enfants en
repoussant peu à peu les limites de ce qui pouvait leur être adressé, faisant perdre aux
adultes peu à peu certains de leurs préjugés tenaces.
104

ANALYSE :

L'enfant est perçu comme une victime. Or, celui-ci ne le serait pas pour les mêmes raisons
d'un créateur à l'autre. Ceci explique pourquoi les créateurs ont un rapport différent avec
l'enfance à travers leur pratique. Ils offrent tous à l'enfant un théâtre qui est en marge de
son quotidien où il est une victime. Les premiers proposent un théâtre qui libère les
enfants des pressions exercées sur eux au sein de la société. Les deuxièmes produisent des
spectacles respectueux de la psychologie de l'enfant, de sa manière d'apprendre et de ses
besoins spécifiques. Quant aux troisièmes, leur théâtre est construit en fonction
d'émanciper l'enfant. L'un des moyens d'y arriver est de ne pas créer en fonction des
nombreux préjugés véhiculés sur lui. Ils osent donc lui présenter des spectacles qui vont à
l'encontre de ce qui est généralement admis sur l'enfant dans la société. Leur théâtre
expérimental révolutionne le théâtre pour enfants traditionnel.

SES PARTICULARITÉS DE SPECTATEUR

En tant que spectateur, l'enfant est décrit différemment au sein des trois conceptions.

CONCEPTION RÉCRÉATIVE :

Les tenants de la conception récréative pensent de l'enfant qu'il est le spectateur idéal
justement en raison de ses caractéristiques distinctives qui l'amènent à « embarquer » dans
la fiction, soit à y croire et à vouloir y prendre part. Il interagit spontanément avec les
personnages, cherchant à les critiquer ou à les conseiller au fur et à mesure de l'action
dramatique. Par ailleurs, les créateurs affirment pouvoir se fier à ses réactions pour juger
de la qualité de leur œuvre. En effet, il est un être authentique, qui exprime tout haut ce
que l'adulte penserait tout bas. Contrairement à ce dernier, l'enfant ne connaît pas
l'autocensure. C'est ce qui explique ses comportements parfois excessifs, qui peuvent nuire
au bon déroulement du spectacle. Ainsi, il pousse les comédiens à donner le meilleur
d'eux-mêmes, sans relâche. Ces derniers le trouvent exigeant. Les comédiens lui
présentent donc un jeu assez vrai, très physique et dynamique, tout en demeurant
réceptifs à ses réactions. Ils sont toujours prêts à interagir avec lui. Pour les créateurs,
l'enfant est source d'inspiration. Au quotidien, il apparaît comme un modèle que les
105

comédiens suivent afin de développer leur présence sur scène, cherchant à retrouver leur
spontanéité même après une énième représentation.

CONCEPTION ÉDUCATIVE :

Aux yeux des créateurs de la conception éducative, l'enfant est un spectateur particulier. Il
perçoit la fiction sans la distinguer de la réalité, ce qui le rend vulnérable. Sa tendance à
s'illusionner l'amène aussi à transposer la fiction sur sa réalité. Il pourrait donc lui arriver
d'imiter certains personnages dans sa vie de tous les jours. Cette tendance est prise en
compte par les créateurs, qui prennent garde à ce qu'ils donnent à voir de la réalité et à
leur façon de la représenter. Le théâtre est, de leur point de vue, une école pour l'enfant.

CONCEPTION ÉMANCIPATRICE :

Cette conception envisage l'enfant moins d'après son appartenance à une catégorie sociale
distincte, celle de l'enfance, qu'à titre de spectateur. En effet, il est d'abord et avant tout un
spectateur en soi, au même titre que l'adulte. Les créateurs créent en ne tenant pas compte
des préjugés qui font des enfants un public facile. Ce faisant, ils réitèrent leur volonté
d'accentuer les ressemblances entre l'enfant et l'adulte en affirmant qu'au théâtre, à tout le
moins, ils sont semblables et égaux. Dit autrement, en tant que spectateur, ils ont autant
droit l'un que l'autre d'avoir accès à des démarches artistiques véritables qui touchent leur
sensibilité et leur intelligence. Certes, les plus jeunes spectateurs sont généralement
inexpérimentés, ne connaissant pas encore les conventions théâtrales. Toutefois, ils ont le
même besoin de représentations. La seule différence notable entre un public adulte et
enfant, c'est que le second est divisé pour en former plusieurs selon l'une des trois classes
d'âge suivantes : la petite enfance, l'enfance, l'adolescence.

ANALYSE :

Les créateurs définissent le jeune spectateur différemment. Au sein des deux premiers
groupes, l'enfant est un spectateur distinct. Ils lui proposent donc un théâtre adapté à sa
spécificité. Alors que les créateurs du troisième groupe s'adressent plutôt à lui comme à un
spectateur en soi, c'est-à-dire semblable au spectateur adulte, plutôt qu'à un enfant
reconnu socialement comme différent.
106

B. DES PRATIQUES CONTRASTÉES « POUR » L'ENFANT

Ce qui suit doit être lu en ayant à l'esprit ce qui a été dit dans les paragraphes précédents
traitant de l'analyse des discours « sur » l'enfant. En effet, c'est maintenant que ces analyses
prennent tout leur sens.

LES INTENTIONS DES CRÉATEURS

Les pratiques théâtrales reflètent les intentions des créateurs, mais elles diffèrent selon
leur conception de l'enfant. Ainsi, certains veulent essentiellement divertir les jeunes
spectateurs, quelques-uns les éduquer, d'autres les toucher.

CONCEPTION RÉCRÉATIVE :

Les créateurs souhaitent principalement divertir leur public. Ils sont donc prêts à tout pour
y parvenir. C'est pourquoi ils cherchent tant à plaire et à émerveiller les enfants : ils leur
offrent un cadeau théâtral. Le rire est donc au rendez-vous. Leur théâtre en est un de
divertissement, d'animation et de participation, il devient prétexte à faire la fête. La
représentation se veut alors un temps d'arrêt pendant lequel tout est pensé pour favoriser
l'évasion. De cette façon, les créateurs font oublier aux enfants leur quotidien, jugé trop
souvent frustrant et contraignant. De plus, en sollicitant leur participation, sans toutefois
la forcer, ils les amènent à se sentir importants. D'ailleurs, les enfants adorent tenir un rôle
dans le spectacle, ils s'amusent tant qu'ils restent concentrés sur l'histoire.

Les intentions des créateurs étant d'abord ludiques, ils n'ignorent pas pour autant les effets
du théâtre sur la conscience de l'enfant en formation. Ils soulignent aussi vouloir lui
transmettre des valeurs et des connaissances, mais de manière secondaire, et jamais au
détriment du plaisir. Ils se refusent à tenter de le changer ou de le mouler, le considérant
plutôt comme un être libre et, surtout, naturellement pur, innocent et authentique. En
somme, les créateurs donnent l'impression de célébrer l'enfance en permettant aux jeunes
spectateurs d'extérioriser ce qu'ils sont, même leur côté indiscipliné, sauvage et rebelle.
Ces adultes se présentent d'ailleurs devant les enfants comme des complices.
107

CONCEPTION ÉDUCATIVE :

Les créateurs de la conception éducative cherchent d'abord à conscientiser l'enfant.


Ils accordent donc moins d'importance à le divertir; d'ailleurs, ils n'en font pas du tout
mention. Compte tenu de leurs visées pédagogiques, leur théâtre est plus utilitaire.
Il s'apparente à un autre lieu d'apprentissage, parallèle aux écoles. Les créateurs, en bons
pédagogues, s'efforcent de favoriser et de respecter le développement de l'enfant en
l'amenant, par exemple, à développer ses habiletés intellectuelles, mais aussi sociales. En
fait, ils laissent à penser que leurs spectacles visent à combler divers besoins de l'enfant,
comme celui de grandir, de réfléchir, de se sentir valorisé, sécurisé et d'assouvir leur soif
de connaissances. Ces adultes se présentent comme des modèles à suivre et des
transmetteurs de culture.

CONCEPTION ÉMANCIPATRICE :

Les créateurs du théâtre « jeunes publics » s'attribuent le rôle d'artistes et, par conséquent,
refusent d'être considérés comme des pédagogues, des psychologues ou des amuseurs
d'enfants. À travers leurs spectacles, ils aspirent à trouver l'équilibre entre le
divertissement et la réflexion. Essentiellement, c'est leur vision intime du monde qu'ils ont
envie de partager aux jeunes spectateurs. Cette vision n'est pas pensée en fonction de ce
qu'ils croient les enfants capables de comprendre ou de ce qu'ils devraient savoir; au
contraire, ils acceptent que ceux-ci ne comprennent pas tout. Leur théâtre en est un
d'expérimentation qui espère d'abord toucher, choquer et provoquer, et ce, tout en
innovant.

Au départ de la création, les créateurs disent ne pas avoir d'intention précise et arrêtée
quant aux effets à obtenir sur la conscience de l'enfant. Peu importe, en autant que celui-ci
vive une expérience artistique face à laquelle il ne reste pas indifférent. Les créateurs font
confiance à l'art qui agit différemment d'une personne à l'autre, mais chaque fois en
fonction du vécu de celle-ci. Le théâtre réussi parfois à délivrer de la solitude, il nourrit,
ouvre l'esprit, transforme et libère. C'est une nourriture de l'âme. Le besoin de
représentation est d'ailleurs propre à l'humain. En somme, les créateurs de la conception
émancipatrice veulent transmettre leur amour du théâtre tout en développant chez l'enfant
108

son habitude à le fréquenter. Par leurs œuvres, ils initient les jeunes publics aux
conventions du théâtre contemporain.

LA FORME ET LE CONTENU DES SPECTACLES

Les trois types de théâtre pratiqués font vivre des expériences fort différentes aux jeunes
spectateurs. S'il en est ainsi, c'est que la forme et les contenus privilégiés par chacun
découlent de diverses conceptions de l'enfant.

CONCEPTION RÉCRÉATIVE :

Le théâtre associé à la conception récréative est une vraie fête pour les enfants en ce qu'il
propose une rupture avec l'ordre habituel du monde. Par exemple, contrairement à tous
les jours, les jeunes spectateurs sont invités à prendre toute la place, laissant les adultes en
arrière-plan. En effet, les comédiens établissent une relation d'interaction avec eux
spécialement. Pendant la représentation, ils les interpellent, leur donnant alors la chance
de jouer un rôle dans l'histoire. Parfois, le public en vient à penser qu'il fait avancer
l'histoire en provoquant ses rebondissements ou en permettant son dénouement. Les
enfants deviennent alors comédiens à leur tour. Leur participation est rendue possible
grâce à l'abolition de la convention du quatrième mur. En d'autres termes, ce théâtre
n'érige pas de murs invisibles entre la scène et la salle, de sorte que les personnages
peuvent in ter agir avec les spectateurs.

À titre d'exemple, dans le cadre du Carnaval de Québec 2002, Le Théâtre d'Histoires et


d'Illusoire a présenté une légende viking. Pendant ce spectacle, les comédiens ont sollicité
la collaboration des enfants. Il leur a été demandé de déterminer l'issue du combat entre
les forces du bien et du mal incarnées sur scène. À l'aide de deux dragons en tissu, les
jeunes spectateurs, accompagnés de leurs parents, ont eu à simuler la bataille décisive de
façon à conclure l'histoire. Évidemment, ce sont les forces du bien qui ont terrassé celles du
mal, et ce, grâce au courage et à la détermination des personnages. Les enfants,
s'identifiant à ces héros, pouvaient être fiers d'eux-mêmes, car ils avaient démontré les
mêmes qualités au cours du combat.
109

Ce théâtre de participation est aussi une inversion du quotidien puisqu'il se montre à


l'écoute des enfants, de leurs goûts et réactions, contrairement aux parents et aux
professeurs qui, plus souvent, imposent plutôt la cadence et dérogent peu de la marche à
suivre. Ainsi, les créateurs s'adaptent à leur public, toujours dans l'optique de lui plaire.
Chez Ourson Doré les commentaires des enfants émis pendant une représentation sont
parfois intégrés au texte du spectacle. Ils sortiront ultérieurement de la bouche des
personnages pour le plus grand plaisir d'autres spectateurs.

Par ailleurs, les créateurs stimulent la spontanéité des jeunes spectateurs, au risque de les
voir se comporter avec excès, alors qu'à l'école, par exemple, la discipline et le calme sont
de mise. Pendant la représentation, les créateurs encouragent les cris, les rires, et même les
injures. Chez Rêves en Stock, il arrive à l'occasion que les comédiens ramènent les enfants à
l'ordre par des gestes ou des paroles. Ils se permettent de le faire, vu l'absence du
quatrième mur.

Il semble que les cinq créateurs de la conception récréative pratiquent un théâtre interactif
afin d'intervenir à tout moment avec les enfants, autant pour les animer que pour les
contrôler, et ce, parce qu'ils les considèrent comme des êtres physiques. Dès que les
enfants perdent de l'intérêt, les personnages, étant à l'écoute de leurs réactions, s'efforcent
de les animer, de les interpeller et de les questionner ou encore, coupent des passages ou
accélèrent le rythme. Les spectacles sont dynamiques et enlevants. Puisque le fait
d'interagir avec le public suppose d'improviser, de créer « en direct », la plupart des
comédiens se fient non pas à un texte rigide, mais à un canevas qui leur assure cette
flexibilité recherchée. Autrement dit, les créateurs prévoient des espaces d'interaction dans
le texte et acceptent de ne pas toujours le suivre à la lettre.

Ce théâtre festif s'éloigne aussi de la réalité quotidienne en la présentant aux enfants telle
qu'ils la voient ou aimeraient la voir. Les spectacles versent alors dans le fantastique,
l'extraordinaire, le léger, le drôle, le polisson, le complètement fou et certainement
l'irrévérencieux. En fait, ce théâtre n'a rien de sérieux, tout y est traité avec humour. Par
exemple, les créateurs du Théâtre Ourson Doré jouent avec les mots, sachant par expérience
que certains, issus du vieux français, comme « évanouille », font rigoler l'enfant. De plus,
lorsqu'ils présentent des monstres, ils s'avèrent être plutôt drôles que terrifiants.
110

Ces créateurs présentent aux jeunes spectateurs tout ce qui les fascine, et les inquiète
parfois, mais toujours dans le but premier de les divertir agréablement.

Ce type de théâtre dépeint des univers rarement réalistes. Ceux présentés par Le Théâtre
d'Histoires et d'Illusoire paraissent souvent extraordinaires vu les effets spéciaux utilisés, le
black light et la fumée par exemple. Les spectacles de Rêves en Stock présentent la réalité
avec exagération. Par exemple, il en est ainsi du détonateur au format démesuré que ses
deux personnages vedettes manipulent dans un spectacle. D'ailleurs, le style caricatural de
ces personnages en est un autre exemple éloquent. Il s'agit de Monsieur Orange et de
Ketchup. Ils semblent personnifier sans nuance l'âge adulte et l'enfance, le premier étant
plus sérieux, organisé et réfléchi et le second plus taquin, joueur et spontané. Le jeu des
comédiens est plus gros que nature. Ils amusent l'enfant grâce à divers contrastes qui
rendent toutes sortes de situations loufoques possibles. Or, elles se terminent toujours de
façon à remettre de l'ordre dans le chaos créé le temps du spectacle. Bien qu'avec Ketchup
les enfants dansent et manigancent des tours pendables, ce qu'ils semblent apprécier, ils
veillent néanmoins à protéger Monsieur Orange des attrapes dont il est la cible.

Finalement, ce théâtre défait l'ordre du monde lorsqu'il prend ses distances par rapport à
la rectitude politique. Ses créateurs ont compris qu'une certaine forme de violence plaît
aux enfants, c'est pourquoi elle leur est si souvent interdite par la majorité des adultes.
Jamais ils ne lui en servent pour lui faire la morale, mais toujours pour lui plaire. Encore
chez Rêves en Stock, dans l'un des spectacles Ketchup attache Monsieur Orange. Il
demande ensuite à un enfant de venir sur scène pour lui donner des coups de tue-mouche.
L'auditoire pouffe de rire et en redemande. Les créateurs du Théâtre d'Histoires et d'Illusoire
cherchent sciemment à impressionner les enfants en leur présentant des combats d'épée.
Cette arme faite en bois a sa place dans plusieurs de leurs spectacles. Or, afin de permettre
à l'enfant impressionnable de prendre du recul par rapport aux combats d'épée, ceux-ci se
déroulaient sur scène, contrairement à d'autres actions plus anodines présentées à la
hauteur du public.
111

CONCEPTION ÉDUCATIVE :

Les créateurs ayant une conception éducative créent un théâtre plus utilitaire et
conventionnel que divertissant et festif. La forme de leurs spectacles est pensée en fonction
des contenus à transmettre. Ceux-ci sont présentés de façon à favoriser la compréhension
des jeunes spectateurs. Les créateurs donnent à voir la réalité telle que les enfants
devraient la percevoir, c'est-à-dire de façon raisonnée et objective. Cette mise en ordre du
monde doit être reçue avec la tête plus qu'avec le cœur, ce qui explique l'importance
accordée par ces créateurs aux caractéristiques intellectuelles de l'enfant. C'est par la
réflexion qu'ils désirent l'éduquer.

À titre d'exemple, L'Atelier Bleu M'ajjjiiik se propose de stimuler le développement


personnel et social des enfants. Ses spectacles sont créés de manière à les conscientiser à
certaines problématiques découlant de leurs comportements inappropriés et visent à les
éveiller à en adopter d'autres. Pour parvenir à ses fins, le fondateur de ce théâtre a adapté
la philosophie du Théâtre de l'Opprimé d'Augusto Boal23 aux enfants puisqu'il se propose
de conduire ceux-ci à désirer le changement social, et surtout à le provoquer. Selon cette
école de pensée, il importe de faire ressortir le caractère construit de la réalité sociale, et ce,
en présentant les injustices dans leur ancrage sociohistoiïque, faisant ressortir les forces de
pouvoir en jeu.

Dans l'esprit du Théâtre de l'Opprimé, Bleu M'ajjjiiik vise le changement, non pas social,
mais de la personne qu'est l'enfant. En ce sens, il lui donne à voir de façon réaliste des
situations tirées de son quotidien qui mettent en scène des comportements problématiques
à changer. À travers la fable et la scénographie, le créateur montre les conséquences
possibles du présent sur le futur. Tous les accessoires utilisés demeurent sur scène jusqu'à
la fin du spectacle dans le but de rappeler les événements passés ayant conduit à une

Les spectacles de Boal mettent en scène des injustices sociales auxquelles le public est confronté quotidiennement, de
telle sorte qu'il en vienne à souhaiter les voir changées et décide même de passer à l'action. À quelques moments de la
représentation, les spectateurs sont invités par les comédiens à choisir une alternative à l'histoire en cours et les regardent
ensuite jouées devant eux pour pouvoir en apprécier les effets. Boal prétend qu'ainsi, en permettant aux spectateurs
d'intervenir sur l'action dramatique, ces derniers réaliseront le pouvoir qu'ils possèdent collectivement et individuellement
de lutter contre les injustices de tous les jours.
112

situation future donnée. La convention du quatrième mur est respectée jusqu'à ce que des
enfants choisis au hasard rejoignent les comédiens sur scène pour y tenir un rôle.

L'un des personnages du spectacle Ce n'est pas de ma faute, de Bleu M'ajjjiiik, est un enfant
qui prend tous ses caprices pour des droits. Chacune des scènes sert à illustrer ses
comportements déplacés et inadaptés. En agissant de façon irrespectueuse, irresponsable
et égoïste, il blesse les gens de son entourage. Par exemple, il refuse de participer aux
tâches ménagères et choque ainsi ses parents débordés de travail et dépourvus devant la
situation. Les jeunes spectateurs, assis par terre dans le gymnase de leur école, sont
attentifs et silencieux. Ils rient à quelques reprises puisque la représentation a une touche
d'humour. Elle amuse les enfants d'autant plus qu'ils se reconnaissent à travers l'histoire.

La pièce terminée, les comédiens invitent le public à monter sur scène. Certains enfants
pourront les rejoindre à l'avant. Partout dans la salle, ils lèvent la main pour être choisis,
témoignant ainsi de leur enthousiasme à l'idée d'aller jouer un rôle. Par contre, peu de
spectateurs seront élus. Les chanceux pourront entrer dans la peau d'un parent dont
l'enfant s'obstine à ne pas vouloir participer aux tâches ménagères. Dans ce rôle, les
apprentis comédiens doivent trouver les bons arguments pour convaincre l'enfant rebelle
de les aider. Ils y parviennent, parfois grâce à l'aide du comédien, qui autrement se tient à
l'écart de la saynète. Souvent, l'enfant joue le rôle d'un adulte et, à l'inverse, le comédien
celui d'un enfant. Cette inversion prévue par le créateur permet de favoriser l'empathie du
jeune naturellement égocentrique.

Quant à lui, Le Théâtre du Petit Chaplin, qualifié de théâtre scientifique, se consacre à la


vulgarisation de connaissances issues de plusieurs disciplines scientifiques comme
l'anthropologie, l'astronomie, la paléontologie. Ainsi, l'histoire présentée n'est qu'un
prétexte pour transmettre ce savoir décrivant apparemment la réalité d'une façon jugée
plus « objective ». Bien sûr, le spectacle contient aussi de nombreuses péripéties, de même
que des scènes plus émotives susceptibles de captiver le public.

La plupart des pièces présentent au moins un personnage enfant auquel peut s'identifier le
jeune spectateur. À mesure que le premier découvre le monde et s'y confronte, en retour,
le second fait de même. Le créateur souhaite transmettre des connaissances nouvelles à
113

son public. Il s'en fait d'ailleurs un devoir puisque, selon lui, la majorité des adultes le tient
dans l'ignorance. De son point de vue, il n'est pas question non plus de censurer des
informations jugées trop abstraites. Au contraire, il se plaît à les transmettre, mais il
s'arrange toutefois pour les présenter de façon concrète. Ainsi, le spectacle Le Cadeau
d'isaac parle d'astronomie, de changement et d'amitié. Il raconte l'histoire d'une fillette à
laquelle un professeur d'astronomie inventif confie les secrets de l'Univers. Elle en
apprend beaucoup sur les trous noirs, les galaxies et le monde quantique.

CONCEPTION ÉMANCIPATRICE :

Le théâtre « jeunes publics » est plus difficile à définir que ceux présentés antérieurement
tant ses formes et ses contenus sont variés. Chacun des spectacles est unique en ce sens
qu'il est l'expression artistique d'une vision intime du monde. Les créateurs disent
d'ailleurs qu'ils évitent de suivre des recettes et les tendances du moment. Ils évitent donc
de répondre aux attentes et aux exigences du public, car cela les conduirait à créer des
produits de consommation. Par exemple, Le Théâtre de Sable ose aborder des thématiques
plus dramatiques, même si la tendance actuelle du public est de vouloir rire.

Le théâtre « jeunes publics » évolue en parallèle avec le théâtre contemporain grandement


influencé par celui d'Europe. Les créateurs disent produire un théâtre consacré, suivant les
règles de l'Art, semblable à celui destiné aux adultes, et répondent aux mêmes défis de
créer des œuvres d'art intègres, originales, sensibles et ouvertes. Ce théâtre ne privilégiant
aucune forme en particulier, plusieurs sont traitées. Il y a du théâtre multidisciplinaire,
d'auteur, de clown, de marionnettes, de style cabaret, et d'objet. Chacune des compagnies
a d'ailleurs développé son style, sa couleur, son authenticité. La structure des spectacles
est souvent éclatée, rarement linéaire. Ce théâtre cherche à quitter les sentiers battus pour
se renouveler constamment. En fait, il est plutôt expérimental et vise ni à divertir ni à
éduquer son public à tout prix; par contre, il aspire à le toucher, c'est-à-dire à l'émouvoir,
le choquer et le provoquer.

Les spectacles proposés découlent de la démarche décrite comme sincère et inspirée par
les créateurs plutôt que de leur adhésion à des conventions jugées rigides. En recherchant
la nouveauté, ils repoussent les limites de l'art en général. Chez L'Aubergine, le clown a été
114

théâtralisé, par conséquent il n'est plus traité de manière conventionnelle. Le créateur


prétend qu'ainsi il s'est assuré de créer en ayant un plus large éventail de possibilités. Par
exemple, il s'est permis de vêtir ses clowns en habits de ville. Démunis de la sorte de leurs
anciens costumes traditionnels, surchargés de sens, ces personnages semblent avoir plus
de naturel et surtout, acquièrent une plus grande liberté. En somme, ils peuvent enfin
vivre de nouvelles péripéties et développer des relations entre eux qui sont plus
complexes et plus riches de sens.

Les créateurs du théâtre « jeunes publics » se disent intègres puisqu'ils font des choix
artistiques correspondant à ce qu'ils souhaitent ardemment communiquer. Ils en arrivent à
inventer leur propre langage. Dans Le Bain, du Théâtre Boudies Décousues, la créatrice a osé
défier une des conventions théâtrales qui vise à créer l'illusion de la marionnette, c'est-à-
dire de faire croire à la vie de la marionnette pourtant inerte. Dans ce spectacle, une
comédienne joue le rôle de la maman d'un petit cochon rosé. Les baguettes servant à la
manipulation de cette marionnette sont visibles du public, mais selon la convention, celui-
ci accepte de ne pas les voir. À un moment du spectacle, la maman fait une caresse à son
enfant cochonnet. Or, la metteure en scène, voulant représenter tout l'amour porté par
cette mère à son enfant, use des baguettes pour caresser le porcelet qu'elle tient près de son
cœur. Celui-ci du coup s'apparente à un violon dont semble s'échapper la berceuse
diffusée à cet instant dans la salle. Cette image, au risque de briser l'illusion créée par la
marionnette, évoque l'amour maternel d'une manière fort éloquente, esthétique et sensible.
Elle est d'ailleurs plus évocatrice qu'une simple accolade représentée comme dans la vraie
vie.

Partant de cet exemple, il apparaît que ce théâtre « jeunes publics » mélange les divers arts
en accordant une place importante à la musique et à l'art visuel. En effet, la musique des
spectacles, par exemple, n'est jamais simplement décorative; au contraire, elle signifie tout
autant que le texte et le jeu des comédiens. Elle ajoute du sens à ce qui est présent sur
scène au même moment. De même en est-il de toutes les composantes de la représentation,
soit le texte, le jeu des comédiens, la musique, la lumière, les accessoires et les décors, qui,
une fois agencées entre elles, partagent la vision du monde des créateurs. Tout est placé
sur scène avec le souci conscient de suggérer, d'évoquer et de signifier. Rien ne s'y
115

retrouve de façon gratuite. Ce théâtre est souvent épuré, de sorte qu'il ne surcharge pas le
public d'informations.

Le théâtre « jeunes publics » s'intéresse aux grands questionnements existentiels, la vie, la


mort, la perte. Par contre, ce n'est pas un théâtre intellectuel, car les idées ne sont pas mises
en avant-plan. Il est plus près du senti, des émotions et de l'intime. Les créateurs y parlent
d'eux-mêmes, de leurs blessures et de leurs joies d'enfance. Il leur arrive même d'aborder
certaines réalités sans les nommer. De plus, la plupart des spectacles développent
plusieurs thèmes enchevêtrés, dont les contenus sont variés. La réalité y étant dépeinte
dans sa complexité, faite de nuances et de contradictions; ce théâtre refuse de l'aseptiser
sous prétexte qu'elle sera présentée aux enfants.

Les créateurs du « jeunes publics » ont pour particularité d'exprimer leur sensibilité
à travers un langage différent de celui de tous les jours, plus proche de la poésie. C'est
d'ailleurs ce qui contribue à créer des œuvres ouvertes, polysémiques, permettant ainsi à
chacun des spectateurs de faire ses propres interprétations. En effet, l'œuvre prenant tout
son sens à travers la subjectivité du récepteur, il n'y a pas qu'une seule bonne
interprétation. Les jeunes sont donc conviés à vivre une expérience artistique individuelle,
différente pour chacun d'eux en raison de leur sensibilité et leur vécu propre. Le jeune
spectateur a le dernier mot sur la création de l'œuvre, et ce, parce que les créateurs veulent
justement lui donner cette liberté de pensée. D'autant plus qu'ils considèrent l'enfant
comme un être intelligent, en mesure de faire des liens valables.

LE PROCESSUS DE CRÉATION

D'une conception à l'autre, les créateurs suivent des processus de création qui ne se
ressemblent pas.

CONCEPTION RÉCRÉATIVE :

Dans bien des cas, les créateurs du théâtre plus divertissant conçoivent ou adaptent un
spectacle en fonction des attentes des divers milieux de diffusion. Le Théâtre d'Histoires et
d'Illusoire a produit de courtes scènes mettant en vedette le Capitaine Crochet, inspiré de
Peter Pan, afin de les présenter au Festival de la Bande Dessinée de Québec. Cette
116

compagnie a d'ailleurs été chargée de l'organisation et de l'animation d'au moins une de


ses éditions. Les comédiens avaient à faire l'animation de la foule. Quelques personnages
clownesques divertissaient les gens alors qu'ils circulaient d'un kiosque à l'autre. Dans le
même esprit, les personnages vedettes de Rêve en Stock, Monsieur Orange et Ketchup, ont
animé les familles qui fréquentaient le Carnaval d'hiver de Québec. Ils leur ont proposé
quelques activités originales et physiques de manière à leur permettre de se réchauffer
malgré des températures hivernales.

Chaque année, les bibliothèques, les centres communautaires et les festivals privilégient
une thématique spécifique dont les créateurs s'inspirent. Ils mettent toutes les chances de
leur côté d'être sélectionnés pour faire partie de la programmation. Ainsi, Rêve en Stock a
repris un de ses spectacles en l'adaptant pour qu'il reflète la thématique « du cochon » qui
était à l'honneur. Quant à lui, Le Théâtre d'Histoires et d'Illusoire a produit son spectacle
traitant d'une légende viking en sachant à l'avance qu'il répondrait à la thématique du
Carnaval d'hiver de Québec de cette année-là.

À quelques occasions, les créateurs créent sur commande. Ils doivent satisfaire les attentes
du client, déviant parfois de leur créneau habituel. Il en est de même chez le Théâtre
d'Histoires et d'Illusoire qui a été approché pour intégrer une dizaine de chansons à
caractère religieux dans un spectacle d'esprit plutôt moraliste. Même si le créateur déteste
faire la morale dans son théâtre, il a tout de même accepté la commande. Cependant, il
prétend que cela tient de l'ordre du travail plus que de la création, car en général il préfère
se laisser porter librement par son inspiration. Or, dans ce projet, il a rencontré des
exigences contraignantes qui ont bloqué un peu sa spontanéité.

Autre exemple, Le Théâtre Ourson Doré a aussi été approché pour créer un spectacle traitant
de la criminalité en vue de le présenter dans les écoles. Leur client avait choisi d'aborder
cette thématique à travers l'art théâtral qu'il jugeait assez inventif et divertissant pour
toucher les enfants davantage qu'un cours magistral. Les créateurs se sont efforcés de
mettre en scène des situations qui déclencheraient une réflexion et une discussion sur la
résolution de conflits et l'estime de soi. Ils ont décidé de faire interagir des personnages
d'animaux, parce que cela permettait de faire des parallèles intéressants avec les relations
humaines.
117

Les créateurs saisissent toutes les occasions de vendre un spectacle. Dans ce sens, ils ont
développé de nombreuses stratégies de création leur assurant rapidité et adaptabilité. En
effet, ils n'ont pas toujours le temps de créer de toutes pièces un nouveau spectacle ou
d'inventer de nouveaux personnages pour faire de l'animation de foule. Ils font du neuf
avec du vieux. Afin de sauver du temps, ils basent leurs spectacles sur des canevas, au lieu
d'écrire un texte élaboré, fini et fixe. Si tel est le cas, ils ne se gênent pas pour en modifier
certains passages selon les occasions. En effet, ils doivent parfois s'ajuster à certaines
conditions particulières dépendant des milieux de diffusion. Rêves en Stock accepte de
couper des scènes pour respecter le temps alloué. De même, Le Théâtre d'Histoires et
d'Illusoire extrait de courtes scènes de ses spectacles pour les présenter dans divers
événements.

CONCEPTION ÉDUCATIVE :

Étant donné l'intention des créateurs du théâtre éducatif de conscientiser les enfants, ils
s'assurent de transmettre des messages recevables par les enfants; ils s'efforcent de les
rendre compréhensibles et intéressants. Pour y parvenir, ils ont développé des stratégies
qui leur permettent de mieux connaître les enfants et de pouvoir ensuite s'adapter à eux.
C'est pourquoi ils s'intéressent à sa psychologie en se documentant dans des études et des
recherches scientifiques. Ils créent donc des spectacles qui respectent certains principes de
pédagogie et de psychologie.

Par exemple, le créateur du Théâtre du Petit Chaplin prétend se fier aux experts
scientifiques, qui connaissent l'enfant de manière objective et rigoureuse, pour créer ses
spectacles. Il a appris à le faire suite à son expérience de travail comme auteur de quelques
émissions de télévision Sésame Street diffusées à Radio-Canada. Il raconte qu'il devait
suivre à la lettre une « bible » dictant la façon de créer les scénarios de manière à favoriser
l'éducation de l'enfant en ne lui donnant pas de mauvais plis. Selon lui, étant donné que
les enfants absorbent tout comme des éponges, il importe de leur transmettre des
connaissances objectives et fondées. C'est pourquoi son théâtre, axé sur la vulgarisation,
insiste pour suivre une démarche de création qui est rigoureuse et fouillée. Il critique
d'ailleurs les créateurs qui véhiculent une vision du monde biaisée parce qu'érigée sur un
ensemble de préjugés.
118

De plus, les créateurs de cette conception éducative cherchent à connaître la culture de


l'enfant. Ils pourront alors lui présenter des spectacles ayant une facture plus « réaliste »
auxquels il s'identifiera, ce qui favorisera autant son intérêt que sa compréhension. C'est
dans ce sens que le créateur de Bleu M'ajjjiiik rencontre les enfants de plusieurs niveaux
scolaires. Il questionne leurs intérêts, leur langage particulier et leur vécu. Souhaitant les
amener à changer certains comportements, il s'informe auprès des parents et des
professeurs quant à ceux qu'ils identifient comme étant les plus dérangeants. Il offre
d'ailleurs un service personnalisé aux écoles en acceptant d'intégrer dans un spectacle les
problématiques qu'elles vivent.

Le créateur du Théâtre du Petit Chaplin vise aussi à connaître la culture des enfants lorsqu'il
envoie dans plusieurs écoles un questionnaire de son cru. Ainsi, pendant la création d'un
spectacle sur la paléontologie, il a été surpris de constater que les enfants avaient déjà
intégré la notion d'évolution telle que définie par Darwin. Fier de sa découverte, ce
créateur a pu développer ce concept avec davantage de profondeur. Ses questionnaires lui
fournissent aussi d'autres informations dont il tire profit pour créer des univers ayant un
sens pour son public. Par exemple, il fait dire à ses personnages certaines expressions
langagières tirées des émissions télévisuelles les plus écoutées.

Ces deux compagnies produisent aussi des guides pédagogiques parallèlement à chacun
des spectacles afin d'y développer la thématique et d'autres sujets connexes. Bleu M'ajijiiik
en fournit un à tous les professeurs, puis il donne à chacun des élèves un journal de bord
dans lequel ils pourront faire quelques exercices d'apprentissage et de réflexion. Il leur
remet aussi un petit feuillet intitulé Baluchon de trucs pour parents, à ramener à la maison. À
l'intérieur de celui-ci, les parents sont mis au parfum de la réflexion amorcée au théâtre
par leur enfant et y trouvent des outils pour la poursuivre avec lui. Ils apprennent
comment favoriser chez l'enfant l'adoption de comportements attendus.
119

CONCEPTION ÉMANCIPATRICE :

Les créateurs accordent souvent une plus grande importance au processus de création
qu'aux spectacles qui en résultent. La plupart créent des spectacles de toutes pièces plutôt
que de partir de textes existants. Souvent, les créateurs s'adonnent à des périodes
d'expérimentation pendant lesquelles le metteur en scène, les comédiens, et parfois aussi
les autres concepteurs visuels et sonores, s'alimentent mutuellement. Cette façon de créer
en « collégialité » permet aux divers créateurs de faire des propositions artistiques qui
inspireront les autres. Ainsi, tous les éléments du spectacle prennent naissance en
parallèle. Ce qui permet à chacun de contribuer au sens de l'ensemble du spectacle. Par
exemple, un son peut inspirer le jeu du comédien qui, en retour, inspire un effet de
lumière à partir duquel un autre son est créé. Le Théâtre Les Nuages en pantalons a procédé
d'une manière similaire lors de la création de Miroir, miroir. Nous avons d'ailleurs assisté à
quelques ateliers de création où les créateurs et quelques enfants réalisaient des exercices
d'expérimentation sur le thème du « miroir ». À ce moment, aucune piste précise et arrêtée
n'était suivie, de sorte que l'imagination de chacune des personnes réunies a nourri la
création du spectacle.

Les créateurs reconnaissent les spécificités des enfants selon leur classe d'âge respective,
mais ils s'en préoccupent assez peu au cours du processus de création, sinon
inconsciemment. En effet, ils créent en partant d'abord de leurs préoccupations
personnelles, se demandant ce qu'ils ont vraiment envie de communiquer aux enfants.
Une fois l'œuvre plus achevée, ils la confrontent aux enfants de divers âges afin de vérifier
lesquels la reçoivent le mieux. C'est ainsi que les créateurs déterminent la classe d'âge à
laquelle un spectacle sera destiné.

Dans le but de démystifier l'art du théâtre, la plupart des créateurs organisent des
rencontres d'échanges en lien ou non avec la représentation d'un spectacle. Ils fournissent
aussi des cahiers d'accompagnement aux professeurs, à travers lesquels ils exposent leur
démarche de création. L'essentiel étant d'initier les enfants au théâtre.
120

LES LIEUX DE DIFFUSION ET LES CLIENTÈLES VISÉES

Chacun des théâtres peut facilement être associé à un lieu de diffusion spécifique et à une
clientèle particulière.

CONCEPTION RÉCRÉATIVE :

Le théâtre divertissant s'adresse principalement aux milieux communautaires et


populaires, soit les bibliothèques, centres communautaires, salles paroissiales, parcs et
festivals de toutes sortes. D'ailleurs, l'un des créateurs qualifie sa pratique de « théâtre
populaire ». Les enfants fréquentent ce théâtre en famille. Les parents choisissent de les y
amener voir des spectacles qu'ils savent irrévérencieux; ils décident alors de partager un
moment avec leur enfant pendant lequel celui-ci sera invité à s'exprimer sans retenue ou
presque.

Ce théâtre participatif est accueilli à quelques rares occasions par les écoles, généralement
lorsqu'elles ont le cœur à la fête. Dans un contexte festif, elles assouplissent les codes de
conduite et privilégient alors ce type de théâtre en guise de récompense, souvent avant les
vacances de Noël ou de l'été. Les écoles permettent pour une fois aux enfants d'être
complètement eux-mêmes, de s'amuser, voire de se montrer indisciplinés sans en subir les
conséquences.

CONCEPTION ÉDUCATIVE :

Le théâtre éducatif convient bien aux écoles qui, en temps normal, trouvent le théâtre
participatif trop irrévérencieux pour combler ses attentes pédagogiques. En visant ce
public scolaire, les créateurs acceptent d'aller dans le sens de leurs exigences. Ils abordent
néanmoins leurs thématiques de manière plus plaisante qu'académique. Bleu M'ajjjiiik se
déplace dans les écoles alors que ce sont elles qui sortent au Jardin spectaculaire du Jardin
botanique de Montréal à la rencontre du Théâtre du Petit Chaplin.
121

CONCEPTION ÉMANCIPATRICE :

La majeure partie du temps, le théâtre « jeunes publics » se produit dans les salles
professionnelles. Pour ses créateurs et selon leurs dires, les exigences pédagogiques et
autres contraintes du milieu scolaire et communautaire vont à l'encontre de la liberté
d'expression que leur démarche de création exige. Ils ont donc investi les salles
professionnelles parce qu'elles seules fournissent les équipements techniques et les
conditions de diffusion optimales nécessaires à leur théâtre. Les enfants qui le fréquentent
proviennent de familles privilégiées, mais heureusement de nombreux autres jeunes
pourront aussi y aller dans le cadre de sorties scolaires. Ce théâtre a été démocratisé.

2. LES SIMILITUDES

Au-delà des contrastes relatifs aux trois conceptions de l'enfant, qui s'expriment à travers
des discours et des pratiques diverses, il existe quelques dénominateurs communs.
Les créateurs se rejoignent sur certaines caractéristiques fondamentales du jeune
spectateur. Ils affirment tous qu'ils développent leur pratique en considérant l'enfant
comme un spectateur à respecter, à intéresser, à « marquer » et à épargner.

MISE EN GARDE : ENCORE ICI, LES AFFIRMATIONS CONTENUES DANS CE CHAPITRE NE SONT PAS CELLES DE

L'AUTEURE, MAIS CELLES OBTENUES À L'ÉCOUTE DES CRÉATEURS.

UN SPECTATEUR A RESPECTER :

Les créateurs définissent l'enfant comme un spectateur à respecter lorsqu'ils affirment créer
pour lui un théâtre à la mesure de ses capacités. Pour reprendre leurs mots, ils disent de leur
théâtre qu 'il n 'est jamais enfantin, infantilisant, « gnangnan », facile, « gaga ». De plus, ils
ajoutent qu'à travers celui-ci, ils évitent de prendre l'enfant pour un imbécile, un niaiseux, un
mouton ou un "nono ".

À la lecture de ces citations, il semble que les créateurs remettent en question la distinction
faite entre l'enfant et l'adulte selon laquelle le premier serait dépourvu d'intelligence parce
qu'il en est encore à faire l'acquisition du langage Or, le contraire est affirmé ici. Malgré
cette particularité, les enfants sont tout aussi intelligents que l'adulte. La preuve en est

Fait à noter, la racine latine « infans » (pour « enfant ») signifie « qui ne parie pas ».
122

qu'ils parviennent à faire des liens entre le contexte du spectacle et un mot inconnu pour
en saisir le sens. Par ailleurs, les enfants comprennent les mêmes idées que les adultes,
mais de manière différente. D'ailleurs, ils sont éveillés à certaines réalités du monde
adulte, et ce, parfois à l'insu des adultes. De plus, les enfants sont sensibles et réceptifs au
monde sans toutefois avoir besoin d'un lourd bagage intellectuel ou académique. Certains
les considèrent même comme des petits adultes du fait qu'ils ne sont pas si différents des
plus grands. Pour toutes ces raisons, les créateurs affirment tout haut qu'ils créent en
veillant à ne pas infantiliser leurs jeunes spectateurs. Ils adaptent donc leur pratique à la
mesure des capacités de l'enfant.

UN SPECTATEUR À INTÉRESSER :

Les créateurs envisagent l'enfant comme un spectateur à intéresser. Lis prétendent tenir compte
de ses spécificités à travers leur pratique en vue d'obtenir sa collaboration psychologique, c'est-à-
dire de maintenir son intérêt pendant la représentation afin que celle-ci puisse se dérouler
comme prévu.

Les créateurs reconnaissent certaines spécificités à la nature de l'enfant liées notamment à


sa capacité d'attention limitée, à sa psychologie, à son vécu, à son manque de contrôle de
lui-même et à sa méconnaissance des codes de conduite. Ces particularités résultent toutes
du fait que l'enfant n'est pas encore complètement socialisé et développé; il est « brut » et
instinctif. Les créateurs adaptent leur pratique à sa nature spécifique afin d'obtenir sa
collaboration psychologique. Ainsi, ils n'ont pas besoin de le contraindre pour s'assurer
qu'il ne nuit pas au bon déroulement du spectacle.

UN SPECTATEUR À « MARQUER » :

Les créateurs mentionnent que leur théâtre a parfois des effets à court et à long terme sur la
conscience de l'enfant qui est alors défini comme un spectateur à « marquer ».

En parlant des effets possibles du théâtre sur la conscience de l'enfant, les créateurs
confirment qu'ils ont un rôle à jouer dans sa socialisation. D'abord, en lui proposant un
point de vue sur le monde, ils l'éduquent ou le transforment de l'intérieur. C'est pourquoi
ils évaluent le contenu de leurs spectacles afin de ne pas y véhiculer des valeurs contraires
aux leurs, comme le racisme ou la violence. Par ailleurs, les créateurs considèrent l'enfant
123

comme étant à l'âge de développer ses goûts, sa personnalité et ses habitudes de façon
durable. Et ce, parce qu'ils estiment sa nature plus ouverte et malléable que celle de
l'adulte. Les créateurs souhaitent aussi que l'enfant se souvienne le plus longtemps
possible de sa sortie au théâtre et de ce qu'il y aura appris sur lui et le monde. Ils adaptent
donc leur pratique par rapport à l'enfant de manière à le former, l'éduquer et le
« marquer », c'est-à-dire l'influencer dans le sens désiré.

UN SPECTATEUR À ÉPARGNER

Les créateurs considèrent l'enfant comme un être fragile et facilement impressionnable parce
qu'il a parfois du mal à distinguer la réalité de la fiction. Certaines précautions sont donc prises
afin de ne pas le traumatiser, car il est un spectateur à épargner.

Les créateurs présentent parfois des univers qui impressionnent les enfants en ce sens
qu'ils éveillent en eux certaines peurs. En effet, les jeunes spectateurs n'arrivent pas
toujours à distinguer la réalité et la fiction. Ils se laissent facilement prendre au jeu de
l'illusion théâtrale. Or, lorsque cet art sert à les émerveiller, il devient l'allié des créateurs.
Et lorsqu'il risque de les traumatiser, il importe de favoriser la distanciation du spectateur
avec l'action scénique. D'abord, cela permettra à l'enfant impressionné d'être sécurisé.
Puis, cela assure qu'il ne transpose pas ce qu'il a vu au théâtre dans sa propre réalité. En
effet, le théâtre pourrait avoir des conséquences irréversibles sur l'enfant dans son
quotidien, voire dans son futur. Par ailleurs, l'enfant est fragile, car son manque
d'expérience le rend vulnérable. Ainsi, il peut être blessé d'avoir été mis en contact trop tôt
avec certaines réalités associées au monde adulte. Alors, les créateurs censurent parfois
certains thèmes jugés dangereux.

En somme, les créateurs adaptent leur pratique en vue de ne pas blesser, traumatiser,
troubler et apeurer les enfants. Ils le font aussi dans le but de ne pas perdre la
collaboration psychologique de l'enfant qui risquerait de se fermer à la réception du
spectacle. Évidemment, les créateurs espèrent faire de la sortie au théâtre une expérience
positive. Cependant, cela ne les empêche pas pour autant d'aborder des thématiques
sombres et plus tragiques, mais ils trouvent la bonne façon de le faire en vue du bien-être
de l'enfant.
124

UNE MÊME CONCEPTION DE L'ENFANT SPECTATEUR

En disant de l'enfant qu'il est un spectateur à respecter, à intéresser, à « marquer » et à


épargner, les créateurs font ressortir certaines spécificités de l'enfant sur lesquelles ils
s'entendent.

Dans le cas où il est décrit comme un spectateur à respecter, l'enfant apparaît comme un
être plein de potentiel malgré les apparences. Bien qu'il soit jeune et ait un langage moins
développé que celui de l'adulte, il n'est pas moins intelligent. Les créateurs trouvent donc
important de ne pas réduire leurs exigences de création quant au niveau de langue utilisé.
C'est en se présentant en tant qu'adulte devant l'enfant que celui-ci apprend à le devenir;
c'est en étant confronté à leur langage plus élaboré qu'il pourra l'intérioriser. En somme,
les créateurs s'entendent tous pour définir l'enfant comme un être en développement.
Tous s'entendent aussi pour adapter leur pratique de façon à respecter le potentiel du
jeune spectateur et à le stimuler de sorte qu'il grandisse dans le respect.

Dans le cas où l'enfant est décrit comme un spectateur à intéresser, les créateurs élaborent
sur les spécificités de l'enfant qui doivent être prises en compte afin d'obtenir sa
collaboration psychologique en cours de représentation. En effet, l'enfant est spontané et
s'exprime sans retenue, pouvant alors réagir de manière dérangeante, c'est pourquoi les
créateurs lui offrent ce qui l'anime ou ce qui le retient, sans quoi il s'ennuie et dérange.
Les créateurs doivent tous trouver le moyen d'intéresser l'enfant, de parvenir à contrôler
ses excès de façon subtile. L'enfant est excessif, parce qu'il n'est pas encore complètement
socialisé.

Dans le cas où l'enfant est décrit comme un spectateur à « marquer », les créateurs sont
d'avis que sa conscience est malléable et qu'il est facile d'adapter leur pratique en vue
d'agir à court ou à long terme sur lui. C'est d'ailleurs en voulant le « marquer » qu'ils
affirment tous qu'il est un être en devenir, à socialiser, à transformer de l'intérieur.

Dans le cas où l'enfant est décrit comme un spectateur à épargner, les créateurs
mentionnent qu'il est fragile et impressionnable, parce qu'encore inconscient. Ils s'efforcent
tous de ne pas le traumatiser, car il se refermerait sans doute et garderait en plus un
mauvais souvenir du théâtre. L'enfant a ses limites; les créateurs doivent les respecter.
125

Si l'enfant est ainsi à protéger, c'est qu'il n'est pas encore pleinement autonome, mais en
voie de le devenir.

En parlant ainsi de l'enfant comme spectateur à respecter, à intéresser, à « marquer » et à


épargner, les créateurs confirment qu'il est un être distinct. En effet, ils affirment tous
qu'ils adaptent leur pratique théâtrale à certaines de ces spécificités. Malgré toutes leurs
divergences, les créateurs se rejoignent sur quelques aspects de la nature de l'enfant.
Ils partagent donc tous une même conception de l'enfance comme catégorie sociale
distincte. Ce qui n'est pas surprenant, car leur définition de l'enfant est d'abord et avant
tout culturelle; il suffit de relire l'histoire occidentale du rapport à l'enfance pour s'en
convaincre. En somme, l'enfant est distinct par les spécificités de sa nature en
développement. C'est donc à l'adulte de comprendre sa psychologie afin de lui prodiguer
des soins et une éducation adaptée.
126

CONCLUSION

Le message qui a été compris de façon très large au Québec, c'est que le théâtre pour
enfants ne doit pas être niaiseux, ne doit pas prendre les enfants pour des niaiseux.
Tout le monde s'entend là-dessus. Qu'est-ce que ça veut dire pratiquement?
C'est là que ça peut varier d'une personne à l'autre. On lit encore des trucs comme :
« II faut inculquer des valeurs ». L'auteur dramatique, à travers son histoire,
cherche à livrer des messages. C'est un truc qui est très ancré. C'est ancré.

(Joël)

Malgré leur unanimité sur certaines spécificités de l'enfant qui le distinguent de l'adulte,
les créateurs se positionnent néanmoins différemment devant lui à travers leur pratique
respective. Tous ne veulent pas le discipliner, le conscientiser, réprimer sa spontanéité, lui
imposer des modèles, l'influencer, le « manipuler », ou en tous les cas, ils ne le font pas de
la même façon; ce n'est pas tant en raison de conceptions différentes de l'enfance, mais
plutôt en raison de leurs différentes conceptions du théâtre.

En effet, les créateurs se regroupent selon trois traditions théâtrales distinctes. À partir de
chacune d'elles, selon l'éventail de possibilités créatrices qu'elles permettent, ils font du
neuf avec du vieux. Les traditions leur offrent des espaces de créativité, mais aussi les
contraignent. Ainsi, les traditions leur offrent diverses conditions de création, les
conduisant à créer des spectacles différents de formes et de contenus. Elles leur imposent
des conventions à respecter qui encadrent notamment l'expérience théâtrale des
spectateurs. Elles leur ouvrent les portes de certains milieux de diffusion, ce qui les place
en relation avec des clientèles n'ayant pas les mêmes attentes.

De plus, chacune des traditions donne un angle de vision particulier et partiel sur l'enfant.
Les créateurs perçoivent l'enfant à travers le filtre d'une tradition théâtrale, mais ils
raffinent parallèlement la conception qu'ils s'en font, et ce, au fur et à mesure de leurs
interactions en cours de représentation. En somme, ce n'est pas uniquement la conception
de l'enfant qui influence les créateurs dans leur pratique, mais aussi l'inverse. Il y a donc
tout un processus circulaire à travers lequel la pratique construit l'enfance, mais en retour,
l'enfance construit aussi la pratique.
127

DES DISCOURS POURTANT CONTRASTÉS SUR L'ENFANCE

S'ils partagent une même conception de l'enfant, les créateurs produisent néanmoins des
discours « sur » l'enfant et des pratiques « pour » lui adaptées à sa spécificité. Il semble
qu'ils aient développé ces discours différents en vue de justifier leur pratique, c'est-à-dire
la relation particulière qu'ils établissent avec l'enfant, et ce, dans le but d'attirer le public à
eux. Évidemment, pour rejoindre les enfants, les créateurs passent inévitablement par
l'intermédiaire des adultes qui achètent les spectacles. Les discours « sur » l'enfant
s'adressent donc à ces adultes, parents et professeurs, qui s'accordent le droit d'approuver
ou de rejeter les diverses pratiques théâtrales proposées aux enfants. Ces adultes exercent
ainsi une certaine censure sur les discours « pour » l'enfant que les créateurs proposent à
travers les formes et contenus de leurs spectacles. Les créateurs le soulèvent :

Quand on parle de spectacles pour enfants, pour moi, un enfant de trois ans ne peut
pas décider de venir à mon spectacle tout seul, parce qu'il n'est pas capable de lire où
se donne une représentation. Donc, ce sont les parents qui ont décidé de venir nous
voir. On sait que ce sont les adultes qui décident de nous booker ou pas. L'enfant est
victime de tout ça. (Marc)
Les écoles vont regarder s'il y a un bâton, une épée, un méchant. (Claire)
Le problème de s'adresser aux jeunes publics, ce n'est pas tant les enfants que les
adultes qui choisissent des spectacles pour eux. (Hélène)
Tandis que nous, on fait du spectacle vivant. Donc, si vous avez un monstre dans une
pièce de théâtre, je pense que ça ne marcherait pas, les parents ne les emmèneraient
pas. (Josée)

Ce qui est frappant au moment d'écouter les entrevues, c'est que presque tous les créateurs
mentionnent qu'ils ont à négocier les limites de leur théâtre avec les adultes concernés par
l'enfant, car ils doivent obtenir leur collaboration afin d'avoir accès au jeune public auquel
ils s'adressent. Ces adultes, créateurs, parents et professeurs, discutent alors entre eux sur
ce qu'est l'enfant, de ce qu'il doit devenir et comment il doit le devenir. Ils le font sous
prétexte qu'ils détiennent les connaissances, les habiletés, les compétences morales et la
rationalité nécessaires pour assumer entièrement la responsabilité de l'éducation de
l'enfant. Les créateurs doivent donc, à travers leur discours « sur » l'enfant, démontrer
qu'eux aussi le connaissent suffisamment et possèdent les compétences morales et les
habiletés les légitimant à participer au processus de sa socialisation. En effet, les créateurs
affirment que leur pratique est adaptée à la nature spécifique de l'enfant.
128

C'est aux adultes que l'on vend les produits pour enfants. Alors si tu n'articules pas
quelque chose, ils ne voudront pas le prendre. Au reste, une fois que tu as suggéré à
l'adulte la démarche, tu peux passer pas mal loin et lui va la voir pareil. Ils sont cons
les adultes et ils ne te l'avoueront peut-être pas. C'est difficile d'articuler ces petits [...]
textes de présentation. (Erik)

Les créateurs se servent de divers discours sur l'enfant comme de cartes de visite qu'ils
présentent aux adultes rattachés aux milieux de diffusion auxquels ils veulent avoir accès.
Il semble d'ailleurs que chacune des pratiques puisse être associée à un lieu de diffusion
particulier. Ce qui semble s'expliquer par le fait que les créateurs et les adultes visés par
ces milieux s'entendent sur une même conception de l'enfant, selon un contexte de
diffusion spécifique.

Par exemple, le théâtre divertissant et de participation favorise certaines réactions de


l'enfant qui expriment son indiscipline, sa spontanéité. Or, ces réactions sont généralement
permises à l'enfant les jours de fête. Justement, ce théâtre est tout à fait ludique dans sa
forme et ses contenus. C'est pourquoi il s'adresse principalement aux familles à l'occasion
des vacances d'été ou de Noël, lors de festivals ou de carnaval, en s'installant dans les
milieux populaires ou communautaires; les parents étant en congé et donc suffisamment
détendus, ils acceptent de faire la fête avec leur enfant. Ils partagent alors la même vision
récréative des enfants que celle des créateurs, telle qu'illustrée au chapitre II. Toutefois,
cette vision de l'enfant spontané ne correspond pas à celle des écoles qui ont des exigences
pédagogiques sur la discipline; sauf lorsqu'il est question de récompenser les élèves en
festoyant avec eux. Alors, le théâtre de divertissement trouve une place à l'école.

En somme, tous les créateurs prétendent créer des spectacles adaptés et visant le bien de
l'enfant, mais ils le font selon leur manière de concevoir ce qui est bon pour lui et surtout,
selon leur adhésion à une tradition théâtrale contraignante.

L'idée selon laquelle : « on ne prend pas les enfants pour des gnangnans » est apparue
autour des années 1970 dans le discours des théâtreux qui voulaient se faire prendre
au sérieux. [...] «On ne prend pas les enfants pour des gnangnans» est une
affirmation pour dire qu'on est des artistes sérieux, en même temps que de bonne foi. Il
y a ces deux discours en même temps. (Raymond)
129

PORTRAIT D'EUX-MÊMES

Ces discours élaborés « sur » l'enfant témoignent bien plus des aspirations et des valeurs
des créateurs que de ce qu'est l'enfant. En effet, à travers leur discours, les créateurs
parlent d'eux-mêmes. Ils élaborent sur leur bonne foi, leur sens des responsabilités, leur
professionnalisme, leur connaissance des enfants, leur sens artistique, leur rigueur, leur
propre spontanéité, leur légitimité, leurs compétences morales, même sur leur enfance.
L'enfant n'est rien sans l'adulte qui s'interroge sur ce qu'il est et sur ce qu'il doit devenir.
C'est donc l'adulte qui construit l'enfant et le présente de telle sorte qu'il puisse le
contrôler, le socialiser, le divertir, l'émouvoir, le stimuler.

Or, les créateurs souhaitent par-dessus tout obtenir la collaboration psychologique de


l'enfant au cours de la représentation, en le respectant, en l'intéressant, en le « marquant »
et en l'épargnant. Mais ils souhaitent préalablement obtenir l'accord des adultes qui
amèneront les jeunes spectateurs au théâtre. Leurs discours sur l'enfant servent donc pour
beaucoup à permettre à leur théâtre d'exister.

En effet, la survie du théâtre repose sur la reconnaissance que lui accorde son public. Dans
le cas du théâtre québécois destiné aux enfants, elle repose davantage sur la
reconnaissance des adultes que sur celle des enfants eux-mêmes. Or, l'essentiel des propos
des créateurs est d'être pris au sérieux, et avant tout par les enfants. Ce sont d'eux qu'il
importe d'obtenir la collaboration pour que la représentation puisse avoir lieu.

Cette recherche rejoint son intention première qui était d'explorer un aspect de la société
québécoise encore peu étudié, et ce, pour en faire ressortir les particularités. En somme,
cette étude apporte sa contribution à l'avancement des connaissances relatives au domaine
du théâtre pour enfants au Québec tout en proposant un nouveau point de vue, celui de
l'anthropologie. Elle espère sincèrement ouvrir la voie à de nombreuses autres recherches
sur la relation du théâtre et de l'enfant, ici ou ailleurs.
130

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Site Internet du Théâtre de L'Aubergine www.laubergine.qc.ca/

Site Internet des Productions Rêves en Stock, www.revesenstock.com/

Site Internet du Centre de Diffusion de Théâtre Jeunesse les Gros Becs, www.lesgrosbecs.qc.ca

Site Internet du Théâtre Bouches Décousues, www.theatrebouchesdecousues.com

Site Internet du Théâtre des Confettis, www.theatredesconfettis ,ca

Site Internet du Théâtre Des Deux Mondes, www.lesdeuxmondes.com

Site Internet du Théâtre du Gros Mécano, www.theatredugrosmecano.qc.ca

Site Internet du Théâtre Ourson Doré, www.oursondore.qc.ca


Annexe 1 : LE GUIDE D'ENTRETIEN

Ces pistes de discussion visent essentiellement à faire ressortir les aspects spécifiques des
pratiques théâtrales interrogées tenant du fait qu'elles s'adressent à des enfants plutôt qu'à des
adultes. Ainsi, il sera possible de cerner la conception de l'enfance, considérée comme une
catégorie sociale distincte, qui influence les divers choix pris par les créateurs dans le cadre de
leur pratique, pendant le processus de création ou en parallèle. En somme, c'est en mettant en
lumière les spécificités de leur théâtre qu'il sera possible de cerner les conceptions de l'enfance
sous-jacentes.

Questions techniques

Nom, Prénom :
Âge:
Cheminement professionnel :
Statut civil : parent ou non?

Ce qu'ils disent de l'enfant?

Leur vision de l'enfant : Les particularités de l'enfant? Ses similitudes avec les adultes?
Son statut actuel dans la société? D'où tiennent-ils leurs connaissances de l'enfant?
Cherchent-ils à le connaître davantage? Comment y arrivent-ils? Pourquoi de cette
manière? Ce qu'éveille en eux le mot « enfance »?

Leur vision du rapport entre le théâtre et l'enfant : Les spécificités de ce théâtre? Ses
similitudes avec celui pour adultes? À quel niveau le fait de créer pour des enfants change-
t-il quelque chose à la pratique théâtrale?

L'enfant spectateur : Les spécificités de ce spectateur? Ses similitudes avec le spectateur


adulte?

Leur relation avec l'enfant : Quelle relation souhaitent-ils établir avec l'enfant pendant la
représentation? Comment y arrivent-ils

Leur propre enfance : Les souvenirs?


Ce qu'ils font dans la pratique?

L'historique de leur pratique : Le nombre d'années d'expérience auprès du public enfant?


Du public adulte? Le parcours du créateur de ses débuts à aujourd'hui? Pourquoi avoir
choisi le théâtre pour enfant? Ce qu'ils ont appris au fil de leur pratique du théâtre pour
enfants?

La compagnie théâtrale : Son nom? Pourquoi? Le poste occupé en son sein?

Le processus de création : Type de processus de création : collective, interdisciplinaire? Les


étapes? La durée de chaque étape? Les stratégies développées pour créer? Les
particularités de leur processus? Les personnes impliquées?

La phase de création : Les sources d'inspiration? Les questionnements? Font-ils des


rencontres avec les enfants?

La phase de représentation : Font-ils des expérimentales? Des lectures publiques? Quelles


réactions souhaitent-ils recevoir de la part du public?

La phase d'ajustement suite à la représentation d'un spectacle : Quel genre de


modifications est fait? Pour quelles raisons le sont-elles? Selon quels critères?

La clientèle ciblée : Pourquoi cette clientèle? Ses attentes connues? Ses habitudes du
théâtre? Son niveau de fidélité? Ses particularités? Ses réactions? Ses commentaires?

Les lieux de diffusion visés : Quels lieux? Pourquoi ceux-ci? Leurs contraintes?

Les revenus : Les sources de revenus? Les contraintes liées à l'argent?

Ce qu'ils proposent aux enfants?

Leurs intentions : Quelles sont-elles? Pourquoi celles-là? Comment arrivent-ils à les


concrétiser?

Les attentes à satisfaire : Lesquelles? Les leurs, celles des enfants, des parents, du milieu
scolaire, du milieu théâtral, de l'Etat? Dans quelle priorité les combler? Comment y
arrivent-ils?

Les thèmes privilégiés : Lesquels? Pourquoi ceux-là? Ont-ils changé dans le temps?

Les thèmes censurés : Lesquels? Pourquoi ceux-là? En fonction de qui? Ont-ils changé
dans le temps?

Les messages véhiculés : Lesquels? Pourquoi ceux-là? Ont-ils changé dans le temps?
Comment arrivent-ils à les faire passer? Comment mesurer s'ils passent?
Les effets du théâtre : Lesquels? Comment les obtenir? Comment les mesurer?

La forme des spectacles : La manière de traiter les thèmes? Les langages développés?
L'importance accordée aux diverses composantes de la représentation? Quelle
représentation de la réalité? Les raisons de privilégier une forme donnée?

Traditions théâtrales : Leur adhésion à une école de pensée, à un style? Suivent-ils des
tendances, celles du milieu théâtral ou du public?

L'expérience vécue par les spectateurs : Laquelle souhaitent-ils faire vivre? Pourquoi celle-
là? Comment y parviennent-ils? Y arrivent-ils?

Succès ou insuccès : À quoi attribuent-ils l'un et l'autre?

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