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Tous droits réservés © Recherches amérindiennes au Québec, 2017 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des
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L
Étienne Le Roy e texte suivant entend contribuer à devenu, dès les années 1970, un enjeu
Laboratoire une réévaluation des problémati majeur des analyses de politique juri-
’anthropologie
d ques usuellement mises en œuvre dique. D’abord plutôt réservé, par
juridique de Paris, dans les travaux portant sur les droits prudence (Le Roy 1984), je me suis
Université Paris 1 territoriaux des populations autoch- converti dans les années 1990 à une
Panthéon-Sorbonne tones. Il s’inscrit dans trois grands conception proche du pluralisme
domaines de recherche dont il com- radical (Le Roy 1999, 2003) illustré
bine certaines avancées, une lecture par Rod Macdonald (1986, 2002) ou
d’anthropologie politique du droit, une Jacques Vanderlinden (2013), et
synthèse des modes d’appropriation cette approche pluraliste est à l’ori-
foncière à l’échelle planétaire et une gine des questionnements qui, depuis
contribution à la décolonisation des 1965, ont provoqué des remises en
rapports au droit des autochtones cause de certains paradigmes, dont
canadiens. Chacun de ces domaines le propriétarisme.
ayant fait l’objet de synthèses dispo- La question foncière liée à celle de
nibles et la place étant comptée, je ne la généralisation de la propriété privée
ferai qu’une esquisse théorique des de la terre dans les sociétés des Suds
avancées et des questionnements qui en voie de décolonisation a dominé
ont nourri le programme « Peuples
ma démarche d’anthropologue depuis
autochtones et gouvernance » (PAG)
ma première grande recherche de ter-
auquel j’ai été associé durant près de
rain, en 1969, chez les Wolof du
sept années.
Sénégal, où je cherchais à comprendre
L’anthropologie juridique est née, le sens des innovations et des fidélités
tant sur les rives de la Seine qu’en inscrites dans la nouvelle législation
Californie, dans les années soixante, dite « loi sur le domaine national » du
de la transformation de la vieille ethno
17 juin 1964, en choisissant de faire
logie juridique dans des contextes
remonter l’analyse historique des pré-
de décolonisation politique et écono-
cédents non seulement à la période
mique qui ont à la fois renforcé la
Vol. xLvI, Nos 2-3, 2016
place du droit dans la construction coloniale, déjà très riche à partir des
des nouveaux États et surdéterminé escales négrières de Gorée ou de Saint-
les facteurs de modernisation selon Louis, au xviie siècle, mais aux concep-
le paradigme de l’occidentalisation. tions autochtones que la nouvelle
Dans la suite des remises en question législation entendait renouveler et qui
de la place du droit et de sa conceptua- se maintenaient toujours, en 1969,
lisation, le pluralisme juridique est extra legem, hors la loi sinon contre la
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Représentations d’espace Maîtrises Statuts de la ressource appropriée Critères de distinction d’une gestion patrimoniale
Droit privilégié
sur le fonds / sur les fruits
Le principe d’une gestion patrimoniale est d’affirmer « situation coloniale », au sens de Georges Balandier
l’interdépendance des acteurs et des facteurs, donc de poser (1960), les élites eurocanadiennes ont pu rester si fonda-
que toute reconnaissance d’une de ses applications suppose mentalement en dehors du mouvement de la décolonisa-
l’interaction de toutes les autres qui doivent rester compa- tion. Je ne m’en plaindrai pas à titre personnel puisque cette
tibles dans l’ensemble ainsi constitué. En clair, il s’agit de absence a justifié que le programme me donne le privilège
contrôler l’impact éventuellement négatif ou destructeur de de côtoyer des collègues particulièrement compétents. Je
l’exercice du droit de propriété. Si cet exercice est générale- n’ouvre pas, la place étant comptée, une incise sur les para-
ment protégé par les législations modernes et doit le rester, doxes traversant tant le nationalisme québécois que l’écolo-
son abus est mal maîtrisé, comme on l’observe actuellement gisme de certains anglophones et reproduisant dans les
dans les phénomènes d’appropriation des terres à grande rapports aux Premières Nations les torts ou travers qu’ils
échelle. Les codes de bonne conduite sont insuffisants pour reprochent aux dominants, et j’ai observé que ces paradoxes
protéger les exploitants de l’appétit de lucre et des logiques sont constitutifs des pensées métisses qu’on retrouve de part
d’accumulations capitalistes. Ainsi doit-on prévoir, et on et d’autre de l’Atlantique, donc d’une interculturalité qui
devrait l’inscrire dans les contrats de cessions de terre, que doit rester dynamique.
le transfert de propriété respecte de manière cumulative
(selon les opportunités) les quatre autres dimensions de la Un cocktail au goût du jour
gestion : conserver des terres disponibles pour les exploi- Je vais tout d’abord reproduire un tableau que j’avais
tants, surtout les petits, protéger les ressources génétiques déjà commenté dans le contexte d’une réunion du pro-
locales, favoriser le maintien des sols entre les mains des gramme PAG en 2007 (voir tab. 2). J’avais alors repéré que
héritiers et prévoir l’avenir en favorisant la préservation de la juridicité illustrée par la gestion patrimoniale est mobi-
communs pour les générations futures6. Et comme une telle lisée par des acteurs particuliers, autochtones, investisseurs,
approche repose sur une gestion participative, les intéressés écologistes par exemple, et que chacun de ces types d’acteurs
devront être consultés. Au Canada, on affirme que c’est peut lui-même privilégier une des cinq représentations
l’honneur de la couronne qui est en cause quand les Premières d’espaces selon les intérêts qu’il poursuit à un moment donné.
Nations ne sont pas suffisamment informées (Leroux 2013). C’est une application pratique du Jeu des lois (Le Roy 1999).
La « bonne gestion territoriale » est donc, à un moment
Premiers apports à une gestion donné et à ce moment-là peut-être seulement, la somme des
patrimoniale du territoire situations partielles considérées comme compatibles ou
Mes travaux au Canada depuis une quarantaine rendues complémentaires après négociations. Elle sera
’années (Association canadienne des études africaines,
d « démocratique » si aucun acteur (même absent) n’est exclu
Halifax, 1974) ont été en particulier axés sur la formulation de la négociation.
d’un droit commun original en situation coloniale. Ils
concernaient principalement les Premières Nations mais Des applications particulières aux espaces arborés7…
m’obligeaient également à considérer la société canadienne Toutes les représentations et maîtrises d’espaces peu
dans sa globalité et dans sa complexité, ne serait-ce que vent être actuellement mobilisées dans l’observation des
pour comprendre comment, sur le point particulier de la rapports juridiques et politiques. Elles ont fait l’objet de
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commentaires significatifs lors du congrès de Turin (Le Roy éclaire ainsi des données du xviie siècle, tel le récit de
2013), avec les remarques suivantes : « l’hivernement » du père jésuite Le Jeune en 1634-
•• La maîtrise minimale s’observe encore dans les grandes 1635 analysé par Jacques Leroux (Leroux 2010).
forêts denses en Amazonie, Afrique centrale, mais la •• Il suppose l’applicabilité des quatre premiers niveaux de
territorialisation se fait de plus en plus concurrentielle, maîtrises (minimale, prioritaire, spécialisée et exclu-
donc devient au moins prioritaire aux Amériques (ainsi sive), donc ne prenant pas en considération une maîtrise
en Guyane). de type absolu et un droit de propriété « privée ».
•• La maîtrise prioritaire me paraît être la clef de la sécurité •• Il appréhende le droit sur les ressources comme une exten-
territoriale et foncière des sociétés forestières (« sau- sion d’un droit sur le fonds, donc sur le territoire, ce qui
vages » au sens étymologique) en conditionnant le pré- illustre déjà une certaine acculturation juridique.
lèvement harmonieux des végétaux et du gibier. Elle •• Il identifie les bénéficiaires comme des usagers détenant
reste méconnue. un statut particulier au sein de la bande, de la famille ou
•• La maîtrise spécialisée, liée au topocentrisme de de la maisonnée.
l’habitat ou de gisements de ressources pérennes, prend Cette approche, selon Jacques Leroux, met en évidence
une incidence de plus en plus grande avec la redécou- « une éthique d’une protection d’autrui et le monde des
verte de la gestion communautaire, types communs ou relations écologiques […] au fondement des conduites qu’il
forêts communautaires en Afrique centrale, ou de la revenait à chacun d’assumer » (ibid. : 128).
confrontation entre les intérêts de sociétés capitalistes
Dans la conclusion de sa contribution de 2010, Sylvie
dans l’exploitation minière ou pétrolière et ceux des
Vincent précise enfin ceci :
communautés locales.
•• La maîtrise exclusive a été au cœur des politiques doma- Si le concept d’odologie semble parfaitement pertinent aux pratiques
et représentations des Innus de la première moitié du xxe siècle,
niales en Afrique francophone (forêts classées). Elle reste
nous allons devoir ajuster quelque peu les autres concepts (topo-
un outil souvent nécessaire mais parfois mal appliqué centrisme, géométrie, sanctuarisation), issus du modèle basé sur les
des politiques de protection de la nature. données africaines, afin que les cultures algonquiennes puissent
être mieux prises en compte et donc contribuent plus concrètement
•• La maîtrise absolue, donc la propriété privée, reste la
à la construction du modèle recherché et à son utilisation ultérieure.
référence peu discutée des politiques de sécurisation (Vincent 2010 : 149)
foncière et, par extension, forestières. On ne doit pas
négliger ses vertus mais on ne peut nier ses défauts en Nos collègues Vincent et Leroux répondent à cette préoc-
sous-estimant l’adaptabilité et l’efficacité écologique des cupation dans leurs textes respectifs publiés dans ce numéro.
dispositifs locaux ou autochtones ainsi détruits.
Conclusion : Vers une possible décolonisation ?
… et aux sociétés algonquiennes8 Une trop lourde institutionnalisation des dispositifs de
•• Le modèle fondamental des maîtrises foncières (sur le gestion territoriale aurait sans doute plus de conséquences
fonds) et fruitières (sur les ressources) doit être envisagé négatives que positives, et il conviendrait, avant de mobi-
sur la longue durée, au moins les trois derniers siècles. Il liser la grosse artillerie des réformes juridiques, de recourir
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