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SORTIR DU TRAVAIL ALIÉNANT

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Entretien avec Christophe Dejours, propos recueillis par Bernard Granger

Editions Matériologiques | « PSN »

2018/3 Volume 16 | pages 27 à 36


ISSN 1639-8319
ISBN 9782373611861
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.inforevue-psn-2018-3-page-27.htm
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PSN volume 16, n° 3/2018
ENTRETIEN

Vingt ans après (2)


En 1998 paraissaient trois livres marquants, La Fatigue d’être soi, d’Alain
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Ehrenberg, Souffrance en France, de Christophe Dejours, et Le Harcèlement
moral, de Marie-France Hirigoyen. Vingt ans après nous rencontrons succes-
sivement ces trois auteurs pour parler de leur œuvre.

Sortir du travail aliénant


Entretien avec Christophe Dejours
Titulaire de la chaire de Psychanalyse-Santé-Travail du Conservatoire national
des arts et métiers
christophe.dejours@cnam.fr

Propos recueillis par Bernard Granger.

PSN : Cher Christophe Dejours, vous avez publié voilà vingt ans
Souffrances en France. Cet ouvrage a fait date. Pourriez-vous d’abord nous
décrire votre parcours avant la publication de ce livre ?
Christophe Dejours (CD) : Le début peut être situé en 1968, avec le vaste
mouvement de dénonciation du travail aliénant et la découverte de la condition
ouvrière, en particulier celle des travailleurs immigrés en France. C’était aussi
ma première année d’études de médecine, que j’avais commencées dans le
dessein de devenir psychanalyste. J’ai donc finalement opté pour une double
formation, en psychiatrie d’un côté, et de l’autre, grâce à une bourse de for-
mation à la recherche pendant deux ans, en ergonomie et médecine du travail.
C’est là que j’ai commencé mes recherches en psychopathologie du travail.
J’ai été médecin du travail puis assistant de médecine du travail à Paris VI
(1978-1982). En même temps j’ai travaillé et fait de la recherche en diabéto-
logie à l’Hôtel-Dieu avec des biologistes et des cliniciens, tout en suivant une
formation à la psychanalyse et à la psychosomatique. Je suis devenu membre
de l’Institut de psychosomatique de Paris en 1983, et PH en psychiatrie de 1981
à 1990. Ensuite j’ai été nommé titulaire de la chaire de psychologie du travail
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au Conservatoire national des arts et métiers, à Paris (1990) et je suis devenu


membre de l’Association psychanalytique de France un peu plus tard. En 1992,
j’ai introduit le nom de « psychodynamique du travail » pour désigner le champ
de recherche qui est plus large que celui de la psychopathologie du travail, dans
la mesure où il s’agit d’étudier non seulement la souffrance et la pathologie
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en rapport avec le travail mais aussi le plaisir, voire la santé par le travail. En
arrivant au Conservatoire, j’ai monté un laboratoire de recherche avec des acti-
vités d’enquête sur le terrain des entreprises, des services, de l’agriculture et
de l’élevage, dans l’industrie, etc., des relations avec plusieurs pays étrangers,
en particulier le Canada et le Brésil. Dans ce dernier pays le retentissement de
la psychodynamique du travail a été beaucoup plus important qu’en France,
en raison de la fin de la dictature et d’un réel intérêt pour le travail dans toute
la société et les syndicats.
PSN : Votre livre de 1998 s’appuie donc sur de longues années de travail.
CD : En 1998 la publication de Souffrance en France correspondait déjà à
une expérience de terrain de 20 ans et il apparaissait clairement que le rapport
entre santé mentale et travail se dégradait. La psychodynamique du travail avait
déjà construit une théorie et une métapsychologie grâce à une intense confron-
tation interdisciplinaire avec l’ergonomie, la médecine du travail, la sociologie
de l’éthique, la sociologie de la division sociale et sexuelle du travail, l’histoire
sociale, l’anthropologie des techniques et les sciences de l’ingénieur. C’est sans
doute une des raisons du succès du livre, que d’avoir provoqué des échos dans
plusieurs autres disciplines des sciences humaines et sociales.
PSN : Sur quels éléments vous êtes-vous appuyé pour décrire cette
dégradation du rapport entre santé mentale et travail ? Et comment les avez-
vous conceptualisés ?
CD : Disons-le d’emblée, je ne me suis pas appuyé sur des données statis-
tiques ni épidémiologiques, qui ne sont pas inutiles, mais auxquelles dans la
controverse sur le rapport santé mentale/travail on fait jouer dans la science
d’aujourd’hui un rôle ambigu. Le fait était que depuis des années déjà, la
communauté des cliniciens, en particulier des médecins du travail, était sub-
mergée par les problèmes soulevés par la souffrance au travail. En ce qui me
concerne je m’efforçais et je m’efforce toujours, de décrire les symptomato-
logies, pas seulement celles de la pathologie avérée, mais surtout de ce qui se
passe en amont de la décompensation, c’est-à-dire la séméiologie des défenses
qui sont mises en œuvre, individuellement et collectivement, pour lutter contre
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le risque de décompensation (psychopathologique ou somatique). Et il y avait


déjà depuis le début des années 1980 une séméiologie extrêmement riche qui,
de surcroît, n’a pas cessé de se transformer et de se différencier avec l’évolution
des contraintes de travail. Et dans l’évolution récente, le fait le plus marquant
était l’apparition de la « souffrance éthique ». C’est-à-dire d’une souffrance
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liée chez de très nombreux travailleurs au fait d’apporter leur concours à des
actes ou à des pratiques que moralement ils réprouvent, comme de participer
à la manipulation des subordonnés pour leur faire faire des erreurs et pouvoir
ensuite les licencier pour faute, ou de mettre son zèle à effectuer des plans de
licenciement, à commettre des actes visant à mettre des collègues en difficulté
vis-à-vis de la hiérarchie, à ne pas protester quand des collègues ou des amis
sont humiliés ou harcelés publiquement. L’investigation m’a conduit à décou-
vrir que contre cette souffrance éthique sont aussi érigées des stratégies indivi-
duelles et collectives de défense spécifiques, en particulier chez les cadres. Et
de proche en proche, j’ai fini par découvrir que le recours à ces défenses aboutit
souvent à la formation d’un clivage de la personnalité. Et ce clivage une fois
constitué confère une indiscutable capacité à conjurer le risque de décompen-
sation d’une part, mais permet aussi d’autre part de devenir un collaborateur
zélé d’une organisation du travail qui est pourtant redoutablement délétère pour
la santé mentale. L’analyse des processus en cause dans ces « arrangements »
psychiques et éthiques avec soi-même ouvrait la voie pour répondre à une
question majeure en philosophie politique, à savoir : la servitude volontaire. Il
s’agit là d’un dossier assez sulfureux, dans la mesure où il suggère que dans la
dégradation des rapports entre santé mentale et travail, la responsabilité revient
bien sûr d’abord à l’organisation du travail et à ceux qui la conçoivent d’une
part, à ceux qui l’introduisent dans le monde de la production, d’autre part.
Mais une part de la responsabilité revient aussi à celles et ceux qui consentent
à la servir, au lieu de s’y opposer. Et c’est à partir de ce point particulier que
le problème de la souffrance au travail et surtout des défenses contre la souf-
france n’est plus seulement un problème de psychologie, mais devient aussi
un problème politique à part entière.
PSN : Quels sont pour vous les principaux déterminants de cette
transformation ?
CD : Ils procèdent de deux sources, principalement. La première, c’est la
transformation de l’organisation du travail. Autrefois cette dernière était l’apa-
nage des ingénieurs (dans l’industrie) et des gens de métier (dans les services) :
enseignants dans l’Éducation nationale, médecins dans les hôpitaux, magistrats
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dans la justice, etc. Ces acteurs centraux ont été évincés et remplacés par des
gestionnaires qui ont pris le pouvoir partout. Ils ont introduit de nouvelles
méthodes de direction qui ont complètement transformé le monde social du
travail. Ces méthodes sont au nombre de cinq :
1. L’évaluation individualisée des performances qui met en concurrence tous
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les travailleurs entre eux. Elle engendre la concurrence déloyale et détruit les
coopérations. Elle installe la solitude, la peur et la méfiance entre les salariés.
2. La qualité totale qui est inatteignable dans la réalité, c’est un idéal.
Devenant la condition sine qua non de certification pour mise sur le marché,
elle oblige tout le monde à mentir sur la réalité du travail.
3. La flexibilisation de l’emploi qui engendre la précarisation et casse les
liens d’entraide et de solidarité.
4. La standardisation ou normalisation des modes opératoires, qui détruit
la qualité de la relation de service dont la spécificité est précisément qu’elle
dépend de l’ajustement de chaque prestation de service, à chaque « client ». Le
traitement d’une maladie doit être pensé et adapté à chaque malade, la décision
de justice doit être adaptée à chaque cas particulier de justiciable, l’aide sociale
doit être ajustée à la situation de chaque personne en difficulté. La standardisa-
tion procède de l’erreur scientifique et oblige les salariés à renoncer aux règles
de métier et à la déontologie, pour appliquer des protocoles, même lorsqu’en
leur âme et conscience les gens de métier pensent qu’il faudrait faire autrement
que le protocole. Il en résulte une ruine de l’intérêt et du sens du travail bien
fait, et souvent une « souffrance éthique » : consentir à obéir à des injonctions
que le sens moral réprouve.
5. La communication d’entreprise, qui n’est pas seulement vectorisée vers
l’extérieur en vue de vanter la performance de l’entreprise, mais devient une
prescription vectorisée vers l’intérieur, sur ce qu’il faut dire et ce qu’il faut taire,
sur le langage à tenir, sur les discours officiels à soutenir, etc.
La deuxième source vient par les syndicats ouvriers et les partis politiques
qui n’ont jamais su analyser l’organisation du travail et se sont avérés incapables
de fournir une analyse du pouvoir détenu par les directions d’entreprises et de
services. Elles n’ont, de fait, aucune idée directrice en matière de transformation
rationnelle de l’organisation du travail, et laissent donc intégralement l’initia-
tive de transformation de l’organisation du travail aux employeurs et à l’État.
De facto, « la gouvernance par les nombres » est imposée partout au détri-
ment du gouvernement par référence à des règles de travail et à des lois, ce qui
signifie que la qualité du travail est bradée au profit de la quantité. La dégra-
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dation de la qualité du travail et la déstructuration des solidarités accroissent


massivement la souffrance au travail et la vulnérabilité aux décompensations.
PSN : Ne dressez-vous pas une vision édulcorée des conditions de travail
ayant précédé l’évolution de ces vingt à trente dernières années ?
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CD : Je ne le pense pas. La dureté des relations de domination dans le
monde du travail était redoutable depuis le début du capitalisme sauvage au
XIXe siècle. Mais des progrès avaient été accomplis en matière d’hygiène, de
sécurité, et de conditions de travail grâce aux luttes sociales d’une part, aux
progrès de la législation en matière de sécurité, de prévention et de droit du tra-
vail, d’autre part, de la création de la sécurité sociale, de la médecine du travail,
des comités d’hygiène et de sécurité, de l’inspection du travail. De facto tous
ces progrès sont aujourd’hui abrasés par les politiques publiques et on assiste
à une régression des relations entre l’être humain et le travail qui font revenir
les fantômes d’un passé que l’on croyait définitivement révolu. En matière de
santé au travail nous sommes dans une période de régression historique.
PSN : Avec le recul, vos écrits paraissent visionnaires. Comment Souffrance
en France a-t-il été accueilli par les spécialistes ?
CD : Dans le grand public les réactions les plus nombreuses sont venues de
personnes qui avaient une expérience douloureuse du monde du travail (soit
parce qu’elles enduraient directement dans leur vie professionnelle les nouvelles
formes de la domination, soit parce qu’elles étaient témoins de la faiblesse acca-
blante des luttes contre l’aggravation de l’injustice sociale), mais qui n’avaient
pas la culture intellectuelle et politique pour comprendre les transformations du
monde dans lesquelles elles étaient emportées. Pour ces personnes, le livre a
fonctionné comme une sorte de révélation d’une part, comme un soulagement
d’autre part. J’ai reçu des centaines de courriers me remerciant de leur avoir
donné les moyens de comprendre que ce qu’ils vivaient au quotidien depuis
des années ne relevait pas d’une altération de leur jugement, qu’en somme ils
n’étaient donc pas fous. À la vérité aujourd’hui encore, je reçois des courriers de
gens qui, découvrant ce livre, se disent libérés et capables à nouveau de penser.
Beaucoup ont réagi à l’époque en affirmant que les clefs d’intelligibilité
proposées par l’analyse psychodynamique du travail leur permettaient enfin
de pouvoir recommencer à chercher les voies de l’action rationnelle contre les
formes modernes de la domination et de son pendant, la servitude.
Mais il y a eu aussi des réactions très hostiles, y compris parmi des gens
assez engagés socialement et politiquement. Pour eux, mon analyse était inac-
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ceptable parce qu’en faisant une place essentielle à la problématique de la


servitude volontaire, non seulement elle accusait les braves gens d’avoir une
responsabilité dans l’évolution préoccupante de notre société (alors qu’elles
n’en seraient que les victimes innocentes), mais elle contribuait à la démobi-
lisation des salariés et sous-estimait de façon inacceptable l’importance des
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luttes sociales de l’époque.
Chez les spécialistes, les réactions ont aussi été contrastées. Un nombre
non négligeable de chercheurs en sciences sociales et en philosophie ont pris
très au sérieux les thèses de Souffrance en France et ont contribué à sa dif-
fusion dans la communauté scientifique non seulement en France, mais dans
de nombreux autres pays où le livre est encore une ressource pour penser les
formes contemporaines de la servitude volontaire, ce problème majeur de la
philosophie politique formulé par Étienne de la Boétie dans le fameux Discours
publié en 1574.
Mais parmi les spécialistes, les détracteurs ont aussi été très nombreux.
Parmi les psychologues, les psychiatres et les psychanalystes la place que j’ac-
corde à la philosophie morale pour comprendre l’étiologie de la souffrance et
de la pathologie mentale au travail est non seulement inacceptable, elle est
un contresens théorique et épistémologique. Parmi les chercheurs en sciences
sociales, nombreux sont ceux qui dénoncent le livre comme une analyse psy-
chologisante, victimiste, misérabiliste et dépolitisante.
La discussion que je mène dans ce livre avec les thèses de Hannah Arendt sur
le travail (Condition de l’Homme moderne) et sur la banalité du mal (Eichmann
à Jérusalem) est aussi au principe de nombreuses critiques contre Souffrance en
France. Le titre que je souhaitais pour ce livre était, pour marquer à la fois ce
que je dois à sa pensée et ma distance critique par rapport à ses positions  une
déformation du sous-titre d’Eichmann à Jérusalem (« Essai sur la banalité du
mal »). J’avais proposé le titre : « Essai sur la banalisation du mal », mais mon
éditeur en a préféré un autre. Il y a eu à ce propos des accusations qui n’étaient
pas toujours honnêtes selon lesquelles j’aurais amalgamé l’entreprise néoli-
bérale avec les camps de concentration nazis, ce qui est précisément l’inverse
de ma thèse. La controverse sur ce livre a été assez dure, et je crois qu’elle
continue encore aujourd’hui.
PSN : Quelles différences voyez-vous entre votre travail et celui d’Yves
Clot, votre collègue du Cnam ?
CD : Yves Clot fait partie de ceux qui récusent toute référence à la phi-
losophie morale en psychologie. Une divergence théorique où pourraient se
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récapituler les désaccords porte sur la place qui revient au concept d’activité.
Pour Yves Clot, toute la clinique du rapport de l’humain au travail se retrouve
intégralement et peut se déchiffrer au niveau de « l’activité », c’est-à-dire du
travail effectivement accompli par le travailleur par différence avec le travail
prescrit par l’organisation du travail qu’en ergonomie on désigne sous le nom
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de « tâche ». Je soutiens au contraire que le travail vivant ne peut pas s’analy-
ser intégralement au niveau de l’activité. Le travail est aussi structuré par un
ensemble de relations complexes avec l’autre, en particulier par la coopération
dans ses trois dimensions : horizontale, verticale et transverse. La construc-
tion de ces relations passe par des activités de délibération collective et de
production de règles (« activité déontique ») qui relèvent de la catégorie de
l’action (praxis) et non seulement de celle de l’activité (poièsis). Ou pour le
dire autrement, mon activité de travail personnelle engage de facto le devenir
de mes collègues (horizontal), de mes chefs ou de mes subordonnés (vertical),
de mes clients ou de mes patients (transverse). Le travail ordinaire implique
nolens volens la dimension de l’action moralement juste (praxis au sens aris-
totélicien), non réductible à l’activité. Le désaccord porte donc sur la place qui
revient à la rationalité morale pratique et à la rationalité politique qui traversent
le travail vivant.
Mais ce désaccord théorique reflète évidemment, aussi, des désaccords pra-
tiques. La clinique d’Yves Clot se limite à l’activité et est d’ailleurs désignée
sous le nom de « clinique de l’activité ». C’est-à-dire que c’est une « clinique »
coupée de la médecine, de la psychiatrie et de la psychopathologie, en parti-
culier de la psychopathologie du travail. Elle n’a pas de relation avec les pra-
tiques de traitement de la souffrance et des décompensations auxquelles elle
n’apporte aucune contribution spécifique. La principale référence théorique de
la « clinique de l’activité » est la psychologie cognitive et développementale
de Vygotski, tandis qu’en psychodynamique du travail la référence principale
est la psychanalyse de Freud, la métapsychologie du corps et la psychosoma-
tique. La conception implicite du soin à partir de la clinique de l’activité est
cognitive (médiation) tandis que la conception explicite du soin à partir de la
psychodynamique du travail est psychanalytique.
À l’autre pôle de la pratique, les divergences en matière de philosophie poli-
tique et morale ont des incidences significatives sur la conception de l’action
sur le terrain de l’entreprise ou de l’institution. L’action rationnelle en faveur
de la prévention des pathologies mentales engendrées par le travail passe par
la transformation de l’organisation du travail. Pour autant, ce qui n’est pas
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certain, que l’on s’accorde sur cet objectif, les démarches pour y parvenir sont
très différentes selon que l’on s’appuie sur la « clinique de l’activité » ou sur
la psychodynamique du travail et de ce fait les résultats de l’action sont très
sensiblement différents.
PSN : Cela amène à vous demander comment vous penser que l’organisa-
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tion du travail doive se transformer pour atteindre cet objectif de prévention
des pathologies mentales engendrées par le travail ?
CD : Il n’est pas possible de répondre à cette question particulièrement
grave en quelques mots. L’important est de savoir qu’il est possible de trans-
former efficacement l’organisation du travail avec en même temps des progrès
indiscutables en matière de plaisir au travail et de santé par le travail. On le sait
parce que des expériences ont été réalisées sur plusieurs années dans quelques
entreprises, publiques et privées. Le principe, c’est d’abord et avant tout de
reconstruire les relations de coopération parce que pour coopérer il faut non
seulement apprendre à parler de son travail en présence des autres mais il faut
aussi apprendre à écouter l’expérience que les autres ont des difficultés de leur
travail ; pas seulement les collègues mais les subordonnés et les supérieurs
hiérarchiques. Avec au centre des préoccupations, la qualité du travail et non
la seule quantité (la santé mentale au travail dépend essentiellement de deux
éléments-clefs : la qualité du travail et les relations de coopération). À cette
condition se reforment des relations de respect mutuel, d’entre-aide, de savoir
vivre et de convivialité.
Cela passe par une transformation du management dont la responsabilité
principale n’est plus de transmettre des ordres ou de fixer des contrats d’objec-
tifs, mais consiste à recréer des espaces de délibération dans chaque équipe
de travail d’abord, à assurer leur pérennité ensuite. Pour cela il faut que les
dirigeants et les « managers », aussi bien que les syndicalistes, aient une véri-
table connaissance dans le domaine des sciences du travail, car on ne peut pas
mener une action rationnelle de transformation de l’organisation du travail sans
outillage intellectuel substantiel. Cela supposerait des politiques publiques pour
réformer les programmes d’enseignement et de formation des Grandes écoles
et des « élites » d’abord, des gens de métier ensuite. Mais on n’en est pas là…
Dans les expériences pilotes auxquelles je faisais allusion, en l’absence de
ces politiques publiques, il y a fallu consacrer un temps important à la formation
des dirigeants qui ne peut pas se surajouter comme un module supplémentaire
aux connaissances et aux pratiques qui sont les leurs. Il est nécessaire d’en
passer aussi par la déconstruction critique des conceptions sur lesquelles ils se
| Christophe Dejour |
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sont appuyés pendant des années, ce qui implique inévitablement une remise en
cause des certitudes et des convictions, c’est-à-dire le passage par des moments
psychiquement difficiles. Cette phase de formation est valable aussi pour les
syndicalistes et ceux qui sont impliqués dans l’hygiène et la sécurité du tra-
vail, s’ils veulent apporter leur concours à la réconciliation entre l’humain et
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le travail. Rompre avec le tournant gestionnaire et la « gouvernance par les
nombres » est un passage obligé qui exige un investissement intellectuel non
négligeable. Mais la découverte du travail vivant et des ressorts de l’intelli-
gence au travail, dans ses deux dimensions individuelle et collective, suscite
généralement une telle curiosité que ce passage obligé est finalement franchi
avec un plaisir certain.
Cela étant, la formation à la direction d’entreprise par la coopération ne
résout pas les problèmes de façon magique. Le management apparaît alors
comme un métier spécifique qu’il faut ensuite apprendre, comme tout métier,
par l’expérience. Mais je dois dire que dans les expériences que j’en ai ces
dernières années, je suis assez surpris du rythme rapide auquel se fait cette
mutation. Avec à la clef des gains de productivité considérables et une amé-
lioration de la santé au travail. Il n’y a donc pas de fatalité dans l’évolution
détestable du monde du travail que nous subissons actuellement.
PSN : Pour finir, pourriez-vous nous dire comment s’orientent aujourd’hui
vos travaux ?
CD : Mes recherches portent beaucoup sur les conditions permettant d’accé-
der au plaisir au travail. Elles portent aussi sur les relations entre clinique du
travail et évolution du droit. Elles se poursuivent sur les relations entre clinique
du travail et économie. J’ai également un chantier de recherche et de coopé-
ration avec le cinéma et le théâtre qui assurent aujourd’hui la sensibilisation
de l’espace public aux questions du travail. Je continue aussi l’approfondis-
sement de la discussion avec les philosophes sur la centralité du travail, mais
aussi sur la centralité de la sexualité, ce qu’on désigne sous le nom de « double
centralité ». Enfin je travaille sur les incidences de la clinique du travail sur la
métapsychologie psychanalytique. Pour un certain nombre de raisons je suis
impliqué aussi dans la recherche sur la métapsychologie du corps avec un projet
important qui commencera en 2019.
Sur le plan de la pratique j’ai, avec mon équipe, monté un Institut de psy-
chodynamique du travail qui sera une institution de recherche, de formation,
d’enseignement et de consultation qui ouvre ses portes en septembre 2018,
c’est-à-dire très prochainement. Je travaille beaucoup avec la magistrature, en
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France et au Brésil principalement. J’ai monté un séminaire au sein de l’EPF


(European Psychoanalytical Federation) à Bruxelles sur « Psychoanalysis and
Work-related Suffering » avec des analystes d’une dizaine de pays européens.
Je m’occupe aussi de la diffusion des œuvres de Laplanche à travers le monde,
grâce à la Fondation Jean Laplanche-Institut de France où je préside le conseil
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scientifique. Et enfin, j’ai une activité psychanalytique libérale et je travaille
avec l’Association psychanalytique de France, dont je suis membre titulaire.

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