Christophe Dejours

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LE MASCULIN ENTRE SEXUALITÉ ET SOCIÉTÉ

L'ADOLESCENCE ET LE MASCULIN

Cet article se situe dans une démarche présentant deux

particularités : elle s'appuie sur une recherche en cours, et ce
qui sera présenté ici aura statut d'hypothèses et non de corpus
théorique rigoureux ; elle est, d'autre part, décentrée par rap-
port aux courants actuels de la recherche psychanalytique, ce
qui risque de lui conférer un caractère de bizarrerie. Pour
situer l'argument il faut préciser le contenu que je place dans
la notion d'adolescence, qui n'est pas forcément congruent
avec les conceptions prévalant dans ce domaine de la psy-
chopathologie, d'autant plus que je ne suis pas spécialiste en
la matière : je caractériserai l'adolescence par des coordonnées
temporelles et par des enjeux psychiques. L'adolescence, dans
cette perspective, est précisément limitée dans le temps à son
point de départ par la puberté, à son terme par l'intégration
professionnelle. C'est souligner d'emblée que le début de l'ado-
lescence est scandé par des événements biologiques tandis que
son achèvement l'est par des événements caractérisés socia-
lement. Toute l'adolescence de ce fait, se trouverait tendue
entre deux défis : un défi physiologique, et un défi social.
D'autre part, l'adolescence ainsi limitée, dans la réalité et
dans le temps, est pour ce qui nous concerne ici, une épreuve
psychique. L'adolescent projeté par les transformations de son
corps dans des questions complètement neuves au plan mental,
engageant au premier chef sa sexualité et la construction de
son identité sexuelle, ne peut pas se consacrer pleinement à
la résolution de ce problème, parce qu'il est aussi happé par
un autre ordre de difficultés, concernant cette fois le travail
_Adolescena, 1988, 6, 1. 89·116.
90 CHRISTOPHE DEJOURS
et les rapports sociaux. Le problème psychique déterminant
de l'adolescence me semble être celui de l'intégration sociale,
laque1le exige des performances mentales en général incom-
prises du clinicien. C'est pourquoi l'essentiel de cet article
sera consacré à ce volet de l'adolescence.
Reste à définir ce que je place dans la notion de masculin.
Le masculin serait ce qui spécifie l'achèvement du cycle mental
donnant accès à l'identité sexuelle chez l'homme. En parlant
d'homme ici, je veux suggérer que l'entrée dans le registre du
masculin me semble relever davantage de la maturité que de
l'adolescence, l'enjeu psychique de cette dernière étant pour
le garçon, surtout, de ne pas verrouiller cette évolution poten-
tielle. Toute l'adolescence me semble-t-il, est, pour le garçon,
une confrontation aux problèmes de la virilité et non du
masculin, qui ne pourra être conquis que de surcroît. A
condition toutefois que pendant la phase qui précède la matu-
rité, l'adolescent ait réussi à éviter les pièges de la construction
sociale de la virilité. Cette dernière en effet, est un passage
obligé pour atteindre au masculin, bien qu'elle soit simulta-
nément un risque majeur de fermeture pour le développement
de l'identité sexuelle. La virilité serait à placer du côté des
rapports sociaux de sexe et non du côté de la construction
psychique du moi.
PUBERTÉ ET SUBVERSION LIBIDINALE
D'ordinaire le masculin évoque en psychanaly~e la question
de l'identité sexuelle qu'un sujet tente de construire à travers
un conflit spécifique : celui où s'affrontent son fonctionnement
biologique (physiologie de la reproduction) et son économie
érotique. Et lorsqu'il s'agit d'adolescence, est visé le rendez-
vous crucial que les transformations du corps, associées à la
puberté, fixent au développement psychique, rendez-vous dont
l'issue ne peut être prévue à l'avance. Les rencontres amou-
reuses qui mettent les premières fois le corps adulte à l'épreuve
du commerce érotique, sont déterminantes et peuvent parfois
bouleverser ce qui avait été jusque-là pré-construit ou seule-
ment esquissé, et qui de ce fait était relativement précaire.
Ce pré-donné va-t-il alors cristalliser ou au contraire voler en
éclats ? La sexualité est une affaire qui se joue essentiellement
à deux sujets de sexes opposés. Les variantes qui récusent
tout partenaire (sexualité « solipsiste ») ou convoquent simul-
tanément plusieurs partenaires, ou des partenaires de même
ENTRE SEXUALITÉ ET SOCIÉTÉ 91
sexe, sont des artifices mis en œuvre par rapport à la question
ainsi contournée de la rencontre essentielle de deux personnes
de sexes différents. Rencontre qui s'apparente plus au défi
qu'elle ne s'inscrit dans une quelconque naturalité, supposée
caractériser un désir, un itinéraire, une maturation ou un
développement.
La rencontre amoureuse avec un partenaire de l'autre sexe
est dangereuse et n'a justement rien de naturel. La rencontre
avec la différence est périlleuse, même si elle est promesse de
volupté.
La question posée est finalement de savoir pourquoi la
rencontre érotique est-elle si rare et simultanément si dan-
gereuse. Il y a différentes façons de répondre à cette question
en psychanalyse. Celle qui nous sert de référence ici, est fondée
sur la notion de corps érotique dérivé du corps physiologique
par l'étayage 1 •
SEXUALITÉ ET SOCIÉTÉ
Pour devenir sujet sexué, il faut d'abord vivre dans un
corps. Dans un corps érotique et non dans un corps physio-
logique uniquement. Par une sorte de réfléchissement, de
décollement, de dégagement du corps érotique au terme d'une
longue opération du subversion du corps physiologique, le
sujet surgit enfin de son affranchissement par rapport à l'ordre
de la conservation et de l'animalité.
Or il s'avère après • enquête » que la question de la
construction du sujet par subversion ne peut pas être limitée
à la subversion de l'ordre physiologique. Pour être sujet, il
faut non seulement réussir ce jeu avec l'animalité (et continuer
à le jouer), il faut être capable en outre de jouer avec un
autre partenaire peut-être plus retors encore, à savoir le
détenninisme social: déterminisme social des conduites, des
comportements, voire de la pensée. Question embarrassante,
rarement envisagée par les psychanalystes, et particulièrement
préoccupante pour ce qui concerne précisément et le masculin
et l'adolescence. Beaucoup d'auteurs affirment que l'homme
est un être social. Mais aussitôt après cette affirmation, le
mot social se perd, en tout cas il ne renvoie plus à la dimension
1. Cf. Dejours C., Le corps entre biologie et psychanalyse. Paris, Payot, 1986. Voir
aussi: Economie de la perception et processus de somatisation, Psa. Univ., 1987, 12,
417-435.
 92 CHRISTOPHE DEJOURS
même du social. Mon argument partira de l'axiomatique sui-
vante:
1 - La construction sociale des conduites est une réalité
qui a sa pesanteur propre. sa logique propre qui ne s'appré-
hende qu'avec les instruments spécifiques des sciences sociales.
C'est dire bien entendu, ce qui ne choquera pas le psycha-
nalyste, que la position tenue ici est aux antipodes de la
sociobiologie. Affirmer que la construction sociale a un pouvoir
spécifique sur la genèse, l'initiation et la stabilisation des
comportements, c'est inférer qu'existe un déterminisme socio-
logique capable de peser sur des variables aussi diversifiées
que le comportement, les opinions, les projets de vie 2 , les
pratiques langagières 3 , les pratiques collectives 4 , les repré-
sentations du monde, les jugements moraux 5 , voire les modes
de pensée. Cette assertion qui a de solides fondements pose
de sérieuses questions à la théorie et à l'anthropologie psy-
chanalytiques. Cependant lorsqu'est fait référence à un déter-
minisme social, il est essentiel de préciser que je me situe
dans une position critique vis-à-vis du réductionnisme socio-
logique tenu par certains auteurs. Si, comme dit Atlan à propos
des sciences biologiques, un certain réductionnisme est néces-
saire à toute démarche scientifique •, en revanche on admettra
avec cet auteur le point de vue plus modeste d'un « réduc-
tionnisme faible ». En matière de déterminisme social, on
pourra adopter une position comparable, d'ailleurs défendue
par une bonne partie de la communauté des sociologues, qu'il
s'agisse du courant ethnométhodologique ou pragmatique, ou
de courants plus attachés à la pesanteur des rapports sociaux 7 •
Ces indications sont nécessaires pour que l'on saisisse la
légitimité des questions posées ici à propos de l'adolescence
et du masculin, qui ne peut se soutenir que de ce que le
déterminisme sociologique auquel il est fait référence ici,
malgré ses rigidités, accorde un espace de liberté aux individus,
2. LangevinA .• L'am~nagement social des parcours de vie, Temps libre, 1985,
85-91.
3. Boutet J., Construction sociale du sens dans les entretiens d'ouvrics et d'ou-
vrières, La qualification ouvrière, T. Il, Département de recherches linguistiques,
Paris VII, 1985.
4. Kergoat D., Plaidoyer pour une sociologie des rapports sociaux, in Le. sexe du
travail, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1984.
5. Pharo P., Le civisme ordinaire, Paris, Librairie des Méridiens, 1985.
6. Atlan H., Conférence aux Il" Journks Nationales de la psychiatrie, Avignon,
mai 1987 (à paraitre dans Psychiatrie Française).
7. Kergoat D., Plaidoyer pour une sociologie des rapports sociaux, in Le. sexe du
travail, Grenoble, Pres!es Universitaires de Grenoble, 1984. i presse), 1988.
ENTRE SEXUALITÉ ET SOCIÉTÉ 93
voire au sujet sans lesquels il serait impossible d'analyser
pourquoi les formes sociales se transforment et ne sont jamais
définitivement stabilisées. Qu'on ne s'y trompe cependant pas,
cet espace de liberté est, dans ce cadre sociologique, essen-
tiellement défini par des coordonnées collectives et n'on indi-
viduelles (sauf peut-être pour le courant ethnométhodolo-
gique '). Toutefois en soulevant ces questions, certains
sociologues ont récemment pris le risque de confronter leurs
analyses à celles des psychopathologistes, d'où ressortent des
convergences qui sont peut-être l'esquisse de problématiques
nouvelles sur les rapports entre ordre individuel et ordre
collectif9. C'est donc sur une base encore assez ténue que
seront ici proposées certaines perspectives sur la construction
de l'identité sexuelle masculine à l'adolescence.
. 2 - La pesanteur sociologique étant aussi concrète que la
pesanteur biologique, on peut difficilement l'exclure de l'in-
vestigation et de la théorisation psychanalytiques. Si la phy-
siologie de la reproduction pèse de façon déterminante sur la
construction de l'économie érotique, il en est exactement de
même en ce qui concerne le poids des rapports sociaux sur
la construction de cette économie érotique. Les conduites
sociales sont socialement construites, y compris les conduites
sexuelles, et les rapports sociaux de sexe sont une réalité dont
l'impact est bouleversant pour le psychopathologiste 10 • Contrai-
rement à ce que l'on pourrait croire quand on est clinicien,
l'essentiel des conduites sexuelles pourrait être socialement
construit et non psychologiquement construit. En tout cas on
ne peut pas expliquer les rapports sociaux avec la théorie de
l'inconscient, ce qui cette fois, irritera plus d'un psychanalyste.
Il conviendrait même de renverser la question : comment se
peut-il que certaines conduites sexuelles ne soient pas entiè-
rement construites par les rapports sociaux? Comment l'iden-
tité sexuelle peut-elle échapper (et dans quelle mesure) à sa
construction sociale ? En d'autres termes, la question qui est
posée ici est de savoir comment se joue éventuellement la
8, Cf.: Problb-mes d'épistémologie en sciences sociales, vol. III, Centre d'Etude
des mou,·ements sociaux, EHESS, Paris, 1985.
9. Dejours C. (sous la direction de), Plaisir et souffrance dans le travail. Acles
du séminaire interdisciplinaire de psychopathologie du travail, T. I. Volume publié
avec le concours du CNRS et du Naturalia et Biologia AOCIP, Centre Hospitalier
d'Orsay, Orsay, 1987.
10. Hirata H., Kergoat D., Rapports sociaux de sexe et psychopathologie du travail,
in Dejours C. (sous la direction de). Plaisir et souffrance dans le travail, Tome Il (sous
 94 CHRISTOPHE DEJOURS
« subversion singularisante du social » ? Le problème du déter-
minisme social des comportements étant beaucoup trop vaste
pour être débattu dans cet article, je m'en tiendrai à un angle
d'abord spécifique, beaucoup plus limitatif, mais ayant tout
de même une portée générale : à savoir que je m'intéresserai
ici surtout aux rapports sociaux de travail. L'adolescence en
effet, est aussi un rendez-vous essentiel avec les rapports
sociaux, précisément et de façon très spécifique au travers de
la question du travail. D'autre part, concernant la question
des hommes et du masculin la référence à la division sexuelle
du travail apparaît comme particulièrement heuristique.
LE CORPS ÉROTIQUE FÉMIJ\IN ENTRE BIOLOGIE ET SOCIÉTÉ
Ce qui suit n'est qu'une hypothèse. Elle ne sera pas
développée de façon continue dans l'argument et il eût été
peut-être préférable de ne pas en faire état ici. Néanmoins
son énonciation apportera peut-être un peu plus de transpa-
rence à une démarche que je sais insolite pour un psychanalyste.
Le masculin ne peut se comprendre (dans sa construction
subjective par subversion du social) que par rapport à ce qui
se joue de l'autre côté, pour les femmes et le féminin. Or ce
que nous apprennent les sciences sociales, c'est que le féminin
n'est pas du tout l'inverse du masculin. C'est tout à fait « autre
chose ». C'est pour faire apparaître cette différence, que s'im-
pose la formulation de l'hypothèse de base : partant du corps
érotique et de sa construction par subversion à partir du corps
physiologique, nous arrivions aussi, en toute rigueur, à deux
corps érotiques radicalement différents chez l'homme et chez
la femme. La physiologie sexuelle de l'homme n'est nullement
le symétrique de la physiologie de la femme. La ph)·sinlnfi<>
sexuelle de la femme se caractérise par des cycles relativement
courts, notamment par les cycles menstruels, par les cycles
endocrinométaboliques des grossesses, de l'accouchement et
de l'allaitement, par la ménopause enfin. La physiologie
sexuelle mâle. n'en est nullement le symétrique: c'est-à-dire
que les hormones de l'homme ne varient pas de façon opposée
et symétrique par rapport à celles de la femme. Il n'y a tout
simplement pas de cycles comparables chez l'homme. De ce
fait le jeu de la subversion libidinale chez la femme a constam-
ment à faire avec la temporalité, d'une manière extrêmement
prégnante, active et contraignante. Le jeu libidinal est ,chez
ENTRE SEXUALITÉ ET SOCIÉTÉ 95
la femme beaucoup plus interpelé par la question du temps
que celui de l'homme.
Or, à ce niveau, le social va s'articuler de façon radica-
lement discriminative. Le temps est un enjeu essentiel dans
le travail et dans l'organisation du travail. Sa manipulation
dans une société dominée par les hommes est faite à l'avantage
des hommes et au détriment des femmes, et ceci par le
truchement de la régularité supposée nécessaire du travail et
de la vie professionnelle. Du coup, les hommes qui ne sont
pourtant pas, il s'en faut de beaucoup, affranchis des questions
du temps, des cycles, de la fatigue, de la maladie, du vieil-
lissement et de la mort, ont tendance à se défausser d'une
bonne part des contraintes relatives à la temporalité, sur les
femmes auxquelles ils délèguent les questions du temps, de
la variabilité, de la disponibilité, etc. délégation qui est, en
fait, plutôt une façon de se débarrasser: socialement et maté-
riellement bien sûr, mais mentalement aussi, car ce faisant
ils occultent leurs angoisses par rapport aux rythmes biolo-
giques, aux rythmes domestiques, aux rythmes des « mouve-
ments de vie et de mort ».
De sorte que se constitue en fin de compte une collusion
entre le social et le biologique pour enfermer les jeux de
l'identité sexuelle féminine dans une situation redoutablement
vérrouillée entre deux déterminismes : le déterminisme bio-
logique et le déterminisme social. Les hommes s'en affran-
chissent davantage, mais non pas tant grâce à la spécificité
de leur biologie que grâce à la façon dont socialement ils se
servent pour cela, des femmes.
• En d'autres termes, une part de l'identité virile se construit
au détriment de l'identité sexuelle des femmes. Une part de
la subversion libidinale chez l'homme, fondatrice de sa sub-
jectivité, mais aussi de son identité sexuelle, ne s'acquiert
qu'au détriment de la marge de manœuvre restant aux femmes
pour jouer de leur côté la double subversion libidinale.
Comme cette hypothèse ne pourra pas être développée in
extenso, elle ne peut qu'être donnée en filigrane, et je deman-
derai au lecteur de bien vouloir m'en excuser. En dépit, en
effet, de· cet avantage massif au profit des hommes dans la
conquête de leur identité sexuelle, on va voir que les obstacles
qu'ils rencontrent restent pourtant sérieux, et que l'adolescence
est, de ce fait, une période particulièrement redoutable qui,
à mon avis, n'a de pendant à aucun autre moment de l'exis-
tence.
 96 CHRISTOPHE DEJOURS
LE SPECTRE DE LA NORMOPATHIE
Compte tenu de ce qui vient d'être ici esquissé des dif-
ficultés auxquelles se trouve confronté pêle-méle l'adolescent,
on devrait s'attendre à ce que chacun, à un moment ou à un
autre, perde pied, et que cela se manifeste bruyamment par
des symptômes psycho-névrotiques ou somatiques. Certains
adultes cependant sont parvenus à maturité sans avoir, semble-
t-il, souffert outre mesure pendant leur adolescence. La question
qui se pose à partir de leur cas, mérite d'être en quelque sorte
renversée : il ne s'agit plus d'expliquer la genèse des mani-
festations psychopathologiques chez l'adolescent, mais d'ex-
pliquer comment font donc ceux qui s'en tirent sans aucun
dommage. 11 est possible de faire des hypothèses sur la construc-
tion de cette normalité et sur sa stabilisation. Faute de pouvoir
les développer dans le cadre de cet article, je soulignerai
seulement le rôle central qu'y joue le clivage. Par rapport au
modèle d'une troisième topique II ou « topique du clivage »,
j'ajouterai une précision qui vient des recherches interdisci-
plinaires récentes avec les sciences sociales : le système
conscient (différent du préconscient), placé comme une digue
en regard de l'inconscient primaire clivé (différent de l'in-
conscient refoulé), serait spécifiquement organisé de l'extérieur
sous l'égide des rapports sociaux et de l'imaginaire social.
Lorsque la collaboration est bien établie entre le social
et l'inconscient primaire, on a à faire à un sujet clivé et très
efficient socialement, • opératoire • diront certains, dont la
superstructure névrotique préconsciente n'est qu'une structure
de luxe, régnant sur une partie réduite de l'inconscient (J'in-
conscien t refoulé). Ces sujets se présentent comme des sujets
hypemormaux, simples et sans complication. Mais de nom-
breux auteurs ont trouvé chez eux une vulnérabilité particulière
aux processus de somatisation. J.Mc Dougall leur a donné
l'appellation de « normopathes » 12 (le terme de normopathie
se retrouve aussi sous la plume de J. Schotte 13).
En fait cette normopathie, essentiellement fondée sur le
clivage (selon mon point de vue, et non sur un processus de
11. Dejours C., Le corps entre biologie et psychanalyse, Paris, Payot, 1986.
12. Mc Dougal! J., Les 1hédtres du Je, Paris, Gallimard, 1982.
13. Schotte J ., Le dialogue Freud-Binswanger et la constitution actuelle d'une
psychfatrie scientifique. in Fédida P. (sous Ia direction de), Ph~nomtnologie, Psychiatrie,
Psychanalyse, Paris, Echo-Centurion, 1986, p. 76.
ENTRE SEXUALITÉ ET SOCIÉTÉ 97
« desaffection » ou de « forclusion de l'affect •, convoqué par
J.Mc Dougall 14) se rencontre non seulement dans les somatoses,
mais aussi dans des cas non décompensés de psychose, de
« personnalité addictive», voire de pseudo-névrose 15 • La rela-
tion à l'objet est fondée sur l'emprise et sur le mode de la
minéralisation de l'autre••. L'autre est appréhendé surtout à
travers l'épaisseur du système conscient, des stéréotypes
sociaux et des rapports sociaux. La rencontre avec l'autre se
fait sur le mode des rapports sociaux et non sur le mode de
la rencontre érotique intersubjective.
Si le normopathe se caractérise donc avant tout par une
psychopathologie du manque selon la plupart des auteurs, en
revanche on lui trouvera une richesse surprenante du côté de
la construction de son système conscient et de sa représen-
tativité sociale. S'il n'a pas d'identité pas plus que de corps
propre, en revanche il montrera d'une façon parfois éblouis-
sante toute une série de qualités à connotations essentiellement
sociales, qui lui confèrent une personnalité très marquée, mais
pétrie à partir de l'exercice des rapports sociaux et des sté-
réotypes de classe et de sexe. Ce qui a de quoi tromper
l'interlocuteur non averti. Son identité n'est pas une identité
au sens de l'identité en psyéhanalyse, mais plutôt une pseudo-
identité socialement définie, à travers la batterie des cartes
d'identité, d'assurance, de crédit, des cartes professionnelles
ou de membre de clubs privés, de sociétés, d'associations ou
de partis. Il semble bien que ceux qui passent sans encombre
la période de l'adolescence sont surtout des normopathes. Que
la rigidité normopathique ait été franchement visible avant
l'adolescence, ou qu'elle soit l'effet même de l'adolescence et
des rencontres d'alors, il reste que dans l'issue normopathique,
l'adolescence, en tant qu'épreuve psychique, n'a pas été sur-
montée, mais évitée !
Pourquoi ai-je parlé de spectre de la normopathie ? Parce
que contrairement à ce que pourrait suggérer la forme cari-
caturée que j'ai esquissée ici, elle représente bel et bien un
danger vis-à-vis de la maturation mentale, autant d'ailleurs
qu'un refuge contre la souffrance et la décompensation psy-
chonévrotique, toxicomaniaque ou somatique, devant les pièges
14. Mc Dougall J ., op. cit., p. 136.
15. Dejours C., De la nonnopathie, in Encyclopédie Diderot. Fondation Diderot,
Ministère de Ia Culture et de la Recherche, Paris, Fayard, 1988 (sous presse).
16. Dejours C., Economie de la perception et processus de somatisation, Psa.
Univ., 1987, 12, 417-435.
 98 CHRISTOPHE DEJOURS
de l'adolescence. On peut penser que la normopathie est une
question réellement posée à tous les adolescents, et on va voir
plus loin pourquoi, avant tout aux adolescents du sexe mas-
culin.
ADOLESCENCE ET TRAVAIL
Avant d'en venir à la question de la sexuation au regard
du déterminisme social, il faut d'abord préciser ce que l'ado-
lescence implique comme épreuves psychologiques spécifiques
à cette étape de la vie. A côté des défis concernant les mutations
du corps, l'adolescent doit aussi affronter les défis du champ
social. Le premier de ces défis est celui du travail. Pour certains
il passe encore par une phase longue d'études; pour les autres
le monde du travail se profile sur un horizon beaucoup plus
proche. Quoi qu'il en soit, pour accéder à son identité, l'ado-
lescent doit mettre à son programme la question de la conquête
d'un statut social avant tout conféré par son rapport au travail.
Or dans ce défi du travail, il n'y a pas que les qualités
psychiques du sujet qui soient convoquées. Les rapports sociaux
de travail ont leur rigidité, leur logique. Ils pèsent à chaque
instant de la trajectoire scolaire et de la formation profes-
sionnelle, qu'ils enserrent comme un étau. A la vérité les
rapports sociaux de travail sont durs, et exigent du sujet un
engagement, un investissement et une mobilisation redoutables.
Les études sont interminables et difficiles, la formation pro-
fessionnelle de haut niveau est un véritable bagne. Pour ce
projet professionnel, il leur est le plus souvent demandé de
renoncer à tout le reste, c'est-à-dire à ce qui les sollicite et
exigerait aussi des efforts et un travail psychique spécifiques,
pour construire leur économie érotique. Au point qu'ici appa-
raisse souvent une sorte de concurrence entre investissements
érotiques et investissements dans les rapports sociaux. Dans
le meilleur des cas ces investissements dans les rapports sociaux
de travail se jouent dans le registre de la sublimation. Mais
ce n'est pas toujours le cas, et souvent si l'on tient compte
de ce qui se passe réellement dans toutes les classes de la
société et dans les deux sexes, les rapports de travail n'ouvrent
nullement sur les processus de sublimation. Essentiellement
définie comme un processus de désexualisation de la pulsion,
impliquant changement de but et changement d'objet, la
sublimation est en psychanalyse un processus qui reste énig-
matique et assez théorique, voire abstrait. Or dans la conception
ENTRE SEXUALITÉ ET SOCIÉTÉ 99
même de S. Freud, la sublimation requiert la reconnaissance
sociale de la valeur substitutive de l'activité sublimatoire.
Autrement dit la sublimation ne peut pas se comprendre comme
un processus solipsiste. La sublimation a toujours un ou des
interlocuteurs.
Plus précisément la reconnaissance de la valeur sociale de
la sublimation est toujours le fait d'une communauté d'ap-
partenance. Même l'artiste ne crée pas, en dépit des gloses
romantiques, dans la solitude de son angoisse. Le peintre peint
dans un cadre social référencé, et historiquement situé. La
création elle-même est datable sans en connaître l'auteur.
L'artiste n'a de cesse que de se faire reconnaître d'abord par
la communauté des artistes, ensuite par la société ou par le
public. Son œuvre, s'il s'agit d'une œuvre, est complètement
traversée par les rapports sociaux, par le truchement entre
autres, des acheteurs, des collectionneurs, des amateurs, des
vendeurs, des galeries, des impresarios, des mécènes, etc. et
tout artiste sait combien il est perméable à ces intrusions des
rapports sociaux dans le cours même de sa pensée et de sa
création. En tout cas il ne s'en dégage jamais. Il a surtout à
en souffrir, sauf rares et notoires exceptions. Il serait erroné
toutefois de ne voir que les inconvénients dûs aux rapports
sociaux. Les commandes à l'artiste, parfois décentrées par
rapport au développement de son œuvre, sont aussi des sol-
licitations utiles et même des occasions de découvrir de nou-
velles voies créatrices.
C'est dire que l'analyse de la sublimation gagne à être
resituée dans les rapports sociaux et la société qui apportent
leur lot de contraintes, mais aussi de sollicitations et de
stimulations qui peut avoir un impact favorable. Encore
convient-il de typologiser la forme des rapports sociaux
impliqués dans la sublimation. Car on se rend compte que
tous les rapports sociaux de travail ne sont pas compatibles
avec la sublimation. La psychopathologie du travail s'est
préoccupée de décrire les caractéristiques des rapports sociaux
et des organisations du travail qui brident les possibilités
sublimatoires des opérateurs. Ainsi découvre-t-on que de nom-
breuses situations de travail méritent d'être qualifiées d'anti-
sublimatoires d'où il découle inévitablement toute une psy-
chopathologie spécifique de l'économie psychique interdite de
sublimation 17 •
17. Cf. sur ce sujet: Dejours C., Travail: usure mentale. Essai de psychopot!10logie
 100 CHRISTOPHE DEJOURS
Ces remarques sont d'importance pour évaluer les consé-
quences de la tension créée chez l'adolescent entre les enjeux
libidinaux de la puberté et les défis des rapports sociaux de
travail. Dans le meilleur des cas, c'est-à-dire dans celui où
l'engagement dans les rapports sociaux vise une position pro-
fessionnelle propice à la sublimation (ou à l'œuvre au sens
défini par H. Arendt 18 ) le sujet a une chance encore, de conjurer
la rupture subjective. La sublimation qui commence par de
longues études ne brise pas alors la problématique du désir
et de la pulsion. Pour les autres, qui sont voués aux tâches
répétitives de l'industrie de masse (le travail au sens de l'animal
laborans de H. Arendt), ou à toutes les formes de tâches dites
d'exécution (par opposition aux tâches de conception), l'entrée
dans les rapports sociaux de travail implique la rupture de
continuité du sujet et de son histoire. Ce qui est un paradoxe
absolument central de la psychopathologie de l'adolescence.
L'adolescent désireux d'accéder immédiatement à la sexualité
de l'adulte, de l'adulte émancipé et intégré socialement, risque
de se trouver projeté pour ce faire dans des rapports sociaux
où il s'aliène un espace essentiel pour la conquête ultérieure
de son identité. Au travail il trouvera surtout des occasions
de souffrance, sans autre contre-partie que les « idéologies
défensives de métier » (cf. chapitre suivant), non structurantes
et absolument défensives quand elles ne sont pas aliénantes.
Il y a donc des différences essentielles entre adolescents au
regard de la conquête de l'identité. Celui qui veut conserver
les p 1us larges chances de structuration et de singularisa tion
doit donc attendre. C'est-à-dire mettre en attente, pour des
durées de plus en plus longues dans la société contemporaine,
ses aspirations à la vie sexuelle et familiale adulte. Il doit
donc remettre à plus tard la rencontre érotique sur le mode
adulte, jusqu'à ce que les conditions propices au jeu de la
sublimation aient été obtenues. Non pas par la sublimation
seule, mais par la négociation avec les rapports sociaux ins-
titutionnels.
Ont peu de chance d'atteindre cet objectif, d'une part cewc
qui socialement sont inscrits par leur classe sociale dans des
trajectoires qui conduisent à l'engagement précoce dans les
du travail. Pa.ris, Le Centurion, 1980. Ainsi que Hirata H. et Kergoat D., Rapports
sociaux de se:xe et psychopathologie du travail, in Dejours C. (sous la direction de),
Plaisir et souffrance dans le travail, T. II (sous presse), 1988.
18. Arendt H. (1958), Condition de l'homme moderne, tr. fr., Paris, Calman Levy,
1983.
ENTRE SEXUALITÉ ET SOCIÉTÉ 101
rapports sociaux de travail, et cewc qui, issus des classes aisées,
ne peuvent mentalement attendre, c'est-à-dire remettre à plu-
sieurs années le désir insistant de sortir enfin de l'adolescence
et de vivre en adulte de façon autonome. Précisons ici que
pour les adolescentes, la situation est encore une fois dissy-
métrique par rapport aux adolescents, puisque le schéma
indiqué de la sublimation est bien plus largement ouvert aux
hommes qu'aux femmes, quelle que soit la classe sociale 19 ,
au point qu'on puisse se demander si la sublimation elle-même
ne se conjugue pas essentiellement au masculin, dans notre
société, qui exigerait des femmes cherchant accès à la subli-
mation, un renoncement, dans une large mesure, aux spéci-
ficités de l'identité sexuelle féminine.
En d'autres termes et pour résumer cette question, on
pourrait dire que l'urgence de relever le défi de la construction
de l'identité sexuelle et de sortir de l'adolescence, a toutes les
chances de projeter l'adolescent dans un monde de rapports
sociaux qui lui seront ensuite tendantiellement défavorables
au registre de la part dévolue à la sublimation dans la
structuration de son identité. Encore une des tensions para-
doxales, en forme de piège, qui caractérisent la problématique
de l'adolescence !
Dans le meilleur des cas donc, l'économie psychique de
l'adolescent risque d'être véritablement déchirée entre registre
érotique et registre sublimatoire. A tel point que l'effort
demandé du côté de la sublimation soit capable parfois de
remettre en cause le travail psychique nécessaire à la conquête
de l'identité sexuelle. Ce conflit est grave. D'autant que la
promesse de bonheur sublimatoire est plus que précaire par
les temps actuels, et que les renoncements du côté érotique
sont souvent demandés pour des chimères du côté du statut
social et de la réussite professionnelle. De sorte que dans ces
circonstances, on voit souvent les adolescents perdre pied et
essuyer des échecs successifs dans le domaine scolaire ou
professionnel, ce qui ne fait qu'aggraver encore les difficultés
qu'ils ont dans le registre de la construction du corps érotique.
Il faut bien reconnaître que le système scolaire et universitaire
actuel traversé lui aussi par une crise grave de sa vocation
vis-à-vis du travail, des rapports sociaux de travail et de
l'emploi, vacille dans ses aptitudes à accompagner et soutenir
les adolescents. Il semble qu'il ne connaisse pour sortir de sa
19. Hirata H., Kergoat D., loc. cil., p. 93.
 102 CHRISTOPHE DEJOURS
crise que la surenchère dans les exigences et la concurrence,
ce qui assurément ne fait que rendre les choses plus dures
pour les adolescents.
Ainsi comprendra-t-on facilement que dans ce dilemme,
ceux qui ne veulent pas renoncer aux questions fondamentales
de leur subjectivité et de leur identité sexuelle, soient souvent
pendant plusieurs années conduits à renoncer aux succès
scolaires ou professionnels. Le refus de la normopathie a pour
corollaire de dures épreuves dans la réalité. D'autres au
contraire finissent par choisir de reléguer la question fonda-
mentale de leur développement sexuel et affectif aux calendes
grecques pour s'engager complètement dans les contraintes du
travail. C'est là que surgit le piège de la normopathie. En
même temps qu'au statut, les écoles de formation profession-
nelle et mêmes les grandes écoles ou autres institutions simi-
laires, veillent scrupuleusement au contrôle exercé sur les
adolescents en matière de loisirs, de tenue vestimentaire,
d'attributs extérieurs, de conduites, de comportements, de
modes de pensée, de représentations du monde et« d'habitus ».
De fait, en se coulant dans les stéréotypes proposés par l'école,
l'adolescent a plus de chance de réussir et de se placer
socialement qu'en essayant de défendre son originalité et sa
singularité. Les bénéfices sociaux étant non négligeables, le
défi mental essentiel que propose l'adolescence risque d'être
écarté par le mouvement très puissant de la construction
sociale d'une pseudo-identité socio-professionnelle, sans contre
partie efficace au niveau subjectif. Les écoles et les centres de
formation sélectionnent et fabriquent assurément des normo-
pathes professionnels efficaces.
Entre ces différentes issues on ne saurait douter de ce que
les postures parentales jouent un rôle essentiel. Les choix
opérés par l'adolescent dépendent, certes avant tout de cette
tension entre exigence de la puberté et exigence du champ
social. Mais dans son désarroi, l'adolescent a surtout pour
référence le fonctionnement du couple parental et de la cellule
familiale. Qu'il les rejette ou qu'il les prenne pour modèle,
cela- ne se fait jamais sans mise à l'épreuve, sans test imposé
aux parents sur la légitimité et le bien-fondé de leur propre
condition. Face à une attaque d'une telle ampleur, interpelant
cette fois l'adulte dans le parent et non l'enfant qui perdure
en lui, le conflit change d'allure et de théâtre : il se joue d'égal
à égaux. La solidité des positions adoptées par les parents,
leur rigidité ou au contraire leur perplexité, voire leur laxisme
sont déterminants. Les choix de l'adolescent se font à l'aune
ENTRE SEXUALITÉ ET SOCIÉTÉ 103
des avatars du conflit avec les parents, parfois avec leur
substitut, parfois avec des maîtres ou des enseignants qui ne
saisissent pas toujours pourquoi ils sont pris comme témoins
ou comme cibles.
Et de toute façon la position de ces derniers est délicate,
car ils ne sont ni des égaux ni des parents, et le statut
d'enseignant ne les place guère, en France du moins, en position
d'interlocuteurs naturels. Quoi qu'il en soit, la tolérance des
parents à l'impatience de l'adolescent contribue aux formes
dans lesquelles le conflit va se cristalliser. Laxisme ou anta-
gonisme conduisent en règle à écourter l'adolescence et à
propulser l'adolescent plus rapidement qu'un autre dans des
rapports sociaux peu favorables à la poursuite de la perla-
boration comme on va le voir plus loin. Là encore, la position
adoptée par les parents n'est assurément pas dictée que par
leur organisation mentale singulière. Les coordonnées maté-
rielles et la façon dont ils se trouvent pris eux-mêmes dans
les rapports sociaux de travail (rapports de plaisir ou rapports
de souffrance) jouent un rôle majeur dans le destin de l'ado-
lescent. A tel point qu'on puisse reconnaître parfois une véri-
table« transmission familiale » des rapports sociaux de travail,
attestée par les études sociologiques sur les trajectoires
sociales 20 des enfants en fonction de l'origine sociale des
adultes.
Les parents, dans cette situation, sont interpelés simul-
tanément sur leur position dans les rapports sociaux de repro-
duction et sur la reconnaissance de l'individualité de l'ado-
lescent (ou de son « adultité ») d'une part. Ils le sont aussi
sur leurs rapports intersubjectifs et sur la demande de recon-
naissance de son identité par l'adolescent d'autre part (pour
les différences entre individualité et identité voir plus loin).
La tension existant chez l'adolescent précipite les parents dans
la confusion des registres d'interpellation, entre leur fonction
sociale de reproducteurs et leur position subjective de parents.
D'où un imbroglio dont beaucoup de parents ont à découvrir
les affres, la douleur étant ici directement liée à l'équivoque
entre les deux registres qui se télescopent. et réactivent les
angoisses non dépassées et les blessures non cicatrisées de leur
propre adolescence (et non de leur seule enfance).
20. Lange\"in A., !oc. cit., p. 92.
104 CHRISTOPHE DEJOURS
NORMOPATHIE ET VIRILITÉ
Le monde du travail est rigoureusement traversé par les
rapports sociaux de sexe. Ce qu'il faut préciser ici c'est que
ces rapports sociaux de sexe définissent des conduites et des
représentations du monde qui n'ont rien de sexuel au sens
psychanalytique du terme. Les « rapports d'exploitation» des
femmes par les hommes dans le travail relèvent certainement
de la construction sociale et non de la construction psychique
ou érotique, et n'impliquent pas d'élaboration psychique du
côté du préconscient. De plus ils ne sont pas neutres sur la
vie hors travail et la vie domestique, ils conditionnent dans
une large mesure les « rapports de domination » des hommes
sur les femmes dans la vie domestique, qui d'ailleurs alimentent
à leur tour et soutiennent la division sexuelle du travail. Il y
a là une boucle de déterminismes serrée et rigoureuse qui
laisse peu de place aux remaniements psychologiques indivi-
duels. Ici c'est le système conscient qui se contruit et non le
système préconscient. Ce que la division sexuelle et les rapports
sociaux de travail établissent au plan de la différence des
sexes, n'a rien à voir avec la question qui nous préoccupe du
masculin (ou du féminin). Ce qui est socialement construit
c'est la « virilité ». La virilité pourrait se définir comme un
ensemble de comportements, d'interdits, de non-dits, de
valeurs, d'attitudes, de discours stéréotypiques, etc. qui s'ar-
ticulent en véritables systèmes idéologiques centrés par le
courage et la force. Les relations entre la forme de ces systèmes
idéologiques et la nature des rapports sociaux de travail c'est-
à-dire la construction de la « virilité au travail », a été lar-
gement étudiée par la psychopathologie du travail 21 • Cette
construction repose essentiellement sur la valeur défensive de
cette élaboration collective vis-à-vis de la peur et de la souf-
france dans le travail. Ainsi a-t-on pu mettre en évidence des
procédures extrêmement complexes, mais efficaces et régulières,
associées à chaque situation de travail, sous le nom« d'idéologie
défensive de métier». Dans les tâches habituellement réservées
21. Cf. à ce sujet : Dejours C., Travaü: usure mentale. Essai de psychopathologie
du travail, Paris, le Centurion, 1980. Cru D., Savoir-Caire de prudence dans les métiers
du bâtiment, Cahiers mMico-sP'ciaux, Genè\'C, 1983, 27, 239-247. Haas J., The stages
of the high-steel ironworkers apprentice career, Sociological Quater/y, 1974, 15, 93-
108. Fitzpatrick J .• Adapting to danger. A participant obser\'ation study of an under-
ground mine, Sociology of work and occupations, 1980, 7, 131-158. : dans le trai•ail, T. II (à paraitre), 1988.
ENTRE SEXUALITÉ ET SOCIÉTÉ 105
aux hommes, on a pu montrer comment les idéologies défen-
sives de métier convoquent et fabriquent des stéréotypes de
virilité, étroitement estampillés par l'organisation du travail
(idéologies défensives de métier des ouvriers du bâtiment, des
opérateurs du nucléaire, des opérateurs des industries de
processus chimiques, de ! 'automobile, idéologies défensives des
cadres, etc.).
Or et ceci est le deuxième point fondamental, ces idéologies
défensives de métier qui produisent des expressions spécifiques
de la virilité dans le travail, au départ essentiellement vouées
à la défense contre la souffrance, s'avèrent dans un deuxième
temps utilisables pour augmenter la productivité. Plus on active
ces défenses et plus la productivité augmente 22 !
Il s'agit, en d'autres termes, de l'utilisation de la souffrance
par l'organisation du travail.
Ce qui pose problème pour la formation de l'identité
sexuelle, c'est que ces idéologies de la virilité se trouvent ainsi
régulièrement activées et stabilisées par les rapports sociaux
de travail. C'est dire que la « virilité » socialement construite,
a un impact considérable sur les comportements et les conduites
dans la vie sociale hors de l'entreprise. Au point, qu'on peut
montrer, dans certaines situations, comment les rapports
domestiques se trouvent colonisés et recrutés pour aider les
hommes à maintenir un engagement parfois difficile dans les
idéologies défensives de métier. Le risque psychique repérable
cliniquement, c'est alors l'engagement de toute la sexualité
derrière la bannière de la virilité sociale. On est alors très
loin du masculin, car pendant ce temps, la question de la
construction du corps érotique se trouve laissée plus ou moins
pour compte. A tel point qu'on se trouve souvent en fin de
cursus, devant des « nonnopathes virils » qui donnent toute
l'apparence de fonctionner correctement, alors que la question
de la sexualité est restée essentiellement en rade, et parfois
pour longtemps, sinon pour toujours.
L'analyse des rapports sociaux de travail conduit ainsi à
reconnaître qu'ils président surtout à la construction d'une
• virilité » socialement définie, essentiellement enchâssée dans
l'idéologie, revendiquée par le système conscient, et utilisée
22. Cf. Bégoin J., La névrose des téllphonistes et des mkanographes, Thèse de
médecine, Paris. 1957. Dejours C., Travail: usure mentale. Essai de psychopathologie
du travail, Paris, le Centurion, 1980. Hirata H., Kergoat O., Rapports sociaux de sexe
et psychopathologie du traavail, in Dejours C. (sous la direction de), Plaisir et souffrance
 106 CHRISTOPHE DEJOURS
socialement pour la productivité. Mais le normopathe viril a
peu de singularité dans l'ordre de la sexualité et de la vie
érotique. Les rapports domestiques, les rapports conjugaux,
sont placés alors sous le signe de la stéréotypie sociale, jusques
et y compris les questions du mariage et du concubinage, des
enfants ou des aventures adultérines. La caractéristique de ces
normopathes virils est précisément de n'avoir que peu à souffrir
dans le registre de la sexualité. Ils donnent donc bien le
change. Cette relative immunité psychique, est redevable à la
structure même de la virilité. Essentiellement construite pour
protéger l'fadividu de sa peur de l'étranger dans le social, la
virilité socialement produite, propose un modèle de conduite
vis-à-vis des femmes. Ce modèle a trois attributs toujours
associés:
1 - il prône vis-à-vis des femmes une conduite symétrique
par rapport à ce qu'il propose vis-à-vis des groupes sociaux
étrangers ; vis-à-vis des autres groupes, il s'agit de constituer
des critères sociaux de différenciation, de distinction et d'en-
tretenir la défiance systématique voire la méfiance; vis-à-vis
des femmes la virilité sociale affiche au contraire la sécurité
et revendique la position de pouvoir et de maîtrise, qu'on
connaît sous le nom de machisme ;
2 - dans la virilité socialement construite la femme est
un être inférieur à l'homme, physiologiquement mais aussi et
surtout intellectuellement. Cette affirmation appelle des confir-
mations bruyantes en forme d'injures: humiliation, pornogra-
phie, violence, comportements sexuels sadiques;
3 - l'origine de la non-réciprocité des rapports intersub-
jectifs entre l'homme et la femme ressortit à une conception
naturaliste, en vertu de laquelle l'inégalité n'est pas socialement
construite, ni transmise, elle n'est pas non plus psychologi-
quement construite, mais elle relèverait de la nature biologique
de la femme supposée plus dépendante que l'homme de son
animalité.
Evidemment une telle conception, on l'aura reconnue, est
typiquement celle de la sociobiologie. Cette forme modernisée
de l'idéologie sci<'ntiste 23 (Thuillier, 1981) trouve en effet ses
principaux argum<'lllS dans les formes triomphantes de la
« nonnopathie virile », où précisément collaborent effective-
ment de manière harmonieuse l'inconscient primaire biologi-
23. Thuillier P.. Les biologistes vont-ils prendre le pouvoir?, Bruxelles, Editions
Complexes, 19&1.
ENTRE SEXUALITÉ ET SOCIÉTÉ 107
quement construit et hérité de la phylogénèse, et le système
conscient construit socialement à partir de l'imaginaire social.
Dans la normopathie virile, il ne peut plus y avoir de
rencontre amoureuse stricto sensu, dans la mesure où entre
l'individu et une femme, s'interpose le modèle socialement
construit qui vise à faire passer cette femme, pour une femme,
pour une femme comme les autres, pour une représentante
de la gente féminine, voire pour une femelle, indifférenciée si
ce n'est par des caractérisations animales réservées habituel-
lement aux concours agricoles désignant le tempérament, les
formes, le poids ou la couleur de la viande sur pied ... L'écran
est efficace contre la rencontre érotique qui passe alors pour
n'être qu'une copulation peu dangereuse au plan psychique,
jouissive quand elle n'est pas compulsive, ou ne s'affirme pas,
mieux encore, hygiénique. En contrepoint de cette place assi-
gnée à « la » femme qui ne peut pas être approchée comme
sujet unique d'une rencontre amoureuse, l'homme ne risque
pas de se trouver, ni de se construire comme sujet non plus.
Son modèle est celui de l'étalon, c'est-à-dire inscrit dans l'ordre
du quantitatif et non du qualitatif. En ce sens, « le viril » ne
peut donner directement accès au «masculin», fondamenta-
lement associé, lui, à l'ordre du qualitatif, du subjectif et du
singulier. Masculin qui ne peut se pressentir que du regard,
et mieux sans doute de la pensée et de l'amour, portés par
l'autre. Ce qui certes n'est pas un but, et pas non plus un
stade, mais plutôt un programme, ou un chemin.
Bien que cette logique de la construction sociale des
comportements sexuels ne soit pas analysée ni élaborée par
les adolescents, certains d'entre eux les éprouvent pourtant
comme une menace opaque. Les rapports sociaux et notamment
les rapports sociaux de travail sont ainsi parfois rejetés en
bloc par des adolescents qui sont d'abord soucieux de se
trouver eux-mêmes et de construire leur identité sexuelle. La
virilité n'est pas une identité sexuelle : elle est une pseudo-
identité, ou « identité sociale • comme cela a déjà été signalé.
Il n'y a aucun doute sur le fait que cette logique des rapports
sociaux: n'est nullement symétrique pour les adolescentes. La
normopathie virile comporte une série d'avantages en retour
(notamment au niveau du statut social et du salaire) qui jouent
exactement en sens inverse pour les femmes. La nonnopathie
virile est surtout offerte aux adolescents. Mais la normopathie
est par ailleurs toujours virile. Il n'existe pas de normopathie
au féminin comparable à celle qui a été évoquée ici. De fait
i certaines adolescentes s'y engagent avec au bout, si elles
 108 CHRISTOPHE DEJOURS
empruntent un chemin semblable aux adolescents, le risque
aussi de s'organiser mentalement sur le mode de la « nor-
mopathie virile». C'est-à-dire que pour tirer de ce cursus les
mêmes avantages statutaires et matériels que les adolescents,
les adolescentes doivent diverger des voies spécifiquement
conçues socialement pour « être femme •, et si elles y par-
viennent, c'est alors au prix d'une virilité pour avoir refusé
la « mulierité », avec, à la clef, un renoncement au féminin.
VIRILITÉ ET MASCULINITÉ
Le choix limite en tout ou rien signalé plus haut pour les
adolescents mâles, n'est pas exclusif. D'autres cheminements
sont possibles mais qui impliquent de sérieuses difficultés
d'aménagements. En effet, si pour accéder à l'identité sexuelle
masculine, l'adolescent doit renoncer à affronter les rapports
sociaux de travail et de sexe, la question de l'absence de statut
professionnel fera retour à la fin de l'adolescence sous des
formes cruelles, qui occasionneront à leur tour des déboires
psychopathologiques, aujourd'hui courants en clinique chez les
hommes jeunes non insérés professionnellement, de toutes
origines sociales. La crise du travail qui fait que pour beaucoup
de jeunes entrer dans les rapports sociaux de travail équivaut
à renoncer à leur identité, est une question psychopathologique
insuffisamment traitée en psychanalyse.
D'autres adolescents cependant trouvent des cheminements
plus heureux. La question est alors en ce qui les concerne de
savoir comment, en dépit de leur engagement dans les rapports
sociaux de sexe et de travail, ils peuvent tenter de construire
parallèlement une identité sexuelle et leur corps érotique.
J.P. Vernant parlant de l'individu dans la cité 24 distingue
trois niveaux pertinents pour l'anthropologie historique :
- l'individu, dont la reconnaissance est surtout donnée
par le corps social ;
- le sujet. qui apparaît lorsque l'individu s'exprime à la
première personne et parle en son propre nom ;
- le moi, ou la personne, ensemble des pratiques et des
attitudes psychologiques qui donnent au sujet une dimension
d'intériorité, d'unicité et d'intimité.
24. Vernant J.P., L'individu dans la cité, in Sur l'individu (ouvrage collectiO, Paris,
Seuil, 1987, 23-24,
ENTRE SEXUALITÉ ET SOCIÉTÉ 109
Cet auteur envisage la mise en perspective de ces trois
niveaux dans la cité grecque, mais ce n'est pas son objet de
faire de la psychologie ni de déceler comment est donné
éventuellement accès à ces différents registres dans une histoire
singulière. H. Arendt dans son anthropologie politique ouvre
quant à elle des pistes fondamentales sur le rapport au
travail 25 •
De ces diverses considérations on peut avancer l'hypothèse
que si les rapports sociaux de travail donnent indubitablement
accès à« l'individu» tC:l que défini par J.P. Vernant, en revanche
l'assomption du sujet et du Je ne dépend pas tellement des
rapports sociaux de travail. La chose serait jouée avant l'ado-
lescence, dans les rapports intersubjectifs avec les parents. Par
contre, l'accès à l'intimité, à la singularité réfléchie, au Moi
de J.P. Vernant, voire à !'ipséité de P. Ricoeur 26 , serait davantage
lié à des rapports spécifiques au travail. Il s'agirait ici de
« l'oeuvre » (que Hannah Arendt oppose au travail), de l'homo
faber (qu'elle oppose à l'animal laborans), dans la vita activa.
Ici, comme le signale H. Arendt la question du collectif de
travail 27 ou comme le souligne P. Ricoeur, la question de
l'espace public sont essentielles. Dans les tâches sans quali-
fication de la production de masse, il y a peu de chances pour
que puissent se poursuivre les interrogations subjectives sur
l'identité sexuelle. En revanche pour les plus heureux qui
entrent dans un rapport au travail de type œuvre (ou subli-
mation), la porte reste encore ouverte pour un jeu de négo-
ciations entre investissements sublimatoires et investissements
érotiques. Un véritable jeu peut même être instauré par les
plus habiles de ces adolescents ou jeunes adultes, jeu qui
pourra être poursuivi pendant toute la maturité: un jeu dans
lequel il s'agirait, sans discontinuité majeure, de conjurer et
de subvertir le déterminisme social de la virilité pour construire
son identité sexuelle subjective dans une rencontre érotique,
partiellement affranchie des rapports sociaux de sexe.
25. Arendt H. (1957), Condition de l'homme moderne.
26. Ricœur P., Individu et identité personnelle, in Sur l'individu (ouvrage collectif),
Paris, Seuil. 1987, 54-72.
27. Arendt H., op. cit., p. 139.
 110 CHRISTOPHE DEJOURS
CONSTRUCTION SOCIALE ET IDENT!FlCATION
A plusieurs occasions, j'ai repris le terme forgé par les
sociologues, de construction sociale des conduites, des compor-
tements sexuels, des représentations du monde, et en l'occur-
rence de la virilité. Se pose ici la question de savoir quel
rapport il y a lieu d'établir entre les effets, au niveau individuel
de la construction sociale d'une part, et le jeu des identifications
d'autre part. Il s'agit bien sûr d'une question centrale puis-
qu'elle implique toute celle de « l'articulation» ou de la
« problérna tique » des rapports entre le psychique et le social.
Mon point de vue est qu'il n'y a pas d'articulation entre ces
deux ordres, pas plus qu'il n'y a à rechercher d'articulation
ou de synthèse entre le biologique et le psychologique. C'est
à cette impasse que la notion de « subversion » tente justement
d'offrir une alternative.
De façon homologue d'ailleurs, je propose de parler de
subversion libidinale des rapports sociaux pour rendre compte
du processus complexe par lequel le sujet tente de se diffé-
rencier de sa construction sociale pour advenir comme sujet.
Sans envisager ici l'ensemble de la question de la sub-
version libidinale des rapports sociaux, j'opposerai deux procès,
à savoir: le procès d'identification qui fonctionnerait au cœur
de la subversion et le procès d'individualisation. L'identification
est portée par l'amour d'objet ; elle est une sorte de détour
par lequel passe le sujet qui cherche à acquérir les qualités
d'un tiers, jouant Je rôle de modèle identificatoire, en sorte
de pouvoir atteindre, secondairement, l'objet d'amour que le
tiers est supposé pouvoir conquérir ou posséder. Dans sa forme
princeps l'identification désigne le processus par lequel le jeune
garçon cherche à ressembler à son père pour être aimé de lui
et obtenir par ce truchement les attributs et le pouvoir de
conquérir à son tour l'amour de la mère ou de ses substituts.
L'identification se jnuerni t donc tout entière dans la problé-
matique de la promesse d'amour.
Il en va tout autrement du processus en cause dans la
construction sociale des conduites. Ce qui est visé ici n'est
pas l'amour de l'objet, mais au contraire une protection, une
sécurité vis-à-vis des agressions, ou mieux des persécutions
potentiellement exercées par le monde extérieur, les groupes
sociaux, l'inconnu. Dans la construction sociale des conduites,
il n'y a pas en première instance de promesse d'amour. Trois
caractéristiques sont repérables dans la construction sociale :
ENTRE SEXUALITÉ ET SOCIÉTÉ 111
1 - la problématique d'ensemble de la construction sociale
se déploie dans le registre du narcissisme bien plus que dans
celui de 1'amour ;
2 - la construction sociale opère dans le registre de la
défense et non du désir ;
3 - le contenu visé par l'individualisation est relatif à
l'angoisse de persécution (ou à la peur) bien plus qu'à l'angoisse
de castra tian.
La problématique d'ensemble de la construction sociale
se déploie effectivement semble-t-il dans le registre du nar-
cissisme, des limites du self, diraient les auteurs de l'Ecole
Kleinienne, dans la mesure où ce dont jJ s'agit est, grâce à
l'adoption d'un habitus, de se distinguer des autres groupes
sociaux et de s'assurer par cela méme une position de fierté,
sinon d'invulnérabilité, d'autosatisfaction sinon d'arrogance à
l'égard des autres et notamment de tout ce qui est plus ou
moins mal connu dans Je monde, et de ce fait menaçant. En
adoptant les normes de comportement, de pensée et de repré-
sentation du groupe social auquel le sujet souscrit, il obtient
une carapace, une parure, un uniforme essentiellement supposé
faire bénéficier Je sujet de Ja force protectrice conjuguée de
tout le groupe social paré du même uniforme.
La construction sociale opère essentiellement dans Je
registre de la défense et non du désir: en effet ce dont il a
été question plus haut, à savoir les défenses collectives de
métier et les idéologies défensives de métier, qui nous servent
ici de référence (mais qui ont par ailleurs une portée assez
générale), se construisent avant tout par un processus de
distinction du groupe par rapport aux autres groupes sociaux
auxquels est assignée une volonté contraire, une volonté hostile
contre le groupe considéré, volonté à laquelle est assimilé
l'ensemble des relations sociales d'hostilité, autant que la cause
du malheur socialement généré 28 • Les idéologies défensives de
métier sont destinées à lutter contre l'adversité, laquelle est
avant tout une construction contribuant à la formation de
l'imaginaire social (il y aurait lieu ici de préciser ce que sont
l'imaginaire social, les règles de sa construction et de sa
transmission) tout autant que son articulation avec la peur et
la persécution, où précisément Je contenu est au plan psychique
28. Duclos D., Construction sociale du risque, Revue Française de Sociologie,
décembre 1986.
 112 CHRISTOPHE DEJOURS
mal symbolisé et avant tout transmis par la voie imaginale.
Mais ceci ne peut être présenté dans le cadre de cet article.
Les contenus mentaux singuliers pris en charge par la
construction sociale, relatifs à la persécution et à la peur,
confèrent à cette construction sociale un rôle majeur dans la
protection singulière contre la psychose et contre la somati-
sation. Cette notion a déjà été abordée par W.R. Bion et plus
précisément encore par E. Jacque en Grande-Bretagne 29 • La
limite essentielle de ces travaux pionniers qui mettent lar-
gement le pied dans « l'articulation du social et du psychique »,
c'est de toujours rester dans le registre de l'investigation
psychanalytique, sans jamais sonder la concrétude de l'analyse
sociologique du social. Ceci gauchit toujours les interprétations
qui, partant du psychisme, découvrent toujours le psychique
sans finalement pouvoir évaluer la spécificité des rapports
sociaux, comme exigence par contrecoup de travail (au sens
de travail psychique cette fois, Arbeit) pour la pulsion en quête
de l'objet-sujet.
Ces trois caractéristiques font de la construction sociale
un processus essentiellement défensif, narcissique et pré-sub-
jectif. L'identité proposée par la construction sociale est une
« fausse identité». C'est plutôt un uniforme, c'est-à-dire une
formation psychique d'enveloppe en forme de mot d'ordre,
assez peu singularisée d'un individu à l'autre. Néanmoins la
construction sociale confère une certaine sécurité dans le champ
des rapports sociaux. Ce qui est énorme, si l'on pense que
l'inconnu, le social, fonctionnent dans l'imaginaire de l'ado-
lescent du côté de l'angoisse, de la persécution et de la peur.
La construction sociale aboutit dans le meilleur des cas à faire
reconnaître un statut, une position sociale, par les autres.
Certes le processus défensif ne suffit-il pas à la structuration
du sujet, dans sa singularité. Du moins, permet-il de faire
respecter et reconnaitre un individu, au sens exact défini en
sciences sociales, notamment dans les travaux d'anthropologie
historique cités plus haut.
L'identité, acquise par les jeux identificatoires se situe
exactement au pôle opposé de l'individualisation dans la
mesure où 1'identité, ce n'est jamais une relation de similitude
avec les autres, et encore moins avec un groupe. Si l'identi-
fication se cultive à partir des similitudes et des ressemblances
29. Jacque E., Social systems as a defence against persecutory and depressive
anxiety, New directions in psycltoano.lysis, London, Ta\'istock Publ., 1955, 478w498.
ENTRE SEXUALITÉ ET SOCIÉTÉ 113
avec un autre c'est pour parvenir en fin de compte à une
identité, c'est-à-dire justement à la différence par rapport aux
autres, par rapport à tous les autres, c'est-à-dire pour accéder
à la singularité unique (notons qu'il existe cependant des
groupes de travail dans lesquels l'identité peut être reconnue
voire cultivée par ses membres. Ces groupes sont rares dans
notre société et n'ont rien à voir avec les groupes défensifs
ou les collectifs de défense. Ce sont au contraire des « collectifs
de règle» bien typologisés, et radicalement différents de la
plupart des groupes sociaux qui n'ont pas de règles mais des
rites et qui de ce fait échappent dans une large mesure aux
principes d'équité et d'éthique. « Les collectifs de règle» sem-
blent étroitement associés à une activité de type « œuvre »,
et non de type « travail » dans la terminologie stricte de
H. Arendt, qui trouve ici une bonne illustration clinique 30).
Le problème posé par l'individualisation est sa bivalence ;
car assurément elle ne peut être considérée comme une forme
pathologique au plan mental. L'individualisation semble en
effet être un processus convoquant le social, étape essentielle,
voire nécessaire pour pouvoir sortir de l'adolescence. Mais elle
ne suffit pas en soi au regard de la construction psychique
du sujet. Les choses se gâtent au registre de la conquête de
l'identité lorsque le processus s'arrête à l'individualisation ou
se stabilise à ce niveau. Le risque est bien, alors, celui de
l'installation dans une normopathie, au détriment de l'identité
et de la subversion libidinale des rapports sociaux qui devraient
lui succéder sinon l'accompagner.
Je proposerais donc ainsi d'utiliser en psychopathologie le
terme d'individualisation pour signaler les spécificités d'un
processus qui conduit à la construction sociale d'un individu
et non d'un sujet. Quant à la subversion libidinale des rapports
sociaux, elle s'étayerait justement à cette grande fonction qu'est
la construction sociale de l'individu.
Si cette relation d'étayage est possible dans le meilleur
des cas, il faut tout de même insister sur le fait que le procès
d'individualisation, en faisant craindre à certains sujets le
risque de devenir normopathes, conduit ces derniers à une
posture d'opposition radicale à tout ce qui est alors éprouvé
comme menace d'endoctrinement ou de laminage de la sin-
gularité par les institutions (écoles, collèges, entreprises, etc.).
30. Cru D., Les règles du métier, in DeJours C. (sous la direction de), Plaisir et
souffrance dan.s le travail, I. I, Editions de 1 AOCIP, 1987, 29w54.
 114 CHRISTOPHE DEJOURS
A cet égard vis-à-vis de la virilité normopathique, le service
militaire est un test absolu pour les adolescents. Ceux qui ne
peuvent le supporter sont ceux qui se sentent trop fragiles
vis-à-vis de l'identité qu'ils tentent de construire et qui se
sentiraient broyés par la construction sociale de la virilité
dans sa forme militaire. Ceux qui au contraire, s'y engagent
dans la joie et la frénésie, ont généralement une identité tout
aussi fragile que les précédents. Mais ils font le choix de la
fausse identité en endossant l'uniforme de la virilité. Ils en
sortiront normopathes virils, mais leur identité sexuelle sera
toujours aussi ténue, tandis que l'accès au masculin, et à la
rencontre érotique, leur sera plus durablement fermé.
Restent les autres, qui y vont comme ils peuvent, et tentent
de jouer - dans cette situation particulièrement caricaturale
de l'exploitation sociale de l'idéologie défensive de métier
centrée par la virilité - et tentent de jouer, donc, une partie
singulièrement délicate qui en cas de succès représente peut-
être une première victoire dans le registre de l'identité contre
la tentation du clivage normopathique.
Reste à reprendre plus spécifiquement la question de
l'identité sexuelle et du masculin dans leurs rapports avec le
procès social d'individualisation. Qu'est-ce que le masculin
sinon l'édification singularisée d'un rapport de dérision et de
subversion par rapport aux schèmes de conduite et de penser,
voire d'habitus issus de l'individualisation, et par rapport aux
avantages sociaux et matériels qu'ils offrent en contrepartie?
L'individualisation répond spécifiquement au nécessaire, à l'uti-
litaire, au besoin (dans le champ social) tout autant que la
maturation biologique répond, de son côté, spécifiquement aux
besoins et à l'autoconservation. Vis-à-vis du désir et du sujet
du désir, les rapports sociaux de travail sont dans une position
exactement symétrique par rapport à l'économie biologique.
C'est dans cet entre-deux que le sujet peut tenter de se frayer
un chemin original, celui de l'identité, le masculin se construi-
sant précisément à partir de la virilité sociale, par une opération
de subversion exactement homologue de l'étayage de la pulsion
sur la fonction biologique.
Est-il possible, pour prendre la question à l'envers, d'ac-
céder au masculin en échappant totalement au procès social
d'individualisation ? Ma réponse sur ce point serait assez
réservée. S'efforcer d'échapper à la construction sociale et aux
stéréotypes qu'elle propose n'implique nullement que les rap-
ports sociaux se laissent contourner sans continuer de tendre
et de retendre des pièges. Ainsi en raidissant sa position de
ENTRE SEXUALITÉ ET SOCIÉTÉ 115
marginalité volontaire par rapport aux sollicitations sociétales,
l'adulte refuse-t-il, de facto, de franchir ce qui a été défini en
introduction comme l'étape terminale de l'adolescence. On ne
s'étonnera pas que cet adulte donne l'impression dans ce
contexte, de rester, mentalement, un éternel adolescent.
Pour être un peu moins schématique en même temps que
général, ce parcours aurait dû passer par une phase plus
analytique faisant ressortir davantage la dissymétrie radicale
de trajectoire chez l'adolescente par rapport à ce qu'elle est
chez l'adolescent. Elle aurait dû aussi faire plus amplement
percevoir les destins différents en fonction de la situation
sociale, et par voie de conséquence, professionnelle, des ado-
lescents considérés ; elle aurait dû enfin être beaucoup plus
typologisée en fonction des situations de travail envisagées,
parce que ces dernières jouent un rôle déterminant dans les
formes que prennent les idéologies défensives de métier et les
formes attenantes conférées à la virilité.
Le but de cette réflexion est surtout de montrer combien
les rapports sociaux de travail et de sexe jouent un rôle
essentiel dans l'habitus masculin. Et que pour construire cette
identité sexuelle, l'adolescent est forcé de se battre, aussi, avec
le déterminisme social de son comportement sexuel. Ce qui
n'est pas une mince affaire. Elle est pourtant en général sous-
estimée dans l'approche psychanalytique contemporaine.
S. Freud faisait référence à la biologie, pas aux sciences sociales.
Mais celles-ci n'avaient pas du tout le développement qu'on
leur connaît actuellement. On ne peut assurément pas se
contenter aujourd'hui, dirais-je, d'affirmer que l'homme est un
être social. Dès lors que l'on avance une telle hypothèse, il
faudrait en gérer les conséquences, tant sur le plan empirique
que théorique, et il faudrait alors évaluer ce que le terme
social implique par rapport au déterminisme de la construction
sociale des conduites.
Si toutefois, nous n'abandonnons pas la perspective du
déterminisme biologique, alors nous aboutissons à la conclusion
que l'adolescent est dans une situation bien scabreuse. A peine
se trouve-t-il bouleversé par les mutations biologiques qui lui
donnent corps d'adulte, à peine cherche-t-il à dégager sa
singularité dans Je jeu complexe de l'étayage et de la subversion
libidinale pour s'affranchir de ses rythmes endocrinométabo-
 116 CHRISTOPHE DEJOURS

liques d'adulte, que le voilà projeté de l'autre côté, face à Jacques Gagey
l'énorme machinerie des rapports sociaux. Là aussi il va lui
falloir de !'habilité pour subvertir, et pour jouer avec les
rapports sociaux de façon à se décoller de ce que la société
tente de faire de lui.
Certes, on pourra considérer que ce double défi n'est pas
l'exclusivité de l'adolescence. Pour ma part, je n'en suis pas
si sûr. Je crois que jusque-là, l'enfant a surtout à faire dans
le commerce érotique avec ses parents, à la question de la
construction de son corps érotique. Pour ce qui est du social,
il n'a guère de marge de manœuvre dans cette phase de son
existence. Tout passe par ses parents. En revanche, à l'ado-
lescence, il va avoir à rencontrer avec son corps tout neuf des
rapports sociaux. Il a alors des choix essentiels à effectuer NOSTALGIE DU PÈRE, SENTIMENTS RELIGIEUX
sans que ses parents, cette fois, puissent l'accompagner d'aussi ET PRATIQUES RITUELLES*
près que précédemment. Si tant est que le chemin le plus
facile soit celui de la normopathie (au détriment toutefois de
l'aventure érotique et de la sexualité au sens psychanalytique
du terme), on peut considérer, au terme de ce parcours, que Adolescence, le terme peut s'utiliser comme un index
les crises et les échecs de l'adolescence sont non seulement chronologique qui dispense d'avoir à préciser l'âge d'un sujet.
inévitables, pour tous ceux qui refusent le destin normopa- Il peut s'entendre comme une notion qui recouvre un ensemble
thique, mais qu'ils constituent en fait des temps d'arrêt salu- de changements phénoménologiquement repérables pendant
taires pour réfléchir, élaborer et choisir son chemin. Ainsi la une période temporelle plus ou moins circonscrite de l'onto-
psychopathologie des affections de l'adolescence, qu'il s'agisse genèse. Il peut se comprendre enfin, conceptuellement, comme
des crises psychotiques, névrotiques, caractérielles ou soma- signifiant la logique de tel ou tel <lesdits changements.
tiques, sont-elles peut-être à considérer avant tout comme les Selon cette troisième acception, le concept psychanalytique
symptômes positifs d'une lutte pour l'identité sexuelle et le d'adolescence institue comme objet de pensée un travail psy-
développement de l'économie érotique, plutôt que comme des chique précis, auquel chacun est confronté au décours de la
échecs regrettables, vis-à-vis desquels on serait supposé adopter psychogenèse, celui de la déconstruction des imagos parentales
une attitude de résignation ou au contraire d'activisme thé- et du réaménagement libidinal subséquent, sans égard à l'âge
rapeutique. de référence, ni à la durée de cette élaboration, ni à la qualité
Pour conclure je me risquerai à dire que l'étendue des de son aboutissement, sans prendre parti sur les interfaces,
défis et des pièges placés sur le chemin de l'adolescence est pourtant bien réelles, de ce mouvement avec celui de la puberté
telle, qu'il y a peu de chances qu'il puisse résoudre à cette physiologique et celui de la puberté socio-pédagogique.
phase la question de son accès au masculin. Si l'adolescence Ce concept, que nous faisons nôtre ici, sans en interroger,
est avant tout c0nsacrée à la recherche de l'identité et à sa du moins pour l'heure, ni la pertinence ni les limites de
sauvegarde, le masculin serait surtout un rendez-vous qui validité, renvoie bien évidemment à la problématique pater-
resterait à prendre pour la maturité. nelle, telle que l'intuition en concourt de façon majeure à
l'instauration du raisonner psychanalytique. Il en pointe la
CHRISTOPHE DEJOL'RS
CE.NTJlE HosPrIAllER GÉ1'ÉRAL D'ORSAY (91)

* Communication prononcée le 17 janvier 1987 au cours de la journée scientifique

organisée par Philippe Gutton et l'Unité de Recherche sur l'AdoJescence, sur le thème:
• Y a-t-il une question particulière du père à l'adolescence? » (Université Paris VII).

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