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d'Histoire littéraire de la France
Martial Poirson1
1. Université Paris 8. Équipe d’accueil « Scènes du monde, création, savoirs critiques ».
2. Éric Méchoulan, La Crise du discours économique. Travail immatériel et émancipation,
Québec, Éditions Nota Bene, 2011.
RHLF, 2017, no 2, p. 417-431
RETOURNEMENT AXIOLOGIQUE
INJONCTIONS CONTRADICTOIRES
par la création8 ; mais elle peut tout aussi bien en subvertir les mécanismes
de fonctionnement et d’appréciation. Dans un paradoxe qui n’est qu’apparent,
c’est précisément au moment où la précarisation des professions artistiques
entraîne le risque d’une nouvelle forme d’aliénation du travail créateur9 que
l’économie du spectacle vivant, de secteur atypique, voire « archaïque » de
l’activité marchande, est soudain présenté au sein de la théorie économique
comme la nouvelle avant-garde possible d ’un capitalisme cognitif 10.
Or, après le rapt de la « critique artiste » par les techniques de management,
après la remise en cause du statut d’artiste, à la faveur de la réorientation
des politiques culturelles, le théâtre est mis en demeure d’exprimer la crise,
mais pas toujours pour la refermer dans l’habituelle et lénifiante clôture de sa
structure énonciative. Face à une telle injonction contradictoire, dramaturges
et hommes de théâtre sont mis en demeure de penser l’économie avec les
moyens artistiques propres de leurs dispositifs esthético-idéologiques, cepen-
dant que les « impensés d’une économie » qui procède à la « normalisation
de l’exceptionnel » mobilisent les intellectuels de différents horizons11 et que
certains économistes se piquent de recourir au théâtre comme dispositif heu-
ristique, voire herméneutique, à l’instar de Frédéric Lordon. Avec sa « comédie
sérieuse sur la crise financière », cet économiste hétérodoxe et « atterré » a pour
objectif déclaré de « surréaliser la crise ». Autrement dit, il a pour ambition
de prendre à revers les stratégies d’euphémisation ou de dénégation de ses
conséquences socio-politiques :
Il ne faut pas seulement dire la crise capitaliste, il faut la monter, ou bien la faire
entendre. […] Le théâtre de la crise sur-réalise la crise, impérieuse nécessité politique
quand toutes les distensions temporelles du monde social tendent à la sous-réaliser,
et tous les efforts du discours dominant à la déréaliser12.
Plus largement, c’est à travers une écriture innervée par l’expérience concrète
et immédiate du plateau que s’exprime un théâtre de l’argent d ’un genre nou-
veau, soucieux de rendre sensible l’« anthropologie théâtrale du spéculateur »
en convoquant la finance sur les planches13. Au-delà des effets de contexte ou
d’opportunité, ce théâtre de crise révèle implicitement la vérité première de
toute « séance théâtrale » où on achète, pour un temps et dans un lieu donné, la
voix, le geste et même le corps en mouvement de l’acteur : système de créance
librement consentie et de transaction fondée sur la rémunération d’un échange
8. Yves Citton (dir.), L’Économie de l’attention, nouvel horizon du capitalisme ? Paris, La
Découverte, 2014.
9. Pierre-Michel Menger, Portrait de l’artiste en travailleur : métamorphoses du capitalisme,
Paris, Seuil, « La République des idées », 2003 et Le Travail créateur : s’accomplir dans l’incertain,
Paris, Gallimard-Seuil-EHESS, 2009.
10. Isabelle Barbéris et M. Poirson, Économie du spectacle vivant, Paris, Puf, 2013.
11. Esprit, no 361, janvier 2010 : « Les Impensés de l’économie ».
12. Frédéric Lordon, D’un Retournement l’autre, comédie sérieuse sur la crise financière en
quatre actes, et en alexandrins, Paris, Seuil, 2011, Post-scriptum, p. 132-133.
13. Esprit, no 385, juin 2012 : « La crise, comment la raconter ? », p. 79.
HOMOLOGIE STRUCTURELLE
15. Martial Poirson, Spectacle et économie à l’âge classique, Paris, Classiques Garnier, 2011.
16. Florence Fix et Marie-Ange Fougère (dir.), L’Argent et le rire de Balzac à Mirabeau, Presses
universitaires de Rennes, 2012.
DRAMATURGIE ACTIVE
17. David Lescot, « La Finance sur les planches », Esprit, no 385, juin 2012, p. 74.
18. Michel Vinaver, Bettancourt Boulevard ou une histoire de France, op. cit., Avant-propos.
19. David Lescot, Note d ’intention de mise en scène pour L’Homme en faillite.
20. Emmanuelle Pireyre, Laissez-nous juste le temps de vous détruire, manuscrit c ommuniqué
par l’auteur.
Cette pièce est pour moi une façon de parler et de mettre en scène les idéologies
qui orientent et sous-tendent les agissements humains aujourd’hui. Une façon de
montrer comment l’activité du commerce – vendre, acheter –, activité au cœur même
de nos sociétés, influence notre manière de nous penser nous-mêmes, notre façon
de concevoir ce qu’est un être humain, et nos relations. Je veux montrer comment la
logique du commerce génère du trouble et de la confusion dans nos esprits, désagrège
notre relation à autrui et toute possibilité de confiance dans les autres21.
21. Joël Pommerat, Note d’intention de mise en scène pour La Grande et Fabuleuse Histoire
du commerce.
22. Id., La Grande et Fabuleuse Histoire du c ommerce, Arles, Actes Sud-Papiers, 2012, Scène 1, p. 6.
23. Bérénice Hamidi-Kim et Armelle Talbot (dir.), « L’usine en pièces, du travail ouvrier au
travail théâtral », Théâtre/Public no 196, juin 2010 ; Mouvement no 51, avril-juin 2009 : « Le travail,
quelles valeurs ? ».
POSTURE POLITIQUE
Car c ’est bien de visibilité q u’il est question au sein d’un répertoire soucieux
d ’exhiber les populations reléguées dans les marges refoulées de la représenta-
tion politique, mettant au premier plan le lien entre démocratie et marché. Le
théâtre de crise propose en définitive de remédier à la « mal-représentation »,
non seulement en contribuant activement à l’instauration d’une « démocratie
narrative31 », mais encore en confrontant deux modalités concurrentes de
représentation au sein de l’espace public : le « régime de visibilité » (visibility)
caractéristique du capitalisme-artiste, fondé sur la mise en place de dispositifs
d’exhibition32 marchande et d’aliénation de la représentation, est ainsi mis
en tension avec le « régime de visualité » (visuality)33 caractéristique d’une
posture critique visant à faire émerger des minorité subalternes maintenues
en périphérie du champ de la représentation politique. C’est le cas des « figu-
rants du monde » de Permafrost de Manuel Pereira, pièce c onsacrée à la « vie
gelée » ou « figée » des ouvriers et ouvrières d’une usine, autrement dit à la
réification industrielle, au prix d’une dissociation entre les corps et les voix
des comédiens : « Sur scène les acteurs peuvent vivre indépendamment de la
voix qui les dit. Autour de L’homme et de La femme gravite tout un peuple.
31. Pierre Rosanvallon, Le Parlement des invisibles. Raconter la vie, Paris, Seuil, 2014, resp.
p. 14 et 26.
32. Des biens, mais aussi des personnes, comme dans les reality shows, lointains héritiers des
« zoos humains » et de leurs ethnic shows.
33. Andrea Mubi Brighenti, Visibility in Social Theory and Social Research, Basingstoke,
Palgrave, McMillan, 2010.
Toutes ces figures peuvent évoluer, agir, parler naturellement entre elles, sans
qu’on entende toujours distinctement ce q u’elles disent34 ».
Tel est l’objectif d’une pièce comme Les Invisibles de Claudine Galea, où une
famille victime de la crise industrielle se lance dans la distribution de prospectus
publicitaires : mère retraitée, père ancien ouvrier « au dos de verre » cassé par
le travail répétitif à la chaîne, fille secrétaire et fils mécanicien automobile en
quête d’emploi sont ainsi réunis et fondus en une même entité chorale par une
activité de tractage publicitaire qui les rend à la fois omniprésents et inexistants
au regard social. La solidarité familiale n’est pas un rempart à l’exclusion ;
elle est une façon de mutualiser les handicaps, de c onjuguer les solitudes et
de cumuler les impuissances : « On fait tout ensemble / Tout ce qui est bon
marché / Si on était pas ensemble on y arriverait pas / On est les doigts d ’une
seule main / Tous les quatre ensemble soudés / On s’en sort pas35. » La méta-
phore organique des doigts de la main, centrale dans la philosophie politique
holiste, devient dès lors le symbole de la désaffiliation et du déclassement d’un
corps ouvrier mutilé, mis au rebut à la faveur de la transition postindustrielle.
Tel est également l ’enjeu d’une pièce c onsacrée aux oubliés de l’histoire
de la reconstruction de l’industrie française de l’après-guerre c omme
Les Invisibles de Nasser Djemaï : elle retrace la « tragédie des chibanis », ces
travailleurs pauvres retraités issus de l ’immigration économique nord-africaine
dont le quotidien a été l’usine, le foyer Sonacotra et le célibat géographique.
Triplement reniés, en tant qu’ouvriers, immigrés et retraités, ce sont les
spectres des ratés du modèle d ’intégration républicain ; stigmatisés, ils sont
l’émanation de la conscience honteuse d ’une France oublieuse de ceux qui lui
ont permis de se redresser et ont en retour été maintenus dans l’exclusion :
« La France est devenue leur pays, ils y ont apporté leurs rêves, mais ils
sont devenus des fantômes. Ils ont asphalté les routes, construit les HLM,
sorti des quantités de pièces détachées des chaînes et des machines-outils ».
Réduits à une pure et simple fonction d’offre de travail, ces immigrés sont
génériques, substituables et à proprement parler « sans histoire », tout droit
sortis d’une équation mathématique : « Mais dans l’inconscient collectif ces
travailleurs étrangers sont immortels, parce que c ontinuellement interchan-
geables. Ils ne sont pas nés, ils ne sont pas élevés, ils ne vieillissent pas, ils
ont une fonction unique : TRAVAILLER ». Rendus inaptes au travail, ils sont
relégués dans les limbes de la conscience collective, autrement dit l’angle
mort de l’espace social : « Jetés par-dessus bord, en même temps que la
classe ouvrière et la lutte qui allait avec. Leur pouvoir d’achat étant nul, ils
sont devenus invisibles36 ».
34. Manuel Pereira, Permafrost, Montpellier, Espaces 34, 2010, p. 8, didascalie liminaire.
35. Claudine Galea, Les Invisibles, Montpellier, Espaces 34, 2012, Première année, Les Quatre,
p. 13-14.
36. Nasser Djemaï, Les Invisibles, Arles, Actes Sud-Papiers, 2011, Avant-propos, p. 5-7.
L’enjeu est par c onséquent, par ce répertoire qui fait le pari de puiser le
remède dans le mal en jouant du simulacre théâtral pour dénoncer l ’exhibition
marchande, tout en renouant avec une véritable visibilité politique, d’engendrer
un état d’incomplétude chez le lecteur ou le spectateur :
Je vise quelque chose derrière l’action, les mots, la situation. Quelque chose qu’on
ne doit pas pouvoir désigner simplement, quelque chose qui doit apparaître, quelque
chose qui doit s’immiscer, se glisser entre les lignes des gestes et des phrases pronon-
cées comme une réalité fantôme bien plus présente, bien plus forte sous une forme
que si elle était désignée par le texte ou par le jeu des interprètes, par leur intentions
affirmées, soulignées. Une réalité fantôme comme ces membres fantômes qui ont été
amputés et dont la présence continue à se faire ressentir39.
37. Oskar Negt, L’Espace public oppositionnel, Paris, Payot, 2007 ; Multitudes, no 39, 2009/4.
38. James C. Scott, La Domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne,
Paris, Éditions Amsterdam, 2008, notamment p. 19, 32-33.
39. Joël Pommerat, Théâtres en présence, Arles, Actes Sud-Papiers, 2007, p. 27.
40. Christophe Tarkos, L’Argent, dans Écrits poétiques, Paris, Éditions P.O.L., 2012, p. 263.