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ÉCONOMIE ET ÉCRITURES DRAMATIQUES CONTEMPORAINES

Author(s): Martial Poirson


Source: Revue d'Histoire littéraire de la France , 117e Année, No. 2 (AVRIL-JUIN 2017), pp.
417-432
Published by: Classiques Garnier
Stable URL: https://www.jstor.org/stable/10.2307/26368817

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ÉCONOMIE ET ÉCRITURES DRAMATIQUES
­CONTEMPORAINES

Martial Poirson1

Longtemps ­considéré ­comme somptuaire par excellence, en vertu des affi-


nités électives entre le théâtre et le Prince, le spectacle vivant est ­aujourd’hui
touché de plein fouet, non seulement par la crise économique du secteur, mais
encore par le repli ­d’une politique ­culturelle qui n ­ ’a plus les moyens de ses
ambitions. Partiellement affranchi de la tutelle séculaire des pouvoirs publics,
le théâtre y gagne, dans un paradoxe qui n­ ’est ­qu’apparent, la liberté nouvelle
de se réinventer selon ­d’autres modalités. Laboratoire ­d’expérimentation de
la crise, du fait de ­l’épuisement présumé de ses modes de financement et de
­l’offensive libérale qui le prend pour cible, il en est également un observatoire
privilégié, en prise directe avec la dégradation des c­ onditions du travail artis-
tique, l­ ’éclatement de la bulle spéculative ou l­ ’émergence des nouveaux exclus
de la transition post-industrielle… Pour autant, cette situation ­d’exhibition,
sinon de c­ ondamnation de nouvelles formes d­ ’aliénation n­ ’inspire pas de façon
prédominante un théâtre vériste ou réaliste : ­c’est au ­contraire par le recours
aux procédés de symbolisation que ­s’exprime un regard distancié sur le monde
socio-économique, jouant sur les ressorts de l­ ’épique, du chœur ou d­ ’une voix
didascalique extérieure à la fable. Ce théâtre exploite pleinement la « crise
­d’un discours économique2 » en tension entre les exigences ­contradictoires
de la modélisation et du pragmatisme : ses ­conséquences sont ­d’autant plus
dommageables ­qu’elles sont présentées c­ omme des nécessités incontournables
imposées par les circonstances.
Il est tout sauf fortuit que Michel Vinaver, acteur de premier plan du
monde de ­l’entreprise, et de ce fait l­ ’un des dramaturges les plus sensibles aux

1.  Université Paris 8. Équipe ­d’accueil « Scènes du monde, création, savoirs critiques ».
2.  Éric Méchoulan, La Crise du discours économique. Travail immatériel et émancipation,
Québec, Éditions Nota Bene, 2011.
RHLF, 2017, no 2, p. 417-431

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mécanismes économiques, intitule sa dernière pièce Bettencourt Boulevard


ou Une Histoire de France (2014). Il affirme : « ­j’ai été sous le charme de
cette affaire » et « ­j’ai travaillé dans ­l’enchantement 3 ». En dépit de son
titre idiosyncratique et de son ancrage référentiel identifiable, ­c’est sur le
mode de la fabulation ­qu’est ­conçue cette transposition scénique d ­ ’un des
plus célèbres scandales politico-financiers : « le ­comique affleure, mais tout
autant le tragique, dans la chaîne d ­ ’épisodes de cette saga toujours passion-
nante4 ». Ce type ­d’extrapolation théâtrale, fruit ­d’une relation métaphorique
à ­l’économie, est également flagrante chez ­l’auteur et metteur en scène Joël
Pommerat, dont l­ ’œuvre est traversée par les questions économiques, depuis
Au monde dès 2004, où « pour la première fois le politique et ­l’économique
font intrusion » dans la sphère intime, ­jusqu’à La Grande et Fabuleuse
Histoire du c­ ommerce en 2012, en passant par Les Marchands (2006), Je
Tremble (2007-2008), Cercles/Fictions (2010) ou Ma Chambre froide (2011).
Selon le fondateur de la c­ ompagnie Louis Brouillard, l­’omniprésence de
­l’économie dans la vie tant publique que privée doit être pleinement assumée
par l­’écriture scénique :
Je pense que ­l’économie est rentrée dans la vie de ­l’homme de la rue. Il est très
évident ­qu’­aujourd’hui pour décrypter la réalité humaine il faut inclure cette réalité-là.
Chez tout le monde il y a cette ­conscience, et ­c’est une modification de soi et du monde
qui est à ­l’œuvre depuis une quinzaine ­d’années. […] Le mot « social », a priori, ne
­m’intéressait pas tellement, guère plus que le mot « politique ». ­L’économie ­m’avait
passionné à un moment donné mais bon, ­j’avais laissé tombé. Puis je me suis rendu
­compte que, si je voulais parler de ­l’intime, il me fallait reconsidérer autrement ces
dimensions-là5.

La ­conscience de la dimension matricielle de ­l’économie ­s’accompagne, chez


ce dramaturge ­comme chez beaucoup ­d’autres, du refus de la portée socio-po-
litique de sa proposition artistique, corollaire de la revendication ­d’une forme
de sublimation esthétique. Elle ­n’est peut-être jamais aussi sensible que dans
le théâtre en temps de crise qui façonne les écritures dramatiques depuis
les années 2000. Ce déni de toute dimension idéologique de ­l’écriture est le
symptôme de ­l’ambivalence ­d’un théâtre ­contemporain où la posture critique
refuse de se déclarer en tant que telle et ­s’articule à une politique du spectateur,
placé en situation de souverain juge en dernier ressort de la représentation
soumise à son appréciation.

3.  Michel Vinaver, « ­L’affaire Bettencourt est un crash », Le Monde, 3/09/2014.


4.  Id., Bettencourt Boulevard ou une histoire de France, Paris, L ­ ’Arche, 2014, Note liminaire,
sans pagination.
5.  Joël Pommerat, « Je pense que ­l’économie est rentrée dans la vie de ­l’homme de la rue », UBU,
scènes ­d’Europe, no 54/55 : « Théâtre et argent », 2e semestre 2013, p. 79.

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RETOURNEMENT AXIOLOGIQUE

Propice à ­l’émergence de nouvelles postures politiques, ce théâtre en crise


est également indéniablement un théâtre de crise, soucieux ­d’articuler une
séquence artistique à la séquence historique qui ­l’engendre, au prix ­d’une
déconstruction de ses propres dispositifs esthétiques et idéologiques. Résolument
méta-théâtral et autoréférentiel, il montre en outre ­qu’un théâtre de crise ne
peut faire ­l’économie ­d’une crise du théâtre, dans la mesure où les modes
de production, de diffusion et de réception interagissent avec les régimes de
représentation. Se démarquant ­d’écritures militantes dont il est cependant for-
tement inspiré (Fo, Koltès, Lagarce, Jouet, Novarina), mais surtout du modèle
brechtien, un vaste répertoire dramatique se saisit de la crise pour prolonger
­l’affrontement symbolique par d­ ’autres moyens, cherchant à expérimenter la
forme adéquate ­d’une dramaturgie économique plus ambitieuse que la simple
dramatisation de ­l’économie.
Après avoir abondamment puisé dans le théâtre de répertoire des réponses
à des questions que les dramaturges ­contemporains − français tout au moins −
semblaient ne pas se résoudre à poser, on assiste depuis une quinzaine ­d’années,
à la faveur de la crise mondiale, à un curieux retournement axiologique :
les nouvelles écritures scéniques se font, parfois ­jusqu’à ­l’obsession, une
spécialité de ce théâtre en temps de crise, au moment où certains écono-
mistes hétérodoxes eux-mêmes se plaisent à adopter sciemment la forme
théâtrale pour poursuivre un ­combat qui, sur un plan strictement théorique,
ne semblait pas avoir l­’impact escompté sur l­’opinion : se saisissant des
faits saillants de l­’actualité, ce théâtre renoue avec les formes obliques de
­l’écriture dramatique pour mieux les interroger et adopte des postures esthé-
tisantes afin ­d’en révéler la dimension aporétique. Les dramaturges rendent
perceptible, au moyen de la métaphore, de la parabole, du mythe, de la fable
ou de la féérie, un processus ­d’allégorisation de ­l’économie. Ils éclairent par
­conséquent d­ ’un jour insolite les fondements occultes, l­’imaginaire refoulé
et ­l’inconscient ­culturel enfoui ­d’une économie politique souvent oublieuse
de ses origines philosophiques et anthropologiques, voire de sa dimension
intrinsèquement fictionnelle.
Après les avoir renvoyés dos-à-dos pendant plusieurs siècles, on demande
au théâtre et à ­l’économie de faire bon ménage, voire ­d’avoir destin lié :
de même que le spectacle vivant est ­aujourd’hui fréquemment ­considéré
­comme le champ de manœuvre des expérimentations de la nouvelle écono-
mie, le répertoire c­ ontemporain est souvent invoqué par les politiques et les
médias, dans un paradoxe apparent, ­comme une réponse possible à la crise
mondiale endémique qui frappe nos sociétés mondialisées, ou pour le moins
­comme une lecture éclairante, bien que rarement subversive, de la doctrine
économique. Le théâtre est érigé, tantôt en agent heuristique susceptible de
permettre de ­comprendre la ­complexité des mécanismes socio-économiques,

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tantôt en remède capable de réhumaniser le monde face à ­l’horreur écono-


mique annoncée.
Le relatif ­consensus sur la nature structurellement déficitaire de la produc-
tion de spectacles et sur la légitimité de son soutien ­comme « service public »,
sans ­considération de retour sur investissement, ­s’en trouve menacé, à la fois
par la dérive populiste et individualiste ­d’une économie du divertissement
récréatif et par la montée en puissance d­ ’un néo-libéralisme fasciné par les
mirages escomptés du capitalisme cognitif. ­C’est ainsi ­qu’émerge sur la
scène politique une nouvelle rhétorique présentant la ­culture ­comme « levier
de croissance », « facteur économique », « avantage ­comparatif » pour une
France dont ­l’hégémonie ­culturelle et le pouvoir ­d’influence sont affaiblis
par la mondialisation, alors que se généralise le modèle problématique des
« industries créatives » et du « capitalisme artiste » : longtemps relégué dans
les marges du marché, la ­culture devient dès lors le cœur même ­d’un système
marchand en mutation. Certaines déclarations officielles de ­l’institution sont
révélatrices de cette évolution, à ­l’instar du discours du président François
Hollande à ­l’occasion du ­festival ­d’Avignon le 15 juillet 2012, affirmant
que « pour la France, le Festival ­d’Avignon est un atout » et que « la ­culture,
­c’est aussi un investissement, c­ ’est ce qui permet de créer de nombreuses
activités, des emplois. Voilà pourquoi la ­culture fait partie de notre projet
de développement ! »…
Oscillant entre déclaration de principe et justification économique, la
doctrine politique en matière c­ ulturelle marque donc le pas, annonçant un
possible démantèlement de ­l’infrastructure de service public et fixant pour
horizon ­d’attente aux politiques ­culturelles leur intégration au développement
économique, en tant que facteur ­d’une croissance supposée soutenable, spé-
cialement en temps de crise.

INJONCTIONS ­CONTRADICTOIRES

Comment s­ ’étonner alors de voir émerger au sein de ce « capitalisme tardif6 »


la figure autoproclamée de ­l’entrepreneur-artiste7, soucieux de ­commercialiser
un « service ­culturel » singulier à haute valeur ajoutée, présenté ­comme un
produit c­ ommercial, une marque ou un label ? Une telle posture est d­ ’ailleurs
parfaitement ambivalente : elle peut prêter le flanc à ­l’offensive néo-libérale
visant à arraisonner la valeur artistique en la réinscrivant dans le circuit de la
production, voire à capter les bénéfices éventuels du capital attentionnel généré

6.  Fredric Jameson, Le Postmodernisme ou la logique ­culturelle du capitalisme tardif (1991),


Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris, 2011.
7.  Yann Toma, S. Jamet-Chavigny, L. Devèze (dir.), Artistes et entreprises, Besançon, D
­ ’Ailleurs,
2011 ; N. Hilaire, ­L’Artiste et ­l’entrepreneur, Paris, Cité du Design éditions, 2008.

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par la création8 ; mais elle peut tout aussi bien en subvertir les mécanismes
de fonctionnement et ­d’appréciation. Dans un paradoxe qui ­n’est ­qu’apparent,
­c’est précisément au moment où la précarisation des professions artistiques
entraîne le risque ­d’une nouvelle forme ­d’aliénation du travail créateur9 que
­l’économie du spectacle vivant, de secteur atypique, voire « archaïque » de
­l’activité marchande, est soudain présenté au sein de la théorie économique
­comme la nouvelle avant-garde possible d­ ’un capitalisme cognitif 10.
Or, après le rapt de la « critique artiste » par les techniques de management,
après la remise en cause du statut ­d’artiste, à la faveur de la réorientation
des politiques ­culturelles, le théâtre est mis en demeure ­d’exprimer la crise,
mais pas toujours pour la refermer dans ­l’habituelle et lénifiante clôture de sa
structure énonciative. Face à une telle injonction ­contradictoire, dramaturges
et hommes de théâtre sont mis en demeure de penser l­’économie avec les
moyens artistiques propres de leurs dispositifs esthético-idéologiques, cepen-
dant que les « impensés ­d’une économie » qui procède à la « normalisation
de ­l’exceptionnel » mobilisent les intellectuels de différents horizons11 et que
certains économistes se piquent de recourir au théâtre ­comme dispositif heu-
ristique, voire herméneutique, à ­l’instar de Frédéric Lordon. Avec sa « ­comédie
sérieuse sur la crise financière », cet économiste hétérodoxe et « atterré » a pour
objectif déclaré de « surréaliser la crise ». Autrement dit, il a pour ambition
de prendre à revers les stratégies ­d’euphémisation ou de dénégation de ses
­conséquences socio-politiques :
Il ne faut pas seulement dire la crise capitaliste, il faut la monter, ou bien la faire
entendre. […] Le théâtre de la crise sur-réalise la crise, impérieuse nécessité politique
quand toutes les distensions temporelles du monde social tendent à la sous-réaliser,
et tous les efforts du discours dominant à la déréaliser12.

Plus largement, ­c’est à travers une écriture innervée par ­l’expérience ­concrète
et immédiate du plateau que ­s’exprime un théâtre de ­l’argent d­ ’un genre nou-
veau, soucieux de rendre sensible ­l’« anthropologie théâtrale du spéculateur »
en ­convoquant la finance sur les planches13. Au-delà des effets de ­contexte ou
­d’opportunité, ce théâtre de crise révèle implicitement la vérité première de
toute « séance théâtrale » où on achète, pour un temps et dans un lieu donné, la
voix, le geste et même le corps en mouvement de ­l’acteur : système de créance
librement ­consentie et de transaction fondée sur la rémunération ­d’un échange

8.  Yves Citton (dir.), ­L’Économie de l­’attention, nouvel horizon du capitalisme ? Paris, La
Découverte, 2014.
9.  Pierre-Michel Menger, Portrait de l­’artiste en travailleur : métamorphoses du capitalisme,
Paris, Seuil, « La République des idées », 2003 et Le Travail créateur : ­s’accomplir dans ­l’incertain,
Paris, Gallimard-Seuil-EHESS, 2009.
10.  Isabelle Barbéris et M. Poirson, Économie du spectacle vivant, Paris, Puf, 2013.
11.  Esprit, no 361, janvier 2010 : « Les Impensés de ­l’économie ».
12.  Frédéric Lordon, ­D’un Retournement ­l’autre, ­comédie sérieuse sur la crise financière en
quatre actes, et en alexandrins, Paris, Seuil, 2011, Post-scriptum, p. 132-133.
13.  Esprit, no 385, juin 2012 : « La crise, ­comment la raconter ? », p. 79.

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symbolique, le théâtre apparaît c­ omme la forme adéquate ­d’une déconstruction


des mécanismes de la transaction économique. ­C’est ce que montre de façon
magistrale le « deal » à ­l’origine de la structure dramatique de Dans la solitude
des champs de coton de Koltès en 1985 ; ou dans un tout autre ordre d­ ’idées,
la transaction inspirant ­L’Échange de Claudel, dès 1894, puis de façon plus
sensible encore dans la seconde version de 1951. Le théâtre, ­lorsqu’il ­s’empare
de l­’économie pour la ­constituer en objet littéraire ou artistique, désigne par
là même ses propres modalités de fonctionnement économique, dans une
perspective non plus analogique mais structurellement homologique.

HOMOLOGIE STRUCTURELLE

Une nouvelle séquence théâtrale émerge depuis ­l’essoufflement du modèle


productiviste des « Trente Glorieuses » et ­l’entrée dans une crise qui paraît de
plus en plus structurelle, à plus forte raison depuis la crise des subprimes en
2008. Elle est marquée par ­l’essor sans précédent ­d’une écriture dramatique
­qu’on est en droit de qualifier de dramaturgie économique, plutôt que de dra-
maturgie de ­l’économie, tant ­s’y instaure une relation ­d’implication mutuelle
entre théâtre et économie : elle déborde toute utilisation topique de la crise
financière pour se ­constituer en fiction ­d’économie, révélant la dimension fic-
tionnelle de ­l’économie elle-même. ­L’enjeu ­n’est plus dès lors, par ­l’incarnation
− souvent mais pas toujours satirique − de grandes figures identifiées du négoce,
de ­l’industrie ou de la finance, de permettre au spectateur, à ­l’auditeur ou au
lecteur de se figurer de façon imagée un milieu dont ­l’une des caractéristiques
est précisément de chercher à demeurer caché, pas plus que de personnifier
des opérations spéculatives virtuelles et immatérielles, sur le modèle du dis-
cours politique du candidat à la présidence de la République en janvier 2012,
préoccupé de dévoiler son « véritable adversaire », dont « ­l’emprise est devenue
un empire » : « Il ­n’a pas de nom, pas de visage, pas de parti, il ne présentera
jamais sa candidature, il ne sera donc pas élu, et pourtant il gouverne. Cet
adversaire, c­ ’est le monde de la finance14 ».
­L’objectif de ce théâtre de crise ­consiste au ­contraire à ­confronter une
abstraction − celle de ­l’économie politique − à une autre − celle de la fiction
théâtrale −, au moyen ­d’un dispositif dramaturgique adapté. Ainsi, pour une
part non négligeable du répertoire actuel, rechercher la forme pertinente ­d’une
dramaturgie économique revient à expérimenter une certaine économie dra-
maturgique. Supplantant des questions qui traversent le théâtre moderne et
­contemporain, ­l’économie financiarisée revêt donc une valeur matricielle pour
le théâtre : elle focalise désormais une proportion importante de ­l’attention

14.  Discours du Bourget du 21  janvier 2012  : http://www.parti-socialiste.fr/articles/


retrouvez-le-discours-de-francois-hollande-au-bourget

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­ ontemporaines
économie et écritures dramatiques c 423

c­ onsacrée au ­conflit et à la violence du monde dont nous sommes rendus


témoins. Si une telle association entre art et argent ­n’est pas nouvelle, force
est de ­constater ­qu’elle atteint ­aujourd’hui, à la faveur des crises endémiques
qui secouent nos économies fragilisées, une intensité inégalée, susceptible de
remettre en question ­jusqu’aux modalités de fonctionnement dramaturgique. La
crise économique nourrit par ­conséquent la « crise du drame », au même titre
que la crise du drame offre à ­l’économie sa forme dramaturgique adéquate.
­C’est la raison pour laquelle cette dramaturgie économique prend davantage
­l’allure d­ ’une expérimentation poétique, voire mystique, par le truchement du
geste théâtral, du mouvement chorégraphique, de la structure chorale, propice
à ­l’émergence ­d’une voix didascalique, que ­d’une exploration heuristique,
pédagogique, didactique ou militante des stratégies à ­l’œuvre au sein de la
sphère marchande.
Le théâtre actuel renonce à une dramatisation de ­l’argent dont on reconnait
les prémices dans le théâtre de la fin du xviie siècle, puis du xviiie siècle, fort
de sa dramaturgie de ­l’échange et de ­l’intérêt, à la faveur de la montée en
puissance ­d’un individualisme possessif 15, mais également dans l­’exposition
des rapports de domination au sein du système de production industrielle
­d’un certain théâtre politique au xixe siècle16, fasciné par la spéculation. Il se
caractérise par une disjonction au cœur de notre monde ­contemporain : celle
du refus de donner le change. Elle se traduit, sur le plan dramaturgique, par
­l’exhibition des mécanismes grippés de la ­convention monétaire, des faillites
de la relation ­contractuelle au fondement de la croyance économique. Une
telle césure relève ­d’une stratégie ­d’exténuation de la fiction libérale reposant
sur une double logique : ­d’une part, un processus d­ ’exposition de ses propres
insuffisances, de son incapacité à tenir les promesses de son pacte ­d’illusion ;
­d’autre part, un dispositif de ­contamination de ses régimes de fictionalité, par
saturation du système de créance.
­C’est surtout depuis le début du xxie siècle que cette dramaturgie de la crise
économique se structure dans une poétique de ­l’écart ­commune à de nombreux
dramaturges, en dépit de la variété des postures affichées. Contrairement à ce
­qu’on pourrait penser, les dramaturgies de ­l’argent ­n’ont pas inspiré princi-
palement un théâtre objectiviste ou matérialiste, mais au c­ ontraire un théâtre
­d’affabulation, recourant au mythe ou au merveilleux pour rendre ­compte, par
la dimension symbolique et souvent rituelle, de la fonction anthropologique
de la « fiction économique » au sein de nos sociétés. Elles ­n’ont pas davantage
cantonné la dramatisation de ­l’économie aux formes les plus directement
militantes ­d’un théâtre de ­combat, mais nourri une dramaturgie puisant dans
les ressources de ­l’imaginaire les ressorts d ­ ’une politique de l­’affabulation

15.  Martial Poirson, Spectacle et économie à l­’âge classique, Paris, Classiques Garnier, 2011.
16.  Florence Fix et Marie-Ange Fougère (dir.), ­L’Argent et le rire de Balzac à Mirabeau, Presses
universitaires de Rennes, 2012.

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424 revue d’histoire littéraire de la france

inhérente à la fable théâtrale, mais présentée ­comme ­congruente à la « fable


économique ». ­C’est de façon fréquente par le détournement patrimonial du
répertoire et la réécriture ­d’œuvres canoniques de la littérature des siècles
passés ­qu’un nombre significatif de dramaturges se saisissent des faits saillants
de notre présent pour en offrir des mises en perspective poétiques. Nouvelles
dramaturgies et nouvelles écritures scéniques, selon des modalités distinctes du
théâtre de performance, interrogent avec force ­l’économie politique dominante,
sur un plan à la fois pratique et théorique, en la ­confrontant à ses ­contradictions
autant q­ u’à ses omissions.

DRAMATURGIE ACTIVE

La cartographie du théâtre de langue française depuis une quinzaine


d­ ’années, mais également de manuscrits reçus par les c­ omités de lecture de
théâtres et maisons ­d’édition, permet ­d’inventorier un ensemble de pièces
entretenant une relation privilégiée − bien que souvent indirecte ou médiane
− avec la crise. Ce répertoire offre une grille de lecture du sursaut néolibéral
de nos sociétés postmodernes, tout en portant à nouvel examen le redéploie-
ment d ­ ’un théâtre politique qui ­s’avoue rarement ­comme tel et revendique
un art c­ onsommé du détour, engageant la position du spectateur : il est une
parfaite illustration de la tendance ­d’un certain théâtre ­contemporain, cher-
chant à travers la médiation artistique le moyen de ­convoquer sur scène les
mécanismes d­ ’une activité et ­d’une pensée économiques c­ onsidérées ­comme
relevant de la production fictionnelle, même si ses partisans tentent, avec un
certain succès, ­d’en essentialiser la croyance sous-jacente au sein de la struc-
ture socio-économique.
Puisant volontiers dans les recettes éprouvées ­d’un théâtre de répertoire
rompu à la satire des mondes de ­l’argent ou ­d’une mythologie empreinte
­d’économie politique, les écritures c­ ontemporaines posent les bases d ­ ’une
dramaturgie économique désireuse de débusquer l­’inconscient ­culturel pré-
dominant au sein de la rhétorique économique de notre temps. En marge
­d’un théâtre documentaire ­convoquant la crise sur scène afin ­d’en exhiber
les rouages, ­d’en figurer les causalités et ­conséquences, ce théâtre de crise,
au moyen ­d’effets de surenchère ou au ­contraire ­d’euphémisation, ménage
un regard oblique sur les évènements, ­comparable à la stratégie de « Persée
avec la Gorgone », où « pour la vaincre, il faut passer par le biais du miroir, de
­l’indirect17 ». ­C’est ainsi que Michel Vinaver, ­lorsqu’il ­s’empare du scandale
politico-financier de ­l’« affaire Bettencourt », tout en se saisissant de personnages
identifiables qui apparaissent en leur nom propre, cherche dans « ­l’actualité
la plus brûlante » « les éternels ­composants des légendes et des mythes » : il

17.  David Lescot, « La Finance sur les planches », Esprit, no 385, juin 2012, p. 74.

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­ ontemporaines
économie et écritures dramatiques c 425

n­ ’hésite, ni à ­comparer « ­l’appareil de justice » ou « ­l’expertise médicale » au


deus ex machina du théâtre antique, ni à évaluer le présent à ­l’aune de « son
passé, ses racines dans ­l’histoire de France des cent dernières années », afin
de ­convoquer « ses prolongements où ­l’intime, le politique et ­l’économique se
mêlent indissolublement18 ». Plusieurs tendances rendent sensible un inconscient
­culturel de l­’économie généralement sublimé au sein des abstractions de la
modélisation statistique et de la théorisation. Elles relèvent ­d’enjeux dramatiques
distincts même ­s’ils doivent être ­compris en synergie les uns par rapport aux
autres. Parmi cette ­constellation, trois structures dramatiques prédominantes
se dessinent : dramaturgies du détour, du débord et du revers ­configurent les
dispositifs esthético-idéologiques de ce théâtre de crise.
La dramaturgie du détour use d ­ ’un dispositif de médiation symbolique
pour rendre sensible, par expansion métaphorique ou charge poétique, les
ressorts indissociablement dramaturgiques et économiques des mécanismes
marchands, envisagés selon un processus ­d’allégorisation visant à rendre
perceptible la relation de créance de ­l’illusion nominale, de la c­ onvention
monétaire ou du système ­contractuel. Tel est le cas dans ­L’Homme en faillite
(2007) de David Lescot : un Mandataire Liquidateur procède à la curée ­d’un
« homme rétréci », au sens propre ­comme au figuré, avec en ligne de mire la
matérialisation ­d’« une ­conscience philosophique aiguë du rapport entre ­l’être
et la propriété19 ». Le procédé dystopique et uchronique des tableaux c­ ontrastés
entre deux époques distinctes est une des formes privilégiées de ce type de
structure dramaturgique autorisant ­l’amplification métaphorique, ­comme dans
Laissez-nous juste le temps de vous détruire d­ ’Emmanuelle Pireyre, mis en
scène par Myriam Marzouki à la Maison de la Poésie en 2012 : la « parabole
du Propriétaire » à ­l’aire du « triomphe du barbecue » est ­l’occasion ­d’une évo-
cation crépusculaire de ­l’embourgeoisement des ménages de ­l’après-guerre,
prélude à ­l’apocalypse écologique annoncée, alors ­qu’« habiter est devenu un
boulot à plein temps » (Séquence 4, Tableau 1)20.
Dans le même ordre ­d’idées, ­c’est à partir de recherches sur les vendeurs
à domicile que Joël Pommerat évoque avec La Grande et Fabuleuse Histoire
du ­commerce (2012), à ­l’occasion un diptyque situé entre les années 1960 et
les années 2000, les destins singuliers de VRP, « tels des soldats un peu égarés
mais néanmoins ­convaincus et fidèles », mais également « citoyens ordinaires,
immergés dans ce monde de faux-semblants et de vraies valeurs détournées ».
Il ­convoque sur scène « la grande ­confusion de la fabuleuse histoire », façon
­d’interroger une société fiduciaire fondée sur la « ­confiance : un mot quoi a
perdu tout son sens ».

18.  Michel Vinaver, Bettancourt Boulevard ou une histoire de France, op. cit., Avant-propos.
19.  David Lescot, Note d­ ’intention de mise en scène pour ­L’Homme en faillite.
20.  Emmanuelle Pireyre, Laissez-nous juste le temps de vous détruire, manuscrit c­ ommuniqué
par ­l’auteur.

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426 revue d’histoire littéraire de la france

Cette pièce est pour moi une façon de parler et de mettre en scène les idéologies
qui orientent et sous-tendent les agissements humains ­aujourd’hui. Une façon de
montrer ­comment ­l’activité du ­commerce – vendre, acheter –, activité au cœur même
de nos sociétés, influence notre manière de nous penser nous-mêmes, notre façon
de ­concevoir ce ­qu’est un être humain, et nos relations. Je veux montrer ­comment la
logique du ­commerce génère du trouble et de la ­confusion dans nos esprits, désagrège
notre relation à autrui et toute possibilité de ­confiance dans les autres21.

Les discussions à bâtons rompus de collègues de travail font émerger, sous la


trivialité apparente des stratégies marketing et la feinte c­ onviction des méthodes
de vente, un ethos professionnel sans faille où les principes macroéconomiques
du système ­d’échanges prennent les atours ­d’une moderne Odyssée :
Les gens d ­ ’habitude en ont une mauvaise idée, de la vente et du c­ ommerce…
Alors que sans le c­ ommerce et la vente, il y a pas de vie… Tu sais ça ? […] Si y a
pas de vendeurs, et de bons vendeurs, les gens arrêtent ­d’acheter, si les gens arrêtent
­d’acheter les usines ferment, si les usines ferment il y a plus de salaires, et y a que du
chômage et de la misère22.

Autant la dramaturgie du détour adopte un point de vue incident sur


l­’économie, envisagée dans sa dimension systémique, voire éco-systémique,
autant ce que je qualifie de dramaturgie du débord opte pour une perspective
frontale et transitive : ­l’écriture se focalise sur les variables réelles de ­l’économie,
sur les rouages pervers de ­l’entreprise, sur les externalités de la production,
sur les méfaits écologiques, sociaux, moraux et esthétiques de l­’industrie, sur
la généralisation de la marchandise et son pouvoir de ­contamination, voire de
réification. Elle repose sur une stratégie ­d’exténuation du paradigme libéral
par effet de saturation et d­ ’explicitation de ses propres principes, en particulier
les excès de sa rationalité instrumentale. Elle adopte volontiers pour cadre le
cercle vicieux de l­’entreprise, de la fabrique ou de l­’usine et de leurs modes
­d’organisation de la production. Sous couvert de prendre pour sujet de prédi-
lection l­’organisation industrielle de production 23, ces pièces dénoncent les
nouvelles formes ­d’aliénation par le travail ou la c­ onsommation, de précarisation
voire de paupérisation dans l­ ’emploi ; elles pointent du doigt un nouvel âge des
inégalités aux procédés d­ ’exclusion du partage des richesses particulièrement
efficaces ; elles mettent en échec le cadre éthique de ­l’utilitarisme, à grand renfort
­d’évocations appuyées de catastrophes humanitaires aussi bien que de drames
intimes. Tel est le cas de ­L’Usine de Magnus Dahlström, ­construite autour du
dialogue entre les membres d­ ’une équipe ­d’ouvriers de la sidérurgie, dans le
local du sous-sol de ­l’usine, hanté par le souvenir de ­l’accident du collègue à
­l’origine de la restructuration : ­l’énoncé des impératifs de production (« Ne

21.  Joël Pommerat, Note ­d’intention de mise en scène pour La Grande et Fabuleuse Histoire
du ­commerce.
22.  Id., La Grande et Fabuleuse Histoire du c­ ommerce, Arles, Actes Sud-Papiers, 2012, Scène 1, p. 6.
23.  Bérénice Hamidi-Kim et Armelle Talbot (dir.), « ­L’usine en pièces, du travail ouvrier au
travail théâtral », Théâtre/Public no 196, juin 2010 ; Mouvement no 51, avril-juin 2009 : « Le travail,
quelles valeurs ? ».

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­ ontemporaines
économie et écritures dramatiques c 427

jamais tourner le dos à la machine, si ça se passe mal… Ne jamais tourner


le dos, si ça dérape… ») ­s’y superpose à ­l’instinct de survie, dans une usine
anthropophage devenue la personnification du travail aliéné : « La Mort dans les
doigts… Mais ce ­n’est pas moi qui suis là, ­c’est ­quelqu’un ­d’autre. ­Quelqu’un
qui petit à petit me chasse de mon propre corps, ­quelqu’un qui ­s’empare de
ma vie24… ». ­C’est également le cas de ­L’Entretien de Philippe Malone, où se
­confortent et se c­ onfrontent les paroles de trois femmes du secteur tertiaire aux
fonctions distinctes (la cheffe ­d’entreprise, la syndicaliste et sa fille qui passe
­l’entretien ­d’embauche), sur fond de chœur ­d’employées : la présentation de
la stratégie de carrière est ­l’occasion ­d’une interrogation sur la valeur travail
et à travers elle, la difficulté ­d’exister et de ­s’inscrire dans le collectif 25.
Par une stratégie inverse de la précédente, la dramaturgie du revers se
­concentre sur les variables nominales de ­l’économie pour nourrir la critique
des dérives de la croyance économique ou de la performativité de ses énoncés.
Elles cristallisent sur la spéculation et les valeurs virtuelles ou immatérielles
de ­l’économie l­’essentiel de la dénonciation des incidences de ­l’activité spé-
culative, des effets auto-réalisateurs de ses affabulations et de ­l’utilisation
abusive de ­l’art de raconter les histoires en régime de mythocratie. Ces pièces
mettent en scène ­l’économie des affects dont relèvent les nouvelles pratiques
de management et de marketing, qui usent et abusent des ressources du story-
telling pour « formater les esprits ». Joël Pommerat, dans Les Marchands, met
en scène une employé de ­l’usine Norscilor, corsetée, au sens propre ­comme
au figuré, dans son emploi aussi bien que dans sa vie. Le dramaturge ­s’en
prend à la valeur travail, « mythe déclinant de notre modernité », à travers une
machine théâtrale ­considérée ­comme un nouveau mode de production. Pour
ce faire, il use ­d’un théâtre épique reposant sur la ­contradiction permanente
entre le récit ­d’une voix off présentée ­comme authentique (« La voix que vous
entendez en ce moment, ­c’est ma voix ») et la pantomime muette et saccadée
de personnages crépusculaires qui n­ ’ont de cesse de la c­ ontredire, brisant ainsi
­l’unité apparente du récit, la cohérence imposée de la fiction.
Avec Le Système de Ponzi, ­consacré au célèbre escroc italo-américain de
la fin du xixe siècle, inspirateur de Bernard Madoff 26, David Lescot renoue
avec les origines du système financier, envisagé ­comme pacte de créance
généralisé où ­l’affabulation tient lieu de génératrice de valeur économique
garantie par ­l’organisation socio-politique. Ce théâtre épique et choral révèle
la fonction matricielle de ­l’économie : « À travers Ponzi, ­c’est le siècle à venir
qui se raconte, ­d’un point de vue qui ­n’est ni celui des utopies, ni celui des
régimes politiques, ni celui des guerres, mais celui de ­l’argent27 ». Vertigineuse
galerie de portraits, la pièce donne toute sa place à la « folie spéculative » au

24.  Magnus Dahlström, ­L’Usine, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2003.


25.  Philippe Malone, ­L’Entretien, Montpellier, Espaces 34, 2006.
26.  David Lescot, Le Système de Ponzi, Arles, Actes Sud, 2012.
27.  Le Monde, 23/01/2012.

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428 revue d’histoire littéraire de la france

sein ­d’une dramaturgie organisée par le flux, la circulation et la transformation


incessante des signes monétaires, au gré des illusions librement ­consenties
­qu’ils capitalisent.
Parfois, ces différentes ­composantes ­convergent en une proposition
dramatique hybride. ­L’écriture de Christophe Tostain met en évidence, par
­l’évocation des c­ onséquences de la transition postindustrielle sur le monde
ouvrier, ­l’assujettissement de ­l’humain à ­l’impératif économique, depuis
Lamineurs (2005) ­jusqu’à Expansion du vide sous un ciel d­ ’ardoises (2013).
La première pièce se situe dans une usine dont ­l’outil devient la métaphore
filée ­d’un processus de pression et ­d’oppression des masses au sein ­d’un monde
en miettes, fruit de la « dépression physique et psychologique » où ­l’homme
devient « le propre bourreau de son humanité28 ». La seconde prend place
dans un centre ­commercial « au bord du ­Périph’ », dont la transformation du
Supermarché en Hypermarché modifie ­l’organisation du travail et les méthodes
de management. Elle fait de la Direction un « rouleau ­compresseur dévoué à
­l’optimisation de la productivité, qui déshumanise et se déshumanise29 ». La
déliaison des nouvelles formes ­d’exploitation ­s’exprime par une parole elle-
même entrecoupée, hachée, qui tend à se déliter au sein du dialogue, par une
sorte ­d’harmonie imitative entre le geste industriel et le langage dramatique :
Je cherche à travailler une écriture nerveuse, électrique, qui, ­contrairement aux
textes précédents, ­n’est pas ­composée de tableaux permettant ­l’ellipse temporelle. Un
mot peut à lui seul transformer la situation, le lieu et la temporalité. Ainsi, malgré la
trompeuse impression de c­ ontinuité, l­’action est fragmentée, cadencée, les ruptures
vont devenir de plus en plus nettes, brutales, pour refléter les différents modèles mana-
gériaux qui ­s’évertuent à exercer une pression grandissante, harcelante afin ­d’avoir le
meilleur rendement, la meilleure productivité30.

Exténuation du langage, délitement de ­l’intrigue, épuisement des corps, dilu-


tion des sociabilités, remise en question du pacte de fiction… En définitive, quel
rapport à ­l’économie préconise ce théâtre de crise, sous ses différentes acceptions
et modalités ? Il place indéniablement au second plan la figuration de la crise
et de ses responsables présumés au moyen de galeries de portraits longtemps
en usage dans ce type de répertoire au profit ­d’un théâtre de la présentification,
voire de la ­comparution. Il engendre ainsi un système ­d’ostentation révélateur,
non seulement des potentialités dramatiques inhérentes à ­l’économie, mais
encore de sa vocation éminemment performative : en tant que discipline à valeur
descriptive (faits), normative (modèles) et prédictive (anticipations et prévisions),
voire prescriptive (préconisations et expectations), la science économique est
fondée à la fois sur la stylisation de realia, par sélection des variables c­ onsidérées
­comme significatives, et sur la capacité de mobilisation des acteurs, au moyen
de puissants systèmes de créance aux effets potentiellement réalisateurs.

28.  Christophe Tostain, Lamineurs, Montpellier, Espaces 34, 2005.


29.  Id., Ciel étoilé au-dessus du vide, Montpellier, Espaces 34, 2013.
30.  Note d­ ’intention de ­l’auteur, c­ onsultable en ligne : http://www.editions-espaces34.fr/

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­ ontemporaines
économie et écritures dramatiques c 429

Le théâtre, en tant ­qu’art de la performance, a par ­conséquent beau jeu


d­ ’exploiter les ressorts dramaturgiques et scéniques ­d’une telle ambivalence.
En se saisissant de la crise par le langage et par le corps, il est susceptible
­d’adopter deux postures politiques à front renversé : la première tend à filer
la métaphore à ­l’œuvre dans la rhétorique économique au sein ­d’un système
­d’analogies signifiantes, afin de révéler et surtout de rendre sensible, en
­l’amplifiant, ­l’inconscient métaphorique de la présentation apparemment
objective et pragmatique des faits avérés de l­ ’activité économique ; la seconde
tend au ­contraire à rendre visibles les marges refoulées du système, occultées
par une science économique qui se donne pour un pur modèle formel abstrait
de toute ­contingence empirique. Ainsi, en faisant advenir les corrélations et
­consécutions que ­l’économie cherche à toute force à euphémiser, à estomper ou
à occulter, quitte à les ­conceptualiser en termes « ­d’externalités », le théâtre fait
achopper les tentatives de modélisation par leur effectuation ; en rendant visibles
les marges refoulées du système, il donne corps et ­consistance à ­l’abstraction
de ­l’imaginaire économique et à sa structure inconsciente.

POSTURE POLITIQUE

Car c­ ’est bien de visibilité q­ u’il est question au sein ­d’un répertoire soucieux
d­ ’exhiber les populations reléguées dans les marges refoulées de la représenta-
tion politique, mettant au premier plan le lien entre démocratie et marché. Le
théâtre de crise propose en définitive de remédier à la « mal-représentation »,
non seulement en ­contribuant activement à ­l’instauration ­d’une « démocratie
narrative31 », mais encore en ­confrontant deux modalités ­concurrentes de
représentation au sein de ­l’espace public : le « régime de visibilité » (visibility)
caractéristique du capitalisme-artiste, fondé sur la mise en place de dispositifs
­d’exhibition32 marchande et ­d’aliénation de la représentation, est ainsi mis
en tension avec le « régime de visualité » (visuality)33 caractéristique ­d’une
posture critique visant à faire émerger des minorité subalternes maintenues
en périphérie du champ de la représentation politique. ­C’est le cas des « figu-
rants du monde » de Permafrost de Manuel Pereira, pièce c­ onsacrée à la « vie
gelée » ou « figée » des ouvriers et ouvrières ­d’une usine, autrement dit à la
réification industrielle, au prix ­d’une dissociation entre les corps et les voix
des ­comédiens : « Sur scène les acteurs peuvent vivre indépendamment de la
voix qui les dit. Autour de ­L’homme et de La femme gravite tout un peuple.

31.  Pierre Rosanvallon, Le Parlement des invisibles. Raconter la vie, Paris, Seuil, 2014, resp.
p. 14 et 26.
32.  Des biens, mais aussi des personnes, ­comme dans les reality shows, lointains héritiers des
« zoos humains » et de leurs ethnic shows.
33.  Andrea Mubi Brighenti, Visibility in Social Theory and Social Research, Basingstoke,
Palgrave, McMillan, 2010.

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430 revue d’histoire littéraire de la france

Toutes ces figures peuvent évoluer, agir, parler naturellement entre elles, sans
­qu’on entende toujours distinctement ce q­ u’elles disent34 ».
Tel est ­l’objectif ­d’une pièce ­comme Les Invisibles de Claudine Galea, où une
famille victime de la crise industrielle se lance dans la distribution de prospectus
publicitaires : mère retraitée, père ancien ouvrier « au dos de verre » cassé par
le travail répétitif à la chaîne, fille secrétaire et fils mécanicien automobile en
quête ­d’emploi sont ainsi réunis et fondus en une même entité chorale par une
activité de tractage publicitaire qui les rend à la fois omniprésents et inexistants
au regard social. La solidarité familiale ­n’est pas un rempart à ­l’exclusion ;
elle est une façon de mutualiser les handicaps, de c­ onjuguer les solitudes et
de cumuler les impuissances : « On fait tout ensemble / Tout ce qui est bon
marché / Si on était pas ensemble on y arriverait pas / On est les doigts d­ ’une
seule main / Tous les quatre ensemble soudés / On ­s’en sort pas35. » La méta-
phore organique des doigts de la main, centrale dans la philosophie politique
holiste, devient dès lors le symbole de la désaffiliation et du déclassement ­d’un
corps ouvrier mutilé, mis au rebut à la faveur de la transition postindustrielle.
Tel est également l­ ’enjeu ­d’une pièce c­ onsacrée aux oubliés de ­l’histoire
de la reconstruction de ­l’industrie française de ­l’après-guerre ­c omme
Les Invisibles de Nasser Djemaï : elle retrace la « tragédie des ­chibanis », ces
travailleurs pauvres retraités issus de l­ ’immigration économique nord-africaine
dont le quotidien a été ­l’usine, le foyer Sonacotra et le célibat géographique.
Triplement reniés, en tant ­qu’ouvriers, immigrés et retraités, ce sont les
spectres des ratés du modèle d­ ’intégration républicain ; stigmatisés, ils sont
­l’émanation de la ­conscience honteuse d­ ’une France oublieuse de ceux qui lui
ont permis de se redresser et ont en retour été maintenus dans ­l’exclusion :
« La France est devenue leur pays, ils y ont apporté leurs rêves, mais ils
sont devenus des fantômes. Ils ont asphalté les routes, ­construit les HLM,
sorti des quantités de pièces détachées des chaînes et des machines-outils ».
Réduits à une pure et simple fonction ­d’offre de travail, ces immigrés sont
génériques, substituables et à proprement parler « sans histoire », tout droit
sortis ­d’une équation mathématique : « Mais dans ­l’inconscient collectif ces
travailleurs étrangers sont immortels, parce que c­ ontinuellement interchan-
geables. Ils ne sont pas nés, ils ne sont pas élevés, ils ne vieillissent pas, ils
ont une fonction unique : TRAVAILLER ». Rendus inaptes au travail, ils sont
relégués dans les limbes de la ­conscience collective, autrement dit ­l’angle
mort de ­l’espace social : « Jetés par-dessus bord, en même temps que la
classe ouvrière et la lutte qui allait avec. Leur pouvoir ­d’achat étant nul, ils
sont devenus invisibles36 ».

34.  Manuel Pereira, Permafrost, Montpellier, Espaces 34, 2010, p. 8, didascalie liminaire.
35.  Claudine Galea, Les Invisibles, Montpellier, Espaces 34, 2012, Première année, Les Quatre,
p. 13-14.
36.  Nasser Djemaï, Les Invisibles, Arles, Actes Sud-Papiers, 2011, Avant-propos, p. 5-7.

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­ ontemporaines
économie et écritures dramatiques c 431

Redonner corps et voix à ces absents de la modélisation économique, à


ces exclus de ­l’espace public et symbolique, doublement relégués dans les
dehors du système économique (­comme variable d­ ’ajustement) et les marges
du modèle démocratique (­comme sans voix), c­ ’est donc engager un processus
de ­conscientisation active en ­constituant la scène théâtrale en « espace public
oppositionnel », ­concurrent de ­l’espace public structuré par la représentation
bourgeoise37 ; ­c’est également opposer un « texte caché » propre aux ­cultures de
résistance au « texte public » dominant38, en stimulant de possibles processus
­d’émancipation.

­L’enjeu est par c­ onséquent, par ce répertoire qui fait le pari de puiser le
remède dans le mal en jouant du simulacre théâtral pour dénoncer l­ ’exhibition
marchande, tout en renouant avec une véritable visibilité politique, ­d’engendrer
un état ­d’incomplétude chez le lecteur ou le spectateur :
Je vise quelque chose derrière ­l’action, les mots, la situation. Quelque chose ­qu’on
ne doit pas pouvoir désigner simplement, quelque chose qui doit apparaître, quelque
chose qui doit ­s’immiscer, se glisser entre les lignes des gestes et des phrases pronon-
cées ­comme une réalité fantôme bien plus présente, bien plus forte sous une forme
que si elle était désignée par le texte ou par le jeu des interprètes, par leur intentions
affirmées, soulignées. Une réalité fantôme ­comme ces membres fantômes qui ont été
amputés et dont la présence ­continue à se faire ressentir39.

Affirmant, pour rendre perceptible le lien organique entre écriture et plateau,


que « rien n ­ ’est plus politique que le style, le style de jeu d­ ’un acteur pour
­commencer, sa façon de jouer », Joël Pommerat nous met sur la voie ­d’une
véritable politique des gestes, source ­d’une agentivité politique renouvelée. Si
« ­l’argent est la valeur sublime » et ­s’il « donne de la valeur à tout ce qui est,
à un geste, à une parole40 », alors le théâtre de ­l’argent est sans doute ­l’une
des formes ­d’expression artistiques des plus à même, au moyen de protocoles
performatifs adéquats, de mettre en crise les systèmes de c­ onstruction sociale
et ­d’appréciation économique de la valeur. ­C’est ce qui fait, davantage encore
que son engagement, sa responsabilité de premier plan au sein d­ ’une politique
de la représentation.

37.  Oskar Negt, ­L’Espace public oppositionnel, Paris, Payot, 2007 ; Multitudes, no 39, 2009/4.
38.  James C. Scott, La Domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne,
Paris, Éditions Amsterdam, 2008, notamment p. 19, 32-33.
39.  Joël Pommerat, Théâtres en présence, Arles, Actes Sud-Papiers, 2007, p. 27.
40.  Christophe Tarkos, ­L’Argent, dans Écrits poétiques, Paris, Éditions P.O.L., 2012, p. 263.

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