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INTERVIEW DE
BORIS CYRULNIK
Édith Goldbeter-Merinfeld
2009/2 n° 43 | pages 17 à 33
ISSN 1372-8202
ISBN 9782804102555
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DOI: 10.3917/ctf.043.0017
18 Boris Cyrulnik et Edith Goldbeter-Merinfeld
On veut aller trop loin, comme on l’a fait avec la physique et avec la
psychanalyse. Cela a été une grande découverte, mais l’on a été trop loin. Cer-
tains ont transformé la psychanalyse en dérive sectaire alors que c’est une
vraie découverte. Et l’on va faire pareil avec la neuro-imagerie. L’élec-
troencéphalogramme est un vieux capteur qui montre qu’un enfant sécurisé
réarchitecture son sommeil très vite : en moins de deux nuits, l’architecture
du sommeil redevient normale pour l’âge avec une alternance de sommeil
lent et de sommeil rapide – j’ai dit « sommeil paradoxal » pour aller plus vite,
mais j’aurais dû dire « sommeil rapide ». Les modifications morphologiques
sont la conséquence de la sécurisation de l’ordre sensoriel du milieu –
j’emploie l’expression de l’enveloppe sensorielle, les Américains disent
niches sensorielles: c’est la même chose. Mais en tout cas, le processus de
BC : Alors ici, deux réponses. J’ai suivi, comme l’a fait Serban Ionescu,
des enfants roumains abandonnés précocement. Leur résilience neuronale a
redémarré très vite, mais sur le plan relationnel, ces enfants ont été très abî-
més. C’est un processus de résilience pas terrible : il redémarre, mais le lan-
gage est altéré ou alors, ce qu’on voit, c’est que certaines fonctions cérébrales
redémarrent et pas d’autres ; par exemple, ils arrivent à faire des performances
mathématiques mais ils ne savent pas parler, ils ont une intelligence préver-
bale qui est proche de la musique et de la mathématique, mais ils apprennent
très difficilement à parler. Ce qui est surprenant, c’est qu’ils ont une mémoire
musicale stupéfiante. On peut se servir de ces morceaux de fonctions neuro-
logiques qui fonctionnent bien pour en faire des facteurs de résilience, et en
utilisant ce qui fonctionne bien, petit à petit, on peut essayer de rattraper le
passées avec l’autre ! C’était une autre expression des émotions… peut-être
parce que c’était une femme ? Peut-être parce qu’elle avait une manière dif-
férente d’établir la relation et donc pour moi une signification différente ?
C’était complètement différent, pourtant, c’était la même école. J’ai vécu ça !
La fille de l’un de mes meilleurs amis a eu une période très difficile
dans sa vie, et à l’âge de 18 ans, elle s’est mise à faire une décompensation
obsessionnelle énorme, accaparante, très grave, étonnamment comme son
grand-père qu’elle n’avait pourtant pas connu. C’était une fille mignonne,
intelligente et délicieuse. Son père me téléphona en me disant : « Voilà, il fau-
drait faire quelque chose, elle est très mal et je ne peux pas la laisser toute
seule comme cela. Je ne sais pas à qui la confier. » J’étais à la retraite, et je pris
l’annuaire et le seul « psy » de la région était behavioriste, anti-psychana-
tre que je ne connaissais pas, mais qui venait de l’école de Lyon que je con-
naissais. Elle est allée le voir et s’est sentie sécurisée. Il lui donna un peu de
Prozac, fit son truc comme ça : tac, tac, tac ! Elle cessa de souffrir, et puis, elle
reprit ses études et puis, elle rechuta. J’oublie de dire qu’avant que son père
ne me parle, au tout début, elle était allée voir un psychanalyste et ce fut la
catastrophe ! Et ensuite, je l’envoyai chez le behavioriste qui la soulagea sans
la guérir, elle passa son diplôme et elle alla à Paris et entreprit une psychana-
lyse qui marcha très bien ! Donc, le moment où le premier psychanalyste est
intervenu n’était pas le bon. Il avait aggravé, il avait affolé cette gamine qui
avait besoin d’être sécurisée.
Dans un premier temps, avant de faire un travail verbal, il faut sécuri-
ser. Le premier psychanalyste n’avait pas su y faire, il avait été trop coupé de
la réalité sensible et il l’avait aggravée. Le behavioriste avait dit « Pas de
problème ! », lui avait donné un peu de Prozac qui lui avait permis de se sentir
un peu mieux, et puis, une fois qu’elle avait été mieux, elle a pu faire un tra-
vail sur elle-même avec un psychanalyste.
On ne peut accepter de faire un travail de changement de représenta-
tion de soi que si il y a un lien sécurisant, sinon le changement est angoissant.
On dit : « faite quelque chose, donnez-moi des médicaments ou hospitalisez-
moi, faite quelque chose !». Si je ne suis pas en sécurité, je réagis comme ça.
Si je suis en sécurité, j’accepte de travailler un changement, de me décentrer
de mes angoisses, de mes ruminations pour essayer de me construire autre-
ment et de voir, mais pour cela, il faut d’abord que je sois sécurisé.
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ces neurones, si on n’en fait rien, ils s’atrophient, et quand les neurones sont
morts, aucun médicament ne peut les reconstruire.
EG : Ce qui voudrait dire que l’on doit prendre ad vitam aeternam les
antidépresseurs si l’on reste sur la voie des médicaments…
BC : Voilà… Il y a des gens qui se reconstruisent sans médicaments,
c’est l’immense majorité. Il y a des gens comme les mélancoliques, qui ont
besoin d’un moment de médicaments pour déclencher un travail avec interac-
tions, et ensuite, on peut arrêter le médicament si l’on a tissé un lien psycho-
thérapique. À ce moment-là, on peut stopper les médicaments, mais si on en
donne sans faire de psychothérapie, on risque dès leur arrêt que tout s’emballe.
Les gens disent que c’est parce qu’ils sont dépendants. Je ne le crois pas. Ceci
n’est pas une manifestation de dépendance, mais c’est lié au fait qu’il n’y a
pas de relation : il y a eu un médicament sans relation…
Reprenons le sujet de la psychothérapie et de la neurobiologie. On
arrive maintenant aux techniques de psychothérapies : il existe 54 associa-
tions différentes dans le monde; chacune défend des théories différentes,
mais chacune clame ses victoires ! Je pense que chacune doit avoir sa part de
victoires et d’échecs, mais elles ne mentent pas lorsqu’elles mentionnent une
victoire : ce qui compte, c’est la relation. Il y a deux choses qui comptent :
c’est la relation soutenante et le travail du sens. Par exemple, pourquoi est-ce
qu’une psychothérapie avec des rendez-vous espacés peut marcher ? Pour-
tant, avec un enfant, il faut d’abord le prendre contre soi tant qu’il n’est pas
capable de représentation, alors que dans les psychothérapies, dès l’instant où
De la neurobiologie à la psychothérapie. Interview de Boris Cyrulnik 23
(moi, le patient) j’ai parlé avec elle, avec lui (la/le psychothérapeute) au cours
de la psychothérapie d’un problème psy, je travaille encore même si elle/il
n’est pas là : j’y pense encore. Cela me revient en rêve, même la nuit, et c’est
ce qui fait qu’on ne fait des rêves pour psychanalystes que pendant la période
de psychanalyse !
EG : Cela me fait penser à un article de Mony Elkaïm où il raconte
qu’une patiente qui avait consulté pour sa frigidité, raconta à la fin de son ana-
lyse à son psychanalyste un rêve où elle portait une lapine congelée qui tout
à coup se dégelait et s’encourait. Ce rêve constituait en quelque sorte un
cadeau de fin de thérapie à l’analyste lacanien qui jouit des termes « la pine »
et « con gelé » et du dégel. Mony Elkaïm émettait donc l’hypothèse que ce
lui, ne bouge pas. Le sujet imagine des forces et son cerveau le prépare à
mieux faire la descente.
L’analogie avec la psychothérapie est que lorsque le sujet soulève seul
un problème qui le déroute, il rumine et aggrave sa souffrance. Tandis que s’il
va voir quelqu’un qui fait des interprétations surprenantes, il s’entraîne à rai-
sonner différemment.
Lorsqu’on parle avec quelqu’un dans une conversation ou une psycho-
thérapie, on voit un point rouge dans le lobe temporal gauche ; puis le sujet se
tait, la nappe se résorbe et le dernier point qui s’éteint est le premier point qui
s’était allumé. Il y a quand même une zone qui travaille plus que les autres,
plus longtemps forcément, et c’est vrai que la parole s’y diffuse. Lionel Nac-
cache nous a montré des images très intéressantes où l’on voit une stimulation
tant que ça diffuse, puis ça se résorbe, mais le lobe temporal gauche est quand
même mieux entraîné que la partie frontale ou que la partie occipitale. Cela
permet de faire des connexions, d’associer le lobe temporal au lobe limbique
des émotions ; cela permet d’associer des mots, de faire le travail affectif de
paroles, que certains appellent le transfert ou le contre-transfert ; on peut
l’appeler autrement, je suis convaincu que parler avec quelqu’un, c’est un tra-
vail affectif. Alors on dit qu’on est en « conversation », sauf que psychologi-
quement, théoriquement, on dit en psychothérapie des choses qu’on ne dit pas
dans une conversation tout court ; je dis bien « théoriquement » parce que
Blanchet, après avoir envoyé des questionnaires, a trouvé que même en psy-
chanalyse, on est loin de tout dire.
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Freud l’a bien précisé dans sa préface à Aichorn. Il écrit clairement que la
psychanalyse n’est pas adaptée aux carences affectives. Et beaucoup de jeu-
nes, de gens qui ont des carences affectives, quand ils vont tenter une aven-
ture psychanalytique, ils disent que ça réveille le vide qu’ils ont connu ; ce
transfert est un transfert de vide. Ils ont connu le vide, ils ne voient pas le thé-
rapeute, c’est le vide qui se remet en place. Dans ce cas-là, cela peut aggraver
le processus. Cela a à voir avec les processus de mémoire, les traces de vul-
nérabilité inscrites dans le cerveau. On voit bien à la caméra à positons que ce
n’est pas l’énergie qui manque, mais que dans ce cas-là, faire une psycho-
thérapie sans voir son psychothérapeute, ça peut réveiller une faille, une
carence.
Mais ce que tu dis est sans doute vrai pour les éducateurs et sans doute
aussi pour les thérapies familiales : c’est sûr que le style de l’éducateur joue
un rôle. À SOS Village, les éducateurs disaient qu’il ne faut pas être plus de
8 à table. Il y a des foyers où tous les enfants deviennent artisans, et d’autres
où dans leur majorité, ils font des études supérieures alors que ces enfants
sont répartis au hasard des places, ils ne sont pas sélectionnés. On les met là
car une place est libre. Donc, quelque chose passe entre l’éducateur et l’enfant,
le psychologue, l’éducateur et l’enfant.
Alors, pour ce qui est du neurone miroir, les neurones miroirs mar-
chent bien en début de l’empathie, mais un bébé n’a pas de neurones miroirs
au début, il ne peut pas inhiber un comportement ; donc, si on lui sourit, il
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sourit, si on lui tire la langue, il tire la langue ; il ne peut pas ne pas imiter. Il
se met à inhiber plus tard, quand le lobe préfrontal se met à fonctionner.
Les petits enfants imitent de manière synchrone car ils ne peuvent pas
ne pas imiter. En vieillissant, il faut donc attendre une certaine maturation
pour qu’ils puissent répondre à quelque chose qui vient de l’extérieur et com-
mencer le travail d’empathie qui est un travail de séparation. Ce travail
d’empathie dépend de la maturation du système nerveux qui dépend elle-
même de l’entourage affectif, de l’enveloppe sensorielle, de la niche senso-
rielle. C’est-à-dire que si l’enfant s’est créé une niche sensorielle, cette niche
stimule toutes les zones cérébrales, le processus d’empathie se développe et
il devient capable de ne pas répondre à un stimulus extérieur et progressive-
ment, il apprend à répondre à ce qui vient de lui.
épisode avec mon petit-fils : chez moi, j’ai un grand couloir et au fond du cou-
loir, il y a un lavabo et la cuisine. Un jour, ma fille dit à son deuxième fils :
« Va te laver les mains » – « Oh, Oh…» – « Va te laver enfin ! », comme cela
se passe d’habitude. Le petit part en courant, va au fond du couloir et fait
demi-tour ; je le regarde, et je comprends sans qu’il y ait eu de mots qu’il va
dire qu’il s’est lavé les mains alors qu’il ne s’est pas lavé les mains. Le couloir
est long, je soulève les bras et je les laisse tomber comme ça (mime le geste).
Il me voit, il sourit, il fait demi-tour et va se laver les mains. Donc, il n’y a pas
eu un seul mot, il y a une cascade de scénarios, une histoire sensorielle :
lorsqu’il a fait demi-tour, j’ai compris qu’il avait l’intention de faire croire
qu’il s’était lavé les mains, et quand lui, il m’a vu sourire, il a compris que
j’avais compris qu’il avait l’intention de faire croire qu’il s’était lavé les
mains, et quand il a refait demi-tour, j’ai compris qu’il avait compris que
j’avais compris qu’il avait l’intention de faire croire qu’il s’était lavé les
mains : on est dans l’intersubjectif ! Et ces instants d’intersubjectivité, on les
voit dans les couples durables où l’on finit par savoir ce que l’autre sent même
si ce n’est pas dit, avant même qu’il le dise. On sait tout de l’autre, on sent tout
de l’autre, ou perçoit tout de l’autre et parfois, c’est pour la tragédie aussi. Je
pense à un patient qui a son bureau à côté d’un couloir. Un jour, en travaillant,
il voit sa femme traverser le couloir et il ressent un choc électrique à la
poitrine : il se passe quelque chose ! Et il se lève avec angoisse et voit sa
femme en train de parler à un lustre parce qu’elle commençait une bouffée
délirante. Il a directement senti quelque chose. Il était en train de travailler et
il a senti qu’il avait reçu un choc électrique. Donc cette intersubjectivité a des
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raconte que les maris japonais perçoivent l’humeur de leur épouse à leur
égard quand ils rentrent du travail, rien qu’en voyant le bouquet de fleurs
qu’elles ont composé en leur absence !
BC : C’est plein de petits symptômes, exactement. Quand je rentre,
maintenant je suis à la retraite, mais avant je rentrais des consultations assez
tard car j’avais l’hôpital, la neurologie et la consultation ; donc, je rentrais
assez tard et souvent ma femme finissait son repas quand j’arrivais, et à la
manière dont elle se tenait à table, je savais si elle avait passé une bonne jour-
née ou une journée difficile alors qu’elle, elle ne savait pas qu’elle exprimait
quelque chose. Moi-même, je le sentais ! (Met son index sur son nez).
EG : Tu le sentais… C’est intéressant parce qu’on est dans le biologi-
que et le psychologique et tu mets ton doigt sur le nez quand tu dis cela, est-
ce que tu peux développer ça ?
BC : J’avais perçu des indices comportementaux. Par exemple, les
bébés sentent si leur mère va jouer ou se détacher parce que s’il y a des indices
comportementaux. Ils sont perçus et ils laissent quelque chose qui n’est pas
perçu. Les animaux perçoivent probablement mieux que nous des indices,
mais ce qu’ils perçoivent ne désigne pas quelque chose qui n’est pas là. Alors
que nous, on peut percevoir des signifiants qui se réfèrent à quelque chose qui
n’est pas là. Donc on peut très bien faire des œuvres d’art ou se dire « ouh !
Elle a passé une mauvaise journée. Tiens, elle est comme ça et si elle est
comme ça, c’est que la journée a été mauvaise ».
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Quand on parle, on perçoit un son qui réfère à quelque chose qui n’est
pas là, le signifié, et le son, la prosodie, participe à la construction du sens.
EG : Est-ce que tu penses que la paranoïa, c’est finalement aussi lié à
une espèce d’hypersensibilité biologique qui fait qu’on est hyper interprétatif
ou hyper empathique à l’excès ?
BC : Il y a deux réponses à ta question : il y a une réponse génétique et
une réponse épigénétique avec une dimension historique. Pour la réponse
génétique, il y a parmi nous 15 à 20% de gens qui sont génétiquement très
sensibles, mais ce n’est pas une maladie. Ces personnes sensibles sont de
petits transporteurs de sérotonine. Ces gens sursautent facilement et sont vite
alertés. Un rien les touche, ils changent de couleur devant un petit signe de la
nous sont les gros transporteurs de sérotonine et sont beaucoup moins sensi-
bles ; il faut mettre le paquet pour les stimuler, ce sont des preneurs de
risques : ils se balancent par-dessus un pont, ils jouent avec la peur, ils l’éro-
tisent et là, ils ont des émotions. Par exemple, il y a des garçons qui vont se
battre après un match de foot, ce sont des garçons bien élevés… ; au cours du
championnat du monde en France, il y a eu des bagarres à Marseille. Mon fils
s’est réfugié chez quelqu’un qui, par bonheur, lui a ouvert la porte au
deuxième étage d’un immeuble, et il a fait des cauchemars pendant plusieurs
nuits après avoir été confronté à l’intensité et à la violence des bagarres qui
n’avaient aucun sens. Un de ces gars a été arrêté, et stupeur, c’était l’un des
meilleurs antiquaires de Londres ! Un gentil papa avec une famille, un gros
portefeuille, un gars très cultivé et qui n’avait pas beaucoup d’émotion, mais
qui de temps en temps, venait s’offrir une aventure émotionnelle, des bagarres
connes et violentes. Il disait d’ailleurs avant la bagarre : « J’ai peur, c’est
délicieux ! Qu’est-ce qui va se passer, est-ce que je vais recevoir un coup ? »
C’est comme de la drogue. Ce sont des gros transporteurs de sérotonine. Ces
déterminants génétiques déjà pourtant incluent l’environnement. Un hypersen-
sible bien environné va au cinéma, parle gentiment, fait de bonnes études …
Un hypersensible génétique mal entouré, là c’est plus difficile ; ce n’est pas
lui qui est malade, c’est la transaction entre ce qu’il est et ce qui est.
L’essentiel du déterminant des émotions, ce n’est pas la génétique,
c’est l’épigénétique, c’est-à-dire ces dernières semaines de la grossesse et les
10 premiers mois de la vie. La synaptogenèse est fortement façonnée par les
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émotions des donneurs de sons, et là, Shaul Harel (qui a travaillé avec Isy
Pelc, lorsqu’il a été invité à Bruxelles en même temps que Bustany et moi-
même) a observé des femmes traumatisées par les attentats de Tel-Aviv en
Israël. Elles avaient consulté d’elles-mêmes pour un symptôme psycho-trau-
matique très douloureux ; elles appelaient au secours et elles étaient encein-
tes. Il avait donc une population de femmes enceintes présentant un syndrome
psycho-traumatique. Il s’en est occupé, et comme il était un neurologue, il a
observé les fœtus et a vu qu’ils présentaient une taille de 50% inférieure à la
population générale, 24% de périmètre crânien inférieur à celui de la popula-
tion générale, ainsi qu’une atrophie fronto-limbique. C’est l’accident social,
la guerre chronique qui les avait traumatisées et cela avait transmis quelque
chose au bébé. La morphologie même est touchée. Nous avons fait des scan-
prévu. Sans doute que les hormones et les facteurs de croissance neuronaux
sont apportés par ces vaisseaux et qu’ensuite les vaisseaux et les neurones se
redéveloppent. C’est logique, mais on ne l’avait pas prévu.
Et pour reprendre la question sur les médicaments: si ces neurones se
redéveloppent, et si on n’en fait rien, cela ne sert à rien ! Donc, lorsque les
neurones se redéveloppent, il faudra faire quelque chose de relationnel, de
sportif, d’artistique ou de psychologique, ce qui est vital pour la condition
humaine ; et là, les neurones seront déclenchés par la résilience neuronale et
l’on devient quelqu’un.
EG : Tu parles beaucoup de la notion de flexibilité des neurones… En
même temps, je me dis que chez les gens qui utilisent des drogues dures ou
très longtemps des drogues dites moins dures comme le cannabis, il doit y
avoir un moment où la destruction est totale et où il n’y a plus de régénéres-
cence possible ?
BC : Voilà, on aura le même raisonnement que tout à l’heure pour les
enfants carencés trop longtemps, qui ont des séquelles durables. Le cannabis,
c’est comme l’alcool, il y a 5% de tragédie… Comme pour l’alcool où il y a
5% de gens qui deviennent alcooliques et 95 % à peu près qui supportent et
dégradent l’alcool ; les 5 % qui ne le supportent pas font des encéphalopathies
et des accidents neurologiques et encéphaliques graves. Pour le cannabis, il y
a quand même un déterminant génétique : il y a des gens qui dégradent bio-
logiquement très vite l’alcool, et certains qui dégradent très vite le tétrahydro-
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émotifs, mais si on les laisse en paix, ils vivent bien toute leur vie. On peut
faire l’hypothèse que si on les laisse tranquille, ils traversent leur vie sans être
psychotique alors qu’avec le cannabis, ils le deviennent. Mais, il y a toujours
une transaction entre ce qu’on est et ce qui est. Si je suis petit transporteur et
si je ne dégrade pas le tétrahydrocannabinol, je risque de faire une psychose
alors que si je le dégrade, etc. C’est le même raisonnement que pour l’alcool
d’ailleurs : il y a des gens qui boivent énormément et s’en moquent éperdu-
ment, alors que d’autres font des cirrhoses, des hépatites des encéphalopa-
thies pour deux trois verres par jour.
EG : Avant la dernière question, considères-tu qu’il reste certains
points importants que tu aimerais soulever ?
BC : Oui. Pour illustrer la théorie de la plasticité et de la flexibilité : on
a observé chez les aveugles de naissance que leur lobe occipital s’allume en
entier quand on leur demande de regarder quelque chose qu’ils ne voient pas,
alors que chez un bienvoyant, il a juste la pointe de l’aire occipitale qui
s’allume. Cela veut dire que le bon circuitage neurologique est économique.
On voit cela chez les gens qui parlent bien : chez eux, il y a juste l’aire tem-
porale qui s’allume, alors que chez les gens qui parlent mal, ça flambe parce
qu’ils sont en train de consommer énormément d’énergie pour la même per-
formance. Chez les aveugles de naissance, ils ne voient pas, donc ils dépen-
sent énormément d’énergie pour voir, alors que les bienvoyants ne dépensent
presque rien. Lorsqu’on apprend aux aveugles de naissance à lire en braille,
donc normalement, c’est l’aire pariétale gauche quand ils lisent avec la main
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droite, qui devrait s’allumer. Or, c’est l’aire occipitale, c’est-à-dire que lors-
que des aveugles de naissance apprennent à lire, le cerveau est tellement plas-
tique que les informations tactiles arrivent dans l’aire occipitale à la place des
informations visuelles, il y a donc plasticité.
Autre exemple qui montre comment la culture et le cerveau
fonctionnent : je travaille avec des anthropologues, des sinologues. Les Asia-
tiques ont deux systèmes de lecture, ils ont un système occidental et un sys-
tème idéographique proche de l’image. Quand nous, occidentaux, faisons un
accident temporal gauche, on présente une aphasie et une agraphie. Eux,
quand ils font un accident temporal gauche, ils font une aphasie dans le sys-
tème occidental, mais continuent à lire dans le système asiatique puisqu’il est
plus proche de la culture des images. Donc, le cerveau est pétri par la culture,
rapie ?
BC : J’espère que cette nouvelle manière de poser la neuropsychana-
lyse, la neuropsychologie, et de la neuropsychothérapie entraînera la fin des
clans idéologiques. Ma carrière a été empoisonnée par les « choisis ton
camp » ! « Si tu choisis la biologie, ça veut dire que tu es contre la psychana-
lyse. » La biologie m’intéresse et je suis convaincu que la psychanalyse est
utile. « Si tu choisis le divan, tu ne donneras jamais de médicament. » Ben
non ! J’aimerais donner le moins possible de médicaments, mais je reconnais
que parfois, les gens sont soulagés.
Voilà ! Ce que j’espère, c’est la fin de ces combats idéologiques qui
ont empoisonné ma carrière.
EG : Merci beaucoup !
Références
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chiatrie : l’apport des études d’adoption. Confrontations psychiatriques 35 :
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CYRULNIK B. ( 2006 ) : De chair et d’âme. Odile Jacob, Paris.
DUMARET A.C. & COPPEL-BATSCH M. (1996) : Evolution à l’âge adulte
d’enfants placés en familles d’accueil. La Psychiatrie de l’Enfant XXXIX (2) :
613-671.
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