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À LA CRISE RELATIONNELLE
Sophie Beugnot et Linda Roy
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Résumé
Le cancer bouscule l’arrangement relationnel des patients et de leurs pro-
ches. Rappel implacable des exigences de la condition humaine, la maladie grave
vention de groupe et les outils proposés aux participants afin de soutenir la per-
sonne atteinte de cancer et ses proches lors de cette période de perturbation.
Mots-clés
Cancer – Groupe thérapeutique – Approche systémique – Turbulence rela-
tionnelle.
Key words
Cancer – Therapeutic group – Systemic approach – Relational turbulence.
DOI: 10.3917/ctf.043.0239
240 Sophie Beugnot & Linda Roy
Introduction
aussi un impact sur les réactions des proches qui tentent de s’y adapter ou de
préserver le fonctionnement perçu comme satisfaisant avant la maladie.
Combien de ces personnes ont exprimé leur difficulté à accepter de recevoir
des soins de leurs proches alors qu’ils assument normalement ce rôle? Com-
bien disent vivre avec tension le rapprochement familial provoqué par le dia-
gnostic après une vie passée à tenter d’établir des frontières sécurisantes avec
leur famille d’origine.
La maladie induit, selon Murray Bowen (1978), une onde de choc au
sein du système familial. Ceci peut entraîner une remise en question des
règles familiales établies et répétées, entre autres, au-delà de la famille d’ori-
gine. C’est un temps de crise qui déclenche une réflexion sur les enjeux liés
à la différenciation 4 et qui ouvre la possibilité d’un réaménagement des liens
permettant ainsi de s’écarter des répétitions intergénérationnelles.
À titre de cliniciennes oeuvrant dans le service d’oncologie d’un centre
hospitalier, nous avons donc souhaité développer une intervention psycho-
thérapeutique aidant les personnes atteintes de cancer à mieux composer avec
la crise et les enjeux de relation et de différenciation qui apparaissent. Nous
avons choisi une approche de groupe et le modèle théorique systémique pour
soutenir les personnes atteintes et leurs proches dans leur quête de nouvelles
façons de se relier les unes aux autres.
Dans ce texte, nous élaborerons dans un premier temps le cadre de
l’intervention mise en place avec les personnes atteintes et les membres signi-
fiants de leur vie. Dans un second temps, nous préciserons les raisons qui
nous ont conduites à privilégier l’approche systémique et l’intervention de
groupe. Nous décrirons ensuite les thèmes abordés durant chaque rencontre
en éclairant les aspects théoriques par le recours à des vignettes cliniques.
Le cadre
pent au groupe sans être accompagnés par un membre de leur réseau. Les
patients sont informés de la tenue du groupe par tous les membres de l’équipe
d’oncologie, en particulier par les infirmières qui ont un lien étroit avec eux
et par les bénévoles. Ils peuvent s’inscrire sans évaluation préalable. L’inter-
vention s’échelonne sur six rencontres de quatre-vingt-dix minutes et est
habituellement offerte à un maximum de six à huit personnes à la fois. Ce
nombre restreint de participants permet aux deux animatrices (une travailleuse
sociale et une psychologue) d’accorder un temps suffisant à chacun pour
explorer leur histoire singulière.
Chaque séance est consacrée à l’exploration d’un thème particulier
visant à cerner la structure et la nature des liens et à mieux comprendre le ter-
rain émotionnel, relationnel et le contexte dans lequel la maladie est apparue.
Cette organisation autour de thèmes agit par ailleurs comme contenant dans
le contexte anxiogène de la confrontation à la maladie et comme condition
structurelle favorable aux échanges menés dans le groupe. Des outils de tra-
vail sont utilisés pour faciliter l’exploration de ces thèmes avec les patients.
Les animatrices travaillent en groupe avec chaque individu tour à tour au
sujet du thème de la rencontre et guident les échanges qui en découlent. Le
rôle des animatrices est de proposer les exercices, de poser des questions per-
tinentes au thème et d’offrir des pistes de réflexion pour chacun selon l’his-
toire qui émerge, en respectant son souhait de parler ou non. Elles sont
soucieuses par ailleurs de mesurer l’intensité des retombées de ce qui est dis-
cuté en permettant au début des rencontres de faire un retour sur les réflexions
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de chacun entre les séances. Dès la formation du groupe les intervenantes pré-
cisent les règles de fonctionnement et commentent la question de ce qui doit
être dévoilé au groupe. Bien que les animatrices puissent, lors des exercices,
inviter parfois les participants à parler, et ce, évidemment sans les contraindre
aucunement, nous insistons sur le fait qu’à tout moment, chacun peut décider
de garder privé des éléments de vie.
L’approche systémique
L’approche de groupe
colérique qui boit trop et de qui elle pense devoir protéger sa mère en restant
là, entre les deux. Avec les encouragements bienveillants de sa mère et ceux
des participants du groupe eux-mêmes aux prises avec des enjeux de différen-
ciation, elle apprivoise avec délicatesse les enjeux de son désir d’autonomie
et réalise les ressources de sa mère qui compose très bien avec les emporte-
ments de son père. À la dernière rencontre, Jacqueline nous annonce qu’elle
déménage de chez ses parents et sa mère lui exprime tendrement : « je suis
heureuse de te voir faire ta vie, et moi la mienne ». Cette mère a aussi saisi
au sein du groupe le sens des choix que sa fille tentait de faire, ce qui les a
rendus moins tragiques pour elle-même comme mère.
Pour Jacqueline et sa mère, le dialogue avec les autres participants a
contribué à identifier leurs enjeux communs comme celui de devoir prendre
dont elle se coupe constamment, répétant ainsi son lien distant avec sa belle-
mère par loyauté envers sa mère biologique. Elle dit aussi mieux saisir sa ten-
dance à repousser tout le soutien offert au cours de la maladie par son mari
et ses fils. Touchée par sa loyauté à la règle familiale de taire les pertes et
envers sa mère biologique à qui elle attribue seule le droit de la materner, elle
peut maintenant trouver un sens à ses réactions affectives et relationnelles à la
maladie. Cette compréhension sera un point de départ pour que Julie apprenne
que ses besoins d’affection et de soutien, validés comme légitimes, n’ont pas
à être vécus comme une menace envers son lien de loyauté envers sa mère
biologique et sa mère d’adoption.
fait preuve d’une grande loyauté envers ces règles de fonctionnement fami-
lial, jusqu’au décès de ses parents dont elle avait pris soin.
Elle se marie tardivement à un agent de voyage, cadet d’une fratrie de
quatre et qui, venant d’une famille plutôt flexible, n’a que faire des rôles ou
règles établies; d’ailleurs, depuis longtemps, celui-ci s’emporte quand Jeanne
manifeste une difficulté à laisser aller certaines responsabilités, en particu-
lier face à sa fratrie. Jeanne nous exprime qu’étant malade et souffrant de
beaucoup de fatigue, elle se sent tiraillée entre son désir de maintenir son
rôle habituel d’aidante auprès de sa fratrie et celui, encouragé par son mari,
de penser à elle. Elle ressent la tension de ses frères et sœurs devant une aînée
qui, dans leur vision, ne tient plus la fonction attendue. C’est en explorant la
structure familiale que Jeanne donne sens à ses difficultés et réfléchit à la
s’investir dans ses enfants nés par la suite, même dans la petite « Françoise »
de remplacement née 18 mois plus tard. D’ailleurs, Françoise réalise pour la
première fois que le sentiment ancien de son incapacité à être satisfaisante
pour ses parents est lié à son histoire de vie. Comment pouvait-elle l’être
alors qu’elle ne pourrait jamais réellement remplacer son frère François?
C’est grâce à l’élaboration de son histoire que Françoise apprend à mieux
vivre avec la difficile nouvelle proximité de sa famille dans la maladie, tout
en validant ses besoins affectifs légitimes qu’elle peut combler en se tournant
vers d’autres personnes de son entourage. De plus, Françoise est touchée par
le fait que le cancer, maladie qui signifie pour plusieurs le danger de mort, lui
permette de revenir sur des sentiments de perte et de peur présents dans sa
famille d’origine.
avaient été une expérience marquante pour elle car elle avait pu se libérer
d’une responsabilité qui lui semblait ne plus lui appartenir, celle de devoir
satisfaire les besoins toujours inassouvis de sa mère. Ce thème important est
donc au centre de la quatrième rencontre du groupe.
Notre inspiration sur la notion d’éthique relationnelle nous vient prin-
cipalement des travaux d’Ivan Boszormenyi-Nagy (1986) et de son modèle
appelé la thérapie contextuelle. Ce modèle préconise que le principe de l’équité
est central à toute relation à l’intérieur de laquelle chacun a la responsabilité
de satisfaire de façon raisonnable et réaliste les besoins de l’autre (Michard,
2005).
Cette capacité de répondre aux besoins de l’autre crée un sentiment de
plus de ses parents que ce qu’il est en mesure de leur redonner, sachant qu’il
peut cependant redonner à ses parents à la mesure de ses capacités. Il sera
important pour l’enfant plus tard, d’avoir l’occasion de redonner à sa façon à
ses parents, par exemple en prenant soin d’eux en fin de vie, soit en les recon-
naissant dans ce qu’ils lui ont donné, ou encore en leur permettant d’être
grands-parents. Il pourra sinon redonner à d’autres, en étant un parent ou un
conjoint dévoué par exemple, en devenant bénévole ou encore peut-être, en
choisissant une profession de soignant. Le besoin de redonner ou de repren-
dre ce qui est dû peut donc être reporté dans le temps et agi avec d’autres per-
sonnes que celles avec qui la réciprocité n’a pas eu lieu. Ainsi, il peut arriver
qu’un parent qui a peu reçu de ses propres parents, place son propre enfant
dans une position de parent nourrissant face à lui, tentant alors de recevoir de
celui-ci ce qui lui a manqué. Une répétition intergénérationnelle peut ainsi
quelquefois être amorcée dans ce processus. Par ailleurs, dans un article sur
les relations de couple, Philippe Caillé (2009) a aussi abordé la question de ce
qu’il nomme « une justice de solidarité ou justice systémique » en faisant
référence aux travaux de Marcel Mauss chez les Maoris de Nouvelle-
Zélande. Mauss a travaillé autour d’un type d’échange selon lui fondamental
pour la cohésion d’une société, et qu’il a appelé le cycle du don.
Les enjeux d’éthique relationnelle deviennent donc particulièrement
saillants chez les familles confrontées à une situation de fin de vie, comme
c’est le cas pour certains patients en oncologie. Ainsi, le besoin de rétablir
l’équité en redonnant à la personne mourante dont on a beaucoup reçu ou en
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oublié, d’avoir trop donné et qu’elle est liée à toute la colère qui en découle ?
Le concept d’éthique relationnelle peut apporter un éclairage sur ces difficul-
tés et par ailleurs éviter les répétitions entre les générations comme l’exemple
suivant le démontre.
C’est suite à l’apparition de crises de panique que Roger est référé au
groupe de soutien, quelques mois après que ses médecins lui aient annoncé
que son cancer s’était propagé au foie et aux os. Avec ce diagnostic, Roger
est conscient du pronostic sombre et du peu de temps qui lui reste à vivre. Il
nous parle de son état de panique face à cette réalité dans laquelle il se sent
piégé, et exprime plus particulièrement sa hantise de devenir un fardeau pour
ses proches. Le sentiment de culpabilité l’étouffe.
Roger nous apprend qu’il est le cadet de trois enfants, le « petit
dernier » de ses parents, venu un peu par surprise lorsque ses frères aînés
avaient six ans et huit ans. Il décrit la distance que la différence d’âge a cau-
sée dans son lien avec ses frères qui étaient proches l’un de l’autre, alors
qu’il était plus soudé à ses parents. Surprotégé par ces derniers qu’il sentait
facilement inquiets, il apprend à rester proche d’eux pour les rassurer et à
assumer plus de tâches ménagères que ses frères pour les libérer de ce far-
deau alors qu’ils vieillissent. Roger exprime porter en lui le sentiment d’avoir
été une charge pour ses parents qui selon lui, auraient peut-être souhaité être
libérés plus tôt du rôle parental. Notons dans cette même logique, que Roger
est devenu un ergothérapeute hors pair et très apprécié pour son dévouement
envers les personnes âgées de la résidence où il travaille.
Thérapie de groupe systémique en oncologie: faire face à la crise relationnelle 253
aura permis de se rapprocher de ses enfants, et eux de lui dans les dernières
phases de sa maladie, ce qui aura été bénéfique pour tous.
Le réseau social
Ainsi, Roger dont nous avons parlé, s’est construit un large réseau d’amis au
sein duquel il est reconnu comme celui qui organise les activités et sur qui on
peut toujours compter. Par contre, Françoise qui était habituée aux liens dis-
tants dans sa famille, a développé un réseau social plus limité à qui elle deman-
dait peu.
Pour guider cette réflexion pendant le groupe, nous représentons les
liens à l’aide d’une carte des relations développée par une équipe d’interven-
tion en réseau au Québec (Desmarais, Lavigueur, Roy & Blanchet, 1987).
Cette illustration graphique catégorise les liens sociaux de la façon suivante:
les membres du réseau primaire constitué de personnes réunies sur une base
d’affinités personnelles (la famille nucléaire et la famille étendue, les collè-
gues de travail, les amis, les voisins, les compagnons de loisirs, les liens spi-
dehors de ses aïeuls, il décrit avoir appris dès ce jeune âge à forger de nom-
breuses amitiés avec des camarades de classe et des voisins. Son groupe
d’amis lui donne ainsi un sentiment d’appartenance et d’identité qui restera
toujours important pour lui. Lorsqu’il émigre au Canada pour étudier, il con-
tinue de démontrer la même facilité pour tisser de nouveaux liens et, au cours
des années, il développe un large réseau social de compagnons de classe, de
collègues de travail, et autres. Maintenant marié sans enfants et composant
avec un cancer, il exprime se fier beaucoup à son réseau social, autant pour
se confier que pour préserver un sentiment de normalité grâce à ses nom-
breux amis avec qui il continue à partager ses activités favorites. D’ailleurs,
Maurice nous raconte avec beaucoup d’émoi comment son épouse a organisé
pour lui une fête avec ceux qu’il a croisés au fil de sa vie, y compris dans son
Conclusion
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cessus de fin de vie et faciliter le deuil chez les proches des patients atteints
de cancer incurable.
Ce travail de groupe n’a pas été sans défis pour nous. Nous ne détaille-
rons pas tous les pièges inhérents au travail de groupe, mais nous pensons
qu’il serait pertinent d’en souligner certains. Tout d’abord, cette intervention
de groupe exige de la part des animatrices une participation active autant pour
présenter les thèmes, pour les explorer avec chacun des participants, que pour
guider les discussions de groupe qui découlent des réflexions individuelles
Ce travail actif repose sur une bonne maîtrise de l’approche systémique, du
concept de résonance afin de saisir ce qui se rejoue entre les participants et les
intervenants (Elkaïm, 1989) et une compréhension approfondie des thèmes
présentés. De plus, nous avons cherché à développer un équilibre entre inviter
les participants à s’investir suffisamment dans le groupe pour que ce soit utile
pour eux, tout en démontrant de la flexibilité et de la sensibilité envers ceux
qui ne souhaitaient pas s’ouvrir davantage à certains moments. Enfin, étant
donné notre choix de ne pas présélectionner les participants du groupe et de
travailler avec les patients intéressés et/ou leurs proches, nous avons été mises au
défi non seulement de nous adapter au style de relation de chacun des partici-
pants, mais aussi de contribuer à ce que pendant les rencontres, ces réactions
prennent sens pour les uns et les autres en fonction de leur histoire de vie.
Ceci, bien qu’exigeant pour les animatrices, a contribué à créer un climat de
compréhension et d’ouverture parmi les membres du groupe; plusieurs ont dit
avoir apprécié que la forme du groupe mette en lumière le fait que la maladie
est une expérience qui nous rejoint tous. Finalement, en tant qu’animatrices,
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nous avons été particulièrement attentives aux répétitions des enjeux relation-
nels qui se développaient au sein du groupe et avec nous, ainsi qu’à notre pro-
pre capacité d’être cohérentes tout en restant suffisamment différenciées
l’une de l’autre.
En conclusion, notre travail auprès des patients et de leur famille nous
a appris qu’à travers toute crise, quelle qu’en soit la cause, il y a aussi occa-
sion de changement; les personnes concernées le ressentent et en témoignent.
C’est souvent un moment pendant lequel elles cherchent un soutien et se ques-
tionnent sur leur avenir. Selon nous, cette intervention de groupe est un levier
puissant de changement, car une telle démarche, en ouvrant le champ des pos-
sibles (comme dit souvent Mony Elkaïm) permet de ne plus être uniquement
déterminé par les répétitions et les transmissions intergénérationnelles dans
Références
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