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Caroline Goldman
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CAROLINE GOLDMAN
SINGULARITÉS CLINIQUES
toujours quoi leur dire, je ne parviens pas à combler les blancs des
conversations, qui durent, et ne font que creuser la distance. » Lélie confesse
même avoir « expérimenté » la socialisation, de façon consciencieusement
travaillée, tant elle se sentait étrangère aux autres lycéens.
Quelque chose, donc, ne circule pas. Or, nous cliniciens, savons
combien chaque sujet rejoue bien malgré lui la nature de ses interactions
précoces dans le transfert. Mon avis, largement nourri par la clinique
parentale de ces enfants au Laboratoire, est que ces sujets emportent avec
eux (dans le transfert, mais aussi au lycée), l’impossible intimité précoce
avoir été littéralement empêchée de tout contact avec son bébé par son
compagnon, qui le lui apportait pour les tétées et le reprenait ensuite, sans aucun
autre temps de partage autorisé... Jusqu’à l’âge de trois ans, et à l’occasion d’une
hospitalisation de son enfant pour problème de santé, elle dit n’avoir pas pu tisser
de lien d’intimité avec lui.
Les parents de Climène évoquent quant à eux, en écho avec leur fille, leur
très grande absence au cours de son enfance. La maman a été hospitalisée
pendant plusieurs semaines après la naissance de sa fille ; par la suite, Climène a
été gardée chaque soir de son enfance par sa grand-mère paternelle, ce qu’elle
reproche très vivement à ses parents aujourd’hui. Sa mère décrit une petite fille
boulimique qui ne « supportait pas les trous » (attente entre deux bouchées) au
moment des repas, ce qui l’obligeait à tout préparer en avance. Cette avidité nous
rappelle ce que sa mère nomme les « appels au secours » plus récents de sa fille.
Selon elle, « Climène n’a de symptômes (crises, étourdissements) qu’à condition
d’être sûre que son mari ou elle la regardent ». Sa mère formule clairement que
sa fille, par ses comportements (par exemple, se trouver devant la fenêtre
ouverte), lui signifie : « Si tu ne t’occupes pas de moi, je vais me suicider. »
Lélie a été élevée par une nourrice depuis l’âge de deux mois jusqu’à son
entrée au collège. Lorsque le médecin psychiatre demande à ses parents comment
ils s’expliquent les troubles de leur fille, ils répondent : « On ne se l’explique
pas... enfin si, on, était très peu présents à la maison. » Le manque lié à l’absence
se retrouve dans les préoccupations de la jeune fille, qui ne tolérait plus les appels
téléphoniques, réunions tardives et autres formes d’implications professionnelles
de sa mère, très active. Lélie a connu depuis l’enfance de récurrentes entorses qui
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l’ont obligée à rester à la maison pendant de longs mois (à sept et treize ans) et
l’ont fortement déprimée, selon ses parents. On imagine aisément la fonction
inconsciente de ces entorses. Elle évoque également une voix qui lui parlerait
depuis toute petite, sans créer aucune angoisse. Décrite comme « grave, comme
si elle venait de Dieu », elle la réconforte lorsque ça ne va pas (« Rassure-toi ça
ira mieux »). Lélie dort très mal la nuit (réveils fréquents avec vertiges et
« sensations de vide très angoissant »), fait des cauchemars (quelqu’un ou
quelque chose qui lui veut du mal, la poursuit), a des idées suicidaires (« Même
si je reste ici j’aurai envie de me tuer, mes parents sont en train de
m’abandonner »). Le manque d’étayage parental précoce semble crier ses
conséquences derrière chacun de ces symptômes.
Tom est le fils de deux parents musiciens, qui ont, de ce fait, certainement
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été souvent amenés à donner des concerts et à partir en tournées. Il déclare avoir
commencé à faire ses devoirs tout seul dès le CP. Bien qu’aucune absence
parentale physique ne soit explicitement mentionnée par Tom au cours des
entretiens, on remarque plusieurs indices projectifs dans ce sens. Tout d’abord, au
Rorschach, Tom prête à ses personnages des intentions totalement contradictoires
(bienveillance et malveillance, joie et terreur, agression et docilité, etc.). Ces
mouvements d’alternance peuvent évoquer l’inconstance affective d’un objet
primaire clivé, tour à tour réconfortant et persécutant. Ainsi la planche VII
(planche maternelle), traitée sur un mode extrêmement dépressif, est idéalisée et
élue comme sa planche préférée à l’issue du test : « L’ensemble est joli (il rit). »
Dans cette planche, l’imago maternelle convoque des images de distance, que les
mises en forme narcissiques ne parviennent pas à occulter. La tonalité dépressive,
la recherche de contenant et le manque, émergent derrière les mots :
« mouvements aériens », « écoulement », « gestes célestes », « détail manquant »,
« forme assez étrange », « eau difforme », « encre plus sombre », « aspect
brumeux ». Tom ne peut, dans cette planche maternelle, que recourir au gel
narcissique pour ne pas risquer la perte à nouveau. Ses projections sont donc
inanimées (fontaine, statues, pont de pierres). On retrouve ces mêmes aspects au
TAT, à nouveau dans cette cinquième planche maternelle : « Alors c’est l’histoire
d’une vieille dame qui entre dans une maison et il se trouve que cette maison est
celle où elle a passé son enfance et qu’elle revisite pour la première fois depuis.
Elle est horrifiée de voir comme les choses ont changé, comme le propriétaire
actuel a osé changer tous ces détails qui dans son souvenir étaient si parfaits.
Elle a perdu tous ses repères. Et c’est là qu’entre le propriétaire qui lui offre un
thé, elle accepte mais voyant que le service à thé est celui de sa mère, service
qu’elle cherchait depuis des années et qui fit sa hantise pendant tout ce temps,
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par ses collègues). Une mère qui, de ce fait, « est nerveuse, s’énerve pour un
rien ». On remarque au Rorschach, en écho avec ces déclarations, des
représentations maternelles extrêmement narcissiques (planche I : « Une femme
sur scène éclairée par des projecteurs », planche VII : « Une femme qui se
regarde dans un miroir, avec une espèce de plume sur la tête, on voit les cils, les
cheveux attachés comme si elle se préparait avant de sortir, elle a l’air assez
contente d’elle »). Le protocole d’Agathe révèle par ailleurs une position
dépressive aisément abordée et élaborée (l’issue des récits est toujours optimiste)
et pourtant, on a parfois le sentiment d’assister à de grands moments de solitude
infantile, nécessitant un appui tout aussi solitaire sur les seuls objets internes pour
s’en relever. Ainsi planche 1 du TAT : « C’est un peu comme si le petit garçon se
disait qu’il y arriverait jamais », et planche 13 : « Le petit garçon a l’impression
que ça fait des heures qu’il attend son père et qu’il n’arrivera jamais. » C’est
d’ailleurs toujours à un personnage masculin que l’enfant s’en remet. Au TAT,
Agathe évite soigneusement toute mise en relation avec cette imago maternelle.
Planche 5 (maternelle), le récit est opératoire : « C’est une femme un peu âgée,
elle est chez elle et quand elle passe dans le couloir, elle voit de la lumière qui
passe sous la porte du salon. Elle entre, elle s’aperçoit que la lampe est restée
allumée dans le salon, alors elle va l’éteindre et elle ressort. » Cette tendance au
plaquage émerge de façon significative au Rorschach autant qu’au TAT. Dans ce
premier test, on perçoit une tendance à brandir des considérations à-propos,
convenues (notamment planche X : « J’aime bien toutes les couleurs, j’aime bien
les fleurs. Au début c’est pas très joli, tout gris, tout terne et finalement ça donne
plein de diversité, de facettes, et finalement ce serait incomplet s’il manquait
certaines des feuilles ou des fleurs. »). Au TAT, Agathe solutionne également
certains conflits par le plaquage de conduites opératoires (planche 1 : « Ça n’est
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OBSERVATIONS FACTUELLES
Tom (planche II) : « J’ai pas vraiment aimé le visage qui tire la langue ( ?)
parce que je trouve que l’utilisation du rouge n’est pas très esthétique et ça m’évoque
moins de choses que les autres images et c’est moins agréable à regarder. »
Annabelle (planche III) : « Elle est pas assez substantielle. Éparpillée. Un
côté dégoulinant avec des choses sur les bords que j’aime pas tellement
(référence aux tâches rouges supérieures). »
Agathe (planche II) : « On a l’impression qu’ils (les deux personnages)
ont commis un crime, c’est un peu comme si on était témoin d’une scène…
comme si on était complice d’une scène de crime, qu’on essayait d’oublier, que
par peur on essayait de faire comme si ça n’avait pas existé. D’un côté on a
mauvaise conscience, et en même temps on voudrait aider, on a peur et on n’ose
pas. » On note à travers ce fantasme, pourtant vivement érotisé, la charge
surmoïque intense qu’il convoque.
On note par ailleurs une difficulté majeure à lier représentations et affects
chez quatre d’entre eux (c’est-à-dire de tous, en dehors de Tom et Agathe qui
seuls accèdent au processus de sublimation). Leurs projections, qui devraient être
menées par un écho principalement affectif avec les planches, apparaissent
souvent surfaites, plaquées, enduites sous des couches d’intellectualisation ou de
morale factices. Climène et Lélie illustrent bien à la fois cet assèchement affectif
et le vernis représentationnel qui tente parfois de l’occulter. Voici leurs récits
libres à la planche 16 (blanche)2 du TAT :
Climène : « On dirait la neige, une étendue de neige avec des traces de
pattes d’animaux comme elle est un peu sale (la planche) ça fait des traces. »
Lélie : « Cela faisait des mois qu’il était parti. Régulièrement, elle recevait
2. Cette planche révèle la manière dont le sujet structure ses objets internes et
externes et organise ses relations avec eux.
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ses lettres, il disait toujours que tout allait bien, qu’il n’y avait pas lieu de
s’inquiéter, mais au fond d’elle, elle savait que c’était faux et que cette maudite
guerre l’affectait profondément. Un matin d’août, on annonça la libération de
Paris. Ca y est, enfin elle allait le revoir. Mais malheureusement, dans sa dernière
lettre, il expliqua qu’il continuerait le combat jusqu’à Berlin. Alors elle décida
que s’il ne venait pas à elle, elle irait à lui. Elle s’engagea comme traductrice et
fut envoyée au quartier général de l’armée française. Les mois passèrent sans
qu’elle ne puisse le voir. Enfin la libération de Berlin fut annoncée et les troupes
rentrèrent chez eux. Sur le quai de la gare elle l’attendait. Soudain, elle le vit
descendre du train. Ça y est, la guerre était vraiment finie. »
3. Cette planche représente, sur le plan manifeste, une personne affalée, appuyée au
pied d’une banquette.
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une feuille blanche sur laquelle il faut qu’il écrive et qui réfléchit en voyant cette
feuille blanche et finalement après de nombreux atermoiements il se lance et écrit
sur la feuille. (Qui deviendra ?) Ça deviendra une page de son livre. »
Tom : « C’est l’histoire de toutes les histoires. Il y a tellement d’histoires
qui sont si diverses et qui racontent des morales tellement contradictoires qu’à la
fin toutes les histoires s’annulent logiquement et il ne reste rien d’autre qu’une
page blanche et il faut tout recommencer. Voilà pourquoi il ne faut pas raconter
tout ce qu’on imagine, car après c’est comme si on n’avait rien raconté du tout
et on se sera égosillé pour rien. Voilà. »
Agathe qui, nous l’avons vu, revendique une relation paisible avec
sa mère (« Je ne suis pas en conflit permanent avec ma mère ») et affiche
au TAT une fidélité illimitée envers toutes les attitudes et discours adultes,
laisse pourtant émerger une agressivité certes détournée, mais débordante,
à l’attention de son imago maternelle. En voici une illustration, planche 9
GF4 du TAT : « C’est deux sœurs qui voulaient aller à la plage ensemble
mais quand elles arrivent à la plage, tout à coup, le temps devient
orageux. Et finalement pour pas être mouillées par la pluie elles repartent
chez elles en courant. ( ?) Finalement l’orage va éclater mais elle seront
4. Le contenu manifeste de cette planche fait figurer deux jeunes femmes sur deux
plans séparés. Elle convoque, sur le plan latent, la rivalité féminine œdipienne ou, dans
une organisation psychique plus régressée, une agressivité éventuellement mortifère où
l’attaque de l’autre est susceptible d’entraîner sa disparition.
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Caroline Goldman
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