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Annales historiques de la

Révolution française

L’idée de nature en France dans la première moitié du XVIIIe siècle


Jacques Proust

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Proust Jacques. L’idée de nature en France dans la première moitié du XVIIIe siècle. In: Annales historiques de la Révolution
française, n°178, 1964. pp. 478-488;

doi : https://doi.org/10.3406/ahrf.1964.3695

https://www.persee.fr/doc/ahrf_0003-4436_1964_num_178_1_3695

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MÉLANGES

L’IDÉE DE NATURE EN FRANCE


DANS LA PREMIÈRE MOITIÉ DU XVIII* SIÈCLE <‘>

Voilà une de ces enquêtes patientes, précises, exhaustives,


qui renouvellent une question. Non que Jean Ehrard ait mois¬
sonné tant de faits ou de documents inconnus, — encore que
dans le détail son livre recèle plus d’une nouveauté. Cette
étude est surtout exemplaire par son esprit et sa méthode.
Au point de départ un mot, un concept, et des plus
employés, des plus « triviaux » : Nature. A-t-on parlé, a-t-on
écrit de la Nature, à ne compter que depuis la Renaissance
des lettres en Europe occidentale ? On croirait qu’il n’est
rien de plus connu, de plus transparent. Or une des vertus
de cette génération-ci — perceptible jusque dans les excès de
certaines formes littéraires — c’est qu’elle ne croit justement
plus aux mots. Ou plutôt elle ne croit plus que les mots et les
choses coïncident nécessairement, en vertu d’on ne sait quelle
harmonie préétablie. Elle ne croit même plus à l’adéquation
des mots et des idées, ce qui l’induit parfois à prêter au verbe
une vie propre, voire à le fétichiser. A ce point, hélas, l’entre¬
prise perd ses vertus démystificatrices : on substitue d’autres
conventions aux anciennes, quand on ne les superpose pas les
unes aux autres.
Cette aventure n’est pas nouvelle. S’agissant de Nature, il
vint un temps — au xviii* siècle précisément — où l’inadéqua¬
tion du mot, de l’idée et de la chose se fit sentir à tous. Bien
peu en furent vraiment conscients, mais tous à des degrés
divers réagirent. C’est l’histoire de cette découverte et de ces
réactions que retrace aujourd’hui Jean Ehrard.
On dira que la philosophie et l’histoire littéraire n’avaient
pas attendu le milieu du xxe siècle pour s’interroger sur le

du xviii*
(1) Jean
siècle,
Ehrard,
Paris, L’idée
S.E.V.P.E.N.,
de nature
1963,
en France
2 tomesdans
de 861
la première
pages. moitié
l’idée de nature 479

mot et le concept de nature. Il est vrai. Mais parce que les


historiens et les philosophes qui menèrent cette étude n’avaient
pas une conscience bien claire de la relation dynamique qui
existe entre les choses, les idées et les mots, parce qu’ils étaient
d’une manière ou d’une autre idéalistes ou mécanistes, ils ne
firent que plier à des schémas abstraits des données déjà
confuses. C’est ainsi qu’on put étudier l’idée de nature comme
s’il s’agissait d’une réalité intemporelle et désincarnée, de
type platonicien, à quoi le xviii* siècle aurait donné quel¬
ques-unes de ses formes possibles. En jouant avec d’autres
idées, tout aussi nobles et tout aussi désincarnées — celle de
culture par exemple — on peut animer une sorte de théâtre
de marionnettes tout à fait présentable, et digne d’instruire
les mortels que nous sommes, enchaînés comme on sait dans
la fameuse caverne. L’histoire littéraire, de son côté, faisait
volontiers de nature une catégorie, comme l 'idéal, ou Yart,
ou bien l’objet privilégié d’un sentiment, et ainsi de suite.
En somme, on prolongeait l’illusion dans laquelle vécut et
se débattit le xviii® siècle, avec cette circonstance aggravante
que le recul du temps donnait une dimension historique et
une aura d’authenticité à une situation dont le xviii® siècle
lui-même ne put jamais s’accommoder vraiment, puisqu’il
ne consentit à l’assumer que pour tenter de la dépasser;
puisqu’il la vécut, justement, et plus qu’il ne la pensa.
L’idée de nature est morte, comme la chandelle de Pierrot,
et c’est bien pourquoi « notre époque est en état d’en faire
l’histoire », comme dit Jean Ehrard dans son introduction.
Dans cette perspective-là, l’histoire de l’idée de nature au
xviii® siècle ne peut être qu’une histoire totale, c’est-à-dire
en l’espèce la démonstration et l’explication des relations com¬
plexes et dynamiques qui existent entre les choses, les idées
et les mots, des différents points de vue — économique, social,
culturel — auxquels on peut se placer pour envisager l’activité
des hommes, et dans tous les domaines où s’exerce et s’exprime
cette activité, de la littérature proprement dite à la religion,
de la science ou de la technologie à la morale et à la philoso¬
phie. Soulever une telle matière et la réorganiser sous les yeux
du lecteur de façon claire et vraisemblable ne demande pas à
l’historien un petit effort. Il faut au passage remercier Jean
Ehrard d’avoir su triompher de la difficulté tout en nous
épargnant le spectacle de cet effort. Car le produit de ce
« labeur historien » est, par-dessus le marché, fort élégant.
480 JACQUES PROUST

Trois massifs dans cet ouvrage : Nature et système du


monde, La Nature humaine et ses lois, Nature humaine et
Nature des choses. La première partie traite surtout de l’aspect
scientifique de l’idée de nature (ses rapports avec l’univers
matériel ) , la troisième de ses aspects philosophiques (ses rap¬
ports avec d’autres concepts, comme ceux de Providence ou de
Progrès). La partie centrale, la plus développée, traite des
aspects pratiques, moraux, esthétiques de l’idée de nature. On
sent déjà dans cette économie d’ensemble le souci qu’a Jean
Ehrard de ne rien omettre d’important sans pourtant sacrifier
à un objectivisme purement superficiel. La totalité qu’il nous
présente est riche, complexe, mais elle est centrée sur l’homme.
Elle est même explicitement ordonnée selon les besoins et les
aspirations de l’homme en société, dans un certain canton de
l’occident, à un certain moment de son évolution.
Nature et merveilleux, Le mécanisme universel, Impulsion
et attraction, Vidée d’évolution, ce sont les titres des quatre
chapitres qui composent la première partie du livre. Ils repré¬
sentent ici l’apport indispensable de l’histoire des sciences à
l’histoire des idées. Jacques Roger a montré en effet dans sa
thèse sur Les sciences de la vie dans la pensée française du
XVIIIe siècle (Colin, 1962), qu’aucune histoire sérieuse des
idées ne pouvait désormais se concevoir sans une étude préa¬
lable du niveau, du contenu et de l’évolution des connaissances
objectives pendant le temps considéré. Or Jean Ehrard montre
bien que, chez les savants de la première moitié du xvme siècle,
les phantasmes les plus étranges, les croyances les plus naïves
cohabitent avec les conceptions les plus avancées, les plus
sûrement étayées par la science expérimentale naissante. C’est
là qu’on saisit peut-être le mieux à quel point et pourquoi le
mot commode de nature pouvait être d’un emploi équivoque
sous la plume d’un homme du début du xvme siècle. C’est là
qu’on voit combien le langage est nécessairement ambigu : on
découvre des faits nouveaux; on élabore des conceptions révo¬
lutionnaires; mais on emploie des mots qu’on a appris, en
tâchant de leur faire dire autre chose que ce qu’ils signifient.
Le lecteur les comprend d’abord à l’accoutumée; il pressent
non sans inquiétude qu’ils ont tout de même un autre sens,
qu’il tâche de deviner, qui n’est pas tout à fait celui de
l’auteur, et qui se superpose dans son esprit au sens ancien.
Un autre comprendra autrement, et ainsi de suite. Diderot dit
cela très bien dans le Rêve de d’Alembert : « Par la seule
raison qu’aucun homme ne ressemble parfaitement à un autre
nous n’entendons jamais précisément, nous ne sommes jamais
l’idée de nature 481

précisément entendus (...). Notre discours est toujours en


deçà ou au-delà de la sensation » (2).
Le pis est que les mots anciens affublés d’un sens nou¬
veau continuent quelquefois à recouvrir les illusions d’un
autre âge. Jean Ehrard montre cela aussi à propos de cer¬
taines formes de matérialisme « para-, ou plutôt pré-scienti¬
fique, et par là-même nécessairement occultiste ». On rêve de
ce que donnerait une analyse aussi rigoureuse, appliquée de
nos jours aux écrits si neufs d’apparence et pourtant si
ambigus d’un Teilhard de Chardin.
Le chapitre III, qui traite du newtonianisme, est un
modèle de finesse. Jean Ehrard y analyse les réactions diverses
et contradictoires des newtoniens français à la philosophie
de leur maître. « Les newtoniens français, écrit-il par exemple,
ne pouvaient (...) renier l’ensemble de l’idéal mécaniste. Si
la Nature, dans ses profondeurs, leur apparaît singulièrement
plus complexe et plus riche que ne l’avaient soupçonné les
héritiers de Descartes, il reste cependant possible à leurs yeux
de traduire ses phénomènes dans le langage des mathéma¬
tiques » (p. 143). Il faut même parler d’une « inquiétante
diversité », à propos de ces formes de newtonianisme « où les
plus hautes mathématiques voisinent avec les plus archaïques
aberrations » (telles les théories sur l’antipathie et la sympa¬
thie).
Sur l’idée d’évolution, qu’on associe pour la première
fois au xviii0 siècle à l’idée de nature, on a beaucoup écrit,
mais pas toujours avec assez de discernement. Voici donc les
faits, et les textes. Voici La Mettrie, Bonnet, Buffon, Mauper-
tuis, Diderot. Jean Ehrard ne les étudie pas seulement pour
eux-mêmes, mais il les situe les uns par rapport aux autres.
Ainsi il ne jongle pas avec des notions abstraites, mais il
montre réellement la genèse et l’évolution d’idées réelles,
dans le cerveau des hommes réels de ce temps-là. Il semble
bien, au bout du compte, qu’on ne puisse parler de « transfor¬
misme », au xvme siècle, que dans la mesure où certaines des
idées jetées dans les écrits du temps ont effectivement été
reprises et développées depuis lors par d’authentiques trans¬
formistes. Mais Jean Ehrard fait voir comment l’ivraie et le
bon grain sont presque toujours insidieusement mêlés dans
les textes les mieux médités. L’ivraie, c’est la tentation de
l’animisme ou de l’hylozoïsme, la survivance du mythe de la

(2) Publié par Jean Varloot, Editions sociales, p. 91.


482 JACQUES PROUST

génération spontanee, toutes les formes de naturalisme mys¬


tique qui se développeront comme on sait à la fin du
xviii® siècle et plus encore au xix\ Ici encore, la confusion du
tableau est aggravée par le fait que les choses et les idées sont
naturellement représentées dans l’esprit par des mots. Aussi
les remarques que Jean Ehrard fait à propos de l’analogie
chez Diderot (p. 244), de la langue de La Mettrie (p. 237),
de la poésie de Fontenelle (p. 248) en relation étroite avec
l’évolution des idées scientifiques et de leur mise en forme,
sont-elles fort suggestives. On aimerait qu’il les développe
quelque jour comme elles le méritent (3).
Dans n’importe quel ouvrage d’histoire littéraire tradi¬
tionnelle, le chapitre intitulé Nature et beauté , qui ouvre la
seconde partie, serait une rhapsodie de lieux communs sur la
querelle des anciens et des modernes, sur l’académisme et
le naturalisme, sur le dogmatisme et le scepticisme. Et, certes,
aucun de ces lieux communs ne manque ici; les faits sont tou¬
jours les faits et il faut bien appeler un chat un chat (4).
Mais si Jean Ehrard répète ce qu’on a écrit avant lui, il le
dit tout autrement. A peu près — qu’il me pardonne — comme
Pascal faisait de Montaigne. La nouveauté, ici, c’est qu’à une
présentation académique et statique du débat se substitue
une recherche en profondeur de la « raison des effets », que
Jean Ehrard n’a pas trop de peine à trouver, à partir des
positions de base qu’il a si fermement assises dans sa pre¬
mière partie. Car les conflits esthétiques, et l’incapacité des
hommes du xvme siècle à les résoudre, s’expliquent eux-mêmes
par leurs espoirs et leurs inquiétudes contradictoires face à
une réalité objective que la pensée scientifique du temps
appréhende mal. On montre ainsi que « l’idéalisme esthé¬
tique apparaît au moment où la science mécaniste, définiti¬
vement formée, se dispose à engager son dernier combat
contre la science qualitative des péripatéticiens » (p. 260).
On méditera ceci encore, à propos des Réflexions sur la Poé¬
tique, de Fontenelle : « Triomphe de l’esprit géométrique,
ce programme qui subordonne le développement de l’art au

de finalité
fleuri
grandioses
ont
en
la
riques
lacru
substituant,
révolte
(3)de
(4)poésie
» Certains
On
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ou
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inversement.
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voit
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et
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chat
et des
se
aux
des
un
mollement
assimilées
substituer
modernes
on
rêveries
chat
« passe
colé¬
et
l’idée de nature 483

progrès de la connaissance annonce la création d’une science


nouvelle, l’esthétique » (p. 269). Et surtout ceci, qui conclut
le chapitre VI : « Le classicisme attardé du xviii® siècle n’appa¬
raît plus à l’historien comme une anomalie. Il traduit dans
son domaine propre une vision du monde : celle-là même que
soutient la téléologie du mécanisme universel et qui inspire
simultanément les certitudes équivoques de la morale natu¬
relle » (p. 328).
Le chapitre sur Nature et morale est un des plus denses
du livre. Ce n’est pas, bien entendu, un de ces essais sur la
morale où l’auteur prend pour prétexte le xvme siècle pour
exposer ses vues personnelles sur les Ans et les moyens de
l’homme et pour les justifier a posteriori ou a contrario en
entassant Sade sur Diderot et Bufïïer sur Montesquieu. Jean
Ehrard fait au contraire œuvre d’historien en expliquant com¬
ment les grandes options morales du demi-siècle sont condi¬
tionnées à la fois par les positions sociales de leurs auteurs et
par le contexte idéologique de leur pensée. On constate ainsi
que l’école du Droit naturel s’est épanouie parallèlement à
la science mécaniste et que « à mi-distance de la bonté instinc¬
tive du sauvage ou du paysan et du raffinement des mœurs
aristocratiques, la « voix de la nature » trouve (...) sa meilleure
expression dans la simplicité bourgeoise » (p. 356).
Ce parti-pris a sans doute des inconvénients. Il arrive
que certains historiens, marxistes novices sacrifiant à ce qu’il
est convenu d’appeler « le sociologisme vulgaire », enterrent
ainsi les grandes individualités dans le tuf des opinions com¬
munes. Jean Ehrard est au contraire très attentif à la partie
singulière que jouent dans l’orchestre les Montesquieu, Buffon,
Marivaux, Vauvenargues, La Mettrie. Il fait voir aussi com¬
ment les positions morales moyennes ont changé dans le cours
du demi-siècle, avec, par exemple, le développement du capi¬
talisme commercial ou encore la montée du néo-spinozisme.
Au total, chez ces philosophes apparemment libres de pré¬
jugés religieux, on se rend compte qu’il y a au fond plus de
religiosité qu’on ne s’y attendrait. Comme le dit Jean Ehrard
dans son chapitre VII (Nature et religion), « la suffisance de
la nature ne parvient à s’affirmer que par référence à une
surnature » (p. 402). C’est là surtout, dans ses rapports avec
la religion, que l’idée de nature apparaît ambiguë, paradoxale
même. Ambiguë : « La religion naturelle que l’on veut restau¬
rer est-elle la religion des premiers temps ou la religion raison¬
nable de l’humanité adulte ? » (p. 411). Paradoxale : « Uni-
484 JACQUES PROUST

verselle dans le temps comme dans l’espace, primitive et tou¬


jours actuelle, [l’idée de nature] est une donnée immédiate
de la conscience aussi bien que le terme d’un raisonnement »
(ibid.). De tous les dilemmes dans lesquels les philosophes
déistes ou chrétiens sont enfermés, la raison paraît bien être
celle que Jean Ehrard indique à la fin du chapitre : au fond,
les penseurs bourgeois balancent entre la nécessité d’abattre
l’Eglise en tant que puissance temporelle et celle de sauver
l’ordre social avec la religion dominante.
Le chapitre sur Nature et société revient sur un aspect
de l’histoire des idées qui n’a pas été jusqu’ici suffisamment
éclairé. Aucune des théories du xvme siècle sur l’origine et les
fondements de la société ne se comprend en effet sans réfé¬
rence aux doctrines anciennes ou modernes de l’Ecole dite
du Droit naturel. Jean Ehrard tâche justement de situer
Montesquieu par rapport à l’Ecole, ce qui le conduit au cœur
même de la pensée du philosophe. Politiquement, cette pensée
a hésité « entre l’attrait du libéralisme à l’anglaise et l’atta¬
chement aux vieilles structures de la monarchie féodale »
(p. 493). Et, après Louis Althusser (5), Jean Ehrard affirme :
« Le despotisme que combat Montesquieu n’est plus que
l’adversaire d’une classe sociale décadente, la liberté qu’il
vante se résume en des privilèges anachroniques, sa sagesse
politique en un appel à l’alliance du roi et des privilégiés
contre les aspirations populaires » (p. 496). II ne faut pour¬
tant pas sous-estimer les aspects libéraux de la pensée de
Montesquieu, sur le plan économique par exemple, ou à propos
de l’esclavage. Ici d’ailleurs Jean Ehrard glisse une de ces
remarques que l’on a toujours plaisir et profit à rencontrer
dans son livre, parce qu’elles font subitement apparaître la
jointure la plus intime entre l’histoire des idées et ce qu’on
appelle la « littérature » ou la « philologie » : c’est au niveau
même du langage que Montesquieu réussit le plus souvent à
dépasser les limites que lui imposent sa caste et ses préjugés,
pour tendre à l’universel (p. 497).
Robert Mauzi a publié naguère un grand livre sur L’Idée
du bonheur au XVIIIe siècle (6). Le chapitre que Jean Ehrard
a consacré à Nature et bonheur est bien entendu redevable
pour une part à ce travail antérieur. Sa deuxième section,
pourtant, est tout à fait neuve. Jean Ehrard y tente ce que
Mauzi, de propos délibéré, n’avait pas fait — on le lui a assez

çaise,
(6)
(5) Paris,
Montesquieu,
1963, n°s
Colin,
3 et 1960.
la
4. politique
Voir Annales
et l’histoire,
historiques
Paris,
de P.U.F.,
la Révolution
1959. fran¬
l’idée de nature 485

reproché — : envisager « l’idée du bonheur naturel, et sur¬


tout du bonheur collectif, dans ses rapports avec les grands
faits économiques de la période étudiée » (p. 544, n. 2). Il est
évident, par exemple, qu’aucune des discussions qu’on a pu
avoir au xvme siècle sur le mondain, sur le luxe, sur la fruga¬
lité, ne se comprend sans référence aux réalités économiques
d’un temps où le luxe tapageur de quelques-uns contrastait
singulièrement avec la misère du grand nombre. Une fois de
plus, les questions que pose le « philologue » ne peuvent être
résolues que par l’historien. C’est que « par-delà ses modes
d’expression littéraire », l’idée de nature a, comme dit Jean
Ehrard, une fonction éminemment « sociale ». Elle doit rappe¬
ler nécessaire.
au cette vérité élémentaire oubliée : que tout homme a droit

Il faut lire, dans toute cette fin de chapitre, comment


« l’idée d’une heureuse frugalité » a pu traduire « les diffi¬
cultés momentanées mais aussi l’équilibre profond d’une
société dont l’économie demeure essentiellement agricole et
marchande » (p. 583) ; comment, en faisant coexister le thème
de la frugalité avec l’apologie du luxe, Montesquieu s’est fait
« l’interprète de l’aristocratie éclairée de son temps, essen¬
tiellement foncière, mais aux intérêts imbriqués dans ceux de
la bourgeoisie d’affaires, prête à accorder à celle-ci sa place
dans la société à ordres, mais à condition qu’elle sache y
rester » (p. 590); comment le succès littéraire d’un thème
comme celui de la frugalité hollandaise a tenu plus qu’on ne
croirait à des préoccupations économiques; comment enfin
un pont se trouva jeté entre les apologistes de la frugalité et
les partisans du luxe « à partir du moment où l’exemple de
la vie frugale [fut] donné par le négociant ou le manufac¬
turier, tandis que le « luxe » devenait la manifestation tan¬
gible de l’effort collectif de production », la notion de travail
servant alors comme de « dénominateur commun » (p. 595).
En dépit de leurs titres, les derniers chapitres du livre
ne sont point de pure métaphysique. La Providence ? Pour
un Malebranche, un Fontenelle, la Providence même ne sau¬
rait être ce qu’elle était avant l’apparition de la science méca¬
niste. Et, dans un tout autre domaine, a-t-on songé avant Jean
Ehrard aux liens qui peuvent exister entre le Spectacle de
la nature, de l’ineffable abbé Pluche, et les conventions du
roman mondain ?
Le chapitre sur Nature et nécessité expose avec la même
rigueur et la même souplesse la manière dont les idéologies
486 JACQUES PROUST

du xviii® siècle s’engrènent sur la praxis des différentes couches


de la société. Il y a par exemple une parenté surprenante entre
la philosophie des Lumières et la théologie janséniste (Jean
Ehrard dit joliment que la première est « comme la fille pro¬
digue » de la seconde). Mais c’est que, sociologiquement, les
mêmes milieux de « petite bourgeoisie intellectuelle », les
mêmes familles d’avocats et de médecins ont nourri l’une et
l’autre. Pourtant Jean Ehrard n’oublie pas que ces idéologies
sont élaborées par des individus, s’expriment dans des œuvres
singulières. Il faut donc encore distinguer Vauvenargues de
Voltaire, La Mettrie de Maupertuis, et ainsi de suite. Un
des morceaux les plus amples et les mieux venus de ce cha¬
pitre XI concerne Montesquieu. C’est d’ailleurs à Montesquieu
que Jean Ehrard revient le plus volontiers et avec le plus de
bonheur. Mais Montesquieu ne domine-t-il pas légitimement
cette première moitié du siècle ?
Ce qui est dit ici de la fameuse « théorie des climats »
ne scandalisera que ceux qui n’auraient pas lu le chapitre I
(tant il est vrai que tout se tient dans ce livre, comme dans
la nature). Prenant le contre-pied de la tradition, Jean Ehrard
fait apparaître en effet le caractère conservateur de la théorie
des climats et ses aspects irrationnels. « Il est urgent, dit-il,
que l’histoire littéraire cesse de présenter comme une conquête
de l’esprit scientifique moderne une doctrine plus riche de
survivances mentales que de vues fécondes. En attribuer la
paternité à Montesquieu, c’est sans doute beaucoup déformer
sa pensée; fonder ses titres envers la postérité sur des bases
aussi fragiles, c’est assurément lui faire un honneur dou¬
teux auquel sa gloire véritable n’a rien à gagner » (p. 692).
L’abbé d’Espiard paraît plus avancé, chez qui « la notion som¬
maire de climat s’efface presque (...) devant celle — beaucoup
plus riche — de milieu naturel » (p. 717).
Pourtant Montesquieu a eu au moins une fois une intui¬
tion neuve, vivante, originale. C’est lorsqu’il entreprit d’ « ex¬
pliquer l’esclavage non par des raisons « naturelles », donc
sans remèdes, mais par des raisons historiques, à la fois
techniques et sociales » (p. 736). Car « l’idéalisme qui
condamne l’esclavage est inconciliable avec le déterminisme
qui le rend nécessaire » (ibid.).
Le chapitre sur Nature et progrès qui conclut le livre
présente un bilan pessimiste, mais juste, de ce demi-siècle de
spéculations, de rêveries et de disputes autour de l’idée de
nature. Tous les « naturalistes » ne furent pas des « progrès-
l’idée de nature 487

sistes ». Meslier même, « malgré les germes d’évolutionnisme


que l’on peut découvrir dans sa critique du dogme de la créa¬
tion, Meslier demeure, comme Spinoza lui-même, un philo¬
sophe de l’éternel » (p. 740). Paradoxalement, les esprits les
moins chrétiens semblent hantés par l’image du paradis perdu.
On est optimiste en morale, mais on considère sans optimisme
le cours de l’histoire. Le primitivisme de la première moitié
du xviii6 siècle est allégorique, et non pas historique. Encore
n’est-il « jamais aussi sincère, aussi pathétique, que lorsqu’il
traduit les besoins des « petits », les rancœurs et la misère
de ceux à qui la naissance, la pauvreté ou le destin ne per¬
mettent de trouver une place ni dans l’ordre ancien ni dans
celui qui commence à s’édifier autour d’eux » (p. 747). Chez
Rousseau, comme chez La Hontan, « le « primitivisme » n’est
que la phase négative d’un mouvement dialectique que les réa¬
lités économiques et sociales de leur temps condamnent à
demeurer inachevé » (p. 752). Quant à Fontenelle, il n’est
optimiste que pour l’esprit, car le savoir progresse, mais le
cœur non, qu’égarent les passions, ni sans doute la raison,
qui est universelle et immuable. Au total, au moment où
s’achèvent les années quarante, on s’enferme « dans le dilemme
de l’idylle ou de l’utopie : soit le mensonge du bonheur pri¬
mitif, soit la facilité d’une reconstruction abstraite de la
réalité » (p. 760). Seuls quelques bons esprits en viennent à
penser que l’homme n’est pas « l’enfant d’une nature
immuable », mais « un produit de l’histoire » (ibid.). Signa¬
lons au passage une apéritive digression sur le fameux débat
Epigénèse-Préexistence des germes qui a opposé au xviii* siècle
les savants biologistes. Si Jean Ehrard s’attarde après Lovejoy
à rappeler que les partisans de la première ont été beaucoup
moins nombreux que ceux de la seconde, c’est pour insinuer
comme à nouveau ce qui me paraît être l’intuition centrale de
son livre : « Une analogie évidente [c’est moi qui souligne,
J.P.] apparaît ici entre les théories scientifiques de l’époque,
sa philosophie morale et religieuse, sa politique, enfin sa philo¬
sophie de l’histoire » (p. 771). Imaginer l’histoire comme un
éternel retour, où le terme de l’évolution coïncide avec son
point de départ, c’est en effet penser le développement histo¬
rique en termes de préexistence et non d’épigénèse. C’est ici
que je citerai une phrase de Jean Ehrard qui figure en fait
dans l’introduction de son chapitre : « Ceux qui savent l’im¬
portance des techniques de production dans l’organisation du
bonheur social sont seuls en mesure de penser vraiment la
condition humaine dans le futur » (p. 740). Il semble bien
488 JACQUES PROUST

que dans son esprit elle caractérise des hommes de la seconde


moitié du siècle : Buffon, Condorcet. Et en effet vers la fin
de son chapitre, après avoir rappelé que d’Alembert lui-même
avait une vision cyclique de l’histoire, il unit Rousseau, Dide¬
rot et Voltaire dans la conviction « qu’il existe pour la société
un point de perfection qu’elle ne peut dépasser ». Il est pour¬
tant en partie erroné d’affirmer que « vers 1750 la bourgeoisie
éclairée ne songe pas encore à transformer le monde, mais tout
au plus à l’aménager ». Même si Diderot et d’Alembert avaient
encore vers 1750 une conception cyclique, donc pessimiste,
de l’histoire — en attendant pour Diderot les Lettres à
Falconet sur la postérité — il est de fait que leur praxis
sociale impliquait, malgré qu’ils en eussent, une confiance
plus ou moins spontanée dans la capacité d’ « organisation
du bonheur social » qu’avait la bourgeoisie éclairée de leur
temps : ils travaillaient à YEncyclopédie depuis cinq années et
se disposaient à en lancer le prospectus et le premier volume.
« Idée-force », « idée-frein », indissolublement, cette idée
de nature est bien tout de même une des idées maîtresses du
xviii6 siècle, et il faut remercier Jean Ehrard de lui avoir
consacré un maître livre.
Jacques PROUST

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