Sunteți pe pagina 1din 129

UNIVERSITE DE PARIS VIII VINCENNES A SAINT-DENIS

Pierre Hadot et Michel Foucault :


une rencontre manquée ?
Vers une éthique philosophique pour le temps présent

MEMOIRE DE MASTER DE RECHERCHE


« PHILOSOPHIE ET CRITIQUE CONTEMPORAINE DE LA CULTURE. »
DOMAINE : SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES

PRESENTE PAR

Viviane HORTA GENEROSO

sous la direction de Plínio W. PRADO Jr

Jury

Alain BROSSAT
Plínio W. PRADO Jr

PARIS 2009-2010
À Natasha,

! "!
Ce travail de recherche aurait été irréalisable sans le soutien théorique, mais aussi
affectif, de mon directeur de mémoire que je tiens à remercier et envers lequel j’aurai
éternellement en dette d’affect, M. Plínio W. Prado Jr.

Je remercie également Adriana Monteiro Vieira, André Mauricio Monteiro, Patrick


Montanera, Christian Coüesmes et Daniela Garnier pour leur patience tout au long de
cette année, pour leur lecture de mon texte, leur affection, leur dévouement et surtout
leur foi en la transformation des personnes.

Je remercie à Cláudio Reis d’avoir rendu possible mon séjour en France et pour me
soutenir à poursuivre mes études en philosophie.

Merci à tous les miens, surtout à ma fille Natasha, pour le temps qu’ils m’ont permis
d’accorder à la réalisation de ce Master, loin d’eux.

Un merci encore à mes amis brésiliens, spécialement à Telma Costa, pour leur soutien
et leur fidèle amitié.

Enfin, je tiens à remercier également M. Alain Brossat pour avoir bien voulu faire partie
de mon jury de soutenance.

! #!
Il y a des gens qui ne vivent pas la vie présente : c’est tout
comme s’ils se préparaient, en y consacrant toute leur
ardeur, à vivre on ne sait quelle autre vie, mais pas celle-ci,
et pendant qu’ils font cela, le temps s’en va et il est perdu. On
ne peut pas remettre en jeu la vie comme un dé qu’on relance.

Antiphon Le Sophiste (480-410)


In Les Présocratiques, P. Dumont (éd.), Paris, 1988.

! $!
Sommaire

Abréviations utilisées pour les principaux textes de Pierre Hadot


et Michel Foucault 7

Introduction
8
La philosophie comme manière de vivre et le département de philosophie de 11
Paris 8
Survie ou « vrai vie » ? 13

Première Partie
15
Pierre Hadot et la Philosophie comme art de vivre
Chapitre I 16
Pierre Hadot et les Exercices Spirituels
1. Apprendre à vivre 19
2. Apprendre à dialoguer 26
3. Apprendre à mourir 28
4. Apprendre à lire 30
Chapitre II 33
La philosophie comme art de vivre
5. Le concept d’exercice spirituel comme matrice pour une conception de la 33
pratique philosophique
6. Unité des Exercices Spirituels 38

Seconde Partie 45
Michel Foucault et la culture de soi
De Hadot à Foucault 46
Chapitre III 54
La “subjectivation” comme nouvel axe foucaldien : le cas de l’éthique
sexuelle de l’Antiquité.

! %!
Chapitre IV 64
Les « Exercices spirituels » selon Foucault
7. La culture hellénistique et romane du souci de soi par rapport aux 64
aphrodísia : un style de conduite sexuelle
8. Herméneutique du sujet 72
Le moment socratique-platonicien de l’émergence de l’epiméleia heautoû 76
dans le texte de Platon: l’Alcibiade

Troisième Partie 83
Deux éthiques pour le temps présent
La « rencontre manquée » entre Hadot et Foucault 84
Chapitre V 88
Les désaccords formulés par Hadot sur le travail de Foucault et les
possibles réponses foucaldiennes
9. Divergence sur la question du « sage » et de la « sagesse » 89
10. Hadot se refuse à utiliser le concept d’« esthétique de l’existence » 90
(Le dandysme)
11. Divergence sur la notion d’éthique du « plaisir » 94
12. Divergence sur le problème de l’écriture se soi, les « hypomnèmata » et la 96
question du « déjà-dit »
13. Divergence sur le moment à partir duquel la philosophie aurait cessé 98
d’être vécue comme un travail de soi sur soi
Chapitre VI 101
Ouverture : Perspectives pour une éthique pour le temps présent

Appendice
110
Spiritual Exercises and Childhood

Références Bibliographiques
128

! &!
Abréviations utilisées pour les
principaux textes de Pierre Hadot et Michel Foucault

Pierre Hadot

ES Exercices Spirituels et Philosophie Antique


QLPA Qu’est-ce que la philosophie antique ?
LPCMV La Philosophie comme manière de vivre
NV N’oublie pas de vivre : Goethe et la tradition des exercices spirituels.

Michel Foucault

VS Histoire de la sexualité 1, La volonté de savoir.


UP Histoire de la sexualité 2, l’usage des plaisirs.
SS Histoire de la sexualité 3, Le souci de soi
HS L’Herméneutique du sujet.
DE II Dits et Écrits II (1976-1988, édition de poche)
DE IV Dits et Écrits II (1980-1988)
CV Le Courage de la Vérité : Le gouvernement de soi et des autres II 1984.

! '!
Introduction

Je considère les différentes écoles morales [antiques]


comme des laboratoires expérimentaux dans lesquels un
nombre considérable de recettes de l’art de vivre ont été
pratiquées à fond et pensées jusqu’au bout : les résultats de
toutes les écoles et de toutes leurs expériences nous
reviennent en légitime propriété.
Nietzsche
Fragments posthumes, automne, 1881.

Ce qui est à l’horizon de cette recherche est l’élaboration d’une éthique pour le temps
présent.
Nous prenons pour guide à cet effet le « dernier » Michel Foucault, celui qui œuvre aux
deux derniers tomes de L’Histoire de la sexualité.
Or celui-ci, dans son « tournant » vers les ressources de la philosophie grecque et
hellénistique en doit beaucoup aux travaux de Pierre Hadot. L’on a même l’impression
que les deux penseurs mènent des recherches très voisines (ne serait-ce que par leurs
corpus et leurs thématiques), bien qu’il n’aie jamais eu de discussion directe entre eux
— comme s’il s’agissait de deux parallèles vouées à ne jamais se rencontrer.
Il nous a semblé ainsi que, en vue de notre projet éthique, il conviendrait de clarifier
tout d’abord les relations entre les pensées de Michel Foucault et de Pierre Hadot, les
références que l’un fait à l’autre, ce que le premier doit au second et ce que celui-ci
n’accepte pas (ou ne reconnaît pas) dans l’usage que celui-là fait de son travail.

La recherche qui fait l’objet de ce mémoire vise à mettre en discussion la question du


souci de soi dans les œuvres philosophiques de Pierre Hadot et Michel Foucault.
Malgré le peu d’informations dont nous disposons sur les rencontres entre les deux
penseurs, nous pouvons affirmer que Foucault, dans ses derniers écrits, a été marqué par

! (!
les travaux de Hadot1. En fait ils ont eu peu d’occasions de se confronter sur leurs
conceptions de la philosophie grecque et hellénistique, sur l’idée du « souci de soi » par
opposition au « connais-toi toi-même », et sur l’éthique que s’y trouve impliquée. Est-
ce du fait de la mort prématurée de Foucault (comme le suggère Hadot) ? Ou est-ce que
étant donné l’orientation de leurs travaux, plutôt divergentes après la découverte des
textes de Hadot par Foucault, ils étaient plutôt destinés à ne pas se rencontrer vraiment?

Un des objectifs de ce travail est de tenter de reconstruire cette confrontation, sinon cet
affrontement, rendu concrètement irréalisable par la mort de Foucault. Comme on le
verra au dernier chapitre, nous formons l’hypothèse qu’un différend oppose les pensées
hadotienne et foucaldienne.

Les deux auteurs cherchent, dans la lecture de l’Antiquité classique, une conception de
la philosophie comme « thérapeutique », therapeia : la philosophie entendue comme
thérapie de l’âme dans le sens antique, comme une pratique, un exercice de
concentration, un travail de l’âme sur elle-même. L’intérêt commun entre Hadot et
Foucault va au-delà d’un intérêt historique : il s’agit surtout de l’appropriation et du
développement de la portée éthique, d’une idée de philosophie qui est née et a prospéré
chez les Anciens : la philosophie pensée et vécue comme mode de vie. La philosophie
comprise comme un art de vivre (tekhnê tou biou), questionnant la philosophie comme
pur discours, exigeant un travail de transformation de soi par soi-même, un souci de soi.

1
Foucault fait une référence à Hadot dans l’introduction de L’usage des plaisirs (p.14), attestant sa
connaissance des œuvres de Pierre Hadot, laquelle remonte au moins à l’époque du cours sur
« L’Herméneutique du Sujet » (1981-82). Nous avons aussi, en deux textes d’Hadot, information sur la
rencontre entre le deux philosophes dans le Collège de France et d’autres brèves conversations.

! )!
Nous structurons ce mémoire en trois parties:

Dans la première partie nous étudions les œuvres de Pierre Hadot, en particulier, les
Exercices Spirituels et Philosophie Antique. Ce livre est primordial pour la rédaction de
ce mémoire, car il est à l’origine du premier contact de Foucault avec les recherches
d’Hadot. Celui-ci a raconté dans un entretien qu’au centre de ses préoccupations, depuis
sa jeunesse, se trouve une définition de la philosophie et du philosopher que résume
parfaitement la phrase de Bergson: « La philosophie n’est pas une construction de
système, mais la résolution une fois prise de regarder naïvement en soi et autour de soi
»2. La philosophie ne doit pas être comprise éminemment comme un système théorique
de concepts, mais comme une transformation de la manière de voir le monde et soi-
même. Hadot a passé une grande partie de sa vie à étudier, à assimiler, à incorporer, à
pratiquer, à vivre la pensée ancienne, dans laquelle cette conception de la philosophie a
rencontré son expression la plus complète.

Tout d’abord, les deux philosophes introduisent l’idée de « souci de soi » d’une façon
semblable et à partir de la figure de Socrate3. Pour Hadot le « souci de soi » est une
attitude spéciale envers soi-même, mais aussi envers les autres et le monde, qui est
nourrie par les « exercices spirituels ». Elle vise à la conversion à soi, et à une forme
d’attention à soi-même. Elle est, encore plus, une forme de transformation, de
purification de nous-mêmes par une pratique, un exercice qui est associé à une
conception morale.

Nous développerons dans la deuxième partie de ce mémoire les conceptions


foucaldiennes de la culture de soi. Nous trouvons dans les derniers travaux de Foucault,
plus précisément dans les tomes II et III sur l’Histoire de la Sexualité, mais déjà dès les
leçons qui constituent l’Herméneutique du sujet (1981-82), l’appréciation sur la

2
Voir P. Hadot « Mes Exercices Spirituels », Le Nouvel Observateur, du 10 juillet 2008.
3
Voir le « Socrate » de Pierre Hadot, ES, p. 101 et ss. Et Chez Foucault, le portrait de Socrate et
l’analyse de l’Alcibiade dès le première cours de L’Herméneutique du Sujet (6 janvier, 1982).

! *+!
question du rapport entre le « sujet » et la « vérité », les idées sur la philosophie comme
souci de soi et la postulation de l’esthétique de l’existence comme enjeu des « pratiques
de soi ».

Dans la troisième partie nous nous attachons à circonscrire l’objet central de ce


mémoire, à savoir la « rencontre manquée » entre Pierre Hadot et Michel Foucault.

Il y a, donc, une convergence importante entre les pensées des deux philosophes. Cette
convergence, cependant, semble occulter une divergence plus profonde, selon la lecture
que Hadot fait de Foucault — mais aussi celle que Foucault fait de Hadot et que nous
allons essayer de reconstruire dans cette partie. Cette divergence, comme Hadot lui-
même le souligne, tourne entre autres autour du concept de « souci de soi ». Il semble
plus généralement que l’éthique qu’induit ce « souci » relève d’orientations
philosophique, existentielle, politiques peut-être fort discordantes, voire antagonique,
entre les deux penseurs, comme nous essayerons de le montrer en cours de route.

La philosophie comme manière de vivre et le département de philosophie de Paris 8

Il importe de remarquer que ce travail de recherche s’inscrit dans un contexte sui-


generis. Il a été vécu dans un contexte universitaire « privilégié» au regard de sa
problématique. Dans une université qui a été « construite » en réponse aux critiques de
l’université faites par les étudiants en mai 1968. Le Centre Expérimental de Vincennes,
puis Université de Paris 8 est né ainsi pour abriter la « différence » en tous sens. C’est
dans ce cadre que le département de philosophie a été fondé par Michel Foucault
justement. Les enseignants recrutés étaient, des philosophes de « gauche », voire des
« communistes », comme : Gilles Deleuze, Jean-François Lyotard, François Châtelet,
René Schérer, Alain Badiou, Jacques Rancière, Alain Brossat, Daniel Bensaïd, pour
mentionner juste quelques noms. C’est dans ce contexte que le désir d’apprendre la
philosophie selon un nouveau « modèle » pédagogique non hiérarchique, non

! **!
progressif et non bureaucratique4, a été construit. C’est ce que François Châtelet (qui
succède Michel Foucault dans la direction du département en 1970) voyait comme une
des conditions de possibilité de l’instauration d’un véritable dialogue philosophique, où
les participants ne se contentent pas d’apprendre la philosophie, mais la pratiquent.

Au cours traditionnel de philosophie, conçu comme un lieu où l’étudiant vient acquérir


des connaissances pour les restituer le jour de l’examen ou du concours en échange de
crédits, se substitue une « rencontre » entre participants, où chacun fait état de la
richesse de son parcours antérieur afin de pouvoir l’élaborer philosophiquement, et à
son rythme, avec le concours de tous les autres. Une philosophie « vivante » se met à
l’œuvre, un « élément de la liberté »5.

En somme : une conception de la philosophie et de son enseignement dans le droit fil


donc d’un Hadot ou du dernier Foucault — la philosophie comme manière de se
conduire. Autrement dit, la réflexion théorique se développe dans un contexte pratique
qui suppose déjà un certain choix de vie, lequel choix est nourri à son tour par la
réflexion théorique Vincennes ou un Centre expérimental qui n’a pas fini.

En ce sens, le tout dernier Michel Foucault est en continuité directe avec la philosophie
« pédagogique » de « Vincennes ». De même, Gilles Deleuze oppose, de son côté, les
profanes ou les laïcs (dotés d’une compréhension non-philosophique par percepts et par
affects, identifiés ici à ses étudiants et à son public au sens large) aux professionnels de

4
Voir F. Châtelet dans Vincennes ou le désir d’apprendre, A. Moreau (dir.), 1979 ; C.Soulié, « Le destin
d’une institutions d’avant-garde : histoire du département de philosophie de Paris VIII », in Histoire de
l’institution, N 77, janvier 1998.
5
Je dois à Plínio Prado toutes ses informations sur la critique de l’université et l’histoire de Paris 8, que
je tiens à remercier. Nous pouvons vérifierer dans son livre, Le Principe d’Université (page 31, note 1)
que « La naissance de l’Université moderne et contemporaine du décrochage opéré par les Lumières
entre l’ascèse des spirituels et le savoir d’une science moderne objectivante et conquérante, qui
supplante l’askêsis ancienne (…), mais n’est plus à même de former (c’est-à-dire de transformer)
finalement le sujet connaissant (…).C’est de ce désengagement que désespère déjà Faust, et dont
Schopenhauer et Nietzsche, mais aussi Thoreau, Wittgenstein et diversement Horkheimer, entre autres,

! *"!
la discipline (professionnels d’école, de l’ordre, du savoir purement théorique, occupés
à reproduire le corps, la corporation de fonctionnaires) soupçonnés d’en rester à une
compréhension strictement philosophique, « par concepts », purement académique et,
pourrait-on dire, mécanique.

D’un côté la vie, le sensible, et les usages profanes ou extérieurs de la philosophie, de


l’autre, le concept ou « l’excès de savoir », soupçonné de tuer « le vivant dans la
philosophie ». Le Département de philosophie de Paris 8 renouait ainsi à bien des
égards avec l’orientation majeure des écoles philosophiques de l’Antiquité, dans la
mesure où il mettait l’accent sur la philosophie comme façon de vivre, mode d’être,
style d’existence. Ce faisant, il interrogeait par le même le rapport entre la philosophie
et son prétendu « dehors ».

Tout cela expliquerait que, malgré le « piège de Vincennes »6 le Département ait


survécu et soit même resté un des hauts lieux de l’université française, toujours
surpeuplé. Ce que les gens venaient chercher, c’était de quoi élaborer une façon de
vivre, supposant une forme d’ascèse, le travail sur soi, l’« expérimentation » (une
« stylistique de l’existence » dirait le dernier Michel Foucault) plutôt que de suivre une
carrière universitaire. Or c’est ce thème même qui est au cœur du présent mémoire.

Survie ou « vraie vie » ?

Le thème de ce mémoire a émergé de la rencontre avec les travaux de Plínio Prado lors
de ses conférences au Brésil. Ce fut le travail de ce philosophe, travail qui s’attache
d’accueillir la question des limites de l’exprimable et ouvre sur l’expérience de l’art et
de la littérature — laquelle s’avère être indissociable de la questions du ethos et de
« l’art de l’existence » justement —, ce fut ce travail, donc, relevant d’une pratique

accuseront l’Université. ».Voire aussi, sur le dernier Foucault et l’essence de l’Université, P. Prado,
« l’Université, le soi et le marché contemporaine », L’Humanité du 31 de décembre 2009.
6
Titre de l’article de Foucault de 1970 dénonçant la décision du Ministère de ne pas reconnaître le
diplôme délivré par le Département de Philosophie de Paris 8. Texte repris dans Dits et Écrits, tome II.

! *#!
vivante de la philosophie, qui m’a motivée à m’engager dans la présente recherche7.

J’ai été éveillée par les thèmes traités et la manière de les traites dans les cours de Plínio
Prado, ainsi que par sa position catégorique de résistance à l’annexion contemporaine
des intimités. Ses critiques de la société contemporaine et de l’Université, ses réflexions
sur des questions telles que : « Qu’est-ce qu’un vie qui vaut d’être vécue ? » à la fois
liée au cœur d’une philosophie conçue et vécue comme une manière d’être, dans le droit
fil des travaux de Foucault et de Hadot — tout cela m’a encouragé à m’engager dans
cette étude.

Ce mémoire a été rédigé dans un contexte personnel difficile. La difficulté a été


ressentie pour plusieurs raisons — au-delà des difficultés quotidiennes de la langue et
de la culture, commune aux étrangers. Certaines questions délicates d’ordre personnel
ont requis mon nécessaire engagement et l’intensité des transformations que
demandaient mon propre travail. Engagement et transformations qui m’ont renvoyée à
une réflexion plus approfondie sur les idées de l’épigraphe d’Antiphon sur la vie
présente comme lieu de la « vraie vie ».

Ce processus très riche m’a fait penser en même temps à ma propre pratique en tant
qu’enseignante de philosophie et ma poussée à rechercher la cohérence entre le discours
et la pratique dans la salle de cours. Il m’a fait passer en revue des valeurs admises, les
questionner et m’impliquer dans un intense travail sur moi-même. Par conséquent, mes
choix personnels ont également été « affectés » par la rédaction de ce mémoire.
Aujourd’hui, mon plus grand défi est de maintenir vivante la quête de l’accord entre le
discours et la pratique.

7
J’ai obtenu ma licence en 2001, ensuite je me suis spécialisée dans l’enseignement de la philosophie en
2002 et depuis j’enseigne l’« Ethique » dans une faculté privée pour les cours de licence au Brésil.

! *$!
Première Partie

Pierre Hadot et la Philosophie


comme art de vivre

À Pierre HADOT (in memoriam)

! *%!
Première Partie

Chapitre I

Pierre Hadot et les Exercices Spirituels

Dans la première partie de ce chapitre nous allons analyser le texte Exercices Spirituels,
tiré du livre Exercices Spirituels et Philosophie Antique8, de Pierre Hadot. Ce texte est à
l’origine du premier contact de Foucault avec les recherches d’Hadot. Foucault, lui
même, l’a signalé dans l’introduction de son livre L’Usage des Plaisirs9. Nous
assumons ici initialement, comme hypothèse de recherche, que ce contact a motivé, ou,
plus exactement, a éveillé Foucault à une reformulation des relations entre le sujet et la
vérité, reformulation qui a eu une grande répercussion dans ses derniers travaux10.

Dans cette optique nous présenterons tout d’abord les idées centrales travaillées par
Hadot dans son essai Exercices Spirituels, en partant de la division en quatre parties
qu’il fait lui-même de son texte, pour ensuite explorer et développer certains concepts

8
Première édition publiée par Études augustiniennes en 1981. Il y a une 3e édition revue et augmentée
parue en 1993 et aussi, la plus récente, au format de poche, revue et augmentée, parue en 2002, Éditions
Albin Michel.
9
« Les ouvrages de P. Brown, ceux de P. Hadot, et à plusieurs reprises leurs conversations et leurs avis
m’ont été d’un grand secours. » (M. Foucault, L’Usage des plaisirs, p. 14). De son côté Hadot affirme
que M. Foucault lui a dit dans leur première rencontre qu’il avait été « un lecteur attentif de ses
travaux », notamment de sa communication sur « Epistrophè et metanoia dans l’histoire de la
philosophie » (1953) et surtout de l’article liminaire « Exercices Spirituels » (1975-1976). (ES, p. 15 et
p. 390.).
10
Dans son livre Foucault, Gilles Deleuze met en évidence que cette reformulation « (…) appelait une
nouvelle dimension [celle du travail sur soi] qui devait se distinguer à la fois des rapports de forces ou de
pouvoir, et des formes stratifiées de savoir (…) La nouveauté des Grecs apparaît ultérieurement, à la
faveur d’un double ‘décrochage’ quand les ‘exercices qui permettent de se gouverner soi-même’ se
détachent à la fois du pouvoir comme rapport de forces, et du savoir comme forme stratifiée, comme
‘code’ de vertu. (Cf. p.106 et ss).

! *&!
clé présents dans son œuvre. Ainsi, au-delà de l’examen du concept de philosophie
proposé par Hadot, nous essaierons de montrer, à partir de la lecture de l’Antiquité
classique, comment il voit le rôle du philosophe, avec l’intention de dégager ses
contributions à la philosophie contemporaine.

Pierre Hadot commence le texte Exercices Spirituels en citant un exercice spirituel sur
l’exercice spirituel tiré du livre La Puissance et la Sagesse de Georges Friedmann11
publié à Paris en 1970. Au cours de son analyse Hadot s’interroge sur un possible
pastiche friedmannien des œuvres de Marc Aurèle et à partir de cette spéculation il se
propose de rapprocher l’œuvre de Friedmann de la philosophie hellénistique. Il se pose
même la question de savoir si Friedmann a conscience que son texte se rapproche d’une
idée philosophique développée dans l’Antiquité grecque et romaine12. Quoi qu’il en
soit, Hadot rapporte constamment son analyse au texte de Friedmann qu’il cite
fréquemment dans des notes en bas de page.

Le premier objet de discution présenté par Hadot se réfère à sa propre expression


« exercices spirituels », qui selon lui n’est pas bien perçue dans l’actualité, c’est à dire :
a perdu son sens originel de par le mauvais usage de l’expression tout au long de
l’histoire. Le mot « spirituel » surtout, peut être compris aujourd’hui comme un terme
mystique, de contenu religieux. Même s’il reconnaît la banalisation moderne du mot,
Hadot affirme qu’il importe d’insister sur l’intérêt de son utilisation. A propos de
l’acceptation de l’existence d’autres qualifications possibles pour le concept d’exercice,
comme par exemple « psychique », « moral », « éthique », « intellectuel », « de

11
Georges Friedmann (1902/1977), La Puissance et la Sagesse ; il s’agit des réflexions d’ordre moral et
philosophique sur l’avenir de la civilisation technicienne.
12
Le période hellénistique et romaine embrase cinq siècles. Le mot « Hellénistique désigne
traditionnellement la période de l’histoire grecque qui s’étend d’Alexandre le Grand, jusqu’à la
domination romaine, donc de la fin du IVe siècle av. J.-C. à la fin du 1er siècle av. J.-C.(…) On s’accorde
à considérer comme fin de la période hellénistique le suicide de Cléopâtre, reine d’Egypte, en l’an 30 av.
J.-C (…) Depuis la fin du IIIe siècle av. J.-C, les romains étaient entrés en contact avec le monde grec et
avaient découvert peu à peu la philosophie ». (P. Hadot, QLPA, p. 145-46).

! *'!
pensée » ou « de l’âme », il remarque qu’aucune d’elles n’est suffisamment forte pour
décrire et conceptualiser les types d’exercices pratiqués dans l’Antiquité.

Le mot « spirituel » permet bien de faire entendre que ces exercices


sont l’œuvre, non seulement de la pensée, mais de tout le psychisme de
l’individu et surtout il révèle les vraie dimensions de ces exercices : grâce
à eux, l’individu s’élève à la vie de l’Esprit objectif, c’est-à-dire se
replace dans la perspective du Tout13.

La deuxième question suscitée par Hadot se réfère à la relation existante entre ces
exercices spirituels et les « exercitia spiritualia » d’Ignace de Loyola, probablement
plus familiers aux lecteurs contemporains. Pour Hadot les exercices de Loyola ne
seraient rien d’autre que la version chrétienne d’une tradition plus antique, d’origine
gréco-romaine. Pour les premiers chrétiens ces exercices consistent en une askesis,
laquelle peut être comprise non pas comme une forme d’ascétisme (stricto sensu) mais
comme une pratique d’exercices spirituels du sens de la tradition philosophique de
l’Antiquité14. Hadot dans son étude des œuvres classiques ne cherche pas seulement à
présenter le concept et décrire ce qu’étaient les exercices spirituels, mais également à
établir les conséquences possibles d’une telle pratique pour notre compréhension de la
pensée des Anciens et de la philosophie tout court.

L’essai Exercices Spirituels se divise en quatre parties qui commencent toutes par le
mot « apprendre »: apprendre à vivre, apprendre à dialoguer, apprendre à mourir,

13
ES, p. 21. (Nous soulignons) A propos du Tout nous verrons plus tard que là s’enracine une
divergence avec Michel Foucault.
14
Sur ascèse, voir M. Foucault : « Quand on parle d’ascèse, il est évident que, vue à travers une certaine
tradition, d’ailleurs elle-même fort déformée, […] [nous entendons une] certaine forme de pratique, qui
doit avoir, pour éléments, pour phases, pour progrès successifs des renonciations de plus en plus sévères,
avec, pour point de mire et passage à la limite, la renonciation à soi. Progrès dans les renonciations, pour
parvenir à la renonciation essentielle qui est [la] renonciation à soi : c’est ainsi que nous, nous entendons
l’ascèse ». (Cf. HS, p. 305).Voir aussi, P. Hadot : « Presque toutes les écoles [Hellénistique et Romaine]
proposent des exercices d’ascèse (le mot grec askêsis signifie précisément « exercice ») et maîtrise de
soi (…) Elles supposent toutes un certain dédoublement, par lequel le moi refuse de se confondre avec
ses désir et ses appétits, prend de la distance par rapport aux objets de ses convoitises et prend
conscience de son pouvoir de s’en détacher. Il s’élève ainsi d’un point de vue partial et partiel à une
perspective universelle, qu’elle soit celle de la nature ou de l’esprit » (Cf. QLPA, p. 292 nous

! *(!
apprendre à lire. La répétition du mot apprendre nous donne de prime abord une bonne
indication sur le concept d’exercices spirituels que l’auteur se propose d’y retrouver.
Nous pouvons élargir et approfondir le concept d’apprendre en le situant dans un
contexte plus ample, en le pensant suivant les sens de s’inviter, s’entretenir, s’exercer,
ce qui implique un travail de formation et transformation de celle ou celui qui apprend.
Nous verrons qu’apprendre veut dire « prendre », se donner à soi même, saisir par
l’esprit ce qu’en un sens l’on sait déjà. Cela rejoint le concept–clé de maïeutique15.
Tous ces termes donnent une amplitude plus large au concept d’apprentissage que nous
essaierons de développer tout au long de l’analyse du texte de Hadot.

1. Apprendre à vivre

Hadot souligne que l’idée de philosophie comme exercice et pratique quotidienne peut
être facilement observée dans les écoles grecques et romaines. Il entend par là que la
philosophie ne se limite pas à une théorie abstraite de concepts, mais consiste aussi et
surtout en un l’art de vivre, en une attitude qui engage dans sa globalité la vie de l’être
humain. Le travail philosophique ne se situe pas seulement dans la sphère de la
connaissance, il est l’ordre du soi et de l’être, engageant la psyché au sens large. Il nous
transforme et nous donne à être plus intensément. La finalité de l’acte philosophique est
la conversion16. Succinctement, nous pouvons comprendre le concept de conversion
comme un transformation radicale de l’état originel d’un individu (sa condition de

soulignons). — Mais surtout, comme on le verra, le vrai enjeu de l’ascèse est de transformer la vérité, le
logos, en manière d’être, en êthos (HS, p. 316 sq. et 398 sq.).
15
Il y a un rapport intime important entre le concept d’« apprendre » et les exercices spirituels. Nous
pouvons dire que l’apprentissage que Hadot propose dans ce texte Exercices Spirituels est lui-même une
maïeutique, parce que nous sommes en train d’apprendre quelque chose qu’au fond nous savons déjà.
Voir P. Hadot « Socrate » p. 114-129. Voir plus loin le de ce chapitre § 2 « Apprendre à dialoguer ».
16
Le concept de conversion, présenté ici pour la première fois, sera développé par Hadot dans un autre
texte publié dans l’Encyclopedia Universalis (1953), p.979-981. Nous l’analyserons ce concept au § 6 de
ce chapitre, rubrique IV.

! *)!
stultus17). Plus précisément, la conversion philosophique modifie totalement le sujet en
l’emmenant d’une vie non authentique (reçue, déjà donnée) vers une vie authentique (la
nouvelle vie, vita nuova, ou « vraie vie ») dans laquelle il prend a conscience de soi et
du monde, atteignant par là même un paix intérieure.

L’auteur met aussi en évidence comme obstacle à la pratique des exercices spirituels,
peut-être le plus grave et qui doit être « travaillé » dans toutes les écoles
philosophiques, les « passions »: à savoir les désirs non contrôlés, exagérés, qui dévient
l’homme et l’empêchent de vivre de la manière la plus authentique. La souffrance que
cause les passions apporterait ainsi le désordre aux hommes ; c’est pourquoi, dans ce
contexte, la philosophie doit être comprise comme une thérapeutique des passions18.
C’est-à-dire une forme de thérapie de l’âme capable de contrôler les désirs et les
impulsions qui dévient l’homme, le détournant de son véritable destin. D’où les figures
du retournement, de la conversion que sont l’ espistrophè et la metanoia. Chaque école
adopte sa propre méthode thérapeutique, mais toutes, selon l’auteur, ont un objectif
commun, celui de la transformation profonde de la façon de voir le monde et de la
façon d’être de l’individu.

Pour Hadot, la transformation radicale que propose la philosophie exige des efforts
quotidiens. Toutes les écoles philosophiques ont assimilé cette notion, d’où

17
Le stultus c’est l’inconséquent, l’insensé, l’irrésolu, « celui qui n’a pas souci de lui-même. (…) C’est
d’abord celui qui est ouvert à tous les vents, ouvert au monde extérieur, c’est-à-dire celui qui lasse entrer
dans son esprit toutes les représentations qui peuvent lui être offertes par le monde extérieur ». (Cf. M.
Foucault, HS, p. 126-130). L’enjeu de toute les écoles de philosophie antique est « la prise de conscience
de l’état d’aliénation, de dispersion, de malheur, dans lequel on se trouve, avant de se convertir à la
philosophie » (Cf. P. Hadot, stulti, QLPA p. 298, 303, 331-332).
18
Sur la thérapeutique des passions Hadot cite la sentence attribuée à Epicure : « Vide est le discours du
philosophe s’il ne contribue pas à soigner une passion de l’homme » (Cf. Hadot, ES, p. 23, note 5).
Hadot marque aussi là dessus une différence avec M. Foucault. Il dit que Foucault « ne semble pas
remarquer que cette thérapeutique est destinée avant tout à procurer la paix de l’âme, c’est-à-dire à
délivrer de l’angoisse, angoisse que provoquent les soucis de la vie, mais aussi le mystère de l’existence
humaine : crainte des dieux, terreur de la mort » (Cf. Hadot, ES, p. 309). A-J. Voelke renforce que
« Pour l’épicurisme la philosophie revêt donc une fonction thérapeutique, et cette fonction est même
primordiale, car une philosophie qui ne soigne pas les âmes est fausse, ou plus précisément ‘vide’ » (Cf.
André-Jean Voelke, La philosophie comme thérapie de l’âme, p. 36 e ss).

! "+!
l’importance de préserver l’idée de la pratique des exercices spirituels. Ceux-ci seraient
« une pratique volontaire, personnelle, conçue pour déclencher une transformation de
soi »19. Ce sont les activités, les exercices quotidiens qui provoquent peu à peu la
transformation intérieure, indispensable à la transformation générale de l’homme. Cette
pratique devrait trouver sa place dans la vie quotidienne de chacun et être incluse dans
l’enseignement traditionnel des écoles hellénistiques et romaines.

C’est grâce à Philon d’Alexandrie, rappelle Hadot, que nous connaissons aujourd’hui la
pratique des exercices spirituels. Ce philosophe qui vécut au premier siècle de l’ère
chrétienne a élaboré deux listes d’exercices qui nous permettent d’accéder à un
panorama complet de la thérapeutique philosophique stoïco-platonicienne. La première
énumère des exercices tels que « la recherche (zetesis), l’examen approfondi (skepsis),
la lecture, l’audition (akroasis), l’attention (prosochè), la maîtrise de soi (enkrateia),
l’indifférence aux choses qui ne dépendant pas de nous. La seconde dénombre
successivement : les lectures, les méditation (meletai), les thérapies des passions, les
souvenirs de ce qui est bien, la maîtrise de soi (enkrateia), l’accomplissement des
devoirs. » (ES, p. 26).

Hadot montre que ces listes contribuent à une meilleure compréhension des exercices
spirituels pratiqués par les stoïciens. On peut élargir l’analyse aux exercices des autres
écoles de l’Antiquité classique. L’œuvre d’Hadot priorise les exercices spirituels des
stoïciens et des épicuriens. L’attention, par exemple, est une pratique spirituelle
importante pour les stoïciens. Elle traduit l’état de vigilance constante. Etre dans cet état
signifie être attentif aux évènements du quotidien, ce qui induit la « tension » de
l’esprit. Pour les stoïciens cette vigilance est la règle de vie fondamentale (kanon) qui
consiste à pouvoir distinguer les évènements qui dépendent de nous de ceux qui n’en
dépendent pas. Comme la mort, par exemple, que ne dépend pas de nous; nous ne
devons pas nous en préoccuper. Ainsi l’apprentissage de l’attitude de tension de l’esprit

19
Cf. Entretiens avec P. Hadot : « Mes exercices spirituels » paru dans le Nouvel Observateur, le 10
juillet 2008.

! "*!
facilite la réflexion à propos de certaines situations de la vie quotidienne. Cet état
d’attention permanente aux actions quotidiennes, aux évènements qui dépendent de
nous, impliquerait d’être concentré sur le moment présent, celui que nous vivons.

L’attention (prosochè) permet de répondre immédiatement aux


événements comme à des questions qui nous seraient brusquement posées.
Pour cela, il faut que les principes fondamentaux soient toujours « sous la
main » (procheiron). Il s’agit de s’imprégner de la règle de vie (kanon) en
l’appliquant par la pensée aux diverses circonstances de la vie, comme on
s’assimile par les exercices une règle de grammaire ou d’arithmétique en
l’appliquant à des cas particuliers (ES, p. 28).

A partir de cette affirmation, Hadot développe l’idée que l’exercice d’attention ne se


limite pas à un simple savoir à acquérir, il fait appel aussi, au delà de l’exercice de la
pensée, au travail de l’affectivité et de l’imagination, visant la transformation de la
personnalité. Par conséquent la vie doit être vécue les yeux bien ouverts, à la lumière de
la règle fondamentale.

Les stoïciens considéraient aussi la méditation20 comme un exercice spirituel important


qui préparait le pratiquant à une élaboration d’un meilleur rapport aux événements
quotidiens. La méditation « permettra d’être prêt au moment où une circonstance
inattendue, et peut-être dramatique, surgira. On se représentera à l’avance (ce sera la
praemeditatio malorum) »21. Par exemple, au lever nous planifions mentalement les
actions de la journée pour nous orienter sur des évènements comme les difficultés de la
vie, la pauvreté, la mort etc., qui ne dépendent pas de nous ; « on fixera dans sa
mémoire les maximes frappantes qui, le moment venu, nous aideront à accepter ces

20
« A la différence des méditations de l’Extrême-Orient de type bouddhiste, la méditation philosophique
gréco-romaine n’est pas liée à une attitude corporelle, mais elle est un exercice purement rationnel ou
imaginatif ou intuitif. Les formes en sont extrêmement variées. Elle est tout d’abord mémorisation et
assimilation des dogmes fondamentaux et des règles de vie de l’école » (P. Hadot, ES, p.271). Nous
soulignons donc que la meditatio que nous retrouverons sous la plume de Descartes dans les Méditations
Métaphysiques comme l’a fait remarque en grec est meletè dont la racine donne epimeleia heauton (c’est
le souci de soi-même, c’est le fait de s’occuper de soi-même). Cela est un point important que fait Hadot
contre Foucault sur le moment cartésien. Nous développerons ce point dans la troisième partie de ce
mémoire.
21
Sur la praemeditatio malorum Hadot cite les pages fameuses de Sénèque (Cf. ES, p. 29, note 4).

! ""!
évènements qui font partie du cours de la Nature » (ES, p. 29). Le soir nous
réexaminons ces évènements pour établir un bilan des manquements et des progrès
survenus dans la journée. Les rêves peuvent aussi être analysés par cette méthode.
L’exercice de méditation est de fait, une proposition de dialogue avec nous-mêmes. Il
représente une tentative de maintenir un discours intérieur cohérent ayant pour objectif
d’ordonner nos actions suivant ce qui dépend et ce qui ne dépend pas de nous.

Les exercices spirituels peuvent encore être partagés en exercices physiques et exercices
de la pensée. Les deux doivent être cultivés et pratiqués pour une transformation
radicale de soi et de son rapport au monde. Hadot reprend les listes d’exercices
spirituels élaborés par Philon et met en avant ceux qui seraient proprement intellectuels,
comme la lecture, l’écoute, la recherche et l’examen de soi. L’alimentation de ces
pratiques se fait au moyen de la lecture des poètes, des philosophes et des œuvres
écrites par les maîtres des écoles philosophiques.

Hadot remarque encore que tous les exercices doivent être pratiqués quotidiennement
pour en développer l’habitude. Pour cela, il suggère que nous pratiquions les exercices
les plus simples et les plus faciles afin d’acquérir peu à peu la pratique qui deviendra
avec le temps plus stable et solide, pour faire partie définitivement de nos vies.

En comparant les écoles stoïcienne et épicurienne Hadot observe que l’une et l’autre
croient en la pratique fréquente des exercices spirituels pour promouvoir la
transformation de l’homme. A première vue, selon lui, on pourrait croire que seule la
philosophie stoïcienne, qui se préoccupe de la tension de l’âme (état de vigilance
constante), est capable d’atteindre les objectifs des exercices spirituels. Après tout il
pourrait paraître surprenant que les philosophes épicuriens, considérés comme des
adeptes de la valorisation des plaisirs et de la philosophie comme thérapie de l’âme,
pratiquent eux aussi les exercices spirituels. Les épicuriens préconisent en effet le
renforcement de l’âme par l’investissement dans la joie des choses simples et dans le
plaisir de vivre. Ils défendent la thèse que l’insatisfaction et la tristesse des hommes se

! "#!
doivent, de manière générale, à de fausses croyances et au désir d’objets non
nécessaires22. Leurs vies sont consumées par des croyances injustifiées et des désirs
insatisfaits, ils sont privés du véritable plaisir, celui d’être. Il existe donc un
déséquilibre entre les désirs et le bonheur. Pour tenter de rétablir l’équilibre, Epicure
suggère de cataloguer les désirs en désirs naturels et désirs frivoles (vains).

L’éthique épicurienne délivrera des désirs insatiables, en distinguant


entre désirs naturels et nécessaires, désirs naturels et non nécessaires, et
désirs qui ne sont ni naturels ni nécessaires. La satisfaction des premiers,
le renoncement aux derniers et éventuellement aux seconds suffira à
assurer l’absence de trouble et à faire apparaître le bien-être d’exister.23

Les épicuriens comme les stoïciens utilisent les exercices spirituels, mais avec des
méthodes ou des visées contraires donc. Par exemple, alors que les stoïciens utilisent la
méditation pour réfléchir, en vue de la préparation des actes du quotidien, la tension de
l’âme, les épicuriens l’utilisent comme une forme de relaxation (détente), une façon de
revivre les actions qui ont donné du plaisir tout au long de la journée, en les privilégiant
et se concentrant sur les moments de bonheur.

(...) La méditation, simple ou savante, n’est pas le seul exercice spirituel


épicurien. Pour guérir l’âme, il faut, non pas comme le veulent les
stoïciens, l’exercer à se tendre, mais au contraire l’exercer à se détendre.
Au lieu de se représenter les maux à l’avance, pour se préparer à les
subir, il faut au contraire détacher notre pensée de la vision des choses
douloureuses et fixer nos regards sur les plaisirs. (ES, p. 36)

Comme l’affirme Hadot, l’étude de la physique constitue aussi un exercice spirituel


particulièrement important pour les épicuriens dans l’économie générale de leur
philosophie (qui inclut une cosmologie et une philosophie de la nature (physique)),
puisqu’il leur est nécessaire de connaître les phénomènes célestes. Pour cette école la
contemplation du monde physique est un plaisir spirituel. Un autre exemple, qui reflète

22
Voir également André-Jean Voelke, (La Philosophie comme thérapie de l’âme, plus précisément le
chapitre troisième, « Santé de l’âme et bonheur de la raison », p. 35-57) pour la fameuse classification
épicurienne des désirs : désirs naturels et nécessaires, désirs naturels et non-nécessaires, désirs non-
naturels et non-nécessaires.

! "$!
la différence entre les modes d’utilisation des exercices spirituels par les stoïciens et les
épicuriens, c’est l’exercice qui consiste dans l’effort de vivre le moment présent. Dans
ce sens les stoïciens s’efforcent d’être prêts pour exercer leur liberté, délibérer de leurs
choix quotidiens; les épicuriens, quant à eux, cherchent à profiter des conquêtes
quotidiennes : « (…) Chez les premiers, il est tension de l’esprit, éveil constant de la
conscience morale ; chez les seconds, il est encore une fois invitation à la détente et à la
sérénité : le souci, qui nous déchire vers le futur, nous cache la valeur incomparable du
simple fait d’exister. » (ES, p. 37).

Les deux écoles se concentrent sur le moment présent, cherchent à apprendre à vivre en
fonction de lui, en lui. Pour illustrer cette idée, Hadot cite le fameux vers d’Horace :
carpe diem. « Pendant que nous parlons, le temps jaloux a fui. Cueille l’aujourd’hui,
sans te fier à demain! » (Ibid.). Mais si l’exercice spirituel, qui consiste à vivre le
moment présent, est commun aux deux écoles, toutefois il existe une différence dans sa
pratique. Comme dans le cas de la méditation, on observe l’opposition associée à l’idée
de tension de l’esprit pour les stoïciens et de relaxation pour les épicuriens. Les
stoïciens vivent le moment présent dans le but de maintenir leur conscience morale tout
en agissant de la meilleure façon possible dans toutes les situations. Les épicuriens de
leur côté vivent intensément le moment présent en valorisant le plaisir de vivre. Le
plaisir serait, lui-même, un enjeu de l’exercice spirituel. Parmi les formes de plaisir,
nous pouvons citer le plaisir intellectuel, le plaisir de contempler la nature (monde
physique), de conserver ses amis ou le plaisir de l’amitié. L’entretien de l’amitié serait
un exercice spirituel en lui-même dans la mesure où il développe l’affect entre les
hommes, rend possible l’échange des expériences quotidiennes et fortifie la confiance
entre amis, contribuant en cela au bonheur personnel et au bonheur de la communauté.

23
ES, p. 34. On vérifie une fois encore que l’enjeu de la thérapie de la passion est l’ataraxie (l’absence
de trouble).

! "%!
2. Apprendre à dialoguer

Hadot évoque dans son ensemble la tradition historique des dialogues socratiques
présentés par ses disciples, notamment Platon, pour démontrer que les dialogues sont en
eux mêmes des exercices spirituels, permettant, voire appelant à la conversation interne,
à la construction d’un langage intérieur et à l’examen de conscience. Les dialogues
relèvent déjà du souci de soi. Socrate ne prétendait pas enseigner mais amener ses
interlocuteurs à découvrir par eux-mêmes leurs propres questions et tenter de trouver
des réponses. Les questions socratiques exposent ses interlocuteurs au défi de
s’interroger en cherchant en eux-mêmes des réponses et en formulant de nouvelles
questions24. Sa mission est d’inviter ses interlocuteurs à l’auto-examen, avec pour
objectif le soin de soi, la recherche de la connaissance intérieure. « Le dialogue
socratique apparaît donc ainsi comme un exercice spirituel pratiqué en commun qui
invite à l’exercice spirituel intérieur, c’est-à-dire à l’examen de conscience, à l’attention
à soi, en bref au fameux « connais-toi toi-même » »25.

Hadot insiste sur l’existence d’une relation importante entre le dialogue avec soi-même
et le dialogue avec l’autre. Celui qui arrive à établir une véritable rencontre avec l’autre

24
« On sait que, dans le Théétète (Platon, 150a), Socrate raconte qu’il a le même métier que sa mère.
Elle était sage-femme et assistait aux naissances corporelles. Lui est l’accoucheur des esprits : il les
assiste dans leur naissance. Lui-même n’engendre rien, puisqu’il ne sait rien, il aide seulement les autres
à s’engendrer eux-mêmes. » Cf. ES, p. 114, et voir aussi, sur le dialogue et la maïeutique, la note 15 de
ce chapitre.
25
ES, p. 41. Or il conviendra de distinguer entre connaissance de soi e souci de soi. Il s’agit là d’un point
de divergence important entre M. Foucault et P. Hadot concernant la « modernité », c’est à dire leur
diagnostic de la modernité comme déclin et oubli du souci de soi. Foucault a dit que la notion centrale de
cette culture du « souci de soi-même » est celle d’epimeleia heautou (et non celle de gnothi seauton),
une notion grecque forte et complexe qui a eu une très longue durée de vie dans cette culture et que
signifie le souci de soi-même, s’occuper de soi-même, se préoccuper de soi-même. « C’est un peu
paradoxal et sophistiqué de choisir cette notion alors que chacun sait, chacun dit, chacun répète, et
depuis bien longtemps, que la question du sujet (question de la connaissance du sujet, question de la
connaissance du sujet par lui-même) a été originairement posée dans tout autre formule et dans un tout
autre précepte : la fameuse prescription delphique du gnôthi seauton (« connais-toi toi-même ») ».
Foucault affirme que les études qui ont été faites par des historiens et des archéologues montrent que la
prescription delphique n’avait pas à l’origine la valeur qu’on lui a prêtée par la suite, « mais avec une
signification qui n’était certainement pas celle du « connais-toi toi-même » au sens philosophique du

! "&!
est capable de véritablement se trouver et vice versa. Dans ce sens, pour lui, tous les
exercices spirituels sont des dialogues, car un dialogue exige un travail de la pensée
dans lequel s’établit un accord entre le questionneur et son destinataire. L’interlocuteur
tient un rôle fondamental dans le processus puisqu’il n’existe pas véritablement de
doctrine à être enseignée, mais la promotion de la recherche d’un cheminement
intérieur. Hadot compare l’acte de dialoguer à un combat, à un travail ardu qui unit
l’autre et l’univers intérieur à soi. Même si ce dialogue paraît amical, il constitue, sans
aucun doute, une lutte interne et externe une agonistique. Dans cet affrontement
l’interlocuteur est invité à promouvoir des changements de points de vue, d’attitudes et
de convictions.

L’art de séduire les âmes ; et encore, non seulement la rhétorique qui


cherche à persuader, pour ainsi dire, de loin, par un discours continu,
mais surtout la dialectique, qui exige, à chaque moment, l’accord explicite
de l’interlocuteur. La dialectique doit donc choisir habilement une voie
détournée, mieux encore, une série de voies apparemment divergentes
mais pourtant convergentes, pour mener l’interlocuteur à découvrir les
contradictions de sa propre position ou à admettre une conclusion
imprévue. (ES, p.45).

Selon Hadot il ne serait pas possible de démarquer une frontière entre le dialogue
socratique et platonique puisque tout dialogue platonicien é nécessairement inspiré par
Socrate. Le dialogue platonicien, pour être un exercice maïeutique serait, sans aucun
doute, un exercice spirituel pour deux raisons: il conduit d’abord le récepteur à la
conversion, au changement radical de vision de soi et du monde. Ensuite il y aura
seulement dialogue si le récepteur et le locuteur sont réellement disposés à dialoguer en
vue de la recherche de la vérité, de la découverte intérieure, dans son âme propre, de
l’idée du Bien.

L’effort dialectique est en fait une montée en commun vers la vérité et


vers le Bien « que toute âme désire ». D’autre part, aux yeux de Platon,
tout exercice dialectique, précisément parce qu’il est soumission aux

terme. » Cf. Foucault, HS, p. 4 ss. Nous y reviendrons sur le sujet dans la deuxième partie de ce
mémoire.

! "'!
exigences du Logos, exercice de la pensée pure, détourne l’âme du
sensible et lui permet de se convertir vers le Bien (ES, p. 47).

3. Apprendre à mourir

Selon Hadot l’évènement de la mort de Socrate inaugure la philosophie platonicienne


puisqu’il témoigne de la supériorité du Bien sur les lois des hommes. Socrate est mort
part et pour sa fidélité au Logos. La mort consiste en la séparation spirituelle de l’âme
et du corps, c’est pour cette raison qu’elle configure une question platonicienne
importante. Hadot affirme que c’est nécessaire comprendre que la séparation entre
l’âme et le corps n’a absolument plus rien à voir avec un état de transe ou de catalepsie.
Dans cette séparation il s’agit pour « l’âme de se délivrer, de se dépouiller des passions
liées aux sens corporels, pour acquérir l’indépendance de la pensée ». Il cite Phédon,
65e, 66c, 79c, 81b, 84a et ajoute que cet exercice est un effort pour se libérer du point
de vue partial et passionnel, lié au corps et aux sens. (Nous avons là une esquisse de la
position du corps que Hadot poursuivra dans ses études plotiniennes. Ce sera important
comme nous le verrons, pour le différend d’avec le corps foucaldien.) Nous comprenons
ainsi que la philosophie elle-même est un exercice d’apprentissage de la mort :

Socrate s’est exposé à la mort pour la vertu. Il a préféré mourir plutôt que
de renoncer aux exigences de sa conscience; il a donc préféré le Bien à
l’être, il a préféré la conscience et la pensée à la vie de son corps. Ce
choix est précisément le choix philosophique fondamental et l’on peut
donc dire que la philosophie est exercice et apprentissage de la mort, s’il
est vrai qu’elle soumet le vouloir vivre du corps aux exigences
supérieures de la pensée.26

L’idée que penser la mort est un exercice spirituel a jouée tout au long de l’histoire un
rôle significatif même pour des adversaires du platonisme comme Epicure et, plus près

26
ES, p. 48. – C’est nous qui soulignons. Sur la question de « la conscience » Hadot cite l’Apologie,
28b-30b. Plus encore, sur la séparation de l’âme et du corps Hadot dit que « Dans la perspective
platonicienne, nous sommes ainsi ramenés à l’ascèse qui consiste à découvrir le moi pur, et à dépasser le
moi égoïste replié sur son individualité, en le séparant de tout ce qui s’est attaché à lui et à quoi il s’est
attaché, et qui l’empêche de prendre conscience de lui-même. » QLPA, p.292. Cf. République (611 d).

! "(!
de nous, Heidegger. Pour Platon la perte de la vie sensible (du corps) ne peut intimider
celui qui a déjà atteint le niveau de sagesse, le Bien. Epicure quant à lui disait que
l’exercice de la mort nous fait prendre conscience de notre finitude, renforçant ainsi
l’idée de valoriser chaque moment de la vie en vivant chaque jour comme si c’était le
dernier. Heidegger pour sa part préconisera que la philosophie est en elle-même
l’exercice de la mort, elle nous y prépare quotidiennement. Hadot remarque aussi que
« L’Être-pour-la-mort heideggérien ne prend tout son sens précisément que dans la
perspective propre à Heidegger ; il n’en reste pas moins que l’on est en présence d’une
pensée qui fait de l’anticipation ou devancement de la mort une condition de l’existence
authentique. » (ES, p. 52 note 1). Dans la philosophie platonicienne il ne s’agit pas de
penser la mort, mais de pratiquer son anticipation comme un exercice de la vie.

A ce propos Hadot spécule quand à l’origine de l’apprentissage de la mort comme


exercice spirituel ; le problème peut paraître d’ordre historique et pourra être
opportunément investigué. De fait, il existait déjà dans la philosophie stoïcienne la
pratique de l’exercice de la mort qui se définit par la séparation entre le corps et l’âme,
ce qui implique « d’habituer l’âme » à se libérer des passions (ES, p.53, note 2). Le
platonisme entend aussi l’exercice de la mort comme la contemplation de la totalité et
l’élévation de la pensée, passant de la subjectivité individuelle à l’objectivité, avec pour
but la perspective universelle, c’est à dire l’exercice de la pensée pure.

Cette caractéristique du philosophe reçoit ici pour la première fois un


nom qu’elle gardera dans toute la tradition antique : la grandeur d’âme.
La grandeur d’âme est le fruit de l’universalité de la pensée. Tout le
travail spéculatif et contemplatif du philosophe devient ainsi exercice
spirituel dans la mesure où, élevant la pensée jusqu’à la perspective du
Tout, il la libère des illusions de l’individualité. (ES, p.53 et 54).

En fait quand nous pensons à la mort au niveau individuel nous pouvons amplifier la
conscience qui nous emmènerait à l’universalité de la pensée du Tout. Pour renforcer
cette idée Hadot cite Plotin et affirme que la tradition platonicienne est restée fidèle aux
exercices spirituels. Précisément, dans le platonisme la notion de progrès spirituel joue

! ")!
un rôle important, plus que chez Platon lui-même. Ce progrès correspond à des degrés
de vertu, à des étapes comme la « purification de l’âme par le détachement du corps,
puis connaissance et dépassement du monde sensible, enfin conversion vers l’Intellect
et vers l’Un.».27 Pour réaliser ce progrès est nécessaire pratiquer les exercices. Ainsi,
l’importance de cette pratique est fondamentale pour la philosophie de Plotin. Il croit
que si nous nous purifiions des passions, qui cachent la véritable réalité de l’âme, nous
pouvons comprendre que l’âme est immatérielle et immortelle et cette connaissance est
déjà un exercice spirituel. Sur ce point Hadot note « que l’esprit du platonisme est
précisément de faire de la connaissance un exercice spirituel. Pour connaître, il faut se
transformer soi-même. » (ES, p. 59, note 2).

4. Apprendre à lire

Apprendre à lire est un des exercices spirituels les plus difficiles, affirme
catégoriquement Hadot. A première vue l’acte de lire, une fois acquis comme une
compétence, paraît être banal, mais sa pratique comme exercice spirituel exige un
perfectionnement quotidien. Lire ne signifie pas avoir l’habileté pour développer une
activité, ce n’est pas seulement décoder les signes, mais s’attacher à l’activité, prendre
le temps, investir dans l’écoute de l’auteur comme une espèce de raffinement de
l’oreille pour comprendre des choses qui ne son pas dites, qui se cachent dans les
entrelignes.

Il affirme ainsi que nous passons notre vie à lire de grandes œuvres et à critiquer les
œuvres que nous lisons, mais peu nous importe l’acte de lire en soi et, principalement,
la lecture comme exercice. « Nous passons notre vie à « lire », mais nous ne savons
plus lire, c’est-à-dire nous arrêter, nous libérer de nous soucis, revenir à nous-mêmes,
laisser de côté nos recherches de subtilité et d’originalité, méditer calmement, ruminer,

27
Cf. ES, p. 57-8. Hadot cite son propre texte « La Métaphysique de Porphyre » (disciple néo-
platonicien de Plotin, vivant au IIIe siècle, dans le recueil Porphyre. Entretiens sur l’Antiquité classique,
t. XII, Fondation Hardt, Genève, 1966, pp.127-129.

! #+!
laisser les textes nous parler »28. Pour renforcer son argument qu’apprendre à lire est un
des exercices spirituels qui exige le plus de nous, Hadot cite J.W. Goethe : « Les gens
ne savent pas ce que cela coûte de temps et d’effort pour apprendre à lire. Il m’a fallu
quatre-vingts ans pour cela et je ne suis même pas capable de dire si j’ai réussi » (ES,
p.73 et 74).

Nous pouvons dans ce sens entendre que la lecture comme exercice spirituel est elle-
même un travail.

Non pas au sens scolaire et trivial de besogne, mais plutôt au sens de


« travail sur soi », lequel passe par un travail sur le sens des mots et des
phrases, donc sur la transformation des « énergies » que tout discours
recèle — dans ses textes, images, connotations, associations, idées, affects
— et que la lecture doit être à même de révéler ou réveiller et travailler.29

La lecture comme exercice est la « vraie » lecture.

Lire, c’est en fin de compte se laisser lire, déchiffrer, interroger,


déconcerter par le texte. Et par là même, s’éveiller, s’ouvrir à l’énigme du
sens – qui est l’énigme de ce qui est et de ce que l’on est. C’est par
conséquent se soucier de soi, notamment dans la mesure où ce soi abrite
en lui-même un autre, à son insu. (Ibid.)

28
ES, p. 73. Voir aussi Nietzsche sur la lecture dans Aurore, Préface, § 5 : « (...) Ce n’est pas en vain que
l’on a été philologue, on l’est peut-être encore. Philologue, cela veut dire maître de la lente lecture : on
finit même par écrire lentement. Maintenant ce n’est pas seulement conforme à mon habitude, c’est aussi
mon goût qui est ainsi fait, — un goût malicieux peut-être ? — Ne plus jamais rien écrire qui ne
désespère l’espèce des hommes « pressés ». Car la philologie est cet art vénérable qui, de ses
admirateurs, exige avant tout une chose : se tenir à l’écart, prendre du temps, devenir silencieux, devenir
lent, — un art d’orfèvrerie, et une maîtrise d’orfèvre appliquée au mot, un art qui demande un travail
subtil et délicat, et qui ne réalise rien s’il ne s’applique avec lenteur. Mais c’est justement à cause de cela
qu’il est aujourd’hui plus nécessaire que jamais, justement par là qu’il charme et séduit le plus, au milieu
d’un âge du « travail » : je veux dire de la précipitation, de la hâte indécente qui s’échauffe et qui veut
vite « en finir » avec toute chose, même un livre, fût-il ancien ou nouveau. — Cet art lui-même n’en finit
pas facilement avec quoi que ce soit, il enseigne à bien lire, c’est-à-dire lentement, avec profondeur,
égards et précautions, avec des arrière-pensées, des portes ouvertes, avec des doigts et des yeux
délicats... Amis patients, ce livre ne souhaite pour lui que des lecteurs et des philologues parfaits :
apprenez à me bien lire ! » Cf. http://fr.wikisource.org/wiki/Aurore/Avant-propos et Texte allemand :
http://www.nietzschesource.org/texts/eKGWB/M.
29
Cf. Prado, P., La lecture comme travail sur soi, dans: L’enjeu de l’initiation philosophique,
Belfort/Paris, printemps 2004.

! #*!
Lire dans ce sens, c’est un cheminement qui rende possible une transformation de notre
propre vision du monde. Cet un type de formation qui exige une attitude philologique.

! #"!
Chapitre II

La philosophie comme art de vivre

5. Le concept d’exercice spirituel comme matrice pour une conception de la


pratique philosophique.

Pour analyser le concept de philosophie comme mode de vie nous utiliserons l’essai
« Philosophie comme Manière de Vie » contenu dans l’œuvre Exercices Spirituels et
Philosophie Antique. Ce choix est dû au fait que ce texte est le premier dans lequel
Hadot élabore ce concept.

Hadot commence son essai en citant le texte de Philon d’Alexandrie qui considère la
philosophie comme la voie pour atteindre la sagesse. Dans ce texte, Philon, inspiré par
la philosophie de l’époque hellénistique et romaine, décrit et commente des aspects de
la vie quotidienne qui seraient des exercices spirituels, comme par exemple la
contemplation de la nature, l’aspiration à une vie de paix et de tranquillité (ataraxie). Le
sens du mot philo-sophie (amour de la sagesse) était suffisant, selon Hadot, pour
traduire la conception de la philosophie des Anciens, entendue comme exercice de la
pensée, de la volonté et de l’être du sujet, avec l’intention d’arriver au stade de pleine
sagesse, en devenant la sagesse elle-même.

Toutes les écoles philosophiques (platonicienne, aristotélicienne, épicurienne et


stoïcienne) préconisaient que le concept de sagesse était l’horizon de la philosophie.
Dans le texte en étude Hadot affirme que l’on ne peut arriver à la sagesse que par le seul
moyen des exercices spirituels. Seule la philosophie donc permettrait la rencontre de
l’homme et de la sagesse. Chaque école, à sa manière, cherche à stimuler la pratique des
exercices spirituels, visant le souci de soi et le changement de la manière de voir le
monde et des valeurs, ainsi que la connaissance de soi.

! ##!
(…) La philosophie était une méthode de progrès spirituel qui exigeait
une conversion radicale, une transformation radicale de la manière
d’être. Manière de vivre, la philosophie l’était donc dans son effort, dans
son exercice, pour atteindre la sagesse, mais aussi elle l’était dans son
but, la sagesse elle-même. Car la sagesse ne fait pas seulement connaître,
elle fait « être » différemment (ES, p. 290).

Ainsi, pour les Anciens, la vraie philosophie peut être comprise comme la pratique
d’exercices spirituels qui vise à atteindre l’état de sagesse. Hadot constate aussi que
cette idée contient un paradoxe: la sagesse est inatteignable, mais elle doit être toujours
poursuivie, impossible et nécessaire.

Hadot insiste sur le fait que pour les épicuriens et les stoïciens l’idée de conscience
cosmique est très importante et capitale.30 L’homme fait partie d’un tout, de la nature
universelle. Les Anciens avaient la claire conscience que nous vivons dans le cosmos et
qu’il serait fondamental que nous soyons en harmonie avec l’univers.

Pour clarifier la notion de philosophie comme mode de vie, Hadot évoque la distinction
proposée par les stoïciens entre le discours philosophique et la philosophie elle-même.
Pour être enseignée, la philosophie (en tant que discours philosophique) présuppose
qu’elle soit subdivisée en aires de connaissance : la logique, l’éthique, la physique. Pour
l’enseignement de chacun de ces domaines, il faut développer des théories spécifiques.
Quant à la philosophie en elle-même, comprise comme mode de vie, elle est associée à
une pratique du développement spirituel quotidien. Il s’agit de mener des actions au
jour le jour, en cherchant à vivre consciemment selon la perspective de la logique, de
l’éthique et de la physique. Vivre dans cette perspective, c’est vivre un acte continu et
permanent qui s’identifie à la vie de l’homme, divergeant donc, en ce sens, du pur
discours philosophique. « La philosophie, à l’époque hellénistique et romaine, se
présente donc comme un mode de vie, comme un art de vivre, comme une manière
d’être. » (ES, p.295).

30
Remarquons ici que cela sera un autre point de divergence entre Foucault et Hadot.

! #$!
Hadot établit l’existence d’un abîme entre la théorie philosophique (le discours) et la
philosophie comme mode de vie (la pratique). Cet abîme peut être observé tout au long
de l’histoire de la philosophie elle-même. Les historiens de la philosophie s’attardent en
général sur l’aspect purement théorique et systématique de la philosophie au détriment
de la pratique des exercices spirituels, donc de la philosophie comme mode de vie.
C’est pour cela qu’Hadot propose de reprendre la philosophie comme pratique, notion
qui s’est « perdue » au long de l’histoire et de l’amener au débat contemporain. A
travers cette procédure il se nourrit de la richesse des idées laissées par les philosophes
antiques.

Selon Hadot, le dommage causé par cette « perte » est le fruit de l’évolution de la
philosophie du Moyen Âge aux Temps modernes. « Je pense qu’il est lié à l’évolution
de la philosophie elle-même au Moyen Age et dans les Temps modernes. Le
christianisme a joué un rôle considérable dans ce phénomène. Au début, à partir du IIe
siècle après J.-C, le christianisme s’était présenté comme une philosophie, c’est-à-dire
comme mode de vie chrétien » (ES, p.296). Au Moyen Âge, philosopher signifiait vivre
selon les lois de la raison. Comme pour les chrétiens la raison était la loi divine, la
philosophie s’est confondue avec la théologie, puisque beaucoup des exercices
spirituels qui la caractérisaient ont été substitués par, ou modifiés en des exercices
religieux. Ce phénomène d’intégration de la philosophie à la théologie chrétienne peut
être illustré par les écrits de Clément d’Alexandrie, qui a décrit les exercices spirituels
stoïciens et platoniciens de « l’attention à soi-même (prosochè) de la méditation, de
l’examen de conscience, de l’exercice de la mort, où l’on retrouve aussi a valeur
attribuée à la tranquillité de l’âme et à l’impassibilité ». (Ibid).

Hadot reconnait que l’intégration au Moyen Âge de la philosophie à la théologie, a


contribué au développement de cette dernière. La philosophie lui a apporté le matériel
conceptuel, logique et métaphysique qui lui était nécessaire. Dans le même temps, cette
liaison a été aussi responsable de la corrosion du concept d’exercice spirituel dans le
champ philosophique, ainsi que nous l’avons indiqué au début du chapitre. Ce fait a

! #%!
rendu possible l’appauvrissement du concept, en diffusant l’idée que, d’une façon
générale, les exercices spirituels étaient associés aux pratiques religieuses.

C’est le danger de la « scolastique » qui avait commencé à se dessiner à


la fin de l’Antiquité, qui se développe au Moyen Âge et dont on peut
reconnaître encore la présence dans la philosophie d’aujourd’hui. (ES,
p.298).

La doctrine scolastique, dominée jusqu’à la fin du XVIIIe siècle par la théologie, a


contribué à l’altération du concept d’exercice spirituel en le ramenant (le
« convertissant ») aux exercices spirituels chrétiens. Selon Hadot, du XIVe au XVIIIe
siècle, l’activité philosophique est devenue indépendante de la théologie grâce aux
travaux de philosophes comme Descartes, Spinoza, Malebranche et Leibniz. De fait, les
aspects religieux n’ont pas été tout simplement abandonnés, mais le processus a exigé
une reconstruction, a connu des moments d’incertitudes, de distanciations et
d’approximations entre les conceptions anciennes et modernes. Ce n’est pas par hasard
que Descartes a donné à une de ses œuvres le titre de Méditations, puisqu’il y traite de
la meditatio dans le sens d’exercices proposés par Saint Augustin lui-même dans le
droit fil de l’Antiquité. Autre exemple, L’Ethique de Spinoza, qui rappelle la
philosophie stoïcienne.

Cette évolution de l’indépendance de la philosophie a porté, selon Hadot, le discours


philosophique au premier plan, au détriment de l’idée de philosophie comme mode de
vie soutenue par les Anciens. Il reconnaît cependant l’existence d’exceptions modernes
comme Schopenhauer, Nietzsche31 et plus tard Bergson, Husserl ou Heidegger, qui ont

31
A propos de Nietzsche on peut dire qu’il assume et réactive la conception de la philosophie comme
mode de vie. Même s’il n’utilise pas l’expression « exercice spirituel » nous pouvons reconnaître dans sa
philosophie la quête d’un art de l’existence. Mais il détourne le sens des Anciens. « (…) la philosophie
de Nietzsche intensément « pratique » est tout entière tissée de maximes de vie qui sont faites pour
déconstruire la moralité des règles souvent inconscientes qui dirigent nos sentiments. (…) Il faut
commencer par supposer que nous ne sommes rien d’autre que nos passions et nos désirs et que nous ne
pouvons nous élever à une autre réalité dans la mesure où la pensée n’est qu’un comportement des
instincts les uns par rapport aux autres. (…) Les passions, envie, haine, cupidité, autoritarisme, sont des
conditions de la vie : elles doivent exister fondamentalement. Contre toute la tradition ascétique qui fait
de la philosophie pratique « une thérapeutique des passions. ». Nietzsche entend donc proposer des
exercices passionnels et passionnés : il faut intensifier les passion pour intensifier la vie elle-même »

! #&!
tenté de comprendre la philosophie comme pratique et mode de vie, liée à des questions
existentiales. Ces philosophes « se sont nourris » des idées et des traditions pratiquées
par les écoles antiques. Malgré tout, pour la plupart des penseurs modernes, la
philosophie comme mode de vie a été oubliée au cours de l’histoire. 32 La philosophie
comme aire de connaissance s’est développée sur la base de concepts théoriques,
présentés de forme systématique, construits à partir d’un langage technique réservé aux
spécialistes et séparé de la vie, de l’exigence d’une manière d’être.

Un autre aspect présenté par Hadot pour différencier la philosophie antique d’avec la
philosophie moderne consiste dans la façon de reconnaitre les philosophes. Pour les
Anciens les philosophes n’étaient pas seulement ceux qui produisaient des œuvres,
fondaient des écoles, comme Chrysippe et Epicure, mais tous ceux qui adoptaient une
façon de vivre tournée vers la réflexion, qui vivaient selon les préceptes de leurs
philosophies. Le philosophe moderne, lui, contribue au développement de la
philosophie comme système de concepts.

De nos jours, l’enseignement de la philosophie dans les lycées et à


l’université a perdu le caractère personnel et communautaire qu’il avait
dans l’Antiquité. (…) Mais ce n’est pas un phénomène nouveau. Car la
philosophie doit toujours commencer par le discours, qu’il s’agisse de
rapporter une expérience, de poser des questions ou de proposer un mode
de vie. Ensuite devraient succéder à cette première phase l’engagement
existentiel et l’action concrète. Mais la grande tentation, pour tout
philosophe, consiste à s’en tenir au discours. C’est pourquoi, d’un bout à
l’autre de l’histoire de la philosophie, deux types de philosophes se sont

(Cf. JEANMART. G. Les exercices spirituels dans la philosophie de Nietzsche publié dans la revue
Philosophique, p. 16-17, Besançon : 2007). Sur Nietzsche et les exercices spirituels, voir ainsi, P. Hadot
N’oublie pas de vivre Goethe et la tradition des exercices spirituels.
32
Hadot souligne que : « À partir de la fin du XVIIIe siècle, la philosophie nouvelle fait son entrée dans
la université avec Wolff, Kant, Fichte, Schelling et Hegel, et désormais la philosophie, à quelque rares
exceptions près, comme Schopenhauer et Nietzsche, est liée indissolublement à l’université, comme on
le voit avec Bergson, Husserl ou Heidegger. Le fait a son importance. La philosophie, réduite, nous
l’avons vu, au discours philosophique, se développe dans une autre environnement, dans une autre
atmosphère que la philosophie antique. » Cf. ES, p.298.

! #'!
constamment opposés: ceux qui limitent la philosophie à un discours et
ceux qui mettent l’accent sur sa dimension existentielle et vitale.33

Hadot reconnaît, bien sûr, que nous avons la liberté de définir la philosophie comme il
nous plaît, de choisir la définition qui inspire notre confiance. Il propose tout de même
que nous soyons fidèles à la conception de la philosophie préconisée par les écoles
gréco-romaines qui ne dissociaient pas l’idée de la théorie philosophique de la pratique
vécue.

6. Unité des Exercices Spirituels

Selon Hadot, même en pratiquant une grande diversité d’exercices spirituels, toutes les
écoles philosophiques ont la conversion comme objectif ultime. Malgré l’apparente
diversité des pratiques, il existe une unité profonde des moyens employés et de la
finalité des études. La lecture que nous avons faite d’Hadot nous permet de présenter
schématiquement les aspects les plus notables afin d’éclairer l’unité des moyens
employés pour la pratique des exercices par les diverses écoles philosophiques. Le
schéma qui suit est présenté en six rubriques répondant à dans la question : Qu’est-ce
qu’un exercice spirituel ? (Dans ce qui suit nous nous appuyons sur l’analyse des
exercices spirituels en tant que dispositif ascétique de « subjectivation » déployée dans
le séminaire de Plínio Prado, Philosophie de l’Université : Les techniques de soi et la
question de l’autre, Printemps 2010 (département de philosophie de Paris VIII).

La première rubrique port sur l’objet de l’exercice spirituel : c’est-à-dire le soi,


c’est-à-dire, la psyché. Dans ce cas nous pouvons dire que l’objet coïncide avec le sujet
lui-même. Il y a un rapport de soi à soi-même, en travail réflexif de soi sur soi que la
pratique de ces exercices met en mouvement (comme nous avons développé dans le

33
Le Nouvel Observateur, « Entretien avec P. Hadot », Paris, 10 juillet 2008. La question du Philosophe
aujourd’hui est un des leitmotiv chez Hadot. À ce propos il cite Henry D. Thoreau : « Il y a de nous jours
des professeurs de Philosophie, mais pas de Philosophe (…) Philosopher, c’est donc résoudre quelques-
uns des problèmes de la vie, non pas en théorie seulement, mais en pratique. ». ES, p. 334 et ss. Voir
aussi sur le même sujet : LPMV, p. 178-180 et QLPA, p. 410 e ss.

! #(!
point ci-dessus, 1. Apprendre à vivre).

La deuxième rubrique concerne le télos, le but, l’horizon des exercices


spirituels : il s’agit de l’art de vivre (technè tou biou), le vivre de manière à chercher
l’ataraxie, c’est-à-dire, l’absence de trouble identifiée à la condition de la « vraie » vie,
la vie authentique, la vie philosophique. « Tout exercice spirituel est donc
fondamentalement un retour à soi-même qui libère le moi de l’aliénation où l’avaient
entraîné les soucis, les passions, les désirs.» (ES, p. 63). Seule la pratique des exercices
spirituels transporte l’homme d’un état d’inquiétude et de malheur, dont il est victime à
cause d’affects non contrôlés, à un état de paix de l’âme (ataraxia). (Cette thématique a
été discutée dans le chapitre II La Philosophie comme art de vivre.).

La troisième rubrique c’est le moyen de l’exercice spirituel, à savoir : le


therapeuein. C’est toute une manière de s’occuper de soi, de se soucier de soi pour se
délivrer des passions. Dans l’Antiquité il était commun de faire un rapprochement entre
les exercices spirituels comme pratique de soi et la médicine, entre le soin dispensé au
corps et celui donné à l’âme. Nous pouvons dire que les exercices spirituels auront une
fonction de rétablir la santé, de corriger, de réparer un état de maladie de l’âme motivé
par les passions, ce qui peut être rapproché de la pratique médicale. Ce rapprochement a
été bien marqué par Hadot quand il fait référence à la philosophie comme thérapeutique
des passions (voir, note 18). Le mot therapeuein en grec veut dire : « faire un acte
médical dont la destination est de guérir, de soigner ; mais therapeuein, c’est aussi,
l’activité du serviteur qui obéit à des ordres et qui sert son maître ; et enfin therapeuein,
c’est rendre un culte. »34. Donc, par rapport au soi et au travail sur soi : « se soigner,
être à soi-même son propre serviteur, et se rende à soi-même un culte.» (Ibid.)

(…) Se mettra ainsi en place une équation entre santé et vérité, ou entre
guérison et probité. Ce que dit par exemple la maxime d’Épicure,
déterminant le philosopher comme « la guérison selon la vérité »
(Sentence Vaticane, 54), ou encore Épictète, définissant le cours de

34
Cf. M. Foucault, HS, p. 95.

! #)!
philosophie comme un « dispensaire de l’âme » (Entretiens, livre II,
21).35

La quatrième rubrique concerne l’enjeu de l’exercice spirituel : c’est la


conversion à soi. Dans le texte Conversion publié dans l’Encyclopaedia Universalis,
Hadot se consacre à l’histoire et à l’analyse du concept. Au début, il présente la
signification étymologique du terme conversion, issu du latin conversio, signifiant
retournement, changement de direction. Il se propose alors d’analyser ce concept en
délimitant deux aspects, le religieux et le philosophique. Pour cela, il définit la
conversion comme changement d’ordre mental qui peut signifier une modification
d’opinion, mais qui peut être aussi comprise comme une transformation totale de la
personnalité humaine. Le mot conversio correspond en grec à deux mots: « epistrophè
et metanoia. Epistrophè signifie changement d’orientation et implique l’idée d’un
retour (retour à l’origine, retour a soi) ; metanoia signifie changement de pensée,
repentir, et implique l’idée d’une mutation et d’une renaissance ». Il existe donc, dans le
concept, une opposition d’idées, la première serait « le retour à l’origine », la seconde
« la renaissance ».

En analysant le thème dans le contexte de l’antiquité pré-chrétienne, Hadot observe que


le phénomène de la conversion prenait corps principalement dans le domaine politique
et philosophique. Les hommes de la Grèce antique ont eu leur première expérience de
conversion sur le plan politique. Les discours politiques de l’époque révélaient la
possibilité de changement d’opinion et de position par le moyen de l’habileté du
langage, donc du pouvoir de conviction rhétorique. Le pouvoir des mots, comme forme
de persuasion entre les hommes, était à l’œuvre dans les écoles philosophiques. La
conversion philosophique était plus radicale, liée aussi à la politique. La philosophie

35
Cf. Prado, P. Éloge de l’écoute. Fondements philosophiques de la therapeia. Argument pour la
conférence au colloque international sur « La Méthode Clinique », septembre 2009, São Paulo, Brésil.

! $+!
platonicienne36, par exemple, prônait que pour changer la Cité il était nécessaire que
l’homme se modifie lui-même et seul le philosophe serait capable de produire une telle
modification.

Les philosophes dans les écoles épicuriennes, stoïciennes et néoplatoniciennes étaient


plus préoccupés par la conversion des âmes humaines que par celle de la Cité. La
conversion était par conséquent un événement provoqué dans l’âme du récepteur, par le
moyen des mots et des gestes d’un philosophe. Ce type de conversion :

(…) correspond à une rupture totale avec la manière habituelle de vivre :


changement de costume, et souvent de régime alimentaire, parfois
renonciation aux affaires politiques, mais surtout transformation totale de
la vie morale, pratique assidue de nombreux exercices spirituels.( ES, p.
226).

Dans ce contexte l’enseignement philosophique avait comme moyen l’utilisation de la


rhétorique et de la logique pour atteindre son objectif de convertir l’âme de ses
disciples. La philosophie dans ces écoles était comprise comme « (…) un appel à la
conversion par laquelle l’homme retrouvera sa nature originelle (epistrophè) dans un
violent arrachement à la perversion où vit le commun des mortels et dans un profond
bouleversement de tout l’être (c’est déjà la metanoia)» (Ibid). Pour les philosophes, la
véritable transformation de l’homme se doit à la conversion philosophique. C’est à
partir de cette notion de retour à soi que s’est développée toute la philosophie
occidentale. La philosophie se configure par l’acte de conversion lui même, par l’idée
du retour aux origines et par la recherche d’une vie authentique. Ainsi, seule la
conversion philosophique à la recherche d’une nouvelle perception du monde offre une
plus grande liberté intérieure.

36
« Le philosophe est lui-même converti parce qu’il a su détourner son regard des ombres du monde
sensible pour le tourner vers la lumière qui émane de l’idée du Bien. Et toute éducation est conversion.
Toute âme a la possibilité de voir cette lumière du Bien. Mais sont regard est mal orienté et la tâche de
l’éducation consistera à tourner ce regard dans la bonne direction. Il s’ensuivra alors une transformation
totale de l’âme. Si les philosophes gouvernent la Cité, la Cité entière sera ainsi «convertie» vers l’idée du
Bien. ». (ES, p.225-26).

! $*!
La cinquième rubrique porte sur le médium et la méthode de l’exercice spirituel,
à savoir : le langage. Celui-ci est valorisé en tant que médium chargé d’affect et du
pouvoir d’émouvoir, c’est-à-dire, d’intervenir dans l’économie affective de l’individu,
de susciter ou de dissoudre tel ou tel affect. De l’amener à telle ou telle position ou
vision des choses. Dans ce rapport avec l’économie affective, on attribue au langage
une valeur cathartique de guérir l’âme et de modifier le pathos du destinataire (comme
nous l’avons vu au § 2 Apprendre à dialoguer). En fait, ce pouvoir du langage est
fondamental et dangereux en même temps, dans la mesure où il rend possible ou éveille
chez l’homme des affects qui peuvent provoquer des bonnes ou des mauvaises
réactions. Le pouvoir du langage était reconnu par toutes les écoles de l’Antiquité37 :

Les moyens employés sont les techniques rhétoriques et dialectiques de


persuasion, les essais de maîtrise du langage intérieur, la concentration
mentale. La fin recherchée dans ces exercices par toutes les écoles
philosophiques, c’est l’amélioration, la réalisation de soi. (ES, p. 61).

Les écoles antiques préconisaient que, mobilisant la force du langage/affect, le rôle des
philosophes serait d’utiliser ce pouvoir avec pour objectif de promouvoir le
perfectionnement de l’homme son accomplissant. La croyance en la capacité de
transformation et l’amélioration de l’homme, c’est-à-dire la conviction que l’humanité
peut atteindre un état de perfection, était donc posée ou supposée en principe.

Également importante était l’art d’intervenir dans un dialogue avec l’autre et avec nous-
mêmes. L’art de dialoguer est un exercice de confiance, est une forme de (se) confier,
de (se) fier, de (se) confesser à l’autre et à soi-même.

Les Anciens ont utilisé le terme grec d’hypomnemata, qui peut se traduire par

37
Antiphon, le Sophiste du Vème av. J.-C., est un des premiers à explorer l’usage du langage à des fins
thérapeutiques, visant à soigner les chagrins et les peines par les seuls mots. Voir Hadot, QLPA p. 288.
Encore : « Antiphon a été l’un des premiers à ouvrir un cabinet à Corinthe, donnant sur l’agora, et
proclamant pouvoir guérir les maux de l’âme par la seule parole. » Cf. Prado, « Talking cure : technique
de l’aveu ? Foucault, l’inconscient et le Sexual. Fragments. » Intervention au séminaire « L’aveu de
Foucault » dirigé par Alain Brossat et Muhamdin Kullashi au département de philosophie de Paris VIII,
printemps 2008.

! $"!
« supports de mémoire », pour designer un médium ou support à déployer une écriture
comme exercice spirituel et matière pour les exercices spirituels. Comme affirme
Foucault dans son article L’écriture de soi :

Au sens technique, [cela] pouvait être des livres de compte, des registres
publics, des carnets individuels servant d’aide-mémoire. Leur usage
comme livre de vie, guide de conduite semble être devenu chose courante
dans tout un public cultivé (DE II, 1237).

Ces hypomnemata, nous aide à ne pas sombrer dans l’agitation de l’esprit, dans la
dispersion, dans l’état de stultitia (voir ci-dessus, la note 17).

La sixième et dernière rubrique de l’exercice spiritual se réfère à l’Adresse. En


fait, de l’Alcibiade de Platon aux dans premiers siècles de notre ère, les exercices
spirituels s’étendant et passent à concerner à tout le monde, de toutes les conditions
sociales, à tous les âges. La Lettre a Ménécée d’Epicure en un bon exemple :

Même jeune, on ne doit pas hésiter à philosopher. Ni, même au seuil de la


vieillesse, se fatiguer de l’exercice philosophique. Il n’est jamais trop tôt,
qui que l’on soit, ni trop tard pour l’assainissement de l’âme. Tel, qui dit
que l’heure de philosopher n’est pas venue ou qu’elle est déjà passée,
ressemble à qui dirait que pour le bonheur, l’heure n’est pas venue ou
qu’elle n’est plus. Sont donc appelés à philosopher le jeune comme le
vieux. Le second pour que, vieillissant, il reste jeune en biens par esprit
de gratitude à l’égard du passé. Le premier pour que jeune, il soit aussi
un ancien par son sang-froid à l’égard de l’avenir. En définitive, on doit
donc se préoccuper de ce qui crée le bonheur, s’il est vrai qu’avec lui
nous possédons tout, et que sans lui nous faisons tout pour l’obtenir. (HS,
p. 85).

Dans ce sens nous estimons que nous avons à adopter les idées des Anciens comme
référence suprême et retrouver leur concept de philosophie comme mode de vie, si
précieux et important pour un « art de l’existence ». Vivre selon ce choix implique
nécessairement un engagement quotidien. C’est pour cela que comprendre la
philosophie en ce sens est si laborieux. Mais Hadot reconnaît que même si la

! $#!
compréhension est ardue38, il est possible de l’atteindre. Il est vrai que la recherche de
l’ataraxie, qui vise à la sagesse tant désirée par les Anciens, ne peut être minimisée par
condition de fait de la souffrance humaine.

Le philosophe éprouve cruellement sa solitude et son impuissance dans un


monde déchiré entre deux inconsciences : celle que provoque l’idolâtrie
de l’argent et celle qui résulte de la misère et de la souffrance de
milliards d’êtres humains. Dans de telles conditions, le philosophe,
décidément, ne pourra jamais atteindre à la sérénité absolue du sage.
Philosopher, ce sera donc aussi souffrir de cet isolement et de cette
impuissance. Mais la philosophie antique nous apprend aussi à ne pas
nous résigner, mais à continuer à agir raisonnablement et à nous efforcer
de vivre selon la norme qu’est l’Idée de sagesse, quoi qu’il arrive, et
même si notre action nous paraît bien limitée. (QLPA, p. 423-24).

C’est peut être la grande leçon que la philosophie antique peut nous donner aujourd’hui
: formuler une invitation à l’ascèse de transformation individuelle. Mais, à l’écart de
toute tentation de réduire aujourd’hui le politique à l’éthique, on ne saurait pas faire
l’économie de la confrontation de l’ascèse philosophique avec le monde comme il va.
En ce sens le travail de la « conversion » (à soi, au sujet) qu’exige et entretient l’ascèse
philosophique ne doit jamais être coupé d’un effort de transformation des manières de
vivre, de changement de l’état du monde.

38
Hadot affirme que « Il y a un abîme entre les belles sentences et la décision réelle de changer la vie,
entre les mots et la prise de conscience effective ou la transformation réelle de soi-même » Mais le
philosophe doit réfléchir, raisonner, conceptualiser, de forme rigoureuse et technique pour toute sa
vie. «La vie philosophique est une recherche qui ne s’arrête jamais» QLPA, p. 422-23.

! $$!
Seconde Partie

Michel Foucault et la culture de soi

! $%!
Seconde Partie

De Hadot à Foucault

Dans la deuxième partie de ce travail nous abordons la façon dont Michel Foucault
élabore le concept de epimeleia heautou, de souci de soi. Il est important de relever que
le Foucault avec lequel nous allons travailler est celui de la dernière phase39 de son
œuvre, au cours de laquelle il s’est engagé dans l’ambitieux projet de l’écriture de
L’histoire de la sexualité, lequel l’a emmené finalement à « l’Herméneutique du sujet »,
où il va élaborer les linéaments d’un éthique de soi à partir de la relecture des Grecs.

En 1976 Foucault avait le projet initial d’écrire L’histoire de la sexualité en six livres. 40
Mais il a limité finalement la publication à trois ouvrages : La volonté de savoir (1976),
L’usage du plaisirs (1984) et Le souci de soi (1984). Nous pouvons recourir aux
propres justificatifs de Foucault dans l’introduction à L’usage des plaisirs, dans laquelle
il affirme que le travail de recherche et la production des œuvres ont pris plus de temps
que prévu, et qu’il s’est aussi détourné de son projet initial. Foucault confesse avoir
changé d’avis. « Un travail, quand il n’est pas en même temps une tentative pour
modifier ce qu’on pense et même ce qu’on est, n’est pas très amusant. (…) Or,
travailler, c’est entreprendre de penser autre chose que ce qu’on pensait avant. » (DE II,

39
Même si nous reconnaissons l’arbitraire de la division du travail des œuvres de pensées, nous pouvons
accepter provisoirement une division « didactique » établie. Il est fréquent de trouver une division de ces
œuvres en deux ou trois périodes qui correspondent à des « phases » ou « axes » de la recherche. La «
première période » ou « phase » serait basée sur l’analyse archéologique de la connaissance, la
« seconde » se référerait à l’analyse généalogique de la puissance et la « troisième » concernerait la
pratique éthique et l’analyse de la subjectivité. Le passage de la « période » archéologique peut être
étudié par à l’analyse généalogique. Le mouvement qui serait de L’archéologie du savoir (1969) à
Surveiller et Punir (1975); le passage de la « période » généalogique à l’analyse de la subjectivation peut
être étudié par le déplacement qui va de La volonté savoir (1976) à L’usages des plaisirs et le Souci de
Soi (1984). (Cf. Revel, J. Le Vocabulaire de Foucault, p. 175).

! $&!
p. 1487.).41 Il est important de relever que Foucault précise que son objectif n’était pas
d’écrire une histoire des comportements ni une histoire des répressions, mais une
histoire de la « sexualité » en tant qu’expérience. Foucault insiste sur l’importance de
mettre le mot « sexualité » entre guillemets, car il affirme qu’il aimerait prendre une
certaine distance avec l’usage familier du mot, en particulier dans le France des années
70 et 80, pour s’attacher au contexte théorique et pratique auquel le mot est lié. Le
projet initial était « (…) donc d’une histoire de la sexualité comme expérience, — si on
entend par expérience la corrélation, dans une culture, entre domaines de savoir, types
de normativité [système du pouvoir] et formes de subjectivité. »42.

On constate un intervalle de huit ans entre la publication du premier livre (La Volonté
de savoir) et les deux autres (L’usages des plaisir et Le souci de soi). Dans cette étude
nous nous intéressons à ce qu’il s’est passé durant cet intervalle de temps. Nous tentons
d’explorer et de comprendre ce « silence ». Ce sujet a été abordé et développé par Gilles
Deleuze dans son livre Foucault. Il y spécule sur le « silence » foucaldien, dans lequel
nous voyons s’opérer un changement intellectuel dans le trajet du philosophe, auquel
correspondra le dégagement d’un nouvel axe de recherche pour ses travaux43.

Si, à l’issue de « La volonté de savoir », Foucault trouve une impasse, ce


n’est pas en raison de sa manière de penser le pouvoir, c’est plutôt parce
qu’il a découvert l’impasse où nous met le pouvoir lui-même, dans notre
vie comme dans notre pensée, nous qui nous heurtons à lui dans nos plus

40
Foucault annonce en effet l’Histoire de la sexualité en six volumes : 1) La volonté de savoir ; 2) La
Chair et le Corps ; 3) La Croisade des enfants ; 4) La Femme, la mère et l’hystérique ; 5) Les Pervers et
6) Population et Races.
41
Voir aussi, « J’aurais alors pu écrire des livres comme ceux auxquels j’avais pensé en programmant,
dans La Volonté de savoir, six volumes d’une histoire de la sexualité, sachant à l’avance ce que je
voulais faire et où je voulais aller. Être à la fois un universitaire et un intellectuel, c’est essayer de faire
jouer un type de savoir et d’analyse qui est enseigné et reçu dans l’université de façon à modifier non
seulement la pensée des autres, mais aussi la sienne propre. » DE II, p. 1494. Voir encore, « Une
esthétique de l’existence » (DE II, p. 1549).
42
Nous marquons. UP, p. 10.
43
Nous pouvons dire que ce « changement » de stratégie de Foucault est déjà le résultat d’un travail fait
sur lui-même. Une sorte de transformation de soi à la fois thématisée dans le dernier travaux et
« performée » accomplie en acte, comme nous le verrons en détail tout au long de cette deuxième partie.

! $'!
infimes vérités. Il n’y aurait d’issue qui si le dehors était pris dans un
mouvement qui l’arrache au vide, lieu d’un mouvement qui le détourne de
la mort. Ce serait comme un nouvel axe, distinct à la fois de celui du
savoir et de celui du pouvoir. Axe où se conquiert une sérénité ? Une
véritable affirmation de vie ? (…) Foucault sentait la nécessité d’opérer
un remaniement général, pour démêler ce chemin [du nouvel axe] qui
demeurait peu perceptible tant qu’il s’enroulait dans les autres [les axes
du savoir / et du pouvoir] 44

Qu’est-ce que ce « nouvel axe »? Il est distinct de ceux du savoir et du pouvoir. C’était
quelque chose qui manquait à Foucault dans ses livres antérieurs : ce qui lui manquait
était d’examiner quelles sont les voies et les moyens du rapport à soi par lesquelles
l’individu se reconnaît comme sujet. C’est précisément la question de la constitution de
soi, du soi en tant que rapport de soi à soi. C’est-à-dire, la subjectivation. « Axe où se
conquiert une sérénité? Une véritable affirmation de vie ? », Se demanderait Deleuze.
« En tout cas, ce n’est pas un axe qui annule les autres, mais un axe qui travaille déjà en
même temps que les autres, et les empêchait de se refermer sur l’impasse »45. La
subjectivation, le rapport de soi sur soi-même, voilà ce qui appellerait le remaniement
général des recherches de Foucault sur l’histoire de la sexualité.

Parler de la « sexualité » comme d’une expérience historiquement


singulière supposait aussi qu’on puisse disposer d’instruments
susceptibles d’analyser, dans leur caractère propre et dans leurs
corrélations, les trois axes qui la constituent : la formation des savoirs
qui se réfèrent à elle, les systèmes de pouvoir qui en règlent la pratique et
les formes dans lesquelles les individus peuvent et doivent se reconnaître
comme sujets de cette sexualité (UP, p. 10).

44
Cf. Foucault, Gilles Deleuze, p. 103.
45
Ibid. Foucault s’occupe dans ses derniers ouvrages sur l’Histoire de la sexualité de cette construction
de soi, de pratiques de subjectivation au cœur de l’éthique grecque qu’il oppose ainsi aux techniques de
soi chrétiennes (confession, déchiffrement de ses désirs, etc). Foucault cherche dans son étude de
l’Antiquité classique un nouvel axe (celui de l’ subjectivation) dernier point de résistance au pouvoir
(Cf, HS, p. 241) par-delà des axes du savoir et du pouvoir dans lesquels il restait encore pris dans La
Volonté de Savoir. Voir aussi, P. Prado, « Talking cure : une technique de l’aveu ? Foucault,
l’inconscient et le Sexual » op. cit. Prado argument que, après le remaniement général qui a suivi la
publication de la Volonté de savoir, avec la émergence du nouvel axe de la subjectivation « Foucault
s’attachera à suivre le développement de l’aveu, passant d’une forme rituelle, subordonnée aux pratiques
de la pénitence (l’exomologèse), à une forme exhaustive, engageant la vie et les pensées même du dirigé
(l’exagorèse) ». La talking cure devrait alors elle aussi cesser d’être réduite a une « technique de l’aveu »
au service de la volonté de savoir et été de pouvoir pour être repensée comme une figure du souci de
soi : La talking cure comme cura sui.

! $(!
En somme le concept de « expérience » dans le contexte foucaldien suppose la
référence aux trois axes : savoir, pouvoir et subjectivité. Foucault ne peut opérer ce
détournement et concevoir la sexualité en tant que « expérience » qui à partir du
moment où il a pu produire le troisième axe. Autrement dit, a l’époque de La Volonté de
Savoir il ne pense pas la sexualité en tant que « expérience » en ce sens. C’est cela qui
va permettre à Foucault, en revenant aux Grecs, de parler à nouveaux frais l’aveu : en
tant que direction de conscience, « direction d’existence », et du rôle du philosophe en
tant que « maître de subjectivation ».46 En d’autres termes, c’est avec ce troisième axe
que le soi rencontre la question sexuelle, opérant dans la constitution de soi du sujet.
Dès lors, on pourrait, on serait en droit de critiquer et réviser, le premier tome de
L’Histoire de la Sexualité, La Volonté de Savoir, à la lumière des deux autres tomes.

En somme, Foucault reconnaît que pour étudier la sexualité comme expérience


historique, comme il le prévoyait d’abord, il était nécessaire de l’analyser selon les trois
axes en questions. Et c’est le troisième axe qui représentait le plus grand défi, parce que
dans ce cas il s’agissait d’aller chercher quelque chose qui manquait dans les recherches
antérieures. Et cette chose que lui manquait, c’est elle même qui allait lui permettre de
sortir de l’impasse.

(…) l’étude des modes selon lesquels les individus sont amenés à se
reconnaître comme sujets sexuels me faisait beaucoup plus de difficultés
[que les deux autres axes du savoir e du pouvoir]. La notion de désir ou
celle de sujet désirant constituait alors sinon une théorie, du moins un
thème théorique généralement accepté. Cette acceptation même était
étrange : C’est ce thème en effet qu’on retrouvait, selon certaines

46
Sur la question de la « direction d’existence » nous pouvons remarquer encore, avec le texte de P.
Prado (« Talking cure: une technique de l’aveu? Foucault, l’inconscient et le Sexuel ») que, à partir du
moment qu’il dispose de l’axe de la subjectivation, Foucault « pourra étudier par exemple le rapport
entre Alcibiade et Socrate, ou entre Lucilius et Sénèque, entre Marc-Aurèle et Fronton, Arien et Épictète
— tous ce rapports de parole, d’écoute et de transfert, c’est-à-dire en un mot : de « direction » référé non
plus à des techniques de savoir et de pouvoir mais « plutôt à la constitution du sujet. ».

! $)!
variantes, au cœur même de la théorie classique de la sexualité, mais
aussi bien dans les conceptions qui cherchaient à s’en déprendre47.

L’analyse du développement de l’expérience de la sexualité à partir du XVIIIème siècle


est donc apparue impossible à Foucault sans une problématisation critique de la
question du « sujet désirant » et du « désir en soi ». L’analyse de ces pratiques l’a
cependant emmené à considérer prioritairement les pratiques des sujets sur eux-mêmes.
Enoncé autrement, elle à conduit à considérer le mode à travers lequel l’individu
moderne peut avoir une expérience de lui-même en tant que sujet d’une « sexualité ».
C’est la naissance ou l’émergence de la subjectivation par rapport à ou à l’épreuve de la
question de la sexualité. Pour parvenir : cet objectif il serait nécessaire de s’engager
dans une étude approfondie de l’expérience de soi de l’homme moderne et se
réapproprier l’histoire de la philosophie afin de reconstruire une conceptualité apte à
penser ou repenser l’homme occidental contemporain. Foucault met ainsi en avant ses
recherches sur la condition du « sujet » ou le processus de subjectivation. C’est
exactement pour ce motif qu’il a dû concevoir un tel « déplacement théorique » de ses
travaux48. Ce déplacement l’a fait s’éloigner de son projet initial et réorganiser ses
recherches sous le nouvel axe, avec pour fil conducteur l’herméneutique de soi.

Foucault affirme encore que le motif pour lequel il recourt à ce « déplacement


théorique » se justifie de lui-même. C’est la base du travail de tout philosophe que de se
laisser guider par une certaine curiosité, de se dédier à la recherche de l’inconnu :

C’est la curiosité, — la seule espèce de curiosité, en tout cas, qui vaille la


peine d’être pratiquée avec un peu d’obstination : non pas celle qui
cherche à s’assimiler ce qu’il convient connaître, mais celle que permet
de se déprendre de soi-même. Que vaudrait l’acharnement du savoir s’il
ne devait assurer que l’acquisition des connaissances, et non pas d’une
certaine façon et autant que faire se peut, l’égarement de celui qui
connaît ? Il y a des moments dans la vie où la question de savoir si on

47
Voir, UP, p. 11. Foucault semble ici faire implicitement référence à l’œuvre de Deleuze et Guattari
avec lesquels ils serait en désaccord sur cette question. Cf. Castro E. Vocabulário de Foucault, p. 105.
Voir aussi, D. Rabouin, « Entre Deleuze et Foucault : Le jeu du désir et du pouvoir ».
48
Voir encore la note 43 ci-dessus.

! %+!
peut penser autrement qu’on ne pense et percevoir autrement qu’on ne
voit est indispensable pour continuer à regarder ou à réfléchir.49

Et voici le point central qui intéresse notre projet de recherche : les travaux de Pierre
Hadot ont contribué de manière important à ce déplacement ou conversion de Michel
Foucault. Nous dirons à titre de spéculation que la découverte des œuvres de Pierre
Hadot par Foucault a influencé le virage de ses derniers travaux. C’est en effet à travers
du rapport des textes de Hadot, reconnues par Foucault lui-même50, que celui-ci s’est
familiarisé avec le corpus des textes antiques qui lui ont ouvert la voie à une
reformulation de ses idées premières. Et notamment à l’émergence du nouvel axe de la
subjectivation. Foucault a donc déplacé et transformé le centre d’intérêt de ses
recherches et s’est rapproché résolument d’une philosophie comprise comme art de
vivre (tekhnè tou biou), philosophie que Hadot retrouvait et réhabilitait au cours de ses
études sur la philosophie antique.

En somme, dans cette étape de son œuvre, vers la fin de sa vie, Foucault s’est rallié aux
idées directrice défendues par Pierre Hadot sur la philosophie et les relations entre le
discours philosophique et le rôle du philosophe. Même si c’était pour détourner ces
idées et ces travaux vers des préoccupations propres à l’histoire de la sexualité.
Foucault a de plus ouvert un espace pour amplifier des questions qui lui ont fait
appréhender la philosophie comme un « travail critique de la pensée sur la pensée elle-
même ». Ou encore se demander de quelle manière et jusqu’où serait-il possible de
penser différemment, au lieu de simplement se conforte ce que l’on sait déjà.

Il y a toujours quelque chose de dérisoire dans le discours philosophique


lorsqu’il veut, de l’extérieur, faire la loi aux autres, leur dire où est leur
vérité, et comment la trouver, ou lorsqu’il se fait fort d’instruire leur
procès en positivité naïve ; mais c’est son droit d’explorer ce qui, dans sa
propre pensée, peut être changé par l’exercice qu’il fait d’un savoir qui
lui est étranger. L’«essai» — qu’il faut entendre comme épreuve
modificatrice de soi-même dans le jeu de la vérité et non comme

49
C’est nous qui soulignons. Cf. UP, p. 14. Cet « égarement », la « déprise de soi », attesté justement
d’un travaille sur soi « en acte », que Foucault thématisait au titre, entre autres de la « spiritualité ».
50
Voir plus haut la, note 1.

! %*!
appropriation simplificatrice d’autrui à des fins de communication — est
le corps vivant de la philosophie, si du moins celle-ci est encore
maintenant ce qu’elle était autrefois, c’est-à-dire une « ascèse », un
exercice de soi, dans la pensée.51

Foucault problématise donc, comme fil conducteur de ses nouvelles recherches sur
« L’histoire de la sexualité », les relations entre la « sexualité », l’éthique des
aphrodisia et l’ethos. Il problématise également l’idée reçue selon laquelle c’est à partir
du christianisme que la sexualité serait soumisse à la loi morale. À la différence du
paganisme Grec où la sexualité serait « libre », etc. Il dévoile (pour notre stupéfaction)
que, depuis toujours, sexualité et éthique entretiennent des relations intrinsèques et
problématiques. Dans toute civilisation il y a une régulation de la sexualité par la
moralité52. Foucault se interroge cela : Quel est le mode par lequel l’activité sexuelle a
été constituée, tout au long de l’histoire, dans le champ moral ? Pourquoi ce soin
éthique a-t-il été omniprésent dans la philosophie antique ? Que peut-il nous dire pour
penser les questions éthiques actuelles ? Foucault a cherché ainsi à comprendre quelles
sont les conditions par lesquelles l’être humain « se problématise » et « problématise »
le monde dans lequel il vit.

C’est à partir de la formulation de ces questions — mises dans un contexte spécifique,


associées à une certaine lecture de la philosophie gréco-romaine — qu’il a été emmené
à les articuler à une série d’ « exercices » impliqués dans un ensemble de pratiques.
Pratiques qu’il thématisera comme des « pratiques de soi ». Pratiques que ont eu un
effet considérable dans la société occidentale et ont constitué la base de un véritable
« art de l’existence ». Rappelons que par « l’art de existence » Foucault comprend:

(…) des pratiques réfléchies et volontaires par lesquelles les hommes,


non seulement se fixent des règles de conduite, mais cherchent à se
transformer eux-mêmes, à se modifier dans leur être singulier, et à faire
de leur vie une œuvre [d’art] qui porte certaines valeurs esthétiques et
réponde à certains critères de style. (UP. p.16 et 17).

51
Nous que soulignons. Cf. UP, p. 15.
52
Nous examinerons dans le chapitre suivant la distinction importante que Foucault établit entre
l’éthique et la morale dans L’usage des plaisirs.

! %"!
Dans cet « art de l'existence » se condense la réponse éthique de Foucault. Les travaux
de Foucault pour construire une éthique ayant pour horizon régulateur une « esthétique
de l’existence » s’est attiré de critiques de certains philosophes. Pierre Hadot en est du
nombre et c’est l’objet même de ce travail que d’essayer d’évaluer et de clarifier leur
désaccord.

! %#!
Chapitre III

La “subjectivation” comme nouvel axe foucaldien : le cas


de l’éthique sexuelle de l’Antiquité.

Ce chapitre vise à examiner de plus près les changements impliqués par le


« déplacement théorique » de Foucault, lesquels nous l’avons vu ont transformé la
stratégie initiale du projet de L’histoire de la sexualité. Ce « déplacement » a coûté,
pour ainsi dire, huit années de « silence » ou de « crise » : entre La volonté de savoir
(1976) et les deux dernières œuvres, L’usage des plaisirs et Le souci de soi (1984). La
production intellectuelle de Foucault pendant cette période est cependant connue
aujourd’hui, à travers la transcription des cours donnés au Collège de France, publiés
posthumément : L’herméneutique du sujet (1981-1982), Le gouvernement de soi et des
autres (1982-1983), Le courage de la vérité (1984), en plus des quatre volumes de Dits
et écrits. Ainsi ce qui paraissait à certaines égards une « crise », un « silence » se révèle
avoir été quand même une période très productive. Ces œuvres témoignent du
mouvement de ses réflexions à cette époque, un matériel brut nécessaire à la
« construction » de ses recherches philosophiques, attestant le quotidien du travail ardu
de formulation des concepts et de leur réélaboration. Ce travail en « construction »
montre Foucault en train de réengager à nouveau frais son projet d’écrire une Histoire
de la sexualité.

L’usage des plaisirs est la preuve du risque que Foucault a couru ou « s’est laissé »
courir à l’occasion du déplacement du centre d’intérêt de ses études et de l’abandon de
son projet initial. Dans cet ouvrage il se propose de discuter la préoccupation morale
que représente le comportement sexuel. Pour cela il définit deux points: l’interdit du

! %$!
sexe et la problématisation morale proprement dite. Ses questions relatives au problème
moral de la sexualité l’ont rapproché des pratiques développées dans les écoles de
philosophie antiques. Foucault commence un travail de la problématisation du
comportement sexuel dans l’Antiquité classique parce qu’il croit que là est la voie pour
la construction de son projet d’une histoire de la sexualité, ou comme il le dit lui même
: c’est un des premiers chapitres de l’histoire générale des « techniques de soi » (UP, p.
17). Dans ce sens il cherche à remonter l’histoire du concept de vérité en analysant les
problématisations du sujet et de ses pratiques en tant qu’aimantée par une « esthétique
de l’existence ».

Dans ce chapitre nous nous concentrerons sur l’étude des idées avancée dans L’usage
des plaisirs. L’usage des plaisirs décrit comment l’activité sexuelle a été discutée par
les philosophes et par les médecins grecs du IVe siècle av. J-C. La question morale y est
mise en exergue (ce que faisaient déjà les Grecs) ; elle met en rapport le comportement
sexuel et l’exigence morale de sa modération. Nous constatons que la nature de l’acte
sexuel, la fidélité monogamique, les relations homosexuelles, la chasteté, ont aussi été
sujets de préoccupation pour l’Antiquité païenne. Foucault montre que l’idée moderne
selon laquelle le concept contemporain de morale a été construit en vu de la répression
et de la punition du sexe dans le christianisme est insuffisante pour expliquer l’histoire
de la sexualité. Ecoutons ses propres mots :

Au premier regard, on peut avoir l’impression que ces différentes formes


de réflexion se sont approchées au plus près des formes d’austérité qu’on
trouvera plus tard dans les sociétés occidentales chrétiennes. (…) Il faut
bien voir en effet que le principe d’une tempérance sexuelle rigoureuse et
soigneusement pratiquée est un précepte qui ne date ni du christianisme,
bien sûr, ni de l’Antiquité tardive, ni même des mouvements rigoriste
qu’on a pu connaître avec les stoïciens par exemple, à l’époque
hellénistique et romaine. Dès le IVe siècle, on trouve très clairement
formulée l’idée que l’activité sexuelle est en elle-même assez périlleuse et
coûteuse, assez fortement liée à la perte de la substance vitale53.

53
Cf. US p. 273-274. Nous qui soulignons.

! %%!
Foucault introduit ainsi une nouvelle problématique dans le débat contemporain, dans la
mesure où il défend l’idée que pour connaître la véritable histoire de la sexualité nous
devons recourir plutôt à l’Antiquité classique. Ce retour aux classiques est censé
contribuer à la construction du sens et des enjeux de la morale de la sexualité
d’aujourd’hui. Pour élaborer cette nouvelle approche Foucault définit et discute
quelques concepts structuraux. Tout d’abord le concept de morale lui-même, qui par
lui-même est chargé d’ambigüités.

Par «morale» on entend un ensemble de valeurs et de règles d’action qui


est proposé aux individus et aux groupes par l’intermédiaire d’appareils
prescriptifs divers, comme peuvent l’être la famille, les institutions
éducatives, les Eglises, etc.54

Ces valeurs et ces règles peuvent être aussi bien formulés explicitement dans une
doctrine déterminée qu’enseignés de forme diffuse. C’est pour cela qu’ils représentent
un ensemble complexe de prescriptives ou normes qui se corrigent et se modifient. Cet
ensemble dynamique peut être appelé « code moral ».

Mais Foucault allègue que la morale est également « le comportement réel des individus
dans son rapport aux règles et valeurs qui leur sont proposées » (Ibid.). C’est ce point
qui l’intrigue le plus : comprendre comment les individus se soumettent à un principe de
conduite, de quelle façon ils obéissent ou résistent à une prescription et encore comment
ils se rapportent à l’ensemble des valeurs culturelles. Il appelle ces relations de mode
ou modalités, de « moralité des comportements ».

Par conséquent on se doit aussi de distinguer la règle de conduite de la conduite suivant


a devant la règle. Ou mieux, dit Foucault : de quelle façon doit-on se « comporter »
comme sujet moral agissant en relation à ces éléments prescriptifs qui constituent un
code?

54
UP, p. 32.

! %&!
L’exemple qu’il présente est celui de la fidélité conjugale, qui se justifie par différentes
« substances éthiques ». Par « substances éthiques » on entend : « la façon dont
l’individu doit constituer telle ou telle part de lui-même comme matière principale de
sa conduite morale » (UP, p.33). Ainsi la fidélité conjugale peut être justifiée par le
strict respect de l’interdiction ou par la priorité donnée à la domination du désir. La
fidélité est alors la force de résistance aux tentations, elle est constituée pour une
capacité de « contrôle », de maîtrise, d’enkrateia. Mais on peut encore justifier cette
pratique comme relevant d’un sentiment réciproque de respect entre époux. Les
différences possibles d’interprétation se réfèrent aux « modes et sujétions » des
individus (modes d’assujettissement) qui, selon Foucault sont « la façon dont l’individu
établit son rapport à cette règle et se reconnaît comme lié à l’obligation de la mettre en
œuvre » (UP. p. 34).

Mais pour qu’une action soit « morale » elle ne doit pas être réduite à l’acte ou à une
série de prescriptions, lois et valeurs ; elle doit impliquer la relation de soi et c’est dans
cette relation de soi que le sujet se reconnaît comme « sujet moral ». Pour Foucault il
n’existe pas d’action morale qui n’ait de référence à une conduite morale, pas plus de
conduite morale sans la constitution de soi comme sujet moral, sans la pratique de soi,
et partant sans une « ascétique »55.

Foucault poursuit ainsi son argument : « les réflexions morales dans l’Antiquité grecque
ou gréco-romaine ont été beaucoup plus orientées vers les pratiques de soi et la question
de l’askesis, que vers les codifications de conduites et la définition stricte du permis et
du défendu »56. Il défend donc la distinction entre les éléments du code moral et les

55
On commence à voir donc, comment s’articulent la sexualité et la morale (thématique proprement
foucaldienne, mais retravaillé à partir de la rencontre avec la philosophie hadotiene) et la constitution du
soi moral. La tempérance sexuelle, par exemple, induit des modalités de rapport à soi.
56
UP, p. 37-38. Ici Foucault donne en exemple les œuvres platoniciennes, La République et Les Lois,
dans lesquelles on trouve peu de codes qui définissent les conduites. L’accent est plutôt mis sur la
relation avec soi qui permet de ne pas se laisser porter par les plaisirs, qui nous apprend à nous

! %'!
éléments de pratique, d’ascèse, ayant en pour enjeu la constitution du sujet dans son
rapport à soi. Foucault met ainsi l’accent sur le privilège donné par les Grecs aux
pratiques de soi, l’intérêt qu’ils lui portaient, leurs efforts pour les développer. Cela l’a
emmené à proposer la rupture entre les morales philosophiques de l’Antiquité et la
morale chrétienne. Parce que dans les morales antiques la façon dont ils intégraient ces
prohibitions dans un rapport à soi est entièrement différente. Il ne s’agit pas de rupture
morale entre une Antiquité tolérante et un christianisme austère, dit Foucault : « Ce
travail sur soi, avec l’austérité qui l’accompagne, n’est pas imposé à l’individu au
moyen d’une loi civile ou d’une obligation religieuse, mais c’est un choix que fait
l’individu. » (DE II, p. 1221). C’est à partir de la notion d’« usage des plaisirs » qui il a
cherché à comprendre le comportement sexuel dans la pensée classique. À travers une
pratique du soi il distinguera les modes de subjectivation et étudiera comment la pensée
médicale et philosophique a élaboré et formulé quelques unes de règles d’austérité liées
au corps, à la relation conjugale avec l’épouse, à la relation avec les jeunes gens et à la
relation avec la vérité, le quatre grands thèmes de l’œuvre L’usage des plaisirs.

Pour les Anciens le comportement sexuel se définit par la pratique morale — des actes
de plaisir relèvent d’une stratégie de modération et de l’opportunité, c’est-à-dire, de la
maîtrise de soi — sous la forme des aphrodisia. : les aphrodisia, ce sont « les œuvres »,
« les actes d’Aphrodite »

Les aphrodisia sont des actes, des gestes, des contacts, qui procurent une
certaine forme de plaisir. (UP, p. 47-49.) (…) D’actes de plaisir relevant
d’un champ agonistique de forces difficiles à maîtriser ; ils appellent,
pour prendre la forme d’une conduite rationnellement et moralement
recevable, la mise en jeu d’une stratégie de la mesure et du moment, de la
quantité et de l’opportunité ; et celle-ci tend, comme à son point de
perfection et à son terme, à une exacte maîtrise de soi où le sujet est
« plus fort » que lui-même jusque dans l’exercices du pouvoir qu’il exerce
dur les autres. (UP, p. 274-275. Nous soulignons)

« contrôler » et à nous « dominer » avec pour objectif d’atteindre la maitrise de soi, la paix de l’âme et
l’ataraxie.

! %(!
Les « substances éthiques » [les façons de se constituer comme matrice et objet de sa
conduite morale] étaient formées donc par les aphrodisia, actes de plaisir qui se réfèrent
à un ensemble de forces difficilement « dominables », réclamant une forme de conduite
rationnelle et moralement admissible. Autrement dit, elles exigent du sujet la
domination de soi, le contrôle des sentiments par la thérapie des passions (voir ci-dessu
note 18, dans la première partie). Pour cela l’exigence d’austérité se révèle être la
condition de la maitrise de soi. Pour atteindre une existence plus belle, selon Foucault,
et plus accomplie sans imposition externe — principe de l’esthétisation de la vie — on
exige donc du sujet un contrôle de sa conduite, un contrôle de soi. En résumé, nous
pouvons dire avec ses propres mots que :

La substance éthique des Grecs était les aphrodisia ; le mode


d’assujettissement était un choix politico-esthétique. La forme d’ascèse
était la tekhnê utilisée, où l’on trouve par exemple la tekhnê du corps ou
cette économie des lois par lesquelles on définissait son rôle de mari, ou
encore cet érotisme comme forme d’ascétisme envers soi dans l’amour
des garçons, etc. ; et puis la téléologie était la matrîse de soi. (DE II, p.
1217)

La réflexion morale des Grecs sur le comportement sexuel n’aurait pas conduit à
justifier les interdits, mais plutôt à styliser la liberté de l’homme libre. La pratique
réglée des relations sexuelles entre hommes et jeunes gens en est un exemple. Acceptée
par les Grecs, elle a été édifiée par les philosophes à partir d’une morale de l’abstention.

Les Grecs admettaient aussi les relations extraconjugales entre hommes, mais ce furent
les moralistes qui prêchèrent la fidélité conjugale. Les Grecs ne concevaient pas le
plaisir sexuel comme un mal en soi, ce furent les médecins qui s’inquiétèrent des effets
des activités sexuelles sur la santé. La morale grecque s’articule principalement autour
des questions de quantité et de relation. Pour la quantité interviennent l’intensité des
actes et leur fréquence. Pour ce qui est de la relation, elle relie le rôle de l’acte sexuel
lui-même, actif ou passif, à l’activité de l’homme, citoyen « par nature », et la passivité
« propre » aux femmes et aux esclaves. La question qui se pose alors est : comment
utiliser les aphrodisia ?

! %)!
L’intention de moduler l’usage des aphrodisia a crée les grands arts ou tekhnai de
conduite qui se répartissent en trois « techniques » de soi57 : la dietética, liée à la santé,
l’ econômica liée à la maison (oîkos) et au couple et l’erotica, liée à la pédérastie.

La dietética, forme de stylisation de la conduite sexuelle en relation au corps et à la


santé aborde quatre champs :

a) Elle est liée au concept de régime de façon générale, lequel établissait des
règles tant pour les exercices physiques, pour l’ingestion des aliments et des boissons
(en accord avec la saison et le climat), pour le sommeil (les heures et les conditions
pour dormir) que pour les relations sexuelles58. Le régime consistait en un soin
systématique de soi — une exercice de soi — qui ne se limitait pas à transmettre des
conseils médicaux à l’individu, mais privilégiait la pratique du soin de soi-même et de
son corps ;

b) C’est un ensemble de normes qui régule les activités reconnues comme


importantes pour la santé grâce à l’usage modéré (rapport de la quantité à la qualité) et
opportun (quand au moment et à la relation) des plaisirs ;

c) Une corrélation entre les états variables du corps et les propriétés des saisons,
qui établit les risques de la pratique des relations sexuelles en dehors du moment idéal ;

d) C’est l’excès de la pratique de l’acte sexuel qui mène à l’épuisement


physique. En ce sens la dialectique établissait une relation de peur associée au rapport
quantité/épuisement, qui reflétait en même temps la préoccupation avec la reproduction
de l’espèce humaine.

57
« Ces trois « arts de gouverner » sont très souvent rapprochés entre eux, comme des arts qui
demandent à la fois savoir et prudence circonstanciels ; ils sont rapprochés aussi parce que ce sont des
savoirs associés à une capacité de commander. » (Cf. UP, note 1, p. 156). Et aussi, Le Gouvernement de
soi et des autres.
58
De la même manière que les régimes évitant les excès, ont été crées des exercices quotidiens. Il
existait des listes d’exercices classés comme naturels et d’autres comme violents (Cf. UP, p. 124 ss.).

! &+!
L’econômica, elle, définissait une série d’activités à être réalisées par l’homme pour
l’entretien du mariage en tant que chef de famille. Foucault en souligne trois aspects :

a) La sagesse du chef (être marié signifie avant tout être chef d’une famille),
c’est de contrôler ses plaisirs puisque pour exercer ce rôle il faut avoir un contrôle ou
gouvernement total de soi. C’était à l’homme d’exercer la tempérance et la modération
de l’activité sexuelle, ce qui lui garantissait des privilèges et renforçait son pouvoir sur
l’épouse légitime. Sur ce point Foucault note la différence entre la morale chrétienne et
la morale classique gréco-romaine. Dans la première les deux époux doivent pratiquer
la chasteté mutuelle. Dans la seconde, « La tempérance chez les moralistes Grecs (…)
était prescrite aux deux partenaires de la vie matrimoniale, mais elle relevait chez
chacun d’eux d’un mode différent de rapport à soi. La vertu de la femme constituait le
corrélatif et la garantie d’une conduite de soumission. L’austérité masculine relevait
d’une éthique de la domination qui se limite. » (UP, p.203. Nous soulignons.).
L’homme était aussi responsable de l’organisation de la maison et le membre le plus
haut situé dans la hiérarchie du mariage ;

b) L’organisation familiale était perçue comme l’art de gouverner. Foucault


compare, à l’instar des Grecs, l’art domestique à l’art de la politique et à l’art militaire,
puisque les trois traitent du gouvernement des autres ;

c) La politique de tempérance, autrement dit la fidélité réciproque des époux,


n’est pas un effet de l’engagement personnel, mais la conséquence d’une régulation de
l’art de gouverner.

L’érotica, quant à elle, lie l’usage des plaisirs aux relations réglées entre hommes ou
plus explicitement entre un homme adulte et un jeune homme. L’adulte avait le contrôle
sur son amant et sur les formes de modération des relations sexuelles entre eux. La
tempérance prescrite par l’érotica, même si elle n’imposait pas l’abstinence, contribuait
à la renonciation de l’amour par les jeunes gens (d’un certain âge) car il était nécessaire

! &*!
de respecter leur virilité afin de garantir leur status futur d’homme libre. Nous pouvons
dire que la préoccupation des Grecs envers eux fait passer le plaisir de l’homme tout
puissant au second plan en priorisant la liberté de l’être aimé en vertu de l’amour que
l’on ressent pour lui. Dans ce sens la relation de l’amant et de l’aimé exigeait
l’établissement de règles et de principes selon lesquels les jeunes gens pouvaient être
l’objet du plaisir des adultes — jusqu’ un certaine point — s’ils étaient destinés à
devenir des citoyens. La réflexion autour de l’amour pour les jeunes gens, dans
l’érotica platonicienne, articule et élabore ces complexes relations amoureuses, le
renoncement à cet amour et l’accès à la vérité59. Pour Foucault, ce fut la culture
grecque, et principalement la relation entre les adultes et les jeunes gens, qui bâtit les
éléments d’une éthique sexuelle qui rejettera cet amour au nom de « l’exigence d’une
symétrie et d’une réciprocité dans la relation amoureuse, la nécessité d’un combat
difficile et de longue haleine avec soi-même, la purification progressive d’un amour qui
ne s’adresse qu’à l’être même dans sa vérité, et l’interrogation de l’homme sur lui-
même comme sujet de désir » (UP, p. 269).

La réflexion morale sur les comportements sexuels n’est pas une façon d’intérioriser, de
justifier ou de fonder en principe certains interdits généraux, elle est surtout, selon
Foucault, une forme d’élaboration d’une esthétique de l’existence. Pour lui
l’« ascétisme » ne déprécie pas l’amour pour les jeunes gens, mais il est, au contraire,
un moyen de l’esthétiser, de lui donner une forme et de le valoriser. L’éthique sexuelle

59
Foucault s’en tient à l’erotica socratico-platonicienne qui s’interroge sur les points suivants : la
conduite amoureuse et la question de l’être de l’amour, l’honneur du jeune homme en relation à l’amour
et à la vérité, la dissymétrie entre les partenaires dans la convergence vers l’amour, la relation entre la
vertu de l’aimé et l’amour du maître et la sagesse. (Cf. UP, p 259-269.) « Cette réflexion philosophique
à propos des garçons comporte un paradoxe historique. À cet amour masculin, et plus précisément à cet
amour pour les jeunes garçons et les adolescents, qui devait être par la suite si longtemps et si
sévèrement condamné, les Grecs ont accordé une légitimité où nous aimons reconnaître la preuve de la
liberté qu’ils s’accordaient en ce domaine. Et pourtant, c’est à son propos, beaucoup plus qu’à propos de
la santé (dont ils se préoccupaient aussi), beaucoup plus qu’à propos de la femme et du mariage (au bon
ordre duquel cependant ils veillaient), qu’ils ont formulé l’exigence des austérités les plus rigoureuses. »
(Cf. UP, p. 268-269. Nous soulignons.)

! &"!
qui est, en partie, à l’origine de notre éthique contemporaine, a été construite sur un
système rigide d’inégalités et de coercitions (dans le cas des femmes et des esclaves la
condition de soumission était claire puisqu’elle coïncidait avec leur condition sociale).
Il est important de mettre l’accent, dans la pensée foucaldienne, sur la problématisation
de la relation de l’homme (libre) avec l’exercice de sa propre liberté, les formes de
pouvoir et l’accès à la vérité : c’est là qui apparaît et se joue la constitution de soi
comme sujet éthique.

Le long développement de l’histoire de la sexualité, avec ses transformations, a entraîné


un détournement du centre d’intérêt par rapport aux préoccupations initiales : la relation
avec les jeunes gens, qui était un sujet délicat pour les Grecs, a perdu par la suite son
rôle originel pour laisser la place au rôle de la femme dans la société. Cette première
relation n’a pas cessé, mais celle avec la femme s’est intensifiée. La problématique
morale s’est donc recentrée sur le thème de la virginité et sur l’importance des relations
conjugales. Aux XVIIe et XVIIIe siècles se sont ajoutées à cette problématique la
question de la « sexualité infantile » et celle des relations entre le comportement sexuel
et la normalité en rapport avec la santé. Ce développement historique a ramené le centre
d’intérêt des différents arts de l’existence sur la problématisation non plus du plaisir,
comme esthétique de son usage, mais sur le désir, appelant une herméneutique
purificatrice. Ce furent les motivations des réflexions des moralistes, des philosophes et
des médecins durant les deux premiers siècles de notre ère moderne.

! &#!
Chapitre IV

Les « Exercices spirituels » selon Foucault

7. La culture hellénistique et romane du souci de soi par rapport aux aphrodísia :


un style de conduite sexuelle.

Nous avons abordé dans ce chapitre les livres L’Usage des plaisirs et Le souci de soi
(1984), second et troisième tomes de l’Histoire de la sexualité, et ensuite
L’Herméneutique du sujet (1981/1982). Dans ces œuvres Foucault élabore les thèmes
d’une conception de philosophie comme pratique quotidienne, art de vivre, très voisins
de ceux auxquels travaille Pierre Hadot. Les deux ouvrages de 1984 traitent de la
culture et du souci de soi ; cependant le premier porte sur la culture du souci de soi par
rapport aux aphrodísia et le second contient une analyse plus complète de toute la
culture de soi et du souci de soi.

Foucault n’a pas utilisé le terme « exercices spirituels » avec la même fréquence que
Hadot ; il utilise plutôt des expressions telles que « pratiques de soi », « technologies de
soi », « techniques de soi » ou tout simplement « souci de soi », mais aussi
« spiritualité ». Pour l’élaboration de ce chapitre nous suivons comme piste initiale le
changement de terminologie pour introduire la discussion des similitudes et des
différences dans les méthodes de recherche des deux penseurs en quête de la
réhabilitation de l’idée antique de vie et de pratique philosophiques.

Dans le livre Le souci de soi Foucault souligne que la plupart des historiens
contemporains reconnaissent l’existence d’un renforcement de l’austérité à l’égard de
l’activité sexuelle et des plaisirs. Existait dans la société antique (grecque et romaine)

! &$!
une inquiétude sur la question des plaisirs sexuels, les relations entre eux et l’utilisation
qui en était faite (comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent). Par exemple, les
médecins étaient préoccupés par les effets de la pratique sexuelle et en recommandaient
l’abstinence, déclarant la virginité plus saine que « l’usage des plaisirs ». Les
philosophes condamnaient les relations hors mariage et il y a eu une disqualification de
l’amour pour les garçons.

(...) c’est l’inquiétude à propos de tous les troubles du corps et de l’âme


qu’il faut éviter par un régime austère ; c’est l’importance qu’il y a à se
respecter soi-même non pas simplement dans son statut, mais dans son
être raisonnable en supportant la privation des plaisirs ou en limitant
l’usage au mariage ou à la procréation. (SS, p.55).

Foucault oriente ses études vers la recherche d’une légitimité de la répression morale
dans l’Antiquité. Pour cela, il s’interroge sur le rapport entre la répression morale et
l’intensification du souci de soi, commune aux temps antiques. Comment nous
présentons-nous alors en tant que sujets de nos actions ? En étudiant la relation entre les
devoirs et les interdictions liées à la sexualité, Foucault cherche à comprendre les
processus de subjectivation60 du sujet par rapport à l’interdiction morale portant sur la
chose sexuelle.

Dans l’Antiquité classique, nous le savons déjà, on a mis au point des activités pratiques
qui valorisaient la connaissance de soi et le souci de soi ; or cette pratique a conduit au
développement d’un certain « individualisme ». Celui-ci, selon Foucault, a mis en
valeur de nouveaux aspects privés de l’existence, le comportement individuel et
notamment le renforcement de la préoccupation individuelle avec soi-même. Grâce à
l’exercice quotidien, ont été construites des techniques permettant de développer la
connaissance et le souci de soi. Dans Le souci de soi, Foucault a indiqué trois aspects

60
Rappelons que « Le terme de « subjectivation » désigne chez Foucault un processus [ou mouvement]
par lequel on obtient la constitution d’un sujet ». Il convient de distinguer deux types de analyse :
« d’une part, les modes d’objectivation qui transforment les êtres humains en sujets — ce qui signifie
qu’il n’y a de sujets qu’objectivés, et que les modes de subjectivation sont en ce sens des pratiques
d’objectivation ; de l’autre, la manière dont le rapport à soi à travers un certain nombre de techniques
permet de se constituer comme sujet de sa propre existence » (Cf. Le Vocabulaire de Foucault, p. 98).

! &%!
inclus dans le concept d’« individualisme », qu’il estime nécessaire de mettre en
évidence :

– attribuer une attitude individuelle au sujet dans sa singularité;

– préconiser la valorisation de la vie privée, les relations familiales et les


patrimoines;

– évaluer l’intensité des relations avec soi-même en tant que sujet de sa propre
transformation.

Cette appréciation de l’individualisme aurait rendu possible toute une culture de soi et
une philosophie de l’art de l’existence (techne tou biou). Foucault postule que le thème
du souci de soi consacré par Socrate, introduit originairement au cœur de l’activité
philosophique, oriente celle-ci vers la quête d’un art de l’existence. 61 Le thème a connu,
à travers de l’histoire, une expansion et s’est propagé progressivement pour constituer
une véritable culture de soi. Cette culture est devenue un précepte, un impératif qui
s’est mis à circuler à travers les différentes écoles et doctrines philosophiques. Peu à
peu, les idées ont été regroupées dans des attitudes pratiques liées aux relations
individuelles. Foucault a nommé l’âge d’or de la culture de soi ce développement de
l’art de vivre, sous la direction du souci de soi, dans les deux premiers siècles de l’ère
impériale. Et pour préciser ce qui était cet âge d’or, il suggère cinq points, que nous
allons décrire ci-dessous :

a) Le premier point, c’est le fait que l’epimeleia heautou, la cura sui, est un
impératif qui se retrouve dans les doctrines philosophiques post-socratiques. Foucault

61
« Socrate montre au jeune ambitieux qu’il est, de sa part, bien présomptueux de vouloir prendre en
charge la cité, (…) s’il n’a pas appris auparavant ce qu’il est nécessaire de savoir pour gouverner : il lui
faut d’abord s’occuper de lui-même — et tout de suite, tant qu’il est jeune, car « à cinquante ans, ce
serait trop tard (Platon, Alcibiade, 127 d-e). Et dans l’Apologie, c’est bien comme maître du souci de soi
que Socrate se présente à ses juges : le dieu l’a mandaté pour rappeler aux hommes qu’il leur faut se
soucier, no de leurs richesses, non de leur honneur, mais d’eux-mêmes et de leur âme. » (Platon,
Apologie de Socrate, 29 d-e).

! &&!
cite, par exemple, les sections de la Lettre à Ménécée62 de Epicure et la Lettre à Lucilius
de Sénèque, qui décrivent les activités et les exercices qui visent l’amélioration de la
culture de soi. Chaque école (nous l’avons vu avec Hadot) avait sa propre manière de
pratiquer des exercices, d’« exercer » le soin de soi, à travers l’utilisation de différentes
techniques. Sénèque, par exemple, a une série de mots pour décrire les différentes
façons dont nous pouvons prendre conscience de l’importance du souci de soi63. Nous
devons consacrer une sorte de « vacances » (otiun), allouer un certain temps, afin de
pratiquer et de développer ces activités qui portent sur nous-mêmes. Ce temps, il n’est
pas « perdu » ou « gaspillé », bien au contraire, il doit être considérée comme
fondamental pour notre formation, pour le développement de notre âme (psyché). En
outre, on peut ajouter que ce « zèle », cette forme de « veiller sur soi-même », doit être
un effort que imprègne toute la vie de l’individu. Dans l’Antiquité, ce n’était pas le seul
travail des philosophes, mais de tous ceux qui choisissent une vie semblable à la leur.
« Apprendre à vivre toute sa vie, c’était un aphorisme cité par Sénèque qui invite à
transformer l’existence en une sorte d’exercice permanent ; et même s’il est bon de
commencer tôt, il est important de ne se relâcher jamais. » (Cf. SS, p. 63, 64).

b) Autre point à souligner dans la culture de soi : l’importance sociale que la


pratique a eue à cette époque. Autrement dit, le travail de soi n’est pas seulement un
simple s’occuper de soi-même, mais désigne aussi, un ensemble de rapports plus
complexes, des relations à autrui. Par exemple, le travail effectué par le maître avec son
disciple, des entrevues avec des amis et de confidents, les échanges de correspondance.
Pour exercer ces occupations il était nécessaire de choisir un local et de disposer d’un
certain temps pour accomplir telle pratique. Foucault illustre les différentes pratiques :

Il y a les soins du corps, les régimes de santé, les exercices physiques sans
excès, la satisfaction aussi mesurée que possible des besoins. Il y a les

62
Voir la citation de la lettre dans la première partie de ce travail, à la section qui vise à circonscrire ce
qu’est un exercice spirituel.
63
« Se formare, sibi applicare, suub facere, se ad studia revocare, sibi applicare, suum fieri, in se
recedere, ad se recurrere, secum morari. » (SS, p. 61).

! &'!
méditations, les lectures, les notes qu’on prend sur les livres ou sur les
conversations entendues, et qu’on relit par la suite, la remémoration des
vérités qu’on sait déjà mais qu’il faut s’approprier encore.64

Un point important à être apprécié, c’est que ces pratiques n’ont pas été menées
dans la solitude ; c’étaient des écoles philosophiques, elles ont donc eu lieu,
progressivement, dans des structures communautaires, telles par exemple les
communautés néo-pythagoriciennes et les épicuriennes. Dans les milieux
aristocratiques, par exemple, c’était commun le chef de la famille engager des
conseillers privés pour promouvoir l’éducation de ses membres. Ce qui nous permet
d’attester que ces pratiques étaient aussi d’ordre social.

c) Le troisième point, ce serait de montrer que toute la tradition du souci de soi


était intrinsèquement liée à la façon de penser la pratique médicale. Cette relation entre
la philosophie et la médecine, l’âme et le corps, la spiritualité et la clinique, avait
comme élément charnière le concept de pathos et son application aux passions65. À
partir de ce concept de pathos ont été mis en place plusieurs ressources pour traiter le
corps et l’âme, y compris une série de métaphores médicales utilisés par les philosophes
pour guérir l’âme humaine : « (...) porter le scalpel dans la blessure, ouvrir un abcès,
amputer, évacuer les superfluités, donner de médications, prescrire des potions amères,
calmantes ou tonifiantes. » (SS, p. 71). Foucault mentionne Epictète66, qui insiste sur le
fait que son école n’est pas seulement un lieu de formation, mais aussi un « dispensaire
de l’âme » un « cabinet médical »67 dans lequel ses disciples doivent être conscients de

64
Cf. SS, p. 66. A propos de la méditation, par exemple, Foucault met l’accent sur la réflexivité pratiqué
principalement, par les stoïciens, qui fonctionne est la preuve de ce que nous pensons, preuves de soi en
tant que sujet que pense réellement. Foucault analyse en détail la différence entre la méditation des
stoïciens et la méditation dans la lecture d’Alcibiade de Platon. (Cf. HS, p. 436 ss). Sur la lecture et les
notes nous trouverons des exemples de descriptions détaillées des pratiques, pour Foucault, dans les
leçons du cours de 1981-1982.
65
Sur les thérapies de passions, vérifier la note 18 dans la première partie de ce mémoire.
66
SS, p. 71 « Vous voulez apprendre les syllogisme ? Guérissez d’abord vos blessures ; arrêtez le flux de
vos humeurs, calmez vos esprits » (Épictète, Entretiens, II, 21, 12-22 ; Cf. aussi II, 15, 15-20.).
67
Sur la résurgence contemporaine, voire wittgensteinienne, de l’idée du cours de philosophie comme «
dispensaire de l'âme », « cabinet médical », voir P. Prado, « Un poète égare au sein de l’Université

! &(!
leur condition pathologique. Ce lien entre la culture de soi et les soins de santé, souligne
l’importance d’une attention donnée au corps, autre que celle qui n’apprécierait que le
physique, la gymnastique, voire la cosmétique. Il convient de noter que l’approche
proposée, nouant médecine et morale, suppose de considérer les hommes en tant
qu’êtres constitutivement malades.

La pratique de soi implique qu’on se constitue à ses propres yeux non pas
simplement comme individu imparfait, ignorant et qui a besoin d’être
corrigé, formé et instruit, mais comme individu qui souffre de certains
maux et qui doit les faire soigner soit par lui-même, soit par quelqu’un
qu’en a la compétence. (SS, p. 73).

Ainsi, il faut savoir que l’on est mal, malade, pour aller à la recherche de la
guérison. Le problème est que la maladie de l’âme, différemment de la maladie du
corps, ne présente pas nécessairement un symptôme évident. Par conséquent, l’on peut
être malade à un stade avancé, voire dangereux, sans que l’on en soit conscient. Le plus
grand risque est que les maux peuvent même passer, à son insu, pour des vertus68.

d) Autre point à noter, c’est que le principe delphique « connais-toi toi-même »


n’était pas suffisant pour assurer l’accès à la connaissance69. Ainsi, tout un art de soi
était en même temps requis et a été développé par les écoles philosophiques ; chaque
école déployant à sa manière, avec leurs exercices et leurs examens spécifiques, ce que
Foucault appelle les « procédures d’épreuve ». Ces procédures constituent des exercices
spirituels pratiqués dans les écoles70. Foucault en mentionne, par exemple, les exercices

(Wittgenstein et invention du « non cours »), Lignes, 30 (2009). La question que soulève cet esai est de
savoir si un travail de soi sur soi, tel que proposé par Epictète ou un Wittgenstein, est encore possible
aujourd’hui à l’Université.
68
« La colère pour du courage, la passion amoureuse pour l’amitié, l’envie pour l’émulation, la
couardise pour la prudence. » (Cf. SS, p. 74).
69
Foucault insiste sur le fait que les interprétations du concept delphique « connais-toi toi-même »
(gnôthi seautón) ont pris le pas sur l’ancien concept de « souci de soi » (epimeleia heautou), qui a donc
perdu sa puissance et sa signification au long de l’histoire de la philosophie. Cette problématique sera
développée dans le § 8 du présent chapitre.
70
Hadot montre cependant que nous pouvons trouver plusieurs philosophes et écrivains modernes qui
ont été influencés par la lecture des Antiques. Il cite par exemple Nietzsche (« En ce qui concerne la
praxis, je considère les différentes écoles comme des laboratoires expérimentaux dans lesquels un

! &)!
d’abstinence, les examens de conscience, communs aux écoles épicuriennes et
stoïciennes71.

e) Le cinquième point concerne le but final de pratiques de soi pour toutes ces
écoles (voir ci-dessus la fin de la première partie) : c’est la conversion de soi,
l’epistrophe eis heauton. Foucault souligne que la conversion est un changement de
regard, mais doit aussi, être compris comme une trajectoire, une recherche, un retour à
soi-même. Le champ d’application de la conversion est l’éthique de contrôle qui établit
un lien juridique de possession : « on est « à soi », on est « sien » (…) on ne relève que
de soi-même, on est sui juris ; on exerce sur soi un pouvoir que rien ne limite ni ne
menace. »(SS, p.82). L’expérience de soi selon cette possession n’est pas seulement une
forme de contrôle ; elle est aussi la possibilité de plaisir qui nous conduit à nous-
mêmes. « Non seulement on se contente de ce qu’on est et on accepte de s’y borner,
mais on « se plaît » à soi-même. Ce plaisir (…) naît de nous-mêmes et en nous-mêmes
» (SS, p.83).

C’est dans ce contexte général que la culture de soi et les réflexions morales sur les
plaisirs se sont développées. Ce qui, à première vue, semble liée à une austérité, ne peut
pas être défini simplement comme un endurcissement ou un resserrement de
l’interdiction. Le changement, selon Foucault, est centré sur la façon dont l’individu se
constitue comme un sujet moral. Le développement de la culture de soi n’a pas éliminé
(ni voulu éliminer) le désir sexuel, ce qui s’est passé fut un changement d’orientation. Il

nombre considérable de recettes de l’art de vivre ont été pratiques »), mais aussi Montaigne, Goethe,
Wittgenstein et Jaspers, qui se sont attachés à choisir et à mener un mode de vie en accord avec leurs
œuvres de pensée. (Cf. QLPA, p. 408- 424).
71
« Dans la tradition d’Épicure, il s’agissait de montrer comment, dans cette satisfaction des besoins les
plus élémentaires, on pouvait trouver un plaisir plus plein, plus pur, plus stable que dans les voluptés
prises à tout ce qui est superflu ; et l’épreuve servait à marquer le seuil à partir duquel la privation
pouvait faire souffrir. » (…) « Pour les stoïciens, il s’agissait surtout de se préparer aux privations
éventuelles, en découvrant combien finalement il était facile de se passer de tout ce à quoi l’habitude,
l’opinion, l’éducation, le soin de la réputation, le goût de l’ostentation nous a attachés, dans ces épreuves
réductrices, ils voulaient montrer que l’indispensable, nous pouvons l’avoir toujours à notre disposition,
et qu’il faut se garder de toute appréhension à la pensée des privations possibles. » (SS, p. 75-76).

! '+!
y a eu une intensification de la corrélation entre le sexe et le corps, liée aux effets et aux
conséquences inquiétantes (depuis toujours) de la sexualité. Ce changement a été, selon
Foucault, non seulement un moyen pour le corps de prendre soin et souci de soi, mais
aussi l’effet d’une forme de peur l’activité sexuelle dans sa relation avec la maladie et le
mal.

Foucault fait valoir que, grâce à ces changements, la morale sexuelle a forcé le sujet à
faire d’elle l’objet d’un certain art de vivre, lequel définit des critères esthétiques et
éthiques de la manière d’être, en rapport avec la question de la vérité : « de la vérité de
ce qu’on est, de ce qu’on fait et de ce qu’on est capable de faire — au cœur de la
constitution du sujet moral » (SS, p.85).

Ce que Foucault veut souligner, c’est que cette culture de soi, reliée à une souveraineté
du sujet, a été amplifié par l’expérience de la relation de soi avec soi-même, ce qui a
permis non seulement la maîtrise, le contrôle de soi, mais aussi une forme de plaisir.
Ainsi, il insiste sur l’importance, moins de l’interdiction qui est l’origine des
changements dans la morale sexuelle, mais plutôt du développement de l’art de
l’existence qui y est à l’œuvre :

(…) c’est le développement d’un art de l’existence qui gravite autour de


la question du soi, de sa dépendance et de son indépendance, de sa forme
universelle et du lien qu’il peut et doit établir aux autres, des procédures
par lesquelles il exerce son contrôle sur lui-même et de la manière dont il
peut établir la pleine souveraineté sur soi. (SS, p. 273.)

Un certain style de conduite sexuelle est ainsi proposé par tout ce


mouvement de la réflexion morale, médicale et philosophique, il est
différent de celui qui avait été dessiné au IVe siècle ; mais il est différent
aussi de celui qu’on trouvera par la suite dans le christianisme. (Ibid).

! '*!
8. Herméneutique du sujet.

L’Herméneutique du sujet, c’est le titre donc du cours qu’a donné Foucault au Collège
de France en 1981/1982. Comme nous l’avons vu précédemment, ce cours s’inscrit
dans le grand « intervalle » entre la publication de La volonté savoir et les deux derniers
volumes de l’Histoire de la Sexualité. Il s’agit d’une analyse détaillée de la culture et du
souci de soi. Nous soulignons que la publication des cours de Foucault au Collège de
France était uniquement disponible au public depuis février de 2001. Cela montre que
les connaissances qu’avait Pierre Hadot de ce travail ne pouvaient que se limite au
résumé du cours, publié dans Annuaire du Collège de France, en 1982.

C’était donc basé uniquement sur la lecture du résumé du cours que Hadot écrit ses
deux textes : « Réflexions sur la notion de « culture de soi » (paru initialement dans une
rencontre internationale sur Foucault, en Paris, janvier 1998) et le texte : « Un dialogue
interrompu avec Michel Foucault Convergences et Divergences » (publié en 1993, dans
la deuxième édition du livre : Exercices spirituels et philosophie antique, édition
augustiniennes)72. Dans les deux textes, Hadot présente ses arguments et commentaires
sur le cours de Foucault, mais fait remarquer que sa discussion est limitée à la lecture
des parties des travaux de Foucault qui étaient disponibles à l’époque.

Le cours de Foucault de 1981/1982 a été consacré à la question du souci de soi et


l’herméneutique de soi. Il ne s’agissait pas seulement d’une étude théorique du sujet,
mais d’une analyse de l’ensemble des pratiques qui ont été d’une grande importance
pour la construction de la notion du souci de soi dans l’Antiquité classique. Ces
pratiques, comme nous le savons déjà, ont été appelées en grec epimeleia heautou et en
latin, cura sui. L’idée de départ de Foucault était de mettre en évidence, précisément,
trois points: 1) Le moment socratique-platonicien de l’émergence de l’epiméleia
heautoû dans la réflexion philosophique, sur la base de l’étude du texte de Platon

! '"!
Alcibiade; 2) L’âge d’or de la culture de soi, situé dans les deux premiers siècles de
notre ère ; 3) Le passage de l’ascèse philosophique païenne à l’ascétisme chrétien.

Le deuxième point, concerne l’âge d’or de la culture de soi qui nos avons déjà
développé au paragraphe 7. Ce troisième moment, qui se réfère au passage de l’ascèse
païenne à l’ascétisme chrétien, Foucault ne l’a pas élaboré dans le courant de cette
année, ni l’année suivante, comme il l’avait initialement a projeté. Nous analysons dans
cette partie, le premier moment qui concerne l’émergence de l’epiméleia heautou.

Nous commençons par la question, mise en évidence par Foucault, du retrait de la


notion de l’epimeleia heautou « le souci de soi », éclipsée par le gnôthi seauton « le
connais-toi toi-même », au long de l’histoire de la philosophie. Ainsi a été perdu le lien
qui existait antérieurement dans la culture antique73. De ce problème, Foucault cherche
à étudier les effets sur le concept de souci de soi, au long de l’histoire occidentale. Ses
recherches supposent également que, depuis longtemps, nous savons que la question de
la connaissance du sujet, la connaissance du sujet par lui-même, avait été posée,
initialement, par la maxime delphique gnôthi seautón. Mais nous devons aussi être
conscients que la notion que nous avons aujourd’hui, n’est pas celle que les Anciens
avaient à l’origine. En d’autres termes, cette notion de gnôthi seautón « connaissance de
soi » inclut en elle-même le concept de epiméleia heautoû « souci de soi ». Le problème
qui se pose est que, dans le cours de l’histoire, la notion de souci de soi a été défigurée
et a changé de sens. Nous pouvons souligner encore que la notion de souci de soi a
désigné une attitude spéciale envers soi-même, envers les autres et le monde, et été
également, une forme d’attention, une façon de tourner le regarder vers soi-même. Quoi
qu’il en soit :

Avec cette notion d’epimeleia heautou, tout un corpus définissant une


manière d’être, une attitude, des formes de réflexion, des pratiques qui en

72
Les deux articles font référence encore à l’Usage des plaisirs, Le Souci de Soi et à l’article
« L’écriture de soi ».
73
Cf. Ci-dessus la note 25, de ce mémoire.

! '#!
font une sorte de phénomène extrêmement important, non pas simplement
dans l’histoire des représentations, non pas simplement dans l’histoire
des notions ou des théories, mais dans l’histoire même de la subjectivité
ou, si vous voulez, dans l’histoire des pratiques de la subjectivité (Cf. HS,
p. 13. Nous que soulignons).

La question que se pose Foucault et qu’il a l’intention d’approfondir est de savoir


comment, après tout ce développement de techniques pour consolider les souci de soi,
celui-ci a été peu à peu remplacé par ou subordonné à la notion de « connais-toi toi-
même ». Dans la tentative de répondre à cette question il devrait discuter ce qu’il y avait
de « perturbateur » dans cette notion. Première piste : ces formulations sur « s’occuper
de soi-même » n’ont pas été, à travers l’histoire, vues comme une valeur positive —
valeur qui lui a été donner par les Anciens ; l’importance de cette valeur était de
construire les bases de la morale antique. Il paraît indispensable de supposer l’existence
d’un paradoxe dans cette notion. Si le précepte de souci de soi tend à signifier, dans la
vision contemporaine, une forme d’égoïsme, de narcissisme, dans son origine, il
jouissait d’une valeur positive, liée à la connaissance de soi et cela était essentiel pour la
formation de la morale antique74.

Foucault souligne également, que la morale antique a été formée par des normes
austères qui ont été par la suite prises en charge par la morale chrétienne, mais avec un
biais tout à fait différent. La différence est que dans le christianisme la valeur positive
originaire du souci de soi s’est transformée et devenu négative, identifiée à un repli
individualiste, au moment de la construction d’une éthique de « non-égoïsme » et le
résignation de soi, dans la soumission à la divinité.

Un autre point à souligner, ce qui peut contribuer à expliquer cette perte de sens antique
de la notion de souci de soi, a été la question de la vérité et de son histoire. Autrement
dit, la notion de découverte dans les temps modernes de la puissance de la raison

74
Voir la précaution que prend Foucault à cet égard lorsqu’il introduit la notion d’epimeleia heautou.
HS, p.15.

! '$!
« requalifie » la question de la connaissance. C’est cette « requalification » que
Foucault a appelé « moment cartésien »75. Le « moment cartésien », selon Foucault:

(...) prend sa place et son sens, sans vouloir dire du tout que c’est de
Descartes qu’il s’agit, qu’il en a été exactement l’inventeur, qu’il a été le
premier à faire cela. Je crois que l’âge moderne de l’histoire de la vérité
commence à partir du moment où ce qui permet d’accéder au vrai, c’est la
connaissance elle-même et elle seule. C’est-à-dire, à partir du moment où,
sans qu’on lui demande rien d’autre, sans que son être de sujet ait à être
modifié ou altéré pour autant, le philosophe (…) est capable de
reconnaître, en lui-même et par ses seuls actes de connaissance, la vérité
et peut avoir accès à elle.76

Ce reclassement philosophique du « connais-toi toi-même » a disqualifié le « souci de


soi ». Foucault note qu’il existe une énorme distance entre le concept de « connais-toi
toi-même » gnôthi seautón socratique, dépendant de d’epimeleia heautou et la
procédure cartésienne. C’est cette procédure qui a reclassé le gnôthi seautón, et a
contribué à « disqualifier » le principe d’epimeleia heautou jus qu’à l’exclure du champ
de la philosophie moderne. Selon Foucault, la « philosophie » à la manière moderne est
cette forme de pensée qui s’interroge sur ce qui est vrai et ce qui est faux, ou sur ce qui
permet de séparer les vrais des connaissances fausses, c’est « la forme de pensée qui
tente de déterminer les conditions et les limites de l’accès du sujet à la vérité ». Ce qui
fournit un critère pour la distingue d’avec la « spiritualité »

75
Il est important de noter que Foucault prend soin de préciser l’utilisation du mot « moment » : « quand
je dis « moment », il ne s’agit absolument pas de situer ça à une date et de le localiser, ou de
l’individualiser autour d’une personne et d’une seule [où] le lien a été rompu, définitivement, je crois,
entre l’accès à la vérité, devenu développement autonome de la connaissance, et l’exigence d’une
transformation du sujet et de l’être du sujet par lui-même ». Cette idée est renforcée dans un manuscrit
de son cours où il dit voir: « « Quand Descartes a dit » la philosophie suffit à elle seule pour la
connaissance, et lorsque Kant a complété en disant : si la connaissance a des limites, elle sont tout
entières dans la structure même du sujet connaissant, c’est-à-dire dans cela même qui permet la
connaissance ». HS, p. 27. Nous rappelons que ce point — celui du « moment » de la rupture entre
l‘ « ascèse à la connaissance » et le souci ou « transformation de soi » — est une différence importante
entre Foucault et Hadot, qui sera développé dans la prochaine partie de ce travail.
76
Nous soulignons, HS, p. 19. Citons encore Foucault à propos de l’utilisation du terme « moment
cartésien » : « Il ne faut pas s’imaginer non plus qu’au moment que j’ai appelé le « moment cartésien »,
d’une façon tout à fait arbitraire, la coupure aurait été faite, et définitivement faite. C’est au contraire très
intéressant de voir comment au XVIIe siècle a été posée la question du rapport entre les conditions de
spiritualité et le problème du cheminement et de la méthode pour arriver jusqu’à la vérité.» (HS, p. 29).

! '%!
si on appelle cela la « philosophie », je crois qu’on pourrait appeler
« spiritualité » la recherche, la pratique, l’expérience par lesquelles le
sujet opère sur lui-même les transformations nécessaires pour avoir accès
à la vérité. (…) qui constituent, non pas pour la connaissance mais pour
le sujet, pour l’être même du sujet, le prix à payer pour avoir accès à la
vérité. (HS, p. 16).

Foucault reconnaît que dire cela ne signifie pas dire que la vérité philosophique
moderne est obtenue sans condition. Au lieu de cela, dit-il, il y a deux nouvelles
conditions qui diffèrent de la vieille notion de la spiritualité. La première condition
serait interne à l’acte de connaissance et poserait des règles à suivre pour obtenir l’accès
à la vérité. L’autre serait extrinsèque, comme par exemple, ne pas être atteint de folie,
des conditions culturelles (formation et études) et les conditions morales. La différence
est alors que à partir de ce « moment », la connaissance ne concerne pas le sujet dans
son être, mais dans son existence concrète et non pas dans sa structure de sujet.

En somme, l’accès à la vérité ne se trouvera plus dans la plénitude de la connaissance


de soi. Cette vieille idée de la transformation du sujet par l’effet de rétroaction de la
vérité qu’il connaît sur soi-même n’était plus suffisante pour les Modernes. Foucault
affirme que le rapport entre le sujet et la vérité, à l’époque moderne, commence dans le
moment où « nous postulons que, tel qu’il est, le sujet est capable de vérité mais que,
telle qu’elle est, la vérité n’est pas capable de sauver le sujet. » (HS, p. 20). Ces idées de
Foucault sont en contradiction avec celles de Pierre Hadot, comme nous l’avons déjà
indiqué.

Le moment socratique-platonicienne de l’émergence da epiméleia heautoû dans la


réflexion philosophique du texte de Platon: l’Alcibiade

Foucault prend comme point de départ pour le cours sur L’herméneutique du sujet
l’examen du texte de l’Alcibiade dans lequel il met en évidence trois points concernant
la relation avec le souci de soi dans la vue platonicienne : la politique, la pédagogie et la

! '&!
manière de se connaître soi-même. Socrate a exhorté Alcibiade à profiter de sa jeunesse,
à prendre souci de lui-même, en notant que, se soucier de soi-même ne peut pas être
seulement une préparation momentanée à la vie, mais est plutôt un mode de vie.
Alcibiade reconnaît qu’il devrait prendre soin de lui-même, pour se « préparer », pour
faire face aux autres, à la politique. « Se soucier de soi est un privilège des gouvernants,
ou c’est en même temps un devoir des gouvernants parce qu’ils ont a gouverner. (…)
pour s’occuper de soi [encore] faut-il en avoir la capacité, le temps, la culture, etc.»
(HS, p. 73).

La pédagogie était consacrée à « la formation » dans la mesure où la pratique des


exercices pour se soucier de soi-même est devenue une nécessité sur laquelle il
conviendrait de se régler tout a long de sa vie. Cette nécessité demande une formation et
une pédagogie qui pourraient guider cet apprentissage. Une pédagogie du
« désapprentissage », c’est-à-dire, développant une pratique critique dans le but de se
débarrasser des idées reçus, de préjugés, pour construire de nouvelles habitudes77.
Aussi, cette conception de la pédagogie met en évidence deux choses importantes : la
première, liée a l’idée de pathos (déjà évoquée plus haut) est que cette pédagogie a
éminemment une fonction thérapeutique ; et la deuxième c’est la nécessité de former
des hommes de valeurs leur donnant les moyens de se préparer aux l’adversités de la
vie.

Enfin, la relation avec soi-même, la connaissance de soi, on doit la travailler dans un


rapport à l’autre, cet autre qui tient le rôle de maître. Le maître, selon Platon, est celui
qui s’occupe du souci d’autres pour lui-même, en raison de l’amour qu’il a pour son
disciple. Le maître est l’homme qui nous permet de sortir de l’état de stultitia78 dans
lequel au départ nous nous trouvons.

77
Cf. HS, p. 92 et ss.
78
Comme nous l’avons vu dans la première partie de ce travail ; nous soulignons ici l’importance de la
relation au maître-philosophe pour aider l’homme à quitter l’état de stultitia. (Cf. HS, p. 126 et ss).

! ''!
Foucault croit qu’il y a un grand « paradoxe du platonisme » dans l’histoire de la pensée
jusqu’au XVIIe siècle. Ce « paradoxe » signifie que le platonisme a contribué, comme
un « ferment » à tous les mouvements spirituels permettant l’accès a la connaissance ;
mais nous voyons, en même temps, qu’il y a également eu dans le platonisme le
développement d’une « rationalité » permettant un mouvement vers la connaissance
pure, sans aucune condition de spiritualité :

De sorte que le platonisme va jouer, tout au long, me semble-t-il, de la


culture antique et de la culture européenne, ce double jeu : à la fois
reposer sans cesse les conditions de spiritualité qui sont nécessaires pour
avoir accès à la vérité, et résorber la spiritualité dans le seul mouvement
de la connaissance, connaissance de soi, du divin, des essences. (HS,
p.76. Nous soulignons).

L’impératif du « souci de soi », qui avait initialement sa formulation théorique dans


l’Alcibiade, s’est détaché des conditions socratique-platoniciennes et a pris la forme
d’un principe général. Ainsi, le « souci de soi » n’est plus une exigence valable pour un
certain moment de l’existence, le passage de l’adolescence à l’âge adulte. Il est devenu
une règle de vie et tout au long de l’existence.

Selon Foucault, cette nouvelle condition du « souci de soi » a pour corollaire la


conversion de soi. Il est nécessaire que le sujet retourne vers lui-même et se consacre à
lui-même. L’idée de conversion comporte dans ce sens comme un décalage: « un
certain déplacement — sur la nature duquel il va falloir s’interroger — du sujet par
rapport à lui-même ». (HS, p. 238).

À la différence de la conception de la conversion de P. Hadot, commandée par


l’opposition de deux de version de la conversion, epistrophè et metanoia Foucault
souligne un troisième aspect de l’idée de conversion. Une nuance entre le epistrophè
(typiquement platonicienne) et la metanoia (chrétienne).

Foucault note — ceci : « Je crois qu’en fait ni l’une ni l’autre — ni l’epistrophè


platonicienne ni cette metanoia qu’on peut appeler, schématiquement, chrétienne — ne

! '(!
conviendraient tout à fait pour décrire cette pratique et ce mode d’expérience que l’on
trouve si constamment présents, si constamment évoqués dans les textes du Ier–IIe
siècle ». (Cf. HS, p. 207). Foucault souligne que son étude part du travail de Pierre
Hadot dans son texte intitulé : « Epistrophè et metanoia » (présenté au Congrès
international de Philosophie de, Bruxelles, 20-26 août 1953) :

Toute cette préparation, toutes ces précautions que j’ai prises à propos de
l’analyse de cette conversion, entre l’epistrophè et la metanoia, se
référent bien entendu à un texte essentiel qui a été écrit par Pierre Hadot,
il y a maintenant une vingtaine d’années, (…) où il disait que la
conversion avait deux grands modèles dans la culture occidentale : le
modèle de l’epistrophè et le modèle de la metanoia. L’epistrophè, dit-il,
c’est une notion, une expérience de la conversion qui implique le retour
de l’âme vers sa source, le mouvement par lequel elle fait retour vers la
perfection de l’être par lequel elle se replace dans le mouvement éternel
de l’être. (Ibid).

Ce troisième aspect de la notion de conversion, que Foucault dégagera ici est un point
important qui diverge de l’opposition que commande le travail de Hadot sur la
conversion.

Ce point est lié au privilège que du point de vue de sa problématique de la


subjectivation, Foucault accordera à la période post socratique et hellénistique comme
étant irréductible à l’opposition platonisme/christianisme en ces matières. À la
différence donc de Pierre Hadot qui, dans son néo-platonisme pourrait-on peut-être le
dire, s’en tient à l’oppositions entre epistrophè platonicienne et la metanoia chrétienne.

Ce troisième aspect, ou troisième modulation nuancé par Foucault, est donc celui de la
conversion hellénistique de soi, que figure la conversion du regard.

Que cette opposition entre epistrophè et metanoia est tout à fait efficace,
qu'elle constitue en effet une très bonne grille d'analyse pour la
conversion telle qu’elle existe et telle qu’elle a été pratiquée et éprouvée,
à partir du christianisme lui-même. Et que, dans l’expérience de ce que
nous pouvons appeler d’un seul mot maintenant : la conversion, ces deux
modes de transformation, de transfiguration du sujet constituent en effet
deux formes fondamentales. (HS, p. 208. Nous soulignons).

! ')!
Même en acceptant et en reconnaissant l’analyse fine et solide de Hadot des deux forme
de conversion Foucault souligne l’importance de voir que ces deux modèles d’analyse
ne semble pas suffisants pour rendre compte de l’existence de la subjectivation. Ainsi, il
insiste sur l’irréductibilité du modèle post-socratique et hellénistique de la conversion :

La pensée épicurienne, la pensée cynique, la pensée stoïcienne, etc., ont


essayé de — et sont je crois parvenues à — penser la conversion
autrement que sur le modèle de l’espistrophè platonicienne. Mais
pourtant, (…) on a un autre schéma de la conversion que celui de la
metanoia, de cette metanoia chrétienne. (Ibid).

C’est exactement ce nouvel aspect « nuancé » figuré par la conversion du regard que
Foucault cherche à développer. Ou comme il le dit : lorsque, Plutarque, Epictète,
Sénèque, Marc Aurèle, par exemple, ont affirmé l’importance de « se regarder soi-
même » ce regard, qui se distingue du « regard vers soi-même », a un sens distinct du
« connais-toi toi-même » platonicien, ou encore du « examine-toi toi-même » de la
spiritualité monastique79.

Il importe, du point de vue de la problématique de cette recherche de bien insister sur le


geste foucaldienne ici. Foucault essaie de faire justice à l’hétérogénéité d’un modèle de
conversion qui ne se laissent pas entrer dans le schéma hadotien de l’opposition
epistrophè (platonicienne)/ metanoia (chrétienne). À cette hétérogénéité, que Foucault
entend dégager ici, est en rapport avec les thématiques spécifiquement foucaldienne de
l’esthétique de l’existence, de la culture de soi…— bref, de tout ce que de son côte, sera
refusé par Pierre Hadot.

79
Foucault établit une distinction entre la conversion du regard platonicien (exercice de la connaissance),
la conversion hellénistique et romaine (exercice de concentration) et la chrétienne (exercices de
déchiffrement). Pour Platon, l’orientation du regard a pour objectif de convertir à soi-même comme
objet de connaissance ; dans le christianisme il se présente comme surveillance des images et des
représentations qui peuvent envahir et noircir notre âme ; dans les sens hellénistique et romain, il s’agit
de détourner le regard des autres et du monde extérieur. Ainsi, dans Plutarque, par exemple, toute une
série d’exercices « incuriosité ». (Cf. Vocabulário de Foucault, p. 87).

! (+!
Foucault souligne également qu’entre les XVIe-XVIIe siècles le « savoir de
connaissance » a été superposé au « savoir de spiritualité », non sans avoir repris
certains éléments de celui-ci. C’est ce qu’arrive au XVIIe siècle chez Descartes, Pascal
et Spinoza, par exemple, où l’on peut trouver la conversion du « savoir de spiritualité »
dans le « savoir des connaissances ».

Un autre aspect sur lequel Foucault met l’accent au sujet de la conversion de soi est que
nous devons la comprendre non seulement par rapport au champ de le connaissance et
de la mathêsis, mais aussi par rapport au champ de l’action, de l’activité, de la pratique
de soi sur soi-même. Du moment que nous comprenons la conversion de soi dans portée
pratique, nous pouvons dire que l’exercice de soi sur soi-même, l’áskesis, était en fait
une pratique de la vérité pour le monde grec, hellénistique et romain. Ce n’est pas une
façon de soumettre le sujet à une loi (comme dans le christianisme), en revanche, c’est
un moyen de lier le sujet à la vérité. Mais pour comprendre le lien entre le sujet et la
vérité, Foucault suggère que nous devrions discuter des questions qui ont troublé les
Antiques : comment faire pour définir le rapport entre le sujet et la pratique de sorte
qu’il soit en mesure de connaître la vérité. Comment peut-on pratiquer et appliquer la
vérité? Comment cette connaissance de la vérité peut permettre au sujet non seulement
d’agir correctement, mais aussi d’être ce qu’il doit être et comme il veut l’être? Dans
une tentative de trouver des solutions à ces questions Foucault schématise de la façon le
suivante :

là où, nous entendons, nous modernes, la question « objectivation


possible ou impossible du sujet dans un champ de connaissances», les
Anciens de la période grecque, hellénistique et romaine entendaient :
« constitution d’un savoir du monde comme expérience spirituelle du
sujet ». Et là où, nous autres modernes, nos entendons « assujettissement
du sujet à l’ordre de la loi », les Grecs et les Romains entendaient
« constitution du sujet comme fin dernière pour lui-même, à travers et par
l’exercice de la vérité ». (HS, p.304).

Foucault croit que ce mélange entre la notion antique et la notion moderne de

! (*!
spiritualité et de connaissance devrait être le point de départ pour tous ceux qui
souhaitent faire une histoire de la subjectivité, si l’on cherche à comprendre la lente et
longue transformation qui s’est produite et a changé les notions de sujet et de la vérité.
Alors, quand on se réfère à la notion de áskesis nous ne devons pas oublier que nous
sommes face à une certaine tradition, qui correspond à la pratique de soi ou culture de
soi. Le concept d’áskesis antique s’élargit une fois que l’on admet que, pour arriver à
pratiquer les exercices, il est nécessaire de mettre en place une paraskeuê80. Ainsi, nous
devons nous préparer à des événements imprévus, nous devons apprendre à ne pas nous
laisser perturber par eux, emporté par les émotions qu’ils peuvent causer. Mais pour que
cela soit possible nous avons alors besoin d’un « discours » vrai et rationnel. La
paraskeué est la structure qui permet la transformation des discours vrais en principes
de comportement moralement acceptable. La paraskeué est une élément fondamental de
transformation du lógos en êthos.

Il est également important de noter que le vieux concept de d’askêsis est différent de
celui traditionnellement moderne, imprégné d’une conception chrétienne81. Ce que l’on
entend par ascétisme dans la philosophie païenne, consiste à poser le soi comme une fin
et comme l’objet d’une technique de vie. C’est une façon de trouver soi-même, dont le
mouvement n’est pas l’objectivation de soi, mais la subjectivation d’un discours dans
une véritable pratique de soi. Comme le montrent les techniques et les pratiques qui
concernent l’écoute, la lecture, l’écriture et l’acte de parler.

80
Foucault admet qu’il y a plusieurs définitions pour paraskeuê, toutefois, il choisit elle de Démétrius le
Cynique, dans le passage cité par Sénèque dans le livre VII De Benéficiis : « La paraskeuê, ça ne sera
rien d’autre que l’ensemble des mouvements nécessaires et suffisants, l’ensemble des pratiques
nécessaires et suffisantes [pour] nous permettre d’être plus forts que tout ce qui peut arriver tout au cours
de notre existence. » (Cf. HS, p. 307).
81
Il convient de souligner que áskesis, au sens où nous la définissons diffère du sens chrétien où le dire
vrai est essentiellement défini comme une Révélation d’un Texte et d’un rapport à la foi l’ascèse étant
plutôt un sacrifice, un renoncement à soi-même.

! ("!
Troisième Partie

Deux éthiques pour le temps présent

! (#!
Troisième Partie

La « rencontre manquée » entre Hadot et Foucault

Dans cette troisième partie, nous discutons l’enjeu central de ce mémoire. Elle vise à
exposer la problématique à travers la « rencontre manquée » entre Pierre Hadot et
Michel Foucault, « des divergences » entre leurs philosophies, et tout d’abord à
déterminer le statut du rapport qu’elles entretiennent entre elles, comment l’une perçoit
et est perçue par l’autre. Il est important de se rappeler que ce travail est une étude en
cours qui vise à une première délimitation entre les similitudes et les différences des
œuvres de ces deux penseurs82.

Les deux auteurs semblent être d’accord sur le fait que la philosophie ne peut pas être
comprise uniquement comme un système théorique d’idées, mais doit plutôt être
appréhendée comme quelque chose où la connaissance est indissociable dans « sujet »
qui connaît et exige de celui-ci un travail de transformation (comme l’a vu dans les
parties I et II de ce mémoire).

Le rapport du philosophe avec lui même serait un exercice par lequel il « apprend » à se
transformer, à travailler sur lui-même — même si éventuellement ce travail est un
travail « contre » soi même. Nous soulignons que cette détermination de la philosophie
dans le travail du dernier Foucault hérite en un sens (mais non exclusivement) de
l’œuvre d’Hadot. Nous pouvons affirmer, par exemple, que la nécessité d’un
détournement de projet comme a fait Foucault dans la écriture de l’Histoire de la
sexualité était déjà un « travail sur soi », voire « contre » soi-même. « Contre » veut
dire, que ce détournement a engendré toute une reformulation des son projet initial, —

82
Voir dernier page de ce mémoire nous soulignons qu’un travail plus détaillé peut être redessiné pour
notre projet de doctorat.

! ($!
ce qui permettra à Foucault de nuancer son troisième axe, comme nous avons déjà
indiqué, dans la partie précédente. 83

Cette conception pratique de la philosophie comme manier de vivre, qui, dans une
première analyse, paraît commune aux deux philosophes, s’oppose à la conception
« moderne », celle qui croit que le savoir est quelque chose à être appréhendé dans les
constructions strictement théoriques, dans la philosophie comprise comme un système.
Donc, les deux auteurs réactivent la conception de philosophie ancienne comme
therapeia, comme forme de vie, qui repose sur l’importance de la formation de l’âme et
de la « subjectivité », formation ou façonnement de soi qui exige un entraînement
quotidien, permanent, indissociable du choix d’un certain style de vie, comme nous
l’avons vu dans les deux parties précédentes.84

Le discours philosophique émane des modes de vie qui ont pour fonction de révéler de
manière rationnelle le monde et la relation du philosophe avec lui-même, avec les autres
et avec le monde. C’est important de montrer qu’une fois que nous partons d’une
conception pratique de philosophie comme mode de vie, nous devons garder à l’esprit
que ce sont nos choix de vie qui détermineront nos discours — mais aussi, vice-versa,
que nos élaborations discursives guident notre manière d’être.

83
C’est, au cours de cette période (environ des années 1978-80, après le livre Volonté de savoir), que
Foucault avait connu les œuvres de P. Hadot ce que peut être confirmé par celui-ci dans son livre
Exercices Spirituels, où il indique que sa première rencontre avec Michel Foucault a eu lieu à la fin de
1980, quand celui-ci lui a conseillé de se présenter comme un candidat au Collège de France. C’est
aussi, dans le même période, qui Foucault a donné deux conférences, aux Etats-Unis, où il présente
d’abord ses travaux sur la « culture de soi » les conférences sont: « Subjectivity and Truth » et
« Christianity and Confession » en 17 et 24 de novembre de 1980. Les conférences de Darmouth ont fait
suite, à quelques jours de distance, aux conférences de New York sur le même sujet, dont un résumé
détaillé a été publié dans les Dits et Ecrits (« Sexualité et solitude », DE N°295, p.987 dans l’édition
Quarto). Il s’agit donc du condensé des conférences, relu et validé par Foucault. Y apparaît bien déjà la
notion de « techniques de soi » , distinguées des « techniques de domination » et Foucault explique que
ces dernières sont insuffisantes pour penser la question de la confession et de l’aveu. (Je dois ces
indications à Plínio Prado).
84
Voir, par exemple, la critique que Hadot a fait de l’Université, et des professeurs de philosophie
aujourd’hui qui sont loin de l’idée de la vie philosophique antique. Idée sur laquelle les deux auteurs
cherchent à mettre l’accent dans leurs œuvres. Il faut vérifier également, les références à la figure du
philosophe dans les travaux de Foucault.

! (%!
L’Éthique, dans ce contexte, prend une place central importante et décisive, car elle a le
sens de la préoccupation existentielle, d’un travail sur l’ethos individuel de chaque
philosophe. Les deux philosophes sont en train d’élaboré une éthique pour le temps
présent. Nous pouvons souligner que Foucault a passé sa vie et son œuvre à penser le
« temps présent » — et les ruses de la volonté de savoir et de pouvoir à l’œuvre dans
« le présent ». C’est même à partir de là qu’il ira chercher les ressources de la
philosophie comme rapport de soi à soi-même, c’est-à-dire le dernier point de
« résistance » :

(…) c’est peut-être une tâche urgente, fondamentale, politiquement


indispensable, que de constituer une éthique du soi, s’il est vrai après tout
qu’il n’y a pas d’autre point, premier et ultime, de résistance au pouvoir
politique que dans le rapport de soi à soi. (HS, p. 241).

Nous pouvons le vérifier aussi, chez Hadot, à travers ses critiques des questions
éthiques circonscrites dans la misère du monde aujourd’hui, les injustices, Internet,
l’Université, la question du rapport entre le philosophe et le professeur de philosophie :

Quoi qu’il en soit, pour rester fidèle à l’inspiration profonde —


socratique, pourrait-on dire — de la philosophie, il faudrait proposer une
nouvelle éthique du discours philosophique, grâce à laquelle il
renoncerait à se prendre lui-même comme fin en soi, ou, pis encore,
comme moyen de faire étalage de l’éloquence du philosophe, mais
deviendrait un moyen de dépasser soi-même et d’accéder au plan de la
raison universelle et de l’ouverture aux autres85.

En somme, nous nous se proposons, dans cette partie, d’essayer de reconstruire les
fragments d’un « dialogue » possible, qui n’a pas eu lieu, en examinant soigneusement :

a) D’un conté, critiques explicites de Hadot à Foucault, en ce qui concerne la


notion de « souci de soi », mais aussi celle de « culture de soi », de « plaisir »,
d’« esthétique de l’existence » ;

85
Cf. LPCMV, p. 105. Cf., également, ce que nous avons exposé à la fin de la première partie de ce
travail.

! (&!
b) De l’autre côté, en reconstruisant les éventuelles critiques non dites,
implicites, de Foucault à Hadot.

Il faut noter qu’un possible « dialogue » entre les deux penseurs doit respecter et
prendre en compte les différences importantes entre leurs projets et leurs
méthodologies. À la fin de ce partie nous espérons pouvoir établir si ce « dialogue »
aurait été vraiment possible, si cette rencontre manquée (apparemment) ne cacherait pas
un écart ou une divergence insoluble, un désaccord, une différence voire un différend,
comme celui qui existe par exemple entre éthique (loi) et esthétique (corps).

! ('!
Chapitre V

Les désaccords formulés par Hadot


sur le travail de Foucault
et les possibles réponses foucaldiennes

Pierre Hadot lui-même indique quels auraient été, de sa part, ses premiers pas dans ce
« dialogue » avec Foucault, dans les textes « Un dialogue interrompu avec Michel
Foucault : convergences et divergences » et le « Réflexions sur la notion de « culture de
soi » ». Dans ces deux textes Hadot présente ses arguments et ses critiques à partir de la
lecture qu’il a fait de Foucault. Toutefois, il est nécessaire de souligner que Hadot lui-
même reconnaît ne pas bien connaît les travaux de Foucault. Ses critiques se limitent à
la lecture du résumé des cours l’Herméneutique du Sujet, publiée dans L’Annuaire du
Collège de France (l’année 1981-1982), le livre : Le Souci de Soi (1984) et le texte
« L’écriture de soi » (1983).86 En revanche, nous pouvons dire que Foucault connaissait
bien le travail de Hadot87.

86
Hadot parle sur la rencontre entre les deux : « J’ai rencontré personnellement Michel Foucault pour la
première fois, lorsqu’à la fin de l’année 1980, (...) je connaissais alors assez mal son œuvre » Cf. ES, p.
305, 306. Et encore : « La premier fois, c’est au téléphone. Je pense que c’est lui que a été le premier à
me demander si j’acceptais de poser ma candidature au Collège de France ; c’était à l’automne 1980. Je
ne l’ai rencontré personnellement, pour la première fois, que quand j’ai fait mes visites de candidature au
Collège de France. Ce fut une visite facile, puisqu’il était un de mes supporters. Ensuite, il est venu à la
réception que j’avais organisée le jour de ma leçon inaugurale. Je l’ai rencontré aussi sans doute dans les
assemblées de professeurs, et puis j’ai déjeuné une ou deux fois avec lui. (…) Pendant un repas il m’a
interrogé sur le sens de l’expression vindicare sibi dans la première Lettre de Sénèque. On a discuté
surtout de cela ». (Cf. LPCMV, p. 215).
87
Dans l’écriture des volumes II et III de l’Histoire de la sexualité, Foucault à bénéficié de précieux
apports de Pierre Hadot. Sa présence est également importante dans le livre L’Herméneutique du sujet,
où Foucault se réfère, principalement, à l’œuvre Exercices spirituels et philosophie antique (1981).

! ((!
9. Divergence sur la question du « sage » et de la « sagesse »

Le contexte dans lequel chaque philosophe va finalement inscrire cette conception du


« souci de soi », pensée initialement à partir de l’exemple socratique, est différent. La
différence ne réside pas seulement dans leurs méthodes respectives de recherche, mais
dans leurs visées philosophiques et même dans leurs choix de vie (voir dernier page de
ce mémoire). Hadot souligne la détermination inaugurale de la philosophie comme
mode de vie, qu’il repère dans la philosophie antique et qu’il finalement projette sur
toute l’histoire de la philosophie, en tant que philologue, avec son travail méticuleux et
laborieux de traduction des œuvres classiques88. Un des traits marquants de cette
conception de la philosophie par Hadot est qu’elle comporte essentiellement la
référence à une norme — la norme de la sagesse, le modèle du sage.

Quant à Foucault, même si les termes « sage » et « sagesse » font apparition dans ses
réflexions sur le « souci de soi », ils ne semblent pas avoir le même poids que dans les
analyses de Hadot. Le contexte où Foucault va insérer le « souci de soi » celui d’une
« culture de soi ». Il faut noter en effet quant à cette « culture de soi », qu’elle déborde
d’une part le domaine de la philosophie. Foucault observe que l’incitation à s’occuper
de soi-même a atteint, dans le monde antique, la dimension d’un « phénomène
culturel »89 et, d’autre part, que, dans cette « culture », le souci de soi tend à devenir
autonome, tend à se constituer comme une fin en soi non plus associée à la finalité de la
« sagesse » dans le sens privilégié par Hadot.

88
Hadot parle alors en spécialiste de la lecture de Foucault sur l’Antiquité : « Il n’attachait pas beaucoup
d’importance à l’exactitude des traductions, utilisant souvent de vieilles traductions peu sûres » (Cf.
LPCMV, p.216).
89
Voir, par exemple, les paragraphes 7 et 8 de ce mémoire, où nous voyons Foucault présenté et analysé
les pratiques de la « culture de soi » développé en six point ce qu’il a appelé l’âge d’or de la culture de
soi. Dans le note 47, p. 25, d’œuvre L’Herméneutique du Sujet, Foucault cite Hadot justement sur le
« souci de soi » : « (…) que le souci de soi se définit fondamentalement comme un mode de vivre
ensemble plutôt que comme un recours individualiste (« le souci de soi » […] apparaît alors comme une
intensification des relations sociales » p.69). P. Hadot (QLPA, p. 146-147) fait remonter ce préjugé d’un
évanouissement de la cité grecque à un ouvrage de G. Murray de 1912.

! ()!
Quant à l’idée de la « sagesse », nous pouvons dire encore que Foucault se demande
comment elle a été, par la façon dont nous avons raconté l’histoire de la philosophie,
une inversion de la prise en charge de soi et la connaissance de soi. L’une des idées
qu’il tente de comprendre : comment est on passé de l’accent mis sur — l’epimeleia
heautou — à celui mis sur gnôthi seauton.

10. Hadot se refuse à utiliser le concept d’« esthétique de l’existence » (Le dandysme)

Cette différence, sur la question de « sagesse », peut nous aider à comprendre dans quel
sens on peut prendre la résistance de Hadot à identifier l’« art de vivre » selon la
manière philosophique à ce que, d’après Foucault, nous pouvons appeler une
« esthétique de l’existence ». Pour Hadot, le concept foucaldien d’une esthétisation du
sujet moral semblerait compromettre ce travail de soi orienté par l’idéal de la sagesse,
ce qui pourrait compromettre à son tour un certain rôle de l’éthique dans ce même
travail. C’est dans ce sens que l’on peut comprendre ce que dit Hadot :
Le mot « esthétique » évoque en effet pour nous autres modernes des
résonances très différentes de celles que le mot « beauté » (kalon, kallos)
avait dans l’Antiquité. (…) les modernes ont tendance à se représenter le
beau comme une réalité autonome indépendante du bien et du mal, alors
que pour le Grecs, au contraire, le mot, appliqué aux hommes, implique
normalement la valeur morale, par exemple dans les textes de Platon et de
Xénophon, cites par M. Foucault. En fait, ce que les philosophes de
l’Antiquité recherchent, ce n’est pas premièrement la beauté (kalon), mais
le bien (agathon); Epicure aussi bien que les autres. Et tout spécialement,
dans le platonisme et le stoïcisme, le bien est la valeur suprême (ES, p.
308).

Pour Hadot, le mot « esthétique » est un malentendu qui peut causer graves problèmes
d’interprétations sur la conception de l’éthique des Grecs. C’est pourquoi il insiste sur
l’association entre la notion de « culture de soi » est celle de « exercice spirituel », et
de « dépassement de soi ». Car au concept d’« exercice spirituel » est associé l’état de
« sagesse » :

La sagesse est l’état auquel peut-être le philosophe ne parviendra jamais,


mais auquel il tend, en s’efforçant de se transformer lui-même pour se
dépasser. Il s’agit d’un mode d’existence qui est caractérisé par trois

! )+!
aspects essentiels : la paix de l’âme (ataraxia), la liberté intérieur
(autarkeia) et (sauf pour les sceptiques) la conscience cosmique, c’est-à-
dire la prise de conscience de l’appartenance au Tout humain et cosmique,
sorte de dilatation, de transfiguration du moi qui réalise la grandeur
d’âme (megalopsuchia).90

Hadot insiste dans le fait que Foucault n’accorde pas beaucoup d’importance à
l’intériorisation du dépassement de soi et à l’universalisation — même s’il reconnaît
que Foucault comme lui-même vise dans l’analyse historique de la philosophie antique
la définition du modèle éthique pour l’homme moderne. Mais pour lui la proposition de
Foucault est trop esthétique : « une nouvelle forme de dandysme, version fin du XXe
siècle ». Hadot hésite à parler avec Foucault d’ « esthétique de l’existence », aussi bien
à propos de l’Antiquité, que du philosophe en général. Il est très attaché à ses études de
l’Antiquité et son intérêt personnel est directement lié à l’aspect cosmique de la
philosophie. Il ajoute que cette dimension cosmique peut être expliqué par sa propre
expérience de la philosophie. Il s’agit d’un « sentiment océanique »91 qui se situe sur la
perspective de l’univers.

Ce point résonne encore dans la critique faite par Hadot qui ne comprend comment
Foucault ne semble pas remarquer que cette idée de philosophie comme thérapeutique
est destinée à procurer la paix de l’âme. « (…) C’est-à-dire à délivrer de l’angoisse,
angoisse que provoquent les soucis de la vie, mais aussi le mystère de l’existence

90
Cf. ES, p. 308. Nous que soulignons.
91
Dans une entrevue que a été publié pour Le Nouvel Observateur Hadot a dit : « Je me rappelais alors
de l’expérience bouleversante que je fis, deux fois de suite, à l’âge de 12 ou 13 ans; (…) Brusquement,
j’eus une impression d’étrangeté et je fus envahi par une angoisse à la fois terrifiante et délicieuse. Je
m’étonnais d’être moi, d’être là dans ce monde immense et inconnu, dont j’étais une partie. Romain
Rolland a appelé cela le « sentiment océanique ». Ai-je été prédisposé à la philosophie par cette
expérience? A lire les existentialistes, je compris qu’un des actes les plus importants du philosophe
consistait dans cette prise de conscience de l’existence-dans-le-monde. (…) Quoi qu’il en soit, ces
expériences d’adolescent m’ont conduit à penser qu’une chose est essentielle au philosophe: replacer son
individualité dans le Tout du cosmos dont elle est une partie. Nietzsche disait: « Aller par-delà moi-
même et toi-même. Eprouver d’une manière cosmique. » Cf. « Mes exercices spirituels » par Pierre
Hadot paru dans Le Nouvel Observateur, du 10 juillet 2008.

! )*!
humaine : crainte des dieux, terreur de la mort. »92. Hadot affirme que c’est dans le
platonisme, mais aussi, dans l’épicurisme et le stoïcisme, que le dégagement de
l’angoisse est rendu possible par un déplacement dans lequel on passe de la subjectivité
à l’objectivité de la perspective universelle. La différence que Hadot signale est le
dépassement de soi, l’exercice de soi dans lequel le soi s’éprouve comme partie de cette
totalité et non pas comme une construction de soi comme œuvre d’art comme l’affirme
Foucault.

Pour Foucault, cette élaboration de sa propre vie comme œuvre d’art, était au centre de
l’expérience morale. C’est, exactement l’idée d’une morale personnelle (même si elle
obéissait à des canons généraux) en contraposition à une morale comme obéissance à
un système de règles, (la moral chrétienne) qui a pousse Foucault à une recherche d’une
esthétique de l’existence : « La morale des Grecs est centrée sur un problème de choix
personnel et d’une esthétique de l’existence. L’idée du bios comme matériau d’œuvre
d’art esthétique de l’existence est quelque chose qui me fascine. »93 (DE II, p. 1209).
Pour Foucault, les Grecs ont donné leur vie à certaines valeurs, comme par exemple,
laisser une réputation exceptionnelle, pour vivre sa vie avec plus d’intensité et de
beauté. Foucault dit :

Ce qui m’étonne, c’est le fait que dans notre société l’art est devenu
quelque chose qui n’est en rapport qu’avec les objets et non pas avec les
individus ou avec la vie ; et aussi que l’art est un domaine spécialisé fait
par des experts qui sont des artistes. Mais la vie de tout individu ne

92
Cf. ES, p. 309. Hadot cite Platon, République, 486a: « La petitesse d’esprit est incompatible avec une
âme qui doit tendre sans cesse à embrasser l’ensemble et l’universalité du divin et de l’humain […] Mais
l’âme à laquelle appartiennent le grandeur de la pensée et la contemplation de la totalité du temps et de
l’être, crois-tu qu’elle fasse grand cas de la vie humaine? Un tel homme ne regardera donc pas la mort
comme une chose à craindre ».
93
Le thème de « L’esthétique de l’existence » chez Foucault est « une problématisation à laquelle il
était déjà arrivé en filigrane dans un certain nombre de textes « littéraires» des années 1960 (…) et qu’il
reprend vingt ans plus tard à une double série de discours. La première, (…) liée à la « pastorale
chrétienne » par rapport à l’éthique grecque, la seconde passe en revanche par l’analyse de l’attitude de
la modernité ». Cf, Le vocabulaire de Foucault, p. 45-46. Où encore, « Il s’agissait de savoir comme
gouverner sa propre vie pour lui donner la forme qui soit la plus belle possible (aux yeux des autres, de
soi-même et de générations futures pour lesquelles on pourra servir d’exemple) Cf. DE II, p. 1490.

! )"!
pourrait-elle pas être une œuvre d’art ? Pourquoi une lampe ou une
maison sont-ils des objets d’art et non pas notre vie ? (DE II, 1211).

Foucault reconnaît que cette idée, dans notre société, d’appliquer des valeurs
esthétiques sur soi-même, dans sa propre vie, on l’a trouvée à la Renaissance94, « (...)
mais sous une forme légèrement académique — et encore dans le dandysme du XIXe
siècle —, mais ce n’ont été que des brefs épisodes »95 (DE II, p. 1221).

Cette conception foucaldienne de l’« esthétique de l’existence » est liée à son projet de
faire une généalogie de l’éthique, ou comme lui même le dit la généalogie du désir
comme problème éthique. Faire de son existence une belle existence est, pour lui, un
mode esthétique. Mais ce mode esthétique est le fondement d’une série de techniques
de soi, des exercices spirituels, de pratique de soi, qui ont eu dans la civilisation
grecque et romaine, selon lui, une grande importance et une autonomie. Et le choix
esthétique ou politique pour lequel les Grecs acceptent ce type d’existence, c’est pour
lui dans le certain type d’assujettissement96 ; c’est un choix personnel. Nous pouvons

94
Foucault fait référence à Renaissance et il met l’accent sur le célèbre texte de Burkhardt sur
l’esthétique de l’existence où le héros est sa propre œuvre d’art. « L’idée que l’on peut faire de sa vie
une œuvre d’art est une idée qui, incontestablement, est étrangère au Moyen Age et qui réapparaît
seulement à l’époque de la Renaissance. ». Cf. DE II, p. 1229.
95
Cf. HS p.25 n. 46 - Nous pouvons reconnaître dans le « dandysme moral » la référence de Foucault à
Baudelaire (cf. les pages de Foucault sur « l’attitude de modernité » et l’éthos baudelarien in Dits et
Écrits, IV, nº 339, p. 568-571) et dans le « stade esthétique » une allusion claire au trypique existentiel
de Kierkegaard (stade esthétique, éthique, religieux), la sphère esthétique (incarnée par le Juif errant,
Faust et Don Juan) étant celle de l’individu épuisant, dans une quête indéfinie, les instants comme autant
s’atomes précaires de plaisir (c’est l’ironie qui permettra le passage à l’éthique). « (…) Sur l’ascétisme
du dandy qui fait de son corps, de son comportement, de ses sentiments de la passion, de son existence,
une œuvre d’art. L’homme moderne, pour Baudelaire, n’est pas celui qui part à découverte de lui-même,
des secrets et de sa vérité cachée ; il est celui qui cherche à s’inventer lui-même. (…) Baudelaire ne
conçoit pas qu’ils puissent avoir leur lieu dans la société elle-même ou dans le corps politique. Ils ne
peuvent se produire que dans un lieu autre que Baudelaire appelle l’art. » Cf. DE II, p. 1389-90.
96
Voir dans le livre Foucault, de Deleuze le nuance sur la questions du “assujettissement” : « La lute
lutte pour subjectivité moderne passe par une résistance aux deux forme actuelles d’assujettissement,
l’une qui consiste à nous individuer d’après les exigences du pouvoir, l’autre qui consiste à attacher
chaque individu à une identité sue et connue, bien déterminée une fois pour toutes. La lutte pour la
subjectivité se présente alors comme droit à la différence, et droit à la variation, à la métamorphose. »
Deleuze fait référence au manuscrit inédit « Les aveux de chair » de Foucault. Cf. p. 113.

! )#!
dire que il y a de changements dans la manière dont s’élabore le rapport à soi-même. Le
mode d’assujettissement peut changer comme, par exemple : « lorsque les stoïciens se
reconnaissent comme des êtres universels. Et l’on constate aussi des changements très
importants en ce qui concerne la forme d’ascèse, les techniques que l’homme utilise
afin de se reconnaître, de se constituer en tant que sujet moral. » (DE II, p. 1217). Ou
encore, ce rapport à soi et qui détermine comment l’individu doit se constituer en sujet
moral de ses propres actions.

Foucault a nuancé le concept de conversion, dans le sens de retour, de regarder soi-


même, est un moyen de connaître les choses, une manière de s’exposer en face de soi et
du monde. Cette nuance du concept de conversion, c’est pour lui un déplacement du
sujet.

Sur la critique de Hadot à propos de la question d’universalité. Foucault pense que lors
même, que la décision de la personne d’avoir une belle vie, et les comportements et les
valeurs qui définissent cette beauté n’ont pas de forme, ni la loi, ni la norme, cela ne
signifie pas un manque d’universalité. L’esthétique de l’existence nous met en vigueur
avant une universalité sans loi. En ce sens, être moderne, pour Foucault est une
question de ethos, de style ce qui ne veut pas dire qu’il propose une reprise du mode de
vie des Grecs de l’Antiquité classique.

11. Divergence sur la notion d’éthique du « plaisir »

Hadot critique aussi la manière dont Foucault développe la notion de « plaisir » :


« Foucault présente l’éthique du monde gréco-romaine comme une éthique du plaisir
que l’on prend en soi-même ». (Cf. ES, p. 324). Hadot pense que dans ce cas il y a
inexactitude dans la lecture que Foucault en a fait. Il souligne encore que Sénèque, dans
la Lettre XXIII (citée par Foucault) oppose les mots voluptas et gaudium, le plaisir et la
joie, à la différence de Foucault qui, dans le Souci de soi fait de la joie une « autre
forme du plaisir ».

! )$!
Si les stoïciens tiennent au mot gaudium, au mot « joie », c’est qu’ils
refusent précisément d’introduire le principe de plaisir dans la vie
morale. Le bonheur pour eux ne consiste pas dans le plaisir, mais dans la
vertu elle-même, qui est à elle-même sa propre récompense. (Cf, ES, p.
325).

Selon Hadot nous devions prendre en considération le fait que les stoïciens croyaient
que le « joie » se trouve dans le « bien véritable ». C’est la conscience du Bien que l’on
trouve dans la vertu et les bonnes actions. Agir sur sa cohérence interne (dans ses
actions). Hadot estime encore que les notions de « Raison universelle » et de « Nature
universelle », que Foucault aurait négligées, sont des notions très importantes pour les
Antiques, qu’elles n’ont pas le même sens pour les Modernes et doivent donc être mises
entre parenthèses.

Foucault pour sa part, utilise cependant l’exemple de la Lettre à Lucilius pour illustrer
le fait que la conversion n’est peut-être pas seulement une forme de contrôle, de
maîtrise de soi, mais aussi la possibilité d’un plaisir : celui de nous conduire à nous-
mêmes (comme nous l’avons déjà remarqué dans le deuxième chapitre de la deuxième
partie, § 7 et 8). « Non seulement on se contente de ce qu’on est et on accepte de s’y
borner, mais on « se plaît » à soi-même. Ce plaisir (…) naît de nous-mêmes et en nous-
mêmes » (SS, p.83). Ce plaisir est celui pour lequel Sénèque emploie le terme de
gaudium. Il ajoute que :

Il est caractérisé également par le fait qu’il ne connaît ni degré ni


changement, mais qu’il est donné « tout d’une pièce », et qu’une fois
donné aucun événement extérieur ne saurait l’entamer. En cela, cette
sorte de plaisir peut être opposée trait pour trait à ce qui est désigné par
le terme de voluptas ; celui-ci désigne une plaisir dont l’origine est à
placer hors de nous et dans des objets dont la présence ne nous est pas
assurée : plaisir par conséquent précaire en lui-même, miné par la
crainte de la privation et auquel nous tendons par la force du désir qui
peut ou non trouver à se satisfaire.» (Ibid).

Dans ce contexte Foucault conclut que « Tourner son regard vers le bien véritable »,
c’est la découverte du bonheur de se trouver en soi-même.

! )%!
12. Divergence sur le problème de l’écriture se soi, les « hypomnèmata » et la
question du « déjà-dit »

Hadot affirme que Foucault parle peu des épicuriens, peut-être amené à croire que pour
l’éthique épicurienne il n’existe pas de norme. Hadot écrit :

L’épicurien n’a pas peur d’avouer qu’il a besoin d’autre chose que lui-
même pour satisfaire ses désirs et trouver son plaisir : il lui faut la
nourriture corporelle, les plaisirs de l’amour, mais aussi une théorie
physique de l’univers pour supprimer la crainte des dieux et de la mort.
(…) Il y a, dans l’épicurisme, un extraordinaire renversement de
perspective : c’est précisément parce que l’existence apparaît à
l’épicurien comme un pur hasard, inexorablement unique, qu’il accueille
la vie comme une sorte de miracle, comme un don gratuit et inespéré de la
Nature, et qu’il considère l’existence comme une fête merveilleuse. (ES, p.
326 et 327).

Par ailleurs, selon Hadot, l’hédonisme épicurien ne doit pas être facilement assimilé aux
travaux de Foucault. L’autre exemple que Hadot prend pour montrer sa différence
d’interprétation du « souci de soi » d’avec celle de Foucault, est dans le texte
« L’écriture de soi », qui porte sur les hypomnèmata et le problème du « déjà-dit ».

Hadot affirme qu’il est vrai que pour les épicuriens, mais pour eux seuls, les exercices
des hypomnèmata sont entendus comme une forme de plaisir, qui donne sa place aux
souvenirs des moments agréables du passé. « Mais, si les hypomnèmata portent sur le
« déjà-dit », ce n’est pas sur n’importe quel « déjà-dit », (…) mais c’est parce que l’on
reconnaît dans ce déjà-dit (en général, les dogmes des fondateurs de l’école) ce que la
raison elle-même dit au présent. »97.

Et Hadot de rappeler ce qui est en jeu avec les Lettres de Sénèque à Lucilius afin de
l’opposer aux interprétations foucaldiennes de « L’écriture de soi » :

97
Cf. ES, p. 328. Hadot ajoute encore ceci : « Cet exercice, selon M. Foucault, se voudrait
volontairement éclectique, et impliquerait donc un choix personnel, ce qui expliquerait ainsi la
« constitution de soi ».

! )&!
(…) il ne s’agit pas de se forger une identité spirituelle en écrivant, mais
de se libérer de son individualité, pour s’élever à l’universalité. Il est donc
inexact de parler d’« écriture de soi» ; non seulement on ne s’écrit pas
soi-même, mais l’écriture ne constitue pas le soi : comme les autres
exercices spirituels, elle fait changer le moi de niveau, elle l’universalise.
Le miracle de cet exercice, pratiqué dans la solitude, c’est qu’il permet
d’accéder à l’universalité de la raison dans le temps et dans l’espace. (ES,
p. 329-330. Nous soulignons.).

Nous comprenons que pour Foucault il y a une chose importante dans le souci de soi, à
savoir : le rapport entre soi et l’écriture, le rôle de l’écriture de soi dans la formation de
soi. C’est pour cela qu’il réexamine la fameuse question des hypomnèmata. Pour lui les
hypomnèmata étaient une nouvelle technologie aussi révolutionnaire, mutatis mutandis,
que l’avènement de l’ordinateur dans la vie contemporaine. Ces carnets, utilisés comme
livres de vie, guides de conduite, constituaient une mémoire matérielle :

(…) des chose lues, entendues ou pensées, ils les offraient ainsi comme un
trésor accumulé à la relecture et à la méditation ultérieures. Ils formaient
aussi une matière première pour la rédaction de traités plus
systématiques, dans lesquels on donnait les arguments et les moyens pour
lutter contre tel défaut (comme la colère, l’envie, le bavardage, la
flatterie) ou pour surmonter telle circonstance difficile (un deuil, un exil,
une ruine, une disgrâce). DE IV, 329, p. 418.

Mais Foucault souligne que les hypomnèmata ne doivent pas être pris pour des journaux
intimes ou pour des récits d’expérience spirituelle, comme nous le voyons dans la
littérature chrétienne98. Il met l’accent sur l’importance de rassembler ce qu’on a pu
entendre ou lire. Le déjà-dit est pris dans un dessein, la constitution de soi-même, et
non seulement comme simple forme de plaisir (comme l’a dit Hadot). Pour Foucault ils
représentent une éthique en train de se développer, mais aussi, ouverte et orientée par le
souci de soi. « Tel est bien l’objectif des hypomnèmata : faire de la récollection du
logos fragmentaire et transmis par l’enseignement, l’écoute ou la lecture, un moyen
pour l’établissement d’un rapport de soi à soi aussi adéquat et achevé que possible. »

98
« Ils ne constituent pas un « récit de soi-même » ; ils n’ont pas pour objectif de faire venir à la lumière
du jour les arcana conscientiae, dont l’aveu — oral ou écrit— a valeur purificatrice. Le mouvement
qu’ils cherchent à effectuer est inverse de celui-là : il s’agit non de poursuivre l’indicible, non de révéler
le caché, non de dire le non-dit, mais de capter au contraire le déjà-dit. » DE IV, 329. p. 419.

! )'!
(DE IV, 329. p. 420). Nous pouvons dire que l’écriture de soi constitue bel et bien un
exercice spirituel.

13. Divergence sur le moment à partir duquel la philosophie aurait cessé d’être
considérée et vécue comme un travail de soi sur soi.

Nous trouvons encore un autre point de divergence important entre nos deux auteurs. Il
porte sur le moment précis de l’histoire de la philosophie dans lequel, selon Foucault,
l’idée de philosophie romprait avec l’exigence d’un travail de soi sur soi-même. Dans
l’interprétation de Hadot, cette rupture se situerait au Moyen Age, au moment où la
philosophie est devenue l’auxiliaire de la théologie et les exercices spirituels ont été
intégrés à la vie chrétienne, devenant ainsi indépendants de l’activité philosophique.
Pour Foucault, en revanche, cette rupture a son lieu emblématique plus tard et
autrement : avec Descartes, au seuil de la modernité, et l’émergence du savoir moderne,
objectivant.

Il est intéressant de marquer ici la différence entre Hadot et Foucault quant à la manière
de traiter le retrait de l’héritage du souci de soi, son « oubli », que tous les deux
reconnaissent. Pour Hadot il se détermine au Moyen Age par rapport à la théologie
chrétienne (qui aurait le monopole des exercices de souci de soi tout en en changeant la
teneur philosophique païenne). Tandis que pour Foucault il se détermine avec les
Temps modernes, par rapport à l’avènement de la connaissance objectivante.

Or, pour Hadot, la pensée de Descartes continue à se situer sa problématique dans la


tradition ancienne de la philosophie conçue comme un exercice de sagesse. Hadot prend
pour preuve l’usage même du terme de « méditation » dans les Méditations
Métaphasiques et son caractère manifeste d’« exercice », très exactement au sens des
Antiques. Ce point, s’agissant au premier abord d’une question d’exégèse historique, ne
semble pas moins capital, et on peut s’attendre à ce qu’il implique des conséquences
importantes pour chacune des deux pensées. Voici la citation de Hadot :

! )(!
Descartes a précisément écrit des Méditations : le mot est très important.
Et à propos de ces Méditations, il conseille à ses lecteurs d’employer
quelques mois ou au moins quelques semaines à « méditer » la première
et la seconde, dans lesquelles il parle du doute universel, puis la nature de
l’esprit. Cela montre bien que pour Descartes aussi l’évidence ne peu être
perçu que grâce à un exercice spirituel. Je pense que Descartes, comme
Spinoza, continue à se situer dans la problématique de la tradition
antique de la philosophie conçue comme exercice de la sagesse » (ES,
p.310-311).

Foucault n’oublie évidement pas que Descartes a écrit des « méditations », et il


considérait tout aussi bien la méditation (mélété) comme une pratique de soi. Mais il
remarque que « la chose extraordinaire dans les texte de Descartes, c’est qu’il a réussi à
substituer un sujet fondateur de pratiques de connaissance à un sujet constitué grâce à
des pratique de soi. » (Nous soulignons). Il ajoute que jusque-là un sujet ne pouvait pas
avoir accès à la vérité s’il ne pouvait pas faire sur lui un certain travail, une conversion
de l’âme, lui donnant la possibilité de connaître la vérité. Il insiste sur le fait que la
vérité se paie toujours, c’est-à-dire qu’il n’y a pas dans le régime « spirituel » d’accès à
la vérité sans ascèse. Or, c’est cela qui disparaîtrait avec l’évidence cartésienne.

Avant Descartes, on ne pouvait pas être impur, immoral et connaître la


vérité. Avec Descartes, la preuve directe devient suffisante. Après
Descartes, c’est un sujet de la connaissance non astreint à l’ascèse qui
voit le jour. Bien sûr, je schématise ici une histoire très longue, mais qui
reste fondamentale. Après Descartes, on a un sujet de la connaissance qui
pose à Kant le problème de savoir ce qu’est le rapport entre le sujet
moral et le sujet de la connaissance. (DE II, p. 1230)

Pour Foucault l’opposition entre le sujet antique et le sujet moderne se résume, après le
« moment cartésien », dans une relation de subordination inversée entre le « souci de
soi » et la « connaissance de soi » : avec les Modernes le « souci » cèderait la place à la
« connaissance ». En d’autres termes, son interprétation de Descartes pose que la
relation entre la vie et la connaissance philosophiques s’est transformée à l’âge
moderne.
Faudrait-il dire alors que il y a deux Descartes, d’un côté celui des Méditations, des
exercices spirituels, travaillant à la transformation du sujet (Hadot) ; de l’autre le
Descartes du primat de la connaissance, de l’évidence et de l’objectivité (Foucault) ?

! ))!
Il serait intéressant de comprendre, en tout cas, comment la pensée cartésienne, à la
recherche de la sécurité, d’un sol de certitude, de l’indubitable, en poursuivant les idées
claires et distinctes, dont le système philosophique vise la certitude du « soi », —
comment pourrait-elle se rattacher à la tradition socratique de la « sagesse », de
l’ascèse, de l’exercice sur soi et de modification de soi, de remise en question de soi.

! *++!
Chapitre VI

Ouvertures. Hadot et Foucault : perspectives pour une


éthique pour te temps présent

Ce dernier chapitre ne saurait être pensé comme une conclusion. C’est qu’au long de ce
travail nous avons acquis la conviction qu’une conclusion ne serait pas appropriée pour
une telle recherche. Celle-ci nous semble être plus à même de frayer des voies pour les
investigations à venir que d’exhiber des points d’arrivée. Ce travail, nous y avons
insisté, est une recherche en cours qui n’aura eu pour but que de déblayer le terrain
concernant les rapports entre les œuvres de Hadot et de Foucault, en vue de dégager
quelques pistes pour l’élaboration d’une éthique du temps présent.

Cette élaboration est suspendue donc à la détermination des rapports entre les
philosophies de Hadot et de Foucault. Au terme de la présente recherche, que pouvons-
nous dire de leurs rapports ? Faut-il parler à leur propos d’une rencontre, d’un dialogue
(serait-il « interrompu »), de divergences ou d’un dissensus, d’une discussion, même
indirecte ou implicite, voire d’un différend ?
Et comment situons-nous, nous-mêmes, par rapport aux parties philosophiques ne
présence, la hadotienne et la foucaldienne ?

Jean-François Lyotard a nommé différend un antagonisme entre deux parties que le


manque d’un méta-discours commun rend insoluble, précisément. Dans le texte « La
nécessité de la contingence », Prado définit ainsi le concept de différend :

Il y a différend, rappelons-le, chaque fois que, à l’occasion d’un conflit


opposant deux parties, l’une de celles-ci (au moins) se trouve dans

! *+*!
l’impossibilité d’enchaîner et d’articuler, de signifier le tort dont elle
souffre à l’intérieur d’un langage « commun » en vigueur. (…)

Il y a hétérogénéité entre ce qui reste à exprimer, au point de vue de la


partie victime, et l’idiome supposé « commun » aux deux parties (dans
lequel ce reste hétérogène demeure inexprimable, inécoutable) (…)

Le sentiment que quelque chose, qui « demande » à être (dit), souffre


cependant du tort de ne pouvoir l’être actuellement, dans les idiomes
existants, ce sentiment trahit et signale le différend. De là « l’enjeu d’une
littérature, d’une philosophie, peut-être d’une politique »99.

Dans le cas qui nous occupe, il faudrait dire alors que les deux parties en présence, les
philosophies de Hadot et de Foucault, seraient prises dans un conflit sans qu’il n’existe
aucun métalangage commun aux deux, aucun tribunal au-dessus d’eux capable de
trancher et de régler leur conflit, de déclarer en toute légitimité « qui a raison ». C’est
cela qui caractériserait leur rapport comme un différend. Il faudrait encore, bien
entendu, spécifier les différents lieux de ce différend. Car, d’après tout ce que nous
avons vu, il y a vraisemblablement un différend entre l’« éthique » selon Hadot et
l’« esthétique » selon Foucault, entre le « souci de soi » hadotien et la « culture de soi »
foucaldienne, entre le néo-platonisme de celui-là et le « cynisme » de celui-ci, entre la
« joie » dont parle le premier et le « plaisir » qu’allègue le second, entre la Loi ou la
vertu hadotienne et le corps ou la « sexualité » foucaldienne. Sans que nous disposions
d’un lieu depuis lequel juger, trancher ces différends (par définition).

Notre recherche nous permet cependant de former une hypothèse quant au foyer central
d’où proviendraient ces différents différends : ce serait la question du corps. Car toutes
les critiques de Pierre Hadot à l’adresse de Michel Foucault étudiées ici — son
interprétation de l’epimeleia heautou en termes d’« esthétique de l’existence », son
apparent « dandysme », sa prétendue négligence à l’égard de la détermination de la

99
Cf. Plínio Prado, « Argumentation and Æsthetics: Reflections on Communication and the Differend »,
in Philosophy Today (De Paul University), 4 (Chicago 1992), trad. de Matias Milet ; nouvelle version
parue en français sous le titre : « Argumentation et esthétique, réflexions sur la communication et le
différend », in Habermas, la raison, la critique, C. Bouchindhomme et R. Rochlitz (dir.), Cerf, Paris
1997. Cf. aussi, id., « La nécessité de la contingence », in Philosophie, philosophie, Paris 1999. J.-F.
Lyotard, Le différend, Minuit, Paris, 1983.

! *+"!
philosophe antique comme « thérapie des passions », l’accent mis sur la « culture de
soi » et l’« écriture de soi », la supposée confusion entre « joie » et « plaisir » —,
toutes ces critiques ont trait au corps.
Il n’est peut-être pas jusqu’à la conception de la conversion, que Foucault cette fois
essaie d’arracher à l’opposition platonisme/christianisme chez Hadot qui ne fait fond
sur un différend quant au corps. Le corps foucaldien, « cynique », étant bien autre chose
que le corps hadotien, plotinien, néo-platonicien.
Nous sommes donc en droit de postuler que la conception et l’expérience du corps est
radicalement différente ici et là et qu’elle instruit la différence, sinon le différend, entre
deux philosophies qui se pensent comme travail sur soi.

Nous pouvons dire que les critiques de Hadot à Foucault sont sans doute compromises
par la lecture partielle de l’œuvre de celui-ci. Pierre Hadot s’est appliqué surtout à y
repérer les points divergents, avec la rigueur du spécialiste et de l’érudit, mais aussi la
sévérité de l’éthicien. Nous nous demandons si les « divergences » qu’il a inventoriées
à l’égard du travail de Foucault sont vraiment « des divergences », ou si elles ne
relèvent pas plutôt d’un différend, autrement plus profond. Celui-ci s’étendrait
certainement jusqu’aux choix de vie de chaque penseur, lesquels choix on été
« affectés » par leurs œuvres philosophiques et ont en retour orienté celles-ci.

Pierre Hadot, issu d’une longue formation chrétienne (« j’ai eu une enfance à l’eau
bénite »100), philologue et érudit, a choisi une vie de historien de la philosophie. Sa
relecture de la philosophie antique a profondément renouvelé la philosophie
contemporaine. Il insiste sur le fait qu’un texte de philosophie ne nous met pas
seulement en relation avec un thème, ou avec un savoir, mais plutôt « avec nous-même
et avec la nature, en son sens le plus immédiat, de la vie la plus individuelle à la plus
cosmique, ainsi que, inséparablement, avec un autre homme et avec la culture, en son

! *+#!
sens le plus élevé, cette fois, de la culture de soi à la culture commune et historique »
(Cf. Pierre Hadot l’enseignement des Antiques, l’enseignement des modernes, p. 13).
Toute sa démarche est orientée de façon très fortement néo-platonicienne (ce qui,
comme nous l’avons indiqué, ne sera pas sans conséquences sur sa conception du
corps)101.

Michel Foucault, lu dans la perspective de sa dernière œuvre, l’Histoire de la sexualité,


retient de Hadot la détermination de la philosophie comme « pratique de soi », fidèle à
l’héritage de l’Antiquité grecque et romaine ; mais il se démarque (en « cynique »,
aimerait-on dire) d’une certaine orientation de la philosophie hadotienne, de la
conception stoïcienne et néoplatonicienne qui imprègne celle-ci. Le geste foucaldien
étudié dans ces pages, consistant à identifier une forme de conversion post-socratique et
hellénistique qui échapperait au schéma hadotien des formes de conversion
platonicienne/chrétienne, illustre bien ce démarquage. Foucault rencontre les travaux de
Hadot et puise dans les ressources de ceux-ci, mais suivant les préoccupations, les
orientations et les enjeux qui sont propres à sa recherche alors (en l’occurrence, le
tournant de son « histoire de la sexualité », qui va de la publication de la Volonté de
savoir aux deux derniers tomes de 1984, et l’élaboration des « processus de
subjectivation »).

Foucault est un penseur de l’événement qui ne se laisse pas classer selon les genres et
catégories établis. « Je ne suis pas philosophe dans le sens classique du terme (…) je ne
m’intéresse pas à l’éternel, je ne m’intéresse pas à ce qui ne bouge pas, je ne
m’intéresse pas à ce qui reste stable sous le chatoiement des apparences, je m’intéresse
à l’événement. » (DE II, p. 573). Pour lui, le rôle majeur du philosophe était de
diagnostiquer l’actualité, et l’on peut dire qu’en un sens, c’est cela qu’il a fait toute sa
vie.

100
Voir LPCMV, op. cit., p. 23.
101
Voir ses travaux sur Plotin.

! *+$!
Il serait aussi intéressant d’essayer de comprendre comment Foucault a pensé l’écriture
de l’histoire102. Lorsque Hadot parle d’« histoire » de la philosophie antique, ce n’est
pas dans le même sens que chez Foucault, même si tous les deux, à partir d’un même
corpus, mettent l’accent sur la dimension de la « spiritualité » (« exercices spirituels »,
dit Hadot ; « pratiques » ou « technologies de soi », écrit plutôt Foucault). Dans
l’Histoire de la sexualité, par exemple, la question du corps « érotique », de la
« sexualité », opère comme une référence de base pour les processus de subjectivation
déployés dans le deuxième et troisième tomes. Les oppositions entre l’Antiquité et la
modernité se font à travers des concepts de philosophie et de spiritualité, entre le souci
de soi et la connaissance de soi. Son but était de faire une généalogie et « Généalogie
veut dire que l’on mène l’analyse à partir d’une question du présent » (DE II, p.1493).

La philosophie que Hadot et Foucault s’attachent à élaborer à partir de l’Antiquité


classique porte essentiellement sur l’inspiration socratique initiale, problématisant
l’antique question, toujours actuelle, Comment vivre ? Qu’est qu’une vie qui vaut d’être
vécue ?103.

La notion d’éthique, entendue comme « forme à donner à sa conduite et à sa vie » (Cf.


DE IV« Le Souci de la vérité », p. 674), est évidement le cœur de la conception de la
philosophie comme manière de vivre. Le philosopher n’est pas une activité réservée à
des professeurs de philosophe assis dans leurs cabinets de travail, mais relève plutôt
d’un exercice quotidien104.

Ce que Hadot recherche dans la philosophie Antique est d’abord le sauvetage de cette
pratique du travail de soi sur soi-même (dont l’exigence et la nécessité sont plus
actuelles que jamais, reconnaissait Foucault) et, deuxièmement, une relecture nuancée

102
Cf. Paul Veyne, Comment écrit-on l’histoire.
103
Voir les références des deux penseurs à la phrase célèbre de Socrate, « Une vie sans examen ne
mérite pas d’être vécue » (Platon, Apologie de Socrate, 38 b) : par Hadot dans QLPA p. 67, par Foucault
dans le SS p. 80.

! *+%!
de l’histoire de la philosophie et leurs penseurs dans cette perspective « ascétique », de
manière aussi à adapter les exercices spirituels à la condition culturelle contemporaine.
(Voir également, à ce propos, l’Appendice ci-après.)

Le concept d’« apprentissage », mis en évidence dans la première partie de ce mémoire,


et si cher à Hadot dans son essai « Exercices Spirituels », renvoie à l’idée de la
continuité et de l’infinité du travail de soi.

Apprendre à vivre nous conduit à la philosophie du souci de soi, laquelle met l’accent
sur la relation de soi avec soi-même comme une condition préalable à l’ouverture aux
autres et au monde. Apprendre à vivre, comme exercice constant, c’est pour Hadot
découvrir que la vie est relation entre les humains et le Tout (le cosmos).
À la fin de sa vie Pierre Hadot était plus proche de l’art et de la littérature105. Dans son
dernier livre, publié en 2008, N’oublie pas de vivre : Goethe et la tradition des
exercices spirituels, il travaillé le deux dimensions l’existence humaine : cosmique et
esthétique. La question que nous nous posons au seuil de la « conclusion » de ce
mémoire, et de savoir si cette « esthétique » dont parle le dernier Hadot peut être
rapprochée de l’« esthétique » au sens de Foucault.

Hadot disait que nous ne devons pas seulement parler, mais aussi penser et agir. « L’un
et l’autre doivent éternellement alterner leur effet dans la vie comme l’aspiration et
l’expiration. Il faut soumettre l’action à l’épreuve de la pensée et la pensée à l’épreuve
de l’action »106. L’homme a oublié qu’il vivait la vie présente, parce que il est absorbé

104
Voir là-dessus le portrait de Socrate que dresse Hadot dans les Exercices Spirituels.
105
Pierre Hadot est mort à l’âge de 88 ans, le 24 avril de cette année [2010], à Orsay. Ce mémoire est
aussi un modeste hommage à son travail et lui est dédié.
106
Hadot cite Faust I vers 1237, trad. dans Théâtre complet, p. 984.

! *+&!
par un détail de la vie107. Afin de défendre son point de vue Hadot cite Goethe:

« N’oublie pas de vivre » signifie alors « n’oublie pas ta tâche


quotidienne, l’action que tu dois accomplir au service des hommes, en un
mot : ton devoir.» Mais « n’oublie pas de vivre » peut signifier aussi
« n’oublie pas de jouir de la vie ». Jouir de vie, c’est, tout d’abord, pour
Goethe, jouir pleinement des plaisirs de la vie. (…) non seulement les
plaisirs de l’amour, mais aussi les plaisirs de la table et de la boisson.
(NV, p. 272-73. Nous soulignons).

Et Hadot d’ajouter que jouir de la vie, c’est aussi :

(…) trouver sa joie dans l’existence elle-même, dans ce qu’il y a de


merveilleux dans l’activité du corps et de l’esprit. C’était enfin communier
à la joie que trouve dans son activité cet « agir éternel et vivant » dans
lequel « nous avons la vie, le mouvement et l’être, » (Ibid.)

Une autre ouverture frayée par ce mémoire ce serait d’élaborer ce que Foucault a
essayé, dans son dernier cours au Collège de France ( Le courage de la Vérité, 1984) de
construire, à savoir : une analyse des structures épistémologiques et une étude des
formes « alèthurgiques »108. Dans ce cours, Foucault montrera que le souci de soi est
aussi le souci du dire-vrai, lequel exige un souci du monde et des autres et demande
l’adoption d’une « vraie vie ».

Le cours de 1984 est consacré à l’étude des Cyniques. C’est avec les Cyniques que
Foucault procéde à une réévaluation de la vérité philosophique, située dans le domaine
de la praxis comme épreuve de la vie et transformation du monde. C’est notamment
dans le concept de parrêsia (franc-parler), que nous reconnaissons les Cyniques. Le

107
Ailleurs, citant Nietzsche, Hadot fait remarquer qu’il s’agit là d’un problème de temps (si actuel), de
vitesse et de dispersion permanente : « La hâte est générale parce que tout veulent s’échapper à eux-
mêmes. » (Cf. ES, 116 et 117).
108
D’après Frédéric Gros : le concept d’ « alèthurgie » avait été formé pour la premier fois par Foucault
en 1980 : « Ce que Foucault nomme alors « alèthurgie » suppose un principe d’irréductibilité à toute
épistémologie. » (CV, « Situation du Cours », p. 315).

! *+'!
style rustique de leur vie est pour Foucault la manifestation d’une épreuve de la vérité.
À partir de la problématisation des valeurs et des significations de la vérité, ils se
nourrissent de la question de ce qui est vraiment nécessaire pour vivre une « vraie
vie » :

La vraie vie n’est plus représentée comme cette existence accomplie, qui
pousserait à la perfection des qualités ou vertus que les destins ordinaires
ne font valoir que dans un faible éclat. Elle devient, avec les cyniques, une
vie scandaleuse, inquiétante, une vie « autre », immédiatement rejetée,
marginalisée. (CV, p. 325).

Pour Foucault cette vie autre est à la fois une critique du monde et un appel à un « autre
monde ». La « vraie vie » exige un monde différent. Les Cyniques s’efforcent de vivre
dans le présent la « vraie vie » afin de provoquer les autres pour penser et questionner
l’hypocrisie des valeurs qui gouvernent leurs vies. En 1984, année de sa mort, Foucault
fait valoir que la marque du vrai, c’est l’altérité : « Le philosophe devient donc celui
qui, par le courage de son dire-vrai, faire vibrer, à travers sa vie et sa parole, l’éclair
d’une altérité. » (CV, p. 328)

Avec l’inspiration dérivée de Foucault, mais aussi de Hadot (même si nous ne tardons
pas à nous heurter aux différences, voir au différend qui sépare l’un de l’autre), nous
pouvons problématiser l’opposition entre deux conceptions de la vie : la « vraie vie » et
la « vie ». La « vie » au sens de l’opinion aujourd’hui, des médias, de la « culture » de
notre temps, a le sens d’une survie, de l’aller « comme ça », en stultus, en vivotant, vie
dispersée, sans raison d’être, vaine. Or la « vraie vie » est celle qui demande
nécessairement un souci de soi, le travail sur l’ethos, qui exige une transformation de
soi.

Nous pouvons aussi avancer, en accord avec les pages de mémoire, que la philosophie
universitaire, dans la mesure où elle est séparée de la sphère de la vie, d’un philosopher
in praxi, relève aujourd’hui plutôt de la perspective de la conditions culturelles,
médiatiques établies. En ce sens et dans cette mesure la philosophie universitaire

! *+(!
académique est en conflit direct avec la philosophie au sens de l’Antiquité, avec la
« vraie philosophie » et les vies philosophiques qui l’ont inventée.

Vraisemblablement (au sens foucaldien tout au moins) dans la « vraie vie » l’éthique ne
peut pas être conçue comme un lieu de sécurité, dans la mesure où ses exigences, ses
questions et ses choix impliquent un travail soutenu de déconstruction et reconstruction
de soi.
Mais ces exigences sont le prix à payer, si nous voulons avoir la chance de pouvoir
encore nous réinventer nous-mêmes.

! *+)!
Appendice

Les formes de « lecture » et d’« écriture » considérées comme


exercice spirituel peuvent inspirer différentes utilisations possibles des
travaux de Hadot et de Foucault.
C’est le cas de l’essai qui suit, «Spiritual Exercises and Childood »109.
Il s’agit d’un essai visant à articuler philosophie et littérature, à lier le
concept d’exercice spirituel à l’idée d’infantia que déploient côte à
côte des penseurs et des écrivains contemporains.
Nous l’élaborons ici à travers la lecture de deux écrivains d’origine
russe — Clarice Lispector et Nina Berberova —, émigrées (Lispector
au Brésil, dès la première enfance, Berberova à Paris), foncièrement
étrangères. « L’une et l’autre se connaissant en matière d’ascèse
d’estrangement comme exercice spirituel. »

109
Texte d’une communication présentée lors de le Ve Colloque International de Philosophie de
l’enseignement de la philosophie : « Devir-Criança da Filosofia : Infância da Educação » en septembre
2010, à l’Université d’État de Rio de Janeiro (UERJ), Rio de Janeiro, Brésil.

! **+!
Spiritual Exercises and Childhood

Viviane Horta Generoso

Abstract

In this paper, we intend to examine the concept of spiritual exercises proposed by Pierre Hadot
in the book Spirituels Exercices et Philosophie Antique and relate it to the concept of childhood
understood in a broader context. Childhood here derivates from the contribution of two writers
— Nina Berberova and Clarice Lispector — which cultivated this dimension of the concept in
their works. We are going to show how these writers, for example, reinvented a “spiritual
exercise” in order to go back to childhood (the “no man’s land”, says Berberova; the “matter
from before my own civilization” says Clarice.)
Accordingly, in the first part of this work, we present the central ideas developed by Hadot in
the essay “Exercices Spirituels” to expose and then develop some key concepts about the
philosophy understood as the art of living, an idea that converges with some of Michel
Foucault’s formulations in his last phase. Thus, in addition to examining the concept of
philosophy that they propose to redeem, we will also try to show the role of the philosopher
from the reading of classical antiquity, in order to reflect on the possible contributions to the
contemporary philosophical thought.
In the second part, we will discuss some excerpts from the works of the above mentioned
authors to discuss and relate the concept of childhood with the proposal of philosophy as a way
of life, as the art of living.
The conception of philosophy as the art of living, as a philosophical practice, proposed by the
spiritual exercises and the concept of childhood understood as a condition of mind which is
independent of chronological age, understood as an enigma, as the space for something new,
for the meeting that allows us to reach our inhuman region, are inextricably linked, since
philosophy itself seeks ways of thinking about practices that relate the philosopher to his own
speech. From this hint, we will try to relate the contribution of ancient philosophy, which
invites us to an individual transformation, with the opening that the concept of childhood
provides us to think of something not yet known.

Keywords: spiritual exercises, art of living, childhood, work on oneself, ethics

! ***!
Spiritual Exercises and Philosophy as an art of living

First, we will present an analysis of the concept of spiritual exercises, in particular the
joint reading of the text “Exercices Spirituels” which integrates the book Spirituels
Exercices et Philosophie Antique, Pierre Hadot, with some ideas of the last phase of the
work of Michel Foucault, since we believe there are similarities between them. Hadot
proposes to rescue the ancient notion of philosophy as the art of living starting from the
practice of spiritual exercises, a practice common to the Hellenistic and Roman schools.
This theme influenced, for example, Michel Foucault, as he noted in the introduction to
his book L’Usage des Plaisirs110. This contact with the works of Hadot motivated
Foucault to reformulate his research on the relationship between the subject and the
truth which had great impact on his later work.

Hadot insists on the use of the term “spiritual exercises”, even though he acknowledges
its trivialization today. The term has lost its original meaning, which was used by
Greco-Roman philosophical schools, due to misuse throughout history. Mostly, the
word “spiritual”, which can today be understood as a mystical term of religious nature.
Even recognizing the misuse of the word today, he justifies his interest in insisting on
the use of the concept. According to him, the word “spiritual” makes it possible to show
clearly that these exercises are linked not only to thought, but also to the whole psyche
of the individual and it particularly reveals the true dimension of such exercises.

110
« Les ouvrages de P. Brown, ceux de P. Hadot, et à plusieurs reprises leurs conversation et leurs avis
m’ont été d’un grand secours. » (M. Foucault, UP, p. 14).

! **"!
Hadot also stresses the relationship between the concept of spiritual exercises and the
“execitia spiritualia” of Ignatius Loyola, which is probably more familiar to
contemporary readers. He believes, however, that the exercises of Loyola are only a
Christian version of the older tradition of Greco-Roman origin. For the Christians the
exercises consisted of an askesis which is understood not as a form of asceticism
(stricto sensu), but as a practice of spiritual exercises in the sense of the philosophical
tradition of antiquity.

Hadot in his work seeks to establish the possible consequences of such a practice to
explain the ancient thought and philosophy as a whole. In this paper we will adopt, as
did Hadot, the concept of spiritual exercises to describe the Greco-Roman philosophical
practices. We will use as a motto his essay “Exercices Spirituels” to justify our choice.
The essay, which has the same title of the book, is divided into four parts, all starting
with the word “learning”: Learning to live, learning to talk, learning to die and learning
to read. The very repetition of the word “learning” gives us a hint of the concept of
exercises that he intends to redeem. Thus, we can extend the concept of “learning” and
think about concepts related to “inviting”, “training”, “exercising”, which necessarily
involves a work of formation and transformation of the one who learns.

We can understand, in a brief summary, that spiritual exercises are everyday activities
that we should develop throughout our lives to have access to wisdom, to true life, to a
life worth living. They are practical activities such as abstinence, meditation, soul
searching, reading, meditation on death, concentrating on the present. However in order
that these activities correspond to a spiritual exercise, according to classical tradition,
they must be carried out strictly in compliance with the precepts developed by the
philosophical schools. They require daily improving to turn into a habit. These activities
seek to develop the attention and the care to oneself, which demands a certain effort, in
which there are processes and objectives to be achieved. Therefore, we must begin

! **#!
“exercising” by the easiest exercises to achieve, throughout our lives, the level of
practice and skill needed to get to more complex exercises.

Hadot recognizes the existence of a wide variety of spiritual exercises developed by the
Greco-Roman schools, each one with its own methods. Even acknowledging this
diversity, we can find some common elements, that is unity in the use and in the
purposes. The reading we did on Hadot, along with the reading of the last works of
Foucault, allows us to present a framework of some common aspects of the practice of
spiritual exercises in order to clarify the concept of spiritual exercise. We will do this in
five topics: 111

(1) The first refers to the object of spiritual exercises. The object is the subject himself,
its own psyche. It is the relation of the subject to himself. The encompass all our
abilities to prepare some kind of work on ourselves, a form of askesis. Asceticism (as
seen in footnote 7 of this paper) is the building of a relationship to oneself, thorough
and independent, whose immediate goal is to establish a paraskeue (a device to be built
throughout life to protect against hardships). The paraskeue is transforming structure of
truthful discourse (anchored in the subject). It is also what allows us to achieve a goal, a
an objective. For Foucault, askesis “is the set, the successive calculated steps of the
procedures that enable the individual to form, definitely consolidate, periodically
112
reactivate and reinforce when necessary the paraskeue.” Thus, he says, we may
understand askesis as what allows the subject the true about himself and the world.

(2) The second item is the means, the way of achieving the spiritual exercises. This
means is what the Greeks called therapeuein, that is the therapy of the soul, a way to
deal with oneself to get rid of passions. The ancient philosophers believed that to have
an authentic life each one had to be his own master. Thus, each must be capable of

111
Cf. Le cours “Philosophie de l’Université: Les techniques de soi et la question de l’autre”, de Plínio
Prado.
112
Cf. HS, p. 394-395.

! **$!
being responsible for their actions and of controlling their feelings and their actions in
every possible way. The biggest opponent to this control is passion. In this context,
philosophy was understood as a therapy of passion. In this state, the feelings of men are
uncontrollable, obscure, to the point of destabilizing them and take them away from the
path of wisdom. Thus, only with that inner therapy each individual could learn to
"control" and "tame" these feelings.

(3) The third item is the method, which takes place through language. The language
has since then been known as an important means of achieving the human affections, by
interfering in the affective economy of the individual and stimulating such and such
affection. In this relationship with the affective economy, we grant language the
cathartic value of saving the soul and changing the pathos of the one who receives the
affection. Indeed, this power of language was fundamental and at the same time
dangerous because it could influence positive and negative behavior among men. That
power was recognized by the schools of antiquity, and they used rhetoric and dialectics
as a means of persuasion. The ancient schools advocated that once the power of
language is known, the role of the philosopher was to use this power in order to
promote the improvement of man. We may understand as language: the spoken
language (the Socratic dialogue, for example.), the written language (writing as spiritual
exercise) and the oral language (reading as a privileged place).

An equally important element was the art of intervening in a dialogue with someone
else or with ourselves. The art carrying out a dialogue is also an exercise in trust, it is a
way of trusting, of relying, of confessing to others and to oneself. Hadot evokes all the
historical tradition of the Socratic dialogues presented by his disciples, especially Plato,
to demonstrate that the dialogues are spiritual exercises themselves.

By allowing the inner conversation, the construction of an inner language, and the
examination of conscience, the dialogue consists of a self-care. Socrates did not intend

! **%!
to teach someone something, he actually wanted to let his audience discover their own
questions for themselves and try to find some answers. The Socratic questions
challenge his audience to interrogate themselves internally and seek answers withing
themselves by formulating new questions. His mission is to invite his audience to self-
examine, aiming at the souci de soi.

(4) The fourth topic is the ultimate goal to be reached with this practice, which is
philosophy itself as art of living (techne tou biou). The practice of spiritual exercises
allow man to be taken from a state of restlessness, of aloofness of stulticia and guide
you to access real life, in which the peace of the soul (ataraxia) is possible. It was about
the search of oneself as an end and object of an art of living or, as Foucault points out:
Il s'agit to rejoindre avec soi-même, comme moment essentiel, non pas
dans l'objectivations de soi un vrai discours plus d'un discours
subjectivation
113 la vrai dans une et dans un exercice practice de soi sur
soi '”
The role of the philosopher is to make truth his own, being subject of the discourse of
truth. The purpose of the philosophical act as understood here in conversion to oneself,
more precisely, is what changes the individual as a whole, freeing him from an
inauthentic life (something that already exists) to an authentic life (the new, or new
life), in which man becomes aware of himself and the world, thus achieving inner
peace.

(5) The fifth item to be highlighted is the intended audience of the spiritual exercises. In
classical antiquity they were practiced by everyone regardless of social status and age.
That is, everyone could practice the spiritual exercises. Since they were frequently
practiced, they did not require a certain age to start nor an age to finish: they habits
were to be developed over a lifetime. Foucault gives two examples to justify this view:
The letter Menoeceus, by Epicurus, and the Treaty on the Contemplative Life, by Philo
of Alexandria.

! **&!
For Hadot, as we saw in the fourth topic, the philosophy as a way of life and art of
living is the goal of the practice of spiritual exercises. It is not just an abstract theory of
concepts, but consists above all in the art of living and, therefore, it is an attitude that
engages a person's life as a whole. Only philosophy through this work on oneself can
114
take the individual from an original state (the stultus condition ) and lead him to an
authentic life, to "real life", in which he converts himself and becomes aware of himself
and the world, reaching inner peace (ataraxia). Hadot also stresses that we must relearn
to see the world and that this is a laborious and slow work, that at some times it even
becomes a work against ourselves.

Foucault also captures the idea that we can characterize the culture itself with
philosophy as an art o living (techne tou biou) in different ways: we may say initially
that it refers to the principle of self-care of oneself, and through this principle, the need,
demand and development of certain practices, certain exercises, are justified, as we
already saw. Foucault also acknowledges that the issue of self-care falls within the heart
of philosophy conceived as an art of living and, throughout history, it expanded its
original idea and spread progressively to become a real culture of one self. This culture
has become an concept, an imperative, which began to circulate in different
philosophical doctrines, gradually grown into practical attitudes related to personal
relationships but also social relations, orienting a type of knowledge and the
development of a kind of wisdom. But the culture of oneself has a social importance,
because the work of one self is not only simply caring about oneself, but also designates
a set of more complex occupations.

The classical philosophical schools required that their followers choose a certain
lifestyle that was not limited to good speeches and rhetoric. This way of life played an
important role in the social and political education to the culture of the time.

114
(Cf. HS, p.161 et 162 ).

! **'!
Having addressed the concept of spiritual exercises and their role in philosophy
understood as an art of living, we will now develop the concept of childhood as we can
find in a certain type of writing. For this we chose primarily the works: The Passion
According to GH, by Clarice Lispector, and Le Roseau revolt, by Nina Berberova.

Childhood according to Clarice Lispector


and Nina Berberova

Childhood as chronological time, as a life stage, has been described and worked in
different fields of knowledge, for example, the psychology of human development,
education and philosophy itself. Some theorists of human development have built
theories in order to safeguard, record the steps and propose means of studying human
development. Educators, with their teaching methods, gear children's education, build
teaching techniques, set rules and goals, aiming at providing an education and a social
practice to prepare the children for adulthood. Philosophers, too, have thought and
developed theories to establish a certain “place” for such childhood, as a stage of life.
Childhood as chronological time, however, interests us here only as a guide to show us
the possibilities of thinking about the length of its concept.

The concept of childhood that we will develop in this paper is linked to a condition of
the spirit, not to the chronological time, a stage of life. The concept of childhood that
we are interested in highlighting can be understood and thought from the contributions
of philosophers and writers - here, specifically, we chose the writers Clarice Lispector
and Nina Berberova. Childhood, as proposed by the authors, it is understood in a
broader context, as a state of mind, as something unfinished, incomplete, vague and
mysterious, as a “place” that exists within us, and we can only have access through art
and writing, which is also a work on oneself.

! **(!
115
The writer Nina Berberova, in the novel Le roseau révolté , suggests that each person
has its place “non-human” within itself, his no man's land. That is, a region in which we
are our own masters. Each man can experience a moment which escapes his control,
and during that time, one can experience a kind of freedom that lets us have feelings yet
unknown. That moment has neither a precise day nor time, but instead it lives on
chance and therefore takes place haphazardly, without any prediction. In this secret
place we are free to live an experience with an other. An other within ourselves, which
appears, or just happens in different ways, for example, motivated by an encounter with
another person, by reading a book, by listening to a song, contemplating an work of art.
Or else, that access to the other of us may happen upon an everyday situation, which at
that time, changes direction and is no longer commonplace. This access to our no man's
land happens unexpectedly and profoundly and therefore is considered unexplainable,
staying thus necessarily the dimension of mystery, undefined. Its peculiarity lies in the
intensity of the experience and in the change process that this meeting, this encounter
with the other in us, triggers within ourselves and never makes us forget it. It is as if we
could live a second life, a secret existence within us.

Clarice Lispector chose literature as a way of working the feelings, the human
affections, as a means of describing what seems elusive, enigmatic, mysterious. While
she tries to capture the feelings, they escape and her writing is encompassed in this
quest between experiencing and trying to describe what is happening. Her texts must be
read with this caution, with the same caution that she has when trying not to miss the
moment, to be faithful to the feeling, even though she is aware that it escapes.
The feeling should vibrate in the actual sentence, showing itself here and
now, instead of being represented by what it means. (...) To represent it
would have been, on the contrary the same as introducing a distance
between the word and the affection, and begin to neutralize the latter, to

115
Le roseau révolté, p. 32-35, 52, 64, 67.

! **)!
have control over it, therefore to betray it. However, writing is the art
116of
“approximate” affection, a way of shaping without “lying sentiment”,

We can say that in Clarice’s writings we also find this experience of going through our
local inhuman, unknown to us, in the same direction offered by Berberova. “The
inhuman is the best of us, is the thing, the thing we have inside us” says Clarice. It is
this state of “inhumanity”, which is highlighted by an event, a meeting where we have
access to these dark feelings inside us. Clarice seeks in daily events the opportunity of,
a kind of distraction, a distraction from having access to this place, a moment of
distraction, a distraction of the subject in face of the unknown. The word "distraction",
suggested by the author, gives us the dimension of the event, it is something that does
not depend on us. This place is where you should run sacred risk of chance, it is where
chance reigns alone. Clarice attempts not only to capture only the obscure, the inhuman,
but makes an effort to give it a shape and to describe it with her writing. Even being
aware that this is an impossible task because, as much as he shows itself within us, it
remains a secret, enigmatic and elusive place.

In the book The Passion According to GH, Clarice tries to recall an event, an encounter,
and describes that attempt to give a shape to what is in itself is shapeless in several
pages. This attempt is a plunge into the abyss, an inner abyss within the character GH.
The abyss suggested by Clarice, is the metaphor of the means that leads to this
unknown place inside us, the place that puts us in check with our innermost feelings,
whether pleasant or not. The encounter of the character is GH with a coakroach, and it
is exactly his insect phobia that leads her to the unknown, that gives her the opportunity
to have access her own innermost place. The way to describe this event, this ascèse, is
to put it into words, it is through the use of language that she attempts to "shape" the
feeling experienced.

116
Cf. Prado, “O impronunciável: Notas sobre um fracasso sublime”, p. 21.

! *"+!
The feeling is what in principle goes beyond what language knows or can
tell, it is that which rebels against your choice of words. It implies in itself
the invention of a new way of writing, able to witness what, in it, would go
beyond the limits of the speakable117.

That is, for Clarice language houses the following paradox: it has the power to
designate things through the words and, at the same time, the power to shelter in itself
what the words themselves can neither describe nor designate.
Reality is the raw material, language is how I try to find it - and how I
cannot find. But it is by seeking and not finding that the yet unknown is
born and I instantly recognize it. The language is my human effort. My
fate is having to search
118 it and coming back empty-handed. But I return
with the unspeakable.

Language is the means of the writers, it is the effort to make the unspeakable possible.
119
“The unspeakable I could only happen by the failure of my language.” This form of
writing, which the authors propose and demand an attempt of reconstructing the
feelings, our affections, is, according to Clarice, a path, a soul searching. To express
this attempt, she suggests two concepts: the depersonalization and de-heroification,
which can be characterized as a work on itself (in an attempt to approach the spiritual
exercises suggested by the philosophers). Depersonalization is a work on oneself which
allows you lose what we believe we had, in an attempt to transform and build
something new. Or, we might add, it is the conversion to a new life, eliminating what
has become useless in an attempt to live in search of the useful:
Depersonalization as the great self-objectification. The greatest
manifestation that one can get. Whoever is affected by depersonalization
will recognize the other under any disguise: the first step toward the other
is to find in oneself the man of all men. Every woman is the woman of
every woman, every man is a man of all men, and each of them could
show himself wherever a man is required. But only in immanence,
because only a few reach the point, within us, in which they recognize

117
Cf. P. Prado, “O Impronunciável: Notas sobre um fracasso do sublime”, p. 23-24.
118
Lispector, A paixão segundo G.H., p. 176.
119
Ibid.

! *"*!
each other.
120 And then, by the mere presence of their existence, revealing
our own.

121
The de-heroification, in its turn, is the discovery of the inhuman according to Clarice:
“The gradual de-heroification of oneself is the real work which takes place under the
122
apparent work, life is a secret mission.” The de-heroification puts us in contact with
life’s failure, even knowing that not everyone fails, as Clarice says, because failure
requires a certain work requires the need to attain a certain height, and then to fall off,
to plunge into the abyss, the abyss of ourselves. Clarice believes that a process of
“civilization” (education) is necessary so that we can achieve the necessary height from
which we can fall into the depths inside us. “My civilizations were necessary for me to
123
reach the point where I would have somewhere I could drop from”.

At this point we came closer to our attempt of suggesting a relationship between the
spiritual exercises and the concept of childhood. How does this idea of childhood,
which appears in the writings of the above mentioned authors, go back to a spiritual
exercise in the same sense given by the philosophers? And what are the relations
between philosophy and way of living, how to philosophize, and that kind of ascese
evoked in works of Lispector and Berberova? Should the concept of childhood suggest
or even contribute, to the understanding of the practice of philosophy today?

120
Ibid, p. 174.
121
Cf. Lispector, A Paixão segundo GH, p. 172.
122
Cf. Lispector, A Paixão segundo GH, p. 175.
123
Cf. Lispector, A Paixão segundo GH, p. 175.

! *""!
Childhood as ascèse.

L’enfance est l’état de l’âme habitée par quelque chose à quoi


nulle réponse n’est jamais faite, elle est conduite dans ses
entreprises par une arrogante fidélité à cet hôte inconnu dont elle
124
se sent l’otage .

The title with the quote from Jean-Francois Lyotard invites us to promote the encounter
of the concept of childhood with the concept of philosophy as art of living. The
childhood of which he speaks is close to the concept suggested by the writers: it is the
one that dwells in us, that childhood which survives within us throughout our lives,
which even unknown can be touched, triggered by some kind of internal work. Thus,
we will always be indebted to our childhood, as Lyotard says, and we will be hostages
of this unknown guest who dwells within us.

In an attempt to reflect on the questions above, it seems consistent to suggest that


literature or rather the form of writing proposed by the authors (and which, as we have
seen, demands a work in itself), allows such access, an access to our no man's land, to
our inhuman place. The search within ourselves, in which we engage, ends in the
encounter with the “other” as Clarice says: “He who lives fully is living for others, he
125
who lives his own largesse is making a donation” . Philosophy as well as caring for
oneself, as an art of living, involves the work of changing oneself and provides an
encounter with the other. In classical philosophy, self care was not opposed to caring
for other: rather, it implied a complex relationship with the others.
Thus, the work of change, transformation, conversion, necessary to spiritual exercises,
is something that happens within our selves, though it sometimes is a result of working

124
Cf. Lyotard, “Survivant” in: Lectures d’enfance, p.66.
125
Cf. Lispector, A Paixão segundo GH, p. 168.

! *"#!
against our selves. The work of writing, as proposed by the authors, that seeks to shape
the emotions (pleasant or not), seeks to be faithful to lived experience, aims to describe
the innermost feelings, even knowing that they are necessarily without form, and
therefore rebel and impossible to name.

So the writer will not name the unnamable, she does not call the
indeterminable as if it were an object in the world, a certain fact, instead,
through the effort and the failure of its language, se shows that something
escapes and remains undetermined, not shown she enters an absence, she
alludes to what emanates. (...) And that is the destiny or the destination of
a writer that seeks to shape the immeasurable (put it in words): she must
do so in such a way that the shapeless (a “non-word”) might register
within the limits of the not registrable. She proceeds, therefore, inevitably,
an aesthetics of failure, bankruptcy or the failure of the form.

The failure of our language, depersonalization, and de-heroification, which Clarice


evokes that in The Passion According to GH, is a means of transforming the pride of
heroism in a sense of humanity. It is a certain transformation, a conversion of oneself,
which accepts the failure of language, what cannot be represented. This failure is your
way of life, her art.

Going back to the five topics that helped us to conceptualize the spiritual exercises, we
can now suggest the approach of the artistic works that try to be faithful to that strange
guest who dwells in us with philosophy as an art of living. The philosophy that Hadot
and Foucault recover from their readings of classical antiquity tries to show what they
consider the true philosophy, the one that lets us practice philosophy. And this practice
should deal primarily with the question of how to live and how one should live - with
the question of what is the life worth living. It is important to highlight that these
questions assume a special relationship with the subject itself, namely the relation of
philosophy to the philosopher that performs it.

Thus, in line with the works of Foucault and Hadot, we can say that true philosophy is
one that enables the ascèse, as we saw, a philosophy that understands itself as a way of

! *"$!
life. A philosophy that seeks out the return to the self, which allows one to think not
about what one should do, but what one should be and how to act. Being a philosopher,
in this context, implies a commitment to values and causes and the choice of a
particular way of life. The intent of this kind of philosophy is to seek a knowledge of
oneself, to reach a knowledge of mankind in general.

Mais qu’est-ce donc que la philosophie aujourd’hui — je veux dire


l’activité philosophique — si elle n’est pas le travaille critique de la
pensée sur elle-même ? Et si elle ne consiste pas, au lieu de légitimer ce
qu’on sait déjà, à entreprendre de savoir comment et jusqu’où il serait
possible dépenser autrement ? Il y a toujours quelques chose de dérisoire
dans le discours philosophique lorsqu’il veut, de l’extérieur, faire la loi
aux autres, leur dire où est leur vérité, et comment la trouver, ou lorsqu’il
se fait fort d’instruire leur procès en positivité naïve ; mais c’est son droit
d’explorer ce qui, dans sa propre pensée, peut être change par l’exercice
qu’il fait d’un savoir qui lui est étranger. L’ « essai» — qu’il faut
entendre comme épreuve modificatrice de soi-même dans le jeu de vérité
et non comme appropriation simplificatrice d’autrui à des fins de
communication — est le corps vivant de la philosophie, si du moins celle-
ci est encore maintenant ce qu’elle était autrefois, c’est-à-dire une
« ascèse » un exercice de soi dans la pensée.126.

Philosophy as an art of living, which is the goal of the spiritual exercises, places the
individual before the supreme imperative of occupying himself. The method, as we saw,
is language, in the broadest sense, and its recipient is not just the few experts, but
everyone, regardless of age, education, etc. We cannot, however, forget that to embrace
the concept of philosophy as a way of life requires a daily effort, and that is why we can
recognize that is not easy, much less simple. Rather, it is laborious and depends on
several choices. But perhaps this is the great lesson we can learn of the ancient
philosophers: the dedication to oneself, the selfcare, with the purpose of an ascèse, that
leads to personal transformation.

126
Cf. Histoire de la sexualité 2, l’usage des plaisirs. , p. 14 et 15.

! *"%!
What Hadot searches in ancient philosophy aims at two directions: first, to rescue an
example of inner personal work, timeless and individual, as developed in classical
antiquity; and second, a nuanced reading of the history of philosophy and its thinkers, in
order to adapt the spiritual exercises to the contemporary mentality. That is, the spiritual
exercises may be good and necessary, according to the circumstances in which they are
used.

The forms of “read, “write” as a spiritual exercise inspire different possible uses of the
work of Hadot and relate to the debt we owe to the childhood that inhabits in us. And as
we've seen in the examples of Lispector and Berberova, the effort, expressed through
writing, to describe that childhood can be interpreted as a spiritual exercise, as it is an
internal work that is manifested in the form of a personal transformation of the authors.
And this transformative effect also reaches its readers - which brings us to the
importance of the idea of learning.

The concept of “learning” that was highlighted in the beginning of the text, so dear to
Hadot in his essay “Exercices Spirituels” refers to the idea of continuity and infinity of
the work itself. We may point out that the verb “apprendre” in French carries the
double meaning of “learning” and “teaching”. As noted by F. Worms:

On « apprendre » à vivre, d’abord parce que la vie est épreuve ou


expérience de soi, du monde, d’autrui, dans une serie de ruptures qui sont
autant de questions, ou même, d ;abord, d’exclamations, et qui font, pour
ainsi dire, « entrer » dans la philosophie. Cet apprentissage de la vie est
ce qui conduit à apprendre la philosophie, qui en effet en part et y
retourne. Au passage, ou dans le même mouvement, cet apprentissage
devient un enseignement, cette relation avec le monde devient une relation
entre les hommes. (…) Apprendre, en français, peut aller dans les deux
sens de la relation : j’apprends de et j’apprend à quelqu’un127.

Learning to live is to understand life as an event as an experience of oneself and the


world. This learning leads to the philosophy of the self-care, which emphasizes the

127
Cf. DAVIDSON A e WORMS F. (sous la direction), Pierre Hadot l’enseignement des Antiques,
l’enseignement des modernes. p. 16.

! *"&!
relationship with oneself as a prerequisite for openness to others and the world.
Undoubtedly, this relationship is still “modulated” by the various contexts in which it
occurs, and it sets the philosophy or possible philosophies. Learning to live, as a
constant exercise, is to learn that life is the relationship between humans and the Whole,
noting that in this relationship, what is prioritized is one’s self-care, in order to achieve
the relationships between people and the world around them.

! *"'!
Références bibliographiques

BERBEROVA, Nina, Le roseau révolté, Traduction : Luba Jurgenson, Actes Sud,


Paris, 1988.
BROSSAT, Alain (dir.), Michel Foucault – les jeux de la vérité et du pouvoir, Presses
universitaires de Nancy, 1994.
CASTRO E. Traduction : Ingrid Müller Xavier, (2009). Vocabulário de Foucault : Um
Percurso pelos seus temas, conceitos e autores. Titre originel : El Vocabulario de
Michel Foucualt : un recorrido alfabético por sus temas, conceptos y autores.
Autentica. Belo Horizonte, Brésil.
DAVIDSON, A. e WORMS, F. (Sous la directions), (2010). Pierre Hadot,
l’enseignement des Antiques, l’enseignement des modernes. Édition Rue d’Ulm/presses
de L’École normale supérieur, Paris.
DELEUZE, Gilles. (2006) Foucault, Les Édition de Minuit, Paris.
FOUCAULT, M. (1976). Histoire de la sexualité 1, La volonté de savoir. Éditions
Gallimard, Paris.
_______. (1984). Histoire de la sexualité 2, l’usage des plaisirs. Éditions Gallimard,
Paris.
_______. (1984). Histoire de la sexualité 3, Le souci de soi. Éditions Gallimard. Paris.
_______. (1999). Dits et Écrits IV. 1980-1988. Éditions Gallimard, Paris.
_______. (2001). L’Herméneutique du sujet. Hautes Études Gallimard Seuil, Paris.
_______. (2001). Dits et Écrits II. 1976-1988. Quarto Gallimard, Paris.
_______. (2009). Le Courage de la Vérité : Le gouvernement de soi et des autres II
1984. Hautes Études Gallimard Seuil, Paris.
HADOT, P. (1993). Exercices Spirituels et Philosophie Antique. Paris: Institut d’Études
Augustiniennes, Paris, France.
_______. (1995). Qu’est-ce que la philosophie antique ? France: Editions Gallimard,
Paris, France.
_______. (2001). La Philosophie comme manière de vivre. Entretiens avec Jeannie
Carlier et Arnold I. Davison, Éditions Albin Michel, Paris, France.
_______. (2008). N’oublie pas de vivre : Goethe et la tradition des exercices spirituels.
Éditions Albin Michel, Paris, France.
_______. (2008) « Mes Exercices Spirituels », Le Nouvel Observateur, du 10 juillet,
Paris, France.

! *"(!
JEANMART. G. (2007) « Les exercices spirituels dans la philosophie de Nietzsche » in
la revue Philosophique, p. 16-17, Besançon.
LISPECTOR, Clarice.(2009) A Paixão segundo GH, Rio de Janeiro: Rocco.
LYOTARD, Jean- François. (1991) Lectures d’enfance, Paris: Galilée.
PRADO, P. (1992) « Le partage de la sensibilité. Essai sur les limites de
l’argumentation » In Hermès (CNRS, Paris), 10.
_______. (2004) « La lecture comme travail sur soi, dans: L’enjeu de l’initiation
philosophique », Belfort/Paris.
_______. (2008). « Aprender a viver – Wittgenstein e o « não-curso » de Filosofia ». In
Kohan, W.O. (Orgs.). Filosofia, Aprendizagem, Experiência, Belo Horizonte: Autêntica
Brésil.

_______. (2008) « Talking cure : technique de l’aveu ? Foucault, l’inconscient et le


Sexual. Fragments. » Paris, Intervention au séminaire « L’aveu de Foucault » dirigé par
Alain Brossat et Muhamdin Kullashi au département de philosophie de Paris VIII,
printemps.
_______. (2008) Note de cours: « A Condição de infância: Filosofia, Psicanálise e
literatura », de Plínio W. Prado Jr., réalise à Rio de Janeiro, en novembre.
_______. (2009) « Éloge de l’écoute. Fondements philosophiques de la therapeia ».
Argument pour la conférence au colloque international sur « La Méthode Clinique ».
_______. (2009) Le principe d’université comme droit inconditionnel à la critique.
Lignes, France.
_______. (2009) « l’Université, le soi et le marché contemporaine », in L’Humanité du
31 de décembre, Paris, France.
_______. (2010)Note de cours: « Philosophie de l’Université: Les techniques de soi et
la question de l’autre », de Plínio W. Prado Jr., réalise en Paris VIII, pendant la
printemps.

REVEL, J (2009). Le Vocabulaire de Foucault, Ellipses Éditions. Paris, France.


VOELKE, A-J, (1993) La philosophie comme thérapie de l’âme : Etudes de
philosophie hellénistique. Academic Press Fribourg – Editions Saint-Paul Fribourg
Suisse.

! *")!

S-ar putea să vă placă și