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BIBLIOTHÈQUE D'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE

DU MtME AUTEUR

A LA MÊME LIBRAIRIE
ÉTUDES
L'ŒUVRE DE KANT. La philosophie critique. Tome 1 : La philosophie
précritique et la critique de la Raison pure. Tome 2 : Morale
et politique. 1969-1972, in-I2 de 356 et 292 pages.
KANTIENNES
ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE LA GUERRE. 1976, in-8 de 268 pages.
LA UBERT~ HUMAINE DANS LA PHILOSOPHIE DE FICHTE. 1966, in-8 de par
~, 352 pages.
THÉORIE ET PRAXIS DANS LA PENS~ MORALE ET POLITIQUE DE KANT
ET DE FICHTE EN 1793. 1968, 2e éd. 1976, in-8 de 228 pages.
A. PHILONENKO
SCHOPESHAUER. Une philosophie de la tragédie. 1980, in-8 de
272 pages.
FICHTE (J.-G.). Œuvres choisies de philosophie première (1794-
1797). Traduction. 1964, 2' éd. 1972, in-8 de 320 pages.
KANT (E.). Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée? Traduction,
commentaire et notes. Préface de F. Alquié. 1959, 4" éd. 1978,
in-8 de 108 pages.
KANT (E.). Critique de la faculté de juger. Traduction. 1965, 4" éd.
1979, in-8 de 308 pages.
KANT (E.). Réflexions sur l'éducation. Traduction. commentaire et
notes. 1966, 3e éd. 1980, in-8 de 160 pages.
KANT (E.). Lettre à Marcus Herz du 21 février 1772, in La Disser-
tation de 1770. 1967. Traduction, introduction et notes.
KANT (E.).Fondements de la métaphysique des Mœurs. 1980, in-8
de 160 pages.
KANT (E.). Métaphysique des mœurs. Première partie: Doctrine PARIS
du droit. Introduction et traduction. Préface de M. Villey. LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN
1971, 2· éd. 1979, in-8 de 280 pages.
6, PLACE DE LA SORBONNE, Vo
KANT (E.). Métaphysique des mœurs. Deuxième partie: Doctrine
de la vertu. Introduction et traduction. 1968. in-8 de 184 pages.
1982

Il h • A!
III

Au Professeur Reinhard Lauth


en hommage respectueux.

PREFACE

Les onze études réunies dans ce petit volume intéressent au premier


chef Kant et par voie de conséquence Fichte dans la mesure où sur le plan
r· spéculatif comme sur le plan politique, il a été aussi bien le successeur de
Kant que son adversaire.

1 . On peut considérer qu'en dépit de leur apparente variété ces études


se distribuent d'une manière assez classique. Les deux premières études -
1) Lecture du schématisme transcendantal, II) Hegel critique de Kant -
portent sur les deux moments fondamentaux de la pensée théorique ou
spéculative de Kant : schématisme et antinomie. Ces analyses s'efforcent
de dégager Kant de l'emprise de Heidegger et de Hegel, comme si le criticisme
devait s'abîmer dans l'herméneutique existentiale ou dans la dialectique
hégélienne. Il y a longtemps, avec beaucoup d'adresse, Jean Hyppolite
proposait à ses étudiants de choisir entre Hegel ou Heidegger. Je n'ai jamais
accepté le bien-fondé de cette alternative et partant de Fichte je me suis
résolu à envisager tout simplement de demander à Kant de n'être que Kant.
Je tiens pour des raisons formelles certes, mais indépassables
l'interprétation proposée par Heidegger comme insoutenable. Ces raisons
formelles servent très curieusement d'appui au propos de Heidegger - mais
comme on le verra, il ne les a entendues qu'à demi et elles finissent par
La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, se retourner contre lui.
d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé De même il me semble impossible de soutenir l'interprétation de la
du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d'autre part, que les deuxième antinomie pro'posée par Hegel et lorsqu'il prétend montrer les
analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration « toute
représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement lacunes de la dialectique kantienne, il est pénible de voir un grand philosophe
de l'auteur ou de ses ayants droits ou ayants cause, est illicite ,. (alinéa 1er de trébucher à chaque pas dans sa lecture. Ce qu'il y a de vraiment capital
l'article 40). ici, c'est l'agonie de la dialectique hégélienne qui se défait en prétendant
Cette représentation ou reproduction par quelque procédé que ce soit, consti-
surpasser celle de Kant.
tuerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du
Code Pénal. Je ne suis évidemment pas le premier qui indique comment se défaire
de ces glorieuses récupérations de Kant. C'est avec succès que l'Ecole de
© Librairie Philosophique J. VRIN, 1982 Marbourg - H. Cohen, E. Cassirer - a préparé la voie d'un « retour à Kant».

ISBN 2-7116.2016.6
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§ 2. Sur le plan pratique ou encore moral j'ai réuni trois études. La première jugement de goût comme signe de l'éthique - on sait que Kant juge le goût
- III) L'idée de progrès chez Kant - a posé de tels problèmes que j'ai pen- comme le témoignage de la moralité - et d'autre part dans la relation des
dant quelques années connu une certaine inquiétude avant de me résoudre individus). Il y a ici une ancienne conviction. Je crois qu'il faut commencer
à la publier. Il s'agissait de saisir les éléments dynamiques de 1'idée de progrès par aller de la philosophie transcendantale et réfléchissante téléologique
qu'admettait Kant contrairement à Jean-Jacques Rousseau. Mon point de pour parvenir à l'esthétique. - Cette étude a d'une certaine manière été
départ fut un manuscrit inédit conservé à la Fondation Bodmer et je dois doublée par l'étude, simple esquisse, VII, Kant et la philosophie biologique.
remercier la Faculté des Lettres de Genève et plus particulièrement le Mais doublé seulement. Car la perspective est tout autre. Il s'agit de montrer
Professeur Gagnebin, alors Doyen, pour la communication du manuscrit. à grands traits l'organisation de l'Analytique téléologique en se référant
E. Adickes avait reconnu le texte et l'avait authentifié en 1921. A partir à l'Histoire des sciences. On trouvera de fortes analogies cependant. Je n'ai
de là deux difficultés se présentèrent. D'abord je n'ai pas retrouvé ce texte en ces deux études pu résister à l'envie d'expliquer le paradoxe qui amène
dans l'Akademie-Ausgabe (Bd. XIV-XXIII). Peut-être E. Adickes est revenu Kant à rapprocher le ténia et le rêve, faisant de ce dernier un parasite comme
sur son « recognovit » ; mais c'est très improbable. Peut-être ai-je mal lu le premier. Enfin VIII, L'antinomie du jugement téléologique prétend situer
les volumes de l'Akademie-Ausgabe, c'est plus plausible. Mais comment ne Kant à travers les grands moments de la pensée philosophique. On remarquera
pas repérer un texte qui en manuscrit (écriture très serrée) couvrait trois sans peine que l'analyse de cette antinomie est toute différente de celle
grandes pages ? La difficulté suivante consista à déchiffrer le texte. Sans proposée par Hegel dans la Wissenschaft der Logik.
1'amicale bienveillance du Conservateur de la Bibliothèque de Colmar l'échec Une analyse critique, IX) La doctrine kantienne de l'objectivité selon
eut été certain. Il y avait des ratures et quelques mots très étranges qui B. Brousset clôt ces différentes études plus précisément centrées sur la pensée
méritaient une croix. Il reste que je me suis attaché à ce texte, le seul à de Kant.
r, ma connaissance qui pose de manière tout-à-fait synthétique le problème
du progrès humain. Il m'a servi - et de manière assez considérable - à § 4. Les deux dernières études sont plus proprement consacrées à Fichte,
reprendre les thèmes exposées dans le vol. II de L 'œuvre de Kant. Je considère comme continuateur et adversaire de Kant.
maintenant en pensant à toutes ces incorrections ce texte comme tardif. L'étude intitulée A utour de Jaurès et de Fichte (X) est fondée sur
J'ai présenté ici une autre étude intéressant la morale kantienne IV) la thèse latine de Jaurès sur les origines du socialisme allemand et sur son
Souillure et pureté. Cette étude est tout-à-fait secondaire; son premier mérite Histoire socialiste de la Révolution Française. Jaurès a pensé du point de vue
est d'utiliser un texte mal connu : Eine Vorlesung über Ethik, éditée par socialiste (qui était déjà celui de Fichte) la doctrine pratique, politique et sociale
P. Mnezer en 1924 et qui sera sans doute publié dans la série de l'Akadémie de Kant. Il a réussi à esquisser à partir de là une vue synoptique des éléments
Ausgabe qui collationne les leçons de Kant. Pour une fois je n'ai pas trouvé qui de Kant à Fichte ont pu ou non s'intégrer. Il a montré ce que Fichte
de véritable opposition entre Kant et Hegel, au contraire une complémentarité a pris de Kant et ce qu'il a écarté. Dans cette vue large nous trouvons le
certaine. Cet accord singulier m'a étonné, mais le problème n'est pas essentiel. destin historique de Kant.
La section morale s'achève avec le texte d'une conférence prononçée à Genève La dernière étude XI, Die intellektuelle Anschauug bei Fichte permet
V) Souveraineté et Légitimité chez Kant et Fichte. On verra en quelques de déterminer le grand défaut que Fichte trouvait dans la pensée kantienne
pages une sonde jetée entre Pufendorf et Kant et l'origine de la rupture entre au point de vue théorique. Il consistait essentiellement dans le caractère
Kant et Fichte. empirique de l'analyse kantienne. En effet Kant prétend avec justesse que
l'objet tourne autour du sujet transcendantal. Mais il ne se préoccupe
§ 3. Les trois études qui suivent (VI-VU-VIII) ne se rattachent ni à la théorie, apparemment pas de savoir de quel droit le sujet philosophique, à son tour,
ni à la pratique, mais à la doctrine du jugement réfléchissant téléologique, tourne autour du sujet. Kant se repose trop sur les architectures logiques.
donc à la Critique de la faculté de juger. Tout d'abord il m'a semblé juste Cette remarque aura une portée dévastatrice. Fichte voudra que le philosophe
de republier VI, Kant und die Ordnungen des Reel/en. La recherche est se borne à suivre le mouvement immanent et dialectique de l'intuition
ici métaphysique ; je cherchais à voir si l'on pouvait retrouver chez Kant, intellectuelle, reconnue comme imagination transcendantale possédant le
en respectant l'analogie, la conception leibnizienne des ordres du réel, reprise, pouvoir de se critiquer elle-même par intussusception. Mais alors pourquoi
on le sait, par Schopenhauer (1). Il fallait partir du plus bas niveau, en ce mouvement dialectique ne se séparerait-il pas du seul support de la
l'occurrence l'organisme, pour s'élever par degrés jusqu'à la définition du conscience, pour trouver dans l'Univers un mouvement dialectique général?
mom~nt suprême, l'individualité comme principe subjectif, mais aussi objectif Il y avait là un pas difficile à franchir. Hegel, bien avant la Phénoménologie
au point de vue du jugement réfléchissant (d'une part dans l'indication du de l'Esprit, devait s'y résoudre. Toutefois le bénéfice escompté, abattre le
vieux Kant, se trouva annulé. Le mouvement des choses n'est pas celui de
la pensée.
1. Alexis Philonenko, Schopenhauer, une philosophie de la tragédie, § 2.
,....-
-10-

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o 0

Ces études en s'organisant dans un ordre systématique, en dépit de LECTURE DU SCHEMATISME


leur diversité, suivent les grandes divisions kantiennes : moment théorique _ TRANSCENDANTAL
moment de la morale et du droit, moment du jugement réfléchissant - sans
que le destin historique de la doctrine soit méconnu. J'aurai pu sans doute
reprendre d'autres études, mais à la fin le cadre systématique eût éclaté S'il est une doctrine de Kant qui a connu un fabuleux destin, c'est bien
ou manqué de clarté. Que le lecteur de ces études kantiennes veuille être
celle qui touche au schématisme transcendantal. Certains interprètes
assez bienveillant pour m'excuser et qu'il sache en récompense que mon
seul souci est d'aider. ont pu élaborer d'étonnantes lectures. Ainsi R. Daval a cru pouvoir
écrire: »Ou bien la doctrine du schématisme est essentielle à la philo-
sophie kantienne, et, dans ce cas, si cette doctrine a bien le sens que
Alexis Philonenko l'on croit pouvoir dégager des textes cette philosophie est un idéalisme
absolu; ou bien le kantisme ne peut pas être interprété dans le sens de
l'idéalisme, et la doctrine du schématisme perd toute signification, elle
n'est qu'un thème qui avorte.« 1 On ne peut manquer d'être étonné de
constater que selon cet interprète le vrai sens du schématisme trans-
r cendantal nous conduirait à un idéalism·e absolu, voie en laquelle Kant
s'est toujours refusé à s'engager comme en témoignent les Prolégo-
mènes. Il ne saurait être question, dans les limites de cette contribu-
tion, de relever toutes les erreurs, toutes les fautes d'appréciation.
Nous nous bornerons donc, en commençant, par étudier la thèse de
Heidegger qui fit sensation et inspira un nombre important d'études
modernes. Nous tenterons aussi de nous exprimer en un style clair et
simple.

1.

Dans l'examen de la thèse heideggerienne nous ne désirons pas d'em-


blée établir une critique interne de la philosophie existentiale. Ce serait
là chose vaine et puérile. Nous affirmerons seulement que la thèse de
Heidegger, en elle-même profonde, ne peut, pour des raisons très
simples être reçue comme une interprétation objective du schématisme
transcendantal. Heidegger a cru pouvoir présenter le chapitre sur le
schématisme transcendantal comme le coeur de la Critique de la Raison
pure. »Kant, écrit-il, entreprend la mise au jour du fondement de la
connaissance ontologique comme intuition pure finie au cours de la
section qui fait suite à la déduction transcendantale et est intitulée:
Du schématisme des concepts purs de l'entendement. « Il précise »Cette
référence à la place que le chapitre du schématisme occupe au sein du

L
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système et dans la suite des étapes de l'instauration du fondement, édition se décide pour l'entendement pur et contre l'imagination pure
trahit à elle seule que ces onze pages de la Critique de la Raison pure afin de sauver la raison«.6 Heidegger veut déduire, non sans mépris
doivent former le noyau de toute l'œuvre«.2 Cette thèse sur la situation pour les autres commentateurs, le sens de la deuxième déduction. Elle
stratégique du schématisme transcendantal n'a pas cessée d'être reprise est plus logique, comme ils ont raison de la penser, mais ils n'aper-
et l'on verra que nous y souscrivons, moyennant une totale révision de çoivent que tout cela résulte du »recul« de Kant.
la lecture heideggerienne. Mais le plus souvent c'est bien naïvement que Mais il est tout-à-fait inutile de contester les affirmations de
l'on accorde cette thèse capitale pour l'interprétation existentiale. Heidegger. Et il est pénible de constater le contre-sens que l'auteur de
Même B. Rousset écrit à propos de ce fameux chapitre: »On voit Sein und Zeit parait avoir commis. Que l'on admette comme une bonne
immédiatement quelle peut être 'Son importance: il coïncide avec la supposition que le schématisme transcendantal possède effectivement
relation fondamentale d'objectivité, qui est l'unité de la catégorie et le sens qu'Heidegger veut lui donner. Puisque Heidegger l'assure
de la sensation; il est donc la clé de la construction critique et, par admettons aussi que Kant a reculé. S'il en était ainsi le bon sens élé-
suite, de l'interprétation du kantisme. Aussi comprend-on qu'il lui mentaire aurait commandé à Kant de suffrimer ou de défigurer, ou
soit fait une place de choix: situé au cœur de l'Analytique, il est la même d'atténuer ce fameux chapitre où s'épanouit pleinement selon
charnière entre l'Analytique des concepts et l'Analytique des princi- Heidegger l'imagination transcendantale comme transcendance et
pes.«3 Il est permis d'énoncer quelques doutes sur la compréhension temporalité. Maintenant ouvrons la Critique de la Raison pure de
immédiate de l'importance du schématisme. Mais pour en revenir à 1787. De la Préface jusqu'aux paralogismes, nous relevons de nom-
breuses corrections: L'esthétique transcendantale a été augmentée et
r Heidegger, celui-ci déclare explicitement qu'en la déduction transcen-
dantale de 1781 l'imagination transcendantale ne peut se manifester
pleinement et qu'elle demeure comme occultée par l'entendement. Et
remaniée, la déduction transcendantale a été de nouveau rédigée,
les énonçés des principes reformulés et par des preuves recomplètés.
c'est avec la dernière vigueur qu'il soutient que cette même imagina- Mais dans les deux éditions le seultexte qui
tion s'épanouit entièrement dans la section réservée au schématisme. demeure identique est le chapitre sur le schéma-
Mais, comme chacun le sait, dans la seconde édition de la Critique t i s met r ans c end a n t a 1. En somme ce texte, qui selon
de la Raison pure Kant, selon Heidegger, recule devant la doctrine de Heidegger, menaçait la théorie de la raison plus que tout autre est
l'imagination transcendantale pour des raisons précises et, en partie, repris dans son i n t é g rai i té. Peut-on dire dés lors que Kant a
issues de la réflexion morale. Kant écrit Heidegger »en poursuivant »reculé«? Quand bien même le seconde déduction serait plus logique,
radicalement son interrogation, plaça la >possibilité< de la métaphysi- le fait n'en serait pas moins incontestable. Kant n'a pas supprimé ou
que devant cet abîme. Il aperçut l'inconnu et fut contraint de reculer. modifié l'essentiel (selon la lecture heideggerrienne). Dira-t-on que
Ce n'est pas seulement que l'imagination transcendantale lui fît peur, Kant n'a reculé que pour mieux sauter? Ce serait absurde. Protestera-t-
c'est que, dans l'entretemps, il devint de plus en plus sensible au on qu'il a voulu nous réserver une surprise de taille? Soutiendra-t-on
prestige de la raison pure comme telle.«4 »La Critique de la Raison - dans les perspectives existentiales - qu'il a voulu néanmoins con-
pure ne se retire-t-elle pas son propre objet si la raison pure se change server l'essentiel de l'ancienne rédaction - ce qui revient à dire qu'il ne
en imagination transcendantale? Cette instauration du fondement ne s'est pas compris lui-même? On voit la puissance de l' 0 b j e c t ion
conduit-elle pas à un abîme sans fond.« La conclusion réelle sur le for m e Il e. Elle entraine le débat sur le fond. En admettant comme
schématisme proposée par Heidegger est la suivante: »La nature le veut Heidegger que la fin de la seconde édition soit de rétablir les
obscure et >déconcertante< de l'imagination transcendantale, telle qu'en prérogatives de la raison, l'absence de tout remaniement de ce fameux
sa qualité de fondement établi lors de la première tentative d'instaura- chapitre implique que dans l'esprit de Kant il n'est nullement contraire
tion, d'une part, et la force lumineuse de la raison pure, d'autre part à la rationalité et que loin de menacer, comme le voulait Heidegger,
contribuent à masquer de nouveau l'essence originelle de l'imaginatiQn la suprématie de la raison/la doctrine du schématisme transcendantal
transcendantale un instant entrevue.«5 En fait »il arrive seulement devait bien plutôt l'étayer. Certes la lecture heideggerienne est digne
qu'au cours de l'instauration transcendantale subjective, la seconde d'intérêt, surtout dans l'analyse de la première version de la déduc-
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tion transcendantale, mais dés qu'il pénètre sur le terrain du schéma- dévoilement de la pensée de Kant, mais plutôt une sorte de contre-
tisme, l'objection formelle interdit de le suivre comme guide. épreuve, permettant la validation complète de la déduction. Se placer
Il n'est pas encore temps de définir là situation stratégique du chapi- sur le terrain de l'adversaire ne va pas sans risques; mais une telle
tre sur le schématisme - sa place de choix -, mais au début de notre audace reçoit parfois sa récompense en parachevant la victoire.
analyse, nous pouvons dire que la décision s'est toujours résumée en Qu'un tel dessein ne fut point étranger à Kant un texte en apporte
une alternative: noyau de l'œuvre ou transition? On pourrait en- la preuve formelle: »D'après ce qui a été démontré dans la déduction
visager une troisième hypothèse comme on le verra. Deux grands des catégories, personne, je l'espère, n'hésitera plus à se prononcer
critiques ont formulé des avis sensiblement divergents. Norman Kemp sur la question de savoir si l'usage- de ces concepts purs de l'entende-
Smith penche plutôt vers l'hypothèse du noyau: »Les analyses de ment est simplement empirique ou transcendantal, c'est-à-dire si ces
l'imagination productive, écrit-il, sont développées dans la section concepts se rapportent a priori exclusivement aux phénomènes, en
sur le Schematisme. En un mot tout l'enseignement jusque là fourni qualité de conditions d'une expérience possible, ou si, en qualité de
par la Critique est concentré, tandis que tout le développement ulté- conditions de la possibilité des choses en général, ils peuvent s'étendre
rieur. En revanche. Cohen suivi un grand nombre de néo-kantiens a à des objets en soi (sans être restreints à notre sensibilité) ... «.9 Ce
voulu y voir une transition conduisant à la théorie de la grandeur in- texte est trop connu pour qu'il nous soit permis de la reproduire en
tensive. 8 Afin de découvrir une solution à cette alternative, il convient entier. Son sens paraît évident. En dépit des difficultés le développe-
de déterminer l'objet du schématisme transcendantal, en suivant la ment transcendantal a été satisfaisant: le doute est exorcisé - les caté-

r règle cartésienne qui ordonne de s'élever. de ce qui est simple à ce qui se


trouve être complexe.
gories peuvent servir à la construction de la science. Bien plus! on est
en droit de dire que les fondements philosophiques de l'empirisme
se sont écroulés. Un seul moment semble conserver quelque solidité,
tentation permanente pour qui veut penser vraiment. Comment peut-
Il. on, psychologiquement, a p pli que r les catégories? Dés le début
de son texte Kant parle de l'Anwendung der Kategorie. Le problème
Dans la déduction transcendantale - aussi bien dans la version de 1781 de l' a p pli cab i 1 i t é Cl e 1a c a t é g 0 rie est la question initiale
qu'en celle de 1787 - Kant travaille à la fondation de la connaissance du schématisme transcendantal.
en demeurant dans l'horizon très précis, délimité par la philosophie Ce problème repose, en fait, sur une pensée exprimée par Locke et
critique. Il serait puéril de méconnaître qu'il écrit certaines pages formulée avec la dernière rigueur par Berkeley. Locke ne cachait pas
directement destinées à la critique de la philosophie empiriste anglo- son embarras: »Prenons, par exemple, l'idée générale du triangle ...
saxonne de Berkeley à Hume. On retiendra tout particulièrement il est certain qu'il faut quelque peine et quelque adresse pour se la
l'explication préliminaire de la possibilité des catégories comme con- représenter; car il ne doit être ni oblique, ni rectangle, ni équila-
naissances a priori. Dans ces pages Kant prétend livrer le fondement tére, ni isocéle, ni scaléne, mais tout cela à la fois, et nul de ces triangles
transcendantal de l'association des phénomènes, que Hume n'avait su en particulier«.l0 Du malaise de Locke, Berkeley devait retirer une
fonder que sur l'habitude, en elle-même tributaire de l'association. doctrine. On sait bien assez comment il prétendit réfuter la possibilité
Le point e s sen t i e 1 est de comprendre avec soin que ces critiques des idées générales et abstraites. l l On peut discerner trois niveaux dans
sont construites dans la perspective la plus rigoureusement transcen- la pensée de Berkeley. Le premier consiste à étendre à toutes les idées
dantale. la condamnation devant laquelle Locke hésitait: »Existence, étendue,
.Le schématisme abandonne cette perspective. Il est rédigé, comme etc.... sont des abstraits, c'est-à-dire ce ne sont pas de idées«.12 Les
on le verra, sur le terrain de l'adversaire, Kant étant désireux, après catégories de Kant ne pouvaient faire exception. A un second niveau
avoir montré que ses adversaires ne possédaient pas une saine optique Berkeley faisait observer que l'idée générale et abstraite était une
philosophique, de dégager que leur psychologie est tout aussi défec- monstruosité logique: si je me représente un chien il doit être grand
tueuse. Le schématisme transcendantal n'est pas d'abord l'ultime ou petit, mais il ne peut être à la fois et sous le même rapport grand
-16 - -17 -

ou petit - ce serait contre toute logique. A un trOIsleme et ultime ne retenir que le moment psychologique IS et dans notre exposé l'aspect
niveau Berkeley découvrait une impossibilité psychologique: »Si quel- logique ne nous retiendra guère. - La formulation de la question peut
qu'un, écrit-il, a le pouvoir de former dans son esprit une idée de surprendre ,et interdire l'accés à l'esprit du schématisme transcendan-
triangle telle qu'on la décrit ici, il est vain de chercher à la lui enlever tal. La difficulté tient en fait dans la simplicité du propos. Kant veut
par la discussion et je ne m'en charge pas. Tout mon désir, c'est que le répondre à Berkeley et les affirmations de ce dernier sont sobres,
lecteur se rende pleinement et certainement compte s'il a ou non une nettes, claires. Or il souvent plus facile de répondre à une question
pareille idée. A mon avis, ce n'est une tâche difficile à accomplir pour compliquée; on peut montrer, pour commencer qu'elle est, par
personne. Qu'y a-t-il de plus aisé que de jeter rapidement un regard sur exemple, mal formulée, qu'elle néglige tel aspect du problème. Mais
ses propres pensées et d'éprouver si l'on a, ou si l'on peut parvenir à le discours de Berkeley est limpide; il formule avec toute la précision
avoir, une idée qui corresponde à la description qu'on vient de donner désirable les apories qui ont affecté le statut des idées depuis le début
de l'idée générale de triangle, qui n'est ni obliquangle, ni rectangle, de la philosophie. Par cela même le thème du schématisme prend pro-
ni équilatéral, ni isocèle, ni scalène, mais à la fois tout et rien«.13 fondeur et portée. La tâche de Kant sera de montrer qu'en fait la
Si nous admettons les arguments de Berkeley, il est parfaitement clair thèse de Berkeley n'est qu'une pseudo-évidence et d'en tirer les
que la déduction transcendantale sera invalidée, puî."que ce qui est en conclusions.

, question n'est rien moins que l'applicabilité concrète du concept.


Kant est totalement conscient de la difficulté tandis qu'après Locke et
Berkeley il reprend l'exemple du triangle en écrivant: »!l n'y a pas
d'image d'un triangle qui puisse être jamais adéquate au concept d'un
triangle en générale. En effet, aucune image n'atteindrait la généra-
III.
Dans le §.13 de l'introduction de son Traité sur les principes de la
connaissance humaine Berkeley argumente sans cesse ad hominem
lité du concept en vertu de laquelle celui-ci s'applique à tous les triang- et l'ironie n'est pas absente de son propos. Relisons: »Tout mon désir,
les, rectangles ou non, mais elle serait toujours restreinte à une seule c'est que le lecteur se rende pleinement et certainement compte s'il a
partie de cette sphère.« 14 Il va de soi que la difficulté s'étendait aux une pareille idée«. Il invite son lecteur à une expérience mentale.
concepts fondamentaux et en particulier aux catégories. Le problème Aussi toute réfutation soutenue par des dogmes abstraits est aux yeux
de l'applicabilité est celui de la compréhensibilité et c'est pour cette du philosophe anglais une réfutation pour rire. Il n'entend pas que l'on
raison qu'une absence de solution pourrait obérer gravement les déduise ou que l'on construise; il veut voir. C'est dans cette perspec-
résultats obtenus dans la déduction transcendantale. Il n'est ni question tive précise que Kant va se situer. La seule manière de démontrer que
de transcendance, ni de finitude, encore moins d'ontologie. La question Berkeley dans sa robuste simplicité s'est trompé, c'est de répondre
est d'une simplicité grotesque. Voici la représentation d'un triangle à son désir. Berkeley demande qu'on lui décrive le processus mental
équilatéral: comment puis-je le reconnaître conceptuellement comme et c'est justement ce que Kant va faire.
un triangle? Mais il débute par trouver deux thèses fondamentales pour Berke-
Cette question justifie la rédaction du premier paragraphe de ce ley. Kant est un philosophe loyal qui n'entend pas déplacer la question.
célèbre chapitre. On n'ignore pas que les interprêtes de Kant furent Il admet en premier lieu, sans discussion, que le concept ne peut jamais
souvent choqués par l'intervèntion du moment de la subsomption, être engendré par des images: »Dans le fait, nos concepts sensibles
décelant un retour à la logique aristotélicienne. Mais outre le fait que purs n'ont pas pour fondement des images des objets, mais des
Kant n'a jamais pensé que la logique d'Aristote fut entièrement con- schèmas«.16 Deux processus ont été envisagés par des esprits peu pro-
damnable, dans la perspective de l'applicabilité de la catégorie la logi- fonds. D'une part une sorte de coalescence des images, qui, par une
que autorise une bonne introduction dans la mesure où compréhensibi- incompréhensible fusion, perdraient leur détermination et leur singu-
lité et transition du général au particulier coïncident. Ce qui est vrai larité. D'autre part l'abstraction qui en faisant disparaître une à une
toutefois c'est que l'aspect logique joue un rôle secondaire par rapport les images retiendrait enfin leur forme quintessentiée: c'est un peu,
à l'aspect psychologique du problème. E. Cassirer était donc en droit de comme si éteignant une à une les bougies, on espérait voir surgir la
,.---
-18 - -19-

lumière. De ces réflexions Berkeley dégage deux conséquences: d'une schème de ce concept.«18 Nous n'avons pas ici à nous interroger sur les
part il n'existe aucune voie de l'image à ridée générale et abstraite relations transcendantales qui viendront se greffer sur cette réponse.
- d'autre part que penser dans le fond n'est que parler et que l'intelli- Il nous suffit en ce moment de constater comment Kant répond con-
gence demeure bloquée au niveau de l'image. Kant accepte la première crétement à la question de Berkeley et d'expliciter le sens du mot
conséquence, non la seconde, bien qu'il se place sur terrain de l'adver- m é t h 0 d e ou de celui de pro c é d é }9
saire. Il semble évident que d'une manière tout-à-fait générale Kant
Cest dans la lettre du Il décembre 1797 à Tieftrunk que Kant dénonce l'erreur fondamentale de l'empirisme au niveau même de la
reconnaît la valeur de la seconde thèse de Berkeley. Il admet sans psychologie. Certes l'empirisme dit qu'il élabore une doctrine psycho-
réticences que la subsumption du divers sous la catégorie serait une logique; mais il ne fait pas ce qu'il dit: sans se comprendre il tient un
contradiction, opposée à la saine logique, si elle s'effectuait immédia- langage métyphysique et dogmatique. Quel est, en son fond, le sens de
tement. 17 De l'image à l'idée générale, de l'intuition à la catégorie, il la thèse de Berkeley? Dans une perspective kantienne on dira que
faut une médiatio~l, d'autant plus impérieusement exigée que la philo- poussé par un inconscient souci de ré i fic a t ion, l'auteur des Princi-
sophie transcendantale distingue l'intellectuel et le sensible. Dans la pies conçoit les images comme des c ho ses déposées dans un esprit
mesure où Kant peut assimiler le moment intellectuel (Verstand) à i n e rte. Lié à la conception de l'esprit comme res cogitans il ne peut

, l'idée générale et abstraite d'une part et l'intuition (Anschauung) à


l'image, il n'est pas contraint dans l'analyse du schématisme transcen-
dantal et dans sa réponse à Barkeley, de modifiér sa terminologie pro-
pre. Cest sans doute une raison qui explique pourquoi des lecteurs
éminents de son œuvre n'ont pas pu apercevoir comment l'auteur de la
entendre et la valeur et la portée des opérations mentales. En revanche
la notion de schème à laquelle Kant fait appel comme méthode et pro-
cédé, implique travail, mouvement de l'entendement 'et de l'imagina-
tion et comme nous sommes toujours dans le domaine de l'empirisme,
il est raisonnable de dire qu'il représente l' a c t i vit é dei' e s p rit
Critique de la Raison pure voulait résoudre le problème posé par v i van t .20 En somme la psychologie de Berkeley ne vaut rien. Que
l'empirisme sur le terrain de l'empirisme lui-même. On retiendra seule- l'on puisse aller plus loin que ne l'a fait Kant, le point est contestable:
ment qu'avec Berkeley Kant reconnaît qu'à première vue il existe une dés lors qu'on a su replacer la psychologie dans le mouvement de la
impossibilité logique. vie, la tâche en son principe est achevée. De là ce texte qui a bien trop
Ces deux thèses examinées Kant va suivre le conseil du philosophe intrigué les lecteurs de Kant: »Ce schématisme de notre entendement,
irlandais: »What more easy than for any to look a little into his own relativement aux phénomènes et à leur simple forme, est un art caché
thougts . . . ?« Puisque l'auteur de la Critique s'est fermé les voies dans les profondeurs de l'âme humaine et dont il sera toujours diffi-
dialectiques en acceptant de rejoindre Berkeley sur son terrain, une cile d'arracher le vrai mécanisme (Handgriffe) à la nature, pour l'expo-
seule issue demeure possible. Il doit mon t r e r comment l'esprit ser à découvert devant les yeus«.21 On ne démonte pas une activité
opère pour qu'on ne l'accuse pas de croire penser tandis qu'il ne fait vivante comme on démonte une machine et la vraie psychologie doit se
que parler. L'argument de Berkeley est ad hominem. La réponse de borner au dévoilement, à la description - par opposition à tout ce qui
Kant sera aussi ad hominem. Berkeley n'a qu'un désir nous le savons. pourrait se donner comme construction - des opérations intellectuel-
Kant va le satisfaire: »Ainsi, quand je dispose cinq points les uns à les. 22
la suite des autres: ... , c'est là une image du nombre cinq. Au contraire, Si le schème médiatise l'image et l'idée générale et abstraite, ou, si
quand je fais que penser à un nombre en général, qui peut être cinq l'on préfére, l'intuition et la catégorie, c'est dans une autre perspective
ou cent, cette pensée est la représentation d'une méthode pour repré- que l'aporie massive de Berkeley s'effondre. En effet l'idée de méthode
senter une multitude (par exemple, mille) dans une image, conformé- renverse en bloc toutes les difficultés relatives à l'universalité du con-
ment à un certain concept, plutôt que cette image même, qu'il me serait cept et à la particularité de l'image. Le vice incurable de l'empirisme
difficile, dans le dernier cas, de parcourir des yeux et de comparer dogmatique consiste à penser qu'il devrait subsister un rapport de
au concept. Or, c'est cette représentation d'un procédé général de ressemblance - et non d'homogénéité - entre le concept et l'image;
l'imagination pour procurer à un concept son image que j'appelle le aussi s'interroge-t-on sérieusement sur la question de savoir ce que,
l1li'"
-20- - 21-

par exemple, le concept général et abstrait de triangle peut avoir en de 1781, ce sentiment est difficile à écarter. Dans la déduction trans-
commun avec ses images, ce triangle scalène ou cet autre isocèle. On cendantale Kant nous représente l'imagination comme puissance
voit ici encore l'obsédant et inconscient souci de réalisme métaphysique médiatrice et le texte sur le schématisme ne saurait nous surprendre sur
qu'exprime assez bien l'idée de réification. Ce vice Kant l'extirpe ce point. Il serait certes intéressant, mais si la question de l'applicabilité
avec vigueur: sans cesse il affirme que le schème est une méthode et des catégories n'était posée, il n'apporterait rie n den 0 u v eau.
sans connaître un mot de philosophie transcendantale, on peut bien Heidegger a tenté de résoudre la difficulté en construisant une savante
penser que la méthode pour construire des figures, par exemple des orchestration qui nous élève, comme pardegrés, jusqu'à l'épanouisse-
triangles, ne possède pas une forme triangulaire. La ressemblance, ment de la philosophie transcendantale. Nous lui opposons l'objection
vieil héritage de la pensée antique et médiévale, est chassée de l'épisté- formelle déjà indiquée. Un interprète plus modeste indique en ces
mologie. C'est très simple à exprimer: l'idée de construction du triangle termes la nouveauté du schématisme transcendantal: »Sa signification
n'a pas besoin d'être elle-même un triangle. A l'argumentation ad propre consiste à exposer les catégories logiques dans la forme qu'elle
hominem de Berkeley, Kant a su opposer, selon le même mode d'argu- revêtent comme catégories réelles ou ontologique du monde des phéno-
mentation, une conception évidente. Découvrant par contre-coup la mènes(.24 Cette hypothèse ne nous semble pas entièrement juste:
nous pensons que la forme ontologique des catégories apparaît dans la

,
pseudo-évidence de la doctrine empiriste, il la démasquait. Se situant
sur le terrain de l'adversaire il montrait que ce dernier loin de dévelop- formulation des principes du système de l'entendement pur. 2S
per une psychologie valable n'était qu'une construction métaphysique. Nous préférons retenir l'hypothèse ici avançée: le texte décrivant
C'est la première grande leçon du chapitre sur le schématisme trans- le schématisme transcendantal est une contr~-épreuve de la déduction
cendantal. La psychologie de Kant faisait apparaître l'empirisme élaborée sur le terrain même de l'empirisme. Cette contre-épreuve est
comme une inconsciente métaphysique appuyée sur une solide igno- manifestement satisfaisante pour Kant, puisqu'il n'y apporte aucun
rance de la psychologie. Cette pseudo-évidence détruite, une théorie remaniement en 1787. A partir de là il faut bien reconnaître que le
raisonnable, mais seulement descriptive prenait toute sa valeur. Ce fut développement sur le schématisme transcendantal peut prendre une
sans doute le premier Fichte qui devait retirer les enseignements les valeur insoupçonnée. - Le défaut de la déduction transcendantale en
plus justes de l'effort de Kant. Sa théorie de l'imagination rend justice 1781 était très manifeste. De Vleeschauwer a tenté de relever les
à l'esprit considéré comme méthode, vie, intentionnalité pourrait-on »inconséquences« de Kant. Or l'une d'elles était particulièrement
ajouter. Mais elle fut mal entendue par l'idéalisme allemand qui, de grave. Réfléchissant sur l'aperception, le Je transcendantal, cet éminent
moins en moins bien inspiré, transforma l'imagination transcendantale spécialiste de la pensée kantienne écrit: »Attribuant au moi des facultés
en une îdole, ôtant à Kant le précieux bénéfice de sa courageuse diverses, et faisant de lui le sujet de toutes nos représentations, Kant
réflexion. le propose souvent comme pareil au sujet empirique«.26 Mais il y avait
Nous avons ainsi déterminé l'objet du chapitre sur le schématisme peut-être plus grave. On sait que dans la Préface de 1781 Kant avait
transcendantal. Nous n'entrerons pas dans de longues considérations explicitement indiqué comment la déduction comprenait deux mo-
sur la nature des schèmes, les uns empiriques, les autres mathémati- ments, l'un objectif qui rentrait directement dans la cadre de son étude,
ques et purs, enfin ceux qui ont une valeur transcendantale. 23 Nous l'autre subjectif et dont l'intérêt était plutôt, d'ordre pédagogique. Ce
allons tenter de dégager avec clarté les implications de la lecture du moment subjectif, auquel Heidegger attacha tant de prix, fut, comme
schématisme transcendantal que l'on propose ici. chacun sait, rédigé avec un guide préçis et riche: l'ouvrage de Tetens
sur les Philosophische Versuche über die menschliche Natur. Hamann
a même prétendu que la rédaction de la déduction transcendantale de
IV. 1781 n'avait été possible que parce que Kant avait le livre de Tetens
sous les yeux. 27 Or, même si Tetens parvenait à se dégager partielle-
Le lecteur non prévenu peut, en abordant le chapitre sur le schéma- ment d'une psychologie de l'association, il est tout à fait clair qu'il
tisme, éprouver le sentiment que Kant se répète. Si l'on suit l'édition ne permettait pas de s'élever à une conception cri t i que des opéra-
-22- -23-

tions psychologiques et de fait on peut lire et relire la déduction trans- trouve sa vraie place: »L'unité synthétique de l'aperception est donc
cendantale de 1781, sans parvenir à comprendre avec une entière ainsi le point le plus élevé ququel il faut rattacher tout l'usage de
évidence comment l'orientation de la démarche de Berkeley relève l'entement, même la logique entière et après elle, la philosophie
moins de l'empirisme que de la métaphysique dogmatique. En re- transcendantale. On peut dire que ce pouvoir est l'entendement
vanche, comme on l'a vu, le texte sur le schématisme suggére avec une même.«28 Dés lors le schématisme, en récompense des services qu'il
force décisive cette compréhension. Dés lors, contre-épreuve de la a pu rendre, reçoit sans équivoque s~' fonction: servir de contre-épreuve
déduction transcendantale, la doctrine du schématisme pouvait rendre à la déduction transcendantale ren'ouvelée et expliciter la possibilité
un immense service. Il nous semble correct de soutenir que le schéma- de l'applicabilité concrète des concepts. Toute la problématique est
tisme, exposant avec la dernière rigueur la signification des opérations enfin éclairée: d'une part la déduction transcendantale, en sa trans-
psychologiques, pouvait servir de plate-forme à la nouvelle rédaction cendantalité pure, si l'on ose s'exprimer ainsi, d'autre part la doctrine
de la déduction transcendantale en 1787. Puisque l'analyse psycho- du schématisme transcendantal comme élucidation de l'opération
logique avait enfin réussi, au prix d'une révolution dans la manière de psychologique catégoriale, se répondent et s'appuient mutuellement.
concevoir la psychologie, il était possible, libéré de cette difficulté,
d'atténuer les aspects psychologiques de la déduction et de lui conférer

, une tonalité plus logique et plus rationnelle.


Que la déduction de 1787 soit plus logique, plus rationnelle que celle
de 1781, nul n'en disconviendra dans un jugement d'ensemble. Aussi
bien peut-on s'expliquer le fait étrange que corrigeant la Critique de
la Raison pure Kant se soit refusé à apporter la moindre retouche au
v.
C'est ce clair équilibre entre le moment transcendantale ment logique
et le moment psychologique - équilibre qui s'affirme par le fait que la
déduction de 1787 ne comprend plus de développement psychologique
:~.
texte concernant le schématisme: ce dernier servait de point de départ autonome - qui semble avoir été méconnu. Plus on cherche, plus les
à la réflexion dans la refonte de la déduction transcendantale. Sans raisons de cette incompréhension semblent obscures. Kant a été parfois
doute est-il très difficile de préciser avec une exactitude formelle à avare de syllabes. Quand S. Maïmon soulève le problème de l'applica-
quelle date Kant pris conscience de cette possibilité, ma.Îs on voit tion des catégories 29 , Kant lui répond de manière très générale. 30 Il
combien l'interprétation de Heidegger fait violence aux textes. Dans le est à peine plus préçis en sa lettre à Tieftrunk de 1797 et la même
fait le schématisme transcendantal a été bien moins une apothéose année, il soupire: »D'une manière générale le schématisme est un des
qu'un principe de reconstruction. Dans la lecture de Heidegger on ne points les plus difficiles. Même Monsieur Beck ne s'y retrouve pas. -
trouvera jamais le moyen de faire sauter le verrou de l'objection for- Je considère ce chapitre comme l'un des plus importants«.31 Le sché-
melle. Dans l'optique que nous proposons la doctrine du schématisme matisme est, selon cet aveu de Kant, premièrement difficile, deuxié-
possède une valeur fondamentale, puisque l'on peut avancer l'hypo- mement important.
thèse que ces onze pages ont autorisé la reprise et l'amélioration de la Que signifie le terme difficile? Une chose est difficile lorsqu'elle
recherche transcendantale et que sans elles la Critique de la Raison peut susciter d'irrémédiables confusions. La confusion des lecteurs de
pure serait demeurée en l'état de 1781. Ces chaînes de raisons nous Kant consista d'abord à faire de l'imagination transcendantale à l'œuvre
entrainent contre l'interprétation existentiale à reconnaître une plus comme méthode dans la représentation des concepts une idôle et à la
haute valeur à la seconde édition de la Critique de la Raison pure qu'à situer à la racine des intuitions et des concepts. Kant, »toujours occupé
la première et de ce fait à rejoindre la lecture néo-kantienne de Cohen de son système« n'aimait pas lire toutes les/productions de l'idéalisme
et de Cassirer. allemand. 32 Mais il avait une connaissance au moins verbale des erre-
Certes il demeure dans la déduction transcendantale de 1787 des ments de ses contemporains: chez beaucoup l'imagination transcendan-
moments· psychologiques - et même de très importants. Toutefoi~dls ne tale détrônait l'entendement et la raison. 33 C'est dans ce contexte que
constituent plus un développement autonome et sont étroitement in- l'irritation a pu le gagner et la réflexion consacrée à Beck, qu'il appré-
corporés à l'analyse proprement transcendantale. Iit l'entendement ciait toutefois, doit être comprise en ce sens. On ne comprenait décidé-
,
-24- f -25 -

ment pas la fonction intérieure du schématisme transcendantal et \. l'on néglige cette sémantique transcendantale en confondant l'être
encore moins, sans doute, le rôle que le texte avait joué dans le re- et le sens on s'engage dans l'impasse que représente le mythe de l'idéa-
maniement de la Critique de la Raison pure. Bien plus on entendait lisme absolu ou dans l'abîme d'une recherche de l'être par delà le sens.
mal le sens de son propos: affirmant qu'il serait toujours difficile Si la confusion a été possible, si donc difficulté il y eût, on peut légiti-
d'exposer le vrai mécanisme du schématisme, Kant n'avait en aucune mement penser que la raison en était que Kant ne possedait pas un con-
manière songé à ouvrir la voie à de ténébreuses spéculations. Comme cept aussi préçis et développé de l'intentionnalité que celui que nous
on l'a vu se plaçant sur le terrain de la description psychologique, il découvrons chez Husserl.
avait voulu répondre à Berkeley, bouleversant de ce fait les dogmes Mais si Kant jugeait ce chapitre difficile, il y voulait voir un moment
de la psychologie classique. Déduire, au sens de Schelling, les principes capital de la démarche critique. En dehors de toute considération
des opérations catégoriales, n'était pas l'affaire de Kant. Il fut tou- dialectique - réfutation de l'empirisme et point de départ de la recon-
jours un philosophe du corn men t bien plu~ qu'un philosophe du struction de la déduction transcendantale - la réflexion sur le schéma-
pOU r quo i . Au demeurant, dans la seconde rédaction de la déduc- tisme instituant une doctrine des actes constituant le sens, étahlissait
tion transcendantale, il a affirmé avec une netteté qui ne laisse rien à définitivement le primat du temps dans la connaissance. 36 Qu'il fut

,
désirer cette orientation. Réfléchissant sur les catégories et les intui- possible de retrouver avec aisance dans le champ de la psychologie
tion, il explique briévement que nous sommes tout-à-fait incapables de cette fonction du temps était un élément précieux. Sous ce seul angle
dire pourquoi (warum) nous possédons ces catégories et non point et dé~ 1781 le schématisme n'était pas une répétition transcendantale
d'autres. 34 Aussi ne pouvait-il que frémir en en apercevant par de la le ou en un sens tout autre un subsistut de la première déduction, mais
prohlème de l'applicabilité des catégories, ses »successeurs« s'engager un prolongement 37 que son orientation spécifique justifiait amplement.
dans une véritable mystique de l'imagination transcendantale dont le L'important n'est peut-être pas que Kant détermine le schème de
hut manifeste était de substituer à la réf 1 e x ion cri t i que la chaque catégorie. C'était un mouvement de pensée entièrement na-
pen sée dei age n è s e. Au terme de celle-ci devait inmanquable- turel. La déduction, aussi bien en 1781 qu'en 1787, n'a pas pour objet
ment s'épanouir l'idéalisme absolu, dont nous parlent un Lachiéze-Rey de justifier chaque catégorie l'une après l'autre, mais de proposer
avant R. Daval, après tous les »idéalistes« allemands. Dans le fait con- une solution générale que le philosophe se proposait de diversifier
crétisant la catégorie en la restreignant à l'intuition le schème lui par la suite. Que Kant n'ait point été compris sur ce point et qu'une
procure une signification et ce n'est pas à une doctrine ontologique abondante littérature existe à propos de cette pseudo-difficulté ne
qu'il est fait appel, mais bien plutôt à un idéalisme sémantique. saurait nous attarder.
Un idéalisme sémantique est une doctrine du sens. 11 ne s'agit plus C'est sans doute Hermann Cohen qui a le mieux saisi l'importance
de savoir - selon un schéma alimentaire inconscient - si c'est la con- du schématisme dans cette perspective. Il veut avec raison que la réfle-
science qui absorbe le monde ou si la conscience n'est qu'un déchet xion transcendantale soit un mouvement conduisant de l'abstrait au
du monde. La constitution de l'objet par la synthèse appuyée sur l'in- concret. Le moment abstrait par excellence se situe au niveau de la
tentionnalité méthodique du schèma est le veritable objet du débat. déduction métaphysique, en laquelle Kant semble dériver les catégories
Il n'est jamais question d'une imagination transcendantale, source des des formes du jugement. La déduction transcendantale dans la mesure
schèmas, qui produirait l'intuition en sa matérialité. La constitu- où elle établit la connexion des catégories en général et des intuitions
tion de l'image (Bild) et du concept qui lui répond n'est pas une pro- renfermant le divers cesse d'être abstraite pour devenir, si l'on ose
duction naivement entendue comme création. On ne voit pas que Kant s'exprimer ainsi, généralement concrète. Le schématisme, effectuant
ait songé à une genèse au sens hégélien suivant lequel l'imagination une liaison concrète des intuitions avec chaque catégorie, opère le
se scinderait en réalité empirique et en entendement. S'il avait pu remplissement déterminé de chaque catégorie. Mais puisqu'il n'effec-
s'exprimer sur la philosophie hégélienne Kant eût découvert le même tue cette liaison que dans une perspective psychologique, il est juste
vice que chez Berkeley, celui de la réification. 3s La question que pose qu'une ultime reprise soit élaborée dans la théorie des principes du
Kant n'est pas celle de l'être, mais du sens de l'être pour nous. Dés que système de l'entendement pur à un niveau strictement transcendan-
-26- -27-

tal. 38 Il est clair que ce mouvement qui occupe toute l'Analytique mencer par lire le schématisme dans une perspective psychologique.
transcendantale est une libération progressive et dialectique de la La seconde commande que l'on mesure exactement le rôle du schéma-
logique générale et que la spécification des catégories dans cette per- tisme dans l'élaboration de .rédifice transcendantal. Le schématisme
spective à l'intérieur du schématisme constitue une conquête décisive devient alors le gardien de l'expérience possible et le tuteur de la
pour la logique de la vérité. Là est le moment important, là est l'orien- logique de la vérité. Ne pas remplir rune ou l'autre de ces condi-
tation stratégique. Comme il permet la refonte de la déduction trans- tions c'est s'exposer à chûter dans une mystique de l'imagination trans-
cendantale, le schématisme en sa forme concrète indique comme hori- cendantale ou s'aventurer péniblement dans une ontologie où toutes
zon de la démarche critique la théorie des principes de l'entendement les vaches sont noires. Dans l'analytique transcendantale le schéma-
pur: il nous oblige à regarder à la fois en arrière et en avant. Mais cette tisme impose des limites non seulement aux catégories auxquelles
double et capitale fonction ne peut être entendue que si l'on considère ildonne une signification, tandis qu'il les restreint aux intuitions,
la seconde édition de la Critique de la Raison pure comme la meilleure, mais à la démarche transcendantale qu'il rend possib!e en la reliant
rejoignant ainsi - de biais il est vrai -la lecture de l'école de Marbourg. à l'expérience.
Nous devrions ajouter qu'en cette perspective, rendant possible une

,
reconstruction plus logique de la déduction, le schématisme faisait
mieux valoir son aspect concret, soulignant de ce fait encore mieux VI.
le mouvement de remplissement de la catégorie qui reflète le devenir
de la logique de la vérité. C'est en ce sens que nous acceptons de Une brève analyse de la fonction schématique nous permettra d'ache-
reconnaître au schématisme transcendantal une valeur de charnière. En ver cette lecture du schématisme transcendantal. De même qu'en 1781
somme ce moment psychologique, situé entre deux développements la déduction transcendantale s'élevait dans la conclusion de sa section
transcendantaux stricto sensu fut le moyen terme du syllogisme con- subjective jusqu'à l'instance transcendantale 40 , de même le schéma-
duisant de la détermination de l'aperception transcendantale au tisme d'abord rédigé dans une orientation psychologique s'éleve finale-
système des principes de l'entendement pur. Dans la mesure où il ment au niveau de la réflexion transcendantale - rendant par là même
inséré dans la tramè de l'édification de la logique de la vérité à titre plus compréhensible l'instauration des principes de l'entendement pur.
de moyen terme, il mérite amplement d'être qualifié de transcendan- Certes de nombreuses difficultés d'origine terminologiques se pré-
tal. 39 sentent et E. Cassirer a reconnu les imperfections de certains moments
Nous voudrions avant de nous attacher pour conclure à la fonction de la rédaction. 41 Plus récemment on a voulu voir un problème dans
schématique elle-même présenter une remarque que Kant sans nul le fait que »Schema« et »transzendantale Zeitbestimmung« 42 soient
doute eût écarté. Nous traduisons le terme transcendantal par essence. en fait synonymes! Plus grave est la surestimation de l'imagination
L'essence comprise selon la scolastique est ce qui rend possible. La transcendantale, qui, sans doute parce que spontanée et passive tout
logique transcendantale est ainsi le dévoilement de l'essence de l'ex- à la fois, peut ne plus être comprise comme l'élément synthétique, mais
périence comme expérience possible. Ceci posé le schématisme rend comme le moment thétique et originel. Il se trouve là une habitude
possible l'expérience à un double niveau. Le premier est la fonction si fort ancrée qu'aucun remède ne paraît suffisant. Mais l'imagination
schématique. Le second relève de la logique de la philosophie, et c'est transcendantale, moment synthétique, aboutissait à un résultat plus
en ce point que nous estimons outrepasser la pensée de Kant. On a vu heureux et qu'il convient d'entendre avec simplicité. La phrase essen-
le rôle essentiel du schématisme dans l'élaboration de la théorie criti- tielle - Cassirer ne l'a pas manquée - était la suivante: »Dans le fait
que qui expose l'essence de l'expérience ou qui développe, comme le nos concepts sensibles purs n'ont pas pour fondement des images des
veut Paton, une métaphysique de l'expérience. De cette métaphysique objets, mais de schèmes«.43
le schématisme transcendantal est la métaphysique. Encore une fois La compréhension de la fonction schématique s'éclaire si, en s'ap-
Kant aurait refusé ce thème. Mais il n'est point absurde sous deux puyant sur la réfutation sans équivoque de la psychologie substan-
conditions. La première réside dans l'exigence rigoureuse de com- tialiste de Berkeley on affirme avec clarté que nos concepts ne se

l
-28- - 29-

fondent pas sur des affections, mais sur des fonctions. L'affection est qui est la vraie conclusion de ce célèbre chapitre. Kant vient d'achever
moins une donnée qu'un problème auquel le schéme apporte une solu- la définition des schèmes transcendantaux et il écrit: »D'où il résulte
tion en constituant le concept comme règle dont la valeur synthétique clairement que le schématisme de l'entendement, opéré par la synthèse
est indiscutable et qui dans ce recul de l'image comme représentation transcendantale de l'imagination, ne tend à rien d'autre qu'à l'unité
immédiate crée la distance qui libère l'entendement du flux du sens de tout le divers de l'intuition dans le sens interne, et ainsi indirecte-
interne. 44 Mais d'un autre côté, tandis que le donné sensible devient ment à l'unité de l'aperception comme fonction qui correspond au sens
un pur index de la réalité, non la réalité elle-même, le concept est le interne (à une receptivité)«.45 On remarquera tout d'abord que deux
résultat d'opérations de constitution. Deux cas se présentent. Ou bien moments sont opposés: d'une part le sens interne, dont nous savons
le concept est purement empirique et l'on peut dire qu'il est le résultat, qu'il englobe le sens externe, puisque le temps est la forme de tous les
comme règle, de la fonction schématique dont il exprimera l'achéve- phénomènes - d'autre part l'aperception transcendantale définie en
ment. Ou bien le concept est a priori, comme le sont les catégories; son unité comme une fonction. Or ces deux moments dans une compré-
l'imagination le construit aussi - puisque les catégories ne sont rien hension vulgaire renvoient au sujet: il est évident que le sens interne
d'inné -, mais en même temps la fonction schématique lui donne sa répond au sujet empirique, tandis que l'aperception transcendantale
signification, le limite. Dans les deux cas la fonction schématique rend incarne ce que l'on est convenu de nommer le sujet transcendantal.

, intelligible la définition de l'entendement comme pouvoir des régies.


La fonction schématique fut mal entendue, Kant ayant dit d'une part
que l'imagination empirique produit l'image (Bild), et d'autre part que
l'imagination transcendantale réalise les catégories.· On a cru pou-
voir trouver dans cette analyse au fond phénoménologique une diffi-
Mais il serait sensé de qualifier par la seule subjectivité le sens interne
et par la pure idéalité le moment désigné par l'aperception transcen-
dantal. Le progrès du savoir consiste alors à dépasser la subjectivité
vers l'idéalité, ou encore à s'élever au dessus de ses moments empiri-
ques et psychologiques. Comme il est clair que le sens interne com-
culté; il sembla sensé de hiérarchiser les degrés de la force de l'imagina- prend tous les phénomènes, on ne contestera pas que la tâche du savoir
tion et de les réunifier. La lecture hégélienne que nous avons voulu appuyée sur les schèmas empiriques, purs (mathématiques) et trans-
dénoncer comme celle de Heidegger, veut rétablir une unité hiérarchi- cendantaux, sera proprement infinie. Que de plus ce mouvement s'ac-
que en visant comme point suprême l'unité ontologique de l'imagina- complisse au sein de la subjectivité, cela signifie que le sujet empiri-
tion transcendantale qui est source par scission du concept (moment que n'est pas un donné - presque au sens de Descartes - qu'il faudrait
transcendantal) et du divers (moment empirique). L'interprétation de relier à un objet qui lui serait extérieur. Le sens interne ne représente
Hegel, que nous ne pouvons examiner ici, ne se fonde que sur des qu'un flux mental indifférencié au sein duquel par une progressive
reproches, l'auteur de la Phénoménologie de l'Esprit voyant Kant sans détermination se sépareront le sujet empirique et l'objet empirique.
cesse tenté par le démon du formalisme théorique et retombant du haut Toute la perspective de la philosophie classique est renversée par la
de l'unité ontologique dans un dualisme vulgaire, séparant sujet et fonction schématique. On ne s'épuisera plus à relier un sujet et un
objet. La thèse de Heidegger si contraire à celle de H. Cohen, n'est en objet qui s'ignorent superbement, on les constituera progressivement
fait que l'inversion de la lecture hégélienne dans le miroir de la théorie d~ns la mise en œuvre des schémas transcendantaux. L' i d é a 1 i t é
existentiale de la finitude. Dans tous les cas on ne s'attarde guère dans la fonction schématique est la constitution
sur le fait que l'imagination transcendantale en concrétisant l'entende- légale et objectivante de la conscience empirique
ment le fait apparaître non plus seulement comme siège des purs con- e t par v 0 i e de con s é que n c e dei' 0 b jet e m p i r i que .
cepts, mais comme pouvoir des régIes. Mais il est vrai que ces fausses Dans la compréhension de l'idéalité de la fonction schématique comme
notes sont guidées par un rejet de la seconde édition de la Critique source d'intelligibilité, en même temps que le mouvement transcendan-
de la Raison pure. tal est retrouvé à partir de la psychologie, s'opère la fondation de
C'est à ce point de réflexion sur la fonction schématique qu'on s'ar- l'appréhension fondamentale du »le pense«, comme véhicule des
rète le plus ~ouvent pour saisir justement ou non sa dimension trans- catégories et source et ensemble systématique des méthodes. Lorsque
cendantale. Il nous semble qu'il faut aller plus loin et méditer le texte Kant expliquera comment il convient de distinguer la succession sub-
-30- -31-

10 LOCKE, Essay on Human Understanding, L.VV, ch. VII, §.9.


jective de la succession objective il appliquera avec rigueur cette vue
Il cf. l'introduction des Principles of Human Knôwledge.
nouvelle. La connaissance est simultanément synthèse progressive et 12 BERKELEY, Commonplace Book, nO 790.
dissociation méthodique. I l BERKELEY, op. cit, Introdl,lction, §. 13.
Cette fondation qui émerge au terme de la réflexion sur le schéma- 14 K.u.r.V, A. 141.

tisme transcendantal est aussi la plus formidable barrière jamais IS E. CASSIRER, Das Erkenntnisproblem, Bd. Il, p. 715 (Berlin, 1922)

opposée au fantôme de l'idéalisme absolu. C'est que le premier obstacle II> K.u.r.V, 140 A - 141 A.

à la science est la conscience empirique et qu'à travers sa constitution 17 AK. Bu. XII, p. 224: » ... welches zuwider der Logik ist«

c'est celle de l'objet empirique qui est visée. Bien peu de lecteurs de IH K.u.r.V, A. 140.

1'1 Notons seulement ici que cette thèse permet de penser que parmi les
Kant ont aperçu cette ultime orientation de la fonction schématique,
nomhreuses significations du terme schème, l'idée de méthode conduit à
enfin dévoilée en son essence comme principe méthodique rendant
celle qui possédait un sens mathématique, très répandu au XVIIIe siècle
possibles le sujet empirique et l'objet empirique. Il est arrivé que les
comme on peut le constater en ouvrant les Elementa Matheseos Universae
plus grands, comme Hegel, n'aient voulu voir en ce mouvement que la (Genève, 1741) de Chr. Wolff.
défaite ontologique du kantisme. Seul à notre connaissance Fichte dans 211 Thème repris par Fichte, cf. A. PHILONENKO, La liberté hllmaine dans la

,
sa »Deduction de la représentation« dans la Grundlage der gesamm- philosophie de Fichte, Paris, 1966.
ten Wissenschaftslehre a perçu la juste valeur de cette démarche et ses 21 K.d.r.V,A, 141.

œuvres montrent qu'il a bien saisi le sens ultime du schématisme trans- 22 L'image du monogramme relève directement de l'opération de description.

cendantal, qui, péniblement découvert sur le terrain psychologique, 2.1 H. J. PATON, Kant's Metaphysic of experience, vol. Il, p. 42 sq, London,

permettant la reconstitution de l'Analytique transcendantale, s'achevait 1951. A. PHILONENKO, L'œuvre de Kant, vol. l. § 13.
24 F. PAULSEN, Immanuel Kant, sein Leben und seine Lehre, Stuttgart UNS,
dans la pensée profonde que la vraie syn~hèse, soumettant progressive-
ment la subjectivité à l'idéalité, était aussi une analyse ou une antithèse p.179
25 C'est la thèse de H. Cohen.
dont la destination finale visait l'unité de l'aperception. Mais faute lh DE VLEESCHAUWER, La déduction transcendantale dans l'œuvre de
d'avoir été assez hun:tble pour consentir à partir de la problématique Kant, Paris, 1936, vol. II. p. 410.
psychologique, on devait le plus souvent fermer les yeux sur le sens de 27 Hamanns Schriften, Bd. VI, p. 83.
la fonction schématique. C'est le sort de toutes les grandes pensées 2B K. d. r. V, B, 134.
que d'être mal comprises lorsqu'elles se développent avec une modestie 29 AK. Bd. XI, p. 16, 1.30 - 34.
méthodique qui ne répond pas aux désirs exhaltés des »penseurs«. .lU AK. Bd. XI, p. 50 - 51,1.37 - 13.

31 AK. Bd. XVIII, nr. 6359, p. 685.

32 Nos recherches sur la philosophie fichtéenne nous ont conduit à conclure

Notes que Kant n'a lu que les trois ou quatre premières pages de la Grundlage
der gesammten Wissenschaftslehre de 1794 - 95.
.13 C'est chez Hegel que cette orientation prendra sa forme achevée, cf. SW
l R. DA VAL, La Métaphysique de Kant, Paris, 1951, p. 295.
:t M. HEIDEGGER, Kant und das Prablem der Metaphysik, Frankfurt am (Glockner) Bd. l, p. 301.
34 K. d. r. V, B. 146.
Main, 1951, p. 86.
3 B. ROUSSET, La doctrine kantienne de l'objectivité, Paris, 1967, p. 264. 35 A. PHILONENKO, Hegel critique de Kant, Bulletin de la Société francaise
4 M. HEIDEGGER, op.cit, p. 153. de philosophie, 1968.
36 cf. G. E. FRANZWA, Space and the Schematism, Kant-Studien, Heft 2,
5 Ibid, p. 154.
6 Ibid, p. 153. 1978.
37 cf. W. DETEL, Zur Funktion des Schematismuskapitels, Kant-Studien,
7 N.K. SMITH, A Commentary ta Kant's Critique of pure reason, London,
1918, p. 278. Heft 1, 1978 p. 41.
38 H. COHEN, Kant's Theorie der Erfahrung, 3e ed, p. 346.
8 H. COHEN, Kants Theorie der Erfahrung, Berlin 1918, p.491.
39 Ce n'est pas plus absurde que de pa~ler de phénoménologie psychologique.
9 K.d.r.V., A: 139.
-32-

40 A. PHILONENKO, L'œuvre de Kant, T.l. p. 161 sq.


4\ E. CASSIRER, op. cil. Bd. H, p. 717.
42 cf. W. DETEL, tOc. cit, p. 41, n. 73.
43 K.d.r.V,A.141.
44 H. COHEN, Kant's Theorie der Erfahrung.
45 K. d. r. V, B. 185. HEGEL CRITIQUE DE KANT
1
Un grand philosophe est parfois tent~ de mettre en jeu toute

,
sa doctrine sur un point précis. Kant le .fit dans la Critique de la
Raison pure au niveau des Paralogismes : considérant combien
le Je pense était privilégié puisqu'il était et est d'une part réquisit
nécessaire de toute pensée, d'autre part donnée irrécusable, si
bien qu'il offrait et offre toujours une plateforme solide au dog-
matisme, Kant écrivit: « Ce serait une grosse pierre d'achoppe-
ment, et ce serait même la seule, contre toute notre Critique, s'il
était possible de prouver a priori que tous les êtres pensants sont
en soi des substances simples et qu'à ce titre, par conséquent (ce
qui est une suite du même argument), ils comportent insépara-
blement avec eux la personnalité, et qu'ils ont conscience de leur
existence séparée de toute matière. Car, de cette manière, nous
aurions fait un pas en dehors du monde sensible, nous serions
entrés dans le champ des noumènes li (Kritik der reinen Ver-
nunft (B), p. 409). Sur un seul point Kant met en jeu toute sa
doctrine: ou bien l'on démontrera contre Descartes que la psy-
chologie rationnel1e loin d'être synthétique n'est qu'analytique,
qu'elle n'est pas une science du Je pense, mais seulement une
grammaire - ou bien le kantisme s'effondrera.
Ce fut la grandeur de Hegel que de mettre lui aussi en jeu la
totalité de sa doctrine sur un point précis : l'analyse des anti-
nomies kantiennes et plus particulièrement de la seconde. Dans
la Wissenschaft der Logik, Hegel, on le sait, critique maints aspects
de la philosophie kantienne : il défend la preuve ontologique de
l'existence de Dieu contre Kant (WL (Lasson) Bd. l, p. 72-73),
déclare analytiques les jugements que Kant présente comme
synthétiques (ibid., l, p. 202), discute la démarche des Premiers
Principes métaphysiques de la Science de la Nature, en attaquant,
il est vrai et. du même cou:p de manière assez perfide Schelling
-34- -35 -

(Ibid., l, p. 170), conteste la représentation kantienne de l'infini


(Ibid., l, p. 239 sq.), discute encore la conception kantienne des
catégories et des Idées (Ibid., Il, p. 228), corrige enfin la théorie
kantienne de la finalité (Ibid., Il, p. 387). Hegel parait mettre Nous devons préalablement esquisser la structure générale
toutes ces critiques sur un même plan et ne les annonce dans du système de Kant selon Hegel.
l'Introduction que par quelques allusions et une note de carac- A première vue la conception hegélienne manque d' origina-
tère général: « Je rappelle que si je m'en réfère souvent, dans cet lité - le kantisme est une chute du haut de l'idéalisme transcen-
ouvrage, à la philosophie de Kant... c'est parce qu'elle Îorme la dantal jusque dans une philosophie (( populaire ». Et J. Hyppo-
base et le point de départ de la philosophie allemande moderne. lite disait que selon Hegel ( la réflexion transcendantale est ...
La philosophie kantienne sert d'oreiller à la paresse de la pensée. » rabaissée à une réflexion anthropologique» (Logique et Existence,
(Ibid., l, p. 44.) Il en va tout autrement des antinomies: dès p. 104). C'est le schème général de l'interprétation du kantisme,
l'Introduction, Hegel en annonce la critique: « Kant a assigné à eadem sed aliter. On a parlé de chute avant Hegel, comme le fai-
]a dialectique une place plus élevée (et c'est là un de ses plus sait Fichte qui, dans la W issenschaftslehre nova M ethodo de 1798,
grands mérites), en lui ôtant cette apparence d'arbitraire qu'ene comparant les deux éditions de la Critique de la Raison pure,
a pour la représentation ordinaire et en montrant en elle le pro- jugeait que Kant avait embrouillé dans la seconde tout ce qui
cédé nécessaire de la raison .... Certes, les exposés dialectiques dans la première conduisait à l'idéalisme transcendantal (Nachge-
de Kant, dans les antinomies de la raison pure, ne méritent pas lassene Schriften, Jacob,' Bd. II, p. 545, SW. 1. Fichte, Bd. 1,
1 lorsqu'on les examine de près, comme nous le ferons d'une manière
détaillée dans la suite de cet ouvrage, de grands éloges ... » (Ibid.,
p. 478). On a parlé de chute après Hegel, comme l'a fait Scho-
penhauer, insistant de manière déplaisante sur le grand âge de

~
l, p. 38). La critique des antinomies est donc bien un moment Kant qui l'aurait conduit à mutiler son immortel chef -d'œuvre.
décisif. Puisqu'il est évident qu'en 1813 la doctrine de Hegel est Nul doute qu'on ne reprenne, après Heidegger, encore une fois
élaborée, il ne pourra s'agir que d'une lutte sans merci: système ce schème.
contre système. En y regardant de plus près, c'est-à-dire en situant la doctrine
M. Gueroult, qui dans un beau texte intitulé «( Le Jugement de kantienne dans l'histoire de la philosophie hegélienne, on s'aper-
Hegel sur l'Antithétique de la Raison pure », Revue de Méta- çoit que la conception du penseur d'Iéna est assez originale. La
physique et de Morale, 1931, a attiré J'attention sur la haute signi- philosophie kantienne est certes selon Hegel comme la doctrine
fication de J'analyse hegélienne, estime que l'attention portée de Locke ou bien encore celle de Leibniz, une doctrine abstraite
aux antinomies atteste une évolution de la réflexion du penseur et unilatérale, qui culmine dans la mauvaise réflexion et le sub-
d'Iéna de plus en plus soucieux de la problématique de la dia- jectivisme. Cette thèse déjà soutenue dans Glauben und Wissen
lectique et de la science. II n'en est rien à notre sens - tout en est reprise dans la Geschichte der Philosophie (SW. Glockner,
rejoignant sur des points importants les thèses de M. GuerouIt XIX, p. 535 sq.), où l'on voit l'idéalisme kantien rejoindre sur-
comme on le verra - nous ne pensons pas que le développement tout le fidéisme de Jacobi et le subjectivisme de Fichte ; - la
systématique des antinomies souligne nettement une évolution différence entre les deux exposés cités est que dans le premier
chez Hegel. D'une part la critique des antinomies est déjà ébau- la doctrine de Kant est la première considérée, alors que dans le
chée dans la période de Glauben und Wissen, d'autre part, la second elle ne vient qu'en second lieu. La philosophie kantienne
conscience d'être saisi par la science est aussi déjà présente chez est ainsi normalement caractérisée: aux yeux de Hegel la plu-
Hegel à cette époque comme en témoigne la fameuse lettre part des doctrines, toutes les doctrines mêmes sont abstraites.
à Schelling du 2 novembre '1800; enfin si la critique hegélienne C'est au demeurant ce moment abstrait originel qui les constitue
s'est enrichie, c'est plutôt en ce qui touche à la théologie comme philosophies et qui exigera dans l'histoire leur « Aufhe-
rationnelle et plus particulièrement l'argument ontologique, qui bung)l, ]a synthèse qui les supprime dans un concept plus concret
n'était pas analysé dans Glauben und Wissen. La mise en _ ceci est vrai du stoïcisme, de l'épicurisme, du lockéanisme, du
valeur .le l'antinomie s'explique bien plutôt donc par le fait que leibnizianisme, du spinozisme. C'est le mouvement normal,
Hegel veut attaquer la force de l'adversaire. conforme à la loi de la dialectique qui veut que l'histoire aille de
1IIf"
-36 - -37 -

l'abstrait au concret, que la thèse s'oppose à l'antithèse et se et le monde objectif, donnant lieu d'abord nécessairement à un
réconcilie avec elle dans la synthèse. Le kantisme finit par se double phénomène et à un double produit .... Cette imagination
soumettre à la loi dialectique. Mais cette doctrine est cependant en tant qu'identité originaire à double face, qui devient d'un
privilégiée et singulière : si l'abstraction et l'unilatéralité sont côté le sujet en général et de l'autre l'objet, et qui à l'origine est
des caractères de principe, originels, dans les doctrines - dans le l'un et l'autre, n'est rien d'autre que la raison elle-même ... »
kantisme en revanche il ne s'agit que d'un résultat: la philosophie (SW. Glockner, l, p. 301). Mais Kant ne se maintient pas à cette
de Kant est d'abord concrète et ensuite seulement abstraite, hauteur: il en revient à la dualité du sujet et de l'objet comme
point sur lequel Hegel insiste aussi bien dans la Phénoménologie dualité originaire et prend le parti du sujet contre l'objet, som-
de l'Esprit que dans Glauben und Wissen ou encore l'Encyclo- brant ainsi dans un idéalisme formel et unilatéral. On ne peut
pédie des Sciences philosophiques (§ 48). La doctrine kantienne donc se représent.er le système de Kant « que comme le roi d'airain
considérée dans son résultat obéit évidemment à la loi dialec- du Conte : une conscience de soi humaine le traverse grâce aux
tique, c'est une doctrine abstraite qui devra être conciliée avec veines de l'objectivité, en sorte qu'il tient debout telle une statue.
les doctrines opposées. Mais, prise en elle-même et dans son mou- Or de cette statue l'idéalisme transcendantal formel vide les
j

vement, c'est une doctrine qui inverse la loi dialectique: le kan- veines, si bien qu'elle s'affaisse, chose repoussante à voir, inter-

, tisme est un devenir du concret à l'abstrait. Ce mouvement ne


peut être exprimé que par l'idée de chute. Du kantisme on peut
dire - et c'est la seule doctrine dont on puisse le dire si l'on
considère la pensée moderne depuis Descartes - qu'il a été,
qu'il aurait pu être spéculatif, ce qu'on ne saurait affirmer au
médiaire entre forme et matière ... » (Ibid., p. 305-306). Dans la
Phénoménologie de l'Esprit, de législatrice la raison morale devient
examinatrice. Dans l'Encyclopédie Hegel indique cette chute
dans les antinomies: « Cette pensée que la contradiction causée
dans le rationnel par les déterminations de l'entendement est
sujet du lockéanisme (dont la doctrine de Kant, selon Hegel, essentielle et nécessaire, doit être considérée comme un des pro-
finira par être le simple élargissement), ou encore du leibnizia- grès des plus importants et des plus profonds de la philosophie
nisme. Le kantisme est le contraire exemplaire de l' « Aufhe- moderne. Or, aussi profond est le point de vue, aussi triviale est
bung ». Comment cela est-il possible? comment peut-on retourner la solution. » «( So tie! dieser Gesichtspunkt ist, so trivial die
du concret à l'abstrait? Ivan Iljin dit justement que selon Hegel Auflosung )) (§ 48, Anm.).
« le procès de réalisation spéculatif ne connaît ni répétitions, ni
retours en arrière )) (Die Philosophie Hegels als kontemplatiCJe II
Gotteslehre, p. 146). Comment alors justifier la régression du
kantisme? Sur ce point nous ne possédons pas d'éléments qui Si tel est le mouvement du kantisme on comprend que Hegel
nous permettent de répondre. On pourrait assurément tenter analysant les antinomies repousse Jes principes supposés par leur
de montrer que tout compte fait la situation du kantisme est élaboration. Les principes supposés par Kant sont au nombre
moins exceptionnelle qu'il n'y parait, et de même on serait auto- de trois : premièrement l'idée d'infini; deuxièmement le rapport
risé à minimiser le problème en soulignant que les simples pers- au monde, troisièmement la disjonction de la catégorie et de
pectives hegéliennes sont trop vastes pour que le mouvement l'intuition. Une antinomie n'est possible chez Kant que si ces
anormal d'une doctrine contredise profondément la loi dialec- trois principes jouent simultanément - ce pourquoi dans la doc-
tique. Le point ne laisse pas cependant d'être embarrassant. trine kantienne toute contradiction n'est pas encore une anti-
Cette chute Hegel l'indique dans tous les moments du système. nomie. Or, Hegel n'admet pas ces principes. Considérons, ainsi,
Dans Glauben und Wissen considérant la logique de la vérité l'idée d'infini, qui correspond à la chose en soi, laquelle au niveau
de la Critique de la Raison pure, Hegel souligne comment Kant de la Dialectique transcendantale n'est plus que l'inconditionné,
reconnaît au début la signification spéculative de l'imagination et se distingue à la fois de la chose en soi de l'Esthétique transcen-
transcendantale: qui n'est « pas regardée comme un moyen- dantale (qui n'est que pour le philosophe considérant les limita-
terme simplement introduit entre un sujet et un monde ayant tions que les formes de sa réceptivité imposent au sujet), et du
tous deux une existence absolue, mais comme ce qui est premier noumène de l'Analytique transcendantale (qui est bien pour le
et originaire, et d'où dérivent en se séparant et le Moi subjectif sujet mais qui exprime la simple réflexion de l'entendement sur
lIIf
-38 - -39 -

la sensibilité, laquelle ne s'élève pas jusqu'à l'idée). L'idée kan- et de l'intuition comme principe de réduction du spéculatif au
tienne de l'infini - structure générale de toutes les Idées de la non-spéculatif.
Raison pure et sans laquelle la notion d'inconditionné n'a pas de Le refus des principes kantiens permet selon Hegel de mettre
sens - n'est pour Hegel que l'idée de la progression à l'infini et en lumière ce qu'il y a d'authentiquement spéculatif dans les
elle relève non de la raison, mais de l'imagination (WL, l, p. 250 sq). antinomies. M. Gueroult, R. Kroner, J. Hyppolite, N. Hart-
C'est l'infini sériel. Et comme Spinoza, Hegel le relie à l'imagi- mann ont indiqué ce moment spéculatif. Selon Hegel, jusqu'à
nation et non à la raison, ce pourquoi d'ailleurs critiquant la Kant la contradiction était caractérisée par trois déterminations:
méthode infinitésimale leibnizienne l'auteur de la Science de la elle était abstraite, irrationnelle, extérieure. Avec Kant, elle
Logique veut substituer le rapport à la série (Ibid., l, p. 268). devient concrète, rationnelle, interne. Ce n'est plus une colli-
Introduire l'infini sériel dans les antinomies, c'est pour Hegel sion, une rencontre contingente de l'esprit et de son autre, mais
en rabaisser d'un seul coup la signification et les soumettre à c'est le mouvement nécessaire de la raison. Déclarant que le8
l'entendement. C'est en somme ce que S. Maimon - auquel antinomies, opposant sur le sens du monde les thèses et les ·anti-
Hegel ne fait pas même l'honneur d'une page dans son histoire thèses, étaient inévitables, donc naturelles, Kant a dévoilé la
de la philosophie, ni dans l'introduction historique de la Dif/erenz « dialektische N atur der Vernunft ».
- avait bien vu. Découvrant, non sans justesse, une certaine Hegel explicite ainsi les trois nouvelles déterminations de la
obscurité dans les idées de série et de progression à l'infini, Maimon contradiction. Tout d'abord elle est concrète; elle n'est pas ce

1 en était venu à définir la dialectique kantienne non comme une


dialectique de la raison, mais comme une dialectique de la nature
qui nie la raison, mais ce qui la dévoile, ce en quoi elle se meut
et s'épanouit, et la logique de la vérité est donc une dialectique.
humaine (Versuch einer neuen Logik, p. 206). Hegel veut que la On ne sait comment apprécier les thèses hegéliennes sur ce point.
dialectique demeure dialectique de la raison; il écarte donc ce D'une part la terminologif' de Hegel est excessivement fluctuante
principe comme principe constitutif. Par conséquent à bien y dès lors qu'il s'agit de contradiction; le savant relevé des expres-
regarder les principes kantiens ne sont pas des principes authen- sions hegéliennes que nous devons à Ivan I1jin ne laisse pas de
tiquement dialectiques, mais seulement les principes de la réduction déconcerter. D'autre part Hegel apparatt manifestement peu
de l'antinomie comme Idée s péculati"e à la contradiction de l'enten- accordé avec lui-même: dans un cas il réduit les contraires aux
dement borné. Les écarter - et Hegel entend prouver qu'il faut contradictoires (Ibid, II, p. 256) ; dans un autre cas il les dis-
le faire par son analyse détaillée - ce n'est pas du même coup tingue (Ibid., II, p. 298). Enfin on remarquera que les fracas-
écarter ce qu'il y a de philosophique dans les antinomies, c'est santes déclarations de Hegel sur la contradiction, qui ont prodi-
tout au contraire le mettre en lumière. Il est naturel que le rejet gieusement irrité H. Cohen (Logik der reinen Erkenntnis, p. 112),
des principes conduise Hegel à soutenir des thèses apparemment ne sont pas confirmées par ses études de la philosophie plato-
(et peut-être réellement) scandaleuses. Le texte qui introduit nicienne~; exposant le platonisme, Hegel, qui s'attache au Parmé-
son commentaire de la première antinomie est exemplaire: « Elle nide, au Sophiste, au Philèbe, juge dialectique ce qui n'est qu'alté-
porte, dit Hegel, sur la limitation ou l'ilJimitation du monde dans rité sans jamais chercher à le pousser jusqu'à la contradiction.
le temps et dans l'espace. Cette opposition pouvait tout aussi Précisons, pour faire bonne mesure, que Hegel semble en ceci
bien être considérée à propos du temps et de l'espace eux-mêmes, suivre Fichte qui dans la Déduction de la Représentation des
car que l'espace et le temps expriment les rapports existant entre « Principes de la Doctrine de la Science » avait élaboré une genèse
les choses mêmes ou ne soient que des formes de l'intuition, cela dialectique de la. raison, et que son originalité est donc moins
ne change en rien l'antinomie entre la limitation et l'illimitation grande qu'il n'y parait.
qu'ils comportent ) (Wissenschaft der Logik, l, p. 232). En quoi La contradiction est ensuite rationnel1e. Entendons par là
donc consistent les antinomies kantiennes, demandera-t-on, s'il est que les concepts sont tous dialectiques et tous soumis à l'épreuve
indifférent que le temps et l'espace soient ou non des formes de l'antinomie ou de la contradiction. C'est abusivement que
de l'intuition? D'un point de vue kantien ce texte est tout sim- Kant, selon Hegel, limite aux catégories susceptibles de subor-
plement scandaleux; d'un point de vue hegélien il est nécessaire, dination les antinomies : « Devenir, existence, etc., bref n'im-
exprimant le refus du principe de la disjonction de la catégorie porte quel concept peut ainsi révéler des antinomies et l'on pour-
-40- -41-

rait en conséquence établir autant d'antinomies qu'il y a de le commentaire de la première antinomie nous avons constaté le
concepts» (JVissenschaft der Logik, l, 183). Cette se~onde expli- refus du principe de la disjonction de la catégorie et de l'intui.
citation reprend le thème de la première, non plus toutefois, tion - le développement de la notion de contradiction nous per-
pour parler le langage ancien des logiciens. selon la compréhen- met de voir écarté Je principe du rapport au monde. Mais en même
sion, mais selon l'extension - l'antinomie est la vérité de tous temps s'est dévoilé le contenu spéculatif authentique des anti-
les concepts et c'est pourquoi la discussion des antinomies kan- nomies : concrète, rationnelle, intérieure la contradiction est
tit:>nnes est capitale. Il est clair que là encore Hegel suit Fichte nécessaire ou si l'on préfère essentielle: « Kant définit les anti-
et dans son histoire de la philosophie, lorsqu'il considère le car- nomies en disant qu'elles ne sont pas des artifices sophistiques,
tésianisme, il lui rend un hommage vigoureux, sans doute inat- mais des contradictions auxquelles la raison doit se heurter néces-
tendu si l'on se reporte aux textes de Iéna, mais finalement sairement». Ce qui, remarque Hegel, est très important (Wissens-
moins illogique qu'on ne pourrait le penser : « Chez Descartes chaft der Logik, l, p. 183). Hegel reproche! légitimement, semble-
rt d'autres philosophes la philosophie n'a encore qu'une signi- t-il, à Kant de n~avoir saisi les antinomies que « dans la forme
fication indéterminée, celle d'être une connaissance par pensée, déjà concrète des déterminations cosmologiques » (( concret ))
par réflexion, par raisonnement. C'est Fichte qui le premier a devant ici être entendu en un sens pour le moins péjoratif). Il
établi la connaissance spéculative, la déduction à partir du paraît évident que les principes kantiens ne peuvent rien signifier
concept, le développement libre et autonome de celui-ci » (Glock- hormis la régression de la contradiction spéculative à la contra-
ner, XIX, p. 363).
r En troisième lieu: puisque la contradiction est concrète (c'est
diction vulgaire. Comment s'opère-t-elle ?

le mouvement de la logique de la vérité) et rationnelle (elle s'étend


à tous les concepts), dévoilant le véritable éther de la spéculation, III
Kant a aussi dévoilé la contradiction comme intériorité. Et, en
effet, si c'est par la nature dialectique de la raison elle-même, Hegel nous invite à suivre le détail de la seconde antinomie pour
comprise selon l'extension et la compréhension, que la contra- le bien comprendre. Le renversement de l'idéalisme transcendan-
diction naît en tous les concepts, il est évident que ce ne saurait tal en idéalisme vulgaire sera manifeste lorsque Kant déclarera
être à la faveur d'un élément extérieur, qui serait un donné de que l'A ntithétique n'est qu'un « triste malentendu ». Comment
l'intuition ou tout autre chose, que l'antinomie surgit. La dia- « concrètement » ce renversement s'est-il effectué? Dans son
lectique est immanente et intérieure - ou bien elle n'est pas. étude Hegel nous fait immédiatement toucher du doigt le retour
En ceci Hegel se sépare de Fichte. Les relations ùe Fichte et de de la contradiction concrète, rationnelle, interne à la contradic-
Hegel sont souvent bien mal déterminées; mais ici la séparation tion abstraite, irrationnelle, extérieure : il s'accomplit dans la
est claire: comme Hegel, Fichte reconnaît le caractère concret formulation des thèses et des antithèses ainsi que dans les preuves
(génétique) de la contradiction, ainsi que son universalité; mais avancées de chaque côté. Le mouvement de chute est encore
il ne parvient pas à éliminer l'intervention de l'élément extérieur plus sensible au. niveau de la preuve que de la formulation -
(le choc du Non-Moi) au niveau de la logique de la vérité comme élaborant des preuves apagogiques Kant veut nous faire croire que
genèse dialectique. C'est seulement au niveau de la logique de la contradiction résulte des raisonnements dialectiques et dogma-
l'illusion que Fichte admet l'intériorité ùe la contradiction _ tiques, donc qu'elle a une cause, laquelle reposant sur un « malen-
cette intériorité, fondée dans le Moi comme illusion transcendan- tendu » est contingente, tant et si bien que la contradiction est ines-
tale, devant d'ailleurs se résoudre dans la contradiction exté- sentielle, alors qu'elle procède directement et nécessairement de la
rieure du Moi et du monde dans la logique de la vérité, qui est la nature dialectique de la raison. Du point de vue de Hegel - et
Déduction de la Représentation; Hegel constatant donc chez Fichte nombreux sont les interprètes qui l'ont remarqué - Kant se
l'effectivité de la contradiction comme extériorité pourra ainsi le dément lui-mème : ou bien, en effet, les antinomies ne reposent
ramener à Kant et parler de chute à propos de la Wissenschaftslehre. que sur des sophismes et Kant ne s'accorde pas avec lui-même
Nous avons vu en commentant l'idée d'infini le rejet du pre- puisqu'il déclare par ailleurs que ces antinomies sont des contra-
mier principe dialectique kantien; citant le texte qui introduit dictions nécessaires, « inévitables » - ou bien les antinomies

'1
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expriment le nécessaire mouvement de la contradiction et, en pas de parties t;Ïmples, il ne resterait rien, et il n'y aurait donc
ce cas, la présentation des arguments sophistiques, les preuves aucune substanoe. » Voici le commentaire de Hegel: « Cette conclu-
apagogiques des thèses et des antithèses, sont inutiles et dépla- sion est tout à fait juste; s'il n'existe que du composé et si l'on
cées, puisqu'elles Cont « apparattre Il comme indirecte et acciden- fait absh'action de tout composé, il ne reste en effet rien. C'est
telle une contradiction, qui procède en réalité directement et ce que l'on peut accorder Hans peine ; mais cette superfluité
nécessairement, donc essentiellement, de la raison. Par là même tautologique aurait très bien pu être laissée de côté Il (Ibid., l,
se trouve fixé l'esprit et la lettre du commentaire de Hegel : il p. 186). Toute la suite du commentaire hégélien est de la même
va montrer que les Cormulations des thèses et des antithèses veine; l'auteur de )a Phénoménologie de l'E5prit accuse ainsi
introduisent des preuves qui sont superflues. « Kant se défend Kant (I bid., l, p. 186-187) d'introduire une parenthèse en laquelle
bien de chercher l en parlant de propositions opposées de l'anti- il impose ce qui doit être démontré. Et le résultat est clair: n'y
nomie, un trompe-l'œil, de vouloir se livrer, comme on dit, à une a-t-il pas quelque malhonnêteté chez Kant présentant sous forme
plaidoirie d'avocat. Ce qu'on peut reprocher à son argumenta- apagogique la preuve d'une thèse qui n'est qu'une taut.ologie
tion, oe n'est pas tant d'être un trompe-l'œil, que d'introduire extérieure au sujet ? La thèse serait sérieuse si elle montrait que
une complication tout à fait inu~ile qui ne sert qu'à donner l'illu- la continuité suppose le simple - mais il n'en est rien et l'on voit
sion d'une démonstration. Il Superflu (überflüssig) signifie : en ce qu'il convient de penser des raisonnements dialectiques pré-
premier lieu: hors du sujet, - en second lieu: tautologique. sentés par Kant. Ils n'apportent rien, si ce n'est une ombre à la
r Si nous considérons la seoonde antinomie, qui consiste, selon
Hegel, dans l'opposition du discret et du continu (Ibid., l, p. 183),
,J
faveur de laquelle on retourne de l'idéalisme spéculatif à l'idéa-
lisme vulgaire, du transcendantal au seml commun, de la dialec-
la formulation de la thèse est déjà inquiétante. Elle est ainsi ticité à la contradiction d'entendement. Jusqu'ici le commentaire
énoncée: « Toute substance composée, dans le monde, se compose hegélien manque cependant d'originalité. Avant Hegel, Maimon
de parties simples, et il n'existe absolument rien que le simple ou ce (Versuch einer neuen Logik, p. 213) insiste sur le caractère tau-
qui en est composé. Il Par là même la thèse se met en dehors du tologique des thèses. Après Hegel, Schopenhauer, qui tient l'auteur
sujet : oe que la thèse, prétendant soutenir le discret, devait de la Phénoménologie de l'Esprit pour un charlatan, critiquera
considérer, ce n'était point la composition, mais la continuité. dans les mêmes termes la structure de la thèse. Schopenhauer
Dès lors que la thèse combat la composition et non la conti- ne cesse pas de s'étonner de l'absurde volonté de Kant qui consiste
nuité, elle évite le problème dialectique. Et c'est pourquoi hors à maintenir les thèses comme des points de vue aussi valable s
du sujet la thèse sera aussi tautologique: « Étant donné que la que les antithèses et il entreprend une (( psychanalyse» du kan-
thèse parle seulement de composition et non de continuité, elle tisme. En réalité «( Kant a dévoilé cette effarante vérité que la
est à proprement parier une proposition analytique ou tautolo- philosophie peut être tout autre chose qu'une mythologie juive
gique. La définition directe du composé est celle d'après laquelle - aIs Judenmythologie Il (SW (Frauenstadt, 2) Bd. V, p. 119) et
celui-ci, au lieu d'être un être en soi et pour soi, résulte d'une tandis qu'il élabore les thèses Kant recule devant la vérité annon-
association extérieure et se compose d'autre chose. Or, " l'autre cée par la pensée transcendantale: ( Avant Kant on pouvait dire
chose" du composé est le simple. C'est donc user d'une tauto- que nous étions dans le temps, maintenant c'est lui qui est en
logie que de dire que le composé se compose de ce qui est simple Il nous Il (Ibid., p. 90). M.ais l'on ne recule jamais bien devant 'I.me
(I bid., l, p. 185-186). En ce qui concerne la preuve kantienne vérité, même si elle est effarante, et la thèse que Kant veut pré-
de cette thèse, elle est, comme toutes les preuves kantiennes senter comme l'égale de l'antithèse ne sera que tautologie et
des autres propositions antinomiques, de nature apagogique. pétition de principe: « Dans la seconde antinomie, dès le début,
Autrement dit, Kant, pour la formuler, fait un détour qui se mon- écrit Schopenhauer, )a thèse est entachée d'une grossière péti-
tl'era tout à fait inutile (sehr überflüssig) : « SUpPOSp.z que les tion de principe; voici les premiers mots de cette thèse: « Toute
substances composées, déclare Kant, ne se composent pas de substance composée est composée de parties simples. Il Une fois
parties simples; il en résulterait, si l'on supprimait par la pensée admise la oonception tout à fait arbitraire de la substance compo-
toute composition qu'il n'y aurait aucune partie composée et sée, Kant n'a évidemment aucune peine à prouver l'existence des
comme (d'après la supposition que nous venons de faire) il n'existe parties simples. Mais ce principe sur lequel tout repose, à savoir
.,..--
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« toute matière est composée », voilà justement ce qui demeure nuité ]a nécessaire connexion de ]a substance (du simple) et de
indémontré ... » (Ibid., Bd. II, p. 589). Hegel n'avait pas dit autre l'espace - mais elle raisonne d'un bout à l'autre en termes d'espace.
chose. Hege] commente ainsi ]a totalité de l'antinomie: « En exami-
Mais l'originalité profonde de Hegel se révèle lorsqu'on voit nant de plus près l'opposition entre cette thèse et cette anti-
qu'il n'attaque pas autrement les antithèses que les thèses. Loin thèse et en débarrassant leurs preuves de tout ce qu'elles ont d'inu-
d'attaquer comme Maimon ou Schopenhauer les thèses pour ti]e et d'artificieux, on constate que la preuve de Pantithèse (par
démontrer la vérité des antithèses, il ne songe qu'à dévoiler le la collocation des substances dans l'espace) implique l'affirmation
caractère tautologique des preuves en général, « überhaupt », assertorique de la continuité, de même que la preuve de la thèse
voulant ainsi montrer que la contradiction est essentielle et directe (d'après laquelle la composition ne serait qu'une modalité des
et non pas accidentelle ou indirecte - c'est là une interprétation rapports du substantiel) implique l'affirmation assertorique de
qui est tout à fait singulière dans l'idéalisme allemand : Hegel l'accidentalité de ce rapport et celle d'après laquelle les uns
est peut être le seul qui ait tenté de construire une critique des seraient des uns absolus. Toute l'antinomie se réduit ainsi à la
antithèses strictement parallèle à la critique des thèses. Consi- séparation et à l'affirmation directe de deux moments de la quan-
dérons, avec Hege], l'antithèse de la seconde antinomie. L'anti- tité tout à fait isolés l'un de l'autre Il (Ibid., l, p. 191). D'où l'on
thèse est formulée ainsi: « Aucune chose composée, dans le monde, voit que l'antinomie n'est que la « Trennung )) dialectique des
n'est formée de parties simples, et il n'existe absolument rien de deux moments d'un concept, - qu'elle indique un moment du
devenir dialectique - que la contradiction, comme étant ce
r simple dans le monde. lIOn ne voit certes pas encore par là que
l'antithèse est hors du sujet. Elle devrait en effet prouver l'incon- moment, est directe et essentielle, - qu'il n'y a donc aucun
sistance du concept de simple face à la continuité et par consé- malentendu - et enfin que l'authentique idéalisme consiste à
quent traiter de la composition. Mais tout de même que la thèse supporter la contradiction dont le développement est la dialec-
avait écarté le problème dialectique en substituant la compo- tique.
sition à la continuité, l'antithèse refuse toute question en substi- Le commentaire de la première antinomie est construit sur
tuant la continuité à la composition. Les termes de l'antithèse le même modèle: thèse et antithèse sont des tautologies; on pré-
n'abuseront donc pas le lecteur; comment n'apercevrait-il pas suppose toujours ce qui doit être démontré; tout sophisme
que celle-ci se plaçant immédiatement dans l'horizon philoso- écarté, il reste une contradiction directe et essentielle qui est un
phique déterminé par l'espace tient d'emblée pour accordée la moment de la constitution du sens. La thèse et l'antithèse, déclare
vérité de la continuité, puisqu'il est évident que l'espace ne sau- Hegel, « ne contiennent donc rien d'autre que ces affirmations
rait se composer de parties simples? L'antithèse au lieu de réfuter opposées : la limite est et elle est en même temps supprimée Il
le simple substantiel se situe immédiatement à un niveau où il (Ibid., l, p. 236). A ce point le moment spéculatif étant dégagé
ne saurait posséder un sens, comme l'avait déjà affirmé Leibniz la vraie méthode dialectique peut être indiquée : « Étant donné
séparant la substance et l'espace. Mais il est admis dans « la que chacun des côtés opposés contient, comme tel l'autre, il en
démonstration que l'espace ne se compose pas de parties simples» résulte qu'aucune de ces définitions, prise à part, ne contient
(Wissenschaft der Logik, l, p. 189). Ce qui est clair comme le jour, la vérité, laquelle réside seulement dans leur unité. Telle est la
selon l'Esthétique transcendantale elle-même (Ibid., l, p. 190). méthode vraiment dialectique par laquelle elles doivent être
Le développement de l'antithèse ne peut donc que se révéler traitées, tel est le vrai résultat» (l, p. 191). « En réalité l'esprit
tautologique et inutile : « En premier lieu, dit Hegel, la tournu.re qui est assez fort pour supporter la contradiction, l'est aussi
apagogique est une apparence sans aucun fondement (ein grund- pour la résoudre» (l, p. 236).
loser Schein). Car admettre que tou.t ce qui est substantiel est
spatial, mais que l'espace ne se compose point de parties simples, IV
c'est une affirmation directe, dont on fait le principe immédiat
de la démonstration et avec laquelle toute la démonstration est L'analyse hegélienne aboutit, on le voit, à l'affirmation de
déjà faite Il (Ibid., l, p. 189). Il en serait tout autrement si l'anti- ce qu'est la vraie dialectique - tout est donc mis en jeu. Mais
thèse démontrait contre la composition et au profit de la conti- cette analyse est-elle convaincante ?

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On doit émettre les plus graves rése,rves. Considérons donc le no mie. Et du même coup on tombe de l'idéalisme transcendantal
jugement en lequel Hegel condense son interprétation : « Toutt dans une philosophie vulgaire.
Z' antinomie se réduit ainsi à la séparation et à l'affirmation directe Il faut d'ailleurs remonter jusqu'à la condition de possibilité
de deux moments de la quantité tout à fait isolés l'un de l'autre. » de ces substitutions : elles impliquent, en eitet, un principe déve-
Soit: d'un côté la grandeur continue, et de l'autre la grandeur loppé par Kant dans la topique transcendantale. La thèse intel-
discrète, qui sont les deux moments, qui diale(;;~iquement élevés lectualise les phénomènes; elle affirme une méthode toute logique
à la synthèse, constituent la quantité (Ibid., l, p. 193). Or la et ramène l'intuition au concept, qui par sa généralité ontolo-
première chose à remarquer c'est que dans l'antinomie kantienne gique, libérée de sa réalisation dans les Bchèmes, indique les objets
le concept de quantité n'est pas pour ainsi dire coupé en deux, comme choses en soi - inversement l'antithèse sensualise les
thèse et antithèse accaparant chacune un morceau. Au contraire concepts et réduit le concept à l'intuition, qui, isolée, pose son
le concept de quantité est tout entier dans la thèse et dans objet comme chose en soi. Le prin,cipe des antinomies que nous
l'antithèse et ce qui sépare réellement la thèse et l'antithèse voyons réapparaitre le premier 'est donc la disjonction de la caté-
c'est le fait qu'elles constituent deux interprétations opposées gorie et de l'intuition et il permet de comprendre la genèse intime
d'un même concept. L'antinomie n'est pas le déchirement inté- de l'antinomie et la dualité méthodologique. Mais Hegel écartant
rieur du concept, mais un conflit au sujet du sens du concept, l'idée de méthode et récusant la disjonction de la catégorie et
ou si Pon préfère une opposition méthodologique, qui est inévi- de l'intuition - il écrit: « On sait à quels abus a donné lieu cette
table au niveau d'une raison qui ne s'est pas encore criti- distinction kantienne entre l'intuition et le concept » (l, p. 189)
quée. - n'a aucun moyen de justifier la contradiction j à vrai dire,
Hegel a bien raison d'observer que la thèse substitue la compo- en l'absence de cette disjonction, un seul point de vue méthodolo-
sition à la continuité; mais il se trompe du tout au tout en croyant gique est possible réellement et la contradiction doit être posée dans
que par cette substitution la thèse se situe en dehors du sujet. le concept lui-même, dans l'être du concept. En outre Kant possède,
Elle se trouve justement par là intérieure à la dialectique et au précisément, grâce à cette distinction principielle, comme on le
cœur du problème, car cette substitution est, en effet, l'inéluc- voit dans les Fortschritte, le moyen de passer de la contradiction
table conséquence d'une interprétation logique des .détermina- simplement analytique (contradictorie oppositorum) à une contra-
tions mathématiques. Inversement en substituant la continuité diction synthétique dialectique (ein transzendentaler Gegensatz,
à la composition et en accordant que le simple substantiel, s'il contrarie oppositorum) (Werke, Weischedel, Bd. III, p. 627), ce
est, ne peut être que dans l'espace, l'antithèse est au cœur du qui lui permet de sauvegarder le principe de contradiction et
problème; car la substitution qui la constitue est l'inévitable du tier!'; exclu. De là ce texte de la Critique de la Raison pure:
(c Qu'on me permette d'appeler cette espèce d'opposition l'oppo-
conséquence d'une interprétation mathématique des détermina-
tions ontologiques. Et l'on voit immédiatement que Hegel man- sition dialectique, et celle de contradiction l'opposi.tion analy-
quant le conflit méthodologique va considérer comme direct et tique» (A, p. 504). Hegel retourne de l'opposition dialectique à
essentiel ce qui en vérité est seulement dérivé et inessentiel. J'opposition analytique et comme son problème est toujours de
Simplifions, en effet, pour atteindre la plus grande clarté. La thèse rendre raison de la cont.radiction, il est amené à introduire dans
est un panlogisme affirmant la substance, tandis que l'antithèse le concept la vie, ce qui en est, tout bien considéré, la réification.
est un pan-mathématisme exaltant la continuité (pan-mathéma- Hegel raisonne en termes d'être et ne peut raisonner qu'en termes
tisme inspiré de Euler comme le prouve la Remarque de la seconde d'être, tandis que Kant raisonne en termes de méthode et ainsi
antinomie démarquée, en ce qui touche l'antithèse du § 80 des le conflit est celui de la méthode et de l'ontologie.
1 nstitutions de Calcul différentiel). Voilà pourquoi le moment de Mais s'il faut réintroduire le principe de la disjonction de la
la discrétion l'emporte dans la thèse et le moment de la conti- catégorie et de l'intuition, le texte par lequel Hegel introduisait
nuité dans l'antithèse. Mais c'est là une contradiction dérivée son commentaire de la première antinomie ne saurait être reçu.
par rapport au conflit méthodologique. Et si, avec Hegel, on Le fond de la première antinomie n'est pas l'opposition en soi
écarte les preuves pour ne retenir que la contradiction du continu et pour soi de la limitation et de l'illimitation, mais il s'agit de
et du discret, on s'interdit de comprendre la racine de l'anti- savoir (thèse supprimant l'intuition dans le concept) s'il faut aller

l
~

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de l'univers à l'espace, ou si (antithèse réduisant le concept à continu et comme la nuit n'a pas de sens sans le jour on les unira
l'intuition) l'univers se réduit à l'espace.' Dès lors le principe kan- dialectiquement. Le développement de la dialectique est chez
tien de l'infini doit être à son tour enfin réintroduit et loin de Hegel « chosiste Il et réifiant. Kojève dit que la dialectique n'est
constituer des principes sophistiques qui réduisent les antinomies pas une méthode chez Hegel (Introduction à la Lecture de Hegel,
et les contradictions spéculatives, les principes kantiens sont p. 460). C'est exact, à moins qu'on ne veuille nommer méthodt'
présupposés par la dialectique de la raison. On en revient à des classifications, un certain « arrangement )) auquel cas il y a
l'inconditionné et à la chose en soi comme fondement de toute bien une I( méthode 1) dialectique, Mais nous suivons volontiers
l'Antithétique et il ne resterait qu'à reprendre le développement Kojève déclarant qu'il n'y a qu'une dialectique réelle chez Hegel
des antinomies kantiennes, que M. Alquié a judicieusement et que I( la méthode philosophique est pure et simple description,
commenté dans un livre récent (La Critique kantienne de la méta- qui n'est dialectique que dans ce sens qu'elle décrit une dialec-
physique). tique de la réalité ». Toutefois ainsi est anéantie la Révolution
Nous nous attacherons donc bien plutôt aux conséquences du copernicienne: l'esprit dépend à nouveau des choses ou. si l'on
point essentiel que nous avons établi: Hegel n'a pas interprété préfère - l'hegélianisme ne connaissant l'esprit que comme
méthodologiquement l'antinomie, il l'a lue dogmatiquement et chose - la méthode est reflet, non principe de connaissance,
non transcendantalement. On peut élargir l'horizon ainsi entr'ou- De l'idéalisme transcendantal ne tombons-nous pas dans le
vert: tous les concepts kantiens ont été défigurés par l'approche réalisme vulgaire ?
ontologique hegélienne et principalement la subjectivité trans- C'est que le fondement du savoir ne peut dès lors se situer que
cendantale, qui est, en réalité, l'ensemble des méthodes de déter- dans un être - et qu'on le nomme matière, intelligence humaine,
mination des phénomènes. Or qu'est donc le sujet kantien pour cerveau, Dieu ou Logos est évidemment en un sens indifférent.
Hegel ? C'est dans tous les cas une chose. Ou bien il s'agit, en Tel est le dogmatisme de Hegel, qu'inversera Marx, si clairement
effet, de ]a chose absolue, de l'être qui enveloppe le « même» et compréhensible en la dernière page de l'Encyclopédie des Sciences
Il l'autre », et dont dérivera la genèse dialectique du monde et du philosophiques, où il cite Aristote. Hegel devait donc en venir à
sujet - ou bien il s'agit du point formel de l'égOïté. Le jugement rétablir contre Kant l'argument ontologique. Mais la réfutation
synthétique est l'identité relative (du « même» et de « l'autre ») hegélienne, qui consiste à dire, comme on le sait, que l'existence
fondée dans 1'1hre absolu. L'idée que le sujet transcendantal de Dieu ne peut ètre comparée à l'existence de cent thalers,
est l'unité synthétique de détermination des phénomènes, c'est- souffre d'un vice irrémédiable - c'est qu'elle s'applique tout aussi
à-dire la méthode, conçue comme la voie royale, qui nous per- bien au texte de 1763, l'Unique Fondement de l'Existence de
met d'aner de l'apparence aux phénomènes et des phénomènes Dieu qu'au texte de la Critique de la Raison pure. Il est tout à
aux lois en lesquelles ils se fondent, devenant ainsi objets (cf. fait indifférent de fournir comme aliment à la critique hegélienne
H. COHEN, Kants Begrundung der Ethik, p. 28 sq.), donc de cons- le premier ou le second texte - au point de vue de Hegel Kant
tituer la réalité (de la déterminer) en construisant méthodique- n'a fait que reprendre en 1781 ce qu'il avait dit en 1763. Préci-
ment l'objet et le sujet empiriques (par exemple en séparant sons que bien des lecteurs de Kant l'admettraient. Et cependant
succession subjective et succession objective) - cette idée, qui cela serait une faute : l'intention des deux textes est toute diffé-
culmine dans l'idée de chose en soi comme problème incondi- rente. En 1763, comme le prouve suffisamment la tentative de
tionné, comme « Aufgabe », est absente chez HegeL Aussi de Kant Kant pour présenter une «( quatrième» preuve, plus cohérente
à Hegel, ou même du premier Fichte à Hegel, nous retournons que les trois preuves classiques, l'intention est strictement onto-
en réalité du transcendantalisme à la philosophie ontologique de logique, Kant demeurant persuadé que le savoir doit trouver
Descartes, et ùe l'aperception transcendantale à la I( chOi:;e pen- son fondement dans un être. Et quand il expose que l'existence
sante ». Et il serait ici intéressant de commenter les textes de n'est pas un prédicat Kant présente alors seulement une cri-
Hegel sur Malebranche (Glockner, XIX, p. 411 sq.). ~tais l'on tique ontologique de J'ontologie classique - ou, si l'on préfère,
comprend toutefois pourquoi la dialectique dans la Wissenschaft il soulève une aporie au sein de l'ontologie. Mais en 1781 Kant
der Logik n'apparaît que sous la (1 forme d'une manipulation de
» avance une critique transcendantale de l'ontologie, ce qui est bien
contenus, de (1 choses j) ainsi d'un côté le djscr~t, de J'autre le
; différent, et s'il dit toujours que l'existence n'est pas un prédicat,
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il insiste sur l'idée qu'elle n'est déterminable que dans « le contexte quelques penseurs de second rang. On peut dire que Leibniz
tout entier de l'expérience », c'est-à-dire en fonction de l'ensemble unit raison. vie et réalité - mais il en distingue la contradiction;
des méthodes, qui synthétiquement unies constituent l'apercep- on peut dire que Descartes unit raison et réalité - mais il en
tion transcendantale comme fondement du savoir. Hegel cite cette distingue la vie et en tous les cas la contradiction. De même
phrase où il est question du « contexte de l'expérience» (Wissens- Platon. Hegel a donc dévoilé la raison au sein d'un horizon qui
chalt der Logik, l, p. 73), mais il .demeure au niveau de 1763 : lui fut toujours réputé contr~ire. Tel est le sommet tragique de
loin de le pénétrer, loin de s'élever à une critique transcendan- l'ontologie, qui ne connait que l'être, ignore donc les valeurs, et
tale, persuadé que le fondement de tout savoir est dans un être pour laquelle toutes les vaches sont noires, car comme le disait
ou que le savoir est un être, il ne fait que lever « ontologiquement» L. TolstOÏ, selon Hegel « tout ce qui existe est raisonnable : il
la difficulté que Kant avait, dans sa période dogmatique, pro- n'y a ni mal, ni bien j l'homme ne doit pas lutter contre le mal,
posée à l'ontologie. mais seulement manifester son esprit, celui-ci dans le service
militaire, cet autre dans les tribunaux, un troisième en jouant du
v violon » (Ibid., p. 294). Avec Hegel les choses se sont révélées
Claire est la décision qui doit être prise sur le plan théorique contradictoires et puisque l'esprit est réel et le réel esprit, elles se
dans le conflit de Kant et de Hegel: Hegel a manqué l'idée de la sont élevées à la hauteur de la parole : elles se contre-disent
philosophie transcendantale comme théorie de la méthode, ou (wider-sprechen). L'inverse est vrai. L'être et l'esprit sont
bien encore comme théorie de l'expérience. On peut se consoler confondus. Or, l'ontologie clas~lque avec tous ses défauts conci-
en songeant qu'il n'a pas été le seul. Déjà le fichtéisme pourrait liait le sens de la réalité, le 'sens de l'être et le sens des valeurs;
être considéré à bien des égards comme une régression de plus l'hegélianisme, qui porte l'ontologie à son sommet, en vient à
en plus manifeste de la théorie de la méthode vers l'ontologie. ce point où le sens de l'être et de la réalité anéantit le sens des
Mais chez Hegel nous apercevons une remarquable consé- valeurs. Il est peut-être infiniment regrettable que les choses en
quence dans le raisonnement et par delà l'horizon théorique c'est soient venues là ; mais qu'y faire? et comment se refuser à choi-
la philosophie pratique qui a été atteinte. Le comte Léon Tolstoï sir? Qu'un texte de Tolstoï forme notre conclusion personnelle:
disait qu'on ne pouvait s'expliquer le succès de l'hegélianisme « Quand commença ma vie consciente l'hégélianisme était la

que dans la mesure où l'on parvenait à comprendre que cette base de tout; il était dans l'air; il s'exprimait dans les articles
doctrine flattait les basses tendances de la nature humaine de journaux, les revues, les nouvelles, les traités, l'art, l'histoire,
(Œuçres complètes, Bienstock, t. XXVI, p. 295). Ce jugement les sermons, les conversations. Qui ne connaissait pas Hegel
violent est peut être plus exact qu'il n'y parait. Nous ne voulons n'avait pas le droit de parler » (Ihid.~ p. 296).
toutefois pas, tout en le pouvant, l'assurer en nous appuyant
sur les thèses développées par Fichte dans la Première Introduc-
tion à la Doctrine de la Science: où il est montré comment le « dog-
matique » cherche le repos dàns un être quel qu'il soit, dans une
chose, s'aliénant parce qu'il s'est extériorisé.
Nous pensons qu'il convient néa.nmoins d'insister sur les
conclusions fondamentales de la 'lecture hegélienne, qui nous
obligent à choisir entre l'authentique pensée transcendantale et
l'ontologie, une alliance se révélant impossible. A travers les
antinomies Hegel identifie raison et contradiction (le sens de cette
dernière étant fort vague). Pour justifier la contradiction il fait
appel à la vie, et comme la dialectique est le mouvement du réel
quatre termes se révèlent équivalents : raison, contradiction,
vie, réalité. Toute la philosophie occidentale jusqu'à Hegel a
ignoré cette équivalence à quatre termes - sauf peut-être chez
.....,
- 53-

aspects épistémologique, sociologique, pédagogique, religieux et politique,


on peut envisager trois autres aspects du progrès humain : l'aspect
linguistique, l'aspect biologique, l'aspect technique. Or à ces trois points
de vue il n'y a pas réellement de progrès selon Kant.
Considérons tout d'abord la philosophie du langage. En dépit du fait
que Herder, dont on connait bien les productions géniales en ce domaine,
ait été un élève de Kant, nous devons constater qu'il n'existe aucune
Sprachphilosophie dans la pensée de l'auteur de la Critique de la raison
pure 1. Tandis que chez un Rousseau l'interrogation sur le langage est,
comme l'a si bien montré Jean Starobinski, pour ainsi dire le thermomètre
de la perfection humaine et de la décadence humaine, non seulement
Kant n'a jamais rédigé aucun écrit comparable à ceux du philosophe
genevois, mais encore il se contente de Caire du langage une des présuppo-
sitions fondamentales du progrès, sans jamais chercher à établir le devenir
immanent de cette présupposition. C'est ainsi que dans les Conjectures
sur les débuts de l' humanité on peut lire que le premier homme savait se
L'idée de progrès chez Kant tenir debout, parler et penser et Kant de citer la Bible. Cela signifie
clairelnent qu'on ne fera pas intervenir la notion de langage pour mesurer
La notion de progrès chez Kant est particulièrement redoutable à de façon sérieuse le progrès de l'homme. S'agit-il d'un refus de toute
aborder. D'une part Kant n'a jamais rédigé un texte concernant l'idée de spéculation 8ur le langage, Kant estimant par trop transcendantes les
progrès sous tous ses aspects: épistémologique, sociologique, pédagogique, recherches de Condillac et de Rousseau? Est-ce tout au contraire l'affir-
religieux, politique et la notion de progrès si présente dans son œuvre mation que le langage n'intervient pratiquement pas dans le progrès
reste en quelque sorte à l'état dispersé. Il faut donc, pour en traiter, humain? Les deux thèses peuvent être soutenues et l'on peut poser la
collationner les différents passages et les relier au sein d'une interprétation 1. question de savoir si agissant ainsi Kant ne s'est pas fermé une porte
On court donc sans cesse le danger de dépasser la pensée de Kant. L'unité décisive pour la compréhension du progrès humain. Quoi qu'il en soit le
entre les différents textes ne peut s'accomplir que sous la sauvegarde de fait est là. Et tout ce que Kant a dit du langage comme moteur et aspect
principes que Kant n'aurait peut-être pas reçus dans la systématique trans- du progrès se situe dans ses considérations sur les langages nationaux et
cendantale. A cette première difficulté évidente s'en joint une seconde: sur les mœurs. C'est ainsi, par exemple, qu'en France, la femme donne
l'idée de progrès a évolué dans la pensée kantienne. Ainsi les thèses pro- « le ton Il de la conversation et par là même introduit un esprit de politesse
posées dans l'article essentiel sur L'Idée d'une histoire uniCJerselie au point qui, dans une certaine mesure, contribue au raffinement de la société.
de "ue cosmopolitique ne sont plus reçues au niveau du Projet de paix C'est banal et c'est bien peu. Certes Kant ne se perd pas dans un éloge de
perpétuelle. Cette évolution n'est au demeurant pas absolue: le point de la langue allemande dénué de mesure comme le fera à certains égards
vue de 1784, par exemple, éliminé en 1793 et en 1795 se retrouve dans Fichte et il demeure fidèle à la tradition philosophique de l'intelligibilité
Le Conflit des facultés de 1798. C'est donc à un effort particulièrement par opposition aux courants qui animent le Dichter ; néanmoins son silence
pénible que nous sommes invités en cherchant à comprendre l'idée de est un point regrettable.
progrès chez Kant. Kant refuse ensuite très clairement l'idée d'un progrès biologique. Un
manuscrit sans doute inédit conservé à la fondation Bodmer de Genève -
Adickes recogno"it - et que le Doyen B. Gajnebin nous a permis de
Nous pouvons tenter de nous frayer une voie vers la compréhension de consulter, est formel sur ce point. Ce texte - qui dans son ensemble est
cette Idée en exposant tout d'abord ce que le progrès n'est pas chez Kant. délicat à lire - s'intitule: Worin besteht das Fortschreiten zum Besseren im
Outre les différents aspects de la notion de progrès précités, à savoÎr les
1. Le P. Marty dans une remarquable thèse sur 1: Analogie chez Kant découvre
1. Nous n'examinerons pas ici le rapport complexe du progrès et de la religion. cependant une philosophie du langage en examinant la Critique de la faculté de juger,
Disons simplement que comme dans la Doctrine du droit Kant substitue à la révolution mais on ne peut dégager de cette philosophie aucune conclusion pour le problème du
la réforme. progrès.
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Menschengesctlecht. Citons le début de ce texte qui est relativement clair 1 : puisse parler de race espagnole et même de race européenne l, ni à une autre
« Die Aussicht kann entweder die seyn! dass es immer bessl3re Menschen race; à dire vrai il n'y a qu'une seule race humaine. Mais si l'on prend les
geben odal' die Menschen es (in ihrem Thun und Lassen) immer bessere ohoses relativement il n'en est plus de même; chaque variété humaine
machen werden. In Ansehung des ersteren Fortschreitens in welchem die est mieux adaptée à tel ou tel climat, à telle ou telle nourriture - le noir
Natur neue und bessere Racen entwickeln oder durch Zusammenschmelt- est plus apte à supporter la chaleur que le blanc, lui-même plus apte à
zung zweyer hervorbringen würde, ist wohl nicht zu hoffen, weil die supporter le froid. C'est là quelque chose que l'on peut dire sans aucun
Natur ihre dem Boden und Clima angemessene Formen lângst erschôpft «racisme » et l'on peut même préciser, comme le fait Kant, que la nature
hat und die Bastarter Zeugungen, zum Beispiel der amerikanischen mit a sagement adapté les races et les données écologiques. Le vrai « racisme Il
der europaischen oder Durser 8 mit der schwazen Race die gute degradiert commence lorsque, avec Buffon, on porte à l'absolu des données relatives;
haben ohne die schlechtere proportionnlich zu heben ; daher der Gouver- de cela Kant s'est toujours gardé et sa condamnation de l'eugénisme prend
neur von Mexico dem Befehl des spanischen Hofes diesel'. Vermischung zu une signification plus correcte et à la limite admissible. Le danger néan-
begünstigen weislich ausgewichen' ist. (a). Da also dass immer bessera moins subsiste, Kant n'ayant pas assez nettement rejeté l'aspect négatif
Menschen gebohren werden solIten, mithin die Natur des Menschen zum et pouvant faire croire tandis qu'il approuve le gouverneur de Mexico'
Fortschreiten sollte werden, nicht zu erwarten ist, so kann die Frage nul' que l'idée de préservation de la race ne lui est pas étrangère.
moralisch seye)J. (b) Kant n'a jamais écrit un texte aussi clair condamnant Kant dans ce manuscrit déclare que le progrès ne peut être que moral;
le progrès biologique et c'est pourquoi en dépit de ses imperfections il nous et pourtant n'existe-t-il pas aussi un progrès technique, auquel il fait
a semblé bon de le citer. Kant repousse formellement tout eugénisme. On allusion en parlant de la culture toujours croissante de la disposition
peut estimer, il est vrai, comme notre ami Poliakov le fait, que déclarant technique, de la Kunstfiihigkeit ? Le problème du progrès technique n'est
que le gouverneur de Mexico a sagement agi en interdisant le commerce pourtant pas fondamental chez Kant et tout se passe comme s'il n'y avait
des races, et en affirmant que la question du progrès n'a qu'un sens moral, pas là un horizon essentiel. Nous ne connaissons qu'un biais pour atteindre
le philosophe n'a vu que l'aspect positif et non l'aspect négatif de son la véritable pensée de Kant à ce sujet: il convient de faire observer qu'il
propos. Interdire le métissage c'est, qu'on le veuille ou non, ouvrir la n'apparlient pas véritablement à l'ère industrielle et qu'il ne mesure pas
voie à ce que l'on a osé nommer en notre siècle « l'idée de la préservation les étonnantes réussites techniques qui de son temps déjà sont en gestation.
de la race )J et l'on sait comment cette idée a été et est encore meurtrière. Kant en dépit de ses justes analyses de la Critique de la raison pure n'a
Donc nous sommes en droit d'affirmer que dans ce texte unique par sa pas la moindre idée de la révolution considérable qui va s'accomplir dans
précision Kant n'a considéré que l'aspect positif et non l'aspect négatif: le domaine de l'éclairage et de la lumière; un autre élément remarquable
le racisme. On peut faire toutefois ici une remarque importante. En lui échappe: il ne voit pas le progrès fondamental des armes à feu pendant
admettant que Kant ait commis une grave erreur, on peut toutefois le le XVIIIe siècle et rien en ce domaine ne parait l'avoir intéressé. Si nous
défendre en indiquant que si ces lignes sont bien de sa main, il a néanmoins accomplissons une revue générale des progrès techniques, nous verrons
pris la précaution de les rayer sur le manuscrit par trois grands traits verti- que Kant n'a jamais, si l'on ose s'exprimer ainsi, accroché un point vérita-
caux. C'est donc une pensée écartée. Il demeure qu'elle a eilleuré Kant. Mais blement sérieux. C'est l'homme des manufactures et non celui des usines.
en quoi consistait au juste l'aspect positif? Si nous cherchons à bien l'ana- Que l'on recherche dans les écrits de Kant des développements détaillés
lyser nous découvrirons des éléments susceptibles de combattre l'impres- concernant les différentes machines connues de son temps - par exemple
sion fâcheuse que laisse l'aspect négatif. Kant parle de la « bonne» race la machine à tisser -- on l'"eviendra les mains vides. Sans doute dans
qui a été dégradée; veut-il, pour autant, dire qu'il y a des races supérieures Théorie et Praxis il y a bien une allusion au voyage aérostatique; mais
aux autres? Si on prend les choses absolument il n'en est rien: la race d'une part cette allusion est un véritable lieu commun et d'autre part Kant
indienne n'est pas inférieure à la race espagnole (en admettant que l'on est avare de détails. On ne trouvera jamais quelque chose de bien consis-
tant et la définition de l'art donnée par Kant dans la Critique de la faculté
1. Nous remercions M. Gueth, conservateur de la bibliothèque de Colmar, pour
l'aide prédeuse qu'il nous a apporté pour la lecture de ce manuscrit. La traduction de juger est de peu de poids en dépit de la remarquable finesse de ses obser-
des passages en allemand est donnée à la fin de l'article, p. 000. vations. - Est-ce à dire que la technique est absente de la réflexion de
2. On peut lire aussi c seye t.
3. Sous toute réserve. Kant? Non, mais le progrès technique dans toute sa complexité n'est pas
4. On peut lire aussi: _ ausgewiesen t. La suite du texte est très difficile à utiliser et présent. Dans les Conjectures sur les débuts de l'humanité Kant fixe le
peut aisément être remplacée par d'autres textes. Nous pensons que ce manuscrit
non daté est postérieur à la lecture de la Jerusalem de Mendelssohn. Nous publierons le
texte allemand intégral ainsi que la photocopie du manuscrit quand nous en aurons 1. E. AmcKEs, Kant ais Naturforscher, Bd. II, ad finem.
l'occasion. 2. Nous ignoroIls le nom de ce personnage.
--"

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moment technique dans le progrès de l'homme en décrivant l'acte par dire que la compréhension des œuvres d' Herman Cohen et de Joseph
lequel l'homme dépouille le mouton de sa peau et s'en revêt. Cet acte Bohatec a permis en France d'accomplir un notable progrès. La thèse
aux yeux du philosophe enveloppe l'essence de toute technique, puis- de Jean-Louis Bruch en est un signe: cet auteur, reprenant d'ailleurs une
qu'aussi bien l'homme se pose comme l'être dont la nature est le moyen, expression de Kant, admet une duratio noumenon. C'est un grand pas,
c'est-à-dire comme l'être qui est le centre du monde. La technique - mais à notre sens il n'est pas tout à fait suffisant.
même la plus rudimentaire et c'est peut-être la raison pour laquelle Kant Si nous voulons résoudre la difficulté, le premier point à relever est sans
a si peu parlé des techniques complexes - révèle l'être raisonnable à lui- aucun doute le suivant: Kant ne s'est jamais réellement préoccupé de la
même. Il devient un Moi qui s'oppose au Non-Moi; à partir de là peu difficulté, ce qui revient à dire que celle-ci est créée de toutes pièces par les
importe dans la thématique du progrès les actes techniques complexes : interprètes et n'existe pas. A trois points de vue on Je peut montrer. En
ils ne changent assurément pas ce rapport essentiel. C'est très certainement premier lieu on remarquera avec quelle simplicité Kant s'installe dans la
en ces termes que Kant a pensé. Mais on voit bien qu'actuellement prendre réalité de l'histoire, de la pédagogie, de la religion, de la sociologie. Il ne
uniquement en considération le rapport essentiel est opérer une abstrac- prend pratiquement aucune précaution, si ce n'est celle d'indiquer, ainsi
tion considérable. On n'entre jamais, en lisant Kant, dans les développe- dans Le Conflit des facultés, que dans le domaine de l'histoire, puisqu'il
ments caractéristiques de notre époqup- : par exemple, la relation de s'agit d'actes libres, la raison ne peut se placer au point de vue du soleil
servitude qui peut s'instaurer entre l'homme et la machine. Mille autres et qu'elle est impuissante devant la tâche qui consisterait à accomplir
aspects du travail industriel ne seront pas analysés. la révolution copernicienne en ce champ. En second lieu, nous devons
Concluons cette première démarche en posant que pour Kant, le progrès observer que la chose en soi, si étroitement liée au caractère intelligible,
ne possède, comme il l'affirme, qu'un sens moral et théorique. Mais cela évolue dans la Critique de la raison pure. Au niveau de l'esthétique trans-
dit, le mot « moral )) recouvre bien des aspects qu'il sera difficile de concilier. cendantale la chose en soi est pour le philosophe qui contemple la limita-
tion de la sensibilité qui ne se sait pas elle-même comme limitée; dans le
IJ langage commun, observe Kant dans son écrit consacré aux progrès de la
métaphysique depuis Wolf, on parle des phénomènes comme s'ils étaient
Qui dît progrès dit aussi temporalitp et nous sommes confrontés des choses en soi. :Mais déjà :au niveau de l'analytique transcendantale les
ici à une difficulté très sérieuse dans la pensée de Kant: comment conce- perspectives se modifient: c'est l'entendement qui découvre la sensibilité
voir une autre temporalité dans la philosophie transcendantale que la comme limitée et lui impose des limites. La chose en soi devient alors
temporalité du déterminisme? Et comment, en fonction de cette donnée noumène. Enfin au niveau de la dialectique transcendantale et de l'usagf'
qui conduit directement au caractère intelligible, admettre une histoire régulateur de la raison, qui se veut fondateur du savoir comme de la
vécue comme un progrès au sein de J'expérience? On sait assez quelles croyance, la chose en soi trouve son apothéose comme Idée: il ne s'agit
difficultés rencontrèrent les interprètes de Kant au niveau de La Religion plus alors de la liberté du noumène, mais du noumène de la liberté, qui
dans les limites de la simple rai,son. Il fallait, pensait-on, concilier deux doit être réalisé dans une expérience infinie. Cette idée de la liberté admet
choses incompatibles: d'une part l'affirmation du caractère intelligible tous les champs d'expérience, même si dans la Critique de la raison pure
comme un fait immuable et intemporel - d'autre part, puisque Kant il n'est question que de la réalisation de la science; mais cette réalisation
admet une conversion métaphysique, un état antérieur et un état postérieur infinie de la science s'accomplit au sein d'une histoire au plein sens du
sans lesquels on ne peut parler de conversion, c'est-à-dire en réalité une terme. 1 Tous les champs d'expérience! Ceci nous indique la troisième
temporalité. Léon Brunschvicg et Jules Lachelier ont buté sur cette dimension en laquelle il est possible d'introduire la temporalité exigée par le
difficulté et h~s conséquences qu'ils en ont tiré mettent en danger la morale progrès dans la philosophie de Kant. Comme nous l'avons exposé dans un
formulée pal' Kant elle-mème. Et en effet, écartant tous les commentaires article intitulé Kant und die Ordhungen des Reellen, le temps se divise en
obscurs auxquels a donné lieu l'idée de conversion, retenant l'idée de couches dans la philosophie de Kant et chacune d'entre elles correspond à
caractère intelligible plus ancienne, Brunschvicg posait que si une trans- un ordre réel, tel que le reconnaît la démarche transcendantale; ces ordres
formation profonde et réelle de la conscience devait avoir lieu - donc à du réel sont au nombre de quatre: l'existence physique, la finalité orga-
la limite une morale eUe-même - la position du caractère intelligible s'y nique, la finalité esthétique, la personnalité humaine. Il n'est pas possible
opposait. Qui ne connait la formule lapidaire de L. Brunschvicg : « Le de résumer ici l'article précité. Disons seulement que l'existence physique
caractère intelligible est la mort de la bonne volonté. ))
Nous ne pouvons ici entrer dans le détail du problème. Mais l'on peut 1. Cf. notre Oeuvre de Kant, t. J, p. 125 sq.
--r'

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correspond au simple phénomène, la finalité organique à l'être organisé pour affirmer que le travail du physicien n'a pas une autre fin que lui-même
(l'arbre), la finalité esthétique à l'être individuel c'est-à-dire le vivant (qui dans l'esprit de celui-ci. Mais d'autre part il y a cette affirmation que la
ne tolère pas la greffe et dont le goût manifeste l'ipséité) et la personnalité à raison est indissolublement théorique et pratique. La raison théorique
l'être moral de l'individu humain. Si l'on se tient dans la perspective du pur et la raison pratique sont einunddieselbe Vernunft. Dès lors il faut admettre
connaître - dépassé dans la Critique de la Raison pure à de multiples points que le savoir ne vaut pas seulement pour le savoir, mais pour la raison
de vue - alors il est exact de dire que l'homme ne peut rien comprendre, si pratique. Et en réalité c'est la praxis elle-même, 0'est-à-dire l'ensemble
ce n'est les phénomènes placés sous le signe du temps théorique qui sert à des actes reliés à la raison pratique comme domination du monde à travers
l'institution de la physique. Et de ce point de vue, qui fonde le détermi- v la conquête du Soi par le Soi, qui exige la science. Nous pourrions peut-
nisme, le noumène doit être compris comme a-temporel (expression plus 1

être dire, en allant plus loin avec Fichte, que la raison n'est théorique que
juste que celle d'intemporel). En revanche, si l'on se place dans l'ordre de parce qu'elle est pratique. Et cela signifierait que ce qui est au fondement
la pensée, et c'est ce qui arrive déjà au niveau de la téléologie où règne de la praxis, comme exigence du savoir, est la liberté elle-même qui en
tine causalité circulaire, l'effet étant à son tour cause de sa cause, alors dernière instance commande le développement de la connaissance. Cela
l'homme entre dans « un tout autre ordre des choses )) et dans un temps serait conforme à la pensée spéculative transcendantale comme à l'esprit
nouveau et spécifique. Chaque niveau possède sa temporalité propre et au dans lequel ont été rédigées les Conjectures sur les débuts de l'hllmanité.
niveau pratique, celui défini par la personnalité humaine morale, le temps Mais si l'on admet cela, il faut admettre deux autres conséquences beau-
fondé dans le noumène de la liberté se temporalise à partir de l'avenir. coup plus délicates. La première est la suivante. Pour parler le langage
Du même coup on distingue comment le progrès est possible ainsi que la fichtéen nous pourrions dire sans doute que la liberté est la chose en soi
pensée du temps et de ce point de vue la réflexion philosophique sur le dans le Moi. Cela posé demandons-nous: qu'est-ce que la chose en soi
progrès relève non du connaître, mais de la pensée, ce qui n'interdit pas Nous avons déjà montré ici même que la chose en soi possède une significa-
d'ailleurs de reconnaître un fait dans le progrès. Mais pour être précis tion qui évolue et ce qui nous intéresse est le dernier statut de celle-ci,
il ne s'agit que d'un fait pensable, non d'un fait connaissable. c'est-à-dire son sens comme Idée. Kant dans l'appendice de la Doctrine
Mais c'est en réalité le progrès pensé et connaissable de la connaissance du droit expose le contenu transcendantal de cette notion méthodique :
elle-même qui devait obliger Kant dans la Critique de la raison pure à s'atta- « Ein jedes Faktum (Tatsache) ist Gegenstand in der Erscheinung (der
cher définitivement à l'idée de progrès au sens de l' Aufkliirung. Le progrès Sinne); dagegen das, was nur durch reine Vernunft dargestellt werden kann,
théorique est un fait qui s'accomplit à deux points de vue. D'une part il was zu den Ideen gezahlt werden muss, denen adaquat kein Gegenstand
respecte les lois de la raison qui sont les structures formelles du savoir in der Erfahrung gegeben werden kann, dergleichen eine vollkommene
(loi de l'homogénéité, loi de 1& spécification, loi logique de la continuité). rechtliche VerCassung .mter Menschen, das ist das Ding an sich selbs! )))1.
Il s'agit ici des structures eidétiques formelles. Mais ce ne sont pas les Or comment ne pas effectuer un rapprochement avec le célèbre passage
seules: il y a aussi des structures eidétiques matériales : l'Idée psycholo- de la Critique de la rai.son pure en lequel Kant blâme Brucker d'avoir mal
gique, l'Idée cosmologique et l'Idée de Dieu ou de la Nature. L'esprit parlé de la République de Platon et où il précise que l'Idéal de la Raison
suit donc d'autre part ces déterminations eidétiques matériales. La pure, son Idée fondamentale, est la plus grande liberté possible, définie
synthèse des déterminations eidétiques formelles et matériales forme par une constitution parfaite, c'est-à-dire la chose en soi elle-même, si l'on
l'eidétique transcendantale, qui goûverne l'usage général de la raison et s'attache à la définition donnée à la fin de la Doctrine du droit? La liberté
que nous avons exposée ailleurs dans son mouvement complexe qui la que nous posons comme principe moteur du savoir est aussi le terme du
constitue comme le mouvement réellement méta-physique dans la philo- savoir. Elle est en même temps le terminu.s a quo et le terminus ad quem :
sophie transcendantale. Ici nous ne pouvons retracer toute la fonction de principe du mouvement de la raison théorique dans la mesure où elle se
l'eidétique transcendantale; nous voulons plutôt insister sur le point confond avec la raison pratique, dont on n'ignore pas le primat, elle est
suivant: qu'est-ce donc qui motive le développement du savoir comme aussi sa fin, car l'Idéal du connaître est d'at.teindre la chose en soi, c'est-à-
progrès continu ? dire l'ensemble des connaissances et des pensées nécessaires pour fonder
La thèse de Kant à ce sujet est difficile à saisir si l'on demeure prison- une constitution absolument juste. De là une seconde conclusion: la liberté,
nier d'une thèse comparable à celle de L. Brunschvicg. En revanche, comme principe du savoir, est le mouvement pratique de la chose en soi vers
elle peut ètre abordée avec plus de clarté si l'on tient compte du passage elle-même - la libf>rté veut s'atteindre (>t, posant son Idéal dans l'avenir,
que la Critique de la raison pure effectue de la liberté du noumène au
noumène de la liberté. D'une part, en effet, Kant est trop bon philosophe 1. Alétaphysiqllt des mœurs, Ire partit', Doctrine dll droit, nous traduisons ,oe texte
p. 255, dans notre édition de l'ollvragt'.

Il
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---r

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par l'Au(kliirung, Kant en déclarant le progrès nécessaire s'est heurté aux
c'est à partir de l'avenir que s'opère la temporalisation méta-physique
plus grands philosophes de son temps à l'exception de Lessing et dans
qui commande tous les autres horizons temporels. Kant se voit donc obligé
une certaine mesure de Herder. Unissant liberté, progrès et raison Kant,
d'admettre la conception naive du progrès comme mouvement à l'infini
si curieux que la chose puisse paraitre, se rangeait aux côtés des philo-
vers le Soi posé comme Idée. Naturellement on observera que nous avons
sophes obscurs et naïfs qui croyaient tout simplement au progrès humain.
eu recours à Fichte afin de cautionner en quelque sorte notre propos. Et
Mais si l'on se place au niveau des grands philosophes et des écrivains à
tout un chacun sait quelles réserves Kant a fait sur la lecture fichtéenne.
la mode le climat était plutôt morose et bien des doutes s'élevaient quant
A notre sens ces réserves n'auraient pas subsisté si Kant avait consenti
à la réalité du progrès. Citons les noms de Herder, Rousseau, Mendels-
à une lecture approfondie de la première Wissenschaftslehre. Nous ne
sohn et Mercier.
faisons donc nullement que jouer sur les mots; nous évoquons une pen-
Sans doute Herder accordait le progrès du genre humain et en ce sens
sée fondatrice et fondamentale.
ce n'était pas un véritable adversaire pour Kant, qui avait, répétons-le
Au demeurant, cette lecture s'accorde avec tous les textes de Kant,
rejoint le camp des naïfs, comme il devait le faire plus tard en ce qui
dès que l'indispensable évolution du concept de chose en soi est admise.
concerne l'idée d'une paix perpétuelle l . Toutefois Herder se lamentait
La chose en soi ne doit pas être saisie substantiellement, mais fonction-
du fait que l'individu humain de par sa mort était exclu du progrès
nellement : c'est une Idée et même une Idée non sans rapport avec l'Idée
accompli par l'espèce «( seule immortelle» comme l'avait dit Kant. C'est
platonicienne te1Je que la décrit N atorp. Synthèse de toute l'eidétique trans-
pour répondre aux souffrances du jeune Herder, comme l'a montré
cendantale, c'est un principe régulateur par excellence. Ce fut la grave
Bohatec - et encore faut-il ajouter que Kant ne prenait _pas très au
erreur de Reinhold que de saisir substantiellement la chose en soi et cette
sérieux Herder comme le prouvent ses écrits consacrés à l'œuvre de celui-ci
erreur fut partagée par L. Brunschvicg opposant d'une part l'Idée critique
sur l'histoire de l'humanité - que le philosophe introduisit dans la
et d'autre part le système kantien - erreur inévitable dès que l'on com-
Critique de la raison pratique le postulat de l'immortalité de l'âme qui,
prend fonctionnelle ment la pensée kantienne à l'exception de la seule
selon l'interprétation d'K Weil, lui parut aussitôt accompli plus ou
chose en soi à laquelle on attribue non pas le statut d'Idée qui est le sien,
moins nécessaire, tant et si bien qu'il en est fort peu question dans la
mais le statut de substance. En revanche, si l'on accepte la thèse ici pré-
sentée, le système kantien s'accorde avec l'Idée critique sous la réserve Critique de la faculté de juger.
Kant se débarrassa littéralement de Rousseau en l'interprétant. Mais
suivante : rien ne peut être saisi si l'on ne fait pas de la liberté la clef de
l'on ne peut plus accepter les thèses de G. Gurvitch, V. Delbos et E. Cas-
voûte du tout et le principe de l'orientation dans la pensée. Deux autres
sirer qui voyaient en cettf' interprétation - qu'ils interprétaient eux-
remarques peuvent être présentées. On observera tout d'abord qu'étant
mêmes assez différemment - une lecture correcte de l'œuvre de Rousseau.
donné l'unité essentielle de la raison on peut concevoir deux dialectiques.
La signification de la philosophie de Rousseau échappe à quiconque se
D'une part, il y a la dialectique fondatrice qui voit la liberté, comme
refuse à voir en lui un prophète de la décadence inéluctable, uniquement
raison pratique, diriger le progrès des sciences - et ce progrès, en fin de
soucieux de retarder la catastrophe finale dans les petites sociétés fermées.
compte, doit servir l'union juridique des hommes. Mais d'autre part on
Or c'est cette idée de la décadence et de la catastrophe que Kant a repous-
peut considérer une autre dialectique, celle qui verrait la raison théorique
sée, comme il devait plus tard repousser le jugement sceptique de Rousseau
influencer la raison pratique en rendant possible, par exemple, la consti-
tution d'horizons techniques. La différence entre ces deux dialectiques sur la paix perpétuelle. En fait, l'accord de Rousseau et de Kant est un
serait que celle dominée par la liberté - la dialectique essentielle - est mythe que peut détruire toute analyse- sérieuse '.
Mais à bien y regarder le plus dangereux penseur que Kant dut affronter
un mouvement de la chose en soi vers la chose en soi à l'infini, tandis que
l'autre serait un simple mouvement du phénomène vers la chose en soi. En était Moise Mendelssohn qui, dans sa Jérusalem (1783), dont Mirabeau
second lieu il faut remarquer comment au sein même de la théorie de la chantait les louanges, devait renverser la conception naive du progrès
science on constate l'affieurement du souci politique et juridique. C'est qu'on trouve chez Lessing et dans l'Aufkldrung. Kant, comme le prouve
un point essentiel dont nous aurons à nous souvenir. sa lettre du 16 aoùt i 783, ne marchanda pas son admiration devant l'ou-
vrage de ~Iendelssohn. La conception de ce dernier était proche de l'abdé-
III
1. Ct. notre article sur « Kant et le problème de la paix t, Guerres et Paix, 1968, nO 1..
2. Précisons que le rapprochement de Kant et de Rousseau possède une valeur poli-
La Critique de la raison pure rendait donc inévitable l'affirmation du tique. Les accorder, c'est réunir l'Allemagne libérale et la France républicaine. Tel
est l'arrière-plan des recherches d'E. Cassirer.
progrès. Or, si l'on y regarde bien, en dépit de l'influence profonde exercée

1
j
.....
~.~-

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ritisme au sens kant.ien : « L'humanité, écrivait-il, oscille constamment à une objection, écrit Fichte dans sa Sittenlehre (1798), que j'aurais cru
entre des limites fixes» et il précisait que le progrès de l'humanité toujours impossible, si elle n'avait été présentée par de bons esprits familiers de la
partiel était sans cesse compensé par une chute à un autre endroit, tant philosophie transcendantale. Comment, demandent-ils, peut-on s'appro-
et si bien que l'humanité était enfant, adulte et vieillard toujours cher d'un but infini? Est-ce que devant l'infini toute grandeur ne sombre
en même temps : sa conception n'allait pas immédiatement à l'en- pas dans le néant? - On devrait pourtant penser qu'il J).e s'agit en cette
contre de la morale et Kant dès lors ne trouvait plus d'argument au sein difficulté que de l'infini comme chose en soi. Je m'approche (de ce but)
de son éthique pour contrecarrer les vues de l'auteur de la Jérusalem. Il pour moi. Cependant il m'est impossible de saisir l'infinité; c'est donc
pouvait interpréter Rousseau comme je l'ai expliqué ailleurs 1 ; en revanche, toujours un but déterminé sur lequel porte mon regard et je puis sans
il ne pouvait pas s'opposer immédiatement à Mendelssohn. Il ne le fit aucun doute m'approcher de ce but déterminé, bien que lorsque je l'aurais
qu'en fonction de la Critique de la raison pure qui commandait un progrès atteint, par le perfectionnement de mon être to.ut\ entier, ainsi que de mon
à l'infini. C'est elle qui lui forçait la main et l'obligeait à rejoindre le camp intelligence qui en résulte, mon but se trouvera d'autant plus éloigné à
des philosophes obscurs et naïfs croyant fermement dans un progrès nouveau; et c'est dans cette perspective générale que je peux m'approcher
général. L'admiration portée à l'ouvrage de Mendelssohn qu'il ne criti- de l'infini ».
quera que dix ans après dans Théorie und Praxis - tant de temps pour Ainsi nous possédons maintenant une bonne intelligence des présuppo-
réfuter une conception opposée à la sienne, il y a là quelque chose de sés kantiens, de l'horizon dans lequel peut se déployer son Jdéc du progrès
significatif - l'aurait plutôt porté à rejoindre les esprits brillants et à l'infini; il ne reste qu'à opérer le remplisse ment de l'Idée pure du progrès
pessimistes. Les arguments avancés en 1793 contre Mendelssohn - par dont nous avons éclairé les déterminations essentielles en indiquant
exemple que Mendelssohn se contredit lui-même en concourant au bien sa temporalité en même temps que sa racine, à savoir la chose en soi
général et au progrès universel par sa propre philosophie - sont assez comprise comme constitution infinie donnée dans l'Idéal de la raison pure.
pauvres. Mais, redisons-le, la Critique de la raison pure ne laissait pas le
choix à Kant. IV
Enfin il faut citer Mercier. L'Allemagne de Kant réserva un accueil
très chaleureux au livre de ce visionnaire : L'A.n deux mille quatre cent Le premier remplissement de l'idée pure du progrès en tant qu'Idée
quarante, rêve s'il en fut. Goethe mentionna ce livre avec faveur à plusieurs d'une constitution juridique pariaite se trouve dans le texte consacré
reprises. Herder écrivit à son sujet dans les Frankfürter Gelehrten Anzeigen au développement de L'Idée d' llne histoire universelle au point de vue
d'une manière très favorable. Wieland et Jacobi l'estimèrent. Or une cosmopolitique. Cet ouvrage de Kant, ce court article, est d'une portée
œuvre aussi utopique que celle de Mercier - œuvre utopique du début à fondamentale. Dans ce texte, parfois inspiré par la notion concrète et
la fin - ne peut êtfe rédigée que par un esprit chagriné par ce qu'il voit. historiquement réelle du despotisme éclairé que Frédéric le Grand faisait
L'utopie - ne l'oublions pas - est la négation du, réel, tandis que l'idée régner en Prusse, Kant proposait neuf thèses. Les six premières intéres-
de progrès est l'acceptation de ce qui devient et de ce qu,i se fait. Que saientle progrès concret de l'homme, les trois dernières étaient de carac-
Kant fut assez pessimiste pour écrire des pages d'une insondable tristesse tère utopique. En d'autres termes la pensée réelle du progrès concret
- par exemple les premières lignes de L' / dée pour une histoire uni(!erselle possède un terme, un achèvement que ]' on peut franchir certes, mais
au point de vue cosmopolitique - redevient alors quelque chose d'assez seulement en admettant les déterminations de l'utopie. La thèse fonda-
étonnant dans le contexte indiqué. Cependant aiguillonné par la Critique mentale de Kant, héritée de Mandeville entre autres, est qUf~ jusqu'à un
de la raison pure il ne céda pas. certain point le mal concourt au bien. De par le jeu des passions (H err-
Peut-être est-ce aussi le lieu pour répondre à une objection générale sucht, Ehrsucht, Habsucht) l'homme s'élève et se dépasse; c'est l'inso-
adressée au kantisme par maints adversaires, mais dont le plus connu ciable socialité de l'homme qui fait fonctionner les âmes et les corps et
est Hegel. Que signifie l'affirmation d'un progrès à l'infini? N'est-ce pas parlant des bergers d'Arcadie Kant montrera bien que seul le mal est
une contradiction, tout progrès fini s'anéantissant devant l'infini, de telle un facteur de progrès; une bonté originelle ne saurait fonder une histoire
sorte que ce qui est fait reste toujours à faire? Ce n'est pas Kant, mais décrivant les progrès de l'homme -- ainsi linéaire, le progrès n'en est pal'l
Fichte qui devait répondre à cette objection principielle en des termes tout moins dialectique.
à fait admissibles d'un point de vue kantien: « Il me faut ici prêter attention A cette idée très importante se joint une image elle aussi décisive :
c'est celle du bois courbe (aus so krummem Holze). On retrouve l'image
1. L'Œuvre de Kant, t. II Théorie et praxis dans la peluée morale el politique de
Kant et de Fichte en 1973. de la courbure dans maints textes de Kant. Citons Les Réflexions sur
1If-
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l'éducation (dont la rédaction est de 1784, époque où fut publiée L' / dée Naturellement la question se pose de savoir jusqu'où le redressement
pour une histoire uni"erselle au point de "ue cosmopolitique), La Religion peut mener l'homme. Tout le monde connaît le célèbre texte de la sixième
dans les limites de la simple raison, la Doctrine du droit. Il ne s'agit donc proposition: l'homme est un animal qui a besoin d'un maître - mais où
pas d'une image fortuite, mais d'une image essentielle à la compréhension peut-il tl'ouver ce maitre ? nulle part ailleurs que dans l'espèce humaine -
de l'œuvre de Kant. Que signifie-t-elle? Les .textes de l'auteur de la Cri- c'est donc un cercle vicieux et le progrès spontané s'arrête ici même.
tique de la raison pure ne laissent aucun doute: la courbur~ symbolise Il n'y aura pas un redressement infini des courbures. On pourrait au
l'égoïsme, le repliement du cher Moi sur lui-même. Cela posés, admettons demeurant craindre en suivant à l'infini le redressement des courbures
une multiplicité de courbures opposées les une:s aux autres, mathématique- qu'une régénération de celles-ci ne s'effectue. C'est Voltaire qui, dans le
ment nous devons nous attendre à un redressement, la courbure X annu- Mondain, a suivi intégralement cette voie; or on peut remarquer que par
lant la courbure Y et vice et versa. « Ainsi dans une forêt, note Kant, l'afflux du luxe la courbure est régénérée et la droiture effac~e. De là le
les arbres du fait même que chacun essaie de ravir à l'autre l'air et le § 83 de la Critique de la faculté de juger en lequel tout en soulignant le
soleil s'efforcent à l'envi de se dépasser les uns les autres et par suite rôle positif du luxe Kant s'inquiète de ses « retombées li. - Mais cela
ils poussent beaux et droits. Mais au contraire ceux qui lancent en liberté posé est-il vrai que l'homme a besoin d'un maître? Essentiellement la
leurR branches à leur gré, à l'écart d'autres arbres, poussent rabougris, chose est exacte. Mais pour saisir la profondeur tragique de ce passage
tordus et courbés )1. La lecture de ce texte est la suivante: par le jeu des de Kant, il ne faut pas oublier que l'homme a eu un maître (le Christ dont
passions, l'insociable sociabilité de l'homme, on assiste à une annulation le philosophe répugne à écrire le nom) et qu'il l'a tué l • Aussi le cercle
def! passions et, comme le dit Kant, à la constitution :d'une totalité logique vicieux recouvre une réalité plus profonde, existentielle aussi
morale, il est vrai extorquée, mais néanmoins totalité morale. En revanche bien qu'historique. Et par conséquent on se trouve acculé à une impasse
la passion non réfrénée, qui se développe dans la solitude, ainsi la solitude bien plus fondamentale que le problème de la régénération des courbures
du tyran, ne trouve aucune compensation: l'arbre est tordu, rabrougri, par l'affiux du luxe. On assiste dès lors dans le texte de L'Idée pour une
courbé. Aussi la solitude est-elle au principe de la tyrannie et cette der- histoire uni"erselle au point de "ue cosmopolitique à deux mouvements
nière au principe des vices. importants. D'une part on voit tout d'abord apparaître une césure: si
L'image de l'arbre courbé qui s'oppose à d'autres arbres a une origine les six premières propositions sont placées sous le signe du progrès, les
certainement luthérienne. Pour Luther l'homme est égoïste, c'est un bois trois dernières relèvent de l'utopie. C'est une chose très rare que de voir
qui se replie sur lui-même revenant à son point de départ. L'homme est une théorie du progrès déboucher sur des sentences utopiques (et l'idée
curçus = cur"us in se = "ersus in sui amorem. C'est à cette source que d'une Société des Nations est une de ces sentences). Cette césure entre le
sans aucun doute Kant reprend l'image; il importe peu, à notre sens, progrès et l'utopie sera dans la suite des œuvres de Kant maintenue et
de remonter plus haut, car on ajoutera des noms sans rien modifier à la non maintenue et cela parfois dans des écrits voisins: c'est toute la diffi-
pensée. Considérée en elle-même l'image de la courbure est la première culté de l'interprétation des dernières pensées de Kant touchant le pro-
manifestation dans la pensée de Kant du mal radical et elle préfigure grès; c'est ainsi que le point de vue développé dans le Projet de paix
cette notion. Comme le mal d'ailleurs, si la courbure est radicale, elle n'est perpétuelle ne correspond pas à celui exposé dans le Conflit des facultés.
pas définiti"e, puisque les hommes se redressent au sein du jeu des pas- D'autre part on peut remarquer, mais il y a là en fait une grave difficulté,
sions. On remarquera bien deux choses. D'une part comme nous l'avons que le texte de L'Idée pour une histoire uni"erselle au point de "ue cosmopo-
indiqué Kant comme Mandeville s'attache à faire sortir le bien du mal, litique introduit un système de doubles portes. Il y a en effet un premier
mais d'autre part il s'oppose décisivement à Rousseau. Chez Rousseau moment vers le progrès qui correspond au jeu des passions et qui, pour
l'homme droit par nature se courbe dans la société; chez Kant en revanche ainsi dire, s'effectue en l'homme sans l'homme, le conduisant à une totalité
l'homme courbe par nature, ou - soyons plus précis - tout se passant morale extorquée, mais effective. Puis il y a les portes étroites: pour aller
comme si l'homme était courbe par nature, on assiste dans la société à un plus loin, alors que la conclusion de la sixième proposition ne parle plus
redressement de l'homme. Le point parait difficilement contestable : de progrès, mais seulement d'approximation (<< la nature nous oblige à ne
l'opposition des deux philosophes est flagrante. Et même en accordant à pas chercher autre chose qu'à nous approcher de cette Idée li),
E. Cassirer que Rousseau peint une image de l'homme naturel bien moi.ns elle fait intervenir l'homme. Vulgairement parlant: l'homme ne doit plus
idyllique qu'on ne le pense généralement, il restera au moins ceci de vrai:
tout ne se passe pas, chez Rousseau, comme si l'homme était courbe au 1. De ce point de vue un rapprochement avec Rousseau serait peut-être possible.
Pour Rousseau le Christ est l'homme parfait et cette perfection explique qu'une
point de départ - au pire l'homme n'est que nul. société dépravée l'ait condamné à mort.

l.
~

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se laisser porter par le jeu des passions, mais il faut qu'il y mette du sien, réelle de l'homme, et le fait que dans La Religion dans les limites de la
et c'est le second moment, celui de la porte étroite. Mais comment at- simple raison Kant n'hésite pas à écrire que tout se passe comme si
tendre de l'homme un tel effort, alors qu'il a besoin d'un maître et que l'homme était mauvais par nature. Cela posé, l'auteur de la Critique de
jamais, comme on le sait, on ne parviendra à tirer d'un bois si courbe la raison pure ne peut en aucun cas faire de la bonne volonté une fonction
des poutres bien droites et charpentées? Aussi bien le développement de l'anthropologie; ce serait abimer la philosophie transcendantale dans
commandé par ce deuxième moment sera-t-il utopique. la psychologie - il faut donc réfléchir en s'appuyant sur une bODIl-e volonté
Or si Kant ne s'arrête pas à la sixième proposition, pénétrant ainsi idéale: c'est alors que l'utopie intervient. Mais si l'on prend la peine de
dans les voies de l'utopie, c'est qu'il ne le peut pas. Dans le manuscrit réfléchir un moment sur la méditation kantienne, on ne peut manquer d'en
dont il a déjà été question, en dépit de ses lacunes, on découvre quelques apercevoir le caractère véritablement sensationnel. Nous avons relevé
passages clairs pour justifier l'effort de Kant: « Die Vorhersagung eines comment utopie et progrès étaient des notions opposées et même contradic-
künftigen moralischen Erfolgs ans den im Menschengeschlecht theils toires; nous avons aussi remarqué comment dans L'Idée pour une histoire
sittlichen inneren, theyls physischen ausseren Gelegenheitsursachen universelle au point de vue cosmopolitique Kant mettait en œuvre aussi
(die nicht ermangeln kônnen einzukommen), geht also aus einer Idee der bien l'utopie que le progrès, soulignant d'ailleurs combien cela était rare
practischer Vernunft in der Ordnung des Categorien der Modalitat auf dans un même texte. Or Kant ne peut faire intervenir ces deux points de
folgende Art hervor - das beharrliche Fortschreiten des Menschen- vue que parce qu'il y a quelque chose de supérieur à l'utopie comme au
geschlecht zum besseren ist moglich ; denn es ist Pflicht desselben in progrès et c'est la raison pratique. Toute la question qui domine l'inter-
der unabschlichen Reihe aller Zeugungen und der gantzen Umfange der prétation des différents écrits de Kant est de savoir comment doser ces
gesellschaftlichen Verhaltnisse auf unserem Globus dahin zu wirken (c). deux notions contraires. Tous les textes de Kant connaissent s'il s'agit
Puis sautant la considération de la seconde catégorie de la modalité, à du progrès ce double point de vue, mais c'est la part faite à l'utopie qui
savoir l'existence, Kant affirme la nécessité du progrès: « Die Wirkung aus est variable. Aucun critère précis ne peut être avancé et c'est pourquoi
jenen Ursachen ist nothwendig und kann aIs Geschichte des Menschenge- comme nous le disions en commençant, il y a une évolution dans les écrits
schlechtes für die künftige Zeit aus den gegenwartigen Vorzeichen kantiens, qui n'est pas absolue, mais relative.
vorhergesagt werden » (d).l Ces textes que nous utilisons par jeu en Mais nous pouvons atteindre le même résultat en nous penchant sur
quelque sorte - on pourrait en trouver d'autres dans les œuvres publiées ce que Kant dit du politicien dans le manuscrit de la fondation Bodmer.
de Kant - montrent bien que ce qui pousse le philosophe à admettre « Freylich wird der Politiker, der die moralischen Anlage im Menschen-
un progrès sans barrières, et par conséquent à pénétrer dans les voies de geschlecht aIs blosse Traumerung verlacht und alles von der selbst-
l'utopie, est ni plus ni moins que la raison pratique elle-même. La raison süchtigen Neigung erwartet in diesem Argument keine beweiskraft ... Aber
pratique ignore toute césure entre le progrès et l'utopie; elle ne connaît der Unglaube an Tugend überhaupt und an die Kraft einer rein morali-
que le mieux. Voici pourquoi l'utopie prend la relève de l'anthropologie schen Triebfeder ist es was seine Aussichten beschrankt und ihn sagen
dans L'Idée pour une histoire universelle au point de vue cosmopolitique. lasst : es wird wobl immer der Welt beym Alten bleiben und ferner so
Au terme de la sixième proposition énoncée en ce texte Kant déclare zugehen wie es bisher zugegangen ist )) (e). C'est le point de vue de l'abdéri-
que trois conditions sont requises pour aller plus loin que la totalité tion comme l'indique Kant, donc aussi celui de Mendelssohn. Ce point de
morale extorquée née du jeu des passions. Il faut: 10 des concepts exacts vue sè caractérise, comme le dit très clairement le manuscrit, en ce que
touchant la nature d'une constitution possible, 20 une grande expérience d'une part on répute vaine la raison pratique et les dispositions morales
(et Kant parle du voyage), 3 0 et « par-dessus tout une bonne volonté )). de l'homme, en ce que d'autre part on ne veut s'appuyer que sur le
Du point de vue psychologique et sociologique, ainsi que du point de vue jeu des passions, donc sur le système des portes larges, et enfin, compte
pédagogique, donc si l'on veut d'un point de vue anthropologique en tenu de ces deux prémisses, à affirmer que sous le soleil il n'y aura jamais
général, les deux premières conditions peuvent aisément être satisfaites. rien de nouveau. Mais on aperçoit clairement la faille de l'abdéristisme :
En revanche la troisième condition ne saurait l'être; sa réalisation postule il déclare vaine la raison pratique; voilà pourquoi réfutant Mendelssohn
ce qui précisément est en question: la rectitude de l'homme. Et Kant ne Kant fera appel à la vertu et à la raison pratique. Mais que conclure?
fait pas un mystère de la nature de cette troisième condition; elle est la Il ne faut pas agir comme le politicien: il faut avoir foi en la vertu et en
condition sine qua non, celle qui est par-dessus tout indispensable, celle la puissance de la raison pratique - alors se dévoile l'utopie justement
qui relève finalement de l'utopie comme en témoignent la courbure commandée, mais le problème se pose, infiniment délicat, et qui consiste
à savoir si l'utopie relayant le progrès énonce un rê"e ou un idéal. Dans
1. Nous respectons l'orthographe de Kant.
--" ,......

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ses derniers écrits Kant s'est prononcé tantôt dans un sens, tantôt dans
l'autre. En fait on trouve trois thèses chez Kant. Ou bien on n'aperçoit arguments sont dirigés contre Mendelssohn. Premièrement, comme déjà
pas de césure entre utopie et progrès et ce qui est affirmé est simplement dans sa lettre de 1783, Kant observe que, la Jérusalem étant un progrès
un devenir infini vers le mieux. Ou bien on aperçoit cette césure avec Mendelssohn se contredit lui-même en niant le progrès. Comme nous l'avons
un avantage ,donné au progrès. Ou bien, enfin, on aperçoit cette déjà dit le propre de cet argument ad hominem est de n'être pas très
césure, mais l'avantage est finalement donné à l'utopie. Tels sont les convaincant. Second argument: Kant fait appel à la vertu et à la raison
trois points de vue kantiens que nous nous proposons d'examiner. pratique. Troisième argument: si l'on se plaint des aspects sombres de la
civilisation, c'est que précisément la civilisation s'est développée. Qua-
v trième argument enfin: « C'est précisément le conflit des inclinations entre
elles, d'où naît le mal, qui procure à la raison un libre jeu permettant de les
La conclusion de l'éthique kantienne touchant le progrès ne peut donc subjuguer dans leur ensemble, et de faire régner, au lieu du mal qui se
être qu'assez confuse. Elle est assurément très riche, mais elle repose sur détruit lui-même, le bien qui, une fois apparu, se maintient de lui-même à
un dosage de deux notions opposées déterminé souvent par les circons- l'avenir ». Ce dernier argument est avancé en conclusion de considérations
tances. On peut discuter relativement sereinement de ce que Kant a dit sur la paix internationale et on remarquera qu'il évoque celui proposé dans
de la Révolution française, qui est un exemple passé en lequel progrès et L'Idée pour une histoire uni"erselle au point de "ue cosmopolitique, avec cette
utopie ont joué leurs rôles: regrettable dans ses excès (mieux eût valu différence toutefois que Kant n'indique aucune limitation au procès qui
peut-être en rester à l'utopie), la Révolution française prouve néanmoins transforme le mal en bien. Omission? Pensée réelle d'un progrès infini
la tendance morale de l'humanité (point de vue du progrès, qui s'appuie sans réserves ? Le problème peut se poser, mais pour notre part nous ne
sur des faits). Cependant Kant refuse que l'on recommence l'expérience pensons pas qu'il y a omission, nous jugeons plutôt qu'il y a pensée
de la Révolution française : cet heureux mélange d'utopie et de progrès réelle d'un progrès à l'infini sans réserves.
ne saurait toujours se réaliser avec tant de perfection; les risques courus Le Projet de paix perpétuelle correspond à la seconde orientation -
ont été trop grands. Aussi bien, philosophe du progrès ne redoutant pas cene qui place la césure entre progrès et utopie à l'avantage du progrès.
l'utopie, Kant se montre dans tous ses écrits - et c'est là ce qui fait Dans la seconde section de cet opuscule - le premier texte de Kant
l'unité de ses écrits en dépit des divergences certaines que nous examine- traduit en langue française - , on trouve la reprise de la sixième propo-
rons - plutôt comme un partisan acharné de l'idée de réforme. La chose sition de L'Idée pour une histoire uni"erselle au point de "ue cosmopoli-
est bien connue et le philosophe s'est exprimé sur ce point avec toute la tique, reprise en laquelle certains éléments décisifs disparaissent : « Le
netteté désirable dans La Religion dans les limites de la simple raison problème de la formation de l'État, écrit Kant, pour tant que ce soit dur
et dans la Doctrine du droit. Considér~nt la constitution de l'Église il à entendre n'est cependant pas insoluble, même s'il s'agissait d'un peuple
déclare: tous les changements ne doivent pas être attendus d'une révolu- de démons (pourvu qu'ils aient quelque intelligence) ; il se formule de la
tion extérieure et orageuse. Se penchant sur le droit public il condamne façon suivante: « Ordonner une foule d'êtres raisonnables qui réclament
formellement la Révolution au nom de principes juridiques et moraux - tous d'un commun accord des lois générales en vue de leur conservation,
on retrouve là l'influence du despotisme éclairé. Deux thèses sont essen- chacun d'eux d'ailleurs ayant une tendance secrète à s'en excepter; et
tielles: d'une part le progrès humain doit être, dans une certaine mesure, organiser leur constitution de telle sorte que ces gens, qui par leurs senti-
continu et d'autre part il doit être commandé par en haut. Ces deux ments particuliers s'opposent les uns aux autres, réfrénent réciproquement
thèses sont essentielles et suspendues à une affirmation capitale chez ces sentiments de façon à parvenir dans leur conduite publique à un résul-
Kant: « Toute autorité vient de Dieu ». Avec cela son système juridique tat identique à celui qu'ils obtiendraient s'ils n'avaient pas ces mauvaises
présente beaucoup plus de ressemblances avec celui de Pufendorf qu'avec dispositions Il. Un tel problème doit pouvoir se résoudre, car il ne requiert
ceux de Rousseau ou de Fichte. On pourrait aller même plus loin: dans pas l'amélioration morale des hommes, mais il s'agit simplement de savoir
tous les domaines la philosophie kantienne est une philosophie de la comment on peut utiliser par rapport aux hommes le mécanisme de la
réforme et l'on pourrait même aller jusqu'à parler de réforme coperni- nature pour diriger l'antagonisme des dispositions hostiles dans un peuple ».
cienne plutôt que de révolution copernicienne. Il convient d'observer qu'au niveau de l' J.<~tat, en 1795, ainsi que l'a souli-
Cela dit, nous pouvons examiner les différentes orientations de Kant. On gné Fichte, Kant sépare nettement droit et morale, tandis qu'au niveau
trouvera la première - celle qui affirme seulement un devenir infini ùe L' Idée pour une histoire uni"erselle au point de "ue cosmopolitique, il les
vers le mieux - clans la réfutation présentée de Mendeh~sohn. Quatre confondait dans des considérations sur la société. La société liée à l'amélio-
ration morale de l'homme apparaissait incapable d'établir l'État lui-même
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et c'est devant. le problème de la formation de l'État que la césure entre parenthè~es, mais est-ce possible? deux grandes vues tout à fait distinctes
progrÈ:s et utopie tombait. A présent au niveau de l'État la solution se dégagent en ce qui concerne le problème du progrès. La vue la plus
humaine apparaît possible en dépit de la thématique de la courbure, et de ancienne est celle exposée dans L' Idée pour une histoire uni"erselle au
ce point de vue l'a"antage re"ient à l'idée de progrès plus qu'à l'utopie. point de "ue cosmopolitique et elle consiste à dire que l~ problème posé,
Sans doute, il y aura des interruptions; Kant l'accorde, mais du point celui de la constitution de l'État, est insoluble (d'où la césure entre l'idée
de vue intérieur, la constitution de l'État devient parfaitement conce- de progrès et l'utopie). Quant à la vue qui ressort des conceptions
vable. L'utopie ne joue plus alors que dans le droit international, c'est-à- développées en 1795 elle consiste à dire qu'au niveau de l'État il n'y a
dire dans le rapport des États entre eux. Comme on le voit la thèse de plus place que pour le progrès, d'abord politique, ensuite atteignant la
1784 est partiellement dépassée. Bien plus! si paradoxale que la chose chose en soi elle-même: la liberté.
puisse paraître, sur un fond démoniaque le développement de la liberté Nous trouvons donc d'un côté la césure (point de vue de 1784) et de
- terminus a quo et ad quem - apparalt possible, ce qui n'était pas le cas l'autre côté, au niveau de l'État, l'absence de césure (point de vue de
en 1784. Mais dans ces conditions un développement exceptionnel s'ins- 1795). Dire que Kant n'a pas pris garde à cette apparente contradiction
taure: c'est la politique en tant que politique raisonnée qui au niveau de est tout à fait impossible. Dire qu'il a évolué est déjà beaucoup plus
l'État livre la solution de l'énigme du progrès. Précisons aussi que c'est la sérieux, mais il est difficile de croire qu'en cette évolution il n'a pas cher-
politique qui va contribuer à la réalisation au moins indirecte de la morale ché à être cohérent. La preuve en est que dans le Projet de paix perpétlulle
par la médiation de la constitution de l'État parfait. Tous les obstacles il a analysé les relations de la morale et de la politique 1. C'est là le problème,
sautent et décidément le mal radical n'est pas le mal définitif. Et puisque semble-t-il. Certes dans la Doctrine dl#- droit Kant est plus modéré: en fait
dans cette perspective la liberté peut s'épanouir, la clef de voûte du sys- le droit s'émancipe et avec lui la politique plus encore de la morale. Mais
tème kantien est la politique. si l'on y regarde de près on découvre, surtout au niveau du droit interna-
Il convient toutefois de s'arrêter quelques instants devant ce dévelop- tional, un amalgame de notions tirées de L'Idée pour une histoire unùer-
pement. Si chez un Fichte la place réservée à la théorie politique et au selle au point de "ue cosmopolitique et du Projet de paix perpétuelle. Où se
droit public est aussi nette qu'on peut le désirer - elle médiatise dans la trouve donc l'élément qui permet de synthétiser les deux points de vue?
Wissenschaftslehre le savoir et la morale' -, il faut bien avouer qu'il n'en Il semble qu'on doive le rechercher du côté de l'idée de Providence, qui
va pas de même chez Kant. Considérons l'importante Doctrine du droit; n'est absente d'aucun des textes que nous considérons. Par exemple
quand bien même on accorderait qu'elle peut contrebalancer l'imposante tout le Projet de paix perpétuelle, comme Le Conflit des facultés, se trouve
masse des trois Critiques et de tout ce qui s'ensuit, à commencer par la placé sous le signe de la Providence. Or, philosophiquement parlant, la
liberté, puisqu'aussi bien elle est quand même comprise, à titre de première Providence dont Kant a dit qu'il importait au plus haut point d'en être
partie, dans La Métaphysique des mœurs, qui se rattache à la morale, satisfait, fait dans une certaine perspective retomber la césure entre progrès
on ne peut pas dire sans paradoxes que le foyer du système est immédiate- et utopie. L'invoquer revient à déclarer que les aspects obscurs de la
ment saisissable dans la Doctrine du droit; il faut utiliser nombre de média- vie humaine sont quand même clairs à un point (le vue inaccessible à
tions. Cela dit les médiations servent à montrer que la Doctrine du droit l'homme et à partir de là on peut de nouveau admettre qu'il y a progrès
répond concrètement (ce qui ne signifie pas empiriquement) à la thèse et utopie, la césure n'intervenant pas nécessairement au même niveau
de la Critique de la raison pure elle-même beaucoup plus abstraite. C'est mais l'avantage étant à première vue donné à l'utopie.
ici que nous fait précisément défaut la thématisation kantienne du pro- C'est pourquoi notre tâche se complique encore: nous avons fait inter-
grès. Nous sommes en présence d'un étonnant paradoxe: dès lors que le venir en un sens bien précis la raison pratique comme supérieure à la
problème de la courbure est mis entre parenthèses, et Kant l'a fait cons- césure entre progrès et utopie. Nous trouvons un nouveau terme, à son
ciemment, car s'il est vrai que le Projet de paix perpétuelle avec ses pro- tour supérieur à la césure - car la Providence peut tout - mais qui la
tocoles, ses articles secrets ressemble fort à un morceau d'ironie désabusée, fait jaillir, à un point de vue psychologique et phénoménologique dès
le philosophe a été - le style le prouve ainsi que le début du texte cité: lors qu'on se tourne vers elle et c'est la Providence. Le problème du progrès
« so hart wie es au ch klingt » - parfaitement sérieux en déclarant pos- devient donc celui des fonctions respectives de la raison pratique et de la
sible la solution du problème de l'État, qu'il jugeait impossible en 1784 - Providence.
donc, disions-nous, dès lors que le problème de la courbure est mis entre A ce point de vue très élevé les différentes approches de Kant semblent
pouvoir se réunir en un fil extrêmement ténu. Définissons clairement les
termes. Premièrement, la raison pratique ignore la césUI'e entre le progrès
1. La Liberté humaine dans la philosophie de Fichte.
...........-""

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et l'utopie et commande un développement unilatéral, qui ne connait que Il est peut-être acrobatique de présenter ainsi les choses. Mais d'une
des obstacles passagers. Au point de vue de ]a raison pratique le mouve- part il ne faut jamais laisser subsister des vues contradictoires chez
ment du progrès est illimité: « Que ]e monde dans son ensemble ne cesse Kant sans tenter de les accorder et d'autre part le philosophe faisant
de progresser vers le mieux, écrit Kant dans Les Progrès de la métaphy- appel à la fois à la raison pratique et à la Providence complique la ques-
sique ... , aucune théorie n'autorise l'homme à l'admettre, mais la pure tion posée par la divergence entre L'Idée pour llne histoire universelle au
raison pratique l'y autorise, elle qui lui prescrit dogmatiquement selon point de vue cosmopolitique et le Projet de paix perspétuelle. Notons au
une telle hypothèse ». - En second lieu, la Providence qui est le contenu moins ceci pour rendre plus plausible notre reconstruction: la philosophie
même de cette hypothèse ignore aussi, absolument parlant, la césure, de Kant, tout entière, est à beaucoup d'égards un perpecti(Jisme, c'est-à-
puisqu'elle est toute-puissance et omniscience. Mais néanmoins la Provi- dire une doctrine qui envisage à différents points de vue, - et il y a
dence fait retomber la césure, puisque l'homme pensant, mais ignorant différents points de vue parce que l'homme est par sa nature un être fini 1
(le bien des choses, doit dire que jusque là il comprend, mais qu'il - difficilement reliables à première vue - Kant lui-même s'abstenant
doit pour le reste s'en tenir à la Providence et nommer son Idéal souvent de présenter la liaison combinatoire - un même problème.
un rêve. Serrons dès lors mieux les termes du problème. La raison C'est manifestement le cas pour la notion de liberté si proche de celle de
pratique est la ratio cognoscendi de la Providence - et dans une perspective progrès; comme l'a si bien dit H. Cohen le point de vue sur la liberté
objectivement pratique la Providence doit être considérée comme la (Standpunkt) élaboré à partir des données du mécanisme n'est qu'un
ratio essendi de ]a raison pratique. A partir de là, si l'on admet cette thé- point de vue: il y en a d'autres. Semblablement le thème du progrès
matisation les divergences considérables entre L' Idée pour une histoire est envisagé selon différents points de vue et c'est en tenant compte
universelle au point de vue cosmopolitiqlle sans disparaitre s'atténuent. expressément de la perspective choisie que l'on peut opérer le dosage
Si L'Idée pour une histoire universelle au point de vile cosmopolitique entre progrès et utopie.
pénètre dans le champ de l'utopie, ce n'est pas faute d'une absence de Si l'on se contente de lire les textes sans se soucier de la combinatoire
réalisme, mais c'est en fonction de la force déployée par la raison pratique qui les rend pleinement significatifs, il faut dire que Kant est allé de
qui n'admet aucun obstacle absolu au développement de l'homme et le l'idéal au rêve. A l'éloge de Platon dans la Critique de la raison pure,
philosophe se réclame justement de la Providence ou de la ruse de la raison. en dépit du mouvement du jugement réfléchissant qui soutient toute la
C'est au fond dans le même sens que le Projet de paix perpétuelle situe le thématique du progrès, répond une note désabusée du Conflit des facultés:
problème de l'État en faisant, comme on l'a vu, sauter le verrou du mal « Il est doux (suss) d'imaginer des constitutions répondant aux exigences
radical. Mais le Projet de paix perpétuelle est d'autre part constamment de la Raison (notamment au point de vue du droit), mais il est téméraire
lié à la notion de Providence, qui en beaucoup d'endroits renvoie à la de les proposer et coupable de soulever les peuples pour abolir ce qui
raison pratique, car selon la lettre du Projet de paix perpétuelle, la présentement existe. L'Atlantica de Platon, l'utopie de Morus, les Oceana
Providence n'a qu'un but ultime et c'est la paix, but qui est celui-là d' Harrigton et l' Histoire des Sévarambes d'Allais ont été successivement
même vers le quel tend la raison pratique. portés sur la scène, mais on n'en a jamais fait même rien que l'essai (mis à
Or, et Kant le souligne expressément: s'il faut être satisfait de la Pro- part le monstre manqué d'une République despotique de Cromwell) ...
vidence, elle n'en constitue pas moins un point de vue qui nous échappe. Espérer un jour, si tard que ce soit, l'achèvement d'une création politique
Le progrès est liberté: « Mais - et c'est précisément ce qu'il y a de mal- comme on l'envisage ici est un doux rêve (süsser Triium) )1. Néanmoins
heureux - nous ne pouvons nous placer à ce point de vue quand il cette note n'est pas aussi décisive qu'on le pourait penser: d'une part
s'agit de la prévision d'actions libres. Car ce serait le point de vue de la le contexte n'est pas le même que dans la Critique de la raison pure et
Providence qui se situe au-delà de toute sagesse humaine ... ». Il faut donc dans Le Conflit des facultés, d'autre part et surtout il faut faire intervenir
s'en tenir à la raison pratique comme principe et invoquer la Providence la raison pratique qui, loin de négliger le rêve, recommandera d'y travailler
comme son contenu. Et alors on arrive exactement à ce que nous préten- ainsi qu'à l'Idéal comme un devoir.
dions : la césure entre progrès et utopie tombe et ne tombe pas. Elle tombe Nous n'avons pas voulu dans cet exposé nous appesantir sur des pro-
non au point de vue de la raison pratique, mais au point de vue de la blèmes immédiats comme la paix ou le rôle du prince chez Kant. Nous
raison pratique tournée vers le Providence. Tel est le jeu complexe et com- avons, en effet, déjà traité de ces problèmes dans différents écrits. Sans
plet de la notion de progrès flanquée de l'utopie. doute ce sont des problèmes importants, très longs à expliquer, par exemple
1. En ceci Kant s~oppose évidemment à Leibniz, qui relie finitude et unique point
••• de vue.
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le rôle du prince dans les réformes politiques, mais qui ne permettent pas l'humanité que d'agir activement dans la série sans fin de toutes les
de parvenir à une vue d'ensemble du problème posé par le progrès chez productions et dans la totalité des relations sociales sur notre globe Il.
Kant. Mais et on espère l'avoir montré pour dégager la vue d'ensemble
et la fonder on rencontre de très graves et difficiles obstacles qui mettent d) « L'effet suivant de ces causes est nécessaire et peut être prédit en
en jeu la philosophie kantienne entière. Il faut notamment dégager des tant qu'histoire de l'humanité pour les temps futurs à partir des indices
a priori, des principes que Kant n'a pu ou voulu parfois exprimer lui- actuels. D
même. De là venait la nécessité de faire appel à l'œuvre de Fichte. e) « f;videmment le politicien, qui se moque de la disposition morale
Du point de vue du contenu, non plus donc de la combinatoire qui dans l'espèce humaine comme n'étant qu'une simple rêverie et qui attend
pourrait être reprise actuellement, on peut dire que bien des choses tout de l'inclination égoïste, ne trouvera aucune force probante à cet
sont mortes dans la philosophie kantienne. Kant a cru, par exemple, argument ... Mais c'est l'incroyance en la vertu en général et à la force
que le commerce succéderait à la guerre. Ce ne fut point le cas. Mais cela d'un pur mobile moral qui limite ses vues et qui lui fait dire : le monde
tenait au fait qu'il ignorait les possibilités de la guerre. Quelle ironie n'y demeurera toujours ce qu'il était et il ira comme il a toujours été.
a-t-il pas à songer qu'au moment où Kant s'éteignait, Napoléon appuyé
sur le principe divisionnaire, hérité de la Révolution française, transfor-
mait les principes de la conduite de la guerre pour un siècle et faisait
bientôt jouer l'arme commerciale. Mais il en est ainsi da.ns l'existence
humaine : quand un génie se tait, un autre se lève, et sans qu'il soit
nécessaire que ce soit dans le même domaine il annule par ses actes et
ses pensées une partie de ce que le premier avait dit.

a) On peut penser qu'il y aura toujours des hommes toujours meilleurs


ou que les hommes (dans leurs actions) feront toujours mieux. Au point de
t
vue du premier progrès dans lequel la nature devrait développer de
nouvelles et meilleures races ou bien en produire par le mélange de deux
autres, il n'y a guère à espérer parce que la nature depuis longtemps a
terminé de créer leurs formes appropriées au sol et au climat et parce
que les productions bâtardes par exemple de la race américaine avec la
race européenne ou les Druses avec la race noire ont dégradé la bonne
race sans élever proportionnellement la mauvaise race. C'est pourquoi le
gouverneur de Mexico a sagement effacé l'ordre de la Cour d'Espagne de
favoriser ce mélange des races D.
b) « Donc, puisqu'il ne faut pas toujours s'attendre à ce que de
meilleurs hommes naissent, et que par conséquent la nature de l'homme
soit en progrès, la question ne peut être que morale )l.

c) « La prédiction d'un futur résultat moral à partir des causes


contingentes en partie éthiques et internes, en partie physiques et
extérieures dans l'espèce humaine (causes qui ne peuvent manquer
d'intervenir) suit d'une Idée de la raison pratique dans l'ordre des
catégories de la modalité de la manière suivante - le progrès continu
de l'humanité vers le mieux est possible; c'est, en effet, un devoir de

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tout se passe comme si en naissant l'homme avait déjà commis une faute;
mais selon son « caractère intelligible », l'homme est bon (1).
Qu'en est-il dès lors de la souillure et de la pureté chez Kant? L'idée
de pureté est très nettement définie par l'auteur de la Critique de fa raison
NOTE SUR LES CONCEPTS pratique: la pureté est la qualité de la volonté humaine lorsqu'elle se
détermine à agir dans la seule intention d'obéir au devoir ou à la loi
DE SOUILLURE ET DE PURETÉ morale. Tel est le concept de la pureté que développe Kant dans la
DANS L'IDÉALISME ALLEMAND première section des Fondements de la métaphysique des mœurs. Il est bon
de remarquer que Kant n'a pas trouvé les éléments de sa définition dans
une tradition théologique, mais juridique. C'est en effet dans l'œuvre de
Pufendorf que nous découvrons la notion de « bonne volonté » sur
laquelle s'appuie Kant pour déterminer le concept de pureté. « Sur quoi
il faut remarquer, écrit Pufendorf, qu'une action pour être Bonne doit
non seulement avoir à l'égard de sa matière toutes les conditions portées
par la Loi, mais encore être régulière à l'égard de la forme; c'est-à-dire
faite, non par ignorance ou pour quelque autre raison, mais uniquement
en vue de rendre à la Loi l'obéissance qu'on lui doit» (2). La pureté est
L'idéalisme - et par idéalisme entendons essentiellement l'idéalisme donc pureté de la volonté dans l'accomplissement du devoir que prescrit
allemand - ne s'est pas construit systématiquement pour répondre au la loi morale.
problème posé par les notions de souillure et de pureté. Aussi bien serait-il L'idée de souillure est, en revanche, plus difficile à cerner : elle

,
imprudent de mettre en question l'idéalisme allemand à propos de cette possède au moins un sens large et un sens strict. Au sens large la souillure
problématique. Mais il ne serait pas sage non plus de s'abstenir de est, bien entendu, ce par quoi l'on doit qualifier toute action qui n'est
rechercher quelles leçons il a pu, à l'occasion, nous donner. pas accomplie par devoir et conformément au devoir. En règle générale,
on peut assurer que Kant voit dans la pureté plutôt un idéal qu'un fait.
1 Au début de la deuxième section des Fondements de fa métaphysique des
*** f
mœurs il écrit : « En fait, il est absolument impossible d'établir par expé-
Ce qui confère à l'idéalisme allemand, face à cette problématique, rience avec une entière certitude un seul cas où la maxime d'une action
une relative unité - relative parce que négative - , c'est que dans d'ailleurs conforme au devoir ait uniquement reposé sur des principes
l'atmosphère intellectuelle héritée de l'Aufklarung, il a évité de considérer moraux et sur la représentation du devoir. Car il arrive parfois sans
les notions de souillure et de pureté sous leur aspect religieux. L'idée doute qu'avec le plus scrupuleux examen de nous-mêmes nous ne trou-
de péché disparaît ou à tout le moins ne joue plus une fonction décisive vons absolument rien qui, en dehors du principe moral du devoir, ait
chez Kant, Fichte, Schelling et Hegel. Kant écrit avec beaucoup de pu être assez puissant pour nous pousser à telle ou telle bonne action et
clarté et de décision dans la Religion dans les limites de la simple raison : à tel grand sacrifice; mais de là on ne peut nullement conclure avec
« Quelle que soit d'ailleurs l'origine du mal moral dans l'homme, la certitude que réellement ce ne soit point une secrète impulsion de
plus inadéquate de toutes les façons de se représenter la diffusion et la l'amour-propre qui, sous le simple mirage de cette idée, ait été la vraie
continuation de celui-ci dans tous les membres de notre espèce et dans cause déterminante de la volonté; c'est que nous nous flattons volontiers
toutes les générations consiste à se le représenter comme nous étant en nous attribuant faussement un principe de détermination plus noble;
venu de nos premiers parents par hérédité» (1). Sans doute Kant parle mais en réalité nous ne pouvons jamais, même par l'examen le plus rigou-
d'un mal radical et cite le vers d'Horace : reux, pénétrer jusqu'aux mobiles secrets ... » (3)' Kant n'a rien oublié
Vitiis nemo sine nascitur des leçons du XVIIe siècle français - La Rochefoucauld, La Bruyère, etc.
Il sait que la conscience n'en a jamais fini de se tromper elle-même, qu'elle
Néanmoins, comme on le voit d'ailleurs dans sa philosophie de l'édu-
cation (2), Kant ne reconnaît aucune souillure transcendante. Cettes
(1) Anthropologie du point de vue pragmatique, Paris, 1964, p. 163-164.
(1) La religion dans les limites de la simple raison, Ire Partie, § IV. (2) PUFENDORF, Le droit de la nature et des gens, Livr. l, chap. VII, § 4.
(2) Réflexions suri 'éducation, Paris, 1966, p. 32-35. (3) Textes parallèles, in Eine Vorlesung ueber Ethik (P. MENZER, 1924).

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possède ses ombres et ses régions impénétrables et que c'est un effet


mineur de son art que de se faire paraître pure lorsqu'elle ne l'est pas.
« Oublions la conscience! » proclame le tragédien - mais répondrait
1 Kant rejoint les principales idées de sa philosophie de l'éducation. Cer-
tains jugeront que celles-ci manquent de subtilité - mais l'une des
leçons fondamentales de Kant, parmi tant d'autres, c'est qu'en ces choses
Kant:« C'est là précisément ce que nous étions en train de faire! » - et la qualité du raisonnement se mesure à sa simplicité. Ce fut le mérite
c'est une chose sans grandeur et bien quotidienne. C'est pourquoi il de l'idéalisme allemand que de l'avoir entendu. Ces génies raffinés surent
faudra élargir en un sens le concept large de souillure; il Y a d'une part en ceci être rustiques et sains.
l'acte et l'intention qui doivent être dits mauvais - il Y a d'autre part Mais il existe aussi un concept strict de la souillure chez Kant. Il
les faciles acrobaties de la conscience qui lui procurent une belle image concerne la sexualité. Ce concept est développé dans le § 7 de la Doctrine
d'elle-même. de ta vertu. Dans les thèses kantiennes relatives au mal (à l'éloignement
Si un tel état de fait est chose désolante pour le moraliste, en revanche de la pureté), on relève toujours les trois degrés distingués par.\Kant :
le médecin des âmes, le psychologue, y découvrira un indice de santé « Premièrement : la fragilité (fragilitas) de la nature humaine » qui
bien rassurant: n'est-ce pas la vraie respiration de la conscience que consiste dans la réticence à suivre les mobiles moraux;« Deuxièmement:
cette« Verstellung », que ce déplacement équivoque? N'est-ce pas ce qui l'impureté (impuritas, improbitas) du cœur humain» qui se définit par
permet à l'homme de vivre et de travailler? J'ai fait le mal - je fais « le penchant à mêler des motifs immoraux aux motifs moraux » (1)
le mal en me cachant, plus ou moins consciemment, que j'ai fait le - cette impureté (Unlauterkeit) lest au demeurant le principe de la dia-
mal-la souillure s'annule et je suis de nouveau prêt à de bonnes actions. lectique de la .cpnscience que nous venons de relever en traitant de la
Peut-on condamner ce procès, cette dialectique de la conscience? Kant souillure au sens large; « Troisièmement » : la méchanceté (vitiositas,
a répondu avec une suffisante précision à cette question en .réprouvant pravitas) ou, si l'on préfère, la corruption (corruptio) du cœur humain »,
à la fois le manque de scrupules et l'ascétisme monacal et en recomman- qui est le penchant du libre arbitre à des maximes qui font passer le
dant la gymnastique éthique. Il écrit dans la Doctrine de ta vertu : « La motif de la loi morale après d'autres. La souillure au sens strict s'inscrit
culture de la vertu, c'est-à-dire l'ascétique morale, possède comme prin-
cipe de l'exercice vigoureux, ferme et courageux de la vertu, cette sentence
des stoïciens : habitue-toi à supporter les maux contingents de cette vie
et à écarter les jouissances superflues ... C'est une espèce de diététique
,
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dans cette échelle, si l'on ose dire et au plus bas - c'est-à-dire au niveau
de la corruption.
C'est que la sexualité offre à l'homme une possibilité exceptionnelle;
en elle et par elle l'homme peut atteindre quelque chose qui est plus que
pour l'homme qui consiste à se conserver sain moralement ... En revanche, la fragilité ou que l'impureté, plus que la dégradation de l'humanité en
l'ascétisme monacal qui a pour effet, en raison d'une peur superstitieuse soi. Parlant du plaisir sexuel Kant dit: « On prouve dans la doctrine du
ou d'un hypocrite dégoût de soi-même, des mortifications et des tortures droit que l'homme ne peut se servir d'une autre personne pour se procurer
du corps, ne vise pas la vertu, mais une expiation fanatique; qui consiste ce plaisir que sous la réserve particulière d'un contrat juridique par lequel
à se punir soi-même et à vouloir racheter ses fautes au lieu de les regretter deux personnes s'obligent réciproquement. Mais ici la question est de
moralement (c'est-à-dire en recherchant l'amélioration). Or, une peine savoir si par rapport à cette jouissance ne prévaut pas un devoir de
que l'on choisit soi-même et que l'on s'inflige soi-même (alors qu'elle l'homme envers lui-même, dont la transgression est une souillure (Schiin-
doit toujours être infligée par un autre) est une contradiction et elle ne dung) (et non pas seulement une dégradation) de l'humanité en sa propre
peut susciter la joie qui accompagne la vertu, et, tout au contraire, ne personne. La tendance à ce plaisir s'appelle amour de ta chair (ou simple-
peut pas exister sans une haine secrète contre le commandement de la ment volupté). Le vice qui en résulte est l'impudence, et la vertu en rap-
vertu. - La gymnastique éthique ne consiste donc que dans la lutte port avec ces penchants sensibles s'appelle chasteté, qu'lI faut présenter
contre les penchants naturels, qui a pour fin de nous en rendre maîtres ici comme un devoir de l'homme envers lui-même. La volupté est
dans les cas menaçants pour la moralité; et par conséquent elle rend contraire à ta nature lorsque l'homme n'y est pas poussé par l'objet réel,
courageux et joyeux dans la conscience de sa liberté reconquise» (1). mais par la représentation imaginaire de celui-ci qu'il se crée lui-même
On le voit bien: on peut être à la fois moraliste et psychologue. La psycho- contrairement à la finalité» (2). Dans la dernière partie de ce texte Kant
logie ne saurait consister à favoriser les obscures démarches de la cons- condamne en même temps que l'amour de la chair le plaisir personnel; on
cience; la morale ne saurait, quant à elle, se proposer comme un obstacle retrouve cette condamnation dans la conclusion des Réflexions sur l'éduca-
à la vie humaine : psychologie et morale s'accorderont dans le concept, tion (3). Devant la sexualité Kant recule comme devant ce qui est pour
qui pourra paraître quelque peu désuet, de gymnastique morate. Ce faisant
(1) La religion dans les limites de la simple raison, pe Partie, § II.
(2) Métaphysique des maurs, II, § 7.
(1) Métaphysique des maurs, II, Paris, 19 68 , § B. (3) P. 147- 14 8.

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l'homme source de souillure. Dans Eine Vorfesung ueber Ethik distinguant cette même mesure il est un sujet, qui peut avoir droit de propriété sur
le crimen camis secundum naturam (inceste) et le crimen camis contra naturam d'autres choses. » L'homme n'est pas sa propre propriété parce qu'il est
(par exemple l'homosexualité), Kant remarque : « Le suicide est sans une personne -les concepts de personne et de propriété s'excluent; un
aucun doute la chose la plus effrayante qu'un homme puisse commettre être est ou personne ou propriété, mais « il est impossible d'être en
envers lui-même et cependant ce n'est pas une chose si ignoble et si basse même temps chose et personne » (1). Ce faisant Kant remontait jusqu'à
que les crimina carnis contra naturam. Cela c'est entre tout ce que l'homme la racine même de l'idéalisme transcendantal moral, au dévoilement de
peut faire qui est le plus méprisable.» Et Kant ajoute:« C'est précisément l'homme comme sujet et personne, montrant bien ainsi que la sexualité,
pour cette raison qu'on ne peut parler des crimina camis contra naturam; comme possibilité de la souillure au sens strict, constituait quelque chose
le fait même d'en parler suscite un dégoût qui, encore une fois, ne se ren- d'exceptionnel et avec quoi l'on ne saurait transiger.
contre pas dans le suicide. Tout un chacun se retient de parler de ces
vices, tout maître hésite à en parler, quand bien même cela procéderait
***
de la meilleure intention, prévenir ses élèves» (1). La souillure au sens
large pose le problème du langage, du discours, de la communication -
c'est, en somme, la tour de Babel quotidienne. La souillure au sens strict L'éthique fichtéenne n'a guère modifié les points de vue développés
est le monde du silence. par Kant, tant en ce qui concerne le concept large que le concept strict
Si l'on admet, comme nous avons essayé de le montrer ailleurs, que le de la souillure. Sa contribution originale à la science morale se situe
problème de la communication est le problème de l'idéalisme transcen- dans de toutes autres perspectives. Fichte assurément n'a pas manqué de
dantal kantien - problème exprimé en cette interrogation : « Mais voir comment la sexualité posait de manière dramatique le problème des
penserions-nous beaucoup, et penserions-nous bien, si nous ne pensions relations de la raison et de la nature (2), mais d'une manière générale
pas pour ainsi dire en commun avec d'autres, qui nous font part de leurs ses thèses rejoignent celles de Kant. On ne saurait en dire autant de
pensées et auxquels nous communiquons les nôtres? » (2) - dès lors Hegel au premier abord - et cependant, tout bien considéré, l'auteur de
la souillure au sens strict, même si elle n'a pas présidé à l'élaboration la Phénoménologie de l'esprit n'est pas seulement accordé avec celui de la
systématique de l'idéalisme, devient l'obstacle absolu à sa réalisation: Critique de la raison pure en fonction d'une même atmosphère intellec-
la possibilité exceptionnelle qui menace et peut-être ruine toutes les tuelle : au-delà même de la contradiction de Kant et de Hegel on peut
autres. Non pas le Non-Moi comme dirait Fichte, mais le non-humain. découvrir un accord très profond.
On s'étonne, il est vrai, souvent du rigorisme de Kant, particulièrement Contradiction de Kant et de Hegel - telle est la relation la plus
abrupt en ces questions et l'on se demande parfois s'il n'aurait pas dû frappante entre ces deux philosophes qui représentent l'un l'origine et
parler, s'expliquer clairement. La conclusion des Réflexions sur l'éducation l'autre l'achèvement de l'idéalisme allemand. Contradiction dans le
nous assure qu'il s'est trouvé tenté. La lecture de la Doctrine de la vertu domaine de la théorie de la connaissance pure, considérée au niveau
confirme qu'il s'est décidé à se taire. Peut-être conviendrait-il de parler phénoménologique et au niveau dialectique - contradiction dans la
moins de rigorisme que de décision. Vouloir juger de la qualité de cette philosophie de la nature - contradiction, enfin, dans la philosophie
décision, la juger ou bonnne ou mauvaise est chose difficile. morale. Il y a quelque paradoxe à parler d'un accord de Kant et de Hegel
Dans Eine Vorlesung ueber Ethik en discutant le problème de la sexua- et cependant il semble avoir existé dans la problématique de la souillure
lité et en s'opposant aux philosophies qui pensent le traiter suivant les et de la pureté.
règles de la prudence (nach der Regel der Klugheit), et non celles de la En ce qui concerne le concept de pureté (ou de souillure au sens
morale - les seules recevables en ceci - Kant faisait une observation large), l'accord est loin d'être évident, Hegel ayant sévèrement critiqué à
très remarquable. La question posée étant celle de savoir si et dans quelles plusieurs reprises l'éthique kantienne de la bonne intention. Dans la
conditions l'homme peut faire usage de ses facultés sexuelles, Kant Phénoménologie de l'esprit - en un texte où, il est vrai, Kant n'est pas
notait: « L'homme ne peut pas disposer de soi-même, parce qu'il n'est directement visé - Hegel écrit - et c'est tout un programme! : « Das
pas une chose. L'homme n'est pas sa propre propriété. C'est une contra- wahre Sein des Menschen ist vielmehr seine Tat» (3) : l'être-vrai de l'homme
diction. Et en effet dans la mesure où l'homme est une personne, dans est plutôt son acte. On comprend par là que Hegel ne pouvait guère
éprouver d'inclination pour une éthique de la pure intention. Deux
(1) Eine Vorlesung ueher Ethik, p. 215.
(2) Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée? (Paris, 1959), p. 86 et mes commentaires. Cf. aussi (1) Eine Vorlesung ueber Ethik, p. 2.07.
mon écrit Théorie et praxis dans la pensée morale et politique de Kant et de Fichte en 1793 (Paris, 19 68 ) (2) J. G. FICHTE, Das System der Sittenlehre, S. W., Bd IV, p. 328 sq.
ou ma Liberté humaine dans la philosophie de Fichte (Paris, 1966). (3) HEGEL, Phaenomenologit des Geistes, p. 2.36 (Hoffmeister), trad. J. HYPPOLITE, t. I, p. 267.
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points semblent avoir spécialement attiré son attention. D'une part profondeur. Un concept de pureté qui'" coïncide avec le désengagement
Hegel s'est attaché à combattre ce que l'on pourrait appeler la fausse est en réalité un mensonge de la conscience. A ce point il est déjà raison-
pureté. D'autre part il s'est opposé avec violence aux développements de nable de se demander si Hegel s'oppose effectivement à Kant dont les
l'éthique kantienne et plus particulièrement aux célèbres instructions écrits furent l'occasion pour beaucoup de sombrer dans la fausse pureté,
concern.ant la généralisation des maximes, destinées à nous assurer, en parlant beaucoup de la loi morale, de la pureté de l'intention et d'autres
selon Kant, de la pureté de l'intention. choses encore. Rien n'est moins sûr. Kant, nous l'avons vu, se méfiait
D'une manière générale Hegel s'est tout d'abord opposé à toutes les le premier des prestiges, des mascarades et des mensonges de la conscience
formes de la fausse pureté, à la vertu déclamant par exemple contre le et lorsque dans un langage qui peut, encore une fois, nous paraître
cours du monde. Il est inutile de crier que le monde est perverti et se désuet il parlait de gymnastique éthique, il tenait un discours sans doute
proposer la perversion de la perversion. Les armes étant mesurées et plus profond que nous ne pouvions le penser.
pesées le cours du monde triomphera. « Le cours du monde remporte Mais, d'autre part, Hegel s'oppose aux instructions kantiennes qui
donc la victoire sur ce qui, en opposition à lui, constitue la vertu; il concernent la généralisation des maximes et qui doivent nous assurer de
remporte la victoire sur elle qui a POu! essence l'abstraction privée la pureté de l'intention. Thème constant chez Kant, critique toujours
d'essence. Toutefois il ne triomphe pas de quelque chose de réel, mais renouvelée chez Hegel (1). Que reproche essentiellement Hegel à l'ins-
bien de la fiction de différences qui ne sont pas des différences, il triomphe truction kantienne concernant la généralisation des maximes ? Essen-
de discours pompeux concernant le bien suprême de l'humanité tiellement ceci : toute réflexion, toute méditation pour savoir si oui ou
et l'oppression de celle-ci, concernant le sacrifice pour le bien et le mau- non le principe d'une action est juste, toute opération de ce genre est
vais usage des dons; de telles essences idéales, de tels buts idéaux s'écrou- en elle-même immorable; elle ébranle, jusqu'en ses fondements les plus
lent comme des phrases vides qui exaltent le cœur et laissent la raison intimes, tout ce qui est su tant par les lois écrites que par les lois non
vide, qui édifient sans rien construire ... » Et Hegel poursuit en déclarant: écrites comme le vrai, le bien et le beau. Kant pose la question de savoir
« Le vide de tels discours aux prises avec le cours du monde se décou-
s'il convient de généraliser absolument la maxime des actions qui veut
vrirait lui-même sur-le-champ si seulement on devait dire ce que ces que l'on rende ce qui a été confié en dépôt. Mais Hegel estime que toute
discours signifient; c'est pourquoi ces significations sont présupposées cette opération est superflue et immorale: « Ce n'est donc pas parce que
comme bien connues» (1). Ce qui réfute décisivement le discours de la je trouve quelque chose de non contradictoire que cela est juste; mais
fausse « pureté» c'est surtout qu'il méconnaît ce fait radical: l'homme cela est juste parce que c'est le juste. Le fait que quelque chose est la
est engagé dans le monde. On peut bien nommer souillure cet engage- propriété d'un autre se trouve au fondement; sur cela je n'ai pas à faire
ment inéluctable; mais puisque c'est un fait, autant le reconnaître et tant de ratiocinations, je n'ai pas à chercher ni à évoquer des pensées, des
renoncer aux discours pompeux, à l'écrasante « nullité du bavardage ». connexions, des considérations de diverses sortes; je n'ai pas besoin de
Qui méconnaît le fait de l'engagement construit un édifice de « fausse penser à faire des lois, ni à les examiner... » (2).
Comment ne pas voir cependant qu'à travers cette opposition d'une
pureté ».
D'où la polémique hégélienne contre les artistes de l'existence. Car on exceptionnelle violence se découvre un point de vue commun très pro-
s'imagine avec grande aisance qu'on atteindra la pureté en abordant fond? Pour les deux philosophes l'essentiel est et demeure la pureté de
l'existence et l'histoire réelle par une approche esthétique; c'est-à-dire l'intention. Hegel dit qu'on la pervertit et qu'on ouvre la porte aux bri-
en déréalisant le monde par une opération de théâtralisation, si bien gands avec toutes ces opérations de généralisation; Kant, qui décidément
que tout tombe de l'être dans la manière d'être. C'est la grande tentation, se méfie de la conscience, veut qu'elle s'examine un peu, convaincu
celle de « l'acte qni présente l'aspect du mouvement d'un cercle qui, d'ailleurs - ce que Hegel ne pouvait ou plutôt ne voulait pas voir en
librement et dans le vide, se meut soi-même en soi-même, qui, sans raison des idéaux civiques qui étaient les siens - que cet examen ne lui
rencontrer d'obstade, tantôt s'agrandit et tantôt se restreint, et qui, fera aucune peine et n'ébranlera pas beaucoup la morale, à coup sûr bien
parfaitement satisfait, joue seulement en soi-même et avec soi-même» (2). moins que certaines« inventions ». C'est qu'au point de vue de Kant on
L' « ironie» à la Schlegel (3) est une des mille figures de cette tentation. ne saurait ouvrir, ce faisant, la porte aux brigands : et où a-t-on vu que
Hegel n'y voit que fausse pureté ou, si l'on préfère, que le creux de la des brigands s'inquiètent de généraliser leurs maximes? Il n'y a et il ne

(1) Cf. Ueber die wiS!enschaftlichen BehandlungsartnJ des Naturrechts, etc. (GLOCKNER, S. W.,
Bd J, p. 466-468), Geschichte der Philofophie (S. W., Bd XIX, p. 592), Phaenomenologie des Gcistes,
(1) Phaenomenologie du Gdstes, p. 280 (trad. HYPPOLYTE, t. l, p. 319)' p. 308 sq. (trad. HYPPOLITE, t. 1, p. 350 sq.).
(2) Ibid., p. 284 (trad. HYPPOLlTE, t. l, p. 323)' (2) Phaenomenologie des Geistes, p. 312 (trad. HYPPOLITE, t. l, p. 355).
(3) Cf. Rechtsphilosophie (Philosophie du droit), § 140, Anm. F. (GLOCKNER, Bd VII, p. 216).
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peut y avoir que des consciences sincères, décidées à être pures, pour
examiner leurs maximes. Hegel s'inquiète beaucoup trop du mouvement ***
de la réflexion; si le danger doit venir - s'il est déjà venu, ce n'est Qu'en est-il alors de la sexualité? Hegel est un philosophe qui a
certainement pas de là. subi l'influence du romantisme et qui ne se résignera jamais à approuver
Mais demandera-t-on quel est le sens de cette polémique hégélienne, la froideur du langage kantien. Par exemple, dans sa Philosophie du droit,
en laquelle on tient d'ailleurs moins compte du fait qu'il ne s'agit pas Hegel note: « On ne peut donc subsumer le mariage sous le concept de
tellement en généralisant, comme le veut Kant, d' « obtenir» une inten- contrat. Cette subsumption est établie chez Kant, dans toute son horreur,
tion pure, que de s'assurer qu'on « possède» une volonté pure? Est-ce il faut bien le dire» (1).
une divergence sur la notion d'engagement? La chose est concevable, Mais comme Kant, Hegel a vu dans la sexualité une possibilité de
mais en somme insuffisante : qui osera prétendre que l'intention chez souillure exceptionnelle et les pages consacrées dans la Phénoménologie de
Kant ne se veut pas action? Qui osera dire que le kantisme méconnaît l'esprit au personnage de Faust ont une haute signification. Chez Kant
et n'assume pas la vérité de la souillure historique, de cette contingence la sexualité débouche sur le silence, sur la non-communication - sur la
historique qui fait que la volonté se défigure en ses actes? Et qui, tout destruction de la philosophie; plus exactement : la sexualité peut aboutir
à l'inverse, donnera aux propos de Hegel: l'être vrai de l'homme est à ruiner l'univers du discours, bien qu'elle puisse aussi être contenue.
plutôt son acte - et celui-ci trop célèbre - emprunté à Schiller, comme Nous trouvons chez Hegel la même pensée. Il y a dans la sexualité une
on l'ignore trop (1). « L'histoire du monde est le tribunal du monde », possibilité exceptionnelle et cette possibilité c'est la négation de la science,
une signification à ce point extrême qu'elle se renverse en son contraire? de la raison, du discours.
L'origine de cette polémique est en fait double. Extérieure tout d'abord; Dans le personnage de Faust nous voyons la conscience se livrer à la
comme bien d'autres, Hegel n'a pu supporter les creuses déclamations sexualité et permettre à ce qui n'est qu'une possibilité exceptionnelle de
des « kantiens », appuyés, si l'on ose dire, sur la loi morale et la pureté se réaliser. Hegel, pour caractériser le mouvement de cette conscience,
de l'intention. Hegel, le plus souvent, faisait face à un kantisme dégénéré. cite, en les déformant, quelques vers de Goethe :
Cela crée une ambiance favorable aux polémiques et où l'on se propose, Es verachtet Verstand und Wissenschaft
de manière très logique, d'abattre le grand pour écraser les petits. Inté- des Menschen allerhochste Gaben
rieure ensuite: comme Hôlderlin, Schelling, ses camarades au Stift de es hat dem TeuJeI sich ergeben
Tübingen, Hegel a été saisi par l'idéal de la cité antique. En cet idéal il und muss zu Grunde gehn (2.).
avait trouvé la véritable pureté, celle de la vertu antique, qui « avait
une signification précise et sûre », où l'individu parvenait par la mort à L'erreur que Hegel découvre dans le mouvement de la conscience,
s'élever jusqu'à la totalité, démontrant par et dans son opération l'univer- qu'incarne le personnage de Faust, se lit dans la transformation même
salité concrète de son intention. Kant est demeuré tout à fait étranger à qu'il fait subir aux vers de Goethe et plus particulièrement au premier.
cette conception - quelque peu romantique - de ce que Hegel nomme Goethe avait écrit:
« la vertu antique ». Il ne connaît point la totalité comme totalité réelle Verachte nun Vernunft und Wissenschaft
d'une cité et l'universalité ne peut être chez lui que l'universalité abstraite
fondée par la raison. Telle est la double origine de la polémique hégé- - à la place de Vernunft Hegel écrit Verstand, au mot raison il substitue
lienne. S'il ne faut point se dissimuler sa gravité, il ne convient pas non le mot entendement. L'entendement désigne chez Hegel la fausse pensée,
plus d'en conclure que Hegel a proposé un concept de la pureté stricte- la mauvaise science, non l'esprit, mais l'apparence de l'esprit. Faust méprise
ment et spécifiquement différent de celui de Kant : ce qui le prouve, ce l'entendement - en ceci il a, si l'on ose dire, raison; mais du même coup
qui l'assure, c'est le refus commun de Kant et de Hegel d'une conception il méprise la science, die Wissenschaft et, ce faisant, il commet une erreur
esthétique de la pureté, d'une philosophie de la « belle âme» - die schone monstrueuse; il nie l'esprit au nom de sa fausse apparence. Dès lors il ne
Seele - et toute attitude qui s'en rapproche. Un tel refus indique déjà peut tomber que dans l'autre de la Science et de la Raison - c'est-à-dire
une large unité de pensée. dans le plaisir.
Par ce mouvement Faust doit s'acheminer vers l'impureté, vers cc
qui est absolument opposé à la Science et à l'idéal hégélien. Et de fait,
(1) Voyez le poème de SCHILLER (bien antérieur) intitulé Résignation.

(1) RechJsphilosophie, § 7~ (GLOCKNER, Bd VII, p. 132).


(2) « Elle méprise l'entendement et la science, les dons suprêmes des hommes; elle s'est
livrée au diahle et doit aller au gouffre.»
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la conscience faustéenne se démontre non hégélienne, s'il est permis de


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écrit que dans la sexualité la conscience ne s'atteindra pas en la forme


qu'elle souhaitait: la singularité immédiate - tout compte fait, on se
s'exprimer ainsi. A la médiation, au travail du négatif, cette conscience
trouve à deux et si l'individualité se connaît, ce ne peut être qu'au
substitue l'immédiat: « La conscience de soi se jette donc dans la vie ...
« sens biblique ... dans une autre». A quoi il faut ajouter l'enfant; on se
Plutôt que de construire son propre bonheur, elle le cueille immédiate-
retrouve père et mère: « Ainsi se succèdent les générations: la croissance
ment, et immédiatement en jouit » (1). A la science cette conscience
des enfants est la mort des parents)} (1). Ensuite J. Hyppolite a dit un
préfère le plaisir : « Les ombres de la science, des lois et des principes,
jour: « Le jeune homme veut se trouver dans sa singularité; et l'on sait
qui seules se dressent entre elle et sa propre réalité effective s'évanouissent
comment cela finit (la famille, les enfants). » L'échec de la sexualité c'est
comme un brouillard sans vie... » Enfin, à l'universalité concrète la
qu'elle finit par la prose du monde, avec par conséquent des ombres de
conscience substitue la recherche de l'individualité. Sous ce triple rapport
silence. La voilà vécue comme souillure et comme passé. On tombe dans
la conscience s'enfonce dans le monde de la solitude et nie le discours.
la banalité qu'on méprisait. Tomber dans ce que l'on méprise est l'essence
Kant condamne du dehors et catégoriquement le mouvement pour
de la souillure - la prose du monde est décidément bien puissante. On a
soi de la sexualité. Hegel ne le fait point. Peut-être juge-t-il que la philo-
choisi contre la science le risque du silence - sérieusement cela n'en
sophie n'a que trop condamné le plaisir, la sexualité - sans que jamais
valait pas la peine.
les choses ne changent? Hegel n'aime pas les jugements extérieurs et
Et quand bien même on se refuserait à accepter cette lecture pro-
hautains. Mais il est possible qu'il ait entrevu quelque chose de plus
saïque, soulignant par exemple que cela finit souvent ainsi, mais pas
décisif et que la méthode dialectique lui permettait de dégager. Ce
toujours, il resterait une vérité inébranlable. Quel que soit le chemin de
quelque chose de plus décisif serait sans doute l'idée que la mise en œuvre
lecture choisi, on en viendra bien à conclure à l'infinie futilité du Soi,
de la possibilité exceptionnelle de la sexualité doit s'effondrer elle-même.
comme singularité. Ce que nous enseigne l'idéalisme de Kant et de
Aùtrement dit elle sera vécue comme triomphe, puis comme échec; enfin
Fichte comme celui de Hegel, c'est qu'il est moins facile d'exister qu'on
le triomphe se révélant comme échec ne peut pas être lu par la conscience
ne le pense.« Le présent seul est notre joie », lit-on dans le Second Faust-
autrement que comme souillure. D'accord avec Kant pour voir dans la
Die Gegenwart allein ist unsere Freude. Cet allein ne laisse pas d'être tragique
sexualité, sous sa forme dramatique, la possibilité exceptionnelle en
- d'abord parce que le bon sens nous dit qu'il y a beaucoup de « pré-
laquelle l'homme renonce à l'univers du discours et se souille, Hegel a
sents », et pas tellement de « joies ». Ensuite parce que ... Est-il utile
sans doute jugé plus essentiel d'indiquer que c'est la sexualité elle-même
d'ajouter les profondes raisons philosophiques à la vérité du bon sens?
qui se révèle et se dévoile comme souillure.
A vrai dire dans la souillure il y a cette chose qui est Fessence du silence,
Pourquoi l'échec? - Il ya d'abord le triomphe: « La conscience de
qui est création des solitudes, la tristesse. Dans la tristesse tout se résume
soi prend alors la vie comme on cueille un fruit mûr qui vient au-devant
et se concentre. L'idéalisme allemand ne s'est pas élaboré encore une fois
de la main qui le prend » (2). On dira que ce triomphe est sans gloire,
pour répondre à la systématique de la souillure et de la pureté, mais
parce qu'il n'y a guère de résistance, le fruit est cueilli, mais il vient
il a découvert, à travers toutes les différences qu'il comprenait, le pro-
au-devant de la main - welche ebensosehr se/bst entgegenkommt, aIs sie
blème de la tristesse qui, au fond, est la vraie figure de la souillure et le
genommen wird. Il n'est pas très difficile d'être Faust; on trouve toujours
masque de la fausse pureté.
des complices et au demeurant pour aboutir à la ruine du discours, au
silence, il faut bien être plusieurs. Quoi qu'il en soit la facilité du triomphe
ne suffit pas à en éclairer l'échec, même si elle le rend prévisible. Selon
Kojève l'échec vient de ce que dans le plaisir le désir humain s'abîme ***
en désir animal, que la Lust devient Begierde (3) et c'est, en somme, Il est tout à fait inutile de tenter d'aller plus loin. En cette brève
revenir de Hegel à Kant, qui pour l'essentiel ne disait pas autre chose. recherche, nous avons, bien entendu, omis des aspects importants de la
On trouvera de nombreuses autres lectures, parmi lesquelles se signale dialectique de l'idéalisme. Ainsi nous nous sommes abstenu de montrer
tout particulièrement celle du P. Gauvin (4). J. Hyppolite proposait comment Schelling, dans ses écrits de jeunesse, avait mis en œuvre les
une lecture tout à fait prosaïque et qui, toute réflexion faite, nous appa- concepts mythologiques et platoniciens de souillure et de pureté, pour
raît comme la plus juste et la plus profonde. J. Hyppolite a tout d'abord expliciter le statut de la connaissance - d'une part le Moi absolu hors
du temps et du monde, d'autre part le Moi empirique et fini plongé dans
(1) Phaenomef1()logie des Geis/es, p. 262 (trad. HYPPOLITE, t. I, p. 298).
(2) Ibid.
(1) J. HYPPOLITE, Genèse et structure de la phénoménologie de l'esprit de Hegel, Paris, 1948,
(3) KO]EVE, Introduction à la lecture de Hegel, 1947, p. 86-87.
p. 273·
(4) R. P. J. GAUVIN, Plaisir et nécessité, in Archives de philosophie, 1965

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le temps et l'expérience, enfin entre les deux, l'événement inexplicable
de la chute, de la dégradation du sujet. Il aurait aussi été bon de parler
de Hôlderlin et de Novalis et de bien d'autres. Mais en nous en tenant à
Kant et à Hegel qui sont et seront encore longtemps considérés comme
les sommets de l'idéalisme, en indiquant leurs oppositions, nous avons SOUVERAINETÉ ET LÉGITIMITÉ
réussi à indiquer les lignes réelles des concepts de pureté et de souillure
dans l'idéalisme allemand et dépassé la simple unité négative - héritage
CHEZ KANT ET FICHTE
de l'Aufkliirung - dont nous étions parti: la pureté est la réalité du discours
et de la communication, la souillure c'est le silence, et aufond du silence, la tristesse.
C'est ainsi; et en ceci l'idéalisme se croit réaliste.

Au début de sa méditation, vers les années 60, Kant écrivait: « Je


suis par goût un chercheur. Je ressens la soif de connaître tout entière,
le désir inquiet d'étendre mon savoir ou encore la satisfaction de tout
progrès accompli. Il fut un temps où je croyais que tout cela pouvait
constituer l'honneur de l'humanité et je méprisais la populace qui
ignore tout; c'est Rousseau qui m'a désabusé. Cette illusoire supério-
rité s'évanouit; j'apprends à honorer les hommes et je me trouverais
bien plus inutile que les simples travailleurs, si je ne croyais que ce
sujet d'étude peut donner à tous les autres une valeur qui consiste en
ceci: faire ressortir les droits de l'homme.» 1 On s'attendrait à la lecture
de cette note à ce que la philosophie politique de Kant possède un
rapport positif à l'œuvre de Rousseau et en particulier à la doctrine du
Contrat social, dont il eut connaissance par l'édition genevoise de 1782.
C'est en ce sens très exact qu'Ernst Cassirer a prétendu développer la
pensée de Kant, s'autorisant d'une note des mêmes années 60 en
laquelle Kant déclare: « que Newton ayant découvert les lois du
monde céleste, et d'autre part Rousseau les lois du monde moral, le
théorème de Pope est justifié et que Dieu est innocent. »
Or que constate l'historien de Kant s'il veut bien écarter tous les
préjugés? Il aperçoit qu'en réalité la doctrine kantienne, sur le point
particulier qui concerne les notions de souveraineté et de légitimité,
est une fondation du système juridique finalement élaboré par Pufen-
dorf. Il est nécessaire à l'intelligence de la doctrine kantienne de com-
prendre ce qu'elle se propose. Dans sa philosophie pratique (juridique
et morale) le kantisme prétend effectuer une formulation des données
éthiques et non pas créer de nouveaux contenus z. Aussi bien, comme

1 Akademie-Ausgabe, t. XX. p. 44.


a • Un critique qui voulait reprendre quelque chose à cet ouvrage a atteint
son but, mieux qu'il ne le pensait sans doute lui-même, lorsqu'il dit « qu'on n'y
a pas établi un nouveau principe, mais seulement une nouvelle formule de la
moralité ». Mais qui donc voudrait introduire un nouveau principe de toute
moralité et inventer celle-ci en quelque sorte le premier, comme si, avant lui,

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le précise Kant dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, tout
municipal; d'autre part il remit à son malheureux fils ainé - Louis
de même qu'il y avait une science existante dans l'ordre théorique à
justifier, tout de même il y a dans le champ pratique « une connaissance XVII - l'écu de France, signe de la souveraineté. On a retrouvé le
testament et il s'y trouve une phrase extrêmement révélatrice: « qu'un
commune de la moralité»!. Cette connaissance commune - que doit
roi ne peut faire le bien qu'autant qu'il n'est point lié; s'il règne selon
dépasser le philosophe transcendantal pour la fonder en la formulant-
n'est pas l'éthique de Rousseau, mais bien la compilation réussie de Pu- les lois sans être lié, c'est qu'il les faits ou les domine, c'est-à-dire qu'il
fendorf dans Le Droit de la Nature et des Gens. Kant au lieu d'avancer est roi absolu. I » Ici, d'un seul coup, nous touchons le fond du problème.
dans la direction de Rousseau s'est replié sur la synthèse opérée dans On peut bien dire comme Michelet que Louis XVI n'eut qu'un seul vice
le droit allemand 2. Il a sans doute jugé Rousseau trop «révolution- et que celui-ci était la royauté. Mais on voit d'après ce passage du
naire ». Il trouvait en particulier une phrase dans ses écrits qui choquait testament que le Roi est au-dessus des lois. Louis XVI est sans doute
aux yeux de Kant comme à ceux de Pufendorf moralement responsable
en lui l'homme d'ordre et de légalisme, si l'on peut s'exprimer ainsi:
devant Dieu; il n'est pas lié aux hommes juridiquement. La doctrine
« L'émeute qui finit par étrangler ou détrôner un Sultan est un acte
de Rousseau s'accommoderait fort mal d'une telle « situation ». Non
aussi juridique que ceux par lesquels il disposait la veille des vies et
des biens de ses Sujets. »3 En fait, aux yeux de Kant, Jean-Jacques point celle de Pufendorf et Kant justifie la royauté dans son exercice
comme dans son origine. Il accorde comme Pufendorf qu'une fois la
poussait l'insolence jusqu'à trouver quelque vertu dans l'anarchie.
En tout état de cause Kant a rédigé sa philosophie politique, sa souveraineté déléguée, il n'y a plus de retour en arrière possible, et que
« Rechtslehre » 4 dans une période historiquement difficile. Cette
d'autre part le roi ne saurait avoir les mains liées, si ce n'est par la cons-
période est dominée par un événement fondamental: la mort du Roi. cience morale 2. Mais Kant va plus loin que Pufendorf dans la détermi-
Nous ne pouvons entrer dans les détails sur ce sujet qui fera sans doute nation de la souveraineté: « L'origine du pouvoir suprême, écrit-il dans
la matière d'un ouvrage de philosophie historique et juridique et qui la Doctrine du droit, est pour le peuple qui y est soumis, insondable au
exigera de nous de longues recherches. Il ne serait pas inintéressant de point de vue pratique, c'est-à-dire que le sujet ne doit pas discuter
fixer les détails physiques de l'exécution de Louis XVI. Certains activement de cette origine comme d'un droit contestable (ius contro-
versum) relativement à l'obéissance qu'il lui doit. En effet comme pour
détails juridiques doivent néanmoins être remémorés. Louis XVI n'eut
que trois jours pour se préparer à la mort et trouva le moyen pendant avoir le droit de juger le pouvoir suprême (summum imperium) légale-
ce court intervalle de temps de faire deux choses: d'une part embar- ment, le peuple doit déià être uni sous une volonté universelle légis-
rassé de mille difficultés il parvint à transmettre son testament à un latrice, il ne peut et ne doit juger autrement qu'en la façon voulue par
le souverain actuel de l'Etat (summum imperans). » 3 Un autre texte de
Kant met en pleine lumière l'union de la légitimité et de la souve-
raineté sans limites: « Il ne peut même pas y avoir dans la constitution
le monde eût été complètement dans l'ignorance ou dans l'erreur sur la nature un article qui permettrait à un pouvoir de l'Etat, au cas où le chef
du devoir? Or, celui qui sait quelle est pour le mathématicien la signification suprême transgresserait la loi constitutionnelle, de lui résister, et par
d'une formule déterminant très exactement ce qu'il y a à faire pour traiter conséquent de lui imposer des bornes. » 4 Le régicide est donc l'acte
une question sans permettre qu'on la manque, ne considérera pas une formule en lequel s'opère le « suicide » (Selbstmord) de l'Etat. Et Kant d'ex-
qui fait de même relativement à tout devoir en général quelque chose d'insi- ploiter « l'exécution dans les formes» « die formale Hinrichtung» de
gnifiant et dont on puisse se passer. & (Critique de la Raison pratique, AK., Louis XVI.
t. V, p. 4.) Nous pouvons remarquer que cette exécution est une triple néga-
1 AK., t. IV, p. 400.

2 Pour plus de détails nous prions de se reporter à notre livre consacré à


tion de la légitimité et du statut du souverain. Premier point de vue
Théorie et praxis dans la pensée morale et politique de Kant de Fichte en I793· c'est la négation de l'origine insondable de la souveraineté. L'Etat en
L'événement le plus spectaculaire est la disparition de l'autorité de Pufendorf. procédant à une telle exécution nie ce qui l'a fait lui-même. La légi-
Il y a là un phénomène historique curieux: en une génération un auteur tou- timité de la souveraineté c'est son caractère inviolable - au début de
jours cité par les anciens, devient un écrivain obscur et d'un rang tout à fait la Révolution française Louis XVI avait été qualifié d'inviolable par
inférieur.
3 ROUSSEAU: Œuvres complètes, t. III, p. 191. Il est bien vrai, comme le
remarque R. POLIN, que cette phrase est unique; il n'empêche que ROUSSEAU 1 In MICHELET: Histoire de la Révolution francaise, L. IX.
l'a écrite et que KANT ne l'aurait jamais écrite. a En ce point comme en beaucoup d'autres KANT sera plus proche de
4 Nous donnons désormais la référence à notre édition de la Doctrine du l'absolutisme qu'on ne le croit. Cf. Doctrine du droit, p. 193-205.
àroit. 3 Doctrine du droit, p. 201.
4 Ibid., p. 202 .

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l'Assemblée; son exécuti~m fut la contradiction de l'Etat avec lui- dire au-dessus des lois, à tel point que même déchu on ne saurait lui
même. Un différend ne saurait être vidé par la force, si la souveraineté demander raison de ses actes 1 - il n'empêche qu'il y a u~e limitation
est reconnue en sa légitimité. Deuxième point de vue esquissé par interieure: le souverain ne peut pas commettre d'actes incompréhen-
Pufendorf: la raison est niée car, pour que le peuple juge le souverain sibles. Autrement dit la souveraineté, sans limite par rapport à l'indi-
légalement, il faudrait qu'il y eût un arbitre; or on ne voit pas qu'il vidu et même par rapport au peuple, doit être rationnelle et raison-
existe d'instance supérieure au souverain. « En effet, quoi que le Pou- nable. En effet que serait une autorité qui ne pourrait être comprise ?
voir du Roi soit limité par une telle promesse et que, s'il passe sans Que serait un acte de souveraineté qui sans se faire comprendre impo-
nécessité les bornes qu'on lui a prescrites, il viole certainement sa serait une charge décisive à la communauté ? Si la souveraineté se
parole Royale, les Sujets ne sont pas pour cela en droit de lui refuser traduisait par des actes inintelligibles elle nierait sa propre légitimité,
leur obéissance, ou d'annuler les actes qu'il a faits au-delà de son elle s'annulerait aux yeux du peuple, elle deviendrait une pure force de
Pouvoir. Car, s'il répond, que le salut public ... demandait qu'il en usât la nature et rendrait de fait possible - je dis bien possible mais non
ainsi, comme en effet on doit ordinairement présumer que les Rois légale -l'émeute dans la cité. Par conséquent il y a une autolimita-
agissent dans cette vue, les Sujets n'ont plus rien à répliquer, puisqu'il tion de la souveraineté, qui en manifeste la légitimité, dans la ration-
ne leur appartient pas de juger, si la nécessité a été suffisante, ou non, nalité, Kant dirait dans le républicanisme, qui garantit sa valeur.
pour autoriser le Roi à passer par dessus les Règles prescrites. » 1 C'est Au fond l'autolimitation et même la Selbstbestimmung qui rend la
ce que répète Kant; c'est aussi la règle que l'on trouve dans le testa- souveraineté légitime c'est l'intelligibilité.
ment de Louis XVI. « Contre le législateur suprême de l'Etat, écrit Mais ici se posent plusieurs questions. Si l'on prend à la lettre ce
Kant après Pufendorf, il n'y a donc point d'opposition légale du qui vient d'être soutenu, on rejoint le texte de la Constitution française
peuple. » 2 Il n'y a devant la souveraineté légitime aucun droit de résis- de I79I (art. 2) en laquelle est inscrite la faculté d'exercer la résistance
tance. Quand le peuple condamne le Roi il sort de la légalité en se faisant à l'oppression. Mais telle n'est pas la pensée de Kant. Il admet comme
juge et partie ensemble - ce qui est pour Kant absurde. En troisième Pufendorf que les sujets doivent patienter. Et s'il est si sûr que leur
lieu on pourrait remarquer que dénoncant l'autorité du roi le peuple ne patience ne sera pas déçue, c'est parce qu'il croit que le souverain (roi
peut qu'ouvrir un régime de terreur. On pourrait croire que jetant ou assemblée) se rendra à la nécessité de la véracité. On voit quelle
ainsi les fondements de la monarchie Kant établit un système absolu- question se pose: c'est celle du mensonge en politique. Il ne faut pas
tiste. Or il n'en est rien et pour deux raisons. La première est que la seulement ici penser au mensonge pour ainsi dire commun. Kant n'a
souveraineté, issue du peuple et en tirant sa légitimité, n'est pas pas en effet la naïveté de penser que les souverains sont vierges de tout
nécessairement un gouvernement monarchique; ce peut être aussi un mensonge. Sans doute aux yeux de Kant le mensonge est-il un acte
gouvernement d'assemblée. Dans les deux cas Kant admet, contraire- dangereusement immoral; sans doute est-ce aussi pour lui une bêtise
ment à Rousseau, mais en accord avec Pufendorf, que la souveraineté de croire que les choses iront pour le mieux en mentant. Mais il s'agit
peut et doit être déléguée 3. Nous pourrions convenir que cela constitue de plus que cela. Le vrai problème est celui de l'usurpation. Cette usur-
la limitation externe de la souveraIneté. Mais d'autre part il y a une pation peut se faire par une révolution et est même dans tous les cas
limitation interne, propre à toute espèce de gouvernement, qui est la une révolution. Or Kant est très strict et se rapproche de Grotius et
rationalité. On voit ici comment se résout le problème de l'étendue de aussi de Pufendorf qui veulent que par amour de l'ordre général le sujet
la souveraineté. Sans doute est-ce au souverain seul qu'il appartient en se soumette plutôt que d'introduire un élément de rebellion dans la
sa conscience de rendre compte de son œuvre et en cela il est pour ainsi chose publique. En ce point nous apercevons la théorie kantienne de
la souveraineté bien durement orientée: elle prêche la soumission à
l'usurpateur (roi ou assemblée) en vue de l'ordre de chose publique. En
1 PUFENDORF: Le droit de la Nature et des gens, trad. Barbeyrac, 17 12 ,

t. II, p. 302 (liv. VII, chap. VI, § 10).


1 Doctrine du droit, p. 203 : «Puisque la déchéance d'un monarque peut
l Doctrine du droit, p. 202.
3 On sait que pour Rousseau la souveraineté ne peut être déléguée. Il yeu être considérée aussi comme une abdication volontaire de la couronne et une
dans la Révolution Française quelques tentatives de démocratie directe appuyées déposition de son pouvoir rétrocédé au peuple, ou bien comme une renonciation
sur l'idée de la souveraineté du peuple qui remonte à saint Thomas. Citons forcée sans violence toutefois envers la personne suprême, qui par là même
parmi celles-ci l'initiative de René de Girardin à l'unisson duquel les Cordeliers redescend à l'état de simple particulier, si le peuple peut invoquer en faveur de
prirent un arrêté en juin 1791 pour demander noh seulement la suppression son crime, auquel elle la contraint, au moins pour prétexte le droit de nécessité
du marc d'argent, mais que toutes les lois soient à l'avenir soumises à la (casus necessitatis) , il n'a jamais le moindre droit de punir la personne souve-
ratification du peuple. Jl1ercure national du 12 mai 1791. raine en raison de son administration passée. li
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d'autres termes Kant sacrifie la liberté à l'ordre. On voit que le point Il est vrai que Kant semble sur un point s'être mis ~n contradiction.
est grave. En creusant quelque peu ce qui vient d'être exposé, on Il admet en effet la dissolution du mariage et ne veut pas penser la dis-
aperçoit qu'en dernier recours la légitimité du pouvoir est un moment solution du pacte social; la société ne bannit pas le criminel: elle lui
secündaire par rapport à l'ordre public. Comment concilier en effet applique le châtiment et de ce fait lui permet de retrouver son honneur.
la patience des peuples envers les actes du souverain et leur immédiate On dira qu'il y a de la contradiction à réputer le mariage propre à être
soumission à l'usurpateur? On ne sait plus où situer la limite interne dissous, tandis que le pacte social est indissoluble. Fichte a pensé qu'il
de la souveraineté; autant il paraissait facile plus haut d'établir la y avait contradiction puisque l'Etat était mal distingué de la commu-
limite interne de la souveraineté comme étant la rationalité, autant il nauté éthique dont il n'est que le moyen, ainsi que les autres institu-
paraît difficile de la situer maintenant à moins d'admettre avec Hegel tions. Il est vrai que Fichte paraît avoir manqué l'orientation de la
que le rationnel est le réel et que le réel est le rationnel. Mais dans ces thèse kantienne: chez Kant, si l'on y regarde bien, c'est le droit pub-
conditions c'est toute la doctrine du droit qui serait à revoir. En tous lic qui rend possible le droit naturel et, par exemple, le mariage
les cas nous apercevons comment la souveraineté peut sous le prétexte comme droit naturel n'est réalisé que par le droit public 1. Néan-
de l'ordre devenir son autre et comment s'évanouit la légitimité qui moins pour Fichte le droit est toujours subordonné à l'éthique; c'est
auparavant lui semblait indéfectiblement attachée. cette dernière qui est la véritable finalité de l'histoire. En tous les cas
La philosophie du jeune Fichte sera toute opposée à celle de Kant. la communauté juridique ne conservait plus l'autorité sacrée dont
Il est surprenant qu'au bout de tant d'années et d'efforts on assimile Kant et Pufendorf la dotaient.
encore la doctrine de Fichte et de Kant. Certes Fichte a voulu faire Est-ce tout? Non pas. Mais je ne saurais dans le bref moment qui
la preuve de son attachement à la théorie kantienne dans La seconde me reste évoquer toutes les différences entre Kant et Fichte. J'en
Introduction, mais c'était plutôt sur le plan de la philosophie théorique. relèverai une seulement - décisive il est vrai. Dans le système anglais
Dans le domaine de la philosophie politique nombreux furent ses que Kant semble affectionner, quoi qu'en ait dit Rousseau dans le
« accrochages ». Le plus spectaculaire fut au sujet de la peine de mort. Contrat social, il s'agit de savoir qui doit voter. L'homme bien sûr à
Le Marquis de Beccaria avait affirmé que la peine de mort était illégale l'exclusion des femmes. Mais quels hommes? Ceux qui ont atteint la
et illégitime puisqu'aucun homme ne peut conclure avec la société un majorité bien entendu. Mais parvenu à ce point Kant s'arrête: il dis-
pacte tel qu'il mette en jeu sa vie. Fichte dans le Système du droit tingue comme Sieyes citoyens actifs et citoyens passifs. Il reconnaît
naturel remet en cause la réfutation kantienne de Beccaria 1 en voyant lui-même dans le paragraphe 46 de la Doctrine du droit qu'il est diffi-
dans ce cas la pierre de touche de la légitimité de l'Etat. Appliquer la cile d'appliquer cette distinction entre membres (Glied) de l'Etat et
peine de mort serait admettre comme le veut Kant que l'Etat est une parties (Teile) de l'Etat. Au fond c'est le très vieux principe du droit
fin en soi. Or pour Fichte tel n'est pas l'Etat: il n'est pas une fin en soi, romain qui joue: seuls ont le droit, c'est-à-dire participent à la souve-
mais simplement un moyen au service de l'homme et le progrès poli- raineté légitime, de voter les propriétaires. On voit mal comment ceux
tique consiste en ce que l'Etat s'efforce de disparaître. Nous sommes qui n'ont rien pourraient décider de l'avenir de ceux qui ont quelque
alors à l'opposé du kantisme et l'on comprend comment Fichte a pu chose. La réponse de Fichte à cette argumentation est que l'on peut
écrire des « Contributions» destinées à rectifier le jugement du public en effet distinguer l'ensemble de la propriété et l'ensemble des per-
sur la Révolution française. Mais supposé que l'on change le fondement sonnes et trouver qu'il y aurait une certaine incohérence à appliquer
de la peine de mort, n'est-ce pas avec la disparition de celui-ci qu'ap- une parfaite juxtaposition des deux moments. Mais il ne faut pas, selon il
paraît un tout nouveau ordre publk ; l'ordre du mouvement. Ce qui lui - et cette doctrine avec le thème de la disparition de l'Etat est la
n'est pas simple ici, c'est la notion de peine de mort. Partie d'un véritable fondation du socialisme ~ -, concevoir les choses comme des
humanitarisme vague issu de Diderot, de Rousseau, de M. le Baron masses mortes. Il faut au contraire penser qu'un homme est propriétaire
d'Holbach, d'Helvétius, la Révolution française penche vers la peine de ses actes. Il s'ensuit qu'à l'inégalité civile admise par Kant se subs-
capitale mettant à l'épreuve un procédé d'exécution connu, puisque titue la revendication d'une parfaite égalité civile. Plaçant l'Etat au-
l'on peut voir l'instrument dans un tableau de Lucerne très ancien, dessus de l'homme Kant justifie la condamnation de la révolution et
c'est-à-dire la guillotine. Employée six mois avant la mort de Louis ne peut accepter que des réformes; de même doit-il justifier la peine
XVI elle commença à fonctionner avec une ardeur dévorante dès la de mort. C'est l'orientation pufendorfienne en laquelle, dans la synthèse
mort du Roi. Comment Fichte a-t-il pu maintenir sa thèse au moment
de la terreur, c'est ce que l'on n'aperçoit pas avec une parfaite clarté. 1Introduction à la Doctrine du droit. 1:

On trouve même chez Fichte la notion de la production de valeur au


1

1 BECCARIA: Dei delliti e delle pene, Pavie, 1817. sens marxiste .

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-96-
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de l'ordre et de la liberté, cette dernière est toujours sacrifiée à celui-là.
Aussi bien après Pufendorf, comme on le voit dans le problème de
l'usurpation, ou bien de la peine de mort comme actes qui mettent en
jeu la légitimité de la souveraineté, Kant privilégie le moment de
l'ordre. La philosophie de Fichte s'oriente dans une dimension liber-
taire et au niveau des « Contributions » anarchique à la limite. Si nous
jetons un coup d'œil sur le système politique parfaitement achevé de
KANT UND DIE ORDNUNGEN DES REELLEN
Fichte 1 nous trouverons une sensible évolution 1, Fichte écartant peu
à peu les contenus de la Révolution française pour parvenir à un
meilleur équilibre de l'ordre et de la liberté, qui permet à la souve-
raineté d'être légitime, tout en demeurant un moyen pour l'homme.
Cette évolution de Fichte recoupe d'une certaine manière le renouvel- Leibniz unterscheidet bekanntlich in der Monadologie verschiedene Ordnungen
lement de la doctrine théorique de la science et marque d'un trait in der Wirklichkeit und sa schreibt er: «Les hommes agissenr comme k~ bêtes en
fondamental l'évolution de l'idéalisme allemand en rejetant pour tou- tant que les consécutions de leurs perceptions ne se font que par le principe de la
jours le grand ancêtre, Pufendorf. mémoire, ressemblans aux Médecins Empiriques, qui ont une simple practique
sans théorie, et nous ne sommes qu'Empiriques dans les trois quarts de nos
actions. Par exemple, quand on s'attend qu'il y aura jour demain, on agtt en
Empirique, parce que cela s'est toujours fait ainsi jusqu'icy. Il n'y a que
l'Astronome, qui le juge par raison. - Mais la connaissance des vérités
nécessaires et eternelles est ce qui nous distingue des simples animaux et nous
fait avoir la Raison et les sciences, en nous élevant à la connoissance de nous-
mêmes et de Dieu. Et c'est ce qu'on appelle en nous Ame raisonnable, ou Esprit» 1.
Da nach Kants Ansicht die K ritik aIs Apologie der Leibnizschen Philosophie auf-
gefaBt werden kann, scheint es vernünftig, sich die Frage zu stellen in welchem
MaBe sich in seiner Philosophie Ordnungen der Wirklichkeit unterscheiden las-
sen.

Nichts scheint auf den ersten Bliek die Behauptung zuzulassen, daB Kant die
Absicht hatte ,Leibniz' Theorie des Wirklichen wieder aufzunchmen. Sie tritt in
seinem Werk nicht besonders in Erscheinung. Ein Detail jedoch verdient Be-
achtung. lm § 66 der Kritik der Urteilskraft, wo Kant "Vom Prinzip der Be-
urteilung der inneren ZweckmaBigkeit in organisierten Wesen" handelt, erkHirt
er folgendes: " ... dieser Begriff führt die Vernunft in eine ganz anderc Ordnung
der Dinge aIs die eines bloBen Mechanismus der Natur, der uns hier nicht mehr
genugtun will." Mit anderen Worten: obwohl man ein organisches oder organi-
siertes Wesen nach der Ordnung des Mechanismus und nach der Ordnung der
ZweekmaBigkeit beurteilen muB, ergibt sich doch zumindest, daB die Ordnung
der ZweckmaBigkeit hoher angesetzt ist aIs die Ordnung des Mechanismus, -
daB sie sogar eine ganz andere ist. Damit drangt sich die Frage auf: welches ist
1 Ce système a connu une évolution que laissait entrevoir Fichte dans sa die genaue Bedeutung der ZweckmaBigkeit? auf welcher Ebene ist sie angesetzt?
lettre à Kant du 20 septembre 1793. Pour la traduction de cette note voir
l'Appendice au chapitre IX de Théorie et p,a~is, etc. 1 G. W. Leibniz, Philosophische Schriften (c. I. Gerhardt), Bd. VI, S. 611.
2 Cf. A. PHILONENKO : Essais sur la PhilosoPhie de la guerre, chap. IV et III.

J
-98 - -99-

Zwei Punkte müssen nun un sere Aufmerksamkeit auf sich lenken. - Zunachst scheiden, indem er sich übrigens auf das Beispiel Aristoteles' stützt: "Die Alten
ist die von der ZwcckmaBigkeit bestimmte Organisation, wenn sie auch nicht mehr glaubten namlich dreierlei Arten yom Leben annehmen zu konnen, das pflanzen-
durch den einfachen Mechanismus verstanden werden kann, noch nicht das artige, das tierische und das vemünftige. Wenn sie die drei immaterielle Prin-
Leben. Oder, anders ausgedrückt, das Leben darf nicht mit der Organisation zipien derselben in dem Menschen vereinigten, so mochten sie wohl unrecht haben,
verwcchselt werden. G. Krüger hat dies schon hervorgehoben, indem er auf wenn sie aber solche unter die dreierlei Gattungen der wachs~nden und ihres-
Kants Behauptung hinwies, daB die Organisation nur ein Analogon des Lebens gleichen erzeugenden Geschopfe verteilten, so sagten sie freilich wohl etwas Uner-
darstellt: "Man sagt", schreibt Kant, "von der Natur und ihrem Vermogen in weisliches, aber darum noch nicht Ungereimtes, vornehmlich in dem Urteile des-
organisierten Produkten bei weitem zu wenig, wenn man dieses ein Analogon jenigen, der das besondere Lcben der von einigen Tieren abgetrennten Teile,
der Kunst nennt; denn da denkt man sich den Künstler (ein vernünftiges Wesen) die Irritabilitat, diese so wohl erwiesene, aber auch zugleich so unerklarliche
auBer ihr. Sie organisiert sich vielmehr selbst und in jeder Spezies ihrer organi- Eigenschaft der Fasern eines tierischen Korpers und einiger Gewachse, und end-
sierten Produkte, zwar nach einerlei Exemplar im ganzen, aber doch auch mit' lich die nahe Verwandschaft der Polypen und anderer Zoophyten mit den Ge-
schicklichen Abweichungen, die die Selbsterhaltung nach den Umstanden erfor- wachsen in Betracht ziehen wollte" 6.
dert. Naher tritt man vielleicht dieser unerforschlichen Eigenschaft, wenn man sie Die Analytik der teleologischen Urteilskraft ist ganz dieser gegenüber dem
ein Analogon des Lebens nennt ..." 2. Wie man sieht, ist die Organisation Mechanismus hoheren Ordnung des Wirklichen gewidmet, die aIs Organisation
nicht das Leben, das Kant in der Kritik der praktischen Vemunft und in der selber unterhaib des Lebendigen steht. Deshalb wahlt Kant aIs Beispiel im § 64
Metaphysik der Sitten deutlich definiert: "Leben ist das Vermogen eines We- der Kritik der Urteilskraft einen Baum, sicherlich ein organisiertes Wesen, von
sens, nach Gesetzen des Begehrungsvermogens zu handeln" 3 - "Begehrungs- dem man jedoch nicht behaupten kann, daB er lebendig ist, wenn man gemaB
vermogen ist das Vermogen, durch seine Vorstellung~n Ursache der Gegen- der in der Kritik der praktischen Vemunft und in der Metaphysik der Sitten
stan de dieser Vorstellungen zu sein. Das Vermogen einles Wesens, seinen Vor- entwickelten Definition annimmt, daB jedes lebendige Wesen das Vermogen be-
stellungen gemaB zu handeln, heiBt das Leben" 4. Diese Definitionen hat Kant sitzen muB, nach seinen Vorstellungen zu handeln. Und aIle Wesen, selbst
immer eingehalten. Schon 1766 erklart Kant in den Traumen eines Geister- der Mensch, von dem die Analytik der teleologischen Urteilskraft handelt, sind
sehers, übrigens in Auseinandersetzung mit den Thesen Leibniz': "Was in der dazu unter dem Gesichtspunkt der Organisation fahig, was im Falle des Men-
Welt ein Principium des Lebens enthiilt, scheint immaterieller Natur zu sein. schen eine Reduktion voraussetzt, da das menschliche Leben wahrlich nicht auf
Denn alles Leben beruht auf dem inneren Vermogen, sich selbst nach Willkür das pflanzliche Leben eingeschrankt werden kann 7. Vielmehr erlaubt cine auf-
zu bestimmen." In dieser Schrift erkennt Kant, daB sich der Begriff des Lebens
nur schwer anwenden laBt, und da ihm der Begriff der Organisation fehlt, da
o Ibid., S. 110 ff (A, S. 34).
er Leben und Organisation nicht naher zu unterscheiden vermag, triff er an der 7 1. Kant, Kritik der Urteilskraft, § 67. Kant bringt eigenartigerweise (wenn man
Ste lIe auf Schwierigkeiten, wo er von Tieren und Pflanzen handlen muB. "Das die Reduktion auf die Organisation nicht beachtet) den Bandwurm mit dem Traum in
ungezweifelte Merkmal des Lebens", sagt er, "an dem, was in un sere auBere Verbindung. Aber wenn man annimmt, daB die Organisation nicht das Leben ist; wenn
Sinne fallt, ist wohl die freie Bewegung, die da blicken laBt, daB sie aus Will- man weiterhin annimmt - wie es hier versucht wird -, daB die Organisation unter
der Individualitat und der Einheit steht, dann ist es vollig natürlich, den Bandwurm
kür entsprungen sei; allein der SchluB ist nicht sicher, daB, wo dieses Merkmal
und den Traum auf die gleiche Stufe zu stellen, wenn man namlich beide aIs Parasiten
nicht angetroffen wird, auch kein Grad des Lebens befindlich sei. Boerhaave ansieht - so wie jedes Blatt ein Parasit ist, d. h. ein Baum, der zwar auf einen Baum
sagt an einem Orte: Das Tier ist eine Pflanze, die ihre Wurzel im Magen (in- gepfropft ist, aber für sich existiert. Der Text über den Traum ru ft eine Stelle aus der
wendig) hat. Vielleicht konnte ein anderer ebenso ungetadelt mit diesen Begriffen Anthropologie in Erinnerung, an der Kant, und das ist selten, seine Kindheit wachruft:
spielen und sagen: Die Pflanze ist ein Tier, das sein en Magen in der Wurzel "So erinncre ich mich sehr wohI, wie ich aIs Knabe, wenn ich mich, durch Spiele er-
müdet, zum Schiafe hinlcgte, im Augenblick des Einschlafens durch einen Traum, aIs ob
(auBerlich) hat" 5. Aber diese Schwierigkeiten halten Kant nicht davon ab, ich ins Wasser gefallen wace und, dem Versinken nahe, im Kreise herumgedreht würde,
schlieBlich zwischen den Formen des niedrigen und hoheren Lebens zu unter- schnell erwachte, um aber bald wieder und ruhiger einzuschlafen, vermutlich weil die
Tatigkeit der Brustmuskeln im Atemholcn, welches von der Willkür ganzlich abhangt,
nachlafh, und so mit der Ausbieibung des Atemholens die Bewegung des Herzen ge-
2 1. Kant, Kritik der Urteilskraft (C), S. 293. hcmmt, dadurch aber die Einbildungskraft des Traums wieder ins Spiel versetzt werden
3 1. Kant, Kritik der praktischen Vernunft (A), S. 16. muB". (Anthropologie, 1. Buch, § 37). Kant's Theorie des Traumes ware ein interessan-
4 1. Kant, M etaphysik der Sitten, Akademie-Ausgabe Bd. VI, S. 211.
ter Gegenstand der Untersuchung; untcr dem Gcsichtspunkt der Gelehrsamkeit konnte
5 Vermischte Schriften von Immanuel Kant, herausgegeben von F. Gross, Leipzig man bemerkcn, daB sie gar nicht so sehr verschieden ist von der Theorie, die Blumen-
1921, S. 110 (A, S. 33). bach in seinen Institutiones physiologicae entwickelt hat; yom philosophischen Ge-

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merksame Lektüre des § 64, mit Genauigkeit das zu bestimmen, was die Orga- volontiers en ridicule», schreibt der Autor der Evolution Creatrice, «l'idée d'une
nisation vom menschlichen Leben trennt. Man ken nt die Entwicklung des Be- finalité externe, en vertu de laquelle les êtres vivants seraient coordonnés
griffes des Baumes, und man weiB, daB die Organisation das Wesen eines Dinges les uns aux autres: il est absurde, dit-on, de supposer que l'herbe ait été faite
ausmacht, das in dreifacher Weise Ursache und Wirkung seiner selbst ist, nam- pour la vache, l'agneau pour' le loup. Mais il y a une finalité interne: chaque
lich im Hinblick auf die Gattung, dann aIs organisiertes Ding und schlieBlich être est fait pour lui-même, toutes les parties se concertent pour le plus grand
im Hinblick auf seine Teile, und zwar derart, daB das Ganze einen nexus finalis bien de l'ensemble et s'organisent avec intelligence en vue de cette fin. Telle est
bildet. Genauer: insofern die Teile die Ursache des organisierten Ganzen aus- la conception de la finalité qui a été longtemps classique. Le finalisme s'est
machen und dieses die Ursache seiner Gattung bedeutet, ist der nexus ein drei- rétréci au point de ne jamais embrasser plus d'un être vivant à la fois. En se
facher, ein "nexus eines nexus eines nexus", wodurch der nexus finalis vom faisant plus petit, il pensait sans doute offrir moins de surface aux coups. - La
nexus effectivus unterschieden werden kann, der immer einfach ist. Kant er- vérité est qu'il s'y exposait bien davantage» 10. Kant hat jedoch niemals ahnliche
Hiutert bei der Entwicklung des dritten Momentes, das die Teile des organi- Thesen aufgestellt. GewiB, er laBt nicht die auBere ZweckmaBigkeit zu, die Men-
sierten Ganzen betrifft: "Das Auge an einem Baumblatt, dem Zweige eines ande- delssohns Denken beseelt 11, und er weigert sich, die Idee, daB das Gras für
ren eingeimpft, bringt an einem fremdartigen Stocke ein Gewachs von seiner eige-
nen Art hervor, und ebenso das Pfropfreis auf einem anderen Stamme. Daher
kann man auch an demselben Baume jeden Zweig oder Blatt aIs bloB auf diesen 10 H. Bergson, L'évolution créatrice, S. 41.
11 Moses Mendelssohn hat eine auBerordentliche naive AuHassung der ZweckmaBig-
gepfropft oder okuliert, mithin aIs einen für sich selbst bestehenden Baum, der
keit vertreten. In seinem Brief An die Freunde Lessings erklart er: "Das Argument jenes
sich nur an einen anderen anhangt und parasitisch nahrt, ansehen" 8. Aber konnte Gronlanders, der mit dem Missionar an einem schonen Morgen auf dem Eisspiegel herum-
man sagen, daB die Hand nur aIs ein anderer Mensch existiert, der auf einen ging, die Morgenrothe zwischen den Eisgebirgen hervorblitzen sah, und zum Herrnhuter
Menschen gepfropft ist, und der ein parasitares Dasein führt? Das ist sicherlich sprach: Sieh, Bruder, den jungen T agI wie schon mufl Der sein, der dieses gemacht hat!
unmoglich, und wir sehen uns deshalb dazu gezwungen die organisierte Totalitat dieses Argument, welches für den Gronlander, bevor der Herrnhuter seinen Verstand
gcmiBleitet hatte, so überzeugend war, ist es auch noch für mich ..." (Moses Mendels-
des Wesens, das korperlich gesehen schon eine Einheit bildet, scharf abzuheben. sohn, Schriften zur Metaphysik und Ethik, sowie zur Religionsphilosophie, herausge-
Und wenn man zugibt, daB lndividualitiit durch Einheit definiert wird, dann geben von Dr. Moritz Brasch, Leipzig 1880, Bd. l, S.477). Man kann mit ziemlicher Sicher-
bedeuten Organisation und Individualitat keine wechselseitigen Begriffe mehr: heit behaupten, daB Kant sich am Ende des § 63 der Kritik der Urteilskraft mit
jede Individualitat ist notwendigerweise organisiert, aber jede Organisation ist Mendelssohn auseinandersetzt. Das war unumganglich. Aber die naive Auffassung
Mendelssohns angreifen - und an dieser Ste Ile scheint Bergson ein Fehler zu unter-
nicht notwendigerweise eine Individualitat. Das hatte Fichte erkannt, ais er in
laufen - will noch nicht heiBen: aile auBere ZweckmaBigkeit ablehnen. In der Tat
der Grundlage des Naturrechts erklarte: "Der Mensch vollendet den Umkreis der muB man einerseits feststellen, daB Kant in die sem § 63 keineswegs vollstandig den
Organisation allerdings auch durch die Fortpflanzung seines Geschlechtes. Er ist Wert der auBeren ZweckmaBigkeit leugnet: " ... so folgt, daB die relative Zweck-
eine vollkommene Pflanze; aber er ist noch mehr" 9. - GewiB, man sagt "ein" maBigkeit, ob sie gleich hypothetisch auf Naturzwecke Anzeige gibt, dennoch zu keinem
Baum, "eine" Pflanze, und Kant selbst erklart vom Baum, daB er sich "als In- absoluten teleologischen Urteile berechtige." Das absolute. Urteil der relativen oder
auBeren Zweckma6igkeit leugnen, ist eine andere Sache, aIs ihm eine relative Bedeutung
dividuum" erzeugt; aber dabei drückt man sich nicht richtig aus. Man sollte besser beimessen. Kant leugnet gegenüber Mendelssohn, daB das Urteil einen absoluten Wert
ganz einfach an ein organisiertes Ganzes denken. besitzt, aber auf der anderen Seite gibt er zu, daB das Urteil eine relative oder
Diese wenigen und kurzen Bemerkungen erlauben übrigens, eine ziemlich wert- hypothetische Bedeutung haben konnte (deshalb nimmt Kant in Zum ewigen Frieden
volle Richtigstellung vorzunehmen. Man kennt vielleicht Bergsons ironische auf positive Weise aile die Beispiele wieder auf, die im § 63 der Kritik der Urteilskraft
mit einem negativen Koeffizienten versehen waren). Für Kant war die polemische Aus-
Widerlegung der inneren ZweckmaBigkeit: «On n'accepte pas, on tourne même einandersetzung mit der naiven AuHassung Mendelssohns absolut unumganglich, und,
indem er zu verstehen gab, daB er alle auBere und relative ZweckmaBigkeit leugne, hat
er auf diese Weise vielleicht sein Vorhaben verdunkelt. Dieser Punkt ist so schwerwie-
sichtspunkt aus müBte man den Traum aIs FaU yom Lebendigen auf die Stufe der gend, daB Kant in gewisser Weise sogar die Architektur der Zweckma6igkeits-Theorie
Organisation ansehen. der Polemik geopfert hat. Auf den ersten Blick scheint es sich darum zu handeln, daB
8 1. Kant, Kritik der Urteilskraft (C), S. 288.
Kant auBere ZweckmaBigkeit und innere ZweckmaBigkeit gegenüberstellt. Nun, es
9 J. G. Fichte, Gesamtausgabe der Bayerischen Akademie der Wissenschaften, heraus-
scheint nur so. Den für denjenigen, der den eben zitierten § 63 mit Aufmerksamkeit
gegeben von Reinhard Lauth und Hans Jacob, Werke, l, 3, S. 379. An diesem Punkt hat betrachtet, ist eindeutig, daB die kategoriale Bewegung vollstandig eingehalten wird.
G. Krüger nicht, wie man es aus seinem interessanten Werk (Philosophie und Moral Damit lassen sich folglich drei Momente herausstellen: 1. die auBere ZweckmaBigkeit
in der Kantischen Kritik, Tübingen 1931, S. 47 H.) entnehmen kann, die historische (unter aIl den Vorbehalten, die man anführen muB und die die Kantische Polemik
Interpretation des Kantianismus erneuert, obwohl es ihm gelungen ist, diese genauer zu rechtfertigen); 2. die innere Zweckma6igkeit (§§ 64-66); 3. ihre Synthese in der Ent-
bestimmen. wicklung des "Prinzips der teleologischen Beurteilung der Natur überhaupt aIs System

1
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- 102-
daB der Mechanismus eine Ordnung des Reellen ausmacht, wird sich deutlich
die Kuh gemadu worden ist, aIs gegründet anzusehen. Aber wenn man auf-
zeigen, daB die Kantische Philosophie die Idee einer Mehrheit von Ordnungen
merksam den nexus finalis analysiert, bemerkt man, daB die Verhaltnisse der
des Reellen zulaBt.
"inneren" ZweckmaBigkcit in gewisser Weise Verhaltnisse der "auBeien" Zweck-
maBigkeit sind: behauptet Kant nicht, daB jeder Teil eines Baumes selbst aIs Baum
angesehen werden kann? und begründet er damit nicht die Idee, daB ein organi-
siertes Ganzes aus 'der Verbindung einer Reihe von organisierten Ganzen be- II
steht? Wenn man zugibt, daB die innere ZweckmaBigkeit durch die Beziehung
der Teile zum Ganzen und des Ganzen zu den Teilen bezeichnet wird, so wie je-
Damit trennt Kant endgültig die Bande, die Organisation und Technik (Me-
der Teil selbst aIs cin Ganzes angesehen werden kann, dann sind aile Verhalt-
chanismus) in der Geschichte der Philosophie vereinen. Die erforderlichen Mo-
nisse der inneren ZweckmaBigkeit auch ebenso Verhaltnisse der auBeren Zweck-
mente der Organisation verdienten eine gründliche Analyse, aber sie besitzen
maBigkeit, d. h. Beziehungen zwischen unterschiedenen Ganzen. lm Gegensatz
ohne Zweifel weniger Bedeutung ais das Beispiel, das Kant im § 65 entwickelt hat.
zu dem, was Bergson behauptet, umfaBt die wahre innere ZweckmaBigkeit
Eine Untersuchung dieses Beispiels wird notigenfalls deutlich machen, daB es nicht
«plus d'un être vivant à la fois». Was diese jedoch von der dogmatischen
vor dem im § 64 angeführten Beispiel des Baumes eingeführt werden konnte.
ZweckmaBigkeit unterscheidet - abgesehen von jeder theologischen und mora-
Der Grund liegt darin, daB bestimmte Dinge über Organisation und ZweckmaBig-
lischen Betrachtungsweise, nach der das Gras für die Kuh gemacht ist - beruht
keit bekannt sein müssen, bevor man ernsthaft den Sinn der Organisation zu
auf der Tatsache, daB die Verhaltnisse der inneren ZweckmaBigkeit immer
erforschen vermag. Vor dem Versuch einer Interpretation sei das im § 65 ent-
wechselseitig sind, wahrend die dogmatische auBere ZweckmaBigkeit einseitig
haltene Beispiel vollstandig wiedergegeben.
ist - wenn die Kuh für den Wolf geschaffen ist, so ist der Wolf nicht für
"In einer Uhr ist ein Teil das Werkzeug der Bewegung der andern, aber nicht
die Kuh geschaffen.
cin Rad die wirkende Urs ache der Hervorbringung des andern; ein Teil
Die Organisation macht somit eine Ordnung des Reellen au s, die nicht mit :11
ist zwar um des anderen willen, aber nicht durch denselben da. Daher ist auch
dem Leben verwechselt werden darf, das seine eigenen Strukturen besitzt. Die
die hervorbringende Ursache derselben und ihrer Form nicht in der Natur (die-
Entwicklung des § 65 der K ritik der Urteilskraft bestimmt diese eine nach der
ser Materie), sonclern auBer ihr in einem Wesen, welches nach Ideen eines
anderen. Man konnte auf sehr allgemeine Weise bemerken, daB sich der Organis-
mus vom technischen Werk dahingehend unterscheidet, daB er ein Werk ist 1 durch seine Kausalitat moglichen Ganzen wirken kann, enthalten. Daher bringt
auch so wenig wie ein Rad in der Uhr das andere, noch weniger eine Uhr
oh ne transzendenten Entwurf. Aber Kant, der sich auf das Handbuch der Natur-
andere Uhren hervor, so daB sie andere Materie dazu benutzte (sie organisierte);
geschichte von Blumenbach beruft 12, halt den Augenblick für günstig, um die
daher ersetzt sie auch nicht von selbst die ihr entwandten Teile, oder vergütet
Organisation von der Technik zu trennen, Hohepunkt des Mechanismus.
ihren Mangel in der ersten Bildung durch den Beitritt der übrigen, oder bes-
Nachdem Kant somit schon erklart hat, was die Organisation im Beispiel des
sert sich etwa selbst aus, wenn sie in Unordnung geraten ist: welches alles
§ 64 bedeutet, sowie er dem aufmerksamen Leser ermoglicht hat, diese vom Le-
wir dagegen von der organisierten Natur erwarten konnen. - Ein organisiertes
ben zu unterscheiden, nimmt er sich nunmehr vor - das ist eine "philosophische
Wesen ist also nicht bloB Maschine, denn die hat lediglich bewegende Kraft; son-
Politik" unter anderen - , die Organisation von allem abzugrenzen, was im
dern cs besitzt in sich bildende Kraft, und zwar eine solche, die es den Materien
strengen Sinne vom Mechanismus herrührt. Auf diese Weise wird die Organi-
mitteilt, welche sie nicht haben (sie organisiert), also eine sich fortpflanzende
sation sowohl im Verhaltnis zu dem definiert, was hoher ist aIs sie, aIs au ch im
bildende Kraft, welche durch das Bewegungsvermogen allein (den Mechanism)
Verhaltnis zu dem, was niedriger ist ais sie; da jedoch niemand daran zweifelt,
nicht erklart werden kann."
Man sieht leicht, aus welchem Grunde Kant eine Uhr ais Beispiel des tech-
Iii
der Zwecke" (§ 67). Diese drei Momente verhalten sich zueinander genauso wie die Ka- nischen Werkes und des Mechanismus wahlt. Das 18. Jahrhundert ist ohne Zwei-
tegorien der Relation (Substanz, Ursache, Wechselwirkung). Deshalb ist es ganz un- fel das Jahrhundert der Uhren. Vor allem seit Descartes erfreut sich das Bild Il
richtig zu behaupten (wie z. B. M. Souriau), daB die Lehre des teleologischen Urteils der Uhr groBter Beliebtheit in der Philosophie. Man müBte den Artikel des l'i

schlieBlich aus der kategorialen Systcmatik, die noch das asthetische Moment der
ersten Teiles der Schrift auswendig konnen, die Descartes den Passions de l'âme
Kritik der Urteilskraft beherrscht, herausfallt. Man konnte hochstens zugeben, daB
der bedeutende, der Polemik eingeraumte Platz die kategoriale Struktur verdeckt. gewidmet hat. Die Uberschrift dieses Artikels lautet: «Quelle difference il y a I!I

Bergson hat sich niemals mit den Feinheiten der Kantischen Analyse ernsthaft befaBt: entre un corps vivant & un corps mort.» Descartes erlautert: «Affin donc il;11
so ist sein Text zu erklaren. que nous evitions ceste erreur, considerons que la mort n'arrive jamais par la 1

,1
1! Vgl. besonders § 19.
1

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1

- 104-- -105 -

faute de l'ame, mais seulement, parce quelcune des principales parties du corps se die Korrelation ist, zu entdecken vermag. Diese letztere ist selbstverstandlich ein
corrompt; & jugeons que le corps d'un homme vivant differe autant de celuy universelles organisches Phanomen.
d'un homme mort, que fait une montre, ou autre automate (c'est à dire, autre Zweitens konnte man an einer Uhr oder einer Maschine nicht die wesentliche
machine qui se meut de soy-mesme) lorsqu'elle est montée, & qu'elle a en soy Beziehung der Unterordnung oder Subordination beobachten. Die Unterordnung
le principe corporel des mouvements pour lesquels elle est instituée, avec tout entspricht der Erzeugung, und sie kann auf jeder Stufe der Organisation vor-
ce qui est requis pour son action, & la mesme montre, ou autre machine, lors kommen. 50 erzeugt sich das organische Wesen, oder besser das Individuum,
qu'elle est rompue & que le principe de son mouvement cesse d'agir" 13. Leibniz selbst nicht nur unter dem Gesichtspunkt der Gattung, sondern auch unter seinem
vergleicht ebenfalls den Korper mit "monstres sonnantes" 14. lm Denken Fon- eigenen Gesichtspunkt, d. h. aIs Individuum, weil die Assimilation "einer Zeu-
tenelles wird das Bild der Uhr zum allgemeinen Erklarungsprinzip des Univer- gung ... gleich zu achten ist". In einer Uhr jedoch erzeugt ein Rad keineswegs
sums: «J'estime beaucoup plus l'univers», führt er au s, «depuis que je sais qu'il res- ein anderes Rad oder ein Raderwerk ein anderes Raderwerk, und noch viel
semble à une montre. Il est surprenant que l'ordre de la nature, tout admirable weniger eine Uhr, wie Kant betont. Man müBte hier vielleicht hinzufügen, daB
qu'il est, ne roule que sur des choses si simples.» La Mettrie verwendet mit absolu- an dem Phanomen der Erzeugung jedwedes erzeugte Moment im Verhaltnis
ter, aber nicht intelligenter Scharfe, folgendes Bild: «Le corps humain n'est qu'une zu dem, der es hervorbringt, untergeordnet ist, so wie das organisierte Wesen
immense montre construite avec un art et une habileté suprêmes» 15. lm Rück- ("dieser" Baum) der Gattung untergeordnet ist. - Man wird ohne Zweifel
blick auf diese wohlbekannten historischen Beispiele lafh sich ein Punkt her- einwenden, daB auch eine Maschine ihrem Hersteller untergeordnet ist. Aber Il
vorheben, der nicht ohne Interesse ist: nach Kants Definition steht die Uhr dem der Hersteller einer Maschine verhalt sich nicht zu ihr, wie sich die Gattung Il
Leben anscheinend naher als das einfach organisierte Wesell; in der Tat besteht zum organisierten Wesen verhalt.
der Automat aus Bewegung, wahrend man die Eihigkeit sich zu bewegell gar nicht, Drittens konnte man an einer Maschine nicht das Phanomen der Regulierung
oder nur wenig, bei einfach organisierten Wesen antrifft. Deshalb scheint es beobachten, welches dem organisierten Wesen ermoglicht, das auszubessern, was
so leicht, das organisierte oder lebendige Wesen auf die Uhr und damit auf durch Verletzung oder Krankheit zerstort worden ist. Kant bemerkt ebenfalls:
den Mechanismus zurückzuführen. Aber das von Kant entwickelte Beispiel zeigt, " ... daher ersetzt sie auch nicht von selbst die ihr entwandten Teile, oder vergütet
daB dieses ein schwerer Irrtum ware. Vier Gründe sprechen in der Tat dagegen. ihren Mangel in der ersten Bildung durch den Beitritt der übrigen, oder bessert
Erstens ist in der Uhr ein Rad nicht "die wirkende Ursache der Hervor- sich etwa selbst aus, wenn sie in Unordnung geraten ist: welches alles wir dage-
bringung des anderen", und zwar, weil eine Uhr nach einem einfachen oder gen von der organisierten Natur erwarten konnen." Die Regulierung kann
technischen nexus finalis eingerichtet ist. Bei einem sol chen nexus trifft zu, daB übrigens unter einem zweifachen Gesichtspunkt betrachtet werden. Entweder
jeder Teil für die anderen und fûr das Ganze existiert; aber man kann von übt sie sich im Inneren eines gesunden Ganzen aus, und dann handelt es sich
einem Teil nicht behaupten, daB es "durch" die anderen Teile existiert und (in der Sprache Blumenbachs) um die gewohnliche Fortpflanzung (bei Kant
diese wiederum für es existieren. Mit anderen Worten: im technischen nexus hciBt es "bildende Kraft"), nach der zum Beispiel die Haare nachwachsen. Oder
finalis verknüpft sich die Verbindung der reeUen oder wirkenden Ursachen es handelt sich um die auBerordentliche Fortpflanzung; die Regulierung ist dabei
nicht mit der Vcrbindung der End- oder idealen Ursachen - oder es geschahe die Krankheit selber, und zwar die Regulierung aIs wesent!ich organischer Akt
dank cines dem nexus auBerlichen technischen Subjekts, das durch die Vermitt- betrachtet, der versucht, in die Unordnung entweder durch Ausgleich oder
lung seines Eingreifens "Vorbild" und "Nachbild" versohnt, wenn man sich durch Substitution eine neue Ordnung einzuführen 16.
der Fichteschen Terminologie bedienen will. Genau das versichert Kant mit der
Bchauptung: "Daher ist auch die hen'orbringende Ursache derselben und ihrer 16 Vgl. vor allem das Ende des § 64 der Kritik der Urteilskraft: "Der Se!bsthilfe

Form nicht in der Natur (dieser Materie), sondern auBer ihr in einem Wesen ... der Natur in diesen Geschopfen bei ihrer Verletzung, wo der Mange! eines Teils, der
enthalten." Man wird deshalb zugeben, daB man an einer Maschine kein erstes zur Erhaltung der benachbarten gehorte, von den übrigen erganzt wird; der MiBge-
burten oder MiBgestalten im Wachstum, da gewisse Teile wegen vorkommender Mange!
organisches Phanomen, wie es im Beispiel des § 64 dargestel1t wurde und das
oder Hindernisse sich auf ganz neue Art formen, um das, was da ist, zu erhalten und ein
anomalisches Geschopf hervorzubringen: will ich hier nur im Vorbeigehen erwahnen,
ungeachtet sie unter die wundersamstell Eigenschaften organisierter Geschopfe gehoren."
Man muB nicht nur auf den Begriff "Geschopf", der kein Aquivaient zu dem Begriff
13 Descartes, Oeuvres (Adam-Tannery), T. XI, S. 330. "Individuum" ist, achten, sondern auch bemerken, daB Kant zwei Kategorien unter-
14 V gl. den Artikel des Verfassers in Revue de Métaphysique et de Morale (1970/1): scheidet: einerseits das anomalische Geschopf, das physiologisch angepaBt, aber anatomisch
Etude Leibnizien1le: Feuerbach et la monadologie. unterschieden ist (daher rührt die Idee der Anomalitat und der MiBgestalt); und
15 La Mettrie, L'homme machine (ed. Solovine, Paris 1921), S. 130. andererseits im Gegensatz dazu das anormale Geschopf, das eine vollkommene Ge-

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Viertens müBte man feststellen, daB das Wesentliche (d. h. das, was das orga-
Hatte er es versuchen wollen, so ware es ihm unmogIich gewesen, denn, wie
nisierte Wesen wirklich von einem Automaten unterscheidet) weder in der
oben ausgeführt, yom Kantischen Standpunkt sind IndividuaIitat und Organi-
Korrelation, noch in der Unterordnung, noch in der Regulierung besteht. Nach
sation keine wechselseitigen Begriffe, und die Organisation kann ohne Indivi-
Kants Ansicht findet man Korrelation, Unterordnung und Regulierung im or-
dualitat sein, - wenn man unter IndividuaIitat Einheit versteht. 50 ist ein
ganisierten Wesen in der Tat nicht aIs drei getrennte Momente vor, sondern
Baum eine wahrhafte "Republik" von Baumen, deren Beziehungen wechseIsei-
vieimehr aIs eine einzige und gleiche Handiung, die man nur aus BequemIichkeit
tiger ZweckmaBigkeit in der KorreIation, der Unterordnung und der ReguIie-
in verschiedenen Momenten entwickelt. Das Bemerkenswerteste an seinem Bei-
rung bestehen, ohne jemaIs cine einfache Einheit zu bilden, da jedes Blatt aIs ein
spiel beruht darauf, daB er bei der Betrachtung eines jeden Momentes dieses mit
Baum, der auf den anderen Baum gepfropft ist, angesehen werden kann. Oder
dem vorhergehenden verknüpft, indem er sich der Worte "daher ist", "daher
anders ausgedrückt, unter dem strengen Gesichtspunkt der Organisation ist die
bringt auch" etc. bedient. Die Uhr ist kein Pbanomen der Korrelation, und
Individualidt relativ, sie besitzt Grade. Mit einem Wort: wenn Kant sich auf die
gerade deshalb ist sie au ch weder der Unterordnung, noch folglich der ReguIierung
Einheit berufen hatte, hatte er seine Beweisführung gefahrdet, denn es gibt
Hihig. Dagegen ist das organisierte Wesen der ReguIierung ebcnso unterworfen
Maschinen, die mehr Einheit und IndividuaIitat besitzen aIs bestimmte organi-
wie der Unterordnung und der Korrelation. Es ist ohne ZweifeI moglich, auBer-
sierte Wesen.
ordentlich komplexe Maschinen zu entwerfen, und wir konnen uns einen voll-
Dagegen ist die Unterscheidung, die Kant entwickelt, in pbanomenologischer
kommenen Automaten vorstellen, der sich seIber aufHidt (gleichbedeutend mit
Hinsicht Fest begründet, und man sieht schwer ein, wie es moglich ware, Kants
dem oder vielmehr analog zum Phanomen der ReguIierung); der andere Auto-
Denken aIs überholt aufzufassen. Durch den Bruch mit der ganzen Cartesia-
maten herstellt, die mit ihm identisch sind 17; der sich schIiemich sel ber ausbes-
nischen Tradition hat Kant mit unvergleichlicher Genauigkeit den Unterschied
sert. SowohI nach dem Geist wie nach dem Buchstaben des Kantischen Textes
zwischen Mechanismus und ZweckmaBigkeit Zu bestimmen vermocht. - Ein
steht jedoch Fest, daB eine derartige Maschine niemais mit einem organisierten
Punkt bIeibt jedoch einigermaBen dunkel: der Status des Tieres. lm VergIeich
Wesen vergIichen werden konnte. Denn niemals würden die von Kant angeführten mit der Pflanze ist das Tier unbestreitbar Iebendig. Dagegen erscheint es im Ver-
drei Momente in einer Maschine eine notwendige Einheit bilden. Sollte si ch ein
gIeich mit dem Menschen eindeutig aIs niedriger. Kant behauptet in der Meta-
Automat sel ber aufladen, so würde man darin niemaIs den zureichenden Grund physik der Sitten, daB das Tier Iebendig ist, aber er spricht ihm jede Vernunft
für seine Fortpflanzung oder Ausbesserung finden. Die Trinitat der Korrela- ab: "In Ansehung des Iebenden, obgIeich vernunftlosen TeiIs der Geschopfe ist
tion, der Unterordnung und der Regulierung durch sich ist nur in dem orga- die gewaltsame und zugleich grausame Behandiung der Tiere der Pflicht des Men-
nisierten und sich selber organisierenden Wesen vorhanden. schen gegen sich seIbst ... entgegengesetzt ... " 18. In etwas verstreuten Texten er-
Man batte allen Grund festzuhalten, daB sich Kant niemaIs wie bestimmte kennt Kant an, daB das Tier ein Lebewesen ist 19; jedoch, ohne auf Descartes' Theo-
romantische Denker bemüht hat, durch pathetisches Behan·en auf der Einheit rie der Tier-Maschinen zurückzugreifen, was die Theorie der Organis:1.tion schon
des Organismus das organisierte Wesen von der Maschine zu unterscheiden. verbot 20, hat Kant einerseits erklart, wie das Tier in moralischer Weise aIs Ma-
schine angesehen werden kann, aiso aIs ein Mittel (obwohi das Tier theoretisch
keine Maschine ist), und er hat andererseits aufgezeigt, worin sich das Tier yom
stalt hat (wenigstens dem Augenschein nach), aber physiologisch unangepa!h ist. Damit
stellt sich folglich die grundlegende Frage - und sie faBt das Rassenproblem mit ein -, Menschen unterscheidet. Diese beiden miteinander verbundenen ErkIarungen tra- Il,1
ob die Einheit der Gattung morphologisch, anatomisch oder physiologisch ist. In allen gen zum Verstandnis dessen bei, daB das Tier keine neue Ordnung des Reellen aus-
Texten über das Rassenproblem (in denen Kant sich zuweilen gegen Buffon r:chtet, macht, ohne wiederum eine Vermittlung zwischen dem organisierten Wesen und
ohne jedoch zu versaumen, dessen Dcfinitionen, die ihm vernUnftig erscheinen, aufzu- dem Lebewesen, d. h. dem Menschen, zu sein. - Einerseits behauptet Kant im-
greifen), stellt er heraus, daB die grundlegende Normalirat funktionell oder auch
mer, daB das Tier ohne BewuBtsein ist, oder mit anderen Worten, ohne Reflexion
physiologisch anzusehen ist. Diese physiologisch oder funktionell bestimmte Begründung
erlaubt Kant, im voraus gegen alle derartigen Theorien Einspruch zu erheben, die
spi ter aIs zerstorerische Elemente in der Ethik Gobineaus auftreten sollten.
18 I. Kant, Metaphysik der Sittm, Tugendlehre, § 17.
17 Vgl. in dieser Hinsicht Jas bemerkenswerte Buch von G. Canguilhem, La connaissance
19 Vgl. Krüger, Philosophie und Moral in der Kantischen Ethik, in diesem Zu-
de la vic, Paris 1952; dort heiBt es: «Il y a sans doute des dispositifs d'auto-
sammenhang auBerordentlich schwierig.
régulation, mais ce sont des superpositions par l'homme d'une machine à une autre
20 Descartes' Theorie kann aIs eine der wesentlichen Voraussetzungen der Formeln
machine» (S. 145). Weiterhin steUt der Autor schr richtig Fest: "Sans doute cette
des kategorischen Imperativs angesehen werden, wie es G. Canguilhem in einem Kommen-
vicariance des fonctions, cette polyvalence des organes ne sont pas absolues, mais
tar der Termini des Problems nachgewiesen hat; nach der Meinung dieses Wissenschaftlers 1

elles sont, par rapport à celles de la machine, tellement plus considérables que, à vrai
sind «la mécanisation de la vie du point de vue théorique et l'utilisation technique de
dire, la comparaison ne peut pas se soutenir.» Das ist ganz genau die Kantische These. 1

l'animal .•. inséparables,., La connaissance, S. 138.

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und ohne Vernunft. In der Logik findet man clen in dieser Hinsicht eindeutigsten das Nichts, das den Menschen grundsatzlich vom Tier unterscheidet. Somit ge-
Text. Kant unterscheidet bekanntlich sieben Stufen in der Erkenntnis; die vierte langt man zu folgendem etwas paradoxen, aber grundlegenden Satz: das Nichts, das
Stufe definiert er foIgendermaEen: "mit BewuBtsein etwas kennen, d. h. erken- ein Wesen in sich tragt, ist die Bedingung seiner Achtung, d. h. der Anerkennung
nen (cognoscere).DieTiere kennen auchGegenstande, aber sie erkennen sie nicht" 21. seiner Rechte, - das unverwerfIiche Zeugnis seiner Freiheit, damit seiner mora-
Das Tier wird durch diese Unfahigkeit nachzudenken aIs ein Lebewesen gekenn- Iischen Realitat.
zeichnet, das niemals einen Zweck an sich auffassen kann, und das daher vom
der Reflexion fahigen Lebewesen aIs einfaches Mittel angesehen werden kann.
Kant zeigt sich in dieser Hinsicht aIs strenger SchüIer von Leibniz. Am 19. 3.
1678 teilte Leibniz Conring folgendes mit: "Certe si mihi detur simia, insidioso- III
rum ludat quae bella Iatronum sive Iudum scaccorum, et quidem contra hominem
et cum sueeessu, eogar fateri aliquid intus esse machina majus. Sed et ab eo Oberblicken wir den zurückgelegten Weg! Wir wissen nunmehr, daB es drei
tempore incipiam fieri Pythagoricus et eum Porphyrio esum animalium et tyranni- Ordnungen des Reellen gibt: den Mechanismus, der sich auf technische Weise
dem quam in ea exercent homines, damnabo" 22. Die Intelligenz aIs Selbstbe- deutlich ausdrückt, die Organisation und schIieBlich das Leben. Das Leben aIs
wuBtsein ist die Bedingung der Achtung. Obwohl das Tier keine Maschine ist, :;olches kann bei dem vorsichtigen und scharfsinnigen Vorgehen Kants nur auf
sondern ein Lebewesen, ist es also moglich, es von einem praktischen Standpunkt aus seiner hochsten Stufe, dem menschlichen Wesen angenommen werden. Aber es
aIs Mittel und nicht aIs Zweck zu behandeln. Aber man darf nicht vergessen, daB fragt sich nun: was ist das Leben?
Kant andererseits oft das Tier aIs solches definiert, indem er es grundsatzlich vom Wir haben an seine Definitionen erinnert. Die Realitat des Lebens eXlStlert
Menschen dadurch unterscheidet, daB das Tier durch seinen Instinkt immer jedoch jenseits dieser Definitionen (die noch interpretiert werden müssen, was aus
etwas sein muB. Dieses behauptet Kant zu Beginn in den der Padagogik gewid- dem ziemlich schwierig zu bestimmenden Status des Tieres deutlich hervorgeht)
meten Vorlesungen 23 - und er erklart es weiterhin im Dritten Satz der Idee zu In der unbestreitbaren Form, die wir am Menschen antreffen. Und diese Form

einer allgemeinen Geschichte in weltbürgerlicher Absicht: "Die Natur hat gewollt: erseheint wesentlich ais Individualitat; in der Sprache Fichtes würde das heiBen:
daB der Mensch alles, was über die mechanische Anordnung seines tierischen Da- das Nichts ist das, wodurch sich jedes Wesen in sich sel ber aIs eine geschlossene 1

seins geht, ganzlich aus sich selbst herausbringe und keiner anderen GIückseligkeit Totalitat reflektiert. Dann stellt sich allerdings die Frage danach, wie sich diese
oder Vollkommenheit teilhaftig werde, aIs die er sich selbst, Frei von Instinkt, geschlossenen Totalitaten - oder, wenn man den Ausdruck vorzieht, diese
durch eigene Vernunft verschafft hat." Fichte soUte diesen Gedanken Kants, der "Nichtse" vereinigen konnen. Nur eine phanomenologische Analyse vermag auch
ohne Zweifel von Rousseau stammt, zusammenfassen mit den Worten: "Jedes Tier darauf eine befriedigende Antwort zu geben. Selbst wenn man sich einer anderen
ist, was es ist: der Mensch allein ist ursprünglich gar nichts" 24. In diesem Falle ist es aIs der Kantischen Sprache bedient, um sein Denken deutlich zu machen, muB man
sich doch vergegenv.:artigen, daE das Problem, das sich jetzt steIlt, die Umkehrung
21 1. Kant, Logik, Einleitung VIII (gegen Ende), A 97-98.
dessen ist, das wir im Zusammenhang mit dem Urteil über organisierte Wesen
22 G. W. Leibniz, Philosophische Schriften (Gerhardt), Bd. l, S. 198. - Man konnte erortert haben. An jener Stelle bestand das Problem darin, wie die Teile etc., mit
cbenso auf den Brief Descartes' an Morus vom 21. 2. 1649 verweisen: «Mon opinion einem Wort: die Wesen, in einem nexus verbunden werden konnten, welcher vom
n'est pas si cruelle à l'égard des bhes qu'elle n'est pieuse à l'égard des hommes, technischen llexus, der einer ganz handwerkli<.:hen ZweckmaBigkeit entspricht, ver-
1

car elle les absout du soupçon de faute chaque fois qu'ils mangent ou qu'ils .uent des schieden ist. Nunmehr erhebt sich die Frage - und diese Frage ist diejenige !

animaux.» - Man muB nicht notwendigerweise darauf aufmerksam machen, daB sich
Schopenhauer gerade in folgender Frage von der Kantischen Ethik getrennt hat: des Lebens -, wie sich die "Nichtse" (wenn man sich einmal so ausdrücken darf)
welches ist das ethische Status des Tieres? verbinden, übereinstimmen, entsprcchen und eine Harmonie bilden konnen. Oder
113 Wir verweisen auf des Verfassers Obersetzung und Kommentar der Kantischen mit einfachen Worten: wie konnen die Individualitaten miteinander überein-
Padagogik: 1. Kant, Réflexions sur l'éducation, Paris 1966. stimmen und sich anerkennen? Will man dem Kantischen Denken Ehre erwei-
~. J. G. Fichte, Werke, 1 3, S. 379. Vgl. ebenso S. 381, wo Fichte über den Menschen
sen, so muB man sich selber prüfen und fragen: wo und wie wird die Individua-
schreibt: "Ist er ein Thier, 50 ist er ein auBerst unvollkommenes Thier, und gerade
darum ist er kein Thier." - Vgl. J. J. Rousseau, Oeuvres complètes (Bernard Gagnebin litat aIs ein Nichts in originaler Weise offenbar?
- Marcel Raymond), Bd. III, S. 142, ebenso S. 162. Das Nichts im Menschen ist Das kann nur im Geschmack geschehen, der auf den ersten Blick keineswegs
natürlich das Zeichen seiner Moglichkeit und der Gesichtskreis des Fortschrittes. Man geeignet scheint, die Individualitaten zu vereinen, - denn 50 überzeugend er-
konnte hinzufügen, daB Fichtes Ausführungenviellcicht die folgenreicheren gewesen ) scheint der Satz, daB jeder seinen Geschmack hat. Der grundlegende Vorsatz
sind, weil er sim mit dem Phanomen des Blickes, dem J. P. Sartre den bekannten Sinn 1

gegeben hat, befaBt hat.


{ des ersten Teiles der Kritik der Urteilskraft besteht in dem Naehweis, wie die

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- III -
Individualitaten, die in ihrem gegenseitigen Verhaltnis "Nichtse" sind, dennoch
füreinander existieren konnen. lm Bereich der Phanomene ist das Nichts somit "des gemeinen Menschenverstandes": "An der Stelle jedes andern denken" 27.
wahrhaft das Zeichen der Freiheit, und man erfaBt nun den radikalen Sinn Die Formel der Antithese ist aus dem dogmatischen Rationalismus gewonnen:
der Kantischen These: der Geschmack ist das Phanomen der Moralitat. Das Pro- "Antithesis. Das Geschmacksurteil gründet sich auf Begriffen; denn sonst lieBe sich,
blem ist mit der groBten Strenge in der Antinomie des asthetischen Urteilskraft ungeachtet der Verschiedenheit desselben, darüber auch nicht einmal streiten (auf
gestellt. Schopenhauer, der von Kant nur das aufnahm, was ihm paBte 25, hat die notwendige Einstimmung anderer mit diesem Urteile Anspruch machen)" 28.
hart über diese "bei den Haaren herbeigezognene Antinomie der asthetischen Ur- GewiB, der dogmatische Rationalismus bestatigt die Existenz des Anderen für das
teilskraft" 26 geurteiit. Ihm war nicht aufgefallen, daB gerade der Geschmack dem Ich, aber diese Existenz wird auf eine Weise bestatigt, daB sie den Anderen auf-
Anschein nach die Lebewesen oder Individualitaten am meisten trennt. Wei- hebt. In der Tat, die Gemütsbewegung ist in ihrer Individualitat geleugnet und
terhin - und wir konnen hier nicht auf aile Momente der Antinomie im einzelnen verkannt, da sie auf Begriffen beruht, die aus Prinzip und durch Definition
allgemein sind.
eingehen - stimmen These und Antithese darin überein, daB sie die Unmoglich-
keit der Kommunikation anerkennen. Dieses Mal, und das ist auBergewohnlich, Das menschliche Wesen will nun jedoch aIs "diese" Individualitat, aIs dieses
fallt dem Empirismus das Vorrecht zu, aIs These formuliert zu werden: "Thesis. Nichts anerkannt werden. Daraus kann ein Diskurs entstehen, der von den
Das Geschmacksurteil gründet sich nicht auf Begriffen; denn sonst lieBe sich Anderen verstanden wird und der dem Nichts jene vollig originale Existenz-
darüber disputieren (durch Beweise entscheiden)." Der wahre Sinn der These wei se verleiht, die Ausdruck der Freiheit ist. Die Ordnung des Lebendigen
besteht darin, daB die menschliche Individualitat sich niemals aIs solche mitteilen oder der Individualitat ist die Ordnung der menschlichen Kommunikation. Dies
kann; sie behauptet, daB "mein" Geschmack nicht "deiner" ist. Damit solI nicht wird nicht nur durch die Losung der Antinomie des astheti:.chen Urteils, sondern
nur ausgedrückt sein, daB die Gemütsbewegung, die ich angesichts eines Bildes durch die Entwickiung der Kritik der asthetischen Urteilskraft in ihrer Gesamt-
oder beim Zuhoren eines Musikstückes empfinde, die "meinige" bleibt, - wie heit erwiesen. Es ist keineswegs ein ZufaU, daB Kant zum Beispiel bei der Er-
groB auch immer die Anstrengungen sein mogen, die ich entfaite, um sie mitzu- orterung der Frage, ob man "einen Gemeinsinn" voraussetzen kann, die phano-
teilen, und zwar derart, daB ich ein reines Nichts für den Anderen bin; sondern menologischen Bedingungen des Verstehens entwickelt, indem er übrigens aufzeigt,
damit will auch gesagt sein, daB alles, was auf individuelle Weise empfunden daB die Erkenntnis und die Urteile ohne diese Bedingungen "insgesamt ein bioB
wird: die Gesamtheit des Lebens und schlieBlich der Tod selbst, dem Anderen subjektives Spiel der Vorstellungskrafte, gerade so wie der Skeptizism veriangt"
fremd bleibt. Sobald der Diskurs des Menschens des sen Gefühle zum Inhait hat, waren 211. Das Wesentliche an de m, was die "Obereinstimmung" begründet, be-
kann er nur in sich selber kreisen, und die Bedeutung des Empirismus beruht ruht genau auf der "Stimmung", die in der Individualitat festgemacht ist: "Da
darauf, daB er aus der Einsamkeit etwas Absolutes macht. Das "Ich" behauptet sich nun diese Stimmung selbst muB allgemein mitteilen lassen, mithin auch
sich, aber erkennt nicht den Anderen an und leugnet damit die zweite Maxime das Gefühl derselben (bei einer gegebenen Vorstellung), die allgemeine Mitteil-
barkeit eines Gefühls aber einen Gemeinsinn voraussetzt: 50 wird dieser mit
l'
Grunde angenommen werden konnen, und zwar ohne sich desfalls auf psycholo-
25 Das grundlegende Problem Schopenhauers ist in der Tat in keiner Weise mit
gische Beobachtungen zu fuBen, sondern aIs die notwendige Bedingung der all- I!
demjenigen Kants zu vergleichen. Schopenhauer, der nicht an den Sinn der Existenz !
glaubt ("Er wird endlich finden, da~ es in der Welt ist, wie in den Dramen des gemeinen Mitteilbarkeit unserer Erkenntnis, welche in jeder Logik und jedem
Gozzi, in welchen allen immer die selben Personen auftreten, mit gleicher Absicht und Prinzip der Erkenntnisse, das nicht skeptisch ist, vorausgesetzt werden muB" 30.
gleichem Schi~sal: die Motive und Begebenheiten freilich sind in jedem Stü~e andere; Weiterhin besteht das grundlegende Problem der Kritik der asthetischen Ur-
aber der Geist der Begebenheiten ist der selbe: die Personen des einen Stü~s wissen
auch nichts von den Vorgangen im andern, in welchem doch sie selbst agirten: daher teilskraft in der Kommunikation zwischen Lebewesen und intelligenten Wesen,
ist, nach allen Erfahrungen der früheren Stü~e, doch Pantalone nicht behender oder zwischen Individualitaten. Dieses Problem fügt sich sehr Iogisch und streng in
freigebiger, Tartaglia nidIt gewissenhafter, Brighella nicht beherzter und Kolombine das Vorgehen des Kritizismus ein, denn man wird leicht bemerken, daB sich
nicht sittsamer geworden." Werke, J. Frauenstadt, 2. Auflage, Leipzig 1891, Bd. die Kantische Systematik in vier Ordnungen der Realitat ausspricht: der Mecha-
II, S. 216, d. h. Die Welt ais Wille und Vorstellung, Drittes Buch, § 35; Schopenhauer
nismus (von dem die Kritik der rein en Vernunft handelt) - die ZweckmaBigkeit
hat gelegentlich auf diesen Text zurü~gegriffen), - Schopenhauer sucht, wie er es
oft versichert, die Versohnung, und bereitet damit der ersten Philosophie Nietzsches - das Leben - die Freiheit (von der die Kritik der praktischen Vernunft
den Weg. Alle Momente der Kantischen Lehre, die eine Versohnung ermoglichen konnten
(besonders die transzendentale 1\.sthetik, weil sie die Welt "theatralisiert", indem sie
die den Dingen beigemessene Bedeutung aufhebt), werden je nach diesem Vorsatz 27 I. Kant, Kritik der Urteilskraft, § 40.
aufgenommen oder abgelehnt.
28 Ibid., § 56.
26 Schopenhauer, Kritik der Kantischen Philosophie, Werke, Bd. II, S. 630.
28 Ibid., § 21.
30 Ibid.

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handelt). Die ZweckmaBigkeit und das Leben, die den beiden Teilen der Kritik eigenen inneren Zustand versunken ist, wahrend es sich zugleich von aller zufal-
der Urteilskraft entsprechen, vermitte1n, wie Kant ausdrücklich betont hat 31, die ligen Partikulariûit 10sgelOst und aIs Trager eines Gesamtgefühls weiB, das nicht
Natur- und die Freiheit, aiso die Kritik der rein en Vernunft und die Kritik mehr "Diesem" oder "Jenem" angehort" 35. In der Tat, die Bedeutung der "sub-
der praktischen Vernunft. Damit kann man auch folgenden Ausspruch Kants jektiven Allgemeinheit" besteht in der Behauptung der Universalitat der Sub-
verstehen: "In einer Kritik der Urteilskraft ist der Teil, welcher die asthetische jektivicat und folglich in der Inter-Subjektivitat. - SchlieBlich sei noch die
Urteilskraft enthalt, ihr wesentlich angehürig ... " 32. Der Grund Iiegt darin, Analogie der Ordnungen angezeigt: wenn die objektive ZweckmaBigkeit das
daB aIle ZweckmaBigkeit für ihr Verstandnis das asthetische Moment voraus- "Analogon des Lebens" ist, so ist das Leben seinerseits, wenn es in seiner hüchsten
setL., das sich nur in der Individualiüit aIs formale ZweckmaBigkeit entfal- Form in unserer Weit erscheint, d. h. ais menschliches Leben und ais Geschmack,
tet - und das weiterhin unter dem Gesichtspunkt der Problematik der asthe- nur das Phanomen der Moralitat, ebenso wie die Schonheit das Symboi der
tischen Ordnungen viel wesentlicher ist aIs die organische oder reelle ZweckmaBig- sittlichen Realitat ist. Somit kann jede Ordnung durch eine niedrigere Ordnung,
keit. Untersucht man die l\sthetik, so bemerkt man - selbst wenn es sich um die ihr Symbol ist und im Verhaltnis zu der sie selber aIs ein Abgrund erscheint,
das Erhabene handelt -, daB sie ganz andere Strukturen aIs die, die der begriffen werden. Die hüchste Ordnung ist die Freiheit, und diese geht über
Mcchanismus darbot, voraussetzt; zusatzlich wird man gewahr, daB uns nur alle anderen Ordnungen, die nur für sie existieren, hinaus. Folglich sollte man
die l\sthetik durch die Idee der Kommunikation und foiglich durch die Idee vielleicht zwei Dinge bei Kant unterscheiden. Man trifft einerseits, um sich
der Gemeinschaft in die Lage versetzt, uns dem Gedanken der Freiheit zu nahern. einmal 50 auszudrücken, auf materiale Ontologie, die sich in die verschiedenen
An dieser Stelle scheint eine ErkHirung über einige Punkte angebracht. Es ist Ordnungen übertragen laBt; andererseits findet man eine transzendentale Re-
ziemlich ungewohnlich, die Kritik der asthetischen Urteilskraft aIs Theorie der flexion vor, die den eigenen Bereich einer jeden Ordnung absteckt. Man kann hier,
Kommunikation aufzufassen. Zwei groBe Philosophen in der NachfoIge Kants insofern die Freiheit sich in der Pflicht ausdrückt und das Eigentliche nicht allein
haben iIidessen diesen Gedanken entwickelt (ohne übrigens den entscheidenden des Lebewesens (des Menschen), sondern auch des vernünftigen Wesens ausmacht,
Beitrag Kants zur Lehre yom Schonen und Erhabenen, den Schiller hervorge- von einer Ersten Philosophie sprechen; obwohi sie den Hohepunkt eines jeden
hoben hat, zu verkcnnen). Zuerst hat Fichte 1798 in der Wissenschaftslehre Denkens und Erkennens bildet - daher das Primat der praktischen Vernunft -,
Nova Methodo erklart, daB das Kantische System unvollendet ist, weil es ist sie indessen jedoch keine aIlgemeine Metaphysik, wenn man darunter eine
nicht den Beweis der Existenz des Anderen, dem Kant sich jedoch in der Theorie des Seins verstehen will.
Kritik der Urteilskraft genahert habe, enthalt 33. Die ganze erste Philosophie
Fichtes, besonders die Grundlage der gesamten Wissenschaftslehre, beruht auf
der Idee, daB die Existenz des Anderen bewiesen werden muB 34. E. Cassirer IV
ist noch wei ter gegangen und hat das Problem der Kommunikation in der
Kritik der Urteilskraft ais aufgelost erklart: "An diesem Punkte", schreibt Wir nahern uns nunmehr dem, was im Kantischen Denken das Entscheidende
E. Cassirer, "setzt das Problem des asthetischen BewuBtseins ein. Was dieses und auch das Schwierigste ist.
BewuBtsein behauptet, ist eine allgemeine Mitteilbarkeit von Subjekt zu Subjekt, Eins scheint vüllig sicher: Kant hat die verschiedenen Ordnungen der Mona-
die aiso des Durchgangs durch das Begrifflich-Objektive und des Untergangs dologie wiederhergestellt und sogar neugegründet. Aber wie kann man diese
in ihm nicht bedarf. lm Phanomen des Schonen ist das Unbegreifliche getan, Theorie der Ordnungen mit der Kopernikanischen Revolution in Einklang brin-
daB bei seiner Betrachtung jedes Subjekt in sich selbst bleibt und rein in den gen? So lautet die sich jetzt stellende Frage, und auf den ersten Blick scheint es
sehr schwierig, darauf eine Antwort zu formulieren. Dennoch kann man, aus-
gehend von der Kritik der reinen Vernunft, eine Auflosung anzeigen. In der
31 V gl. das interessante Buch von E. Weil, Problèmes kantiens, Paris 1963.
32 1. Kant, Kritik der Urteilskraft, Einleitung VIn (C, S. XLIX). Kritik der reinen Vernunft weist Kant bei der Entwicklung des Begriffs der
3~ J. G. Fichte, N achgelassene Schriften, Berlin 1937, Bd. II, S. 477. Erscheinung - sowie des Begriffs des Dinges an sich in seiner dreifachen Be-
34 Vgl. Arbeit des Verfassers: La liberté humaine dans la philosophie de Fichu, deutung 36 nach (wie H. Cohen sehr genau erkannt hat), daB die Erscheinung
Paris 1966. - Nach diesen Untersuchungen über die erste Philosophie Fichtes hat
die neuerliche Auseinandersetzung mit der Kantischen Philosophie den Verfasser dahin
gezwungen, einige der in diescr Arbcit entwickelten Ansichten abzuschwachen. Auf der 35E. Cassirer, Kants Leben und Lehre, Berlin 1918, S. 340.
anderen Seite werden die Ansichten aufrecht erhalten, die der Verfasser in Théorie et 36Vgl. Arbeit des Verfassers: L'œuvre de Kant, Bd. l, Paris 1969, S. 127-139.
praxis dans la pensée morale et politique de Kant et de Fichte en 1793, Paris 1968, aus- Das Ding an sich wird 1. auf der Stufe der transzendentalen Asthetik, 2. auf der Stufe
geführt hat. der transzendentalen Analytik und 3. auf der Stufe der transzendentalen Dialektik

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nicht mit dem wahrgenommenen Schein verwechselt, jedoch mit dem, was auf dargelegt wird, unbefriedigt. Er isr nicht wie elfllge Marxisten 40 der Meinung,
wissenschaftliche und intellektuelle Weise existiert, identifiziert werden darf 37. daB Kant die Inter-Subjektivitat, und damit das Leben, verfehlt hat, weil el'
Die Erscheinung ist nicht das, was man mit den Handen greifen kann - ein sich damit begnügt hat, sie auf der Stufe der Ksthetik und des schonen Seheins
geringeres Sein im Verhaltnis zu dem unerreichbaren Ding an sicll -, wie es zu entwickeln. Obwohl Fichte die Problematik der Inter-Subjektivitat vom Be-
die "zynische" Auffassung der Realitat meint 38, sondern die Erscheinung ist reieh der Asthetik auf denjenigen des Reehts übertragt - in dem die reellen
das, was durch und für das Subjekt bestimmt wird. In dieser Hinsicht ist das Beziehungen der Menschen und nieht, wie in der Asthetik, die idee lIen Beziehun-
Ding an sich die Erscheinung selber, und zwar insofern immer etwéls bleibt, gen von Bedeutung sind -, erkennt el' die in gewisser Weise strategische Eigen-
das durch das Wissen in der Erscheinung nicht erfaBt werden kann. Anders aus- art des Kantisehen Denkens an: sich mit dem Problem des Geschmacks ausein-
gedrückt, das Ding an sich ist letztenendes die Idee, die die vollig erkannte andersetzen heiBt, sich mit dem bedenklichsten Moment der Inter-Subjektivitat
Ersdleinung ware. Die Theorie der Ordnungen scbeint geeignet, so weit wie mog- auseinandersetzen, denn nichts trennt so sehr die Gemüter, wie ihre asthetischen
lich die zynische Auffassung, die in der Realisierung der Ordnungen besteht, Wertschatzungen, und man darf vermuten, daB mit der Auflosung dieses Punktes
zu vermeiden. Die Ordnungen bezeichnen ohne Zweifel Regionen, wenn man auch aile anderen gelOst sein werden. Dennoch kann sich Fichte nicht mit der
Husserls Sprache verwenden mag. Aber die Regionen haben nur eine intellek- Kantischen Losung zufrieden geben, denn bei seiner Neigung zu einer zynischen
tuelle oder auch wissenschaftliche, transzdentale Bedeutung. lm Einzelnen be- Auffassung der Welt besteht el' darauf, daB der Andere, das Ich ais Nicht-Ich
merkt man, daB jede Ordnung derart von allen anderen entfernt ist - obwohl und umgekehrt, existiert. Dadurch sieht er sich gezwungen, die Grenzen der
mit ihnen durch Analogie verbunden -, daB man unmoglich von einer Ordnung Kantischen Phanomenologie zu überschreiten. Darin liegt der groBe Fehler
behaupten kann, sie sei tiefer ais die anderen Ordnungen und stande mit ihnen seiner Philosophie, der auch teilweise für die onto-theologische Entwicklung der
in einen Verhaltnis wie das Sein zum Seienden. In diesem Sinn ist die Kantische Wissenschaftslehre nach 1801 verantwortlich ist 41.
Philosophie eine radikale Phanomenologie. GewiB, in diesel' Phanomen~logie Fichte hat wenigstens immer die Unterschiede zwisehen den Ordnungen ein-
wird zugegeben, daB die Ordnung dei- Freiheit die erste Ordnung ist, und man gehalten (das geht deutlich aus dem dritten Teil der Grundlage 42 sowie aus
konnte sogar von einer materiellen Ontologie sprechen. Aber die Ordnungen dem Naturrecht von 1796 hervor). Bei Schopenhauer findet man allerdings
verweisen nicht auf ein Sein oder auf ein Wissen yom Sein. Sie sind nur das, nichts dergleichen. Die Lehre von den Ideen, die den Stufen der Objektivierung
was sie sind, und nichts ist auBerhalb der Ordnungen. Leibniz, der, wie es L. des Willens, in dem Schopenhauer das Ding an sich entdeckt, entsprechen, ahnelt
Feuerbach herausgestellt hat, zwischen dem Ptolemaischen und dem Koperni- ohne Zweifel der Kantischen Lehre von den Ordnungen. Man wird erstens ge-
kanischen Gesichtspunkt schwankte 31l, ist niemals so streng verfahren wie Kant. wahr, daB die ganzc Philosophie Schopenhauers von einer zyniscllen Auffassung
Der Sinn der groBen Frage Kants: Was ist der Mensch? besteht darin, die Situa- der Realitat beherrscht wird; zweitens ist das Ding an sich, statt ais ideale
tion des Menschen mittels der Ordnungen zu definieren. Grenze der Erkenntnis gedacht zü werden, das Sein, das sich in den Ordnungen
Vergleichen wir die Lehre Kants mit derjenigen seiner Nachfolger, so müssen oder Ideen oder Stufen der Objektivierung widerspiegelt, und zwar derart,
wir bemerken, wie sehr die Lehre der Ordnungen gerade in dem, was an ihr daB die Ordnungen sich vermischen, sobald man aufhort, gemaB der Quantitat
wesentlich neu war, verkannt worden ist. Fichte, der vielleicht am besten den zu denken und sich auf den Standpunkt der Qualitat stellt. Für Schopenhauer
Sinn des Kantischen Philosophierens erfaBt hat, ist aus einem bestimrnten Grund ist das Reelle qualitativ Eins. Deshalb ist drittens die Ethik Schopenhauers eine
von der Theorie der Inter-Subjektivitat, wie sie in der Kritik der Urteilskraft kosmologische Ethik, in die alles einbegriffert ist, und nicht mehr wie bei Kant
eine reine Ethik, die nur für das vernünftige Wesen sowie für das Lebendige
(sofern man es ais vernünftiges Wesen ansehen kann) zuganglich ist 43.

definiert. Auf der ersten Stufe besteht das Ding an sich nur für den Philosophen, der
die Grenzen unserer Sinnlichkeit von au~en betrachtet. Auf der zweiten Stufe erscheint
das Ding an sich durch die Theorie des noumenon für das Subjekt sel ber, dessen Sinn-
1
"
40 Zum Beispiel: 1. Goldmann, La communauté humaine et l'univers chez Kant,
Paris 1948.
1 41 Vgl. Verfasser, La liberté humaine dans la philosophie de Fichte, § 13.
lichkeit durch den Verstand begrenzt wird. Auf der dritten Stufe wird das Ding an sich
42 Vgl. J. G. Fichte, Die Grundlage der gesamten Wissenschaftslehre, § 6 H.
zur Idee; es ist hier die Bewegung der Vernunft selber, die in und durch die Erkenntnis
43 Schopenhauer leugnet bekanntlich die Geschichte als Fortschritt und Sinn und stellt
der Erscheinungen die niemals vollendete übereinstimmung zwischen den Anschauungen
und den BegriHen zu verwirklichen sucht. 1 eine ontologische Moral auf, die die Totalitat dessen, was existiert, umfafh. Die reine
37 Ibid., Bd. l, S. 91.
38 Ibid., Bd. l, S. 92-93; vgl. ebenso S. 310.
t~ Ethik lafit bei Kant, wie an anderer Stelle ausgeführt, eine Philosophie der Geschichte
zu (und umgekehrt - im Gegensatz zu der These Cohens, nach der eine Ethik mog-
30 1. Feuerbach, Samtliche Schriften (W. Bolin - F. Jodl); Bd. IV, S. 110, 122. lich ware, selbst wenn die Menschen nicht existierten). lm Rahmcn dieser Arbeit konnen
~---

r
- 116- -117 -

Andererseits ist es jedoch moglich, in der K ritik der reinen Vernunft eine So Dffnet sich eine dem Wesen der Kantischen Philosophie zunachst ziemlich
vollstandige Ideenlehre, cine formelle transzcndentale Eidetik zu fin den, die fremd erscheinende Problematik: hat Kant die Leibnizschen Ordnungen beibe-
die allgemeine Organisation dcr Erkenntnisse durch die Prinzipien wie das halten, um die Totalitat des Systems zu erreichen, indem er die Ordnungen in
Gesetz der Gleichartigkeic der Gattungen, das Gesetz der Spezifikation und das Zentrum des Systems, die Architektonik einlieB? Weiterhin führt diese
das logische Gesetz des continuum specierum zuUifk Wenn auch diese von den Problematik sogar zu einer Definition des durch die Ordnungen gekennzeich-
Kant- Interpreten allzusehr vernachlassigte transzendentale Eidetik nicht auf di- neten Wesens, deren wechselseitige Verhaltnisse aufgezeigt worden sind, und sie
rekte Wei se dem Verstandnis der Systematik der Ordnungen dienen kann, 50 ist bezeichnet zugleich die Weise, in der die Frage: Was ist der Mensch? gestellt
nichtsdestoweniger offenbar, daB sie anzudeuten vermag, welcher Art das Ver- werden muB. Folglich ist offenbar, daB j~er ausgeführte Punkt aufgegriffen
haltnis zwischen der allgemeinen transzendentalen Reflexion und der Lehre und vertieft werden muB; wir haben uns an dieser Stelle darauf beschrankt,
von den Ordnungen sein muB. Ebenso wie sich die transzendentale Eidetik ein Vorwort zur systematischen Interpretation der Transzendental-Philosophie
gleichgültig auf diese oder jene Realitat bezieht (zum Beispiel auf die ver- zu schreiben, die ihrerseits - aber das ist zweifellos ein anderes Problem - den
schiedenen Erd-Arten, deren Bestimmung sie ermoglicht), so kann die allgemeine Weg zu einer Hermeneutik freigibt. Somit trifft der Philosoph ebenso wie der
transzendentale Reflexion, durch dercn Vermittlung die Ordnungen ais Erkennt- Philosophie-Historiker auf neue Probleme; seine Aufgabe besteht im einzelnen da-
nis und Denkfelder bestimmt sind, ais Ordnung der Ordnungen bezeiCImet wer- rin, zu erforschen, ob die von l\.ant anerkannten Ordnungen ausreichend sind;
den. In Bezug auf die Vernunft, und nur in diesem Bezug, entwickelt sich also ob man den allgemeinen Begriff derselben nicht notigenfalls starker betonen muB;
die Theorie der Ord~ungen, d. h. die wahre Architektonik eines Systems der welches die Verhaltnisse sind, die zwischen jeder einzelnen der eingeführten Ord-
reinen Vernunft, wie man es nach der Kritik der Urteilskraft ins Auge fassen nungen bestimmt werden müssen. Hierauf beruht die doppelte Aktualitat der
kann. Es ist sicherlich ziemlich schwierig, die verschiedenen Thesen Kants über Transzendental-Philosophie, und man konnte nicht besser aIs mit diesem Aus-
die Architektonik, "die Kunst der Systeme", die Systematik und die Kritik spruch Kants schlieBen: "Allein wie viel und mit welcher Richtigkeit würden wir
in Einklang zu bringen. Kant hat bekanntlich - und das war einer der heikel- wohl denken, wenn wir nicht gleichsam in Gemeinschaft mit anderen, denen wir
sten Punkte seiner Polemik mit Fichte - ebenso behauptet, daB die Kritik aIs unsere und die uns ihre Gedanken mitteilen, dachten 47!"
Propadeutik zu seinem System dient, wie er die Kritik schon aIs Systematik an-
gesehen hat. Welche Antwort man immer auf diese Frage zu geben wünscht, 50
ist die am Ende der K ritik der reinen Vernunft in Betracht gezogene Architek-
tonik offensichtlich zu eng gefaBt - andernfalls wüBte man nicht mehr, wei chen
Sinn man Kants Brief an Reinhold yom 31. 12. 1787 beimessen so1l44. Darüber
hinaus zeigt sich, daB die Kantische Terminologie, wie sie sich nach der Nieder-
schrift der Kritik der reinen Vernunft fixiert, keinen Zugang zu dieser Architek-
tonik zulaBt. Die Bedeutung von Synthese und Deduktion muBte, wie es schon
H. Cohen bemerkt hat, bei der Konstitution der praktischen Ordnung abgean-
dert werden 45; in seiner SchluBfolgerung über den Sinn der ethischen Realitat
schreibt Cohen in grundlegender Weise: "Nur wer die Realitat nicht anders denn
schematisiert zu denken imstande ist; nur wer sie vor dem sinnlichen Auge
ausgebreitet denken muB, kann in solchem Realitatswert eine geringere Geltung
abschatzen. Die kritische Disziplin lehrt eine andre Rang-Ordnung der Gel-
tungswerte" 46.

wir nicht die ganze Problematik, die Geschichte und Moral bei Kant verbindet, ent-
widœln. über das Thema der Geschichte bei Schopenhauer vgl. Werke, Bd. III, S. 507
bis 508.
44 Kants Briefwechsel (Akademie-Ausgabe), Bd. I, S. 514.

45 H. Cohen, Kants Begründung der Ethik, Berlin 1910, S. 172.


46 Ibid. , S. 178. 47 r. Kant, Was heipt sich im Denken orientieren? (Ak. Bd. VIII, S. 144).

il
"" r -119-

son Historia plantarum (1686) John Raya recensé plus de


18 000 espèces .:.- montrait que la biologie pouvait être sys-
tématique. La dixième édition du Systema naturae de Linné
demeure un fondement toujours appréciable. Dans l'œuvre
de Linné Kant. n'a pas seulement trouvé une systématique
binàire, mais encore un usage sûr de la logique générale.
Kant n'a jamais condamné sans la moindre nuance la logique
KANT ET LA PHILOSOPHIE BIOLOGIQUE générale; il en a vu l'application juste dans l'œuvre de Linné.
Il fut conduit dès lors à fonder la possibilité de l'application
de la logique générale et cela dès la première partie de la
Critique de la faculté de juger, resthétique, qui nous enseigne
Il n'est pas dans n"otre intention d'exposer sous tous ses que le jugement' réfléchissant ne peut s'expliquer dans son
aspects la philosophie biologique de Kant. C'est un ouvrage activité de comparaison, de distinction que grâce à la logique
entier qui serait nécessaire pour exposer ·dans un ensemble formelle. Mais enfin ce que Kant a retenu de Linné n'est
cohérent les divers ouvrages ou articles consacrés par Kant rien de moins que la notion de système. Cette notion qui chez
à ce sujet. Nous voudrions seulement esquisser quelques Linné vaut surtout par sa valeur formelle Kant l'a compiétée,
idées en partant essentiellement de la seconde partie de la sans doute grâce à Blumenbach, beaucoup plus que de Haller.
Critique de la faculté de juger qui constitue à la fois le degré L'œuvre de Blumenbach est mal connue et son Handbuch der
le plus bas et le plus sûr aussi de la philosophie biologique. i Naturgeschichte n'a pas connu la même influence que Linné.
Nous nous abstiendrons de revenir sur la question de savoir
si la Critique de la faculté de juger constitue un tout 1, de
~ Toutefois cette œuvre, quand même traduite en français il y
a plus de cent ans, n'est pas sans mérites. Je dirai même
même nous ne chercherons pas à reprendre la vieille querelle, qu'elle en a de grands et Kant l'a bien vu en citant Blumen-
si bien illustrée avec tout son parti-pris par V. Basch, qui bach avec éloges au § 81 de la Critique de la faculté de juger.
consiste à se demander si la deuxième partie de la Critique de A regarder les choses de haut il ne serait pas inexact de
la faculté de juger ne se trouvait pas déjà dans la théorie des dire que Linné représente pour Kant le moment anatomique
Idées régulatrices de la raison dans la Critique de la Raison et Blumenbach le moment physiologique. D'un côté la sys-
pure. Bien plus! nous nous limiterons en pratique à l'analy. tématique, de l'autre le système de l'organisation. Linné
tique téléologique, c'est-à-dire du § 61 au § 68. s'est, pour ainsi dire) poursuivi dans Blumenbach. Il ne fait
guère de doute que d'autres chercheurs que Blumenbach -
1. Personne ne sera étonné si l'on affirme que Kant ne pen- qui s'est si souvent corrigé - ont pu influencer Kant. On
se pas, pour ainsi dire, à vide, mais réfléchit sur des œuvres peut se contenter de consulter le second tome de l'œuvre
scientifiques concrètes dont il formule les présuppositions magistrale d'Adickes Kant aIs Naturforscher2• C'est sans
philosophiques. Entre autres auteurs il s'est particulièrement doute sur l'édition de 1782 du livre de Blumenbach que Kant
inspiré de Linné et de Blumenbach. Le premier ayant réussi s'est appuyé, le plus fermement toutefois.
à élaborer un classement clair et maniable des espèces végé-
tales, résumant en quelques groupes l'immense variété des 2. Les malentendus ont cependant foisonné dans la lecture
espèces reconnues par ses prédécesseurs - par exemple dans
2. E. ADICKES, Kant ais Nafllr!orscfler, Bd. II, §§ 332-338, surtout
1. A. PH 1LON E;'\I 1<0, L'œ/lvre de KOHf, t. H. p. 481.

Iii

III!I

1:

l J
-120- -121-

de l'Analytique téléologique. Le premier intéresse le concept d'autant plus intéressante que si l'arbre est une totalité, ce
de finalité, le second la notion du vivant. On a dit et répété n\est pas une unité. Cette totalité évoque la notion de commu-
que Kant écartait toute finalité externe et Bergson fut parti- nauté humaine où chacun sert à chacun sans cesser de de-
culièrement incisif3. Citons Kuno Fischer, Reininger, Kühne- meurer un individu: «C'est pourquoi, écrit Kant, on peut
mann, Daval, Vleeschauver, B. RousseL., etc. qui tous rejet- considérer chaque rameau, chaque feuille d'un même arbre
tent la finalité externe. Ils ont raison s'il s'agit seulement de la comme simplement greffé ou écussonné sur celui-ci, c'est-à-
finalité dogmatique, de la finalité-solution comme nous ai- dire comme un arbre existant pour lui-même qui s'attache
mons à le dire. Il est bien évident que Kant ne croit pas du simplement à un autre arbre et se nourrit comme un parasi-
tout avec Chr. Wolff que le jour est assez 1cng pour que nous te. » Cette feuille que je vois sur cet arbre est elle-même un ar-
puissions ne pas trop dépenser de chandelles. Mais s'il s'agit bre, qui entretient des relations internes-externes ~vec les au-
de la finalité externe problématique, ou encore de la finalité- tres feuilles ou plus justement avec les autres arbres. Les feuil-
adaptation la position de ces interprètes éminents est moins les sont pour le tronc, comme le tronc qui véhicule la sève est
solide. La finalité n'est pas toujours à envisager sous le mo- pour les feuilles, étant bien entendu que chaque moment
dèle de la solution et c'est ainsi qu'il faut compr~ndre le § 63 constitue une relation à soi, qui permet de l'ériger en tota-
au demeurant bourré d'allusions à la pensée dogmatique de lité autonome pénétrant dans un rapport de relation externe
Moïse Mendelssohn. En revanche dès qu'il y a problème, la réciproque avec les autres moments auxquels il lui faut s'adap-
créature doit le résoudre et soit se perfectionner ce faisant ter et inversement. Si l'on ne peut pas dire que l'herbe est
- d'où vient le fil directeur de la philosophie de l'histoire de pour le mouton et celui-ci pour le lion (fmalité-solution externe),
Kant - soit rétablir un équilibre adapté aux exigences du en revanche il faut dire que sous l'angle du problème cette feuille-
milieu. La fin du § 64 est à ce sujet très claire. Kant y distin- arbre est pour les racines. L'organisme, lieu d'une interaction
gue l'anomalie et l'anormalité. L'anomalie correspond à l'ef- externe-interne est dans son perpétuel mouvement le problème que
fort d'un être affligé par un trouble pour établir un équilibre ne cesse de résoudre la totalité. De ce point de vue la fmalité
vital. Kant parle de l'auto-défense (Selbsthilfe) et évoque externe comme adaptation et problème doit être réintégrée dans les
le phénomène si précieux pour la biologie de la compensa- catégories kantiennes.
tion. Cette opération n'a rien à voir avec la finalité dogma- Il n'est pas même sûr que la finalité dogmatique soit en-
tique. Elle dévoile un problème que l'être organisé doit ré- tièrement écartée. Dans la critique qu'en présente le § 63, il
soudre. L'anormalité, elle, répo.nd à l'incapacité à résoudre n'est pas dit que la finalité relative ou encore externe soit
le problème et rejoint ce que nous nommerons Je déficit pur absolument à rejeter. Kant écrit, en effet, ceci : «la finalité
physiologique. Si nous considérons mieux le phénomène de relative, bien qu'elle donne hypothétiquement des indications
compensation, il faudra parler de finalité interne-externe. sur les fins naturelles, n'autorise cependant aucun jugement
Interne parce que son mouvement s'accomplit dans l'indi- téléologique absolu». S'il repousse un tel jugement, Kant ne
vidualité, externe parce que la compensation suppose qu'entre refuse pas les indications hypothétiques. Il y a quand même
les parties distinctes d'un être organisé une relation réciproque un système téléologique du monde et en outre c~e tout kantien
de fin à moyen s'établit. L'exemple de l'arbre donné au § 64 le sait les exemples rejetés par Kant dans la Critique de la faculté de
renforce considérablement cette lecture. Sous Je triple nexus juger seront hypothétiquement certes, mais positivement repris
qui désigne ses fonctions (génération, assimilation, conversa- sans le Projet de paix perpétuelle, le meilleur étant la guerre 4 ; la
tion) l'arbre nous met en présence d'une relation dynamique, guerre était dans la Critique de la faculté de juger expliquée par

3. H. BERGSON, L'évolution créatrice, p. 41. 4. A. PHILONENKO, Essais slir la philosophie de la guerre .

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-122- -123 -
l'antipathiç de l'homme pour l'homme: dans les textes tardifs si souvent employé le terme dJorganisation. Quant à la ronc-
il a attribué à la nature ou Providence le soin de créer cette tion de la greffe, elle se trouvait dès lors déterminée : elle
discorde afin que les hommes peuplent toute la terre (AK, fonctionne chez Kant (et Blumenbach) comme index de l'orga-
VIII, 364). nisation et sa détermination comme modèle est républicaine,
tandis qu'en revanche l'individualité ne peut que se révéler
3. C'est pourtant sans doute au sujet de la notion de vi- despotique.
vant que Kant a été le plus mal CŒ:lpriS. On a assimilé le Si Kant a choisi l'arbre comme exemple; on se doute bien
vivant et l'organisme. Or si tout ce qui est vrai de l'organis- que ce ne fut pas sans raisons. D'une part c'était l'exemple
me l'est aussi du vivant, la réciproque n'est pas vraie. Ce le plus clair. D'aurte part il suivait une conception de la hié-
n'est nullement un hasard si dans le § 64 Kant choisit un rarchie dans la nature (la pierre, l'organisme le vivant, la
arbre pour exemple. L'arbre ne connaît pas les structures personne morale) qui se retrouve chez Fichte et même chez
de l'articulation. C'est, en somme, une république définie Hegel. Son souci n'était pas d'inventer, mais d'ordonner. -
par une limite bien précise : .la greffe. A la fin- du § 64 Kant Ce point assuré il est clair que toute r Analytique téléologique
insiste sur la greffe : «L'œil d'une feuille d'arbre, enté sur devait être conduite par le concept d'organisation; que par
le rameau d'un autre arbre, donne naissance sur un pied exemple l'homme fût considéré en ce cadre, non pas comme
étranger à une plante de sa propre espèce, de même la greffe un individu, mais comme une organisation républicaine, si
sur un autre arbre. » En revanche le vivant soumis au régime l'on me passe l'expression. Un texte du § 67 peut paraître
de l'articulation résiste à une très grande quantité de greffes. inexplicable si l'on ne retient pas cette orientation métho-
Par exemple on ne peut pas greffer ma main sur un autre dique. Kant dit quelques mots du taenia et il poursuit : « ... et
individu et réciproquement. Cette notion de bon sens a tota- alors je demanderai si les rêves... ne pourraient être une
lement échappé aux lecteurs de Kant qui du même coup se disposition finale de la nature». Les commentateurs s'achar-
sont interdit de comprendre l'esthétique de la troisième Cri- nent sur la fonction que Kant prête aux rêves : maintenir
tique, tant il est vrai que le goût définit la fine pointe de l'activité vitale pendant le sommeil. Ils n'ont pas tout à fait
l'individualité. On peut greffer une feuille sur un arbre. On tort; mais si l'on compare ce que Kant dit du taenia et du
ne peut pas greffer un goût sur un autre. Le vrai problème rêve, un trouble s'empare de l'esprit le plus cartésien. Car
de l'esthétique est l'ipséité et repose sur un thème métaphy- formellement l'action du taenia qui est un parasite est la mê-
sique. classique : Individuum est ineffabile5. Au demeurant me que celle dn rêve: maintenir l'activité vitale. La conclu-
les déclarations le Kant étaient formelles. Dans le § 65 où il sion obligatoire qui s'impose est que le rêve n'est pas moins
a traité de l'organisation dans la rigueur transcendantale, il un parasite que le taenia. Et cela se comprend : dans la
cherche à la définir et dit que ce serait trop peu de la nom- conception méthodique de l'organisation, que je dirai répu-
mer u,n analogon de l'art mais qu'on s'en approche davantage blicaine, et qui commande toute l'analyse, l'homme doit être
« lorsqu'on la nomme un anafogon de la vie» Qu'est-ce que regardé au niveau de l'organisation. Fichte l'a bien vu dé-
l'arbre? La réponse est claire d'après ce que nous venons clarant que l'homme est une plante parfaite et aussî quelque
d'exposer: c'est une totalité qui ressemble fort à une répu- chose de plus. A ce st?de de la Critique de la faculté de juger,
blique. On observera que Kant dans la note du § 65 se féli- dans l'Analytique téléologique, l 'homme est regardé comme
cite qu'un grand pays, la France, se transformant en Etat ait une organisation. Le vivant est une toute autre affaire.

5. E. Cassirer a bien vu le thème, mais il ne l'a pas suffisamment 4. Ces malentendus écartés il s'agit de savoir ce que Lin-
exploit~ . né et Blumenbach ont apporté à la réflexion kantienne. Com-

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1

-124- -125 -

mençons par Linné en prenant les choses d'assez haut. 11 causalité en souffre le moins du monde. Mais ce sera un dé-
faut pour cela se reporter à quelques textes et le premier sera sordre immense dans lequel notre entendement ne trouvera
La déduction transcendantale des catégories dans la Critique jamais l'issue. L'œuvre de Linné est immense, en ce sens
de la Raison pure. Qu'avait donc prouvé Kant? Une toute très précis qu'il découvre une systénzatique permettant l'ap-
petite chose mais sans laquelle rien n'eût été possible. Cette plicabilité des .catégories dans leur rigueur et leur fécondité
petite chose c'était simplement la possibilité pour la catégorie à l'expérience. Il apporte une «classificatio.n». Le devoir
de déterminer l'intuition ou si l'on préfère, le monde sen- de Kant est de la fonder en assurant le champ de la logique
sible. Le problème de la synthèse était résolu en droit. A cha- générale, compte tenu des impératifs de la logique trans-
que effet sa cause. Encore fallait-il que techniquement la cendantale. En somme Linné était un esprit ordonné et sévère
synthèse pût s'élaborer et l'honnêteté commande de dire que qui sut donner quelque cohérence à la nature organisée. On
cela n'était pas évident. Kant a ressenti un doute profond sait avec quelle obséquiosité Rousseau lui prodigua les plus
en songeant à l'Historia plantarum de John Ray. 18 000 es- beaux éloges. Mais Kant a compris avec une remarquable
pèces cela fait beaucoup : «C'est, écrit-il, qu'il est possible profondeur que sans Linné il n'aurait pas pu passer de la pro-
qu'en dépit de toute l'uniformité des choses de la nature blématique de la synthèse à celle du système. Il pouvait pas-
d'après des lois universelles, sans lesquelles il ne saurait ser enfin de la théorie de l'analogie universelle possible en
même y avoir la forme d~une connaissance empirique en générale à la dialectique de l'analogie particulière. J'ose
générale, la différence spécifique des lois empiriques de la affirmer que sans l'œuvre de Linné ce passage se fut révélé
nature, ainsi que de tous leurs effets, pourrait cependant être impossible. Dire que Kant a approuvé toutes les théories
si grande qu'il serait impossible pour notre entendement de Linné serait bien excessif. Mais il est constant que l'ordre
de découvrir un ordre saisissable, de diviser ses produits en qu'il découvrit en cette œuvre lui fut d'un secours immense.
genres et en espèces, afin d'appliquer les principes de la défi- Il faut dire ce qui est et rien de plus. Kant a pu songer à une
nition et de l'intelligence de l'un à la définition et à la com- histoire des espèces, mais dans l'ensemble il demeurait attaché
préhension de l'autre et de faire d'une matière ainsi confuse à leur permanence. C'est l'ordre, la systématique qui a im-
pour nous (à proprement parler seulement infiniment di- primé en lui la plus ferme pensée. Et voilà pourquoi Linné
verse et ne convenant pas à la capacité de notre esprit) une est, pour nous, l'anatomiste de Kant si l'on ose dire. Il faut
expérience cohérente» (AK. V, 185). Dans la première In- faire attention au terme d'anatomie; ce mot në désigne pas
troduction il avait déjà écrit ce même texte avec soin (AK. seulement l'art de disséquer les différentes parties du corps,
XX, 209). Dans ses Werke, édition Cassirer (V, p. 196) il mais plus essentiellement la science qui a pour objet les
avait de manière très visible posé la question suivante: «Ti- corps considérés à l'état de repos et pour but la connaissance
mée aurait-il jamais pu concevoir ridée d'un système, s'il de leur constitution. C'est l'œuvre méthodique et systéma-
avait cru toute comparaison rationnelle impossible?» Et il tique que Linné léguait à la philosophie transcendantale.
cite Linné qui a conçu un système de la nature (AK. XX, C'est sans aucun doute en hommage à Linné que sont rédigées
215). ces phrases conclusives du § 67 : «De même la beauté de
Le grand mérite de Linné est d'avoir compris qu'il n'y la nature, c'est-à-dire son accord avec le libre jeu de nos
a pas autant de problèmes que d'existants. Si nous nous en facultés de connaître dans l'appréhension et le jugement de
tenons à la Critique de la Raison pure, il est difficile de ré- sa manifestation, peut de cette façon etre considérée commè
soudre le problème. Après tout les catégories peuvent valoir finalité objective de la nature en sa totalité, en tant que sys-
pour une infinité d'existants et par exemple chaque plante tème dont l'homme est un membre; cela est possible lorsque
peut être à elle-même sa propre espèce sans gue la règle de le jugement téléologique de la nature d'après les fins natu-

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-126 - -127 -

relles, présentées par les êtres orgamses, nous a autorisé à mine la forme et la liaison de toutes les parties. Et Kant pré-
concevoir l'Idée d'un grand système des fins de la nature. » cise que cette ldée n'est pas une idée de l'art, car alors l'or-
Linné a bien donné un système, au sens grec: qui se tient gamsation aurait sa cause extérieure à elle-même et nous en-
ensemble; c'était là encore une fois ce dont la simple syn- traînerait dans la simple dimension de la causalité, mais seu-
thèse ne pouvait nous fournir la notion. lement une Idée, pïincipe de connaissance pour celui qui
juge, ce qui revient à ramasser en une phrase la philosophie
5. La physiologie a plus particulièrement retenu l'attention du «comme si» nécessaire dès lors qu'on dépasse le niveau
de Kant. Si la catégorie est le préjugé, comme le disait L. du pur existant. Dans l'enchevêtrement savant des réquisits
Brunschvicg, c'est un préjugé pire encore de croire que le Kant s'applique à définir l'organisme camme une œuvre sans
développement de l'Analytique téléologique est libérée de ce projet, un Nachbild sans Vorbild, ce qui le sépare radicale-
préjugé. En fait après les deux premiers §§ introductifs (61- ment de l'œuvre d'art. C'est donc - conformément à la dé-
62), Kant s'applique à la construction de la catégorie de fina- finition de la finalité dynamique externe-interne - un être
lité. Le § 63 s'applique à la finalité externe dogmatique, dont organisé et s'organisant lui-même. \
le § 64 nous laisse entrevoir la transformation. Le § 65 traite Cette définition conclusive après l'analyse des réquisits
de la finalité interne et enfin à partir' du § 66 Kant vise la nous offre l'accès à l'exemple. Il est bien entendu question
synthèse de ces deux moments de la catégorie dans la pers- de physiologie et le § 19 du H andbuch der Naturgenschichte
pective du système. Le titre du § 67 est .révélateur : «Du sera sans cesse à l'arrière-plan. Dans cet exemple Kant oppose
principe du jugement téléologique sur la nature en général l'organisme et la montre. La montre n'est pas un obje~ com-
comme système des fins.» Ce troisième moment de la caté- me les autres. Tout d'abord c'est l'automate le plus vulgaire,
gorie de la finalité est un dépassement des données offertes en ce sens qu'il est le plus facile à voir. Quand Descartes veut
par les précédentes analyses qui s'en tiennent à l'être or- expliquer la mort, il dit en somme que la montre pour une cau-
ganisé. se ou pour une autre s'est arrêtée (AT. XI, 330-331). La Met-
Le §65 est d'une difficulté redoutable. On peut le décom- trie qui n'aime pas toujours Descartes et lui reproche, comme
poser en trois moments. Premièrement l'énoncé des réquisits à Malebranche, son spiritualisme, déclare que le «corps
de la définition de l'organisme, et qui seront mutatis mutandis n'est qu'une horloge» (Œuvres philosophiques, l/ll, p. 340).
valables pour l'être vivant. Deuxièmement un exemple d'une Il édifie là-dessus, il se trouve assez fort pour élaborer une
extrême importance. Troisièmement l'esquisse d'une brève médecine et une métaphysique : «Cette oscillation naturelle,
dialectique visant d'une part à limiter les tentatives de la ou propre à notre machine, écrit La Mettrie, et donc est douée
raison d6gmatique et d'autre part en conséquence à déter- chaque fibre, et pour ainsi dire, chaque élément fibreux,
miner les êtres organisés comme ne pouvant être pensés semblable à celle d'une pendule, ne peut toujours s'exercer.
comme possibles qu'au seul titre de fin de la nature. Il faut la renouveler, à mesure qu'elle se perd; lui donner des
Le développement des réquisits est simplement la reprise forces quand elle languit, lorsqu'elle est opprimée par un
scientifique des considérations fournies sur l'organisme au § excès de force et de vigueur. C'est en cela seul que la vraie
64. Kant insiste particulièrement sur le fait que les parties médecine consiste» (ibid.). Mais la métaphysique n'est pas
ne peuvent exister et fonctionner que dans l'unité avec un loin : «Je ne me trompe point; le corps humain est une
tout qui les englobe. Ce tout est en fait une Idée6 qui déter- horloge, mais immense ... » (ibid., p. 345). De là à conclure
que l'homme est la fin du monde et de la nature parce qu'il
6. Réalisez cette pensée, vous obtiendrez la philosophie de Schopen- est une horloge bien plus immense qu'un canard, il n'y a qu'un
hauer. \ pas à franchir et La Mettrie le franchit aisément. Or si à la

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",. r
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rigueur Kant consentirait à voir dans la montre une Image de Dans ma traduction de la Critique de la faculté de juger (p.
la médecine, il ne peut que s'opposer à la mét,aphysique qu'on 193) j'ai indiqué le mot allemand «daher» pour faire en·
en veut déduire. Si l'homme est le sommet de la création ce tendre cette conjugaison. Ce que je ne pouvais indiquer c'est
n'est certainement pas parce qu'il est une horloge immense, que la conjugaison pouvait s'opérer dan le sens inverse de
mais parce qu'il a une destination éthique fondamentale. celui qui vient d'être exposé. On peut partir de la reproduc-
On pourrait «à la rigueur» conforter nos aspirations mo- tion ou encore régulation pour retrouver les autres moments.
rales et nos devoirs en nous représentant tout ce que notre Dans le fait Kant me semble être allé plus loin que Blumen-
physiologie a d'intéressant, mais opérer en sens inverse serait bach. Cette diversité apparente de fonctions est dans le fait
de la perversion métaphysique. une triplicité ou si l'on préfère une trinité indivisible.
Deux points supposent une explication. Le premier est
6. Dans son exemple, que dis-je dans l'exemple classique, simple, mais nous entraînera dans la fiction. Nous pouvons
Kant commence par nous' expliquer que dans une montre supposer un automate parfait capable de corrélation, de su-
un rouage n'est pas la cause efficiente d'un autre rouage. En bordination et de régulation. Il en existe, paraît-il dans de
d'autres termes il n'y a pas de processus de corrélation im- lointaines usines. Mais nous pouvons dire, avec sûreté, que ces
manent. La corrélation est le fait d'un moment extérieur à fonctions sont juxtaposées dans l'automate. Une machine
la montre, c'est-à-dire l'artisan. Ici le Vorbild commande le peut, maintenant, en engendrer d'autres, mais ce n'est pas
Nachbild. Blumenbach avait parfaitement aperçu ce point cela qui lui permettra d'être en état d'auto-corrélation. L'au-
et en somme il ne fallait qu'avoir du bon sens pour observer tomate n'est qu'une somme de juxtapositions de fonctions
la corrélation que nous présente un arbre dont les feuilles dont la raison, le Real-Grtmd, est transcendante. Puisque
protègent le tronc qui les nourrit. Le premier moment - qui Kant reconnaît la valeur régulative du mécanisme dans la
sépare la montre et l'organisme - est la corrélation. La suite téléologie7, pour autant qu'il est déterminé par l'homme (l'ar·
du développement de Kant, toujours inspiré par Blumenbach, tiste, le mécanicien, etc.), on peut bien dire que les juxtapo-
insiste sur le phénomène de la subordination ou génération. sitions sont fondées par une finalité intentionnelle technique.
Dans une montre un rouage «ne peut en produire un autre - La seconde remarque est plus décisive. Si Kant men-
et encore moins une montre d'autres montres». Le troisième tionne en dernier lieu la régulation, c'est sans doute - et
moment est clair et correspond à ce que Blumenbach appe- non pas sans aucun doute, - afin de séparer aussi nette-
lait la reproduction extraordinaire. On ne peut pas attendre ment qu'il se peut la force motrice, et une force formatrice -
d'une montre qu'elle se répare elle-même; c'est pourtant, ou encore créatrice. En soi cette remarque peut paraître in-
l'expérience la plus commune le prouve, ce que fait rorga- signifiante, mais elle possède deux dimensions qui d'une part
nisme capable par exemple de cicatriser ou de régénerer. limitent et d'autre part rendent signifiante la philosophie
On dira que tout ceci est bien médiocre. Ce n~est pas si sûr. biologique. A l'anciénne compréhension politique de l'orga-·
D'une part Kant retient les trois grandes catégories que défi- nisme en laquelle l'âme gouvernait le corps comme un roi
nira après lui le Dr W. Roux dans un texte assez célèbre. son royaume. Descartes avait substitué «l'image technolo-
Mais d'autre part lorsqu'on lit le texte avec attention on gique de "commande" d'un type de causalité positive par
s'aperçoit d'une chose bien curieuse -que nous hésitons à un dispositif ou par un jeu de liaison mécanique »g. L'in-
croire totalement inspirée par Blumenbach. Kant dit en som- convénient majeur de ce schème est qu'il ne dépasse pas la
me : C'est parce que l'organisme est capable de corrélation
qu'il est capable de subordination et c'est parce qu'il est ca- 7. A. PHILONENKO, «L'antinomie du jugement téléologique chez
pable de subordination qu'il est capable de reproduction. Kant >", R.M.N., 1977.
8. G. C\NGUILJIELM, La connaissance de la vie, p. 162 SS •

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force formatrice et qu'il substitue au devenir historique et note du § 65 qu'on peut légitimement considérer comme
politique le calme géométrique et inerte de la mécanique. le centre de l'Analytique téléologique. S'il avait eu quelque
Sans doute est-ce un progrès par rapport à l'idée magique en doute, c'est dans le § 64 en marge de l'analyse de l'arbre· qu'il
sa forme causale de l'ancienne compréhension. Kant dans l'eût placée. Toutes ces réflexions nous permettent de mieux
une prémière dimension transforme l'image que la philoso- saisir encore la définition de l'organisation. Soit une montre
phie biologique peut fournir à la vie humaine politique : «En ou je ne sais quel automate, la notion de greffe n~a pas de
revanche, écrit-il en note dans le § 65, on peut éclairer par sens puisque l'on peut juxtaposer à l'infini des dispositifs.
une analogie avec les fins naturelles immédiates indiquées Dans l'organisation on peut greffer et presque à l'infini.
une certaine liaison, .qui toutefois se rencontre plutôt dans Mais la greffe n'a pas le mêIl.le sens dans les deux cas. La jux-
une Idée que dans la réalité. C'est ainsi qu'à l'occasion de la taposition n'est du point de ~oint de vue politique que déter-
transformation récemment entreprise d'un grand peuple en mination numérique : elle n~\expliqlle rien. En revanche la
un Etat, on s'est très souvent servi du terme organisation greffe au niveau de l'organisation trouve une image politique
d'une manière très appropriée pour l'institution des magistra- impressionnante : la volonté générale. Et sans s'astreindre
tures ... , etc., et même du corps entier de l'Etat. En effet dans à de trop longues digressions et même chaînes de raisons, on
un tel tout chaque membre ne doit pas seulement être moyen, peut dire que sur ce fondement la pensée politique allemande,
mais aussi en même temps fin, et tandis qu'il contribue à la notamment chez Fichte et Hegel a pu se développer. Ce n'est
possibilité du tout, il doit à son tour, en ce qui concerne sa pas sans motifs que dans la Grul'ldlage des Naturrechts Fichte
place et sa fonction, être déterminé par l'Idée du tout.» avant d'en venir à la pure politique se préoccupe de définir
Vaughan a eu bien tort de saluer en Fichte la naissance d'une les éléments biologiques.
compréhension organique de l'Etat9• Elle se trouvait déjà Mais une question se pose que nous ne pouvons pas traiter
chez Kant. Il suffit d'observer que dans le texte du § 65 Kant ici, mais seulement formuler; Kant dit, en somme, que l'orga-
parle de force formatrice - bildende Kraft - et que dans la nisation est le type de l'édifice politique. Mais il prononce
note il parle de transformation - Umbildung. La grande le mot : analogie qui dans ce contexte possède un sens pour
nouveauté fichtéenne est dans la re-définition de la propriété 10 ainsi dire vulgaire, qui exprime la réserve et la prudencç.
et dans la réflexion sur le travail. Comme nous le disions Or il n'est pas évident que Fichte et encore bien moins Hegel
au § 2 l'être organisé - l'arbre décrit par Kant - évoque le aient conservé la même attitude de prudence. Chez Kant il
mouvement et la dialectique de la communauté humaine. s'agit d'une nécessaire métaphore; le «vitalisme» hégélien
Il est assurément possible que des «vitalistes» aient précé- va évidemment plus loin. Dès lors que la philosophie biolo-
dé Kant. Mais ce qui, en revanche, est impossible c'est qu'ils gique cesse d'être une métaphore pour s'imposer comme
aient su procéder avec la rigueur de Kant. Cette dimension modèle éthique le danger du totalitarisme apparaît.
politique qui s'impose dans la réflexion sur la philosophie
biologique nous instruit: Kant a vu clairtment que la pensée 7. Le second point peut paraître découler du précédent.
biologique, même réduite au niveau de l'analogie, déterminait Mais le problème est à la fois plus complexe, et plus facile.
une compréhension du monde politique. Et ce n'est vraiment Il porte sur la signification du jugement réfléchissant et sur
pas un hasard si cette réflexion politique se trouve dans une sa portée anagogique. Richard Kroner dans son livre Von
Kant bis li egel s'était bien malheureusement laissé aller à
---- / poser la question de savoir ce qui séparait réellement le ju-
9. C.E. VAUGHAN, Studies in the History of political Philosophy,
1939, vol. II. gement déterminant du jugement réfléchissant en leur rapport
10. A. PHILONENKO, «Autour de Fichte et de Jaurès », in Erneue- à l'Absolu. Puisque Kant dans la Critique de la Rarmn pure
rung der Transzent!enfa{phifosophie.

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III
-132- -133 -
avait insisté sur la relativité du jugement déterminant appelé nature et de sa faculté dans les produits organisés quand on
à porter sur les phénomènes et non sur la chose en soi, la la nomme un analogon de l'art ... On s'approche davantage
situation était la suivante : en quoi le jugement téléologique peut-être de cette qualité insondable lorsqu'on la nomme
qui ne porte pas non plus sur les choses en soi était-il plus un analogon de la vie. » Analogiquement la philosophie bio-
relatif que le jugement déterminant! En un mot tous les ju- logique permet non de connaître, mais de penser la vie. La
ments devaient pouvoir prétendre atteindre l'absolu ou som- sagesse critique s'en tient là et repousse l'hylozoisme et le
brer sans différence dans le règne vague et imprécis de l'im- spiritualisme. Chacun connaît l'avertissement. Mais c'est
pression, du «für uns Menschen». Il est très évident que, la juste conséquence qu'il en faut dégager. EUe est simple
disciple trop fidèle de Hegel, Kroner visait à rame,ner toute et pourtant, si l'on fait exception pour Fichte, fut méconnue
la philosophie kantienne à une doctrine de la réflexion. par l'idéalisme allemand. La philosophie biologique a été éri-
Cependant cette diatribe manquait de fondement. Le juge- gée en ontologie, soit que avec Hegel on ait voulu voir dans
ment déterminant est le résultat d'une démonstration osten- le mouvement de la génération le mouvement dialectique
sive; en revanche le jugement téléologique est le résultat du réel, soit qu'avec Schelling on ait accon.k une fonctkm
d'une démarche réflexive. Ancune comparaison n'est possi- essentielle à la vie, soit enfin qu'avec Schopenhauer la vie
ble et surtout ce n'est pas à la lumière de l'Absolu que ces fût considérée comme la parousie de la Volonté. Plus loin,
jugements doivent être pesés. Ici et là on ne pense et ne Bergson qui connaissait bien Schopenhauer devait, appuyé
juge que sur des phénomènes, mais il se trouve que la struc- sur une conception ontologique de la vie, renverser l'orien-
ture du jugement n'est pas la même. Le mathématicien dit tation kantienne en partant de la vie pour aboutir à une
« parce que »; le biologiste dit « comme si ». Le fil conduc- critique de la métaphysique ll .
teur du discours n'est pas le même et l'analogie possède Dans le fait la pensée philosophique a toujours été, si j'osè
une fonction claire: au fur et à mesure qu'on s'élève dans dire, fondamentalement anti-kantienne. L'incompréhension
les degrés de l'être le « comme si » s'impose avec plus d'éner- des structures de la finalité externe-interne, la méconnais-
gie. Il faudrait concevoir comme une succession de «com- sance de la distinction entre l'être organisé et l'être vivant,
me si» s'engrenant les uns sur les autres, de telle sorte que l'oubli des fondements scientifiques, Linné et Blumenbach,
des modèles distincts et successifs se superposent, perdant ont beaucoup fait pour conduire à l'ignorance de la pensée
de plus en plus de leur valeur parce que l'objet échappe kantienne. Cela peut paraître étonnant et l'est en effet. Pour-
de plus en plus à l'entendement. La question qui se pose est quoi a-t-on si aveuglément cherché à ériger en la philoso-
évidemment celle de savoir dans quelle mesure le «aIs ob » phie biologique une nouvelle ontologie, ce que Kant, bien
ne finit pas par l'emporter dans la pensée kantienne, dont opposé à cela chez Aristote, avait toujours refusé? Il existe
on peut bien se demander si à la fin elle n'est pas plus une une réponse bien faible, mais qui ne doit pas être négligée:
philosophie du «comme si» que du «parce que». Il est un non seulement le Sturm und Drang ne pouvait se développer
fait relevé par E. Cassirer: ce qui sépare Leibniz de Kant, dans le cadre trop strict de la relation kantienne à la biologie,
c'est que le premier dit toujours «parce que », tandis que le mais encore comme l'indique une brève étude de la pensée
second depuis longtemps dit « comme si ». de Schopenhauer" la biologie prenait un essor insoupçonné
Ces précautions étaient nécessaires pour délimiter avec à la fin du XVIIIe siècle et au XIXe siècle. Dans le fond la criti-
soin le statut de la philosophie biologique dont Kant connais- que kantienne, si bien fondée, était néanmoins trop peu étoffée
sait l'anatomie, si j'ose dire, et le moment physiologique.
Dans le § 65 il délimite clairement le champ défini par l'or-
1]. P. TROTIGNON: L'idée de vie chez Bergson et la critique de la
ganisation, seul concept recevable. «On dit trop peu de la métaphysique. Cf. la recension que nous avons donnée de ce livre
dans les Archives de philosophie, 33 (1970), p. 73-95.

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-134-

pour canaliser avec force ces nouveaux développements.


Cette réponse ne satisferait pas tout lecteur. Les preuves
plus précises relèvent de l'historiographie. Et elles sont trop
nombreuses pour que nous puissions les développer et en faire
la synthèse. Mais toute l'œuvre de Kant atteste. que la philo-
sophie biologique, pas plus que la philosophie de la nature
de Newton, ne pouvait se dépasser elle-même, devenir une:
métaphysique et encore moins une métaphysique de la mé-
taphysique.
L'antinomie du jugement
téléologique chez Kant

Depuis que Hegel dans la Wissenschaft der Logik a assimilé l'antinomie


de la liberté et de la nécessité d'une part et l'antinomie du mécanisme et de
la finalité d'autre part, on a cru longtemps qu'il n'était pas nécessaire
d'examiner pour elle-même et scrupuleusement l'an~inomie de la faculté de
juger réfléchissante dans la téléologie de la Critique de la faculté de juger. On
s'est arrêté d'autant plus volontiers à ce point de vue que la dialectique
du jugement téléologique qui se développe dans les §§ 69-75 de la troisième
Critique apparatt relativement simple et ne fait, semble-t-il, que repro-
duire soigneusement et minutieusement l'opposition de la liberté et de la
nécessité l • Aussi bien n'est-il pas étonnant de constater qu'un interprète
très sûr de la philosophie kantienne, E. Cassirer, estime que le passage à
la finalité s'accomplit dans la même perspective que le passage à la
liberté dans la réflexion pratiquez. Ne peut-on pas légitimement soutenir
que l'antinomie du jugement téléologique se résout dans la démonstration
de la possibilité du passage à un {( tout autre ordre de choses » 3 ?
En outre, semblant calquer la troisième antinomie de l'Antithétique
de la Raison pure, l'antinomie téléologique est peut-être superflue. Sa
simplicité dans l'énoncé d'une part, sa relation à la troisième antinomie
d'autre part font l'effet d'une fausse fenêtre, pour tenir le langage de
Schopenhauer. Kant aurait développé une antinomie de la faculté de juger
pour respecter l'ordre catégorial". Il peut sembler que l'antinomie du
jugement téléologique n'est qu'un artifice, un ornement destiné à parfaire
le système critique s.

1. HEGEL, Wissenschaft der Logik (Lasson), Bd. II, p. 387 et suivantes.


2. E. CASSIRER, Kant's Leben und Werke (Darmstadt, 1975), p. 304.
3. Critique de la faculté de juger, § 66, tr. A. PHILONENKO, p. 195.
4. Cf. la thèse de Michel Souriau et notre Œuvre de Kant, t. II, p. 210.
5. Tel n'est pas le point de vue de G. LEBRUN, Kant et la fin de la métaphY3ique qui
donne un rôle important à cette antinomie.

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Ces différentes considérations doivent conduire à un examen plus sérieux peut pas plus relever de l'entendement, dans la mesure où l'usage de
de l'antinomie du jugement téléologique, afin de découvrir s'il s'y déve- celui-ci circonscrit le domaine de la raison théorique. Voudrait-on cepen-
loppe une dialectique fondamentale et originale. Car on ne saurait dant rattacher l'antinomie du jugement téléologique à la sphère de la
admettre cet état de fait sans avoir examiné avec toute la patience raison pure théorique en s'appuyant sur les déclarations de Kant suivant
nécessaire l'antinomie du jug(~ment téléologique. lesquelles le jugement téléologique « appartient à la partie théorique de
1. Kant affirme, on le sait, que toute antinomie est une apparente la philosophie »1 qu'on se trouverait dès lors embarrassé par le problème
contradiction de la raison avec elle-même - « apparence inévitable » de l'unité de la Critique de la faculté de juger 2 • Sans pouvoir aborder ce
(ein un(Jermeidlicher Schein), qui fonde une « dialectique naturelle »1. problème, que nous avons traité ailleurs 3, nous remarquerons que si
Kant affirme donc simultanément que la contradiction est apparente, comme l'assure Kant dans le titre VIII de l'introduction à la Critique de la
donc qu'elle repose sur un sophisme, et qu'elle est inévitable. Il y a là faculté de juger « la faculté de juger téléologique n'est pas une faculté
bien entendu une difficulté : si la contradiction ne repose que sur un particulière» il reste que par sa structure, qui l'oppose au jugement déter-
sophisme elle doit pouvoir être évitée - mais Kant parle de dialectique minant de l'entendement, le jugement téléologique est formellement
naturelle 2 • Nous avons assez considéré la difficulté ailleurs 3 pour reprendre identique au jugement esthétique. Par cela même, le jugement téléolo-
toute la démonstration. En particulier nous avons montré la fausseté gique qui est compris « dans une même faculté et sous un même prin-
du jugement de Schopenhauer, croyant que la dialectique du jugement cipe »4 est susceptible d'une dialectique et l'on peut dire - bien que cela
esthétique est « tirée par les cheveux »\ se trompant alors qu'il découvrait ne laisse pas d'être assez artificiel - que si la dialectique du jugement
la nature de l'antinomie - quelle qu'elle soit. Toute antinomie est un esthétique était la dialectique de la subjectivité, en revanche la dialec-
exercice subtil de la raison, une apparence inévitable - l'antinomie du tique du jugement téléologique est la dialectique de l'objectivité à l'inté-
jugement téléologique ne fait pas exception à cette règle générale: dans rieur du cadre défini par le mouvement de la réflexion. Ici la finalité sans
sa simplicité elle enveloppe de redoutables difficultés. fin ou formelle, là la finalité matériale. On peut, avant que de sonder les
Cela posé quelle est la place de l'antinomie du jugement téléologique? véritables implications de l'antinomie téléologique, s'en tenir à ce point
En la Remarque II du § 57 de la Critique de la faClllté de juger Kant affirme de vue qui semble avoir été celui de Stadler et de Kuno Fischer.
qu'il existe « trois sortes d'antinomies de la raison pure» et il appuie son Pour préciser la détermination de l'antinomie téléologique Kant affirme
raisonnement sur la considération suivante: « Qu'il y ait trois sortes qu'il importe de bien apercevoir cette structure originale qui fait du juge-
d'antinomie la raison s'en trouve dans le fait qu'il y a trois facultés de ment téléologique un moment réfléchissant. La faculté de juger détermi-
connaissance : l'entendement, la faculté de juger et la raison ... Il y a nante, qui se manifeste dans le schématisme transcendantal, n'est pas
donc: 1. une antinomie de la raison pour la faculté de connaître en ce qui autonome 5 ; « en effet elle ne fait que subsumer sous des lois données ou des
concerne l'usage théorique de l'entendement jusqu'à l'inconditionné; concepts en tant que principe »'. Le problème de la faculté de juger déter-
2. une antinomie de la raison pour le sentiment de plaisir et de peine minante consiste à savoir comment l'entendement, le concept et plus
concernant l'usage esthétique de la faculté de juger; 3. une antinomie de strictement la catégorie peut s'appliquer à un donné sensible ou à une
la raison pour la faculté de désirer concernant l'usage pratique de la raison diversité intuitive. II ne s'agit donc pas d'une nomothétique. C'est au
en elle-même législatrice »5. La systématique ainsi énoncée permet diffi- contraire le cas du jugement réfléchissant. Dans le champ de la finalité,
cilement d'entrevoir la possibilité d'une dialectique du jugement téléolo- ce « tout autre ordre de choses »7, il ne s'agit pas tellement d'appliquer un
gique : le jugement téléologique se trouve, semble-t-il, écarté des trois concept que de découvrir un concept. D'un point de vue objectif la faculté
grandes voies dialectiques. Il ne relève manifestement pas de la faculté de juger téléologique est méta-transcendantale: réfléchissante, sans prin-
esthétique pour autant qu'elle se manifeste dans le sentiment de plaisir cipe, mais tendant à nous procurer une vue subjective cohérente de la
et de peine. Il ne relève pas non plus de la faculté de désirer. Mais il ne réalité, la faculté de juger téléologique « devra se servir à elle-même de
principe» : so wird die reflectirende Urteilskraft in solchen Féillen ihr selbst
1. Critique de la faculté de juger, fin du § 69, tr. p. 203. 1. Ibid., p. 40.
2. S. MAIMON considérant insoutenable la thèse de Kant, dira que la dialectique n'est 2. V. Basch après Erdmann s'appuyait sur ce passage de Kant (cet. aveu. proclame
pas Ulll' dialectique de la raison, mais de la nature humaine et de l'imagination, Gesam- Basch) pour nier l'unité de la Critique de la faculté de juger.
melle Werke, Bd. V, p. 261. 3. Par exemple dans notre Introduction à la Critique de la faculté de juger.
3. L'œuvre de Kant, t. 1 ; Hegel critique de Kant (Bulletin de la société française de 4. Critique de la faculté de juger, Introduction X.
philosophie ). 5. Sie ist keine Autonomie.
4. SCHOPENHAUER, Siimmtliche Werke (Frauendstat, 2, Leipzig, 1891) Dd. Il, p. 630. 6. Critique de la faculté de juger, § 69, tr. p. 208.
5. Critique de la faculté de juger. tr. p. 168. 7. A. PHILONENKO, Kant und die Ordnungen des Reellen, Kantstudien, 1970.

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zum Prinzip dienen müssen. Qu'est-ce à dire? La faculté de juger réflé- mais une philosophie du « comment ». Kant l'a expliqué avec une netteté
chissante, dans la mesure où se fondant en elle-même elle se détermine particulièrement vive dans la remarque qui constitue le § 21 de la seconde
comme principe, est la présupposition de la logique générale; elle présume édition de la Critique de la Raison pure: « Mais de cette propriété qu'a
que les règles du raisonnement (genres, espèces) peut servir de maximes notre entendement de n'arriver à l'unité de l'aperception, a priori, qu'au
dans la compréhension du monde. Si le problème du jugement détermi- moyen des catégories et seulement par des catégories exactement de cette
nant consiste à savoir comment il est possible de conférer à un concept espi:lce et de ce nombre, nous pouvons aussi peu donner une raison que
une image ou une intuition - problème qui est celui de la subsumption - nous pouvons dire pourquoi nous avons précisément ces fonctions du
en revanche le problème de la faculté de juger réfléchissante est, en se jugement et non pas d'autres, ou pourquoi le temps et l'espace sont les
servant elle-même de principe, de procurer dans sa nomothétique, à une seules formes de notre intuition possible »1. Dans la détermination des
image un concept. Le problème de la faculté de juger téléologique appa- deux maximes « nécessaires », dont Kant traitera dans l'antinomie, il
rait donc comme le problème inverse de celui que Kant traite dans le demeure fidèle à la dimension du « comment» qui implique une compréhen-
schématisme transcendantal et de ce fait même se développe non au sein sion ontologique de l'homme comme finitude susceptible de se décrire
d'une analytique, mais à l'intérieur d'une dialectique. Plus profondément non de s'engendrer 1 • Il a fallu toute l'audace de Fichte pour inscrire daus
si la raison, à l'intérieur du domaine du jugement réfléchissant peut se une genèse - dans le « pourquoi» - la condition de possibilité du « com-
laisser entrainer dans une dialectique, c'est que voulant conférer à ses ment )J. La genèse des catégories à partir des Idées 3 n'a pas d'autre sens
maximes ou à ses principes régulateurs une objectivité apodictique, elle chez Fichte. Loin de nous de trancher ici entre Kant et Fichte, mais nous
dépasse sa condition qui est l'héautonomie 1 , qui consiste bien moins à avons voulu montrer sur quel plan se situait l'auteur de la Critique de la
conférer des lois à la nature, à la totalité donnée, qu'à se prescrire des Raison pure et justifier par là sa présentation non médiatisée des maximes
maximes pour son investigation. Par là il devient clair que l'antinomie nécessaires de la réflexion 4.
du jugement téléologique, si proche soit-elle de la Critique de la Raison La réflexion philosophique met à jour que dans notre monde déterminé
pure, lui est cependant étrangère. Le problème du jugement téléologique par l'analogie particulière, elle-même fondée sur l'analogie d'une expé-
est séparé du problème posé par le jugement déterminant par trois rience possible en général, il peut se trouver « une si grande diversité et
considérations essentielles : d'une part le mouvement de l'héautonomie une telle hétérogénéité, que la faculté de juger doit se servir à elle-même
est opposé au problème de la subsumption, d'autre part, il est mis en ques- de principe »5. Et il se trouve, comme l'a montré l'analytique téléologique,
tion à l'intérieur d'une dimension dialectique, enfin il s'applique à un qu'il n'y avait que deux formes de causalité pensables, la causalité méca-
tout autre ordre de choses. Ainsi aligné sur la théorie du jugement esthé- nique, soit le nexus effectiçus, et la causalité reposant sur le nexus finalis
tique par sa structure, distinct des problèmes spécifiques de la Critique de (finalité). La restriction des maxim~s aux deux formes de la causalité
la Raison pure, le jugement téléologique possède à la fois sa nécessité apparaît donc légitime à première vue, puisque dans le paragraphe capital
interne et son lieu spécifique. de l'analytique du jugement téléologique Kant a établi que nous ne
2. Puisque la faculté de juger réfléchissante se fondant en elle-même pouvons penser d'autres modes de la causalité que la cause réelle et la
pour comprendre la nature use de maximes et même de « maximes néces- cause idéale'.
saires ll, il peut bien arriver que passant à la limite la réflexion dépasse 1. Kritik dtr reinen Vernunft B. 146. C'est de ce point de vue qu'une lecture carté-
la maxime, qui lui semble la plus importante et l'érige en loi ou bien encore sienne de Kant nous semble possible. Descartes ne demande pas pourquoi les choses
en principe constitutif de la possibilité des choses écartant par là même les sont ainsi faites, mais comment elles sont faites.
2. L'œuvre de Kant, t. l, p. 121.
autres maximes. Alors peut se formuler l'antinomie. La justification que 3. La liberté humaine dnas la philosophie de Fichte, § 49. Dans une très large mesure,
en dépit de son titre, la Phénoménologie de l'Esprit est également une genèse. Mais la
Kant apporte à cette affirmation semble extraordinairement faible. D'une genèse hégelienne est toute différente de la genèse fichtéenne (du moins dans sa pre-
part il ne précise pas immédiatement, comme on aurait pu s'y attendre, mière période) en ce sens qu'elle trouve le pourquoi de la manifestation dans le concept
absolu saisi comme totalité infinie actuelle (cf. G. GURWITCH, Fichte's System der
pourquoi il se trouve entre les maximes des maximes nécessaires, ni pour- konJereten Ethik), tandis que Fichte découvre le pourquoi dans le comment, c'est-à-dire
quoi elles se ramènent à deux, ce qui fonde le passage de la simple contra- en l'homme même.
4. Reininger, H. Cohen, Cassirer, etc., n'examinent pas ce point.
diction à l'antinomie. II serait néanmoins vain, voire même antikantien, 5. Critique de la faculté de juger, § 70, tr. p. 203.
6. Critique de la faculté de juger, § 65, p. 192 : c La liaison causale, dans la mesure où
d'espérer une réponse sur ce point. Ce qui caractérise la philosophie kan- elle n'est pensée que par l'entendement est une liaison qui constitue une série (de causes
tienne intégralement c'est qu'elle n'est pas une philosophie du « pourquoi», et d'effets) qui est toujours descendante; et les choses mêmes qui comme effets en
supposent d'autres comme causes, ne peuvent en même temps être à leur tour causes
de celles-ci. On nomme cette liaison causale la liaison des causes efficientes (nexU$
1. Critique de la faculté de juger, p. 33. effectivus). Toutefois on peut concevoir aussi une liaison causale d'après un concept
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De là ce texte qui concrètemenL annonce l'antinomie: « Face à cette On ne manquera pas d'observer que dans l'exposé de Kant la première
unité contingente des lois particulières, il peut se faire que la faculté de maxime du jugement réfléchissant - dont le principe transcendantal est
juger parte dans sa réflexion de deux maximes, dont l'une lui est présentée la finalité formelle et matériale de la naturel - est le mécanisme, ce qui
a priori par le simple entendement, tandis que l'autre procède d'expé- parait pour le moins curieux 1. Sans doute l'analytique du jugement téléo-
riences particulières, qui font appel à la raison, afin d'instituer d'après un logique, plus particulièrement dans les § § 66-67 de la Critique de la faculté
principe particulier l'acte de juger de la nature corporelle et de ses lois »1. de juger, montre que mécanisme et causalité finale devraient collaborer.
La première de ces maximes est la thèse: « Toute production de choses Toutefois connaissant l'attitude générale de Kant - une prise de position
matérielles et de leurs formes doit être jugée possible d'après de simples lois en faveur des thèses - on peut légitimement s'étonner que le mécanisme
mécaniques. Sa signification est tout à fait claire: le mécanisme est posé obtienne une telle l'lace dans une œuvre destinée à mettre en valeur la
comme un principe de recherche, qui s'impose lui-même comme une liaison finale. Nous verrons qu'en un sens cette prise de position s'explique
obligation sans limites. Il n'est pas dit: tout être est soumis au mécanisme, relativement bien. Contentons-nous pour le moment de la justifier en
comme le voudrait Descartes, mais seulement tout être doit être jugé observant d'une part que la seconde maxime apparaît complémentaire
comme soumis au mécanisme - en droit, c'est-à-dire selon l'essence, le de la première et d'autre part que celle-ci est donnée a priori par
mécanisme est principe régulateur incontestable et l'on peut assurer que J'entendement 3.
le champ du possible et le champ du mécanisme se recouvrent. L'énoncé Ces moments préliminaires étant posés la construction de l'antinomie
de la seconde maxime est le suivant : « Quelques productions de la nature semble se d.érouler avec une grande simplicité. L'antinomie est produite
matérielle ne peuvent pas être considérées comme possibles d'après de simples par un passage à la limite réciproque des deux maximes qui sont élevées au
lois mécaniques (leur jugement exige une tout autre sorte de causalité : rang de principes constitutifs, possédant dès lors une portée ontologique.
celle des causes finales). La seconde maxime ne s'oppose pas à la première: Kant écrit : « Si l'on transformait ces principes régulateurs pour la
d'une part elle s'y superpose pour la compléter dans certains cas, d'autre recherche en principes constitutifs de la possibilité des objets eux-mêmes,
part elle n'écarte pas la première maxime. Comme l'a expliqué Kant dans ils s'énonceraient ainsi:
le dernier alinéa du § 66 il n'y a pas divergence entre les deux maximes: Thèse: Toute production de choses matérielles est possible par des lois
tout dans un corps organisé doit être expliqué à la fois mécaniquement et simplement mécaniques.
finalement. Il ne s'agit donc pas lorsque l'on recourt à la seconde maxime Antithèse: Quelques productions de ces choses matérielles ne sont pas
d'une complication de la première - au sens de Bachelard - sans jamais possibles par simples lois mécaniques »4.
écarter l'esprit de la direction tracée par la maxime du mécanisme, la Kant explique longuement dans la fin du § 70 que la transformation
maxime de la finalité lui permet dans certains cas de prolonger l'explica- des maximes en positions de valeur déterminante et nécessaire se marque
tion. On pourrait donc dire que la seconde maxime n'a de vérité et d'im- par l'énoncé même: la règle cédant la place à une affirmation ontologique.
portance qu'en fonction d'un fait qui par rapport à l'énoncé de la première Dans la thèse on substitue à l'énoncé de la règle suivant laquelle « toute
maxime se présente comme une « perturbation» par rapport à une loi. production de choses matérielles et de leurs formes doit être jugée possiblfl
A la maxime valable en droit pour toutes les productions doit s'ajouter une d'après de simples lois mécaniques)) Paffirmation ontologique: « toute
maxime valable pour certaines productions. Ainsi de la première maxime production des choses matérielles est possible d'après de simples lois
à la seconde on passe de la loi à la perturbation, de l'a priori universel au mécaniques» - la même opération est accomplie du côté de l'antithèse
fait particulier et c'est ce que Kant exprime en disant que la première puisqu'à la règle suivant laquelle « Quelques productions de la nature
maxime est donnée a priori par l'entendement, tandis que la seconde matérielle ne peuvent pas être considérées comme possibles d'après de
procède d'expériences particulières en lesquelles on fait appel à la raison. simples lois mécaniques » on substitue l'affirmation ontologique :
rationnel (des fins), qui considérée comme série présenterait une relation de dépendance « Quelques productions de ces choses matérielles ne sont pas possibles par
aussi bien en un sens ascendant que descendant; et dans cette liaison la chose qui est simples lois mécaniques ».
désignée comme effet mérite cependant en remontant le nom de la cause dont elle est
l'effet. On trouve facilement dans ce qui est pratique ... de semblables liaisons; par Les deux propositions obtenues par le passage à la limite qui convertit
exemple: la maison est bien la cause des sommes qui sont perçues pour le loyer, mais la règle du jugement en principe ontologique apparaissent bien opposées.
inversement aussi la représentation de ce revenu possible était la cause de l'édification
de la maison. On nomme une telle liaison causale la liaison par les causes finales (nexus
finalis). On pourrait peut-être appeler plus justement la première liaison la liaison des 1. Critique de la faculté de juger, Introduction V ; cf. aussi le § 66.
causes réelles et la seconde la liaison des causes idéales, puisqu'en les appelant ainsi 2. Il Y a là un problème sur lequel nous reviendrons; remarquons cependant que
on fait en même temps comprendre qu'il ne peut y avoir d'autre forme de causalité Kant n'assimile pas la nécessité et le mécanisme.
que ces deux-là •. 3. L'œuvre de Kant, t. l, p. 272.
1. Ibid., § 70, tr. p. 203. 4. Critique de la faculté de juger, § 70.
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En effet, si la thèse est admise, l'antithèse ne saurait l'être et Kant peut Or, fait frappant et surprenant, l'antinomie du jugement téléologique
déclarer: « Ainsi qualifiées, en tant que principes objectifs pour la faculté ne répond pas, à première vue, à ces deux exigences: d'une part opposer
de juger déterminante, ces deux propositions se contrediraient et par des « raisons li, d'autre part en présenter la preuve apagogique. En premier
conséquent une de ces deux propositions serait nécessairement fausse »1. lieu il est remarquable - merkwürdig ! - que ni la thèse ni l'antithèse
L'antinomie parait donc bien établie: on ne peut, en effet, maintenir ne présentent de preuves. Nous devrions pouvoir lire, par exemple du
ensemble une proposition affirmative universelle et une proposition parti- côté de la thèse : « Certaines productions ne sont pas possibles par de
culière négative si elles ont le même objet logique. simples lois mécaniques; dès lors le mécanisme n'est pas universel, ce qui
est contradictoire avec les résultats de l'analyse transcendantale qui a
3. En fait l'antinomie paraît à la fois très mal et trop bien établie. fondé en droit comme en fait la valeur du mécanisme; par conséquent la
Avant de présenter une interprétation il est bon de sonder le contenu et la proposition suivant laquelle certaines productions ne sont pas possibles
forme de l'antinomie dont la construction semble si facile. Il se trouve en d'après de simples lois mécaniques est absurde )1. On imagine donc fort
effet qu'elle contient des particularités étonnantes tant au point de vue bien la preuve de la thèse du jugement « mécanique li. En revanche il est
du contenu qu'au point de vue de la forme. impossible de formuler la preuve apagogique du jugement qui se fonde
Attachons-nous tout d'abord au contenu de l'antinomie. Si simplifiée sur la seconde maxime, c'est-à-dire sur la finalité. Comment imaginer
soit-elle une antinomie est une contradiction et non pas seulement une une preuve qui soit la démonstration de l'absurdité non de la nécessité,
divergence d'opinions. Pour qu'il y ait. antinomie il faut deux propositions mais du mécanisme? La preuve de l'antithèse serait la réfutation de
et en outre que chaque proposition se pose par la preuve de l'absurdité l'analytique transcendantale.
de la proposition inverse. Voilà pourquoi une antinomie se distingue du Mais en second lieu bien qu'elle prétende opposer deux « maximes»
simple contredire (Widerspruch) comme il s'en trouve dans les jugements de même niveau, on ne peut que constater - ce qui expliquerait l'absence
sur l'agréable. Plus simplement encore: à table il n'y a que des différences des preuves apagogiques - que l'antinomie du jugement téléologique
d'opinions - en philosophie des raisons s'opposent. La différence entre oppose une « raison Il et une « opinion li. La thèse est une raison, fondée dans
une opinion et une raison tient à ce que la raison se prouve, tandis que l'analytique transcendantale, et Kant le dit lui-même en précisant qu'elle
l'opinion s'affirme seulement. On sait combien Kant tient à ce point: la est « présentée a priori par le simple entendement ))1. En revanche l'anti-
caractéristique des preuves par lesquelles se justifient les thèses et les thèse est seulement appuyée sur « des expériences particulières, qui font
antithèses consiste en ce qu'elles sont indirectes et apagogiques. Dans les appel à la raison Il. Il Y a donc un déséquilibre manifeste dans l'antinomie
Forschritte commentant la structure d'une antinomie Kant écrit: « La du jugement téléologique: la thèse est un jugement déterminant, tandis
preuve de ces deux propositions - ce qui est un fait remarquable! - ne que l'antithèse est un simple jugement réfléchissant 2 • Ainsi qualifiées les
peut ètre donnée directement, mais seulement apagogiquement, c'est-à- maximes de l'antinomie ne se contredisent pas: en fait une seule doit
dire par la réfutatioll du contraire ))2. Ainsi les preuves dans l'antithétique être retenue et c'est la maxime du mécanisme comme principe de toute
de la raison pure étaient-elles indirectes et apagogiques. Même dans connaissance possible, tandis que la maxime de la finalité implique seule-
l'antinomie du goût qui est en apparence d'une grande simplicité et de ment une orientation de la pensée, qui n'a aucune nécessité interne. Il
peu de portée - alors qu'elle est fondamentale 3 - la thèse se justifiait s'ensuit qu'il n'y a pas d'antinomie à proprement parler, et que Kant
par une considération apagogique tout de même que l'antithèse. Le juge- n'atteint que le simple contredire. En l'absence d'une preuve apagogique
ment de goût ne se fonde pas sur des concepts, était-il dit dans la thèse, démontrant l'absurdité du mécanisme intégral et la nécessité de la finalité,
parce qu'autrement on pourrait discuter à ce sujet (décider par des preuves). il m'est parfaitement possible d'admettre la thèse et de repousser l'anti-
Inversement dans l'antithèse la preuve que le jugement de goût se fonde thèse; je ne serais en ce cas pas en contradiction avec celui qui admet
sur des concepts était donnée parce que autrement « on ne pourrait même l'autorité absolue de la raison: je serais simplement borné dans la philo-
pas ... discuter à ce sujet)) (prétendre à l'assentiment nécessaire d'autrui sophie de la connaissance à l'affirmation des seuls principes a priori. Du
à ce jugement). même coup on voit l'antithèse basculer du côté de l'a posteriori et de
1. II Y a ici une ressemblance avec la troisième antinomie de la Critique de la Raison l'arbitraire - c'est une affirmation tout à fait empirique que celle qui
pure en laquelle les deux propositions sont effectivement contradictoires et s'excluent veut que certains moments de l'être ne soient pas susceptibles d'être
l'une et l'autre; c'est sur cette ressemblance que s'est manifestement appuyé Hegel
dans son commentaire de la troisième antinomie et de l'antinomie de la finalité. Mais
cette ressemblance est assez superficielle. 1. Critique de la faculté de juger, § 70, tr. p. 203.
2. Kant's Werke, édition Weischedel, Bd. l, p. 624. 2. Kuno FISCHER dans lmmanuel Kant (Mannheim, 1860) profite de cette distinction
3. L'œuvre de Kant, t. II, p. 198 et suivantes. pour résoudre l'antinomie, alors qu'au contraire elle en fonde l'inanité.
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expliqués par de simples lois mécaniques. Et qui dit « tout à fait empi- l'antinomie aurait des répercussions non seulement sur la philosophie
rique » ne dit pas autre chose, au point de vue de la thèse, que « pas encore ». pratique, par la médiation de la réduction des ordres, mais encore sur la
Celui qui défend la thèse, se trouvant devant des moments de l'être irré- philosophie théorique elle-même qui verrait le triomphe d'un mécanisme
ductibles au mécanisme, sera en droit de considérer qu'il y a là non une sans bornes.
limite de la connaissance - une limite déterminant l'essence de la connais-
4. Cette antinomie si mal établie en son contenu l'est peut-être trop
sance - mais une borne qui peut être repoussée au fur et à mesure que
bien, si l'on ose s'exprimer ainsi, dans sa forme. En apparence la structure
l'explication mécaniste progressera. Aussi bien trouve-t-on dans la
logique de l'antinomie est assez faible puisque comme nous l'avons vu elle
Critique de la faculté de juger de nombreuses vues allant en ce sens: Kant
ne possède pas l'appareil des preuves apagogiques et que l'on voit mal ce
ne semble pas présenter la finalité comme un principe possédant une
que pourrait être par exemple la preuve de l'antithèse. Il y a là un fait
nécessité interne. C'est ainsi que l'auteur de la Critique de la Raison pure
incontestable : de toutes les antinomies - y compris celle de la raison
écrit que le « concept des liaisons et des formes de la nature d'après des fins
pratique - seule celle-ci est dépourvue de preuve. Cependant c'est aussi
est à tout le moins un principe de plus pour soumettre les phénomènes la seule, à notre connaissance, qui possède une véritable structure contra-
de la nature à des règles »1. On ne peut donc établir une antinomie entre le dictoire. Cette antinomie se présente en effet comme une opposition
déterminant fondamental et le provisoire principe de plus qu'est la analytique (contradictoire) qu'il est impossible de résoudre dans une
finalité. proposition synthétique et transcendantale formée de contraires ou de
Avec l'effondrement de l'antinomie, considérée dans son contenu, se lie subcontraires.
l'affirmation du mécanisme, dont on voit mal pourquoi Kant le déclare Que fait Kant dans l'antinomie examinée? Il oppose une proposition
dépendant de la réflexion. Déjà nous avions pu constater qu'il était universelle affirmative et une proposition particulière négative. La relation
étrange que le mécanisme fût le premier moment, la première maxime du est donc logiquement contradictoire, car les deux jugements sont à la fois
jugement téléologique. A présent l'effondrement de l'antinomie réduit la opposés en quantité et en qualité. Formalisée la thèse revêt la forme sui-
sphère même du jugement réfléchissant et l'on pourrait développer un vante: tous les « y » sont des « x » - en revanche l'antithèse énonce:
idéalisme de la réflexion dans le sens de Descartes ou de Spinoza qui quelques « y » ne sont pas des « X ». Il s'ensuit selon la logique formelle,
précisément venlent voir triompher le mécanisme, et de manière plus nette dont Kant ne conteste pas l'autorité, deux conséquences. En premier lieu:
chez Spinoza nier toute finalité. La leçon de l'antinomie serait la démons- l'une ou l'autre des deux propositions doit être vraie ou fausse. En second
tration de la nécessité d'un idéalisme mécaniste transcendantal. Mais en lieu, le principe du tiers exclu doit s'appliquer).
creusant plus loin on verrait que la réduction de la finalité organique Cette structure logique de l'antinomie que Kant nomme die echte, reine
implique la réduction des différeuts ordrps du réel 1. Ce ne serait pas seule- Opposition est d'autant plus remarquable que dans les Fortschritte elle se
ment la totalité organique, en laquelle Kant découvre un tout autre ordre trouve exclue de la théorie générale des antinomies. En effet elle ne peut
de choses, mais encore l'individualité et enfin la personnalité qui seraient pas être réduite. Dans la méthode antinomique de Kant les thèses et les
réduites. Dans cette réduction le déterminisme mécanique deviendrait antithèses ne sont jamais au niveau de l'opposition logique pure, mais
n{'~(>ssité ontologique et la doctrine kantienne devrait logiquement
toujours en-deça ou au-delà, c'est-à-dire qu'elles se ramènent à des
aboutir au spinozisme 3 • contraires ou des subcontraires, qui peuvent être et l'un et l'autre faux
Aussi bien est-il nécessaire de fondAr :;:érieusement cette antinomie au comble on le voit dans la seconde antinomie de l'antithétique de la raison
contenu si fragile. En rester à ce point serait. renoncer aux principales pure où il s'agit de méthodes contraires 2 , ou dans la troisième antinomie
acquisitions de la pensée kantienne. L'effondrement de l'antinomie de cette même antithétique tous les deux vrais dans la mesure où ils ne
impliquerait la limitation de la pensée au connaître et toute la philosophie s'appliquent pas à un même sujet. Dans un texte des Fortschritte Kant
pratique et spéculative serait remise en question. On ne saurait minimiser s'en explique avec une clarté qui ne laisse rien à désirer, texte d'autant
les conséquences ruinemes pour le système que l'antinomie ainsi inter- plus important qu'il traite ou plutôt prend comme exemple le thème de la
prétée semble impliquer. Les antinomies, comme les paralogismes, sont causalité qui forme l'essentiel du jugement téléologique. Kant écrit qu'une
des carrefours où toute la pensée transcendantale est jouée. Dans le cas
présent l'interprétation que semble imposer une lecture attentive de 1. Kant's Werke, Weischedel, Bd. III, Logik, p. 48.
2. Comme nous l'avons montré Hegel pose les termes des antinomies comme des
contradictoires. Cf. Hegel critique de Kanl. Par là même il se méprend et fait de la dia-
1. Critique de la faculté de juger, § 61, tr. p. 182. lectique la logique de la vérité, non de l'apparence. Il est vrai que dans la théorie
2. Kant und die Ordnungen des Reellen; L'Œuvre de Kant, t. I, p. 140-141. du jugement, Hegel, qui avait assimilé opposition, contraires et contradiction, est
3. Sur le spinozisme de Kant, cf. Qu'est-ce que s'orienler dans la pensée? passim. ooligé de reconnaître que le jugement contradictoire n'est pas un jugement contraire.

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antinomie n'est pas « simplement logique et conforme à l'opposition Dans sa Wissenschaft der Logik (science du logos) Hegel, donnant à la
analytique (contradictorie oppositorum) , c'est-à-dire une simple contra- contradiction une essentielle propriété, a cru apercevoir encore une fai-
diction car alors il devrait se faire qu'une des deux propositions fût vraie blesse de la pensée kantienne. N'apercevant pas la différence de structure
et l'autre fausse et inversement, par exemple: le monde est infini dans logique entre la troisième antinomie (opposition synthétique transcendan-
l'espace comparé avec la proposition opposée (mit dem Gegensatze) : le tale soit: iudicia subcontradictoria) et l'antinomie du jugement téléolo-
monde n'est pas infini dans l'espace; c'est au contraire une opposition gique, Hegel les réduit, comme on l'a dit, l'une à l'autre: « Nous avons
transcendantale, une opposition synthétique (contrarie oppositorum) par déjà rappelé plus haut (c'est-à-dire dans la logique subjective jAP) que
exemple: le monde est fini dans l'espace, proposition qui dit plus qu'il n'est l'opposition entre la téléologie et le mécanisme se réduit à celle, plus
nécessaire pour une opposition logique, puisqu'elle affirme que de la série générale, de la liberté et de la nécessité »1. II faudrait donc seulement
des conditions subordonnées il y a un tout absolu; ... c'est pourquoi comprendre que « dans sa partie essentielle, cette antinomie revient dans
les deux propositions peuvent être fausses - comme le sont en logique la critique du jugement téléologique sous la forme de l'opposition sui-
deux jugements opposés comme contraires (contrarie opposita) et c'est le vante; d'une part toute production de choses matérielles s'effectue selon
cas puisque dans ces propositions il est question des phénomènes comme des lois mécaniques; d'autre part cette production d'après les seules lois
des choses en soi ... Thèse et antithèse peuvent aussi contenir moins qu'il de la nature n'est pas possible »2. Enfin selon Hegel la solution de cette
n'est exigé pour une opposition logique et être l'une et l'autre vraies antinomie « est la même que la solution générale de toutes les autres ».
- comme c'est le cas en logique pour deux jugements seulement opposés Kant pense annuler la contradiction en passant des propositions constitu-
par la différence des sujets (iudicia subcontraria) - et il en est ainsi dans tives aux maximes: « ces deux propositions, déclare Hegel, au lieu d'être
l'antinomie des principes dynamiques, puisque le sujet des propositions des propositions objectives, ne doivent être considérées que comme des
opposées, dans les deux propositions, est pris en un sens différent j par maximes subjectives »3. En d'autres termes Kant « trop bon pour les
exemple: toute causalité des phénomènes, dans le monde sensible, est soumise choses» et ne souffrant pas de voir en elles le mouvement du négatif, la
au mécanisme de la nature semble contredire la proposition contraire : contradiction, replie sur la subjectivité l'opposition.
une certaine causalité du phénomène n'est pas soumise à cette loi; mais A bien y regarder l'interprétation de Hegel est insoutenable. Ne crai-
cette contradiction n'est pas nécessaire, puisque dans la proposition gnons pas de nous répéter. Il y a une notable différence dans la résolution
contraire le sujet peut être pris en un autre sens que dans la thèse: il peut, des deux antinomies, qui n'ont en commun que de se présenter sous une
en effet, être considéré comme causa noumenon et dès lors les deux propo- forme logique contradictoire. Dans la troisième antinomie transcendantale
sitions peuvent être vraies et le même sujet peut comme chose en soi être la contradiction (contradictoria oppositorum) est dépassée par la réduction
libre de la détermination de la nécessité naturelle et cependant en ce qui des jugements contradictoires à des jugements subcontraires, c'est-à-dire
regarde la même action suivant le point de vue phénoménal ne pas être prenant leurs sujets en un sens différent. La causalité mécanique règne
libre »1. absolument sur le monde phénoménal et la causalité par liberté sur le
Si l'on s'en tient à ce texte qui résume le mouvement de l'antithétique monde nouménal. On ne peut donc pas dire, comme le voudrait Hegel,
de la raison pure au point de vue de l'opposition l'antinomie du jugement que dans la troisième antinomie Kant réduit la contradiction en réduisant
téléologique est anormale. Loin d'opposer des jugements subcontraires des moments objectifs à des moments subjectifs. Sans doute peut-on
(comme dans les me et IVe antinomies) ou des jugements contraires affirmer d'une certaine manière que dans cette même antinomie thèse et
(comme dans les Ire et Ile antinomies) elle coincide avec une opposition antithèse sont subjectivement déterminées dans la mesure où la thèse est
analytique et Kant le reconnaît puisqu'il écrit dans un texte déjà cité que une affirmation transcendante à laquelle seule la perspective pratique
« ainsi qualifiées en tant que principes objectifs pour la faculté de juger pourra conférer une réalité objective, tandis que l'antithèse est réduite
déterminante, ces propositions se contrediraient et que par conséquent à ne gouverner que le monde phénoménal. On ne peut donc pas rapprocher
une de ces deux propositions serait nécessairement fausse »2. Aussi bien l'antinomie du jugement téléologique de l'antinomie de la liberté et de la
il semble que la solut.ion de l'antinomie proposée par Kant, revenir des nécessité.
propositions aux maximes, soit impraticable si l'opposition doit être véri- Voudrait-on conserver une apparence dialectique dans l'antinomie du
tablement levée: déplacer la contradiction dans les maximes, c'est simple- jugement téléologique on se heurterait toujours à cette difficulté majeure
ment la chasser du réel et l'installer dans l'esprit. 1. Wissenschaft der Logik, Bd. II, p. 387.
2. Wissenschaft der Logik, Bd. II, p. 388-389.
1. Kant's Werke, Fortschritte, zweite Handschrift, p. 627-628. 3. Ibid.; cf. aussi Geschichte der Philosophie, Werke (Glockner), Bd. XIX, p. 582 où
2. Critique de la faculté de juger, § 70, tr. p. 204. Hegel traite de la contradiction.
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que le sujet logique de la thèse (mécanisme) et de l'antithèse (finalité) apagogique ou indirecte n'est donnée de l'antithèse parce que la thèse
est le même. Dans les deux cas, dans chaque proposition il est question (ou le mécanisme) est en réalité démontrée ostensiblement dans l'Analy-
des (( choses matérielles » : Alle Erzeugung materieller Dinge... Einige tique transcendantale et apagogiquement dans la troisième antinomie; au
Erzeugung derselben. Et l'on ne peut dire que le ou les sujets logiques demeurant les Premiers Principes Métaphysiques de la science de la Nature
peuvent être déterminés en un sens différent. Dans la thèse comme dans établissent concrètement la légitimité du mécanisme en tant que principe
l'antithèse il s'agit de la nature phénoménale. constitutif des phénomènes. En troisième lieu si au point de vue de sa
5. Tentons de résumer en les enchaînant les difficultés relatives aussi forme l'antinomie se caractérise par une opposition de jugements contra-
bien à la forme qu'au contenu de la troisième antinomie. La difficulté dictoires irréductibles à des jugements contraires ou subcontraires c'est
majeure, celle qui tout bien considéré entraine toutes les autres, c'est la parce le sujet logique étant le même dans la thèse et dans l'antithèse
position du mécanisme comme maxime de la réflexion. Dans la Critique l'universalisme du mécanisme ne laisse aucune autre issue que la contra-
de la Raison pure le mécanisme est en effet posé comme une loi de consti- diction. La synthèse de ces difficultés est le constat d'échec de l'antithèse.
tution des phénomènes et dans la théorie de l'usage empirique de la Contre le mécanisme, c'est-à-dire en présence de la thèse qui en affirme la
raison, Kant, parlant du mécanisme, affirme bien que «l'exactitude de ce valeur pour la production de choses matérielles (les phénomènes), la
principe qui veut que tous les événements du monde sensible constituent finalité s'effondre et l'antithèse devient illégitime. On peut encore illustrer
un enchaînement universel suivant des lois universelles de la nature est ce point en rappelant la constatation de Kuno Fischer: (( Die Thesis ist ein
déjà fermement établi com"me principe de l'analytique transcendantale »1. Erkenntnisurtheil, die Antithesis ist ein Reflexions-urteil »1. Mais loin qu'il
Comment donc une proposition constitutive peut-elle être réduite à une soit possible dans cette constatation de trouver le fondement légitime de
maxime ? Comment dans la philosophie kantienne le mécanisme peut-il l'antinomie, il faut tout au contraire en découvrir le caractère ruineux pour
être réduit à une maxime ? Il est bien vrai que le mécanisme est un la philosophie kantienne. Donner son droit à la thèse, reconnaître la
principe régulateur de la recherche - c'est en effet un principe dynamique valeur déterminante du mécanisme, c'est ipso facto nier l'antithèse. Et
qui relève des analogies de l'expérience; mais il y a bien de la différence comment ne donnerait-on pas son droit à la thèse ? Faut·il donc finalement
entre le mécanisme entendu comme un principe régulateur suivant penser que la finalité est contradictoire dans le système kantien ? Ici
l'Analytique transcendantale et le même mécanisme avancé comme apparaît la nécessité de remettre en question toute l'analytique du juge-
maxime de la réflexion téléologique. Dans le premier cas le mécanisme ment téléologique: la valeur de la thèse est telle qu'on ne voit pas comment
oriente a priori la recherche et s'il est dit régulateur c'est seulement l'antithèse peut être introduite. En somme c'est parce que l'on a commencé
parce qu'il ne nous permet pas de créer les choses, mais il ne laisse pas à méconnaître la valeur de la thèse, réduisant le mécanisme à n'être qu'une
d'être un principe déterminant. Si donc le mécanism~ est un principe maxime, qu'il a été possible de lui opposer l'antithèse. Le moment sans
déterminant de la possibilité des choses sensibles, n'y a-t-il pas quelque lequel l'antinomie n'aurait pas lieu, c'est la réduction préalable du méca-
artifice à la présenter comme une simple maxime de la faculté de juger nisme. L'artifice est dans la position du mécanisme comme maxime du
réfléchissante? Dans la Critique de la Raison pratique Kant déclare qu'en jugement réfléchissant, alors qu'il est en vérité règle pour le jugement
droit l'on (( pourrait calculer la conduite future d'un homme avec autant déterminant.
de certitude qu'une éclipse de lune ou de soleil »1. Ainsi le mécanisme. Mais peut-on d'un autre côté abandonner la finalité: ce serait philoso-
défini par Kant comme (( toute nécessité des événements se produisant pher contre l'expérience, chose ridicule comme l'enseigne Malebranche.
dans le temps d'après la loi naturelle de causalité »3, possède a priori une La finalité est un fait au même titre que la liberté. Il ;serait absurde
valeur constitutive. Dès lors comment est-il possible de donner une d'abandonner le jugement réfléchissant parce qu'il ne saurait sc soutenir
çaleur dogmatique à la thèse ? La thèse est peut-être dogmatique contre le jugement déterminant duquel il est, pour le moins, appelé à être le
s'il s'agit des choses en soi; mais elle ne l'est plus s'il s'agit des complément nécessaire dans la recherche. Telle est l'originalité de l'anti-
phénomènes. Ici apparaît le lien de la difficulté majeure et des autres thèse: insoutenable en droit, elle est nécessaire en fait. Dès lors le problème
difficultés. En premier lieu l'antinomie dans son contenu n'est que l'oppo- de l'antinomie revient à faire à la finalité une place légitime. Et cela
sition d'une raison (mécanisme) et d'une opinion (finalité). En second revient en droit comme en fait à montrer comment le mécanisme peut être
lieu - passage du contenu à la forme de l'antinomie - aucune preuve considéré comme une maxime pour la faculté de juger réfléchissante.
1. Critique de la Raison pure, A, p. 536; tr. TRESMAYGUES PACAUD, p. 396.
2. Critique de la Raison pratique, A, p. 177, tr. PICAVET, p. 105.
3. Ibid., p. 173, tr. p. 103. 1. K. FISCHER, op. cit., Bd. II, p. 647.
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6. Kant ne peut avoir négligé entièrement ces difficultés. Dans le § 70 nécessaire, mais aussi comme suffisant, le système est réduit à la synthèse
il avance essentiellement deux arguments pour justifier la réduction du et.il n'est plus question de s'appuyer sur la finalité; tout au contraire
mécanismE; à un principe régulateur, ce qui constitue la question décisive cette dernière doit être éliminée et avec eUe la présupposition qui constitue
pour le bien fondé de l'antinomie et de sa solution. le principe transcendantal a priori du jugement réfléchissant, c'est-à-dire
I. L'antinomie du jugement téléologique est une antinomie de la la Technique de la nature. Ainsi la pensée réfléchissante ne peut poser le
réflexion; elle se développe donc non pas au niveau de l'analogie unùJerselle mécanisme comme pure position - reine Setzung - sans du même coup
d'une expérience possible en général, mais au niveau de l'analogie particu- renier son principe propre et par là même se supprimer elle-même. Inver-
1
lière • Le mécanisme comme principe du jugement déterminant n'est pas sement si le mécanisme est nié la Technique de la nature devient non plus
contesté dans cette antinomie : le jugement déterminant, précise Kant, une rationalité présupposée mais pure magie et partant la réflexion se
n'est pas susceptible d'une dialectique; il se ramène à l'acte qui subsume supprime encore elle-même. Ainsi se dévoile l'essence de la réflexion: elle
les phénomènes sous les « lois générales » d'une expérience possible en présuppose deux principes, deux présuppositions. En d'autres termes la
général et ce faisant il s'appuie sur les principes métaphysiques et les lois réflexion est, bien que le terme ne puisse être pris ici au sens kantien, une
générales, c'est-à-dire le mécanisme dont la signification constitutive antithétique. Par là elle s'oppose au jugement déterminant qui fondé sur
a priori demeure hors de tous les doutes. Mais comme on le voit dans un seul principe -l'analogie universelle d'une expérience possible, c'est-à-
l'Introduction de la Critique de la faculté de juger l'analogie universelle dire la seule synthèse catégoriale pure - est thétique. L'antinomie du juge-
- c'est-à-dire en fait l'ensemble des déterminations catégoriales instituées ment téléologique met à jour la difficulté principielle : comment la réflexion
dans l'Analytique transcendantale - n'est pas susceptible de livrer le peut-elle se saisir comme une démarche antithétique ? La thèse qui
passage à une expérience « qui ait de la cohésion )), car elle n'enveloppe pas ramène au seul mécanisme les principes de la réflexion est la négation de
l'analogie particulière, c'est-à-dire « ce» monde réel harmonieux, mais dont la structure antithétique de la réflexion - et il en va de même pour
l'hétérogénéité et la diversité eussent pu être si grandes qu'il serait « impos- l'antithèse dans la mesure où elle se présente comme une assertion élimi-
sible pour notre entendement d'y découvrir un ordre saissable »:z. Le juge- nant la thèse.
ment déterminant expose seulement les conditions de possibilité d'un
monde quel qu'il soit; il ne nous conduit pas au monde réel. C'est, au II. Le second argument de Kant consiste à poser que la dissociation des
contraire, de ce monde réel que part la réflexion pour rattacher le (( fait », problèmes du jugement déterminant et du jugement réfléchissant, de la
la facticité, aux lois générales. Dans ce mouvement qui va du particulier syr.thèse et du système, de l'analogie universelle d'une expérience possible
à l'universel, la réflexion se donne des maximes et dans la mesure même où et de l'analogie particulière, en un mot du possible et du réel est une néces-
toute réflexion est induction, les maximes qu'elle se donne sont des pré- sité de fait. Si l'unité de la nature empirique suivant des lois particulières
suppositions. La présupposition de la réflexion est celle d'une technique était analytiquement contenue dans le principe transcendantal de l'unité
de la nature, c'est-à-dire de l'idée de système comme principe de l'analogie de l'expérience possible, le moment de la réflexion, qui implique la défini-
particulière. La technique systématique ùe la nature maintenant suppose tion régulative du mécanisme et de la finalité dans la Technique de la
à la fois le mécanisme et la finalité : elle suppose le mécanisme ou le Nature serait inutile. Mais en fait la possibilité ou l'a priori (ou bien encore
moment général de l'analogie, c'est-à-dire celui des lois universelles qui l'essence) ne sont point équivalents avec la réalité ou l'a posteriori. De
rendent possible une nature, soit la synthèse - elle suppose d'autre part l'analogie universelle ù'une expérience possible à l'analogie particulière
la finalité car la nature doit gouverner le mécanisme comme si elle procé- il y a un abîme qu'on ne saurait combler. La dissociation des problèmes
dait suivant une idée, un concept ou un Vorbild (selon la terminologie de la détermination et de la réflexion est légitimée par la distinction de
fichtéenne) déterminant a priori la totalité du contenu de ses productions 3. fait ou plutôt par la distinction métempirique du possible et du réel. La
En d'autres termes du point de vue de la réflexion mécanisme et finalité Critique de la Raison pure fonde dans les lois de la détermination les
sont complémentaires et nécessaires. Le mécanisme est donc présupposition conditions de possibilité du monde; mais elle est incapable de garantir
pour le jugement réfléchl:ssant, c'est-à-dire est une maxime. Si le jugement que le réel ne sera pas absurde. Ce monde réel et absurde, bien que possible
réfléchissant transforme cette maxime en principe, ou si l'on préfère si la selon les règles générales de la synthèse catégoriale, Kant l'évoque déjà
réflexion ne présuppose pas, mais pose le mécanisme non seulement comme dans la Critique de la Raison pure: « S'il y avait, écrit-il, entre les phéno-
mènes qui se présentent à nous une diversité si grande - je ne dis pas
1. Critique de la faculté de juger, Introduction, V.
2. Ibid., p. 33. quant à la forme (car en cela ils peuvent se ressembler), mais quant au
3. Ibid., § 65.
contenu, c'est-à-dire quant à la diversité des êtres existants - que l'en-
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tendement humain le plus pénétrant ne pût trouver en les comparant les à dégager le moment qui unit la forme et le contenu de l'antinomie. Mais
uns aux autres, la moindre ressemblance entre eux (c'est là un cas qu'on pour mieux préparer la solution de cette dernière question, il convient de
peut bien concevoir), il n'y aurait plus alors place pour la loi logique des dégager, en liant le point de vue de la forme et du contenu, la signification
espèces, il n'y aurait plus de concept de genre ou de concept général, par de la thèse et de l'antithèse.
conséquent plus d'entendement, puisque celui-ci n'a affaire qu'à de tels On considérera tout d'abord la thèse. Posant le mécanisme comme
concepts »1. L'absurde est possible en dépit de la synthèse catégoriale nécessaire et suffisant la thèse substitue au jugement réfléchissant le
générale : l'universalité de la loi de causalité ne garantit pas que les jugement déterminant et du même coup l'analogie de l'expérience possible
objets auxquels elle s'applique possèdent une cohérence qui permette de en général à l'analogie particulière. Par là elle efface la différence entre le
les ordonner en un système 2 • Cette insuffisance fondamentale de la déter- possible et le réel, entre la synthèse catégoriale générale et le système,
mination - l'absurde est possible - rend nécessaire le moment de la et suppose une liaison analytique entre la forme trancendantale et le contenu
réflexion, dont on a vu comment il intégrait antithétiquement mécanisme de l'expérience. Autant dire que le monde dans sa réalité concrète a poste-
et finalité. Au demeurant Kant s'est souvent exprimé dans ce sens. Dans riori peut être construit a priori par le seul principe du mécanisme et
la Ire Introduction à la Critique de la faculté de juger, il écrit en marge: partant le moment de la réflexion n'est pas nécessaire. Cette thèse, aux
« Linné aurait-il vraiment pu espérer concevoir le plan d'un système de la yeux de Kant, n'est autre que le cartésianisme ou du moins l'une de ses
nature s'il avait dû s'arrêter à ce que lorsqu'il trouvait une pierre qu'il directions fondamentales. Pour Descartes, a priori et par la seule force de la
appelait : granit, celle-ci pouvait être distinguée selon sa constitution pensée appuyée sur les « lois de la nature »1, qui ne sont que les lois pures
interne de chaque autre pierre ayant pourtant tout à fait la même appa- et a priori du mouvement établies par Dieu 2, sans rien supposer d'autre
rence et, si, par conséquent, il avait pu s'attendre à toujours rencontrer que le « Chaos )J, il est possible de construire un monde qui « s'arrange »
uniquement des choses singulières pour ainsi dire isolées pour l'entende- d'une « certaine façon », toute pareille à celle que l'esprit constate comme
ment et jamais une classe de ces choses qui puisse être rangée sous un fait. « Mundus est fabula ». Il ne faut pas s'empresser de rejeter cette
nom de genre et un concept d'espèce »3. Il parle également dans les mêmes assertion cartésienne, qui aux yeux de Kant n'indique nullement la
termes à propos de Timée dans la version Cassirer 4 • Kant est encore plus limitation du savoir devant la pensée divine. Elle signifie : Mundus est
clair dans le titre v de l' Introduction de la Critique de la faculté de juger: (le réel est) fabula (le possible pur). Autant dire qu'elle signifie fabula (le
« C'est qu'il est possible de penser qu'en dépit de toute l'uniformité des possible) est le réel (mundus), l'a priori ne se distingue pas de l'a posteriori.
choses de la nature d'après des lois universelles, sans lesquelles il ne saurait Descartes au demeurant prend position en ce sens dans une lettre à Mer-
même y avoir la forme d'une connaissance empirique en général, la diffé- senne en laquelle il l'entretient d'astronomie: « Je ne doute point qu'il n'y
rence spécifique des lois empiriques de la nature, ainsi que de tous leurs ait un ordre naturel... lequel est régulier et déterminé et la connaissance
effets, pourrait cependant être si grande qu'il serait impossible pour notre de cet ordre est la clef et le fondement de la plus haute et plus parfaite
entendement de découvrir un ordre saisissable, de diviser ses produits en science que les hommes puissent avoir touchant les choses matérielles;
genres et en espèces, afin d'appliquer les principes de la définition et de d'autant que par son moyen on pourrait connaître a priori toutes les
l'intelligence de l'un à la définition et à la compréhension de l'autre et de diverses formes et essences des corps terrestres, au lieu que sans elle, il nous
faire d'une matière aussi confuse pour nous (à proprement parler seule- faut contenter de la deviner a posteriori et par leurs effets ) 3. En ce monde,
ment infiniment diverse et ne convenant pas à la capacité de notre" esprit) dans « les espaces imaginaires »4 « toutes les choses qui sont purement
une expérience cohérente »5. matérielles auraient pu avec le temps s'y rendre telles que nous les voyons
Ainsi l'antinomie semble justifiée tant à l'égard du contenu que de la à présent »5. C'est dire que le possible (ou l'imaginaire) enveloppe analyti-
forme. Au point de vue de la forme la réflexion dans son essence se révèle quement le rée1. Selon Kant, dans son effort génétique pour dériver le
comme une antithétique - au point de vue du contenu la dialectique de réel de la possibilité suivant une voie analytique, le cartésianisme professe
l'analogie universelle d'une expérience possible et de l'analogie particulière l'idéalisme absolu et - en dépit des protestations de Descartes - égale la
rend compte des positions respectives de la thèse et de l'antithèse. Restera pensée divine et la pensée humaine en supprimant le moment de 1'a pos-

1. Critique de la Raison pure, A, p. 654, TP, p. 458-459.


2. L'œuvre de Kant, t. II, p. 211. 1. DESCARTES, AT VI, 45.
3. I. KANT, Erste Einleitung in die Kritik der Urteilskraft, N. Hinske Herausgeber, 2. DESCARTES, AT, Ix-2 (Principes, § § 36-37), p. 83-84.
Stuttgart, 1965, tr. GUILLER MIT, p. 36. 3. DESCARTES, AT, l, p. 250, A Mersenne, 10 mai 1632.
4. E. CASSIRER, Kant's Werke, Bd. V, p. 196. 4. AT. VI, p. 42.
5. Critique de la faculté de juger, Introduction v. 5. Ibid., p. 45.

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teriori pour ne retenir que l'a priori, c'est-à-dire la constitution idéale du bien seul le réel est possible. Dans le premier cas tous les jugements sont
monde de l'analogie particulière. Réalisme, idéalisme : ces termes sont déterminants. Dans le deuxième cas tous les jugements sont a posteriori:
bien vagues actuellement. Kant donne à l'idéalisme absolu un sens précis; entre l'a priori et l'a posteriori il faut choisir. Thèse et antithèse admettent
l'idéalisme absolu est la négation du jugement réfléchissant, la confusion l'une et l'autre que le jugement déterminant est tout (thèse) ou qu'il n'est
du possible et du réel, la réduction du savoir à la seule détermination. rien (antithèse) et c'est pourquoi les maximes du jugement réfléchissant sont
Le sophisme de la thèse consiste donc à nier la limitation des lois transcen- transformées dans la thèse et dans l'antithèse en principes du jugement
dantales au possible, à la forme et en fin de compte en l'identification de déterminant - dans les deux cas on méconnaît l'héautonomie du juge-
l'analogie universelle d'une expérience possible avec l'analogie particulière. ment réfléchissant qui part de l'analogie particulière pour s'élever à une
La signification de l'antithèse se dégage d'elle-même par opposition unité de la nature suivant des lois empiriques réglées selon une technique.
à la thèse. Si la thèse subordonne le réel au possible, l'antithèse subordonne
le possible au réel: c'est le réalisme absolu. Là encore on part du méca- 7. La justification de l'antinomie fondée sur le dévoilement de la posi-
nisme posé comme principe déterminant, c'est-à-dire comme principe tion légitime du mécanisme comme maxime de la réflexion, - antinomie
nécessaire et suffisant; mais tandis que la thèse soutient que ce principe justifiée dès lors tant du point de vue du contenu que de la forme - doit
accordé il est possible de construire le monde, l'antithèse refuse de l'ad- permettre de lever d'autres difficultés.
mettre et en déduit la nécessaire fausseté de toute affirmation antérieure 1. On a vu en examinant les deux précédents arguments proposés par
au réel. Tandis que la thèse (idéalisme absolu) veut soumettre toute réalité Kant que le mécanisme possédait bien une valeur régulatrice au niveau
à l'esprit, l'antithèse veut soumettre l'esprit à la réalité (réalisme absolu) de l'analogie particulière. On en a déduit la signification de la thèse et de
et pour fonder cette soumission elle commence par accorder le principe de l'antithèse qui nient le fait constitué par la disjonction de la Ipossibilité
la thèse - le mécanisme comme principe nécessaire et suffisant - pour et de la réalité, soit en niant le possible dans le réel, soit en niant le réel
le nier (et avec lui l'idéalisme) en constatant son échec dans certaines dans le possible. Tel était le point de vue du contenu. II. L'essence de la
productions de la nature. La pensée impliquée par la dialectique de réflexion est apparue comme antithétique, c'est-à-dire comme néceSsaire-
l'antithèse on la rencontrera chez Hume, mais encore plus nettement chez ment fondée sur deux principes irréductibles l'un à l'autre - en revanche
Jacobi déclarant que le spinozisme est la seule .philosophie cohérente, l'essence de la détermination est apparue comme thétique, c'est-à-dire
pour en déduire l'échec de la philosophie. fondée sur un principe. Il s'ensuit que dans la mesure même où la thèse
Il y a donc un moment commun à la thèse et à l'antithèse : il consiste à et l'antithèse admettent d'une part que le jugement déterminant est tout
affirmer que la seule relation concevable entre l'analogie universelle d'une ou rien et d'autre part que le jugement déterminant est thétique, il faut,
expérience en général et l'analogie parÜculière est une relation analytique: à quelque point de vue qu'on se place, nier au moins l'une des deux
ou bien (thèse) le possible contient le réel et le mécanisme absolu, ou bien maximes de la réflexion posées pour principes constitutifs de la détermi-
encore l'idéalisme de la finalité s'impose, et dans tous les cas un idéalisme nation du réel. Le déplacement de la maxime de la réflexion au principe
absolu exclusif de tout réalisme empirique semble la seule issue possible constitutif est conditionné par la réduction de la structure antithétique du
- ou bien (antithèse) le réel n'est pas contenu dans le possible et seul le jugement réfléchissant. Ainsi la thèse ramène la dualité de la réflexion à
réalisme est effectif comme réalisme· dogmatique. En un mot: la thèse l'unité de la détermination, le réel au possible et pose un unique principe
affirme que la relation analytique est donnée, - l'antithèse le nie. Ce le mécanisme. Ainsi encore l'antithèse ramène la dualité de la réflexion à
faisant l'une et l'autre sont aux antipodes de l'idéalisme transcendantal l'unité du principe de la finalité en affirmant la limitation intrinsèque du
qui se réfléchit dans un réalisme empirique. On peut exprimer - comme mécanisme et en réduisant le possible au réel. De là vient la structure
dans l'antinomie du goûV - l'opposition logiquement et métaphysique- contradictoire pure de l'antinomie. Elle est commandée par la valeur
ment. La thèse soutient qu'au point de vue logique le contenu est donné conférée à l'a priori, à l'analogie universelle, à la détermination: elle doit
analytiquement dans la forme et qu'au point de vue métaphysique il est être tout ou rien. En fait l'antinomie exige un choix entre le possible et le
compris dans l'universel; l'antithèse nie ces relations. réel et il n'est pas de troisième possibilité. Dans la mesure même où
On le voit: la thèse et l'antithèse commettent un même sophisme - elles l'essence de la réflexion est antithétique, l'antinomie qui cherche à dépas-
refusent la disjonction de l'analogie universelle et de l'analogie particu- ser sa dualité de maximes vers une unité de principe (ou la négation d'une
lière : ou bit~n le réel est analytiquement compris dans le possible - ou telle unité) doit être contradictoire au sens strict, c'est-à-dire sans que les
jugements qui la composent puissent être ramenés à des jugements
1. L'œuvre de Kant, t. II, p. 203. subcontraires ou contraires. Telle est la conclusion au point de vue de la
~

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forme. Il reste deux difficultés à lever. Donc III. Dire que l'antinomie est du § 65 1 , Kant estime qu'il ne peut y avoir pour nous que deux structures
l'opposition d'une raison (thèse) et d'une opinion (antithèse) c'est com- de production: le nexus effectivus (mécanisme) et le nexus finalis (finalité).
mettre, en faveur de la thèse, la confusion fondamentale de l'analogie Il appartiendra à' Hegel comme à Schelling - non à Fichte - d'élaborer
universelle et de l'analogie particulière, en concevant celle-ci comme cette troisième structure que Kant se contente d'indiquer comme inac-
analytiquement enveloppée dans celle-là. Si la disjonction des deux analo- cessible en posant l'identité de la finalité et du mécanisme dans l'enten-
gies est maintenue, le mécanisme, au niveau de l'analogie particulière sera dement intuitifl. Mais pour Kant la causalité est soit idéale, soit réelle et
posé simplement comme « nécessaire », non comme « suffisant» et partant le il n'est pas possible pour nous de concevoir une troisième forme de
mécanisme ne possède pas, par rapport à l'autre principe, la supériorité causalité.
d'une raison sur une opinion. IV. Si l'opposition est dès lors véritablement Mais en second lieu on doit se demander si la contradiction est bien
pure et analytique (contradictoire) et si ce caractère est souligné par le réduite par la conversion des principes ontologiques en maximes de la
fait qu'il ne s'agit pas de l'opposition d'une raison et d'une opinion, on réflexion. Certes des maximes ne sont pas des principes de la possibilité
peut considérer que la charge de la preuve revient à l'antithèse même des choses et la réduction des principes à des maximes permet d'écarter
parce qu'elle est négation. On peut alors envisager la disposition suivante: une contradiction réelle absolue. Mais une contradiction s'efface-t-elle
la preuve apagogique que doit fournir l'antithèse coïncide avec l'énoncé dès lors qu'on la déclare idéale et subjective? Des méthodes ne peuvent-
même de l'antithèse dans la mesure où celle-ci constitue la mineure d'un elles s'opposer contradictoirement? N'est-il pas contradictoire de réfléchir
syllogisme de la troisième figure l dont la thèse est la majeure. En effet sur le réel en suivant deux méthodes opposées? Il est manifeste que Kant
dans un tel syllogisme la mineure en s'énonçant réfute par l'exemple ne pense pas qu'il y ait en ceci de la contradiction et sans doute est-ce ici
l'affirmation de la thèse. Soit : . l'un des points les plus difficiles de sa pensée. Au niveau de l'analogie
Majeure (thèse) : Toute production d'objets matériels est possible par particulière mécanisme et finalité sont posés comme des maximes dispa-
simples lois mécaniques. rates 3. On se serait attendu à une tout autre définition des maximes
Mineure (antithèse) : Quelques productions ne sont pas possibles par contradictoires de la réflexion. A la vérité la réflexion est en son essence
de simples lois mécaniques. antithétique et doit se présenter comme le mouvement des moments
Conclusion : Donc le mécanisme comme loi universelle est sans contradictoires - dans le sens que les Fortschritte donnent à ce mot la
fondement. réflexion est dialectique. Kant ne parait pas s'être entièrement rendu
En réalité l'antinomie du jugement téléologique, pour autant qu'elle se compte de la découverte fondamentale qu'il avait opérée en admettant
remène à une opposition de contradictoires, n'a pas nécessairement comme des moments complémentaires des maximes contradictoirement
besoin de présenter des preuves détaillées. L'antithèse (qui seule a la opposées. C'était bien là dégager une nouvelle compréhension de la
charge de la preuve à proprement parler) se prouve en s'énonçant dans la synthèse en la posant comme une opération dialectique et proposer un
forme d'une mineure en laquelle les deux attributs énoncés dans la majeure horizon neuf à la systématique qui découle de la structure du jugement
comme modes positifs (possible et mécanisme) sont rapportés à un sujet réfléchissant. Or non seulement Kant n'a pas vu entièrement l'intérêt
ou moyen terme (la production) comme modes négatifs. C'est la réfutation d'une réflexion dialectique, mais encore il a déréalisé celle-ci en posant
par l'exemple. En d'autres termes la preuve apagogique exigée de l'anti- l'identité des principes dans le supra-sensible. Au lieu de dévoiler dans la
thèse coïncide avec l'antithèse dans la mesure où celle-ci est l'exemple synthèse opérée par la réflexion saisie comme antithétique l'essence et la
contraire à la thèse. force de l'esprit humain, Kant, dominé par l'idéal d'une logique analytique,
n'y veut voir que l'expression de l'insuffisance de l'esprit humain. C'est
8. Il reste encore quelques difficultés. En premier lieu est-il légitime dire que la dialectique de la réflexion - dans la mesure où l'on peut parler
de poser que le jugement réfléchissant n'a que deux maximes et que la d'une telle dialectique - n'est pas pour Kant au niveau de l'essence; elle
notion de production toute entière est épuisée par le mécanisme et la n'est qu'accident, limitation de l'esprit fini. En revanche dans la pensée
finalité? Ne pourrait-il se trouver une troisième structure de production infinie, dans le « fond intime de la nature », Cf\tte insuffisance peut et doit
qui réussisse universellement? Comme on l'a vu en lisant un passage se supprimer dans l'être d'un « seul principe pour les mêmes objets ».
On peut souvent lire des textes opposant la dialectique scientifique et
1. On~rsait que Kant a critiqué les figures des syllogismes (Die Falsche Spilz/indig-
keil ... Akademie Ausgabe, Bd. II, p. 47-56) voulant que la première figure contienne 1. Voir ici § 2.
toutes les autres. Toutefois ce qu'il a critiqué était moins la correction que la 2. Critique de la faculté de juger, § 76, remarque.
complication. 3. Critique de la faculté de juger, § 72, p. 207.
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la dialectique philosophique, la dialectique scientifique se distinguant valeur positive. Il était naturel que Hegel voulût tenter de surmonter
{{ nettement des dialectiques philosophiques parce qu'elle n'est pas une une telle philosophie: partant de l'impossibilité d'une pensée thétique
construction a priori et traduit la marche suivie par l'esprit dans la (fondée sur un seul principe), constatant le ({ disparate » de la
connaissance de la nature. La dialectique philosophique, celle de Hegel, réflexion, Hegel ne pouvait atteindre une pensée positive et essen-
par exemple, procède par opposition de la thèse et de l'antithèse et de leur tielle qu'à la condition de penser.la contradiction dans le jugement
fusion dans une notion supérieure de la synthèse. En physique les notions déterminant. ({ Kant le reconnait, écrit Hegel, il se peut qu'en soi
unies ne sont pas contradictoires comme chez Hegel, la thèse et l'antithèse et pour soi que le mécanisme de la nature, la relation de causalité et le
sont plutôt complémentaires »1. Une telle opposition aurait sans doute technicisme téléologique de la nature soient un, c'est-à-dire ... que cela soit
perdu tout sens, si Kant avait donné une signification positifle à la dialec- lié absolument dans une identité originaire en tant que premier principe »1.
tique comme essence de la réflexion, l'antinomie ne trouvant son achève- Si la réflexion n'est pas l'essence, mais seulement le contingent, l'essence
ment que dans sa prétention à nier ou à dépasser le mouvement antithé- proprement dite ne pourra être saisie que par et dans une raison dont
tique du jugement réfléchissant. Mais il eût fallu que Kant renonçât l'unité est l'unité des contradictoires, ou encore qu'au moment où la thèse
d'une part à. l'idéal analytique - que Husserl lui reproche avec raison se pensera dans l'antithèse. Manquant la réflexion comme essence dialec-
d'avoir conservé 1 - et d'autre part à la chose en soi comme substrat du tique Kant a lui-même indiqué l'orientation de la métaphysique : .la
monde sensible. Sans pouvoir ici analyser en détail la fonction de la chose métaphysique allemande est née de la dévalorisation kantienne de la
en soi, nous pouvons dire que c'est elle, comprise sous son aspect le plus réflexion. C'est ainsi que Hegel pourra penser retenir le plus fondamental
cynique 3 , qui est à la racine de la dévalorisation de la réflexion entendue moment de la philosophie kantienne; c'est-à-dire la coïncidence des opposés
comme dialectique. Que la pensée finie ait besoin de deux principes dans la réalité absolue, seulement indiquée par Kant, mais déterminante
(disparates) c'est là ce qui pour Kant ne possède qu'un sens négatif. Des pour son système. Si Hegel au lieu de s'en tenir à l'ontologie eut vu le
principes disparates - disparate Prinzipien - c'est là ce qui ne possède primat de la réflexion la métaphysique allemande n'aurait pas été une
aucune validité essentielle. Seul demeure l'idéal ou le rêve d'unité. Et dogmatique, mais une critique 2 •
c'est précisément parce que l'idéal est celui d'une pensée thétique que la
préférence de Kant va à la thèse et au mécanisme comme première maxime
de la réflexion. Il en résulte que le rapport de la thèse et de l'antithèse
n'est que celui qui est désigné par la qualification de « complémentarité ».
La seconde maxime n'a de sens que dans la mesure où la première est
insulfisante.

***
Que re.,tait-il dès lors? En dévalorisant la dialectique de la réflexion
dans le « disparate », Kant ne laissait qu'une seule issue à l'effort philoso-
phique pour donner une signification positive à la dialectique. Abimée
en elle-même la réflexion devait s'effacer pour faire place à l'ontologie et
partant la possibilité de l'hégélianisme était fondée dans la mesure même
où la nécessité de la dialectique était reconnue sinon en droit, du moins en
fait. Substituant le « disparate » au « dialectique » Kant introduisait une
insupportable définition de la pensée puisque tout en démontrant l'impos-
sibilité d'une pensée seulement thétique il dévoilait la réflexion comme
antithétique, sans se décider à conférer à la dualité des, maximes une
1. C. BIALOBRZESKI, Les nouvelles théories phllsiques, 1939, p. 251-252.
2. HUSSERL, Husserliana, Bd. VII, p. 359. 1. HEGEL, SW (Glockner) Bd. l, p. 320.
3. Cf. L'œuvre de Kant, t. l, p. 92-93. La chose en soi possède deux valeurs, l'une 2. La philosophie de E. Cassirer est justement cette critique de la culture qui retrou-
cynique, l'autre méthodique, c'est incontestablement la première valeur qui intervient vant l'essentialité dialectique de la réflexion dépasse la critique de la raison pure et
dans la résolution de l'antinomie du jugement téleologique. l'ontologie qui en est dérivée par suite de l'acte fatal de Kant dévalorisant la réflexion.
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Schelling! - le principe de la subjectivité. Mais enfin cela est tout


DU PRINCIPE DE LA PHILOSOPHIE KANTIENNE à fait scolaire et si pour certains B. Rousset aura affaibli sa thèse
cn opposant Kant et Fichte. 'le lecteur attentif saura se placer à d'au-
COMM:E THEORIE DE L'OBJECTIVITE tres points de vue.
SELON L'INTERPRETATION DE B. ROUSSET Aussi bien en second lieu portera-t-on une grande attention aux
interprétations que B. !Rousset propose de l'Opus postumum. L'idée
centrale en est que l'Opus postwnum ne constitue en aucune façon
La doctrine kantienne est en ses difficultés devenue légendaire. une évolution de l'auteur de la Critique, l'inclinant de plus en plus
Aussi est-ce avec un sentiment d'admiration et de reconnaissance que vers l'idéalisme absolu. comme le croyait Lachièze-Rey. La force de
l'on doit s'appliquer à lire l'important ouvrage que lui a consacré ~a d~monstration de B. Rousset devient ici plus évidente et parfois
B. Rousset : La Doctrine Iw.ntienne de l'objectivité, l'autonomie même étonnante : il parvient notamment à retourner le sens de cer-
comme devoir et devenir (Paris, Vrin. 1967. in 8 de 650 p.) . Nous
0
taines formules de l'Opus postumum (par exemple. p. 173-174). de
invitons notre lecteur à nous suivre dans les quelques réflexions que telle sorte qu'elles puissent contribuer à l'édification du criticisme tra-
la lecture de ce beau livre nous a inspirées *. ditionnel. On voit bien qu'en ceci B. Rousset innove doublement :
non seulement il donne une lecture « objectiviste :. de 'l'Opw pos.-
1 tumum, mais encore il réussit à détruire l'idée d'une évolution de la
pensée kantienne. qui en serait la révolution, pour lui substituer l'idée
B. Rousset veut établir le sens de la doctrine kantienne comme d'une évolution qui n'en sera que la réforme.
théorie de l'objectivité. La démonstration s'opère, semble-t-il. à trois Réforme, c'est-à-dire approfondissement - et cela nous conduit
points de vue. avec il faut bien le dire, une force inégale. à ce qui doit être approfondi : c'est la « chose en soi :.. C'est ie
En premier lieu B. Rousset veut réfuter l'interprétation idéa- troisième point de vue auquel s'opère la démonstration. On a toujours
liste que Fichte a donnée de Kant. C'est ce qu'il y a à la fois de plus repris le mot célèbre de Jacobi : « Si l'on n'admet pas la chose en soi
extérieur à son propos - on peut lire Kant sans Fichte - et aussi on ne peut entrer dans le système kantien; l'admettre c'est s'obliger
de plus faible. De Fichte. B. Rousset se fait une idée plus que tradi- à sortir du système kantien 'P ; Husserl lui-même a repris la formule
tionnelle ; Fichte est le philosophe « idéaliste » auquel on doit op- de Jacobi 2. B. Rousset nous propose une nouveHe lecture : « L'affir-
poser l'auteur de 'la Critique soucieux de défendre la vérité du réa- mation de l'existence d'un en soi dans le phénomène est donc essentielle
lisme empirique : « Le criticisme trouve donc son intelligibilité et pour le criticisme : elle exprime la nature même de notre esprit dans
sa cohérence, écrit B. Rousset, quand on substitue une nouvelle défi- sa finitude et elle est la conscience du donné comme conscience de l'être
nition de la conscience aux conceptions traditionnelles qui relevaient ct la conscience de l'être comme principe de 'la construction de la con-
d'une métaphysique du sujet réfutée par Kant : Fichte voulant fon- naissance du donné. > (177).
der la science sans faire appel à une matière extrinsèque. l'auteur de La conception kantienne de l'objectivité peut dès lors s'organiser et
I}a Critique constate qu'alors « on ne trouve devant soi aucun objet,
B. Rousset s'attache à en décrire les niveaux, en fonction desquels il
jamais rien que le moi lui-même ou mieux. dans le moi, rien que la déterminera l'essence du sujet transcendantal (363- 373). Parvenue à ce
main tendue pour saisir l'objet » (p. 406) 1. Fichte. si j'ose m'ex- point l'interprétation se développe et cherche sa confirmation dans
primer ainsi, sert de c repoussoir '). Chose inutile, vaine et fausse : l'analyse de ce qui précisément ne mérite pas la dignité de l'objectivité
il faut croire Hegel pour imaginer que Fichte représentait - contre selon les critères kantiens - c'est-à-dire l'esthétique. la téléologie. et
enfin la métaphysique pour autant qu'elle n'est que l'expression du
dépassement des conditions de l'objectivité, ou comme le dit B. Rous-
~ Nous indiquons entre parenthèses dans notre texte le. références à l'ouvrage
set c la forme absolue de l'objectivité privée de toute objectivité. parce
do B. Rousset.
1. B. Rousset cite lOuvent ce texte, cf. p. 120,175. 189 .. 40(>, 408. On peut qu'elle manque à la fois de contenu déterminé et de forme détermi-
remarquer que M. Rousset a cité au moins une fois ce texte faussement en s'expri- nante > (469). Il reste à rendre compte de l'orientation de la phi1oso-
mant de telle manière qu'on doive l'attribuer à Fichte 1 «Dans le cas du criti- pbie pratique - B. Rousset s'attacbe à montrer que celle-ci n'est nulle-
cisme, il est certain q~e l'opposition est absolue, comme le prouvent les reproche.
formulés par Fichte : 'On ne trouve devant soi aucun objet, jamais rien que
le moi lui-même , ou mieux, dans le moi, rien que la main tendue pour saiair 2. cf. E. HUSSERL, Cesammelle Werke. Bd. VII, Er3te Philosophie, p. 353.
l'objet•••• (p. 175), 1. 4.5.
~

-- 162- - 163-

ment un idéalisme de l'action, la philosophie de 13 « belle âme », mais Critique dans les bornes (Schranken) du positivisme. « Le besoin de la
une réflexion sur « 'l'action efficiente sur le monde naturel et humain. raison» n'est pas « un désir de l'Etre ». « ... le besoin de la raison ...
(495). Aussi bien est-ce méconnaître la philosophie kantienne que de n'est pas un d~sir ontologique, mais un besoin sémantique... » (619),
vouloir fonder sur l'ordre pratique un idéalisme : « La doctrine kan- c ... en ce besoin logique de cohérence parfaitement distingué d'un
tienne de l'objectivité pratique et de la moralité ne nous autorise donc besoin ontorogique de transcendance, il faut voir l'affirmation d'une
pas plus que la doctrine de l'objectivité théorique à admettre une méta- nécessité toute rationnell~ et immanente dans la pensée d'une action
physique de la raison pure, qui lui accorde une existence séparée ou un pleinement autonome » (546, note 51). La doctrine de l'objectivité ne
statut ontologique privilégié : le sujet producteur de la loi et du devoir débouchera donc ni sur l'ontologie, ou plutôt sur la nostalgie de l'Etre.
n'est qu'un sujet idéal. une abstraction formelle de la faculté de déter- ni sur le sujet absolu, mais seulement sur l'homme : 4: Le kantisme est.
miner l'action par le raisonnement, la possibilité logique immanente du en effet. un humanisme intégral... :. (627).
sujet réel doué d'une nature empirique et existant dans le monde sen-
sible. :. (523).
Il
Ce troisième point de vue comprend les p'lus vigoureuses et les plus
importantes analyses de B. Rousset. Quelle est la conclusion de l'ou- Le système kantien, dit B. Rousset, « unifie toutes les objectivités
vrage ? En premier lieu B. Rousset définit le criticisme : c'est « une et toutes les subjectivités» (614). De là l'ampleur de l'interprétation qui
simple analytique de la condition humaine .•• » (618) - ainsi se jus- ne veut ignorer - ou qui ne peut ignorer - aucun des moments de
tifie la première citation inscrite en exergue au début de l'ouvrage 'la philosophie kantienne. La très brève esquisse que nous avons donnée
(<< Qu'est-ce que l'homme? ») - en second 'lieu le sujet est auto- de l'ouvrage le montre déjà : il embrasse la totalité de l'œuvre kan-
nome, mais il faut bien définir cette autonomie : « Finie et relative tienne. La tâche de l'auteur n'a donc pas été facile - celle du critique
à un donné extérieur et ant~rieur , immédiatement présente à l'être ne peut pas non plus 'l'être.
même des choses en soi, douée d'une existence effective uniquement B. Rousset, il est vrai, pardonne d'avance à son critique de faire un
dans son rapport avec le monde sensible, une telle autonomie du sujet rhoix parmi les idées et les thèses qu'il propose. Contraint d'aborder
est le contraire de celle qu'invoque l'idéalisme absolu... :. (617) - chaque moment du système il déclare qu'il a osé 4: affronter le risque
de là 'la seconde citation donnée au début de l'ouvrage (<< Je suis - de banalité» (11). Et. de fait, tout n'est pas original dans l'ouvrage
Il Y a un monde extérieur à moi dans l'espace et le temps (indépendant - c'est, nous semble-t-il, le cas de 'l'interprétation donnée de la théorie
de moi). et je suis moi-même un être mondain. Je suis conscient de kantienne de la finalité esthétique et de la finalité objective (4 31 ~46 3).
cette relation et des forces motrices pour les impressions (percep- Mais B. Rousset a affronté en un autre sens la banalité, permettant à
tions) 'S» - en troisième lieu la doctrine de l'objectivité « est un son critique de s'orienter sans peine vers le point central de son inter-
idéalisme du sens théorique et pratique de l'être pour le sujet. un prétation : B. Rousset pose la grande question traditionnelle de la philo-
« idéalisme sémantique » (617) - d'où la troisième citation (<< De sophie kantienne - est-ce un réalisme ou un idéalisme ? est-ce que la
l'idéa'lité... au lieu de l'idéalisme ..• »). doctrine kantienne aboutit. en fin de compte, à une négation de l'exis-
Comment caractériser cctte brillante interprétation ? On peut le tence extérieure ? Question très banale. et très difficile. Le mérite de
faire au point où nous en sommes d'une manière encore extérieure : B. Rousset est de l'aborder avec une entière franchise et sans faux-
c'es·r-à-'dire en la rapprochant d'une autre grande interprétation. fuyants : et aussi de nous obliger à mettre le doigt sur les difficultés,
B. IRousset nous suggère lui-même le rapprochement convenable : ses sur ce qu'i'l peut y avoir d'obscur chez Kant, car « il est certain, en effet,
thèses. moyennant quelques réserves. rejoignent celles de l'Ecole de déclare Rousset. que les formules employ~es par Kant restent allusives
Marburg (H. Cohen. E. Cassirer. P. Natorp) : « D'une manière gé- et obscures:. (160).
nérale. comme l'ont vu Iles Néo-kantiens de l'Ecole de Marburg. les Déterminons précisément, avec B. Rousset. le problème : Kant a
produits de la construction transcendantale sont des méthodes consti- ruiné la conception classique de la connaissance comme « connaissance
tutives. indicatives ou sélectives. qui fondent autant que possible l'ob- saisissant la nature d'un objet substantiel existant en soi. extérieurement
jectivité de nos représentations. » (263). Cette détermination de l'in- au sujet et indépendamment de lui, en montrant que l'objet connu est
terprétation de B. Rousset se manifeste clairement dans son interpréta- un simp'le tissu de relations, qu'il est relatif au point de vue d'un
tion du « besoin de la raison ». qui constitue une difficulté considéra- sujet, à ses diverses facultés et à son activité et qu'il est constitué de
ble pour ceux qui veulent « tirer ». si l'on ose s'exprimer ainsi, Kant représentations intérieures à la conscience » (47). Ce mouvement de la
\'trs l'idéa1isme, comme pour ceux qui vpulent enfermer l'auteur de la philosophie kantienne est nommé par B. Rousset la réduction d. l'ob-

j.
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jectivité, Kant ayant lui-même dans la Dissertation de 1770 d'une Il faut donc se corriger, ne plus dire « la réflexion transcendantale ou
part, et dans les Prolégomènes (§ 13) d'autre part, usé de l'expression critique » (36), mais la réduction critique et transcendantale (43) :
« principe de réduction » (29). A notre sens il eût été judicieux de critique, elle 1imite l'objectivité, transcendantale, elle en assure la possi-
choisir une autre expression, puisque Kant en a fait fort peu usage, bilité. Il reste, enfin, la réduction psychologique d'immanence (43-47).
tandis que la phénoménologie, comme on 'le sait, en a fait pour ainsi Elle consiste à montrer que l'objet est « dans le sujet ». B. Rousset cite
dire sa devise et que de la sorte on « risque » des « arrière-pensées ». ici M. de Mura1t : « ... L;objet est donc le sujet en tant que celui-ci
Quoi qu'il en soit Kant opère une triple réduction - réduction phé- est déterminé ». (45). « Cette dernière conception, écrit Rousset, im-
noménale, réduction transcendantale ou critique, réduction psychologi- plique elle-même une définition fort traditionnelle de la conscience, qui
que d'immanence. La réduction phénoménale (30-35) ignore la sub- est alors conçue comme un sujet substantiel ayant les représentations
jectivité (35) ; elle se contente de mettre en évidence le fait que l'ob- pour « déterminations internes » ; elle est donc pensée comme un
jet connu n'est pas un absolu : c'est 'la leçon des antinomies, qui, telle « être clos » sur lui-même... La troisième réduction kantienne, pour-
la seconde, montrent que l'objet impliq;ë des déterminations (simplicité, suit l'auteur, repose sur la rencontre d'une onto'logie et d'une psycho-
- divisibilité) qui, si l'on veut les entendre « absolument ), se révè- logie de l'immanence, que la Monadologie avait précisément eu pour
lent contradictoires, si bien que pour un esprit attentif robjet ne peut but de fonder et d'unifier à partir des principes communément reconnus
être absolu, mais seulement relatif. « Née du constat de la disparition par la tradition. » (46).
de 'l'intérieur et de l'inconditionné dans la science de la nature, la réduc- Ces tr.ois réductions posent le problème dt) sens de l'objet. B. Rous-
tion phénoménale, écrit B. Rousset, n'est que l'expression philosophi- set commente leur valeur et leur portée. Disons pour notre part que
que de la physique de la relativité mécaniste, \me fois qu'elle est d~­ les deux premières relèvent de ce que nous avons appe'lé ailleurs 4, la
pouilIée de la métaphysique qui lui est inutilement surajoutée. » (33). SÉRIE DE LA CONSCIENCE D'OBJET tandis que la troisième appar-
En fait en ceci « l'apport de Kant ne s'avère pas encore proprement ré- tient à la SÉRIE DE LA CONSCIENCE DE SOI. Or, comme on peut le
volutionnaire » (35). « A partir d'une réflexion sur la nature des constater chez Leibniz lui-même, il y a là une difficulté, qui ne sera
êtres composés qui est le germe de l'antinomique kantienne, Leibniz pas résolue avant Fichte 5. La réduction psychologique, qui suppose
avait déjà fait cette distinction et, par opposition à la substance, l'intégration de l'objet au sujet, anéantit littéralement 1e sens de l'ob-
réalité absolue existant en soi, avait appelé « phénomène » l'être cons- jectivité. Le point délicat de la thèse de B. Rousset va se situer préci-
titué par un simple tissu de relations. » (31). La réduction transcen- sément ici : il doit montrer que la réduction psychologique d'imma-
dantale ou critique possède, selon B. Rousset, un « principe général. .. nence n'anéantit pas l'objectivité. Il écrira plus loin, au beau milieu
simple et, à la 'limite, tautologique : l'objet connu est relatif aux con- de sa démonstration, « Pour parfaire 'la Réfutation (de l'idéalisme),
ditions de la connaissance de l'objet. » (37-43). La réduction transcen- il fallait donc remettre totalement en question la réduction psycholo-
dantale est opérée ostensivement dans la Déduction transcendantale, gique d'immanence ... en précisant que l'immanence, dont parle le cri-
apagogiquement dans la Dialectique transcendantale 3. EUe montre ainsi ticisme, signifie la présence du donné effectif et de ce qui s'y rapporte.
que l'objet suppose le temps et l'espace, qui ne sont pas objectifs, non dans une conscience close. mais dans la relation immédiate à l'ex-
mais 'à proprement parler subjectifs (38) ; elle nous invite à considérer tériorité, dans l'horizon ouvert sur 'l'être, qu'test la conscience de quel-
les actes du sujet connaissant : « Nous devons ... , dit B. Rousset, géné- que chose... » (161). Bref il fallait réduire la réduction psychologi-
raliser cette conclusion et reconnaître que toute relation connaissable que. Kant y est-il parvenu, comme le croit B. Rousset? Peut-on dire
mppose une opération consciente de l'entendement... » (39) - Qui qu'en fin de compte la série de la conscience de 'ioi s'intègre à la série
plus est (pour user d'une expression apparemment chère à B. Rousset) de la conscience d'objet, de telle sorte que la conscience soit, en son
cette activité du sujet est a priori (41) ; or « le rapport de l'objet au eSsence propre, INTENTIONNALITÉ et 'la philosophie transcendantale
sujet devient irréfutable, dès que l'activité du sujet est reconnue commè une théorie de r objectivité ?
,r un a pri.ori régissant la connaissance de l'objet ... » (41). La réduction Tel est le problème simple à poser, délicat à résoudre, de la pen-
transcendanta1e, on le voit, limite l'objectivité et fait du même coup sée kantienne. Nous jugeons saine et t;igoureuse la problématique que
apparaître la subjectivité comme principe de constitution du savoir. développe B. Rousset. Nous sommes beaucoup moins sûr que lui qu'il

3. Nous pensons pour notre part que la démonstration de Kant dans la Déduc- 4. cf. mon texte : « Etude leibnizienne, la loi de con.tinuité et le principe des
tion lran3cendantale n'est pas directe (comme le dit B. Rousset, p. 37) mais indi- indiscernables », Revue de Mélaphysique el de Morale, 1%7, nO 3.
recte e~ même apagogique. 5. Nous pensons seulement à la première philosophie de Fichte.

..
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existe dans le criticisme bntien une solution. Nous croyons en tOUI dérions la cause entendue. :. (97). Et par conséquent Rousset obtient la
les cas que ie lecteur sentira bien que toute la partie va se jouer ici. première « ouverture » de la conscience : la sensation. En fait il n'y
Si )a réduction psychologique n'est pas réduite la doctrine de Kant Dt a pas de difficultés réelles - les difficultés ont été créées par les in-
sera qu'une contradiction longue et insupportable. B. Rousset pense terprètes (97, 101) qui influencés par « l'idéalisme absolu de Fichte'
bien entendu « que le criticisme apparaît comme un système cohé- ou Hame']in qui veulent que chaque moment de la construction crée
rent, sans contradictions ni même ambiguïtés, s'il est examiné unique- ce qui sert de donné pour le moment suivant» (99) ont, sans ignorer
ment en fonction de ses propres problèmes et de ses propres princi- les textes (97), ou bien estimé que la doctrine kantienne était insuf-
pes. ) (12). fisante en n'opérant pas l'élimination de l'empirique, ou bien tenté de
montrer qu~ l'on devait « réfuter cette évidence kantienne au nom des
III principes kantiens... (101). Parmi ces interprètes B. Rousset vise par-
ticulièrement Lachièze-Rey. L'idée fondamentale de Lachièze-Rey est
II serait tentant de dire que la réduction d'immanence psycholo-
que le concept intervient à tout moment dans l'activité de l'homme et
gique n'est pas un principe propre du criticisme. B. Rousset a peut-
par exemple, pour se limiter à un point délicat et difficile pour B. Rous-
être été près de succomber à cette tentation. Considérant cette réduc-
set, que la perception est déjà jugement, opération synthétique (105).
tion, il écrit : « Que nous soyons ainsi en présence, non d'une argu-
Mais affirme B. Rousset autre chose la perception, autre chose la sen-
mentation originale due à la réflexion personne'l1e de Kant et à ses pro-
sation (106-107). Mêmt tn accordant que la perception est le fruit
grès. mais du simple développement de conceptions antérieures héri-
du concept, l'indépendanc~ du donné, son irréductibilité seraient main-
tées de la tradition, '" il est facile de s'en assurer... » (46) Et plus ttnues au niveau des sens. A u demeurant le donné premier n'est pas.
loin : « ... cette dernière réduction, loin d'être une découverte person-
comme on le croir. « élémentaire et ponctuel ') (113). Ce qui est
nelle de Kant est un point de départ hérité de la tradition : ainsi
donné ne pèserait sans doute pas bien lourd devant r opération synthé-
s'expliquent les insuffisances et les ambiguïtés des textes initiaux -
tique s'il était seulem('nt élém('ntaire - aussi Rousset tente de mon-
de la lettre de 1772 et encore de la première édition de la Critique -
trer (108-11l) que dans t'ordre du donné empirique il y a des en-
et les progrès que représente l'apparition de thèmes essentiels dans les
sembles. des « formes » sensibles. Kant parlant de « Gestalt ') pour
textes postérieurs... » (161). Mais B. Rousset sait qu'écarter une dif-
décrire les déformations de la flamme (voir d'ailleurs 'le ~ 30 de la
ficulté n'est pas la résoudre. On doit l'en féliciter. Critique de la faculté de juger), et ces structures seules permettent de
Le premier moment de la tentative doit consister évidemment à « comprendre la possibilité de jugements de sensation et de perception :.
montrer qu'il y a un élément de réalité irréductible et que la cons- (109). A notre sens B. Rousset n'a pas été ici entièrement convain-
cience ne se suffit pas à elle-même. Le problème est traité au fond cant. Il l'a senti et a tenté de montrer que la Déduction et t'Esthétique
deux fois par B. Rousset : d'abord dans le chapitre intitulé Nature de transcenCÜ1ntales ne s'opposaient pas à cette théorie des formes (112-
l'élément de réalité (93-] 29), ensuite dans le chapitre consacré à la ) 14). A vrai dire nous accorderions vo'lontiers à Rousset la réalité des
théorie kantienne de l'affection (178-197). Le résultat de la pre- formes - non. en revanche, qu'elles rendent possibles les jugements
mière démonstration est la fondation du FORMALISME kantien. La dif- de sensation et de perception 6.
ficulté initiale est 'ja suivante : « ... si nous essayons de saisir ce que La confirmation de l'irréductibilité du donné B. Rousset la trouve,
peut être une telle donnée indépendamment de la conscience, de son justement, dans la réfutation kantienne de l'argument ontologique, où
activité intellectuelle. et. en particulier. de ses opérations synthétiques. Kant montre que l'existence n'est pas un prédicat (130-138). Mais la
il ne nous reste plus qu'un terme infinitésimal. indéfinissable et inexis- difficulté semble renaître : l'indépendance du donné sensihle ne serait-
tant pour la conscience : 'J'élément de réalité semble devoir s'évanouir elle pas uniquement la traduction de la dépendance qe la cof!sfiçuçe..
devant l'analyse. » (94). Pourtant : « L'affirmation d'une matière ~mpirique par rapport à la conscience !>\lre,celle-Ià étant affectée par
empirique distincte de l'a priori et indépendante de l'activité synthéti- éelle-ci et considérant comme réalité (sensad~n). 'le résultat de l'acte
que de l'entendement. écrit Rousset, ne devrait théoriquement pas don- transcendantal ? L'Opul postumum fait précisément intervenir « une
ner lieu à contestations. Il n'est pas, en effet, de thème plus cons- activité du sujet, dans laquelle il s'affecte lui-même, une auto-affec-
tant dans le criticisme que l'opposition établie entre le fait et le
donné ... » (94-95). B, Rousset n'est donc pas embarrassé; il ne man-
que pas de textes! « Les indications données par Kant sur '1'existence 6. SiDOn il faudrait poursuivre le raisonnement et dire que, tout de même que
d'un ordre purement empirique sont donc assez nombreuses et variées, ln formes rendent possibl~ les jugements de sensation et de perception, de même
pour que nous nous contentions d'en prendre note et que nous consi- les relations causales rendent possibles les jugements de causalité.
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tion ~ (183). La conscience « semblerait donc capable de se donner transcendantale, jusque dans la déduction du concept de matière, re-
son propre contenu : on pourrait ainsi faire l'économie du principe, pose sur la conscience de soi, mais, pour répondre à Fichte... il tient à
sur lequel reposaient les théories précédentes ; rien ne st opposerait phu préciser qu'il s'agit d'une conscience de soi. qui pour être a priori, n'est
à l'affirmation d'un sujet parfaitement autonome et purement cons- pas pure, mais comporte un donné empirique : la conscience de soi
tructeur. » (183). Ce serait le triomphe (tardif!) de la réduction psy- c'omme donné d'expérience inconstructible pour soi-même. comme corps.
chologique, « •.. c'est pourquoi les interprètes idéalistes de Kant ont organes, forces motrices matérielles et spatiales. » (120-121). La thèse
insisté sur l'importance de cette notÏon et se sont efforcés de montrer de Rousset est peut-être exacte historiquement ; le criticisme n' est pas
q\le selon lui. tout ou presque tout dans la connaissance résultait. en aussi éloigné de la psychologie que le pensait Cohen. Mais philosophi-
définitive, d'une autoaffection ». (ibid.). B. Rousset veut montrer qUt quement il y a là une grave faiblesse. Toutes les démarches IUlntienne.
l'auto-affection, d'une part, « se retrouve ... dans toute conscience d~ s'effectuent sur le plan de ['attitude naturelle pour reprendre le langag"
quelque chose » (185), et d'autre part. que l' « autoaffèction renvoie de Husserl. Husserl disait : « Toutes les philosophies issues de Leibniz
à l'existence d'une matière donnée par l'affection extrinsèque » (186). sont affectées par le contre-sens du dogmatisme en philosophie et en
Le problème de l'auto-affection loin de conduire par conséquent à la théorie de la connaissance, y compris la critique de la raison de Kant.
subsumption de la série de la conscience d'objet sous la série de la cons- Que cette doctrine évite au sens courant le naturalisme. le psycholo-
cience de soi, est tout au contraire le premifr moment de l'intégration gisme. l'historicisme, je veux dire dans le sens courant d'une fonda-
de la conscience de soi à la conscience d'ob jet comme réflexion imma- tion explicite de la théorie de la connaissance sur la physique. la psy-
nente sur soi et en soi de l'intentionnalité. C'est pourquoi Rousset dit: chologie (comme science empirique de la vie animale de 'l'âme comme
« Dans la représentation de l'objet comme dans la représentation de facticité en rapport avec la nature psychologique) ou même l'histoire.
soi-même, toute activité du sujet, qu'elle soit psychologique ou orga- cela signifie seulement qu'elle évite une des formes 1es plus répan-
nique est donc autoaffection » (187). La conscience de soi se démontre dues du contre-sens. Car il n'est pas tellement assuré qu'eUe évite pré~
dans l'auto-affection comme la simple conscience « transversale » qui dsément pour cette raison d'être entachée plus particulièrement de psy-
anime toute conscience d'objet, mais dont elle dépend quant 11 sa propre chologisme. A tout le moins on pourrait bien poser la question ·de
possibilité. « C'est pourquoi Kant dénonce, en critiquant Fichte, la savoir d'où Kant puise toutes ces facultés de connaissance psycho-
vacuité de la pure conscience réflexive ... » (189) - c'est aussi pourquoj logiques, qu'il présuppose dans sa critique de la raison... »R. Ainsi
B. Rousset affirme : « L'autoaffectÎon doit être le thème central d'une pour arracher Kant aux coups de la critique fichtéenne, on le precI-
doctrine, qui découvre q~e la connais~ance résulte de i~ pUissance c()n;- pite sous ceux, plus vio'lents encore, de la critique husserlienne. Com-
tructrice du sujet: cette activité - fort banale en elle-même, puisqu'on ment en serait-il autrement dès lors qu'on reconnaît - c'est la néces-
peut l'observer en toute conscience de soier dans n'importe quel ca$ saire contrepartie de l'intégration de la série de la conscience de soi
d'attention - doit être invoquée dans l'analyse de chacune de nos re- à la série de la conscience d'objet - que la conscience de soi. sur. la~
présentations. Mais", elle n'est jamais créatrice de contenu et n'exist.. quelle repose la construction transcendantale, « n'est pas pure. mais
jamais séparément... » (190). comporte un donné empirique ~ ? Ce n'est pas en intégrant 'la cons-
La conséquence de cette double démonstration - indépendance du cience de soi à la conscience d'objet - suivant le mode choisi -
donné empirique ; détermination de l'auto-affection - est la recoo- qu'on peut atteindre l'authentique intentionnalité ; c'est ou bien en
naissance de la nécessaire référence du criticisme à la psychologie qu'il SUlvant la démarche dialectique fichtéenne. qui justement nous dé-
englobe. C'est ici que se séparent les analyses de Cohen et de B. Rous- gage d.e toute psychologie, ou bien en suivant la démarche husser-
set 7. Rousset n'hésite pas à reconnaître. contre le maître de l'Ecole de lienne. qui prétend dépasser toute humanité 9. Au terme de son ou-
Marburg. que le criticisme n'écarte pas la psychologie : « Le criticisme. vrage, B. Rousset reconnaît que le « présupposé initial de l'intério-
écrit B. Rousset, a toujours reconnu 'la présence en nous - pas seull!'- rité (625). bien que réfuté de plus en plus nettement par Kant, n'est
ment dans notre corps, mais aussi dans notre esprit - d'éléments et. pas dépassé : « ...Kant ne réussit pas à établir des condusions défi-
même d'activités simplement empiriques. comme les désirs. les senti- nttlves et positives sur ce point : pour y parvenir, nous devrions évi-
ments, tout ce que décrit la psychologie empirique. Nous ne restons demment avoir recours à la phénoménologie ... ~ (ibid.). Aveu dra-
donc pas à l'intérieur de la pure conscience de soi, comme prétend le
faire l'idéalisme absolu ... Kant... reconnaît, certes, que la con~'(ruction
8. E. HUSSERL. op. di, {oc. cil, p. 3ffl.
9. E. Husserl critique avec force le \( für uns Menachen» (pour DOlAI autres
7. Voir aussi p. 236. la note 38. homme.) de Kant. ibid.
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matique pour un auteur qui affirme au point de départ « que le cri- effet. comment se poursuit son texte : « ... d'une existence absolument
ticisme apparaît comme un système cohérent, sans contradictions ni extérieure à lui. en soi. Par son contenu comme par son contexte. la
même ambiguïtés, s'il est examiné uniquement en fonction de ses pro~ Critique du paralogisme de l'idéalité comporte une référence implicite
pres problèmes et de ses propres principes. ~ - On reconnaît que à l'extériorité de l'en soi. comme il se devait pour qu'elle fût une véri-
pour éclairer ce point dans le système de Kant « il faudrait avoir table réponse à l'idéalisme. » (ibid.).
recours à la phénoménologie ». Or, il faut quand même bien le dire, « ... dans la seconde édition de la Critique de la Raison p,ure et les
ce point vicie la totalité du système de Kant aux yeux de Husserl, qui Reflexionen ultérieures. les prémisses de cette référence à l'en soi appa~
s'élève contre la « théorie anthropologique 'l) de Kant 10 et n'hésite raissent beaucoup p'lus nettement: d'abord, la Réfutation n'a plus pour
pas à affirmer que la « doctrine de Kant ... est aussi sceptique [que contexte la Critique de la psychologie rationnelle, mais le second po,-
celle de Hume] ; et même encore plus sceptique. " 11. tulat de la pensée empirique, qui est précisément le principe, qui fonde
Au demeurant Rousset n'a pas encore résolu tOUt son problème. l'affirmation de l'effectivité sur la présence de la sensation ; ensuite. la
vacuité de la pure conscience de soi ct son impuissance à constituer à
IV cHe seule une connaissance. ne serait-ce que d' eIle~même, qui étaient le
contexte de la critique du paralogisme de l'idéalité, deviennent le thème
C'est qu'intégrer la conscience de soi à la conscience d'objet ne constant, le nerf même de la Réfutation ; enfin ,:.Kant pose désormais
peut être qu'un premier pas. La constante doctrine chez Kant du pri- expressément dans la Réfutation elle-même et les' remarques qui l'ac-
mat du sens interne sur le sens externe semble nous renvoyer à 'l'inté- compagnent que le sens externe dont il fait état, est « sens », « expé-
riorité. En outre, ce que B. Rousset nomme la réduction transce r 1an- rience », « intuition sensible» opposée à l'intuition intellectuelle, qu'il
tale, semble dévaloriser toute intentionnalité. La conscience d'objet se est « simple réceptivité », « passivité ), dont le contenu « résulte de
relie à l'objet « hors de nous ». mais « le concept: hors de nous, ne l'affection par les objets hors de nous.» (157).
signifie que l'existence dans l'espace» (145). et l'espace est en nous.
Dès 'lors, prétend Rous$et, la référence à Ia:'~hose en soi est néces-
« Kant doit donc. écrit Rousset. rappeler ici la réduction de '1'objec-
saire. S'il en est ainsi il faut le montrer par les textes de Kant lu'i-
tivité à l'immanence. » (145).
même. B. Rousset cite trois Reflexionen : a) la Reflex., n° 6.312
Dans l'important chapitre intitulé L'extériorité : la Réfutation de
(1790) (AK. XVIII, 612) : l'extériorité distincte de l'intériorité des
l'idéalisme (139-161) B. Rousset tente de résoudre la question. Il
représentations est celle de la chose en soi : c'est « que'lque chose hors
montrera en premier lieu comment la célèbre Réfutation de l'idéalisme,
de nous et. en vérité, qui ne soit pas lui-même simple représentation
introduite dans 'la seconde édition de la Critique d:e la Raison prae, dé-
interne, ... qui est, par conséquent la chose en soi '> - b) la Reflex.,
montre que le sens interne et la conscience de soi sont médiatisés par le
n° 6.323 (avant août 1793) (XVIII, 643) : « qui n'existe pas seule-
sens externe et l'espace. En second lieu B. !Rousset cherche à montrer que
ment dans ma représentation (mais (comme chose) en soi » - c) La
le « hors de nous » implique un authentique horizon, c'est-à-dire que
la Réfutation est telle que « la référence à la chose en soi apparaît néces- Reflex., n° 6.317 (1790-1) (XVIII, 627) : « S'il est montré que la
saire» (157). Ainsi 'la conscience d'objet ne sera pas ramenée à t'in- détermination de notre propre existence dans le temps suppose la re-
tériorité. mais sera « présence à l'être >. présentation d'un espace .... que l'espace '" ne peut assurément pas être
Kant a montré dans la Critique de la psychologie rationnelle, c'est- 1a forme de l'intuition interne ... , la réalité des objets externes (comme
à-dire dans 'les Paralogismes, combien était contestable la prémisse de choses en soi) peut -être certaine. » Nous aurions aimé et souhaité que
l'idéalisme : à savoir une conscience de soi qui serait plus réelle que 'la sur un point aussi décisif pour son interprétation B. Rousset citât un
conscience d'objet. « La Critique de la psychologie rationnelle, com- plus grand nombre de textes - d'autant plus qu'il n'est pas avare de
mente B. Roussët.· a. en effet. pour but de démontrer la vacuité du moi citations, ni d'explications.
pur, le caractère formel du Je pense, ce qui, non seu·lement. prive bien Mais appartenant à ceux qui estiment qu'on peut avoir raison
l'idéalisme de son présupposé essentie'l, mais implique aussi que tout avec peu de textes - et même parfois contre les textes : qui est assez
Ç.ontenu est extrinsèque. issu d'autre chose que de lui-même ... » (146). déraisonnable pour croire qu'un philosophe a toujours l'esprit juste, et
Ici même B. Rousset rattache le premier point au second ; voici. en qu'il insiste toujours sur les points délicats autant que le souhaite l'in-
terprète ? - je ne chercherai point querelle à B. Rousset là-dessus. C'est
une objection philosophique qu'il convient de présenter : ce qui est en
10. E. HUSSEiRL, op. cil, loc. cit, p. 357. question, c'est le sens de la portée du « hors de nous )). C'est à ce point
11. Ibid. p. 354. (1.45·46). que B. Rousset dédare - comme on l'a noté plus haut - qu'il fallait re-
- 172- -173 -

mettre en question «la réduction psychologique d'immanence» (161). 11 On voit bien qu'ici B. Rousset met tout en jeu et que s'il échoue
a tout à la fois tort et raison. Il a raison sur le fond. Il a tort super- la conscience de soi absorbera fatalement la conscience d'objet. On
ficiellement : c'est que le problème du « hors de nous » est fondé admire que B. Rousset écrive d'ailleurs, immédiatement après le texte
initialement et essentiellement par la réduction transcendantale et cri- cité ~ « La position de Kant est pourtant fort nette... » (162). C'est
tique qui nous assure, comme le dit B. Rousset, « de la subjectivité de dire combien il est sûr de lui-même et de son interprétation ; il ne dit
l'espace et du temps '> (38), dont il est « facile... de déduire immé- pas : « une interprétation cohérente doit cependant en être possible.
diatement la subjectivité de l'objet spatio-temporel » (ibid.). A vrai dire Kant ayant affirmé avec force que ... etc. ». Lisons attentivement ces
c'est la réduction transcendantale qui devrait être réduite. Toutefois sur pages de B. Rousset.
le fond B. Rousset a raison, parce que la réduction psychologique « in- Fichte, après Jacobi. reprochait à Kant de poser illégitimement la
feste », pour ainsi dire, toutes les démarches kantiennes : si la réduc- chose en soi. en faisant un usage transcendant des catégories d'exis-
tion transcendantale doit être en son sens problématisée, c'est parce tence et de causalité 12. On peut résumer ainsi 'le raisonnement de
qu'elle est re-liée - non pas liée, à la réduction psychologique. Fichte et de Jacobi : Kant affirme que les catégories ne s'appliquent
De tOUt ceIa on voit que B. Rousset, admettant une né<:essaire ré- qu'aux phénomènes - or il pose la chose en soi comme la cause
férence à la chose en soi dans la Réfutation de l'idéalisme ne peut évi- du phénomène - donc il fait de la qtégorie de causalité un usage non
ter de s'expliquer sur ce'lle-ci. Il entreprend de le faire - s'en étonne- plus transcendantal, mais transcendant en posant grâce à elle une exis-
rait-on ? - dans le chapitre qui suit immédiatement ses commentaires tence trans-phénoménale. B. Rousset répond en ces termes à 'l'apo-
sur l'extériorité et la Réfutation de l'idéalisme. Ce chapitre s'intitule : rie soulevée par Jacobi et Fichte : La chose en soi « fait donc in-
« LA chose en soi : la signification ontologique du phénomène. C'est tervenir, semble-t-il, les deux catégories de l'existence et de la causa-
le texte fondamental (162-177), Ici tout doit tenir ou tomber, Que sur lité : ce serait déjà admettre qu'il y a un savoir déterminé de l'en
ce point la thèse de B. Rousset se révèle insoutenable - tout le reste soi de ces deux points de vue ; ce serait aussi contredire la principale
s'effondrera ; ou p'lutôt il ne restera que d'intéressants articles sur les thèse critique : la nécessité pour toute catégorie et surtout ceBe ,d'exis-
diverses parties de l'œuvre de Kant. C'est en ces quelques pages, en effet, tence de trouver un contenu dans une intuition empirique et de se
que B. Rousset assure sa conception fondamentale de l'objectivité. Aussi référer à la présence d'une donnée sensible. Nous devons cependant
bien son livre est-il véritablement une thèse, thèse attachante au demeu- remarquer qu'il n'est alors jamais question de la connaissance déter-
rant car on voit que B. Rousset veut non seulement interpréter Kant, minée d'une causalité ou d'une existence, de la représentation définie
mais encore le défendre ! dans une 'loi ou une équation d'un rapport entre cause et effet ou d'une
présence effective en un certain temps ; or la catégorie n'a d'autre ob-
v jet que cette détermination comme le précise Kant, lorsqu'il affirme
Introduisons la question dans les termes mêmes de B. Rousset et en que le Je pense comporte une conscience de sa propre existence, qui
prenant 'la liberté d'en souligner quelques-uns : ne fait pas intervenir la catégorie correspondante. parce qu'elle reste
« L'analyse de l'élément de réalité visé et exigé par l'élément de indéterminée ; cet exemp'1e nous permet de comprendre qu'il peut y
détermination de l'objectivité nous a renvoyés à l'existence d'un~ chose avoir une position de l'en soi qui n'en soit pas une connaissance, parce
qui est extérieure à nous et qui produit toute la matière de nos repré- qu'ellc se réduit à la simple conscience d'une existence indéterminée
sentations en affectant notre passivité : non sans paradoxe, la chose en de quelque chose en général, qui est la cause du phénomène d'une ma-
soi apparaît ainsi comme le terme central d'une théorie de la science nière indéfinie. » (165). En même temps qu'il estime réfuter Jacobi et
consacrée à ce qui lui est opposé, 'le phénomène objectivement connu ; Fichte B. Rousset définit ce que sera 'la chose en soi, exigée par la Ré-
mais il ne pouvait en être autrement. puisque la signification qu'il futation de l'idéalisme: une existence indéterminée de quelque chose en
convient d'accorder à celui-ci ne peut ,être précisée que par référence à général. La chose en soi ne désignera donc pas une matière transcen-
cette opposition qui le définit comme phénomène. Or il n'est pas de no- dante (comme le pensaient certains adversaires et contemporains de
tion plus discutée: depuis l'écrit de Jacobi de 1787. on s'accorde pour Kant), ni une substance spirituelle (comme le pense E. Weil) 13, nt
dénoncer les obscurités et les contradictions de la théorie kantienne
de la chose en soi et pour en conclure à l'insuffisance de tout 'le cri- 12. FICHTE, Œuvres choiûes de philosophie première (Paris, Vrin, 1964) p.
ticisme ; il est· in7uiétant pour l'interprète de voir qu'il ne pourra 285-286.
13. E. WEIL, Problèmes kantiens (Paris, Vrin, 1%3) p. 51 : « La chose-en-soi.
décider du sens de la doctrine qu'en résolvant le problème posé par e 'est-à-dire, le sujet absolu absolument pour soi qu'est Dieu, est essentiellement
son terme le plus contesté. » (162). créateur de choses-en-soi, d'âmes libres et raisonnables .. ».
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un principe méthodique (comme 1e veut H. Cohen et comme l'af- dépendamment de cela une existence (Dasein) en soi et pour soi. ~ tI~.
firme aussi E. Cassirer) 14. On peut bien redouter que le concept B. Rousset insiste toutefois sur un point : il ne suffit pas de signa-
d'une « existence indéterminée de quelque chose en général :. ne soit. ler « cette identité ontologique ; mais il faut en faire le principe cons-
philosophiquement, abstraction faite de la question de savoir si teUe titutif de toute la doctrine, car elle permet de définir 'la chose en
était bien la notion de la chose en soi chez Kant, singulièrement dan- soi, de résoudre les difficultés que l'on a soulevées à son propos et de
gereux. On peut même l'estimer dialectique ou bien encore crain- comprendre, à partir de là, la nature de l'objectivité critique. :. (169).
dre qu'il ne se renverse en son opposé : le néant. Kant, on le sait. B. Rousset résume dès lors en trois propositions sa conception de la
critiquant Descartes, parle bien au sujet du moi d'une « intuition chose en soi chez Kant. En premier lieu : « Il est évident que l'en sOI
empirique indéterminée '> ; « une perception indéterminée ne signifie est inconnaissahle par définition... ~ (171). En second lieu : « ... c'est
ici que quelque chose de réei qui est donné, mais seulement par la parce que le phénomène et l'en soi sont un seul et mème être et que
pensée en général et non, par conséquent, comme phénomène ni comme te second est l'intériorité inaccessible du premier que nous pouvons -
chose en soi (noumène). mais comme quelque chose qui existe en fait abusivement, lorsque nous avons une prétention objective, légitime-
et qui est désigné comme tel dans la proposition « je pense ~. Ce ment, lorsque nous ne le faisons que pour nous-mêmes, de manière sub-
texte célèbre semble proposer une double difficulté à 'l'interprétation de jective - rejeter sur l'en soi d'un être ce que notre raison théorique ou
B. Rousset : d'une part s'il est bien question d'une existence indéter- pratique pense nécessairement à propos de lui, mais que notre entende-
minée, ce n'est pas l'existence indéterminée de quelque chose en géné- ment ne peut concevoir dans son phénomène... ;, (ibid.). En troi-
ral, mais du Soi; d'autre part l'indéterminé est opposé à 'la fois au phé- sième lieu : « Le phénomène et l'en soi n'ont qu'une seule et même
nomène et à la chose en soi. En fait l'idée de l'existence indéterminée existence ~ (ibid.). Par ces trois propositions la réduction psychologi-
de quelque chose en général est l'idée de l'indétermination d'un indé- que d'immanence est réduite et l'être absolu est affirmé, si bien que la
terminahle, c'est-à-dire un véritable néant. conscience de soi se fonde dans la conscience d'objet et dans la chose
Quoi qu'il en soit, sur le fondement de cette réfutation de Jacobi en soi : « Loin de constituer un argument contre la chose en soi, comme
et de Fichte, B. Rousset distingue deux formes de l'en soi : « d'un chez Fichte, la conscience de soi et de sa propre activité est donc la cons-
côté, l'en soi de ce qui nous est donné, qui transcende certes l'expé- cience immédiate de l'existence d'un en soi inaccessible dans l'objet,
rience que nous avons de l'objet, mais qui en tant que source de notre donné et connu ... '> (173). « L'affirmation de l'existence d'un en soi
représentation sensible, fait partie des conditions de possibilité de l'ob- dans le phénomène est donc essentielle pour 'le criticisme : elle exprime
jet connu ... de 'l'autre, un en soi extérieur à celui qui nous affecte, qui la nature même de notre esprit dans sa finitude et elle est la conscience
transcende non seulement notre expérience de l'objet, mais aussi l'ob- du donné comme conscience de l'être comm" principe de la construction
jet de notre expérience. » (167). Le premier en soi est « l'en soi im- du donné. » (177). Toutefois la réduction de la réduction psycholo-
manent », le second est « l'en soi transcendant ». - La Dialectique gique n'est pas satisfaisante.
montre, comme le souligne B. Rousset, que 'l'en soi transcendant « n'est Car on voit la difficulté : à quoi bon affirmer l'inconnaissahle ?
pas plus l'objet d'une position d'existence que d'une connaissance ~ En quoi sert-il à l'élaboration de la connaissance ? Est-il important
(I 67 -168). En revanche l'en soi immanent pose un problème : son d'affirmer dans la théorie de l'objectivité ou si l'on préfère du SENS
existence est affirmée ; cependant il n'est pas connu. B. Rousset en- concret l'existence de ce qui n'est jamais SENS pour nous? Et com-
treprend de défendre une thèse déjà ancienne à ce sujet, que Adickes ment - c'est à cela que nous pensions en soulign;.nt l'expression
avait exprimée en ces termes : « La chose en soi et le phénomène d'existence indéterminée de quelque chose en général - ce qui n'existt:
ne doivent pas être considérés comme deux êtres diffhents, qui s'op- jamais comme sens pour nous peut-il sans paradoxe devenir « le prin-
poseraient, tous les deux d'une manière aussi réelle, pour ainsi dire cipe constitutif de toute la doctrine » ? B. Rousset ne méconnaît pas
comme l'archétype (Urbild) et la copie. Mais un seul et même quel- la difficulté ; parlant de la chose en soi il écrit : « On pourrait répon-
que chose est d'une part conformément à 'l'expérience donné comme dre qu'il s'agit là d'un fait et qu'il est toujours utile de faire reconnaî-
phénomène dans nos formes de l'intuition, et d'autre part possède in- tre un fait même inutile» (176). Mais il sait bien qu'une teUe réponse
n'est pas satisfaisante. La véritable réponse est la suivante : sans la
chose en soi la Réfutation de l'idéalisme est inachevée (176). En d'au-
14. H. COHEN, Kanb Theorie der Erfahrung (Berlin, 1918) p. 638 sq, - E.
CASSIRER, Das Erkenntnisproblem in der Philosophie und Wissenschaft der neueren
Zeit (Berlin, 1922) Bd. II, p. 733 sq et 634, 640, 693, 74i. cf. aussi, E. CAS~­ 15. E. AOICKES, Kan(s Lehre von der Joppe/ten Affektion unseres 1ch. (T'ü-
RER. Kants Leben und Lehre (Berlin, IQ I8) p. 230, 263. etc. hingen, 1929) p. 3.
- 176-

tres termes B. Rousset paraît penser que ~ans la chose en soi on ne peut
qu'assister au triomphe de la conscience de soi ct que l'esprit humain
dès jors ignorerait sa finitude. (177).
Mais en ceci on peut se séparer de B. Rousset. En vérité ce n'est AUTOUR DE JAURES ET DE FICHTE
pas parce que l'esprit en vient à la chose en soi (comme « résultat» ou
« conclusion nécessaire» (174) qu'il comprend sa finitude; c'est parce
qu'il est fini pour lui-même qu'il peut affirmer la chose en soi. On
ne peut établir le sens de la doctrine kantienne sans partir de la fini-
tude comme principe, c'est-à-dire comme être pour soi de la conscience
de soi ou raison et c'est sur le fondement de 'Ja finitude qu'est possible et
A la fin de l'année 1889, Jean Jaurès, agrégé de philosophie de 1881 - classé troisième der-
nécessaire même la position de la chose en ,soi. En d'autres termes il
rière Bergson - se dirigeait vers l'Ecole normale supérieure en laquelle il avait été élève de
ne faut pas conclure de ]a po~ition de la chose en soi à ]a finitude. mais
la promotion de 1878. Il avait trente ans et déjà derrière lui une expérience de la vie réelle,
tOUt à l'inverse de la finitude à la chose en soi, la finitude se révélant
puisqu'élu député du Tarn, il avait été battu de justesse aux élections législatives de sep-
dans le besoin de la raison 16. Peut-être B. Rous~et ne refus~rait-Ùpa~
tembre 1889. Quelle amertume devait être la sienne! Il avait échoué dans sa campagne lé-
de souscrire à ces propositions, moins contraires à ses thèses qu'on ne
gislative l'année anniversaire de l'éclosion de la Révolution française, Mais la politique
pourrait le penser? Mais bien entendu cela supposerait des modifica-
méconnait trop souvent l'heure anniversaire des triomphes de la nation, Toutefois, rendu
tions sur certains points. Ainsi ]a doctrine de la chose en soi devrait être
à la vie universitaire, nommé à la Faculté des Lettres de Toulouse -- les choses sont ce
élaborée bien plus dans la perspective pratique que dans la perspective
qu'elles sont- un dessein occupait son esprit: il allait rédiger ses thèses, fortifier ses idées
théorique. De même il faudrait interpréter l'idéalisme de Fichte tout au-
en vue de nouvelles actions. N'est-ce point le propre des grands esprits que de conjurer
trement que ne le fait B. Rousset. On nous pardonnera de ne pas dé- une passagère défaite par une méditation propre à assurer un avenir fécond?
velopper 'longuement nos vues sur ]a pensée de Fichte. Mais il nou's Rue d'Ulm il entre et engage un dialogue avec Lucien Herr, qui va l'orienter et le guider.
faut signaler deux choses : d'une part, si l'on considère le premier C'est si simple: ils ont eu le même maitre: Emile Boutroux qui s'était spécialisé dans la phi-
Fichte. sa doctrine n'est nullement idéaliste et elle ne nie aucun;>ment la losophie allemande et qui, suivant sans doute l'exemple de Victor Cousin, avait oeuvré
chose en soi, comme semble le croire B. Rousset citant à· maintes re- pour que la bibliothèque de l'Ecole s'ouvrît davantage aux publications allemandes
prises la lettre de Kant à Tieftrunk au sujet de 'la Doctrine de la comme à la pensée d'Outre-Rhin. Tout naturellement Jaurès s'engage en cette voie et
Science que l'auteur de la Critique n'avait certainement pas lue, excep- déjà, ce faisant, il opère une catharsis. Nul n'ignore qu'il était republicain - il lui fallait
tion faite de la première page 17 - d'autre part « l'idéalisme de peut-être cette retraite pour se préparer à fonder le socialisme. L'engagement philosophi-
Fichte ~ consiste en ceci que la finitude (le besoin de la raison) se dit que qu'il effectue en cette anné demeure - si l'on y prête une attention suffisante - en son
comme BESOIN DE SOI, et non comme besoin de l'être. et c'est cela qui fond une prise de position politique. N'oublions pas qu'au début du XIXe siècle, la litté-
constitue le véritable idéalisme de Fichte. rature poétique et philosophique, sur laquelle on vivait encore, avait été à sa manière une
* théologie, et Lamartine, par exemple, avait oeuvré en ce sens pour le rétablissement d'un
Nous espérons avoir montré **l'intérêt de l'interprétation de B. pouvoir spirituel 1. Guidé ou conforté par Lucien Herr, Jaurès s'écarte sensiblement de
Rousset. Nous n'avons considéré que le fondement de celle-ci ; nous l'orientation d'un humanisme qui consciemment ou non voulait renouer les liens avec la
espérons que l'on sera curieux de connaître toutes les applications, touS pensée religieuse, et cet écart se traduit par une réflexion sur le socialisme allemand. On
les développements qui s'ensuivent. On ne pourra qu'en tirer profit. trouve ici une dialectique complexe où les arrière-pensées philosophiques et politiques se
L'ouvrage de B. Rousset est l'un des plus complets que nous possé- mêlent. Jaurès simplifie tout: dans sa thèse latine consacrée aux origines du socialisme al-
dions sur Kant et si '1'on peut penser qu'il n'a pas véritablement résolu lemand, il croit apercevoir un mouvement de pensée linéaire et unitaire: <de socialisme
le problème de la dialectique de la conscience de soi et de la conscience chrétien chez Luther, le socialisme moral chez Fichte, le socialisme dialectique chez He-
d'objet, on peut aussi croire que c'est moins sa faute que celle de gel et Marx» 2 Philosophie? Politique? Philosophie de la politique ou politique de la philo-
Kant, qu'aucun fichtéen ne se résoudra jamais à considérer comme sophie, tout semble se nouer. La plus haute note sera consacrée à la philosophie fichtéen-
infaillible. ne.
~:~

;:~ ;:-
16. E. KANT, Qu'es/-ce que que s'orienter dans la pensée (Paris, Vrin.
1959) p, 71 et B. ROUSSET, p. 546. note 51.
17. Fichte s'est bien douté que Kant ne l'avait point lu 1
§ 1. Ces vues, apparemment divergentes, se nouent dans une certaine vision de la Prusse, qui
à cet homme encore jeune, mais n'ignorant pas ce qu'est la responsabilité, semble avoir
- 178- - 179-

dépassé la Révolution française. De quoi s'agit-il? trouver le lieu en lequel surgit «le Qua- d'être ambigüe: Kant n'a pas caché le double sentiment que lui inspirait la Révolution
trième Etat qui n'a rien, ne possède rien» et dont la victoire ne «sera pas le triomphe d'une française - répugnance et sympathie. Jaurès ne se trompe pas sur cette ambigüité et bien
nouvelle forme propriétaire, mais la victoire de l'humanité elle-même» 3 Si la Prusse offre naturellement s'attache au §.46, point névralgique de la Rechtslehre, en lequel, sans rai-
sons bien assurées 6 , Kant distingue après Sieyès entre citoyens actifs et citoyens passifs,
des perspectives aussi séduisantes, pour un homme que l'esprit «revanchard» n'habite
ces derniers n'étant selon Sieyès que des «machines de travaih>, pudiquement définis par
point, c'est que son roi le plus illustre n'avait jamais prétendu être autre chose qu'un
Kant comme des parties (Teile) de l'Etat par opposition aux citoyens actifs reconnus
homme nouveau, renonçant à l'auréole religieuse et ancestrale qui en France consacrait le
comme membres (Glied). Or face à cette discrimination bourgeoise, Jaurès va faire
pouvoir royal et qui avait laissé assez de traces pour autoriser l'effort de reconstruction
preuve de sa redoutable aptitude dialectique qui lui permet de discerner un sens aux for-
d'un pouvoir spirituel. Le roide Prusse propose en Frédéric II (et l'on verra l'extrême im-
mules, sens qui les supprime à la lettre, tout en réussissant la prouesse de les éclairer sous
portance de ce point par la suite) «une esquisse de collectivisme agraire et industriel»4.
un jour nouveau et lumineux, entièrement impensé par les «inventeurs». Lisons! «Cette
C'est dans cette ouverture qu'en sa thèse latine Jaurès va rencontrer Kant et surtout Fich-
distinction entre citoyens actifs et passifs, bien qu'elle nous semble contraire à l'égalité, est
te, donnant presque à entendre que la Révolution française, si vigoureuse qu'elle eût été,
en quelque façon conforme au socialisme. Car celui-ci proclame le néant de l'égalité poli-
était demeurée néanmoins trop faible pour déposséder absolument l'Eglise de son pouvoir
tique et philosophique; celle-ci n'est qu'une dérision, à moins qu'une suffisante quantité
- mieux vaudrait-il dire de son influence, source inépuisable de manoeuvres obscures et
de biens ne soit à la disposition de tous les citoyens. De plus, les citoyens les plus pauvres,
dilatoires. Sans doute son opération n'avait pas été négligeable, mais elle ne parvint pas à
même en possession du droit de suffrage, sont passifs tant que leur existence est subor-
rompre les liens ancestraux, si bien que de manière indirecte, elle laissa planer un doute,
donnée à une volonté étrangère» 7. On voit bien comment la distinction kantienne est ré-
dont s'autorisèrent les Saint-Simon, les Auguste Comte, voire même les Leroux pour rê-
cupérée ironiquement et négativement. Kant a bien raison d'introduire cette distinction,
ver d'une reconstitution d'un pouvoir spirituel, pour entretenir la pensée désirée d'un
juridiquement absurde, car dans un univers capitaliste, où une immense barrière sépare
nouveau spiritualisme, mélodie sans cesse présente à l'arrière-fond de la scène du XIXe
ceux qui décident du développement économique et ceux qui mendient du travail, il est
siècle. On le voit: capital était l'enjeu. Qui triompherait le lendemain? Jaurès dans sa fer-
impossible de faire autre chose: on ne détruira pas avec des arguties juridiques semblable
veur philosophique pouvait bien se demander si l'on assisterait au triomphe de la mélopée
fossé. Le socialisme est sans doute un problème économique et c'est pourquoi il peut ré-
spiritualiste, sourde, insidieuse, instrument de violation des consciences comme des
voquer la dialectique purement juridique. Kant en ce §. 46 se trouve placé devant une anti-
esprits, ou à l'apothéose de la pensée révolutionnaire, revenue à sa pureté intime et seule
nomie réelle, c' es~ une contradiction; aussi au renversement ironique situant le problème
capable, en brisant les chaines de l'aliénation, d'intérioriser le soleil de la liberté et de pro-
dans l'économie, s'ajoute le mouvement de la pensée socialiste, dont la vocation est préci-
mouvoir, ce faisant, laSelbstgesetzgebung et l'épanouissement de la rationalité humaine
sément de découvrir, mieux, de dévoiler les contradictions dans la mouvance du capita-
enfin délivrée. Philosophique, l'engagement de Jaurès était sans médiation profondément
lisme, lors même que cette mise à jour devrait s'opérer jusque dans le sein d'une pensée
politique. Ici il nous parait déjà proche du premier Fichte associant de manière intime la
naïve en ce qui concerne le problème posé. Aussi lisant Kant dans une ironie négative ou,
lutte pour le combat historique et le combat philosophique de l'homme. Il retrouvait
si l'on préfère, dans le sillage d'une négativité ironique, Jaurès ne redoute pas d'écrire: «La
spontanément le thème directeur de la pensée de l'auteur de laDoctrine de la Science: l'op-
devise de l'Etat ne devrait pas être comme chez nous: «Liberté, Egalité, Fraternité», mais
position de la lumière et de l'obscurantisme. Bien plus, à lire Jaurès on ne peut qu'être im-
«Liberté, Egalité, Propriété». Bien plus! la vraie conclusion de la pensée kantienne, saisie
pressionné par son souci d'instaurer ce qu'il conviendrait d'appeler un spiritualisme à vi-
en ce moment profondément rétrograde, si on l'interprète correctement, est l'aboutisse-
sage humain, cho~e nouvelle, merveilleuse et dont nous n'avons pas même commençé à
ment de la pensée socialiste. «Ainsi, d'après Kant, le chef de l'Etat a la propriété souve-
esquisser les traits générateurs. Au spiritualisme traditionnel il faut opposer quelque
raine des fonds de terre; il est le maître du territoire, non pas pour s'en arroger la propriété
chose de fort, de puissant, d'énergique: non pas seulement le matérialisme, mais la pré-
privée, mais parce qu'il est lui-même la loi et qu'il représente le pacte d'après lequel sont
sence de l'homme àsoi-quandJaurès parle du «Quatrième Etat», c'est sans doute ce qu'il
réglées la division et la distribution de la terre. Cependant tous les hommes ont un droit
envisage et cette visée en un mot se résume: l'humanité.
égal de participation à la possession de la terre, c'est-à-dire de la source et de la cause de
§ 2. Il prend le problème à bras le corps. Il s'efforce d'être un savant sans peut-être parve-
toutes les richesses. Et comme ce droit n'est pas un droit prescriptible, mais rationnel,
nir à se persuader pleinement qu'il est un Wissenschaftslehrer. Il a lu Marx, Hegel, Feuer-
originel, et, pour ainsi dire éternel, est-ce que chacun ne s'efforcera pas de convertir ce
bach sans doute. Il a su en quelques phrases planter son décor et, comme Fichte, veut que
droit théorique et éventuel en une participation réelle et immédiate? Par conséquent,
l'homme soit homme, reprenant en une parfaite lucidité le combat héroique des Lumières
malgré ses répugnances politiques à l'égard du socialisme, Kant converge vers le socia-
contre l'Obscurité. Comme Fichte il veut abattre les injustiçes, parer aux tentatives d'une
lisme dans ses théories philosophiques sur l'Etat et la propriété» 8.
clarté douteuse. Habité par" son idée, une idée chaude comme de la lave, il part· avec l'ame
§ 3. Devant une telle rigueur, une si vigoureuse logique, qui n'hésite pas à voisiner avec les
d'un croisé. Quand il rédige sa thèse latine, il a l'âge du Fichte rédigeant les ContributÙ!ns.
sophismes - «si recte interpreteris ... » disait Leibniz - on se voit dans la nécessité de ré-
Et comme Fichte il débutera sagement par un examen très succint de la philosophie juridi-
viser les jugements portés sur la démarche intellectuelle de Jaurès. J. Lacouture a eu une
que de Kant. Sans doute il a cru devoir consacrér quelques pages à la généreuse pensée de
formule très trompeuse prise à la lettre: «Ni pour Jaurès, ni pour Blum le socialisme n'est
Luther. Mais le vrai débat commence avec Kant, contemporain de la Révolution françai-
une science. Ils diraient volonti~rs avec Durkheim que le socialisme est d'abord un «cri»,
se. Est-il utile de souligner encore une fois 5 que la Rechtslehre de Kant ne laisse point
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celui de la souffrance» 9 - voyant qu'il avait peut-être été trop loin, J. Lacouture corrigeait
sa phrase ainsi: «encore que l'un et l'autre y aient été rationnellement amenés - faudrait-il faits et aux choses et n'obéiraient plus à la raison» 18. Descartes, Bayle même, sont passés
dire «convertis» - par l'hégélien Lucien Herr.» Mais cette correction qui dans le fond n'en par là. Mais il y avait quelque chose- d'infiniment plus ample et de plus profond chez
n'est pas une puisque le mot convertis annulle une grande partie du rationnellement, Fichte que cette constatation sceptique: s'il a pu ainsi écarter l'histoire, c'est parce que, en
parfaite opposition avec Hegel, il a eu le sentiment, décisif et fondateur, que l'histoire,
n'empêche pas cet historien très remarquable du socialisme de revenir à son affirmation
initiale: «Ce qui, pour Marx, est une loi, pour Jaurès, est une soif.» Or tout autre nous loin d'être consistante, loin de s'acheminer vers sa conclusion, commençait seulement à
naître 19. On a certes voulu démontrer que Fichte en sa seconde philosophie accédait à
apparait Jaurès; sa vie passionnée qui pourrait soutenir cette image, à dire vrai un peu
usée, s'efface devant sa vigueur doctrinale. Il n'est peut-être pas un rationnaliste au sens de l'histoire 20 - mais si l'on y regarde de près on peut constater que les époques qu'il consent
à voir révolues ne sont que pré-histoire. C'est seulement avec la Révolution française,
l'Aufklarung, ce n'est pas non plus un inspiré: c'est un doctrinaire. Cette qualification
comme détermination infinie de l'AufkHirung que naît balbutiant un monde dont le sens
pourra surprendre et cependant pour découvrir grâce à une dialectique la conciliation
vertigineux s'éclairera dans les siècles. Rien jusque là n'a été correctement pensé, tout fut
dans le kantisme des thèmes apparemment opposés, d'une part l'individualisme fondé en
désordre, confusion, irrationnalité, tandis que maintenant une histoire rationnelle avec
la liberté de conscience et d'autre part le socialisme qui découle des thèses proposées dans
des faits rationnels est possible. Dans le monde mort qui précède la chute des tyrans, il
l'examen des notions de travail et de propriété, il faut précisément être un doctrinaire.
::. n'est d'autres leçons que ces peintures réelles ou légendaires qui nous représentent le haut
~:. ::. degré de vertu auquel l'homme plongé dans l'absurdité peut s'élever. En ce sens il y a une
«sagesse» historique - mais cette sagesse n'est pas science; elle est fiction et on peut la dé-
daigner comme on dédaigne l'histoire. Jaurès est fondé à dire que Fichte dédaigne l'his-
Dans l'esprit de Jaurès Fichte est non seulement le continuateur de Kant, mais son agran-
toire - mais il n'a pas bien perçu ce chatoiement, ce trouble évanescent, cette lumière
dissement: «Fichte m'apparaît comme l'image agrandie, amplifiée de Kant» 10. Cette af-
sourde dans la nuée qui indiquent l'heure de la création de l'homme par l'homme et l'avè-
firmation doit être entendue politiquement et ce n'est pas sans justesse qu'Edgar Quinet a
nementde l'histoire. En fait il sera donné à Jaurès d'éprouver la même émotion dans la ré-
comparé Kant à l'Assemblée nationale, Fichte à la Convention 11. Si Kant, en effet, a pré-
daction de son Histoire socialiste de la Révolution française et il trouvera le chemin de la
paré la synthèse de l'individualisme, «Fichte concilia l'anarchie et le socialisme» 12. Avant
vraie philosophie. Non pas la récupération d'un passé douteux par une histoire élevée à la
que d'étudier les thèses proposées dans l'Histoire socialiste de la Révolution française,
place du Logos par l'intermédiaire de la notion desens, de signification, la fermeture hégé-
nous en tiendrons à la thèse latine.
lienne dans toute sa rigidité, mais la pensée de la création, si chère à Fichte.
§ 4. A bien y regarder la toile de fond de tout le raisonnement et le fil conducteur de l'in-
terprétation est la reprise en préface de l'argument du Marquis de Beccaria; la thèse est la
§ 5. Si l'histoire n'est rien jusqu'à présent, idée essentielle, c'est la muraille des préjugés,
les forteresses des traditions, les citadelles des contrats anté-diluviens qui s'écroulent dans
suivante: «Aucun pouvoir n'est légitime en dehors du contrat originel» 13. Il s'ensuit, et
c'est ici que Beccaria 14 intervient, qu'il ne peut pas y avoir un contrat absolu livrant un le fleuve puissant de la liberté. Soyons concrets. L'anarchie signifie que l'homme n'est at-
homme à un autre: «un contrat ne peut livrer un homme à un autre homme» 15. Il est in- taché à rien: aussi peut-il, s'il le veut, fonder une nouvelle patrie «par un nouveau traité
compréhensible qu'un homme puisse rationnellement engager jusqu'à sa vie dans un con- avec des hommes nouveaux» 21. On pourrait penser qu'ici Jaurès et Fichte n'ont pas exac-
trat. De cette proposition que Kant a voulu éviter afin de défendre la peine de mort, ré- tement la même chose en vue. Pour Fichte, tandis qu'il montre l'indépendance totale de
sulte non seulement l'individualisme, mais encore l'anarchie. l'homme envers l'Etat, il faut rendre raison du choix de ceux qui nombreux, sous la Révo-
Mais l'anarchie n'a pas, chez le premier Fichte du moins, une dimension purement juridi- lution française, désertant les pays germaniques, vinrent en France épouser leur nouvelle
que; il possède une orientation vitale, énergique parce que Fichte contrairement à tous les patrie. Il ne s'agit ici en aucune manière d'une idée abstraite, mais bien d'une praxis dont la
penseurs allemands dans son premier écrit politique -les Contributions, ouvrage pour le- théorie est largement explicitée dans les Contributions destinées à rectifier le jugement du
quel Jaurès manifestera toujours une admiration très grande - rejette l'histoire. «Fichte, public sur la Révolution française. C'est en ce point que la visée de Jaurès semble mener
écrit Jaurès dans sa thèse latine, dédaigne presque l'histoire» 16. C'est trop peu dire: il la plus loin que celle de Fichte. Sans doute il a lui aussi le souvenir d'un Anacharsis Cloots,
méprise et ce point est si décisif que l'on doit s'y arrêter. Les raisons et les arguments allé- mais dans ce souvenir germe quelque chose de plus vaste qu'il ne pouvait pas énoncer avec
gués par Jaurès en 1892 sont certes corrects quant à la lettre de la doctrine fichtéenne; elles une parfaite clarté dans un écrit universitaire. Car enfin que dit Fichte: il est possible ra-
peuvent actuellement nous paraître insuffisantes et même superficielles 17; mais dans notre tionnellement de fonder des associations libres - à quoi donc pense Jaurès? - à l'interna-
perspective, qui est celle de Jaurès comme lecteur de Fichte, elles sont très décisives puis- tionale. Ainsi écrit-il: «De cette manière chaque citoyen choisira librement l'Etat qui lui
qu'elles permettent de comprendre comment sans rien retirer à sa profondeur Jaurès a conviendra ou en fondera un nouveau. Voilà l'anarchie absolue dans toute sa pureté» 22.
qualifié le socialisme fichtéen de moral. Ce n'est nullement l'effet d'une compréhension Et, comme précédemment avec le «socialisme de Kant», il applique une dialectique qui
hégélienne de la pensée de Fichte: si le socialisme est «mora},> c'est parce qu'appuyé sur pousse à l'extrême le raisonnement: «Fichte prétend que toutes ces diverses sociétés poli-
l'anarchie de principe il établit une disjonction entre fait et raison qui déboute l'histoire tiques pourront se juxtaposer sur le même territoire sans aucun trouble» 23. L'internatio-
chez Fichte selon Jaurès de toute prétention: les faits ne peuvent être les raisons de la rai- nale est juxtaposition: réunir, c'est brasser et un thème apparait dans toute sa rigueur: l'in-
son. «Si les peuples consultaient et suivaient les leçons de l'histoire, ils s'asserviraient aux ternationale évoque aussi bien la supranationalité que l'intr4-nationalité.
Seulement il faut que tout soit fait par raison. Détestables sont les ligues des nobles, les
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seul le droit public fonde le droit naturel: de là le socialisme de Kant. De là aussi une diffi-
cartels des militaires - Etats dans l'Etat pour le malheur de l'Etat. Jaurès fait, comme Fich-
culté qui apparaît assez bien dans la traduction du texte de Jaurès par Weber. C'est que la
te, confiance au temps qui substituera à ces fortins des sociétés libres. Il en donne un ex-
garantie de l'Etat peut changer avec l'Etat. La phrase ainsi exprimée parait inconsistante
emple, surprenant sous sa plume: «Qu'est-ce encore que ces Juifs étroitement alliés entre
du point de vue logique; replacée dans son contexte historique elle s'éclaire. Elle est for-
eux, qui sont séparés des autres hommes comme d'ennemis et qui s'en écartent effective-
mulée en 1892, année célébrant la fondation de la République française. Celle-ci ne fut pas
ment par le sang, la religion, la profession lucrative et par une haine commune du res.te de
seulement la source d'une épopée militaire, mais une grande réalisation: les biens du clergé
l'humanité, qui accaparent toutes les affaires, toutes les richesses, qui courbent tous les
furent vendus et les nouveaux propriétaires reçurent une garantie jusque là inédite. Mais
hommes libres sous le joug de l'argent? Qu'est-ce donc la juiverie si ce n'est un dangereux
cela avait des limites. Tout ce que Kant avait pu écrire - avec des milliers d'autres - sur les
Etat dans l'Etat» 24. Jaurès écrire cela? Mais oui! - c'est sa page antisémite qui semble cor-
garanties de l'Etat, n'allait pas plus loin que l'assurance des choses. C'était insuffisant,
respondre à la fameuse note des Contribùtwns: «Aber ihnen Bürgerrechte zu geben, dazu
même si l'on croyait, ce faisant, avoir accompli un progrès définitif.
sehe ich wenigstens kein Mittel, aIs das, in einer Nacht ihnen allen die Kopfe abzuschnei-
C'est donc vers Fichte que Jaurès se retourne et plus précisément vers L'Etat commercial
den, und andere aufzusetzen» 25. Rien ne permet d'assurer que Jaurès a été entraîné par
Fichte; il y a seulement une coïncidence trop nette pour ne pas être soulignée. Et sans fermé, le De civitate negotiante clausa comme il croît pouvoir traduire. Son analyse sera
doute Jaurès se débarrassera-t-il de cette opinion lors du procès de Dreyfus dont la con- d'autant plus intéressante qu'il ignore la correspondance du grand philosophe révolu-
damnation aura lieu seulement deux années plus tard que la rédaction de cette page (1894). tionnaire, qui non sans naïveté, déclare que cet ouvrage est le plus réussi de tous ceux qu'il
Par delà l'interminable question de savoir si ces textes sont vraiment antisémites 26, il est a composés. Jaurès sera-t-il du même avis? On observera pour commencer que lorsque la
traduction de la thèse de Jaurès fut publiée dans La Revue socialiste les considérations re-
clair qu'on découvre à la faveur de cet exemple tristement devenu privilégié, le manque de
latives à ce sujet firent l'Qbjet d'un chapitre significativement intitulé leCol/ectivisme chez
confiance et de Fichte et de Jaurès devant les sociétés fermées. Au fond l'anarchisme pur
exposé par Jaurès lecteur de Fichte paraît bien emprisonné dans les règles d'une morale Fichte. On observera ensuite que les réflexions de Jaurès ne font appel à aucune traduction
en langue française; c'est avec le texte allemand qu'il a voulu méditer et, on ne ledit pas as-
qu'on n'hésitera pas à qualifier d'étroitement universaliste. La thèse pèche ici par excès et
Jaurès découvre sans le vouloir ce qu'il serait convenable de nommer une faiblesse de la sez, Jaurès est un germaniste, qui se refuse à se commettre avec cette classe de la fin du
pensée sociale de Fichte. XIXe siècle, classe sottement revancharde, qui ressent comme une flétrissure la connais-
sance solide de la langue de l'ennemi héréditaire. Enfin, mais ici le tableau est plus sombre,
Plutôt que de s'arrêter tout à fait à cette page «monstrueuse» (au sens où Eric Weil dans
la lecture attentive du texte de Jaurès montre qu'il n'a pas pris assez de soin pour méditer
son livre remarquable sur Hegel et l'Etat parle des «horreurs hégéliennes») si dure soit-elle
l'avertissement qui justifie la recherche fichtéenne. Fichte y déclare que la notion d'un
elle annonce un des traits qui rapprochent le plus Jaurès et Fichte- il faut penser que leurs
Etat commercial fermé ne rejoint pas l'idée d'un Etat juridiquement fermé, tant il est vrai
propos «antisémites» sont fonction de l'ouverture politique qu'ils souhaitent. Quand
qu'on ne saurait sérieusement produire la liste de tous les ouvrages inspirés - dans le pro-
Jaurès prendra la défense du capitaine Dreyfus, ce n'est pas tant contre l'antisémitisme
longement de la dialectique platonicienne - qui ont proposé l'idéal d'un Etat où chacun
qu'il s'élèvera; c'est plutôt contre ce que montre le courant antisémite d'alors: la main-
obéirait aux mêmes lois et à la même puissance souveraine. C'est là une tradition, un rêve
mise d'un Etat secret, l'armée en l'occurence, sur l'Etat. Qu'elle vienne des Juifs ou des
simpliste qui touche parfois au cauchemar et qui relève d'une illusion fondamentale: pen-
militaires l'injustice n'est pas moins répugnante. L'idéal de Jaurès se dessine alors: comme
ser que le droit n'est pas seulement un élément catégoriel de la société, mais son unique
Rousseau, comme Fichte il souhaite la communion et la transparence, et la fondation du
principe. Or où se trouve le vrai problème, selon Fichte et selon Jaurès? On le discernera
journal l'Humanité a été effectuée dans un esprit d'ouverture par opposition au clos pour
dans les thèmes de la régulation des biens, et des échanges réglés de la production et de la
reprendre l'ingénieuse métaphore de Bergson. Il n'est pas ici nécessaire de retracer l'his-
consommation. Voilà pourquoi Fichte, par delà la Grundlage des Naturrechts, rédige un
toire de ce quotidien; mais l'esprit, sans doute utopique, mais vrai, d'universalisme le des-
traité économique etpolitique. Encore une fois Fichte veut être concret. Ce souci, Jaurès,
tinait à repousser tous lès sectaires et parmi eux les Juifs sans aucun doute, pour ne laisser
qui semble le manquer ab initw, va le retrouver au fil de son interprétation et il est particu-
de place qu'à l'homme. Fichte aurait pu écrire et aimé écrire dans l'Humanité dirigée par
Jaurès. Après ... lièrement intéressant d'observer ce mouvement chez un homme qui ne va pas tarder à être
~:. réélu au parlement et qui se rangera dans les rangs de la gauche.
;~ ;t- § 8. Fichte socialiste? Comment? On le sait, il avait affirmé depuis longtemps qu'il existe
des choses communes: l'air que nous respirons, l'eau que nous buvons et même le som-
meil. Mais la terre, celle qui produit les pauvres richesses dont l'homme fait son pain? Jau-
§ 7. Pour parvenir au socialisme moral de Fichte Jaurès avait effectué une brève analyse de
rès est ici d'une parfaite lucidité: la terre n'appartient à personne d'abord parce que la
la notion de propriété chez Kant; il avait résumé l'essentiel de la Doctrine du droit. Le
«propriété des choses est inexistante», ensuite parce que lorsqu'on déclare d'un homme
progrès réalisé par l'auteur de la Critique de la Raison pure avait été d'établir qu'il n'exi-
qu'il est àmême «de cueillir les fruits d'un arbre, qu'il possède l'arbre, cela signifie qu'il en
stait aucun lien juridique direct entre l'homme et la chose 27 • Allant plus loin Jaurès esti-
peut cueillir les fruits» 29. Que l'on ne s'imagine surtout pas qu'il s'agit ici d'une naïveté.
mait que selon Kant même «l'objet que l'homme a façonné par son travail, il ne le possède
Même si Jaurès, écrivant ces lignes n'aperçoit pas toutes les implications de la philosophie
pas légitimement» 28. Seul le contrat - avec ses limites reconnues par Fichte et Beccaria-
fichtéenne, il va à l'essentiel. Il comprend avec une profondeur qui ne laisse rien à désirer
garantit lapossesswn en la transformant enpropriété, ou, comme nous l'avons dit ailleurs,
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que la pensée de Fichte est lepassage - non pas Aufhebung, mais Uebergang - d'une philo- spirituelle. Cette ouverture est chez Fichte le règne de la liberté dans l'auto-suffisance-
sophie de la chose à une philosophie de l'activité et par là même il ouvre les portes que la c'est en ce sens que Fichte s'oppose avec force au mercantilisme, qui précisément fonde
théorie kantienne trop attachée à la propriété chosiste, n'avait pu forcer. Que ce passage ait tous les abandons et toutes les servitudes. Jaurès ira plus loin: si le raisonnement de Fichte
été médiatisé par Kant, dans ses embarras même, nul n'en doutera. Il reste que la pensée de est aussi limpide que bref, il reste néanmoins timoré: hanté par l'idée d'une société qui se-
Kant, et ici nous touchons à la spéculation pure, était considérée en France à l'époque, rait l'internationale, Jaurès transforme l'espérance fichtéenne en imaginant un Etat socia-
principalement sous l'influence de Boutrou.x, voire même de Renouvier, comme chargée liste fermé, parce qu'il se serait ouvert à tous et constituerait l'unique Etat: «Le socialisme
d'un substantialisme profond, rémanence de l'ontologie au sein de la réflexion transcen- veut réunir tous les Etats de l'Europe ou plutôt de l'Univers en une seule société économi-
dantale. L'affinpation de la chose en soi était appuyée par la lecture si vivace de Schopen- que qui imposerait à tous la même réglementation des prix et du travail. Et il adviendrait ce
hauer, qui voulait y voir l'opposé du sujet conscient. Or, même si cela avait été indiqué de qu'a précisément proposé Fichte: l'Etat serait comme fermé.» 35
manière trop peu detaillée, la chose en soi n'était pas croiment le bloc de matière indicille § 9. Mais parler de règle des prix, des salaires, du travail, montre qu'international ou non
opposé à une conscience perdue dans l'abstraction. Comme l'atteste sans nul doute possi- l'Etat commercial fermé suppose la résolution cohérente du problème de la valeur. Jaurès
ble la conclusion de la Doctrine du droit, la chose en soi était l'idéalité de la subjectivité interroge Fichte sur cette question dans l'horizon délimité par un réalisme socialiste, qui
trmscendantale 30. A travers les couches épaisses de la philosophie de la substance émer- peut-être n'a pas encore vraiment dépassé le niveau sentimental. D'après Jaurès, et son in-
geait une doctrine de l'action. C'est un grand mérite de Jaurès que d'avoir perçu cette doc- terprétation semble ici recevable, Fichte n'a pas clairement résolu le problème puisqu'il a
trine de l'action, qui s'épanouit chez le premier Fichte. Qu'est donc ma propriété? ceci, donné deux formules de la valeur, l'une la valeur d'utilité, l'autre la valeur de travail,
cela? Ni un ceci, ni un cela, mais la liberté d'agir. Il écrit: «A la vérité nous possédons une cherchant à ét ..blir tantôt sur l'une, tantôt sur l'autre le premier droit de l'homme qui est
activité libre qui peut s'appliquer à un objet quelconque» 31. Et par là il va réussir à déblo- son droit à la vie. Une dialectique entre les deux définitions de la valeur se développe fata-
quer la pensée de Kant, trop attachée à certains préjugés substantialistes. Ce n'est pas mon lement. Dans un premier temps c'est la première définition de la valeur, par l'utilité, qui
être qui est le principe de mon acte, mais tout au contraire mon acte qui est la ratio essendi semble l'emporter: elle a un symbole puissant: le blé, le pain et s'il est vrai que l'homme ne
de mon être. Aussi bien dégage-t-illa grande découverte de Fichte - révolution coperni- vit pas que de pain, sans pain il ne vit pas du tout. Mais cette évidence perd bien vite sa
cienne qui substitue à l'être l'opération - ma seule, mon unique, ma vraie propriété c'est force-les choses utiles supposent du travail et souvent bien plus qu'on ne l'imagine. Se-
moi-même qui se manifeste dans ma libre activité et dans mon travail. Aussi le contrat so- mer, moissonner sont les actes élémentaires d'une longue chaine de travaux, apparem-
cial- timidement entrevu chez les juristes allemands depuis Pufendorf, mais toujours ment indirectement utiles, mais nécessaires: il faut le fer qui rend possible la faux, et ce fer
grevé par l'ombre de la chose possédée - c'est bien moins une mise en commun des res- suppose des connaissances et des travaux, si bien qu'on en vient à inclure dans la Cité jus-
sources matérielles qu'une libre association dans la répartition mutùellement consentie des qu'aux philosophes et aux artistes. Il va de soi qu'ici nous faisons subir une effroyable ré-
sphères d'activité. Fichte avait résumé en une courte phrase, d'une netteteté incompara- duction à la chaîne des métiers humains, mais l'idée suffit pour comprendre que l'on passe
ble, le progrès immense qu'il était conscient d'opérer: «J'ai défini le droit de propriété, ce faisant de la premiére formule de la valeur, l'utilité, à la seconde, le travail. Immédiate-
comme droit radical à des actions, nullement comme droit sur des choses» 32. Il considé- ment on se trouve confronté à une difficulté presque sans solution: comment mesurer,
rait, ce faisant, le droit de propriété non plus, comme on l'avait toujours fait, comme un non le travail, mais lavaleur du travail? Avant Marx, Fichte répond: parle temps (les mar-
droit substantiel, mais comme un droit fonctionnel. C'était la Révolution copernicienne xistes ajouteront «par le temps de travail socialement nécessaire»). Mais est-il chose plus
dans le monde humain et Jaurès ne s'y est pas trompé- il sera aussi bref, aussi incisif que incertaine et plus subjective? Dans le temps du travail requis pour exécuter un produit, il
Fichte. En une phrase il établitl'idéalfichtéen: «Le droi tau tra vail, voilà 1a vraie pro- faut faire entrer en compte toute l'éducation. Et ce seul facteur bouleverse tout le calcul.
priété» 33. Ainsi, et nous y reviendrons, la finalité de l'Etat est entièrement différente de Dira-t-on que le travail facile est celui auquel on est apte en peu de temps? Sans doute!
celle que Kant, non moins que Hegel, lui assigne voulant que l'Etat soit fin en soi. Mais il est des travaux faciles que beaucoup ne sauront pas exécuter, tout en étant «dans
Qu'est-ce que l'Etat? Un moyen 34, moyen de promouvoir le droit sacré de la personne leur partie» des maîtres. En poussant jusqu'au bout le raisonnement on demandera com-
dont l'operation, réalisation de l'homme par lui-même, dessine la concorde dans le bien- bien d'années il est nécessaire pour avoir du génie - question absurde, mais qui montre
être, et même appelé, en tant que moyen, à disparaître. Jaurès, quoique certains arrière- l'immense difficulté du dosage de la valeur de travail.
plans lui aient échappé, n'a pas manqué le nerf de la pensée fichtéenne: les hommes ne Jaurès a cru qu'il existait une réponse à cette dialectique et qu'elle se trouvait dans l'oeuvre
sont pas, comme l'ont voulu Kant et Hegel (chacun à leur manière), pour l'Etat, de Marx. Cette réponse tient en quelques mots: «La quantité de travail, c'est-à-dire le
c'est l'Etat qui est pour l'homme. Aussi bien comprend-on que lecollectivismefich- temps, est la commune mesure des valeurs» 36. Pour la première fois nous sommes décon-
téen n'est en aucune manière opposé à l'anarchie, ou si l'on préfère à l'individualisme. Au certés par la superficialité de Jaurès: le passage de la valeur de travail à la quantité de tra-
demeurant en 1800 Fichte se garde de prétendre que l'homme n'a pas le droit et même le vaillaisse tomber dans le vide un paramètre essentiel: la qualité de travail. On peut être en-
droit unilatéral de rompre à sa guise le contrat de travail: parce qu'il est collectif, core plus étonné en constatant qu'il affirme: «Au reste, aucune mesure de l'infinie diver-
l'Etat commercial fermé reste ouvert. sité des choses ne peut exister si ce n'est dans une quantité de travail, ramenée à une quan-
Si l'Etat commercial fermé mérite ce qualificatif c'est pour une toute autre raison: L'Etat tité de temps continu, éternellement semblable à lui-même.» 37 Qui, en effet, prétendra
esquissé par Fichte doit se suffire à lui-même. Dans sa fermeture il retrouve une ouverture donner la mesure de cette homogénéité et comment ne serait-il pas nécessaire d'admettre
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qu'en présence de telles formules, la pensée capitaliste, les prenant au pied de la lettre, se-
les traitres, mais aussi les indifférents, quiconque est passif et n'est point pour la Révolu-
rait sinon incapable de se les approprier, à tout le moins d'en représenter l'inapplicabilité?
tion». Par la disposition de son énorme ouvrage Jaurès est parvenu à écarter (non pas à dis-
Sans doute peut-on souscrire à cette conclusion de Jaurès: «Fichte ouvrit la voie en dé-
siper) ce malaise: Dans l'Histoire socialiste de la Révolution française, il fait précéder
montrant que la quantité de travail renfermée en chaque ouvrage est la mesure de la valeur
l'étude légaliste de la mort du Roi par l'analyse des ferments de la pensée révolutionnaire
et que les travaux très divers des diverses conditions se ramènent à l'unité de valeur par les
en Europe et dans cette démarche il lui est facile d'éliminer le problème capital du procès et
dépenses nécessaires à chaque travail,. 38. On peut encore admettre qu'il ne se trompe pas
de l'exécution de Louis XVI, - faute capitale aux yeux de Kant comme chacun sait 43 • En
en ajoutant de Fichte «qu'il a brouillé et obscurci toute son argumentation en adoptant la un mot comme en mille il va étudier Fichte en dehors de toute considération relative à la
valeur d'utilité, puis de travaih> 39, mais il est plus difficile de le croire lorsqu'il déclare avec mort du Roi. Les Contributions et les seules Contributions vont retenir son attention et il
candeur: «Ces obscurités, à moins que je ne m'abuse, Marx les a complètement dissi-
les étudie comme aurait pu le faire un lecteur en 1J92 et non un lecteur de 1793.
pées»40. Marx était plus au fait de la réalité économique et sociale que Fichte, mais ses Le grand mérite de Jaurès aura été d'avoir su restituer à travers de très longues citations
théorèmes sont loin d'être reçus unanimement.
des Contributions (citations dont l'agacement subtil et adroit prouve une sûreté de juge-
Enfi....'1 ... Jaurès était un militant; à sa manière, comme Fichte, il avait son Credo: d'au- ment extraordinaire) l'authentique valeur, le vrai sens de la pensée de Fichte. Cet homme
tant plus noble et rare se montre son intelligence ouvrant la voie à une étude de Fichte, le si apte à la spéculation la plus éthérée- Jaurès n'ignorait pas le degré presqu'affolant d'ab-
grand précurseur à ses yeux des temps modernes. D'aucuns regretteront que Jaurès n'ait straction de la Wissenschaftslehre - possède la qualité qu'on ne saurait attendre d'un vir-
point suffisamment perçu les implications platoniciennes de l'entreprise de Fichte; mais ce tuose de l'algèbre métaphysique: il sait penser concrètement. Et Jaurès repousse le juge-
serait aller contre le style, l'étendue des thèses latines de l'époque, contre la volonté de ment de Marx en cette affaire: il ne s'agit pas là, «comme Marx l'a dit, avec un dédain un
Jaurès qui ne se dirigeait vers l'histoire de la pensée que pour y trouver l'aliment le plus ri- peu sommaire de l'ensemble de la littérature révolutionnaire de cette époque, d'une tra-
che pour son combat politique. En fait cette thèse latine comparée à celle de Bergson, ou duction pédantesque de l'effort de révolution de la France en >,exigences de la raison prati-
dans une autre catégorie, à celle de Michelet offre une considérable variété dans la recher- que>, et en «formules kantiennes,>. Que la pensée de Fichte présente des insuffisances, Jau-
che et marque l'engagement dans le développement de la philosophie sociale et de la vie rès n'en disconvient pas; mais il sait parler des choses tangibles, des choses aussi nécessai-
politique d'une grande profondeur. res qu'humbles, de celles qui pour tout le monde sont vraies et ne peuvent à jamais se ré-
:~

duire à un pauvre système de métaphores 44. Aussi pour mieux camper le personnage de
::. *
Fichte Jaurès n'hésite pas à parler de lui comme d'un «pauvre homme,>, qui va à pied à tra-
vers l'Allemagne «pour chercher les leçons qui le faisaient vivre. Il y avait une sorte de
§ 10. C'est vers les années 1900-1904, lors de la rédaction de sa monumentale et encore fierté plébéienne à la J ean-Jacques, mais avec plus de tenue morale, de constance et de me-
admirable Histoire socialiste de la Révolution française, que Jaurès va rencontrer Fichte à
sure» 45. C'était aussi l'ami de Pestalozzi qui l'avait guidé vers le réel, sans se laisser entraî-
nouveau. Un incontestable malaise règne, pour le lecteur réfléchi, dans ce nouvel examen
ner dans le problème, alors à la vérité symbolique, de la mort des rois. Pestalozzi n'y avait
de la pensée fichtéenne, limité - mais avec quel tact! quelle inspiration! - aux Contribu-
pas été de main morte: «Tombe la tête des rois, si le sang royal ainsi versé appelle sur les
tions destinées à rectifier le j!tgement du public sur la Révolution française. Comme on a
droits de l'homme l'attention des peuples» 46. Dans le fond la question de l'exécution du
tenté de le montrer assez souvent 41 , si le livre de Fichte - en fait deux cahiers anonymes,
monarque était secondaire: qu'est-ce qu'une tête, même et surtout une tête royale, au re-
mais dont personne n'ignora l'auteur et qui de ce fait fournirent un aliment sérieux pour
gard d'un système irrationnel d'injustices et avec lequel elle doit tomber comme la graine
les adversaires du philosophe d'Iéna dans la machiavélique Querelle de l'atheisme - avait
la plus insignifiante et la plus pourrie d'un fruit déjà décomposé? Par là on entreverrait
pour première fin de ruiner les critiques de Rehberg 42 et partant de dégager la Révolution
comment le malaise que nous inspire le régicide est d'une importance bien minime et
française des accusations sophistiques, il visait une fin non moins importante: amortir la
comment Jaurès a pu sans peine ne pas y prèter attention.
vague d'horreur que les massacres de Septembre 1792 avaient soulevée. Mais voici où
::-
vient se nicher le malaise: en supposant que le livre de Fichte avait rempli l'un et l'autre
::- ;:-
but, lorsqu'il paraît, ou plus justement lorsqu'il est lu -l'année 1793 est déjà avancée-
l'ombre des massacres de Septembre 1792 est devenue une véritable nuÏt: Louis XVI a été
§ Il. Mais quand on est pauvre et révolté on ne sait jamais par où commencer. Fichte
exécuté en janvier 1793, exécuté dans les formes (formale Hinrichtung). Or les Contribu-
semble avoir suivi la voie tracée par ses prédécesseurs: le levier du monde révolutionnaire,
tions avec toute leur violence n'allaient pas jusqu'à ce degré extrême; elles sont révolution- sans lequel rien ne serait possible, c'est la liberté de penser comme de s'exprimer. Kant
naires, elles n'excitent pas au régicide. Alors se pose la question de savoir jusqu'à quel
s'était engagé en cette voie et la digne protestation élevée à la fin de son article Qu'est-ce
point les Contributions étaient révolutionnaires. S'interroger sur ce point capital serait
que s'orienter dans la pensée? était présente aux esprits allemands 47. Tellement présente,
nécessaire. Mais Jaurès ne possède pas la correspondance de Fichte - tout ce qu'il sait c'est
tellement classique qu'elle conservait une dimension métaphysique ou même philosophi-
le sens profond de l'acte révolutionnaire pous5é à son paroxysme. Il ne peut pas ne pas
que qui la ramenait, peut-être bien contre le gré de l'auteur, aux sentimentales complain-
s'être souvenu comment Saint-Just dans un discours du 10 octobre 1793 avait défini la li-
tes sur la liberté de penser et de disserter. Fichte suit Kant, mais il use d'un autre instru-
mite de la pensée revolutionnaire: «On ne doit point, affirme Saint-Just, punir seulement
ment qui transforme radicalement l'exigence de la revendication. Il ne s'agit plus de rai-
.~

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nous fait?». L'auteur de l'Histoire socialiste de la Révolution française insiste et à ce pro-
sonnementou de complainte. Le ton est celui de la menace et même de la menace direc-
blème consacre des pages importantes qu'un raisonnement brutal clôt. C'est qu'il veut
te. On ne supplie plus, on ne se perd pas en raisonnements subtils et académiques: on in-
montrer la hauteur des vues fichtéennes. Il ne manque pas d'analyser la pensée de Justus
dique l'explosion. Car, enfin, la Révolution française a enseigné aux peuples une vérité
Moser qui à la servitude voulait substituer le métayage personnel et s'imaginait ainsi ac-
irréfutable: «Vous avez appris, écrit Fichte, que c'est vous qui êtes les plus forts et eux les
complirun grand progrès social 51. Ce faisant, Jaurès ne se lasse pas de dire qu'en dépit des
plus faibles.» A bon entendeur, salut! Désormais violer la liberté de penser, celle de penser
fautes commises lors du 4 Août, la Révolution française, abolissant nommément le ser-
en commun - Jaurès souligne le mot: commun - c'est allumer la mêche à un baril de
vage (c'est ce qu'elle disait, même si en fait elle ne le faisait point aussi résolument), intro-
poudre et comme, en saine logique, pour maintenir le système des injustices, on ne peut
duisait au scandale. Elle disait que l'homme pouvait disposer de soi, sans obstacles mo-
que brimer la liberté de penser, il en résulte, comme par l'effet d'un syllogisme parfait, que
raux ou rationnels, qu'il était libre et en 1793 c'était une idée parfaitement aberrante,
tout sombrera dans l'orage révolutionnaire 4s •
choq uan te et pourtant cette idée renfermait la religion de l'avenir. Fichte en une lettre où
Cette revendication, la première, nous semble d'un autre âge. Et il en ira de même des
il déclare que son système était né sous l'impulsion de cette affirmation avait bien mieux
autres revendications dont Fichte se fait le héros, mais aux yeux de Jaurès elles constituent
compris que beaucoup de philosophes où soufflait le vent qui doit un jour ou l'autre finir
les conditions préliminaires dans l'édification d'un monde nouveau et il est regrettable de
par emporter toute l'humanité. Le bonheur, disait Saint-Just, est une idée neuve en Euro-
constater que certaines d'entre elles demandent encore à voir le jour. Libre de penser,
pe; la liberté devait devenir l'idée d'un monde nouveau.
l'homme doit être libre de travailler. La célèbre nuit du 4 Août, abolissant la noblesse,
Que l'homme ait le droit de vivre, d'être libre, de n'être point l'esclave des jouissances
n'avait pas été aussi décisive qu'on le pensait, car elle avait admis la nécessité d'un rachat.
d'un autre homme, partant des fruits de la propriété possédée, voilà qui forme une déduc-
Certes on avait supprimé la pérennité des droits, mais ceux-ci devaient être rachetés. Ici
tion logique qui doit à présent s'appliquer à la propriété. On citera un assez long passage
Jaurès parle de rançon 49. C'était en somme du gangstérisme à la mode du XVIIIe siècle.
de Jaurès, qui nous permettra de mieux concevoir comment, avec Fichte, pose le problè-
Selon Jaurès, Fichte a p:u-faitement saisi l'iniquité du procédé et comme le démontrent
me: «Fichte dira-t-il que la propriété non plus n'a aucun droit sur la force de travail des
maints textes s'est élevé contre cette pratique odieuse. Il a été prudent et incisif: il fallait
hommes? Il semble que la logique le conduisait à cette conclusion extrême: car toute pro-
décomposer le problème du rachat en deux questions et les traiter sous la direction de la
priété se résout en un système de jouissance, elle procure finalement au propriétaire la sa-
notion de contrat. Supposé qu'il y ait contrat entre deux hommes libres, uniquement
tisfaction de besoins variés, besoins élémentaires de la vie, besoin de luxe, besoin de li-
fondé sur les échanges de la force de travail, il est légitime de parler de servitude réelle sans
berté ou de domination. Si donc les jouissances d'un homme ne peuvent prétendre à aucun
qu'il y ait aucun motif de protester. En revanche toute servitudepersonnelle, instituée par
droit sur les forces de travail des autres hommes, la propriété qui est comme une somme de
force et non par contrat, est aussi insupportable qu'incompréhensible. Dans la nuit du 4
possibilités de jouissance ne peut non plus prétendre à aucun droit sur ces forces de travail.
Août on a opéré, sans s'en rendre compte peut-être, une acrobatie immorale: au lieu de
Oui, mais ceci est la négation absolue de la propriété. Car si elle n'absorbe pas, pour se re-
considérer la servitude personnelle comme abolie totalement, on l'a transférée dans la ru-
nouveler et se continuer, pour assurer au possédant la reproduction indéfinie sur la perpé-
brique de la servitude réelle par la médiation du principe du rachat: d'une servitude qui
tuité du fond, une partie de la force de travail qui y est appliquée, si toute cette force de
n'avait aucun sens philosophique, qui était zéro plus zéro, on a tiré une servitude réelle,
travail retourne par une rémunération adéquate à celui qui la dépense sur le domaine, la
comme s'il avait fallu ràcheter dans une perspective définie par un contrat entre hommes
propriété n'existe plus. Elle passe rapidement aux mains de ceux qui en la travaillant la
libres, des forces de travail qui n'avaient jamais été l'objet d'un contrat. Plus simplement
créent. Et il n'y a plus enfin d'autre propriété que celle du travai},> 52. On a vu comment
on a converti en servitude réelle -laquelle est conforme au droit de l'homme - une servi-
dans L'Etat commercial fermé travail et propriété se confondent dans le passage d'une
tude personnelle totalement opposée à ce même droit. Au total le peuple restait encore
théorie substantialiste de la richesse à une théorie fonctionnaliste. Mais tandis qu'il rédige
débiteur de son être à la ci-devant noblesse. L'abolition des privilèges fut en fait la trans-
les Contribution, Fichte, selon Jaurès, n'a pas encore réussi a conquérir ce point de vue
formation des intérêts.
supérieur-le fondateur le l'Humanité pense que Fichte en 1793 n'aperçoit pas encore les
§ 12. On n'insistera pas sur le fait que l'aliénation qui aurait pu servir de fondement à la
implications de la doctrine révolutionnaire.
servitude personnelle soit chose peu claire tant aux yeux de Jaurès qu'aux yeux de Fichte.
§ 13. C'est, à la vérité, qu'insuffisamment armé, il se voit aux prises avec le problème fon-
Toujours hanté par le souvenir de Beccaria, Jaurès pose une très simple question: quel
damental du socialisme qu'un seul mot peut désigner: l'exploitation. En effet suppo-
serviteur accepterait d'être esclave au sens rigoureux du terme: perdre son droit à la vie 50?
sons que le propriétaire paye intégralement le produit de son domaine en établissant
Jaurès a envisagé la dialectique du maître et du serviteur dans une visée bien plus fich-
comme règle l'équivalence strictement financière et économique entre d'une part la force
téenne qu'hégélienne. La romance du serviteur triomphant à la fin de l'histoire, si chère
de travail dépensée et d'autre part les biens de consommation obtenus (l'argent servant de
aux tendres coeurs hégéliens, ne l'a pas retenu: il s'en est tenu aux propos concrets de
médiation à l'opération d'équivalence) la propriété sera égale à zéro plus zéro. Jaurès se
Fichte: si dialectique il y a, elle n'est point dialectique des contradictoires, mais des con-
veut ici solennel: «... A mesure que Fichte développe ces fortei déductions, nous som-
traires, tant il est vrai que le maître ne possédera jamais un empire assez grand pour se re-
mes obsédés, nous socialistes modernes, par la question décisive. Oui, mais si la force de
fuser à nourrir ses serviteurs. Et puis! à quoi bon la dialectique; il y a des choses encore
travail élève à ce point ses exigences de salaire que les revenus de la propriété soient non
plus simples. On pleure sur le grand propriétaire incapable à lui seul de cultiver toutes ses
seulement diminués, mais réduits à rien, n'est-ce pas la suppression même de la proprié-
terres. Jaurès se contente de citer Fichte: «Cela peut bien arriver; mais qu'est-ce que cela

j
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té?,,53 «Nous sommes obsédés, nous socialistes ... ». Jaurès n'hésite pas à user d'un
ose s'exprimer ainsi: durcir la thèse, lui donner une extension telle qu'il fût impossible de
langage dramatique. C'est qu'il est parfaitement conscient d'aborder la thèse fondamen-
la rejeter dans les poubelles des idées mortes. Or la pensée du jeune Fichte lui offrait cette
tale du socialisme marxiste, telle du moins qu'on la formulait en son temps. Très schéma-
possibilité, car d'une manière beaucoup plus tranchante et plus décisive que nombre
tiquement lu le marxisme se concentrait dans la dialectique de la plus-value, elle-même ré-
d'analyses de la période révolutionnaire, elle opérait la réduction de toutes les activités, de
duite à son expression la plus simple: ce n'est pas son travail, ni même le produit de son
toutes les notions de possession ou de propriété, à l'idée de force de travail. Qu'est-ce que
travail qu'on paye à l'ouvrier, mais la somme d'argent nécessaire pour que physiologi-
la propriété? Le cas privilégié où la notion de force de travail émerge. Un cas particulier,
quement il soit apte au travail. En 1800 Fichte avait d'ailleurs largement devancé Marx en
brillant, mais rien de plus? «Toutes les institutions économiques et sociales sont, au
développant, brièvement il est vrai, l'exemple le plus redoutable pour la philosophie capi-
fond 59, un con tra t de travail implicite ou explicite, dans lequel la force de tra vail de
taliste. Que fait l'ouvrier quand il travaille? Il use d'une machine. Cette machine, moi le
l'homme est engagée» 60. Cette idée, combien concrète, dans son réalisme criant, dévoilait
propriétaire, je la lui loue un thaler, cette location correspondant à la satisfaction de ses
un gouffre en 1793 qui au temps de Jaurès - et sans doute aussi du nôtre - se révélait
besoins vitaux élémentaires - il «gagne sa vie" et jamais l'expression, à condition qu'on la
comme insondable. L'injustice est l'abîme humain et non pas seulement, comme on le
prenne au pied de la lettre, n'a été plus juste. Mais regardons le produit fabriqué: il vaut,
veut toujours dire, un simple avatar de l'humanité. - Il demeure que Jaurès ne s'est pas
lui, trois ou quatre thalers. C'est le mécanisme de la domination de la propriété sur le tra-
seulement interrogé sur la portée de la pensée fichtéenne; comment comprendre que le
vail 54. La solution de ce problème difficile et douloureux, c'est évidemment pour Jaurès
philosophe de Iéna fût allé plus loin que les révolutionnaires français? Dans un premier
l'instauration du collectivisme- d'où cette phrase concise et rigoureuse: «Au fond, il n'y a
temps Jaurès propose une explication sans doute étonnante, mais d'une rare finesse psy-
qu'un droit illimité, celui de la force de travail, et le droit de propriété peut reculer indéfi-
chologique. Si Fichte est allé si loin, c'est parce qu'il n'avait pas entrevu toutes les consé-
niment jusqu'à zéro, devant la puissance grandissante de ce droit.» S5 Sans doute aux yeux
quences de sa dialectique et d'une certaine manière son avance serait l'effet d'un ct:rtain
de Jaurès il y a chez Marx des statistiques, des exemples précis, une documentation socio- somnambulisme. A l'appui de cette interprétation il cite une phrase de Fichte avec un
logique qu'on ne trouve pas chez Fichte. Mais ce dernier a ouvert la porte, avec lui l'idée commentaire aussi bref qu'éloquent: «Que celui qui a des yeux pour voir, voie, dit-il un
est là et qui plus est, si l'on consent à se reporter au\ thèses développées à la fin du XVIIIe peu mystérieusement et il nous avertit par là que les conséquences de ses principes vont
siècle, c'est une idée nouvelle. Sans doute des philosophes comme Locke 56 , Rousseau 57 au-delà de ce qu'il a marqué lui-même explicitement» 61. Cette orientation herméneutique
parmi beaucoup d'autres, avaient reconnu l'importance du travail dans le problème de la est séduisante et sans doute conforme à la réalité: il n'est pas de penseur qui ait pu pénétrer
propriété; mais ils faisaient intervenir des fictions juridiques qui, telle celle du premier oc- au-delà de ses arrière-pensées, et cependant plus loin que la dernière pensée retentit en-
cupant, obscurcissaient les solutions envisagées 58. Fichte n'a pas réussi à couper entière- core l'écho. Dans un deuxième temps Jaurès a avancé une hypothèse depuis souvent repri-
ment la route et à la débarrasser de tous les préjugés. Il reste que le théorème fondamental se: c'est la politique concrète de la République française, en particulier «la politique du
est déterminé: le travail est la propriété et la propriété est le travail. Il s'ensuit que,le droi t maximum appliquée en France en 1793 et 1794 qui précisa en ce sens les idées de Fichte»62.
au tra vail est un droit fondamental et fondateur. Si l'on confronte l'exégèse fournie par Ce que Jaurès entend par les mots: «en ce sens» est clair - il s'agit, comme solution du
Jaurès dans sa thèse latine de 1892 avec l'interprétation de 1902, on ne découvrira pas une problème de la propriété, de la théorie de l'échange des produits, réglé par la communau-
divergence d'orientation. Peut-être pourrait-on dire que Fichte relu dans le contexte té, sur la base des valeurs intégrées en chaque objet par le travail.
d'une analyse théorique fondamentale et historique de la Révolution française, le pro- Il était impossible que Jaurès négligeat de commenter les pages d'une cruelle ironie en les-
blème de la valeur est sensibilisé, plus concrètement abordé. En effet Jaurès donne une quelles Fichte se moque de ceux qu'attendrit la misère d'une reine privée des bijoux, alors
très longue citation de Fichte qui, d'une certaine manière, touche à la grave crise des assi- qu'autour d'eux vivaient des hommes et des femmes qui n'avaient pas même la plus petite
gnats et que l'on peut résumer en quelques mots: gare à l'inflation. Se penche-t-on sérieu- idée du gaspillage à la table royale. N'insistons pas là-dessus: Fichte n'aurait pas pensé
sement sur le problème infiniment complexe de la valeur de la force humaine, on se voit qu'un siècle plus tard sa caricature retiendrait encore l'attention des savants. Mais que
immédiatement obligé de reconnaître d'une part que tout le monde veut spéculer et que voulez-vous la noblesse est intéressante- Jaurès se devait d'exposer les idées fichtéennes à
d'autre part les moyens utilisés en cette lutte sont fort inégaux. On sait que Fichte déclare ce propos et il y avait là une jolie transition.
en substance que le marchand qui livre des objets de luxe peut facilement jongler avec les
~:~

chiffres; mais c'est moins vrai pour l'artisan et ce ne l'est pas du tout pour le paysan. De ce
~:- !~
dernier Fichte n'hésite pas à dire: «Il n'a rien et il n'aura jamais rien, que de lamentables
moyens d'existence au jour le jour». Où chercher le remède? où trouver l'exacte mesure § 15. Des liens historiques et concrets liaient la question de la noblesse et celle de la pro-
de la force de travail? Le concept de force de travail soulève d'insurmontables difficultés priété. Or l'attitude fichtéenne envers la noblesse est peut-être plus complexe, en 1793,
d'appréciation, à moins de rêver et de croire effectif pour demain le mythe marxiste d'une que Jaurès ne l'a pensé. Il ne pouvait pas remarquer comment sur ce point Fichte, ne de-
société qui délivrée de la lutte des classes trouverait dans l'homogéné;té des besoins la me- mandant point l'abolition rigoureuse des titres nobiliaires, restait en deçà des exigences
sure de l'homogénéité dans la dépense temporelle de la force de travail. révolutionnaires déjà manifestées à l'Assemblée constituante 63 . L'auteur de la Doctrine
§ 14. Jaurès etait trop lucide pour ne pas apercevoir la fragilité de l'idée qu'il jugeait être la de la science s'est montré subtil. Il est tout à fait exact «qu'il demande que nul ne soit tenu,
grande idée moderne. Il a résolu de pratiquer un exercice d'une subtilité massive, si l'on par la loi, de désigner sous ces titres telle ou telle personne et de la saluer d'un Monsieur le
l
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Comte ou Monsieur le Baron». C'était abolir en fait, sinon en droit, les titres de noblesse. travail. Et dans la mesure où Jaurès se place en retrait, il se montre l'historien fidèle de la
Bien plus! Fichte avait manié l'ironie d'une manière assez lourde et destructrice en recon- révolution, qui effectivement n'a pas su élaborer la théorie de la force de travail avec une
naissant le droit à tout un chacun de s'en affubler à son gré. Il demeu"re qu'il y avait un as- rigueur suffisante, mais il n'est pas l'interprète absolument fidèle de Fichte.
pect de la noblesse que Fichte n'entendait nullement supprimer mais promouvoir - il ne § 16. Jaurès achève dans L'Histoire socialiste de la Révolution française l'étude de la pen-
jugeait pas que les termes de l'alternative fussent noblesse ou médiocrité: aussi bien distin- sée fichtéenne en proposant une analyse de la discussion des biens du Clergé. C'est la
gue-t-illa noblesse d'opinion (Gesinnungsadel) et la noblesse de droit (Adel des Rechts). toute dernière réflexion sur la philosophie de Fichte. Certes il ne cessera de citer Fichte,
Avant que de mieux élucider cette distinction, on s'attachera à découvrir le sens de la no- d'y faire une allusion, mais c'est sur cette démarche que s'arrète l'analyse explicite de Fich-
blesse d'opinion. La noblesse vient aux choses et aux hommes par le travail humain. te. L'intérêt de Jaurès face à cette question s'explique par de multiples facteurs. D'une part
Ainsi il existe une noblesse de la science, Leibniz,. Newton, Kant en sont les phares les nul n'ignore que le problème de la religion est abordé à la fin des Contributions et que le
plus puissants. On dira qu'à s'en tenir à la ligne du sang, la descendance de ces grands privilège qui s'attache inmanquablement aux dernières pages d'un livre est presque auto-
hommes est presque nulle, mais dans l'orientation du savoir les milliers d'esprits qui au- matique. Certes les Contributions ne possèdent pas un plan cohérent et dogmatique,
ront été éclairés, qui se diront leibniziens, kantiens, ceux-là forment une impressionnante puisqu'elles sont souvent plus proches du pamphlet que de l'oeuvre minutieusement éla-
cohorte dont la noblesse est manifeste. Peut-être trop lié à la Révolution française, obligé borée; cela ne suffit pas pour effacer le privilège des dernières pages. D'autre part si l'on
d'être plus historien que philosophe, Jaurès n'a pas été en mesure de spéculer sur la notion replace dans son contexte historique L 'Histoire socialiste de la Révolution française, l'ap-
de noblesse qui se développe dans la généreuse pensée fichtéenne. Mais il a bien vu que la plication de Jaurès est facilement explicable: on commençait à sortir de l'affaire Dreyfus
noblesse ne se soutenait pas seulement dans l'élément du savoir; elle naît et s'affirme dans pour entrer dans la querelle de l'enseignement laïque et religieux. Enfin le grand parle-
toutes les activités des hommes; il y a peut-être une noblesse militaire, il y a surtout une mentaire savait bien que socialisme et religion, à la manière où il les entendait, n'étaient
noblesse du commerce, de l'industrie, de la construction et même de l'agriculture. C'est point conciliables. Pour Jaurès, si Fichte a été timide en ce qui touchait la propriété - et
pour Fichte une faiblesse qui nous conduit à n'être attentifs qu'à ceux qui portent le nom l'on a vu que sur ce point il se méprenait- il ne le fut nullement dans le problème religieux,
d'une ville, d'un pont, d'une forteresse - comme si ces mots qualifiaient la personne et se- bien qu'au total il n'ait abouti qu'à une solution bâtarde.
raient capables de lui conférer une valeur qu'elle ne posséderait pas elle-même. Là où L'Eglise possède des biens. Quid juris? La question mérite d'être posée car les contrats, en
Fichte précède Nietzsche, c'est lorsqu'il indique que la réalité humaine n'est pas un lesquels se résument toutes les difficultés relatives à la valeur - «ne valent que lorsqu'ils se
donné, mais un devoir-être. La noblesse n'élève pas l'homme au dessus de lui-même; si réalisent dans les limites du monde sensible» 6.;. La dialectique de Fichte était fort exigean-
noblesse il y a, c'est que l'homme s'est trouvé. Fichte, bien qu'il ait entrevu le collecti- te, Fichte devàit s'attirer des ennemis irréductibles, toujours disposés à le peindre sous le
visme, n'est pas le moins du monde - et avec raison aux yeux de Jaurès -l'auteur d'une jour d'un «Jacobin», et qui devaient réussir avec l'aide du temps à le chasser d'Iéna. Jaurès
philosophie platement égalitariste. Au fond de lui-même Fichte considère la noblesse va - citations à l'appui - durcir encore cette dialectique. La question est simple et dans sa
comme une exhortation: égaux devant le devoir, nous sommes égaux devant la noblesse. simplicité d'une brutalité à toute épreuve: je consens à l'Eglise, en échange de biens maté-
Sans doute Jaurès n'a-t-il pas assez mis en lumière cet aspect de la pensée fichtéenne- in- riels et sensibles, à contracter avec elle une promesse: elle me rendra sous forme de biens
diquer le danger de la vanité était nécessaire; mais il fallait insister sur l'aspiration de Fichte célestes ce que je lui ai abandonné. Or avons-nous joui de ces biens célestes? De toute évi-
parce qu'elle était fondamentalement revolutionnaire. dence la réponse ne peut être que négative. Alors que l'Eglise, me rendant mes biens maté-
Cet élan immense n'aurait pas eu de sens s'a n'avait eu pour contrepartie le demantèle- riels, reprenne ces biens célestes; qu'elle nous frappe de ses peines célestes, qu'elle nous
ment de la noblesse de droit soumise à une sévère critique qui la ramenait à n'être qu'une damne, qu'elle prononce contre nous l'anathème-ceci est son affaire et puisque j'ose ré-
prétendue noblesse de propriété. Dans le plus pur esprit révolutionnaire, Jaurès nous clamer les biens matériels et sensibles que je lui ai accordé en ce contrat, qu'elle nous ôte le
montre Fichte s'interrogeant sur le droit du seigneur sur la terre. Il y allait depuis les pré- ciel. Que nous ôtera-t-elle dès lors? Habillant Fichte de vêtements marxistes, Jaurès ré-
lèvements que le seigneur inactif opérait sur les moissons jusqu'aux corvées. Bref était mis pond: rien. Toute la chanson - on n'ose écrire la litanie - est de la même veine. Supposé
en question le système féodal. Or à cet égard Fichte en 1793 - date relativement tardive- que je veuille résilier les dons que mon père a cru juste d'accorder à l'Eglise, j'en ai tout à
propose selon Jaurès une solution «un peu timide» 64. C'est, nous dit-il, qu'en conformité fait le droit, car je n'ai pas la moindre preuve sensible ou réelle que l'Eglise a tenu sa pro-
avec la philosophie des Contributions il veut «faisant le silence sur les lois d'expropria- messe 66 • Fera-t-on appel à l'arbitrage de l'Etat? mais «l'Etat comme Etat est aussi in-
tion», «éliminer tout le système féodal sans toucher au droit de propriété». Or cette timi- croyant que moi» 67. On se doute que Jaurès trouvait ici un argument puissant pour ses
dité est toute relative: il faut tenir compte de la chaîne que forment la terre, les instruments propres luttes politiques: le raisonnement aboutit non seulement à mon divorce libre
de travail et enfin l'homme sans lequel cette chaîne s'effondre. Dès lors que l'homme se d'avec l'Eglise puisque nul n'est tenu de respecter un engagement qui suppose une foi qu'il
comprend comme une force de travail qui exige d'être rémunérée à son prix le problème de ne possède pas, mais encore au divorce de l'Eglise et de l'Etat. On sait comment ce dernier
la propriété devient secondaire, relégué au second plan par celui de la valeur. Loin que ce a occupé les esprits au XIXe siècle. La relative originalité de Fichte, bien soulignée par
soit Fichte qui soit timide, c'est - révérence faite - Jaurès qui semble hésitant. Revenir sur Jaurès, consiste à poser le problème en termes de contrat. Ce n'est donc pas, comme on le
le problème de la propriété comme élément primaire (ce qui historiquement a son sens) est pourrait croire aisément «l'athéisme» de Fichte qui guide sa démonstration; le vrai moteur
aberrant dès lors qu'on a conçu la théorie de la valeur, comme droit illimité de la force de en est, comme on l'a pu voir à propos du servage, «l'affirmation suprême de la conscience
libérée» 68. Il ne s'agit pas de savoir si Dieu existe ou non, ou plus exactement cette ques-
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tion est secondaire: sous aucun prétexte la liberté humaine, fondement de tout acte de
conscience, ne doit être abolie. S'il en était autrement on verrait s'épanouir une insuppor-
table contradiction: la servitude comme principe de la foi. Dans ces conditions le pro-
blème soulevé par l'Eglise se réduit dans sa structure aux problèmes du servage et de la
propriété. Jaurès a tiré Fichte aussi loin qu'il le pouvait. Sur les principes de ce dernier j'ai
le droit le plus entier à l'hérésie: croire en Dieu sans m'en remettre en quoi que ce soit aux
bons offices d'une Eglise que je juge, par exemple, corrumpue. Par là le fondement de NOTES
l'expropriation de l'Eglise chez Fichte ne se ramène pas àdes querelles sordides, mais s'en-
racine en la découverte de la liberté de la conscience: «Oui, écrit Jaurès, cela est plus pro-
fond que la simple sécularisation. Sur chaque parcelle de terre laïcisée luit la lumière d'une
pensée affranchie». Philosophiquement la solution fichtéenne était la seule juste. Dire par
exemple avec Talleyrand que l'Etat en reprenant le domaine de l'Eglise, était fidèle à la
1 cf. P. Bénichou, Le temps des prophètes, Paris, 1977.
pensée des donateurs qui n'avaient désigné l'Eglise qu'à défaut de la nation - c'était là, 2 Jean Jaurès, Les origines du socialisme allemand, 1927, p. 92. Transformation de la formule de Sieyès, elle-
pour la pensée philosophique, un pur sophisme. même remaniée dans L'Histoire socialiste de la Révolution française: «Qu'est-ce que le Tiers Etat? Rien. Que
Pourtant nous touchons ici au point qui va séparer Fichte et Jaurès. Philosophiquement devrait-il être? Tout. Que veut-il? Quelque chose~. HSRF (ed. sociales, 1977) T. l, p. 56.
T alleyrand a assurément tort; du point de vue de l'action politique et historique Jaurès lui 3 Origines . .. ad finem.
4 Origines, p. 44.
donne raison. Si dans le lourd climat de préjugés religieux, il avait fallu attendre la libéra- 5 Cf. Alexis Philonenko, Théorie et praxis dans la pensée morale et politique de Kant et de Fichte en 1793.
tion de l'examen ponctuel de chaque conscience, l'Eglise aurait tout gardé. L'évêque 6 J'ai expliqué ailleurs les embarras de Kant sur ce point, cf. Théorie et praxis . .. lere Partie.
d'Autun a mieux compris que Fichte toutes les résistances qu'un clergé uni face aux 7 Origines . .. , p. 48.
consciences isolées aurait pu victorieusement opposer. Dans le fait il fallait trancher et 8 Origines . .. , p. 50. Le texte latin donne une impression de rigueur plus profonde.
9 J. Lacouture, Léon Blum, 1977, Paris, p. 83 sq.
l'histoire devait être critique au sens de Nietzsche: répudier en bloc l'histoire, le passé
10 Origines . .. , p. 51.
donnés pour en inventer d'autres. Jaurès ne le dit pas, mais cela ressort à l'évidence de ses Il E. Quinet, Allemagne et Italie, Oeuvres complètes, T. VI, p. 175.
propos: dans l'histoire concrète, réelle, la vérité c'estle coup d'Etat. «Les légistes révolu- 12 Origines . .. , p. 51.
tionnaires, expéditifs et hardis, écrit Jaurès, réduisant au minimum les bagages de la Révo- 13 Ibid.
14 Il est curieux que Jaurès ne fasse aucune allusion à la Grundlage des Naturrechts où précisément Beccaria est
lution en marche, lui ouvrirent d'emblée des routes toutes droites à travers la vieille forêt
défendu contre Kant.
de préjugés et d'erreurs; mais ils ne frappèrent à coups de hache que juste ce qu'il fallait
15 Origines . .. , ib.
abattre pour que la Révolution passât.» «Fichte, au contraire, avant de nationaliser et de 16 Ibid.
séculariser la terre, demandait aux arbres et aux brins d'herbe de renoncer aux flottantes 17 Nous renvoyons ici à Théorie et praxis dans la pensée morale et politiquè de Kant et de Fichte en 1793. Ile
chansons de jadis.» On ne saurait trouver plus claire opposition. Ce n'est pas seulement partie.
avec les arguments de la raison que l'histoire se réalise, c'est aussi et peut-être surtout à 18 Ibid et p. 102.
19 Ceux qui pensent que tout se rapporte à ce que Hegel a dit (Heidegger) sont les prophètes du passé à l'imagi-
coups de hache.
nation morte.
Jaurès serait certes le dernier à prétendre que «Fichte ne fût qu'un spéculatif impuissant 20 KI. Hammacher, Comment Ficht~ accède à l'histoire, Archives de philosophie, vol. XXV (1962) pp.
ou un rêveur incertain». Concluant, Jaurès reprend le jugement que Fichte avait porté sur 388-440.
Rousseau et l'applique à Fichte précisément: «Paix à sa cendre et bénédiction à sa mémoi- 21 Origines . .. , p. 52.
re. Il a agi. Il a versé le feu dans les âmes qui ensuite allèrent plus loin». Comme l'examen 22 Origines . .. , p. 53.
23 ibid.
de ses conceptions l'a montré, Fichte est le premier socialiste cohérent. Mais selon Jaurès 24 Ibid.
des conceptions ne suffisent pas. Fichte, au moins le premier Fichte, se serait montré plus 25 Fichte, Akad.-Aus., l, 1, p. 293.
scrupuleux. Car on peut bien hésiter devant la phrase de Jaurès: «... ils ne frappèrent à 26 Nous avons longuement examiné le texte de Fichte avec notre ami, L. Poliakov. Nous souscrivons dans l'en-
coups de hache que juste ce qu'il fallait». Le problème n'est pas de peser la générosité de semble à ses conclusions, sans omettre néanmoins de formuler une réserve, savoir que dans le milieu intellec-
tuel et historique fichtéen la sensibilité était moins vive que de nos jours. Michelet qui dans son Histoire de
Jaurès. Mais quand on écrit: «juste ce qu'il fallait», la philosophie est écartée; elle ne
France prétend manifester sa sympathie envers les Juifs n'hésite pas à écrire: "Peuple sale et prolifique ... »
fournit pas la juste mesure qui serait ici requise: «juste ce qu'il fanait»: c'est le refrain des (Oeuvres complètes, Viallaneix) T. V., p. 489. Remarque 36. Il ne rayera le mot sale qu'en 1872. Voilà un
politiciens, des militaires, des révolutionnaires et des conservateurs. On dira que Révolu- exemple d'antisémitisme pour ainsi dire inconscient et qui s'annulerait s'il pouvait avoir notre compréhen-
tion n'est pas Raison - peut-être; mais alors il y aura toujours une assez bonne mesure de sion historique.
meurtres, d'erreurs, d'assassinats pour que lesphilosophes se lamentent et que les maîtres 27 Kant, Doctrine du droit (trad. A. Philonenko), cf. Index, pp. 268-269.
28 Origines ... , p. 49.
des peuples prétendent avoir fait avancer l'histoire. Le dernier mot entre Jaurès et Fichte
29 Origines . .. , p. 57.
est simple: c'est le déchirement de l'humanité, ou si l'on préfère le divorce toujours re-
commencé.

~
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30 Alexis Philonenko, L'oeuvre de Kant, T. 1 & II.


31 Alexis Philonenko, L'idée de progrès chez Kant, Revue de Métaphysique et de morale, 1975.
32 Fichte, Der geschlossene Handelsstaat, 1. Buch, 1. Kapite!. DIE INTELLEKTUELLE ANSCHAUUNG BEI FICHTE
33 Origines . .. , p. 59.
34 Fichte, Akad.-Ausg. l, 3, p. 37.
35 Origines . .. , p. 64.
36 Origmes . .. , p. 64.
37 Ibid, p. 61. Die Frage nach der intellektuellen Anschauung bei Fichte ist eine Grundfr:.lge, die sehr
38 Ibid, p. 61-62. oft ungenau behandelt wurde. Die vorliegende Arbeit soll einen Beitrag zur Frage lei-
39 Ibid. sten: Was hat es mit der intellektuellen Anschauung bei Fichte auf sich? Die Frage wur-
40 Ibid, p. 62. de von Schelling und Hegel verfalscht, indem sie der intelIektueIlen Anschauung Fich-
41 Alexis Philonenko, Théorie et praxis . .. ; Souvm~ineté et Légitimité chez Kant et Fichte, Cahiers de la Revue
tes ein AusmaB und eine Bedeutung zuschrieben, die ihr keineswegs zukam.
de Théologie et de philosophie, Université de Genève.
42 A. W. Rehberg, Untersuchungen über die Franzosische Revolution, 1793; - cf. l'introduction de R. Schottky
Ich beginne hier mit der Zusammenfassung der These Hegels und einigen Bemerkun-
dans l'édition Meiner, Hamburg 1973, de la Beitrag zur Berichtigung der Urteile des Publikums über die gen über den Platz, den Schelling der intellektuellen Anschauung anweist. Dann kom-
franzosische Revolution. me ich dazu, zu zeigen, wie die Grundlage der gesammten Wissenschaftslehre von 1 7 94
43 Kant, Doctrine du droit (tr. A. Philonenko) p. 203 et pp. 29-30. vollkommen mit ihrer spateren Entwicklung übereinstimmt, handle es 5ich flun um die
44 HSRF, T. IV, p. 264. WL nova methodo oder die spateren Ausführungen, das sind sowohl die Neue Bearbei-
45 Ibid, T. IV, p. 239. tung von 1800, ais auch die Darstellungen von 1801 und 1804.
46 Pestalozzi, fa oder Nein, SW (1900) Bd. VIII, p. 19.
47 cf. mon commentaire de l'article de Kant
48 Jaurès force ici peut-être la note, mais sur le fond il a raison.
1.
49 HSRF, T. 1. .J. 457.
50 HSRF. T. IV, pp. 24lr247.
51 Justus Moser (1720-1794), admirateur des libertés anglaises, hostile à la Révolution française, cf. HSRF, T. Am Anfang der Grundlage i5t die intellektuelle Anschauung nicht erwahnt. Dies ist
IV, pp. 20-21,73 sq, eine Tatsache, die niemand bestreiten wird. Nun benutzte aber Schelling den Begriff
52 HSRF, T, IV, p. 250. "intellektuelle Anschauung" in seinem Werk Vom lch ais Prinzip der Philosophie oder
53 Ibid. über das Unbedingte im menschlichen Wissen, einem Buch, dem Fichte seine Beistim-
54 Marx, Le Capital, Livre l, ch. VI. Il va de soi que l'analyse économique de la circulation des marchandises, mung gab. Was also las Schelling aus Fichtes intellektueller Anschaung? In seinem ersten
même leur définition, ne sont pas assez bien déterminées chez Fichte. Sur le point en question, cf. Der
wichtigen Text Abhandlung über den Aenesidemus, spricht Fichte diesen Begriff genau
gesch/ossene Handelsstaat. Buch II, Kapitel3. Dans la circulation des marchandises Fichte voit un facteur de
guerre, Ibid, Il, 6.
zweimal aus. Zuerst schreibt er: "Das absolu te Subject, das Ich, wird nicht durch em-
55 HSRF, T. IV, p. 251. pirische Anschauung gegeben, sondern durch intellectuelle gesetzt" und dann .. In so
56 Locke, Traité sur le Gouvernement civil. Lib. II, chap. 5, §.9 fern das Gemüth der letzte Grund gewisser Denkformen überhaupt ist, ist es N oume-
57 Rousseau, Discours sur l'origine de l'inégalité, Ile partie. Le premier commentaire sur le premier paragraphe non, in 50 fern diese aIs unbedingt nothwendige Gesetze betrachtet werden, ist es tran-
de cette Ile partie a été donnée par Prouveur, cf. Opinion . .. sur la suppression sans indemnité des droits scendentale Idee; die aber von allen andern dadurch sich unterscheidet, daB wir sie
féodaux casuels, Moniteur, XII, 661. durch intellectuelle Anschauung, durch das lch bin, und zwar: ich bin schlechthin
58 Le thème du premier occupant a embarrassé Fichte, cf. Théorie et praxis . .. §.78, weil ich bin, realisiren"l. Dies ist nicht gerade viel. Nun stützt Schelling eine ganze
59 Expression dont Jaurès use quand le point est important.
60 HSRF, T. IV, p. 255.
Lehre darauf, eine Lehre, von der er ehrlich glaubt, es sei die Fichtes, die sich hingegen
61 HSRF, T. IV, p. 256. betrachtlich von der letzteren entfernt. Seine Lehre besteht aus zwei Gegensatzen:
62 Ibid, T. IV, p. 257. cinerseits setzt sich das lch Spinozas Substanz entgegen, andererseits erhebt es sich, in-
63 Ibid, T. IV, p. 259. dem es sich in der inteIlektuellen Anschauung entdeckt, zur Ewigkeit (existence éter-
64 HRSF, T. IV, pp. 262-264. nelle) empor 2 • "Das Ich ist, weil es ist, ohne aIle Bedingung und Einschrankung. Seine
65 HSRF, T. IV, p. 265. Urform ist die des reinen, ewigen Seyns; von ihm kann man nicht sagen: es war, es
66 Ibid, T. IV, pp. 267-269. wird seyn, sondern schlechthin: es ist. Wer es anders denn nur durch sein Seyn schlecht-
67 Ibid, T. IV, p. 268.
hin bestimmen will, muss es in die empirische Welt herabziehen. Es ist schlechthin, al-
68 Ibid, T. IV, p. 270.
so auBer aller Zeit gesetzt, die Form seiner intellektuellen Anschauung ist Ewigkeit.,,3
Ich habe die verschiedenen Aspekte der intellektuellen Anschauung nach Schelling
schon andersw0 4 dargestellt. Ich mochte davon jedoch vier Punkte erwahnen, um
seinen Standpunkt besser zu umschreiben. Zuerst wird man beistimmen, daB das lch
r
-198 - - 199-

Schellings, das sich selbst in der intellektuellen Anschauung erfaBt, in keiner Weise ais gen, daB die Philosophie der Identitat das notwendige Resultat der Vertiefung der in-
ein methodisches Prinzip gelten darf; mehr noch ais das "Ich denke" Kants. ruft es ein tellektuellen Anschauung ist.
Wesen hervor, das transzendent bleibt, da es, seine Form (Gestalt) in der Ewigkeit fin- Was nun aber von hochster Wichtigkeit ist, ist die Tatsache, daB Hegels weit verbrei-
dend, nur sich selbst begreift und erfaSt. Man wird in der Foige feststellen, daS die Be- teter Ruf aIs Geschichtsphilosoph wesentlich dazu beitrug, daB eine ganze Anzahl ln-
stimmung des Ich bei Schelling in Wirklichkeit eine Rückkehr zur arÎstotelischen Meta- terpreten seinem Beispiel folgte.
physik darstellt: An die Stelle einer transzendentalen Reflexion über die Einheit der Xavier Tilliette, der sich meinen Thesen entgegenstellte, entschied sich, obwohl er
Methoden setzt er von neuem die Idee eines hochsten Wesens ais eminenten Grund der zugeben muBte, daB die intellektuelle Anschauung am Anfang der Grundlage (1794)
Realitat. Wahrend bei Kant und Fichte die Idee einer reellen Substanz aIs Stütze für nicht ausdriicklich erwahnt ist, für den von Hegel beschrittenen Weg. Dabei berief er sich
aIle Wesen zugunsten einer Konzeption, die aus der Methode das Erforschungsprinzip auf ein Argument, gewissermaBen ad hominem, indem er schrieb: "Und indessen haben
der Realitat machte, verschwand s , findet man hingegen bei Schelling die Idee unver· sie für die intellektuelle Anschauung aile beachtungswerten Leser wieder dorthin ge-
andert wieder. So schreibt er an Hegel, er sei Spinozist geworden und seine Auffassung setzt" ("E t cependant tous les lecteurs dignes de considération l'y ont replacée") 11.
unterscheide sich von der Spinozas nur darin, daB die Wirklichkeit (WeIt) durch das Unter diese Leser zahlt Xavier Tilliette ohne Zweifel F. Medicus, R. Kroner und M.
Subjèkt aIs hochste Substanz ersetzt werde. lm weiteren betone ich. daB die f'unktion Gueroult. Dieser, ein bekannter Interpret, war nicht vorsichtig genug in seinem .lu-
der praktischen Vemunft bei ihm ganzlich ausgeschlossen (fûr ungeeignet erkliirt) gendwerk Entwicklung und Struktur der Wissenschaftslehre bei Fichte (L'évolution
ist: Die Moralitat ist bei ihm nichts anderes ais Ausdruck der Endlichkeit und der An- et La structure de ta Doctrine de la Science chez Fichte J. bei dem er von der Lesart
strengung des endlichen BewuBtseins, das hochste Dase,in wiederzufinden 6 • SchlieHlich Hegels l2 inspiriert wurde und das eine lange Betrachtung über die intellektuelle An-
macht, soviel ich weiB, Schelling keinen grundlegenden Gebrauch vom so wertvollen schauung enthaIt, bei seinem Kommentar den chronologischen Ablauf der Grundlage
Begriff der transzendentalen Idee, deren Wichtigkeit ich zeigen werde. Wenn wir diese genauestens zu verfolgen. Dadurch wurde er, wie auch Kroner, zu cinem doppelten
vier Bemerkungen zusammennehmen, so sehen wir, daB die Dcnkweise ScheUings not- fehler verleitet: Einerseits muBte er aus dem ersten Lehrsatz der Grundlage ein Mo-
wendigerweise in eine Philosophie der Identitat mündet. 7 ment der gesamten Wahrheit und auch der Manifestation der Realitat in ihrer Gesamt-
Zum Zeitpunkt des Jahres 1795 galt die Einführung in die Grundlage der gesammten heit machen, andererseits verkannte er 50wohl den Standpunkt der Grundlage, ais ;Juch
Wissenschaftslehre ais bestimmt durch den Begriff der intellektuellen Anschauung, ver- jenen der Einleitungen in die WL. Es ist kcnnzeichnend, daB cr sich in seiner Einfüh-
standen aIs ein geheimnisvolles Prinzip, fahig uns vom Dasein zum Sein zu erheben: rung, in der er die Philosophie Maimons und die fichtes miteinander vergleicht, darein
"Uns allen namlich wohnt ein geheimes, wunderbares Vermogen bei, uns aus dem schicken muBte, zu schreiben: "Aber nicht mehr ais Maimon das mathematisch a prio-
Wechsel der Zeit in unser Innerstes, von allem was von auBenher hinzukam, entkleide- ri oder das empirisch a posteriori Gegebene vom Prinzip der Identitiit ableiten kann,
tes Selbst zurückzuziehen, und da unter der Form der Unwandelbarkeit das Ewige in kann Fichte die Bestimmungen des realen BewuBtseins vom lch-Prinzip ableiten. Das
uns anzuschauen .. 8 . Durch diese Interpretation Schellings erhielt die Philosophie Fich- Sein kann nur das Sein, die Affirmation nur die Affirmation setzen; das Mittelglied,
tes jenen geheimnisvollen Nimbus, von dem Novalis bezaubert wurde. Es würde zuviel um zum Nicht-ldentischen zu gelangen, fehIt"i3. Somit erscheint nun die intellektuelle
Zeit in Anspruch nehmen, auf die Entwicklung des Hegelschen Gedankens in bezug auf Anschauung aIs ein Hindernis für die ganze Entwicklung. Ich gehe hier nicht auf diesen
die Fichtesche Lehre einzugehen. Sagen wir nur soviel: Hegel hat die Leseweise Sche!- Punkt ein, der zwischen Xavier Tilliette und mir zu einer ernsten Kontroverse AnlaB
lings durch sein magistrales Ansehen unterstützt, indem er in der Philosophie die An- gab. Ich hebe nur hervor, wie Tilliette richtig sagt: "Wenu das Ich absolut alles ist, so
strengung sah zum intellectus archetypus von Kant zu gelangen. Wir kennen den be- sieht man nicht, woher das Nicht-lch hervortreten kann: und falls dieses aus der Er-
rühmten Abschnitt, in welchem Hegel das Vorgehen Fichtes definiert: "Die Grundlage fahrung geschopft wird, so ist dies entweder ein unerlaubter Umweg, oder der spekula-
des Fichteschen Systems ist intellektuelle Anschauung, reines Denken seiner selbst, tive Ehrgeiz wird ganzlich zerschlagen" 14. Tatsachlich haben Herbart, Holderlin, Fr.
reines SelbstbewuBtsein. Ich=lch, das Absolute ist Subjekt-Objekt und [das] Ich ist Schlegel, fries und Hegel dieser Aporie eine unreduzierbare Gestalt gegeben.
die se IdentWit des Subjekts und Objekts,,9.
In seiner kritischen Darstellung des Fichteschen Systems hatte sich Hegel, was die
intellektuelle Anschauung anbetrifft, auch direkt auf Fichtes Texte, vor allem auf die Il.
beiden Einführungen in die w.-L. von 1797 und auf die Sittenlehre, berufen konnen.
Erstaunlicherweise tat er dies nicht. In seinem Aufsatz Die Differenz de5' Fichteschen Um diese Schwierigkeiten zu beheben, muB man gewisse Texte genauer betrachten,
und Schellingschen Systems begnügt er sich damit, weit davon entfernt, die intellek- namentlich diejenigen, deren Redaktion in dasJahr 1797 fallt; femer den schwierigen,
tuelle Anschauung bei Fichte naher zu untersuchen, sie dem von Schelling darge- weil oft unbestimmten Text, von dem man weiB, daB er nich~ unmittelbar von Fichte
stellten Begriff gleichzusetzell: "Das absolute Prinzip, der einzige Realgrund, und stammt, den der WL nova methodo, und die Neue Bearbeitung von 1800.
feste Standpunkt der Philosophie ist, sowohl in Fichtes, ais in Schellings Philosophie, In der ersten Einleitung in die WL von 1797 fragt Fichte nach der Bedeutung der
die intellektuelle Anschauung"lO. lm folgenden Kommentar ist Hegel bestrebt zu zei- Vorstellungen. die vom Gefühle der Notwendigkeit begleitet wcrden. Anders gesagt:
Wie sind die Gegenstande (Objekw) für mich? ln diese Frage ist eingeschlossen, daft

1.. ......:...
l
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diese Gegenstande für ein BewuBtsein da sind (sunt), und man setzt voraus, bevor man Man kann sicherlich feststellen, daB eine Zweideutigkeit im Ausgangspunkt Fichtes
es beweist lS , daB das BewuBtseins eine Form urspTÜnglichen Daseins besitzt. Sobald besteht: Einerseits ist die intellektuelle Anschauung eine Handlung des BewuBtseins,
diese Voraussetzung, wie au ch diese Implikation gegeben ist, stellt man fest, daB die andererseits ist diese nichts anderes ais das Wesen oder die Moglichkeit jeden BewuBt-
Frage nach dem Grunde des Seins nur in praktischer Hinsicht, in der die Freiheit ais seins. Wenn man beachtet, welche beiden Formulierungen Fichte in der 2. Einleitung
Sclbstbestimmung und moralische Unabhangigkeit in Erscheinung tritt, auf korrekte für die intellektuelle Anschauung wahlt, so kann der Versuch gewagt werden, die bei-
Weise entwickelt werden kann. Die Freiheit ist die unbeweisbare und zugleich unent- den Aussagen in übereinstimmung zu bringen. Zuerst ist die intellektuelle Anschauung
21
behrliche Grundlage allen Philosophierens und folglich der reale und ideale Grund der das unmittelbare SelbstbewuBtsein des Ich in seinem Handeln , dann ist sie, wenn
Dinge, sofern sie für mich sind. Deshalb beginnt die Erste Einleitung mit einer freien man dem genauen Wortlaut der Grundlage im praktischen Teil folgt, eine Moglichkeit,
Tat: ..Merke auf dich selbst: kehre deinen Blick von allem, was dich umgiebt, ab, und ja eine Forderung, eine praktische Aufgabe, ein Ideal. Dieses transzendentale Ideal fin-
in dein Inneres; ist die erste Forderung, welche die Philosophie an ihren Lehrling thut. det den Grund seiner Moglichkeit in der hochsten, wohl dargestellten, aber nicht schon
Es ist von nichts, was auBer dir ist, die Rede, sondem lediglich von dir selbst,,16. Die dadurch realisierten Wesenheit des Sittengesetzes, in welchem das Selbst aufgefordert
Philosophie wendet sich also an das konkrete Wesen, an die konkrete Person und for- wird, sich zu erfassen (begreifen): "Nur durch dieses Medium des SittenGesetzes er-
dert sie auf, sich von ihrer Umgebung zu losen, um über sich selbst nachzudenken. blicke ich mich; und erblicke ich mich dadurch, so erblicke ich mich nothwendig, ais
Bei diesem Denkvorgang müssen drei Momente unterschieden werden: Erstens wird selbstthatig,,22. Fichte geht selbst über diese Zweideutigkeit hinaus. Wohl ist es wahr,
das nachdenkende Wesen zum SelbstbewuBtsein, zweitens wird es sich seines BewuBt- daB die intellektuelle Anschauung gleichzeitig die Tat des In-sich-ZuTÜckgehens wie
seins des Objekts bewuBt, und schlieBlich versteht es sich ais BewuBtsein eines Nach- auch das sozusagen dem BewuBtsein vorangehende Erfassen der Wesenheit ist, die in
sinnens über ein nachdenkendes (reflektierendes) Wesen: sein Selbst. Indem sich das Gestalt des Siuengesetzes das Selbst (Ich) auffordert, sich unendlich zu verwirklichen.
Ich zu sich selbst hinwendet, ergreift es sich nicht nur, sondern es wird ihm gleichzeitig Der wichtigste Text hierzu ist der folgende: "Noch gedenke ich mit zwei Worten
bewuBt, daB es sowohl dasjenige ist, das aufmerkt, ais auch das, das aufmerksam ge- einer sonderbaren Verwechselung. Es ist die des Ich, ais intellectueller Anschauung,
macht worden ist. Dieses In-sich-selbst-ZuTÜckgehen laBt die zweifache Tatigkeit des von welchem die WL ausgeht, und des Ich, ais Idee, mit welchem sie schlieBt. lm Ich
Ichs erkennen: Einerseits ist es die durch die Freiheit ermoglichte Bewegung des un- aIs intellectueller Anschauung liegt lediglich die Form der Ichheit, das in sich zuriickge-
endlichen Rückganges in sich selbst, andererseits erblickt sich das Ich bei die sem Rück- hende Handeln, welches freilich auch selbst zum Gehalte desselben wird [ ... ] Das Ich
gang in seinem ersten Moment des N ach-auBen-Gehens, in der Bewegung der Apperzep- ist in dieser Gestalt nur für den Philosophen, und dadurch, daB man es fasst, erhebt
tion, die es in die Welt hineinwirft. Nun ist es wesentlich, dieses ZUTÜckgehen aIs eine man sich zur Philosophie. Das Ich, ais Idee, ist für das Ich selbst, welches der Philo-
Tathandlung zu verstehen. Allein diese macht das Ich aus: es ist diese Tathandlung soph betrachtet, vorhartden,,23.
(Tatigkeit). Da dieses In-sich-ZuTÜckgehen dem Ich wesentlich ist 17, eine Bewegung, Je nach der Art, wie man diesen Text interpretiert, bestimmt man die Struktur der
bei der es sich ais Selbst erfaBt - die Hegelianer würden dies das Moment der reinen Grundlage. Thomas Hobler meint in einem bemerkenswerten Artikel, auf den ich noch
Negativitat nennen - und in und durch welche es sich aIs Selbst bildet, dari" das Ich zUTÜckkomme (Intellectual intuition and the beginning of Fichte 's Philosophy: a new
nicht ais ein Begriff betrachtet werden. In Wirklichkeit ist ein Begriff des Ich nur im Interpretation), mart müsse diese beiden Momente des Ich naher bestimmen. ln der in-
Gegensatz zum Nicht-Ich und mittels der Bestimmung des Ich moglich. Das In-sich- tellektuellen Anschauung sieht er eine methodologische Einheit, der eine "ideale"
ZUTÜckgehen aber, in welchem das Ich unmittelbar sein Handeln erkennt, da es selbst entgegengesetzt ist. Um diese beiden Einheiten noch genauer zu bestimmen, ersucht
diese Tathandlung ist, dieses In-sich-ZuTÜckgehen, sage ich, wird intellektuelle An- er uns, in der methodologischen Einheit des In-sich-ZuTÜckgehens das aktive Moment
schauung genannt. .. Sie ist das unmittelbare Bewusstseyn, daB ich handle, und was ich der intellektuellen Anschauung zu erblicken, das heiBt "das BewuBtsein des zu reali-
handle,,18. sierenden Ideals .. 24 . Somit ware denn der Anfang der WL an die intellektuelle Anschau-
Fichte prazisiert in der 2. Einleitung, daB dieses "Zurückgehen in sich selbst" noch ung gebunden, wahrend das Ende die EnthüIlung (Entdeckung) des praktischen Ideals
urspTÜnglicher sei aIs die Begriffe von BewuBt- und SelbstbewuBtsein vermuten lieBen: ware. Es ist beinahe unnotig zu erwahnen, daB dies genau der Punkt ist, wo die Hegel-
"Es ist sonach auch kein Bewusstseyn, nicht einmal ein SelbstBewusstseyn,,19. Bei die- sche Kritik ansetzt: Indem Hegel das Spekulative in die intellektuelle Anschauung
sem Rückgang kommt die Moglichkeit beider BewuBtsein erst zu Vorschein. Unter setzt, entdeckt er dessen Verlust vor dem auftauchenden Ideal. Einem wenigstens wird
.. Moglichkeit" verste he ich hier die Essenz oder Wesenheit 20 • lm Handeln, durch wel- niemand widersprechen: Die WL geht von der intellektuellen Anschauung aus und gip-
ches das Ich in sich zUTÜckgeht, entdeckt es sich nicht aIs ein vorhandenes Wesen, son- felt in der Enthüllung der praktischen Wesenheit des Selbst (Ich). Aber es ist deswegen
dern aIs Bedingung, die die beiden Weisen von BewuBtsein erst moglich macht. Es ist nicht erlaubt, der Kritik Hegels beizustimmen, denn der Obergang von der methodo-
also die Tat, die die Wesenheit der Wirklichkeit (Welt) zusammen mit seinem Selbst be- logischen zur idealen Einheit ist von Fichte beabsichtigt. Durch die Bestimmung dieses
stimmt (ausmacht, kennzeichnet), deren Realisation vom AnstoB des Nicht-Ich ab- übergangs wollte er, daB das Ich ais einfaches An-sich (en soi) auf dem Niveau der in-
hangt. Diese freie Tat ist das eigentlich ontologische Moment, das die ontische Ver- tellektuellen Anschauung ein An-und-für-sich-selbst (pour-soi-en-soi) werde. Solange wir
schiedenheit bedingt. lm Zuriickgehen in sich selbst au Bert sich die Wesenheit der Wirk- im Feld der intellektuellen Anschauung bleiben, "ist" das Ich für den Philosophen von
lichkeit. diesem Feld aus, solI man zur "com-prehensio" (zur Zusammennahme = Gesamtheit) des

l
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Lehrsatz beginnt 34 • Was konnen wir aber von dieser These festhalten, die das Ver-
Selbst gelangen, welches dazu bestimmt ist, durch das es rein darstellende Ideal voll be-
dienst hat, vor der bekannten Schwierigkeit nicht zu zogern?
stimmt zu sein. Man konnte sagen, die intellektuelle Anschauung sei die ratio cogno-
Erstens ist von die sem Interpretationsversuch festzuhalten, daB der Begriff der in-
scendi und das Ideal die ratio essendi des Ich. Dieses ist der Grund, weshalb die Neue
tellektuellen Anschauung im selben Zeitpunkt zu suchen ist, in dem Fichte von WL
Bearbeitung, gleich wie die WL nova methodo von 1798 ais Prinzip ihrer Entwicklung
spricht. Zweitens ist die Gr\mdlage nach Hohler eine Einführung in die WL. Drittens ist
setzt: "Die Absicht ist doch eigentlich nur die, die intellektuelle Anschauung, ais Be-
das Ende der WL die Enthüllung des freien BewuStseins. Ich füge hier eine vierte Idee
dingung alles moglichen BewuBtseyns nachzuweisen,,25.
oder Forderung hinzu: die Grundlage muS mit der WL nova methodo 1798 verbunden
werden konnen.
Hierauf bezogen scheint Th. Hohler dem genauen Wortlaut der überschrift von 1794
Ill.
zu groSe Bedeutung beizumessen. Einerseits ist offensichtlich, daB Grundlage der ge-
samten WL nicht Einflihrung in die WL strictu sensu bedeutet: die überschrift bedeu-
Diese wenigen kurzen Hinweise führen zu einer gewaltigen Schwierigkeit: wie soli
tet Einflihrung in die WL ais Ganzes, sei es nun ais Grundlage zur Gesamtheit aller zur
man den Anfang der Grundlage der gesammten Wissenschaftslehre erkliiren? Peter
Wissenschaftslehre gehorenden Wissenschaften oder auch noch ais Grundlegung der
Baumanns sah sich gezwungen, meine allgemeine Interpretation zu widerlegen 26 ; aber
Moral und des Naturrechts, der Asthetik und der Physik. Dies ist jedenfalls die sehr be-
begierig über die klassische Interpretation hinauszugehen, schreibt er: "Quaestio facti
rechtigte MeinungSalomon Maimons, der schreibt: "Mit Freuden sehe ich dem Zeitpunkt
und quaestio iuris, metaphysische Deduktion und transzendentale Deduktion, würden
entgegen, von dem Sie sagen: daB, die Philosophie eine systematische Wissenschaft
in der Fichteschen Kategorienlehre wenigstens insoweit nicht zu unterscheiden sein, aIs
seyn soli. Ich werde auch meinerseits nicht ermangeln, nach meinen wenigen Kraften,
Inhalt und Gültigkeitsbedingungen der Kategorie der Realitiit zur Erorterung stan-
dazu beizutragen. Wir werden uns auf eben dem Wege antreffen, sollten wir ihn auch,
den,,27. Dies stimmt mit meiner Interpretation ausgezeichnet überein, in welcher die
wie es scheint, nach entgegengesetzter Richtung machen. Sie sollen ihn von oben her·
Entdeckung der Tatsache von deren Legitimation begleitct wird. Peter Baumanns
unter (von dem Begriff einer Wissenschaft überhaupt zu den konkreten Wissenschaften),
bringt jedoch keine wirkliche Losung zum Problem des Fehlens des Begriffs "intellek-
ich aber will denselben von unten heraufbeschreiben [ ... ]" (16. Oktober 1794)35.
tuelle Anschauung" und hait sich meines Eracht("ns im allgemeinen zu wenig an die in-
Und dies ist die Grundlegung, die Fichte schlieBlich zum alleinigen Gegenstand sei-
nere Entwicklung der Grundlage. Er macht nur eine, wenn auch sehr interessante An-
nes spekulativen Denkens macht: Alle Wissenschaftslehren sind Einführungen in zwei-
merkung hierzu: "Wir neigen dazu, bereits das bloSe oder reine Sich-Setzen aIs intel-
erlei Hinsicht: Einführung in das System der Wissenschaften (wie man dies am Ende
lektue11e Anschauung zu charakterisieren,,28. Diese Angleichung ist recht vage und frag-
der WL nova methodo 1798 sieht), also auch 1798 und 1800, von 1800 bis 1801 und
würdig, wenn auch "alle bedeutenden Leser" sie vollzogen haben. Wenn es namlich
schlieSlich von 1801 bis 180436 • Wenn aber andererseits der Begriff Wissenschaftslehre
wahr ist, daB die Tathandlung - die nichts anderes ist, ais das einfache Sich-Setzen -
die Wissenschaft ankündigen soli, so müssen wir zugeben, daS man etwas vom Gedan-
in vielem ais ein der intellektuellen Anschauung gleichbedeutender Ausdruck betrach-
ken Thomas P. Hohlers beibehalten kann. Fichte spricht tatsachlich in der Grundla-
tet werden darf, so muS dennoch gesagt werden, daS Fichte in den neu überarbeiteten
ge von der WL und definiert sein en philosophischen Weg vom ersten Paragraphen an
Ausgaben A, B und C den Platz der intellektuellen Anschauung nicht wei ter angezeigt
ais eine Vorbereitung zur WL. Genau sagt er: "Die Wissenschaftslehre sol1 seyn eine
hat. Der Ausdruck fehlt selbst, so viel ich weiS, in Fichtes mit der Grundlage in Zusam-
pragmatische Geschichte des menschlichen Geistes. Bis jetzt haben wir gearbeitet, um
menhang stehendem Briefwechsel 29 .
nur erst einen Eingang in dieselbe zu gewinnen; um nur erst ein unbezweifeltes Fakturn
Es ist das Verdienst Thomas Hohlers, die se Tatsache hervorzuheben: "Let us repeat",
aufweisen zu konnen,,37 .
so schreibt er, "in the Grundlage of 1794 no reference is ever made to any intellectuel
In der Grundlage ist diese ErkIarung unter Punkt sieben, der der Deduktion der Vor-
intuition,,30. Sich auf die soeben erwahnten Aussagen Fichtes und noch mehr auf die
stellung vorangehenden Bemerkungen enthalten. Das kann nichts anderes heiBen, ais
These stützend, nach welcher die WL mit der intellektuellen Anscha~ung beginnt, zieht
daS die WL strictu sensu erst lange nach der Errichtung der Grundlage beginnt.
er den deutlichen SchluS, die Grundlage sei keine WL, sondern nur eine Einführung in
Halten wir also die überlegung Thomas Hohlers fest, indem wir bestatigen, daB der
dieselbe 31 • Auch entdeckt er mit groSer Treffsicherheit die Grundlage ais "a descrip-
Anfang der Grundlage tatsachlich nicht durch die intellektuelle Anschauung bestimmt
tion of the structure of the transcendental imagination, which is the essence of the 1
ist, daS man aber nach der den drei ersten Lehrsatzen folgenden formalen Dialektik,
and its activity,,32. lm weiteren sagt er, die Bewegung der Grunàlage sei auf die Aktua-
wie Fichte selbst deutlich sagt, zur Grundlage der WL gelangt.
lisierung des BewuStseins der Freiheit ausgerichtet. "Since the consciounceness of this
Hier müssen nun mehrere wichtige Bemerkungen gemacht werden. Bevor man die
freedom has just emerged at the end of the Grundlage, the 1 can now mrn inwards and
intellektuelle Anschauung, mit der die eigentliche WL beginnt, aIs solche erkennt, da·
intuit itseIf,,33. Das Ende der Grundlage ware somit der Anfang der WL nova methodo.
durch, daS man dem ersten Gedanken Fichtes folgt, muS man darauf aufmerksam ma-
Und Thomas Hohler erinnert mit Genugtuung an das Vorwort derWL nova methodo
chen (und dies ist durchaus dem gemaS, was ich soeben sagte), daS, um das Ich ais in-
1798. Die Interpretation enthait noch viele hervorragende Einzelheiten, aber leider
tellektuelle Anschauung zu begreifen, die Arbeit des Philosophen notwendig ist. Er-
habe ich hier nicht die Zeit, sie einzeln zu erwahnen. So muS ich auch darauf ver-
wahnen wir den wichtigen Text: "Das Ich ist in dieser Gestalt nur für den Philosophen,
zichten, zu zeigen, wie nach demselben Interpreten die WL 1798 mit dem dritten

.. ............
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- 205-
und dadurch, daB man es fasst, erhebt man sich zur Philosophie,,38. Nun will man
gemacht werden, aber, um den Vortrag nicht allzusehr in die Lange zu ziehen, verzich-
aber, allen Aussagen Fichtes widersprechend, daB diese Besitznahme des Subjekts
te ich darauf.
nicht nur yom ersten Paragraphen an gegeben sei, sondern daB sie sogar der Se1bstbe-
sitz des Subjekts sei. Damit würde denn die Arbeit des Philosophen auf zweifache
Weise gestrichen. Einerseits will man, ~aB er sofort im Besitz seiner Grundlage sei,
IV.
andererseits solI diese Grundlage von Anbeginn an-und-für-sich klar sein. Dies war,
nach meiner Meinung, der Fehler Martial Gueroults; eine Tauschung, die umsoweniger
Nachdem wir den wirklichen Anfangspunkt der Grundlage gekennzcichnet haben, ist
zu verstehen ist, aIs er in seiner Interpretation einiger gewisser Punkte der WL von
es an der Zeit, das Subjekt ais intellektuelle Anschauung zu bestimmen. Selbstverstand-
1801 und 1804, die Notwendigkeit des Philosophen, übeJ; sein Nachdenken zu re-
lich handelt es sich dabei um die transzendentale Einbildungskraft. Von dieser erklart
f1ektieren, da er erst dadurch zur reinen Selbst-setzung der Grundlage (des Grundes)
Fichte, daB "auf jene Handlung der Einbildungskraft die Moglichkeit unsers BewuBt-
gelange, richtig erfaBt hatte. Vergessen wir dabei nicht, daB Fichte demjenigen, der
seyns, unsers Lebens, unsers Seyns [ ... ] sich gründet,,46 . Daraus geht hervor, daB die tran-
seine Lehre studieren woIlte, anriet, sich nicht an einzelne Worte zu klammern: "Wer
szendentale Einbildungskraft auch Funktionen der intellektuellen Anschauung erfüllt:
meine Schriften studieren will, dem rathe ich, Worte Worte seyn zu laBen [ ... ],,39.
sie ist mittels ihrer Handlungen der Grund und die Moglichkeit (essentia) des BewuBt-
Demzufolge kann am Anfang der Grundlage das Vorgehen nur dem Philosophen
seins, des Lebens, des Seins für uns;ja sie ist es, die das Wesen unseres Ichs bestimmt47 .
und nicht dem Ich zugeschrieben werden. Lassen wir dabei den übergang von einem
lch lege groBen Wert auf den Ausdruck "Unser Seyn für uns". Dies entspricht genau
Lehrsatz zum anderen mittels logischer Voraussetzungen 40 beiseite. Es ist jedoch of-
dem. was Fichte in seinen Einleitungen von 1797 entwickelt hatte: Wir haben gesehen.
fensichtlich. daB der Wortlaut des dritten Lehrsatzes fùr und durch die Reihe der philo-
wie er die intellektuelle Anschauung in der zweiten Einleitung nicht nur ais das Be-
sophischen überlegungen gültig ist. "Ich setze im Ich dem theilbaren lch ein theilbares
wuBtsein von dem, was ich tue, also yom Sein fiir sich, hier: "für uns", bestimmte, son-
Nicht-Ich entgegen,,41. Da Fichte diesen Satz in Sperrdruck setzt, kann man sicher
dern vor alIem aIs Bedingung der Moglichkeit des SelbstbewuBtseins.48 Dies wollte ich
sein, daB er in der knappsten und genaùsten Form ausgedrückt ist. Wie soli te man diesc
erkIaren, indem ich beim Begriff der aus dialektischen Synthesen bestehenden Reihe
Formel dann anders erklaren, ais indcm man liest: "Ich ais Philosoph sage: Ich setze im
die überprüfende Funktion der transzendentalen Einbildungskraft bestimmte49 .
absoluten Ich dem theilbaren Ich ein theilbares Nicht-Ich entgegen"? Ich jedenfalls
Die transzendentale Einbildungskraft ist ohne Zweifel ein "ZuIÜck-Gehen in sich
kann diese Formel nicht anders verstehen. So sehe ich nicht ein, wie man sinnvoll und
selbst". Diesen Punkt aufzustellen, ist, wie ich gestehen muB, sehr schwierig, aber er
mit Vorteil lesen konnte: "Ich, ais absolutes Ich, setze im absoluten Ich dem theilba-
gibt den zumindest allgemeinen Sinn der Deduktion der Vorstellung. Diese ist in den
ren !ch cin theilbarcs Nicht-Ich entgegen". Wenn dies wirklich der Gedanke Fichtes ge-
Augen des philosophierenden Subjekts, das sich mit Zuschauen begnügt und ihr kein
wesen ware, so hitte er geschrieben: "Das Ich setzt in sich das theilbare Ich und das
Gesetz vorschreibt, die Handlung des In-sich-Zuriickgehens, Handlung, die die Vernunft
theilbare Nicht-Ich". Tatsache bleibt, daB er dies nicht schrieb. Hier stoBen wir auf den
mit ausmacht und von Anfang bis Ende durch das Schweben der transzendentalen Ein-
schwachen Punkt der meisten Kommentatoren: sie vernachhissigen die philosophische
bildungskraft aIs Moglichkeit (essentia) jeglichen BewuBtseins getragen wird. In einem
Reihe. Dabei belastet man sich nicht nur mit unlosbaren Schwierigkeiten, sondern, und SO
wichtigen Brief an Reinhold yom 2. Juli 1795 bemerkt Fichte: "Der Eingang in mei-
das ist meine zweite Bemerkung, man verpa.'3t die groBe Originalitat Fichtes in bezug
ne Philosophie ist das schlechthin unbegreifliche; dies macht dieselbe schwierig, weil
auf Kant.
die Sache nur mit der Einbildungskraft, und gar nicht mit dem Verstande angegriffen
Kant und auch Reinhold bedienten sich der Begriffe für die Fahigkeiten der See-
werden kann; aber es verbürgt ihr zugleich ihre Richtigkeit". Es ist interessant, festzu-
le, so wie sie diese in Fachbüchern vorfanden, und wenn Kants Denkweise transzenden-
stelIen, daB dies genau mit den Ausführungen der Grundlage vor der Deduktion der
tal war in bezug auf die praktische (reale) Wissenschaft42 , so war sie hingegen empi-
Vorstellung übereinstimmt. Drei Ausdrücke kehren wieder: a) Philosophie = WL, b)
risch in dem MaBe, wie er, der ausgerechnet behauptet hatte, das Objekt drehe sich um
Eingang (GA, l, 2, S. 365; GA, Ill, 2, S. 344), c) transzendentale Einbildungskraft.
das Subjekt43 , in seiner Reflexion es sich um das Objekt drehen lieB 44 . Durch die Reihe
In einem gewissen Sinn überholt Fichte Kant bei weitem, in einem andern wieder
des Philosophen. ais notwendige Vorannahme, der WL, verstanden ais eine Bewegung
nicht. Die transzendentale Einbildungskraft, entdeckt aIs intellektuelle Anschauung,
des für sich realen Subjekts, brachte Fichte das Willkürliche in Kants Philosophieren
ist weit davon entfernt, vorausgesetzt zu sein, wie dies bei Kant der FalI ist, das heiBt,
zum Verschwinden. Darin besteht der eigentliche Fortschritt von Kant zu Fichte. Von
sie wird durch die im dritten Lehrsatz begründete Dialektik deduziert: "Unsere Auf-
nun an kennt man die Bestimmung des philosophischen Nachdenkens. Es muB mittels
gabe war, zu untersuchen, ob, und mit welchen Bestimmungen der problematisch auf-
seiner Arbeit an den Punkt gelangen, wo es sich selbst ais Bestimmendes aufgibt (auf-
gestellte Satz: Das lch sezt sich, ais bestimmt durch das Nicht-Ich, denkbar ware. Wir
hebt) zugunsten der aus dem Ich kommenden Bestimmung. Dies drückt Fichte in
haben es mit allen moglichen durch eine systematische Deduktion erschopften Bestim-
Punkt acht vor der Theorie der Vorstellung in der Grundlage aus, wo er die Reihe des
mungen desselben versucht; haben durch Absonderung des unstatthaften und undenk-
Philosophen und die des schlieBenden Subjekts miteinander vergleicht: ,,[ ... ] und die
baren das denkbare in ein€n immer engeren Zirkel gebracht, und so Schritt vor Schritt
philosophische Reflexion, die jener bloB folgen kann, aber ihr kein Gesetz geben darf,
uns der Wahrheit immer mehr genahert, bis wir endlich die einzige mogliche Art zu
nimmt nothwendig die gleiche Richtung,,4S. Es müBten hier noch viele Bemerkungen
denken, was gedacht werden solI, aufgefunden"Sl .

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1
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ren Gehalt wird, dessen Verbindung mit der leit grundlegend ist: .. Für die blofk reine
Die transzendentale Einbildungskraft ist also keinem psychologischen Fachbuch
entnommen und in die Philosophie eingeführt worden, sondern man gelangt zu ihr auf Vernunft ist alles zugleich; nur für die Einbildungskraft giebt es eine Zeit"s6.
der Suche nach dem Eingang in die WL mittels einer schwierigen Dialektik, deren Syn- Eine Randbemerkung freilich! gewiB, aber sie ist von groBer Wichtigkeit: Sie trennt
thesen ich anderswo einzeln erkHirt habe. Fïchte rechtfertigt die transzendentale Ein- Fichte grundsatzlich von Schelling und bestimmt 1794 das Gebiet des Daseins durch
bildungskraft auf transzendentale Weise, wahrend Kant sie ais natürliche Fahigkeit der die leitlichkeit; und die inteIlektuelle Anschauung ist diese geheime Bewegung der
Zeitlichkeit, dieser "in den Tiefen der menschlichen SeeIe" versteckte Mechanismus~7.
menschlichen Psyche darstellt. Andererseits bleibt die transzendentale Einbildungs-
Und }o'ichte bestimmt diesen aIs die Beziehung des lchs zu sich selbst: "Dicser Wcchsel
kraft ais Eingang in die WL, für Fichte wie für Kant, das dem menschlichen Geiste in
seiner Gesamtheit (Totalitat) anhaftende Verfahren. Es handelt sich um das An-sich, das des lch in und mit sich selbst, da es sich endlich, und unendlich zugieich sezt -- cin
si ch bis zum An-und-für-sich-selbst der transzendentalen Idee erheben solI. Fichte sagt WechseI, der gleichs~m in einem Widerstreite mit sich selbst bestcht, und dadurch sich
dies ausdrücklich beim AbschluS der am Anfang des vierten Paragraphen eingeführten selbst reproducirt, indem das Ich unvereinbares vereinigen will, jetzt das Unendliche
Dialektik der GrundJage: "lm praktischen Felde geht die Einbildungskraft fort in's un- in die Form des endlichen aufzunehmen versucht, jezt, zuruckgetriebcn, es wieder aus-
ser derseIben sezt, und in dem nemlichen Momente abermals es in die Form der End-
endliche, bis zu der schlechthin unbestimmbaren Idee der hochsten Einheit, die nur
lichkeit aufzunehmen versucht - ist das Vermogen der Einbildungskraft"s8. Diese
nach einer vollendeten Unendlichkeit moglich ware, welche selbst unmoglich ist"S2.
Systole und Diastole der transzendentalen Einbildungskraft, .. das wunderbarste seiner
Vergessen wir nicht, daS Fichte sich hier noch an Kant anschlieSt, auch wenn die
Vermogen"S9, bildet das BewuBtsein ais Leben und Zeitlichkeit: "Dieses fast immer
Terminologie sehr verschieden ist. Sagen wir, daS für Fichte die Einbildung~kraft das
verkannte Vermogen ist es, was aus steten Gegensatzen eine Einheit zusammenkoüpft,
Gemüt aIs Noumenon ist, das bis zur transzendentalen Idee über sich hinausgehen soli,
- was zwischen Momente, die sich gegenseitig aufheben müssten, eintritt u.od dadurch
bis zur Vorstellung dessen, was vorstellt, anders gesagt zur Vorstellung des Vorstellen-
beide erhalt - es ist dasjenige, was allein Leben und Bewusstseyn. und insbesondrc Be-
den. So vereinen sich denn aile Denkrichtungen, um in der transzendentalen Einbil-
wusstseyn ais eine fortlaufende leitreihe moglich macht,,60. So sieht man, wie die tran-
dungskraft die intellektuelle Anschauung zu erblirken. Sie ist anwesend beim Eingang
szendentale Einbildungskraft, erstens das Subjekt (selbst) ist (es ware ein schwerer
in dÎe WL, dann ist sie, ais das die Deduktion antreibende Prinzip (Grundsatz), die
Fehler, sich das Ich ais ein Substrat vorzusteIlen, dessen Fahigkeiten Eigenschaften wa-
Handlung des In-sich-selbst-Zurückgehens und schlieSlich Grund des BewuStseins, wo-
ren); zweitens sieht man, wie das Therna der Zeitlichkeit wichtig ist: Die Einbildungs-
bei sie dem An-sich (das für sich selbst (Für sich) werden solI) entspricht.
kraft macht das BewuBtsein moglich ais Leben und ais Entwlcklung einer zeitlichen
R. Kroner hat die Wichtigkeit der transzendentalen Einbildungskraft richtig erfaSt.
Reihe; und drittens darf diese Bewegung (dieses Schweben) dem Ich im Wechsel mit
Die Seele des Fichteschen Systems (Das Ich setzt schlechthin sich selbst)s3 scheint in
sich selbst gleichgesetzt werden, viertens ist die Hauptfunktion der intellektuellen An-
der transzendentalen Einbildungskraft erreicht zu sein. Aber R. Kroner wirft Fichte
schauung hier vollendet: sie ist dasjenige, was sowohl das BewuBtsein ais auch das
vor, seine eigenen Gründe schlecht verstanden zu haben, und meint, die transzendenta-
SelbstbewuBtsein moglich macht, fünftens versteht man jetzt. wie sehr sich Schelling
le Einbildungskraft müsse weder theoretisch noch praktisch sein, sondern beides in
getauscht hat, ais er von einer geheimnisvollen Fahigkeit sprach, die uns erlauben wür-
einem, das heiSt spekulativ im Sinne Hegels. Kroner sieht nicht, daS theoretisch und
de, der leit zu entgehen.
praktisch Momente eines Werdeganges sind, wie wir soeben durch die Erwahnung der
Und gewiB schreibt Fichte das Foigende in Gedanken an den langen dialektischcn
beiden von Fichte angegebenen Momente in Erinnerung gerufen haben: Noumenon
Weg, der es ihm erlaubte, aIle ungenügenden Ansichten über die Beziehung (den Wech-
und transzendentale Idee. Aber trotzdem macht Kroner eine richtige Bemerkung zur
sel) zwischen lch und Nicht-Ich zu beseitigen: "Nur der transzendentale Philosoph,
transzendentalen Einbildungskraft: "sie wareS4 die absolute Tathandlung, von der das
nicht der Dogmatiker kann von der produktiven Einbildungskraft sprechen,,61.
System ausgeht"ss.
Ich habe hier nicht die Absicht, den Begriff der transzendentalen Einbildungskraft
vollkommen zu entwickeln: selbst ein ganzes .puch würde dazu nicht reichen. Ich moch-
te jedoch betonen, wie gründlich man alle transzendenten Begriffe aus dem Wege raumen
v.
muS, die die transzendentale Einbildungskraft in eine magische Fahigkeit verwandeln,
[ ... ] und daher kann die Zeit ais Form der intellektuellen Anschauung betrachtet wer-
die ohne unsere Kenntnis die Welt erschaffen würde. Ebenso muS jede Philosophie des
den, welche (intellektuelle Anschauung) dadurch, daB sie in diese Form aufgenommen
UnbewuSten ausgeschaltet werden, so wie diejenige Hartmanns Ende des neunzehnten
wird, versinnlicht wird,,62. So lauten d)e Worte Fichtes in der WL 1798. Dies bedeutet,
jahrhunderts. Beim heutigen Stand der philosophischen Wissenschaft erweisen sich aIle
daB die These der Grundlage auf genauere Weise wieder aufgenommen ist. Und man er-
diese MaSnahmen zur Abweisung falscher Ansichten ais nicht mehr so sehr notwendig.
innert mit Recht daran, wie Fichte anno 1797 die inteIlektueIle Anschauung ais Ge-
Es ist hingegen von hochster Wichtigkeit, den Zusammenhang (die Verknüpfung)
stalt (Form) der Ichheit sah, die ihr eigener Gehalt wurde. Von nun an ist die Form
zwischen der intelIektuellen Anschauung und der Zeitlichkeit hervorzuheben. Die tran-
des lch dieser Wechsel in und mit si ch selbst, wobei dieser auch die transzendentale
szendentale Einbildungskraft, zu welcher der Philosoph sich mittels der Dialektik er-
Einbildungskraft ist, die sich nie von der leit trennt. Wie war nun diese Entdeckung
heben muSte, ist nichts anderes ais das einfache Für-sich, die Form der Ichheit, die de-
moglich und wodurch wird sie a priori bègründet?
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Diese Frage fordert uns auf, den Ausgangspunkt der Grundlage neu zu betrachten. einfachen Vernunft, für die "alles zugleich ist". Folglich ist die intellektuelle Anschau-
Rufen wir in Erinnerung, daB am Anfang der Grundlage von keiner intellektuellen An- ung jeglichen Gehaltes entleert, und ich wLirde sagen, sic befinde sich erst in zweiter
schauung die Rede ist, noch weniger von einer Einbildungskraft. Besonders das Ietztere Linie im absoluten Ich. Ohne Zweifel erreicht der Philosoph dieses Moment der
muB uns zur Vorsicht mahnen; denn diese Einbildungskraft ist, von einem transzen- Ichheit, aber diese ist die Tathandlung und nicht die intellektuelle Anschauung aIs
dentalen Standpunkt aus gesehen, der Ausgangspunkt des BewuBt- und Se1bstbewuBt- transzendentale reproduktive Einbildungskraft. Aber wir kônnen noch wei ter gehen
seins. In der Sittenlehre schreibt Fichte: "Alles unser Bewusstseyn hebt mit Unbe- und darauf aufmerksam machen, daB das absolute Subjekt das auBerhalb jeglicher
stimmtheit an; denn es hebt mit der Einbildungskraft an, welche ein schwebendes und Grenzen gedachte Ich ist. In den Anmerkungen in den Eignen Meditationen über
zwischen entgegengesetzten schwankendes Vermogen ist,,63. Oh ne Zweifel ist es schwie- Elementar-Philosophie kann man lesen: "Das absolute Subjekt ist aber Gott, denn
rig, an Hand dieses Abschnittes den Anfang der Grundlage zu erkHiren. In meinem es ist Valenz,,6ll. Das vom Philosophen auf Grund der allgemeinen Logik konstruierte
Buch: .. Die menschliche Freiheit in Fichtes Philosophie" (La liberté humaine dans la Ich kennt keine Grenzen in bezug auf Raum und Zeit. Und insofern kann das abso-
philosophie de Fichte), bin kh von einer Interpretation der grundlegenden Lehrsatze lute Ich des Anfangs der Grundlage, obwohl es die intellektuelle Anschauung mitein-
ausgegangen, um die Wahrheit der transzendentalen Einbildungskraft hervorzuheben; schlieBt, aIs transzendentale Illusion bestimmt werden. Dazu die Erklarung Fichtes
hier stütze ich mich auf die Entdeckung der intellektuellen Anschauung, und versuche in der Anweisung zum seligen Leben: "Der wissenschaftliche Vortrag nemlich hebt
so, den ersten Grundsatz (Lehrsatz) zu erklaren. die Wahrheit aus dem von allen Seiten und in allen Bestimmungen ihr entgegenge-
So haben wir es denn, genau genommen, mit dem reinen Setzen des lch zu tun. setzten Irrthume heraus, und zeigt durch die Vernichtung dieser ihr gegenüberstehen-
Fichte sagt, es handle sich darum, dasjenige klarzustellen, genauer gesagt auszudrücken, den Ansichten, aIs irrig und im richtigen Denken unmoglich, die Wahrheit ais das
was "allem Bewusstseyn zum Grunde liegt, und allein es moglich macht,,64. Darin besteht nach Abzug jener allein übrigbleibende und darum einzigmôgliche Richtige: und in
eine der Eigenheiten der intellektuellen Anschauung. Ebenso hebt Fi,:hte, wenn er dieser Aussonderung der Gegensatze, und dieser Auslauterung der Wahrheit aus dcm
schreibt: "Was für sich selbst nicht ist, ist kein Ich,,65 , eine weitere Eigenschaft der in- verworrenen Chaos, in welchem Wahrheit und Irrthum durcheinander liegen, be-
tellektu'ellen Anschauung hervor, von der wir gesehen haben, daB sie dem Für-sirh ent- steht das eigentlich charakteristische Wesen des wissenschaftlichen Vortrages,, 70 •
spricht. In derselben Gedankenrichtung wird au ch das Sich-selbst-Setzen des Ichs be- Diese Erklarung, sage ich, entspricht genau dem dialektischen Fortgang, der zur
statigt: "Und [ . . . ] ftihrt [ . . . ] auf eine bestimmte Erklarung des Ich, ais absoluten Einbildungskraft führt. Wenn die These, nach der das absolute Ich in der transzen-
Subjekts. Dasjenige, dessen Seyn (Wesen) blos darin besteht, daB es si ch selbst aIs dentalen Illusion (Irrtum) beginnt, beibehalten wird, so aus zwei Cründen: Einmal
seyend, sezt,,66. Die transzendentale Einbildungskraft, mit der das BewuBtsein anhebt moche ich zeigen, daB die Grundlage vom transzendentalen Irrtum (vom "absoluten
(beginnt) hangt se1bst von nichts ab, und man kann sagen, ihr Wesen (essentia) be- Ich") zur Realitat (das ist die transzendentale Einbildungskraft) und von da zum Sein-
stehe darin, sich selbst ais Seiendes zu setzen, aIs produktives Handeln. Ich konn- Sollenden, dem Ideal fortgeht. Andererseits muB man aber darauf bestehen, und ich
te mit der Bestandsaufnahme der Moglichkeiten des absoluten Ichs noch lange fort- gestehe, es nicht genug getan zu haben, daB, wenn das Ich ein transzendentaler Irrtum
fahren; dabei kame man immer wieder zu der Feststellung, daB eine mittel- oder un- in theoretischem Sinne ist, Fichte, da er diesem keine Grenzen aufzwingen konnte,
mittelbare Entsprechung zur Definition der intellektuellen Anschauung besteht. kh gezwungen war, gewisse Satze ontologischen und nicht transzendentalen AusmaBes
würdc sagen, die intellektuelle Anschauung sei im absoluten Ich "miteingeschlosscn". zu schreiben. Dennoch ist dies kein praktischer Standpunkt, da in der Selbst-Setzung
Ich habe vorhin die Arbeit des Philosophen beim Aufbau des ersten Lehrsatzes kurz die Freiheit ihr voiles Vermogen entfaltet. Allein auf dem Standpunkt des ersten Para-
erwahnt; ich bc:stimme diese naher, indem ich Kroner zustimme, der treffend sagt: graphen kann der ursprongliche Sinn der Satze (Aussagen, Behauptungen) nicht unter-
"Das absolute Ich ist absolu te Sich-selbst-Setzung und ist doch auch durch den Philo- schieden werden, umsomehr, da sie dann durch die Affirmation des Ich aIs intellektuelles
sophen und nur durch ihn gesetzt,,67. Ganz anders steht es mit der transzendentalen Unendliches vermischt werden - eine Aussage, die Fichte verwirft, sobald er die tran-
Einbildungskraft: sie ist die intellektuelle Anschauung eines Ich, das für sich selbst szendentale Einbildungskraft erreicht hat 71. Es handelt sich um eine allgemeine Mehr-
(Für-sich) geworden ist. Das absolute Ich am Anfang der Grundlage hingegen, ist nur deutigkeit. Nehmen wir einige Aussagen Fichtes, so den Satz, der das absolu te Ich de-
cin Für-sich durch und für den Philosophen. Dies ist ein sehr wichtiger Unterschied, finiert: dasjenige, dessen Wesen nur darin besteht, sich selbst aIs seiendes zu setzen, ist
und im Allgemeinen proft man nicht aile Implikationen, die er enthalt: Alle Bestim- das absolu te Subjekt. Man kann diesen Satz in die Sprache Spinozas übertragen; das
mungen des absoluten Ichs, die in Beziehung mit der intellektuellen Anschauung ge- würde dann heif~en: "Id cujus Natura (essentia) in eo tantum consistit quod seipsum
bracht werden konnen, sind durch den Philosophen vermittelt. Nun ist es das Ziel Fich- ponit ut existens". Man spürt, daB das absolute Ich "verwesentlicht" (hypostasiert) ist.
tes, und darauf bezieht sich die Theorie der Reihen 68 , diese intellektuelle Anschauung Auch der Satz, nach dem "alles. was ist, nur insofern ist, ais es im Ich gesetzt ist. und
auf direktem Wege auszudrücken. auBer dem Ich nicht" ist. schickt uns, weit davon entfernt, die Einheit der Apperzeption
Aber es gibt eine weit einfachere Erklarung, wieso die intellektuelle Anschauung aus- auszudrücken, zum fünfzehnten Lehrsatz des ersten Teils der Ethik zurück. Die Liste
schlieBlich aIs "eingeschlossen" in der Entwicklung des ersten Lehrsatzes vorkommt; der Satze kônnte noch lang sein. Ich beschranke mich hier auf die gegebenen Beispiele.
die Zeitlichkeit ist ganzlich abwesend. lm ersten Paragraphen der Grundlage geht man Diese Mehrdeutigkeit verliert sich nun in der pragmatischen Ceschichte des menschli-
nicht nur nach den Gesetzen der aIlgemeinen Logik vor, sondern man folgt auch der chen Geistes, die der Philosoph .. schreibt", der zusieht, wie das 8ewuBtsein für si ch ein

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- 210-
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FÜf-sich selbst wird, wie es in sich zuriickgeht, um sich zu durchdringen. Aber wenn
Anmerkungen
man sich zur praktischen Philosophie erhebt, sieht man das Ich, wie es sich in seinem
wirklichen transzendentalen Sinn erfa6t (begreift); und ich zitiere den beriihmten Text:
1. GA l, 2, S. 48, 57.
"Das Ich fordert, da6 es aile Realitlit in sich fasse, und die Unendlichkeit erfülle. Die- 2. Brief von Schelling an Hegel yom 4. Februar 1795: Fichte wird anerkennen, daB Schelling zu-
ser Forderung liegt nothwendig zum Grunde die Idee des schlechthin gesezten, unend- mindcst im Gegensatz zur Lehre Spinozas einen guten Weg eingeschlagen hat. Dazu der Brief Fich-
lichen Ich; und dieses ist das absolute Ich, von welchem wir geredet haben. (Hier erst tes an Reinhold yom 2.Juli 1796.
wird der Sinn des Satzes: das Ich sezt sich selbst schlechthin, vollig klar [ ... ].,,72 Man 3. Schelling, Werke, Hrsg. Schrüter, Bd. I, S. 126.
4. A. Philonenko, La liberté humaine dans la philosophie de Fichte. Paris 19fifi, p. 84 sq.
steIlt leicht fest, da6 Fichte die Betonung auf den Satz legt, der, wie er sagt, "die See- 5. A. Philonenko, L 'OeUl>re de Kant. Paris 1968-70, p. 91.
le" seines Systems ausmacht: dieser Satz ist es, der endlich klar wird, und mit ihm klart 6. Dies ist der Grund, weshalb Schelling in vollkommenem Gegensatz zu Fichte schreibt: "Ge.
sich auch der Begriff des Ideals, mit welchem die Grundlage endet. (Den unbeugsamen wiss, die Philosophie kann den Schritt yom Unendlichen zum Endlichen nicht tun, aber sie kann
Unterstützern der hegelianischen These, nach welcher die Grundlage ohne Vorbehalt yom Endlichen zum Unendlichen gdangen." (SW l, S. 238.).
mit der inteIlektueIlen Anschauung beginnen soli, stelle ich die Frage, wie man denn 7. Vgl. Peter Baumanns, Fichees urspTÜnglz'ches System. Stuttgart - Bad Canstatt 1972, p. 73.
8. Schelling, SW l, 6, S. 242.
erklaren konne, da6 Fichte erst im fünften Paragraphen der Grundlage sagen kann, der 9. Hegel, SW (Glockner) l, S. 77.
Hauptsatz, das hei6t "die Seele" seines Systems sei klar.) 10. Hegel, SW l, S. 143.
"Die herrschende Vorstellung von der Wissenschaftslehre scheint sich auf die Aus- Il. X. l'illie tte , Etudes Fichtéennes, in: Archives de philosophie XXX (1967).
sage einiger wenigen Individuen zu gronden, die sogar den 5ten §. der alten Darstellung 12. S. vor allem T. I, p. 269.
gar nicht, oder nicht mit gehoriger Aufmerksamkeit, gelesen haben mogen.,,73 13. a.a.O., T. l, p. 124. Es b1eibt erstaunlich, daB M. Gueroult, der anderswo schreibt, "la
réalité tout entière est absorbée par la pensée rationnelle, J'extériorité n'est plus absolue, mais
Allein auf diesem intellektuell anschaulichen Grund, das hei6t auf produktiver und n'est qu'une simple limite de l'intériorité dans l'intuition intellectuelle" diese Grenze nicht naher
zeiterzeugender Einbildungskraft, kann die zum Sein hin offene Lehre mittels des rei- beslimmt hat.
nen Sollens aIs Horizont der Intentionalitat errichtet werden. Man kann die Moglich- 14. X. Tilliette, Etudes Fichtéennes, a.a.O.
keit deT Intersubjektivitat nur verstehen, wenn man, wie ich zu zeigen versucht habe, 15. GA l, 4, S. 196.
16. GA l, 4, S. 186.
der von deT Illusion (vom Irrtum) zur Idee führenden Dialektik durch den Schematis- 17. GA l, 4, S. 195.
mus foigt. Diese Intersubjektivitat?ll entspricht der in der zweiten Vorlesung der Be- 18. GA l, 4, S. 217.
stimmung des Gelehrten dem Philosophen zugeteilten Aufgabe. Durch diesc Bestim- 19. Ebellda, p. 214.
mung deT inteHektueHen Anschauung wird Material zu einer Fülle von Überlegungen 20. L 'oeuvre de Kant, T. l, p. 109.
21. GA l, 4, S. 276.
geliefert. Es ist schade, daB ich hier nicht darauf eingehen kann, denn schlieBlich ist es 22. GA l, 4, S. Z19.
wenig befriedigend, die gemeinsame Inspiration der Grundlage und der WL nova metho- 23. GA l, 4, S. 265 f.
do von 1798 allein auf Grund der Zeiten-Theorie zu beweisen. Unvollstandigkeit ist 24.1ïjdschnft l'oor Filosv'ie (Maart 1975), p. 56.
jedoch das Schicksai eines jeden Vortrags, der auf einen grundlegenden Punkt einer 25. Neue Bearbeitung der WL, Kopie R. Lauth, S. 5.
26. P. Baumanns, a.a.O., S. 77 f.
groBen Lehre begrenzt ist.
27. Ebenda, S. 98--99.
28. Ebenda.
29. GA 1,2, S. 175--247.
lch glaube kaum, da6 diese Erorterungen, vorausgesetzt, sie seien aufschluSreich für 30. Tijdschrift voor Filosofie, a.a.O., p. 57.
Fichtes erste Periode, genügen, um an die spateren Bestimmungen der Philosophie der 3t. Ebenda, p. 57: "The Grundlage is not yet a WL, but only an introduction to il."
32. Ebenda.
WL heranzugehen. Wenn die Bestimmung des Menschen im groBen tatsachlich dem 33. Ebenda, S. 58.
Verlauf der Grundlage folgt, indem sie vom Zweifei (Illusion, Irrtum) zum Wissen 34. Ebenda, S. 61~62. Ich bezweifle, daB die IVL nova methodo mit dem 3. Grundsatz beginnt,
(Einbildungskraft) und schiieBlich zum Glauben (der praktischen Idee des lch) fort- denn dieser ist der Lehrsatz einer Dialek tik philosophischer Systeme, die man im J ahr 1798 nich t
schreitet, so ist hingegen die Lehre der Zeit ganzlich neu überarbeitet. Die Zeit ist nicht mehr findet.
35. GA Ill, 2, S. 206 f.
mehr der Ather des BewuBtseins, und auch sagt Fichte nicht mehr, es sei unbegreiflicb,
36. Vgl. Martial Gueroult, a.a.O., T. l, p. 150. Ich folge hier nicht dem Schema Gueroults, da
ein anderes Leben zu leben, ais das empirisch zeitliche 75 • In der F olge verschwindet es nicht ais verbindlich gelten kann.
der ausschlieSlich menschliche und praktische Standpunkt des Kampfes um die Pflicht 37. GA l, 2, S. 365.
in der Geschichte, obwohi Fichte sowohi in den Grundzügen des gegenwiirtigen Zeit- 38. GA l, 4, S. 266.
alters aIs auch in den Reden aR die deutsche Nation versucht, die Konzeption der !S9. GA III, 2, S. 344 (2. Juli ) 795).
40. La Liberte humaine dans le philosophie de Fichte, § 54; X. Tilliette, a.a.O., p. 602 Sl).
Geschichte zu begründen. Was uns die transzendentale Einbildungskraft aIs intellek- 41. GA l, 2, S. 272.
tuelle Anschauung brachte, war die Moglichkeit der Geschichtlichkeit, und deshalb 42. Zu diesem ganzen Problem vgl.: L 'oeuvre de Kant, T. 1.
wird die Lehre von 1794 ihren Wert ewig behalten. 43. Kant, Ak.-Ausg. Bd. III, S. 12.

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44. R. Kroner, Von Kant bis Hegel, Tübingen 21961, Bd. I, S. 92 ff.
45. GA J, 2, S. 365.
46. GA l, 2, S. 369.
47. Vgl. dort § 2.
48. GA J, 4, S. 214.
49. La liberté humaine . .. § 94.
50. GA III, 2, S. 344. REFERENCES
51. GA J, 2, S. 362.
52. GA J, 2, S. 361.
53. GA III, 2, S. 344.
54. R. Kroner, a.a.O., Bd. l, S. 481.
55. Ebenda, S. 480.
56. GA J, 2, S. 360.
57. Kant, Kritik der reinen Vemunft, Ak.-Ausg., Bd. III, S. 136. Préface . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . _ ......... . 7
58. GA J, 2, S. 359.
59. GA J. 2, S. 350. l. Lecture du schématisme transcendantal (Extrait de 200 Jahre, Kritik
60. GA l, 2, S. 350. der reinen Vernunft, Gerstenberg Verlag, Hildesheim, 1981) ..... Il
61. NS II, S. 68.
62. Ebenda, S. 459-460. II. Hegel critique de Kant (extrait du Bulletin de la Société française
63. SW IV, S. 194. de philosophie, 1968) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33
64. GA J, 2, S. 255.
65. GA l, 2, S. 260.
66. GA J, 2, S. 259.
III. L'Idée de progrès chez Kant (extrait de la Revue de Métaphysique
67. R. Kroner, a.a.O., Bd. l, S. 405. et de Morale, 1975) . . . . . . . . . . . . . . . _ . . . . . . . . . . . . . . . . 52
68. GA l, 2, S. 364 f.
69. GA Il.3, S. 170. IV. Souillure et pureté dans l'idéalisme allemand, (Extrait des Etudes
70. SW V, S. 422. philosophiques, 1973) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 76
71. GA J, 2, S. 361. ZUT Frage des Unendlichen bei Fichte kann G. Gurvitsch konsultiert wer-
den: Fichtes S"stem der konkreten Ethik. Tübingen 1924. V. Souveraineté et légitimité chez Kant et Fichte (Conférence
72. GA 1,2, S. 409--410; vgl. A. Schurr, Philosophie als System bei Fichte, Schelling und Hegel.
73. Vorrede zu die WL betreffenden wiss. Aufsiitzen von ca. 1806.
prononcée à l'Université de Genève et reprise en 1978 dans La
74. Vgl. R. Lauth, Le problème de l'interpersonnalité chez J. G. Fichte, in: Archives de Philoso- Revue de théologie et de philosophie) ................... . H()

phie XXV (1962), S. 325-344.


75. GA J, 2, S. 411. VI. Kant und die Ordnungen des Reellen (Extrait des Kant-Studien,
1970) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ln
VII. Kant et la philosophie biologique (voir les Mélanges offerts au
R.P. Régnier) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . IIH

VIII. L'antinomie du jugement téléologique (Extrait de la Revue de


Métaphysique et de Morale, 1978) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . IJS

IX. La doctrine kantienne de l'objectivité selon B. Rousset (Extrait des


Archives de philosophie, 1968) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1hO

X. Autour de Jaurès et de Fichte (Extrait de Erneuerung der


Transzendentalphilosophie im Anschluss and Kant und Fichte,
Frommann Verlag, 1979). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1TI

XI. Die intellektuelle Anschauug bei Fichte Extrait de Der


transzendentale Gedanke, Felix Meiner Verlag, (1981) ......... 1("

Nous remercions tous les éditeurs de nous permettre de regrouper n's


études qui dans le fait s'étalent sur quatorze années, pour leur amicale'
compréhension.

---01IIII
. .
L'objet de ces Etudes kantiennes est double. D'une part
il s'agit de compléter notre Oeuvre de Kant. D'autre part en
dépit de leur apparente diversité ces études s'organisent
systématiquement selon la structure de la philosophie kantienne.
Théorie 0, II), Morale (III, IV, V), Jugement réfléchissant (VI,
VII, VIII). L'étude IX doit être regardée comme une transition
vers deux contributions, l'une pratique (X) l'autre spéculative
portant sur le devenir du système kantien (XI).

ISBN 2-7116-2016-6 Prix: 75,00F.

III ï~ii~,lïirlil~' I ~ 1111


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