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Cette paix, qu'il y aurait entre les grands et les petits, entre les puissants et les faibles,
serait semblable à celle qu'on prétendrait y avoir entre des loups et des agneaux, lorsque
les agneaux se laisseraient déchirer et dévorer paisiblement par les loups. Ou, si l'on veut,
considérons la caverne de Polyphème comme un modèle parfait d'une paix semblable.
Ce gouvernement, auquel Ulysse et ses compagnons se trouvaient soumis, était le plus
agréable du monde ; ils n'y avaient autre chose à faire, qu'à souffrir avec quiétude qu'on
les dévorât. Et qui doute qu'Ulysse, qui était un personnage si prudent, ne prêchât alors
l'obéissance passive et n'exhortât à une soumission entière, en représentant à ses
compagnons combien la paix est importante et nécessaire aux hommes, et leur faisant
voir les inconvénients qui pourraient arriver, s'ils entreprenaient de résister à
Polyphème, qui les avait en son pouvoir ? (§228)
1
république de Rousseau, celle de la perfect democracy. Dans ce cas, le peuple garde
pour lui le pouvoir de faire les lois et nomme lui-même des officiers pour les faire
exécuter :
Quand des hommes s’unissent la première fois en société, leur majorité a sur eux,
comme cela a été montré, la totalité du pouvoir de la communauté qui réside
naturellement en eux ; elle peut donc user de tout ce pouvoir en faisant des lois
de temps en temps pour la communauté et en les faisant exécuter par des officiers
qu’elle désigne elle-même : dans ce cas, la forme du gouvernement est une
démocratie achevée…(§ 132).
2
majeur de la philosophie de Rousseau : la volonté générale1. La question est la
suivante : la théorie rousseauiste de la volonté générale permet-elle de surmonter les
risques de servitude identifiés dans le second Discours ? Doit-on redouter les effets
oppressifs d’une souveraineté populaire absolue ? Faut-il suivre Benjamin Constant et
accuser Rousseau d’avoir confondu, de surcroît, le sens de la liberté des Anciens
(participation au pouvoir politique) et de la liberté des Modernes (indépendance,
jouissance de ses droits, liberté de poursuivre ses activités économiques et sociales
dans la sphère protégée par la loi) ?
I. Le second Discours
1Voir C. Spector, Rousseau. Les paradoxes de l’autonomie démocratique, Paris, Michalon, « Le bien commun », 2015.
2Nous donnerons les numéros de page en Pléiade (Œuvres complètes, t. III) mais nous recommandons l’édition de poche
(GF-Flammarion, B. Bernardi et B. Bachofen éds.).
3
existe une « liaison essentielle » entre inégalité naturelle et inégalité conventionnelle
est une « question bonne peut-être à agiter entre des esclaves entendus de leurs
maîtres, mais qui ne convient pas à des hommes raisonnables et libres, qui cherchent
la vérité » (p. 132).
4
physique » (p. 193-194). Cela suffira, comme l’avait vu Montaigne (« Des Cannibales »,
Essais, I, 30), à justifier l’indignation à l’égard des pratiques des peuples « policés », à
tous égards contre-nature.
5
naturel en l’homme ? Rousseau privilégiera l’hypothèse de « principes » innés de
mouvement. Ces principes seront des passions.
2) D’un point de vue politique : les questions spéculatives ne sont pas autonomes dans
l’œuvre de Rousseau. Son véritable but en étudiant la nature est d’évaluer la
civilisation, de déterminer la légitimité de l’inégalité conventionnelle, sociale ou
politique. Comment comprendre, comme le diront les premiers mots du CS, que
l’homme soit né libre et qu’il soit partout dans les fers ? Cette distance entre le droit et
le fait ouvre le questionnement du DOI (que le CS non seulement ne reprendra pas
mais congédiera tout au contraire : « Comment ce changement s’est-il fait ? Je
l’ignore »). Dans le DOI, il s’agit de déterminer l’origine des hiérarchies sociales et de
la subordination politique en distinguant l’origine comme cause (factuelle) explicative
du fondement comme source normative (rationnelle) de justification.
Rousseau reste donc allusif sur la méthode qu’il entend opposer aux
jusnaturalistes anciens et modernes : il semble que la seule voie à sa disposition soit
celle de l’expérience de pensée, appuyée sur les données empiriques dont il dispose.
L’état de nature sera une fiction. Celui que Rousseau, sans crainte de négliger la
diversité empirique, nomme « l’homme sauvage » sera une « supposition », comme il
le dira à Christophe de Beaumont : « Cet homme n’existe pas, direz-vous, soit ; mais il
peut exister par supposition ». On ne peut s’empêcher de penser que Rousseau se fie
4 Les expérimentations auront plutôt lieu après Emile. Voir C. Martin, Educations négatives. Fictions d’expérimentations
pédagogiques au XVIIIe siècle, Paris, Garnier, 2010.
6
surtout au « sentiment intérieur » pour remonter à ses facultés primitives. Voir sa
Lettre à Vernes du 18 février 1758, in Lettres philosophiques, Paris, Livre de poche,
2003, p. 175 : « j’ai donc laissé là la raison et j’ai consulté la nature, c’est-à-dire le
sentiment intérieur qui dirige ma croyance indépendamment de ma raison ».
Dans cet esprit, les récits ethnologiques lui fournissent plutôt des illustrations
que des preuves ; ainsi lorsque le discours évoque « l’habitant des rives de l’Orenoque »
(p. 142). Les faits, qui ne sont pas « tous écartés » en réalité, viennent seulement à
l’appui du raisonnement et du sentiment. Les témoignages de l’histoire demeurent
incertains. Aussi la « méditation » sur « l’homme sauvage » abstrait l’emporte-t-elle
dans le corps du texte sur l’observation, beaucoup plus développée dans les notes (voir
notamment la note III qui évoque de nombreux exemples de nations sauvages et
d’enfants-sauvages, la note VI qui évoque les relations de voyageurs concernant la
vigueur et l’agilité des nations sauvages comme les Hottentots, ou la fameuse note X,
le plus souvent en dialogue avec Buffon). Rousseau cite alors quelques récits de
voyages, notamment Dapper, auteur d’une Description de l’Afrique (1668), Kolben ou
Francisco Correal dans son Voyage aux Indes occidentales (traduit en français en
1722), le Père Du Tertre ou La Condamine et surtout l’Histoire générale des voyages
de l’abbé Prévost, peut-être également Marc Lescarbot dans son Histoire de la
Nouvelle France, 1609, Lafitau ou le P. Charlevoix. Mais Rousseau ne se fie pas sans
réserve aux relations de voyageurs, pour des raisons qu’il explicitera dans la note X :
Depuis trois ou quatre cents ans que les habitants de l'Europe inondent les autres parties
du monde et publient sans cesse de nouveaux recueils de voyages et de relations, je suis
persuadé que nous ne connaissons d'hommes que les seuls Européens (…) il n'y a guère
que quatre sortes d'hommes qui fassent des voyages de long cours : les marins, les
marchands, les soldats et les missionnaires. Or, on ne doit guère s'attendre que les trois
premières classes fournissent de bons observateurs et quant à ceux de la quatrième,
occupés de la vocation sublime qui les appelle, quand ils ne seraient pas sujets à des
préjugés d'état comme tous les autres, on doit croire qu'ils ne se livreraient pas volontiers
à des recherches qui paraissent de pure curiosité (…) On n'ouvre pas un livre de voyages
où l'on ne trouve des descriptions de caractères et de mœurs ; mais on est tout étonné d'y
voir que ces gens qui ont tant décrit de choses, n'ont dit que ce que chacun savait déjà,
n'ont su apercevoir à l'autre bout du monde que ce qu'il n'eût tenu qu'à eux de remarquer
7
sans sortir de leur rue, et que ces traits vrais qui distinguent les nations, et qui frappent
les yeux faits pour voir ont presque toujours échappé aux leurs (p. 212-3).
8
Anciens, ou les hommes policés aux barbares. Une nouvelle figure surgit : celle du
sauvage, qui incarnera l’homme de la nature opposé à « l’homme de l’homme ».
Cette figure du sauvage est polémique. Selon Rousseau, tous les philosophes qui
l’ont précédé ont commis une erreur de méthode : aucun n’a tenu compte des
modifications profondes que la vie en société fait subir à la nature de l’homme. Au lieu
d’étudier l’homme par une méthode génétique (en suivant la généalogie des passions à
partir de l’état primitif), au lieu de prendre l’homme tel qu’il « sort des mains de la
nature », ils ont observé les hommes qu’ils les avaient sous les yeux. Procéder par
récurrence les a empêchés de remonter au véritable état de nature, et de « démêler la
graduation naturelle des sentiments » qui marque l’altération de leur nature. La
formule est célèbre : les philosophes se sont contentés d'observer et de décrire des
« âmes cent fois repétries et fermentées dans le levain de la société », sans s’apercevoir
qu’on ne saurait attribuer à des « sauvages » des lumières ni des passions que les
hommes n’ont pu acquérir qu’après des siècles de vie sociale. Or la distance qui sépare
l’homme sauvage de l’homme policé est immense : « ce qui fait le bonheur suprême de
l’un réduirait l’autre au désespoir ». Ainsi les philosophes et les jurisconsultes n’ont-ils
pas su faire la différence entre les impulsions primitives et les « passions factices » :
« Tous, parlant sans cesse de besoin, d’avidité, d’oppression, de désirs et d’orgueil, ont
transporté dans l’état de nature des idées qu’ils avaient prises dans la société : ils
parlaient de l’homme sauvage, et ils peignaient l'homme civil » (p. 132). L’analogie
avec la statue de Glaucus, défigurée par le temps et les orages, au point qu’elle
ressemblait moins à un Dieu qu'à une bête féroce5, est révélatrice : c’est l’altération
profonde et incessante de l’âme humaine qui a rendu l’homme méconnaissable, comme
la statue érodée par le vent. Au lieu d’un être « agissant toujours par des principes
certains et invariables », on ne voit plus à présent, selon Rousseau, que le « difforme
contraste de la passion qui croit raisonner et de l’entendement en délire » (p. 122).
5Voir Platon, République X, 611 ; mais la métaphore désigne chez Platon l’âme unie au corps qui lui fait subir mille
maux.
9
sensible ; et l’entendement privé de tout enracinement dans l’expérience sensible croit
pouvoir accéder aux vérités métaphysiques – aveuglement qui le conduit au « délire ».
Cette double errance est le fait de l’homme civilisé et plus encore des philosophes qui
prétendent le décrire. Comment y échapper ? Dans sa Préface, Rousseau pense pouvoir
s’exonérer de cette accusation, et se disculpe d’emblée d’avoir prétendu « voir ». Sa
méthode est conjecturale : « J’ai commencé quelques raisonnements ; j’ai hasardé
quelques conjectures » (p. 123). Du moins a-t-il conscience de l’ampleur de la tâche :
« car ce n’est pas une légère entreprise de démêler ce qu’il y a d’originaire et d'artificiel
dans l’homme, et de bien connaître un état qui n’existe plus, qui n’a peut-être point
existé, qui probablement n’existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d'avoir
des notions justes pour bien juger de notre état présent » (ibid.). C’est ici qu’il faut
mentionner la fonction paradigmatique de l’état de nature, ou du moins de « pure
nature » : celui-ci n’est pas pour Rousseau un système de manques que l’état civil
viendra combler (comme c’est le cas chez Hobbes ou in fine chez Locke), ni l’ensemble
des causes qui permettent de comprendre pourquoi les hommes l’ont quitté (valeur
étiologique et exégétique6), mais plutôt l’étalon à l’aune duquel juger les défauts de la
société civile, une mesure « naturelle » de sa corruption. L’état de nature fait figure de
critère permettant de mesurer l’éloignement de l’homme social par rapport à son
origine ; il sert à juger des défauts (plutôt que des avantages) de la société civile.
6 V. Goldschmidt, Anthropologie et politique. Les principes du système de Rousseau, Paris, Vrin, 1974, p. 180-186). Voir
également Jean-Fabien Spitz, « Etat de nature et contrat social », in Dictionnaire de philosophie politique, Philippe Raynaud
et Stéphane Rials éd., Paris, P.U.F., 1996, p. 234-239.
7 Ibid., p. 115-167.
8 Voir H. Gouhier, « Etat de nature et histoire », in Les Méditations métaphysiques de Jean-Jacques Rousseau, Paris, Vrin, 1970,
p. 11-24.
10
raison des enchaînements les plus vraisemblables : « c'est à l'histoire, quand on l'a, de
donner les faits qui les lient ; c'est à la philosophie, à son défaut, de déterminer les faits
semblables qui peuvent les lier ».
Remarque : Dans ses Cours sur Rousseau à l’ENS dispensés en 1972, Althusser
a mis en relief l’originalité de Rousseau par rapport aux penseurs du droit naturel qui
le précèdent. Certes, Rousseau manie les mêmes grandes catégories de réflexion : état
de nature, droit naturel, contrat social, souveraineté, droit civil, etc. Mais chez
Rousseau la genèse originaire ne fonctionne pas comme une genèse historique : il n’y
a pas de genèse réelle mais une analyse d’essence. La genèse n’est pas historique mais
théorique. Rousseau aurait identifié, mieux que quiconque, le cercle de l’origine : selon
Althusser, ce qui distingue radicalement Rousseau des penseurs du droit naturel, c’est
qu’il est le seul à penser le concept d’origine pour lui-même10. Penser ne signifie pas
seulement utiliser ou manipuler mais affronter le concept comme objet. Rousseau
témoigne d’une volonté de « creuser jusqu’à la racine ». Tel qu’il fonctionne chez ses
prédécesseurs, le recours à l’état de nature apparaît donc comme un cercle : on projette
le résultat sur l’origine pour mieux engendrer le résultat alors qu’en vérité le résultat
est déjà présupposé sous la forme de son origine. Chez les penseurs du droit naturel, le
recours à l’origine n’est qu’une forme déguisée de la justification de ce qui est là, du fait
accompli, de l’ordre régnant. C’est ce que pressent Rousseau : « on commence par
rechercher les règles dont pour l’utilité commune, il serait à propos que les hommes
convinssent entre eux et puis on donne le nom de loi naturelle à la collection de ces
9 Buffon, « De la formation des planètes » (1749), in Œuvres, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2007, p. 108.
10
L. Althusser, Cours sur Rousseau (1972), Y. Vargas éd., Paris, Le temps des cerises, 2012, p. 57.
11
règles » (p. 125). Voir aussi CS, I, 2 contre Grotius, apologète du fait accompli,
thuriféraire de la monarchie absolue11. Ainsi Rousseau, par la dénonciation du recours
comme opération circulaire et spéculaire, aurait-il remis en cause l’idéalisme de la
philosophie des Lumières. Sous cette condamnation de la fausse origine, de sa
structure et de sa fonction, nous découvrons que la fonction politique et théorique du
recours à l’origine la met en rapport avec l’histoire réelle, avec le présent historique. Il
ne s’agit plus seulement dans le second Discours d’une genèse théorique, mais selon
Althusser de l’invention d’une forme de philosophie de l’histoire : « quelque chose
alors se produit derrière cette réfutation radicale, quelque chose qu’alors Rousseau
prend nécessairement en compte, doit nécessairement prendre en compte et au
sérieux, quelque chose qu’il faut bien appeler provisoirement histoire »12. Pour
Rousseau, la nature est recouverte par toute l’histoire de ses modifications, par tous les
effets de son histoire, elle est « défigurée » par l’histoire de ses progrès, elle est
dénaturée. La nature est « aliénée », elle n’existe plus que dans l’autre que soi, que dans
son contraire, dans les passions sociales et dans la raison même soumise aux passions :
bref, la nature est aliénée dans son histoire réelle et c’est le résultat de cette aliénation
qui règne sur le monde présent.
11
Ibid., p. 63.
12
Ibid., p. 65.
12
Dans la Préface du second Discours, Rousseau reprend d’abord les critiques des
« Modernes » à l’encontre des juristes romains qui définissent les droits naturel
comme ce qui est commun aux hommes et aux animaux (Institutes de Justinien) et
confondent la nécessité s’imposant aux animaux et l’obligation associée à une loi
prescrite. Cependant, le point commun de Rousseau avec les « Modernes » est négatif.
Ceux-ci ont défini la loi naturelle « chacun à leur mode » et l’ont établie sur des
principes « métaphysiques ». L’erreur des jurisconsultes modernes (Rousseau cite
Burlamaqui, très influent à Genève) est d’envisager l’homme naturel comme un être
intelligent et libre, capable de connaître les lois naturelles et de s’y soumettre de son
plein gré. Les philosophes « s’accordent seulement en ceci, qu’il est impossible
d’entendre la loi de nature, et par conséquent d’y obéir, sans être un très grand
raisonneur et un profond métaphysicien » (p. 125). La méthode est circulaire et sans
portée réelle. C’est pourquoi Rousseau part de l’homme originel, de ses besoins, de ses
passions, de son ignorance : « tant que nous ne connaîtrons point l’homme naturel,
c’est en vain que nous voudrons déterminer la loi qu'il a reçue, ou celle qui convient le
mieux à sa constitution » (p. 125).
13
déconstruction est une démystification. A ce titre, l’introduction du Discours invoque
un enchaînement de prodiges pour rendre raison d’un retournement contre-nature :
« De quoi s’agit-il précisément dans ce Discours ? De marquer dans le progrès des
choses le moment où le droit succédant à la violence, la nature fut soumise à la loi,
d’expliquer par quel enchaînement de prodiges le fort put se résoudre à servir le faible,
et le peuple à acheter un repos en idée, au prix d’une félicité réelle » (p. 132).
B. L’homme naturel
Fermer tous les livres pour revenir aux « principes » (les passions motrices de
l’homme naturel) aura pour enjeu de rendre manifeste le passage de la nature à l’anti-
nature. Le plan du DOI en découle : dans la première partie du Discours, l’hypothèse
de l’homme naturel ne rencontre aucun obstacle, les principes restent purs ; dans la
seconde partie, les principes s’altèrent sous l’effet des circonstances plus ou moins
contingentes. L’homme sera ainsi analysé 1) du point de vue physique ; 2) du point de
vue métaphysique (celui de l’engendrement des idées et des connaissances) ; 3) du
point de vue moral.
13
Buffon, Histoire naturelle de l’homme, op. cit., p. 271-272.
14
Ibid., p. 355.
14
multiplier son pouvoir en accumulant des aptitudes complémentaires qu’aucun animal
ne rassemble jamais. Occupé exclusivement de sa subsistance, l’homme sauvage use
de son corps comme de son seul instrument, sans crainte de manquer (la nature, selon
Rousseau, est fertile), sans crainte non plus des bêtes féroces (son corps est robuste).
Quoiqu’en disent Hobbes, et in fine Locke ou Pufendorf, les hommes à l’état de nature
n’ont donc pas de passions violentes qui rendraient leur coexistence impossible. Les
besoins primaires sont simples et faciles à satisfaire ; ils se réduisent à rechercher l’utile
pour le corps (« la nourriture, une femelle, le repos ») et à éviter le nuisible (« la
douleur et la faim »).
Ce tableau de l’homme sauvage est orienté par une idée directrice : il s’agit de
montrer que rien ne le prédispose au conflit ou à la guerre, mais rien non plus à la
sociabilité. Rousseau croise les circonstances objectives (l’abondance naturelle,
postulat fondamental) et les caractéristiques de la nature humaine : dans les deux cas,
rien ne prédispose à la sociabilité ou au conflit, rien n’incite à la hiérarchie. L’état de
nature est atomique. L’autosuffisance conduit à l’absence de relations morales entre
les hommes : l’amour de soi, désir de conservation qui est le véritable « moteur » de la
machine humaine, ne requiert pas le secours d'autrui. Rousseau contredit les
jurisconsultes : l’homme qui cherche à satisfaire ses besoins s’éloigne des autres plus
qu’il ne s’en rapproche ; les objets de jouissance étant disséminés sur la terre, on ne
peut en jouir qu’en allant les chercher là où ils sont. De ce fait, l’état de nature est un
état de tranquillité relative : l’homme n’y est pas misérable, car il n’y est accablé
d’aucun des maux physiques ou moraux qui feront le malheur des êtres civilisés. Selon
Rousseau, ces maux résultent des conditions de la vie sociale. L’homme sauvage,
vigoureux et sain, ne souffre jamais : en vertu d’une forme de sélection naturelle, il est
soit en bonne santé, soit mort.
La conclusion s’adresse à tous ses prédécesseurs, qui ont voulu découvrir dans
l’état de nature un système de « manques » ou de privations qui auraient incité le
sauvage à abandonner sa condition originelle : « ce n'est donc pas un si grand malheur
à ces premiers hommes, ni surtout un si grand obstacle à leur conservation, que la
nudité, le défaut d’habitation, et la privation de toutes ces inutilités, que nous croyons
si nécessaires » (p. 139-140).
15
2) L’homme du point de vue métaphysique
Mais si l’homme est un animal, il est également davantage. Quel est le propre de
l’homme ? La question n’est pas purement spéculative, mais ordonnée au sujet que
Rousseau entend traiter : découvrir le propre de l’homme permettra de montrer ce qui
le prédispose ou non à l’inégalité, et dans un second temps ce qui le prédispose ou non
à sortir de l’état de nature égalitaire. Dire que « l’animal a des idées parce qu’il a des
sens » revient à s’inscrire dans la tradition empiriste, à la suite de Locke et de Condillac.
Pour Condillac, dont le Traité des sensations paraît un an avant le second Discours,
« Le jugement, la réflexion, les désirs, les passions, etc. ne sont que la sensation même
qui se transforme différemment »15. Condillac se démarque ainsi de Locke, en
affirmant la nécessité de penser la genèse des facultés, qui ne sont que des habitudes
acquises et non des aptitudes innées. Locke a également eu tort de distinguer deux
sources de nos idées, sens et réflexion, ce qui introduit beaucoup d’obscurités dans son
système. D’où la nécessité, selon Condillac, de proposer une génération des facultés de
l’âme : toutes les opérations de l’âme ne sont que la sensation qui se transforme
différemment. Rousseau, qui a lu l’Essai sur l’origine des connaissances humaines, lui
emboîte le pas ici, sans entrer dans le détail pour autant. Comme l’animal, l’homme est
d’abord capable d’acquérir des connaissances par l’intermédiaire de la perception
sensible : il ne se distingue donc pas spécifiquement par l’entendement. Des sensations
au jugement la différence n’est ici que de degrés, et non de nature (on notera que
Rousseau évoluera par la suite sur cette question, en se démarquant notamment
d’Helvétius dans la Profession de foi du Vicaire Savoyard au livre IV de l’Emile).
15 Condillac, Traité des sensations (1754), Paris, Fayard, 1984, p. 11. Voir A. Charrak, Empirisme et Métaphysique. L’« Essai
sur l’origine des connaissances humaines » de Condillac, Paris Vrin, 2003.
16
grandeur de l’homme. La liberté est ici conçue comme capacité de s’écarter de
l’instinct, qui signale le plus souvent un risque de chute ou de dépravation. La référence
implicite est sans doute à Buffon, qui soulignait à quel point les animaux sont
incapables de s’écarter des lois de leur nature (préférant se laisser mourir de faim
qu’essayer une nourriture non commune à l’espèce16). Aussi faut-il bien comprendre
cette affirmation d’un règne de la liberté, distingué du règne de la nature : en opposant
la puissance de choisir et le « sentiment de cette puissance » au pur mécanisme qui
explique la formation des sens et des idées, Rousseau n’entend pas faire ici une
profession de foi sur l’excellence de l’homme dans la Création : il indique seulement un
écart possible entre l’homme et sa nature – écart qui pourra expliquer la « sortie » de
l’état de nature lorsque les circonstances se modifieront.
Mais cette première caractéristique (la liberté) est encore trop controversée.
Après tout, l’impression de liberté pourrait être une illusion. Aussi Rousseau préfère-
t-il en fournir une autre : entre l’homme et l’animal, la différence tient à la perfectibilité
ou « faculté de se perfectionner » (p. 142). Le néologisme est créé par Rousseau, et
connaîtra une postérité impressionnante, de Condorcet à Auguste Comte. La
perfectibilité est une faculté, et c’est en un sens la faculté des facultés, celle qui permet
à toutes les autres, dans certaines circonstances, de se développer. A la différence de la
liberté, la perfectibilité inscrit l’individu dans l’espèce : tout acquis pourra être
conservé, amélioré et transmis. La perfectibilité est donc la condition sine qua non de
l’accumulation des connaissances et des techniques ; elle est une faculté
d’apprentissage qui se transmet de génération en génération, associant l’individu à
l’humanité. Rousseau met en exergue une donnée essentielle : la « constitution » de
l’homme évolue, et ce potentiellement à l’infini (ou « presque »), sans bornes a priori ;
l’esprit humain apprend par interaction avec le milieu et peut transmettre ce qu’il a
acquis. La nature humaine ne se définit que par cette capacité d’altération et de
développement : elle est un processus dynamique et non une donnée fixe et stable (ce
qui justifierait, au passage, la méthode des jurisconsultes).
17
de tous les malheurs de l’homme ; que c’est elle, qui faisant éclore avec les siècles ses
lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus, le rend à la longue le tyran de lui-même
et de la nature » (p. 142). La perfectibilité est source de vérités et d’erreurs, de vertus
et de vices. Contrant la tradition de la dignitas hominis qui fait de l’homme le maître
de la Création grâce à sa raison, Rousseau reprend le thème sceptique exploité par
Montaigne dans le sillage de Plutarque. A bien des égards, l’instinct vaut mieux que la
raison développée. Le providentialisme trouve un sens nouveau : « Ce fut par une
providence très sage, que les facultés qu’il (l’homme) avait en puissance ne devaient se
développer qu’avec les occasions de les exercer, afin qu’elles ne lui fussent ni superflues
et à charge avant le temps, ni tardives, et inutiles au besoin. Il avait dans le seul instinct
tout ce qu’il fallait pour vivre dans l’état de nature, il n’a dans une raison cultivée que
ce qu’il lui faut pour vivre en société » (p. 152). Mais comme pour la liberté, ce qui
importe ici est que la perfectibilité inscrive dans la nature de l’homme la possibilité de
développements divergents : l’homme ne sera pas cantonné à la nature, il pourra
rentrer dans l’histoire – et cette histoire même sera susceptible de développement
contraires. La question sera notamment de savoir si le progrès des connaissances est
« un dédommagement suffisant » des maux que les hommes s’infligent (p. 153). Mais
avant d’y venir, encore faut-il comprendre comment ce progrès s’amorce ou comment
la « perfectibilité » fait advenir des facultés qui n’existent pas a priori dans la nature.
18
sur l’entendement. Pour l’auteur du second Discours, les passions ne corrompent pas
seulement la raison : elles suscitent son développement.
19
question de priorité entre pensée et langage ne trouve aucune réponse évidente : faut-
il penser pour s’exprimer ou posséder des moyens d’expression pour penser ? La
question semble aporétique. Et si l’homme à l’état de nature n’a pas besoin de
communiquer à ses semblables sinon par le cri, comment comprendre la naissance des
mots, des idées générales et abstraites, de la syntaxe ou encore des temps verbaux ?
Chacune de ces découvertes a dû prendre « des siècles » et supposé tant le
rapprochement des hommes que l’élargissement de leurs besoins. C’est dire combien
la nature « a peu préparé leur sociabilité ». Contre les jurisconsultes, Rousseau établit
avec force que qu’il n’y avait entre les hommes à l’état de nature aucune relation autre
que fortuite, et par conséquent aucune « relation morale » (p. 146-152).
Dirigé à la fois contre Hobbes et Pufendorf, ce texte use du même argument pour
réfuter les thèses opposées de la guerre de tous contre tous et de la sociabilité naturelle.
20
Les besoins primaires n’ont pour effet ni de rendre les hommes amis, ni de les rendre
ennemis : « la nécessité de chercher à vivre force les hommes à se fuir », dit Rousseau
(EOL, chap. 2). A ce titre, l'état de nature est un état de dispersion et d’isolement. Les
hommes ne s’agressent ni ne se prêtent secours. L’homme nomade erre dans les forêts,
« sans industrie, sans parole, sans domicile, sans guerre et sans liaison, sans nul besoin
de ses semblables, comme sans nul désir de leur nuire, peut-être même sans en
reconnaître aucun individuellement » (p. 160). Comme le souligne Althusser, le
concept de « forêt » est comme la forme d’existence de la nature afin de pourvoir aux
besoins primordiaux : l’arbre fournit le fruit, l’abri et l’ombre ; il faut aussi que la forêt
soit à perte de vue, en tous lieux la même, constante, dénuée de saisons. C’est une
nature sans temps, la continuité immédiate et répétitive du même. Dans ce cadre, il n’y
a pas de raison que les hommes entrent en contact entre eux. Ainsi Rousseau répond-
il à la question de ce que doit être la nature et de ce que doit être le rapport de l’homme
à la nature pour que les hommes n’aient entre eux aucun rapport, pour que l’état de
pure nature soit un état de néant de société. Il n’y a à l’état de nature aucun penchant
amical ni hostile, pas de besoin naturel de société ; « La dispersion des hommes est
l’envers de la proximité de la nature »23. Ils n’ont pas besoin de s’entr’aider ni de se
déchirer : les hommes s’écartent parce qu’ils s’évitent, et ils s’évitent parce qu’ils n’ont
rien à gagner à se rapprocher, parce que la nature jamais ne s’écarte d’eux ; c’est elle
leur vraie société. La sociabilité n'est donc pas naturelle mais instituée, ce qui ne rend
pas l’homme méchant par nature pour autant :
N'allons pas surtout conclure avec Hobbes que pour n'avoir aucune idée de la bonté,
l'homme soit naturellement méchant, qu'il soit vicieux parce qu'il ne connaît pas la vertu,
qu'il refuse toujours à ses semblables des services qu'il ne croit pas leur devoir, ni qu'en
vertu du droit qu'il s'attribue avec raison aux choses dont il a besoin, il s'imagine
follement être le seul propriétaire de tout l'univers. Hobbes a très bien vu le défaut de
toutes les définitions modernes du droit naturel : mais les conséquences qu'il tire de la
sienne montrent qu'il la prend dans un sens qui n'est pas moins faux. En raisonnant sur
les principes qu'il établit, cet auteur devait dire que l'état de nature étant celui où le soin
de notre conservation est le moins préjudiciable à celle d'autrui, cet état était par
conséquent le plus propre à la paix, et le plus convenable au genre humain (p. 153).
23
Althusser, op. cit., p. 165.
21
Contre la thèse attribuée à Hobbes (et reprise par Diderot) du méchant défini
comme « enfant robuste », Rousseau soutient que le sauvage ne relève pas de cette
catégorie. La préface du De cive avait comparé l’homme primitif à un enfant, et le
méchant à un « enfant robuste » (puer robustus). Or pour Rousseau, l’expression
même est contradictoire : là où l’enfant ne peut satisfaire ses besoins, qui excèdent ses
forces, l’homme sauvage en est parfaitement capable, et n’a donc aucune raison d’être
« méchant ». C’est la fameuse thèse de la « bonté naturelle » de l’homme, que
Rousseau ne démontre pas stricto sensu24, mais qu’il oppose à ses adversaires comme
une conjecture plus crédible : « les sauvages ne sont pas méchants précisément, parce
qu’ils ne savent pas ce que c’est qu’être bons car ce n’est ni le développement des
lumières, ni le frein de la loi, mais le calme des passions, et l’ignorance du vice qui les
empêche de mal faire » (p. 154). La critique vaudra même contre Locke, qui a cru
l’homme capable d’obéir à la loi de nature : « Le raisonnement de Locke tombe en ruine
et toute la dialectique de ce philosophe ne l’a pas garanti de la faute que Hobbes et
d’autres ont commise, ils avaient à expliquer un fait de l’état de nature, et ils n’ont pas
songé à se transporter au-delà des siècles de société » (DOI, note XII). En un sens,
Rousseau reste bien sur le terrain de Hobbes : l’état de nature est un vide éthique, la
passion primitive est celle de la conservation. Mais la ressemblance avec la théorie
hobbesienne s’arrête là : car l’amour de soi est un simple souci de survie qui ne saurait
dégénérer en contemplation de sa propre puissance. Cette seconde étape, Rousseau la
réserve à l’état civil, où le développement perverti de l’amour de soi aboutira à la genèse
de l’amour-propre, source de tous les maux.
24Voir J. Cohen, « The Natural Goodness of Humanity », in Reclaiming the History of Ethics. Essays for John Rawls, A. Reath,
B. Hemran, C. M. Korsgaard éds., Cambridge, Cambridge University Press, 1997, p. 102-139.
22
se caractérise par l’identification spontanée à l’être sensible souffrant. C’est en ce sens
l’identité de notre nature sensible (et non rationnelle) qui est au fondement d’une
compassion grâce à laquelle le genre humain, mais aussi la création animale dans son
ensemble, est unie « par affection » (Emile, IV). La pitié est donnée ici (contrairement
à ce qui se passera dans l’EOL) comme indépendante de la raison et de l’essor de
l’imagination : elle ouvre, non à l’altérité comme telle, mais au partage des sentiments.
Celui qui éprouve la pitié s’identifie à l’être qui souffre tout en sachant qu’il n’est pas
lui-même immédiatement affecté ; aussi la douleur qu’il éprouve à voir souffrir autrui
le porte-t-il à tenter de le soulager – ce que Mandeville lui-même, l’un des « pires
détracteurs des vertus humaines » selon Rousseau, avait reconnu.
23
Rousseau se situe donc de façon originale entre Hobbes et Pufendorf : à ce
dernier, il répond qu’il ne peut y avoir à l’état de nature aucune idée de justice ou de
devoirs, pas plus que de loi ou d’idée de Dieu ; la pitié se substitue à l’hypothèse de la
sociabilité. Mais face à Hobbes, Rousseau refuse le réductionnisme qui reconduirait
toute motivation au mouvement vital comme à son origine unique ; il nie surtout que
le désir de se conserver, qui est effectivement la passion primitive de l’homme, puisse
conduire à une soif de pouvoir ou de prestige, et donc à un état de guerre : la volonté
d'acquérir pouvoir après pouvoir, Rousseau la réserve à l’homme civilisé. Elle ne peut
se comprendre sans le règne de l’opinion, de la comparaison et de la « fureur de se
distinguer ». La lutte pour la prééminence n’interviendra que lorsque les hommes
auront les moyens intellectuels de déterminer qui est (ou plutôt paraît être) supérieur
ou le meilleur. C’est dire qu’il faut comprendre en un sens bien particulier la bonté
naturelle du sauvage : cette bonté, qui n’est pas la vertu, est liée à l’existence de la pitié
ressentie par un « animal spectateur » pour un « animal souffrant », qui « tient lieu de
lois, de mœurs et de vertu, avec cet avantage que nul n’est tenté de désobéir à sa douce
voix » (p. 156).
Une dernière objection doit cependant être réfutée. L’amour n’est-il pas par
nature une passion violente qui pourrait susciter la rivalité, le conflit, voire la guerre ?
Rousseau écarte une fois encore ce casus belli : « Commençons par distinguer le moral
du physique dans le sentiment de l’amour » (p. 157). Là encore, l’auteur cherche à
distinguer le « factice » du naturel, qui se réduit au besoin physique le plus strict –
désir générique qui porte un sexe à s’unir à l'autre, et non préférence exclusive qui
détermine ce désir et le fixe sur un seul objet. Ce second aspect n’a pu venir que
tardivement, et, Rousseau y insiste, il n’est fondé que sur certaines notions de mérite
et de beauté que le sauvage n’est pas en état d’avoir (« toute femme est bonne pour
lui », p. 158).
Ainsi, loin de trouver dans l’état de nature des causes de rivalité et de guerre,
Rousseau n’y voit que des inclinaisons calmes et une absence de communication qui
équivaut à la paix. Les causes de guerre tenant à l’amour-propre apparaîtront plus tard,
et la note XV démarque strictement les deux principes : « Il ne faut pas confondre
l’amour-propre et l’amour de soi-même ; deux passions très différentes par leur nature
et par leurs effets. L’amour de soi-même est un sentiment naturel qui porte tout animal
24
à veiller à sa propre conservation et qui, dirigé dans l’homme par la raison et modifié
par la pitié, produit l’humanité et la vertu. L’amour-propre n’est qu’un sentiment
relatif, factice et né dans la société, qui porte chaque individu à faire plus de cas de soi
que de tout autre, qui inspire aux hommes tous les maux qu’ils se font mutuellement
et qui est la véritable source de l’honneur » (p. 219).
25
le sentiment de sa propre existence » (p. 192-3). Cette distinction entre existence
absolue et existence relative, entre règne de l’utile et règne de l’opinion, entre amour
de sa conservation et amour de sa réputation, est au cœur de l’argumentation
rousseauiste : les pathologies de la reconnaissance qui caractérisent la société
inégalitaire n’ont aucun fondement en nature. Axel Honneth s’en souviendra :
Rousseau n’est pas seulement l’un des fondateurs de la philosophie politique moderne,
mais aussi le précurseur de la philosophie sociale, qui comprend les pathologies de la
société civile à l’aune d’une nature non corrompue25.
25A. Honneth, « Les pathologies du social. Tradition et actualité de la philosophie sociale » (1994), in La Société du
mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, trad. O. Voirol, P. Rusch et A. Dupeyrix, Paris, La Découverte, 2006, p. 39-100.
26
marcher à quatre pattes, quand on lit votre ouvrage », lettre du 30 août 1755), il est
légitime de s’interroger : qu’en est-il de la valeur de l’état de nature ainsi
caractérisé ? Le second Discours peut donner l’impression d’une « idéalisation » de
l’homme sauvage et de la nature primitive – même si cette version sera réfutée dans
la réponse à Voltaire du 7 septembre 175526. Plus encore que dans le premier
Discours, le propos de Rousseau est ici ambigu :
- D’un côté, l’homme de l’homme est un échec. Du fait de la perfectibilité, l'homme peut
retomber plus bas que la bête. Ce genre de formules, que l’on retrouve avec le même
goût du paradoxe dans le Discours sur les sciences et les arts, a pu faire penser que
Rousseau louait la naïveté et l’innocence primitives. Le texte le plus probant en ce sens
est la célèbre note IX où Rousseau discute l’Essai de philosophie morale de Maupertuis
qui concluait que la somme des maux est supérieure à la somme des biens dans une vie
ordinaire. Pour Rousseau, Maupertuis a jugé l’homme civil et non l’homme de la
nature. S’il avait su voir l’homme originel, il se serait aperçu que « l’homme n’a guère
de maux que ceux qu’il s’est donné lui-même » (p. 202). Tous les ouvrages de la
civilisation, toutes les techniques, les sciences et les arts n’ont servi en définitive qu’à
le rendre malheureux et esclave. Corruption morale et corruption sociale sont
indissociables : en société, les intérêts des hommes sont antagonistes, le profit des uns
suppose le dommage des autres. Le mécanisme est inhérent à l’accroissement indéfini
des besoins, au désir de luxe et donc de richesses : les uns ne peuvent l’obtenir qu’au
détriment des autres. Le tableau de l’homme civilisé est donc bien pire que celui de
l’homme sauvage qui « quand il a dîné, est en paix avec toute la nature, et l’ami de tous
ses semblables » : passions violentes, désirs insatiables et inassouvis, travaux pénibles
des uns et ennui ou débauche des autres, vols, crimes et châtiments (p. 203). Rousseau
retrouve dans cette note les accents du premier Discours.
26 Voir aussi C. Lévi-Strauss, Tristes tropiques (1955), rééd. Paris, Terre humaine, 1998, chap. 38, p. 467-468.
27
Rousseau ira jusqu’à dire qu’il faut bénir la sortie de l’état de nature et de la « nullité »
qui y a cours. Selon cette interprétation, Rousseau ne critiquerait donc que les abus de
la raison – les sophismes de la raison calculatrice qui se subordonne à l’intérêt
personnel. Mais pourvoyeuse de tyrans et d’êtres dénaturés, la raison peut également
élever l’homme à la moralité. Ce sera le point de vue du Contrat social : « ce passage
de l’état de nature à l’état civil produit dans l’homme un changement très remarquable,
en substituant dans sa conduite la justice à l’instinct, et donnant à ses actions la
moralité qui leur manquait auparavant. C’est alors seulement que la voix du devoir
succédant à l’impulsion physique et le droit à l’appétit, l’homme, qui jusque-là n’avait
regardé que lui-même, se voit forcé d’agir sur d’autres principes, et de consulter sa
raison avant d’écouter ses penchants. Quoi qu’il se prive dans cet état de plusieurs
avantages qu’il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s’exercent et
se développent, ses idées s’étendent, ses sentiments s’anoblissent, son âme tout entière
s’élève à tel point que si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent
au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l’instant heureux qui l’en
arracha pour jamais, et qui, d’un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un
homme » (I, 8).
1) Une chiquenaude ?
L’état de nature est ce dont l’homme va sortir. Or qu’est-ce qui motive la fin de
cet état de nature clos et immobile ? Faute de faits tangibles, Rousseau se fait ici
« philosophe » en employant les ressources de l’histoire conjecturale qui imagine les
28
chaînons manquants, les « faits intermédiaires », les circonstances probables : il aura
fallu, pour faire sortir l'homme de son isolement, « un concours fortuit de plusieurs
causes étrangères, qui pouvaient ne jamais naître, et sans lesquelles il [l’homme] fut
demeuré éternellement dans sa condition primitive ». On trouve dans l’EOL les
éclaircissements qui complètent cette indication sommaire du DOI. Rousseau pose ici
le paradoxe avec force : « Supposez un printemps perpétuel sur la terre; supposez
partout de l’eau, du bétail, du pâturages; supposez les hommes, sortant des mains de
la nature, une fois dispersés parmi tout cela, je n’imagine pas comment ils auraient
jamais renoncé à leur liberté primitive, et quitté la vie isolée et pastorale, si convenable
à leur indolence naturelle, pour s’imposer sans nécessité l’esclavage, les travaux, les
misères inséparables de l’état social » (chap. IX).
Pour se rapprocher, il fallait donc que les hommes y fussent contraints par des
causes extérieures, des « circonstances » étrangères qui les forcent de vivre ensemble
avant tout lien de sociabilité (« celui qui voulût que l’homme fût sociable toucha du
doigt l’axe du globe et l’inclina sur l’axe de l’univers »). Rousseau n’hésite pas à dire
que la Providence a rendu les hommes sociables malgré eux, en les faisant naître dans
des régions arides (cause des migrations des peuples anciens et des invasions barbares
notamment). Les hommes ne se sont rassemblés que parce que les rigueurs du climat
ou la stérilité du sol les ont forcés à quitter leur pays d’origine pour émigrer vers des
contrées plus favorisées. Pour les amener à se prêter assistance, il a fallu en outre que
se produisent toute une série de cataclysmes ou d’accidents de la nature : déluges, raz
de marées, éruptions volcaniques, tremblements de terre, autant de phénomènes qui
dispersèrent les hommes en fuite avant de les rassembler afin de réparer les pertes
communes. Ce qui vient rompre l’âge d’or ou le mythe adamique n’est donc pas une
« Chute » mais une « chiquenaude », pour reprendre le terme pascalien que Jacques
Derrida applique judicieusement à Rousseau27. Dans le DOI en revanche, nulle fiction
démiurgique ne conduit à l’inclination subreptice de l’axe du globe. Les hommes, à
l’origine, ne sont pas dans un jardin d’Eden mais dans une nature parfois hostile, en
proie aux bêtes féroces, et ce sont les circonstances seules qui les jettent soudain hors
de leur état initial (p. 140). Le texte rejoint la présentation qui sera faite plus loin :
« après avoir montré que… les facultés que l’homme naturel avaient reçues en
27Voir J. Derrida, De la Grammatologie, Paris, Editions de Minuit, 1967, p. 273-278. Voir également un fragment
contemporain de l’EOL, OC III, p. 531.
29
puissance, ne pouvaient jamais se développer d’elles-mêmes, qu’elles avaient besoin
pour cela du concours fortuit de plusieurs causes étrangères qui pouvaient ne jamais
naître, et sans lesquelles il fût demeuré éternellement dans sa constitution primitive, il
me reste à considérer et à rapprocher les différents hasards qui ont pu perfectionner la
raison humaine » (p. 162). Comme le relève H. Gouhier, « la réalisation de la nature
ne peut être qu’une aventure où la contingence est souveraine »28. La nature humaine
s’inscrit ainsi dans une histoire événementielle et hasardeuse – même si la série des
conséquences qui suivent la rupture initiale s’enchaîne ensuite de manière nécessaire.
Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens
assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de
guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point épargnés au genre humain
celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-
vous d'écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous,
et que la terre n'est à personne. Mais il y a grande apparence, qu'alors les choses en
étaient déjà venues au point de ne pouvoir plus durer comme elles étaient ; car cette
idée de propriété, dépendant de beaucoup d'idées antérieures qui n'ont pu naître que
30
successivement, ne se forma pas tout d'un coup dans l'esprit humain. Il fallut faire bien
des progrès, acquérir bien de l'industrie et des lumières, les transmettre et les augmenter
d'âge en âge, avant que d'arriver à ce dernier terme de l'état de nature. Reprenons donc
les choses de plus haut et tâchons de rassembler sous un seul point de vue cette lente
succession d'événements et de connaissance, dans leur ordre le plus naturel (p. 164, n.
s.).
Dans le sillage du livre XVIII de L’Esprit des lois, Rousseau envisage l’histoire
de l’humanité comme une histoire des modes de subsistance : il ne s’agit plus
seulement de voir comment l’homme, d’abord frugivore, est devenu carnivore
(situation plus conflictuelle), mais comment un nomade s’est sédentarisé ou comment
un chasseur-cueilleur est devenu agriculteur. Dans un premier temps, l’adversité de
nouvelles conditions de vie suppose à la fois l’amélioration des performances
physiques et l’adaptation aux conditions climatiques : certains deviennent chasseurs,
d’autres pêcheurs (p. 165). A ce stade, l’homme prend conscience de son humanité :
d’une part, il se voit différent des animaux car supérieur à eux ; d’autre part, il observe
29Sur le rapport à Locke, voir B. Bachofen, La Condition de la liberté. Rousseau, critique des raisons politiques, Paris, Payot,
2002 et infra, chapitre 5.
31
ce qu’il y a de commun entre les individus de son espèce, leur passion dominante :
« L’amour du bien-être est le seul mobile des actions humaines » (p. 166).
C’est donc l’intérêt (et non la sociabilité) qui va d’abord rapprocher les hommes.
Dans la société naissante, quelques formes de coopération apparaissent : les hommes
peuvent s’associer pour chasser ou se défendre. Il n’est encore question que
d’« associations libres », d’entreprises ponctuelles et lâches. Les hommes acquièrent
« quelque idée grossière des engagements mutuels, et de l’avantage de les remplir »
(p. 166), idées qui n’ont pour fondement que « l’intérêt présent et sensible ». Mais cet
intérêt ne peut fonder une association qui s’étendrait au-delà du projet qui lui a donné
naissance. Rousseau suppose ainsi un homme faisant le guet pour chasser le cerf avec
un compagnon : il fera défection à la coopération et quittera son poste aussitôt qu’il
verra un lièvre plus accessible passer devant lui (p. 166-7). Ces contrats éphémères
révèlent en négatif ce qu’un véritable engagement suppose : on ne peut saisir son
intérêt à long terme sans anticipation et sans représentation du futur, ce qui adviendra
seulement, selon Rousseau, avec l’agriculture et la sédentarisation qui s’ensuit.
32
passion va surtout susciter le développement de l’amour-propre : « Chacun commença
à regarder les autres et à vouloir être regardé soi-même, et l’estime publique eut un
prix » (p. 169). L’amour de soi ne se transforme donc pas spontanément en amour-
propre. La généalogie rousseauiste est plus subtile : c’est par la médiation de l’amour
que se produit la métamorphose. Le désir de se faire estimer et préférer n’est pas dérivé
du désir de se conserver ; l’amour de sa réputation n’est pas (contre Hobbes) l’effet de
l’amour de sa conservation. C’est l’amour qui est ici le troisième terme : le passage par
l’altérité explique l’altération de l’instinct ; la nécessité de la comparaison vient du désir
d’être préféré ; la raison, ici encore, résulte de la passion.
33
nos désirs (compatible avec l’égalité et la réciprocité)30. Une telle exégèse témoigne
d’une lecture kantienne de Rousseau, faisant appel à un texte issu de la Religion dans
les limites de la simple raison31. Kant y distingue le désir de ne pas se faire dominer ou
surpasser et le désir injuste de s’élever au-dessus des autres, de gagner la supériorité,
d’où naissent la jalousie et la rivalité, vices « diaboliques » de la culture.
30 Voir N. H. Dent, Rousseau, Oxford, Blackwell, 1988 et A Rousseau Dictionary, Oxford, Blackwell, 1992, p. 33-36 ;
F. Neuhouser, « Freedom, Dependance, and the General Will », Philosophical Review, Juillet 1993, p. 376 sq. ; Rousseau’s
Theodicy of Self-Love. Evil, Rationality and the Drive for Recognition, Oxford, Oxford University Press, 2008 ; J. Rawls, Lectures
on the History of Political Philosophy, S. Freeman éd., Cambridge, Londres, The Belknap Press of Harvard University Press,
2007.
31 Rawls cite un passage où Kant reprend la topique rousseauiste, La Religion dans les limites de la raison, in Œuvres
34
comme « outrage », peut provoquer les ripostes les plus cruelles, ce qui suscite un
équilibre de la terreur : « c’était à la terreur des vengeances de tenir lieu du frein des
lois » (p. 170). Par là même, Rousseau réinterprète l’état de nature lockien : là où
chacun est seul juge de la gravité des offenses qu’il a reçues et de la vengeance qu’elles
méritent, nul ne tend à faire prévaloir la proportion des peines (selon le schème de la
loi naturelle).
35
D. Un pacte de dupes ?
1) L’imposture du droit
36
Comme Locke, Rousseau reconnaît que c’est pour remédier à l’incertitude des
biens et trancher les litiges qu’est apparu l’arbitrage du droit ; mais contre lui, il ne
prétend nullement qu’il existe un droit naturel à la propriété, issu du travail, que le
gouvernement aurait pour charge de protéger. Le droit de propriété apparaît en société,
et ce sont les « riches » qui vont l’imposer. Certes, les pauvres pâtissent eux aussi de
l’état de désordre généralisé (leur vie est en permanence menacée) ; mais ils risquent
moins que les riches, qui font « tous les frais » de l’état de guerre. C’est pourquoi le
projet d’instauration d’une association civile procède des riches (et même « du » riche
qui incarne ingénieusement leurs intérêts). Le riche invente le « nous » qui le sauve :
« Unissons-nous, leur dit-il, pour garantir de l'oppression les faibles, contenir les
ambitieux, et assurer à chacun la possession de ce qui lui appartient. Instituons des
règlements de justice et de paix auxquels tous soient obligés de se conformer, qui ne
fassent acception de personne, et qui réparent en quelque sorte les caprices de la fortune
en soumettant également le puissant et le faible à des devoirs mutuels. En un mot, au
lieu de tourner nos forces contre nous-mêmes, rassemblons-les en un pouvoir suprême
qui nous gouverne selon de sages lois, qui protège et défende tous les membres de l'asso-
ciation, repousse les ennemis communs et nous maintienne dans une concorde
éternelle » (p. 177).
37
« obligés » de se conformer, qui « ne fassent acception de personnes » et protègent
réellement la vie, les biens, la liberté). De cette page retorse naît donc une difficulté
d’interprétation majeure : le contrat ici présenté est-il un « pacte de dupes » ?
D’un côté, Rousseau est clair sur l’issue du pacte, qui ne respecte qu’en
apparence le principe de justice (conforme à l’égalité) selon lequel les intérêts de tous
seront protégés par l’union des forces qui auparavant s’opposaient : les pauvres
« coururent au-devant de leurs fers, croyant assurer leur liberté ». Le pacte du second
Discours apparaît bien comme une fraude : les riches ont fait passer la protection de
leurs possessions particulières pour la justice ; or l’égalité des droits ne compense pas
la situation initiale d’inégalité matérielle ; au contraire, elle l’aggrave.
34 V. Goldshmidt nie que l’on puisse interpréter le pacte du second Discours comme un pacte de dupes. Voir Anthropologie
et politique. Les principes du système de Rousseau, op. cit., p. 633-690.
35 J.-M. Beyssade, « Le pacte social et la voix du gueux. Du Discours sur l’origine de l’inégalité au Contrat social : deux pactes
38
- Le second groupe est constitué par les pauvres, qui ont déjà trop d’affaires à
démêler entre eux pour rester à l’état de nature. Assez naïfs pour se fier aux
apparences de la paix sociale proposée, ils ne sont plus assez simples pour survivre
dans l’indépendance initiale, qui a cessé d’être viable : « avec assez de raison pour
sentir les avantages d’un établissement politique, ils n’avaient pas assez
d’expérience pour en prévoir les dangers ». C’est pourquoi ils vont accepter la
convention qui leur est proposée.
- La dernière voix est celle des sages. Les sages voient les dangers que les pauvres ne
savent pas prévoir ; ils anticipent les abus qui vont avoir lieu dans les institutions ;
mais leur verdict n’est pas celui qu’on pourrait croire : « les sages même virent qu’il
fallait se résoudre à sacrifier une partie de leur liberté à la conservation de l’autre,
comme un blessé se fait couper le bras pour sauver le reste du corps » (p. 178). Le
contrat du second Discours, en ce sens, n’est pas dépourvu de toute légitimité : le
sacrifice d’une partie de la liberté semble raisonnable au regard des conséquences
bénéfiques attendues (un gain réel de sûreté). La voix des sages ratifie donc la
convention : ils sont les parties prenantes de l’accord unanime qui va donner
naissance au droit et protéger la propriété privée.
39
développement antagoniste dans lequel la nature est niée, la négation est niée et la
nature originaire est restaurée sur de nouveaux fondements »36.
2) La naissance du gouvernement
36
Voir Engels, Anti-Duhring, cité par Althusser, op. cit., p. 128.
40
(puisqu’il retrace, dans le second Discours, la génération et la corruption du
gouvernement), ni surtout celui de volonté générale, qui fera son apparition très peu
de temps plus tard, lors de la rédaction de l’article « Economie » de l’Encyclopédie
(1755), qui deviendra le Discours sur l’économie politique dans une réédition
ultérieure37. A ce stade, Rousseau touche à l’idée mais n’a pas véritablement forgé le
concept : « le Peuple ayant, au sujet des relations sociales, réuni toutes ses volontés en
une seule, tous les articles sur lesquels cette volonté s’explique, deviennent autant de
lois fondamentales qui obligent tous les membres de l’Etat sans exception, et l’une
desquelles règle le choix des magistrats chargés de veiller à l’exécution des autres »
(p. 185). Evoquant le « pacte fondamental de tout gouvernement », Rousseau demeure
assez proche de l’idée lockienne d’un mandat de confiance entre le magistrat et le
peuple et d’un droit de résistance en cas de tyrannie – idées qui disparaîtront dans le
Contrat social.
3) L’inaliénabilité de la liberté
Mais la position de Rousseau par rapport à Locke est toujours ambiguë. Aussi
pose-t-il le principe de l’inaliénabilité de la liberté là où Locke insistait sur
l’inaliénabilité de la vie, en tant que don de Dieu que l’homme ne « possède » pas
pleinement. Sur ce point, Rousseau réfute les thèses jugées absurdes de Grotius et de
ses disciples : « Il ne serait pas plus raisonnable de croire que les peuples se sont
d'abord jetés entre les bras d'un maître absolu, sans conditions et sans retour, et que le
premier moyen de pourvoir à la sûreté commune qu'aient imaginé des hommes fiers et
indomptés a été de se précipiter dans l'esclavage. En effet, pourquoi se sont-ils donnés
des supérieurs, si ce n'est pour les défendre contre l'oppression, et protéger leurs biens,
leurs libertés, et leurs vies, qui sont, pour ainsi dire, les éléments constitutifs de leur
être ? » (p. 180).
37Voir l’introduction de B. Bernardi à Discours sur l’économie politique, édition commentée du Groupe Jean-Jacques
Rousseau, B. Bernardi éd., Paris, Vrin, 2002.
41
essence du contrat de vente : on peut, « comme on transfère son bien à autrui par une
soumission volontaire, se dépouiller en faveur de quelqu’un, qui accepte la
renonciation, du droit que l’on avait de disposer pleinement de sa liberté et de ses
forces naturelles » (DNG, VII, III, §1). Or à la suite de Locke et de Barbeyrac dans sa
traduction de Pufendorf38, Rousseau récuse l’idée selon laquelle l’homme pourrait se
dépouiller de ce qu’il n’a pas : il est contraire au « bon sens » de souscrire à un contrat
par lequel nous renoncerions à ce que nous voulons protéger en instituant l’autorité
politique (vie, biens, liberté). Avant le CS (I, 4), Rousseau y ajoute un argument moral
(il est immoral de se défaire de sa responsabilité en devenant esclave, inféodé à la
volonté d’autrui, au risque de devenir « instrument du crime »). Mais l’argument
principal reste politique : les « dons essentiels de la nature » (et non de Dieu) sont tels
que l’on peut en jouir mais non s’en dépouiller (p. 184). Cela fournit implicitement une
norme positive ou un « principe » du droit politique : non seulement le contrat social
doit réaliser l’intérêt de toutes les parties (protéger leur vie, leurs biens, leur liberté, ce
que Locke nommait leur « propriété ») mais il ne peut être valide s’il comporte une
clause de renonciation inconditionnelle à sa liberté. Comme Locke, Rousseau réfute
l’idée d’un pacte d’esclavage ; comme Locke, il récuse tout autant la thèse,
généralement attribuée à Filmer ou à Bossuet, d’une autorité paternelle source et
modèle de l’autorité politique (pour plus de précisions sur tous ces arguments, on
consultera l’excellent ouvrage de R. Derathé, Rousseau et la science politique de son
temps, Paris, Vrin, 1995).
Pour autant, Rousseau n’est pas purement et simplement lockien dans le second
Discours (et encore moins dans le CS) : d’une part, parce qu’il introduit la « question
sociale » (celle des « surnuméraires » exclus de l’appropriation primitive) et conteste
l’idée d’une véritable propriété à l’état de nature ; d’autre part, parce que l’Etat légitime
devra conserver, autant sinon plus que la propriété, la liberté politique. Les références
implicites de Rousseau à La Boétie sont fondamentales dans cette partie du Discours :
ce qui doit être combattu, c’est la « servitude volontaire » qui conduit des peuples
devenus esclaves à ne plus désirer leur liberté, ou le rôle aliénant du désir de
domination (« les Citoyens ne se laissent opprimer qu’autant qu’entraînés par une
aveugle ambition et regardant plus au-dessous qu’au-dessus d’eux, la domination leur
38Dans sa traduction annotée et commentée de Pufendorf (DNG, VII, VIII, 6, note 2), Barbeyrac renvoie au second
Traité du gouvernement civil, §23.
42
devient plus chère que l’indépendance, et qu’ils consentent à porter des fers pour en
pouvoir donner à leur tour », p. 188). La description de l’origine et des progrès de
l’assujettissement doit conduire à une prise de conscience. De ce point de vue,
Rousseau est plus proche de la « tradition républicaine » qui compte Sidney parmi ses
figures de proue. La critique de « l’absolutisme », commune à Locke et à Sidney, ne
doit pas occulter cette différence majeure sur la nature de la liberté (politique et non
civile) que Rousseau défend. Cette différence se traduit ici par la préférence pour la
démocratie, forme de gouvernement plus proche de l’état de nature. Le nombre des
détenteurs du pouvoir suit en général les progrès de l’inégalité, mais seules les
démocraties semblent capables de rester des Etats où règnent les lois, et donc la liberté
et la vertu :
Les diverses formes des gouvernements tirent leur origine des différences plus ou moins
grandes qui se trouvèrent entre les particuliers au moment de l'institution. Un homme
était-il éminent en pouvoir, en vertu, en richesses ou en crédit ? il fut seul élu magistrat,
et l'État devint monarchique ; si plusieurs à peu près égaux entre eux l'emportaient sur
tous les autres, ils furent élus conjointement, et l'on eut une aristocratie. Ceux dont la
fortune ou les talents étaient moins disproportionnés et qui s'étaient le moins éloignés
de l'état de nature gardèrent en commun l'administration suprême et formèrent une
démocratie. Le temps vérifia laquelle de ces formes était la plus avantageuse aux
hommes. Les uns restèrent uniquement soumis aux lois, les autres obéirent bientôt à des
maîtres. Les citoyens voulurent garder leur liberté, les sujets ne songèrent qu'à l'ôter à
leurs voisins, ne pouvant souffrir que d'autres jouissent d'un bien dont ils ne jouissaient
plus eux-mêmes. En un mot, d'un côté furent les richesses et les conquêtes, et de l'autre
le bonheur et la vertu (p. 186, n. s.).
43
- De l’autre, Rousseau nie que quiconque soit assez fou pour renoncer au seul bien
dont il dispose : « les pauvres n’ayant rien à perdre que leur liberté, c’eût été une
grande folie à eux de s’ôter volontairement le seul bien qui leur restait pour ne rien
gagner en échange » (p. 179) ; « il ne serait pas plus raisonnable de croire que les
peuples se sont d’abord jetés entre les bras d’un maître absolu, sans conditions et
sans retour, et que le premier moyen de pourvoir à la sûreté commune qu’aient
imaginé des hommes fiers et indomptés, a été de se précipiter dans l’esclavage »
(p. 180).
La question se pose donc : l’usurpation a-t-elle eu lieu ? Le peuple a-t-il oui ou non
consenti à cette « grande folie », a-t-il été dupé par le discours du riche au point
d’aliéner son seul bien, la liberté ? Doit-on considérer au contraire que le premier
pouvoir institué était rationnel voire légitime, et que seule une longue série
d’usurpations conduisit à le rendre « arbitraire », comme le prétend Rousseau
(p. 184) ?
44
politique, ils n’avaient pas assez d’expérience pour en prévoir les dangers », p. 177-8).
De l’autre, la raison est censément suffisamment perfectionnée pour anticiper les
inconvénients d’un pacte d’esclavage qui conduirait des peuples conquis à se donner
un souverain absolu : il n’est besoin ici que de « bon sens » (p. 179).
Il importe donc à Rousseau de montrer que le despotisme, plus que toute autre
forme de gouvernement, est contre-nature. Le philosophe insiste sur le fait que la
corruption en gouvernement despotique et arbitraire n’est que le terme extrême de
l’inégalité, qui ramène les hommes à une forme de « loi du plus fort » (l’expression sera
contestée dans le CS, I, 3) alors qu’il s’agissait précisément de trouver, grâce au droit,
un remède à cette jungle (p. 184). Une telle évolution n’est pas contingente mais
inéluctable, « car les vices qui rendent nécessaires les institutions sociales sont les
mêmes qui en rendent l’abus inévitable » (p. 187). D’un côté, la société civile
développée est le lieu de l’antagonisme des intérêts particuliers : l’extrême inégalité des
conditions et des fortunes, les effets des passions et des talents, mènent au déclin de la
vertu et à une dissociation croissante (déjà soulignée dans le premier Discours) entre
l’air de « concorde apparente » de la société et la « division réelle » qui y règne (p. 190).
De l’autre, cet accroissement de l’inégalité conduit, par un mouvement dialectique, au
despotisme qui nivelle tout en réinstaurant l’égalité de ceux qui (sauf un) ne sont
« rien » (voir Montesquieu, EL, VI, 2). Ainsi s’opère une forme de retour à l’origine (le
règne de la loi du plus fort), à moins que le gouvernement ne puisse revenir à un Etat
plus « légitime » (cette voie n’est donc pas exclue).
45
d’aggravation des inégalités (p. 187). Mais cette règle méritocratique elle-même n’est
jamais justifiée, puisque la nature ne connaît qu’une égalité de juxtaposition, par
absence d’effets sociaux des inégalités naturelles. En un sens, il y a bien là une règle
naturelle (rationnelle) de justice.
39 Voir B. Bernardi, La Fabrique des concepts. Recherche sur l’invention conceptuelle de Rousseau, Paris, Champion, 2006.
46
Contrat social n’en constituait qu’une partie (les principes du droit politique). Telle est
la description qu’en donne Rousseau dans ses Confessions :
Des divers ouvrages que j’avais sur le chantier, celui que je méditais depuis longtemps,
dont je m’occupais avec le plus de goût, auquel je voulais travailler toute ma vie, et qui
devait selon moi mettre le sceau à ma réputation était mes Institutions politiques. Il y
avait treize à quatorze ans que j’en avais conçu la première idée, lorsque étant à Venise
j’avais eu quelque occasion de remarquer les défauts de ce gouvernement si vanté. Depuis
lors, mes vues s’étaient beaucoup étendues par l’étude historique de la morale. J’avais vu
que tout tenait radicalement à la politique, et que, de quelque façon qu’on s’y prit, aucun
peuple ne serait jamais que ce que la nature de son gouvernement le ferait être ; ainsi
cette grande question du meilleur gouvernement possible me paraissait se réduire à
celle-ci. Quelle est la nature du gouvernement propre à former un peuple le plus
vertueux, le plus éclairé, le plus sage, le meilleur enfin à prendre ce mot dans son plus
grand sens ? J'avais cru voir que cette question tenait de bien près à cette autre-ci, si
même elle en était différente. Quel est le gouvernement qui par sa nature se tient toujours
le plus près de la loi ? De là, qu’est-ce que la loi ? et une chaîne de questions de cette
importance (Confessions, IX, OC I, p. 404-405).
Nous ne reviendrons pas ici sur les raisons de l’inachèvement du projet, concernant
notamment les relations internationales ou les « principes du droit public »40. Elles
vont au-delà de la prudence et des questions de circonstances. L’essentiel est que la
politique soit architectonique : parce que les hommes sont ce que leur gouvernement
les fait être, il importe au plus haut point de fonder la politique sur de sains principes.
La théorie normative du contrat doit répondre à ce défi.
40 Voir B. Bachofen et C. Spector, introduction à Rousseau, Principes du droit de la guerre et Ecrits sur l’abbé de Saint-Pierre,
Paris, Vrin, 2008.
47
motifs qui portent les hommes à s’associer et donc à renoncer à leur égalité et à leur
liberté naturelles ; celui de la convention qui rend cette autorité légitime. Dans les
théories du contrat social (qui ne sont pas toutes des théories du droit naturel41),
l’aspect anthropologique et l’aspect juridique doivent être articulés. Chez Hobbes par
exemple, c’est la crainte de la mort violente et le désir de jouir paisiblement des fruits
de son industrie qui portent les hommes à la paix et les inclinent à sortir de l’état de
nature ; mais c’est le pacte qui institue l’artifice de l’Etat.
La question du contrat est donc celle de l’origine et des fins de l’Etat conçu
comme être artificiel, et non naturel ou divin : puisque le pouvoir ne vient ni de la
nature ni de Dieu, il faut déterminer sa source. Or cette origine ne peut être que
l’homme, le consentement de sa raison, la promesse de sa volonté. Pour que le citoyen
soit obligé, il faut qu’il ait préalablement promis de l’être, et que cette promesse oblige
pour l’avenir sa volonté. Il faut que le sujet ait accepté, une fois pour toutes ou sous
réserves, de devenir membre d’une association civile et de se soumettre à l’autorité
politique contraignante qui la régit en lui donnant ses lois. L’artifice de l’Etat doit
naître : c’est le moment fondateur du pacte, celui où les hommes réunissent à la fois
leurs forces et leurs volontés dans une union créatrice d’un corps d’un nouveau genre –
un « corps politique » ou une « personne morale », c’est-à-dire conventionnelle. Cette
création doit avoir un but avantageux pour être justifiée : ainsi la théorie de l’origine
de l’Etat est-elle liée à celle de sa fonction, et des avantages que les sujets peuvent
attendre en contrepartie de leur obéissance ; le renoncement à l’égalité et à la liberté
naturelles ne peut se comprendre que du point de vue de l’utilité que ce renoncement
procure (puisque la liberté et l’égalité naturelles sont autodestructrices à l’état de
nature). La théorie du contrat doit donc rendre compte de la légitimité de l’origine de
la souveraineté, en même temps qu’elle rend compte de la légitimité de ses fins :
l’origine sera le contrat, la fin l’utilité de tous les contractants qui y consentent par un
accord unanime.
41 Voir J. Terrel, Les Théories du pacte social. Droit naturel, souveraineté et contrat de Bodin à Rousseau, Paris, Seuil, 2001.
42 Voir B. Bernardi, Le Principe d’obligation, Paris, Vrin, 2007.
48
politique ». Rousseau juge que Montesquieu s’est bien « gardé » de fonder le droit
politique : « Le droit politique est encore à naître […] Le seul moderne en état de créer
cette grande et inutile science eût été l’illustre Montesquieu. Mais il s’est gardé de
traiter des principes du droit politique ; il se contenta de traiter du droit positif des
gouvernements établis, et rien au monde n’est plus différent que ces deux études »43.
Or Rousseau prétend y avoir contribué. Le cheminement depuis le second Discours est
net : l’article « Economie » (morale et politique) de L’Encyclopédie (1755), réédité en
1758 sous le titre (choisi par son éditeur) de Discours sur l’économie politique, ainsi
que le manuscrit dit « de Genève », qu’on qualifie habituellement de « brouillon
préparatoire » au CS mais qui est en réalité une copie mise au net, montrent
l’apparition progressive de la conceptualité propre de Rousseau, dans son dialogue
avec Diderot (l’ami qui deviendra ennemi). Sans pouvoir entrer ici dans le détail de la
gestation de la pensée rousseauiste, il importe donc de saisir les enjeux de cette genèse :
la distinction entre souveraineté et gouvernement ; l’émergence – au cours de la
rédaction de l’article « Economie » – du concept de volonté générale44.
Dans le CS, le problème de Rousseau ne sera donc pas celui du second Discours,
ici congédié (« Je l’ignore »). En lieu et place de la question du commencement
49
historique (comment des hommes libres en sont venus à se soumettre), Rousseau pose
celle du fondement anhistorique. Mais pour que la question même de la légitimité du
pouvoir ait un sens, il est nécessaire de comprendre que le pouvoir ne vient ni de la
nature, ni de Dieu (sans quoi il serait ipso facto justifié). Le contractualisme doit être
déduit.
50
« les rois tiennent la place de Dieu, qui est le vrai père du genre humain ». L'image
paternelle permet ainsi de lier Dieu, Roi et père dans une même idée de soumission.
51
En ce sens, il n’est pas faux de dire que « la famille est si l’on veut le premier
modèle des sociétés politiques » (I, 2). Mais c’est précisément dans le sens contraire à
ce que voulaient les partisans du pouvoir paternel : « le chef est l’image du père, le
peuple est l’image des enfants, et tous étant nés égaux et libres n’aliènent leur liberté
que pour leur utilité ». Autrement dit, la soumission et l’obéissance ne peuvent se
comprendre qu’avec une contrepartie : l’utilité. Dans un cas (la famille), l’enfant obéit
au père pour se conserver, et le père commande avec amour ; dans l’autre (l’Etat), les
peuples désirent également se conserver, mais les gouvernants remplacent l’amour
filial par le plaisir du commandement, car on ne peut présupposer avec Bossuet que
« l’autorité royale est paternelle et son propre caractère est la bonté ». Rien n’est plus
illusoire que d'invoquer l’amour du monarque pour ses sujets, alors qu'il se peut que la
« férocité » règne avec le seul souci de l'intérêt privé du roi (voir le DOI).
52
au second : « or qu’est-ce qu’un droit qui périt quand la force cesse ? ». L’obligation
diffère essentiellement de la contrainte : j’accepte volontairement la première, je suis
forcé contre mon gré à la seconde. Aussi le « droit du plus fort » est absurde. Cette
démonstration sert aussi de réfutation à la théorie du droit divin des rois qui invoquait
le précepte de Saint Paul (« tout pouvoir vient de Dieu ») pour justifier l’obéissance
passive (obéir même au tyran, même établi par la force). Rien n’oblige à obéir au tyran,
dès lors que sa force ne fonde aucun droit.
Le chapitre 4 en tire les conséquences : « Puisque aucun homme n’a une autorité
naturelle sur son semblable, et puisque la force ne produit aucun droit, restent donc
les conventions pour base de toute autorité légitime parmi les hommes ». C'est ce que
disaient déjà Hobbes et les jurisconsultes. Rousseau s’insère donc dans le courant du
contractualisme moderne, ce qu’il avait annoncé au tout début du CS : « L'ordre social
est un droit sacré qui sert de base à tous les autres. Cependant ce droit ne vient point
de la nature ; il est donc fondé sur des conventions » (I, 1). Reste à savoir si tout accord
volontaire est source d’un consentement légitime.
Rousseau veut montrer que non : certains contrats sont invalides et nuls. Sa
critique du pacte de soumission fondé sur le « droit d’esclavage » s’adresse cette fois
aux contractualistes eux-mêmes, en particulier à Grotius et à Hobbes. On distinguera
quatre moments de la critique de l’échange inique : l’échange liberté/subsistance,
liberté/sécurité, liberté/rien, enfin liberté/vie.
1) L’échange liberté/subsistance est absurde : un roi ne fournit pas sa subsistance au
peuple, il la lui prend plutôt (impôts46).
2) L’échange liberté/sûreté est plus difficile à réfuter. Hobbes est ici l’adversaire
privilégié : « on » dira que le despote assure à ses sujets la tranquillité civile. Soit,
mais cette tranquillité n’est pas une vraie paix (au regard des guerres extérieures,
ou de l’oppression à l’intérieur). Il s’agit d’une fausse tranquillité, semblable à celle
des Grecs enfermés dans l’antre du Cyclope en attendant d’être dévorés. Ce n’est
pas un véritable échange.
46 Rousseau propose au demeurant une théorie alternative de l’impôt. Voir C. Spector, ibid., p. 195-221.
53
3) L’échange liberté/rien n’en est pas un : folie ne fait pas droit. Renoncer à sa liberté
en échange de rien est un défi au bon sens : « dire qu'un homme se donne
gratuitement, c'est dire une chose absurde et inconcevable ; un tel acte est illégitime
et nul, par cela seul que celui qui le fait n'est pas dans son bon sens. Dire la même
chose de tout un peuple, c’est supposer un peuple de fous ; la folie ne fait pas droit ».
Quand bien même un homme pourrait offrir ainsi sa liberté, on ne peut le supposer
de tout un peuple, ni a fortiori des générations suivantes. Rousseau emprunte de
nouveau ses arguments à Locke : aucun homme ne peut concéder à autrui plus de
pouvoir qu’il n’en a sur lui-même ; or l’homme ne dispose pas de sa vie et de sa
liberté comme de biens qu’il serait susceptible d’aliéner. La liberté de l’homme est
indissociable, à l’état de nature, de son instinct de conservation : elle est la liberté
de juger des moyens à mettre en œuvre afin d’assurer cette conservation. Le
caractère inaliénable de la liberté en découle naturellement : aliéner sa liberté serait
en effet renoncer au droit de disposer de sa vie. Cette théorie lockienne (Second
Traité, §23) est reprise comme telle par Rousseau, qui y ajoute un argument tiré de
Montesquieu. Dans L’Esprit des lois, Montesquieu écrivait en effet, contre cette
théorie de l’asservissement volontaire des jurisconsultes : « Il n’est pas vrai qu'un
homme libre puisse se vendre... S’il n’est pas permis de tuer, parce qu’on se dérobe
à sa patrie, il n’est pas plus permis de se vendre... Vendre sa qualité de citoyen est
un acte d’une telle extravagance, qu’on ne peut pas la supposer dans un homme »
(EL, XV, 2). De ces deux sources, Rousseau retient donc l’idée d’une valeur suprême
de la liberté, contre laquelle rien ne peut être échangé : quiconque s’aliène à un
autre « sans restriction, sans réserve, sans aucune espèce de condition » se met en
opposition avec la nature « qui le charge immédiatement de sa propre
conservation », dit aussi l'Emile.
54
contrevenir à la dignité morale de l’humanité : « mais il n’en est pas de même des dons
essentiels de la nature, tels que la vie et la liberté, dont il est permis à chacun de jouir,
et dont il est au moins douteux qu’on ait droit de se dépouiller : en s’ôtant l’une on
dégrade son être ; en s’ôtant l’autre on s’anéantit autant qu’il est en soi ».
55
une convention qui ne tourne au profit que d'une seule des parties ne saurait passer
pour un véritable contrat ni servir de base à une autorité légitime.
3) La « première convention »
Le véritable contrat sera donc un pacte d’association par lequel une multitude
devient un peuple, et non un pacte de soumission par lequel un peuple se donne des
chefs : « avant donc d’examiner l’acte par lequel un peuple élit un roi, il serait bon
47 Voir B. Bernardi, La Fabrique des concepts. Recherches sur l’invention conceptuelle chez Rousseau, Paris, Champion, 2006.
56
d’examiner l’acte par lequel un peuple est un peuple. Car cet acte étant nécessairement
antérieur à l’autre est le vrai fondement de la société ».
A cet égard, il faut mesurer les obstacles qui s’opposent à la survie du genre humain,
et les forces que les individus peuvent leur opposer. Il s’agit d’abord d’une question de
physique politique.
- Les obstacles ne sont pas exclusivement des obstacles extérieurs ou naturels mais
aussi, sans doute (le CS n’en dit rien) des obstacles humains, qui contredisent les
aspirations de l’amour de soi (Rousseau n’évoque plus la pitié dans le CS) ;
- Les forces ne se résument pas aux aptitudes naturelles mais incluent des biens :
« chaque membre de la communauté se donne à elle au moment qu’elle se forme,
tel qu’il se trouve actuellement, lui et toutes ses forces, dont les biens qu’il possède
font partie » (I, 9). Ces biens ont été acquis, de même que les forces intellectuelles
57
et morales. La catégorie d’« intérêt » est déjà pourvue de sens : le procès de
socialisation a déjà transformé l’amour de soi en intérêt particulier désireux de
protéger voire d’accroître les biens qui sont les moyens de la conservation et du
bien-être.
De prime abord, c’est donc la contradiction entre obstacles et forces qui appelle une
transformation de la situation : « comme les hommes ne peuvent engendrer de
nouvelles forces, mais seulement unir et diriger celles qui existent, ils n’ont d’autre
moyen pour se conserver, que de former par agrégation une somme de forces qui puisse
l’emporter sur la résistance, de les mettre en jeu par un seul mobile et de les faire agir
de concert ».
58
conservation sans se nuire et sans négliger « les soins » qu’il se doit (ni la vie ni la
liberté ne sont des biens comme les autres, des biens marchands ou aliénables) ?
59
3) Par ce contrat, « chacun » devra s’unir à « tous » afin de n’obéir qu’à lui-même et
de rester aussi libre (mais libre différemment) qu’auparavant.
Pour mettre fin à la guerre de chacun contre tous, les hommes doivent s’engager
selon Hobbes, par des accords mutuels, à renoncer, au bénéfice d’un seul homme ou
d’une seule assemblée, au droit naturel qu’ils ont de se gouverner eux-mêmes (moins
la part inaliénable de ce droit qui consiste à défendre sa vie et son intégrité corporelle
si celles-ci sont immédiatement menacées). Le pacte social sera par conséquent un
transfert de droit en faveur d’un tiers bénéficiaire non contractant. Dans le Léviathan,
Hobbes n’envisage pas un pacte mais une infinité de pactes simultanés d’où résulte la
constitution d’une souveraineté dotée de l’ensemble des droits naturels de chacun.
Rousseau répond sans doute plus directement encore à la formulation du Citoyen, qui
avait été traduit par S. Sorbière. La question est de savoir comment passer de la
dispersion et du conflit naturel propre à la multitude à l’unité du peuple, et la solution
est l’aliénation sans réserve : « cette puissance de commander et ce droit d’empire
consiste en ce que chaque particulier a cédé toute sa force et toute sa puissance à cet
homme, ou à cette cour, qui tient les rênes du gouvernement » (Citoyen, chap. 5, § 11,
p. 145). Le pacte se renouvelle autant de fois que la société doit compter de membres,
si bien qu’en définitive tous les hommes auront cédé leurs droits. Il résulte de cette
aliénation que les individus ont contracté une obligation à l’égard de la personne fictive
qui est le bénéficiaire de leurs conventions mutuelles, qui devient ainsi le titulaire de
la souveraineté.
La conséquence d’une telle théorie est décisive : alors que l’engagement que
chaque homme prend avec chaque homme est réciproque, celui qui lie chaque homme
au souverain est unilatéral. De cette manière, le souverain est institué sans qu’il ait eu
lui-même à traiter avec les sujets, sans qu’il ait lui-même rien promis : l’acte juridique
par lequel il est investi de son pouvoir est une donation de droit inconditionnelle. Le
48 Voir pour tout ce qui suit R. Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, rééd. Paris, Vrin, 1995.
60
souverain se trouve donc, vis-à-vis de ses sujets, délié de toute obligation ; il est doté
d’un pouvoir absolu, sans condition, sans engagement de sa part ; il possède, par la
volonté même des hommes, un droit illimité sur leurs personnes et sur toutes choses ;
il définit seul les normes de justice de sorte que rien de ce qu’il fait ne peut être dit
injuste. Evidemment, cette voie comporte des risques : le souverain absolu ne sera-t-il
pas tenté d’abuser de son pouvoir ? Les hommes désormais sans pouvoir face au
Léviathan omnipotent sont-ils réellement en sûreté ? Les successeurs de Hobbes
n’auront de cesse de vouloir résorber ce danger de despotisme.
61
peuple ; mais alors la souveraineté est divisée. Si le peuple est juge du fait que les
conditions du contrat sont bien remplies, s’il est seul à pouvoir déterminer si les
volontés du prince s’accordent avec la volonté générale, alors il n’y a qu’un pas à faire
pour accorder la souveraineté au peuple. C’est ce pas que Pufendorf refuse de faire, et
c’est en cela que sa théorie demeure partiellement inconséquente.
Rousseau tente d’élaborer une doctrine qui ne tombe ni dans les écueils
hobbesiens ni dans ceux de Pufendorf ; il rejette à la fois le pacte de soumission
hobbesien et la théorie du double contrat50. Pour lui, l’institution du gouvernement
n’est pas un contrat (CS, III, 16). Un seul pacte donna naissance à la société civile, mais
ce pacte n’est que le pacte d’association : « Il n’y a, dit-il, qu’un contrat dans l’Etat, c’est
celui de l’association, et celui-là seul et exclut tout autre ».
La solution du problème réside dans la nature de l’acte par lequel un peuple est
un peuple. Le contrat social est présenté sous deux formes successives qui s’éclairent
l’une l’autre. La première définit le contenu de sa clause unique : « l’aliénation totale
de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté ». La formule est
volontairement paradoxale et provocante. L’aliénation, notion repoussoir du chapitre
4, revient ici au cœur de la définition du contrat. Elle n’est ni partielle ni conditionnée,
mais absolue : l’associé concède tout, soi-même, ses droits ses biens. N’est-ce pas
précisément ce que Rousseau dénonçait chez Grotius ? « Les sujets donnent donc leur
personne à condition qu’on prendra aussi leur bien ? Je ne vois pas ce qu’il leur reste à
conserver ». Le paradoxe trouve sa solution dans la relation très particulière des termes
de ce rapport ; chaque associé d’une part, toute la communauté de l’autre : « chacun se
donnant à tous ne se donne à personne » (nous y reviendrons). Le transfert de droit ne
pourra donc être qu’une « aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à
toute la communauté ». Ainsi « chacun se donnant tout entier, la condition est égale
pour tous, et la condition étant égale pour tous, nul n’a intérêt de la rendre onéreuse
aux autres ». Dans la « société bien ordonnée » (régie par le contrat social), je ne
pourrai décerner un privilège nommément à certains, ni charger d’impôts ou de
corvées certaines catégories sociales en exemptant mon groupe d’appartenance
50 Ibid., p. 222-247.
62
(« Ainsi la loi peut bien statuer qu'il y aura des privilèges, mais elle n'en peut donner
nommément à personne ; la loi peut faire plusieurs Classes de Citoyens, assigner même
les qualités qui donneront droit à ces classes, mais elle ne peut nommer tels et tels pour
y être admis », II, 6).
51 Voir E. Balibar, « Apories rousseauistes : subjectivité, communauté, propriété », in « Jean-Jacques Rousseau », Cahiers
philosophiques de Strasbourg, t. XIII, printemps 2002, p. 13-36 ; « Ce qui fait qu’un peuple est un peuple. Rousseau et
Kant », in La Crainte des masses. Politique et philosophie avant et après Marx, Paris, Galilée, 1996, p. 101-129.
63
réciproque du public avec les particuliers » (CS, I, 7). Les individus contractent donc
un engagement réciproque avec le corps dont ils vont devenir membres ; le corps en
voie de formation est l’une des parties contractantes, comme s’il était déjà
effectivement constitué. Ainsi apparaît un décalage temporel (voir l’interprétation
d’Althusser) : sujet et souverain sont les mêmes hommes considérés sous différents
rapports. Il y a là création d’une fiction et saut temporel.
64
Par l’aliénation totale de chaque associé avec ses droits à toute la communauté,
le pacte d’association crée un peuple souverain. Toute la force de Rousseau vient de ce
qu’il conserve le caractère absolu de la souveraineté, où il voit effectivement la seule
théorie conséquente de l’autorité durable, mais qu’il la transfère tout entière au peuple,
et non au monarque. Tout en demeurant formellement identique à la formulation
hobbesienne selon laquelle le souverain demeure seul juge de l’exécution du contrat, la
souveraineté rousseauiste devient indissociablement absolue et populaire. Dans ce
déplacement, ce qui est gagné n’est rien d’autre que la fin essentielle de l’Etat, qui n’est
plus la sauvegarde de la sécurité mais celle de la liberté. On l’a vu, Rousseau refuse le
sacrifice hobbesien de la liberté à la tranquillité : la liberté est à ses yeux non seulement
l’attribut inséparable de l'humanité et de la citoyenneté, mais la fin même de l’Etat. Ce
qui importe est de trouver une forme d’association « par laquelle chacun, s’unissant à
tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant » (I, 6).
Rousseau en avait établi les raisons dans son chapitre sur la critique du droit
d’esclavage ; renoncer à sa liberté pour gagner sa sécurité est toujours un mauvais
calcul (I, 4). Ainsi la sécurité ne devra-t-elle jamais être antithétique de la liberté.
Il faut ici encore être attentif à l’évolution des voix : dans la première
énonciation (« trouver une forme d’association… »), Rousseau conserve une position
extérieure au peuple dont il discute les conditions de constitution. Dans la seconde, il
est lui-même résorbé dans la multiplicité du peuple et sa voix n’est que la voix du
peuple. C’est que la seconde formulation du contrat introduit la « volonté générale »
dont c’est la première occurrence dans le CS : elle s’inscrit dans une séquence qui
procède de la formation du pacte, donnant au corps politique son unité, son moi
commun, sa vie et sa volonté. Le modèle est chimique, et plus seulement mécanique :
l’acte d’association forme instantanément cette entité nouvelle qu’est le peuple ou le
65
corps politique, et confère à chacun de ses membres de nouvelles propriétés, leur
faisant acquérir une « volonté générale » concernant tout le corps dont ils ne sont que
membres.
B. La volonté générale
53
R. Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, Paris, P.U.F., 1950, p. 253 ;
B. Bernardi, La fabrique des concepts, op. cit., p. 192.
66
nature. Le problème fondamental est de savoir comment concilier autonomie et lien
social en trouvant la forme d’association à laquelle nous consentirions rationnellement
en tant que personnes égales, mues par l’amour de soi et par le désir de garantir notre
liberté. Or la « solution » de ce problème n’est autre que la société de la vg, où les
citoyens coordonnent leurs actions pour mieux réaliser leurs fins. Dans une telle
société, le peuple est une personne morale qui existe grâce à une compréhension
partagée du bien commun ; sa volonté est la vg.
La vg, qui est selon Rousseau toujours droite, inaltérable et pure, est la volonté
de chaque citoyen (de chaque membre du « peuple ») en tant qu’il vise le bien commun
du corps politique. Cette volonté est générale dans sa source (elle est la même pour
tous les citoyens) ; elle est générale dans son objet (elle vise des objets généraux, c’est-
à-dire des lois qui s’appliquent à tous, sans acception de personnes). La vg est enfin
générale dans son mécanisme même : elle est le fruit d’une procédure de
généralisation54. En tant que membre du corps législatif, le citoyen qui ratifie ou non
les lois se demande toujours si telle ou telle mesure serait avantageuse à l’Etat (c’est-à-
dire à la généralité), et non à tel homme ou à tel groupe d’homme (c’est-à-dire aux
particularités). La volonté générale est une volonté rationnelle, au sens où elle vise
l’utilité du corps politique.
67
fois le concept de vg (Rousseau avait d’abord écrit sur le manuscrit « volonté collective
ou générale », avant de simplifier) apparaît l’objet de la vg : la conservation et le bien-
être du corps politique et de chacun de ses membres. Il n’y a donc rien de mystérieux
ni de transcendant dans la vg : la vg est la volonté d’un corps politique qui n’a d’autre
volonté que celle de son assemblée ; la vg est la volonté qu’a chaque individu de cette
assemblée en tant qu’il vise l’intérêt général, en suivant l’amour de soi étendu au « moi
commun » (la conservation et la prospérité du tout auquel il appartient). En tant
qu’individu, j’ai donc une vp qui vise mon bien en tant qu’individu (quoique je puisse
me tromper sur ce bien) ; en tant que citoyen, j’ai également une vg qui vise mon bien
en tant que citoyen, c’est-à-dire en tant qu’être égal aux autres citoyens, qui appartient
au même corps politique (volonté idéalement identique à la leur).
68
G. Radica (voir bibliographie). Nous donnerons simplement une idée des difficultés en
suspens :
Dans une Europe qui est pour l’essentiel composée alors de monarchies (la
France, l’Espagne, l’Autriche et en un sens l’Angleterre, monarchie constitutionnelle),
ce parti-pris fait de Rousseau un critique de la souveraineté absolue ou limitée des
monarques (quoiqu’il n’exclue pas le gouvernement monarchique). Mais si Rousseau
est partisan de la souveraineté absolue du peuple (selon un modèle qui correspondrait
plus ou moins à une Genève du passé plus ou moins idéalisée55), quel lien opère-t-il
entre cette affirmation et sa théorie de la vg ? Pourquoi la rectitude de la vg dépend-
elle d’une forme populaire de souveraineté ?
La réponse est simple : en nous engageant dans la société du contrat, nous avons
décidé de mettre nos forces « sous la suprême direction de la volonté générale » ; or
pour conserver notre liberté (clause essentielle), il faut et il suffit que cette « suprême
direction » ne soit assuré par personne d’autre que nous-mêmes – nous-mêmes
collectivement, en tant que membres de l’assemblée que nous contribuons à créer. En
d’autres termes, pour éviter l’arbitraire qui menacerait la liberté, il faut et il suffit que
les actes qui nous obligent, et nous obligent tous également, soient des lois, et que ces
lois soient faites par « nous » (nous le peuple souverain, nous l’assemblée constituante,
qui décide des règles fondamentales ou constitutionnelles qui régiront notre
association). La médiation de la loi est indispensable pour comprendre l’articulation
55 Rousseau est conscient que la Genève de son temps est loin de cet idéal : l’épître dédicatoire du second Discours ne
doit pas être pris au pied de la lettre, et les LEM qui peignent la corruption de Genève ne sont pas simplement un
texte de dépit. Voir La Religion, la Liberté, la Justice. Un commentaire des « Lettres écrites de la montagne » de Rousseau,
B. Bernardi, F. Guénard et G. Silvestrini éd., Paris, Vrin, 2005.
69
entre théorie de la souveraineté et théorie de la vg : c’est la loi seule qui, par sa
généralité (elle ne fait pas acception de personne), permet aux hommes d’échapper à
la dépendance des hommes, de leur volonté ou de leur caprice. Cette médiation de la
loi était plus apparente encore dans le DEP, où le paradoxe est forcé : « Par quel art
inconcevable a-t-on pu trouver le moyen d’assujettir les hommes pour les rendre
libres ? d’employer au service de l’Etat les biens, les bras, la vie même de tous ses
membres, sans les contraindre et sans les consulter ? d’enchaîner leur volonté de leur
propre aveu ? (…) Ces prodiges sont l’ouvrage de la loi. C’est à la loi seule que les
hommes doivent la justice et la liberté. C’est cet organe salutaire de la volonté de tous,
qui rétablit dans le droit l’égalité naturelle entre les hommes » (DEP, p. 50). A ce
moment, Rousseau ne distinguait pas encore vg et volonté de tous. Mais l’idée
essentielle est bien là : la loi est la médiation salutaire en vertu de laquelle l’homme
peut être obligé sans perdre sa liberté ; il obéit sans être commandé ; il est gouverné
sans perdre son égalité. La dépendance totale à l’égard de la loi protège de la
dépendance capricieuse à l’égard des hommes.
70
A cet égard, on peut comprendre le rapport entre volonté générale et bien
commun à trois niveaux distincts : procédural, épistémique et politique, qui donne lieu
à trois manières de l’appréhender (rationnelle/substantielle/démocratique) :
1) La formation de la volonté générale suppose une procédure de généralisation
des volontés : en tant que législateur ou membre du Souverain, je dois rendre
compatible la liberté de chacun avec celle de tous. Cette vision correspond à
la lecture kantienne en termes de « raison pratique » : à l’issue d’un test
d’universalisation, je ne retiens que les maximes ou les lois susceptibles de
passer ce test, ce qui signifie que je renonce à la part non généralisable de ma
volonté. Ce choix est fondé sur la réciprocité des attentes : j’attends que tout
autre citoyen-sujet en fasse autant. L’objet de la volonté générale (« le plus
grand bien de tous ») se spécifie alors : seules la liberté et l’égalité « passent
le test ».
2) Néanmoins, le bien commun comprend une dimension non universelle,
relative aux circonstances géographiques, historiques et culturelles qui
spécifient la nature d’un peuple. En ce sens, le bien commun est singulier, il
est ce qui convient à un peuple à tel moment de son histoire. Il faut alors une
forme de prudence (de connaissance du singulier) pour être capable de
cerner cet optimum (qui doit par ailleurs toujours répondre à des conditions
formelles : être à l’avantage de tous et n’être au détriment de personne).
Dans ce cas, on peut estimer que seule une élite éclairée est capable de
déterminer avec prudence le bien commun et que la philosophie de
Rousseau risque l’impasse.
3) Le bien commun, d’un point de vue politique, est l’idéal visé par les décisions
des citoyens, l’amélioration du sort de chacun devant être la volonté de tous.
Ceci repose sur l’attachement affectif que les citoyens éprouvent à l’égard de
leur communauté d’appartenance, qui leur permet de développer une
sensibilité à l’intérêt commun, qu’ils privilégient par rapport à leur strict
intérêt particulier. Le rôle de la délibération démocratique peut alors
prendre sens.
71
l’Etat sur le principe de la volonté, Hegel reproche à Rousseau d’avoir été incapable de
donner un contenu substantiel à cette volonté, parce que l’opposition du particulier et
de l’universel reste pour lui insurmontable : « Il n’a conçu la volonté que sous la forme
déterminée d’une volonté singulière ». Pour Hegel, la volonté du citoyen rousseauiste
est déterminée, au sens négatif du terme, c’est-à-dire qu’elle est limitée au départ par
les conditions d’un intérêt particulier. Le contrat social correspondrait à l’effort de
construire la totalité sociale à partir de ses éléments constitutifs, à la manière d’un
assemblage. Or une telle démarche, légitime dans la sphère de la société civile définie
comme libre jeu des intérêts particuliers, est tout à fait inadéquate à la nature de l’Etat :
celui-ci procède à partir du tout qui d’emblée inclut toutes ses parties comme des
membres, d’après un principe de cohésion organique ; il ne peut être ramené à un
montage mécanique. Pour Hegel, la conception contractuelle de l’Etat est donc viciée
dans son principe : ramenant la liberté politique à l’acte de décision de la volonté
individuelle, elle se révèle incapable de donner un contenu concret à son concept et
s’enferme dans l’abstraction. Ainsi la conception rousseauiste de l’Etat comme
association au service des fins individuelles, destinée à veiller à la sûreté de la propriété
privée et de la liberté individuelle, détruit-elle selon Hegel le « divin en soi et pour soi »,
sa majesté et son autorité. Hegel va jusqu’à dire que lorsque l’existence de l’Etat est en
jeu, celui-ci peut et doit exiger des citoyens qu’ils fassent le sacrifice de leurs biens et
de leur vie. On peut en conclure que Rousseau se montre plus avisé et moins
« totalitaire » qu’on ne le dit souvent : son Etat est fondé sur la logique de l’intérêt,
dont la justice est tributaire ; il vise bien à protéger la sûreté et à garantir la liberté.
72
vg : celle-ci ne peut trancher que les objets généraux, car dans toute affaire particulière
(qui décide notamment des avantages ou des charges attribuées à tel groupe social
nommément désigné), la partialité peut se réintroduire. La généralité de l’objet et du
sujet des lois garantit l’impartialité de leur contenu. On ne peut « travailler pour autrui
sans travailler aussi pour soi » : « Pourquoi la volonté générale est-elle toujours droite,
et pourquoi tous veulent-ils constamment le bonheur de chacun d'eux, si ce n'est parce
qu'il n'y a personne qui ne s'approprie ce mot, chacun, et qui ne songe à lui-même en
votant pour tous ? Ce qui prouve que l'égalité de droit et la notion de justice qu'elle
produit dérivent de la préférence que chacun se donne, et par conséquent de la nature
de l'homme ; que la volonté générale, pour être vraiment telle, doit l’être dans son objet
ainsi que dans son essence; qu'elle doit partir de tous pour s'appliquer à tous » (II, 4).
Il n’est donc pas besoin de limitation externe à la souveraineté (de charte de droits que
le souverain devrait respecter). La souveraineté est autolimitée.
Comment, me dira-t-on, connaître la volonté générale dans les cas où elle ne s’est point
expliquée ? Faudra-t-il assembler toute la nation à chaque événement imprévu ? Il faudra
73
d’autant moins l’assembler, qu’il n’est pas sûr que sa décision fût l’expression de la volonté
générale ; que ce moyen est impraticable dans un grand peuple, et qu’il est rarement nécessaire
quand le gouvernement est bien intentionné ; car les chefs savent assez que la volonté générale
est toujours pour le parti le plus favorable à l’intérêt public ; de sorte qu’il ne faut qu’être juste
pour s’assurer de suivre la volonté générale » (DEP, p. 52).
56Elles ont été analysées par G. Radica, « La volonté générale : entre peuple et gouvernement », DEP, op. cit., p. 121-
136.
74
Enfin, il faut tenter d’élucider une énigme, qui a fait couler beaucoup d’encre :
pourquoi Rousseau soutient-il que la vg résulte de l’élimination des petites différences
dans l’assemblée populaire ? Il faut rappeler ici le texte :
Si, quand le peuple suffisamment informé délibère, les citoyens n'avaient aucune communication
entre eux, du grand nombre de petites différences résulterait toujours la volonté générale, et la
délibération serait toujours bonne. Mais quand il se fait des brigues, des associations partielles
aux dépens de la grande, la volonté de chacune de ces associations devient générale par rapport à
ses membres, et particulière par rapport à l'État: on peut dire alors qu'il n'y a plus autant de
votants que d'hommes, mais seulement autant que d'associations. Les différences deviennent
moins nombreuses et donnent un résultat moins général. Enfin quand une de ces associations est
si grande qu'elle l'emporte sur toutes les autres, vous n'avez plus pour résultat une somme de
petites différences, mais une différence unique; alors il n'y a plus de volonté générale, et l'avis qui
l'emporte n'est qu'un avis particulier.
Il importe donc, pour avoir bien l'énoncé de la volonté générale, qu'il n'y ait pas de société partielle
dans l'État, et que chaque citoyen n'opine que d'après lui ; telle fut l'unique et sublime institution
du grand Lycurgue. Que s'il y a des sociétés partielles, il en faut multiplier le nombre et en prévenir
l'inégalité, comme firent Solon, Numa, Servius. Ces précautions sont les seules bonnes pour que
la volonté générale soit toujours éclairée, et que le peuple ne se trompe point (CS, II, 3).
75
différences : l’algèbre rousseauiste vise sans doute plutôt l’approximation de la vg par
chaque citoyen – un processus conscient et non inconscient comme l’exigerait
« l’intégration » des votes57.
57 Voir, pour un exposé complet, G. Radica, L’Histoire de la raison, op. cit., p. 198-228.
76
pour exercer leur pouvoir législatif. En d’autres termes, la théorie du vote semble
compatible, chez Rousseau, avec une délibération purement « privée », dans le for
interne. Il semble que le peuple s’assemble pour s’exprimer autant que possible par son
vote à l’unisson, ce qui disqualifie les opinions minoritaires. La délibération traduirait
aussi bien un monologue de la raison qu’une forme de communion des coeurs – les
citoyens devant s’accorder spontanément, sans passer par l’échange contradictoire des
arguments (c’est du moins la thèse initiale de Habermas sur Rousseau58). En un mot,
l’idéal politique de Rousseau serait à la fois unanimiste et monologique, chaque citoyen
accédant à la vérité politique en se coupant des influences extérieures vécues comme
parasites et décidant, en son âme et conscience, de ce qu’est le bien commun.
Le livre IV du CS pose le problème des rapports entre volonté particulière et volonté générale :
l’individu peut chercher son bien soit comme citoyen, parce qu’il est de son intérêt bien entendu d’agir
dans le cadre politique, soit comme homme, parce que « son intérêt particulier peut lui parler tout
autrement que l’intérêt commun » (I, 7). Le problème est donc celui de l’expression de la volonté
générale comme volonté de corps, et du rapport que les individus entretiennent avec ce corps politique :
se pensent-ils avant tout comme hommes ou comme citoyens ? Comme l’explique Rousseau au début
du texte, « Tant que plusieurs hommes réunis se considèrent comme un seul corps, ils n’ont qu’une seule
58
Habermas, L’Espace public, Paris, Payot, 1978, p. 107.
77
volonté, qui se rapporte à la commune conservation, et au bien-être général ». Dans ce cas, la volonté
générale qui vise le bien commun est effectivement perçue par chacun, et il ne faut que du « bon sens »
pour la voir et la suivre. Le processus d’approximation de la volonté générale est alors facile : la
délibération est une approximation de la volonté générale menée par chacun en son for intérieur.
Or le CS, livre II, chapitre 3 stipulait des conditions pour que la délibération aboutisse
effectivement à une déclaration de la volonté générale : il faut que les citoyens soient « suffisamment
informés », mais aussi qu’ils soient isolés au sens de dégagés de tout influence parasite qui pourrait
perturber leur jugement rationnel en faveur du corps tout entier. En ce sens, moins les sociétés partielles
et les factions partiales influent sur le citoyen, et mieux celui-ci est informé, meilleure sera
l’approximation faite par chacun de la volonté générale. La question, dès lors, est double. Du point de
vue de l’économie interne du CS d’abord : comment comprendre que Rousseau, qui a déjà traité au livre
II de la question de la formation de la volonté générale et de la délibération, éprouve le besoin d’y revenir
au livre IV ? Du point de vue du contenu même de ces chapitres ensuite : comment comprendre que
Rousseau défende un modèle de citoyenneté où le développement raffiné de la rationalité ne soit pas
requis – et même soit manifestement exclu ?
78
corruption, le livre III, introduisant à la dynamique du politique, était une
médiation nécessaire.
2) Sur le second point, cependant, la question est plus délicate et exige de revenir au
mécanisme de la délibération. Comment comprendre la proposition selon laquelle,
pour bien viser la volonté générale, il suffit d’être vertueux, car « les hommes droits
et simples sont difficiles à tromper à cause de leur simplicité » - au point que des
troupes de paysans sont capables sous un chêne de régler les affaires communes
mieux que les peuples raffinés avec leurs mystères de cabinet et leur raison d’Etat ?
Le statut de cette affirmation est difficile à établir : d’un côté, Rousseau semble
renouer ici avec l’accent du premier Discours, où la critique des sociétés
contemporaines était étayée par la même argumentation ; la vertu politique se
distingue en tous points d’une vertu fondée sur le raffinement de l’entendement ou des
lumières, raffinement lui-même procuré par l’essor des sciences et des arts. La fin du
Discours sur les sciences et les arts est à cet égard très claire : « O vertu ! science
sublime des âmes simples, faut-il donc tant de peines et d’appareil pour te connaître ?
Tes principes ne sont-ils pas gravés dans tous les cœurs, et ne suffit-il pas pour
apprendre tes lois de rentrer en soi-même et d’écouter la voix de sa conscience dans le
silence des passions ? » (OC III, p. 30).
Mais cet aspect de la pensée de Rousseau, critique des Lumières, ne va pas sans
une contrepartie : au chapitre 6 du livre II où Rousseau introduisait la nécessité du
législateur, ne disait-il pas très nettement que la difficulté est de faire élaborer à une
« multitude aveugle » un système de législation ? L’argument reprenait alors presque
littéralement la difficulté exposée en II, 3 : « De lui-même le peuple veut toujours le
bien, mais de lui-même il ne le voit pas toujours. La volonté générale est toujours
droite, mais le jugement qui la guide n’est pas toujours éclairé. Il faut lui faire voir les
objets tels qu’ils sont, quelquefois tels qu’ils doivent lui paraître, lui montrer le bon
chemin qu’elle cherche, la garantir de la séduction des volontés particulières, etc.… »
La nécessité d’un guide destiné à éclairer le jugement du peuple était ainsi posée.
Comment comprendre par conséquent que cette nécessité du guide, établie pour le
peuple naissant, disparaisse ensuite ? Comment justifier qu’il suffise désormais d’être
grossier et rustre pour ne pas être dupe ?
79
La difficulté s’articule autour du concept de délibération. Selon Bernard Manin,
Rousseau, dans le CS, infléchirait le sens traditionnel du concept59. Alors que la
délibération désigne dans le vocabulaire philosophique le processus précédant la
décision, elle signifierait chez Rousseau la décision elle-même. B. Manin invoque
plusieurs textes, notamment II, 3 : « Il s’ensuit de ce qui précède que la volonté
générale est toujours droite et tend toujours à l’utilité publique : mais il ne s’ensuit pas
que les délibérations du peuple aient la même rectitude. On veut toujours son bien,
mais on ne le voit pas toujours. Jamais on ne corrompt le peuple, mais souvent on le
trompe, et c’est alors seulement qu’il paraît vouloir ce qui est mal » (II, 3). Les
délibérations du peuple désigneraient ici les choix qu’il fait, non le processus qui
aboutit aux choix ; il n’y aurait selon B. Manin aucun sens à dire d’un processus qu’il a
ou n’a pas de rectitude. Dans le DEP, le terme paraît employé de la même façon :
Rousseau montre en quoi l’existence d’associations partielles nuit à la volonté
générale ; « telle délibération, écrit-il, peut être avantageuse à la petite communauté et
très pernicieuse à la grande » ; ou encore, un peu plus loin, « il ne s’ensuit pas pour
autant que les délibérations publiques ne soient pas toujours équitables ». Le terme de
délibération intervient dans les passages où Rousseau condamne ce qui constitue
habituellement le support de la discussion publique : les groupes qui s’affrontent par
échange d’arguments (voir CS, II, 3).
Quel est donc le risque que Rousseau entend ainsi conjurer ? Ce qu’il faut
exclure de la démocratie, ce sont les effets de la rhétorique, c’est la persuasion que
certains pourraient exercer sur d’autres (voir la critique d’Athènes, aristocratie très
tyrannique de savants et d’orateurs). C’est en gardant en mémoire ces réflexions sur la
délibération qu’il convient donc de revenir à notre chapitre, et à la description qu’il
donne de la délibération dans la société bien ordonnée : « Alors tous les ressorts de
l’Etat sont vigoureux et simples, ses maximes sont claires et lumineuses ; il n’a point
d’intérêts embrouillés, contradictoires, le bien commun se montre partout avec
évidence et ne demande que du bon sens pour être aperçu. La paix, l’union l’égalité
sont ennemies des subtilités politiques » (IV, 1). Peut-on encore parler ici d’une
délibération au sens philosophique du terme ? L’analyse est claire : on ne délibère pas,
au sens fort du terme, sur ce qui est évident, simple et lumineux. On délibère, au
59 B.Manin, « Volonté générale ou délibération ? Esquisse d’une théorie de la délibération politique », Le Débat, 1985,
p. 72-93.
80
contraire, là où il y a des raisons de se décider dans un sens mais aussi des raisons de
se décider dans l’autre : comme l’écrit Aristote, « nous ne délibérons que sur des
questions qui apparaissent comme susceptibles de recevoir deux solutions opposées ;
quant aux choses qui, dans le passé, le présent ou l’avenir, ne sauraient être autrement,
nul n’en délibère, s’il les juge telles ; car cela ne lui servirait à rien » (Rhétorique, I, 2,
1357 a 3-6). En ce sens, les citoyens de la république rousseauiste ne délibèrent pas,
même intérieurement, parce que Rousseau considère que la politique est
essentiellement simple et accessible à tout entendement borné. C’est pourquoi le
processus de formation de la volonté, à la fois individuelle et collective, ne le préoccupe
pas ; il peut ainsi réduire la délibération à la décision et la décision à l’évidence.
Que penser d’une telle analyse ? A l’évidence, B. Manin va un peu loin dans sa
réduction du processus de délibération : il y a bien, antérieurement au vote et à la
décision qu’il incarne, un processus d’approche par les volontés particulières de la
volonté générale, qui est celle qui vise à la conservation et au bien-être de la totalité du
corps politique. La délibération n’invente pas la volonté générale qu’elle suppose, elle
la retrouve en la déclarant60. Le processus peut être conçu en deux temps : la
proposition de loi supposée exprimer la volonté générale, la ratification par le peuple
en corps. Certes, dans un Etat bien ordonné, celui qui propose ne fait en réalité que
« dire ce que tous ont déjà senti », et en ce sens « il n’est question ni de brigues ni
d’éloquence pour faire passer en loi ce que chacun a déjà résolu de faire, sitôt qu'il sera
sûr que les autres le feront comme lui ».
60 Pour un point de vue qui prend le contre-pied de B. Manin, voir B. Bernardi, « Souveraineté, citoyenneté,
délibération » : d’une tension constitutive de la pensée de Rousseau », Cahiers philosophiques, n° 84, octobre 2000.
81
générale envisagé par le CS s’oppose à l’art de gouverner absolutiste, aux secrets d’Etats
et aux mystères de cabinet (politique des arcana imperii constamment critiquée par
Rousseau). Mais cette exigence de publicité se conçoit plutôt comme un critère ou un
test que chacun, dans le silence de sa délibération intérieure, peut facilement effectuer :
le moment du vote n’est que celui où chacun effectue ce qu’il a déjà résolu de faire, une
fois anticipée la règle de réciprocité. Le processus engagé par la puissance législative
n’est donc pas celui du compromis entre les intérêts particuliers (modèle du bargain,
en vertu duquel les intérêts exprimés tentent de parvenir à un équilibre ou à un
consensus négocié). La publicité, ici, n’est que le moyen de promouvoir une règle
rationnelle, qui convienne également à tous les citoyens qui en ont évidemment
conscience. L’objectif de Rousseau est ainsi d’éviter l’appropriation de la chose
publique par une élite gouvernante – définition même de la corruption, lorsque le
gouvernement usurpe les fonctions de la souveraineté, ce que Rousseau a observé à
Genève, où le Petit Conseil usurpe constamment les droits du Grand.
Dans l’économie du chapitre 1 du livre IV, les exigences de Rousseau portant sur
les rapports entre lois et mœurs interviennent à ce point précis : car ce n’est que dans
une société bien ordonnée que la délibération aboutit effectivement à une déclaration
unanime, à l’issue du vote, de la volonté générale. « Mais quand le nœud social
commence à se relâcher et l’Etat à s’affaiblir ; quand les intérêts particuliers
commencent à se faire sentir et les petites sociétés à influer sur la grande, l’intérêt
commun s’altère et trouve des opposants, l’unanimité ne règne plus dans les voix, la
volonté générale n’est plus la volonté de tous, il s’élève des contradictions, des débats,
et le meilleur avis ne passe point sans dispute ». Comme le montreront les textes de
politique appliquée de Rousseau pour la Corse et la Pologne, l’unanimité issue de
l’évidence, qui permet d’éviter les dissensions internes au corps politiques, requiert
l’homogénéité des mœurs et des goûts, l’uniformité des opinions. En revanche, la
diversité des opinions et l’hétérogénéité des fortunes ou des statuts implique une
dissolution de l’éthique publique au fondement de l’amour de la patrie, et c’est alors
que le bien du tout n’apparaît plus avec évidence à tous les citoyens, qui se vivent avant
tout comme des individus particuliers. L’influence des sociétés partielles et des
rhéteurs corrompt le corps politique qui redevient aveugle à son propre intérêt ;
chacun préférant sont intérêt particulier (ou semi-particulier, de corps) à l’intérêt
82
public, les délibérations redeviennent litigieuses, et le bien commun n’est plus le
résultat des délibérations publiques.
83
passer au crible de la publicité] n’opinent pas plus comme citoyens que si l’Etat
n’eût jamais existé, et l’on fait passer faussement sous le nom de lois des décrets
iniques qui n’ont pour but que l’intérêt particulier ». Rien de pire, en ce sens, qu’une
injustice qui se couvre sous le masque du droit ; comme l’a montré le second
Discours, l’usage de loi, dans une situation corrompue, n’est qu’un instrument de
légitimation des intérêts dominants et non un vecteur de liberté politique.
84
première. Voulez-vous que la volonté générale soit accomplie ? faîtes que toutes les
volontés particulières s’y rapportent ; et comme la vertu n’est que cette conformité de
la volonté particulière à la générale, pour dire la même chose en un mot, faites régner
la vertu ». On comprend mieux, de ce point de vue, le reproche précédemment fait à
Montesquieu, qui avait réservé la nécessité de la vertu politique à la démocratie : la
vertu comme amour de la patrie est bien la condition sine qua non d’une souveraineté
légitime, puisqu’elle seule permet l’expression juste de cette souveraineté.
En définitive, ce texte engage la question cruciale des rapports entre les lois et
les mœurs, l’expression de la volonté générale et ses conditions de déclaration. Le
mécanisme de la délibération et du vote seront encore précisés au chapitre suivant, IV,
2 (« Des suffrages »). Ce deuxième chapitre permet d’élucider plus avant la question
des dissensions ou des minorités, en posant de manière aiguë le problème de ce que
Tocqueville nommera la tyrannie de la majorité. N’est-ce pas le risque en effet, dès lors
que la règle du vote, hormis pour la cas du pacte social, n’est plus l’unanimité mais la
majorité plus ou moins forte selon l’importance des affaires traitées ? Comment
justifier, une fois établi le principe de la souveraineté du peuple en corps – dans sa
totalité – que « la voix du plus grand nombre » suffise à « obliger toujours tous les
autres » ?
85
En réalité, les réflexions de Rousseau montrent à la fois la force du réquisit
d’unanimité dans les pensées démocratiques et les difficultés auxquelles il conduit
lorsqu’on tente de le concilier avec un principe de décision réaliste, le principe
majoritaire. Celui-ci ne peut être récusé, mais il ne peut pas non plus être justifié à
partir du présupposé majeur : la seule source de légitimité politique est la volonté et le
consentement des individus. Rousseau, de fait, anticipe l’objection « libérale » qui
pourrait lui être adressée :
Mais on demande comment un homme peut être libre, et forcé de se conformer à des volontés qui
ne sont pas siennes. Comment les opposants sont-ils libres et soumis à des lois auxquelles ils n’ont
pas consenti.
Je réponds que la question est mal posée. Le citoyen consent à toutes les lois, même à celles qu’on
passe malgré lui (…) Quand on propose une loi dans l’assemblée du peuple, ce qu’on leur demande
n’est pas précisément s’ils approuvent la proposition ou s’ils la rejettent, mais si elle est conforme
ou non à la volonté générale qui est la leur ; chacun en donnant son suffrage dit son avis là-dessus,
et du calcul des voix se tire la déclaration de la volonté générale. Quand donc l’avis contraire au
mien l’emporte, cela ne prouve autre chose sinon que je m’étais trompé, et que ce que j’estimais
être la volonté générale ne l’était pas. Si mon avis particulier l’eût emporté, j’aurais fait autre chose
que ce que j’avais voulu, c’est alors que je n’aurais pas été libre.
Ce texte est décisif dans la mesure où Rousseau y justifie le fait que la majorité
rend la minorité égarée effectivement libre. Empiriquement, les individus peuvent ne
pas avoir été d’accord avec ce qui s’est révélé être la volonté générale, mais en droit
tous sont nécessairement d’accord. La volonté générale est par principe la volonté de
tous les membres de la société et non la volonté majoritaire. Si des désaccords
surgissent, si certains n’approuvent pas ce qui a été décidé, c’est que les membres de la
minorité avaient mal compris la question qui leur était posée. De même que Rousseau
avait stipulé au chapitre 7 du livre I que l’homme que l’on punit d’avoir transgressé la
loi est ainsi « forcé à être libre », de même Rousseau donne ici le dernier mot d’une
théorie de la souveraineté du peuple : la minorité devra être forcée à être libre.
86
totalité, et par défaut de la majorité, qui s’exprime dans l’acte qui part de tous pour
s’appliquer à tous, sans acception de personne. Le risque, en dernière analyse, n’est
donc pas celui de l’abus de la volonté générale, mais seulement de l’abus des volontés
particulières lorsque celles-ci l’emportent, là où la cohésion sociale se défait : le
problème du manque de garanties face aux abus du droit positif persiste selon
Rousseau, non dans la volonté générale, mais dans le risque de voir son expression
faussée par les intérêts partiels. C’est pourquoi la tâche du législateur, afin de maintenir
les bonnes mœurs, est indispensable.
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