Sunteți pe pagina 1din 87

Rousseau

Contrairement à ce que l’on dit souvent, Rousseau ne se contente pas de


s’opposer de manière radicale à la théorie « libérale » de Locke ou à sa défense de
« l’individualisme possessif » : il reprend également certains éléments de sa critique de
la tyrannie et de l’absolutisme en général. Locke avait en effet été interprété comme un
auteur républicain, apôtre du droit de résistance – et cette version sera encore
renforcée, en 1755, par la traduction de Jean Rousset de Missy, un auteur huguenot
(journaliste, juriste et historien ayant surtout vécu aux Pays-Bas) qui entend diffuser
le républicanisme lockien. Concernant Locke, on peut mentionner ce célèbre passage
du second Traité qui trouvera un écho dans le Contrat social, contre ceux qui veulent
accepter la tyrannie :

Cette paix, qu'il y aurait entre les grands et les petits, entre les puissants et les faibles,
serait semblable à celle qu'on prétendrait y avoir entre des loups et des agneaux, lorsque
les agneaux se laisseraient déchirer et dévorer paisiblement par les loups. Ou, si l'on veut,
considérons la caverne de Polyphème comme un modèle parfait d'une paix semblable.
Ce gouvernement, auquel Ulysse et ses compagnons se trouvaient soumis, était le plus
agréable du monde ; ils n'y avaient autre chose à faire, qu'à souffrir avec quiétude qu'on
les dévorât. Et qui doute qu'Ulysse, qui était un personnage si prudent, ne prêchât alors
l'obéissance passive et n'exhortât à une soumission entière, en représentant à ses
compagnons combien la paix est importante et nécessaire aux hommes, et leur faisant
voir les inconvénients qui pourraient arriver, s'ils entreprenaient de résister à
Polyphème, qui les avait en son pouvoir ? (§228)

Une autre convergence possible entre Rousseau et Locke transparaît si l’on


s’aperçoit que Locke envisage, parmi d’autres cas possibles, l’hypothèse de la
« démocratie parfaite » où le peuple se gouverne lui-même. Après avoir traité au
chapitre 8 du second Traité de l'unique pacte social créant un véritable corps politique,
capable d’agir selon la volonté de sa majorité, Locke étudie au chapitre 10 les diverses
formes de république (commonwealth) que ce corps peut instituer en choisissant telle
ou telle instance pour légiférer. Or il commence par la solution la plus proche de la

1
république de Rousseau, celle de la perfect democracy. Dans ce cas, le peuple garde
pour lui le pouvoir de faire les lois et nomme lui-même des officiers pour les faire
exécuter :

Quand des hommes s’unissent la première fois en société, leur majorité a sur eux,
comme cela a été montré, la totalité du pouvoir de la communauté qui réside
naturellement en eux ; elle peut donc user de tout ce pouvoir en faisant des lois
de temps en temps pour la communauté et en les faisant exécuter par des officiers
qu’elle désigne elle-même : dans ce cas, la forme du gouvernement est une
démocratie achevée…(§ 132).

Dans ce cas, le pouvoir de légiférer de la communauté peut sembler n’être que le


prolongement d’un pouvoir présent dès l’origine, celui d’aller là où sa majorité
l’entraîne, qu’elle s’est abstenue de transférer à une instance distincte d’elle. Elle
ressemble en cela au corps politique souverain qui, selon Rousseau, est l’effet
immédiat du pacte social.

Néanmoins, comme nous le verrons, plusieurs différences majeures séparent


Rousseau de Locke : 1) le refus de la théorie de la « loi naturelle », considérée comme
une mystification théorique ; 2) le refus de faire de la propriété un « droit naturel » ;
3) la nécessité de remplacer une théorie du gouvernement limité par une théorie de la
souveraineté absolue du peuple. Le souverain de Rousseau n’a aucune loi
fondamentale à respecter, pas même le pacte originaire (CS, III, 18). 4)
Corrélativement, le peuple souverain n’a aucune existence en dehors des institutions
dont il en est la clef de voûte. Il n’y a pas chez Rousseau, dans le CS du moins, de droit
de résistance stricto sensu. Certes, le peuple fait bien d’obéir quand il y est contraint et
« fait encore mieux » s’il secoue le joug dès qu’il le peut (CS, I, 2). Mais cela reste de
l’ordre des rapports de force, et en se transforme jamais en « droit ».

Il nous faut donc revenir à la théorie de l’état de nature et du contrat énoncée


dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755),
avant d’aborder les deux premiers livres du Contrat social (1762) et la question du
contrat social légitime et des institutions de la liberté, en introduisant au concept

2
majeur de la philosophie de Rousseau : la volonté générale1. La question est la
suivante : la théorie rousseauiste de la volonté générale permet-elle de surmonter les
risques de servitude identifiés dans le second Discours ? Doit-on redouter les effets
oppressifs d’une souveraineté populaire absolue ? Faut-il suivre Benjamin Constant et
accuser Rousseau d’avoir confondu, de surcroît, le sens de la liberté des Anciens
(participation au pouvoir politique) et de la liberté des Modernes (indépendance,
jouissance de ses droits, liberté de poursuivre ses activités économiques et sociales
dans la sphère protégée par la loi) ?

I. Le second Discours

A. Origine de l’inégalité et genèse du droit

Le DOI se présente comme la réponse à une question mise au concours par


l'Académie de Dijon : « Quelle est la source de l'inégalité parmi les hommes, et si elle
est autorisée par la loi naturelle »2 ? Loin de gagner le prix comme il le fit avec le
Discours sur les sciences et les arts, Rousseau est déclaré hors concours car la longueur
de son discours excède largement les trois-quarts d’heure de lecture imposés par
l’Académie. Sur le fond, le Discours se présente surtout comme un hors-sujet partiel,
volontairement commis par l’auteur : Rousseau refuse d’emblée les termes de la
question car la « loi naturelle » n’est pas l’étalon propice. Plus précisément, il est
impossible de présupposer que la « loi naturelle » est le critère de légitimité de
l’inégalité, du moins à la « source », car l’homme ne peut à l’origine connaître une telle
loi. Rousseau refusera donc que la loi naturelle soit l’étalon du droit et des pratiques.
Il déconstruira dès la préface le concept même de « loi naturelle » pour lui substituer
une autre vision de la nature : la nature ne livre aucune norme morale, elle est par elle-
même en deçà du bien et du mal.

Corrélativement, la nature ne pourra justifier les inégalités et les hiérarchies.


Prétendre que les inégalités conventionnelles pourraient être fondées sur les inégalités
naturelles (que la hiérarchie sociale est ancrée dans la supériorité intellectuelle ou
morale par exemple) est pour Rousseau une parole « d’esclave » : se demander s’il

1Voir C. Spector, Rousseau. Les paradoxes de l’autonomie démocratique, Paris, Michalon, « Le bien commun », 2015.
2Nous donnerons les numéros de page en Pléiade (Œuvres complètes, t. III) mais nous recommandons l’édition de poche
(GF-Flammarion, B. Bernardi et B. Bachofen éds.).

3
existe une « liaison essentielle » entre inégalité naturelle et inégalité conventionnelle
est une « question bonne peut-être à agiter entre des esclaves entendus de leurs
maîtres, mais qui ne convient pas à des hommes raisonnables et libres, qui cherchent
la vérité » (p. 132).

Cette déconstruction de la question s’accompagne d’un déplacement notable :


plutôt que de s’interroger sur la « source » un peu vague de l’inégalité, Rousseau
tentera de remonter à son « origine » (empirique) et à ses « fondements » (rationnels).
Il tentera de comprendre comment une situation originelle où l’inégalité physique et
intellectuelle est très faible et n’explique nullement les rapports de domination
pérennes peut conduire, par étapes et moyennant l’introduction de ruptures
parfaitement contingentes, à une situation finale où les hommes connaissent trois
formes de hiérarchie : celle qu’impose l’argent, celle qu’impose la puissance ou le
prestige, celle qu’impose le pouvoir et plus encore le pouvoir absolu. Ce sont ces
hiérarchies conventionnelles qui vont devoir être expliquées et non justifiées. Le
second Discours introduit un chiasme : il produit cette explication qui n’est en rien une
justification mais au contraire un éloignement à l’égard du seul vrai fondement (la
nature) ; il expose les causes qui rendent raison de l’abandon de la liberté et de l’égalité
naturelles au profit des inégalités conventionnelles ; il met en scène les ruptures
contingentes de l’histoire qui peuvent seules rendre intelligible l’écart avec la (bonne)
nature. Le rôle de la contingence, sur laquelle nous reviendrons, sera décisif à ce titre :
l’existence de la contingence entre nature et histoire ouvre les bornes du possible que
nos préjugés restreignent arbitrairement, comme le dira plus tard Rousseau. Il suffit
que l’histoire du genre humain ait pu être autre pour fournir un étalon de mesure non
immergé dans nos pratiques (celles que Rousseau qualifie déjà d’« européennes » en
dénonçant leur ethnocentrisme).

Le second Discours expliquera donc la genèse concomitante des passions et des


rapports sociaux antagonistes ; il rendra intelligible l’apparition des rivalités et des
conflits pour les biens rares ou indivisibles, « l’état de guerre » qui conduira à
l’émergence de l’Etat et du droit, ou encore la double dégénérescence de l’état civil
(l’apparition de la misère et de la servitude). Il se conclura par l’énoncé d’une règle de
justice : « l’inégalité morale, autorisée par le seul droit positif, est contraire au droit
naturel toutes les fois qu’elle ne concourt pas en même proportion avec l’inégalité

4
physique » (p. 193-194). Cela suffira, comme l’avait vu Montaigne (« Des Cannibales »,
Essais, I, 30), à justifier l’indignation à l’égard des pratiques des peuples « policés », à
tous égards contre-nature.

I. L’état de nature comme fiction heuristique

Sur l’épître dédicatoire, on se reportera à l’introduction et aux précieuses notes


de B. Bachofen et B. Bernardi dans leur édition du second Discours, qui complète celle
de la Pléiade. Nous aborderons directement la Préface, qui s’ouvre par une déclaration
solennelle et polémique : « La plus utile et la moins avancée de toutes les connaissances
humaines me paraît être celle de l’homme, et j’ose dire que la seule inscription du
Temple de Delphes contenait un précepte plus important et plus difficile que tous les
gros livres des moralistes » (p. 122). Le privilège accordé ici à l’Antiquité (une
inscription sur un temple préférée à de « gros livres » modernes, parfaitement vains)
est d’emblée affirmé car l’Antiquité est restée plus proche de la nature. Mais le
Connais-toi toi-même est réinterprété : la question est bien de « démêler » ce qui vient
de la « constitution originelle » de l’homme et ce que les circonstances (extérieures) et
ses progrès (le développement intérieur de ses facultés sous l’effet de ces circonstances)
ont ajouté ou changé « dans son état primitif » (p. 122).

Dans la première partie du DOI, Rousseau pose donc le problème de l’accès à la


nature humaine. Comment dépouiller l’homme de ses acquis sociaux ? Le projet de
Rousseau est placé sous le signe de l’anthropologie, et l’on sait que Claude Lévi-Strauss
qualifiera le DOI de « premier traité d’ethnologie générale »3.

Le texte sera étudié ici dans une double perspective :


1) D’un point de vue philosophique : afin de savoir ce qui est légitime et naturel (selon
une articulation qu’il faudra préciser), il faut savoir qui est l’homme sorti des mains de
la Nature. Mais comment concevoir au juste la nature de l’homme, sa « constitution »
primitive ? Cette nature est-elle caractérisée de manière essentielle par un ensemble
d’idées et de croyances, par la raison ou par certaines passions ? Le problème se pose
dans un contexte empiriste, après Locke et Condillac : s’il n’est plus possible de prendre
au sérieux l’hypothèse des idées ou des vérités innées, qu’est-ce qui pourra être dit

3 C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon.

5
naturel en l’homme ? Rousseau privilégiera l’hypothèse de « principes » innés de
mouvement. Ces principes seront des passions.
2) D’un point de vue politique : les questions spéculatives ne sont pas autonomes dans
l’œuvre de Rousseau. Son véritable but en étudiant la nature est d’évaluer la
civilisation, de déterminer la légitimité de l’inégalité conventionnelle, sociale ou
politique. Comment comprendre, comme le diront les premiers mots du CS, que
l’homme soit né libre et qu’il soit partout dans les fers ? Cette distance entre le droit et
le fait ouvre le questionnement du DOI (que le CS non seulement ne reprendra pas
mais congédiera tout au contraire : « Comment ce changement s’est-il fait ? Je
l’ignore »). Dans le DOI, il s’agit de déterminer l’origine des hiérarchies sociales et de
la subordination politique en distinguant l’origine comme cause (factuelle) explicative
du fondement comme source normative (rationnelle) de justification.

1) Comment concevoir l’état de nature ?

Déterminer l’homme tel qu’il est en lui-même, indépendamment des


institutions sociales et politiques, c’est le resituer dans un « état de nature ». Mais si la
voie de l’expérimentation est exclue4, comment parviendra-t-on à une connaissance de
l’homme ? Rien ne sert de recourir aux livres qui ont tenté d’élaborer ce savoir en
rapport à la loi naturelle que l’homme est supposé connaître : les sources se
contredisent et pêchent dans leur méthode. Aussi faut-il abandonner les livres
« scientifiques » (de la science du droit naturel qui prétendait refonder, chez les
modernes, la science morale et politique) et se contenter de « méditer sur les premières
et les plus simples opérations de l’âme humaine » (p. 124).

Rousseau reste donc allusif sur la méthode qu’il entend opposer aux
jusnaturalistes anciens et modernes : il semble que la seule voie à sa disposition soit
celle de l’expérience de pensée, appuyée sur les données empiriques dont il dispose.
L’état de nature sera une fiction. Celui que Rousseau, sans crainte de négliger la
diversité empirique, nomme « l’homme sauvage » sera une « supposition », comme il
le dira à Christophe de Beaumont : « Cet homme n’existe pas, direz-vous, soit ; mais il
peut exister par supposition ». On ne peut s’empêcher de penser que Rousseau se fie

4 Les expérimentations auront plutôt lieu après Emile. Voir C. Martin, Educations négatives. Fictions d’expérimentations
pédagogiques au XVIIIe siècle, Paris, Garnier, 2010.

6
surtout au « sentiment intérieur » pour remonter à ses facultés primitives. Voir sa
Lettre à Vernes du 18 février 1758, in Lettres philosophiques, Paris, Livre de poche,
2003, p. 175 : « j’ai donc laissé là la raison et j’ai consulté la nature, c’est-à-dire le
sentiment intérieur qui dirige ma croyance indépendamment de ma raison ».

Dans cet esprit, les récits ethnologiques lui fournissent plutôt des illustrations
que des preuves ; ainsi lorsque le discours évoque « l’habitant des rives de l’Orenoque »
(p. 142). Les faits, qui ne sont pas « tous écartés » en réalité, viennent seulement à
l’appui du raisonnement et du sentiment. Les témoignages de l’histoire demeurent
incertains. Aussi la « méditation » sur « l’homme sauvage » abstrait l’emporte-t-elle
dans le corps du texte sur l’observation, beaucoup plus développée dans les notes (voir
notamment la note III qui évoque de nombreux exemples de nations sauvages et
d’enfants-sauvages, la note VI qui évoque les relations de voyageurs concernant la
vigueur et l’agilité des nations sauvages comme les Hottentots, ou la fameuse note X,
le plus souvent en dialogue avec Buffon). Rousseau cite alors quelques récits de
voyages, notamment Dapper, auteur d’une Description de l’Afrique (1668), Kolben ou
Francisco Correal dans son Voyage aux Indes occidentales (traduit en français en
1722), le Père Du Tertre ou La Condamine et surtout l’Histoire générale des voyages
de l’abbé Prévost, peut-être également Marc Lescarbot dans son Histoire de la
Nouvelle France, 1609, Lafitau ou le P. Charlevoix. Mais Rousseau ne se fie pas sans
réserve aux relations de voyageurs, pour des raisons qu’il explicitera dans la note X :

Depuis trois ou quatre cents ans que les habitants de l'Europe inondent les autres parties
du monde et publient sans cesse de nouveaux recueils de voyages et de relations, je suis
persuadé que nous ne connaissons d'hommes que les seuls Européens (…) il n'y a guère
que quatre sortes d'hommes qui fassent des voyages de long cours : les marins, les
marchands, les soldats et les missionnaires. Or, on ne doit guère s'attendre que les trois
premières classes fournissent de bons observateurs et quant à ceux de la quatrième,
occupés de la vocation sublime qui les appelle, quand ils ne seraient pas sujets à des
préjugés d'état comme tous les autres, on doit croire qu'ils ne se livreraient pas volontiers
à des recherches qui paraissent de pure curiosité (…) On n'ouvre pas un livre de voyages
où l'on ne trouve des descriptions de caractères et de mœurs ; mais on est tout étonné d'y
voir que ces gens qui ont tant décrit de choses, n'ont dit que ce que chacun savait déjà,
n'ont su apercevoir à l'autre bout du monde que ce qu'il n'eût tenu qu'à eux de remarquer

7
sans sortir de leur rue, et que ces traits vrais qui distinguent les nations, et qui frappent
les yeux faits pour voir ont presque toujours échappé aux leurs (p. 212-3).

La science de l’homme n’existe pas. Seuls des philosophes comme Montesquieu,


Buffon, Diderot, D’Alembert ou Condillac auraient eu la trempe d’observer
sérieusement et d’écrire ingénieusement une « histoire naturelle morale et politique » ;
ils auraient ainsi fait sortir un « monde nouveau de dessous leur plume », qui nous
aurait permis de connaître le nôtre. Mais l’ironie de Rousseau est ici corrosive : cette
brochette d’hommes de lettres en était sans doute incapable (p. 214).

Si les récits de voyageurs ne servent que d’appui et non de preuves, il faudra


donc connaître la « constitution » de l’homme en reconstruisant hypothétiquement le
tableau de l’état de nature. Il existe deux manières de concevoir cet état.
- Par opposition à la société civile ou à la civilisation : l’état de nature est celui dans
lequel vivrait un homme isolé et séparé de ses semblables, un homme privé du secours
d’autrui, sans commerce ni industrie, sans insertion dans la division sociale du travail.
- Par opposition à la société politique : l’état de nature est alors conçu antérieurement
à la naissance de l’autorité politique, du droit et de l’Etat. En ce sens, l’homme n’est
soumis à personne, il n’a par nature aucune obligation d’obéir.

L’aporie porte sur la recherche de « l’origine » : si on ne connaît pas l’homme


sorti des mains de la nature, comment le « reconstituer » sans le dénaturer ? Au livre
VIII des Confessions, Rousseau évoque un voyage à Saint-Germain où il se promène
tout à son aise : « Tout le reste du jour, enfoncé dans la forêt, j’y cherchais, j’y trouvais
l’image des premiers temps dont je traçais fièrement l’histoire ; je faisais main basse
sur les petits mensonges des hommes, j’osais dévoiler à nu leur nature, suivre le
progrès du temps et des choses qui l’ont défigurée, et comparant l’homme de l’homme
avec l’homme naturel, leur montrer dans son perfectionnement prétendu la véritable
source de ses misères… » (OC I, p. 388-9).

Le projet général du second Discours semble donc s’inscrire dans le


prolongement du Discours sur les sciences et les arts : il s’agit de montrer que le
prétendu perfectionnement des facultés s’associe en réalité à une déchéance politique
et morale. Mais ici, Rousseau n’entend plus seulement confronter les Modernes aux

8
Anciens, ou les hommes policés aux barbares. Une nouvelle figure surgit : celle du
sauvage, qui incarnera l’homme de la nature opposé à « l’homme de l’homme ».

Cette figure du sauvage est polémique. Selon Rousseau, tous les philosophes qui
l’ont précédé ont commis une erreur de méthode : aucun n’a tenu compte des
modifications profondes que la vie en société fait subir à la nature de l’homme. Au lieu
d’étudier l’homme par une méthode génétique (en suivant la généalogie des passions à
partir de l’état primitif), au lieu de prendre l’homme tel qu’il « sort des mains de la
nature », ils ont observé les hommes qu’ils les avaient sous les yeux. Procéder par
récurrence les a empêchés de remonter au véritable état de nature, et de « démêler la
graduation naturelle des sentiments » qui marque l’altération de leur nature. La
formule est célèbre : les philosophes se sont contentés d'observer et de décrire des
« âmes cent fois repétries et fermentées dans le levain de la société », sans s’apercevoir
qu’on ne saurait attribuer à des « sauvages » des lumières ni des passions que les
hommes n’ont pu acquérir qu’après des siècles de vie sociale. Or la distance qui sépare
l’homme sauvage de l’homme policé est immense : « ce qui fait le bonheur suprême de
l’un réduirait l’autre au désespoir ». Ainsi les philosophes et les jurisconsultes n’ont-ils
pas su faire la différence entre les impulsions primitives et les « passions factices » :
« Tous, parlant sans cesse de besoin, d’avidité, d’oppression, de désirs et d’orgueil, ont
transporté dans l’état de nature des idées qu’ils avaient prises dans la société : ils
parlaient de l’homme sauvage, et ils peignaient l'homme civil » (p. 132). L’analogie
avec la statue de Glaucus, défigurée par le temps et les orages, au point qu’elle
ressemblait moins à un Dieu qu'à une bête féroce5, est révélatrice : c’est l’altération
profonde et incessante de l’âme humaine qui a rendu l’homme méconnaissable, comme
la statue érodée par le vent. Au lieu d’un être « agissant toujours par des principes
certains et invariables », on ne voit plus à présent, selon Rousseau, que le « difforme
contraste de la passion qui croit raisonner et de l’entendement en délire » (p. 122).

La « passion qui croit raisonner » caractérise la condition de l’homme civil : la


raison n’est pas législatrice, elle n’est pas faculté des principes ; comme chez Hume et
de nombreux auteurs du siècle, la raison sert les passions. La raison croit penser de
manière détachée, impartiale et objective là où elle n’est guidée que par son intérêt

5Voir Platon, République X, 611 ; mais la métaphore désigne chez Platon l’âme unie au corps qui lui fait subir mille
maux.

9
sensible ; et l’entendement privé de tout enracinement dans l’expérience sensible croit
pouvoir accéder aux vérités métaphysiques – aveuglement qui le conduit au « délire ».
Cette double errance est le fait de l’homme civilisé et plus encore des philosophes qui
prétendent le décrire. Comment y échapper ? Dans sa Préface, Rousseau pense pouvoir
s’exonérer de cette accusation, et se disculpe d’emblée d’avoir prétendu « voir ». Sa
méthode est conjecturale : « J’ai commencé quelques raisonnements ; j’ai hasardé
quelques conjectures » (p. 123). Du moins a-t-il conscience de l’ampleur de la tâche :
« car ce n’est pas une légère entreprise de démêler ce qu’il y a d’originaire et d'artificiel
dans l’homme, et de bien connaître un état qui n’existe plus, qui n’a peut-être point
existé, qui probablement n’existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d'avoir
des notions justes pour bien juger de notre état présent » (ibid.). C’est ici qu’il faut
mentionner la fonction paradigmatique de l’état de nature, ou du moins de « pure
nature » : celui-ci n’est pas pour Rousseau un système de manques que l’état civil
viendra combler (comme c’est le cas chez Hobbes ou in fine chez Locke), ni l’ensemble
des causes qui permettent de comprendre pourquoi les hommes l’ont quitté (valeur
étiologique et exégétique6), mais plutôt l’étalon à l’aune duquel juger les défauts de la
société civile, une mesure « naturelle » de sa corruption. L’état de nature fait figure de
critère permettant de mesurer l’éloignement de l’homme social par rapport à son
origine ; il sert à juger des défauts (plutôt que des avantages) de la société civile.

A cet égard, Rousseau n’envisage pas de remonter au commencement ; l’origine


qu’il entend décrire est un fondement philosophique et non une source historique. Sa
méthode consistera au premier chef à écarter tous les faits : « Commençons par écarter
tous les faits » (p. 132). Sans commenter cette proposition que V. Goldschmidt a
analysé en détail7, il suffira de dire que le second Discours ne déclinera pas de dogmes
théologiques (à propos de l’origine de l’homme, en suivant la Genèse) ni n’établira de
vérités historiques (sur le paléolithique ou le néolithique), mais mettra en place des
hypothèses, des « raisonnements hypothétiques et conditionnels », du même genre
que ceux des physiciens qui conjecturent sur l'origine du monde8. Cette remontée à
l’origine ne sera pas une investigation factuelle mais une recherche des causes. A la
différence de l’historien, le philosophe conjecture sur des classes de faits afin de rendre

6 V. Goldschmidt, Anthropologie et politique. Les principes du système de Rousseau, Paris, Vrin, 1974, p. 180-186). Voir
également Jean-Fabien Spitz, « Etat de nature et contrat social », in Dictionnaire de philosophie politique, Philippe Raynaud
et Stéphane Rials éd., Paris, P.U.F., 1996, p. 234-239.
7 Ibid., p. 115-167.
8 Voir H. Gouhier, « Etat de nature et histoire », in Les Méditations métaphysiques de Jean-Jacques Rousseau, Paris, Vrin, 1970,

p. 11-24.

10
raison des enchaînements les plus vraisemblables : « c'est à l'histoire, quand on l'a, de
donner les faits qui les lient ; c'est à la philosophie, à son défaut, de déterminer les faits
semblables qui peuvent les lier ».

Plus précisément, Rousseau entreprend ici un dialogue avec l’Histoire naturelle


de Buffon, dont les hypothèses sur l’histoire de la terre (la formation du globe terrestre)
sont données comme « de simples conjectures, auxquelles nous prétendons seulement
assigner un plus grand degré de probabilité qu’à toutes celles qu’on a faites sur le même
sujet »9. L’histoire de l’humanité est une histoire conjecturale du développement de
l’esprit et du cœur humain, qui en retrace les « progrès ». Dans sa première phase
(statique), elle permet la mise au point d’un étalon : ce dont nous avons besoin pour
juger des temps présents. C’est dire que Rousseau ne se focalise pas sur l’histoire
réelle : l’état de nature est une fiction anhistorique à valeur heuristique.

Remarque : Dans ses Cours sur Rousseau à l’ENS dispensés en 1972, Althusser
a mis en relief l’originalité de Rousseau par rapport aux penseurs du droit naturel qui
le précèdent. Certes, Rousseau manie les mêmes grandes catégories de réflexion : état
de nature, droit naturel, contrat social, souveraineté, droit civil, etc. Mais chez
Rousseau la genèse originaire ne fonctionne pas comme une genèse historique : il n’y
a pas de genèse réelle mais une analyse d’essence. La genèse n’est pas historique mais
théorique. Rousseau aurait identifié, mieux que quiconque, le cercle de l’origine : selon
Althusser, ce qui distingue radicalement Rousseau des penseurs du droit naturel, c’est
qu’il est le seul à penser le concept d’origine pour lui-même10. Penser ne signifie pas
seulement utiliser ou manipuler mais affronter le concept comme objet. Rousseau
témoigne d’une volonté de « creuser jusqu’à la racine ». Tel qu’il fonctionne chez ses
prédécesseurs, le recours à l’état de nature apparaît donc comme un cercle : on projette
le résultat sur l’origine pour mieux engendrer le résultat alors qu’en vérité le résultat
est déjà présupposé sous la forme de son origine. Chez les penseurs du droit naturel, le
recours à l’origine n’est qu’une forme déguisée de la justification de ce qui est là, du fait
accompli, de l’ordre régnant. C’est ce que pressent Rousseau : « on commence par
rechercher les règles dont pour l’utilité commune, il serait à propos que les hommes
convinssent entre eux et puis on donne le nom de loi naturelle à la collection de ces

9 Buffon, « De la formation des planètes » (1749), in Œuvres, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2007, p. 108.
10
L. Althusser, Cours sur Rousseau (1972), Y. Vargas éd., Paris, Le temps des cerises, 2012, p. 57.

11
règles » (p. 125). Voir aussi CS, I, 2 contre Grotius, apologète du fait accompli,
thuriféraire de la monarchie absolue11. Ainsi Rousseau, par la dénonciation du recours
comme opération circulaire et spéculaire, aurait-il remis en cause l’idéalisme de la
philosophie des Lumières. Sous cette condamnation de la fausse origine, de sa
structure et de sa fonction, nous découvrons que la fonction politique et théorique du
recours à l’origine la met en rapport avec l’histoire réelle, avec le présent historique. Il
ne s’agit plus seulement dans le second Discours d’une genèse théorique, mais selon
Althusser de l’invention d’une forme de philosophie de l’histoire : « quelque chose
alors se produit derrière cette réfutation radicale, quelque chose qu’alors Rousseau
prend nécessairement en compte, doit nécessairement prendre en compte et au
sérieux, quelque chose qu’il faut bien appeler provisoirement histoire »12. Pour
Rousseau, la nature est recouverte par toute l’histoire de ses modifications, par tous les
effets de son histoire, elle est « défigurée » par l’histoire de ses progrès, elle est
dénaturée. La nature est « aliénée », elle n’existe plus que dans l’autre que soi, que dans
son contraire, dans les passions sociales et dans la raison même soumise aux passions :
bref, la nature est aliénée dans son histoire réelle et c’est le résultat de cette aliénation
qui règne sur le monde présent.

2) L’état de nature chez Rousseau

A l’évidence, Rousseau prolonge la critique de Hobbes découverte par


Montesquieu au livre I de L’Esprit des lois ; il s’inspire de sa critique méthodologique
comme de sa théorie de la « perfectibilité » - même si Rousseau est le créateur du
néologisme. C’est de L’Esprit des lois (qu’il connaît bien puisqu’il l’a recopié et « fiché »
en tant que secrétaire de Madame Dupin) que l’auteur du second Discours retient l’idée
d’une genèse inhérente à l’état de nature, et sans doute aussi d’une succession de
phases (éloignement puis rapprochement des hommes, paix puis état de guerre). Mais
Rousseau va donner une ampleur beaucoup plus grande aux quelques réflexions de
Montesquieu sur l’état de nature : il en fera le socle hypothétique d’une théorie de
l’homme, et l’étalon à l’aune duquel juger la corruption des sociétés « civiles » (policées
et corrompues).

11
Ibid., p. 63.
12
Ibid., p. 65.

12
Dans la Préface du second Discours, Rousseau reprend d’abord les critiques des
« Modernes » à l’encontre des juristes romains qui définissent les droits naturel
comme ce qui est commun aux hommes et aux animaux (Institutes de Justinien) et
confondent la nécessité s’imposant aux animaux et l’obligation associée à une loi
prescrite. Cependant, le point commun de Rousseau avec les « Modernes » est négatif.
Ceux-ci ont défini la loi naturelle « chacun à leur mode » et l’ont établie sur des
principes « métaphysiques ». L’erreur des jurisconsultes modernes (Rousseau cite
Burlamaqui, très influent à Genève) est d’envisager l’homme naturel comme un être
intelligent et libre, capable de connaître les lois naturelles et de s’y soumettre de son
plein gré. Les philosophes « s’accordent seulement en ceci, qu’il est impossible
d’entendre la loi de nature, et par conséquent d’y obéir, sans être un très grand
raisonneur et un profond métaphysicien » (p. 125). La méthode est circulaire et sans
portée réelle. C’est pourquoi Rousseau part de l’homme originel, de ses besoins, de ses
passions, de son ignorance : « tant que nous ne connaîtrons point l’homme naturel,
c’est en vain que nous voudrons déterminer la loi qu'il a reçue, ou celle qui convient le
mieux à sa constitution » (p. 125).

L’inégalité sociale convient-elles aux hommes ? On voit que la question de


l’Académie de Dijon donne à Rousseau l’occasion d’un déplacement de la
problématique : il ne s’agit plus de légitimer la souveraineté mais de dénoncer les
inégalités (dont la souveraineté absolue n’est qu’un avatar ultime). Le dernier
paragraphe de la Préface le stipule : la société humaine ne semble montrer que la
violence des hommes puissants et l’oppression des faibles ; « l’esprit se révolte contre
la dureté des uns ; on est porté à déplorer l’aveuglement des autres » (p. 127). Le
constat d’injustice est fondateur. Or sans l’étude sérieuse de l’homme selon la nature,
nul ne peut savoir dans quelle mesure cette indignation est légitime. Qu’est-ce en effet
que l’inégalité conventionnelle, autorisée par le consentement des hommes ? Il s’agit,
comme le précise l’introduction, des différents « privilèges, dont quelques-uns
jouissent, au préjudice des autres » (parce qu’ils sont plus riches, plus honorés, plus
puissants). Les inégalités qui relèvent de privilèges sont des biens « positionnels » qui
ne valent que par comparaison et ne prennent sens qu’en société. Dès lors, contre les
discours idéologiques qui prétendent que l’inégalité conventionnelle est fondée sur
l’inégalité naturelle, il convient de mettre à jour le processus génétique qui a donné
naissance à l’établissement et à la pérennisation de l’inégalité parmi les hommes. La

13
déconstruction est une démystification. A ce titre, l’introduction du Discours invoque
un enchaînement de prodiges pour rendre raison d’un retournement contre-nature :
« De quoi s’agit-il précisément dans ce Discours ? De marquer dans le progrès des
choses le moment où le droit succédant à la violence, la nature fut soumise à la loi,
d’expliquer par quel enchaînement de prodiges le fort put se résoudre à servir le faible,
et le peuple à acheter un repos en idée, au prix d’une félicité réelle » (p. 132).

B. L’homme naturel

Fermer tous les livres pour revenir aux « principes » (les passions motrices de
l’homme naturel) aura pour enjeu de rendre manifeste le passage de la nature à l’anti-
nature. Le plan du DOI en découle : dans la première partie du Discours, l’hypothèse
de l’homme naturel ne rencontre aucun obstacle, les principes restent purs ; dans la
seconde partie, les principes s’altèrent sous l’effet des circonstances plus ou moins
contingentes. L’homme sera ainsi analysé 1) du point de vue physique ; 2) du point de
vue métaphysique (celui de l’engendrement des idées et des connaissances) ; 3) du
point de vue moral.

1) L’homme du point de vue physique

Une fois dépouillé de ses « dons surnaturels » et de ses « facultés artificielles »,


l’homme naturel apparaît d’abord comme un animal parmi d’autres. Du point de vue
de ses aptitudes corporelles, c’est un « animal moins fort que les uns, moins agile que
les autres, mais, à tout prendre, organisé le plus avantageusement de tous » (p. 135).
Rousseau dialogue ici avec l’Histoire naturelle de Buffon, qui remontait également à la
vie des « premiers hommes », jugée plus longue que la nôtre – ce qui serait lié à la
production alors plus abondante des ressources naturelles13. Mais Rousseau ne
s’intéresse pas immédiatement aux « variétés dans l’espèce humaine » et aux causes
de la diversité des peuples (climat, nourriture, mœurs14), qu’il abordera dans la note
X ; son approche oppose d’abord l’homme naturel et l’homme civil. Pour Rousseau,
l’homme sauvage se rend supérieur aux animaux parce qu’il peut les imiter tous, et

13
Buffon, Histoire naturelle de l’homme, op. cit., p. 271-272.
14
Ibid., p. 355.

14
multiplier son pouvoir en accumulant des aptitudes complémentaires qu’aucun animal
ne rassemble jamais. Occupé exclusivement de sa subsistance, l’homme sauvage use
de son corps comme de son seul instrument, sans crainte de manquer (la nature, selon
Rousseau, est fertile), sans crainte non plus des bêtes féroces (son corps est robuste).
Quoiqu’en disent Hobbes, et in fine Locke ou Pufendorf, les hommes à l’état de nature
n’ont donc pas de passions violentes qui rendraient leur coexistence impossible. Les
besoins primaires sont simples et faciles à satisfaire ; ils se réduisent à rechercher l’utile
pour le corps (« la nourriture, une femelle, le repos ») et à éviter le nuisible (« la
douleur et la faim »).

Ce tableau de l’homme sauvage est orienté par une idée directrice : il s’agit de
montrer que rien ne le prédispose au conflit ou à la guerre, mais rien non plus à la
sociabilité. Rousseau croise les circonstances objectives (l’abondance naturelle,
postulat fondamental) et les caractéristiques de la nature humaine : dans les deux cas,
rien ne prédispose à la sociabilité ou au conflit, rien n’incite à la hiérarchie. L’état de
nature est atomique. L’autosuffisance conduit à l’absence de relations morales entre
les hommes : l’amour de soi, désir de conservation qui est le véritable « moteur » de la
machine humaine, ne requiert pas le secours d'autrui. Rousseau contredit les
jurisconsultes : l’homme qui cherche à satisfaire ses besoins s’éloigne des autres plus
qu’il ne s’en rapproche ; les objets de jouissance étant disséminés sur la terre, on ne
peut en jouir qu’en allant les chercher là où ils sont. De ce fait, l’état de nature est un
état de tranquillité relative : l’homme n’y est pas misérable, car il n’y est accablé
d’aucun des maux physiques ou moraux qui feront le malheur des êtres civilisés. Selon
Rousseau, ces maux résultent des conditions de la vie sociale. L’homme sauvage,
vigoureux et sain, ne souffre jamais : en vertu d’une forme de sélection naturelle, il est
soit en bonne santé, soit mort.

La conclusion s’adresse à tous ses prédécesseurs, qui ont voulu découvrir dans
l’état de nature un système de « manques » ou de privations qui auraient incité le
sauvage à abandonner sa condition originelle : « ce n'est donc pas un si grand malheur
à ces premiers hommes, ni surtout un si grand obstacle à leur conservation, que la
nudité, le défaut d’habitation, et la privation de toutes ces inutilités, que nous croyons
si nécessaires » (p. 139-140).

15
2) L’homme du point de vue métaphysique

Mais si l’homme est un animal, il est également davantage. Quel est le propre de
l’homme ? La question n’est pas purement spéculative, mais ordonnée au sujet que
Rousseau entend traiter : découvrir le propre de l’homme permettra de montrer ce qui
le prédispose ou non à l’inégalité, et dans un second temps ce qui le prédispose ou non
à sortir de l’état de nature égalitaire. Dire que « l’animal a des idées parce qu’il a des
sens » revient à s’inscrire dans la tradition empiriste, à la suite de Locke et de Condillac.
Pour Condillac, dont le Traité des sensations paraît un an avant le second Discours,
« Le jugement, la réflexion, les désirs, les passions, etc. ne sont que la sensation même
qui se transforme différemment »15. Condillac se démarque ainsi de Locke, en
affirmant la nécessité de penser la genèse des facultés, qui ne sont que des habitudes
acquises et non des aptitudes innées. Locke a également eu tort de distinguer deux
sources de nos idées, sens et réflexion, ce qui introduit beaucoup d’obscurités dans son
système. D’où la nécessité, selon Condillac, de proposer une génération des facultés de
l’âme : toutes les opérations de l’âme ne sont que la sensation qui se transforme
différemment. Rousseau, qui a lu l’Essai sur l’origine des connaissances humaines, lui
emboîte le pas ici, sans entrer dans le détail pour autant. Comme l’animal, l’homme est
d’abord capable d’acquérir des connaissances par l’intermédiaire de la perception
sensible : il ne se distingue donc pas spécifiquement par l’entendement. Des sensations
au jugement la différence n’est ici que de degrés, et non de nature (on notera que
Rousseau évoluera par la suite sur cette question, en se démarquant notamment
d’Helvétius dans la Profession de foi du Vicaire Savoyard au livre IV de l’Emile).

La spécificité de l’homme est donc à chercher dans un attribut de la volonté


plutôt que de l’entendement : la liberté semble un candidat plus crédible. Là où
l’animal est régi par l’instinct, auquel il obéit, l’homme « se reconnaît libre
d’acquiescer, ou de résister » aux impulsions de sa nature. Rousseau considère que
« c’est surtout dans la conscience de cette liberté que se montre la spiritualité de son
âme » (p. 142). Il faut relever ici la distance par rapport à Descartes et au
cartésianisme : la liberté n’est pas définie comme le libre arbitre, une faculté de vouloir
ou un vouloir vouloir. Il ne s’agit pas de penser une aptitude à faire ceci ou cela, sans
être déterminé par ses désirs ou par les circonstances – aptitude qui signalerait la

15 Condillac, Traité des sensations (1754), Paris, Fayard, 1984, p. 11. Voir A. Charrak, Empirisme et Métaphysique. L’« Essai
sur l’origine des connaissances humaines » de Condillac, Paris Vrin, 2003.

16
grandeur de l’homme. La liberté est ici conçue comme capacité de s’écarter de
l’instinct, qui signale le plus souvent un risque de chute ou de dépravation. La référence
implicite est sans doute à Buffon, qui soulignait à quel point les animaux sont
incapables de s’écarter des lois de leur nature (préférant se laisser mourir de faim
qu’essayer une nourriture non commune à l’espèce16). Aussi faut-il bien comprendre
cette affirmation d’un règne de la liberté, distingué du règne de la nature : en opposant
la puissance de choisir et le « sentiment de cette puissance » au pur mécanisme qui
explique la formation des sens et des idées, Rousseau n’entend pas faire ici une
profession de foi sur l’excellence de l’homme dans la Création : il indique seulement un
écart possible entre l’homme et sa nature – écart qui pourra expliquer la « sortie » de
l’état de nature lorsque les circonstances se modifieront.

Mais cette première caractéristique (la liberté) est encore trop controversée.
Après tout, l’impression de liberté pourrait être une illusion. Aussi Rousseau préfère-
t-il en fournir une autre : entre l’homme et l’animal, la différence tient à la perfectibilité
ou « faculté de se perfectionner » (p. 142). Le néologisme est créé par Rousseau, et
connaîtra une postérité impressionnante, de Condorcet à Auguste Comte. La
perfectibilité est une faculté, et c’est en un sens la faculté des facultés, celle qui permet
à toutes les autres, dans certaines circonstances, de se développer. A la différence de la
liberté, la perfectibilité inscrit l’individu dans l’espèce : tout acquis pourra être
conservé, amélioré et transmis. La perfectibilité est donc la condition sine qua non de
l’accumulation des connaissances et des techniques ; elle est une faculté
d’apprentissage qui se transmet de génération en génération, associant l’individu à
l’humanité. Rousseau met en exergue une donnée essentielle : la « constitution » de
l’homme évolue, et ce potentiellement à l’infini (ou « presque »), sans bornes a priori ;
l’esprit humain apprend par interaction avec le milieu et peut transmettre ce qu’il a
acquis. La nature humaine ne se définit que par cette capacité d’altération et de
développement : elle est un processus dynamique et non une donnée fixe et stable (ce
qui justifierait, au passage, la méthode des jurisconsultes).

Pour autant, l’acquisition et de développement des facultés, sous la pression des


faits et des obstacles à surmonter, ne sont pas nécessairement des progrès. Telle est la
thèse provocatrice de Rousseau, et son ironie dévastatrice : « Il serait triste pour nous
d’être forcés de convenir, que cette faculté distinctive, et presque illimitée, est la source

16 Buffon, Discours sur la nature des animaux (1753).

17
de tous les malheurs de l’homme ; que c’est elle, qui faisant éclore avec les siècles ses
lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus, le rend à la longue le tyran de lui-même
et de la nature » (p. 142). La perfectibilité est source de vérités et d’erreurs, de vertus
et de vices. Contrant la tradition de la dignitas hominis qui fait de l’homme le maître
de la Création grâce à sa raison, Rousseau reprend le thème sceptique exploité par
Montaigne dans le sillage de Plutarque. A bien des égards, l’instinct vaut mieux que la
raison développée. Le providentialisme trouve un sens nouveau : « Ce fut par une
providence très sage, que les facultés qu’il (l’homme) avait en puissance ne devaient se
développer qu’avec les occasions de les exercer, afin qu’elles ne lui fussent ni superflues
et à charge avant le temps, ni tardives, et inutiles au besoin. Il avait dans le seul instinct
tout ce qu’il fallait pour vivre dans l’état de nature, il n’a dans une raison cultivée que
ce qu’il lui faut pour vivre en société » (p. 152). Mais comme pour la liberté, ce qui
importe ici est que la perfectibilité inscrive dans la nature de l’homme la possibilité de
développements divergents : l’homme ne sera pas cantonné à la nature, il pourra
rentrer dans l’histoire – et cette histoire même sera susceptible de développement
contraires. La question sera notamment de savoir si le progrès des connaissances est
« un dédommagement suffisant » des maux que les hommes s’infligent (p. 153). Mais
avant d’y venir, encore faut-il comprendre comment ce progrès s’amorce ou comment
la « perfectibilité » fait advenir des facultés qui n’existent pas a priori dans la nature.

Comment se produit la genèse des idées et le développement de la raison ? A


l’encontre des « moralistes », Rousseau voit dans l’entendement le fruit du
développement des passions. Non qu’il faille dénoncer la tradition de ce que nous
nommons aujourd’hui les moralistes (Montaigne, La Rochefoucauld,
Vauvenargues…), qui soutenaient précisément la même idée que Rousseau. Ainsi de
Vauvenargues : « Les passions fertilisent l’esprit sur les choses qui leur sont
propres »17 ; « Les passions ont appris aux hommes la raison »18 ; « Aurions-nous
cultivé les arts sans les passions ; et la réflexion toute seule nous aurait-elle fait
connaître nos ressources, nos besoins et notre industrie ? »19. Les moralistes auxquels
s’oppose Rousseau sont à chercher ailleurs : ce sont ceux qui, comme Pufendorf20,
Malebranche ou d’autres post-cartésiens, soulignent l’effet perturbateur des passions

17 Vauvenargues, Connaissance de l’esprit humain, Paris, Briasson, 1747, p. 8.


18 Ibid., maxime CLIV, p. 289.
19 Ibid., maxime CLIII, p. 288.
20 DNG, II, IV, §12, t. I, p. 238.

18
sur l’entendement. Pour l’auteur du second Discours, les passions ne corrompent pas
seulement la raison : elles suscitent son développement.

Rousseau invoque de la sorte un processus dialectique : les passions font naître


les idées, pour mieux se satisfaire ; et les lumières renforcent les passions en leur
procurant de nouvelles idées de désirs superflus. La raison ne se perfectionne que sous
l’aiguillon de la nécessité ; c’est pourquoi les progrès de l’esprit sont strictement
proportionnés aux progrès des besoins ou des désirs. Dans l’état de nature, l’homme
sauvage n’a aucune raison de passer du stade des sensations à celui des connaissances,
pas plus qu’il n’a de raison de passer du pur présent à l’anticipation du futur : « son
âme, que rien n’agite, se livre au seul sentiment de son existence actuelle, sans aucune
idée de l’avenir, quelque prochain qu’il puisse être, et ses projets bornés comme ses
vues, s'étendent à peine jusqu’à la fin de la journée. Tel est encore aujourd’hui le degré
de prévoyance du Caraïbe : il vend le matin son lit de coton, et vient pleurer le soir pour
le racheter, faute d’avoir prévu qu’il en aurait besoin pour la nuit prochaine » (p. 144).
Pourquoi les besoins du sauvage ne se prolongent-ils pas en désirs insatiables ?
Pourquoi l’« inclination générale de toute l’humanité » n’est-elle pas comme l’affirme
Hobbes un « désir perpétuel et sans trêve d’acquérir pouvoir après pouvoir, désir qui
ne cesse qu’à la mort »21 ? Là où rien n’est nouveau sous le soleil, le sauvage n’a aucune
curiosité, aucune incitation à forger des idées ou des techniques, des sciences ou des
arts. Le monde du sauvage est immobile : « Le spectacle de la Nature lui devient
indifférent à force de lui devenir familier. C’est toujours le même ordre, ce sont
toujours les mêmes révolutions ; il n’a pas l’esprit de s’étonner des plus grandes
merveilles » (p. 144). La perfectibilité reste donc bornée dans un contexte où les
besoins sont limités et les hommes, isolés. Faute d’imagination et de connaissance, le
sauvage ne peut se projeter dans le futur, désirer ou craindre. Contrairement à ce que
disait Hobbes, l’homme de la nature est dépourvu de prévoyance et de prudence. Seul
l’anime son « sentiment d’existence »22.

Ce premier point rejaillit sur la question de l’origine du langage, que nous ne


traiterons pas ici (voir les notes de B. Bachofen et B. Bernardi dans leur édition). En
dialogue avec l’Essai sur l’origine des connaissances humaines de Condillac, la

21 Léviathan, chap. XI, p. 96.


22 Rousseau développera ce thème, pour lui-même, dans la Ve promenade des Rêveries du promeneur solitaire.

19
question de priorité entre pensée et langage ne trouve aucune réponse évidente : faut-
il penser pour s’exprimer ou posséder des moyens d’expression pour penser ? La
question semble aporétique. Et si l’homme à l’état de nature n’a pas besoin de
communiquer à ses semblables sinon par le cri, comment comprendre la naissance des
mots, des idées générales et abstraites, de la syntaxe ou encore des temps verbaux ?
Chacune de ces découvertes a dû prendre « des siècles » et supposé tant le
rapprochement des hommes que l’élargissement de leurs besoins. C’est dire combien
la nature « a peu préparé leur sociabilité ». Contre les jurisconsultes, Rousseau établit
avec force que qu’il n’y avait entre les hommes à l’état de nature aucune relation autre
que fortuite, et par conséquent aucune « relation morale » (p. 146-152).

3) L’homme du point de vue moral.

Dans le DOI, Rousseau exclut la notion de sociabilité de sa théorie du droit


naturel : celui-ci a son fondement dans « deux principes antérieurs à la raison »,
l’amour de soi et la pitié. Par là, Rousseau indique que l’homme n’a aucune obligation
primitive à l’égard du genre humain, contrairement à ce que prétendaient Locke,
Pufendorf ou dans un autre registre Diderot dans l’article « Droit naturel » de
l’Encyclopédie. Ni la raison ni les besoins n’unissent naturellement les hommes.
L’erreur serait de croire que les hommes coopèrent spontanément pour satisfaire leurs
besoins : cela reviendrait à convoquer dans l’état de nature des besoins qui ne peuvent
exister que dans la société civile. Les besoins primaires n’ont pas pour effet de
rapprocher les hommes mais de les disperser. Le texte le plus provocateur en ce sens
est celui de l’Essai sur l’origine des langues : « on prétend que les hommes inventèrent
la parole pour exprimer leurs besoins ; cette opinion me paraît insoutenable. L'effet
naturel des premiers besoins fut d'écarter les hommes et non de les rapprocher... ces
temps de barbarie étaient le siècle d'or, non parce que les hommes étaient unis, mais
parce qu'ils étaient séparés. Chacun, dit-on s'estimait le maître de tout ; cela peut être :
mais nul ne connaissait et ne désirait que ce qui était sous sa main (…). Les hommes,
si l’on veut, s’attaquaient dans la rencontre, mais ils se rencontraient rarement. Partout
régnait l’état de guerre, et toute la terre était en paix » (chap. 2 et 9).

Dirigé à la fois contre Hobbes et Pufendorf, ce texte use du même argument pour
réfuter les thèses opposées de la guerre de tous contre tous et de la sociabilité naturelle.

20
Les besoins primaires n’ont pour effet ni de rendre les hommes amis, ni de les rendre
ennemis : « la nécessité de chercher à vivre force les hommes à se fuir », dit Rousseau
(EOL, chap. 2). A ce titre, l'état de nature est un état de dispersion et d’isolement. Les
hommes ne s’agressent ni ne se prêtent secours. L’homme nomade erre dans les forêts,
« sans industrie, sans parole, sans domicile, sans guerre et sans liaison, sans nul besoin
de ses semblables, comme sans nul désir de leur nuire, peut-être même sans en
reconnaître aucun individuellement » (p. 160). Comme le souligne Althusser, le
concept de « forêt » est comme la forme d’existence de la nature afin de pourvoir aux
besoins primordiaux : l’arbre fournit le fruit, l’abri et l’ombre ; il faut aussi que la forêt
soit à perte de vue, en tous lieux la même, constante, dénuée de saisons. C’est une
nature sans temps, la continuité immédiate et répétitive du même. Dans ce cadre, il n’y
a pas de raison que les hommes entrent en contact entre eux. Ainsi Rousseau répond-
il à la question de ce que doit être la nature et de ce que doit être le rapport de l’homme
à la nature pour que les hommes n’aient entre eux aucun rapport, pour que l’état de
pure nature soit un état de néant de société. Il n’y a à l’état de nature aucun penchant
amical ni hostile, pas de besoin naturel de société ; « La dispersion des hommes est
l’envers de la proximité de la nature »23. Ils n’ont pas besoin de s’entr’aider ni de se
déchirer : les hommes s’écartent parce qu’ils s’évitent, et ils s’évitent parce qu’ils n’ont
rien à gagner à se rapprocher, parce que la nature jamais ne s’écarte d’eux ; c’est elle
leur vraie société. La sociabilité n'est donc pas naturelle mais instituée, ce qui ne rend
pas l’homme méchant par nature pour autant :

N'allons pas surtout conclure avec Hobbes que pour n'avoir aucune idée de la bonté,
l'homme soit naturellement méchant, qu'il soit vicieux parce qu'il ne connaît pas la vertu,
qu'il refuse toujours à ses semblables des services qu'il ne croit pas leur devoir, ni qu'en
vertu du droit qu'il s'attribue avec raison aux choses dont il a besoin, il s'imagine
follement être le seul propriétaire de tout l'univers. Hobbes a très bien vu le défaut de
toutes les définitions modernes du droit naturel : mais les conséquences qu'il tire de la
sienne montrent qu'il la prend dans un sens qui n'est pas moins faux. En raisonnant sur
les principes qu'il établit, cet auteur devait dire que l'état de nature étant celui où le soin
de notre conservation est le moins préjudiciable à celle d'autrui, cet état était par
conséquent le plus propre à la paix, et le plus convenable au genre humain (p. 153).

23
Althusser, op. cit., p. 165.

21
Contre la thèse attribuée à Hobbes (et reprise par Diderot) du méchant défini
comme « enfant robuste », Rousseau soutient que le sauvage ne relève pas de cette
catégorie. La préface du De cive avait comparé l’homme primitif à un enfant, et le
méchant à un « enfant robuste » (puer robustus). Or pour Rousseau, l’expression
même est contradictoire : là où l’enfant ne peut satisfaire ses besoins, qui excèdent ses
forces, l’homme sauvage en est parfaitement capable, et n’a donc aucune raison d’être
« méchant ». C’est la fameuse thèse de la « bonté naturelle » de l’homme, que
Rousseau ne démontre pas stricto sensu24, mais qu’il oppose à ses adversaires comme
une conjecture plus crédible : « les sauvages ne sont pas méchants précisément, parce
qu’ils ne savent pas ce que c’est qu’être bons car ce n’est ni le développement des
lumières, ni le frein de la loi, mais le calme des passions, et l’ignorance du vice qui les
empêche de mal faire » (p. 154). La critique vaudra même contre Locke, qui a cru
l’homme capable d’obéir à la loi de nature : « Le raisonnement de Locke tombe en ruine
et toute la dialectique de ce philosophe ne l’a pas garanti de la faute que Hobbes et
d’autres ont commise, ils avaient à expliquer un fait de l’état de nature, et ils n’ont pas
songé à se transporter au-delà des siècles de société » (DOI, note XII). En un sens,
Rousseau reste bien sur le terrain de Hobbes : l’état de nature est un vide éthique, la
passion primitive est celle de la conservation. Mais la ressemblance avec la théorie
hobbesienne s’arrête là : car l’amour de soi est un simple souci de survie qui ne saurait
dégénérer en contemplation de sa propre puissance. Cette seconde étape, Rousseau la
réserve à l’état civil, où le développement perverti de l’amour de soi aboutira à la genèse
de l’amour-propre, source de tous les maux.

Mais Rousseau ne se contente pas de cette hypothèse économique pour contrer


l’anthropologie hobbesienne : il a besoin d’un second principe. A l’état de nature,
l’homme est doté d’une autre passion originaire : la pitié, qui servira de fondement à
toutes les vertus sociales. Par la pitié, l’homme est instinctivement touché par la
souffrance de toutes les créatures sensibles (hommes et animaux), de façon immédiate
et anté-réflexive. La pitié est une empathie spontanée, qui ne passe pas par la
médiation d’une représentation : « vertu d’autant plus universelle et d’autant plus utile
à l’homme, qu’elle précède en lui l’usage de toute réflexion, et si naturelle que les bêtes
mêmes en donnent quelquefois des signes sensibles » (p. 154). Ce sentiment primitif

24Voir J. Cohen, « The Natural Goodness of Humanity », in Reclaiming the History of Ethics. Essays for John Rawls, A. Reath,
B. Hemran, C. M. Korsgaard éds., Cambridge, Cambridge University Press, 1997, p. 102-139.

22
se caractérise par l’identification spontanée à l’être sensible souffrant. C’est en ce sens
l’identité de notre nature sensible (et non rationnelle) qui est au fondement d’une
compassion grâce à laquelle le genre humain, mais aussi la création animale dans son
ensemble, est unie « par affection » (Emile, IV). La pitié est donnée ici (contrairement
à ce qui se passera dans l’EOL) comme indépendante de la raison et de l’essor de
l’imagination : elle ouvre, non à l’altérité comme telle, mais au partage des sentiments.
Celui qui éprouve la pitié s’identifie à l’être qui souffre tout en sachant qu’il n’est pas
lui-même immédiatement affecté ; aussi la douleur qu’il éprouve à voir souffrir autrui
le porte-t-il à tenter de le soulager – ce que Mandeville lui-même, l’un des « pires
détracteurs des vertus humaines » selon Rousseau, avait reconnu.

Pourquoi Rousseau éprouve-t-il le besoin d’ajouter à l’amour de soi un second


principe ? Ne fragilise-t-il pas sa position, alors même qu’il est censé avoir réfuté à ce
stade Hobbes autant que Pufendorf et Locke ? Ne réintroduit-il pas ici le germe d’une
forme de « sociabilité naturelle », fût-elle instinctive ? La question se pose d’autant
plus que Rousseau donne la pitié comme la source de toutes les vertus sociales
(générosité, clémence, humanité, bienveillance, p. 155). Rousseau semble devoir
ajouter un principe pour « modérer », dans chaque individu, l’activité de l’amour de
soi et concourir ainsi à la conservation de l’espèce (p. 156). Mais cette nouvelle
hypothèse déstabilise la compréhension première que nous pouvions avoir de la
« bonté naturelle » de l’homme : celle-ci n’est pas seulement absence d’agressivité (qui
porte à ne pas nuire) mais compassion, sensibilité à la souffrance (qui porte à la
soulager et à la faire disparaître). Les « preuves » ou du moins les illustrations issues
du peuple et du règne animal tendent à étayer l’idée selon laquelle la raison et la
philosophie étouffent le sentiment naturel. Pour autant, la voix de la pitié trouve aussi,
selon Rousseau, à s’exprimer sous forme de maxime rationnelle : « c’est elle (la pitié)
qui, au lieu de cette maxime sublime de justice raisonnée : Fais à autrui comme tu
veux qu’on te fasse, inspire à tous les hommes cette autre maxime de bonté naturelle
bien moins parfaite, mais plus utile peut-être que la précédente : Fais ton bien avec le
moindre mal d’autrui qu’il est possible. C’est, en un mot, dans ce sentiment naturel,
plutôt que dans des arguments subtils, qu’il faut chercher la cause de la répugnance
que tout homme éprouverait à mal faire, même indépendamment des maximes de
l’éducation » (p. 156).

23
Rousseau se situe donc de façon originale entre Hobbes et Pufendorf : à ce
dernier, il répond qu’il ne peut y avoir à l’état de nature aucune idée de justice ou de
devoirs, pas plus que de loi ou d’idée de Dieu ; la pitié se substitue à l’hypothèse de la
sociabilité. Mais face à Hobbes, Rousseau refuse le réductionnisme qui reconduirait
toute motivation au mouvement vital comme à son origine unique ; il nie surtout que
le désir de se conserver, qui est effectivement la passion primitive de l’homme, puisse
conduire à une soif de pouvoir ou de prestige, et donc à un état de guerre : la volonté
d'acquérir pouvoir après pouvoir, Rousseau la réserve à l’homme civilisé. Elle ne peut
se comprendre sans le règne de l’opinion, de la comparaison et de la « fureur de se
distinguer ». La lutte pour la prééminence n’interviendra que lorsque les hommes
auront les moyens intellectuels de déterminer qui est (ou plutôt paraît être) supérieur
ou le meilleur. C’est dire qu’il faut comprendre en un sens bien particulier la bonté
naturelle du sauvage : cette bonté, qui n’est pas la vertu, est liée à l’existence de la pitié
ressentie par un « animal spectateur » pour un « animal souffrant », qui « tient lieu de
lois, de mœurs et de vertu, avec cet avantage que nul n’est tenté de désobéir à sa douce
voix » (p. 156).

Une dernière objection doit cependant être réfutée. L’amour n’est-il pas par
nature une passion violente qui pourrait susciter la rivalité, le conflit, voire la guerre ?
Rousseau écarte une fois encore ce casus belli : « Commençons par distinguer le moral
du physique dans le sentiment de l’amour » (p. 157). Là encore, l’auteur cherche à
distinguer le « factice » du naturel, qui se réduit au besoin physique le plus strict –
désir générique qui porte un sexe à s’unir à l'autre, et non préférence exclusive qui
détermine ce désir et le fixe sur un seul objet. Ce second aspect n’a pu venir que
tardivement, et, Rousseau y insiste, il n’est fondé que sur certaines notions de mérite
et de beauté que le sauvage n’est pas en état d’avoir (« toute femme est bonne pour
lui », p. 158).

Ainsi, loin de trouver dans l’état de nature des causes de rivalité et de guerre,
Rousseau n’y voit que des inclinaisons calmes et une absence de communication qui
équivaut à la paix. Les causes de guerre tenant à l’amour-propre apparaîtront plus tard,
et la note XV démarque strictement les deux principes : « Il ne faut pas confondre
l’amour-propre et l’amour de soi-même ; deux passions très différentes par leur nature
et par leurs effets. L’amour de soi-même est un sentiment naturel qui porte tout animal

24
à veiller à sa propre conservation et qui, dirigé dans l’homme par la raison et modifié
par la pitié, produit l’humanité et la vertu. L’amour-propre n’est qu’un sentiment
relatif, factice et né dans la société, qui porte chaque individu à faire plus de cas de soi
que de tout autre, qui inspire aux hommes tous les maux qu’ils se font mutuellement
et qui est la véritable source de l’honneur » (p. 219).

La première partie du Discours s’achève ainsi sur un brillant raccourci de la


peinture de cette condition primitive, qui n’est qu’une « supposition » destinée à
contrer, négativement, les erreurs et les préjugés de ses adversaires : « Concluons donc
qu’errant dans les forêts sans industrie, sans parole, sans domicile, sans guerre, sans
nul besoin de ses semblables, sans nul désir de leur nuire, peut-être même sans jamais
en reconnaître aucun individuellement, l’homme sauvage est sujet à peu de passions,
et se suffisant à lui-même, n'avait que les sentiments et les lumières propres à cet
état ». L’état de nature est l’enfance de l'humanité : on n’y trouve ni éducation, ni art,
ni progrès : « l’espèce était déjà vieille, et l’homme restait toujours enfant » (p. 160).
Loin d’idéaliser l’état de nature, celui du « bon sauvage », Rousseau en marque
simplement la clôture : rien n’y prédispose l’homme à changer d’état.

De cette description ou de ce « tableau », Rousseau peut tirer les conséquences


du point de vue de la question posée par l’Académie. Si l’état de nature est un état de
liberté (d’indépendance) et d’égalité, c’est parce que les hommes ont tous les mêmes
ressorts d’action et la même manière de se rapporter à leur milieu afin de satisfaire
leurs désirs primitifs. Il s’agit donc d’une égalité de fait et non de droit, qui n’implique
nullement de comparaison. Quand bien même la nature créerait des inégalités
physiques ou intellectuelles, celles-ci seraient dépourvues d’effets sociaux : elles ne
donneraient aucun droit à la domination. Aucune force n’est suffisante pour faire obéir
durablement des hommes que leurs besoins factices ne rendent pas par ailleurs
mutuellement dépendants. C’est ce que Rousseau voulait démontrer : rien, dans la
nature, ne peut justifier l’inégalité conventionnelle (p. 160-162). La conclusion du
Discours reviendra sur ce cheminement. Le lecteur attentif ne pourra qu’être frappé
par la « distance immense » entre état primitif et état « civilisé ». Entre la société issue
de l’amour de soi et de la pitié et la société issue de l’amour-propre, le contraste est
net : « le sauvage vit en lui-même ; l’homme sociable toujours hors de lui ne fait vivre
que dans l’opinion des autres, et c’est, pour ainsi dire, de leur seul jugement qu’il tire

25
le sentiment de sa propre existence » (p. 192-3). Cette distinction entre existence
absolue et existence relative, entre règne de l’utile et règne de l’opinion, entre amour
de sa conservation et amour de sa réputation, est au cœur de l’argumentation
rousseauiste : les pathologies de la reconnaissance qui caractérisent la société
inégalitaire n’ont aucun fondement en nature. Axel Honneth s’en souviendra :
Rousseau n’est pas seulement l’un des fondateurs de la philosophie politique moderne,
mais aussi le précurseur de la philosophie sociale, qui comprend les pathologies de la
société civile à l’aune d’une nature non corrompue25.

Nous conclurons cette première partie par deux remarques :


1) d’un point de vue méthodologique. En proposant, à la suite de Buffon et de
Montesquieu, une histoire naturelle de l’homme, Rousseau déprend son discours
de toute histoire sacrée et nie que la loi naturelle ait été donnée par Dieu aux
hommes. La nature (et non Dieu) est source de la bonté de l’homme même si ce
sont aussi des facultés naturelles (sa liberté et sa perfectibilité) qui le conduiront à
se dépraver. Le projet de théodicée s’en trouve subverti ; c’est la nature qui est
blanchie : « Les hommes sont méchants ; une triste et continuelle expérience
dispense de la preuve ; cependant l’homme est naturellement bon, je crois l’avoir
démontré ; qu’est-ce donc qui peut l’avoir dépravé à ce point ? » (note IX, p. 202).
Par là même, Rousseau rompt avec l’explication théologique traditionnelle : la
corruption n’a pas pour origine un péché mystérieux, comme le dira la lettre à
Christophe de Beaumont : « le péché originel explique tout, excepté son principe.
C’est ce principe qu’il s’agit d’expliquer » (p. 937-940). La méthode de Rousseau en
découle : expliquer revient à recourir aux causes efficientes. Il s’agit de montrer que
les vices « n’appartiennent pas tant à l’homme qu’à l’homme mal gouverné »
(Préface de Narcisse, OC II, p. 969). Rousseau va donc procéder dans la seconde
partie à une véritable généalogie des vices : il s’agit de « faire voir comment, par
l’altération successive de leur bonté originelle, les hommes deviennent enfin ce
qu’ils sont » (Beaumont, p. 935).
2) D’un point de vue axiologique. Face aux railleries voltairiennes (« J’ai reçu,
Monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain, je vous en remercie (…) On
n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre bêtes ; il prend envie de

25A. Honneth, « Les pathologies du social. Tradition et actualité de la philosophie sociale » (1994), in La Société du
mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, trad. O. Voirol, P. Rusch et A. Dupeyrix, Paris, La Découverte, 2006, p. 39-100.

26
marcher à quatre pattes, quand on lit votre ouvrage », lettre du 30 août 1755), il est
légitime de s’interroger : qu’en est-il de la valeur de l’état de nature ainsi
caractérisé ? Le second Discours peut donner l’impression d’une « idéalisation » de
l’homme sauvage et de la nature primitive – même si cette version sera réfutée dans
la réponse à Voltaire du 7 septembre 175526. Plus encore que dans le premier
Discours, le propos de Rousseau est ici ambigu :
- D’un côté, l’homme de l’homme est un échec. Du fait de la perfectibilité, l'homme peut
retomber plus bas que la bête. Ce genre de formules, que l’on retrouve avec le même
goût du paradoxe dans le Discours sur les sciences et les arts, a pu faire penser que
Rousseau louait la naïveté et l’innocence primitives. Le texte le plus probant en ce sens
est la célèbre note IX où Rousseau discute l’Essai de philosophie morale de Maupertuis
qui concluait que la somme des maux est supérieure à la somme des biens dans une vie
ordinaire. Pour Rousseau, Maupertuis a jugé l’homme civil et non l’homme de la
nature. S’il avait su voir l’homme originel, il se serait aperçu que « l’homme n’a guère
de maux que ceux qu’il s’est donné lui-même » (p. 202). Tous les ouvrages de la
civilisation, toutes les techniques, les sciences et les arts n’ont servi en définitive qu’à
le rendre malheureux et esclave. Corruption morale et corruption sociale sont
indissociables : en société, les intérêts des hommes sont antagonistes, le profit des uns
suppose le dommage des autres. Le mécanisme est inhérent à l’accroissement indéfini
des besoins, au désir de luxe et donc de richesses : les uns ne peuvent l’obtenir qu’au
détriment des autres. Le tableau de l’homme civilisé est donc bien pire que celui de
l’homme sauvage qui « quand il a dîné, est en paix avec toute la nature, et l’ami de tous
ses semblables » : passions violentes, désirs insatiables et inassouvis, travaux pénibles
des uns et ennui ou débauche des autres, vols, crimes et châtiments (p. 203). Rousseau
retrouve dans cette note les accents du premier Discours.

- Pourtant, Rousseau n’a de cesse de montrer l’impossibilité de rétrograder, voire les


bénéfices réels du passage à la société. Comme le dit la suite de la même note IX :
« Quoi donc ? Faudra-t-il détruire les sociétés, anéantir le rien et le mien, et retourner
vivre dans les forêts avec les ours ? » (p. 207). Non, répond Rousseau : l’homme ne
peut plus se nourrir d’herbe et de glands, ni se passer de lois (et même dans le DOI de
« chefs »). Il y a de surcroît des bénéfices réels au passage à la société. L’acquisition de
la raison et du langage sont de formidables progrès : dans certains textes ultérieurs,

26 Voir aussi C. Lévi-Strauss, Tristes tropiques (1955), rééd. Paris, Terre humaine, 1998, chap. 38, p. 467-468.

27
Rousseau ira jusqu’à dire qu’il faut bénir la sortie de l’état de nature et de la « nullité »
qui y a cours. Selon cette interprétation, Rousseau ne critiquerait donc que les abus de
la raison – les sophismes de la raison calculatrice qui se subordonne à l’intérêt
personnel. Mais pourvoyeuse de tyrans et d’êtres dénaturés, la raison peut également
élever l’homme à la moralité. Ce sera le point de vue du Contrat social : « ce passage
de l’état de nature à l’état civil produit dans l’homme un changement très remarquable,
en substituant dans sa conduite la justice à l’instinct, et donnant à ses actions la
moralité qui leur manquait auparavant. C’est alors seulement que la voix du devoir
succédant à l’impulsion physique et le droit à l’appétit, l’homme, qui jusque-là n’avait
regardé que lui-même, se voit forcé d’agir sur d’autres principes, et de consulter sa
raison avant d’écouter ses penchants. Quoi qu’il se prive dans cet état de plusieurs
avantages qu’il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s’exercent et
se développent, ses idées s’étendent, ses sentiments s’anoblissent, son âme tout entière
s’élève à tel point que si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent
au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l’instant heureux qui l’en
arracha pour jamais, et qui, d’un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un
homme » (I, 8).

Ce qu’il faut désormais comprendre, ce sont les causes de ce passage de l’état de


nature, ainsi caractérisé dans sa pureté conceptuelle, à l’état civil. Dans toute la
première partie de son développement, Rousseau a récusé la factualité historique afin
de s’en tenir à une genèse idéale. La seconde partie du DOI sera donc consacrée à la
description de la dégradation qui conduit l’homme de l'état de nature à la société civile :
ce seront ces « funestes progrès » qui feront passer en quelques siècles le genre humain
de la « société naissante » au « plus horrible état de guerre » (p. 176).

C. De la propriété à la servitude : genèse de la société civile et généalogie


des vices

1) Une chiquenaude ?

L’état de nature est ce dont l’homme va sortir. Or qu’est-ce qui motive la fin de
cet état de nature clos et immobile ? Faute de faits tangibles, Rousseau se fait ici
« philosophe » en employant les ressources de l’histoire conjecturale qui imagine les

28
chaînons manquants, les « faits intermédiaires », les circonstances probables : il aura
fallu, pour faire sortir l'homme de son isolement, « un concours fortuit de plusieurs
causes étrangères, qui pouvaient ne jamais naître, et sans lesquelles il [l’homme] fut
demeuré éternellement dans sa condition primitive ». On trouve dans l’EOL les
éclaircissements qui complètent cette indication sommaire du DOI. Rousseau pose ici
le paradoxe avec force : « Supposez un printemps perpétuel sur la terre; supposez
partout de l’eau, du bétail, du pâturages; supposez les hommes, sortant des mains de
la nature, une fois dispersés parmi tout cela, je n’imagine pas comment ils auraient
jamais renoncé à leur liberté primitive, et quitté la vie isolée et pastorale, si convenable
à leur indolence naturelle, pour s’imposer sans nécessité l’esclavage, les travaux, les
misères inséparables de l’état social » (chap. IX).

Pour se rapprocher, il fallait donc que les hommes y fussent contraints par des
causes extérieures, des « circonstances » étrangères qui les forcent de vivre ensemble
avant tout lien de sociabilité (« celui qui voulût que l’homme fût sociable toucha du
doigt l’axe du globe et l’inclina sur l’axe de l’univers »). Rousseau n’hésite pas à dire
que la Providence a rendu les hommes sociables malgré eux, en les faisant naître dans
des régions arides (cause des migrations des peuples anciens et des invasions barbares
notamment). Les hommes ne se sont rassemblés que parce que les rigueurs du climat
ou la stérilité du sol les ont forcés à quitter leur pays d’origine pour émigrer vers des
contrées plus favorisées. Pour les amener à se prêter assistance, il a fallu en outre que
se produisent toute une série de cataclysmes ou d’accidents de la nature : déluges, raz
de marées, éruptions volcaniques, tremblements de terre, autant de phénomènes qui
dispersèrent les hommes en fuite avant de les rassembler afin de réparer les pertes
communes. Ce qui vient rompre l’âge d’or ou le mythe adamique n’est donc pas une
« Chute » mais une « chiquenaude », pour reprendre le terme pascalien que Jacques
Derrida applique judicieusement à Rousseau27. Dans le DOI en revanche, nulle fiction
démiurgique ne conduit à l’inclination subreptice de l’axe du globe. Les hommes, à
l’origine, ne sont pas dans un jardin d’Eden mais dans une nature parfois hostile, en
proie aux bêtes féroces, et ce sont les circonstances seules qui les jettent soudain hors
de leur état initial (p. 140). Le texte rejoint la présentation qui sera faite plus loin :
« après avoir montré que… les facultés que l’homme naturel avaient reçues en

27Voir J. Derrida, De la Grammatologie, Paris, Editions de Minuit, 1967, p. 273-278. Voir également un fragment
contemporain de l’EOL, OC III, p. 531.

29
puissance, ne pouvaient jamais se développer d’elles-mêmes, qu’elles avaient besoin
pour cela du concours fortuit de plusieurs causes étrangères qui pouvaient ne jamais
naître, et sans lesquelles il fût demeuré éternellement dans sa constitution primitive, il
me reste à considérer et à rapprocher les différents hasards qui ont pu perfectionner la
raison humaine » (p. 162). Comme le relève H. Gouhier, « la réalisation de la nature
ne peut être qu’une aventure où la contingence est souveraine »28. La nature humaine
s’inscrit ainsi dans une histoire événementielle et hasardeuse – même si la série des
conséquences qui suivent la rupture initiale s’enchaîne ensuite de manière nécessaire.

Le rassemblement des hommes résulte par conséquent d’une irruption


« providentielle » de l’histoire dans la nature. Mais pour Rousseau, la Providence ne
favorise pas les hommes ; c’est elle qui provoque leur chute. Par ses bouleversements
violents (les cataclysmes face auxquels l’homme est impuissant), elle fait sortir
l’homme de l'état de nature où il était heureux car autosuffisant. De la même façon, il
faudra des circonstances contingentes pour faire sortir l’homme de sa première
socialisation – le second état de nature au sein duquel les premiers liens, encore
égalitaires, n’étaient pas conflictuels.

2) La propriété privée ou l’irruption dans l’histoire

Contingence ou nécessité ? Le moment fondateur de la société civile est


l’instauration de la propriété foncière, qui est la première institution sociale. L’incipit
fracassant de la deuxième partie du Discours est une véritable machine de guerre
contre l’ordre « bourgeois » :

Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens
assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de
guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point épargnés au genre humain
celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-
vous d'écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous,
et que la terre n'est à personne. Mais il y a grande apparence, qu'alors les choses en
étaient déjà venues au point de ne pouvoir plus durer comme elles étaient ; car cette
idée de propriété, dépendant de beaucoup d'idées antérieures qui n'ont pu naître que

28 H. Gouhier, op. cit., p. 21.

30
successivement, ne se forma pas tout d'un coup dans l'esprit humain. Il fallut faire bien
des progrès, acquérir bien de l'industrie et des lumières, les transmettre et les augmenter
d'âge en âge, avant que d'arriver à ce dernier terme de l'état de nature. Reprenons donc
les choses de plus haut et tâchons de rassembler sous un seul point de vue cette lente
succession d'événements et de connaissance, dans leur ordre le plus naturel (p. 164, n.
s.).

L’incipit forme une anticipation de la théorie de la propriété qui va suivre, et il


en donne d’emblée la clé : la propriété sera la véritable entrée dans la « société civile »
concurrentielle et conflictuelle, le basculement de l’histoire du genre humain.
L’imposteur n’agit brusquement que face à des hommes assez naïfs pour consentir à
son coup de force : alors même que « les fruits sont à tous », et que « la terre n'est à
personne », il se voit reconnaître (du moins de manière tacite) l’appropriation
primitive d’une terre – appropriation primitive qui, introduisant la rareté et l’exclusion
de certains du droit à l’existence, sera cause de querelles et de conflits. L’argument est
anti-lockien : la jouissance des « fruits » de la nature, c’est-à-dire des biens
consommables qu’elle produit et reproduit spontanément, est compatible avec une
possession commune29. Mais comme le souligne immédiatement Rousseau, l’acte de
l’imposteur n’est pas venu par hasard. La contingence n’en est pas tout à fait une : « les
choses en étaient venues au point de ne pouvoir plus durer comme elles étaient ».
L’événement s’inscrit dans la longue durée où la nécessité de l’évolution des structures
économiques et sociales joue son rôle. C’est donc à reconstituer les étapes qui préludent
à ce moment décisif que vont s’attacher les pages qui suivent.

Dans le sillage du livre XVIII de L’Esprit des lois, Rousseau envisage l’histoire
de l’humanité comme une histoire des modes de subsistance : il ne s’agit plus
seulement de voir comment l’homme, d’abord frugivore, est devenu carnivore
(situation plus conflictuelle), mais comment un nomade s’est sédentarisé ou comment
un chasseur-cueilleur est devenu agriculteur. Dans un premier temps, l’adversité de
nouvelles conditions de vie suppose à la fois l’amélioration des performances
physiques et l’adaptation aux conditions climatiques : certains deviennent chasseurs,
d’autres pêcheurs (p. 165). A ce stade, l’homme prend conscience de son humanité :
d’une part, il se voit différent des animaux car supérieur à eux ; d’autre part, il observe

29Sur le rapport à Locke, voir B. Bachofen, La Condition de la liberté. Rousseau, critique des raisons politiques, Paris, Payot,
2002 et infra, chapitre 5.

31
ce qu’il y a de commun entre les individus de son espèce, leur passion dominante :
« L’amour du bien-être est le seul mobile des actions humaines » (p. 166).

C’est donc l’intérêt (et non la sociabilité) qui va d’abord rapprocher les hommes.
Dans la société naissante, quelques formes de coopération apparaissent : les hommes
peuvent s’associer pour chasser ou se défendre. Il n’est encore question que
d’« associations libres », d’entreprises ponctuelles et lâches. Les hommes acquièrent
« quelque idée grossière des engagements mutuels, et de l’avantage de les remplir »
(p. 166), idées qui n’ont pour fondement que « l’intérêt présent et sensible ». Mais cet
intérêt ne peut fonder une association qui s’étendrait au-delà du projet qui lui a donné
naissance. Rousseau suppose ainsi un homme faisant le guet pour chasser le cerf avec
un compagnon : il fera défection à la coopération et quittera son poste aussitôt qu’il
verra un lièvre plus accessible passer devant lui (p. 166-7). Ces contrats éphémères
révèlent en négatif ce qu’un véritable engagement suppose : on ne peut saisir son
intérêt à long terme sans anticipation et sans représentation du futur, ce qui adviendra
seulement, selon Rousseau, avec l’agriculture et la sédentarisation qui s’ensuit.

3) L’âge des cabanes

L’étape suivante de l’histoire de l’humanité est précisément celle de la première


sédentarisation : c’est l’âge d’or des « cabanes ». Cette nouvelle forme d’habitat crée
l’asile d’une première forme de familles et une « sorte de propriété ; d’où peut-être
naquirent déjà bien des querelles et des combats » (p. 167). Mais les inégalités
naturelles ne créent pas encore d’antagonismes véritables : les faibles moins prompts
à construire leur habitat préfèrent néanmoins imiter les forts plutôt que les déloger.
Progressivement, les familles se regroupent en « nations » caractérisées par des
« mœurs » et des « caractères » communs. Dans ces nations, qui ne sont pas encore
des « peuples », le genre de vie et le mode de subsistance unissent les hommes plutôt
que les « règlements et les lois » (p. 169).

Or cette socialisation primitive est d’abord sans conflit : la première


sédentarisation favorise les passions aimantes et les attachements familiaux. L’amour
suscite l’émulation. Par son caractère intrinsèquement préférentiel (on veut, dans
l’amour, être préféré, donc être le plus beau, le plus intelligent, le plus adroit etc.), cette

32
passion va surtout susciter le développement de l’amour-propre : « Chacun commença
à regarder les autres et à vouloir être regardé soi-même, et l’estime publique eut un
prix » (p. 169). L’amour de soi ne se transforme donc pas spontanément en amour-
propre. La généalogie rousseauiste est plus subtile : c’est par la médiation de l’amour
que se produit la métamorphose. Le désir de se faire estimer et préférer n’est pas dérivé
du désir de se conserver ; l’amour de sa réputation n’est pas (contre Hobbes) l’effet de
l’amour de sa conservation. C’est l’amour qui est ici le troisième terme : le passage par
l’altérité explique l’altération de l’instinct ; la nécessité de la comparaison vient du désir
d’être préféré ; la raison, ici encore, résulte de la passion.

Mais à nouveau, l’ambiguïté et l’ambivalence règnent : d’un côté, Rousseau


évoque toute la « douceur » de cette première société, régie par l’amour et les tous
premiers développements de l’amour-propre ; de l’autre, il n’a de cesse de dire que le
ver est dans le fruit : les cabanes sont bien une forme de propriété qui peut causer
querelles et conflits ; le loisir qui offre la possibilité d’inventer de nouveaux
instruments et de nouvelles commodités donne naissance à un « premier joug » qui
deviendra servitude dans les générations suivantes ; la naissance de l’amour
s’accompagne de son envers, la jalousie, qui fait triompher la discorde et le meurtre ;
l’apparition de l’amour-propre, fût-il à ce stade naissant, porte en germe tous les vices ;
la rivalité et l’envie en seront les conséquences néfastes. Le basculement véritable
semble lié à cette altération de la passion primitive qui se précipite dans un composé
chimique empoisonné : « ce fut là le premier pas vers l’inégalité, et vers le vice en même
temps : de ces premières préférences naquirent d’un côté la vanité et le mépris, de
l’autre la honte et l’envie ; et la fermentation causée par ces nouveaux levains produisit
enfin des composés funestes au bonheur et à l’innocence » (p. 169-70).

Comment comprendre ce premier développement de l’amour-propre ? Certains


commentateurs anglo-saxons de Rousseau (Nicholas Dent, Frederick Neuhouser, John
Rawls) croient pouvoir distinguer, dans leur lecture du second Discours, deux versions
de l’amour-propre. Au sens large, l’amour-propre serait désir de reconnaissance ; au
sens étroit, désir de préférences. Cette distinction n’est pas anodine : elle permet de
découvrir, sous l’amour-propre corrompu visant la préférence exclusive, l’amour-
propre « naturel » qui viserait seulement l’égale reconnaissance de nos besoins et de

33
nos désirs (compatible avec l’égalité et la réciprocité)30. Une telle exégèse témoigne
d’une lecture kantienne de Rousseau, faisant appel à un texte issu de la Religion dans
les limites de la simple raison31. Kant y distingue le désir de ne pas se faire dominer ou
surpasser et le désir injuste de s’élever au-dessus des autres, de gagner la supériorité,
d’où naissent la jalousie et la rivalité, vices « diaboliques » de la culture.

Il reste que cette interprétation optimiste de Rousseau suscite certaines


réticences. Le philosophe ne soutient-il pas que l’amour-propre se constitue d’emblée
comme désir de se distinguer, comme désir de prééminence qui tourne à la « fureur » ?
Ne soutient-il pas qu’il suscite nécessairement la jalousie et l’envie, ainsi que tous les
autres vices de l’état civil ? La transformation de l’amour-propre ne paraît pas
suspendue à d’autres contingences que la transformation des rapports sociaux. C’est
dès le « premier regard » que l’homme porte sur lui-même que naît l’orgueil32. Le désir
de prééminence est inhérent au désir de reconnaissance, suscitant immédiatement les
passions (vanité, mépris, honte, envie) vouées à détruire l’innocence33.

Rousseau décrit et anticipe donc tous les effets pervers de l’amour-propre :


« sitôt que » celui-ci apparut, il fallut témoigner de considération pour chacun et les
« premiers devoirs de la civilité » apparurent ; les conflits durent s’ensuivre
immédiatement : « tout tort volontaire devint un outrage » ; les représailles infligées
devinrent proportionnelles, non au mal commis, mais à la valeur que chacun
s’accordait ; les vengeances devinrent donc « terribles » et les hommes « sanguinaires
et cruels » (p. 170). Cet état cruel (celui des nations sauvages « avancées ») est lié à
l’étouffement de la pitié par l’essor de l’amour-propre. Rousseau détourne ici une fois
encore la théorie lockienne : évoquant « l’axiome du sage Locke » selon lequel « il ne
saurait y avoir d’injure, là où il n’y a point de propriété », il ne pense pas à « l’injure »
comme dommage juridique, comme tort, mais à « l’injure » comme offense à l’amour-
propre ou à l’honneur qui en est dérivé. Désormais, la moindre offense, interprétée

30 Voir N. H. Dent, Rousseau, Oxford, Blackwell, 1988 et A Rousseau Dictionary, Oxford, Blackwell, 1992, p. 33-36 ;
F. Neuhouser, « Freedom, Dependance, and the General Will », Philosophical Review, Juillet 1993, p. 376 sq. ; Rousseau’s
Theodicy of Self-Love. Evil, Rationality and the Drive for Recognition, Oxford, Oxford University Press, 2008 ; J. Rawls, Lectures
on the History of Political Philosophy, S. Freeman éd., Cambridge, Londres, The Belknap Press of Harvard University Press,
2007.
31 Rawls cite un passage où Kant reprend la topique rousseauiste, La Religion dans les limites de la raison, in Œuvres

philosophiques, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. III, 1986, p. 38-39.


32 DOI, OC III, p. 166.
33 Ibid., p. 169-170.

34
comme « outrage », peut provoquer les ripostes les plus cruelles, ce qui suscite un
équilibre de la terreur : « c’était à la terreur des vengeances de tenir lieu du frein des
lois » (p. 170). Par là même, Rousseau réinterprète l’état de nature lockien : là où
chacun est seul juge de la gravité des offenses qu’il a reçues et de la vengeance qu’elles
méritent, nul ne tend à faire prévaloir la proportion des peines (selon le schème de la
loi naturelle).

In fine, la société commençante contient le germe de sa destruction : par un


mouvement dialectique, ce qui porte d’abord les hommes et les femmes à s’unir va les
conduire à se dissocier par la rivalité et ce qui deviendra, à terme, la lutte pour la
reconnaissance. La « jeunesse du monde » qui aurait dû être l’état le plus stable
contient le principe de son anéantissement. Comme le soulignera l’Emile, les
sentiments relatifs de pitié et d’amour-propre sont exclusifs l’un de l’autre : l’envie
préfère usurper la place d’autrui que se réjouir de son bonheur ; la pitié s’éteint avec
l’essor de la « fureur de se distinguer ». L’âge des cabanes semble donc tendu entre
deux pôles antagonistes : celui d’une sociabilité primitive harmonieuse d’une part,
celui d’une conflictualité potentiellement violente de l’autre.

Quoi qu’il en soit, il ne s’agit là que du point de départ du basculement vers la


concurrence et le conflit – Rousseau s’opposant ici à toutes les théories de
l’autorégulation ou de l’harmonie spontanée des intérêts dans la société civile. Au
départ, le passage du nomadisme à la sédentarisation doit avoir des conséquences
majeures du point de vue des rapports sociaux : le cultivateur prétend forcément à un
droit sur le produit de son travail et sur la terre cultivée elle-même. S’ensuit
l’émergence des premières règles de justice afin d’assurer la propriété ou plutôt la
possession non encore garantie par l’Etat (p. 173). Or c’est précisément cette différence
entre possession de fait et propriété de droit qui va jouer un rôle décisif dans le passage
à l’état civil. La possession non garantie par la force publique est en effet exposée aux
vols et aux usurpations, d’autant plus qu’avec l’inégalité des propriétés se développent
les vices qui lui sont associés – notamment l’envie. Ainsi la société naissante se
transforme-t-elle une fois la société développée (quoiqu’encore à un stade pré-
politique) en « horrible état de guerre ». La critique de Hobbes trouve ici son point
d’orgue : la guerre ne naît pas de l’état nature, mais de l’état social.

35
D. Un pacte de dupes ?

1) L’imposture du droit

Dès lors, la suite du Discours va s’attacher à retracer la genèse hypothétique du


droit et du gouvernement, en mettant en scène le moment fondateur du pacte. Ce pacte
arrive à un moment où la théorie lockienne est mise en échec : le travail issu de la
propriété de son corps ne suffit pas à fonder la propriété (il faudrait un consentement
unanime du genre humain, impossible à obtenir) ni à éviter les litiges qui la
concernent ; ni la raison ni la loi naturelle n’évitent aux hommes de mettre en œuvre
des punitions « disproportionnées » en cas de violation de ce qu’ils jugent être leur
« droit ». Dans l’état de nature, les droits issus de la force et du besoin s’opposent,
comme le droit issu du travail et celui du premier occupant (p. 176). Il faudra donc
mettre fin au conflit des prétentions qui conduit les hommes à voir frustrées leurs
aspirations (qui ne sont plus des aspirations « naturelles » mais des désirs sociaux).

Rousseau propose donc une théorie des « circonstances » de la justice. Lorsque


l’appropriation des terres ne connaît plus de limites et que surgissent les
« surnuméraires », exclus de cette appropriation, le besoin de justice apparaît. La
théorie rousseauiste peut être comparée avec celle que Hume déploie au livre III du
Traité de la nature humaine (même s’il est peu probable que Rousseau l’ait
directement lu) : les règles de justice deviennent nécessaires au moment où certains
principes de la nature humaine (chez Hume la générosité limitée ou la partialité à
l’égard des proches, chez Rousseau le désir d’appropriation et de réputation)
rencontrent certaines conditions objectives (la rareté relative qui n’est ni l’abondance
ni la pénurie, chez Hume comme chez Rousseau). Mais alors que Hume semblait
pouvoir déceler les « premières règles de justice » relatives à l’acquisition et à la cession
de la propriété, Rousseau fait surgir le désaccord qui oppose les hommes à l’égard de
ce qu’elles prescrivent. Le conflit est insoluble en l’absence d’un arbitre ou d’un tiers
qui s’impose au-dessus de la mêlée : chacun revendique vainement son interprétation
du droit de propriété (selon le droit du premier occupant/du travail/du besoin). C’est
pourquoi le contrat social doit nécessairement intervenir : il faut faire advenir un
arbitre prétendument « impartial » qui défende et protège chacun grâce à l’union des
forces de tous.

36
Comme Locke, Rousseau reconnaît que c’est pour remédier à l’incertitude des
biens et trancher les litiges qu’est apparu l’arbitrage du droit ; mais contre lui, il ne
prétend nullement qu’il existe un droit naturel à la propriété, issu du travail, que le
gouvernement aurait pour charge de protéger. Le droit de propriété apparaît en société,
et ce sont les « riches » qui vont l’imposer. Certes, les pauvres pâtissent eux aussi de
l’état de désordre généralisé (leur vie est en permanence menacée) ; mais ils risquent
moins que les riches, qui font « tous les frais » de l’état de guerre. C’est pourquoi le
projet d’instauration d’une association civile procède des riches (et même « du » riche
qui incarne ingénieusement leurs intérêts). Le riche invente le « nous » qui le sauve :

« Unissons-nous, leur dit-il, pour garantir de l'oppression les faibles, contenir les
ambitieux, et assurer à chacun la possession de ce qui lui appartient. Instituons des
règlements de justice et de paix auxquels tous soient obligés de se conformer, qui ne
fassent acception de personne, et qui réparent en quelque sorte les caprices de la fortune
en soumettant également le puissant et le faible à des devoirs mutuels. En un mot, au
lieu de tourner nos forces contre nous-mêmes, rassemblons-les en un pouvoir suprême
qui nous gouverne selon de sages lois, qui protège et défende tous les membres de l'asso-
ciation, repousse les ennemis communs et nous maintienne dans une concorde
éternelle » (p. 177).

Le récit conjectural du moment primitif est une reconstruction rhétorique : le


riche parvient à persuader les pauvres, trop « grossiers » et « faciles à séduire » pour
anticiper les inconvénients qu’ils ont à se donner des maîtres. Rousseau met en scène
l’illusion d’égalité (« unissons-nous », le performatif est d’emblée un piège) : on ne
peut soumettre « également » le puissant et le faible à des devoirs mutuels. Les lois ne
peuvent être « sages », elles ne peuvent réellement protéger et défendre « tous » les
membres de l’association si la situation initiale est celle d’un rapport de forces
extrêmement défavorable à certains (les dépossédés de l’appropriation primitive).
Dans la formule du pacte, il s’agit de mettre la force commune au service exclusif de la
défense de la propriété de quelques-uns, ce qui conduit à une inégalité ou à une
disproportion entre les contributions de tous et les avantages réservés à certains.

Pourtant, le discours (injuste) du riche touche juste : il propose bien ce qui


devrait être le contenu d’un contrat légitime (qui instaure des lois auxquels tous soient

37
« obligés » de se conformer, qui « ne fassent acception de personnes » et protègent
réellement la vie, les biens, la liberté). De cette page retorse naît donc une difficulté
d’interprétation majeure : le contrat ici présenté est-il un « pacte de dupes » ?

D’un côté, Rousseau est clair sur l’issue du pacte, qui ne respecte qu’en
apparence le principe de justice (conforme à l’égalité) selon lequel les intérêts de tous
seront protégés par l’union des forces qui auparavant s’opposaient : les pauvres
« coururent au-devant de leurs fers, croyant assurer leur liberté ». Le pacte du second
Discours apparaît bien comme une fraude : les riches ont fait passer la protection de
leurs possessions particulières pour la justice ; or l’égalité des droits ne compense pas
la situation initiale d’inégalité matérielle ; au contraire, elle l’aggrave.

Mais il ne faut pas exagérer la dimension frauduleuse du contrat34. La pluralité


des voix importe ici. On rappellera, à la suite de J.-M. Beyssade35, quels sont les
protagonistes du drame :
- le riche répète en l’amplifiant le geste du premier propriétaire, celui qui « ayant
enclos un terrain s’avisa de dire : ceci est à moi ». A ce moment, l’institution du
corps politique doit mettre fin au « plus affreux désordre ». C’est pourquoi les
avantages du pacte proposé sont incontestables ; le pacte répond bien à une
nécessité vitale. Mais d’autre part, l’institution de l’Etat assurera inévitablement la
primauté de ceux qui possèdent sur ceux qui n’ont rien. L’abus est donc inévitable :
« L’esprit universel des lois de tous les pays est de favoriser toujours le fort contre
le faible, et celui qui a contre celui qui n’a rien ; cet inconvénient est inévitable, et il
est sans exception ». Le riche pressent cette conséquence : elle le rend ingénieux
pour concevoir « le projet le plus réfléchi qui soit jamais entré dans l’esprit
humain » ; elle le rend ardent pour l’exécuter : « le plus capables de pressentir les
abus étaient précisément ceux qui comptaient d’en profiter ». Cet intérêt particulier
dissimulé autorise à qualifier le riche d’imposteur : les raisons qu’il invente pour
amener ses voisins à son but sont spécieuses car il masque son intérêt particulier
sous le nom de bien commun.

34 V. Goldshmidt nie que l’on puisse interpréter le pacte du second Discours comme un pacte de dupes. Voir Anthropologie
et politique. Les principes du système de Rousseau, op. cit., p. 633-690.
35 J.-M. Beyssade, « Le pacte social et la voix du gueux. Du Discours sur l’origine de l’inégalité au Contrat social : deux pactes

opposés ou un seul ? », Cahiers de Fontenay, 67-68, septembre 1992, p. 31-47.

38
- Le second groupe est constitué par les pauvres, qui ont déjà trop d’affaires à
démêler entre eux pour rester à l’état de nature. Assez naïfs pour se fier aux
apparences de la paix sociale proposée, ils ne sont plus assez simples pour survivre
dans l’indépendance initiale, qui a cessé d’être viable : « avec assez de raison pour
sentir les avantages d’un établissement politique, ils n’avaient pas assez
d’expérience pour en prévoir les dangers ». C’est pourquoi ils vont accepter la
convention qui leur est proposée.
- La dernière voix est celle des sages. Les sages voient les dangers que les pauvres ne
savent pas prévoir ; ils anticipent les abus qui vont avoir lieu dans les institutions ;
mais leur verdict n’est pas celui qu’on pourrait croire : « les sages même virent qu’il
fallait se résoudre à sacrifier une partie de leur liberté à la conservation de l’autre,
comme un blessé se fait couper le bras pour sauver le reste du corps » (p. 178). Le
contrat du second Discours, en ce sens, n’est pas dépourvu de toute légitimité : le
sacrifice d’une partie de la liberté semble raisonnable au regard des conséquences
bénéfiques attendues (un gain réel de sûreté). La voix des sages ratifie donc la
convention : ils sont les parties prenantes de l’accord unanime qui va donner
naissance au droit et protéger la propriété privée.

En dernière instance, il ne faut donc pas confondre origine (reconstitution


conjecturale ou explication historique) et fondement (légitime) : « Telle fut, ou dut être
l’origine de la société et des lois, qui donnèrent de nouvelles entraves au faible et de
nouvelles forces au riche, détruisirent sans retour la liberté naturelle, fixèrent pour
jamais la loi de la propriété et de l’inégalité, d’une adroite usurpation firent un droit
irrévocable, et pour le profit de quelques ambitieux assujettirent désormais tout le
genre humain au travail, à la servitude et à la misère » (p. 178).

Althusser propose ici une lecture dialectique du contrat comme dénaturation de


la dénaturation : « A ce moment-là, le procès, depuis le début jusqu’à la fin, apparaît
comme un procès antagonique, puisque c’est un procès de dénaturation, et en même
temps c’est un procès téléologique, puisqu’à la fin c’est l’origine qui est restaurée. C’est
pourquoi on peut dire que R est le premier théoricien qui ait pensé l’histoire sous la
catégorie de la négation et qui ait pensé le procès historique comme un procès de

39
développement antagoniste dans lequel la nature est niée, la négation est niée et la
nature originaire est restaurée sur de nouveaux fondements »36.

2) La naissance du gouvernement

La seconde difficulté apparaît avec la naissance du gouvernement. Après avoir


congédié les fausses théories de la souveraineté qui l’ont précédé (ce que Rousseau,
dans le Contrat social, nommera les « fausses notions du lien social »), Rousseau tente
d’expliquer la genèse du gouvernement. L’adversaire, ici, n’est plus tant Locke que
Grotius, Hobbes ou Pufendorf lorsqu’ils tentent de justifier la souveraineté absolue par
un pacte analogue au contrat d’esclavage : comme un homme peut se vendre et aliéner
sa liberté contre d’autres biens (sa vie, sa subsistance), un peuple pourrait
volontairement se donner des maîtres. En quel sens Rousseau, dans le second
Discours, suit-il donc « l’opinion commune », l’opinion de ceux qu’il nommera dans
les Lettres écrites de la Montagne la « plus saine partie » des politiques qui défendent
une thèse contractualiste, comme Grotius, Pufendorf, Locke, Barbeyrac ou Burlamaqui
(OC III, p. 806) : « Sans entrer aujourd’hui dans les recherches qui sont encore à faire
sur la nature du pacte fondamental de tout gouvernement, je me borne en suivant
l’opinion commune à considérer ici l’établissement du corps politique comme un vrai
contrat entre le peuple et les chefs qu’il se choisit » (p. 184) ?

Selon Victor Goldschmidt, Rousseau témoignerait ici de la légitimité du contrat


qu’il vient d’exposer – ce qui interdirait l’interprétation en termes de « duperie ». Mais
cette exégèse ne rend pas compte du registre discursif employé par Rousseau dans ce
Discours : la dénonciation des usurpations à la lumière de leur origine et de leur
histoire (au regard de l’étalon constitué par le « pur » état de nature, et de la seule
norme de justice qui vaille : l’égalité de rapport entre contribution et rétribution).
Comme le relève Blaise Bachofen dans ses notes, suivre « l’opinion commune »
n’implique en aucun cas de la valider aveuglément. L’impression d’instabilité vient du
mélange du style explicatif (expliquer comment l’humanité en est arrivée là) et du
registre normatif (qui demeure toujours implicitement à l’œuvre, puisqu’il s’agit de
juger les faits par le droit). Elle vient également de ce que Rousseau n’est pas encore ici
en possession des concepts fondamentaux de son système : ni celui de souveraineté

36
Voir Engels, Anti-Duhring, cité par Althusser, op. cit., p. 128.

40
(puisqu’il retrace, dans le second Discours, la génération et la corruption du
gouvernement), ni surtout celui de volonté générale, qui fera son apparition très peu
de temps plus tard, lors de la rédaction de l’article « Economie » de l’Encyclopédie
(1755), qui deviendra le Discours sur l’économie politique dans une réédition
ultérieure37. A ce stade, Rousseau touche à l’idée mais n’a pas véritablement forgé le
concept : « le Peuple ayant, au sujet des relations sociales, réuni toutes ses volontés en
une seule, tous les articles sur lesquels cette volonté s’explique, deviennent autant de
lois fondamentales qui obligent tous les membres de l’Etat sans exception, et l’une
desquelles règle le choix des magistrats chargés de veiller à l’exécution des autres »
(p. 185). Evoquant le « pacte fondamental de tout gouvernement », Rousseau demeure
assez proche de l’idée lockienne d’un mandat de confiance entre le magistrat et le
peuple et d’un droit de résistance en cas de tyrannie – idées qui disparaîtront dans le
Contrat social.

3) L’inaliénabilité de la liberté

Mais la position de Rousseau par rapport à Locke est toujours ambiguë. Aussi
pose-t-il le principe de l’inaliénabilité de la liberté là où Locke insistait sur
l’inaliénabilité de la vie, en tant que don de Dieu que l’homme ne « possède » pas
pleinement. Sur ce point, Rousseau réfute les thèses jugées absurdes de Grotius et de
ses disciples : « Il ne serait pas plus raisonnable de croire que les peuples se sont
d'abord jetés entre les bras d'un maître absolu, sans conditions et sans retour, et que le
premier moyen de pourvoir à la sûreté commune qu'aient imaginé des hommes fiers et
indomptés a été de se précipiter dans l'esclavage. En effet, pourquoi se sont-ils donnés
des supérieurs, si ce n'est pour les défendre contre l'oppression, et protéger leurs biens,
leurs libertés, et leurs vies, qui sont, pour ainsi dire, les éléments constitutifs de leur
être ? » (p. 180).

La stratégie rhétorique est subtile. Rousseau joue d’abord Locke contre


Pufendorf, de la même manière qu’il opposera dans le CS (I, 4) Locke ou Montesquieu
à Grotius. Le Droit de la nature et des gens avait affirmé qu’un peuple peut aliéner sa
liberté. Pour Pufendorf, le contrat qui institue la souveraineté n’est pas distinct par

37Voir l’introduction de B. Bernardi à Discours sur l’économie politique, édition commentée du Groupe Jean-Jacques
Rousseau, B. Bernardi éd., Paris, Vrin, 2002.

41
essence du contrat de vente : on peut, « comme on transfère son bien à autrui par une
soumission volontaire, se dépouiller en faveur de quelqu’un, qui accepte la
renonciation, du droit que l’on avait de disposer pleinement de sa liberté et de ses
forces naturelles » (DNG, VII, III, §1). Or à la suite de Locke et de Barbeyrac dans sa
traduction de Pufendorf38, Rousseau récuse l’idée selon laquelle l’homme pourrait se
dépouiller de ce qu’il n’a pas : il est contraire au « bon sens » de souscrire à un contrat
par lequel nous renoncerions à ce que nous voulons protéger en instituant l’autorité
politique (vie, biens, liberté). Avant le CS (I, 4), Rousseau y ajoute un argument moral
(il est immoral de se défaire de sa responsabilité en devenant esclave, inféodé à la
volonté d’autrui, au risque de devenir « instrument du crime »). Mais l’argument
principal reste politique : les « dons essentiels de la nature » (et non de Dieu) sont tels
que l’on peut en jouir mais non s’en dépouiller (p. 184). Cela fournit implicitement une
norme positive ou un « principe » du droit politique : non seulement le contrat social
doit réaliser l’intérêt de toutes les parties (protéger leur vie, leurs biens, leur liberté, ce
que Locke nommait leur « propriété ») mais il ne peut être valide s’il comporte une
clause de renonciation inconditionnelle à sa liberté. Comme Locke, Rousseau réfute
l’idée d’un pacte d’esclavage ; comme Locke, il récuse tout autant la thèse,
généralement attribuée à Filmer ou à Bossuet, d’une autorité paternelle source et
modèle de l’autorité politique (pour plus de précisions sur tous ces arguments, on
consultera l’excellent ouvrage de R. Derathé, Rousseau et la science politique de son
temps, Paris, Vrin, 1995).

Pour autant, Rousseau n’est pas purement et simplement lockien dans le second
Discours (et encore moins dans le CS) : d’une part, parce qu’il introduit la « question
sociale » (celle des « surnuméraires » exclus de l’appropriation primitive) et conteste
l’idée d’une véritable propriété à l’état de nature ; d’autre part, parce que l’Etat légitime
devra conserver, autant sinon plus que la propriété, la liberté politique. Les références
implicites de Rousseau à La Boétie sont fondamentales dans cette partie du Discours :
ce qui doit être combattu, c’est la « servitude volontaire » qui conduit des peuples
devenus esclaves à ne plus désirer leur liberté, ou le rôle aliénant du désir de
domination (« les Citoyens ne se laissent opprimer qu’autant qu’entraînés par une
aveugle ambition et regardant plus au-dessous qu’au-dessus d’eux, la domination leur

38Dans sa traduction annotée et commentée de Pufendorf (DNG, VII, VIII, 6, note 2), Barbeyrac renvoie au second
Traité du gouvernement civil, §23.

42
devient plus chère que l’indépendance, et qu’ils consentent à porter des fers pour en
pouvoir donner à leur tour », p. 188). La description de l’origine et des progrès de
l’assujettissement doit conduire à une prise de conscience. De ce point de vue,
Rousseau est plus proche de la « tradition républicaine » qui compte Sidney parmi ses
figures de proue. La critique de « l’absolutisme », commune à Locke et à Sidney, ne
doit pas occulter cette différence majeure sur la nature de la liberté (politique et non
civile) que Rousseau défend. Cette différence se traduit ici par la préférence pour la
démocratie, forme de gouvernement plus proche de l’état de nature. Le nombre des
détenteurs du pouvoir suit en général les progrès de l’inégalité, mais seules les
démocraties semblent capables de rester des Etats où règnent les lois, et donc la liberté
et la vertu :

Les diverses formes des gouvernements tirent leur origine des différences plus ou moins
grandes qui se trouvèrent entre les particuliers au moment de l'institution. Un homme
était-il éminent en pouvoir, en vertu, en richesses ou en crédit ? il fut seul élu magistrat,
et l'État devint monarchique ; si plusieurs à peu près égaux entre eux l'emportaient sur
tous les autres, ils furent élus conjointement, et l'on eut une aristocratie. Ceux dont la
fortune ou les talents étaient moins disproportionnés et qui s'étaient le moins éloignés
de l'état de nature gardèrent en commun l'administration suprême et formèrent une
démocratie. Le temps vérifia laquelle de ces formes était la plus avantageuse aux
hommes. Les uns restèrent uniquement soumis aux lois, les autres obéirent bientôt à des
maîtres. Les citoyens voulurent garder leur liberté, les sujets ne songèrent qu'à l'ôter à
leurs voisins, ne pouvant souffrir que d'autres jouissent d'un bien dont ils ne jouissaient
plus eux-mêmes. En un mot, d'un côté furent les richesses et les conquêtes, et de l'autre
le bonheur et la vertu (p. 186, n. s.).

Pour conclure sur ces pages consacrées au pacte et à l’histoire des


gouvernements, il importe de souligner une dernière difficulté majeure. Rousseau
semble pris dans une tension entre deux postures inconciliables.
- D’un côté, il propose une genèse hypothétique qui expose une usurpation primitive
(un coup de force des « riches » qui, par leur rhétorique ingénieuse, parviennent à
obtenir le consentement des « pauvres » à une autorité politique dont ils seront les
seuls bénéficiaires). Les peuples « coururent au-devant de leurs fers croyant
assurer leur liberté » (p. 177).

43
- De l’autre, Rousseau nie que quiconque soit assez fou pour renoncer au seul bien
dont il dispose : « les pauvres n’ayant rien à perdre que leur liberté, c’eût été une
grande folie à eux de s’ôter volontairement le seul bien qui leur restait pour ne rien
gagner en échange » (p. 179) ; « il ne serait pas plus raisonnable de croire que les
peuples se sont d’abord jetés entre les bras d’un maître absolu, sans conditions et
sans retour, et que le premier moyen de pourvoir à la sûreté commune qu’aient
imaginé des hommes fiers et indomptés, a été de se précipiter dans l’esclavage »
(p. 180).

La question se pose donc : l’usurpation a-t-elle eu lieu ? Le peuple a-t-il oui ou non
consenti à cette « grande folie », a-t-il été dupé par le discours du riche au point
d’aliéner son seul bien, la liberté ? Doit-on considérer au contraire que le premier
pouvoir institué était rationnel voire légitime, et que seule une longue série
d’usurpations conduisit à le rendre « arbitraire », comme le prétend Rousseau
(p. 184) ?

Une première réponse consisterait à distinguer, au moment du contrat social,


les petits possédants des « pauvres » ou des « surnuméraires » proprement dits. Le
« pacte de dupes » aurait bien eu lieu, mais il n’aurait dupé que les petits possédants
au profit des grands. Mais cette hypothèse, favorisée par l’emploi du terme de
« voisins » (le riche s’adresse à ses « voisins », qui sont donc propriétaires d’une terre)
ne peut tenir jusqu’au bout : « tous » coururent finalement au-devant de leurs fers ; au
stade de l’état de guerre qui précède le pacte, les surnuméraires ont déjà suffisamment
brigandé pour posséder au moins quelque chose. La réponse que l’on proposera ici est
donc celle d’une tension irréductible dans le texte : Rousseau évoque le moment
primitif où la plupart des hommes « grossiers », « faciles à séduire » sont les victimes
d’une manipulation ; mais il refuse par ailleurs que ces êtres « fiers et indomptés »
aient accepté de se soumettre à un maître en vertu d’une « grande folie » (l’aliénation
de leur liberté au profit d’une sécurité factice).

Cette tension du texte est liée à la théorie rousseauiste de la perfectibilité : d’un


côté, la raison est déjà développée au moment où le pacte fictif est supposé avoir lieu ;
la plupart des hommes sont dotés d’une capacité d’anticipation des conséquences
encore imparfaite (« avec assez de raison pour sentir les avantages d’un établissement

44
politique, ils n’avaient pas assez d’expérience pour en prévoir les dangers », p. 177-8).
De l’autre, la raison est censément suffisamment perfectionnée pour anticiper les
inconvénients d’un pacte d’esclavage qui conduirait des peuples conquis à se donner
un souverain absolu : il n’est besoin ici que de « bon sens » (p. 179).

Il importe donc à Rousseau de montrer que le despotisme, plus que toute autre
forme de gouvernement, est contre-nature. Le philosophe insiste sur le fait que la
corruption en gouvernement despotique et arbitraire n’est que le terme extrême de
l’inégalité, qui ramène les hommes à une forme de « loi du plus fort » (l’expression sera
contestée dans le CS, I, 3) alors qu’il s’agissait précisément de trouver, grâce au droit,
un remède à cette jungle (p. 184). Une telle évolution n’est pas contingente mais
inéluctable, « car les vices qui rendent nécessaires les institutions sociales sont les
mêmes qui en rendent l’abus inévitable » (p. 187). D’un côté, la société civile
développée est le lieu de l’antagonisme des intérêts particuliers : l’extrême inégalité des
conditions et des fortunes, les effets des passions et des talents, mènent au déclin de la
vertu et à une dissociation croissante (déjà soulignée dans le premier Discours) entre
l’air de « concorde apparente » de la société et la « division réelle » qui y règne (p. 190).
De l’autre, cet accroissement de l’inégalité conduit, par un mouvement dialectique, au
despotisme qui nivelle tout en réinstaurant l’égalité de ceux qui (sauf un) ne sont
« rien » (voir Montesquieu, EL, VI, 2). Ainsi s’opère une forme de retour à l’origine (le
règne de la loi du plus fort), à moins que le gouvernement ne puisse revenir à un Etat
plus « légitime » (cette voie n’est donc pas exclue).

4) Un Etat bien constitué ?

La dernière trace de cette tension se perçoit dans la théorie rousseauiste de


l’« Etat bien ou mal constitué » (p. 189). Dans le DOI, le critère de l’Etat bien constitué
ne procède pas de la volonté générale mais d’une règle de justice antérieure et
extérieure à la volonté des hommes. Un Etat est d’autant mieux constitué que la
distribution des avantages sociaux (richesses, honneurs, pouvoirs) y est plus ou moins
proportionnelle au mérite. La note XIX explicitera encore ce critère de justice sociale,
qui veut que les rangs ne soient pas réglés par le « mérite personnel » (car son
appréciation risque d’être arbitraire) mais par « les services réels » que les citoyens
rendent à l’Etat (p. 223). Cette règle guide la description des phases successives

45
d’aggravation des inégalités (p. 187). Mais cette règle méritocratique elle-même n’est
jamais justifiée, puisque la nature ne connaît qu’une égalité de juxtaposition, par
absence d’effets sociaux des inégalités naturelles. En un sens, il y a bien là une règle
naturelle (rationnelle) de justice.

Le second Discours a donc établi que l’inégalité est purement conventionnelle


et qu’elle tire sa force du développement des facultés et sa stabilité de l’établissement
de la propriété et des lois – ce que Rousseau, en définitive, juge bien contraire à la loi
de nature désormais réinterprétée. Mais on l’a vu, le texte est le lieu de tensions
irréductibles : en l’absence du concept de volonté générale, toute association qui unit
ses forces sous une direction suprême est potentiellement un lieu de subordination qui,
par corruptions et usurpations successives, doit dégénérer ; en l’absence de toute
distinction claire entre souveraineté et gouvernement, Rousseau ne peut faire du
peuple que la victime potentielle de ses oppresseurs. Enfin, différents critères de
légitimité semblent pouvoir discréditer les pratiques de la société civile corrompue :
l’égalité de juxtaposition et le besoin si l’état de nature est l’étalon à l’aune duquel juger
la société civile ; la règle de justice distributive consistant à proportionner
contributions et rétributions, conformément à l’égalité géométrique. Dans le second
Discours, Rousseau semble tendu entre la nécessité de faire droit au besoin (besoin
primaire que la société doit satisfaire comme le fait la nature) et la volonté de
récompenser le travail et les services rendus à la communauté. Toute la suite de sa
philosophie politique, élaborée en un court laps de temps (entre 1755 et 1761, date de
rédaction de la version définitive du CS, mais surtout dans les années 1755-1756),
consistera à opérer les inventions et les distinctions conceptuelles qui lui permettront
de sortir de ces tensions voire de ces apories : la volonté générale, dont la loi n’est que
l’expression ; la souveraineté absolue dont le peuple est le seul titulaire légitime. Le
dialogue polémique avec Diderot sera l’occasion de cette invention conceptuelle39.

II. Le Contrat social

La théorie du contrat social est l’élément fondamental de la philosophie


politique rousseauiste. Elle procède d’un travail de grande ampleur, que Rousseau
avait d’abord intitulé ses Institutions politiques, qui resteront inachevées puisque le

39 Voir B. Bernardi, La Fabrique des concepts. Recherche sur l’invention conceptuelle de Rousseau, Paris, Champion, 2006.

46
Contrat social n’en constituait qu’une partie (les principes du droit politique). Telle est
la description qu’en donne Rousseau dans ses Confessions :

Des divers ouvrages que j’avais sur le chantier, celui que je méditais depuis longtemps,
dont je m’occupais avec le plus de goût, auquel je voulais travailler toute ma vie, et qui
devait selon moi mettre le sceau à ma réputation était mes Institutions politiques. Il y
avait treize à quatorze ans que j’en avais conçu la première idée, lorsque étant à Venise
j’avais eu quelque occasion de remarquer les défauts de ce gouvernement si vanté. Depuis
lors, mes vues s’étaient beaucoup étendues par l’étude historique de la morale. J’avais vu
que tout tenait radicalement à la politique, et que, de quelque façon qu’on s’y prit, aucun
peuple ne serait jamais que ce que la nature de son gouvernement le ferait être ; ainsi
cette grande question du meilleur gouvernement possible me paraissait se réduire à
celle-ci. Quelle est la nature du gouvernement propre à former un peuple le plus
vertueux, le plus éclairé, le plus sage, le meilleur enfin à prendre ce mot dans son plus
grand sens ? J'avais cru voir que cette question tenait de bien près à cette autre-ci, si
même elle en était différente. Quel est le gouvernement qui par sa nature se tient toujours
le plus près de la loi ? De là, qu’est-ce que la loi ? et une chaîne de questions de cette
importance (Confessions, IX, OC I, p. 404-405).

Nous ne reviendrons pas ici sur les raisons de l’inachèvement du projet, concernant
notamment les relations internationales ou les « principes du droit public »40. Elles
vont au-delà de la prudence et des questions de circonstances. L’essentiel est que la
politique soit architectonique : parce que les hommes sont ce que leur gouvernement
les fait être, il importe au plus haut point de fonder la politique sur de sains principes.
La théorie normative du contrat doit répondre à ce défi.

Comment comprendre le passage de l’état de nature à la société civile, de telle


sorte que ce passage ne soit pas un accord historique mais le fondement philosophique
de l’obligation politique ? Les penseurs contractualistes modernes (Grotius, Hobbes,
Locke, Pufendorf…) ne veulent pas seulement mettre en lumière les motifs qui
inclinent les hommes à entrer en société, mais aussi découvrir l’origine de l’association
politique légitime. Le pacte social donne naissance à la société civile en même temps
qu’il rend légitime l’artifice de la souveraineté, et ce d’un double point de vue : celui des

40 Voir B. Bachofen et C. Spector, introduction à Rousseau, Principes du droit de la guerre et Ecrits sur l’abbé de Saint-Pierre,
Paris, Vrin, 2008.

47
motifs qui portent les hommes à s’associer et donc à renoncer à leur égalité et à leur
liberté naturelles ; celui de la convention qui rend cette autorité légitime. Dans les
théories du contrat social (qui ne sont pas toutes des théories du droit naturel41),
l’aspect anthropologique et l’aspect juridique doivent être articulés. Chez Hobbes par
exemple, c’est la crainte de la mort violente et le désir de jouir paisiblement des fruits
de son industrie qui portent les hommes à la paix et les inclinent à sortir de l’état de
nature ; mais c’est le pacte qui institue l’artifice de l’Etat.

La question du contrat est donc celle de l’origine et des fins de l’Etat conçu
comme être artificiel, et non naturel ou divin : puisque le pouvoir ne vient ni de la
nature ni de Dieu, il faut déterminer sa source. Or cette origine ne peut être que
l’homme, le consentement de sa raison, la promesse de sa volonté. Pour que le citoyen
soit obligé, il faut qu’il ait préalablement promis de l’être, et que cette promesse oblige
pour l’avenir sa volonté. Il faut que le sujet ait accepté, une fois pour toutes ou sous
réserves, de devenir membre d’une association civile et de se soumettre à l’autorité
politique contraignante qui la régit en lui donnant ses lois. L’artifice de l’Etat doit
naître : c’est le moment fondateur du pacte, celui où les hommes réunissent à la fois
leurs forces et leurs volontés dans une union créatrice d’un corps d’un nouveau genre –
un « corps politique » ou une « personne morale », c’est-à-dire conventionnelle. Cette
création doit avoir un but avantageux pour être justifiée : ainsi la théorie de l’origine
de l’Etat est-elle liée à celle de sa fonction, et des avantages que les sujets peuvent
attendre en contrepartie de leur obéissance ; le renoncement à l’égalité et à la liberté
naturelles ne peut se comprendre que du point de vue de l’utilité que ce renoncement
procure (puisque la liberté et l’égalité naturelles sont autodestructrices à l’état de
nature). La théorie du contrat doit donc rendre compte de la légitimité de l’origine de
la souveraineté, en même temps qu’elle rend compte de la légitimité de ses fins :
l’origine sera le contrat, la fin l’utilité de tous les contractants qui y consentent par un
accord unanime.

Rousseau s’inscrit dans le cadre de cette problématique moderne du contrat et


de l’obligation politique42. La question qu’il pose dans le Contrat social est la suivante :
qu’est-ce qu’un Etat légitime ? Cette question est celle des « principes du droit

41 Voir J. Terrel, Les Théories du pacte social. Droit naturel, souveraineté et contrat de Bodin à Rousseau, Paris, Seuil, 2001.
42 Voir B. Bernardi, Le Principe d’obligation, Paris, Vrin, 2007.

48
politique ». Rousseau juge que Montesquieu s’est bien « gardé » de fonder le droit
politique : « Le droit politique est encore à naître […] Le seul moderne en état de créer
cette grande et inutile science eût été l’illustre Montesquieu. Mais il s’est gardé de
traiter des principes du droit politique ; il se contenta de traiter du droit positif des
gouvernements établis, et rien au monde n’est plus différent que ces deux études »43.
Or Rousseau prétend y avoir contribué. Le cheminement depuis le second Discours est
net : l’article « Economie » (morale et politique) de L’Encyclopédie (1755), réédité en
1758 sous le titre (choisi par son éditeur) de Discours sur l’économie politique, ainsi
que le manuscrit dit « de Genève », qu’on qualifie habituellement de « brouillon
préparatoire » au CS mais qui est en réalité une copie mise au net, montrent
l’apparition progressive de la conceptualité propre de Rousseau, dans son dialogue
avec Diderot (l’ami qui deviendra ennemi). Sans pouvoir entrer ici dans le détail de la
gestation de la pensée rousseauiste, il importe donc de saisir les enjeux de cette genèse :
la distinction entre souveraineté et gouvernement ; l’émergence – au cours de la
rédaction de l’article « Economie » – du concept de volonté générale44.

La séquence conceptuelle peut être reconstituée comme suit. Le DOI invite à


s’interroger sur la possibilité même d’une société juste. Dans des conditions sociales
d’interdépendance, est-il possible de préserver l’égalité et la liberté ? Peut-on faire
advenir l’égalité de droit qui est la véritable justice ? Alors que le « pacte de dupes » du
DOI présente sous les auspices de l’intérêt commun ce qui n'est que l’intérêt particulier
des possédants, le contrat légitime du CS devra tenter d’allier l'intérêt et la justice.
Plusieurs étapes sont nécessaires, qui orientent le mouvement du livre I du CS. Le
chapitre 1 pose la problématique générale de l’ouvrage : « L’homme est né libre, et
partout il est dans les fers. Tel se croit le maître des autres, qui ne laisse pas d’être plus
esclave qu’eux. Comment ce changement s’est-il fait ? Je l’ignore. Qu’est-ce qui peut le
rendre légitime ? Je crois pouvoir résoudre cette question ».

Dans le CS, le problème de Rousseau ne sera donc pas celui du second Discours,
ici congédié (« Je l’ignore »). En lieu et place de la question du commencement

43 Emile, OC IV, p. 836.


44 Voir l’introduction de B. Bernardi à son édition du Discours sur l’économie politique, Paris, Vrin, 2002, ainsi que son

article « L’invention de la volonté générale », p. 102-120 ; et le commentaire du Mansucrit de Genève, Rousseau, Du


contract social, ou Essai sur la forme de la République (Manuscrit de Genève), B. Bachofen, B. Bernardi, et G. Olivo éds., Paris,
Vrin, 2012.

49
historique (comment des hommes libres en sont venus à se soumettre), Rousseau pose
celle du fondement anhistorique. Mais pour que la question même de la légitimité du
pouvoir ait un sens, il est nécessaire de comprendre que le pouvoir ne vient ni de la
nature, ni de Dieu (sans quoi il serait ipso facto justifié). Le contractualisme doit être
déduit.

A. Théorie du contrat et théorie de la souveraineté

1) La nécessité de l’hypothèse contractualiste

Le livre I du CS étant extrêmement célèbre, nous irons à l’essentiel. Rousseau


élimine d’abord les théories du fondement de l’autorité légitime qui considèrent que le
pouvoir vient de Dieu (c'est la théorie du droit divin des rois) ou de la nature (c’est la
théorie du pouvoir paternel ou « droit du plus fort »). La conclusion est claire : il faut
placer l’origine de la société et de l’autorité politique qui la régit dans le contrat, issu
d’un consentement volontaire et unanime.

Le chapitre 2 montre en premier lieu que le pouvoir politique ne procède pas du


pouvoir paternel. On ne citera ici que les tenants les plus connus de cette doctrine : Sir
Isaac Filmer, Patriarcha or the natural power of kings (auquel s’oppose Locke dans le
premier Traité du gouvernement civil) mais aussi plus tard Bossuet ou Ramsay. Ces
trois auteurs visent à première vue le même but que Hobbes, et se proposent de
montrer que les monarques disposent d'une autorité légitime sur leurs sujets, sans être
liés à eux par aucun engagement, sans qu'aucun pacte mutuel ne vienne limiter leur
pouvoir ni leur imposer des obligations. En outre, et c'est ici que ces auteurs se
démarquent de Hobbes, ils veulent établir que le gouvernement monarchique absolu
est issu du pouvoir paternel et qu'il a donc l'avantage d'être le plus conforme à la
nature, de ne pas être « arbitraire » dans son institution. Les partisans de la dérivation
du pouvoir politique et du pouvoir paternel veulent établir que les hommes sont par
nature soumis à l'autorité de ceux qui les ont engendrés : ils ne sont donc naturellement
ni libres, ni égaux. L'autorité paternelle s'est transformée insensiblement en autorité
souveraine, et c'est sur le modèle de l'autorité paternelle que l'autorité politique s'est
constituée (Bossuet, Politique tirée de l’écriture sainte, liv. II, art. I, prop. 7). Cette
théorie, de surcroît, est liée à celle du droit divin des rois : Bossuet affirme ainsi que

50
« les rois tiennent la place de Dieu, qui est le vrai père du genre humain ». L'image
paternelle permet ainsi de lier Dieu, Roi et père dans une même idée de soumission.

A cette théorie, certains tenants du droit naturel moderne (Pufendorf


notamment) avaient opposé l'idée que le pouvoir paternel est tout aussi contractuel
que le pouvoir politique : il existe entre père et enfants un contrat présumé qui
conditionne l'acceptation de l'autorité par la garantie d'un soin : pourvoir à la
conservation et à l'instruction des enfants (Droit de la nature et des gens, VI, II, 4). Or
ce n’est pas cette solution qui sera retenue par Rousseau : selon le CS (la théorie du
DOI doit être étudiée pour elle-même), la famille est bel et bien une société naturelle,
et c'est même « la plus ancienne et la seule naturelle » (I, 2). C'est précisément pour
cela que le pouvoir paternel diffère essentiellement du pouvoir politique. Le DEP en
fournissait les raisons, élipsées ici45. Rousseau donne donc raison sur ce point à
Bossuet, Filmer et Ramsay. Mais ce n'est que pour mieux invalider leurs principes : car
l'autorité du monarque, elle, est nécessairement dérivée des conventions.

En second lieu, l'autorité paternelle ne peut se transformer en autorité politique


au cours de l'histoire. Après Locke (second Traité, §65, voir aussi Hobbes, De cive, IX),
dont il reprend presque mot pour mot l'argumentation, Rousseau insiste sur le
caractère temporaire de l'autorité paternelle. Ce qui la rend en effet nécessaire, c'est la
faiblesse de l'enfant, et ce qui la rend légitime, c'est le soin que les pères prennent de la
conservation et de l'éducation de leurs enfants : « encore les enfants ne restent-ils liés
au père qu’aussi longtemps qu’ils ont besoin de lui pour se conserver. Sitôt que ce
besoin cesse, le lien naturel se dissout » : tout le monde rentre à nouveau dans
l’indépendance (CS, I, 2). Une fois que l’enfant est apte à pourvoir lui-même à sa
conservation, l'autorité paternelle n'a plus lieu d'être. Lorsqu’il a acquis assez de force
et de raison pour se conduire lui-même, il devient son propre maître et seul juge de ce
qui convient à sa conservation. S'il doit encore témoigner du respect et de la gratitude
durant le reste de sa vie pour les soins qu'il a reçu, il ne doit plus obéissance. Ainsi, si
la famille reste unie au-delà de cette période de dépendance, c'est « par convention » ;
non par nécessité, mais par choix. C'est dire que le consentement est alors nécessaire,
tout comme il le sera pour fonder l’autorité politique : il s'agit dans les deux cas d'une
« association libre et volontaire ».

45 DEP, p. 41-44. Voir F. Guénard, « L’Etat et la famille », ibid., p. 87-102.

51
En ce sens, il n’est pas faux de dire que « la famille est si l’on veut le premier
modèle des sociétés politiques » (I, 2). Mais c’est précisément dans le sens contraire à
ce que voulaient les partisans du pouvoir paternel : « le chef est l’image du père, le
peuple est l’image des enfants, et tous étant nés égaux et libres n’aliènent leur liberté
que pour leur utilité ». Autrement dit, la soumission et l’obéissance ne peuvent se
comprendre qu’avec une contrepartie : l’utilité. Dans un cas (la famille), l’enfant obéit
au père pour se conserver, et le père commande avec amour ; dans l’autre (l’Etat), les
peuples désirent également se conserver, mais les gouvernants remplacent l’amour
filial par le plaisir du commandement, car on ne peut présupposer avec Bossuet que
« l’autorité royale est paternelle et son propre caractère est la bonté ». Rien n’est plus
illusoire que d'invoquer l’amour du monarque pour ses sujets, alors qu'il se peut que la
« férocité » règne avec le seul souci de l'intérêt privé du roi (voir le DOI).

Mais il reste un point à établir : si le pouvoir politique ne dérive pas du pouvoir


paternel, il peut encore dériver naturellement de la force.

Le chapitre 3 critique l’hypothèse du « droit du plus fort ». Cette expression


même est un non sens : « le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître,
s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir ». C’est pourquoi l’on a cru
bon de parler d’un « droit » du plus fort, droit qui pérennise la soumission. Ce « droit »
peut être référé à la théorie esquissée par Pascal (parce qu’on ne pouvait faire que le
juste fût fort, on fit que le fort fût juste ; les « cordes d’imagination » se substituèrent
aux « cordes de nécessité » quand le parti dominant l’eut emporté par les armes). Mais
la locution même est absurde : « La force est une puissance physique ; je ne vois point
quelle moralité peut résulter de ses effets. Céder à la force est un acte de nécessité, non
de volonté ; c’est tout au plus un acte de prudence. En quel sens pourra-ce être un
devoir ? ».

Rousseau réfute rigoureusement la possibilité de passer du fait au droit, du


physique au moral, de la nécessité à la volonté. Se soumettre pour l’avenir relève d’une
obligation morale et non d’une coercition physique. Si l’on obéit par crainte de la force,
« toute force qui surmonte la première succède à son droit » ; dès qu’un homme ou un
parti plus fort se présente, je suis délié de mon obéissance au premier et me soumets

52
au second : « or qu’est-ce qu’un droit qui périt quand la force cesse ? ». L’obligation
diffère essentiellement de la contrainte : j’accepte volontairement la première, je suis
forcé contre mon gré à la seconde. Aussi le « droit du plus fort » est absurde. Cette
démonstration sert aussi de réfutation à la théorie du droit divin des rois qui invoquait
le précepte de Saint Paul (« tout pouvoir vient de Dieu ») pour justifier l’obéissance
passive (obéir même au tyran, même établi par la force). Rien n’oblige à obéir au tyran,
dès lors que sa force ne fonde aucun droit.

2) Les conditions de validité d’un contrat

Le chapitre 4 en tire les conséquences : « Puisque aucun homme n’a une autorité
naturelle sur son semblable, et puisque la force ne produit aucun droit, restent donc
les conventions pour base de toute autorité légitime parmi les hommes ». C'est ce que
disaient déjà Hobbes et les jurisconsultes. Rousseau s’insère donc dans le courant du
contractualisme moderne, ce qu’il avait annoncé au tout début du CS : « L'ordre social
est un droit sacré qui sert de base à tous les autres. Cependant ce droit ne vient point
de la nature ; il est donc fondé sur des conventions » (I, 1). Reste à savoir si tout accord
volontaire est source d’un consentement légitime.

Rousseau veut montrer que non : certains contrats sont invalides et nuls. Sa
critique du pacte de soumission fondé sur le « droit d’esclavage » s’adresse cette fois
aux contractualistes eux-mêmes, en particulier à Grotius et à Hobbes. On distinguera
quatre moments de la critique de l’échange inique : l’échange liberté/subsistance,
liberté/sécurité, liberté/rien, enfin liberté/vie.
1) L’échange liberté/subsistance est absurde : un roi ne fournit pas sa subsistance au
peuple, il la lui prend plutôt (impôts46).
2) L’échange liberté/sûreté est plus difficile à réfuter. Hobbes est ici l’adversaire
privilégié : « on » dira que le despote assure à ses sujets la tranquillité civile. Soit,
mais cette tranquillité n’est pas une vraie paix (au regard des guerres extérieures,
ou de l’oppression à l’intérieur). Il s’agit d’une fausse tranquillité, semblable à celle
des Grecs enfermés dans l’antre du Cyclope en attendant d’être dévorés. Ce n’est
pas un véritable échange.

46 Rousseau propose au demeurant une théorie alternative de l’impôt. Voir C. Spector, ibid., p. 195-221.

53
3) L’échange liberté/rien n’en est pas un : folie ne fait pas droit. Renoncer à sa liberté
en échange de rien est un défi au bon sens : « dire qu'un homme se donne
gratuitement, c'est dire une chose absurde et inconcevable ; un tel acte est illégitime
et nul, par cela seul que celui qui le fait n'est pas dans son bon sens. Dire la même
chose de tout un peuple, c’est supposer un peuple de fous ; la folie ne fait pas droit ».
Quand bien même un homme pourrait offrir ainsi sa liberté, on ne peut le supposer
de tout un peuple, ni a fortiori des générations suivantes. Rousseau emprunte de
nouveau ses arguments à Locke : aucun homme ne peut concéder à autrui plus de
pouvoir qu’il n’en a sur lui-même ; or l’homme ne dispose pas de sa vie et de sa
liberté comme de biens qu’il serait susceptible d’aliéner. La liberté de l’homme est
indissociable, à l’état de nature, de son instinct de conservation : elle est la liberté
de juger des moyens à mettre en œuvre afin d’assurer cette conservation. Le
caractère inaliénable de la liberté en découle naturellement : aliéner sa liberté serait
en effet renoncer au droit de disposer de sa vie. Cette théorie lockienne (Second
Traité, §23) est reprise comme telle par Rousseau, qui y ajoute un argument tiré de
Montesquieu. Dans L’Esprit des lois, Montesquieu écrivait en effet, contre cette
théorie de l’asservissement volontaire des jurisconsultes : « Il n’est pas vrai qu'un
homme libre puisse se vendre... S’il n’est pas permis de tuer, parce qu’on se dérobe
à sa patrie, il n’est pas plus permis de se vendre... Vendre sa qualité de citoyen est
un acte d’une telle extravagance, qu’on ne peut pas la supposer dans un homme »
(EL, XV, 2). De ces deux sources, Rousseau retient donc l’idée d’une valeur suprême
de la liberté, contre laquelle rien ne peut être échangé : quiconque s’aliène à un
autre « sans restriction, sans réserve, sans aucune espèce de condition » se met en
opposition avec la nature « qui le charge immédiatement de sa propre
conservation », dit aussi l'Emile.

A cet argument de la rationalité, Rousseau ajoute enfin l’argument de la


moralité : l'homme aliénant sa liberté renonce à suivre sa conscience et sa raison pour
devenir un instrument aux mains d'autrui ; ainsi il « dégrade son être » et se rend
responsable du mal qu'il s'expose à faire sur ordre de son maître. Renoncer à sa liberté,
c'est s'engager à faire indifféremment le bien et le mal selon le bon plaisir de son
maître : c'est « ôter toute moralité à ses actions », et par là « renoncer à sa qualité
d'homme » (CS, I, 4). L’argument était déjà présent dans le DOI : la liberté ne se pense
pas sur le modèle de la propriété, elle n’est pas susceptible de s’aliéner sous peine de

54
contrevenir à la dignité morale de l’humanité : « mais il n’en est pas de même des dons
essentiels de la nature, tels que la vie et la liberté, dont il est permis à chacun de jouir,
et dont il est au moins douteux qu’on ait droit de se dépouiller : en s’ôtant l’une on
dégrade son être ; en s’ôtant l’autre on s’anéantit autant qu’il est en soi ».

4) L’échange liberté/vie est tout aussi peu valable.


C’est le dernier argument envisagé par Rousseau, lié à la question du droit de la guerre
et de la conquête : selon cette version, l’homme pourrait échanger sa liberté contre le
droit de rester en vie (de ne pas être massacré par le conquérant). C’est le principe de
l’esclavage des prisonniers de guerre. Or cet échange est là encore inique et incapable
de fonder un droit : car il faudrait, comme le veut Hobbes, accorder au vainqueur d'une
conquête le droit de tuer les sujets du peuple vaincu réduit à l'impuissance. C'est ce que
Rousseau se refuse à admettre : si la guerre ne donne point au vainqueur le droit de
massacrer le peuple vaincu, « ce droit qu'il n'a pas ne peut fonder celui de les asservir.
On n'a le droit de tuer l'ennemi que quand on ne peut le faire esclave ; le droit de le
faire esclave ne vient donc pas du droit de le tuer : c'est donc un échange inique de lui
faire acheter au prix de sa liberté sa vie, sur laquelle on n'a aucun droit » (voir
Montesquieu, EL, X, 3 et XV, 2).

Rousseau parvient donc à la conclusion suivante : on ne peut tirer d'un prétendu


droit de la guerre un tout aussi prétendu contrat d'esclavage sur le modèle duquel serait
fondé le pacte de soumission d’un peuple à un roi. Contre Grotius et Pufendorf pour
qui les deux manières d'acquérir la souveraineté, d’une manière forcée et violente
(soumission au vainqueur d'une conquête), ou d'une manière libre et volontaire (un
peuple se donne à un roi pour mettre fin à l'anarchie de l’état de nature), sont toutes
deux légitimes (DNG, VII, III, §1), contre Hobbes qui ne distingue républiques
d’institution et républiques d’acquisition que pour identifier ici et là une même théorie
de la souveraineté (Léviathan, chap. 18), Rousseau veut montrer que l'aliénation de sa
liberté est impossible et que l’idée même d’une servitude volontaire est dépourvue de
sens. Il n’y a pas d’équivalence entre consentement forcé et libre : le pacte de
soumission fondé sur le modèle du « contrat d’esclavage » (l’acte par lequel un peuple
se donne un roi est le même que celui par lequel un esclave se donne un maître) est
récusé. Rousseau congédie la théorie du pacte de soumission de ses prédécesseurs, car

55
une convention qui ne tourne au profit que d'une seule des parties ne saurait passer
pour un véritable contrat ni servir de base à une autorité légitime.

3) La « première convention »

Au chapitre 5, Rousseau établit la nécessité du contrat en même temps qu’il


refuse la servitude volontaire qui justifie la monarchie absolue (promue par les
« fauteurs de despotisme », essentiellement Grotius et Hobbes). Il importe de penser
une première convention, distincte d’un pacte de soumission : « il y aura toujours une
grande différence entre soumettre une multitude et régir une société. Que des hommes
dispersés soient successivement asservis à un seul, en quelque nombre qu’ils puissent
être, je ne vois là qu’un maître et des esclaves, je n’y vois point un peuple et son chef ;
c’est si l’on veut une agrégation, mais non pas une association » (I, 5). La distinction
est essentielle : l’agrégation relève du vocabulaire mécanique, l’association du
vocabulaire chimique47. Au-delà du mode de production de l’unité sociale (groupement
volontaire/regroupement forcé), il s’agit de penser la nature de l’union. Rousseau
oppose donc l’agrégation où le tout est la somme de ses parties, et l’association qui est
la liaison qui unit les éléments du Tout, où le tout est supérieur à la somme de ses
parties. Le modèle chimique permet de penser les propriétés du Tout comme
irréductibles à celles des parties ; il permet d’envisager une transformation des
propriétés des parties elles-mêmes. On se reportera à la définition proposée par
Rousseau dans ses Institutions chimiques (Fayard, 1999, p. 305) : « La syncrèse
chimique consiste en de nouvelles mictions de sorte que deux substances qu’on unit
mêlées et confondues intimement en composent un troisième d’une forte union
différente en nature de chacune de celles qui l’ont composée et où aucune d’elle n’est
plus reconnaissable ». C’est la mixtion chimique qui sert ici de support à la notion
politique d’association en tant que synthèse sui generis.

Le véritable contrat sera donc un pacte d’association par lequel une multitude
devient un peuple, et non un pacte de soumission par lequel un peuple se donne des
chefs : « avant donc d’examiner l’acte par lequel un peuple élit un roi, il serait bon

47 Voir B. Bernardi, La Fabrique des concepts. Recherches sur l’invention conceptuelle chez Rousseau, Paris, Champion, 2006.

56
d’examiner l’acte par lequel un peuple est un peuple. Car cet acte étant nécessairement
antérieur à l’autre est le vrai fondement de la société ».

Le chapitre 6 du livre I est le lieu d’exposition du « problème » auquel le contrat


social doit répondre de manière parfaitement déterminée. Quand ce contrat intervient-
il ? Rousseau envisage le moment où les hommes sont « parvenus à ce point où les
obstacles qui nuisent à leur conservation dans l’état de nature l’emportent par leur
résistance sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet
état. Alors cet état primitif ne peut plus subsister, et le genre humain périrait s’il ne
changeait sa manière d’être ». Sans remonter au « grand récit » de l’état de nature (tel
qu’exposé dans le second Discours), Rousseau pose ici les conditions qui déterminent
la nécessité de l’union des forces individuelles destinées à la conservation de chacun et
de tous. Il ne s’agit pas d’une simple possibilité, mais bien d’une nécessité au sens
strict : sans changement dans la « manière d’être » des hommes, leur survie même ne
pourrait être assurée. Ce point est fondamental : c’est l’amour de soi entendu comme
désir de conservation, et lui seul, qui détermine l’entrée en société. Il ne s’agit pas d’un
choix du moindre mal mais d’un choix nécessité par une question de survie : chacun
reconnaît sans peine que l’union fait la force.

Le chapitre 6 s’ouvre ainsi sur une exposition extrêmement succincte de la crise


originelle qui justifie la nécessité du pacte : il s’agit de sortir de la situation que le
second Discours avait décrite, de manière beaucoup plus développée, comme une
forme d’état de guerre. L’art politique doit suppléer à la nature corrompue.

A cet égard, il faut mesurer les obstacles qui s’opposent à la survie du genre humain,
et les forces que les individus peuvent leur opposer. Il s’agit d’abord d’une question de
physique politique.
- Les obstacles ne sont pas exclusivement des obstacles extérieurs ou naturels mais
aussi, sans doute (le CS n’en dit rien) des obstacles humains, qui contredisent les
aspirations de l’amour de soi (Rousseau n’évoque plus la pitié dans le CS) ;
- Les forces ne se résument pas aux aptitudes naturelles mais incluent des biens :
« chaque membre de la communauté se donne à elle au moment qu’elle se forme,
tel qu’il se trouve actuellement, lui et toutes ses forces, dont les biens qu’il possède
font partie » (I, 9). Ces biens ont été acquis, de même que les forces intellectuelles

57
et morales. La catégorie d’« intérêt » est déjà pourvue de sens : le procès de
socialisation a déjà transformé l’amour de soi en intérêt particulier désireux de
protéger voire d’accroître les biens qui sont les moyens de la conservation et du
bien-être.

De prime abord, c’est donc la contradiction entre obstacles et forces qui appelle une
transformation de la situation : « comme les hommes ne peuvent engendrer de
nouvelles forces, mais seulement unir et diriger celles qui existent, ils n’ont d’autre
moyen pour se conserver, que de former par agrégation une somme de forces qui puisse
l’emporter sur la résistance, de les mettre en jeu par un seul mobile et de les faire agir
de concert ».

Dès lors, la genèse de l’artifice social et politique va se dérouler en plusieurs étapes :


- Afin de résoudre le problème de mécanique qui s’impose à eux, les hommes ne
peuvent faire intervenir de nouvelles forces : ils n’ont d’autre choix que de diriger
et d’unir celles qui existent, afin de passer d’une situation d’opposition des forces à
une situation de coopération. C’est le schéma hobbesien : il faut sortir de l’état de
nature sous peine de mort. A ce stade, l’artifice est encore pensé comme
« agrégation » ce que Rousseau, pourtant, vient de juger insuffisant : ce n’est qu’un
premier moment du texte.
- L’intérêt de ce modèle mécanique est d’indiquer qu’aucune solution n’est possible
qui fasse intervenir un élément extérieur au champ des forces en présence ; il n’y
aura donc pas de solution transcendante, pas de recours à un tiers : il faut prendre
les hommes tels qu’ils sont, on ne peut jouer que sur l’orientation de leurs forces.
Tout le CS est défini par les limites du champ théorique dans lequel est posé le
problème : il s’agit de créer une force capable de surmonter les obstacles sur lesquels
achoppent les forces de chaque individu, de créer cette force en instaurant de nouveaux
rapports entre les forces existantes : ce qui revient à « changer la manière d’être » des
hommes.

Or le problème évoqué à propos du pacte d’esclavage impose une nouvelle


contrainte : comment ne pas transformer cette union des forces en une suppression de
la liberté ? Comment faire en sorte que l’homme se dessaisisse des instruments de sa

58
conservation sans se nuire et sans négliger « les soins » qu’il se doit (ni la vie ni la
liberté ne sont des biens comme les autres, des biens marchands ou aliénables) ?

C’est ici que Rousseau se démarque de ses prédécesseurs. Certes, il reprend le


schème contractualiste : tout contrat, quelles qu'en soient les clauses, est un
engagement mutuel, et doit comporter de part et d'autre une promesse réciproque.
Tout contrat est un accord volontaire et le contrat social, plus particulièrement, est un
artifice théorique imaginé afin de comprendre comment les hommes ont pu échanger
leur condition naturelle d’égalité et de liberté contre une condition civile où leur liberté
naturelle est limitée. L’artifice théorique rend raison d’une rupture instituante :
l’institution du peuple ou de l’Etat, dont on ne suppose pas qu’elle ait historiquement
eu lieu, mais qui est toujours et partout présupposée afin de justifier l’Etat. Le contrat
n’est pas un commencement mais un fondement : bien que ses clauses « n’aient peut-
être jamais été formellement énoncées, elles sont partout les mêmes, partout
tacitement admises et reconnues ». Tel est le point commun entre les penseurs du
contrat : les hommes sont les auteurs de leurs conditions d’existence politique. Le
contrat social répond à ces exigences formelles ; mais il reste à déterminer quelles sont
les parties contractantes qui prennent cet engagement mutuel et ce qu’elles se
promettent dans l’échange.

L’originalité de Rousseau réside dans la formulation des contraintes qui pèsent


sur le contrat. Le « problème fondamental dont le contrat social donne la solution » est
déterminé comme un problème mathématique ou mécanique : « Trouver une forme
d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens
de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-
même et reste aussi libre qu’auparavant ».
Les clauses sont absolument déterminées :
1) Le contrat doit protéger l’égalité et la liberté de l’état de nature en les transformant
en égalité et liberté civiles.
2) Pour cela, la réciprocité est nécessaire : chacun doit s’engager sous les mêmes
conditions. Le contrat est un engagement mutuel, une obligation réciproque. On ne
peut concevoir un pacte qui tournerait à l’avantage d’une des parties contractantes
au détriment de l’autre.

59
3) Par ce contrat, « chacun » devra s’unir à « tous » afin de n’obéir qu’à lui-même et
de rester aussi libre (mais libre différemment) qu’auparavant.

Ces clauses, à l’évidence, prennent en compte l’analyse du contrat légitime exposée au


chapitre 4 et intègrent la critique des théories contractualistes précédentes48.

a) Hobbes : pas d’union sans soumission

Pour mettre fin à la guerre de chacun contre tous, les hommes doivent s’engager
selon Hobbes, par des accords mutuels, à renoncer, au bénéfice d’un seul homme ou
d’une seule assemblée, au droit naturel qu’ils ont de se gouverner eux-mêmes (moins
la part inaliénable de ce droit qui consiste à défendre sa vie et son intégrité corporelle
si celles-ci sont immédiatement menacées). Le pacte social sera par conséquent un
transfert de droit en faveur d’un tiers bénéficiaire non contractant. Dans le Léviathan,
Hobbes n’envisage pas un pacte mais une infinité de pactes simultanés d’où résulte la
constitution d’une souveraineté dotée de l’ensemble des droits naturels de chacun.
Rousseau répond sans doute plus directement encore à la formulation du Citoyen, qui
avait été traduit par S. Sorbière. La question est de savoir comment passer de la
dispersion et du conflit naturel propre à la multitude à l’unité du peuple, et la solution
est l’aliénation sans réserve : « cette puissance de commander et ce droit d’empire
consiste en ce que chaque particulier a cédé toute sa force et toute sa puissance à cet
homme, ou à cette cour, qui tient les rênes du gouvernement » (Citoyen, chap. 5, § 11,
p. 145). Le pacte se renouvelle autant de fois que la société doit compter de membres,
si bien qu’en définitive tous les hommes auront cédé leurs droits. Il résulte de cette
aliénation que les individus ont contracté une obligation à l’égard de la personne fictive
qui est le bénéficiaire de leurs conventions mutuelles, qui devient ainsi le titulaire de
la souveraineté.

La conséquence d’une telle théorie est décisive : alors que l’engagement que
chaque homme prend avec chaque homme est réciproque, celui qui lie chaque homme
au souverain est unilatéral. De cette manière, le souverain est institué sans qu’il ait eu
lui-même à traiter avec les sujets, sans qu’il ait lui-même rien promis : l’acte juridique
par lequel il est investi de son pouvoir est une donation de droit inconditionnelle. Le

48 Voir pour tout ce qui suit R. Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, rééd. Paris, Vrin, 1995.

60
souverain se trouve donc, vis-à-vis de ses sujets, délié de toute obligation ; il est doté
d’un pouvoir absolu, sans condition, sans engagement de sa part ; il possède, par la
volonté même des hommes, un droit illimité sur leurs personnes et sur toutes choses ;
il définit seul les normes de justice de sorte que rien de ce qu’il fait ne peut être dit
injuste. Evidemment, cette voie comporte des risques : le souverain absolu ne sera-t-il
pas tenté d’abuser de son pouvoir ? Les hommes désormais sans pouvoir face au
Léviathan omnipotent sont-ils réellement en sûreté ? Les successeurs de Hobbes
n’auront de cesse de vouloir résorber ce danger de despotisme.

b)La théorie du double contrat chez Pufendorf

Dans Le Droit de la Nature et des Gens, Pufendorf répond à Hobbes en


distinguant deux contrats :
- le pacte d'association, par lequel les individus décident de s'unir en un corps
destiné à « régler d'un commun accord ce qui regarde leur conservation et leur
sûreté naturelle » (DNG, VII, II, 7). Nul ne peut être contraint de conclure ce pacte
d’union. Celui qui refuse de donner son consentement reste en dehors de la société
civile et conserve sa liberté naturelle.
- le pacte de soumission qui établit, à la majorité des votants, la forme du
gouvernement. L’obéissance fidèle des sujets devient alors conditionnée par la
clause du respect par les gouvernants du Bien public. Cela signifie que, si le
souverain n’use pas de son pouvoir en vue du bien public, la convention est comme
nulle. C’est à Hobbes que Pufendorf s’oppose en introduisant une dualité dans les
contrats, ce qui permet de désigner un peuple antérieurement à l'investiture du
pouvoir. Alors que le peuple chez Hobbes ne pouvait naître que du pacte de
soumission, sans quoi il n’était qu’une multitude dissolue inapte à prendre une
décision commune, Pufendorf insiste, de même que Locke, sur la distinction entre
société et gouvernement : le pouvoir peut s'abolir et le peuple demeurer.

Comme le souligne R. Derathé49, Pufendorf risque cependant de retomber ainsi dans


les difficultés mêmes qui avaient poussées Hobbes à élaborer sa doctrine de la
souveraineté absolue : qui sera juge de la conformité des intentions du pouvoir au bien
commun ? Sera-ce le souverain lui-même ? C’est absurde. Il faut donc que ce soit le

49 R. Derathé, Rousseau et la science politique de son temps, op. cit., p. 209-216.

61
peuple ; mais alors la souveraineté est divisée. Si le peuple est juge du fait que les
conditions du contrat sont bien remplies, s’il est seul à pouvoir déterminer si les
volontés du prince s’accordent avec la volonté générale, alors il n’y a qu’un pas à faire
pour accorder la souveraineté au peuple. C’est ce pas que Pufendorf refuse de faire, et
c’est en cela que sa théorie demeure partiellement inconséquente.

c) Le pacte d’association selon Rousseau

Rousseau tente d’élaborer une doctrine qui ne tombe ni dans les écueils
hobbesiens ni dans ceux de Pufendorf ; il rejette à la fois le pacte de soumission
hobbesien et la théorie du double contrat50. Pour lui, l’institution du gouvernement
n’est pas un contrat (CS, III, 16). Un seul pacte donna naissance à la société civile, mais
ce pacte n’est que le pacte d’association : « Il n’y a, dit-il, qu’un contrat dans l’Etat, c’est
celui de l’association, et celui-là seul et exclut tout autre ».

La solution du problème réside dans la nature de l’acte par lequel un peuple est
un peuple. Le contrat social est présenté sous deux formes successives qui s’éclairent
l’une l’autre. La première définit le contenu de sa clause unique : « l’aliénation totale
de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté ». La formule est
volontairement paradoxale et provocante. L’aliénation, notion repoussoir du chapitre
4, revient ici au cœur de la définition du contrat. Elle n’est ni partielle ni conditionnée,
mais absolue : l’associé concède tout, soi-même, ses droits ses biens. N’est-ce pas
précisément ce que Rousseau dénonçait chez Grotius ? « Les sujets donnent donc leur
personne à condition qu’on prendra aussi leur bien ? Je ne vois pas ce qu’il leur reste à
conserver ». Le paradoxe trouve sa solution dans la relation très particulière des termes
de ce rapport ; chaque associé d’une part, toute la communauté de l’autre : « chacun se
donnant à tous ne se donne à personne » (nous y reviendrons). Le transfert de droit ne
pourra donc être qu’une « aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à
toute la communauté ». Ainsi « chacun se donnant tout entier, la condition est égale
pour tous, et la condition étant égale pour tous, nul n’a intérêt de la rendre onéreuse
aux autres ». Dans la « société bien ordonnée » (régie par le contrat social), je ne
pourrai décerner un privilège nommément à certains, ni charger d’impôts ou de
corvées certaines catégories sociales en exemptant mon groupe d’appartenance

50 Ibid., p. 222-247.

62
(« Ainsi la loi peut bien statuer qu'il y aura des privilèges, mais elle n'en peut donner
nommément à personne ; la loi peut faire plusieurs Classes de Citoyens, assigner même
les qualités qui donneront droit à ces classes, mais elle ne peut nommer tels et tels pour
y être admis », II, 6).

Reste cependant un problème majeur : comment Rousseau, qui a longuement


critiqué au chapitre 4 la possibilité d’une aliénation des droits contre l’hypothèse du
pacte de soumission peut-il réintroduire cette aliénation dans son pacte d’association ?
Comment penser cette aliénation qui, de surcroît, est désormais totale ?

Il y a un mystère du concept d’aliénation totale. En I, 4, aliéner a été défini, dans


le sillage du droit romain, comme donner ou vendre. Selon Rousseau, on ne peut
vendre sa liberté, donc l’aliénation totale est illégitime, mais alors pourquoi est-elle la
clause unique du contrat social ? La liberté est bien incluse dans « tous les droits » de
chaque associé. Le paradoxe est surprenant : l’aliénation totale est la solution du
problème posé par l’aliénation universelle de l’état de guerre, l’aliénation totale est la
solution à l’état d’aliénation totale51. Comme le souligne E. Balibar que nous suivons
dans cette analyse, il faut faire d’une aliénation totale forcée une aliénation totale libre.
Mais alors surgit le scandale : comment une aliénation totale peut-elle être libre
puisque par définition, la liberté ne peut être aliénée ?

Ici intervient le tour de force de Rousseau. Comme le suggère Etienne Balibar à


la suite d’Althusser, la grandeur théorique de Rousseau est de prendre en charge le plus
effrayant de Hobbes : l’état de guerre comme point de départ, le refus de toute solution
transcendante, l’institution de l’Etat comme artifice politique, le contrat d’aliénation
totale générateur de souveraineté absolue comme essence de tout pouvoir. Mais l’arme
de Rousseau contre Hobbes consiste à transformer l’aliénation totale dans l’extériorité
en aliénation totale dans l’intériorité : la troisième partie prenante (le tiers bénéficiaire
du transfert de droit) devient la seconde, le prince devient le souverain qui est la
communauté. Ainsi les individus peuvent-ils s’aliéner sans perdre leur liberté. Pour
Rousseau, ce ne sont pas les individus qui s’engagent les uns vis-à-vis des autres, ni ne
se soumettent à un supérieur : « l’acte d’association renferme un engagement

51 Voir E. Balibar, « Apories rousseauistes : subjectivité, communauté, propriété », in « Jean-Jacques Rousseau », Cahiers
philosophiques de Strasbourg, t. XIII, printemps 2002, p. 13-36 ; « Ce qui fait qu’un peuple est un peuple. Rousseau et
Kant », in La Crainte des masses. Politique et philosophie avant et après Marx, Paris, Galilée, 1996, p. 101-129.

63
réciproque du public avec les particuliers » (CS, I, 7). Les individus contractent donc
un engagement réciproque avec le corps dont ils vont devenir membres ; le corps en
voie de formation est l’une des parties contractantes, comme s’il était déjà
effectivement constitué. Ainsi apparaît un décalage temporel (voir l’interprétation
d’Althusser) : sujet et souverain sont les mêmes hommes considérés sous différents
rapports. Il y a là création d’une fiction et saut temporel.

Le contenu du pacte en découle. L’aliénation suppose l’abandon de toutes les


forces naturelles, et de la liberté naturelle ; mais en échange, l’individu reçoit la force
du corps tout entier : ce n’est pas une dépossession mais un changement de nature. Ce
que je perds individuellement, je le retrouve en corps, et avec la garantie désormais
procurée par ce corps : j’aliène ma liberté naturelle ; je retrouve ma liberté civile. Le
passage de l’homme au citoyen suppose un renoncement puis une restitution,
accompagnée d’une garantie des droits. Il n’y a pas de sacrifice ni de renonciation, mais
« échange avantageux » : on gagne l’équivalent de ce qu’on perd, et plus de force pour
conserver ce que l’on a (voir I, 8 ; II, 4).

Corrélativement, l’aliénation se faisant sans réserve, « l’union est aussi parfaite


qu’elle peut l’être ». La leçon de Hobbes n'a pas été perdue. Si les particuliers gardaient
certains droits, il pourrait y avoir des litiges entre les particuliers et l’autorité publique :
mais qui serait l’arbitre ? Chacun ? Mais alors on en resterait à l’état de nature ; les
restes d’indépendance sont des germes de rébellion. Comme Hobbes, Rousseau sait
qu’un engagement réciproque entre le public et les particuliers, faute d’un supérieur
commun capable d’imposer aux deux parties le respect de parole donnée, risque de
provoquer des dissensions perpétuelles et la dissolution du corps politique. Aussi ne
peut-il être question de laisser aux particuliers le droit de reprendre leur liberté. La
solution de Rousseau doit être découverte dans la nature même du pacte social, dont
la forme est unique puisqu’elle fait intervenir le corps de tous les citoyens qui ne
sauraient se léser eux-mêmes. Cette argumentation suppose donc que le souverain ne
soit pas un homme, ni même une assemblée choisie, mais « un corps collectif et
moral » dont tous les sujets sont membres. La souveraineté, en un mot, ne peut revenir
qu’au peuple.

64
Par l’aliénation totale de chaque associé avec ses droits à toute la communauté,
le pacte d’association crée un peuple souverain. Toute la force de Rousseau vient de ce
qu’il conserve le caractère absolu de la souveraineté, où il voit effectivement la seule
théorie conséquente de l’autorité durable, mais qu’il la transfère tout entière au peuple,
et non au monarque. Tout en demeurant formellement identique à la formulation
hobbesienne selon laquelle le souverain demeure seul juge de l’exécution du contrat, la
souveraineté rousseauiste devient indissociablement absolue et populaire. Dans ce
déplacement, ce qui est gagné n’est rien d’autre que la fin essentielle de l’Etat, qui n’est
plus la sauvegarde de la sécurité mais celle de la liberté. On l’a vu, Rousseau refuse le
sacrifice hobbesien de la liberté à la tranquillité : la liberté est à ses yeux non seulement
l’attribut inséparable de l'humanité et de la citoyenneté, mais la fin même de l’Etat. Ce
qui importe est de trouver une forme d’association « par laquelle chacun, s’unissant à
tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant » (I, 6).
Rousseau en avait établi les raisons dans son chapitre sur la critique du droit
d’esclavage ; renoncer à sa liberté pour gagner sa sécurité est toujours un mauvais
calcul (I, 4). Ainsi la sécurité ne devra-t-elle jamais être antithétique de la liberté.

Aussi la seconde formule du CS (« chacun de nous met en commun sa personne


et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous
recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout ») renverse-t-elle
totalement la doctrine hobbesienne, puisqu’elle fait de cette aliénation totale non pas
le moyen d’ériger une souveraineté extérieure au peuple, mais le moyen d’instituer la
souveraineté comme rapport immanent du peuple à lui-même52.

Il faut ici encore être attentif à l’évolution des voix : dans la première
énonciation (« trouver une forme d’association… »), Rousseau conserve une position
extérieure au peuple dont il discute les conditions de constitution. Dans la seconde, il
est lui-même résorbé dans la multiplicité du peuple et sa voix n’est que la voix du
peuple. C’est que la seconde formulation du contrat introduit la « volonté générale »
dont c’est la première occurrence dans le CS : elle s’inscrit dans une séquence qui
procède de la formation du pacte, donnant au corps politique son unité, son moi
commun, sa vie et sa volonté. Le modèle est chimique, et plus seulement mécanique :
l’acte d’association forme instantanément cette entité nouvelle qu’est le peuple ou le

52 Voir E. Balibar, art. cit.

65
corps politique, et confère à chacun de ses membres de nouvelles propriétés, leur
faisant acquérir une « volonté générale » concernant tout le corps dont ils ne sont que
membres.

En dernière instance, la reformulation du CS passe ici par une transformation


profonde du concept de Souveraineté, défini depuis Bodin comme pouvoir de donner
et de casser la loi. Certes, Rousseau maintient l’idée d’une souveraineté absolue,
inaliénable, indivisible, sans limite extérieure. Mais il rompt avec le schème
hiérarchique ou vertical qui était inhérent à la définition de la souveraineté depuis
Bodin et Hobbes. L’originalité de Rousseau ne réside pas dans le fait qu’il défende la
souveraineté populaire : dire que la souveraineté appartient au peuple, bien des
auteurs l’avaient écrit avant lui53. L’originalité de Rousseau est ailleurs : il n’y a de
souveraineté que du peuple ; c’est parce que le souverain n’est formé « que des
particuliers qui le composent », qu’il « n’a ni ne peut avoir d’intérêt contraire au leur »
et que « par conséquent, la puissance souveraine n'a nul besoin de garant envers les
sujets, parce qu'il est impossible que le corps veuille nuire à tous ses membres ». C’est
le cercle de soi à soi qui garantit de façon immanente l’accord de l’intérêt et de la justice.
La justice n’est rien d’autre que l’expression de la volonté générale – le véritable moteur
du corps politique.

B. La volonté générale

La volonté générale donc : c’est le concept le plus célèbre le plus original et le


plus déterminant de la pensée de Rousseau. C’est aussi le concept le plus difficile, sinon
le plus obscur. Qu’est-ce que la volonté générale ? Pourquoi doit-elle être souveraine ?
Où existe-t-elle et comment s’exprime-t-elle ?

On peut comprendre la théorie de la volonté générale (désormais vg) comme


une théorie de la coordination des volontés particulières (désormais vp). Le
« problème fondamental » du CS définit en effet une forme d’interdépendance sociale
qui permet à chaque individu d’assurer sa conservation et son bien-être (la protection
de sa personne et de ses biens) sans demander le sacrifice de la liberté qui définit notre

53
R. Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, Paris, P.U.F., 1950, p. 253 ;
B. Bernardi, La fabrique des concepts, op. cit., p. 192.

66
nature. Le problème fondamental est de savoir comment concilier autonomie et lien
social en trouvant la forme d’association à laquelle nous consentirions rationnellement
en tant que personnes égales, mues par l’amour de soi et par le désir de garantir notre
liberté. Or la « solution » de ce problème n’est autre que la société de la vg, où les
citoyens coordonnent leurs actions pour mieux réaliser leurs fins. Dans une telle
société, le peuple est une personne morale qui existe grâce à une compréhension
partagée du bien commun ; sa volonté est la vg.

La vg, qui est selon Rousseau toujours droite, inaltérable et pure, est la volonté
de chaque citoyen (de chaque membre du « peuple ») en tant qu’il vise le bien commun
du corps politique. Cette volonté est générale dans sa source (elle est la même pour
tous les citoyens) ; elle est générale dans son objet (elle vise des objets généraux, c’est-
à-dire des lois qui s’appliquent à tous, sans acception de personnes). La vg est enfin
générale dans son mécanisme même : elle est le fruit d’une procédure de
généralisation54. En tant que membre du corps législatif, le citoyen qui ratifie ou non
les lois se demande toujours si telle ou telle mesure serait avantageuse à l’Etat (c’est-à-
dire à la généralité), et non à tel homme ou à tel groupe d’homme (c’est-à-dire aux
particularités). La volonté générale est une volonté rationnelle, au sens où elle vise
l’utilité du corps politique.

Le livre II du CS, consacré à la vg et à son expression (la loi) permet de mieux


saisir ce mécanisme. La vg qui vise l’intérêt commun du corps politique doit être pensée
en rapport avec les intérêts particuliers, objets des vp. La vg diffère de la volonté de
tous en ce qu’elle n’en est pas la somme ; la vg est la volonté qu’a chaque citoyen
lorsqu’il considère le bien du corps politique auquel il appartient. Si Rousseau
considère que la vg est toujours « constante, inaltérable et pure », c’est parce que toute
volonté (presque tautologiquement) veut nécessairement son bien (ou ce qu’elle croit
l’être) ; toute volonté est « intéressée » à son propre bien. Quel est le contenu de ce
bien ? Le DEP en donne la première formule : « Le corps politique est donc aussi un
être moral qui a une volonté ; et cette volonté générale, qui tend toujours à la
conservation et au bien-être du tout et de chaque partie, et qui est la source des lois,
est pour tous les membres de l’Etat par rapport à eux et à lui, la règle du juste et de
l’injuste » (DEP, p. 46). Dans cette formule embarrassée où apparaît pour la première

54 Voir B. Bernardi, La Fabrique des concepts, op. cit., chap. 10 à 12.

67
fois le concept de vg (Rousseau avait d’abord écrit sur le manuscrit « volonté collective
ou générale », avant de simplifier) apparaît l’objet de la vg : la conservation et le bien-
être du corps politique et de chacun de ses membres. Il n’y a donc rien de mystérieux
ni de transcendant dans la vg : la vg est la volonté d’un corps politique qui n’a d’autre
volonté que celle de son assemblée ; la vg est la volonté qu’a chaque individu de cette
assemblée en tant qu’il vise l’intérêt général, en suivant l’amour de soi étendu au « moi
commun » (la conservation et la prospérité du tout auquel il appartient). En tant
qu’individu, j’ai donc une vp qui vise mon bien en tant qu’individu (quoique je puisse
me tromper sur ce bien) ; en tant que citoyen, j’ai également une vg qui vise mon bien
en tant que citoyen, c’est-à-dire en tant qu’être égal aux autres citoyens, qui appartient
au même corps politique (volonté idéalement identique à la leur).

L’exemple privilégié d’un objet de la vg serait la paix ou un bon environnement


écologique : je peux, en tant qu’individu, considérer que le coût de la sûreté ou de
l’écologie est trop élevé, et refuser de m’acquitter du service militaire ou de l’impôt
requis ; mais selon la théorie de la vg, je ne peux, en tant que citoyen, m’y dérober ni
même vouloir m’y dérober. Je ne peux que vouloir ces objets et les moyens législatifs
qui y conduisent. Aussi la célèbre phrase selon laquelle celui qui ne suivra pas la vg sera
« forcé à être libre » (I, 7) ne signifie nullement que l’usage de la coercition sera massif
dans l’Etat rousseauiste : elle signifie simplement que chacun sera contraint à
s’acquitter des charges de la communauté qu’il ne peut que vouloir, en tant que citoyen
(même s’il tend, comme individu, à vouloir s’exempter des taxes et des corvées). Ce
problème du passager clandestin (free-rider) a été anticipé par Rousseau : toute sa
théorie de la volonté générale est en un sens un moyen d’y pallier, soit par la vertu ;
soit, si la vertu est en défaut, par la contrainte : c’est l’usage des sanctions, dont la
sévérité traduit toutefois l’impuissance de l’art politique.

2. La souveraineté de la volonté générale et la théorie de la loi

Nous ne suivrons pas ici, faute de place, la suite de l’argumentation de J. Cohen,


dont nous recommandons la lecture, en complément des analyses de B. Bernardi et

68
G. Radica (voir bibliographie). Nous donnerons simplement une idée des difficultés en
suspens :

a) Comment articuler théorie de la souveraineté et théorie de la vg ?

Rousseau est un penseur républicain. Il définit la souveraineté comme pouvoir de


légiférer, et considère que cette souveraineté ne peut être attribuée légitimement qu’au
peuple. Contrairement à Hobbes, Rousseau refuse l’identification du souverain avec
une personne naturelle ou avec une collection de personnes. Le souverain est un être
moral et collectif, un nous composé d’une collection de personnes qui partagent une
conception du bien commun.

Dans une Europe qui est pour l’essentiel composée alors de monarchies (la
France, l’Espagne, l’Autriche et en un sens l’Angleterre, monarchie constitutionnelle),
ce parti-pris fait de Rousseau un critique de la souveraineté absolue ou limitée des
monarques (quoiqu’il n’exclue pas le gouvernement monarchique). Mais si Rousseau
est partisan de la souveraineté absolue du peuple (selon un modèle qui correspondrait
plus ou moins à une Genève du passé plus ou moins idéalisée55), quel lien opère-t-il
entre cette affirmation et sa théorie de la vg ? Pourquoi la rectitude de la vg dépend-
elle d’une forme populaire de souveraineté ?

La réponse est simple : en nous engageant dans la société du contrat, nous avons
décidé de mettre nos forces « sous la suprême direction de la volonté générale » ; or
pour conserver notre liberté (clause essentielle), il faut et il suffit que cette « suprême
direction » ne soit assuré par personne d’autre que nous-mêmes – nous-mêmes
collectivement, en tant que membres de l’assemblée que nous contribuons à créer. En
d’autres termes, pour éviter l’arbitraire qui menacerait la liberté, il faut et il suffit que
les actes qui nous obligent, et nous obligent tous également, soient des lois, et que ces
lois soient faites par « nous » (nous le peuple souverain, nous l’assemblée constituante,
qui décide des règles fondamentales ou constitutionnelles qui régiront notre
association). La médiation de la loi est indispensable pour comprendre l’articulation

55 Rousseau est conscient que la Genève de son temps est loin de cet idéal : l’épître dédicatoire du second Discours ne
doit pas être pris au pied de la lettre, et les LEM qui peignent la corruption de Genève ne sont pas simplement un
texte de dépit. Voir La Religion, la Liberté, la Justice. Un commentaire des « Lettres écrites de la montagne » de Rousseau,
B. Bernardi, F. Guénard et G. Silvestrini éd., Paris, Vrin, 2005.

69
entre théorie de la souveraineté et théorie de la vg : c’est la loi seule qui, par sa
généralité (elle ne fait pas acception de personne), permet aux hommes d’échapper à
la dépendance des hommes, de leur volonté ou de leur caprice. Cette médiation de la
loi était plus apparente encore dans le DEP, où le paradoxe est forcé : « Par quel art
inconcevable a-t-on pu trouver le moyen d’assujettir les hommes pour les rendre
libres ? d’employer au service de l’Etat les biens, les bras, la vie même de tous ses
membres, sans les contraindre et sans les consulter ? d’enchaîner leur volonté de leur
propre aveu ? (…) Ces prodiges sont l’ouvrage de la loi. C’est à la loi seule que les
hommes doivent la justice et la liberté. C’est cet organe salutaire de la volonté de tous,
qui rétablit dans le droit l’égalité naturelle entre les hommes » (DEP, p. 50). A ce
moment, Rousseau ne distinguait pas encore vg et volonté de tous. Mais l’idée
essentielle est bien là : la loi est la médiation salutaire en vertu de laquelle l’homme
peut être obligé sans perdre sa liberté ; il obéit sans être commandé ; il est gouverné
sans perdre son égalité. La dépendance totale à l’égard de la loi protège de la
dépendance capricieuse à l’égard des hommes.

Dans le CS cependant, Rousseau introduit la distinction entre vg et volonté de


tous, et affine sa théorie de la souveraineté, distinguée du gouvernement, qui exerce le
pouvoir exécutif en demeurant subordonné au souverain (il est son « mandataire »
révocable à tout moment, les gouvernants sont les « commissaires » du peuple). Un
nouvel élément apparaît : c’est parce qu’elle part de tous pour s’appliquer à tous que la
loi est « l’expression de la volonté générale », et qu’elle est toujours juste. L’identité du
sujet et de l’objet de la législation est une garantie sur le contenu des lois : parce que je
contribue à élaborer la loi (fût-ce par mon seul consentement, car Rousseau a toujours
été opposé au principe de l’initiative législative du citoyen), je suis sûr(e) que cette loi
sera conforme à mon bien en tant que membre du corps politique. Il se peut que la loi
m’impose des charges, voire des sacrifices ; mais elle ne peut le faire qu’en exigeant les
mêmes de tous. Obligé de vouloir la même chose pour tous, je ne peux vouloir « rendre
onéreuse » la condition commune. Les magistrats ou les gouvernants, en particulier,
ne peuvent s’exempter des charges. L’égalité devant la loi est donc ce qui garantit
l’alliance de l’intérêt et de la justice.

70
A cet égard, on peut comprendre le rapport entre volonté générale et bien
commun à trois niveaux distincts : procédural, épistémique et politique, qui donne lieu
à trois manières de l’appréhender (rationnelle/substantielle/démocratique) :
1) La formation de la volonté générale suppose une procédure de généralisation
des volontés : en tant que législateur ou membre du Souverain, je dois rendre
compatible la liberté de chacun avec celle de tous. Cette vision correspond à
la lecture kantienne en termes de « raison pratique » : à l’issue d’un test
d’universalisation, je ne retiens que les maximes ou les lois susceptibles de
passer ce test, ce qui signifie que je renonce à la part non généralisable de ma
volonté. Ce choix est fondé sur la réciprocité des attentes : j’attends que tout
autre citoyen-sujet en fasse autant. L’objet de la volonté générale (« le plus
grand bien de tous ») se spécifie alors : seules la liberté et l’égalité « passent
le test ».
2) Néanmoins, le bien commun comprend une dimension non universelle,
relative aux circonstances géographiques, historiques et culturelles qui
spécifient la nature d’un peuple. En ce sens, le bien commun est singulier, il
est ce qui convient à un peuple à tel moment de son histoire. Il faut alors une
forme de prudence (de connaissance du singulier) pour être capable de
cerner cet optimum (qui doit par ailleurs toujours répondre à des conditions
formelles : être à l’avantage de tous et n’être au détriment de personne).
Dans ce cas, on peut estimer que seule une élite éclairée est capable de
déterminer avec prudence le bien commun et que la philosophie de
Rousseau risque l’impasse.
3) Le bien commun, d’un point de vue politique, est l’idéal visé par les décisions
des citoyens, l’amélioration du sort de chacun devant être la volonté de tous.
Ceci repose sur l’attachement affectif que les citoyens éprouvent à l’égard de
leur communauté d’appartenance, qui leur permet de développer une
sensibilité à l’intérêt commun, qu’ils privilégient par rapport à leur strict
intérêt particulier. Le rôle de la délibération démocratique peut alors
prendre sens.

En dernière instance, il faut donc reconsidérer la critique hégélienne adressée à


Rousseau comme aux autres théoriciens du contrat (Principes de la philosophie du
Droit, §258, Rq.). Tout en rendant hommage à l’auteur du Contrat social qui a fondé

71
l’Etat sur le principe de la volonté, Hegel reproche à Rousseau d’avoir été incapable de
donner un contenu substantiel à cette volonté, parce que l’opposition du particulier et
de l’universel reste pour lui insurmontable : « Il n’a conçu la volonté que sous la forme
déterminée d’une volonté singulière ». Pour Hegel, la volonté du citoyen rousseauiste
est déterminée, au sens négatif du terme, c’est-à-dire qu’elle est limitée au départ par
les conditions d’un intérêt particulier. Le contrat social correspondrait à l’effort de
construire la totalité sociale à partir de ses éléments constitutifs, à la manière d’un
assemblage. Or une telle démarche, légitime dans la sphère de la société civile définie
comme libre jeu des intérêts particuliers, est tout à fait inadéquate à la nature de l’Etat :
celui-ci procède à partir du tout qui d’emblée inclut toutes ses parties comme des
membres, d’après un principe de cohésion organique ; il ne peut être ramené à un
montage mécanique. Pour Hegel, la conception contractuelle de l’Etat est donc viciée
dans son principe : ramenant la liberté politique à l’acte de décision de la volonté
individuelle, elle se révèle incapable de donner un contenu concret à son concept et
s’enferme dans l’abstraction. Ainsi la conception rousseauiste de l’Etat comme
association au service des fins individuelles, destinée à veiller à la sûreté de la propriété
privée et de la liberté individuelle, détruit-elle selon Hegel le « divin en soi et pour soi »,
sa majesté et son autorité. Hegel va jusqu’à dire que lorsque l’existence de l’Etat est en
jeu, celui-ci peut et doit exiger des citoyens qu’ils fassent le sacrifice de leurs biens et
de leur vie. On peut en conclure que Rousseau se montre plus avisé et moins
« totalitaire » qu’on ne le dit souvent : son Etat est fondé sur la logique de l’intérêt,
dont la justice est tributaire ; il vise bien à protéger la sûreté et à garantir la liberté.

Le chapitre 4 du livre II est crucial en ce sens : il explique pourquoi la


souveraineté, toute absolue qu’elle soit, ne peut léser aucun des membres du corps
politique. Par analogie entre nature et artifice, Rousseau pose d’abord que le corps
politique, composé de l’union des forces et dirigé par l’union des volontés (la volonté
étant ce qui fait mouvoir la force, et lui donne la direction requise), est doté d’un
pouvoir absolu. Chaque associé a aliéné sa force et sa volonté en tant qu’homme naturel
pour la retrouver, garantie grâce à l’union, en tant que membre du corps politique.
Mais Rousseau est conscient de la menace que cette aliénation totale peut faire peser
sur la liberté des membres du corps politique, en tant qu’ils demeurent des « personnes
privées » dont la vie et la liberté sont « naturellement indépendantes » de la personne
publique. Aussi doit-il donner une condition décisive concernent le mécanisme de la

72
vg : celle-ci ne peut trancher que les objets généraux, car dans toute affaire particulière
(qui décide notamment des avantages ou des charges attribuées à tel groupe social
nommément désigné), la partialité peut se réintroduire. La généralité de l’objet et du
sujet des lois garantit l’impartialité de leur contenu. On ne peut « travailler pour autrui
sans travailler aussi pour soi » : « Pourquoi la volonté générale est-elle toujours droite,
et pourquoi tous veulent-ils constamment le bonheur de chacun d'eux, si ce n'est parce
qu'il n'y a personne qui ne s'approprie ce mot, chacun, et qui ne songe à lui-même en
votant pour tous ? Ce qui prouve que l'égalité de droit et la notion de justice qu'elle
produit dérivent de la préférence que chacun se donne, et par conséquent de la nature
de l'homme ; que la volonté générale, pour être vraiment telle, doit l’être dans son objet
ainsi que dans son essence; qu'elle doit partir de tous pour s'appliquer à tous » (II, 4).
Il n’est donc pas besoin de limitation externe à la souveraineté (de charte de droits que
le souverain devrait respecter). La souveraineté est autolimitée.

b) Rectitude de la vg et rectitude des délibérations : un écart tragique ?

Pourtant, bien des difficultés demeurent. D’une part, comment la vg s’exprime-


t-elle ? Suffit-il d’attendre le vote de l’assemblée populaire pour pouvoir constater ce
qu’est, sur tel ou tel point, la vg du corps politique ? Tous les votes sont-ils judicieux ou
justes ?

Rousseau, à l’évidence, ne partage pas ce point de vue. Il distingue la vg de la


volonté qui s’exprime lors du vote. Plus précisément, il affirme que le vote est une
manière de découvrir la vg, qui lui préexiste en un sens. Cette préexistence est bien
entendu difficile à interpréter : si l’assemblée créait par son vote la vg, il n’y aurait pas
de difficulté, et Rousseau n’aurait fait que transposer la théorie hobbesienne de la
souveraineté. Ce serait un positiviste juridique, pour qui toutes les décisions du peuple
font loi, et définissent la justice. Mais la position de Rousseau est irréductible à une
version « populaire » de l’absolutisme et du décisionnisme hobbesiens : la vg existe bel
et bien en-dehors de son expression par l’assemblée. Il se peut, comme l’écrit
Rousseau, que les délibérations du peuple n’aient « pas la même rectitude » que la vg.
Le DEP allait encore plus loin :

Comment, me dira-t-on, connaître la volonté générale dans les cas où elle ne s’est point
expliquée ? Faudra-t-il assembler toute la nation à chaque événement imprévu ? Il faudra

73
d’autant moins l’assembler, qu’il n’est pas sûr que sa décision fût l’expression de la volonté
générale ; que ce moyen est impraticable dans un grand peuple, et qu’il est rarement nécessaire
quand le gouvernement est bien intentionné ; car les chefs savent assez que la volonté générale
est toujours pour le parti le plus favorable à l’intérêt public ; de sorte qu’il ne faut qu’être juste
pour s’assurer de suivre la volonté générale » (DEP, p. 52).

Ce texte pourra sidérer à juste titre les tenants d’une interprétation


« démocratique » de Rousseau. Ce n’est pas le lieu d’examiner dans le détail les
implications du retrait, dans ce texte, de la théorie de l’autolégislation démocratique56.
Dans le DEP, Rousseau va jusqu’à présupposer que les chefs peuvent être justes et voir,
mieux que le peuple assemblé, où est l’intérêt public… Le cercle est patent : la vg
exprime les normes de justice, mais il faut être juste pour savoir ce qu’est la vg.
Rousseau est dans l’ornière. Il importe donc de montrer en quoi le CS en sort :
désormais, le philosophe distingue mieux le rôle du souverain, du législateur et du
gouvernement. Il peut donc réserver à l’Assemblée du peuple le rôle qui est le sien :
non le droit d’initiative législative, mais le droit de ratifier ou non les lois qui lui sont
proposées par les magistrats. En ce sens, chaque citoyen doit se demander « s’il est
avantageux à l’Etat » (et non à tel homme ou à tel parti) que telle loi passe. C’est ce
« test » de généralisation qui constitue la procédure inhérente à la volonté générale, et
le garant de son impartialité. Le gouvernement se voit alors réserver la politique
concrète (les « décrets » qui visent des objets particuliers).

A cet égard, il faut écarter un faux problème : celui du caractère substantiel ou


procédural de la vg. La vg n’est pas substantielle au sens où elle viserait des fins
substantielles posées indépendamment et antérieurement à l’expression de la volonté
du peuple (ce qui serait faire retour à une théorie du droit naturel, ou à des « valeurs »
pré-politiques constituant a priori le bien commun) ; mais la procédure de la vg aboutit
bien à deux « valeurs » politiques, qui sont les deux fins universelles de l’Etat : la liberté
et l’égalité (II, 11). La procédure débouche ainsi sur une théorie substantielle des
normes.

56Elles ont été analysées par G. Radica, « La volonté générale : entre peuple et gouvernement », DEP, op. cit., p. 121-
136.

74
Enfin, il faut tenter d’élucider une énigme, qui a fait couler beaucoup d’encre :
pourquoi Rousseau soutient-il que la vg résulte de l’élimination des petites différences
dans l’assemblée populaire ? Il faut rappeler ici le texte :

Il y a souvent bien de la différence entre la volonté de tous et la volonté générale; celle-ci ne


regarde qu'à l'intérêt commun; l'autre regarde à l'intérêt privé, et n'est qu'une somme de volontés
particulières: mais ôtez de ces mêmes volontés les plus et les moins qui s'entre-détruisent, reste
pour somme des différences la volonté générale.

Si, quand le peuple suffisamment informé délibère, les citoyens n'avaient aucune communication
entre eux, du grand nombre de petites différences résulterait toujours la volonté générale, et la
délibération serait toujours bonne. Mais quand il se fait des brigues, des associations partielles
aux dépens de la grande, la volonté de chacune de ces associations devient générale par rapport à
ses membres, et particulière par rapport à l'État: on peut dire alors qu'il n'y a plus autant de
votants que d'hommes, mais seulement autant que d'associations. Les différences deviennent
moins nombreuses et donnent un résultat moins général. Enfin quand une de ces associations est
si grande qu'elle l'emporte sur toutes les autres, vous n'avez plus pour résultat une somme de
petites différences, mais une différence unique; alors il n'y a plus de volonté générale, et l'avis qui
l'emporte n'est qu'un avis particulier.

Il importe donc, pour avoir bien l'énoncé de la volonté générale, qu'il n'y ait pas de société partielle
dans l'État, et que chaque citoyen n'opine que d'après lui ; telle fut l'unique et sublime institution
du grand Lycurgue. Que s'il y a des sociétés partielles, il en faut multiplier le nombre et en prévenir
l'inégalité, comme firent Solon, Numa, Servius. Ces précautions sont les seules bonnes pour que
la volonté générale soit toujours éclairée, et que le peuple ne se trompe point (CS, II, 3).

Dans ce texte obscur, Rousseau semble fournir les conditions de la coïncidence


de la vg et du vote : pour qu’ils coïncident, c’est-à-dire pour que les délibérations et les
décisions collectives soient justes, il faut et il suffit que certaines conditions
institutionnelles soient remplies (qu’on évite surtout les « sociétés partielles » c’est-à-
dire les factions, les associations, voire les partis dont l’intérêt de corps perturbe la
vision de la vg, ou qui suscitent des votes de déférence personnelle ; ou à défaut qu’on
multiplie les subdivisions pour qu’elles se neutralisent). A la limite, il suffirait que les
citoyens soient suffisamment informés (avant le vote) et bien motivés (sans
interférence d’un intérêt de corps ou d’une déférence à tel ou tel oligarque ou lobbyste)
pour que leur vote collectif fournisse l’expression de la vg. Aussi n’est-il pas besoin de
recourir au modèle mathématique de l’intégrale des vp (proposé notamment par A.
Philonenko) pour expliquer le mécanisme de la vg et l’élimination des petites

75
différences : l’algèbre rousseauiste vise sans doute plutôt l’approximation de la vg par
chaque citoyen – un processus conscient et non inconscient comme l’exigerait
« l’intégration » des votes57.

c) Unanimité et majorité : un recul fatidique ?

Pourtant, une dernière question demeure. Le retrait de la règle d’unanimité et


l’adoption de la loi de la majorité ne signe-t-elle pas la fin de l’autonomie républicaine ?
Accepter que certaines minorités ne soient pas « représentées » dans la législation, et
donc qu’elles soient gouvernées contre leur gré, ne signifie-t-il pas que la condition
principielle de légitimité n’est plus respectée ?

Il y a là, avec la théorie du législateur, l’une des plus grandes difficultés de la


politique rousseauiste. En un sens, l’unanimité semble bien le fin mot de la société bien
ordonnée : les désaccords sont signes de dégénérescence et de corruption de l’Etat.
Dans l’idéal, tous les citoyens qui raisonnent sur le bien commun voient la même chose
et veulent la même chose : il y a consensus. C’est ce que suggère CS, IV, 1-2 : l’Etat est
dans sa vigueur quand l’unanimité est facile à atteindre, que le bien commun est
évident pour tous. L’affaiblissement de l’Etat est synonyme de l’essor des intérêts
particuliers et de la prise d’importance des sociétés partielles ; alors la vg n’est plus la
volonté de tous, les contradictions et les conflits apparaissent, il n’y a plus de concorde
dans les assemblées : « Plus le concert règne dans les assemblées, c'est-à-dire plus les
avis approchent de l'unanimité, plus aussi la volonté générale est dominante ; mais les
longs débats, les dissensions, le tumulte, annoncent l'ascendant des intérêts
particuliers et le déclin de l'État » (IV, 2). Aussi faut-il reconnaître la cohérence de la
théorie rousseauiste : l’unanimisme est son idéal (ce qui est l’objet de la critique acérée
de nos contemporains, qui y voient une négation du pluralisme, de l’importance des
désaccords publics et des conceptions divergentes du bien commun). Toutefois, cet
unanimisme ne doit pas s’obtenir par défaut (comme dans le despotisme, où les sujets
se « rangent » au parti le plus fort) ; il doit résulter d’un véritable accord.

Autre difficulté : le retrait de l’unanimité vers la majorité est d’autant plus


menaçant que les citoyens semblent n’avoir pas besoin de délibérer collectivement

57 Voir, pour un exposé complet, G. Radica, L’Histoire de la raison, op. cit., p. 198-228.

76
pour exercer leur pouvoir législatif. En d’autres termes, la théorie du vote semble
compatible, chez Rousseau, avec une délibération purement « privée », dans le for
interne. Il semble que le peuple s’assemble pour s’exprimer autant que possible par son
vote à l’unisson, ce qui disqualifie les opinions minoritaires. La délibération traduirait
aussi bien un monologue de la raison qu’une forme de communion des coeurs – les
citoyens devant s’accorder spontanément, sans passer par l’échange contradictoire des
arguments (c’est du moins la thèse initiale de Habermas sur Rousseau58). En un mot,
l’idéal politique de Rousseau serait à la fois unanimiste et monologique, chaque citoyen
accédant à la vérité politique en se coupant des influences extérieures vécues comme
parasites et décidant, en son âme et conscience, de ce qu’est le bien commun.

Comme on va le voir, Rousseau n’exclut pourtant pas la délibération, qu’il définit


rigoureusement dans une note des LEM : « Délibérer, c’est peser le pour et le contre ;
Opiner c’est dire son avis et le motiver ; voter c’est (exprimer) son suffrage, quand il
ne reste plus qu’à recueillir les voix. On met d’abord la matière en délibération. Au
premier tour on opine ; on vote au dernier » (lettre VII, p. 833). Peser le pour et le
contre peut-il se faire seulement in foro interno, sans délibération publique ? Cela
semble délicat. L’assemblée du peuple (à Genève, le Conseil Général) doit délibérer
avant de voter. Lorsque Rousseau, dans le CS, affirme qu’il faut que les citoyens soient
« sans communication » entre eux (II, 3), il n’imagine sans doute pas un modèle de
« l’isoloir » et du vote secret, mais plutôt un modèle où les grands ne peuvent
influencer les simples citoyens, ni faire pression sur eux. Il reste que Rousseau ne
propose manifestement pas de théorie de la « démocratie délibérative » : s’il suffit de
« bon sens » pour voir le bien commun, nul n’est besoin de délibérer longuement.

Exemple de commentaire : CS, IV, 1 (« Que la volonté générale est indestructible »)

Le livre IV du CS pose le problème des rapports entre volonté particulière et volonté générale :
l’individu peut chercher son bien soit comme citoyen, parce qu’il est de son intérêt bien entendu d’agir
dans le cadre politique, soit comme homme, parce que « son intérêt particulier peut lui parler tout
autrement que l’intérêt commun » (I, 7). Le problème est donc celui de l’expression de la volonté
générale comme volonté de corps, et du rapport que les individus entretiennent avec ce corps politique :
se pensent-ils avant tout comme hommes ou comme citoyens ? Comme l’explique Rousseau au début
du texte, « Tant que plusieurs hommes réunis se considèrent comme un seul corps, ils n’ont qu’une seule

58
Habermas, L’Espace public, Paris, Payot, 1978, p. 107.

77
volonté, qui se rapporte à la commune conservation, et au bien-être général ». Dans ce cas, la volonté
générale qui vise le bien commun est effectivement perçue par chacun, et il ne faut que du « bon sens »
pour la voir et la suivre. Le processus d’approximation de la volonté générale est alors facile : la
délibération est une approximation de la volonté générale menée par chacun en son for intérieur.

Or le CS, livre II, chapitre 3 stipulait des conditions pour que la délibération aboutisse
effectivement à une déclaration de la volonté générale : il faut que les citoyens soient « suffisamment
informés », mais aussi qu’ils soient isolés au sens de dégagés de tout influence parasite qui pourrait
perturber leur jugement rationnel en faveur du corps tout entier. En ce sens, moins les sociétés partielles
et les factions partiales influent sur le citoyen, et mieux celui-ci est informé, meilleure sera
l’approximation faite par chacun de la volonté générale. La question, dès lors, est double. Du point de
vue de l’économie interne du CS d’abord : comment comprendre que Rousseau, qui a déjà traité au livre
II de la question de la formation de la volonté générale et de la délibération, éprouve le besoin d’y revenir
au livre IV ? Du point de vue du contenu même de ces chapitres ensuite : comment comprendre que
Rousseau défende un modèle de citoyenneté où le développement raffiné de la rationalité ne soit pas
requis – et même soit manifestement exclu ?

1) sur le premier point (la question de l’économie interne de l’ouvrage), la réponse


peut être approchée à partir de la Table des matières du CS, qui stipule pour le livre
IV : « Où continuant d’examiner les lois politiques on examine les moyens
d’affermir la constitution de l’Etat ». Après avoir formé l’Etat, il s’agirait donc
d’envisager, face aux risques de corruption dévoilés au livre III, les moyens de le
renforcer. La question est celle de l’articulation des institutions et des lois, d’une
part, et des mœurs de l’autre – ce que Rousseau nomme la question du lien ou du
« nœud » social. En d’autres termes, il s’agit de savoir quel doit être l’état de
l’opinion et des mœurs si l’on veut que la volonté générale se déclare effectivement
dans les délibérations publiques. Tout au long du livre IV, Rousseau traite de ce
dont le législateur s’occupe en secret, véritable clef de voûte de la machine
politique : il s’agit des mœurs, des coutumes et de l’opinion, « partie inconnue à nos
politiques, mais de laquelle dépend le succès de toutes les autres » ; ce qui « fait la
véritable constitution de l’Etat, » et qui « lorsque les autres lois vieillissent ou
s’éteignent, les ranime ou les supplée » (II, 12).
Dans cette optique, il n’y a pas redondance mais complémentarité entre II, 3 et IV,
1 ou IV, 2. Dans ce dernier chapitre, Rousseau précisera bien son optique en ces
termes : « en montrant ci-devant comment on substituait des volontés particulières
à la volonté générale dans les délibérations publiques, j’ai suffisamment indiqué les
moyens praticables de prévenir cet abus ». Il s’agit bien d’une lutte contre la

78
corruption, le livre III, introduisant à la dynamique du politique, était une
médiation nécessaire.
2) Sur le second point, cependant, la question est plus délicate et exige de revenir au
mécanisme de la délibération. Comment comprendre la proposition selon laquelle,
pour bien viser la volonté générale, il suffit d’être vertueux, car « les hommes droits
et simples sont difficiles à tromper à cause de leur simplicité » - au point que des
troupes de paysans sont capables sous un chêne de régler les affaires communes
mieux que les peuples raffinés avec leurs mystères de cabinet et leur raison d’Etat ?

Le statut de cette affirmation est difficile à établir : d’un côté, Rousseau semble
renouer ici avec l’accent du premier Discours, où la critique des sociétés
contemporaines était étayée par la même argumentation ; la vertu politique se
distingue en tous points d’une vertu fondée sur le raffinement de l’entendement ou des
lumières, raffinement lui-même procuré par l’essor des sciences et des arts. La fin du
Discours sur les sciences et les arts est à cet égard très claire : « O vertu ! science
sublime des âmes simples, faut-il donc tant de peines et d’appareil pour te connaître ?
Tes principes ne sont-ils pas gravés dans tous les cœurs, et ne suffit-il pas pour
apprendre tes lois de rentrer en soi-même et d’écouter la voix de sa conscience dans le
silence des passions ? » (OC III, p. 30).

Mais cet aspect de la pensée de Rousseau, critique des Lumières, ne va pas sans
une contrepartie : au chapitre 6 du livre II où Rousseau introduisait la nécessité du
législateur, ne disait-il pas très nettement que la difficulté est de faire élaborer à une
« multitude aveugle » un système de législation ? L’argument reprenait alors presque
littéralement la difficulté exposée en II, 3 : « De lui-même le peuple veut toujours le
bien, mais de lui-même il ne le voit pas toujours. La volonté générale est toujours
droite, mais le jugement qui la guide n’est pas toujours éclairé. Il faut lui faire voir les
objets tels qu’ils sont, quelquefois tels qu’ils doivent lui paraître, lui montrer le bon
chemin qu’elle cherche, la garantir de la séduction des volontés particulières, etc.… »
La nécessité d’un guide destiné à éclairer le jugement du peuple était ainsi posée.
Comment comprendre par conséquent que cette nécessité du guide, établie pour le
peuple naissant, disparaisse ensuite ? Comment justifier qu’il suffise désormais d’être
grossier et rustre pour ne pas être dupe ?

79
La difficulté s’articule autour du concept de délibération. Selon Bernard Manin,
Rousseau, dans le CS, infléchirait le sens traditionnel du concept59. Alors que la
délibération désigne dans le vocabulaire philosophique le processus précédant la
décision, elle signifierait chez Rousseau la décision elle-même. B. Manin invoque
plusieurs textes, notamment II, 3 : « Il s’ensuit de ce qui précède que la volonté
générale est toujours droite et tend toujours à l’utilité publique : mais il ne s’ensuit pas
que les délibérations du peuple aient la même rectitude. On veut toujours son bien,
mais on ne le voit pas toujours. Jamais on ne corrompt le peuple, mais souvent on le
trompe, et c’est alors seulement qu’il paraît vouloir ce qui est mal » (II, 3). Les
délibérations du peuple désigneraient ici les choix qu’il fait, non le processus qui
aboutit aux choix ; il n’y aurait selon B. Manin aucun sens à dire d’un processus qu’il a
ou n’a pas de rectitude. Dans le DEP, le terme paraît employé de la même façon :
Rousseau montre en quoi l’existence d’associations partielles nuit à la volonté
générale ; « telle délibération, écrit-il, peut être avantageuse à la petite communauté et
très pernicieuse à la grande » ; ou encore, un peu plus loin, « il ne s’ensuit pas pour
autant que les délibérations publiques ne soient pas toujours équitables ». Le terme de
délibération intervient dans les passages où Rousseau condamne ce qui constitue
habituellement le support de la discussion publique : les groupes qui s’affrontent par
échange d’arguments (voir CS, II, 3).

Quel est donc le risque que Rousseau entend ainsi conjurer ? Ce qu’il faut
exclure de la démocratie, ce sont les effets de la rhétorique, c’est la persuasion que
certains pourraient exercer sur d’autres (voir la critique d’Athènes, aristocratie très
tyrannique de savants et d’orateurs). C’est en gardant en mémoire ces réflexions sur la
délibération qu’il convient donc de revenir à notre chapitre, et à la description qu’il
donne de la délibération dans la société bien ordonnée : « Alors tous les ressorts de
l’Etat sont vigoureux et simples, ses maximes sont claires et lumineuses ; il n’a point
d’intérêts embrouillés, contradictoires, le bien commun se montre partout avec
évidence et ne demande que du bon sens pour être aperçu. La paix, l’union l’égalité
sont ennemies des subtilités politiques » (IV, 1). Peut-on encore parler ici d’une
délibération au sens philosophique du terme ? L’analyse est claire : on ne délibère pas,
au sens fort du terme, sur ce qui est évident, simple et lumineux. On délibère, au

59 B.Manin, « Volonté générale ou délibération ? Esquisse d’une théorie de la délibération politique », Le Débat, 1985,
p. 72-93.

80
contraire, là où il y a des raisons de se décider dans un sens mais aussi des raisons de
se décider dans l’autre : comme l’écrit Aristote, « nous ne délibérons que sur des
questions qui apparaissent comme susceptibles de recevoir deux solutions opposées ;
quant aux choses qui, dans le passé, le présent ou l’avenir, ne sauraient être autrement,
nul n’en délibère, s’il les juge telles ; car cela ne lui servirait à rien » (Rhétorique, I, 2,
1357 a 3-6). En ce sens, les citoyens de la république rousseauiste ne délibèrent pas,
même intérieurement, parce que Rousseau considère que la politique est
essentiellement simple et accessible à tout entendement borné. C’est pourquoi le
processus de formation de la volonté, à la fois individuelle et collective, ne le préoccupe
pas ; il peut ainsi réduire la délibération à la décision et la décision à l’évidence.

Que penser d’une telle analyse ? A l’évidence, B. Manin va un peu loin dans sa
réduction du processus de délibération : il y a bien, antérieurement au vote et à la
décision qu’il incarne, un processus d’approche par les volontés particulières de la
volonté générale, qui est celle qui vise à la conservation et au bien-être de la totalité du
corps politique. La délibération n’invente pas la volonté générale qu’elle suppose, elle
la retrouve en la déclarant60. Le processus peut être conçu en deux temps : la
proposition de loi supposée exprimer la volonté générale, la ratification par le peuple
en corps. Certes, dans un Etat bien ordonné, celui qui propose ne fait en réalité que
« dire ce que tous ont déjà senti », et en ce sens « il n’est question ni de brigues ni
d’éloquence pour faire passer en loi ce que chacun a déjà résolu de faire, sitôt qu'il sera
sûr que les autres le feront comme lui ».

Autrement dit, dans la société bien ordonnée, la publicité de l’assemblée n’est


pas celle qui rend possible le débat entre les citoyens (comme si la volonté générale
émanait de ce processus de délibération intersubjectif, à la Habermas) ; la publicité,
bien plutôt, est conçue à partir de l’isolement du citoyen protégé des influences des
rhéteurs et des démagogues qui pourraient infléchir l’impartialité du jugement. La
conséquence peut paraître paradoxale : la publicité du débat n’est pas celle du débat
public, mais celle de chacun en son for intérieur, lorsqu’il délibère sur ce qui est ou non
susceptible de devenir une loi, c’est-à-dire une décision publique, visant l’intérêt
commun. En ce sens, le processus de délibération ou d’approximation de la volonté

60 Pour un point de vue qui prend le contre-pied de B. Manin, voir B. Bernardi, « Souveraineté, citoyenneté,
délibération » : d’une tension constitutive de la pensée de Rousseau », Cahiers philosophiques, n° 84, octobre 2000.

81
générale envisagé par le CS s’oppose à l’art de gouverner absolutiste, aux secrets d’Etats
et aux mystères de cabinet (politique des arcana imperii constamment critiquée par
Rousseau). Mais cette exigence de publicité se conçoit plutôt comme un critère ou un
test que chacun, dans le silence de sa délibération intérieure, peut facilement effectuer :
le moment du vote n’est que celui où chacun effectue ce qu’il a déjà résolu de faire, une
fois anticipée la règle de réciprocité. Le processus engagé par la puissance législative
n’est donc pas celui du compromis entre les intérêts particuliers (modèle du bargain,
en vertu duquel les intérêts exprimés tentent de parvenir à un équilibre ou à un
consensus négocié). La publicité, ici, n’est que le moyen de promouvoir une règle
rationnelle, qui convienne également à tous les citoyens qui en ont évidemment
conscience. L’objectif de Rousseau est ainsi d’éviter l’appropriation de la chose
publique par une élite gouvernante – définition même de la corruption, lorsque le
gouvernement usurpe les fonctions de la souveraineté, ce que Rousseau a observé à
Genève, où le Petit Conseil usurpe constamment les droits du Grand.

Dans l’économie du chapitre 1 du livre IV, les exigences de Rousseau portant sur
les rapports entre lois et mœurs interviennent à ce point précis : car ce n’est que dans
une société bien ordonnée que la délibération aboutit effectivement à une déclaration
unanime, à l’issue du vote, de la volonté générale. « Mais quand le nœud social
commence à se relâcher et l’Etat à s’affaiblir ; quand les intérêts particuliers
commencent à se faire sentir et les petites sociétés à influer sur la grande, l’intérêt
commun s’altère et trouve des opposants, l’unanimité ne règne plus dans les voix, la
volonté générale n’est plus la volonté de tous, il s’élève des contradictions, des débats,
et le meilleur avis ne passe point sans dispute ». Comme le montreront les textes de
politique appliquée de Rousseau pour la Corse et la Pologne, l’unanimité issue de
l’évidence, qui permet d’éviter les dissensions internes au corps politiques, requiert
l’homogénéité des mœurs et des goûts, l’uniformité des opinions. En revanche, la
diversité des opinions et l’hétérogénéité des fortunes ou des statuts implique une
dissolution de l’éthique publique au fondement de l’amour de la patrie, et c’est alors
que le bien du tout n’apparaît plus avec évidence à tous les citoyens, qui se vivent avant
tout comme des individus particuliers. L’influence des sociétés partielles et des
rhéteurs corrompt le corps politique qui redevient aveugle à son propre intérêt ;
chacun préférant sont intérêt particulier (ou semi-particulier, de corps) à l’intérêt

82
public, les délibérations redeviennent litigieuses, et le bien commun n’est plus le
résultat des délibérations publiques.

En résumé, deux cas de figure extrêmes doivent être opposés61 :


1) soit le vote est bien conduit, et les citoyens ne sont pas influencés, tout en étant
suffisamment intéressés par la recherche de l’intérêt général dont ils savent qu’ils
profiteront ; ils élucident alors correctement la volonté générale et le résultat de la
délibération s’éloigne le moins possible de la volonté générale. Comme chaque
approximation individuelle ne diffère que par une « petite différence » du contenu
de la volonté générale, on suppose que la somme des approximations individuelles
qui constitue le résultat du vote ne souffrira pas de ces petites différences, qui
s’annulent. Rousseau, selon le schème présenté en II, 3, appliquerait donc le
résultat du calcul des probabilités qui veut que les variations à la marge soient
éliminées à partir du moment où on envisage un assez grand nombre de cas. Dans
ce cas, comme le dira encore le chapitre suivant, l’unanimité est quasiment
systématique : « Plus le concert règne dans les assemblées, c’est-à-dire plus les avis
approchent de l’unanimité, plus aussi la volonté générale est dominante » (IV, 2).
Cette unanimité n’est pas celle de la servitude (homogénéité par défaut, comme
l’avait déjà dit Montesquieu), mais celle de la liberté.
2) Soit le vote est mal conduit, les individus sont soucieux de leurs intérêts particuliers
ou des intérêts de corps plutôt que de l’intérêt général ; dans ce cas, les
appartenances particulières obscurcissent le jugement des citoyens, et
l’approximation individuelle de la volonté générale n’a plus la même rectitude.
Dans ce cas, chaque résultat de la délibération individuelle diffère d’une grande
différence avec la volonté générale, différence discrète et non infinitésimale. Au
moment, d’additionner les voix, les différences que présente chaque avis particulier
avec le contenu de la volonté générale ne s’annulent plus et le résultat de la
consultation n’exprime pas la volonté générale. On s’aperçoit ainsi que le vote n’est
pas un moyen absolument fiable d’approcher la volonté générale, et que la décision
publique peut être le moyen pour certains d’asservir les autres. Ce cas de figure est
celui d’un Etat près de sa ruine, où le lien social est rompu dans tous les cœurs, où
« le plus vil intérêt se pare effrontément du nom sacré du bien public » : « alors la
volonté générale devient muette, tous guidés par des motifs secrets [incapables de

61 Voir G. Radica, L’Histoire de la raison, op. cit.

83
passer au crible de la publicité] n’opinent pas plus comme citoyens que si l’Etat
n’eût jamais existé, et l’on fait passer faussement sous le nom de lois des décrets
iniques qui n’ont pour but que l’intérêt particulier ». Rien de pire, en ce sens, qu’une
injustice qui se couvre sous le masque du droit ; comme l’a montré le second
Discours, l’usage de loi, dans une situation corrompue, n’est qu’un instrument de
légitimation des intérêts dominants et non un vecteur de liberté politique.

Reste à comprendre ce qui advient de la volonté générale en cas de corruption


des mœurs : disparaît-elle purement et simplement, ou subsiste-t-elle, mais alors, quel
est son statut politique voire son statut ontologique ? On l’a dit, la difficulté est de
concevoir le mode d’existence d’une volonté générale qui ne serait ni évanescente dans
un ciel inaltérable des idées, ni fruit purement contingent du vote. Ce qu’écrit Rousseau
peut sembler obscur : la volonté générale subsiste effectivement, même dans les Etats
corrompus, là où nul n’est en mesure de la voir et de la déclarer. La volonté générale,
dont Rousseau avait montré au livre II qu’elle ne peut errer, reste « toujours constante,
inaltérable et pure ». Elle persiste comme disposition dans chaque citoyen, mais elle
est étouffée par les intérêts particuliers : chacun préfère la poursuite de ses fins privées
au bien commun du corps politique ; l’individu ne se conçoit plus comme citoyen, unité
fractionnaire d’un corps dont il est membre, mais comme homme, entité autonome et
discrète dotée de ses objectifs particuliers. Lorsque la corruption amène un citoyen à
vendre son suffrage, « il n’éteint pas en lui la volonté générale, il l’élude », en
répondant à une question erronée : au lieu de se demander ce qui convient à l’Etat, il
se demande ce qui est avantageux à tel homme ou à tel parti.

Ainsi la délibération et le vote supposent-ils, plutôt qu’une réelle compétence


politique, une véritable éthique publique chez les citoyens, une préférence affirmée
pour l’intérêt général sur l’intérêt particulier – ce que le DEP, précisément, avait
nommé la vertu : « La première et la plus importante maxime du gouvernement
légitime ou populaire, c’est-à-dire de celui qui a pour objet le bien du peuple, est donc,
comme je l’ai dit, de suivre en tout la volonté générale ; mais pour la suivre il faut la
connaître, et surtout la bien distinguer de la volonté particulière en commençant par
soi-même ; distinction toujours fort difficile à faire, et pour laquelle il n’appartient qu’à
la plus sublime vertu de donner de suffisantes lumières » (p. 49). Et plus loin :
« Seconde règle essentielle de l’économie publique, non moins importante que la

84
première. Voulez-vous que la volonté générale soit accomplie ? faîtes que toutes les
volontés particulières s’y rapportent ; et comme la vertu n’est que cette conformité de
la volonté particulière à la générale, pour dire la même chose en un mot, faites régner
la vertu ». On comprend mieux, de ce point de vue, le reproche précédemment fait à
Montesquieu, qui avait réservé la nécessité de la vertu politique à la démocratie : la
vertu comme amour de la patrie est bien la condition sine qua non d’une souveraineté
légitime, puisqu’elle seule permet l’expression juste de cette souveraineté.

En définitive, ce texte engage la question cruciale des rapports entre les lois et
les mœurs, l’expression de la volonté générale et ses conditions de déclaration. Le
mécanisme de la délibération et du vote seront encore précisés au chapitre suivant, IV,
2 (« Des suffrages »). Ce deuxième chapitre permet d’élucider plus avant la question
des dissensions ou des minorités, en posant de manière aiguë le problème de ce que
Tocqueville nommera la tyrannie de la majorité. N’est-ce pas le risque en effet, dès lors
que la règle du vote, hormis pour la cas du pacte social, n’est plus l’unanimité mais la
majorité plus ou moins forte selon l’importance des affaires traitées ? Comment
justifier, une fois établi le principe de la souveraineté du peuple en corps – dans sa
totalité – que « la voix du plus grand nombre » suffise à « obliger toujours tous les
autres » ?

On se reportera à la critique de Lester G. Crocker (Rousseau’s Social Contract,


Cleveland, 1968, p. 72) : le retrait de l’unanimité vers la majorité constitue la faute
majeure de la conception rousseauiste de la liberté. Ce texte serait même en
contradiction avec la conception de la volonté générale jusque là professée, puisqu’il
nie que nous soyons tous libres en société – la liberté étant définie comme autonomie,
obéissance aux lois que l’on s’est soi-même données. Il pourrait mener Rousseau sur
la voie d’une oppression de minorités, si la volonté générale, par exemple, décidait
d’exclure toute une catégorie de citoyens par des lois discriminatoires. Comment
envisager dès lors cette objection, qui tend à critiquer le risque d’oppression, par un
Etat tout puissant sans frein externe (droit naturel) ni contrepoids internes ou garde-
fous (corps intermédiaires, factions d’opposants), des opposants et des minorités ?
Cela ferait de l’auteur du CS l’ancêtre de la Terreur (Constant) ou le père spirituel du
totalitarisme (Crocker, Jacob Talmon, Isaiah Berlin)…

85
En réalité, les réflexions de Rousseau montrent à la fois la force du réquisit
d’unanimité dans les pensées démocratiques et les difficultés auxquelles il conduit
lorsqu’on tente de le concilier avec un principe de décision réaliste, le principe
majoritaire. Celui-ci ne peut être récusé, mais il ne peut pas non plus être justifié à
partir du présupposé majeur : la seule source de légitimité politique est la volonté et le
consentement des individus. Rousseau, de fait, anticipe l’objection « libérale » qui
pourrait lui être adressée :

Mais on demande comment un homme peut être libre, et forcé de se conformer à des volontés qui
ne sont pas siennes. Comment les opposants sont-ils libres et soumis à des lois auxquelles ils n’ont
pas consenti.
Je réponds que la question est mal posée. Le citoyen consent à toutes les lois, même à celles qu’on
passe malgré lui (…) Quand on propose une loi dans l’assemblée du peuple, ce qu’on leur demande
n’est pas précisément s’ils approuvent la proposition ou s’ils la rejettent, mais si elle est conforme
ou non à la volonté générale qui est la leur ; chacun en donnant son suffrage dit son avis là-dessus,
et du calcul des voix se tire la déclaration de la volonté générale. Quand donc l’avis contraire au
mien l’emporte, cela ne prouve autre chose sinon que je m’étais trompé, et que ce que j’estimais
être la volonté générale ne l’était pas. Si mon avis particulier l’eût emporté, j’aurais fait autre chose
que ce que j’avais voulu, c’est alors que je n’aurais pas été libre.

Ce texte est décisif dans la mesure où Rousseau y justifie le fait que la majorité
rend la minorité égarée effectivement libre. Empiriquement, les individus peuvent ne
pas avoir été d’accord avec ce qui s’est révélé être la volonté générale, mais en droit
tous sont nécessairement d’accord. La volonté générale est par principe la volonté de
tous les membres de la société et non la volonté majoritaire. Si des désaccords
surgissent, si certains n’approuvent pas ce qui a été décidé, c’est que les membres de la
minorité avaient mal compris la question qui leur était posée. De même que Rousseau
avait stipulé au chapitre 7 du livre I que l’homme que l’on punit d’avoir transgressé la
loi est ainsi « forcé à être libre », de même Rousseau donne ici le dernier mot d’une
théorie de la souveraineté du peuple : la minorité devra être forcée à être libre.

Deux interprétations sont donc possibles : l’une revient sur le caractère


réellement démocratique de la pensée de Rousseau ; l’autre souligne au contraire que,
en l’absence même de droits naturels, la volonté générale garantit mieux les droits
individuels de chacun par la seule loi positive. Dans cette seconde perspective, aucun
risque d’abus n’est théoriquement à craindre, dès lors que c’est bien la volonté de la

86
totalité, et par défaut de la majorité, qui s’exprime dans l’acte qui part de tous pour
s’appliquer à tous, sans acception de personne. Le risque, en dernière analyse, n’est
donc pas celui de l’abus de la volonté générale, mais seulement de l’abus des volontés
particulières lorsque celles-ci l’emportent, là où la cohésion sociale se défait : le
problème du manque de garanties face aux abus du droit positif persiste selon
Rousseau, non dans la volonté générale, mais dans le risque de voir son expression
faussée par les intérêts partiels. C’est pourquoi la tâche du législateur, afin de maintenir
les bonnes mœurs, est indispensable.

87

S-ar putea să vă placă și