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Abbaye Ste Anne de Kergonan IPC – FLPP

Studium de philosophie M. Emmanuel Brochier

f. Jean-Tugdual Cuignet

Premier instant ?
Le commencement du temps d’après le commentaire de Thomas sur les Physiques

année 2015-2016
2

Au XIIIe siècle, dans le processus de réception d’Aristote dans l’université médiévale,


certaines thèses du Philosophe étaient très difficiles à recevoir pour les docteurs chrétiens.
Mentionnons les difficultés soulevées autour de l’unité de l’intellect dans les interprétations
d’Averroès, le déterminisme intellectualiste en morale, ou bien la question de l’éternité du monde.
Dans l’université, le commencement temporel du monde était une vérité révélée par la foi. Le fait
qu’Aristote enseigne, notamment dans les Physiques, que le monde est sempiternel, posait un
problème.

Entre interprétations excessivement rationalistes et refus généraux d’écouter Aristote, Thomas


d’Aquin avait entrepris depuis son séjour à Rome 1 de commenter les œuvres majeures d’Aristote.
Elles n’étaient pas pour lui la matière de son enseignement aux étudiants, puisqu’il était maître en
théologie. Il le fit pour défendre la vérité et réfuter l’erreur, traitant par la raison des vérités
connaissables par la raison, se plaçant sur le terrain de certains maîtres ès arts, qui attaquaient les
vérités de la foi.

Après le traité De l’âme, il commenta donc les huit livres des Physiques d’Aristote. Au début
du 8e livre, Thomas est confronté à la question de l’éternité du monde. Différentes questions se
posent à lui : Aristote a-t-il tort ou raison ? A-t-il voulu démontrer l’éternité du monde, ou
seulement réfuter de fausses manières de poser un commencement ? Peut-on le réfuter par la seule
raison ? Peut-on démontrer sans la foi que le monde créé a un commencement ? Suivons-le dans
cette lecture d’Aristote, où la nature du temps et de l’instant tiennent une grande place. Nous aurons
l’occasion de lire ses commentaires de parties précédentes des Physiques, pour découvrir la place
que tiennent la nature du temps et de l’instant dans le problème du commencement.

Dans la deuxième leçon du livre huitième du Commentaire des Physiques d’Aristote, Thomas
d’Aquin enseigne à différents niveaux de discours. En certaines parties, il présente le texte
d’Aristote, en d’autres il discute contre Averroès. En d’autres parties il discute lui-même la pensée
d’Aristote, et le fait parfois à partir de données issues de la Révélation. Pour donner une vue
synthétique de cette leçon, il paraît donc opportun de distinguer et rassembler ces différents niveaux
de discours.

Commençons par rassembler les passages où Thomas expose les raisonnements d’Aristote.
Nous ferons usage des distinctions introduites par l’édition léonine dans le texte de Thomas, sous
forme de numéros. Le premier numéro nous introduit à l’objet de cette leçon. Au début de ce 8 e

1 1265-1268.
3

livre, Aristote cherche quels sont le mouvement premier, le premier moteur et le premier mû. Dans
les passages qui précèdent cette leçon, une enquête dialectique auprès de Démocrite, Anaxagore et
Empédocle a soulevé la question de savoir s’il y a toujours eu du mouvement : le mouvement est-il
sempiternel ? Dans cette deuxième leçon, Thomas aborde les passages où Aristote résout cette
question en démontrant qu’il y a toujours eu du mouvement. Suivent les habituelles distinctions du
plan, qui permettent à Thomas d’annoncer l’ordre de son exposé. D’après Thomas, Aristote cherche
à démontrer que le mouvement est sempiternel. Il le fait en deux étapes, en montrant d’abord que le
mouvement n’a pas eu de commencement2, puis qu’il n’aura pas de fin3. La première de ces
démonstrations se fait par deux voies : l’une par le mouvement, l’autre par le temps.

Dans le no 2, Thomas relève que pour montrer que le mouvement n’a pas eu de
commencement, Aristote s’appuie sur des conclusions obtenues aux livres précédents, notamment
au livre 3e des Physiques, ce qui permet de dire que ce livre 8 e se distingue des autres livres des
Physiques. Le mouvement est « l’acte du mobile en tant que mobile4 ». Par conséquent, pour qu’il y
ait du mouvement, il est nécessaire qu’existent les choses qui sont en mouvement et celles qui le
causent. Pour qu’il y ait du mouvement, il doit y avoir un mobile et un moteur.

Aristote, d’après Thomas, mène alors un raisonnement de réduction à l’absurde, qui est
commenté aux nno 6-8 de cette leçon. En admettant que le mouvement n’a pas toujours existé, cela
entraîne une alternative. Soit les moteurs et les mobiles ont été faits, et avant ils n’existaient pas,
soit les moteurs et les mobiles existent perpétuellement, mais n’ont pas toujours été en mouvement.

Si les moteurs et les mobiles ont été faits, Aristote demande de poser un changement qui soit
dit premier : le premier de tous les changements. Ce premier changement a nécessairement un
mobile pour sujet. Mais il explique qu’avant ce premier changement, il est nécessaire qu’il y ait
aussi le changement par lequel le mobile a été fait, créé, conformément à la branche de l’alternative
où nous nous trouvons. Mais le fait d’être créé est un certain changement. Donc avant le
changement posé comme premier, il y en a un autre qui le précède, ce qui est contradictoire avec la
prémisse.

Ayant mené à l'absurde la première branche de l'alternative, Aristote disait que personne ne
s’attache à la seconde qui semble à tous absurde et irrationnelle. Il montre cependant que même si
moteurs et mobiles sont perpétuels, mais pas le mouvement, on arrive à une même fuite à l'infini. Si
moteurs et mobiles existent perpétuellement, et sont en repos, ils sont en repos en raison d'une

2 « primo ostendit quod motus semper fuit », THOMAS D'AQUIN, Commentaria in octo libros Physicorum, texte de
l’édition léonine, 1954, mis en ligne en 2011 sur le site http://www.corpusthomisticum.org, consulté en 2015 et
2016, In VIII Phys., leç. 1, no 1.
3 « secundo quod semper erit », Ibid.
4 ARISTOTE, Physique, Traduction par Pierre Pellegrin, Paris, Flammarion, 2000, 2e éd. 2002, coll. GF, liv 3, ch 2,
202a5, p. 167, et 251a9-10, p. 385.
4

cause. Si un moteur commence à mouvoir, il faut donc que la cause de repos ait été enlevée. Mais
alors, en prenant un changement donné comme premier, ce changement a été précédé par le
changement qui a fait disparaître la cause de repos, il n'est donc plus premier, et ainsi à l'infini.

Aux nno 7 et 8, Thomas expose la discussion que fait Aristote à propos d’une objection
possible. Certains agents (agents per intellectum) sont capables, sans aucune cause extérieure, de se
porter vers des objets contraires. Cela pourrait attaquer l’impossibilité qu’un moteur commence à
mouvoir un mobile sans qu’au moins une cause de repos ait été enlevé. Aristote répond en disant
que c’est par accident que les agents rationnels meuvent vers des contraires, et ce n’est pas sans une
certaine cause. En soi, l’art de la médecine est fait pour guérir, et si l’on s’en sert pour empoisonner,
ce n’est pas par l’art médical que cela a lieu, mais en raison d’une autre cause. Donc même les
agents rationnels sont déterminés par des causes à se mouvoir ou à être en repos. Cette distinction
entre les agents par nature et les agents rationnels ne permet donc pas d’objecter contre la prémisse
qui voulait qu’aucun moteur ne sort de son repos sans qu’au moins une cause de repos ait été
enlevée. Au no 8, Thomas expose comment Aristote démontre cela de manière plus générale, en
partant de la disposition qui existe entre tout agent et tout patient. Pour qu’un moteur meuve un
mobile il faut qu’ils soient l’un envers l’autre dans une certaine disposition. S’il n’y a pas toujours
eu du mouvement dans l’univers, c’est qu’ils n'étaient pas dans cette disposition. Si un premier
mouvement commence, c’est qu’il a été précédé par un changement de disposition, ce qui est à
nouveau absurde.

Aux nno 9 à 12, Thomas expose un autre raisonnement d’Aristote pour montrer qu’il y a
toujours eu du mouvement, mais à partir du temps ( ex parte temporis ). Il commence en énonçant
deux propositions.

Il ne peut pas y avoir d’avant et d’après s’il n’y a pas de temps, puisque le temps n’est
rien d’autre que l’avant et l’après en tant qu’ils sont mesurés, nombrés. Il ne peut pas y avoir
de temps s’il n’y a pas de mouvement, ce qui est une conséquence de la définition du
temps[...] : mesure du mouvement selon l’avant et l’après5.

Il en déduit une proposition conditionnelle : s’il y a toujours eu du temps, il est nécessaire que
le mouvement soit perpétuel. Dans le raisonnement précédent, Aristote, expliqué par Thomas,
s’était attaché à réduire à l’absurde les deux possibilités que le mouvement ait un commencement.
Ici, il va chercher à montrer par une voie démonstrative que le temps n’a pas de commencement.
Cela lui permettra d’ajouter que le mouvement aussi est inengendré.

Aristote rassemble d’abord à son appui tous les anciens philosophes, qui, sauf Platon 6, ont
tenu que le temps dure depuis toujours. Platon, lui, s’il pose d’après Aristote un commencement, a

5 THOMAS D'AQUIN, In VIII Phys., leç. 2, no 9.


6 D’après Pierre Pellegrin, in ARISTOTE, Physique, op. cit., p. 388, note 1, qui renvoie au Timée, 28b-38b.
5

reconnu le lien qu’il y a entre le temps et le mouvement. Aristote mène ensuite son raisonnement
pour montrer qu’il y a toujours eu du temps. Il ne peut pas y avoir de temps sans un instant (nunc),
et l’instant est un certain milieu entre un temps précédent et un temps suivant, fin de l’un et
commencement de l’autre. Donc, quelque intervalle de temps qu’on considère, il est borné par deux
instants au début et à la fin. Chacun de ces instants est fin et commencement. Donc de part et
d’autre de l’intervalle de temps considéré, il y a toujours du temps, sinon il y aurait des instants qui
ne seraient pas commencement ou pas fin, ce qui est contradictoire avec la définition de l’instant.
Donc le temps est sempiternel. Par conséquent, conformément à la proposition conditionnelle
exprimée au no 10, Aristote conclut qu’il y a toujours eu du mouvement.

Au no 15 enfin, Thomas expose un raisonnement d’Aristote pour montrer qu’il y aura toujours
du mouvement. C’est l’autre versant nécessaire à la sempiternité du mouvement ; après le passé, le
futur. Le raisonnement à partir du temps (nn o 9-12) lui a déjà permis de de montrer qu’il y aura
toujours du temps, et donc toujours du mouvement. Seul le raisonnement à partir du mouvement
(nno 6-8) a besoin d’être complété quant au futur. Aristote le fait très brièvement, de manière
analogue au premier raisonnement. Tout changement qu’on dira être le dernier de tous exigera en
fait un changement postérieur, et il faudra aller indéfiniment. Thomas explicite la brièveté
d’Aristote, en rappelant que si un changement est dernier, il s’ensuit que les étants mobiles et
moteurs, ou bien demeurent ou bien disparaissent. Aristote ayant montré au-dessus que cette
distinction ne change rien au problème, mais que les deux cas aboutissent à la même conclusion, il
considère seulement le deuxième, où les étants disparaissent après le mouvement final. Mais cette
corruption du mobile après la fin du mouvement est encore un certain changement. Comme c’est
contradictoire avec la supposition que le mouvement considéré était le dernier, il s’ensuit que le
mouvement dure perpétuellement.

Telles sont, exposés par Thomas d’Aquin, les étapes d’Aristote pour montrer que le
mouvement est sempiternel. Voyons maintenant les passages où Thomas discute avec Averroès, qui
l’a précédé dans le commentaire de la Physique d’Aristote.

Au début de la leçon, aux nno 3-5, Thomas discute longuement contre des affirmations
d’Averroès, qui a tiré d’Aristote une idée contraire à l’enseignement de la foi chrétienne sur la
création7. Aristote avait commencé par un rappel. « Le mouvement est l’acte du mobile en tant que
mobile. Il est donc nécessaire qu’existent les choses qui ont la possibilité d’être mues selon chaque
mouvement8. » Pour tout changement, il est nécessaire qu’il y ait un sujet de ce changement, le

7 THOMAS D'AQUIN, In VIII Phys., leç. 2, no 3 : « Averroes occasionem sumpsit loquendi contra id quod secundum
fidem de creatione tenemus. »
8 ARISTOTE, Physiques, liv. 8, ch. 1, 251a9-10, p. 385, cite le livre 3.
6

mobile. Averroès avait interprété cette nécessité d’un sujet en disant qu’il est impossible que rien ne
soit fait de rien9. Il le faisait par deux raisonnements, ainsi que par un appel à l’autorité des
anciens10.

Pour son premier raisonnement, Averroès partait du fait que tout devenir nécessite un sujet, et
il y ajoutait qu’être engendré (fieri dans le texte de Thomas) est un certain devenir. Il en concluait
qu’être engendré requiert toujours un sujet, et que rien n’est engendré à partir de rien. Thomas
concède que tout agent particulier a besoin d’une matière préexistante pour agir, mais ce n’est pas le
cas de Dieu, agent universel, qui produit tout étant. Si la création se faisait à partir d’une matière
préexistante, non-créée par Dieu, on ne pourrait pas dire que Dieu a tout créé. Thomas conteste
donc la proposition apportée par Averroès : la production de tout étant par Dieu n’est pas un
devenir, c’est une émanation. Ce n’est qu’équivoquement qu’on peut appeler du même nom de
changement (fieri et facere) la production de tout étant et les autres productions.

Le deuxième raisonnement d’Averroès rapporté par Thomas a une couleur plus métaphysique
et logique. Tout devenir à partir d'un opposé n'est qu'un devenir par accident, le devenir est par soi à
partir d'un sujet. Dire que l'étant est fait à partir du non-étant, c'est dire qu'un opposé est fait à partir
de son opposé [selon la contradiction]. C’est donc une manière de parler per accidens, mais par soi
ce devenir est fait à partir d’un sujet, qui n’est pas du non-étant. Donc il est impossible que l'étant
soit fait de manière absolue (per se, simpliciter) à partir du non-étant. Thomas utilise à nouveau
l’importante différence qui existe entre la production de tout étant par Dieu et les autres productions
pour attaquer ce raisonnement. Il attaque la première proposition d’Averroès, en montrant qu’elle
est absurde, si on l’applique à la production créatrice par Dieu. Lorsqu'on produit un étant
particulier, cela ne se fait pas à partir d'un total non-étant. Mais pour la production de tout étant,
c'est à dire la production de l'étant en tant qu'étant, il faut que ce soit totalement à partir du
non-étant, sinon ce ne serait pas la production de tout étant. Implicitement, Thomas explique ici
qu'un sujet nécessaire pour cette production de tous les étants serait une sorte d'étant, ce qui est
contradictoire.

Face à Averroès, Thomas affirme fortement que Dieu est la cause unique de toutes choses, et
n’a besoin de rien pour créer, selon l’intention d’Aristote11. La distinction qu’il fait ici entre la
production universelle de tout étant et les productions particulières sera d’une grande importance à
la fin de la leçon, au no 17, quand Thomas discutera la solidité des raisonnements d’Aristote.

9 Il ne nous a pas été possible d’identifier ce passage d’Averroès, qui est sans doute dans son commentaire de la
Physique.
10 THOMAS D'AQUIN, In VIII Phys., leç. 2, no 3.
11 THOMAS D'AQUIN, In VIII Phys., leç. 2, no 4 : « Probat enim in II Metaphys., quod id quod est maxime verum et
maxime ens, est causa essendi omnibus existentibus : unde hoc ipsum esse in potentia, quod habet materia prima,
sequitur derivatum esse a primo essendi principio, quod est maxime ens. Non igitur necesse est praesupponi aliquid
eius actioni, quod non sit ab eo productum. »
7

Au no 13, lorsqu’il expose le raisonnement d’Aristote ex parte temporis, Thomas a une autre
occasion de discuter avec Averroès. Dans sa démonstration, Aristote prenait comme moyen terme
une certaine définition de l’instant (nunc) ; un certain milieu, commencement du temps futur et fin
du temps passé12. Thomas estime que cette définition est contestable, ce que nous verrons
ci-dessous. Il rapporte comment Averroès a « cherché à sauver » la démarche d’Aristote en disant
que l’instant est un commencement et une fin, en tant que le temps est coulant et non pas stable.
Mais cela n’a rien à voir. De ce que le temps s’écoule, il s’ensuit qu’un instant donné ne peut pas
être pris deux fois, comme un point peut être considéré deux fois. L’écoulement du temps ne change
rien au fait que tout instant est ou non commencement et fin en même temps. C’est une même
définition qui caractérise les débuts et les achèvements dans toutes les réalités continues (l’instant
face au temps est comme le point face à la ligne). Thomas mène là une analogie de proportionnalité
à quatre termes que sont le point et la ligne, et le temps et l’instant. Au n o 20, il mentionnera à
nouveau que ces tentatives d’Averroès sont sans effet.

À la fin de la leçon, après avoir exposé la lettre 13 d’Aristote, Thomas en attaque les
conclusions. En effet, celles-ci sont au moins en partie contraires à la foi chrétienne. Thomas est
attaché à l’unité de la vérité découverte par la raison ou enseignée par la foi. Il va donc s’attacher à
montrer que les raisonnements d’Aristote ne permettent pas de contredire efficacement
l’enseignement de la foi. Aristote dit qu’il y a toujours eu et qu’il y aura toujours du mouvement.
Thomas concède qu’il y aura toujours du mouvement, d’une certaine manière. Mais la foi enseigne
que rien n’existe depuis toujours sinon Dieu seul, qui est immobile, donc le mouvement n’est pas
depuis toujours. Pour lui, Aristote a montré ici que le mouvement n’a pas commencé de manière
naturelle, mais il n’a pas pu démontrer que le mouvement est sans commencement pour des choses
qui seraient créées à neuf (de novo14) par le premier principe des choses. Thomas va donc examiner
chacun des raisonnements d’Aristote, celui par le mouvement (nn o 17-19) puis celui par le temps
(no 20).

Dans son premier raisonnement, Aristote posait par hypothèse que le mouvement a eu un
commencement, et voulait réduire à l’absurde les conséquences de cette hypothèse. Thomas
examine à nouveau les deux branches de l’alternative d’Aristote, dont la première posait que
moteurs et mobiles ont commencé à être15. Thomas répond que le premier moteur a toujours été,
mais que tous les autres moteurs et mobiles ont commencé à être du fait de ce premier moteur.

12 ARISTOTE, Physiques, liv. 8, ch. 1, 251b20, p. 388 : « Le maintenant est une sorte de milieu puisqu’il renferme
ensemble un début et une fin – le début du temps futur, la fin du temps passé. »
13 THOMAS D'AQUIN, In VIII Phys., op. cit., liv 8, leç. 2, no 20 : « exponendo litteram ».
14 THOMAS D'AQUIN, In VIII Phys., leç. 2, no 17.
15 THOMAS D'AQUIN, In VIII Phys., leç. 2, no 17.
8

Il a montré plus haut contre Averroès que cette production universelle de tout être n’est pas un
mouvement. Ce serait un mouvement, précédé d’un autre changement, si cette production était faite
par un agent particulier, ayant besoin pour l’étant qu’il engendre d’une matière préexistante, c’est
sur cette sorte de génération que s’appuie le raisonnement d’Aristote. Ce n’est pas le cas, car elle est
faite par l’agent universel. Donc il n’est pas nécessaire que le mouvement que l’on pose comme
premier ait été précédé d’un autre mouvement.

Puis Thomas examine la deuxième branche de l’alternative, où les moteurs et mobiles existent
et sont immobiles depuis toujours, puis commencent à se mouvoir16.

Aristote disait que le mouvement n’avait pas lieu, si moteurs et mobiles ne sont pas dans une
certaine disposition l’un envers l’autre. Certes c’est le cas, puisque les mobiles créés n’étaient tout
simplement pas avant le premier mouvement, et ce n’est pas par un mouvement ou un changement
qu’ils ont reçu l’être, mais par une émanation. Reste à considérer ce qu’il en est du côté de Dieu.
S’il était avant de créer dans une certaine disposition, puis dans une autre lorsqu’il commence à
créer, certes il y aurait un mouvement avant le premier mouvement, et le raisonnement d’Aristote
serait valable. Mais c’est considérer Dieu comme s’il était un agent naturel (per naturam) au sens
de la distinction exposée aux nno 7-8, alors qu’il est agent par volonté seulement, il peut donc d’une
volonté éternelle vouloir produire un effet non-éternel.

Thomas se pose alors une objection17 : comment est-il possible de vouloir sans agir en même
temps ? Lorsque je veux et que je reporte d’agir à plus tard, cela ne se fait pas sans un temps qui
s’écoule. Ce temps ne peut pas être sans mouvement. Une volonté, même immuable, qui
repousserait son action effective, nécessite donc du temps. Et ainsi la production temporelle de
toutes choses ne pourrait provenir d’une volonté éternelle, sinon par l’intermédiaire de mouvements
se succédant éternellement. Thomas répond que c’est objecter en partant du cas d’un agent qui agit
dans le temps, alors que l’agent universel est cause du temps et des choses. Il affirme à nouveau que
Dieu n’agit pas de la même manière que les autres êtres. Il ne faut pas s’imaginer un temps infini où
Dieu n’agirait pas, puis se mettrait à créer. Il ne faut pas penser que Dieu ait voulu faire les choses,
non pas maintenant, mais plus tard, mais qu’il a voulu faire que le temps et les choses commencent
ensemble. Il n’est donc pas absurde de dire que les choses créées ont commencé à être.

Et hoc quidem dici potest quantum humana ratio capere potest de divinis : salvo tamen
secreto divinae sapientiae, quod a nobis comprehendi non potest. 18

16 THOMAS D'AQUIN, In VIII Phys., leç. 2, no 18.


17 THOMAS D'AQUIN, In VIII Phys., leç. 2, no 19.
18 THOMAS D'AQUIN, In VIII Phys., leç. 2, no 19.
9

Après avoir ainsi discuté le raisonnement d’Aristote par la voie du mouvement, Thomas
discute celui par la voie du temps. Et comme il a supposé pour résoudre le problème posé par le
raisonnement ex parte motus que le temps n’est pas sempiternel, il lui faut maintenant montrer qu’il
n’est pas absurde que le temps ait eu un commencement.

Thomas concède que chaque fois qu’il y a du temps, il y de l’instant. Mais il ne concède pas
que l’instant soit commencement et fin (principium et finis), sauf si l’on pose qu’il y a toujours eu
du mouvement, ce qui serait une pétition de principe. De nouveau19, il pose une analogie à quatre
termes entre le moment (momentum, terme qu’il emploie pour parler de l’indivisible du
mouvement), le mouvement, l’instant et le temps. Et si l’on pose que le mouvement a eu un
commencement, et qu’il y a un premier moment, il y a aussi un premier indivisible dans l’ordre du
temps, un premier instant, ce n’est pas contradictoire.

Pour dire que tout instant est commencement et fin Aristote s’appuyait sur le fait qu’il n’y a
pas d’avant et d’après s’il n’y a pas de temps. Ici Thomas va contester le raisonnement d’Aristote
qu’il a expliqué au no 14. Il le fait à partir de la définition du commencement, de deux manières. La
définition du commencement est « ce avant quoi il n’y a rien de la chose qu’il délimite 20 ». Aristote
voulait en tirer que tout commencement est précédé par quelque chose de même nature que ce qui
suit le commencement, et ainsi tout instant est commencement et fin, spécialement le premier.

Thomas mène une première attaque en disant que la définition du commencement considère
ce qui précède comme existant de façon non pas réelle mais imaginaire, par analogie avec les
limites des corps, et notamment la limite de l’univers. Lorsque l’on parle du commencement d’une
certaine grandeur, c’est ce hors de quoi il n’y rien de l’objet considéré. Mais par ce mot hors de, on
n’entend pas nécessairement un lieu qui existe réellement, mais au moins de manière imaginée.
Sinon, on poserait un lieu en-dehors du ciel, qui est une grandeur finie, ayant commencement et fin.

De même, le premier instant, qui est le commencement du temps, n’est pas précédé par un
temps qui existe réellement, mais seulement dans notre imagination. Et c’est ce temps imaginaire
qu’on désigne en disant qu’il n’y a rien avant le premier instant. Il n’est donc pas contradictoire
avec la définition du commencement qu’il ne soit pas précédé par quelque chose de même nature
que ce qu’il délimite : en l'occurrence il est possible pour un instant d’être commencement d’un
temps sans être précédé d’un autre temps.

19 Comme il l’a fait au no 13, contre Averroès. Cf. ci-dessus, p. 7.


20 Bien que Thomas ne le précise pas, ceci découle de différentes considérations sur la notion de principe, notamment
dans cet ouvrage, In I Phys., leç. 1, no 5, ou bien surtout In V Met., leç. 1. Le sens de principium temporis dérive de
celui de principium motus (no 3), et c’est « ce qui est premier dans l’être d’une chose, […] ou dans son devenir, […]
ou dans la connaissance qu’on en a » (In V Met., leç. 1, no 13). Principe signifie ce dont procède quelque chose, et
s’emploie dès que l’on discerne un ordre, et le point ou la première partie peuvent être dits principe de la ligne, On
peut voir aussi THOMAS D'AQUIN, Somme de Théologie, Ia, q. 33, a. 1, corpus et ad 1um et In Ioan, c. 1, leç. 1.
10

La deuxième attaque de Thomas porte sur le fait que dans la définition du commencement, ce
qui précède le commencement n’est pas affirmé, mais nié. Il n’est donc pas nécessaire de poser
qu’il y a du temps avant le commencement du temps.

Thomas examine alors, puis écarte une objection. Il arrive que pour certaines choses qui sont
dans le temps, il y ait un certain temps avant leur commencement, puisque étant dans le temps elles
sont mesurées par le temps. Mais le temps n’est pas mesuré par le temps, et le mot avant dans la
définition du temps est donc bien pris de manière négative. Le raisonnement d’Aristote rapporté au
no 14, fondé sur cette définition du commencement, est donc radicalement refusé par Thomas.

Enfin, ces deux attaques de Thomas se rejoignent en une, par un passage à la limite qu’est la
réalité divine. Il y a bien avant le temps une certaine durée, qui est l’éternité divine, mais qui n’est
pas de même nature que le temps et ne peut lui être comparé, de même que la grandeur divine est
incommensurable avec les grandeurs corporelles. Ceci correspond à la première attaque de Thomas
où on parlait d’un temps considéré de manière seulement imaginaire. Et quand nous disons
qu’en-dehors du monde, il n’y a rien d’autre que Dieu, nous ne posons pas une dimension hors du
monde, de même, en disant qu’il n’y avait rien avant le monde, nous ne posons pas une durée par
succession avant le monde. Ceci correspond à l’argument par lequel Thomas mettait en avant le fait
que la définition de commencement nie ce qui précède, au lieu de l’affirmer. Même si ce n’est pas
l’objet de cette leçon, les arguments de Thomas permettent aussi de montrer qu’il n’est pas
contradictoire que le monde ait une fin.

Il est intéressant de rapprocher cette leçon du Commentaire des Physiques d’un article de la
Somme de théologie. Au début du traité de la création (Ia, q. 46), Thomas pose la question du
commencement de la durée des créatures. Comme l’explique le P. Maldamé dans ses notes à la
Somme21, cette question est posée dans un contexte universitaire mouvementé, entre aristotéliciens,
averroïstes et augustiniens.

Dans le corps de la question, Thomas répond que rien, sauf Dieu n’a existé de toute éternité. Il
établit alors que cela n’est pas contradictoire, sans toutefois démontrer que le monde a eu un
commencement, ce qu’il réserve pour l’article suivant, sur la base d’une autorité révélée. Son
argumentation procède d’abord de manière positive. Il affirme que le monde tout entier est une
créature, et « n’existe que dans la mesure où Dieu le veut », et par conséquent peut sans
contradiction exister depuis un commencement. Ensuite, de manière négative, il répond aux

21 THOMAS D'AQUIN, Somme théologique, Paris, Cerf, 1984, 4 tomes, édition coordonnée par ALBERT RAULIN, annotée par
JEAN-MICHEL MALDAMÉ pour les questions 44-49 de la Ia Pars, tome 1, p. 482, note 1.
11

objections averroïstes tirées d’Aristote, qui voulaient que le monde fût depuis toujours. Il estime
alors que les raisonnements d’Aristote ne sont pas de véritables démonstrations, mais seulement des
réfutations en mode probable d’Anaxagore, Empédocle et Platon.

Pourtant, dans son commentaire étudié ci-dessus, Thomas disait qu’Aristote procède de
manière démonstrative. Au début du no 16, donc lorsqu’il commence à discuter avec Aristote, il
mentionnait l’opinion de certains qui, s’efforçant d’accorder Aristote à la foi, ont voulu dire qu’il
n’a pas cherché à démontrer que le mouvement est sempiternel, mais simplement à avancer des
raisons probables en ce sens, comme sur une matière douteuse 22. C’est bien ce que lui-même fit ici,
semble-t-il ! Lui-même soutient dans le Commentaire des Physiques qu’Aristote a bien cherché à
démontrer de manière scientifique23 que le monde et le mouvement sont depuis toujours,
sempiternels24, puisque cela lui sert de principe pour démontrer ensuite qu’il y a un premier moteur.

Il semble qu’il y a là un point à éclaircir. Thomas a-t-il changé d’avis sur le statut
épistémologique et la force des raisonnements d’Aristote entre la rédaction de la Somme
théologique et son Commentaire des Physiques25 ? Le propos philosophique du Commentaire des
Physiques a-t-il modifié son point de vue ? Pour y voir plus clair, cette recherche pourra se pencher
sur le fond de la question, et tenter de déterminer quel est le poids du discours d’Aristote sur ce
point. Aristote a-t-il mené une démonstration de la sempiternité du monde et du mouvement ? Cette
démonstration est-elle fausse ?

Le point central de la démonstration d’Aristote, contesté par Thomas, étant sa définition de


l’instant, il semble qu’il est possible d’apporter un peu de lumière à cette vaste question en
recherchant de manière plus approfondie si tout instant est nécessairement commencement et fin
d’un temps, fin d’un temps passé, et commencement d’un temps futur, ou bien s’il est possible,
voire s’il se trouve effectivement réalisé que certains instants, peut-être même un seul, est
commencement sans être fin, ou bien fin sans être commencement. Exprimé dans la brièveté d’une
question, notre problème dans ce travail est le suivant : tout instant divise-t-il le temps ?

Pour progresser dans la réponse, nous commencerons par chercher ce que sont respectivement
le temps, puis l’instant. Cette connaissance approfondie du prédicat et du sujet de notre question
nous donnera les moyens de chercher si tout instant divise nécessairement le temps.

22 THOMAS D'AQUIN, In VIII Phys., leç. 2, no 16.


23 Scientifique au sens entendu par Thomas d’après les Seconds analytiques, et non au sens commun contemporain
d’une science expérimentale.
24 Et non éternels, conformément à l’usage de Thomas qui réserve éternel à l’éternité divine, et parle de sempiternel
pour la durée infinie du monde.
25 La Prima Pars fut composée avant septembre 1268, et le Commentaire des Physiques peu après, entre 1268 et 1269,
d’après Jean-Pierre Torrell, Initiation à saint Thomas d’Aquin, sa personne et son œuvre, Fribourg CH – Paris,
Éditions Universitaires Fribourg Suisse – éditions du Cerf, 1993, pp. 487 et 499.
12

Thomas, commentant Aristote, étudie la nature du temps dans le quatrième livre des
Physiques. Les leçons 15 et 16 soulèvent le problème à partir des opinions des autres : le temps
existe-t-il ? qu’est-il précisément ? À partir de la leçon 17, il montre de manière démonstrative ce
qu’est le temps. Suivons-le dans cette démarche, qui est à la source de ses réflexions du livre 8,
étudiées ci-dessus. C’est un fait d’expérience commune que nous percevons le temps en même
temps que le mouvement, c’est toujours un mouvement qui nous fait percevoir le temps. Donc le
temps est quelque chose du mouvement26, il se rapporte à lui, il le suit. Thomas précise alors que le
temps ne se rapporte pas à n’importe quel mouvement, mais au premier mouvement naturel, qui est
la cause de tous les autres27.

Reste à montrer de quelle manière le temps se rapporte au mouvement, par quel lien. Thomas,
à la suite d’Aristote déduit un certain nombre de propriétés du temps à partir de celles du
mouvement, qui elles-mêmes sont connues grâce à la grandeur locale. « le mouvement suit la
grandeur. […] Du fait que le mouvement [est continu], il suit que le temps l’est aussi 28. » Toute
grandeur locale est continue. Il s’ensuit donc que le mouvement, qui suit la grandeur, est aussi
continu, ainsi que le temps29. De même, au no 7, Thomas explique qu’il y a dans le temps de l’avant
et de l’après, c’est à dire de la succession, puisqu’il y en a dans la grandeur et dans le mouvement.

Mais cette succession n’existe pas dans le mouvement, et par conséquent dans le temps, de la
même manière que dans la grandeur. Pour une grandeur, l’avant et l’après coexistent réellement
dans la grandeur elle-même. Pour le mouvement, et par conséquent pour le temps, il n’en va pas
ainsi. Dans la réalité, il n’existe rien d’autre que le mouvement en train de se faire, qui est l’acte de
ce qui existe en puissance. Et l’avant et l’après, c’est aussi du mouvement. Mais selon la raison,
l’avant et l’après ne sont pas la même chose que le mouvement. En effet, la raison distingue dans le
mouvement un avant et après par rapport à la grandeur locale, en tant que le mobile se trouve en tel
endroit de la distance qu’il parcourt30.

Il a été montré que le temps suit le mouvement, puisque nous connaissons le temps
simultanément avec le mouvement. Il reste à Thomas à chercher quel est le chemin, en quelque
sorte, par lequel la connaissance du temps procède de celle du mouvement. Est-ce en tant qu’il est
quelque chose du mouvement, ou bien en tant qu’il y a en lui de l’avant et après ? Thomas, à la
suite d’Aristote, part de l’expérience de notre connaissance pour répondre.

26 Voir ARISTOTE, Phys., l. 4, ch 11, 218b30 ss. ; THOMAS D'AQUIN, In IV Phys., leç. 17, no 2.
27 Nonobstant la caducité des conceptions thomasiennes sur le mouvement du ciel, il est possible au philosophe de
savoir que ce premier mouvement existe, sans savoir distinctement lequel c’est. En admettant l’hypothèse du
Big-Bang, commune en astrophysique bien que non démontrée, ce premier mouvement pourrait être le mouvement
d’expansion de l’Univers. Il ne nous appartient pas de le montrer. Voir THOMAS D'AQUIN, In IV Phys., leç. 17, no 4.
28 ARISTOTE, Phys., l. 4, ch 11, 219a10 ss., p. 251, voir aussi la note 1 de Pierre Pellegrin.
29 THOMAS D'AQUIN, In IV Phys., leç. 17, no 6.
30 THOMAS D'AQUIN, In IV Phys., leç. 17, no 8.
13

Nous disons qu’un temps s’est écoulé quand nous avons eu une perception de l’antérieur
et du postérieur. Mais nous le distinguons par le fait que nous saisissons un maintenant et un
autre, et quelque chose d’autre entre eux31.

C’est en distinguant un avant et après dans un mouvement (par exemple celui des aiguilles
autour d’un cadran d’horloge) que nous distinguons qu’un temps s’est écoulé 32. À l’inverse, celui
qui se réveille d’un coma ne peut pas savoir combien de temps s’est écoulé, n’ayant eu perception
d’aucun mouvement, pas même de ses mouvements internes (respiration, circulation). C’est
pourquoi il demande très souvent : « quel jour sommes-nous ? »

De la même manière, à partir de notre expérience de connaissance, Thomas explique ce qu’est


exactement le mouvement : lorsque nous percevons qu’il y a un avant et un après, et que nous
pouvons les dénombrer, les différencier, les mesurer, nous disons qu’il y a du temps. Le temps est
donc le nombre du mouvement selon l’avant et après 33. Le temps n’est pas le nombre abstrait (un,
deux, trois) par lequel nous dénombrons, mais le nombre dénombré, c’est à dire le fait qu’il y a dans
le mouvement de l’avant et après, qui peut être dénombré. Et comme le mouvement est une réalité
continue, le temps est une mesure continue, de même que dix mètres de tissu sont une réalité
continue mesurée par un nombre discret34.

Nous pouvons récapituler le mouvement général de cette leçon en rappelant les différents
concepts qui y sont convoqués pour obtenir cette définition du temps. Le temps est quelque chose
du mouvement. Le mouvement, et aussi le temps, possèdent des propriétés de la grandeur locale,
connues par analogie : comme elle ce sont des réalités continues et caractérisées par une succession,
un avant et après. Mais cet avant et après n’existe pas réellement pour ces derniers, il est seulement
saisi par la raison. Le temps procède du mouvement en tant qu’il y a en lui de l’avant et après, et il
est le nombre du mouvement selon l’avant et l’après.

À la leçon suivante, Thomas passe à la définition de l’instant. Le n o 4 contient la principale


partie de son raisonnement35. Il affirme deux choses de l’instant. D’abord, qu’on peut dire de lui
qu’il est toujours le même, et d’une autre manière, qu’il est toujours différent ; puis que l’instant
mesure le temps. Thomas fait comprendre cela par une analogie, tirée des grandeurs géométriques.
Cette analogie n’est pas une petite illustration en guise d’exemple, mais le chemin par lequel nous
connaissons l’instant. Comme le temps, l’instant est connu par rapport au mouvement et à la
grandeur, puisqu’il en dérive dans son être même. Quant au sujet, l’instant est toujours le même, il

31 ARISTOTE, Phys., l. 4, ch 11, 219a24 ss.


32 THOMAS D'AQUIN, In IV Phys., leç. 17, no 9.
33 « numerus motus secundum prius et posterius », THOMAS D'AQUIN, In IV Phys., leç. 17, no 10.
34 THOMAS D'AQUIN, In IV Phys., leç. 17, no 11.
35 ARISTOTE, Phys., l. 4, ch 11, 219b15 ss. ; THOMAS D'AQUIN, In IV Phys., leç. 18, no 4.
14

n’est pas autre chose que le temps qui s’écoule. De même que le mouvement d’un point fait une
ligne, il y a dans le temps un analogue du point en mouvement, qui est toujours le même au cours
du temps : c’est l’instant.

Mais par sa définition, l’instant est toujours autre. De même que la chose qui se déplace, il est
toujours en rapport avec ce qui précède et avec ce qui suit. Il est toujours lié à la disposition
précédente du mobile (pierre, point ou quoi que ce soit), et à la disposition à venir du mobile. C’est
donc l’instant qui distingue l’avant et l’après dans le temps, de même que la position du mobile par
rapport à l’origine distingue l’avant et l’après dans le mouvement local. L’instant est ce par quoi
l’on distingue l’avant et l’après dans le temps. Par rapport au sujet, l’instant est un et semblable,
mais par sa définition, il est différent : il est fin du temps passé et principe du temps futur. Par
conséquent, l’instant est ce qui assure la continuité du temps, en tant qu’il est toujours semblable,
mais il est aussi ce qui permet de diviser le temps en deux parties, avant et après, auxquelles il se
rapporte différemment. L’instant est ce qui nous est le plus connu dans le temps. En effet, seul
l’instant existe actuellement, existe en acte. C’est donc par l’instant que nous connaissons le temps.
Le temps est donc mesuré par l’instant, en tant que l’instant est ce qui nous est le plus connu dans le
genre du temps. De même, nous ne pouvons connaître le mouvement que par le mobile.

La leçon continue par la précision de divers caractéristiques de l’instant. L’instant et le temps


sont toujours ensemble, l’un ne peut pas être sans l’autre, de même que le mouvement local et le
mobile36. Puis il explique que c’est par l’instant que le temps est continu, et c’est par l’instant que le
temps est divisé. Un mouvement local est continu et simple, unique, en tant que c’est le même
mobile qui est mû pendant tout ce mouvement. Le mobile donne unité et continuité au mouvement.
Pourtant, c’est aussi par le mobile, en tant qu’il est dans une disposition puis dans une autre, qu’on
distingue un avant et après dans le mouvement, qu’on le divise. Il en va de même pour l’instant : il
donne unité et continuité au temps, et offre l’occasion de le diviser 37. Enfin, l’instant étant une
réalité indivisible, simple, il ne peut pas être une partie du temps. Ce sont deux lignes qui sont les
parties d’une ligne, et non des points, de même les instants ne sont pas des parties du temps. Par
suite, l’instant n’est pas à proprement parler du temps, il en est le terme. Et comme le temps est la
mesure d’autre chose, l’instant lui aussi est mesure de ces choses.

La leçon 21 offre à Thomas l’occasion de parler à nouveau de l’instant dans son rapport à
diverses réalités, ce qui l’oblige à le définir à nouveau. L’instant assure donc la continuité entre
temps passé et futur, en tant qu’il est la fin de l’un et le principe de l’autre, qu’il est le terme

36 THOMAS D'AQUIN, In IV Phys., leç. 18, no 8.


37 THOMAS D'AQUIN, In IV Phys., leç. 18, no 9-10.
15

commun à deux temps. L’instant permet aussi la division du temps, il le divise en puissance, en tant
qu’il peut être considéré doublement, par rapport au passé et par rapport au futur. Quant au sujet,
l’instant est simple, et ainsi il assure la continuité du temps. Mais par la raison, il peut être saisi
doublement, il est différent, et il divise le temps en puissance 38. Après ce sens propre, Thomas
détaille des sens analogiques de l’instant : dans un instant, ou il y a un instant, à un moment,
récemment, tout à l’heure, jadis, et soudain.

Il vient à expliquer le sens de tunc, à un moment, c’est à dire un temps passé compris entre un
instant passé et l’instant présent. Aristote se posait alors une objection : puisque tout instant passé
est séparée du présent par une durée finie, faut-il en conclure que tout temps est fini 39 ? Il répondait
qu’il n’en sera rien, puisque le mouvement existe toujours. Tout le mouvement est donc un seul et
simple par la continuité, et les temps succèdent aux temps. Le temps est toujours en train de finir et
de commencer, dans l’instant présent. Nous retrouvons une forme abrégée du raisonnement étudié
ci-dessus : il n’y a pas de temps sans instant, et tout instant est commencement du temps, donc le
temps est toujours en train de commencer et ne finira jamais. Et de même, il est toujours en train de
finir et n’a jamais commencé. Thomas expose déjà son objection en rappelant que cela dépend du
mouvement. Si le mouvement est de toujours à toujours, il en va ainsi. Mais si un premier
mouvement a eu un commencement, le temps aussi a eu un commencement, et on peut trouver un
instant qui est seulement principe, ou seulement fin. Thomas renvoie ensuite la discussion détaillée
de ce point au livre 8.

Le temps est donc le nombre du mouvement selon l’avant et après, et l’instant est l’indivisible
dans le genre du temps, qui le borne, mais aussi en assure la continuité et permet de le diviser.

Nous avons pu découvrir que la source, le fondement de l’intelligibilité du temps, de sa


division comme de sa continuité, réside dans le mouvement. De même, l’intelligibilité du
mouvement, sa division entre antérieur et postérieur, sa continuité, se fondent dans les
caractéristiques de la grandeur locale. Pour progresser vers une solution de notre problème, et savoir
si tout instant divise nécessairement le temps, il peut être bon de considérer attentivement les
modalités de la division du mouvement, d’après le livre 6 des Physiques.

Au livre 6, ayant à traiter de la division du mouvement, Thomas examine les conditions de


possibilité de cette division. Comment se divise une ligne, en quoi se divise-t-elle ? Comment cette

38 THOMAS D'AQUIN, In IV Phys., leç. 21, no 2.


39 Cela ressemble un peu à ce qui sera connu ensuite comme l’argument du Kalam pour montrer que le monde a un
commencement.
16

division fonde-t-elle la division du mouvement ? Quelles en sont les conséquences pour le temps ?

Thomas montre en premier qu’aucune réalité continue n’est composée d’indivisibles. C’est
d’abord le cas des grandeurs locales, que Thomas étudie sous le rapport de la ligne et du point à la
première leçon. On ne peut pas former une ligne en rapprochant deux points l’un de l’autre. S’ils
sont en continuité, ils sont un seul point, s’ils sont distants l’un de l’autre, ils ne sont plus une ligne
continue. Donc toute ligne est composée de lignes, et non de points 40. Tout ceci s’appuie sur les
définitions du continu, du contigu et du successif, rappelées au début de la leçon.

À la deuxième leçon, il applique ces considérations au mouvement et au temps. Le premier


numéro contient une affirmation très importante pour notre propos : tout ce qui est dit de la
grandeur doit nécessairement être dit du mouvement et du temps 41. Il consacre la leçon à démontrer
ce point. Son moyen terme principal est qu’il est impossible à un mobile d’être en même temps en
mouvement et d’avoir achevé son mouvement, donc d’être au repos. Mais si l’on admet qu’un
mouvement est composé de parties indivisibles, qui se rapportent à des points indivisibles d’une
grandeur, il faut conclure qu’en chacune de ces parties le mouvement est à la fois achevé et en train
de se faire, ce qui est impossible. C’est une nécessité qui vient du sujet, de la matière. Thomas
démontre ici par la cause matérielle, qui est incapable de supporter la contradiction. Donc un
mouvement se divise en parties du même genre : des mouvements plus petits.

À la troisième leçon, Thomas étend ces considérations au temps. Après Aristote, il montre
deux choses. D’abord, que la division du temps suit celle de la grandeur locale. Il se sert pour cela
de la considération de la vitesse, qui consiste pour un mobile dans le rapport entre la distance
parcourue et le temps nécessaire pour cette distance. Une modification, une division de la distance
parcourue entraîne une modification de la vitesse, ou du temps de parcours. Il s’ensuit que le temps
est susceptible d’être divisé, proportionnellement et autant que la grandeur 42. Il emploie de
nombreuses voies de raisonnement qui mènent à cette conclusion : par une vitesse égale, par des
différences de vitesse.

Dans la fin de la leçon, à partir du n o 9, il commence à étudier la nature des parties


constitutives du temps. Le temps est divisible, cela est montré. Les parties en lesquelles un temps
peut se diviser, sont-elles divisibles ou indivisibles ? Il en va de même que pour les parties de la
grandeur. Ce no 9 contient une importante précision de méthode. Les démonstrations sont faites ici
en considérant non pas la matière concrète, telle qu’elle existe effectivement, mais en considérant la
matière de manière commune. Ainsi, dans cette considération commune, il n’est pas contradictoire
de penser que toute grandeur matérielle continue est divisible à l’infini, qu’il peut y avoir plusieurs

40 THOMAS D'AQUIN, In VI Phys., leç. 1, no 4.


41 THOMAS D'AQUIN, In VI Phys., leç. 2, no 1, « quidquid dabitur de uno, ex necessitate sequetur de alio ».
42 THOMAS D'AQUIN, In VI Phys., leç. 3, no 2.
17

soleils, et qu’il peut toujours y avoir une vitesse supérieure à une vitesse donnée, alors que c’est
faux concrètement43. Ceci lui permet de conclure que, pris communément, le temps, comme la
grandeur, est divisible à l’infini en parties toujours divisibles 44. Enfin, l’unité de mobile, qui
parcourt régulièrement une seule distance en un temps donné lui permet de le montrer à nouveau45.

À la leçon 4, il montre que le temps sera infini autant que la grandeur. Il y a deux manières
d’être infini : soit de ne pas avoir de bornes, soit d’être divisible à l’infini. Pour ces deux manières,
le temps suit la grandeur. Il se sert pour cela de la contradiction qu’il y aurait dans la division d’un
temps fini correspondant à une grandeur infinie, et réciproquement46.

Ensuite, et cela nous intéresse plus, il montre qu’aucune réalité continue n’est indivisible,
donc que toute réalité continue est divisible. Il le fait au moyen du rapport entre deux vitesses. Soit
un mobile qui traverse une grandeur donnée, faite d’indivisibles, à une vitesse donnée. Soit un autre
mobile qui le fait avec une vitesse valant trois demies de la première vitesse. Dans le temps ou le
premier mobile parcourt une distance indivisible, le deuxième aura donc parcouru un indivisible et
demi. Comme ceci est contradictoire, c’est que toute grandeur est continue, et de même, puisque
l’un suit l’autre, tout temps est continu47.

Après avoir parcouru ces conditions de possibilité de la division du mouvement, Thomas


poursuit en examinant cette division en elle-même. La leçon 5 a deux objets : d’abord montrer qu’il
ne peut y avoir ni mouvement ni repos dans un indivisible du temps, puis qu’une chose indivisible
ne peut être mue.

L’indivisible du temps, c’est l’instant. C’est du temps la seule chose qui existe en acte,
maintenant. Comme le temps est une réalité continue, il faut que les limites de ses parties soient une
seule chose. Le passé et le futur s’unissent en un terme unique, qui est indivisible, sans partie,
simple. En effet, il serait contradictoire qu’il y ait deux instants présents, l’un fin du passé, l’autre
début du futur, soit en étant contigus l’un à l’autre, soit en étant successifs, car alors le temps serait
composé d’indivisibles, ou bien ne serait plus une réalité continue48. L’instant est commun au passé

43 Certaines choses qui paraissaient communément possibles et concrètement fausses à Thomas se sont d’ailleurs
révélées vraies, sans que cela invalide ses réflexions sur la nature prise communément, et non telle qu’elle est
déterminée réellement. Cette distinction entre la considération commune et la considération concrète est précieuse
face à l’objection difficile issue des limites de mesure énoncées par Planck.
44 THOMAS D'AQUIN, In VI Phys., leç. 3, no 10.
45 THOMAS D'AQUIN, In VI Phys., leç. 3, no 11.
46 THOMAS D'AQUIN, In VI Phys., leç. 4, nno 1-8.
47 THOMAS D'AQUIN, In VI Phys., leç. 4, nno 9-10.
48 Tout ceci découle des définitions du successif, contigu et continu, données au début du livre 6.
18

et au futur, mais n’est une partie ni de l’un, ni de l’autre 49. Il est la division du temps, le terme
commun des deux parties.

Il s’ensuit qu’il ne peut y avoir de mouvement dans un seul instant. Cela entrerait en
contradiction avec le caractère indivisible de l’instant. De même, il ne peut pas y avoir de repos en
un seul instant. Le repos est la privation de mouvement dans une chose apte à être mue. Mais rien
ne peut être mû dans l’instant, donc il n’y a pas de repos qui ne dure qu’un instant. L’instant au
contraire, sépare pour un mobile le temps du repos du temps du mouvement. Tout ce qui est mû et
tout ce qui est au repos l’est donc dans le temps 50. Enfin, Thomas montre que tout être mobile est
divisible. Être totalement dans le terme initial, ou dans le terme final, c’est être en repos. En
mouvement, le mobile est en partie dans le terme initial, et en partie dans le terme final. Il est donc
divisible, puisqu’on distingue en lui des parties51.

Ces différentes démonstrations permettent à Thomas d’aborder la question centrale de ce


livre : la division du mouvement. Nous en retiendrons ce qui permettra de répondre à notre
problème sur le statut de l’instant. À la leçon 6, il montre qu’il y a plusieurs façons de diviser un
mouvement, selon les différentes conditions de son unité. Le mouvement peut donc se diviser selon
le temps, ou bien selon les parties du mobile 52. À partir de cette division du mouvement, il établit
que cinq autres réalités sont divisées de la même façon que le mouvement, et que dans toutes celles-
ci on trouve fini et infini53. Ce sont le temps, le mouvement, le ipsum moveri54, le mobile et le genre
du mouvement55.

La leçon 7 s’intéresse à l’ordre des parties du mouvement. Thomas montre d’abord que tout
ce qui a changé, quand il a changé, est dans le terme ad quem de son changement. Il n’est plus en
train de changer56. Le mot changement est pris ici dans le sens strict de changement selon la
contradiction. Ceci a pour conséquence que le fait de changer (mutari) ne peut se faire que dans
l’instant indivisible, et jamais dans un temps qui dure57.

Ensuite, Thomas met en rapport le changement avec le mouvement. Il y a deux manières de

49 THOMAS D'AQUIN, In VI Phys., leç. 5, no 6.


50 THOMAS D'AQUIN, In VI Phys., leç. 5, no 8-9.
51 THOMAS D'AQUIN, In VI Phys., leç. 5, no 10.
52 THOMAS D'AQUIN, In VI Phys., leç. 6, no 2-6.
53 THOMAS D'AQUIN, In VI Phys., leç. 6, no 7-12.
54 D’après PELLEGRIN, ce ipsum moveri est pour Aristote le fait pour le mobile de subir ce qui cause son mouvement, ce
qui est différent du mouvement proprement dit. Voir ARISTOTE, Phys., VI ; 4, 235a15 et la note 3 p. 325.
55 Le genre du mouvement, c’est-à-dire le type de mouvement qui se produit, selon le lieu, la quantité ou la qualité.
56 THOMAS D'AQUIN, In VI Phys., leç. 7, no 2-3.
57 THOMAS D'AQUIN, In VI Phys., leç. 7, no 4.
19

dire qu’une chose a été mue premièrement : soit en désignant l’achèvement du mouvement, soit son
commencement. Dans le premier cas, lorsqu’un changement est au terme d’un mouvement, on peut
trouver l’instant indivisible où il a fini de changer. Mais si l’on regarde la première partie du
mouvement, on ne peut pas trouver l’instant où il a été changé en premier. On ne peut pas trouver
un premier instant du mouvement, qui ne serait pas précédé d’une autre partie. Ce deuxième point
sera longuement démontré par Thomas, en suivant trois voies différentes. Si l’on prend un instant
qui soit le premier du mouvement, en réalité, le mobile a déjà commencé de changer. Cet instant est
donc dans le temps du mouvement, et on peut trouver un instant avant lui. L’instant qui serait le
premier du mouvement, c’est un instant où le mobile est encore en repos, il n’est pas dans le temps
du mouvement considéré. Il n’y a pas de premier instant dans le mouvement, il n’y a qu’un dernier
instant du repos. On peut toujours trouver une partie du temps plus petite que la partie considérée
par une division58. Le point central est toujours le fait qu’une réalité continue est divisible à l’infini.

La leçon 8 examine de manière diverse l’ordre qu’ont entre elles les réalités qui sont dans le
mouvement. L’objet principal de cette leçon est de montrer qu’avant toute partie du mouvement
(mutari), il y a un indivisible du mouvement (mutatum esse), et qu’avant tout indivisible du
mouvement il y a une partie du mouvement. Ce qui a pour corollaire qu’on ne peut absolument pas
trouver quelque chose de premier dans le mouvement. Thomas appliquera ensuite cette
considération générale à la génération et la corruption, qui ne sont pas des mouvements. Toute
génération est précédée d’un mouvement, et toute corruption est suivie d’un mouvement59.

Thomas part du fait que tout ce qui change, change dans un temps. Tout ce qui change
premièrement dans un temps, change dans toutes les parties de ce temps. Le moyen terme central
est le fait que le changement a lieu dans un temps, qui est une réalité continue, donc toujours
divisible, et composée de parties divisibles. Quels que soient la partie ou le moment que l’on
choisisse comme premier, ils sont toujours précédés respectivement d’un moment ou d’une partie
du mouvement, ou bien ils ne font pas partie du mouvement considéré. Donc ils ne sont pas le
premier du mouvement. Au no 13, Thomas manifeste à nouveau que l’intelligibilité du temps se
prend du mouvement, et que l’intelligibilité du mouvement se prend de la grandeur 60. Il en va du
mouvement et du temps comme d’une ligne. « Concludit ergo primo ex praemissis, quod necesse
est omne mutatum prius mutari, et omne quod mutatur prius esse mutatum. »

Rapporté à notre problème, nous pouvons en conclure que tout instant divise le temps. Nous
avons bien vu plus haut l’analogie de proportionnalité qui s’établit entre le point et la ligne, le

58 THOMAS D'AQUIN, In VI Phys., leç. 7, nno 6-8.


59 THOMAS D'AQUIN, In VI Phys., leç. 8, no 9, 14 et 15.
60 « motus est divisibilis in infinitum, sicut etiam et lineae », THOMAS D'AQUIN, In VI Phys., leç. 8, no 13.
20

moment et le mouvement, l’instant et le temps. Tout point d’une ligne divise cette ligne en
puissance, tout moment divise le mouvement auquel il appartient, puisqu’il ne peut jamais être le
premier moment, et tout instant divise le temps. C’est improprement que nous avons parlé ci-dessus
du premier instant, puisqu’aucun instant ne peut être dit premier.

Mais ceci n’oblige pas à ce que le mouvement ou le temps soit infini en acte, d’une durée
infinie, ou d’une distance infinie ! C’est le sens d’une précision que Thomas ajoute à la fin du no 13,
précision qui lui est propre et ne vient pas d’Aristote.

Non tamen sequitur quod motus sit infinitus : quia ante primum indivisibile motus, non
est aliqua pars motus. Illud tamen primum indivisibile non dicitur mutatum esse, sicut nec
primum punctum lineae dicitur divisio.

Il reste possible qu’au début du mouvement il y ait un premier indivisible, qui ne fait pas
partie du mouvement. De même, l’extrémité d’un segment n’est pas dans ce segment, mais est sa
limite. À nouveau, la compréhension du temps vient de la grandeur. Appliqué au temps, cela permet
de maintenir qu’il n’est pas contradictoire que le temps a un commencement, qui n’est pas un
instant. C’est improprement aussi, et par analogie, que Thomas parle d’un premier instant en
commentant le livre 8 des Physiques, comme nous l’avons lu ci-dessus. Le premier indivisible du
temps ne peut être proprement nommé un instant.

À la leçon 9, Thomas applique l’analogie entre ces trois réalités à leur caractère fini ou infini.
Nous savons déjà que toutes trois sont infiniment divisibles, l’une avec l’autre et en raison de
l’autre. Il montre ici qu’il n’est pas possible qu’elles soient l’une finie et l’autre infinie. Ici fini et
infini se prend de la finitude en acte, réalisée. Il en va de même d’ailleurs du mobile, qui lui non
plus ne peut pas être infiniment grand, sans que le temps et la distance soient eux aussi infinis. Dans
la suite du livre, il considérera la division du repos, puis réfutera les erreurs éléates sur ces
questions. La conclusion obtenue ici, qu’il n’y a pas de premier dans le mouvement, sera d’une
importance capitale pour la démonstration qu’il y a un premier moteur, qui commence au début du
livre 7.

Parti de la difficulté qui se posait à Thomas en commentant le livre 8 des Physiques, sur la
question du commencement du temps, nous avons voulu chercher quelle est la solidité véritable des
démonstrations faites par Aristote pour montrer que le temps dure infiniment. Nous avons découvert
l’importante analogie de proportionnalité qui fait que l’intelligibilité du temps se découvre à partir
de la grandeur continue, via le mouvement. Il nous faut conclure, contre l’interprétation avancée
d’abord par Thomas dans la Somme de Théologie, mais conformément à celle qu’il donne plus tard
en commentant le livre 8 des Physiques, qu’Aristote veut démontrer rigoureusement et
21

scientifiquement. Tout instant divise le temps, et ceci lui permet de conclure naturellement qu’il y a
toujours eu du temps.

Aristote connaissait la possibilité de penser un commencement du monde et du temps.


Celle-ci lui était présentée par la cosmogonie mythologique, mais aussi par certains de ses
prédécesseurs, comme Anaxagore ou Empédocle. Le commencement du temps serait aussi un
commencement du mouvement. Mais, comme le dit Aristote contre Anaxagore, « être en repos
pendant un temps infini, ensuite avoir été mû à un certain moment, […] ce n’est plus là un ouvrage
de la nature »61. Et c’est bien là la réponse que lui fait Thomas, si cet anachronisme nous est permis.
Aristote disait que ce n’est pas l’ouvrage de la nature, pour le réfuter comme un désordre. Thomas
répond que ce n’est pas l’ouvrage de la nature, puisque c’est l’ouvrage du Créateur. Pour mieux le
comprendre, nous pouvons revenir sur la fin de la leçon 2 sur le livre 8 des Physiques62.

À la fin de la deuxième leçon, à partir du no 16, Thomas fait face à la contradiction qui se pose
entre les raisonnements d’Aristote et la vérité révélée à laquelle lui adhère par la foi. Il enseigne
dans un contexte difficile, marqué par la méfiance de la faculté de théologie à l’encontre de l’arrivée
d’Aristote dans la faculté des Arts. Les tenants de la tradition augustinienne tendent à l’associer au
rationalisme qui se manifeste par exemple chez Siger de Brabant. Sur ce problème du
commencement du temps, il a d’abord professé dans la Somme qu’il n’est pas possible de montrer
que le monde a eu un commencement. En cela, il conteste les maîtres artiens et réserve au domaine
de la foi révélée cette question. Dans cette leçon sur le livre 8 des Physiques, il semble laisser
entendre autre chose. Il commence par montrer qu’il n’est pas contradictoire que le monde a un
commencement. Le premier pas pour montrer une chose est en effet de montrer qu’elle n’est pas
impossible. La distinction du naturel et du surnaturel est cruciale pour cela. Le mouvement n’a pas
commencé per viam naturae63, mais en raison de la production de novo de toutes choses par leur
Premier Principe, qui est Dieu. Cette production, par émanation, n’est pas un mouvement. Il est bon
de nous rappeler que le Premier Principe, identifié par Thomas avec Dieu, n’est pas un agent
naturel, mais un agent intelligent et volontaire64, qui agit librement. Il agit parce qu’Il le veut, selon
« le secret de sa divine sagesse, qui ne peut pas être compris de nous65 ».

61 ARISTOTE, Physiques, liv. VIII, ch. 1, 252a14.


62 Cette dernière partie de notre travail doit beaucoup aux indications orales d’Emmanuel Brochier, lesquelles font
suite à son article sur ce sujet. Voir EMMANUEL BROCHIER, « La création du temps », in SOCIÉTÉ INTERNATIONALE DE
PHILOSOPHIE RÉALISTE, La Création, Paris, Les Presses universitaires de l’IPC, 2014, pp. 75-99.
63 THOMAS D'AQUIN, In VIII Phys., leç. 2, no 17.
64 THOMAS D'AQUIN, In VIII Phys., leç. 2, no 18.
65 THOMAS D'AQUIN, In VIII Phys., leç. 2, no 19.
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Quelques lignes à la fin du no 19 peuvent cependant retenir notre attention.

Mais si l’on demande pourquoi Il l’a voulu ainsi, sans aucun doute il faut répondre que
c’est à cause de Lui-même. De même en effet qu’Il fit les choses, pour qu’en elles une
similitude de Sa Bonté fût manifestée, Il voulut aussi qu’elles ne fussent pas sempiternelles,
pour que Sa Plénitude fût manifestée. Elle l’est, puisqu’alors que rien d’autre n’existait Il eut
en Lui-même toute plénitude de Béatitude, et toute plénitude de Puissance pour la production
des choses66.

Dans ce passage, Thomas introduit un interlocuteur fictif, qui lui permet de donner les raisons
de sa foi. « Si quelqu’un demande … » Cette question n’est pas forcément le fait d’un chrétien, elle
pourrait être attribuée à Aristote ou Averroès, à qui Thomas s’efforce de rendre raison de sa foi. Il ne
s’appuie pas sur l’autorité révélée pour répondre.

Thomas répond avec une grande certitude : « sans aucun doute ». Sa réponse à cette question
fait appel à des arguments dont il nous faut préciser la nature, pour bien la comprendre. « Il voulut
[…] pour que ». Cette argumentation pourrait être un simple argument de convenance, ne servant
que d’illustration pour faire comprendre la vérité à des gens qui en sont déjà convaincus. Adressées
à des gentils, elle pourrait aussi avoir plus de force. L’expression « pour que » est l’indication d’un
but, d’une finalité. Désigner le but d’une chose peut-il avoir plus de force qu’un argument de
convenance ?

Au livre II des Physiques, Thomas étudie en disciple d’Aristote les différentes sortes de
preuves qui peuvent être concluantes en philosophie de la nature. Ce qui permet d’établir une
certitude, c’est la connaissance des causes67. Parmi celles-ci on distingue entre les causes antérieures
et postérieures. Quelle serait la cause qui appuierait ici la certitude de Thomas ? La leçon 5 sur le
livre 2 des Physiques répond en détail : il est quatre sortes de causes, qui sont les causes matérielle,
formelle, efficiente, et finale68. La cause finale « est la plus puissante parmi toutes les autres causes.
Car la cause finale est cause de toute autre cause69 ».

À la leçon 11, Thomas explique que la philosophie de la nature use de toutes les sortes de
cause pour démontrer. Au no 9, il aborde la démonstration par la cause finale. « Le philosophe de la
nature démontre quelquefois que quelque choses existe, parce qu’il est meilleur qu’il en soit ainsi,
[…] la nature faisant ce qui est meilleur. » Ce point est bien loin d’être évident aujourd’hui. Il ne

66 Si autem quaeratur quare hoc voluit, sine dubio dicendum est quod propter seipsum. Sicut enim propter seipsum res
fecit, ut in eis suae bonitatis similitudo manifestaretur; ita voluit eas non semper esse, ut sua sufficientia
manifestaretur, in hoc quod omnibus aliis non existentibus, ipse in seipso omnem sufficientiam beatitudinis habuit,
et virtutis ad rerum productionem.
67 D’après In II Phys., leç. 5, no 1, c’est à la philosophie première qu’il appartient de considérer les causes. Mais il
appartient aussi à la philosophie de la nature de considérer les causes des mouvements naturels.
68 THOMAS D'AQUIN, In II Phys., leç. 5, no 3-6.
69 THOMAS D'AQUIN, In II Phys., leç. 5, no 11.
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l’était sans doute pas non plus à l’époque d’Aristote, qui faisait face à des objections mécanistes
sérieuses, ni à celle de Thomas. C’est pourquoi l’un et l’autre consacrent un long développement à
manifester l’importance de la finalité dans la nature : la nature agit en vue d’une fin, elle fait ce qui
est le meilleur. C’est l’objet des leçons 12 à 14. Elles forment un traité de la finalité dans la nature,
commençant par exposer les objections, montrant ensuite que la nature agit en vue d’une fin, et
réfutant enfin les objections. Cette question de la finalité trouve chez Thomas une résonance
théologique. « Cela s’applique à la question de la providence ». En effet, ce qui agit en vue d’une
fin sans connaître cette fin doit être dirigé par un être intelligent, capable de connaître cette fin. Si
donc la nature agit en vue d’une fin, elle révèle un être intelligent qui la dirige. Par ailleurs, il
importe de savoir si seule les causes antérieures sont causes nécessaires dans la nature, ou bien si les
causes postérieures, fin et forme, en ont aussi70.

Retenons seulement le premier argument de Thomas pour montrer la finalité. Ce qui est fait
par la nature arrive souvent ou fréquemment. Les choses qui se produisent sont soit en vue d’une
fin, soit par hasard. Mais ce qui est par hasard se produit rarement, donc la nature n’agit pas par
hasard, mais en vue d’une fin71. Il est certes manifeste que l’art et l’artisan agissent en vue d’une fin.
Les réflexions ici menées nous font découvrir que la nature et l’art se ressemblent. L’art nous est
plus connu, mais c’est la nature qui précède l’art. Cela permet à Thomas de définir la nature comme
« la raison de l’art divin inscrit dans les choses, par lequel les choses elles-mêmes sont mues vers
une fin déterminée »72.

Après ce traité de la finalité, Thomas explique de quelle façon il y a de la nécessité dans les
choses naturelles. Puisqu’une démonstration est la manifestation évidente d’un lien nécessaire, ce
point nous intéresse pour préciser de quelle manière se mène une démonstration par la cause finale.
Il distingue la nécessité qui résulte des causes antérieures et celle qui résulte des causes
postérieures. La première est absolument nécessaire. La seconde, en revanche, est nécessaire de
manière conditionnelle : si une chose doit être produite, il est nécessaire que telle chose soit.
« Chercher si la nécessité est absolue ou conditionnelle, ce n’est que se demander si, en ce domaine,
la nécessité dépend de la fin ou de la matière 73. » L’argument que nous examinons autour du
commencement du temps pourrait donc être un exemple de nécessité hypothétique : pour ceci, il est
nécessaire que cela.

La nécessité de la matière ne suffit pas à rendre compte de l’apparition des êtres. Thomas
l’explique avec un exemple tiré de l’art, la construction d’une maison. Les propriétés mécaniques de

70 THOMAS D'AQUIN, In II Phys., leç. 12, no 1.


71 THOMAS D'AQUIN, In II Phys., leç. 13, no 2.
72 « Unde patet quod natura nihil est aliud quam ratio cuiusdam artis, scilicet divinae, indita rebus, qua ipsae res
moventur ad finem determinatum. », THOMAS D'AQUIN, In II Phys., leç. 14, no 8.
73 THOMAS D'AQUIN, In II Phys., leç. 15, no 2.
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solidité et de poids des matériaux rendent certes possible la construction de la maison. Elles ne
suffisent à l’expliquer : ultimement, il y a une maison pour abriter les hommes. Pour obtenir la
substance achevée, les matériaux sont certes nécessaires, c’est le deuxième exemple de la scie. Mais
si je demande « pourquoi il y a une scie », la réponse n’est pas « parce qu’il y a du fer », mais plutôt
« pour scier du bois ». C’est le but qui est cause de la forme de l’objet, et de la matière qui doit être
employée pour sa fabrication. « De la fin vient la raison de cette nécessité74. »

Enfin, aux nno 5 et 6, qui achèvent le commentaire sur le 2e livre des Physiques, Thomas met
en rapport la nécessité dans les choses naturelles avec la nécessité des démonstrations. Il sort ici
d’une difficulté provenant du choix des exemples d’Aristote. Aristote employait jusqu’ici les
exemples de la maison et de la scie, choses artificielles. Est-il vraiment légitime d’étendre
absolument ce qui est découvert dans les choses artificielles aux choses naturelles ? Heureusement,
ici, Aristote et Thomas prennent des exemples moins artificiels.

Dans les sciences démonstratives, la conclusion découle nécessairement de quelque chose


d’antérieur, pris comme principe. De même, dans les choses qui deviennent en vue d’une fin, la fin
tient la place que tiennent les principes dans la démonstration. Elle apparaît la dernière
chronologiquement, mais elle permet de savoir que les réalités antérieures sont nécessaires, si la fin
est ou doit être. La fin est un véritable principe de raisonnement. Elle permet de connaître avec
certitude ce qui a précédé ou doit précéder, la matière nécessaire. Pour qu’il y ait un homme, ou
bien s’il y a un homme qui est engendré, il est nécessaire que telles conditions antérieures aient été
réalisées. Le philosophe de la nature doit répondre aux questions en recherchant ces deux causes : la
matière et la fin. Surtout la cause finale, puisque la matière est pour la fin et non la fin pour la
matière75. Pour connaître une chose, le but du philosophe de la nature est d’en donner la définition
la plus complète. Cette définition comprend la fin de la chose, qui est principe de la démonstration,
ce qu’est la chose, et ce en quoi est faite la chose, ce qui est comme une conclusion de la
démonstration76. La connaissance de la fin est toujours primordiale, elle est au principe de la
connaissance de la chose. Comme le note Emmanuel Brochier, ce mode de démonstration tient une
grande place dans le corpus de physique aristotélico-thomiste. Il permet de montrer qu’il n’y a pas
plus de trois principes du devenir, qu’il n’y a qu’un seul moteur immobile, et que chaque homme est
doué d’un intellect agent, parce qu’il est meilleur qu’il en soit ainsi 77. On voit l’importance qu’il
faut y attacher.

Dans le texte de Thomas que nous étudions, celui-ci dit que les choses ont été créées pour
qu’une similitude de la bonté divine soit manifestée. Il ajoute que les choses ont été créées avec un
74 THOMAS D'AQUIN, In II Phys., leç. 15, no 4.
75 Valère dirait qu’« il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger ». Molière, L’avare, Acte III, sc. 2.
76 THOMAS D'AQUIN, In II Phys., leç. 15, no 6.
77 Emmanuel BROCHIER, « La création du temps », op. cit., p. 98.
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commencement pour que la Plénitude divine (sufficientia) soit manifestée. Le mot propter nous
invite à y voir l’exposé d’une démonstration téléologique. Thomas ne la développe pas
explicitement en raison du contexte peut-être, mais en pose les jalons, en quelque sorte. Pour que Sa
Plénitude divine soit manifestée, Il voulut que les choses aient un commencement. Ainsi Sa pleine
Béatitude est manifeste, puisqu’Il n’avait pas besoin des créatures, et Sa pleine Puissance aussi,
puisqu’Il fit toutes choses de rien. Et ces deux attributs divins auraient été moins manifestes si les
créatures étaient depuis toujours.

Il faut cependant approfondir les principes de cette preuve. Dieu fit ainsi pour que Sa
Plénitude fût plus manifeste. Mais qu’est-ce qu’être manifeste ? C’est être plus facile à connaître. Et
pour qui Dieu voulut-Il que sa Plénitude fut plus manifeste dans la Création du temps ? Ce n’est pas
pour Lui-même, qui se connait déjà parfaitement. Ce n’est pas pour les anges, qui le connaissent
parfaitement, autant qu’il leur est possible, par une illumination directe. C’est donc pour les
hommes. C’est pour être mieux connu des hommes en Ses attributs que Dieu fit le monde avec un
commencement.

Les attributs divins de la Puissance et de la Béatitude appartiennent certes à Dieu dans l’unité
de l’essence divine. Pour Thomas, ils sont dans une certaine mesure connaissables par la raison.
Mais pourquoi Dieu voulut-Il, veut-Il être mieux connu des hommes, quand ils sont dans leur vie
terrestre ? Il n’est pas évident à la seule raison que Dieu veut être plus manifestement connu des
hommes. Thomas répondrait sans hésiter que c’est pour les conduire à la connaissance parfaite de
Lui qu’ils auront après cette vie, connaissance qui les rendra parfaitement heureux. Notre preuve
téléologique repose donc sur la bonne volonté de Dieu à l’égard des hommes, son amour pour eux,
amour efficace qui veut leur bien et agit pour procurer ce bien. Comme nous l’avons relevé en lisant
la leçon 12 sur le 2e livre des Physiques, « cela s’applique à la question de la Providence ».

De la Providence, on peut avoir une certaine connaissance naturelle, par l’observation du jeu
des saisons, ordonné au bien terrestre des hommes78. On découvre ainsi que Dieu procure aux
hommes ce qu’il leur faut pour la vie terrestre. Nous ne croyons pas pouvoir découvrir ainsi, par la
seule raison humaine, que Dieu aime les hommes et veut leur bien au point de les faire entrer dans
Sa Béatitude en Se révélant à eux. Il nous semble que la preuve téléologique de Thomas, certes
valide, avait pour lui son fondement et son principe le plus solide en ceci : « La preuve que Dieu
nous aime, c’est que le Christ est mort pour nous79 ».

Nous distinguons donc entre deux connaissances de la providence divine. L’une obtenue
naturellement, nous permet de découvrir que Dieu procure aux hommes les biens nécessaires à leur

78 c’est l’argumentation que développe St Paul à Iconium, Ac 14,16-18.


79 Rm 5, 8.
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vie terrestre : nourriture, habitat, société humaine, et la possibilité de la vie heureuse. L’autre doit
être réservée à une lumière de connaissance surnaturelle, par laquelle il nous est révélé et nous
croyons que Dieu veut pour l’homme le bonheur absolu et éternel au-delà de la mort, et agit pour
réaliser ce bonheur. Il ne nous paraît pas possible de découvrir par la seule raison que Dieu aime les
hommes et les appelle à Le connaître en Se révélant à eux, ce qui semble nécessaire pour fonder
cette preuve téléologique du commencement du monde et du temps.

Parti de la question du commencement du monde dans la lecture thomasienne des Physiques


d’Aristote, nous avons cherché quels rapports entretiennent le temps et l’instant. Nous avons
découvert le rapport d’analogie qui s’établit entre la grandeur locale, le mouvement et le temps
d’une part, le point, le moment et l’instant d’autre part. Tout instant divise le temps, tout instant est
dans le temps. Tout instant est précédé et suivi d’un temps. En raison de cela, nous avons découvert
qu’Aristote veut mener ici une vraie démonstration. En même temps, nous avons vu qu’il n’est pas
contradictoire que le mouvement et le temps aient un commencement, de même qu’une ligne est
bornée par deux extrémités, qui ne sont pas des points de la ligne. Il peut exister dans l’ordre du
temps un indivisible initial, qui n’est pas à proprement parler un instant. Ceci avait échappé à
Aristote, et permet à Thomas d’attaquer sa position.

Le raisonnement d’Aristote est valide pour montrer que le mouvement et le temps ne peuvent
pas avoir un commencement de manière naturelle. Il ne détruit pas la possibilité que le Créateur
crée en même temps les choses, leur mouvement et le temps. La création du monde et du temps,
d’après Thomas, ne se fait pas à partir de quelque chose, elle est une production absolue dans l’être
de tous les étants créés. Elle ne se fait pas par la via naturae, mais est une émanation de la substance
divine.

En reprenant la fin de la leçon, où Thomas expose des raisons pour lesquelles il est
raisonnable que le monde ait un commencement, nous avons vu qu’elles pouvaient avoir la force
d’une argumentation téléologique. Mais cette argumentation dépend d’un principe dont la
connaissance par la raison ne peut être que partielle : Dieu aime les hommes et veut se révéler à eux
pour leur bonheur. Elle possède une certaine force, en raison de la possibilité d’une connaissance
naturelle de la Providence divine. Il semble que dans l’esprit de Thomas, elle s’appuyait sur la
vérité révélée : « La preuve que Dieu nous aime, c’est que le Christ est mort pour nous ». Rappelons
aussi que plus tard, dans le De aeternitate mundi (que Torrell place en 1271), Thomas tiendra contre
Bonaventure et Peccam la position qu’il avait dans la Somme.
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Bibliographie

• ARISTOTE, Physique, Traduction par Pierre Pellegrin, Paris, Flammarion, 2000, 2e éd.
2002, coll. GF, 477 p.

• THOMAS D'AQUIN, Commentaria in octo libros Physicorum, texte de l’édition léonine,


t. 2, 1884, édité par Taurini en 1954, mis en ligne en 2011 sur le site
http://www.corpusthomisticum.org, consulté en 2015 et 2016.

• THOMAS D'AQUIN, Somme théologique, Paris, Cerf, 1984, 4 tomes.

• Emmanuel BROCHIER, « La création du temps », in SOCIÉTÉ INTERNATIONALE DE

PHILOSOPHIE RÉALISTE, La Création, Paris, Les Presses universitaires de l’IPC, 2014, pp.
75-99.

• Jean-Pierre TORRELL, Initiation à saint Thomas d’Aquin, sa personne et son œuvre,


Fribourg Suisse – Paris, Éditions Universitaires Fribourg Suisse – éditions du Cerf,
1993, 592 p.

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