REVUE MÉDICALE SUISSE
point de vue
Michel Jouvet, une vie et des rêves (1925-2017)
Jean-Yves Nau
jeanyves.nau@gmail.com
Comment devons-nous l’interpréter ?
Une nuit après l’attribution du prix Nobel
de médecine 2017 à trois pionniers du
­décryptage moléculaire des mécanismes
du rythme circadien, nous apprenions le
décès de Michel Jouvet, « père de la méde-
cine du sommeil et découvreur du sommeil
paradoxal ». Michel Jouvet est mort à l’âge
de 91 ans, à Villeurbanne (Rhône). Michel
Jouvet à qui l’humanité consciente doit la
découverte du « sommeil paradoxal » ; un
état différent du sommeil profond et de
l’éveil – état qui correspond aux moments
où l’homme, notamment, rêve. Michel Jouvet
explorant raisonnablement les raisons de
nos rêves. Et une mort qui, une nouvelle
fois, vient rappeler l’infinie richesse de
certains parcours du XXe siècle.
Rêves ou pas, on peut parfois écrire
bien des biographies d’un même homme.
Pour Michel Jouvet, cela peut donner cette
version institutionnelle résumée : « Michel
Jouvet a consacré ses recherches à l’étude
des structures et des mécanismes du cycle
éveil – sommeil – rêve (ou sommeil para-
doxal). Il est considéré comme l’un des
pionniers de l’hypnologie. Ce neurobiolo-
giste est à l’origine de la découverte du
sommeil paradoxal. Cet état, caractérisé
par une atonie musculaire totale et des
ondes cérébrales (activité PGO) proches
de celles de l’éveil, est, selon lui, le sup-
port biologique du rêve. Il s’agirait d’un
troisième état du cerveau, aussi différent
du sommeil que celui-ci l’est de l’éveil. »
On peut aussi se contenter de la bio-
graphie scientifique telle qu’elle est écrite
par l’Institut national français de la santé
et de la recherche médicale (Inserm). Elle
D.R.
nous dit notamment que c’est en 1959 que
Michel Jouvet a décrit les signes électro­
encéphalographiques de la mort cérébrale.
La même année, il découvre le sommeil
paradoxal chez le chat et démontre que cet
état dépend du tronc cérébral inférieur.
En 1961, il établit la classification du som-
meil en ses différents stades : télencépha-
lique (sommeil lent, en raison des ondes
lentes qui l’accompagnent sur les tracés
d’électroencéphalographie) et rhomben­cé­
phalique (sommeil paradoxal, durant lequel
sont enregistrés des mouvements oculaires
rapides) d’où son nom en anglais de Rapid
Eye Movements-sleep.
L’homme poursuit sa quête
et découvre ensuite ce qui
la sexualité
­apparaîtra bientôt comme une
n’étant, comme
évolution ontogénétique du
chacun sait,
sommeil paradoxal : l’existence
jamais très
du sommeil paradoxal chez
éloignée des
des animaux nouveau-nés et
songes
chez des fœtus in utero. Il
­décrit aussi certaines caractéristiques de
l’évolution phylogénétique de ce type de
sommeil, en particulier la présence de cet
état chez tous les mammifères et les oiseaux
et l’absence du sommeil paradoxal chez
les reptiles et les poissons. Puis l’étude
pharmacologique du sommeil paradoxal
où il démontre la possibilité de supprimer
sélectivement celui-ci, sans pour autant
supprimer le sommeil. L’électrophysio­
logie lui permet, en outre, de mettre en
évidence l’organisation des différents sys-
tèmes entrant en jeu au cours du sommeil
paradoxal.
Suivront la découverte des comporte-
ments oniriques survenant au cours du
sommeil paradoxal chez le chat et la dé-
termination du système ponto-géniculo-
occipital et de ses voies ascendantes. Michel
Jouvet établit alors la théorie sérotoniner-
WWW.REVMED.CH
1858 25 octobre 2017
gique du sommeil – sérotonine considérée
comme une neuro-hormone entraînant
la synthèse d’un facteur responsable du
sommeil.
Il est à l’origine de la découverte de la
mort cérébrale chez l’homme, complète
l’Inserm. Parallèlement à l’approche ex­
périmentale chez l’animal, Michel Jouvet
développe des recherches cliniques. Il dé-
couvre, en particulier, les propriétés « éveil­
lantes » d’une molécule (le modafinil), qui
reste aujourd’hui la plus efficace pour trai-
ter l’hypersomnie et la narcolepsie, deux
pathologies du sommeil très invalidantes.
Enfin, Michel Jouvet a mené
des recherches sur la mort su-
bite du nourrisson, qui ont
permis de déceler un nombre
non négligeable de narcolep-
sies chez des enfants de six à
huit ans. »
Nous avions eu la chance
de le rencontrer en avril 2013,
lors d’une émission de France Culture.
C’était à l’occasion de la publication d’un
nouvel ouvrage,1 ce savant n’ayant jamais
caché son goût pour une écriture destinée
à un public dépassant les amphithéâtres et
les leçons magistrales de neurophysiologie
puis de neurobiologie. Il récidivait alors
avec ses formidables « mémoires d’un oni-
rologue » ; sous-titre qui ne manque pas
d’inquiéter quand on ne sait pas encore
comment désigner, de manière à la fois
courte et savante, la longue histoire de
l’interprétation des songes.
« Connaître les mécanismes et les fonc­
tions du rêve : tel fut le but d’une longue
recherche, expliquait-il alors. Comment le
hasard, ou ce qu’on appelle maintenant la
“sérendipité”, m’a permis quelques décou­
vertes fécondes. Mais aussi comment je
me suis égaré ou trompé plusieurs fois.
J’ai essayé de raconter les aventures d’une
vie de chercheur, parfois assombrie par des
impasses ou des échecs, mais plus souvent
encore riche de découvertes imprévues,
de rencontres d’individus extraordinaires
et parsemée de voyages, de péripéties –
sans oublier la souterraine présence de ce
qu’on appelle l’inconscient, qui parfois
veut bien surnager sur l’océan agité d’une
conscience égarée devant l’inconnu. »
Massif, 87 ans, l’homme avait posé sa
canne, s’était assis et avait repris son pèle-
rinage pédagogique devant le microphone
de la radio publique. Nous étions alors
tombé sous le charme de celui dont le père
était médecin mais qui, né à Lons-le-Sau-
 Actualité

nier, se destinait à la marine – c’était avant

l’attaque des Anglais à Mers el-Kébir et le Carte blanche
sabordage de la flotte française en novem­bre
1942 à Toulon. Double cauchemar. Le ser­ Mon but était de voir la con­ sables et encore, seulement
gent Jouvet fait une croix sur son rêve. Il crétisation d’heures de dis- celles qui ne nécessitent pas
gagnera Lyon et la médecine. Interne (1951), cussion : la réalité de ce bloc de radiothérapie. Le centre
docteur (1956), ce sera la neurochirurgie opératoire que nous avions d’irradiation le plus proche
et la neuropsychiatrie puis la faculté de dessiné ensemble. Je souhaitais se situe au Ghana à plus de
lettres ; avec l’ethnologie comme objectif. m’immerger dans le quotidien 1000 km de Ouagadougou.
Découverte de la neurophysiologie en africain si complexe. J’espérais On renonce par exemple à
Californie puis retour à Lyon avant de
­ aussi évaluer si des compé- tout traitement conservateur
Dr Anne Hügli
nouvelles explorations, cérébrales, puisque tences d’un oncologue du sein, seules les mastecto-
Chemin de Beau Soleil 22
tout est là. 1206 Genève ­pouvaient s’avérer utile. mies sont possibles. Soixante
Ce sera une quête qui (comme celle, annehugli@bluewin.ch Les réponses furent très vite à 80 % de notre activité occi-
nobélisée, sur les rythmes circadiens) n’a évidentes: le bloc opératoire dentale s’adressent à des
pas encore donné naissance à tous les pro- fonctionne, la qualité des soins ­situations palliatives, elles ne
longements thérapeutiques que réclame Deux poids, est impressionnante. Même sont pas considérées au
aujourd’hui notre mode de vie. Car Jouvet deux mesures si la tâche est immense et les ­Burkina Faso. Un abîme nous
est persuadé (il le dira au micro de France imperfections multiples, les sépare !
Culture) que l’homme « dormait mieux Une jeune femme se présente résultats sont tangibles. Le Que faire de ces deux poids,
avant ». Avant ? Disons avant Thomas Edison au dispensaire, elle semble problème du cancer nous deux mesures ? Comment
(1847-1931) puisque Michel Jouvet estime fatiguée, amaigrie. Lorsque plonge dans la réalité africaine. aborder ces inégalités ? Com-
que c’est avec le génie de cet inventeur que je l’examine, un de ses Même si l’espérance de vie ment gérer cette évidence,
américain, fondateur de l’empire General seins est ulcéré et un étrange moyenne est de 53 ans, le qui reste totalement inaccep-
Electric, que l’humanité est entrée dans mélange de lait et de sérosités cancer habite le quotidien de table : la vie n’a pas le même
l’ère présente. Une ère qui va bientôt laisser coule de la plaie. Des ganglions cette population très jeune. prix, pas la même valeur ici
la place à une autre. « Nous sommes tou- envahissent le creux axillaire. Mais le traitement de ces et là-bas ? Si l’expression de la
jours dans l’ère “post-edisonienne” mais Le foie est immense. Elle me ­maladies reste marginal. Tout souffrance diffère, elle n’en
je cherche à mettre un nom sur celle où demande ce qu’il va lui arri- manque: les ressources finan­ reste pas moins présente et
nous entrons » nous confiait alors celui ver… Que répondre à cette cières (patients trop pauvres criante. Habillée de pauvreté
qui, dans l’Ain, n’avait pas d’adresse mail femme africaine ? Comment lui pour payer des médicaments, elle enferme les regards dans
tout en usant d’un Ipad. cacher mon désarroi devant même à prix réduits venant la résignation.
Autre confidence : Michel Jouvet avait l’impuissance qui me fige ? d’Inde !), équipement inexistant Quatre ans après, ces inter-
rempli vingt-deux gros cahiers de ses sou- Il y a quatre ans, j’ai accom- ou en panne, compétences rogations ne trouvent pas de
venirs de rêves de 1970 à 2009. Soit 7155 pagné mon mari pour une insuffisantes en raison du réponses, pas de solutions,
auto-expériences recueillies pendant 13 454 mission humanitaire au Burkina manque de formation et mais elles suscitent une révolte
jours. Puis, il les a résumées ou dessinées. Faso où il a développé un bloc ­d’expérience. A fortiori, la que j’aimerais transformer en
Et classées (éventail diachronique et éventail opératoire d’orthopédie. Kaya multidisciplinarité des prises moteur pour progresser. Deux
thématique). Selon lui, un petit livre coquin est située au nord-est de en charge n’a aucune place pistes se dessinent : d’une part,
pourrait sans mal être fait de tout cela, la Ouagadougou, en zone sub- dans ces structures sanitaires. repartir pour consolider
sexualité n’étant, comme chacun sait, ja- saharienne dans l’un des pays A la capitale, j’ai visité un ­l’action orthopédique et me
mais très éloignée des songes. Confidences, les plus pauvres d’Afrique : centre créé par un chirurgien focaliser sur l’apport et l’équi­
toujours : une bonne partie de ses associa- pas de ressources naturelles, formé à Paris à l’Institut libre alimentaire des patients
tions (les métamnésies) concernent l’eau pluies diluviennes qui arrosent ­Gustave Roussy et j’ai partagé opérés. D’autre part, travailler
(navire, mer, marin), l’agressivité (atta­ques, ou noient les maigres res- sa consultation le temps d’un chez nous pour combattre les
colères, disputes, destruction, etc.) et l’air sources agricoles deux mois après-midi. Ne sont considé- dérives de notre système de
(voyages en avion). Figurent aussi en bonne par an, aucun accès à la mer. rées que les situations guéris- santé si performant. Ici, pour
place les chats. Comme tous les amou- l’instant, aucun frein financier
reux, il devine d’avance leurs comporte- aux traitements, si onéreux
ments et leurs déplacements. Il a aussi soient-ils. Œuvrons à gérer
longtemps ouvert leur crâne pour en sa- nos ressources d’une manière
voir plus sur nos songes. Et il savait ainsi plus réfléchie. Plutôt que de
pourquoi eux (et nous) rêvons. Eux plus limiter la durée des échanges
encore que nous. entre le médecin et son
­patient, réfléchissons pour
1 Jouvet M. De la science et des rêves. Mémoires d’un savoir si le gain de quelques
onirologue. Paris : Editions Odile Jacob, 2013. On peut semaines de survie grâce à
entendre ici l’émission radiophonique : Comment Michel une nouvelle molécule, cons­
Jouvet a-t-il découvert le sommeil paradoxal ? (France
Culture, 12 avril 2013 ; Science Publique, Michel Alber­ titue un vrai bénéfice. Ce
ganti). Voir d’autre part : L’homme qui explique les songes ­débat nous effraie, mais nous
en rêvant de ses chats. Rev Med Suisse 2013;9 :902-3. De ne pouvons nous y soustraire,
nombreux ouvrages de Michel Jouvet ont été édités chez
Odile Jacob . Et notamment « Le Château des songes »,
sous peine de sacrifier la
qualité de nos soins.
D.R.

« Le Sommeil, la Conscience et l’Eveil », « Le Sommeil et

le rêve » , « Le Voleur de songes ».

www.revmed.ch
25 octobre 2017 1859