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L’expression « différence des sexes » est prise ici dans un sens large et en quelque sorte préthéorique qui ne
préjuge pas du statut de la différence, ni de ce qu’elle comporte de réductible ou d’irréductible, de « naturel »
ou de « culturel ». La dénomination générale de « rapports de sexe » pourrait remplir aussi cette fonction : elle
appartient à l’horizon sociologique plus qu’à l’horizon philosophique qui éclaire le présent texte.
L’expression « différence des sexes » a cependant fait l’objet de débats terminologiques : elle a été récusée par
certaines en raison de l’interprétation potentiellement naturaliste ou ontologique à laquelle elle risquerait de
donner lieu. Lui ont été préférés alors les termes de « construction sociale des sexes », voire de « classes de
sexes », qui définissent a priori la différence des sexes comme pure production sociale et incarnent dès lors une
des réponses au problème posé. La notion de gender – articulée à celle de sex –, importée des États-Unis et
traduite par « genre », propose une issue à cette alternative : elle n’est toutefois pas d’un usage courant en
France, le genre n’étant pas dans la langue française l’équivalent exact du mot gender dans la langue anglaise,
et le participe gendered (« genré ») n’y étant pas usuel.
Toute terminologie est connotée. L’expression « différence des sexes » devrait permettre ici la détermination
des trois grands courants théoriques de la pensée féministe, et de leurs infléchissements dans le contexte
français. Chacun d’entre eux, dans la mesure où il est féministe, part en tout cas de l’hypothèse du caractère
transformable des rapports entre les sexes et de leurs définitions. La question est alors de savoir si, dans quelle
mesure, et en quels termes, une forme de différence sexuelle est abolie ou maintenue dans un monde commun
égalitaire ou constitue même un facteur de redéfinition de celui-ci.
Universalisme : il y a de l’un
La position universaliste repose sur l’affirmation selon laquelle tous les êtres humains sont des individus au
même titre, et indépendamment de différences secondaires touchant aux traits physiques, à la « race », au sexe,
à la langue, etc. La différence qui caractère hommes et femmes est donc comme telle insignifiante ; son
importance déterminante et socialement structurante est un effet des rapports de pouvoir : « On ne naît pas
femme, on le devient » (Beauvoir, 1949), et on le devient à partir de la domination exercée par les hommes sur
les femmes, quelles que soient les origines ou les formes de cette domination et les causes qui l’ont rendue
possible. Il n’y a donc pas de sexes mais des « classes de sexes » vouées à disparaître. Leur disparition
permettrait une indifférenciation sexuée au sein de la catégorie générale d’être humain : « Nous voulons l’accès
au neutre, au général » (Questions féministes, n°1, 1977) ou encore : « L’un est l’autre » (Badinter, 1986).
L’égalité est ici couplée à l’identité. Il ne s’agit pas seulement de postuler les mêmes droits pour les hommes et
les femmes mais de dissoudre les catégories d’hommes et de femmes comme la révolution marxiste aurait
dissous les catégories de capitalistes et de prolétaires. Il s’agit de penser chaque homme, chaque être humain,
comme un sujet autonome égal aux autres sujets et partageant la même raison. Toute affirmation de spécificité
ressuscite en effet le spectre de la complémentarité et risque de donner des gages à la hiérarchisation : la
spécificité des femmes est une production sociale destinée à justifier leur subordination, que ce soit comme
objets sexuels à travers la longue histoire de la « contrainte à l’hétérosexualité » (Mathieu, 1991) ou comme
mères en les reléguant dans la sphère domestique et en les excluant de la sphère publique. De ce point de vue,
les caractères sexuels propres aux femmes ou aux hommes et leurs rôles dissymétriques dans la génération
n’entraînent pas d’effets sociaux, politiques ou symboliques. La raison n’a pas de sexe. Et si elle a un corps,
elle n’est pas ce corps : elle transcende son immanence par la liberté (Beauvoir, 1949).
L’exigence d’égalité comporte pour les filles comme pour les garçons un accès identique, et dans des
conditions identiques, à toutes les formes d’exercice de la vie humaine et citoyenne. La démocratie se doit de
traduire dans les faits ses principes, au-delà de l’interprétation restrictive qui a été jusqu’ici la sienne.
« Homme » signifie « être humain » sans exclusive.
L’importance prépondérante de ce courant dans la formation du féminisme français est liée à la tradition
culturelle, philosophie et politique nationale, héritée du rationalisme des Lumières, et à une conception des
rapports de sexes prélevée sur le modèle marxiste des rapports de classe, même si l’économique n’en est pas ici
le ressort exclusif. Il a été principalement soutenu et développé par des théoriciennes formées à la sociologie ou
à l’ethnologie.
Différencialiste : il y a du deux
La position différentialiste soutient qu’« il y a deux sexes » (Fouque, 1995) au sein de la même humanité :
l’accès à l’égalité n’est pas l’accès à l’identité. La disparition de la domination doit donner lieu à un monde
commun composite, enrichi par apports de l’une et l’autre forme sexuée de l’humanité. La domination
masculine a en effet approprié l’universel en le tronquant. La libération des femmes n’est pas que le
dépassement d’une injustice : c’est aussi la manifestation d’une dimension du rapport au monde occultée
jusqu’ici.
Ce qui caractérise le féminin dans cette optique, c’est sa résistance à l’Un, figuré par le phallique, propre au
masculin, et qui structure indûment le monde dit commun. « Ce sexe qui n’en est pas un » (Ir Garay, 1974)
n’est pas un : à la symbolique phallique il oppose une symbolique utérine polymorphe. L’irréductibilité du
féminin au masculin est figurée morphologiquement par un fondement corporel qui ne détermine pas une autre
espèce de l’humanité mais une variante de l’humanité jusqu’ici refoulée. Cette variante incontournable quand
on confronte les expériences respectives de la maternité et de la paternité. (Kristeva, 1980 ; Knibielher, 1997).
Dès lors, l’avènement des femmes serait l’avènement d’une alternative à l’organisation des rapports humains,
définis jusqu’ici par les hommes, et culminant dans l’ordre de la maîtrise, propre à la modernité occidentale.
Les théoriciennes de ce courant vont parfois jusqu’à penser que ces deux registres sexués de l’humanité
devraient pouvoir constituer deux formes d’organisation non plus hiérarchisées mais égales et parallèles au sein
d’un même monde. Il y a du deux ou, plus précisément, il y a du un et du non un.
Cette théorie dite « différencialiste », et parfois péjorativement « naturaliste » ou « substantialiste », a été
surtout soutenue, au départ, par des théoriciennes confrontées à la psychanalyse – et plus particulièrement à la
pensée de Lacan – dont elles se démarquent de manière critique. Elle se retrouve aussi chez des théoriciennes
de l’écriture et de la création (Cixous, 1975 ; Kristeva, 1980). Il y aurait ainsi un « génie féminin » étouffé
jusqu’ici dans al constitution d’un monde exclusivement masculin.
Le deuxième sexe
Si on relit attentivement le texte fondateur du féminisme du XXe siècle, Le deuxième sexe, à la lumière de ses
héritières, on constate que, même si Simone de Beauvoir semble cautionner la première de ces théories –
universaliste –, elle n’en exclut pas la persistance d’une différence des sexes mais qui ne serait plus la
justification d’une hiérarchie sociale et politique. Elle affirme tout à la fois la nécessité de l’accès à l’universel
détenu par les hommes et, à la lumière des références psychanalytiques, la réalité d’une différence que
n’effacera pas la libération. Elle reste cependant tributaire de la pensée dialectique post-hégélienne de son
temps, qui caractérise la pensée du sujet et n’aborde pas la critique de la modernité qui sera inséparable d’un
courant ultérieur de la pensée féminine.
Implications politique
Les positions théoriques définies ci-dessus n’ont pas valeur que spéculative. Elles infléchissent les choix
politiques. L’objectif est-il en effet de faire reconnaître les femmes au même titre que les hommes dans le
monde existant ou d’introduire dans celui-ci une dimension qu’il ignorait sans elles ? S’agit-il de faire accéder
les femmes à des structures inchangées mais désormais partagées ou de reformuler ces structures en fonction
des deux sexes – ou de plusieurs sexes ? Théorie et pratique interfèrent constamment dans la poursuite de la
« libération des femmes » et s’interrogent mutuellement. L’opposition entre universalisme, différencialiste et
postmodernisme doit être pensée au-delà de toute « logique des contraires » (F. Collin, 1999), dans une forme
« paradoxale » (Scott, 1998), pour répondre aux enjeux concrets et contingents de l’avancée des femmes. Les
chemins de la liberté sortent des sentiers battus : ils échappent sans doute à toute orthodoxie. L’action fait
toujours objection à l’idée.
→ Division sexuelle du travail et rapports sociaux de sexe – Domination – Égalité – Maternité – Sexe et genre –
Universalisme et particularisme.
Badinter Élisabeth, L’un est l’autre : des relations entre hommes et femmes, Paris, Odile Jacob, 1986, 361 p.
Collin Françoise, le différend des sexes, Paris, Pleins feux, 1999, 76 p.
Fraisse Geneviève, La raison des femmes, Paris, Plon, 1992, 294 p.
Guillaumin Colette, Sexe, race et pratique de pouvoir. L’idée de Nature, Paris, Côté-femmes « Recherches »,
1992, 241 p.
Ir Garay Luce, Speculum de l’autre femme, Paris, Minuit « Critique », 1974, 473 p.
Jardine Alice, Gynesis : configurations de la femme et de la modernité, Paris, PUF « Perspectives critiques »,
1991, 329 p.
François Collin