Documente Academic
Documente Profesional
Documente Cultură
POUR DURKHEIM
Evans-Pritchard est un durkheimien parmi les plus fidèles et les plus pro-
fonds. Mieux que les épigones français ou britanniques, qui réduisent la socio-
logie à un déterminisme du social (sous le schème de l’intégration ou celui
de la domination, peu importe), Evans-Pritchard avait compris l’originalité
de l’école française et on peut dire que cette source est la clé de la place sin-
gulière d’Evans-Pritchard dans l’histoire de l’anthropologie : pour lui, avec
Durkheim, l’homme vit d’idées sociales, les représentations sont l’élément
(et non le supplément) de l’action, « la société n’est pas un être alogique1 ».
Cependant, quand il s’agit de la religion, sa position devient très critique.
Dans certains textes où il fait l’éloge de Hertz ou de Mauss, il rejette Durkheim
du côté de Comte et Saint-Simon : métaphysicien, pas sociologue. Pour
résumer d’un mot sa position, il a adopté le concept de « représentations col-
lectives », mais rejeté celui de « vie religieuse ». Comment peut-on approu-
ver la théorie de la société de Durkheim et rejeter sa théorie de la religion,
tant les deux sont entremêlées? Le cas d’Evans-Pritchard est très éclairant,
car son œuvre est du début à la fin un dialogue avec l’école française de socio-
logie, et ses réticences à la « spéculation » religieuse de Durkheim sont révé-
latrices des difficultés pour la sociologie à « avaler » cette théorie. Le cas
d’Evans-Pritchard permet de dégager ce qui justifie ces réticences, mais aussi
en quoi l’horizon, le programme de Durkheim est incontournable.
Dans son petit livre Théorie des religions primitives (1961), Evans-Pritchard
classe les théories de la religion en « psychologiques » et « sociologiques ».
Le geste est en lui-même durkheimien, puisqu’il épouse la figure classique
dans l’Année sociologique (notamment sous la plume de Mauss) de la riva-
lité entre psychologie et sociologie, opposant par exemple le biais psycholo-
gique de la tradition anthropologique britannique à la vraie sociologie des
Français. La conclusion de Nuer Religion (1956) résume les vues d’Evans-
Pritchard :
« [Autrefois] l’explication des religions primitives était souvent formulée en
termes d’origine, à la fois historique et psychologique, ce qui est une source
de grande confusion […] La plupart de ces théories sont discréditées depuis
longtemps comme de naïves conjectures introspectives [faute de données, les
1. Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF, 1994 (1912), table des matières.
RDM22 19/06/04 18:32 Page 120
2. Nuer Religion, Oxford, 1956 [p. 313-320]. Le titre de cette section est une citation de ce
livre.
RDM22 19/06/04 18:32 Page 121
Je cite longuement parce que le livre n’est pas traduit en français et est
difficilement accessible. Ce texte condense toutes les tensions de l’attitude
d’Evans-Pritchard à l’égard de la religion : le combat contre la réduction
fonctionnaliste, la conscience aiguë de la position particulière des études
religieuses par rapport à leur objet, à savoir le fait que le savant ne peut être
ni dedans ni dehors, d’où les limites intrinsèques de la théorie, dans la mesure
où une théorie complète ne peut être que soit réductrice, soit apologétique.
La religion primitive est élémentaire et non embryonnaire. Contre le préjugé
évolutionniste (ce qu’il appelle le « progressionnisme »), Evans-Pritchard
retient sur ce point la leçon de Durkheim : la religion pure est au commen-
cement. Mais cette leçon est pour lui incompatible avec la thèse de la reli-
gion de la société, qui fait du primitif la dupe de la fonction cachée de sa
religion. Chez Durkheim, la religion est finalement une illusion, fût-elle
une illusion utile. Le phénomène religieux est bien social, mais il ne peut
être sauvé par l’entreprise sociologique que si elle renonce à la grande théo-
rie et reconnaît ses limites devant la théologie. Cette attitude est empreinte
de pessimisme, un pessimisme dont les racines sont profondes.
LA NASSE FONCTIONNALISTE
3. David Pocock, Social Anthropology, Londres, 1961 [p. 65 et 79]. Voir également la préface
de Louis Dumont à Evans-Pritchard, Les Nuer, Paris, Gallimard, 1972.
RDM22 19/06/04 18:32 Page 122
6. Toutes ces citations sont tirées de l’article de Marcel Gauchet, « La dette du sens et les
racines de l’État. Politique de la religion primitive », Libre, n° 2, 1977.
7. Le Désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 1985 [p. 21].
RDM22 19/06/04 18:32 Page 125
sociale à des législateurs non humains ne trouve pas d’explication (de cause)
satisfaisante. D’où l’hypothèse du choix, de l’institution. Alors que le cœur
de la théorie fonctionnaliste est que la religion n’est pas instituée. En ren-
versant la théorie de Durkheim (la religion est voulue et non produite par la
société), Marcel Gauchet en poursuit l’ambition. Reste à recueillir l’autre
part de l’héritage, celle de la permanence anthropologique, au-delà de l’his-
toire politique. La sortie de la religion n’est pas la sortie de la société. Ce
sera l’objet d’une autre étude.