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POUR DURKHEIM

par Philippe de Lara

L’héritage des Formes élémentaires de la vie religieuse est divisé. Le pres-


tige de l’ultime chef-d’œuvre de Durkheim est mitigé par la méfiance ou la
gêne devant l’extravagance spéculative de la thèse : Dieu, c’est la société. « Je
ne vois dans la divinité que la société transfigurée et pensée symbolique-
ment », écrit Durkheim en 1906. (Marcel Mauss lui-même, en dépit de son
fidèle dévouement à son oncle, gardait une distance, préférant une approche
plus sobre des « phénomènes religieux », qu’il plaçait au demeurant au der-
nier chapitre de son cours, de sorte qu’il en parlait rarement, la fin de l’an-
née universitaire arrivant avant qu’il ne soit parvenu à ce point.) La théorie
de la religion est-elle vraiment une tâche (voire la tâche) de la sociologie? Il
est tentant de répondre négativement. Mais, si la spéculation durkheimienne
sort pour beaucoup des limites de la science, faut-il pour autant limiter l’ho-
rizon de la sociologie religieuse au morne décompte des croyances? Une voie
est possible entre ces deux extrêmes. On notera que le déclin de la pratique
religieuse dans les démocraties libérales et, plus encore, l’effondrement de
l’autorité sociale des Églises, y compris auprès des « croyants », mettent les
deux extrémités du spectre dans un embarras comparable (je laisse de côté
ici, par incompétence et non par sous-estimation des faits, le cas de l’islam
et celui des sectes) : la thèse durkheimienne d’une religion essentiellement
sociale paraît invalidée au profit de l’individualisation de ce qui reste de reli-
gion, et l’observation des croyances et des pratiques bute de plus en plus sur
l’évanescence de ses objets.
En tous cas, l’idée que les religions des sociétés sauvages ont beaucoup
à nous apprendre sur nous-mêmes paraît désormais peu plausible à première
vue. Les foules effervescentes semblent avoir disparu de notre monde social.
Ce qu’il en reste est individualiste et, comme on dit, « festif ». Les passions
démocratiques dissimulent la puissance de l’opinion collective – du confor-
misme – sous l’allure de l’expression personnelle. Je crois cependant que les
Formes élémentaires sont une clé majeure pour l’intelligence du présent, pour
mesurer « ce que nous avons perdu avec la religion » (Marcel Gauchet, col-
loque du GÉODE, juin 2001), mais aussi pour comprendre la permanence de
l’extériorité du social en ses métamorphoses. La « religion de l’avenir » atten-
due par Durkheim n’est pas advenue, de quelque façon qu’on la comprenne,
version froide (républicaine) ou version chaude (mystique). Comme prophé-
tie, la théorie de Durkheim est morte, mais comme position d’un problème,
elle est bien vivante.
Je partirai de l’œuvre d’un durkheimien critique de Durkheim, Evans-
Pritchard (1903-1972), qui révélera les difficultés internes à la théorie de
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Durkheim, mais aussi le caractère incontournable du programme qu’il a fixé.


Comment conserver l’horizon (la théorie sociologique de la religion) tout en
levant ce qu’a d’inacceptable la formule de Durkheim? On peut comprendre
la « théorie politique de la religion » de Marcel Gauchet comme une solution
à ce problème.

« LEURS DIEUX SONT LOIN D’ÊTRE INDIGNES »

Evans-Pritchard est un durkheimien parmi les plus fidèles et les plus pro-
fonds. Mieux que les épigones français ou britanniques, qui réduisent la socio-
logie à un déterminisme du social (sous le schème de l’intégration ou celui
de la domination, peu importe), Evans-Pritchard avait compris l’originalité
de l’école française et on peut dire que cette source est la clé de la place sin-
gulière d’Evans-Pritchard dans l’histoire de l’anthropologie : pour lui, avec
Durkheim, l’homme vit d’idées sociales, les représentations sont l’élément
(et non le supplément) de l’action, « la société n’est pas un être alogique1 ».
Cependant, quand il s’agit de la religion, sa position devient très critique.
Dans certains textes où il fait l’éloge de Hertz ou de Mauss, il rejette Durkheim
du côté de Comte et Saint-Simon : métaphysicien, pas sociologue. Pour
résumer d’un mot sa position, il a adopté le concept de « représentations col-
lectives », mais rejeté celui de « vie religieuse ». Comment peut-on approu-
ver la théorie de la société de Durkheim et rejeter sa théorie de la religion,
tant les deux sont entremêlées? Le cas d’Evans-Pritchard est très éclairant,
car son œuvre est du début à la fin un dialogue avec l’école française de socio-
logie, et ses réticences à la « spéculation » religieuse de Durkheim sont révé-
latrices des difficultés pour la sociologie à « avaler » cette théorie. Le cas
d’Evans-Pritchard permet de dégager ce qui justifie ces réticences, mais aussi
en quoi l’horizon, le programme de Durkheim est incontournable.
Dans son petit livre Théorie des religions primitives (1961), Evans-Pritchard
classe les théories de la religion en « psychologiques » et « sociologiques ».
Le geste est en lui-même durkheimien, puisqu’il épouse la figure classique
dans l’Année sociologique (notamment sous la plume de Mauss) de la riva-
lité entre psychologie et sociologie, opposant par exemple le biais psycholo-
gique de la tradition anthropologique britannique à la vraie sociologie des
Français. La conclusion de Nuer Religion (1956) résume les vues d’Evans-
Pritchard :
« [Autrefois] l’explication des religions primitives était souvent formulée en
termes d’origine, à la fois historique et psychologique, ce qui est une source
de grande confusion […] La plupart de ces théories sont discréditées depuis
longtemps comme de naïves conjectures introspectives [faute de données, les

1. Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF, 1994 (1912), table des matières.
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théories de l’origine de la religion se ramènent in fine à des hypothèses


psychologiques]. [Certains] soutiennent que la religion des Nuer est une
religion de la peur, de la terreur même. C’est à mes yeux une simplification
outrancière et un contresens. Il est vrai que les Nuer, comme tout le monde,
craignent la mort, le deuil, la maladie et d’autres malheurs, et c’est justement
dans les situations de ce genre qu’ils prient et font des sacrifices […] Mais
on ne peut pas dire sur cette base que leur religion n’est qu’une religion de
la peur. La peur est, au demeurant, un état mental très complexe [ici, Evans-
Pritchard approfondit ironiquement sa critique : les théories psychologiques
ne sont même pas de la bonne psychologie] […] Les théories sociologiques
de la religion ont rejeté les explications évolutionnistes aussi bien que
psychologiques, […] Fustel de Coulanges, Robertson Smith, Durkheim, Mauss
et d’autres ont montré que bien des traits de ces religions ne peuvent être
compris que par une analyse sociologique, c’est-à-dire en les reliant à la
structure sociale. C’est vrai de la religion des Nuer. Mais Durkheim et ses
collègues ne se sont pas contentés de dire que la religion, faisant partie de la
vie sociale, est fortement influencée par la structure sociale. Ils affirmèrent
que les conceptions religieuses des peuples primitifs ne sont rien d’autre que
la représentation symbolique de l’ordre social. »
Evans-Pritchard poursuit en remarquant que, chez les Nuer, « l’expres-
sion collective de la religion nous apprend plus sur l’ordre social que sur la
pensée et les pratiques proprement religieuses. C’est l’expression personnelle
qui en dit le plus sur ce qu’est la religion en elle-même ». Autrement dit, l’idée
d’une religion primitive sans intériorité, tout entière dans ses manifestations
collectives, est un préjugé. C’est pourquoi la théorie durkheimienne de la reli-
gion comme « projection de l’ordre social » est « inacceptable ». De même
que dans Les Nuer (1940), Evans-Pritchard « n’a pas essayé d’expliquer leur
structure politique comme une fonction de leur économie », de même ici, il
comprend la religion « comme un système d’idées et de pratiques spéci-
fiques […] une relation entre l’homme et Dieu qui transcende toutes formes ».
Le livre s’achève ainsi :
« Nous ne pouvons pas dire plus que ceci : l’Esprit [Kwoth, la catégorie
fondamentale de la religion nuer] est une notion intuitive, quelque chose que
l’on éprouve en réponse à certaines situations, connue directement par la seule
imagination et non par les sens […] De quelle expérience s’agit-il,
l’anthropologue ne peut en être certain. Bien que la prière et le sacrifice soient
des actions extérieures, la religion nuer est ultimement un état intérieur. Cet
état est extériorisé dans des rites que nous pouvons observer, mais leur
signification dépend de la conscience de Dieu, de ce que les hommes dépendent
de lui et doivent se soumettre à sa volonté. À ce point, le théologien prend le
relais de l’anthropologue2. »

2. Nuer Religion, Oxford, 1956 [p. 313-320]. Le titre de cette section est une citation de ce
livre.
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Je cite longuement parce que le livre n’est pas traduit en français et est
difficilement accessible. Ce texte condense toutes les tensions de l’attitude
d’Evans-Pritchard à l’égard de la religion : le combat contre la réduction
fonctionnaliste, la conscience aiguë de la position particulière des études
religieuses par rapport à leur objet, à savoir le fait que le savant ne peut être
ni dedans ni dehors, d’où les limites intrinsèques de la théorie, dans la mesure
où une théorie complète ne peut être que soit réductrice, soit apologétique.
La religion primitive est élémentaire et non embryonnaire. Contre le préjugé
évolutionniste (ce qu’il appelle le « progressionnisme »), Evans-Pritchard
retient sur ce point la leçon de Durkheim : la religion pure est au commen-
cement. Mais cette leçon est pour lui incompatible avec la thèse de la reli-
gion de la société, qui fait du primitif la dupe de la fonction cachée de sa
religion. Chez Durkheim, la religion est finalement une illusion, fût-elle
une illusion utile. Le phénomène religieux est bien social, mais il ne peut
être sauvé par l’entreprise sociologique que si elle renonce à la grande théo-
rie et reconnaît ses limites devant la théologie. Cette attitude est empreinte
de pessimisme, un pessimisme dont les racines sont profondes.

LA NASSE FONCTIONNALISTE

L’explication fonctionnaliste de la religion est nécessairement extérieure


au religieux et indifférente à son contenu. Elle ne retient que l’effet causal
de la religion, comme liant social. Louis Dumont et David Pocock affirmaient
à juste raison que la principale contribution d’Evans-Pritchard à la théorie
sociologique était « le déplacement de la fonction à la signification » ou, en
termes encore plus frappants, « le retour à l’autorité du choix des hommes3 »
à rebours du courant principal de l’anthropologie britannique (Malinowski,
Radcliffe-Brown). Au lieu de chercher partout la cohésion sociale, les méca-
nismes d’intégration, il souligne les conflits et les tensions dans la vie et la
structure sociales. Qu’est-ce que le fonctionnalisme? Sans prétendre y réduire
les œuvres variées réunies sous ce label, j’entends ici par fonctionnalisme
un schème de raisonnement consistant à aborder un phénomène social quel-
conque à partir de la question « à quoi ça sert? » et à attendre comme réponse
la description d’un mécanisme adaptatif tendant à l’intégration sociale.
L’argument d’Evans-Pritchard est qu’en dépit de son aspiration à imiter la
science empirique de la nature (rien que des faits observables), le fonction-
nalisme revient en définitive au genre de spéculation incontrôlée sur l’ori-
gine dont il pensait s’affranchir. Mais le schème fonctionnaliste est très
puissant. Il y a beau y avoir une opposition complète entre l’explication par

3. David Pocock, Social Anthropology, Londres, 1961 [p. 65 et 79]. Voir également la préface
de Louis Dumont à Evans-Pritchard, Les Nuer, Paris, Gallimard, 1972.
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les raisons en anthropologie (un « système d’idées » dans l’idiome d’Evans-


Pritchard, une « idéologie » dans celui de Dumont) et l’explication par les
causes que fournit le fonctionnalisme, les deux convergent, en tant que
deux modèles de l’unité de la société, de la société comme unité. On n’échappe
pas aisément au fonctionnalisme. Evans-Pritchard lui-même retrouve mal-
gré lui le schème quand il relie les institutions nuer de la parenté ou les ins-
titutions zandé de la sorcellerie au « système politique » de ces sociétés.
Je suggère que la religion est le dernier refuge du fonctionnalisme, que
le modèle de l’intégration de la communauté par la religion est irrésistible,
parce que la religion dans les sociétés non modernes est effectivement la
source de l’identité et des lois qui font ces sociétés, et que l’explication fonc-
tionnelle a l’immense avantage d’en rendre compte causalement, et donc
sans faire appel au contenu de la religion (à la signification des rites ou des
mythes). Le contenu manifeste des croyances ne saurait être vrai, les rites
ne sauraient avoir l’efficacité qu’ils revendiquent, c’est donc qu’ils ont une
fonction latente, dont les gens ne sont pas conscients. Face à une religion,
il n’y a que deux attitudes possibles : y croire de l’intérieur ou l’expliquer
de l’extérieur. D’où le pessimisme épistémique d’Evans-Pritchard : il rejette
ce dilemme et la nasse fonctionnaliste dans laquelle il précipite la théorie
anthropologique, mais il n’envisage pas de théorie scientifique alternative,
et préfère limiter les ambitions de la science. La théorie de Durkheim
tombe dans le piège. Ce n’est qu’une version grandiose de la tautologie
fonctionnaliste.

LA RELIGION DES ANTHROPOLOGUES

J’aimerais étayer cette interprétation d’Evans-Pritchard par la conférence


sur « La religion et les anthropologues », reprise dans ses Essais d’anthro-
pologie sociale. Texte étonnant, décevant, car il ne dit presque rien sur les
religions primitives, et parle surtout, dans un style narratif plus que théo-
rique, des idées et des passions religieuses dans le monde universitaire autour
de 1900. L’étude des religions et les sciences sociales en général sont prises
dès leur naissance dans des conflits religieux. Elles sont liées à un climat
rationaliste et anticlérical. En France, avec Comte et Saint-Simon, l’affaire
prend un tour spécial, les pères fondateurs de la sociologie visant à bâtir une
contre-religion séculière, qui sera le couronnement de la science. Durkheim
est l’héritier direct de ce mélange de métaphysique et de zèle réformateur.
À leur manière, les premiers anthropologues britanniques, héritiers des
Lumières écossaises, étaient pris dans les mêmes débats. La plupart d’entre
eux étaient agnostiques et hostiles à la religion. « Le but du Rameau d’or de
Frazer, écrit Evans-Pritchard, était de discréditer la religion révélée en mon-
trant que tel de ses aspects essentiels, par exemple la résurrection d’un
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dieu-homme, était analogue à ce qu’on trouve dans les religions païennes »


(« Religion and the Anthropologists », p. 35). Mais considérer la religion
comme une illusion n’est pas seulement une attitude pratique, c’est aussi et
nécessairement une thèse scientifique. Au conflit entre science et religion
succéda une situation d’indifférence pire encore : « De plus en plus, les
gens ne savaient même plus à quoi ils étaient indifférents, et même se décla-
rer agnostique apparaissait comme un engagement dépourvu d’enjeu » (p. 43,
Evans-Pritchard cite le M. Tigg de Dickens : « Je ne crois même pas que je
ne crois pas, Dieu me damne si c’était le cas! »). Ces considérations ne sont
pas anecdotiques car elles décrivent pour leur auteur une difficulté inhé-
rente à l’étude des religions primitives. Comment échapper à l’alternative
entre théorie de l’illusion et apologétique? Comment libérer l’anthropologie
du gâchis théologique dans lequel elle est née?
Mais la théorie de Durkheim n’est ni une critique de la superstition au
nom des Lumières, ni une réduction de la religion à un phénomène émo-
tionnel assurant l’harmonie de la société primitive, même si cette idée est
présente chez lui. Durkheim était conscient du dilemme théologico-scienti-
fique d’Evans-Pritchard et il lui a donné une expression suggestive : pour
lui, l’explication de la religion exige à la fois l’indépendance d’esprit du
« libre penseur » et la compréhension interne du « libre croyant ». « Toute
explication rationnelle de la religion ne peut être fondamentalement irréli-
gieuse4. » Ces propos nuancent pour le moins ce qu’on appelle le fonction-
nalisme durkheimien. La causalité de l’effervescence est mitigée d’une
acception intellectualiste de la thèse « Dieu, c’est la société », à savoir
l’idée que la religion incarne l’extériorité à soi qui est le propre de l’être
humain-social, l’homme n’étant humain que dans et par la société. D’où la
permanence du problème religieux dans toute société humaine, y compris la
société moderne. Une société n’est pas une chose tout court mais une chose
qui existe en se pensant elle-même. La société « ne peut pas se constituer
sans créer de l’idéal5 ». Ceci n’est pas une hypostase métaphysique de la
société, qu’elle soit le fait de Durkheim ou des aborigènes australiens, mais
la tentative de formuler une conception réflexive de la société.

DURKHEIM CONTRE DURKHEIM

Bien entendu, ces remarques n’annulent pas l’obscurité et l’ambiguïté


des Formes élémentaires. Mais la vision impressionnante de la société se
symbolisant et se créant elle-même ne peut pas être confondue avec une théo-
rie prosaïque de l’intégration sociale et fait signe vers une autre direction.

4. « L’avenir de la religion » (1914), in La Science sociale et l’action, Paris.


5. « Jugement de valeur et jugement de réalité », in Sociologie et Philosophie, Paris, 1926.
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Direction institutionnelle et politique, telle que Marcel Gauchet l’a formu-


lée. L’intuition centrale de Gauchet est que l’existence humaine est intrin-
sèquement « politique ». La société humaine, à la différence des sociétés
animales, « fait face à l’énigme de cette division qui unit ». Cette expres-
sion saisit des idées philosophiques anciennes, comme la thèse de l’animal
politique d’Aristote, ou la découverte de Ferguson que la société « est le
résultat de l’action humaine mais non l’exécution d’un dessein humain » et,
last but not least, l’Homo duplex de Durkheim, animal et social. La vie en
communautés organisées est à la fois un fait de base (une « nécessité natu-
relle » aurait dit Hume) et un problème de la vie humaine, irréductible à des
mécanismes adaptatifs, en particulier parce que l’existence sociale ne sup-
prime pas la séparation des individus. Gauchet monte sur les épaules de
Durkheim en reprenant son ambition tout en rejetant son naturalisme, qui le
rattache au fonctionnalisme. En dépit de l’universalité du phénomène, il y
a un « choix de la religion », c’est-à-dire de l’idée que « c’est aux dieux ou
à des êtres d’une nature différente que nous devons d’être ce que nous
sommes ». Pour Gauchet, la découverte par Clastres de la société contre
l’État est essentielle : les sociétés « sans État » ne sont pas des sociétés qui
ignorent une différenciation encore à venir, elles sont intentionnellement
organisées contre leur propre division. C’est pourquoi la société primitive
« se pense elle-même en pensant qu’un autre la pense ». Il y a choix de la
religion parce que « la dictature des origines est préférable à la soumission
de l’homme par l’homme6 ».
Cette perspective a reçu depuis vingt-cinq ans de nombreux développe-
ments et attestations que je ne peux pas évoquer ici. J’ai voulu simplement
souligner sa filiation durkheimienne et montrer qu’une sortie « par le haut »
de la nasse fonctionnaliste était possible. Elle se recommande à tout le moins
comme une nouvelle possibilité conceptuelle, une extension de l’espace
logique de la théorie de la religion. Elle dépasse ainsi les perplexités d’Evans-
Pritchard : elle pense certes la religion à partir de sa « fonction », mais il
s’agit d’une fonction voulue et non d’un mécanisme adaptatif. Si problé-
matique que soit la notion d’un choix collectif inconscient (« le mystère de
la forme sujet sans sujet du collectif7 »), un des arguments en faveur de cette
théorie est la faiblesse des autres théories, de la disposition naturelle de
l’homme à la religion ou du déterminisme par les circonstances extérieures
(la peur du tonnerre, le faible niveau des forces productives, etc.). Toutes les
versions de l’émergence naturelle de la religion dans l’humanité naissante
succombent sous des objections empiriques ou conceptuelles fatales, celles
que soulève justement Evans-Pritchard. L’aliénation universelle de la vie

6. Toutes ces citations sont tirées de l’article de Marcel Gauchet, « La dette du sens et les
racines de l’État. Politique de la religion primitive », Libre, n° 2, 1977.
7. Le Désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 1985 [p. 21].
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sociale à des législateurs non humains ne trouve pas d’explication (de cause)
satisfaisante. D’où l’hypothèse du choix, de l’institution. Alors que le cœur
de la théorie fonctionnaliste est que la religion n’est pas instituée. En ren-
versant la théorie de Durkheim (la religion est voulue et non produite par la
société), Marcel Gauchet en poursuit l’ambition. Reste à recueillir l’autre
part de l’héritage, celle de la permanence anthropologique, au-delà de l’his-
toire politique. La sortie de la religion n’est pas la sortie de la société. Ce
sera l’objet d’une autre étude.

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