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En réponse à la publication au sein de La Règle du jeu des “Confessions d’un renégat” par
Jacques-Alain Miller, Stéphane Zagdanski fait parvenir le 4 mars à la rédaction un texte à
l’attention de son auteur dont le titre est “Bêtise de Badiou”. Commence alors une
passionnante correspondance entre le psychanalyste et l’écrivain sur le cas Badiou.Cher
Stéphane Zagdanski,
Paris, le 4 mars 2013Cher Jacques-Alain Miller,Merci de votre aimable lettre qui m’a bien
fait rire, surtout aux dépens du si doux balourd… J’avais un peu l’impression d’écouter une
shadchen (« marieuse » en yiddish) essayer de me vanter une vieille fille laide et acariâtre
mais qui aurait si bon cœur !Il faut que vous sachiez, d’abord, que ma conception de
l’antisémitisme ne contient aucune goutte de moraline. Que chacun soit ce qu’il veut — et
surtout peut —, je m’en fous royalement. Il est assez notoire, par exemple, que ni
l’antisémitisme de Céline ni l’engagement nazi de Heidegger ne m’empêchent d’aimer
profondément leurs œuvres. S’il fallait s’interdire toute considération pour tous les
antisémites de l’Histoire — un peu comme le délicieux Jankélévitch s’était refusé à relire tout
philosophe allemand après la guerre (autant s’interdire de penser !) —, il n’y aurait pas grand
monde, hormis Heine, Freud, Kafka, Singer et Roth, à se mettre sous la dent !…Que le
ramassis mal rapetassé de Badiou, pompeusement titré Portées du mot « Juif » (paru en 2005)
soit « antisémite » au sens complexe où je l’entends et le déploie dans mon essai, c’est une
évidence. Selon moi, est conceptuellement « antisémite » quiconque est mis à la question par
ce que vous nommez, avec raison, « l’équivoque » — Heidegger dirait la « Schwingung » : la
« vibration du dire », ruinée par « le rigide rail d’un énoncé univoque ». Ça fait du monde, me
direz-vous, et vous aurez raison ; c’est « le monde » en soi qui est « antisémite », puisque la
mystique juive prétend que si Dieu est surnommé « Le Lieu », c’est « qu’Il est le lieu du
monde, mais le monde n’est pas Son lieu ». Ce Dieu dont un autre surnom, prétendaient ces
géniaux rabbins médiévaux décidément lacaniens, est « le Nom »…Que Badiou soit fortiche
en maths, ça m’impressionne personnellement assez peu. J’ai plus d’estime aujourd’hui pour
les petits génies anarchistes qui « hackent » anonymement de grosses entreprises, démontrant
ainsi qu’on peut faire une application anti-capitaliste des mathématiques. Nonobstant, les
maths ne pensent pas, ce que démontre — même pas par l’absurde ! — ce con-fus de Badiou.
Con-fus car il est con (il suffit de le lire sans être sous hypnose pour s’en rendre compte ; on
peut en effet être cultivé, matheux, voire intelligent, et très con en même temps… tout est là),
et il fuse (au sens classique : « Se dit de sels qui, sous l’action de la chaleur, se décomposent
en éclatant avec une légère crépitation ») en rodomontades ridicules que ni Lacan, ni
Foucault, ni Deleuze n’auraient eu la puérilité de proférer (« philosophe le plus traduit »,
etc.). D’ailleurs, de leur vivant, qui s’intéressait sérieusement au bedeau de Mao ?Bref, nous
sommes bien d’accord, Aloysius Baudruche est plus bête que méchant — être vraiment
méchant réclame de ne pas être si bête… Mais il se trouve que lorsqu’un con-fus a la risible
prétention de décider quel Juif est « grand » et quel ne l’est pas, j’ai celle, moi, de le railler ad
vitam aeternam. Telle est ma part de chutspa (« effronterie » en yiddish).Entendu en tout cas
pour prendre un café quand vous voudrez ; étant insomniaque je suis assez libre de mon
temps, et les débuts d’après-midi (à l’heure du café) me vont donc très bien. Nous pourrons
évoquer de bien plus belles filles à marier (je parle métaphoriquement des cerveaux, bien
entendu) que la confuse Maritorne matheuse.Cordialement.Stéphane Zagdanski* Pour lire
“Bêtise de Badiou” (Extrait de “De l’antisémitisme”) de Stéphane Zagdanski, cliquez ici.