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L’ÉTAT POST-TOTALITAIRE
Au principe de la subsidiarité européenne :
libéralisme et christianisme
Membres du jury
M. Loïc AZOULAI
Professeur des Universités, Université Paris II Panthéon-Assas —
Institut universitaire européen (Florence)
M. Jean-Marie DONEGANI (directeur de thèse)
Professeur des Universités, Institut d’études politiques de Paris —
École doctorale de Sciences Po
M. Jean-François KERVÉGAN (président)
Professeur des Universités, Université Paris I Panthéon-Sorbonne —
Institut universitaire de France
M. Philippe PORTIER (rapporteur)
Professeur des Universités,
Directeur d’études à l’École pratique des hautes études (Paris-Sorbonne)
Mme Sabine SAURUGGER (rapporteur)
Professeur des Universités, Institut d’études politiques de Grenoble —
Institut universitaire de France
NOUVELLE BIBLIOTHÈQUE DE THÈSES
État, libéralisme
et christianisme
Critique de la subsidiarité européenne
2012
Julien BARROCHE
ISBN 978-2-247-11761-1
© Éditions Dalloz, 2012
SOMMAIRE
(Un plan détaillé figure à la fin de l’ouvrage)
Remerciements VII
Préface IX
Première partie
La subsidiarité catholique
ou la statophobie souterraine de l’Église romaine
Chapitre préliminaire. L’Église, l’État, la Société 47
Chapitre 1. Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 67
Chapitre 2. Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 163
Chapitre 3. Subsidiarité et société ecclésiale. La contradiction pontificale 243
Seconde partie
La subsidiarité germanique
ou la statophobie refoulée de l’Europe chrétienne
Chapitre préliminaire. L’Allemagne, l’Europe, le fédéralisme 289
Chapitre 1. Subsidiarité et Allemagne chrétienne. La condition fédérale 309
Chapitre 2. Subsidiarité et Europe post-totalitaire. La conjonction fédérale 379
Chapitre 3. Subsidiarité et Europe maastrichtienne. La confusion fédérale 447
Résumé 573
Bibliographie 579
Que mon directeur de thèse trouve ici l’expression de ma plus vive reconnais-
sance. À sa confiance et à ses encouragements répétés, ce travail doit l’essen-
tiel de son existence. Six années durant, Jean-Marie Donegani m’aura accom-
pagné. Six années pendant lesquelles il m’aura fait bénéficier d’un espace de
liberté sans égal, riche d’expérience et de bienveillance, plein d’attention et de
franchise. À son contact — qu’il me soit également permis de le dire ici —,
j’ai appris beaucoup plus qu’à réfléchir par moi-même et à affirmer une
pensée personnelle, j’ai appris à aiguiser tout autant qu’à apaiser mon regard,
j’ai appris un certain rapport à la vie des idées.
PRÉFACE
phérie est présente dans le centre, alors pourquoi la dissociation entre État
institutionnel et État fonctionnel ne trouverait-elle pas là sa subsomption ?
Lire le principe de subsidiarité à la lumière du principe de périchorèse, permet
ainsi de comprendre que c’est moins la statophobie générale qui est ici en jeu
mais la phobie d’un État qui ne respecterait pas la distinction entre les niveaux
de compétence et en même temps la différence entre institution et fonction.
Le savoir mobilisé ici est impressionnant et, dessinant la carte conceptuelle
d’une notion qui n’a cessé de circuler entre les trois espaces qui lui donnent
sens : l’Église, l’Allemagne et l’Europe, la thèse de Julien Barroche démontre
avec force en quoi et comment la subsidiarité navigue entre la conception
libérale de l’État-gendarme et la conception sociale de l’État providence, sans
pour autant se réduire à la synthèse des deux. La subsidiarité cristalliserait
la manifestation préoccupante d’une perte essentielle de la notion d’État et le
moyen par lequel certaines organisations seraient en mesure de justifier leur
capture d’un pouvoir détenu normalement par l’État, institution des insti-
tutions. C’est parce que l’auteur a réussi à relier le concept à l’expérience
qu’il peut avancer une interprétation aussi hardie que celle tenant que les
luttes définitionnelles renvoient finalement à un seul enjeu : celui de la nature
de l’État après les expériences totalitaires. On l’aura compris, on est ici en
présence d’une thèse forte, informée, exigeante. Elle ne manquera pas de sus-
citer des discussions dont on peut souhaiter qu’elles soient à la hauteur de la
finesse de la démonstration et de l’ampleur de l’érudition mobilisée.
Jean-Marie Donegani
Professeur des Universités à Sciences Po
« Voilà l’homme tout entier, s’en prenant à sa
chaussure alors que c’est son pied le coupable1 ! »
Samuel Beckett
I. DU TRAUMATISME TOTALITAIRE
À LA CONSTRUCTION EUROPÉENNE
1. L’ÈRE DU post-TOTALITARISME
Un mythe s’est installé dans les plus hautes sphères de la mémoire euro-
péenne : le mythe selon lequel la paix et la stabilité politique du Vieux Conti-
nent devaient nécessairement en passer par le désamorçage systématique
des passions nationales. Autojustification d’une conscience post-totalitaire
en quête de rachat, cette lecture rétrospective de l’histoire a remporté un tel
succès qu’elle confine désormais au lieu commun. Lieu commun plus ou
1. Concept « insaisissable » mais « irremplaçable » a fort bien résumé Pierre Hassner (P. HASS-
NER, La Violence et la paix, Paris, Éditions Esprit, 1995, p. 259 sq.). Nous renvoyons ici à la
définition arendtienne du totalitarisme, qui, en raison même de sa rigueur, aide à restreindre
l’usage du concept, en lui conférant ainsi toute sa portée heuristique (H. ARENDT, Les Ori-
gines du totalitarisme I, II, III [1951], trad. fr. M. Pouteau, M. Leiris, J.-L. Bourget R. Davreu,
P. Lévy, H. Frappat, Paris, Le Seuil, 2002). À l’interprétation proposée par Hannah Arendt, il est
bien sûr possible d’ajouter les atténuations aroniennes, qui rendent disponible le concept pour
l’analyse des expériences ultérieures à 1951 : URSS poststalinienne, Chine maoïste (R. ARON,
Démocratie et totalitarisme [1965], Paris, Gallimard, 1987 ; « L’essence du totalitarisme » [1954],
Machiavel et les tyrannies modernes, éd. R. Freymond, Paris, Éditions de Fallois, 1993, p. 195-
213). Comme en ont témoigné les disputes suscitées par le dernier ouvrage de François Furet et
le Livre noir du communisme, l’épuisement de la rhétorique de Guerre froide n’a pas conduit,
après 1989, à l’apaisement attendu des débats historiographiques sur la comparabilité idéolo-
gique entre hitlérisme et stalinisme (F. FURET, Le Passé d’une illusion. Essai sur l’idée commu-
niste au XXe siècle, Paris, Calmann-Lévy, Robert Laffont, 1995 ; S. COURTOIS, N. WERTH, et
al., Le Livre noir du communisme : crimes, terreur et répression, Paris, Robert Laffont, 1997). La
gauche radicale s’obstine encore à voir dans le concept de totalitarisme une arme idéolo-
gique ayant pour unique ambition de disculper le régime libéral (S. ŽIŽEK, Vous avez dit tota-
litarisme ? Cinq interventions sur les (més)usages d’une notion [2001], trad. fr. D. Moreau,
J. Vidal, Paris, Éditions Amsterdam, 2007). Pour un refroidissement théorique de l’objet,
cf. J.-M. DONEGANI, M. SADOUN, « Le politique et la question de la domination : totalita-
risme et incarnation », Qu’est-ce que la politique ?, Paris, Gallimard, 2007, p. 200-241.
2. Comme l’écrit Hans Blumenberg, « la fin du primat du politique se reconnaît à l’affirmation
diffuse de son omniprésence » (H. BLUMENBERG, La Légitimité des Temps modernes [1966-
1988], trad. fr. M. Sagnol, J.-L. Schlegel, D. Trierweiler, Paris, Gallimard, 2008, p. 100).
4 Introduction générale
1. « Depuis le rêve platonicien jusqu’au cauchemar stalinien, en passant par l’État absolutiste,
partout [...] la même domination perverse. Dans l’excès d’État, on prétendait avoir trouvé la
racine du mal totalitaire. Au postulat de l’État comme mauvais objet correspondait la fétichisa-
tion de la société. Si l’État était bien cette tumeur de la société dont la malignité croissait avec
l’extension, ne fallait-il pas prescrire des remèdes : fortifions le tissu social sain, renforçons la
société, faisons dépérir l’État ? » (B. BARRET-KRIEGEL, L’État et les esclaves, op. cit., p. 28).
2. V. DESCOMBES, « Pour elle un Français doit mourir », Critique, 1977, 33 (366), p. 998-
1027, ici p. 1001. Un peu plus haut, encore : « Et il devrait être évident que le système politique
appelé “totalitarisme” n’est pas autre chose qu’une variante de l’état de guerre dans n’importe
quel État moderne, la prolongation de la mobilisation en temps de paix. » (Ibid., p. 1000).
3. Parrainé par Maurice Clavel, le courant français dit des « nouveaux philosophes » (Bernard-
Henri Lévy, Jean-Marie Benoist, André Glucksmann, Jean-Paul Dollé, Michel Le Bris, Philippe
Nemo) s’est développé après la parution en France de L’Archipel du goulag, ouvrage dans lequel
Alexandre Soljenitsyne relate son expérience concentrationnaire du Goulag (A. SOLJENIT-
SYNE, L’Archipel du goulag [1958-1967], trad. fr. G. et J. Johannet, Paris, Le Seuil, 1974).
Notons qu’alors la somme de Hannah Arendt n’est pas encore bien connue dans le milieu intel-
lectuel français (le premier tome des Origines est traduit en 1972), et ne le deviendra véritable-
ment qu’après sa disparition en 1975. Cf. M. S. CHRISTOFFERSON, Les Intellectuels contre la
gauche : l’idéologie antitotalitaire en France, 1968-1981 [2004], trad. fr. A. Merlot, Marseille,
Agone, 2009 ; P. GRÉMION, « Écrivains et intellectuels à Paris. Une esquisse » [1999], Moder-
nisation et progressisme. Fin d’une époque, 1968-1981, Paris, Éditions Esprit, 2005, p. 197-234 ;
« La réception des dissidences à Paris » [2003], ibid., p. 169-195. Né en France à la même époque,
le groupe des « nouveaux économistes » (Jacques Garello, Henri Lepage, Jean-Jacques Rosa,
Pascal Salin) s’est fait le relais français des thèses néolibérales de l’École de Chicago. Plus diffus,
le courant autogestionnaire s’est surtout structuré après Mai 1968 au sein de la gauche non
communiste, et antijacobine, pour ensuite se rassembler autour de Michel Rocard, après l’arri-
vée de nombreux militants chrétiens au Parti socialiste, pour la plupart issus de la CFDT.
Cf. P. GRÉMION, « Le chantier autogestionnaire » [1977], ibid., p. 71-82.
4. Cf. G. AGAMBEN, L’État d’exception, trad. fr. J. Gayraud, Paris, Le Seuil, 2003. De Jean-
Paul Sartre à Bernard-Henri Lévy, de Michel Foucault à Giorgio Agamben, il s’agit de débus-
quer dans les institutions étatiques la première marche vers l’univers concentrationnaire. Notons
que la dénonciation foucaldienne des lieux d’enfermement (hôpital, asile, prison) n’est pas sans
parenté avec l’existentialisme sartrien qui célébrait les groupes en fusion (J.-P. SARTRE, Cri-
tique de la raison dialectique. Théorie des ensembles pratiques, Paris, Gallimard, 1960 ; M. FOU-
CAULT, Surveiller et punir. Naissance de la prison [1975], Paris, Gallimard, 1993). Dans une
perspective sociologique convergente, cf. la notion d’« institution totalitaire » chez Erving
Goffman (E. GOFFMAN, Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux et autres
reclus [1961], trad. fr. C. et L. Lainé, Paris, Minuit, 1972), que certains juristes ont su mettre à
profit (D. LOSCHAK, « Droit et non-droit dans les institutions totalitaires. Le droit à l’épreuve
du totalitarisme », L’Institution, éd. CURAPP, Paris, PUF, 1981, p. 125-184).
Du mirage de l’État totalitaire au spectre de l’État subsidiaire 5
l’État, l’entrée dans l’ère du post-totalitaire1. Non pas pour s’interroger sur la
démocratie et la nation — ce réflexe intellectuel est trop répandu quand il
s’agit d’Europe2 —, mais pour se pencher sur l’Institution étatique en tant
que telle. Fil conducteur de ce travail, la subsidiarité sera notre analyseur.
Précisons qu’un tel questionnement se veut indépendant du constat qui
peut par ailleurs être aisément établi d’un accroissement de l’intervention-
nisme étatique ou d’un retour périodique de la puissance publique (guerre,
crise économique, lutte contre le terrorisme). D’un côté, la douce(reuse)
régulation de la vie économique ; de l’autre, le pathos héroïque de la virilité
étatique. Il y a là un piège analytique duquel il faut s’extraire car il manque,
selon nous, le cœur de définition du concept d’État : sa dimension d’institu-
tion. En grande partie erroné, le récit lancinant du retour de l’État fait sys-
tème avec son opposé symétrique, dont la diffusion est, là encore, tellement
confondante qu’elle contraint à la suspicion : celui du retrait, de l’effacement,
du dépérissement. Pour s’en lamenter ou pour s’en délecter, sans grand souci
de discernement en tout cas, on diagnostique la mort de la souveraineté tuté-
laire de la puissance publique. Non moins confusément, on parle d’État régu-
lateur, d’État animateur, d’État stratège. On se plaît à résumer l’ensemble en
célébrant un nouveau fétiche : la gouvernance multiniveaux. Toutes ces
figures conceptuelles nous semblent s’auto-alimenter les unes les autres dans
un cercle sans fin. À tel point, d’ailleurs, que le mot État lui-même a fini par
perdre l’essentiel de sa signification : on l’hypostasie, on l’anthropomorphise,
on le biologise, on lui prête des attributs humains, on le confond avec la poli-
tique. Derrière la déploration d’un État devenu évidé (hollow State), n’y
aurait-il pas, en creux, la reconstruction d’un ennemi largement fantasmé3 : ce
1. Cf., ici, J.-P. LE GOFF, La Démocratie post-totalitaire, Paris, La Découverte, 2002 ; « Nais-
sance et développement de la démocratie post-totalitaire », Revue du Mauss, 2005, 25 (1),
p. 55-64. Cf. aussi J. CHEVALLIER, L’État postmoderne [2003], Paris, LGDJ, 2008). C’est en
croisant ces deux perspectives que nous nous autorisons à parler d’État post-totalitaire.
2. Nous faisons notamment référence à la critique adressée par Andrew Moravcsik aux tenants
de la thèse du « déficit démocratique » européen (A. MORAVCSIK, « The Myth of Europe’s
“Democratic Deficit” », Intereconomics. Journal of European Public Policy, 2008, p. 331-340 ;
« Is There a “Democratic Deficit” in World Politics ? A Framework for Analysis », Government
and Opposition, 2004, 39 (2), p. 336-363 ; « Le mythe du déficit démocratique européen », trad.
fr. B. Poncharal, Raisons politiques, 2003, 10, p. 87-105 ; « In Defence of the “Democratic
Deficit” : Reassessing Legitimacy in the European Union », Journal of Common Market Studies,
2002, 40 (4), p. 603-624). Sans adhérer à tous ses postulats, la position défendue par Andrew
Moravcsik a ceci de rafraîchissant qu’elle permet de désamorcer un discours ambiant beaucoup
trop englobant qui s’aveugle sur des tendances lourdes affectant l’ensemble des démocraties
avancées depuis le début du xxe siècle : déclin des parlements, renforcement des exécutifs et des
administrations publiques, montée en puissance des juges et des agences de régulation, etc. Aussi
la rhétorique du déficit démocratique européen procède-t-elle en grande partie d’une vision fan-
tasmée de l’Europe, et d’un idéal théorique qui ne correspond déjà plus à la pratique réelle des
régimes démocratiques occidentaux. Pour une discussion de cette thèse, cf. P. MAGNETTE,
Contrôler l’Europe. Pouvoirs et responsabilité dans l’Union européenne, Bruxelles, Éditions de
l’Université de Bruxelles, 2003 ; S. HIX, A. FOLLESDAL, Why there is a Democratic Deficit in
the European Union : A Response to Moravcsik and Majone, Eurogov, European Governance
Papers, 2005 ; Journal of Common Market Studies, 2006, 44 (3), p. 533-562.
3. Cf., ici, tout particulièrement, B. G. PETERS, « Managing the Hollow State », Managing
Public Organizations, éd. K. A. ELIASSEN, J. KOOIMAN, Londres, Sage, 1993, p. 146-157 ;
« Symposium on the Hollow State ». Journal of Public Administration Research and Theory,
6 Introduction générale
1996, 6 (2), p. 193-314 ; J. LECA, « L’État creux », Les Intellectuels et l’an 2015, éd. DATAR,
La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 1994, p. 91-104 ; « La “gouvernance” de la France sous la
Ve République », Mélanges J.-L. Quermonne, Paris, Presses de Sciences Po, 1996, p. 328-365.
Dans la continuité de ce qui vient d’être dit sur les « nouveaux philosophes », citons cette belle
formule due à Jean Leca et Bruno Jobert : « À force d’enfouir le pouvoir dans la société et d’en
mettre partout, on finit par ne plus discerner une rixe d’une guerre, l’emprisonnement de deux
gangsters et l’organisation d’un système concentrationnaire, le fonctionnement d’un service hos-
pitalier et l’internement d’opposants politiques. » (J. LECA, B. JOBERT, « Le dépérissement de
l’État », Revue française de science politique, 1980, 30 (6), p. 1169-1170).
1. Le sociologue allemand Niklas Luhmann est resté célèbre pour sa théorie de la modernisation
et de l’autoréférentialité (N. LUHMANN, Soziale System, Francfort, Suhrkamp, 1984 ; Poli-
tique et complexité. Les contributions de la théorie générale des systèmes [1990], trad. fr.
J. Schmutz, Paris, Le Cerf, 1999 ; Die Politik der Gesellschaft, Francfort, Suhrkamp, 2000). Alors
que les sociétés traditionnelles étaient différenciées en vertu de hiérarchies légitimées par des
principes extérieurs à elles-mêmes, les sociétés modernes seraient différenciées en sous-systèmes
fonctionnels et autoréférentiels (la politique, le droit, la religion, l’art, la science, etc.) remplissant
chacun une tâche particulière et opérant chacun suivant un code spécifique. Pour Luhmann, qui
vise spécialement la sphère politique, aucun système ne peut plus prétendre imposer son point de
vue aux autres, tout comme aucun système ne peut plus intégrer le codage des autres sauf à le
reformuler dans les termes de sa propre programmation interne (couplage autopoïétique). De là
son diagnostic d’une fermeture autoréférentielle des systèmes.
2. On a trop tendance, s’agissant du rapport individu-État, à confondre les niveaux logique et
chronologique. Certes, il faut bien des individus empiriques pour que puisse advenir quelque
chose comme l’État (antériorité chronologique des individus) ; mais il faut plus encore une per-
sonne publique instituante pour qu’existent les personnes privées instituées (priorité logique de
l’État). Démonstration inaugurale dans T. HOBBES, Léviathan [1651], trad. fr. F. Tricaud,
Paris, Dalloz, 1991, p. 160 (ch. XVI). Pour un commentaire, cf. L. JAUME, « La théorie de la
“personne fictive” dans le Léviathan de Hobbes », Revue française de science politique, 1983, 33
(6), p. 1009-1035 ; Hobbes et l’État représentatif moderne, Paris, PUF, 1986 ; F. LESSAY, « Le
vocabulaire de la personne », Hobbes et son vocabulaire, dir. Y. C. ZARKA, Paris, Vrin, 1992,
p. 155-186). On peut également se référer à la distinction État-société chez Hegel : « L’État, écrit
le philosophe, apparaît comme résultat dans le cheminement du concept scientifique, pour
autant qu’il se révèle comme fondement véritable [...]. Dans la réalité effective, ajoute-t-il immé-
diatement, l’État est en somme plutôt l’élément premier, à l’intérieur duquel s’élabore la famille
en vue de la société civile bourgeoise, et c’est l’Idée même de l’État qui se divise en ces deux fac-
teurs. » (G. W. F. HEGEL, Principes de la philosophie du droit [1821], trad. fr. J.-L. Vieillard-
Baron, Paris, Flammarion, 1999, p. 296-297 ; § 256 Rem).
Du mirage de l’État totalitaire au spectre de l’État subsidiaire 7
1. Il existe une formidable paresse intellectuelle, écrit encore Marcel Gauchet dans son maître
ouvrage, qui consiste à « conclure dans l’abstrait de la croissance de l’État à l’imminence du péril
totalitaire » (M. GAUCHET, Le Désenchantement du monde. Une histoire politique de la reli-
gion, Paris, Gallimard, 1985, p. 262). L’auteur récuse avec force cette « idée d’une omniprésence
structurelle du possible totalitaire à l’intérieur des sociétés contemporaines » (Ibid., p. 262, n. 1).
« Nous ne risquons plus l’État total, renchérit-il près de vingt ans plus tard, mais la déroute de
l’État devant l’individu total. » (M. GAUCHET, La Condition historique, Paris, Stock, 2003,
p. 314). Cf. aussi son étude spécialement consacrée au totalitarisme, parue dans Esprit en 1976
(M. GAUCHET, « L’expérience totalitaire et la pensée de la politique » [1976], La Condition
politique, op. cit., p. 433-464) concomitamment à sa relecture (critique) de l’œuvre de Pierre
Clastres (P. CLASTRES, La Société contre l’État, Paris, Minuit, 1974 ; M. GAUCHET, « Poli-
tique et société : la leçon des sauvages » [1975-1976], La Condition politique, op. cit., p. 91-180 ;
« La dette du sens et les racines de l’État. Politique de la religion primitive » [1977], ibid., p. 45-89).
2. A. de TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique II [1840], Paris, Flammarion, 1981,
p. 385, p. 386 (part. IV, ch. 6). Cf., par ailleurs, A. WAGNER, Theoretische Sozialökonomik
oder Allgemeine und theoretische Volkswirtschaftslehre I [1879], Leipzig, Wintersche, 1907.
3. M. GAUCHET, Le Désenchantement du monde, op. cit., p. 264. Cf. aussi son opposition
« pouvoir-cause »- « pouvoir-effet » (M. GAUCHET, « Benjamin Constant : l’illusion lucide du
libéralisme », Préface à B. CONSTANT, Ecrits politiques [1980], Paris, Gallimard, 1997,
p. 9-110, ici, p. 64). « À partir du moment où émerge, avec l’État moderne, un pouvoir qui n’est
plus médiateur avec l’au-delà, mais de fait séparateur, facteur d’immanence et non de rattache-
ment à la transcendance, s’ouvre sous ses pas une question béante de ce qui peut le légitimer dans
sa tâche. » (M. GAUCHET, « Les figures du politique », La Condition politique, op. cit., p. 21).
Du mirage de l’État totalitaire au spectre de l’État subsidiaire 9
1. M. GAUCHET, Le Désenchantement du monde, op. cit., p. 284. Peu suspect, lui aussi, de
penchants totalisants, Paul Ricœur rappelait avec la même force le lien consubstantiel entre auto-
rité et distance. Se référant à la figure du magistrat chez saint Paul, il écrivait joliment : « [l’État]
n’est pas mon “frère” ; c’est en cela même qu’il est une “autorité” » (P. RICŒUR, « État et vio-
lence » [1957], Histoire et vérité [1964], Paris, Le Seuil, 2001, p. 281-282). Il faut également faire
référence à la distinction entre pouvoir et violence chez Hannah Arendt (P. RICŒUR, « Pou-
voir et violence », Ontologie et politique. Hannah Arendt, éd. M. ABENSOUR, Paris, Tierce,
1989, p. 141-159 ; B. QUELQUEJEU, « La nature du pouvoir selon Hannah Arendt », Revue
des sciences philosophiques et théologiques, 2001, 85 (3), p. 511-527).
2. P. MANENT, « Le totalitarisme et le problème de la représentation politique » [1984],
Enquête sur la démocratie, Paris, Gallimard, 2007, p. 100. On pourra reconnaître chez Pierre
Manent la double influence de Raymond Aron (monopole du parti) et de Claude Lefort (fan-
tasme de l’Un) : R. ARON, Démocratie et totalitarisme, op. cit. ; C. LEFORT, L’Invention
démocratique. Les limites de la domination totalitaire [1981], Paris, Fayard, 1994.
3. Dans des registres différents, mais procédant d’une même veine orwellienne, cf. V. KLEM-
PERER, LTI, Lingua Tertii Imperii, la langue du IIIe Reich. Carnets d’un philologue [1946-
1947], trad. fr. É. Guillot, Paris, Albin Michel, 1996 ; J.-P. FAYE, Langages totalitaires. Critique
de la raison narrative. Critique de l’économie [1972], Paris, Hermann, 2004.
10 Introduction générale
« Il n’y a pas et il ne peut y avoir d’État totalitaire, mais seulement des partis
totalitaires qui détournent les monopoles étatiques au profit d’un groupe1. »
Accoler l’épithète totalitaire au substantif État est tout aussi absurde
qu’appliquer le concept de société civile à la réalité du totalitarisme. Car il
faudrait, sinon, considérer qu’il existât une société soviétique ou une société
nazie, alors même qu’il n’y eut que l’exercice d’une implacable domination
idéologique sur une société annihilée ? Bien plus que l’effondrement de l’État,
le totalitarisme marque la destruction de ses conditions de possibilité. Point
d’État totalitaire donc, mais une intention idéologique (au sens de l’interpré-
tation intentionnaliste du totalitarisme2) qui instrumentalise, en l’anéantis-
sant, l’institution étatique. Ainsi parlons-nous de mirage de l’État totalitaire,
sans oublier qu’en elle-même la diffusion de cette formule superposant État
et totalitarisme recèle une portée éminemment révélatrice (et produit des
effets de réalité).
Le constat de ce chaos institutionnel n’a pas besoin d’être davantage théma-
tisé3. Il recueille très facilement l’adhésion. La difficulté vient ici de ce que,
s’agissant de l’État, les conséquences en sont rarement tirées. Parce que les
1. J. FREUND, L’Essence du politique, Paris, Sirey, 1965, p. 556. Pensons, ici, s’agissant de
l’Allemagne nazie, à la loi du 2 décembre 1933 proclamant l’unité entre le parti et l’État.
2. Nous marquons ici notre rejet de la thèse dite fonctionnaliste : telle que défendue par l’histo-
rien bavarois Martin Broszat, elle tend à faire du dictateur nazi un simple rouage inconscient au
service d’une mécanique d’ensemble, et de l’hitlérisme — dont la Solution finale — le simple
résultat d’un dramatique enchaînement de circonstances. L’éclatement des pouvoirs et l’« enche-
vêtrement » des institutions qu’il analyse fort bien (la structure « polycratique » de l’État hitlé-
rien comme il dit) a plus à voir avec l’informité totalitaire décrite par Hannah Arendt qu’avec un
schéma de pouvoir d’ordre systémique sur lequel Hitler aurait fini par ne plus avoir de prise
(M. BROSZAT, L’État hitlérien, L’origine et l’évolution des structures du IIIe Reich [1969-
1978], trad. fr. P. Moreau, Paris, Fayard, 1985 ; « Plädoyer für eine Historisierung des National-
sozialismus » [1985], Nach Hitler. Der schwierige Umgang mit unserer Geschichte, Munich,
Deutsche Taschenbuch, 1988, p. 266-281). Cf., ici, les travaux de Ian Kershaw, qui ont montré
en quoi Hitler ne pouvait passer pour un sous-produit du nazisme (I. KERSHAW, Qu’est-ce
que le nazisme ? [1985], trad. fr. J. Carnaud, Paris, Gallimard, 1997). Sur la question de la Shoah,
la démonstration de Raul Hilberg, établie dès les années 1960, permet de dépasser la fausse que-
relle entre fonctionnalisme et intentionnalisme (R. HILBERG, La Destruction des juifs d’Europe
[1961], trad. fr. M.-F. de Paloméra, A. Charpentier, Paris, Fayard, 2007).
3. C’est l’un des principaux arguments mobilisés par Hannah Arendt (fortement redevable sur
ce point au juriste Franz Neumann) pour établir le caractère inédit du phénomène totalitaire :
une domination informe qui s’exerce de l’intérieur, s’immisçant dans le for interne de chaque
être humain (F. L. NEUMANN, Behemoth. Structure et pratique du national-socialisme [1942-
1944], trad. fr. G. Dauvé, J.-L. Boireau, Paris, Payot, 1987 ; H. ARENDT, « Ce qu’on appelle
l’État totalitaire », Les Origines du totalitarisme, III. Le Système totalitaire, op. cit., p. 170 sq.).
S’agissant de l’opposition totalitarisme-autoritarisme, pensons à la double métaphore arend-
tienne de l’oignon et de la pyramide : « Par opposition à ces deux régimes, autoritaire et tyran-
nique, l’image adéquate du gouvernement et de l’organisation totalitaires me paraît être la struc-
ture de l’oignon, au centre duquel, dans une sorte d’espace vide, est situé le chef ; quoi qu’il fasse
— qu’il intègre le corps politique comme dans une hiérarchie autoritaire, ou qu’il opprime ses
sujets, comme un tyran —, il le fait de l’intérieur et non de l’extérieur ou du dessus. »
(H. ARENDT, « Qu’est-ce que l’autorité ? » [1957], trad. fr. M.-C. Brossollet, H. Pons, La Crise
de la culture [1961], éd. P. Lévy, Paris, Gallimard, 1989, p. 131). Dans un tout autre registre, les
analyses de Juan J. Linz ont fortement contribué à réhabiliter la distinction entre totalitarisme et
autoritarisme (J. J. LINZ, Régimes totalitaires et autoritaires [2000], trad. fr. M.-S. Darviche,
W. Genieys, G. Hermet, Paris, Armand Colin, 2006 ; « L’effondrement de la démocratie. Auto-
ritarisme et totalitarisme dans l’Europe de l’entre-deux-guerres », trad. fr. M.-S. Darviche,
P. Hassenteufel, Revue internationale de politique comparée, 2004, 11 (4), p. 531-586).
Du mirage de l’État totalitaire au spectre de l’État subsidiaire 11
idées fixes ont la vie dure (l’État Léviathan, l’État Moloch, l’État Minotaure,
etc.). Et parce que les plus grands analystes du totalitarisme n’ont pas pris soin
de repenser l’institution étatique après le drame. Hannah Arendt la première,
dont on connaît le rejet épidermique de la souveraineté moderne, mais aussi
Raymond Aron et Claude Lefort, tous deux relecteurs de Tocqueville, qui se
sont prioritairement penchés sur la démocratie. De part en part, l’État demeure
le parent pauvre de la réflexion antitotalitaire. Tout se passe comme si on avait
inconsciemment divisé les tâches : l’État pour la théorie juridique ; la démo-
cratie pour la théorie politique1. En se donnant l’État pour objet d’étude, notre
propos impose donc de penser avec mais aussi contre ces grands philosophes.
Avec, pour comprendre le totalitarisme ; contre, pour réintroduire la figure
de l’État et le concept de souveraineté. De Hannah Arendt, en particulier,
nous retenons l’analyse inaugurale — et inégalée — du totalitarisme. Ayant la
première mis en évidence ce qu’il recèle d’historiquement inédit, elle pré-
munit contre le confusionnisme ambiant et la « mésinterprétation » libérale
du phénomène2 : celle, par exemple, d’un Friedrich Hayek, d’un Karl Popper,
d’un Jacob Talmon ou d’un Isaïah Berlin3. Dans ce courant de l’antitotalita-
risme libéral, dont nous aurons à retranscrire les nombreuses parentés avec
son homologue catholique (la pensée des papes comme celle des clercs
laïques), les uns retracent une généalogie de la mentalité totalitaire, qui
remonterait intellectuellement à Platon pour atterrir chez Marx, via plusieurs
étapes conceptuelles, toutes à rejeter : Rousseau, Sieyès, Joseph de Maistre,
Hegel ; les autres fustigent le constructivisme, le volontarisme et autres socia-
lismes de toutes sortes ; tous aboutissent in fine à la même horreur de la
politique, via son assimilation bien curieuse à un maléfique phénomène de
domination4. À rebours, Hannah Arendt montre qu’interpréter le totalita-
risme comme une politisation totale de l’homme et de la société, c’est ni plus
ni moins manquer sa signification profonde : la destruction des conditions de
possibilité de la vie politique. C’est faire du totalitarisme un régime politique
alors qu’il n’est qu’un système idéologique fonctionnant à la terreur et à la
1. Ce sont les apports de la psychanalyse qui pourront peut-être nous aider à joindre les deux
bouts. La psychanalyse, on le sait, est très présente chez Claude Lefort (philosophe qui n’est
pas juriste) ; elle est au fondement de la démarche d’un Pierre Legendre (juriste qui n’est pas
politiste) ; ou d’un Philippe Braud (politiste qui n’est pas juriste). Cf., ici, « Psychanalyse », Pou-
voirs, 1979, 11, spécialement P. LEGENDRE, « Le malentendu », ibid., p. 5-17 ; P. BRAUD,
« Bilan critique d’une recherche (largement) refusée », ibid., p. 19-32. Sur le sujet qui nous
occupe, cf. P. LEGENDRE, « La Brèche. Remarques sur la dimension institutionnelle de la
Shoah » [1998], Sur la question dogmatique en Occident [1999], Paris, Fayard, 2008, p. 339-349.
2. Cf. les analyses de Miguel Abensour, à l’égard desquelles nous marquons notre dette
(M. ABENSOUR, « D’une mésinterprétation du totalitarisme et de ses effets » [1996], Pour une
philosophie politique critique. Itinéraires, Paris, Sens&Tonka, 2009, p. 167-198 ; « Réflexions sur
les deux interprétations du totalitarisme selon Claude Lefort » [1993], ibid., p. 83-135).
3. F. A. HAYEK, La Route de la servitude [1944], trad. fr. G. Blumberg, Paris, PUF, 2005.
K. R. POPPER, La Société ouverte et ses ennemis I-II [1942], trad. fr. J. Bernard, P. Monod,
Paris, Le Seuil, 1990-1991 ; J. L. TALMON, Les Origines de la démocratie totalitaire [1952],
trad. fr. P. Fara, Paris, Calmann-Lévy, 1966 ; I. BERLIN, Le Bois tordu de l’humanité. Roman-
tisme, nationalisme et totalitarisme [1990], trad. fr. M. Thymbres, Paris, Albin Michel, 1992.
4. H. ARENDT, « Qu’est-ce que l’autorité ? », La Crise de la culture, op. cit., p. 128 sq. ; Qu’est-
ce que la politique ? [1958], trad. fr. S. Courtine-Denamy, Paris, Le Seuil, 2001).
12 Introduction générale
1. 1o Une encyclique est une lettre circulaire envoyée à l’ensemble des évêques du monde entier
ou d’une Église nationale. 2o Comme tous les textes pontificaux qui ont une portée universelle,
Quadragesimo anno est rédigée en latin. Nota : ici traduit par restauration, instaurando peut
également être rendu par instauration (PIE XI, Lettre encyclique Quadragesimo anno, 15 mai
1931, Acta Apostolicae Sedis, 1931, XXIII, p. 177-228, ici p. 203 ; in A. F. UTZ, I, p. 617 ;
H. DENZINGER, 3738, p. 793). 3o Nous nous référerons de préférence à la version reproduite
par le Père Arthur F. Utz dans son recueil bilingue : A. F. UTZ, La Doctrine sociale de l’Église à
travers les siècles. Documents pontificaux du XVe au XXe siècle, Bâle, Paris, Rome, Herder,
Beauchesne, 1969, I, p. 568-663. Les passages importants sont également reproduits dans le Den-
zinger (H. DENZINGER, Enchiridion Symbolorum Definitionum et Declarationum de Rebus
Fidei et Morum [1854], éd. P. Hünermann, trad. fr. J. Hoffmann, Paris, Le Cerf, 2005 (38e éd.),
3738, p. 793). 4o Rappelons, au passage, le titre complet de l’encyclique : « Lettre encyclique
Quadragesimo anno, aux Patriarches, Primats, Archevêques, Évêques, et autres Ordinaires de
lieu, en paix et communion avec le Siège Apostolique ainsi qu’aux fidèles de l’Univers catholique
tout entier, sur la restauration de l’ordre social, en pleine conformité avec les préceptes de
l’Évangile, à l’occasion du quarantième anniversaire de l’encyclique Rerum novarum ».
2. Il s’agit de la version française traduite dès la publication officielle du texte (La Documenta-
tion catholique, 6 juin 1931, 25 (569), col. 1401-1450, ici col. 1427). Nous soulignons : le latin
« subsidiarii » offici principio est rendu en français par principe de la fonction supplétive.
3. LÉON XIII, Lettre encyclique Rerum novarum, 15 août 1891, Acta Sanctae Sedis, 1891,
XXIII, p. 641-670 (in A. F. UTZ, I, p. 510-567 ; H. DENZINGER, 3265-3271, p. 717-719).
14 Introduction générale
1. La locution Stato totalitario apparaît pour la première fois au début des années 1920 dans les
milieux de l’antifascisme italien avant d’être revendiquée par Mussolini et Giovanni Gentile, son
ministre de l’Instruction publique (G. GENTILE, B. MUSSOLINI, « La doctrine du fascisme »
[1932], Œuvres et discours de Benito Mussolini, trad. fr. M. Croci, Paris, Flammarion, 1935, IX,
p. 61-91). Sur la trajectoire escarpée du mot, cf. E. TRAVERSO, « Le totalitarisme. Jalons
pour l’histoire d’un débat », Le Totalitarisme, Paris, Le Seuil, 2001, p. 9-110 ; E. GENTILE,
« Fascism, Totalitarianism and Political Religion. Definitions and Critical Reflections on Criti-
cism of an Interpretation », Totalitarian Movements and Political Religions, 2004, 5 (3), p. 326-
375 ; trad. fr. (partielle) T. Meister, Raisons politiques, 2006, 22, p. 119-173).
2. E. VOEGELIN, Der Autoritäre Staat [1936], Vienne, Springer, 1997 ; L. STURZO, « L’État
totalitaire », Politique et morale [1937], trad. fr. M. Prélot, Paris, Bloud et Gay, 1938, p. 19-33
(Cahiers de la Nouvelle Journée, 1938, 40) ; J. MARITAIN, Humanisme intégral [1934-1936],
Œuvres complètes de Jacques et Raïssa Maritain, Fribourg, Éditions universitaires, Paris, Saint-
Paul, 1982-1992, VI, p. 291-634 (rééd. Paris, Aubier, 2000) ; J. VIALATOUX, La Cité de
Hobbes. Théorie de l’État totalitaire, Paris, Lecoffre, 1935. Parmi les analyses savantes, outre les
ouvrages déjà cités de Hannah Arendt et de Raymond Aron, mentionnons celui de Carl J. Frie-
drich et de Zbigniew Brzezinski, paru en 1956 : C. J. FRIEDRICH, Z. BRZEZINSKI, Totalita-
rian Dictatorship and Autocracy, Cambridge, Harvard University Press, 1956.
3. Décryptant le message véhiculé par les papes à travers leur invocation du principe de subsi-
diarité, Dominique Colas écrit : « La portée de cet éloge de la société civile et de sa nécessaire
autonomie, de son primat par rapport à l’État est fort ambiguë car on croirait que tout État est
menacé de devenir totalitaire. » (D. COLAS, Le Glaive et le Fléau, Paris, Grasset, 1992, p. 82).
Du mirage de l’État totalitaire au spectre de l’État subsidiaire 15
Telle est la part génétique des résultats de notre méthode sémantique1. Car
c’est bien le contexte inédit de l’entre-deux-guerres qui explique en grande
partie pourquoi Pie XI s’attache à rappeler avec tant de solennité l’impor-
tance du message de la doctrine sociale, telle qu’elle avait déjà été mise
à l’honneur par Léon XIII, initiateur du renouveau thomiste à la fin du
xixe siècle. À rebours du fascisme, écrit le Pape, l’État doit laisser vivre les
corps intermédiaires à l’œuvre dans la densité sociale. Moins acteur que
garant du bien commun, il n’a pas à agir mais à régir, c’est-à-dire à contrôler,
à réglementer et à promouvoir, tout en intervenant chaque fois que les per-
sonnes, seules ou en groupe, sont défaillantes, selon l’idée d’une complémen-
tarité organique des différentes communautés.
Dès sa naissance sémantique, nous le voyons, la subsidiarité se présente
comme une règle générale de la vie sociale — un précepte de bon sens2 —, que
l’Église se ferait un devoir d’invoquer contre les assauts malfaisants d’États
usurpateurs prétendant absorber la société mais aussi contre le libéralisme, et
particulièrement ses répercussions économiques déshumanisantes. Notons
combien une telle interprétation, très classique au demeurant, peut prêter à la
facilité et à la confusion : distinguer entre deux extrêmes pour se positionner
dans le confort du juste milieu. C’est précisément la définition que Chantal
Delsol, auteur d’un ouvrage de référence sur le sujet, donne de la subsidiarité.
La subsidiarité, apprend-on, n’est pas la simple suppléance négative, elle n’est
pas la supplétivité étatique prônée par le libéralisme classique3 ; elle est encore
moins l’étatisme socialiste qui, au nom d’un providentialisme immanent,
réclame l’ingérence prométhéenne de la puissance publique ; elle n’est rien de
moins que la via media entre la liberté et l’autorité. Au-delà des problèmes
1. Génétique sémantique qui, comme la génétique humaine, n’est pas déterministe. Nous ne
disons pas qu’une vérité du concept serait posée une fois pour toutes au moment de sa naissance.
2. Dans le registre inépuisable de la sagesse populaire et du bon sens, les adeptes du principe de
subsidiarité se plaisent souvent à citer Abraham Lincoln : « On n’aide pas les hommes en faisant
pour eux ce qu’ils pourraient et devraient faire par eux-mêmes. » Ou encore : « Le but légitime
du gouvernement est de faire pour la société ce dont celle-ci a besoin mais qu’elle ne peut pas
du tout accomplir, ou ne peut pas accomplir aussi bien à travers ses capacités individuelles.
Dans tout ce que les gens peuvent accomplir aussi bien pour eux-mêmes et individuellement, le
gouvernement n’a pas à s’ingérer. » (O. von NELL-BREUNING, « Subsidiaritätsprinzip »,
Staatslexikon, dir. Görres-Gesellschaft, Fribourg, Herder, 1962, VII, col. 826-833, ici col. 828 ;
« Ein katholisches Prinzip ? », Kirche und moderne Gesellschaft, dir. H. W. BROCKMANN,
Düsseldorf, Patmos, 1976, p. 61-83, ici p. 66 ; C. MILLON-DELSOL, L’État subsidiaire. Ingé-
rence et non-ingérence de l’État : le principe de subsidiarité aux fondements de l’histoire euro-
péenne, Paris, PUF, 1992, p. 224). Non sans mauvais esprit, nous pourrions ajouter le vieux
proverbe chinois repris par Mao Zedong (il lui est parfois attribué) : « Plutôt que de donner un
poisson à quelqu’un qui a faim, mieux vaut lui apprendre comment pêcher. »
3. Il en résulte deux messages qui se contrebalancent l’un l’autre, voire s’annulent réciproque-
ment. D’une part, la subsidiarité peut vouloir dire supplétivité ou suppléance, auquel cas elle se
rapproche de la conception libérale selon laquelle l’État n’a pas à intervenir dans les domaines où
la société est capable d’agir par elle-même (subsidiarité négative). D’autre part, la subsidiarité
implique un secours positif de l’État qui œuvre pour le bien-être social et la solidarité entre ses
ressortissants (subsidiarité positive) (Ibid.). La parenté du langage delsolien avec les thèses berli-
niennes sur la liberté est révélatrice du dialogue souterrain entre libéralisme et catholicisme, qui
travaille la subsidiarité (I. BERLIN, « Deux concepts de la liberté » [1958], Éloge de la liberté
[1969], trad. fr. J. Carnaud, J. Lahana, Paris, Calmann-Lévy, 1988, p. 167-218).
16 Introduction générale
1. Cf. F. X. KAUFMANN, « Le principe de subsidiarité : point de vue d’un sociologue des
institutions », Les Conférences épiscopales, dir. H. LEGRAND, J. MANZANARES,
A. GARCIA Y GARCIA, Paris, Le Cerf, 1988, p. 366. Plus généralement, cf. E.-W. BÖCKEN-
FÖRDE, « La naissance de l’État, processus de sécularisation » [1967], Le Droit, l’État et la
constitution démocratique. Essais de théorie juridique, politique et constitutionnelle, trad. fr.
O. Jouanjan, Bruxelles, Bruylant, Paris, LGDJ, 2000, p. 101-118.
2. PIE XII, Allocution au Consistoire, 20 février 1946, Acta Apostolicae Sedis, 1946, XXXVIII,
p. 141-151 (in SOLESMES, La Paix intérieure des nations, éd. des Moines de Solesmes, Tournai,
Desclée, 1952, 957, p. 500). Cf. également le recueil établi par le Père Utz : A. F. UTZ,
J. F. GRONER, Relations humaines et société contemporaine. Directives de S. S. Pie XII, trad.
fr. A. Savignat, Fribourg, Paris, Saint-Paul, 1956, II, p. 2063-2077, ici p. 2073.
3. Mots de Marcel Gauchet (M. GAUCHET, Le Désenchantement du monde, op. cit., p. 120).
4. Pour une expression exemplaire de la mentalité médiévale du catholicisme, cf. DANTE ALI-
GHIERI, La Monarchie [~ 1310], trad. fr. M. Gally, Paris, Belin, 1993. Sur ce tropisme de la
respublica christiana, cf. A. DUPRONT, « De l’Église aux Temps modernes » [1971], Genèses
des Temps modernes, Paris, Gallimard, Le Seuil, 2001, p. 283-305 ; « De la Chrétienté à l’Eu-
rope » [1963], ibid., p. 307-336 ; T. MÉNISSIER, « Monarchia de Dante : de l’idée médiévale
d’empire à la citoyenneté universelle », L’Idée d’empire dans la pensée politique, historique,
juridique et philosophique, éd. T. MÉNISSIER, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 81-96.
Du mirage de l’État totalitaire au spectre de l’État subsidiaire 17
1. Aussi le juriste allemand Joseph Isensee a-t-il raison de dire que la subsidiarité « est le résultat
d’une synthèse des catégories de la pensée organique (héritage scolastique) et de la théorie de
l’État libéral » (J. ISENSEE, « Wurzeln des Subsidiaritätsprinzips in der deutschen Tradition der
organisch-föderalistischen Gesellschaftslehre », Subsidiarität und Verfassungsrecht [1968],
Berlin, Duncker und Humblot. 2001, p. 25). Nous traduisons. Mais notons par ailleurs que le
même Joseph Isensee, une fois sorti de sa généalogie conceptuelle, interprète la subsidiarité
comme un principe formel, juridiquement applicable pour régler les problèmes de répartition
des compétences dans un système fédéral (Ibid., p. 32 sq.). Nous y reviendrons.
2. Cf. C. MILLON-DELSOL, L’État subsidiaire, op. cit. Des plus anciens aux plus récents, les
travaux philosophiques de référence semblent tous converger sur ce point. À ce stade, citons, par
exemple, H. E. HENGSTENBERG, « Philosophische Begründung des Subsidiaritätsprinzip »,
Sammlung Politeia, dir. A. F. UTZ, Heidelberg, Kerle, 1953, p. 19-44 ; O. von NELL-BREU-
NING, « Ein katholisches Prinzip ? », Kirche und moderne Gesellschaft, dir. H. W. BROCK-
MANN, op. cit., p. 61-83 ; B. S. LLAMZON, « Subsidiarity : The Term, Its Metaphysics and
Use », Aquinas. Rivista di internazionale di filosofia, 1978, 21 (1), p. 44-62 ; J. FINNIS, Natural
Law and Natural Rights [1980], Oxford, Clarendon Press, 1993 ; O. HÖFFE, « Subsidiarität als
staatsphilosophisches Prinzip ? », Subsidiarität, dir. A. RIKLIN, G. BATLINER, Vaduz, Verlag
der Liechtensteinischen Akademischen Gesellschaft, 1994, p. 19-46 ; « Subsidiarity as a Principle
of Government », Regional and Federal Studies, 1996, 6 (3), p. 56-73 ; « Subsidiarität als Gesell-
schafts- und Staatsprinzip », Schweizerische Zeitschrift für politische Wissenschaft, 1997, 3 (3),
p. 259-290 ; « Subsidiarität und Föderalismus », Demokratie im Zeitalter der Globalisierung,
Munich, Beck, 1999, p. 126-152 ; « Subsidiarité et fédéralisme », trad. fr. J.-C. Merle, L’État au
XXe siècle, éd. S. GOYARD-FABRE, Paris, Vrin, 2004, p. 195-218 ; A. WASCHKUHN, Was ist
Subsidiarität ?, Opladen, Westdeutscher Verlag, 1995 ; P. BLICKLE, T. O. HUEGLIN,
D. WYDUCKEL, éd., Subsidiarität als rechtliches und politisches Ordnungsprinzip in Kirche,
Staat und Gesellschaft, Berlin, Duncker und Humblot, 2002.
3. Abondamment cité, pour sa généalogie conceptuelle, par les politistes et juristes (les européa-
nistes et les spécialistes des politiques publiques ou de l’administration locale qui travaillent sur
les dynamiques de territorialisation), l’ouvrage de Chantal Delsol est très peu questionné dans
ses hypothèses philosophiques fondamentales (l’État-providence comme champ d’adversité
d’un État subsidiaire qui prétend ne pas se réduire à l’État minimal du libéralisme). Si nous ne
manquerons pas de retrouver certains de ses résultats, nous optons pour une démarche métho-
18 Introduction générale
méthode que nous nous fixons. Reste qu’à trop les radicaliser, le danger
aurait été de se contenter d’une sémantique contextuelle et de s’en tenir au
seul registre de l’énumération descriptive. Contextualiser pour contextualiser
reviendrait à s’interdire de dépasser le simple niveau du repérage et de la col-
lecte. Si l’on veut, en effet, identifier les différents moments qui stratifient
notre concept, il convient d’y ajouter une archéologie ou génétique du sens1.
Face à un mot (subsidiarité) et une locution (principe de subsidiarité) qui font
l’objet d’investissements de sens très divers, il faut bien s’efforcer d’identifier
les acceptions admises par l’usage et selon les contextes (historiques, poli-
tiques, nationaux, culturels et sociaux)2. Non pas pour mettre en évidence la
permanence d’une signification, mais pour faire apparaître l’unité d’un pro-
blème en même temps que la discontinuité historique de ses figures, pour
interroger l’articulation entre l’évidente diversité des emplois d’une termino-
logie et son apparente stabilité. Pareille délimitation n’est en rien occultation
de l’amplitude de la notion. Elle est, au contraire, la condition pour mieux la
traiter dans ses différentes dimensions. Seule la reconstitution d’une généa-
logie lexicologique peut autoriser à identifier les diverses significations géné-
ralement imputées au vocable subsidiarité et à dégager des propriétés com-
munes parmi toutes les occurrences du mot.
L’approche terminologique ne vaut, autrement dit, que dans la mesure
où elle permet d’établir des filiations philosophiques de nature à mettre en
perspective origines, survivances et adaptations. Méthode sémantique et parti
pris anti-essentialiste ne doivent pas signifier crispation nominaliste, moins
encore se retourner en leur exact opposé : le refus d’accorder aux mots une
quelconque substance propre. Car un nominalisme excessif, ou une phéno-
ménologie trop constructiviste du langage, empêcherait de fixer, même pro-
visoirement, toute acception de la chose3. La « reconstruction historique » est
1. Ce faisant, nous nous démarquons d’un parti pris wittgensteinien trop radical, mais enten-
dons son message général : « Un mot n’a pas un sens qui lui soit donné pour ainsi dire par une
puissance indépendante de nous ; de sorte qu’il pourrait y avoir une sorte de recherche scienti-
fique sur ce que le mot veut réellement dire. Un mot a le sens que quelqu’un lui a donné. [...]
Beaucoup de mots n’ont pas de sens strict, mais ce n’est pas un défaut. Penser le contraire serait
comme de dire que la lumière de ma lampe de travail n’a rien d’une véritable lumière, parce
qu’elle n’a pas de frontière nette. » (L. J. J. WITTGENSTEIN, Cahier bleu [1933-1934],
Le Cahier bleu et le Cahier brun, trad. fr. M. Goldberg, J. Sackur, Paris, Gallimard, 1996, p. 71).
2. En prétendant établir une énumération finie d’acceptions contextualisées, nous nous inspi-
rons en quelque sorte de ce que Paul Ricœur a appelé la méthode de la « polysémie réglée ».
Méthode notamment appliquée au mot « reconnaissance » (P. RICŒUR, Parcours de la
reconnaissance, Paris, Stock, 2004, p. 9-11, p. 13 sq.). Et le philosophe de préciser : la « polysé-
mie évidente du mot prête à une mise en ordre acceptable qui ne fait pas violence à notre senti-
ment de justesse des mots, mais rend justice à la variété des usages conceptuels sans aller jusqu’à
un démembrement qui se résoudrait dans l’aveu d’une simple homonymie. À cet égard, on peut
parler d’une polysémie réglée du mot “reconnaissance” dans ses valeurs d’usage » (Ibid., p. 14 ;
nous soulignons). Cf. également P. RICŒUR, Du Texte à l’action. Essais d’herméneutique,
Paris, Le Seuil, 1986 ; « L’herméneutique et la méthode des sciences sociales », Théorie du droit
et science, dir. P. AMSELEK, Paris, PUF, 1994, p. 15-25 ; « Le problème de la liberté de l’inter-
prète en herméneutique générale et en herméneutique juridique », Interprétation et droit, dir.
P. AMSELEK, Aix-en-Provence, PUAM, Bruxelles, Bruylant, 1995, p. 177-188 ; « Interpréta-
tion et/ou argumentation », Le Juste, Paris, Éditions Esprit, 1995, p. 163-184.
3. Le langage n’est pas une simple convention totalement artificielle issue de la seule volonté
22 Introduction générale
humaine, il conditionne et configure le rapport au réel qu’il permet en retour de saisir comme tel.
Précisons au passage que nous n’adhérons pas au point de vue constructiviste radical d’un Peter
Berger ou d’un Thomas Luckmann, qui finit par nier l’existence de la réalité (P. L. BERGER,
T. LUCKMANN, La Construction sociale de la réalité [1966], trad. fr. P. Taminiaux, D. Mar-
tuccelli, Paris, Armand Colin, 2006). Cf. la controverse, toujours actuelle, qui a opposé Philippe
de Lara et Philippe Corcuff dans les colonnes du Débat : P. de LARA, « Un mirage sociolo-
gique. La “construction sociale de la réalité” », Le Débat, 1997, 97, p. 114-129 ; P. CORCUFF,
« Entre malentendus sociologiques et impensé politique », ibid., 1999, 103, p. 112-120.
1. Deux expressions empruntées à Richard Rorty (R. RORTY, « Quatre manières d’écrire l’his-
toire de la philosophie » [1984], trad. fr. É. Pacherie, B. Puccinelli, Que peut faire la philosophie
de son histoire ?, dir. G. VATTIMO, Paris, Le Seuil, 1999, p. 58-94 ; « The Historiography of
Philosophy : Four Genres », Philosophy in History. Essays on the Historiography of Philosophy,
éd. R. RORTY, et al., Cambridge, Cambridge University Press, 1984, p. 49-75).
2. Les deux formules d’« internalisme textuel » et d’« externalisme contextuel » sont empruntées
à François Dosse (F. DOSSE, La Marche des idées. Histoire des intellectuels, histoire intellec-
tuelle, Paris, La Découverte, 2003, p. 248). Dans une filiation gadamérienne assez similaire à celle
dessinée par Koselleck, cf. Hans Robert Jauss et sa théorie de la réception, élaborée pour l’his-
toire littéraire mais qui propose le même dépassement méthodologique (H. R. JAUSS, Pour une
esthétique de la réception [1977], trad. fr. C. Maillard, Paris, Gallimard, 1990).
3. Des « continuités ininterrompues » comme disait ironiquement Michel Foucault (M. FOU-
CAULT, L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 21).
Du mirage de l’État totalitaire au spectre de l’État subsidiaire 23
1. R. KOSELLECK, Le Futur passé, op. cit. Nous n’entrons pas dans les subtilités de la
méthode skinnérienne, ni dans le débat qui a opposé Quentin Skinner à John G. A. Pocock
(contextualisme langagier versus conventionnalisme contextuel). Nous retenons, sans le drama-
tiser, leur appel à la contextualisation historique (J. TULLY, éd., Meaning and Context. Quentin
Skinner and His Critics, Cambridge, Polity Press, 1988). Sur les correspondances et les diffé-
rences entre contextualisme skinnérien, contextualisme pocockien et Begriffsgeschichte
koselleckienne, cf. M. RICHTER, « Pocock, Skinner, and Begriffsgeschichte », The History of
Political and Social Concepts, New York, Oxford, Oxford University Press, 1995, p. 124-142 ;
« Towards a Lexicon of European Political and Legal Concepts : A Comparison of Begriffsge-
schichte and the “Cambridge School” », Critical Review of International, Social and Political
Philosophy, 2003, 6 (2), p. 91-120 ; « Begriffsgeschichte and the History of Ideas », Journal of the
History of Ideas, 1987, 48 (2), p. 247-263 ; « Conceptual History (Begriffsgeschichte) and Poli-
tical Theory », Political Theory, 1986, 14 (4), p. 694-637 ; J. G. A. POCOCK, Politics, Language,
and Time, New York, Atheneum, 1971 ; « Concepts and Discourses. A Difference in Culture ? »
The Meaning of Historical Terms and Concepts, op. cit., p. 47-58 ; « Notes méthodologiques »,
Vertu, commerce et histoire [1985], trad. fr. H. Aji, Paris, PUF, 1998, p. 14-54.
2. Deux concepts essentiels chez Koselleck : R. KOSELLECK, « “Champ d’expérience” et
“horizon d’attente” : deux catégories historiques », Le Futur passé, op. cit., p. 307-329.
3. R. KOSELLECK, Geschichtliche Grundbegriffe, op. cit., 1972, I, p. XXII.
4. R. KOSELLECK, Le Futur passé, op. cit., p. 103.
24 Introduction générale
1. PIE XI, Quadragesimo anno, 80 (Acta Apostolicae Sedis, 1931, XXIII, p. 203).
2. Les encycliques ne donnent pas automatiquement lieu à des traductions dans les langues ver-
naculaires des fidèles (italien, allemand, français, anglais, espagnol, portugais, polonais, rou-
main). C’est en fonction du sujet abordé dans chaque texte pontifical que les autorités vaticanes
choisissent de prendre en charge elles-mêmes ou de valider certaines traductions.
Du mirage de l’État totalitaire au spectre de l’État subsidiaire 25
1. De sub (sous) et de sedere (être assis), qui a donné le nom subsidium et l’adjectif subsdiarius :
littéralement, ce qui est posé dessous pour soutenir (soubassement). Nous retranscrivons la défi-
nition donnée par le dictionnaire Gaffiot : Subsidiarius, a, um (subsidium), qui forme la réserve ;
subsidiarii, orum, m., troupes de réserve. Subsidior, ari, intr., former la réserve. Subsidium, ii, n.
(subsido), 1. ligne de réserve [dans l’ordre de la bataille] ; réserve, troupes de réserve ; 2. [d’où]
soutien, renfort, secours ; subsidio mitere, proficisci, envoyer en renfort, partir pour renfort ; 3.
[fig.] aide, appui, soutien, assistance ; moyen de remédier, ressources, arme, subsidia ad omnes
casus comparare ; se ménager des moyens de parer à toute éventualité, des ressources pour toute
éventualité ; 4. lieu de refuge, asile (F. GAFFIOT, Dictionnaire latin-français [1934], éd. abr.
C. Magnien, Paris, Livre de poche, 1989, p. 551).
2. Selon les lexicologues les plus autorisés — Alain Rey par exemple —, l’adjectif français subsi-
diaire date de 1355 et l’adverbe subsidiairement de 1536 (A. REY et al., dir., Dictionnaire his-
torique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2006, III, p. 3667).
3. Nous aurons à revenir sur la notion romaine d’auxilia (secours) dont il faudra s’attacher à
décrypter le sens religieux, spécialement à la lumière rétrospective de la théologie de la grâce. Sur
la notion militaire à ce stade liminaire, cf. G. L. CHEESMAN, The Auxilia of the Roman Impe-
rial Army, Oxford, Clarendon Press, 1914 ; C. HAMDOUNE, Les Auxilia externa africains des
armées romaines, IIIe siècle av. J.-C.-IVe siècle ap. J.-C., Synthèse de travaux pour l’habilitation à
diriger des recherches, Université Montpellier III, Études militaires, 1999.
4. La migration vers le vocabulaire civil a transité par le registre et le domaine financiers. La
sonorité du mot elle-même l’indique, subsidiarité vient aussi de subside, au sens de somme d’ar-
gent versée à titre de secours, qui pouvait d’ailleurs intervenir dans un contexte de guerre.
26 Introduction générale
1. Cf. O. von NELL-BREUNING, éd., Die Sozialen Rundschreiben der Päpste und andere
kirchliche Dokumente [1982], Kevelär, Buntzon und Bercker, 1985 ; G. GUNDLACH, éd., Die
Sozialen Rundschreiben Leos XIII und Pius’ XI [1933], Paderborn, Schöningh, 1960. Pour une
reprise conceptuelle en allemand dans la foulée de l’encyclique, cf. J. B. SCHUSTER, Die Sozial-
lehre nach Leo XIII. und Pius XI. unter besonderer Berücksichtigung der Beziehungen zwischen
Einzelmensch und Gemeinschaft, Fribourg, Herder, 1935.
2. Le substantif subsidiarity apparaît aux États-Unis dès 1936 dans la traduction d’un ouvrage
d’Oswald von Nell-Breuning consacré au commentaire des encycliques sociales de l’Église
(ouvrage réagencé par le traducteur Bernard Dempsey pour la version américaine) : O. von
NELL-BREUNING, Reorganization of Social Economy. The Social Encyclical Developed and
Explained, trad. am. B. W. Dempsey, New York, Milwaukee, Chicago, Bruce, 1936. Le mot a
ensuite été diffusé par les universitaires catholiques et autres théologiens allemands réfugiés
outre-Atlantique pour cause de persécution : Franz Müller, Goetz Briefs et Heinrich Rommen
(F. H. MÜLLER, « The Principle of Subsidiarity in the Christian Tradition », The American
Catholic Sociological Review, 1943, 4 (3), p. 144-157 ; H. A. ROMMEN, The State in Catholic
Thought [1935], Saint-Louis, Herder, 1950 ; The Natural Law. A Study in Legal and Social His-
tory and Philosophy [1936], trad. am. T. R. Hanley, Indianapolis, Liberty Fund, 1998). Dans ce
dernier ouvrage, Rommen dégage cinq principes de la pensée sociale catholique : 1o, toute forme
sociale existe afin de servir l’homme ; 2o, la grâce supranaturelle présuppose la nature humaine et
la perfectionne ; 3o, la subsidiarité ; 4o, la solidarité ; 5o, la justice sociale. Dans la même période,
sous la plume d’un autre Père jésuite américain, cf. J. F. KENNEY, « The Principle of Subsidia-
rity », The American Catholic Sociological Review, 1955, 16 (1), p. 31-36.
3. Citons les travaux du théologien dominicain Arthur F. Utz (A. F. UTZ, dir., Das Subsidiari-
tätsprinzip, Heidelberg, Kerle, 1953 ; A. F. UTZ, Formen und Grenzen des Subsidiaritätsprin-
zips, Heidelberg, Kerle, 1956 ; « Subsidiarität, ein Prüfstein der Demokratie » [1956], Ethik und
Politik. Aktuelle Grundfragen der Gesellschafts-, Wirtschafts- und Rechtsphilosophie, Stuttgart,
Seewald, 1970, III, p. 113-124 ; « Der Mythos des Subsidiaritätsprinzips » [1956], ibid., III,
p. 338-349 ; « Staat und Jugendpflege », Die Neue Ordnung, 1956, 10, p. 205-212 ; Sozialethik, I.
Die Prinzipien der Gesellschaftslehre, Heidelberg, Kerle, 1958) et ceux du juriste publiciste Hans
Stadler (H. STADLER, Subsidiaritätsprinzip und Föderalismus. Ein Beitrag zum schweizeri-
schen Staatsrecht, Fribourg, Universitätsbuchhandlung, 1951). À l’aune de l’expérience helvé-
tique, ce dernier définissait la subsidiarité comme un principe de proximité comportant une pré-
somption réfragable de compétence en faveur de la plus petite entité.
Du mirage de l’État totalitaire au spectre de l’État subsidiaire 27
décennies plus tard, alors que le Bloc de l’Est s’effondre et que Centesimus
annus célèbre le centenaire de Rerum novarum1, le substantif subsidiarité est
officiellement consacré par les dictionnaires hexagonaux2.
Mais, on le sait, cette ultime consécration de la subsidiarité résulte princi-
palement de son inscription au répertoire juridique de l’Union européenne,
d’abord par touches successives, puis en grande pompe à l’occasion du traité
de Maastricht, qui érige le principe en règle centrale du droit positif commu-
nautaire3. Destiné à régir la répartition des « compétences partagées » entre
les États membres et la Communauté (subsidiarité territoriale)4, il accorde
à cette dernière une compétence dite subsidiaire, son intervention n’étant, en
principe, requise que si « les objectifs de l’action envisagée ne peuvent pas
être réalisés de manière suffisante et peuvent [...] être mieux réalisés au niveau
communautaire » (article 3 B devenu 5-2). Au-delà des ambiguïtés contenues
dans la formulation même du texte — tension entre efficacité politique et
proximité démocratique, contradiction entre efficacité relative (« suffisante »)
et efficacité maximale (« mieux ») —, la nature proprement juridique du
principe de subsidiarité a été très discutée5. Si l’on examine, en effet,
le contexte de la rédaction du traité, il apparaît clairement que son contenu
n’est pas tant juridique que politique : répondre aux craintes des États et des
régions face à l’interventionnisme de la Commission, jugé de plus en plus
excessif depuis la signature de l’Acte unique et la mise en place du Grand
marché européen ; signifier aux eurosceptiques que Bruxelles ne souhaite pas
1. JEAN-PAUL II, Lettre encyclique Centesimus annus, 1er mai 1991, Acta Apostolicae Sedis,
1991, LXXXVIII, p. 793-867 (in P. TÉQUI, p. 532 ; H. DENZINGER, 4912, p. 1016-1017).
2. 1994 pour le dictionnaire Robert dirigé par Alain Rey (A. REY, J. REY-DEBOVE, Diction-
naire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1994).
3. Avant le traité de Maastricht signé en 1992, on peut identifier deux étapes principales : le
projet de traité d’Union européenne mis au point en 1984 par le Parlement européen (projet dit
Spinelli) ; l’Acte unique européen et la Charte européenne des travailleurs (1986 et 1989).
4. On oppose couramment la dimension fonctionnelle du principe de subsidiarité (rapports de
la puissance publique et de la société civile), surtout développée dans la doctrine sociale de
l’Église, et sa dimension territoriale (rapports des différents niveaux de la puissance publique
entre eux), davantage caractéristique de la formule retenue par le droit communautaire européen.
5. Nous verrons que le flou définitionnel du concept n’est pas une raison suffisante pour refuser
à la subsidiarité le titre de règle de droit. L’enjeu institutionnel ne se situe pas sur ce terrain. C’est
plus en amont à la question même de la nature juridique de l’Union européenne que nous serons
renvoyé. À ce stade, sur les différentes tensions et contradictions internes du principe de subsi-
diarité, cf., notamment, R. DEHOUSSE, « La subsidiarité et ses limites », Annuaire européen,
1992, 40, p. 27-46 ; N. EMILIOU, « Subsidiarity : An Effective Barrier Against “the Enterprises
of Ambition” », European Law Review, 1992, 17 (5), p. 383-407 ; « Subsidiarity : Panacea or Fig
Leaf ? », Legal Issues of the Maastricht Treaty, éd. D. O’KEEFFE, P. M TWOMEY, Londres,
New York, Wiley Chancery Law, 1994, p. 65-83 ; R. HRBEK, Das Subsidiaritätsprinzip in der
europäischen Union. Bedeutung und Wirkung für ausgewählte Politikbereiche, Baden-Baden,
Nomos, 1995 ; « Federal Balance and the Problem of Democratic Legitimacy in the European
Union », Aussenwirtschaft, 1995, 50 (1), p. 43-66 ; « The Principe of Subsidiarity and the Rela-
tionship Between the European Union and the Member States », Towards a European Constitu-
tion, éd. T. FLEINER, N. SCHMITT, Fribourg, Institut du fédéralisme, 1998, p. 260-272 ;
J.-L. CLERGERIE, Le Principe de subsidiarité, Paris, Ellipses, 1997 ; A. ESTELLA, The EU
Principle of Subsidiarity and its Critique, Oxford University Press, 2002 ; J. VERHOEVEN,
« Analyse du contenu et de la portée du principe de subsidiarité », Le Principe de subsidiarité,
dir. F. DELPÉRÉE, Bruxelles, Bruylant, Paris, LGDJ, 2002, p. 375-385 ; « À propos des compé-
tences “constitutionnelles” de l’Union », Droits, 2007, 45, p. 89-107.
Du mirage de l’État totalitaire au spectre de l’État subsidiaire 29
s’immiscer sans motifs dans les affaires internes des États, tout en préservant
les conditions de possibilité d’un éventuel fédéralisme européen, fût-il inter-
gouvernemental1. Nous verrons en quoi la subsidiarité est le lieu d’un
compromis, formulé par Jacques Delors, destiné à concilier les attentes des
Länder allemands (soucieux de ne pas être dépossédés par le niveau fédéral,
devenu l’interlocuteur privilégié de Bruxelles) et la volonté britannique de
préserver les prérogatives étatiques.
2. DE LA DOCTRINE CATHOLIQUE
À L’EUROPE COMMUNAUTAIRE
liser et s’annuler les unes les autres1. L’époque contemporaine n’a certes pas
oublié sa signification première, mais force est de constater qu’elle entre en
concurrence ouverte avec l’acception du droit communautaire européen,
dont les propriétés communes avec la précédente sont tout sauf évidentes.
L’usage actuel du mot subsidiarité réclame donc d’élargir notre perspective et
de ne pas nous limiter au seul commentaire de la doctrine sociale de l’Église.
Mais comment s’y retrouver au juste entre la subsidiarité catholique de
1931 et la subsidiarité communautaire de 1992 ? Non moins que le mot qui la
porte, la notion se révèle profondément « nomade »2. Aucun besoin de thé-
matiser davantage le constat : la subsidiarité fait partie de ces « concepts dont
le contenu a si fondamentalement évolué que, malgré l’identité du terme
même, les significations, sont à peine comparables et ne sont récupérables
que sur un plan historique »3. Rien d’étonnant dans cette loi générale de la vie
sémantique. La polysémie n’est-elle pas consubstantielle au langage lui-
même ? Certes. Encore faut-il tirer toutes les conséquences méthodologiques
d’une telle observation. Au moyen d’un dispositif de repérage extensif et
rigoureux, notre travail a consisté en une description aussi complète que pos-
sible des occurrences effectives du mot afin d’établir un corpus délimité, lui-
même accompagné du relevé de chaque contexte d’énonciation. L’objectif
n’était pas sans comporter un danger — contre lequel nous avons dû lutter de
bout en bout : se laisser emporter par le vertige de l’exhaustivité. Si les corpus
ne peuvent assurément pas se contenter de reposer sur des données fragmen-
taires, la description des occurrences ne lève jamais toutes les ambiguïtés,
même en multipliant à l’infini les sondages dans le matériau textuel dispo-
nible. Il a donc fallu s’y résoudre. En s’attachant à être le plus accueillant
possible aux variations des contenus définitionnels. En menant un travail
sémantique sur les sens et valeurs successifs du mot. En reconstituant sa
grammaire. En identifiant son champ lexical et son réseau de significations :
les notions connexes qui la structurent positivement — corps intermédiaires,
communauté, bien commun, société, fédéralisme, proximité — ; les notions
1. Un juriste allemand, Helmut Kalkbrenner, a par exemple recensé plus de quinze acceptions
différentes du principe de subsidiarité (H. KALKBRENNER, « Die rechtliche Verbindlichkeit
des Subsidiaritätsprinzips », Recht und Staat. Festchrift G. Küchenhoff, dir. H. HABLITZEL,
M. WOLLENSCHLÄGER, Berlin, Duncker und Humblot, 1972, p. 515-539, ici p. 518). Trois
ans plus tard, un théologien polonais, Jan Krucina, surenchérit en établissant, pour sa part, une
liste de plus de vingt définitions (J. KRUCINA, « Das Verhältnis von Gesamtkirche und Orts-
kirche im Lichte des Subsidiaritätsprinzips », Collectanea theologica, 1975, 45, p. 121-133).
2. Sur cette idée de nomadisme conceptuel, cf. Judith Schlanger, qui parle de « circulation des
concepts » (J. SCHLANGER, Les Métaphores de l’organisme, Paris, Vrin, 1971, p. 20 sq.).
3. R. KOSELLECK, Le Futur passé, op. cit., p. 107. « Un mot contient des possibilités de signi-
fication, un concept réunit en lui un ensemble de significations. Un concept peut en conséquence
être parfaitement clair, mais doit être nécessairement polysémique. Tous les concepts dans les-
quels se résume sémiotiquement l’ensemble d’un processus, échappent à la définition ; n’est défi-
nissable que ce qui n’a pas d’histoire (Nietzsche). Sous un concept se subsument la multiplicité de
l’expérience historique et une somme de rapports théoriques et pratiques en un seul ensemble
qui, en tant que tel, n’est donné et objet d’expérience que par ce concept. » (Ibid., p. 109-110 ;
Geschichtliche Grundbegriffe. Historisches Lexikon zur politisch-sozialen Sprache in Deutsch-
land, dir. O. BRUNNER, W. CONZE, R. KOSELLECK, Stuttgart, Klett, 1972, I, p. XXIII).
Les italiques figurent dans le texte original.
Du mirage de l’État totalitaire au spectre de l’État subsidiaire 31
1. Dans Land und Herrschaft, Otto Brunner (artisan avec Reinhart Koselleck et Werner Conze
de la Geschichtliche Grundbegriffe) a initié une rupture avec la méthode traditionnelle des histo-
riens du droit, qui interprétaient rétrospectivement les structures juridiques de l’Allemagne
médiévale à l’aune des concepts étatiques (O. BRUNNER, Land und Herrschaft. Grundfragen
der territorialen Verfassungsgeschichte Südostdeutschlands im Mittelalter [1939], Brünn, Munich,
Vienne, Rohrer, 1942). Mise en perspective historiographique dans H. QUARITSCH, « Otto
Brunner ou le tournant dans l’écriture de l’histoire constitutionnelle allemande », trad. fr.
W. Zimmer, Droits, 1995, 22, p. 145-162 ; J. van HORN MELTON, « Otto Brunner and the
Ideological Origins of Begriffsgeschichte », The Meaning of Historical Terms and Concepts, éd.
H. LEHMANN, M. RICHTER, Washington, German Historical Institute, 1996, p. 21-33.
2. Cf. les précieuses clarifications dues à Charles Eisenmann (C. EISENMANN, « Quelques
problèmes de méthodologie des définitions et des classifications en science juridique », Archives
de philosophie du droit, 1966, 11, p. 25-43, repris dans Écrits de théorie du droit, de droit consti-
tutionnel et d’idées politiques, Paris, Éditions Panthéon-Assas, 2002, p. 289-305). Sur la distinc-
tion, formalisée par Hans Kelsen, entre droit positif et droit savant (H. KELSEN, Théorie pure
du droit [1934], trad. fr. C. Eisenmann, Bruxelles, Bruylant, Paris, LGDJ, 1999), cf. M. TROPER,
La Philosophie du droit, Paris, PUF, 2003, p. 26 sq. Sur le « réalisme ontologique » inhérent aux
classifications juridiques, cf. M. TROPER, « Les classifications en droit constitutionnel » [1989],
Pour une théorie juridique de l’État, Paris, PUF, 1994, ici p. 259 sq.
3. Cf., en particulier, les travaux de Jean Leca (J. LECA, « Sur la gouvernance démocratique :
entre théorie normative et méthodes de recherche empirique », Politique européenne, 2000, 1 (1),
p. 108-129 ; La Démocratie dans tous ses états. Systèmes politiques entre crise et renouveau, éd.
C. GOBIN, B. RIHOUX, Louvain-la-Neuve, Bruylant, 2000, p. 17-59 ; « Gouvernance et insti-
tutions publiques. L’État entre sociétés nationales et globalisation », La France en prospectives,
dir. R. FRAISSE, J.-B. de FOUCAULD, Paris, Odile Jacob, 1996, p. 317-350), Jacques Cheval-
lier (J. CHEVALLIER, « La gouvernance, un nouveau paradigme étatique ? », Revue française
d’administration publique, 2003, 105-106, p. 203-217 ; « La gouvernance et le droit », Mélanges
P. Amselek, Bruxelles, Bruylant, 2005, p. 189-207) et de Jean-Pierre Gaudin (J.-P. GAUDIN,
Pourquoi la gouvernance ?, Paris, Presses de Sciences Po, 2002). Cf. encore Y. PAPADO-
POULOS, « Gouvernance et transformations de l’action publique », Historicités de l’action
publique, Paris, PUF, 2003, p. 119-135 ; J. CAILLOSSE, « Questions sur l’identité juridique de
la “gouvernance” », La Gouvernance territoriale. Pratiques, discours et théories, dir. R. PAS-
Du mirage de l’État totalitaire au spectre de l’État subsidiaire 33
Comme elle, quoiqu’avec moins de succès, la subsidiarité est tout autant une
notion axiologique et prescriptive, issue d’un référentiel politique, qu’une
notion descriptive prenant place dans un paradigme scientifiquement neutre.
Utilisée par les observateurs du droit et du politique mais aussi par les acteurs
publics, elle souffre en effet d’être à la fois une catégorie objective permettant
l’observation distanciée et une catégorie d’action ouvrant la porte à l’expres-
sion de préférences personnelles, donc de faire l’objet d’usages autant rhéto-
riques (discours managérial, discours proximitaire, etc.) qu’analytiques. Là
encore, rien de plus banal dans ce constat, mais les implications méthodolo-
giques en sont rarement tirées. Si ce statut pour le moins instable de la subsi-
diarité rend très confuse l’inscription du principe au registre de la positivité
juridique ou de la scientificité sociologique, c’est malgré tout en droit et
en science politique qu’elle a connu sa diffusion la plus marquée. Or, moins
encore que d’autres catégories, la subsidiarité apparaît justifiée à prétendre au
statut protecteur de la neutralité axiologique. Notre intérêt pour le sujet vient
précisément du constat qu’aucune interrogation n’a été entreprise pour tenter
de déterminer, en amont, la légitimité du recours à l’expression dans un texte
de droit ou de comprendre, en aval, les ressorts de la consécration doctrinale
du concept.
Tout se passe en définitive comme si le principe de subsidiarité disposait
de l’évidence naturelle du bon sens, au point d’être devenu une loi indis-
cutable qu’il ne s’agirait plus que d’appliquer à la réalité changeante des
choses. Pourquoi les juristes et les politistes s’épargnent-ils tant de scrupules,
pourquoi embrayent-ils à ce point le pas des praticiens de la chose publique
en invoquant sans précaution particulière un mot devenu fétiche, une expres-
sion devenue totémique ? Ne contribuent-ils pas ainsi à dignifier ce qui
demanderait plutôt à être clarifié ? Faire précéder le mot subsidiarité de la
locution principe de participe bien de cette logique, sanctionnée par le pou-
voir d’intimidation du droit, qui finit par décourager toute tentative de défi-
nition de la chose. D’où notre invitation à l’extrême circonspection dans le
maniement de la catégorie (nous ne parlerons pas tant de principe de subsidia-
rité que de concept de subsidiarité) et, plus négativement, notre perplexité
devant la définition assurée et rassurante qu’en donnent les juristes, politistes
ou autres acteurs de la chose publique.
QUIER, V. SIMOULIN, J. WEISBEIN, Paris, LGDJ, 2007, p. 35-64. Pour une critique systé-
matique du concept de gouvernance, cf. J.-G. PADIOLEAU, « L’action publique postmo-
derne », Politique et management public, 1999, 17 (4), p. 85-127 ; « La gouvernance ou comment
s’en débarrasser », Espaces et Sociétés, 2000, 101-102, p. 61-73 ; B. JOBERT, « Le mythe de la
gouvernance dépolitisée », Mélanges J. Leca, Paris, Presses de Sciences Po, 2003, p. 273-285 ;
R. DRAÏ, « La gouvernance négative », Cités, 2004, 18, p. 85-94 ; G. HERMET, « La gouver-
nance serait-elle le nom de l’après-démocratie ? », La Gouvernance. Un concept et ses applica-
tions, dir. G. HERMET, A. KAZANCIGIL, J.-F. PRUD’HOMME, Paris, Karthala, 2005,
p. 17-47 ; D. BOURMAUD, « La gouvernance contre la démocratie représentative ? Concept
mou, idéologie dure », La Démocratie représentative devant un défi historique, dir. R. BEN
ACHOUR, J. GICQUEL, S. MILACIC, Bruxelles, Bruylant, 2006, p. 77-94 ; A. OGIEN, « La
gouvernance ou le mépris du politique », Cités, 2007, 32, p. 137-156.
34 Introduction générale
mard, 2006, p. 177-240 ; « L’État et la hiérocratie », ibid., p. 241-328). Le type-église est porté à
l’extension et à l’extériorité ; le type-secte à l’intensité et à la radicalité, le type-mystique à l’inté-
riorisation et à l’immédiateté (E. TROELTSCH, Die Soziallehren der christlichen Kirchen und
Gruppen, op. cit.). Outre la traduction anglaise, on dispose de fragments épars en français,
notamment de la conclusion des Soziallehren (E. TROELTSCH, « Christianisme et société »
[1912], trad. fr. J. Séguy, Archives de sciences sociales des religions, 1961, 11 (1), p. 15-34). Pour
un commentaire éclairant, cf. R. MENGUS, « Le “compromis” catholique selon Ernst
Troeltsch », Recherches de science religieuse, 1983, 71 (1-2), p. 235-244 ; « Ernst Troeltsch et
l’institution de l’absolu », ibid., 1982, 70 (4), p. 481-498.
1. Cf. les mises en garde de Jean-Marie Donegani (J.-M. DONEGANI, « L’autocompréhension
du catholicisme, entre critique et attestation », Raisons politiques, 2001, 4, p. 5-14).
2. Nous nous écartons en cela de la thèse précitée de Blandine Kriegel. Dans sa sympathie pour
des auteurs néothomistes comme le philosophe Jacques Maritain ou le juriste Michel Villey
l’auteur de L’État et les esclaves a peut-être trop tendance à oublier le pôle spécifiquement catho-
lique de la statophobie européenne, qu’elle relève par ailleurs avec tant de sagacité. En témoigne
sa citation tronquée de L’Homme et l’État (B. BARRET-KRIEGEL, L’État et les esclaves,
op. cit., p. 40). Reprenant cette phrase de Maritain : « Les deux concepts de souveraineté et d’ab-
solutisme ont été forgés ensemble sur la même enclume » ; elle oublie significativement la sui-
vante : « Ils doivent être mis ensemble au rebut » (J. MARITAIN, L’Homme et l’État [1949],
Œuvres complètes, op. cit., IX, p. 539 ; trad. fr. R. et F. Davril, Paris, PUF, 1953, p. 47).
3. L. STRAUSS, La Persécution et l’art d’écrire [1952], trad. fr. O. Sedeyn, Paris, Gallimard,
2009 (cf. p. 51-69 et l’application de cette méthode au cas Spinoza, p. 187-260).
36 Introduction générale
du Texte. Étude sur la fonction parentale des États, Paris, Fayard, 1992, p. 25-31, p. 73 sq. ; Le
Désir politique de Dieu. Étude sur les montages de l’État du Droit [1988], Paris, Fayard, 2005 ;
Sur la question dogmatique en Occident [1999], Paris, Fayard, 2008 ; « L’État de lassitude.
Considérations sur l’usure des concepts », Mélanges L. Sfez, Paris, PUF, 2006, p. 165-182).
1. M. HAURIOU, Précis de droit constitutionnel, Paris, Sirey, 1929, p. 76. Sur la notion de
durée publique (très chère au doyen toulousain qui définit l’institution comme « une idée
d’œuvre [...] qui se réalise et dure juridiquement dans un milieu social »), cf. F. OST, Le Temps
du droit, Paris, Odile Jacob, 1999, p. 195 sq. ; M. REVAULT d’ALLONNES, « De l’autorité à
l’institution : la durée publique », Esprit, 2004, 307, p. 42-63. Dans la continuité de ce que nous
avons déjà dit sur le dilemme antériorité chronologique-antériorité logique, cf. l’interprétation
de la théorie de l’institution par Jean-Arnaud Mazères qui distingue entre le moment instituant
et le moment institué pour expliquer le rapport établi par Hauriou entre l’État et les autres insti-
tutions. Selon le point de vue instituant, ces dernières sont antérieures chronologiquement. Selon
un point de vue institué, l’État prend sa place d’institution primaire (J.-A. MAZÈRES, « La
théorie de l’institution de Maurice Hauriou ou l’oscillation entre l’instituant et l’institué »,
Mélanges J. Mourgeon, Bruxelles, Bruylant, 1998, p. 239-293 ; F. RANGEON, « L’approche de
l’institution dans la pensée de Hobbes », L’Institution, éd. CURAPP, op. cit., p. 91-123).
2. Cf. A. BOUREAU, « Toujours, déjà, soudain là : l’État devant l’historien », Nouvelle revue
de psychanalyse, 1986, 34, p. 185-195 ; K. F. WERNER, « L’historien et la notion d’État »,
Compte rendu de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, 1992, 136 (4), p. 709-721. Sur
l’étymologie du mot État, cf. W. MAGER, Zur Entstehung des modernen Staatsbegriffs,
Mayence, Verlag der Akademie der Wissenschaften und der Literatur, 1968 ; « Republik », Ges-
chichtliche Grundbegriffe, op. cit., 1984, V, p. 549-651 ; « République », Archives de philosophie
du droit, 1990, 35, p. 257-273 ; « Res publica chez les juristes, théologiens et philosophes à la fin
du Moyen Âge », Théologie et droit dans la science politique de l’État moderne, Rome, École
française de Rome, 1991, p. 229-239. Sur l’enracinement médiéval des principaux traits constitu-
tifs de l’État, cf. E. KANTOROWICZ, Les Deux corps du roi. Essai sur la théologie politique au
Moyen Âge [1957], trad. fr. J.-P. et N. Genet, Paris, Gallimard, 1989 ; H. QUARITSCH, Staat
und Souveränität, I. Die Grundlagen, Francfort, Athenäum, 1970 ; Souveränität. Entstehung
und Entwicklung des Begriffs in Frankreich und Deutschland vom 13. Jh. bis 1806, Berlin,
Duncker und Humblot, 1986. Nous reviendrons plus en détails sur tous ces points.
3. Pensons par exemple à Carl Schmitt qui, dès la première phrase de La Notion de politique,
affirme que le concept d’État présuppose en amont le concept de politique (C. SCHMITT, La
Notion de politique [1932], trad. fr. M.-L. Steinhauser, Paris, Flammarion, 1992, p. 57).
38 Introduction générale
1. Sur Marx, cf. B. QUELQUEJEU, « Marx a-t-il constitué une théorie du pouvoir d’État ? »,
Revue des sciences philosophiques et théologiques, 1979, 63 (1), p. 17-60, 63 (2), p. 203-239, 63 (3),
p. 365-418 ; P. ROSANVALLON, « Marx et le retournement du libéralisme », Le Capitalisme
utopique, op. cit., p. 179-207 ; Commentaire, 1978-1979, 1 (4), p. 477-488.
2. Ainsi que Tocqueville l’avait fait à propos de la démocratie (régime politique certes, mais
aussi condition sociale). La distinction idéologie libérale-fait libéral est due à Marcel Gauchet
(M. GAUCHET, « Les figures du politique », La Condition politique, op. cit., p. 24). Dans le
même sens, cf. P. MANENT, « Situation du libéralisme », Préface à Les Libéraux [1986], Paris,
Gallimard, 2001, p. 7-40 ; et les travaux précités de Pierre Rosanvallon : « Il n’y a pas d’unité
doctrinale du libéralisme. Le libéralisme est une culture et non une doctrine. D’où les traits de ce
qui fait son unité et de ce qui tisse ses contradictions. Le libéralisme est la culture en travail du
monde moderne qui cherche à s’émanciper à la fois de l’absolutisme royal et de la suprématie de
l’Église à partir du xviie siècle [...]. Son unité est celle d’un champ problématique, d’un travail,
d’une somme d’aspirations. » (P. ROSANVALLON, « Culture politique libérale et réfor-
misme », Esprit, 1999, 251, p. 161-170, ici p. 167-168 ; « Le marché et les trois utopies libérales »,
Préface à la réédition de Le Capitalisme utopique, op. cit., p. I-XVI, ici p. X).
3. Cf. B. MANIN, « Les deux libéralismes : marché ou contre-pouvoirs », Intervention, 1984, 9,
p. 10-24 ; « Les deux libéralismes : la règle et la balance », La Famille, la loi, l’État, dir. C. BIET,
I. THÉRY, Paris, Imprimerie nationale, Centre Georges-Pompidou, 1989, p. 372-389 ; P. RAY-
NAUD, « Qu’est-ce que le libéralisme ? », Commentaire, 2007, 30 (118), p. 325-345.
4. La souveraineté comme droit de contraindre chacun au nom de tous (J. BODIN, Les Six
livres de la République [1583], Paris, Librairie générale française, 1993) et la représentation
comme passage de la multiplicité sociale à l’Un politique (T. HOBBES, Léviathan, op. cit.).
5. Comme, par exemple, Robert Nozick ou Murray Rothbard (R. NOZICK, Anarchie, État et
utopie [1974], trad. fr. É. d’Auzac de Lamartine, P.-E. Dauzat, Paris, PUF, 2008 ; M. ROTH-
BARD, L’Éthique de la liberté [1982], trad. fr. F. Guillaumat, Paris, Les Belles Lettres, 1991).
40 Introduction générale
1. Cf. principalement M. WALZER, « Liberalism and the Art of Separation », Political Theory,
1984, 12, p. 315-330 (en français : « La justice dans les institutions », Esprit, 1992, 180, p. 106-
122) ; J.-M. DONEGANI, M. SADOUN, « Altérité et altérations du libéralisme », Mélanges
A. Grosser, Paris, Presses de Sciences Po, 1996, p. 115-134 ; « Le libéralisme et la question de
l’Un : séparation et représentation », Qu’est-ce que la politique ?, op. cit., p. 167-200.
2. Marcel Gauchet a fort bien résumé et pointé ce glissement insidieux : les droits de l’homme
sont un « instrument de mystification — de moyen, très précisément —, de faire passer la pilule
d’une politique, paraît-il, nécessairement minimale : vous avez vu le Goulag ? Alors, n’en
demandez pas trop » (M. GAUCHET, « Les droits de l’homme ne sont pas une politique »
[1980], La Démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, 2002, p. 1-26, ici p. 5). Vingt ans
après : M. GAUCHET, « Quand les droits de l’homme deviennent une politique » [2000], ibid.,
p. 326-385. Mais faut-il suivre l’auteur du Désenchantement du monde quand il diagnostique
une solidité inébranlable de l’État ainsi qu’une primauté souterraine du politique ? « Si l’État se
retire [...] de la gestion directe des activités collectives, s’il cesse de faire figure de pilote suprême
et de grand ordonnateur, sa fonction n’en grandit pas moins par ailleurs, dans un autre registre.
C’est ce qui subsistait de son ancien rôle déterminant qui se trouve liquidé, tandis que son rôle
instituant s’en voit souterrainement renforcé. » (M. GAUCHET, « Les tâches de la philosophie
politique », La Condition politique, Paris, Gallimard, 2005, p. 553). En pastichant le titre de son
recueil d’articles, on pourrait se demander si l’État ne joue pas finalement « contre lui-même ».
3. Intégralisme à distinguer d’intransigeantisme. L’intransigeantisme est un concept qu’Émile
Poulat a emprunté à l’italien (intransigentismo) pour définir la matrice culturelle du catholicisme
tel qu’il se réélabore dans le xixe siècle postrévolutionnaire (É. POULAT, Église contre bour-
geoisie. Introduction au devenir du catholicisme actuel, Paris, Casterman, 1977). En parlant d’in-
tégralisme, nous faisons référence à la définition de Jean-Marie Donegani, laquelle permet d’af-
Du mirage de l’État totalitaire au spectre de l’État subsidiaire 41
1. En référence à Carl Schmitt : « Tous les concepts, notions et vocables politiques ont un sens
polémique ; ils visent un antagonisme concret, ils sont liés à une situation concrète dont la
logique ultime est une configuration ami-ennemi [...] et l’absence d’une telle situation en fait des
abstractions vides et sans vie. Des mots tels que État, république, société, classe ; et aussi : souve-
raineté, État de droit, absolutisme, dictature, plan, État neutre ou État total sont inintelligibles si
l’on ignore qui, concrètement, est censé être atteint, combattu, contesté et réfuté au moyen de
ces mots. » (C. SCHMITT, La Notion de politique, op. cit., p. 69).
2. R. KOSELLECK, Le Futur passé, op. cit., p. 324-325.
3. Avec Hans Blumenberg, nous pourrions parler d’Umbesetzung, de redistribution, de réinves-
tissement, du schème conceptuel de la subsidiarité dans le passage de la grammaire catholique à
et la grammaire germanique. Sur la distinction blumenbergienne entre Umsetzung et Umbe-
setzung, cf. H. BLUMENBERG, La Légitimité des Temps modernes, op. cit., spécialement p. 75.
Première partie
LA SUBSIDIARITÉ CATHOLIQUE
OU LA STATOPHOBIE
SOUTERRAINE
DE L’ÉGLISE ROMAINE
Chapitre préliminaire
L’Église, l’État, la Société
1. PIE XI, Lettre encyclique Quadragesimo anno, 15 mai 1931, Acta Apostolicae Sedis, 1931,
XXIII, p. 177-228 (in A. F. UTZ, I, p. 568-663 ; H. DENZINGER, 3725-3744, p. 790-794).
Nous faisons par ailleurs référence à l’encyclique Mater et Magistra promulguée en 1961 (JEAN
XXIII, Lettre encyclique Mater et Magistra, 15 mai 1961, Acta Apostolicae Sedis, 1961, LIII,
p. 401-464 (in A. F. UTZ, I, p. 664-757 ; H. DENZINGER, 3935-3953, p. 835-841).
2. LÉON XIII, Lettre encyclique Rerum novarum, 15 août 1891, Acta Sanctae Sedis, 1891,
XXIII, p. 641-670 (in A. F. UTZ, I, p. 510-567 ; H. DENZINGER, 3265-3271, p. 717-719).
48 La subsidiarité catholique...
Passage obligé pour débrouiller ce lien mystérieux entre 1891 et 1931, reli-
sons ce qu’écrivait le Pape Pecci quarante ans avant Pie XI :
« Il est dans l’ordre, avons-Nous dit, que ni l’individu, ni la famille ne soient
absorbés par l’État ; il est juste que l’un et l’autre aient la faculté d’agir avec
liberté, aussi longtemps que cela n’atteint pas le bien général et ne fait injure à
personne. Cependant, aux gouvernants il appartient de protéger la communauté
et ses parties ; la communauté, parce que la nature en a confié la conservation
au pouvoir souverain, de telle sorte que le salut public n’est pas seulement ici
la loi suprême mais la cause même et la raison d’être du pouvoir civil ; les par-
ties, parce que, de droit naturel, le gouvernement ne doit pas viser l’intérêt de
ceux qui ont le pouvoir entre les mains, mais le bien de ceux qui leur sont soumis.
[...] Si donc les intérêts généraux ou l’intérêt d’une classe en particulier se
trouvent lésés ou simplement menacés, et s’il est impossible d’y remédier ou d’y
obvier autrement, il faut de toute nécessité recourir à l’autorité publique1. »
Deux propositions complémentaires travaillent cet extrait du texte léo-
nien. Le Pape reconnaît d’abord à l’autorité publique l’ardente obligation
d’intervenir en faveur de la classe ouvrière via une législation sociale ambi-
tieuse et protectrice. Il rappelle ensuite que l’État doit rester un ultime
recours et intervenir seulement dans les cas de réelle nécessité. D’une part,
reconnaissance du rôle moteur de la puissance publique dans la défense du
bien commun et, d’autre part, soumission de l’État à un projet chrétienne-
ment défini ; un projet qui le dépasse et au service duquel il doit nécessaire-
ment se placer, celui de la réconciliation morale (religieuse) des classes. C’est
sur ce double message formulé dès 1891 — défense mais pas définition du
bien commun — que la subsidiarité trouvera plus tard à se greffer : autant
d’État que nécessaire pour répondre à la question sociale, mais pour y
répondre conformément aux exigences catholiques.
1. LÉON XIII, Rerum novarum, 28 (in A. F. UTZ, I, p. 542-543). Plus haut : « Nous sommes
persuadé, et tout le monde en convient, qu’il faut, par des mesures promptes et efficaces, venir en
aide aux hommes des classes inférieures, attendu qu’ils sont pour la plupart dans une situation
d’infortune et de misère imméritée. » (Ibid., 2 ; in A. F. UTZ, I, p. 512-513). « Assurément, écrit-
il, s’il existe quelque part une famille qui se trouve dans une situation désespérée et qui fasse de
vains efforts pour en sortir, il est juste que dans de telles extrémités le pouvoir public vienne à
son secours, car chaque famille est un membre de la société. [...] Ce n’est point là usurper sur les
attributions des citoyens, c’est affermir leurs droits, les protéger et les défendre comme il
convient. » (Ibid., 11 ; in A. F. UTZ, I, p. 520-521).
L’Église, l’État, la Société 49
1. Dans une veine qui rappelle la définition troeltschienne du compromis, Émile Poulat a bien
montré que les débats auxquels se confronte l’Église sont le plus souvent internes au catholi-
cisme lui-même (É. POULAT, « La science de la vérité et l’art de la distinction. Intransigeance et
compromis dans le catholicisme contemporain », Social Compass, 1997, 4, p. 497-506).
2. Nous faisons référence aux propos du Père Nell-Breuning : « Die Sache ist uralt, nur der
Name Subsidiaritätsprinzip ist neu. » (O. von NELL-BREUNING, « Subsidiaritätsprinzip »,
Staatslexikon, dir. Görres-Gesellschaft, Fribourg, Herder, 1962, VII, col. 826-833, ici col. 826).
3. Quand bien même elle ne figure pas expressis verbis dans les écrits de Maritain, la subsidiarité
n’en irrigue pas moins le cœur même de sa réflexion. Lorsque dans Humanisme intégral, il décrit
son idéal personnaliste et communautaire, il ne manque pas de citer le fameux passage de Qua-
dragesimo anno sur la fonction supplétive de toute collectivité (J. MARITAIN, Humanisme
intégral. Problèmes temporels et spirituels d’une nouvelle chrétienté [1934-1936], Œuvres com-
plètes de Jacques et Raïssa Maritain, Fribourg, Éditions universitaires, Paris, Saint-Paul, 1982-
1992, VI, p. 477 ; rééd. Paris, Aubier, 2000, p. 170). Tous ses ouvrages ultérieurs resteront fidèles
à cette même inspiration. Cf. en particulier J. MARITAIN, L’Homme et l’État [1949], Œuvres
complètes, op. cit., IX, p. 471-736 (trad. fr. R. et F. Davril, Paris, PUF, 1953).
4. LÉON XIII, Lettre encyclique Aeterni Patris, 4 août 1879, Acta Sanctae Sedis, 1879-1880,
XII, p. 98-114 (in H. DENZINGER, 3135-3140, p. 700-701, ici 3140, p. 701). Cf., en particulier,
R. AUBERT, « Le contexte historique et les motivations doctrinales de l’encyclique Aeterni
Patris », Tommaso d’Aquino nel i centanerio dell’enciclica Aeterni Patris, Rome, Societa interna-
zionale Tommaso d’Aquino, 1981, p. 15-48. Moment inaugural clos par la consécration de 1917,
année où le Code de droit canonique déclare le thomisme philosophie officielle de l’Église catho-
lique (BENOÎT XV, dir., Code de droit canonique [1917], éd. fr. A. Cance, Paris, Lecoffre,
1946). Pie XI confirmera le tout lors de la célébration du sixième centenaire de la canonisation de
saint Thomas d’Aquin (PIE XI, Lettre encyclique Studiorum ducem, 29 juin 1923, Acta Aposto-
licae Sedis, 1923, XV, p. 323 ; in H. DENZINGER, 3665-3667, p. 775). Entre 1879 et 1923, deux
50 La subsidiarité catholique...
autres textes importants sont à intercaler : PIE X, Décret de la Sacrée Congrégation des Études
Motu proprio Doctoris angelici, 27 juillet 1914, Acta Apostolicae Sedis, 1914, VI, p. 384-386
(in H. DENZINGER, 3601-3624, p. 766-769) ; PIE XI, Lettre encyclique Officiorum omnium,
1er août 1922, Acta Apostolicae Sedis, 1922, XIV, p. 449-458.
1. Michel Villey rejette l’idée même selon laquelle il pourrait exister une doctrine autonome de
l’Église, notamment une doctrine sociale issue de saint Thomas. Il rappelle que l’Aquinate s’est
attaché à réfléchir à partir de sources autant païennes (au premier rang desquelles, bien sûr, la
source aristotélicienne) que religieuses. Aussi l’Église mutile-t-elle la pensée propre de Thomas
d’Aquin en l’érigeant en dogme officiel, tout comme les penseurs laïques qui se sont revendiqués
de l’école thomiste (M. VILLEY, « Une enquête sur la nature des doctrines sociales chré-
tiennes », Archives de philosophie du droit, 1960, 5, p. 37-61 ; « Doctrine sociale et conception
chrétienne de l’homme », Actualité de la doctrine sociale de l’Église, Paris, Téqui, 1982, p. 43-57 ;
« La théologie de Thomas d’Aquin et la formation de l’État moderne », Théologie et droit dans la
science politique de l’État moderne, Rome, École française de Rome, 1991, p. 31-49).
2. M.-D. CHENU, La « Doctrine sociale » de l’Église comme idéologie, Paris, Le Cerf, 1979.
3. Bel exemple de cette lecture classique dans B. S. LLAMZON, « Subsidiarity : The Term, Its
Metaphysics and Use », Aquinas. Rivista di internazionale di filosofia, 1978, 21 (1), p. 44-62.
4. Sur le caractère de redressement intellectuel attaché au renouveau thomiste, analysé à partir
du seul cas français (L. FOUCHER, La Philosophie catholique en France au XIXe siècle avant la
renaissance thomiste et dans son rapport avec elle (1800-1880), Paris, Vrin, 1955) ou considéré
d’un point de vue plus général (W. J. HANKEY, « Making Theology Practical : Thomas Aquinas
and the XIXth Century Religious Revival », Dionysius, 1985, 9, p. 85-127 ; G. MC-COOL,
XIXth-Century Scholasticism. The Search for a Unitary Method, New York, Fordham Univer-
sity Press, 1989 ; The Neothomists, Milwaukee, Marquette University Press, 1994).
L’Église, l’État, la Société 51
1. Par catholicisme social, il faut entendre « les écoles de pensée et les mouvements qui ont
voulu résoudre la “question sociale”, c’est-à-dire l’ensemble des problèmes sociaux (et non pas
seulement ouvriers) nés du libéralisme économique et de la révolution industrielle, à la lumière
des enseignements du catholicisme » (J.-M. MAYEUR, Catholicisme social et démocratie chré-
tienne. Principes romains, expériences françaises, Paris, Le Cerf, 1986, p. 10). Plus haut, le même
auteur notait que le qualificatif christlich-sozial s’était très vite diffusé dans les pays de langue
allemande et avait autorisé une rencontre entre catholiques et protestants, mais que son équiva-
lent en France, en Belgique et en Suisse francophone désignait seulement les milieux réformés.
Parler de catholicisme social était donc un moyen de marquer une identité confessionnelle (Ibid.,
p. 8). Cf. également H. GUITTON, Le Catholicisme social, Paris, Publications techniques, 1945 ;
J.-B. DUROSELLE, Histoire du catholicisme, Paris, PUF, 1949.
2. Cf., en particulier, les synthèses historiques dues à Roger Aubert (R. AUBERT, « Aspects
divers du néothomisme sous le pontificat de Léon XIII », Aspetti della cultura cattolica nell’Età
di Leone XIII, dir. G. ROSSINI, Rome, Cinque Lunes, 1961, p. 133-228 ; « Les débuts du
catholicisme social », Nouvelle histoire de l’Église, V. L’Église dans le monde moderne (1848 à
nos jours) [1963], dir. R. AUBERT, et al., Paris, Le Seuil, 1975, p. 156-176).
3. Parmi une bibliographie foisonnante, citons en priorité : J.-Y. CALVEZ, J. PERRIN, Église
et société économique. L’enseignement social des papes de Léon XIII à Pie XII. 1878-1958, Paris,
Aubier, Montaigne, 1959 ; J.-Y. CALVEZ, Église et société économique. L’enseignement social de
Jean XXIII, Paris, Aubier, Montaigne, 1963 ; L’Économie, la société, l’individu. L’enseignement
social de l’Église, Paris, Desclée de Brouwer, 1989 ; L’Église et l’économie. La doctrine sociale de
l’Église, Paris, L’Harmattan, 1999 ; A. F. UTZ, Sozialethik, I. Die Prinzipien der Gesellschafts-
lehre, Heidelberg, Kerle, 1958 ; A. F. UTZ, dir., Die Katholische Soziallehre und die Wirtschafts-
ordnung, Trier, Paulinus, 1991 ; P. BIGO, La Doctrine sociale de l’Église. Recherche et dialogue,
52 La subsidiarité catholique...
Paris, PUF, 1965 ; M. D. CHENU, La « Doctrine sociale » comme idéologie, op. cit. ; O. HÖFFE,
L’Église et la question sociale, Fribourg, Éditions universitaires, 1984 ; P. de LAUBIER, La
Pensée sociale de l’Église catholique. Un idéal historique de Léon XIII à Jean-Paul II, Fribourg,
Éditions universitaires, 1984 ; M. HOBGOOD, Catholic Social Teaching and Economic Theory.
Paradigm in Conflict, Philadelphie, Temple University Press, 1991 ; C. E. CURRAN, Catholic
Social Teaching, 1891-Present. A Historical, Theological, and Ethical Analysis, Washington,
Georgetown University Press, 2002.
1. JEAN-PAUL II, Catéchisme de l’Église catholique [1992-1997], éd. fr., Paris, Le Centurion,
Le Cerf, Fleurus-Mame, Librairie éditrice vaticane, 2009, 1883, p. 465 ; 1885, p. 466 ; 1894, p 467 ;
2209, p. 536. Nous donnons la pagination de la nouvelle édition Pocket parue en 2009.
2. La subsidiarité, lit-on, « figure parmi les directives les plus constantes et les plus caractéris-
tiques de la doctrine sociale de l’Église » (CONSEIL PONTIFICAL JUSTICE ET PAIX,
Compendium de la doctrine sociale de l’Église [2005], éd. fr., Paris, Bayard, Le Cerf, Fleurus-
Mame, 2008, 185, p. 103). Le mot est ventilé dans l’ensemble du document, qui le mentionne
près de vingt fois : 77, p. 42 ; 160, p. 90 ; 185-189, p. 103-106 ; 214, p. 124 ; 252, p. 147 ; 351,
p. 197 ; 354, 356-357, p. 199-201 ; 417-419, p. 234-235 ; 441, p. 248 ; 449, p. 254 ; 565, p. 319.
3. Ibid., 185, p. 103. Notons que le passage où figure l’expression latine « “subsidiarii” offici
principio » n’est à aucun endroit mentionné ; ce qui permet d’éviter l’alternative de la traduc-
tion : fonction supplétive (traduction originelle en français) ou fonction subsidiaire (traduction
postconciliaire) de toute collectivité (Ibid., 186, p. 104). La version française du Denzinger tra-
duit par « fonction “subsidiaire” » (H. DENZINGER, 3738, p. 793). Sur les nécessaires précau-
tions méthodologiques et épistémologiques à observer dans le maniement du Denzinger, comme
d’ailleurs de toute autre compilation, cf. Y. M.-J. CONGAR, « Du bon usage du “Denzinger” »,
Situation et tâches présentes de la théologie, Paris, Le Cerf, 1967, p. 111-133.
4. Pour un point sur la question du statut doctrinal des différentes catégories de textes émanant
du Vatican, cf. J.-F. CHIRON, L’Infaillibilité et son objet, Paris, Le Cerf, 1999. Selon la règle
toujours en vigueur, l’infaillibilité n’est engagée que si, et seulement si, sont en jeu des vérités
L’Église, l’État, la Société 53
contenues dans la Parole de Dieu ou transmises par la Tradition. En la matière, cf. aussi les tra-
vaux inauguraux de Gustave Thils sur la définition du principe d’infaillibilité lors du Concile
Vatican I (G. THILS, L’Infaillibilité pontificale. Sources, conditions, limites, Louvain, Duculot,
1969 ; Primauté et infaillibilité du Pontife romain à Vatican I, Louvain, Peeters, 1989).
1. Sans être dupe de l’ancienne épistémologie positiviste qui postulait, de manière trop rigide,
une rupture nécessaire dans la construction de l’objet — oubliant ainsi de penser la continuité
entre le sens commun et le savoir scientifique (J.-M. DONEGANI, « Pour une conversation
entre théologie et sociologie », Mélanges J. Doré, Paris, Desclée, 2002, p. 417-430). Nous repren-
drons cette question pour faire valoir les exigences spécifiques de la matière juridique.
2. PIE XI, Quadragesimo anno, 20 (in A. F. UTZ, I, p. 579). Cf. R. AUBERT, « L’encyclique
Rerum novarum, une “charte des travailleurs” », Le Monde catholique et la question sociale,
1891-1950, éd. F. ROSART, G. ZÉLIS, Bruxelles, Éditions Vie Ouvrière, 1992, p. 11-28.
54 La subsidiarité catholique...
1. « Avec le temps [...], écrit Pie XI, des doutes se sont élevés sur la légitime interprétation de
plusieurs passages de l’encyclique [...], ce qui a été l’occasion entre les catholiques eux-mêmes de
controverses parfois assez vives. » (PIE XI, Quadragesimo anno, 40 ; in A. F. UTZ, I, p. 591).
« Comme [...] les besoins de notre époque et les changements survenus dans la situation générale
demandent une application plus exacte des enseignements de Léon XIII ou même exigent des
compléments, Nous sommes heureux de saisir cette occasion, selon Notre charge apostolique
qui Nous fait débiteur de tous, pour répondre, dans la mesure du possible, à ces doutes et aux
questions qui se posent actuellement. » (Ibid., 40 ; in A. F. UTZ, I, p. 591).
2. Ibid., 104 (in A. F. UTZ, I, p. 629). « Avec l’industrialisation progressive du monde, le régime
capitaliste a [...] considérablement étendu son emprise, envahissant et pénétrant les conditions
économiques et sociales de ceux-là mêmes qui se trouvaient en dehors de son domaine, y intro-
duisant, en même temps que ses avantages, ses inconvénients et ses défauts, et lui imprimant
pour ainsi dire sa marque propre. » (Ibid., 105 ; in A. F. UTZ, I, p. 629).
3. K. POLANYI, La Grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre
temps [1944], trad. fr. C. Malamoud, Paris, Gallimard, 1983. Plutôt qu’à Karl Marx référons-
nous à Karl Polanyi qui a mis au jour l’illusion naturaliste de l’idéologie du marché autorégulé,
mais qui a surtout démontré en quoi l’autonomisation de la sphère économique produisait son
lot d’idées neuves, notamment sous la forme d’anticorps à l’idéologie dominante. Lui-même
appelait d’ailleurs à une resocialisation de l’économie, à son « réencastrement » dans le social.
S’inspirant des analyses de Polanyi, Louis Dumont a parlé de « la séparation radicale des aspects
économiques du tissu social et leur constitution en domaine autonome » (L. DUMONT, Homo
aequalis, I. Genèse et épanouissement de l’idéologie économique [1977], Paris, Gallimard, 1999,
p. 15). Sur le sujet, cf. P. ROSANVALLON, Le Capitalisme utopique. Histoire de l’idée de
marché [1979], Paris, Le Seuil, 1999 ; M. GAUCHET, « De l’avènement de l’individu à la décou-
L’Église, l’État, la Société 55
verte de la société », [1979], La Condition politique, op. cit., p. 405-431. Pour une vision critique
des thèses de Karl Polanyi et Louis Dumont, cf. C. LARRÈRE, L’Invention de l’économie poli-
tique au XVIIIe siècle. Du droit naturel à la physiocratie, Paris, PUF, 1992.
1. D’un économiste qui se fera remarquer pour son imposante contribution à la doctrine du
corporatisme, cf. G. PIROU, Néolibéralisme. Néocorporatisme. Néosocialisme, Paris, Gallimard,
1939 ; « Corporatisme 1937 », Revue d’économie politique, 1937, 51, p. 1329-1366 ; La Corpora-
tion devant la doctrine et devant les faits, Paris, Domat-Montchrestien, 1936.
56 La subsidiarité catholique...
les fonctions qui n’appartiennent qu’à elle, parce qu’elle seule peut les remplir :
diriger, surveiller, stimuler, contenir, selon que le comportent les circonstances
ou l’exige la nécessité. Que les gouvernements en soient donc bien persuadés :
plus parfaitement sera réalisé l’ordre hiérarchique des divers groupements selon
le principe de la fonction supplétive de toute collectivité, plus grandes seront
l’autorité et la puissance sociale, plus heureux et plus prospère l’état des affaires
publiques1. »
L’État étant bien sûr la principale collectivité visée par l’encyclique2, que
faut-il entendre par fonction supplétive ou subsidiaire de l’État ? Le message
pontifical présente l’avantage de la limpidité. L’État n’a pas à se substituer
aux groupements divers — les corps professionnels en premier lieu3 — qui se
forment à l’intérieur de la société. En tant qu’autorité supplétive, il se doit
« d’aider les membres du corps social, et non pas les détruire ni les absorber »4.
Avoir la charge de promouvoir le bien commun, dit le Pape, être responsable
d’assurer la paix de la communauté, c’est en même temps laisser toute leur
place aux instances intermédiaires. L’État porterait même atteinte à l’esprit
de sa mission, ajoute-t-il, s’il en venait à limiter la capacité d’action des per-
sonnes et des groupes. Son intervention dans la société, telle est la parole
officielle, doit donc se soumettre au principe de subsidiarité : intervenir
chaque fois que nécessaire, en acceptant de n’être pas maître de cette néces-
sité, encore moins de ses critères qui trouvent leurs fondements ultimes dans
la seule nature. Aimantée par le bien commun, disciplinée par la justice
divine, la politique a pour fonction d’assurer un ordre ; mais elle ne crée pas
les éléments qui le composent (famille, économie, culture) ; ceux-ci ont leur
but propre, leurs règles et leur destination. Aussi chacun — personnes ou
groupes, personnes et groupes — a-t-il le droit et l’obligation d’assumer son
rôle de manière à respecter la structuration naturelle des choses voulue par
Dieu.
En face, l’horizon d’adversité qui fait office de diagnostic à Pie XI tient en
deux propositions logiquement liées entre elles. 1o : « Il ne reste plus guère en
présence que les individus et l’État ». 2o :
1. Ibid., 79-80 (in A. F. UTZ, I, p. 617). Nous soulignons. Nous avons déjà considéré la ques-
tion des transferts linguistiques : écrite en latin et traduite de manière disparate dans les diffé-
rentes langues nationales, Quadragesimo anno a été sujette à des interprétations multiples.
2. Si le principe de subsidiarité est principalement ordonné à la protection de l’autonomie de la
personne humaine (personne physique) face aux structures sociales (personnes morales) qui
risquent de l’absorber, il joue aussi, d’après la lettre même du propos pontifical, pour une collec-
tivité par rapport à une collectivité supérieure. Aucune communauté ne doit faire ce qu’une
communauté moins vaste peut réaliser seule, de même que la puissance publique, les collectivités
locales et les associations ne doivent pas faire ce que les personnes peuvent réaliser avec leurs
propres moyens. Certes la subsidiarité s’applique à toutes les collectivités mais c’est à l’État que
nous nous intéresserons en priorité car c’est précisément la question l’intervention étatique en
matière économique et sociale qui a provoqué l’émergence du principe.
3. « Ces associations formèrent [...] des ouvriers foncièrement chrétiens, sachant allier harmo-
nieusement l’exercice diligent de leur profession avec de solides principes religieux, capables de
défendre efficacement leurs droits et leurs intérêts temporels avec une fermeté qui n’exclut ni le
respect de la justice, ni le désir sincère de collaborer avec les autres classes au renouvellement
chrétien de la société. » (PIE XI, Quadragesimo anno, 33 ; in A. F. UTZ, I, p. 587).
4. Ibid., 79 (in A. F. UTZ, I, p. 617).
L’Église, l’État, la Société 57
1. Ibid., 78 (in A. F. UTZ, I, p. 617). « La politique sociale mettra donc tous ses soins à reconsti-
tuer les corps professionnels. » (Ibid., 82 ; in A. F. UTZ, I, p. 619). Reprise des propos de
Léon XIII dans Rerum novarum : « Le dernier siècle a détruit, sans rien leur substituer, les cor-
porations anciennes, qui étaient pour eux une protection ; tout principe et tout sentiment reli-
gieux ont disparu des lois et des institutions publiques, et ainsi, peu à peu, les travailleurs isolés et
sans défense se sont vus avec le temps livrés à la merci de maîtres inhumains et à la cupidité d’une
concurrence effrénée. » (LÉON XIII, Rerum novarum ; in A. F. UTZ, I, p. 513).
2. PIE XI, Quadragesimo anno, 109 (in A. F. UTZ, I, p. 631). Pie XII rapporte cette « déchéance
du pouvoir » à « une fâcheuse confusion entre les fonctions et devoirs d’ordre politique et ceux
d’ordre économique ». « Sans doute, précisera son successeur, dans la confusion inextricable où
s’agite aujourd’hui le monde, l’État se trouve-t-il dans la nécessité de prendre sur lui une charge
énorme de devoirs et d’emplois ; mais cette situation anormale ne menace-t-elle pas de compro-
mettre gravement sa force intime et l’efficacité de son autorité ? » (PIE XII, Allocution au Consis-
toire, 20 février 1946, Acta Apostolicae Sedis, 1946, XXXVIII, p. 141-151 ; in SOLESMES, 957,
p. 500 ; A. F. UTZ, J. F. GRONER, II, p. 2063-2077).
3. LÉON XIII, Rerum novarum (in A. F. UTZ, I, p. 512-513).
4. PIE XI, Quadragesimo anno, 80 (in A. F. UTZ, I, p. 617).
58 La subsidiarité catholique...
La nécessité de l’État n’est jamais en cause ; ce qui est en cause c’est bien
davantage sa légitimité institutionnelle. Dire que la fonction de l’autorité
publique est supplétive ou que la fonction de l’État est subsidiaire, c’est dire
qu’il n’est pas le cœur névralgique du tissu social, ce n’est pas remettre en
parler d’« État jacobin ». Sur cette locution problématique, devenue lieu commun incontesté en
raison de sa force suggestive, cf. P. LEGENDRE, Jouir du pouvoir. Traité de la bureaucratie
patriote, Paris, Minuit, 1976, p. 99 sq. ; « Les maîtres de la loi. Étude sur la fonction dogmatique
en régime industriel », Annales, 1983, 38 (3), p. 507-535, spécialement p. 528 sq.
1. Cf. P. MISNER, « Catholic Antimodernism : The Ecclesial Setting », Catholicism
Contending with Modernity and Antimodernism in Historical Context, éd. D. JODOCK, Cam-
bridge, Cambridge University Press, 2000, p. 56-87 ; J. A. KOMONCHAK, « Modernity and
the Construction of Roman Catholicism », Cristianesimo nelle storia, 1997, 18, p. 353-385.
2. Outre à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (26 août 1789), pensons, en parti-
culier, à la loi d’Allarde supprimant les corporations de métiers (2-17 mars 1791) et à la loi
Le Chapelier interdisant les réunions ou regroupements particuliers (14-17 juin 1791).
3. D’où ces deux itinéraires en Europe : maintien de fortes communautés locales et/ou profes-
sionnelles dans les territoires allemands, qui n’ont rejoint que très tardivement la forme étatique ;
quasi destruction en Angleterre et en France, les deux pays qui ont fait naître la forme étatique
moderne (cf. B. BARRET-KRIEGEL, L’État et les esclaves [1979], Paris, Payot, 1989).
4. Cf. E. COORNAERT, Les Corporations en France avant 1789, Paris, Gallimard, 1941 ; « Les
corporations du Moyen Âge à la Révolution », Politique, 1934, 8 (5), p. 389-395.
5. L. STURZO, Politique et morale [1937], trad. fr. M. Prélot, Paris, Bloud et Gay, 1938, p. 39.
Homme d’Église et père du popularismo, Luigi Sturzo est le fondateur en 1919 du Partito popo-
lare italiano, persécuté par Mussolini dès 1923 et définitivement dissout en 1926.
6. Pour une vue d’ensemble de la période ouverte par la Révolution française,
cf. M. H. ELBOW, French Corporative Theory, 1789-1948, New York, Columbia University
Press, 1953.
60 La subsidiarité catholique...
1. Si la civilisation chrétienne est « la seule “cité” vraiment “humaine” » (PIE XI, Lettre ency-
clique Divini Redemptoris, 19 mars 1937, Acta Apostolicae Sedis, 1937, XXIX, 32, p. 65-106 ;
in A. F. UTZ, I, p. 225), alors l’Église, située au sommet de cette civilisation, est sans conteste
la mieux à même pour définir le bien commun temporel de l’homme imago Dei.
2. Dire que A est subsidiaire par rapport à B revient, a priori, à dire que B est supérieur à A ;
mais ce peut tout autant vouloir dire que A est supérieur à B, au sens où A ne serait appelé à
intervenir que si, et seulement si, B n’agit pas en fonction de ce que A exige légitimement de lui.
3. Droit naturel au sens classique des Anciens (l’ordre objectif des choses), non au sens des
Modernes (les droits subjectifs de l’homme). Cf. L. STRAUSS, Droit naturel et histoire [1953],
trad. fr. M. Nathan, É. de Dampierre, Paris, Flammarion, 1986 ; M. VILLEY, Le Droit et les
droits de l’homme [1983], Paris, PUF, 2008). Sur le jusnaturalisme, cf. R. BRAGUE, La Loi de
Dieu [2005], Paris, Gallimard, 2008 ; A. SÉRIAUX, Le Droit naturel [1993], Paris, PUF, 1999 ;
« Loi naturelle, droit naturel, droit positif », Raisons politiques, 2001, 4, p. 147-155).
4. La subsidiarité remet en cause ce qui est au cœur de la définition ontologique du principe de
souveraineté : l’omnicompétence de l’État, l’indivisibilité de la puissance publique et sa capacité
à se saisir de toute affaire politique. Cf. J. BODIN, Les Six livres de la République [1583], Paris,
Librairie générale française, 1993, p. 111 sq., p. 151 sq. (liv. I, ch. 8, 10). En faisant retour au
schéma bodinien, Olivier Beaud a montré en quoi la souveraineté ne se situait pas dans l’ordre de
la quantité mais bien dans un registre qualitatif (O. BEAUD, « La notion d’État », Archives de
philosophie du droit, 1990, 35, p. 119-141 ; La Puissance de l’État, Paris, PUF, 1994, p. 142-147 ;
L’Église, l’État, la Société 61
Y. THOMAS, « L’institution de la majesté », Revue de synthèse, 1991, 3-4, p. 331-386, ici
p. 336). Cette démonstration est solidaire d’un parti pris méthodologique : raisonner moins en
historien qu’en philosophe du droit pour aller puiser chez Bodin non l’expression idéologique
d’un moment historique — l’absolutisme monarchique —, mais la fondation conceptuelle de
l’État moderne. Depuis, Olivier Beaud est revenu sur le sens du critère d’omnicompétence, pré-
férant parler de principe d’extension globale, pour mieux distinguer entre la notion juridique de
compétence et la notion fonctionnelle d’attribution étatique (O. BEAUD, « Compétence et
souveraineté », La Compétence, Paris, Litec, 2008, p. 5-32, ici p. 15-16).
1. Nostalgie d’un âge d’or mythifié invoqué par les papes pour faire oublier la période absolu-
tiste et donner à l’Église des atours avantageusement démocratiques : « Assurément, écrit le suc-
cesseur de Pie XI, le Moyen Âge chrétien, particulièrement imprégné de l’esprit de l’Église, avec
sa pléiade de communautés démocratiques florissantes, a montré que la foi chrétienne sait créer
une véritable et propre démocratie, bien plus, qu’elle en est l’unique base durable. » (PIE XII,
Discours au tribunal de la Rote, 2 octobre 1945 ; in SOLESMES, 900, p. 471).
62 La subsidiarité catholique...
n’était-il pas de dessiner une tierce voie catholique rejetant dos-à-dos libéra-
lisme et socialisme, les deux frères jumeaux du monde moderne1 ? Émile
Poulat l’a fortement démontré en retraçant le conflit triangulaire entre catho-
licisme, socialisme et libéralisme. Inscrite dans cette logique, la subsidiarité
propose une vision de l’État qui prétend se situer à mi chemin entre la concep-
tion libérale de l’État-gendarme et la conception sociale de l’État-providence.
Face à la modernité, le malaise catholique fonctionne pour ainsi dire sur le
mode métronomique du balancier : de la modernité libérale à la modernité
socialiste, de la modernité socialiste à la modernité libérale, il repasse sans
cesse par ce facteur commun de l’État. La fameuse troisième voie2, qui, en
théorie, suppose non pas la synthèse des deux termes de l’équation mais leur
dépassement pur et simple aboutira, en pratique, à un compromis inavouable,
à une compromission indicible de plus en plus insupportable3. De cette honte
non assumée, naîtront différentes réactions de vengeance : c’est de l’une
d’elles, pensons-nous, qu’émerge la subsidiarité. Voilà pour ainsi dire la défi-
nition de ce que nous appelons l’État de la statophobie catholique : un État
sans souveraineté (car celle-ci est désormais populaire et démocratique) ou
un « État sans politique »4 (car la politique n’a pas de sphère propre), c’est-
à-dire organique. Nous sommes ici au cœur de la stratégie spécifiquement
catholique de contournement du politique : par le social tout d’abord (Rerum
novarum), par l’économique ensuite (Quadragesimo anno), sur le plan moral,
dans les deux cas. Impasse et aporie constitutives de l’identité propre d’une
Église qui ne pénètre le monde moderne que pour mieux en conjurer le péril.
PUF, 1986, p. 9-32 ; E.-W. BÖCKENFÖRDE, « La signification de la distinction entre État et
société pour l’État social et démocratique contemporain » [1972], Le Droit, l’État et la constitu-
tion démocratique, trad. fr. O. Jouanjan, Bruxelles, Bruylant, Paris, LGDJ, 2000, p. 176-202 ;
A. RENAUT, L’Ère des individus, Paris, Gallimard, 1989 (sur la théodicée leibnizienne) ;
D. COLAS, Le Glaive et le Fléau. Généalogie du fanatisme et de la société civile, Paris, Gras-
set, 1992 ; « Fanatisme et société civile », Théologie et droit, op. cit., p. 315-334 (sur la matrice
spinozienne) ; J.-F. KERVÉGAN, Hegel, Carl Schmitt. Le politique entre spéculation et positi-
vité, Paris, PUF, 1992 ; C. GAUTIER, L’Invention de la société civile, Paris, PUF, 1993 ;
C. COLLIOT-THÉLÈNE, Le Désenchantement de l’État, Paris, Minuit, 1992.
1. Schéma théocratique du Prince chrétien au sein duquel la séparation des pouvoirs spirituel et
du temporel importait finalement peu dès l’instant où le Prince était catholique.
2. Même après la séparation du temporel et du spirituel (cf. la fameuse parole de Jésus rapportée
par Matthieu : Redde Caesari que sunt Caesaris, et quae sunt Dei Deo ; Évangile selon saint
Matthieu, XXI-XXII ; cf. aussi Évangile selon saint Marc, XII-XVII ; Évangile selon saint Luc,
XX-XXV), une grande partie du problème demeurera. Car le fait de la séparation ne détermine
ni ses modalités ni son contenu : « à partir du moment où il y a disjonction de ce monde et de
l’autre, rien ne permet plus de distribuer ce qui revient à l’un et à l’autre selon une règle de
coexistence équilibrée entre compétences bien déterminées » (M. GAUCHET, Le Désenchante-
ment du monde. Une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard, 1985, p. 218). D’autant
que ce fait structurel s’accompagne d’une tendance de chacun des deux ordres à mutuellement
s’exclure. Séparer deux termes ne revient-il pas à établir une hiérarchie entre eux ?
64 La subsidiarité catholique...
1. Le catholicisme libéral du xixe siècle fut en partie politique, son équivalent social ne l’est plus ;
il est un remède à la modernité économique, mais une thérapeutique auto-administrée.
2. Comme peut en témoigner la comparaison des pontificats successifs de Léon XIII et Pie X.
Peut-être fallait-il que l’Église passe par la première solution pour accéder à la seconde.
3. Après la Constitution civile du clergé, la laïcité de combat à la française en est l’exemple le
plus frappant. La loi de séparation votée en 1905 scellera l’ultime défaite de l’Église catholique.
Citons les deux textes pontificaux qui condamnent d’une part la Constitution civile du clergé
(PIE VI, Bref Quod aliquantum, 10 mars 1791, Brefs et Instructions de Notre Saint Père le Pape
Pie VI, Rome, Imprimerie de la Chambre apostolique, 1797, I, p. 104-203 ; in A. F. UTZ, III,
p. 2508-2585) et d’autre part la loi de 1905 (PIE X, Lettre encyclique Vehementer nos, 11 février
1906, Acta Sanctae Sedis, 1906-1907, XXXIX, p. 3-16 ; in A. F. UTZ, III, p. 2452-2473).
4. Pour des commentaires à chaud sur cette dynamique, alors interprétée très différemment :
G. GOYAU, Le Pape, les catholiques et la question sociale, Paris, Perrin, 1892 ; A. LEROY-
BEAULIEU, La Papauté, le socialisme et la démocratie [1892], Paris, Calmann-Lévy, 1893.
Trente ans plus tard : É. CHENON, Le Rôle social de l’Église, Paris, Bloud et Gay, 1921. Pour
une analyse synthétique : J.-M. MAYEUR, « Aux origines de l’enseignement social de l’Église
sous Léon XIII », Catholicisme social et démocratie chrétienne, op. cit., p. 47-65.
L’Église, l’État, la Société 65
prise dans un jeu à trois, qui présidera au mariage de raison entre l’Église et la
société ; alliance dont l’objet sera de court-circuiter l’État libéral en le rédui-
sant sournoisement à une rudimentaire ustensibilité. Stratégie inconsciente
de l’Église qui est aussi hypocrisie nécessaire, dans la mesure où, pour exercer
son influence sur le social, elle doit nier avoir l’ambition de concurrencer
l’État. Contre toutes les évidences, au besoin.
Le mariage entre l’Église et la société ne signifie bien sûr pas dilution ou
banalisation de l’Église dans la société : de la même manière qu’elle se pensait
autrefois comme la tutrice naturelle de l’État, l’Église se considère désormais
comme la tutrice non moins naturelle de la société. Il y a peut-être là l’expres-
sion d’une structure mentale indépassable de l’Église catholique ou, plus
encore, du christianisme en tant que religion persécutée1. Aussi la subsidiarité
est-elle un élément d’une doctrine de l’ordre social chrétien dans lequel
l’Église doit jouir d’un pouvoir naturel, officiellement indirect, officieuse-
ment direct, sur la société. Nous verrons qu’en la matière la révolution conci-
liaire de Vatican II se situe moins dans la structure que dans la forme : l’Église
autoritaire surplombante s’emploie désormais à donner des gages de
modestie, non sans des conséquences pour l’État (destinataire final de cette
cure d’horizontalité démocratique), non sans un retour du refoulé ecclésial.
Mais l’Institution tutrice peut-elle être autre chose que hiérarchique ? Nous
examinerons ce paradoxe qui consiste pour l’Église à réclamer l’application
du principe de subsidiarité à l’État tout en refusant jalousement de se l’appli-
quer à elle-même. Dans la formule chimique de la subsidiarité, n’y aurait-il
pas quelque chose comme une arme stratégique contre la hiérarchie institu-
tionnelle de l’État ?
La dimension instrumentale que recouvre l’invocation du principe de sub-
sidiarité dans la rhétorique de l’Église — la fonction instrumentale qu’il rem-
plit — ne saurait donc être minorée, elle est inscrite dans le cœur même du
concept. Il s’agit bel et bien d’un mot d’ordre permettant à l’Église de réaf-
firmer son rôle dans l’espace public afin de gérer symboliquement un équi-
libre — désormais perdu — entre elle-même et l’État. L’évangélisation de la
société pouvait passer par deux canaux prioritaires, particulièrement straté-
giques pour le contrôle de la sphère économique et de la conscience morale :
la corporation et l’éducation. Nous examinerons donc ces deux enjeux. L’un
explicitement traité dans l’encyclique, en ce qu’elle doit s’analyser comme
une traduction directe du principe de subsidiarité : la question de l’organisa-
tion corporatiste. L’autre, présente « entre les lignes » mais qui cristallise,
nous essaierons de le démontrer, la substantifique mœlle du message ponti-
fical, en ce qu’elle constitue le terrain de lutte privilégié par l’Église pour
affirmer la primauté du spirituel : la question de l’éducation2. Première étape
1. N’oublions pas que la foi chrétienne, avant de christianiser l’Empire romain, s’est imposée
contre lui, en conquérant (utilisons des termes anachroniques) d’abord la société civile et ensuite
l’État par son intermédiaire. Sans minorer, bien sûr, le détonateur de la conversion constanti-
nienne (P. VEYNE, Quand notre monde est devenu chrétien, Paris, Albin Michel, 2007).
2. Nous aurons à revenir sur les trois fonctions théologiques classiquement reconnues à l’Église :
fonction de gouvernement (munus gubernandi), fonction d’enseignement (munus docendi) et
66 La subsidiarité catholique...
Lorsqu’elle survient sous la plume de Pie XI au tout début des années 1930,
la subsidiarité fait système avec la notion de corporation et son cortège de
réminiscences médiévales. C’est peu dire, ici, à examiner de près la lettre pon-
tificale, que de diagnostiquer une interdépendance foncière. Quand bien
même le mot corporation n’apparaît pas en tant que tel dans la version origi-
nale de Quadragesimo anno, traduction du latin oblige, il connaîtra dès 1931,
contrairement à la subsidiarité, une exceptionnelle fortune dans les traduc-
tions nationales, au point que la doctrine sociale de l’entre-deux-guerres soit
purement et simplement assimilée à la solution corporatiste1. Fortune très
vite mise à l’épreuve de la réalité totalitaire et dont l’Église devra se détacher
en abandonnant les aspects compromettants du schéma dessiné par l’en-
cyclique. Signe patent de cette compromission, l’aveu de culpabilité que
constitue la disparition complète de la phraséologie corporatiste dans le voca-
bulaire pontifical de l’après-guerre. Si Léon XIII et Pie XI parlaient fière-
ment de corporations, Pie XII et ses successeurs plus encore feront dans la
prudente retenue, préférant un terme moins sulfureux, moins connoté, celui
de corps intermédiaires, qui semble vouloir intégrer la corporation à une
conception démocratiquement compatible. N’est-il pas significatif que le
résumé de Quadragesimo anno proposé en 1961 dans l’encyclique Mater et
1. JEAN XXIII, Mater et Magistra ; in A. F. UTZ, I, p. 682-685 ; H. DENZINGER, 3943,
p. 838. « Nous estimons [...] nécessaire que les corps intermédiaires et les initiatives sociales
diverses, par lesquelles surtout s’exprime et s’organise la “socialisation”, jouissent d’une auto-
nomie efficace devant les pouvoirs publics, qu’ils poursuivent leurs intérêts spécifiques en rap-
port de collaboration loyale entre eux et de subordination aux exigences du bien commun. »
2. Pour reprendre ici une thématique thomiste et catholique. Cf. THOMAS d’AQUIN, Somme
théologique [1267-1274], éd. A. Raulin, trad. fr. A.-M. Roguet, et al., Paris, Le Cerf, 1984-1986,
p. 294-295 (Ia, q. 19, a. 1), p. 591-592 (Ia IIae, q. 94, a. 2).
3. Dénomination très englobante, le personnalisme renvoie à un courant d’idées diffus dépas-
sant de très loin la seule pensée religieuse. Il rassemble différentes philosophies de la personne
ayant en commun d’être nées fin xixe-début xxe siècle. La paternité française du mot est à attri-
buer à la cheville ouvrière du criticisme néokantien de la IIIe République, Charles Renouvier
(C. RENOUVIER, Le Personnalisme [1903], Paris, Alcan, 1926) ; le sens catholique en a ensuite
été fixé par Jacques Maritain après une étape par le catholicisme libéral (P. ARCHAMBAULT,
Essai sur l’individualisme, Paris, Bloud et Cie, 1913), lui-même en dialogue ouvert avec le néo-
kantisme (P. ARCHAMBAULT, Renouvier, Paris, Bloud et Cie, 1911). Mais c’est à Emmanuel
Mounier, fondateur en 1932 de la revue Esprit, grande figure de l’antilibéralisme catholique du
xxe siècle, que l’idée personnaliste est le plus souvent associée. Chez lui, comme chez son aîné
Jacques Maritain, la notion de personnalisme ne prend consistance que dans un dialogue souter-
rain avec son champ d’adversité historique : le totalitarisme. « Ce nom [le personnalisme], écrit
Mounier, répond à l’épanouissement de la poussée totalitaire, il est né d’elle, contre elle, il
accentue la défense de la personne contre l’oppression des appareils. » (E. MOUNIER, Qu’est-
ce que le personnalisme ? [1947], Œuvres, op. cit., III, p. 181 ; rééd. Le Seuil, p. 313). Nous souli-
gnons. Maritain également l’explique très bien au soir de sa vie, alors qu’il fait part de son irrita-
tion face l’évolution « communautaire » du personnalisme : « Grâce surtout, je pense, à
Emmanuel Mounier, l’expression “personnaliste et communautaire” est devenue une tarte à la
crème pour la pensée catholique et la rhétorique catholique françaises. Moi-même je ne suis pas
en cela sans quelque responsabilité. À une époque où il importait d’opposer aux slogans totali-
taires un autre slogan, mais vrai, j’avais gentiment sollicité mes cellules grises et finalement
avancé, dans un de mes livres de ce temps-là, l’expression dont il s’agit ; et c’est de moi, je crois,
que Mounier la tenait. Elle est juste, mais à voir l’emploi qu’on en fait maintenant je n’en suis pas
très fier. Car après avoir payé un lip service au “personnaliste”, il est clair que c’est le “commu-
nautaire” qu’on chérit. » (J. MARITAIN, Le Paysan de la Garonne [1966], Œuvres complètes,
op. cit., XII, p. 736). Nous soulignons. À propos du dialogue entre Maritain et Mounier, pour
70 La subsidiarité catholique...
dédramatiser la question de la paternité du personnalisme chrétien, Guy Coq note que si Mari-
tain « avait pu [dans Trois Réformateurs] conceptualiser en termes thomistes la différence entre
individu et personne, c’était encore sans en tirer pour autant la notion d’un personnalisme qui
n’apparaîtra dans sa pensée qu’avec sa fréquentation de Mounier aux débuts de la revue Esprit. »
(G. COQ, « Pour un retour à Emmanuel Mounier », Emmanuel Mounier. L’actualité d’un
grand témoin, éd. G. COQ, Paris, Parole et Silence, 2003, p. 21).
1. PIE XI, Quadragesimo anno, 86 (in A. F. UTZ, I, p. 620-621).
2. Notons au passage que saint Thomas ne fait usage du concept boécien de personne que pour
l’appliquer à Dieu. Il y recourt dans la seule première partie de la Somme théologique lorsqu’il
s’agit de décrire les éléments de l’hypostase divine et les relations qu’ils entretiennent (THOMAS
d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., I, p. 420 sq. ; Ia, q. 39 sq.). Dans les développements qui
suivent, nous parlerons de personne essentiellement pour éviter le mot individu, trop connoté
(défini chrétiennement, l’homme est irréductible au seul individu empirique), mais ne voudrions
pas laisser entendre par là que Thomas serait le père intellectuel du personnalisme chrétien qui
s’est développé aux xixe et xxe siècles autour de la distinction individu-personne que nous
connaissons aujourd’hui. Cf., par exemple, P. LADRIÈRE, « La notion de personne, héritière
d’une longue tradition », Pour une sociologie de l’éthique, Paris, PUF, 2001, p. 319-368.
3. PIE XI, Divini redemptoris (in A. F. UTZ, I, p. 249). Nous soulignons. Ou bien encore le
Pape Léon XIII en 1885 dans l’encyclique Immortale Dei : « Il fut un temps où la philosophie de
l’Évangile gouvernait les États. À cette époque, l’influence de la sagesse chrétienne et sa divine
vertu pénétraient les lois, les institutions, les mœurs, des peuples, tous les rangs et tous les rap-
ports de la société civile. Alors la religion instituée par Jésus-Christ, solidement établie dans le
degré de dignité qui lui est dû, était partout florissante, grâce à la faveur des princes et à la pro-
tection légitime des magistrats. » (LÉON XIII, Lettre encyclique Immortale Dei, 1er novembre
1885, Acta Sanctae Sedis, 1885, XVIII, 32, p. 161-180 (in A. F. UTZ, III, p. 2037).
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 71
par l’Église. Il y a ici très loin entre la thèse du « corporatisme sain » et l’hy-
pothèse de l’État corporatiste1.
Depuis Rerum novarum, les prises de position pontificales sur les associa-
tions ouvrières sont comme polarisées par deux interprétations difficilement
réconciliables : régime corporatiste ou syndicalisme ouvrier ; syndicats mixtes
rassemblant les classes, réunissant chrétiens et non chrétiens ou syndicats
séparés ? Idéalement, les catholiques partisans du corporatisme sont pour la
mise en place — au besoin autoritaire — de corporations obligatoires, mais
sans voir que c’est là précipiter une intervention de l’État, contraire au
principe de la liberté professionnelle dont ils se réclament par ailleurs. Qu’en
est-il exactement de la pensée des papes ? Peut-on distinguer entre la promo-
tion de la corporation par le discours officiel de l’Église romaine et le modèle
corporatiste tel qu’il a été mis en place — par les régimes autoritaires et/ou
totalitaires, de la première moitié du siècle dernier, se revendiquant au besoin
du catholicisme ? Dans quelle mesure est-on fondé à parler d’une véritable
divergence entre la pensée pontificale des corporations professionnelles et le
courant chrétien, né au xixe siècle, fondateur du corporatisme d’État ? Suffit-
il d’écarter les prétendues mauvaises interprétations — et applications — de
la subsidiarité pour sauver le concept, nécessairement pur et bien inten-
tionné ? Suffit-il, faute d’une application par le Vatican lui-même de sa propre
théorie, d’extraire Quadragesimo anno de son contexte pour mieux la dis-
culper et la défausser de ses conséquences potentielles ? Dans quelle mesure
peut-on parler de « dérive corporatiste » ou de « déviance du principe de
subsidiarité » ? Cette dérive, si dérive il y a, est-elle congénitale ou évitable2 ?
Le procédé consistant à séparer le bon grain de l’ivraie a abondamment été
utilisé, en particulier pour sauver le communisme de son prétendu travestis-
sement stalinien (sur fond d’exégèse de Marx). Toutes choses égales par ail-
leurs, il semble bien que, sur fond d’exégèse de la philosophie thomiste, une
récupération de la doctrine sociale de l’Église par des auteurs peu démocrates
soit non seulement possible mais assez prévisible.
Notons qu’en lui-même le rapprochement de ces deux horizons d’adver-
sité (dont il faudra pondérer le rôle respectif dans la signification du concept)
a quelque chose d’éminemment révélateur : contre toute attente, ce qu’ont en
commun l’étatisme socialiste (version jacobinisme centralisateur) et l’éta-
tisme corporatiste (version catholicisme autoritaire), ce n’est pas de valoriser
l’État en tant que tel, c’est bel et bien de s’en servir comme d’un instrument
(transitoire dans la première hypothèse, pérenne dans la seconde) et, par là,
1. PIE XI, Divini Redemptoris (in A. F. UTZ, I, p. 244-245) ; citation en exergue du chapitre.
Pour un repérage historique, cf. J.-M. MAYEUR, « L’influence de l’enseignement social de
l’Église depuis 1931 », Catholicisme social et démocratie chrétienne, op. cit., p. 85-94.
2. Chantal Delsol attribue à La Tour du Pin la responsabilité de cette supposée déformation
corporatiste (C. MILLON-DELSOL, L’État subsidiaire. Ingérence et non-ingérence de l’État :
le principe de subsidiarité aux fondements de l’histoire européenne, Paris, PUF, 1992, p 29 sq. ;
« La subsidiarité dans les idées politiques », La Subsidiarité, dir. J.-B. d’ONORIO, Paris, Téqui,
1995, p. 51). Dans le même ordre d’idées, sans le mot : J. RIVERO, « Corps intermédiaires et
groupes d’intérêts », Crise du pouvoir et crise du civisme, Paris, Gabalda, 1954, p. 317-332.
72 La subsidiarité catholique...
1. LÉON XIII, Rerum novarum, 36-44 (in A. F. UTZ, I, p. 553-565). Au paragraphe 42 en
particulier : « Nous ne croyons pas, écrit le Pape Pecci, qu’on puisse donner des règles cer-
taines et précises pour déterminer le détail de ces statuts et règlements ; tout dépend du génie de
chaque nation, des essais tentés et de l’expérience acquise, du genre de travail, de l’extension du
commerce et d’autres circonstances de choses et de temps. » (Ibid., 42 ; in A. F. UTZ, I, p. 561).
2. « Le droit d’exercer le pouvoir n’est pas nécessairement lié de soi à une forme quelconque de
régime politique : il est possible à bon droit de choisir telle ou telle dès lors qu’elle est réellement
opérante pour l’utilité et le bien commun. » (LÉON XIII, Immortale Dei, 25 ; in A. F. UTZ, III,
p. 2023 ; H. DENZINGER, 3165, p. 705). « Il n’est pas défendu de préférer des gouvernements
modérés de forme populaire, pourvu que reste sauve la doctrine catholique sur l’origine et l’exer-
cice du pouvoir. » « L’Église ne réprouve aucune des formes variées de gouvernement, pourvu
qu’elles soient aptes en elles-mêmes à procurer le bien des citoyens. » (LÉON XIII, Lettre ency-
clique Libertas praestantissimum, 20 juin 1888, Acta Sanctae Sedis, 1887-1888, XX, p. 593-613 ;
in H. DENZINGER, 3254, p. 714-716). Cf., enfin, LÉON XIII, Lettre encyclique Sapientiae
christianae, 10 janvier 1890, Acta Sanctae Sedis, 1889-1890, XXII, p. 385-404 (in A. F. UTZ, III,
p. 2142-2179 ; SOLESMES, 245-291, p. 166-190).
3. En considération de sa logique interne, l’Église se compromettrait dans le millénarisme et
l’idéologie profane si elle s’aventurait sur le terrain directement politique (J.-M. GARRIGUES,
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 73
La Politique du meilleur possible, Tours, Mame, 1994 ; G. COTTIER, « La “doctrine sociale” de
l’Église comme non-idéologie », Communio, 1981, 6 (2), p. 35-49 ; P. VALADIER, « Contestées
et nécessaires : les interventions sociales du Magistère », ibid., p. 6-16 ; L. ROOS, « Doctrine
sociale et action politique », trad. fr. P. et O. Imbs, ibid., 1981, 6 (3), p. 2-17). On aura reconnu
l’homologie avec la critique schmittienne du libéralisme, laquelle marque une rupture profonde
dans le champ intellectuel catholique, nous y reviendrons plus bas : « Il n’y a pas de politique
libérale sui generis, il n’y a qu’une critique libérale de la politique. » (C. SCHMITT, La Notion
de politique [1932], trad. fr. M.-L. Steinhauser, Paris, Flammarion, 1992, p. 115).
1. Certains reculs de Pie XI s’expliquent en partie par cette parenthèse, au cours de laquelle,
malgré quelques essais d’ouverture, Pie X réentérine pour l’essentiel l’ancienne formule des asso-
ciations catholiques d’ouvriers (PIE X, Lettre encyclique Singulari Quadam, 24 septembre 1912,
Acta Apostolicae Sedis, 1912, IV, p. 657-662 ; in A. F. UTZ, III, p. 1872-1881).
2. « Les sociétés privées n’ont d’existence qu’au sein de la société civile dont elles sont comme
autant de parties. Il ne s’ensuit pas cependant, à ne parler qu’en général et à ne considérer que
leur nature, qu’il soit au pouvoir de l’État de leur dénier l’existence. Le droit à l’existence leur a
été octroyé par la nature elle-même, et la société civile a été instituée pour protéger le droit
naturel, non pour l’anéantir. C’est pourquoi une société civile qui interdirait les sociétés privées
s’attaquerait elle-même, puisque toutes les sociétés, publiques et privées, tirent leur origine d’un
même principe, la naturelle sociabilité de l’homme. » (LÉON XIII, Rerum novarum, 38 ;
in A. F. UTZ, I, p. 557). École de Liège car c’est à Liège en 1890 que s’est cristallisé le débat sur
la question de l’intervention de l’État, lors du congrès de l’Union internationale des catholiques
sociaux organisé par Mgr Doutreloux. L’École d’Angers, emmenée par Mgr Freppel, puisait
l’essentiel de ses thèses dans les écrits d’un professeur d’économie politique à l’Université de
Louvain, Charles Périn. Cf. son ouvrage en trois volumes très largement traduit et diffusé en
Europe : C. PÉRIN, De la richesse dans les sociétés chrétiennes [1861], Paris, Lecoffre, 1882.
74 La subsidiarité catholique...
doxe : il dit que les corporations sont de nécessité naturelle mais affirme en
même temps qu’elles sont libres. Comment la nécessité naturelle pourrait-
elle être décidée par les acteurs eux-mêmes, fussent-ils habités par l’Esprit
Saint ? Cette ambiguïté laissera la porte ouverte à de nombreuses interpréta-
tions. Il faut d’ailleurs se souvenir que la hantise pontificale au moment où
Léon XIII promulgue Rerum novarum, ce n’est pas le corporatisme autori-
taire, c’est le socialisme, c’est l’attraction que le socialisme pourrait exercer
sur les ouvriers catholiques. Toutes proportions gardées, l’encyclique léo-
nienne nourrit le même objectif que les lois assurantielles du Chancelier
Bismarck : lutter contre le péril rouge en asséchant le terreau qui lui assure
son développement. C’est donc à juste titre que Rerum novarum sera reçue
comme un texte antisocialiste par les acteurs de l’époque. Nous sommes à
mille lieues de la grande encyclique sociale désormais pompeusement célé-
brée à chaque anniversaire. Aussi Léon XIII ne reconnaît-il le syndicalisme
que du bout des lèvres, en introduisant dans son texte le minimum nécessaire
pour se démarquer du corporatisme autoritaire. Aussi l’État est-il plus ou
moins présenté par le Pape sous les traits peu avantageux d’un jacobinisme
oppresseur de l’Église.
Entre Rerum novarum et Quadragesimo anno, le saut qualitatif est très
net. En dépit des clarifications officielles, l’encyclique de Pie XI ne fait que
reconduire une ambiguïté qui lui préexistait. Pire, elle marque un véritable
retour au catholicisme intransigeant du xixe siècle. Sous prétexte de s’en tenir
au seul registre des recommandations morales, le Pape place la question
sociale au cœur d’un ambitieux programme de rechristianisation et, ce fai-
sant, érige la corporation en pierre de touche du nouveau mot d’ordre1. À tel
point que la doctrine ecclésiale semble désormais se résumer à ce seul mot
d’ordre. Le sens à donner à la subsidiarité porte la marque idéologique de ce
retournement, rendu possible par une tension irrésolue, car impensée, entre
les catholiques sociaux qui réclament l’intervention de l’État (d’un État non
jacobin) et les catholiques libéraux qui s’y opposent ou s’en méfient : corpo-
ratisme libéral et associatif contre corporatisme intransigeant et autoritaire2.
Du premier paradoxe (Léon XIII) au second (Pie XI), les éléments de conti-
1. Sur la dimension morale toujours rattachée à la Révélation : « Sans doute, écrit Pie XI, c’est à
l’éternelle félicité et non pas à une prospérité passagère seulement que l’Église a reçu la mission
de conduire l’humanité ; et même elle ne se reconnaît pas le droit de s’immiscer, sans raison, dans
la conduite, des affaires temporelles. À aucun prix toutefois, elle ne peut abdiquer la charge que
Dieu lui a confiée et qui lui fait une loi d’intervenir, non certes dans le domaine technique à
l’égard duquel elle est dépourvue de moyens appropriés et de compétence, mais en tout ce qui
touche à la loi morale. En ces matières, en effet, le dépôt de la vérité qui Nous est confié d’en
haut et la très grave obligation qui Nous incombe de promulguer, d’interpréter et de prêcher la
loi morale, soumettant à Notre suprême autorité l’ordre social et l’ordre économique. » (PIE XI,
Quadragesimo anno, 41 ; in A. F. UTZ, I, p. 591-593). Nous soulignons.
2. L’enjeu du débat est donc en grande partie interne au catholicisme lui-même, au sens où la
subsidiarité pontificale s’oppose, dans le discours officiel tout du moins, à l’école catholique du
corporatisme organique et romantique, lequel défend paradoxalement un interventionnisme
étatique généralisé pour lutter contre l’État moderne. Sur l’importance des dissensions internes
au catholicisme, cf. É. POULAT, « La science de la vérité et l’art de la distinction. Intransigeance
et compromis dans le catholicisme contemporain », art. cit.
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 75
Rahner, de son côté, a soutenu la thèse de « l’impuissance radicale » de l’Église à prodiguer des
solutions aux maux de la société, parlant même d’une « incapacité de principe à descendre dans le
concret » (K. RAHNER, Mission et grâce, III. Au service des hommes. Pour une présence chré-
tienne au monde d’aujourd’hui [1964], trad. fr. C. Muller, Tours, Mame, 1965, p. 194).
1. Qu’il suffise de penser à l’itinéraire du prélat italien, Mgr Umberto Benigni, tel que retracé
dans l’analyse classique d’Émile Poulat : « de la naissance du socialisme à la victoire du fas-
cisme » (É. POULAT, Catholicisme, démocratie et socialisme, op. cit.). De manière générale, le
grand mérite des analyses poulatiennes est d’avoir rendu raison d’une Église catholique non
monolithique, qui n’a jamais été tout entière du côté du conservatisme traditionnel ou des puis-
sances établies de l’argent (É. POULAT, Église contre bourgeoisie, op. cit.). La relation de
l’Église à la bourgeoisie se révèle fondamentalement dialectique. Plus en amont, à lire un ouvrage
comme celui de Bernard Groethuysen sur la formation de l’esprit bourgeois en France
(B. GROETHUYSEN, Origines de l’esprit bourgeois en France. L’Église et la Bourgeoisie
[1927], Paris, Gallimard, 1977), on en viendrait presque à considérer que le Bourgeois, dans son
moment de naissance à tout le moins (l’historien le situe aux xviie-xviiie siècles), existe à travers
le seul regard que le catholicisme daigne porter sur lui (cf., ici, « Catholicisme et bourgeosie.
Bernard Groethuysen », Cahiers du Centre de recherches historiques, 2003, 32). Grâce à des
auteurs comme Raymond Aron, Claude Lefort ou François Furet, on sait par ailleurs, que la
haine de la bourgeoisie a pu constituer le principal ressort psychologique du déni de la différence
d’essence entre démocratie et totalitarisme (R. ARON, Démocratie et totalitarisme [1965], Paris,
Gallimard, 1987 ; C. LEFORT, L’Invention démocratique. Les limites de la domination totali-
taire [1981], Paris, Fayard, 1994 ; F. FURET, Le Passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste
au XXe siècle, Paris, Calmann-Lévy, Robert Laffont, 1995, spécialement « La passion révolution-
naire », p. 15-59). Dans sa description du couple anticommunisme-antifascisme, François Furet a
insisté sur la symétrie auto-alimentée de deux logiques de réduction parallèles : la stigmatisation
de l’anticommunisme comme procès intenté par le totalitarisme fasciste ; l’assimilation de l’anti-
fascisme à une sympathie coupable pour l’Union soviétique. Ajoutons, ici, deux textes plus
récents de Claude Lefort qui poursuivent la même réflexion (C. LEFORT, « Le concept de tota-
litarisme » [1996], Le Temps présent. Écrits 1945-2005, Paris, Belin, 2006, p. 869-890 ; « Le refus
de penser le totalitarisme » [2000], ibid., p. 969-980).
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 77
2008, 55 (3), p. 11-34 ; « L’héritage fasciste entre mémoire et historiographie. Les origines du
refoulement du totalitarisme dans l’analyse du fascisme », trad. fr. A. Roche, Vingtième Siècle,
2008, 100, p. 51-62). Cf. aussi J.-Y. DORMAGEN, Logiques du fascisme. L’État totalitaire en
Italie, Paris, Fayard, 2008. Les objections aroniennes, on le sait, se situaient à un autre niveau. En
reprenant les critères de définition empiriques établis par Carl J. Friedrich et Zbigniew Brze-
zinski (C. J. FRIEDRICH, Z. BRZEZINSKI, Totalitarian Dictatorship and Autocracy, Cam-
bridge, Harvard University Press, 1956), Raymond Aron refusait la perspective essentialiste
d’Hannah Arendt, mais débouchait sur une franche opposition entre démocratie et totalitarisme
(sauf que sa démocratie à lui était résolument moderne) (R. ARON, « L’essence du totalita-
risme » [1954], Machiavel et les tyrannies modernes, éd. R. Freymond, Paris, Éditions de Fallois,
1993, p. 195-213 ; Démocratie et totalitarisme, op. cit.).
1. Cf. « Action catholique et fascisme », La Documentation catholique, 3-10 octobre 1931,
7-14 novembre 1931, 9 avril 1932, 7 mai 1932. Les analyses historiques sont assez nombreuses
tant sur l’embrigadement la jeunesse que sur l’organisation du travail. Cf. J.-L. POUTHIER, Les
Catholiques sociaux et les démocrates chrétiens français devant l’Italie fasciste (1922-1935), Thèse
de doctorat en histoire, dir. J.-M. Mayeur, Paris, Institut d’études politiques, 1981, p. 192 sq. ;
« National-syndicalisme et totalitarisme », Le Débat, 1982, 21, p. 167-177 ; A. C. O’BRIEN,
« Italian Youth in Conflict : Catholic Action and Fascist Italy, 1929-1931 », The Catholic Histo-
rical Review, 1982, 68 (4), p. 625-635 ; M. AGOSTINO, Le Pape Pie XI et l’opinion, Rome,
École française de Rome, 1991, p. 443 sq. ; P. BARRAL, « Le magistère de Pie XI sur l’Action
catholique », Achille Ratti Pape Pie XI, Rome, École française de Rome, 1996, p. 591-603 ;
L. NOGLER, « Corporatist Doctrine and the “New European Order” », trad. angl. I. L. Fraser,
Darker Legacies of Law in Europe. The Shadow of National Socialism and Fascism over Europe
and its Legal Traditions, éd. C. JOERGES, N. S. GHALEIGH, Oxford, Hart Publishing, 2003,
p. 275-304 ; P. MISNER, « Catholic Labor and Catholic Action. The Italian Context of Qua-
dragesimo anno », The Catholic Historical Review, 2004, 90 (4), p. 650-674.
2. Nous reviendrons sur cet épisode fondateur du Concordat et sur la situation avantageuse que
l’Église romaine a pu en tirer ; mais notons d’ores et déjà combien l’assise territoriale du pouvoir
pontifical se révèle ici dans toute sa fragilité : le patrimoine foncier de la papauté n’est rien
d’autre qu’une simple concession de l’État temporel. Rien de surprenant si l’on se reporte à la
légende constantinienne de la Donation, mais rupture étonnante si l’on se remémore le rejet
opposé par Pie IX et ses successeurs à la loi dite des Garanties promulguée dès le 13 mai 1871.
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 79
importe ici à plus d’un titre. Faut-il pour autant considérer que le court pas-
sage de cinq paragraphes directement écrit par le Pape contient la substanti-
fique mœlle, le cœur, du message pontifical1, tandis que le reste du texte (cent
quarante deux paragraphes au total) ne serait que la reprise de la doctrine
antérieure, dont la rédaction — moins importante stratégiquement — aurait
été déléguée à un plumitif, le Père Nell-Breuning, à qui échapperait la subti-
lité des querelles italiennes entre Rome et Mussolini ? Ou bien faut-il y voir
un effort du Vatican pour densifier le contenu économique de l’encyclique (le
Père Nell-Breuning est professeur d’économie) ? La seconde hypothèse
semble la plus vraisemblable, nous y reviendrons.
Passée la résolution de cette crise, dernier abcès à crever, tout sera réuni
pour une rencontre du Pape avec Mussolini. Impossible de comprendre Qua-
dragesimo anno si l’on perd de vue cette contexture historique, de même
qu’il est impossible de comprendre la subsidiarité si l’on perd de vue le lien
consubstantiel qui l’unit au corporatisme fasciste2. À partir de 1931, en effet,
Pie XI s’attache à donner un nouvel élan à sa stratégie politique, selon deux
axes tout à fait complémentaires : 1o accommodement progressif sur le front
du fascisme mussolinien ; 2o rupture ouverte sur le front adverse du popula-
risme sturzien.
À considérer l’évolution de son pontificat, il est particulièrement mani-
feste que le Pape Ratti voulait éviter la rupture avec le gouvernement fasciste
et qu’il a pour ce faire nuancé sa pensée au maximum de manière à y intégrer
autant de concessions possibles que la doctrine catholique le lui permettait.
En apparence, le Pape promulgue Quadragesimo anno pour condamner
Mussolini ; en réalité, son attitude ultérieure révèle la vraie portée de sa
démarche : une condamnation du fascisme du bout des lèvres, pour la cohé-
rence doctrinale ; une compromission bien réelle, pour la défense des intérêts
ecclésiaux. À aucun moment, les corporations de Mussolini ne sont mises en
cause en tant que telles. Le choix finalement retenu dans la très large palette
des niveaux de réprimande pontificale parle de lui-même : en l’occurrence,
non pas une condamnation doctrinale en bonne et due forme (à l’image de la
condamnation du maurrassisme en 1926 ou du modernisme en 19073) mais
des critiques particulièrement nuancées et circonstanciées (et d’une intensité
d’ailleurs moindre que celles adressées au Sillon en 1910 — le tempérament
de Pie X entrant bien sûr, ici, en ligne de compte)4. Et le Pape d’invoquer,
nisme philosophique d’Alfred Loisy ; trois ans plus tard, en 1910, il s’en prend au modernisme
social de Marc Sangnier (cf., par exemple, J. CARON, Le Sillon et la démocratie chrétienne,
1894-1910, Paris, Plon, 1966). Ces deux condamnations de 1907 et 1910 ne relèvent cependant
pas du même niveau d’intensité. Le Sillon a fait l’objet d’une condamnation disciplinaire (pour
trop grande indépendance) et non d’une condamnation doctrinale sur le fond ; ce qui est en
revanche le cas de la philosophie de Loisy dans Pascendi (cf., par exemple, A. THIBAUDET,
« Le catholicisme social », Les Idées politiques de la France, op. cit., p. 81 sq.).
1. Cf. G. BURNS, « The Politics of Ideology : The Papal Struggle with Liberalism », American
Journal of Sociology, 1990, 95 (5), p. 1123-1152.
2. PIE XI, Quadragesimo anno, 95 (in A. F. UTZ, I, p. 625). Nous soulignons.
3. Sur les relations collusives entre Pie XI et Mussolini en particulier, entre catholicisme et
fascisme en général, cf. A. MANHATTAN, « Italy, the Vatican and Fascism », The Vatican in
World Politics, New York, Horizon Press, 1949, p. 107-137 ; J. F. POLLARD, « Conservative
Catholics and Italian Fascism : The Clerico-Fascists », Fascists and Conservatives. The Radical
Right and the Establishment in Twentieth Century Europe, éd. M. BLINKHORN, Londres,
Unwin Hyman, 1990, p. 31-49 ; The Vatican and Italian Fascism, 1929-1932. A Study in
Conflict, Cambridge, Cambridge University Press, 1985 ; Catholicism and Modernisation. Reli-
gion, Society and Politics in Italy, 1861-2000, Londres, Routledge, 2007.
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 81
tolérance, allant même jusqu’à approuver implicitement, par la voix des diffé-
rentes hiérarchies nationales de l’Église, la mise en place d’États corporatistes
autoritaires au Portugal (Salazar), en Espagne (Franco), en Autriche (Doll-
fuss), au Brésil (Vargas) et en France (Pétain). Par effet de redoublement mais
assez logiquement, il en résulta une légitimation très perverse de tous ces
régimes au visage grimaçant. Qu’il suffise de rappeler l’approbation de la
charte vichyste du Travail par l’épiscopat français. Ou bien, celle de l’Esta-
tuto do trabalho nacional — simple décalque de la Carta del lavoro italienne
par son homologue portugais1. Sans oublier le rôle de l’action laïque des syn-
dicats chrétiens, fortement appuyée par la hiérarchie2.
Cette compromission pontificale avec le corporatisme fasciste équivaut-
elle à une adhésion doctrinale sur le fond ? Bien sûr que non : l’Église n’a
jamais adhéré doctrinalement au fascisme ; elle s’est contentée de condamner
l’individualisme démocratique en suggérant une autre voie possible. Reste
que si les instances romaines ne pouvaient pleinement adouber le fascisme,
elles n’en ont pas moins apporté un soutien décisif à l’œuvre antilibérale qu’il
accomplissait. Pareille attitude réactive témoigne en réalité d’une forme
de soulagement devant la défaite de son ennemi libéral ; le même soulage-
ment qui était exprimé par Pie XI, après la Première Guerre mondiale, dans
l’encyclique inaugurale de son pontificat puis répété dans son commentaire
de la Crise de 19293. Comme son cousin fasciste, le modèle catholique de la
corporation est indissociable d’une condamnation de l’État libéral, du refus
par l’Église de la démocratie politique, de sa crainte du socialisme et de sa
haine du communisme. Tel était le fondement de l’entente entre le Vatican et
Mussolini.
« Activité corporative et Action catholique ne pourront manquer de se ren-
contrer, étant donné l’identité du sujet humain, individuel et collectif ; mais
moyennant la sincère bonne volonté et le sincère désir du bien de part et
1. Tout comme la nouvelle Constitution autrichienne de 1934, ce texte aura droit à l’admiration
du Père Albert Muller, qui joua un rôle important dans la rédaction de Quadragesimo anno
(A. MULLER, La Politique corporative, Malines, Rex, 1935 ; L’Organisation corporative autri-
chienne, Paris, Action Populaire, 1934). Cf. aussi F. PERROUX, « Le Portugal et Salazar : essai
d’interprétation », Affaires étrangères, 1935, 5 (11), p. 521-535 ; Capitalisme et communauté de
travail, Paris, Sirey, 1937, p. 104-121 ; G. JARLOT, « L’encyclique Quadragesimo anno “sur la
restauration de l’ordre social en pleine conformité avec les principes de l’Evangile” », Doctrine
pontificale et histoire, II. Pie XI : doctrine et action, Rome, Presses de l’Université grégorienne,
1973, p. 246-279, ici p. 277). Et sous la plume d’un autre fervent catholique, tendance traditiona-
liste, devenu conseiller personnel d’Antonio de Oliveira Salazar en 1944 : J. PLONCARD
d’ASSAC, L’État corporatif, l’expérience portugaise, Paris, La Librairie française, 1960 ; Doc-
trines du nationalisme, Paris, La Librairie française, 1958, p. 303-331.
2. Cf., par exemple, P. PASTURE, Histoire du syndicalisme chrétien international, trad. fr.
S. Govaert, Paris, L’Harmattan, 1999 ; W. PATCH, « Fascism, Catholic Corporatism, and the
Christian Trade Unions of Germany, Austria, and France », Between Cross and Class. Compar-
ative Histories of Christian Labour in Europe, 1840-2000, éd. L. HEERMA van VOSS, P. PAS-
TURE, J. De MAEYER, Berne, Lang, 2005, p. 173-201 ; P. MISNER, « The Roman Catholic
Hierarchy and the Christian Labor Movement : Autonomy and Pluralism », ibid., p. 103-125.
3. PIE XI, Lettre encyclique Ubi arcano Dei consilio, 23 décembre 1922, Acta Apostolicae Sedis,
1922, XIV, p. 673-700 (in A. F. UTZ, IV, p. 2734-2777) ; Lettre encyclique Caritate Christi
compulsi, 3 mai 1932, Acta Apostolicae Sedis, 1932, XXIV, p. 177-194 (in A. F. UTZ, II, p. 1032-
1057). Nous retrouverons ces deux textes centraux de la théologie politique rattienne.
82 La subsidiarité catholique...
d’autre, la rencontre des deux activités ne pourra produire qu’un très heureux
effet : celui de se coordonner pour le plus grand bien, pour le bien complet, s’il
se peut, des individus, des classes de la société1. »
1. PIE XI, Lettre autographe à Mgr Alfred-Alphonse Schuster, archevêque de Milan, 26 avril
1931, Acta Apostolicae Sedis, 1931, XXIII, p. 145-150 (in A. F. UTZ, II, p. 1817).
2. Ibid. (in A. F. UTZ, II, p. 1813). On lit la même phrase dans l’encyclique Non abbiamo
bisogno fulminée deux mois plus tard : « Nous avons toujours dit [...] et Nous disons encore
qu’accuser l’Action catholique italienne de faire de la politique c’était et c’est une véritable et
pure calomnie. » (PIE XI, Lettre encyclique Non abbiamo bisogno, 29 juin 1931, Acta Aposto-
licae Sedis, 1931, XXIII, p. 285-312 ; in A. F. UTZ, III, p. 2671).
3. Ibid. (in A. F. UTZ, III, p. 2677). Texte rédigé en italien parce qu’adressé à la seule Italie.
4. Certes, la Cité du Vatican nouvellement créée est un État miniature (44 hectares), mais le
Concordat réaffirmait solennellement en son article 1er le principe selon lequel la religion catho-
lique, apostolique et romaine était « la seule religion de l’État » italien. De manière générale,
l’apaisement issu des accords du Latran ne se comprend qu’à la lumière de la véhémence du
conflit romain né de l’annexion en 1870 des États pontificaux par la nouvelle nation cisalpine,
alors en voie de parachever son unification, et peut expliquer, en retour, l’extrême cordialité des
relations qui finiront par s’établir entre Pie XI et le pouvoir fasciste. Notons le lien de continuité,
sur le fond, entre la dispute de 1931 et le compromis de 1929 : si le Pape obtint de Mussolini
l’établissement du catholicisme comme religion d’État, il dut néanmoins céder sur l’une des
questions centrales qui nous occupent ici : l’action catholique et la formation de la jeunesse.
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 83
1. Fermant l’épopée garibaldienne et mazzinienne du nationalisme anticlérical, dès 1922, les fas-
cistes raccrochent les crucifix dans les écoles et les tribunaux, rétablissent l’instruction religieuse
à l’école (nous verrons plus bas dans quelles conditions), renforcent l’institution du mariage ; en
1923, ils apportent le concours décisif de l’État aux célébrations de l’Année sainte.
2. Pie XI n’avait-il pas signé un Concordat avec Hitler le 20 juillet 1933 ? Sur cet épisode, cf. ces
propos ambigus tenus au sortir de la Seconde Guerre mondiale par l’ex-Secrétaire d’État Eugenio
Pacelli devenu Pie XII en 1939 : « malgré toutes les violations dont il fut l’objet, il laissait aux
catholiques une base juridique de défense, un camp où se retrancher pour continuer à affronter,
tant qu’il leur serait possible, le flux toujours croissant de la persécution religieuse » (PIE XII,
Allocution au Sacré Collège L’Histoire d’un totalitarisme, 2 juin 1945 ; in SOLESMES, 867,
p. 459). Un peu plus haut : « Tant qu’il restait encore une lueur d’espoir que ce mouvement pût
prendre une tournure différente et moins pernicieuse, soit par la résipiscence de ses membres
plus modérés, soit par une opposition efficace de la partie non consentante du peuple allemand,
l’Église a fait tout ce qui était en son pouvoir pour opposer une digue puissante à l’envahis-
sement de ces doctrines aussi délétères que violentes. » (Ibid. ; in SOLESMES, 865, p. 458).
Cf. M. F. FELDKAMP, Pius XII. und Deutschland, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht,
2000 ; R. MORSEY, « Eugenio Pacelli als Nuntius in Deutschland », Pie XII. zum Gedächtnis,
dir. H. SCHAMBECK, Berlin, Duncker und Humblot, 1977, p. 103-139.
3. PIE XI, Lettre encyclique Mit brennender Sorge, 14 mars 1937, Acta Apostolicae Sedis, 1937,
XXIX, p. 145-167 (in A. F. UTZ, I, p. 286-325) ; Divini Redemptoris (in A. F. UTZ, I, p. 220-
285). L’historiographie dominante se réfère constamment à ces deux textes mais, bien souvent,
sans les lire attentivement ou, ce qui revient au même, sans prendre la peine de les réinscrire dans
leur lignée discursive. Peut-être pour mieux s’autoriser à charger Pie XII et dédouaner son pré-
décesseur. Sur Mit brennender Sorge, cf. H.-A. RAËM, Pius XI. und der National-sozialismus,
Paderborn, Schöning, 1979 ; J. NOBÉCOURT, « L’encyclique Mit brennender Sorge », Dix
leçons sur le nazisme, dir. A. GROSSER, Bruxelles, Complexe, 1984, p. 131-154. Sur la compro-
mission de l’Église catholique d’Allemagne avec le nazisme, qui reste cependant très faible si on
la compare avec celle de l’Église protestante, cf. G. LEWY, L’Église catholique et l’Allemagne
nazie, trad. fr. G. Vivier, J.-G. Chauffeteau, Paris, Stock, 1964.
84 La subsidiarité catholique...
1. « Régime et État totalitaire ? Nous croyons bien l’entendre dans le sens que pour tout ce qui
est de la compétence de l’État, suivant sa fin propre, la totalité des sujets de l’État, des citoyens,
doivent se subordonner à l’État, au régime et en dépendre : en conséquence, une totalitarité que
Nous appellerons subjective, peut certainement être reconnue à l’État et au régime. On n’en peut
pas dire autant d’une totalitarité objective, à savoir dans le sens que la totalité des citoyens
doivent se subordonner à l’État et en dépendre [...] pour la totalité de ce qui est ou de ce qui peut
devenir nécessaire pour toute leur vie, voire leur vie individuelle, domestique, spirituelle, surna-
turelle. » (PIE XI, Lettre à Mgr Schuster ; in A. F. UTZ, II, p. 1813). Nous soulignons.
2. Formule extraite du discours de la Scala prononcé le 28 octobre 1925 et constamment reprise
ensuite : « Parce que pour le fasciste tout est dans l’État et que rien d’humain ou de spirituel,
pour autant qu’il ait de la valeur, n’existe en dehors de l’État. Dans ce sens, le fascisme est totali-
taire et l’État fasciste, synthèse et unité de toute valeur, interprète, développe et donne puissance
à la vie tout entière du peuple. » (B. MUSSOLINI, « La doctrine du fascisme » [1932], Œuvres et
discours, trad. fr. M. Croci, Paris, Flammarion, 1935, IX, p. 61-91 ; G. GENTILE, « Fascismo
(dottrina del) », Enciclopedia Italiana, Rome, Istituto dell’Enciclopedia Italiana, 1932, XIV,
p. 835-840 ; in E. TRAVERSO, Le Totalitarisme, Paris, Le Seuil, 2001, p. 126-131).
3. Cf. les travaux de Serge Berstein et Pierre Milza (S. BERSTEIN, P. MILZA, Le Fascisme ita-
lien, 1919-1945, Paris, Le Seuil, 1980 ; P. MILZA, Mussolini, Paris, Fayard, 1999). Rappelons par
ailleurs qu’établir le constat d’un étatisme mussolinien, même tardif, ne fait pas de Mussolini un
quelconque défenseur de l’institution étatique.
86 La subsidiarité catholique...
1. F. PERROUX, Capitalisme et communauté de travail, op. cit., p. 27-64, spécialement
p. 31-45 ; « Le syndicalisme fasciste », Revue d’économie politique, 1928, 42 (4), p. 1100-1113 ;
Contribution à l’étude de l’économie et des finances de l’Italie depuis la guerre, Paris, Giard,
1929. Sur la même question, cf. aussi L. ROSENSTOCK-FRANCK, L’Économie corporative
fasciste en doctrine et en fait. Ses origines historiques et son évolution, Paris, Gamber, 1934 ; Les
Étapes de l’économie fasciste italienne, Paris, Librairie sociale et économique, 1939.
2. Avant même que la Crise de 1929 radicalise encore l’emballement du régime, seuls les syndi-
cats reconnus par le pouvoir mussolinien disposent d’une existence légale et sont investis de
toutes les prérogatives corporatives. Ce faisant, Mussolini cherchait purement et simplement
à éliminer tous les syndicats non fascistes, qu’ils soient socialistes, communistes ou chrétiens.
3. B. MUSSOLINI, Discours Sur la loi des corporations prononcé devant le Sénat le 13 janvier
1934, Quatre discours sur l’État corporatif, trad. fr., Rome, Laboremus, 1935, p. 27-36.
4. Giuseppe Bottai parle d’un « principe de la subordination essentielle des associations à
l’État ». Un peu plus bas, toujours dans son maître ouvrage : « Le syndicalisme fasciste est l’op-
posé du syndicalisme préfasciste, et le point de discrimination entre eux, c’est l’État, auquel l’un
était contraire et auquel l’autre se subordonnera. » (G. BOTTAI, « L’organisation corporative,
base de la souveraineté », Discours au Sénat, 31 mai 1928, L’Expérience corporative [1932], trad.
fr. D. Guidi, Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1935, p. 32).
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 87
1. Nous considérerons plus spécialement les Semaines sociales de France, université itinérante
du catholicisme social, créées en 1904 par le journaliste lyonnais Marius Gonin, fondateur de la
Chronique sociale, et l’universitaire Adéodat Boissard, professeur des facultés catholiques de
Lille. L’initiative sera reprise en Espagne et en Italie à partir de 1906-1907. Pour une histoire du
cas français, cf. J.-D. DURAND, dir., Les Semaines sociales de France, 1904-2004, Paris, Parole
et Silence, 2006 ; P. LÉCRIVAIN, « Les Semaines sociales de France », Le Mouvement social
catholique en France au XXe siècle, dir. D. MAUGENEST, Paris, Le Cerf, 1990, p. 151-165 ;
P. DROULERS, « L’Action populaire et les Semaines sociales de France », Revue d’histoire de
l’Église de France, 1981, 67 (179), p. 227-252. Pour une mise en perspective plus générale sur les
clercs catholiques, cf., par exemple, É. FOUILLOUX, « “Intellectuels catholiques” ? Réflexions
sur une naissance différée », Vingtième Siècle, 1997, 53 (1), p. 13-24.
2. Les inlassables appels à la paix lancés par Benoît XV (ses tentatives de paix blanche) avaient
aussi pour but de protéger ce dernier bastion. Cf., par exemple, N. RENOTON-BEINE,
La Colombe et les tranchées. Les tentatives de paix de Benoît XV pendant la Grande Guerre,
Paris, Le Cerf, 2004 ; F. LATOUR, « De la spécificité de la diplomatie vaticane durant la Grande
Guerre », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 1996, 43 (2), p. 349-365 ; « La voix de
Benoît XV contre le “suicide de l’Europe” pendant la Grande Guerre », L’Europe, ses dimen-
sions religieuses, éd. G. CHOLVY, Montpellier, Université Paul-Valéry, 1998, p. 19-32. Sur le
soutien pontifical sans failles au pouvoir catholique autrichien de l’entre-deux-guerres,
cf. A. MANHATTAN, « Austria and the Vatican », The Vatican in World Politics, op. cit.,
p. 224-250 ; K.-J. SIEGFRIED, Klerikalfaschismus. Zur Entstehung und sozialen Funktion des
Dollfuss-Regimes in Österreich. Ein Beitrag zur Faschismusdiskussion, Francfort, Lang, 1979.
3. Sur Mgr Ignaz Seipel, figure centrale du catholicisme autrichien, chancelier à deux reprises
pendant l’entre-deux-guerres (1922-1924 et 1926-1929), principal inspirateur d’Engelbert Doll-
fuss et de Kurt von Schuschnigg, cf. K. von KLEMPERER, Ignaz Seipel. Christian Statesman in
a Time of Crisis, Princeton, Princeton University Press, 1972. Au titre des influences exercées
sur les chanceliers Dollfuss et Schuschnigg, il faut mentionner le rôle important du théologien
Johannes Messner (nous le retrouverons plus loin) qui fut conseiller de l’un et de l’autre.
88 La subsidiarité catholique...
celier Dollfuss le 1er mai 1934. Signe patent d’un échec qui débouchera quatre
ans plus tard sur la tragédie de l’Anschluss, elle restera lettre morte.
Si un historien, spécialiste éminent de la période, a pu dire que le corpora-
tisme de la Constitution de 1934 reposait sur une interprétation erronée de
Quadragesimo anno (nous cherchons encore la bonne interprétation), avec
François Perroux, soulignons simplement que le texte pontifical « ne donne
aucune indication sur les relations et les influences qui doivent s’établir entre
les deux appareils corporatif et étatique »1. Référence en forme d’invocation
légitimatrice qui ajoute encore à l’ambiguïté du propos de Pie XI, ou plutôt la
révèle, quand bien même il faut s’attacher à resituer le corporatisme autri-
chien dans la densité de son histoire propre2. La chose n’en sort pas plus lim-
pide pour autant, car une fâcheuse habitude a été prise dans le champ de
l’analyse historiographique, qui consiste à reprendre abusivement le discours
des acteurs politiques — donc des catégories sémantiques fort confuses, faute
d’avoir été suffisamment décontaminées — et à identifier une polarité matri-
cielle née à la fin du xixe siècle qui aurait opposé terme à terme le courant de
la Sozialreform à celui de la Sozialpolitik3. Aussi pédagogique soit-il, le sché-
matisme de cette distinction ne doit pas abuser l’observateur. La confusion, à
vrai dire, dépasse les seules frontières autrichiennes et travaillent l’ensemble
de l’aire germanique, voire plus généralement le catholicisme continental4.
1. F. PERROUX, Capitalisme et communauté de travail, op. cit., p. 132 ; K. ROSENBERG,
« L’organisation corporative autrichienne », Affaires étrangères, 1935, 5 (6), p. 329-344 ; A. DIA-
MANT, Austrian Catholics and the First Republic. Democracy, Capitalism and the Social Order,
1918-1934, Princeton, Princeton University Press, 1960, p. 276 ; H. WOHNOUT, « A Chancel-
lorial Dictatorship with a “Corporative” Pretext : The Austrian Constitution between 1934 and
1938 », The Dollfuss-Schuschnigg Era. A Reassessment, éd. G. BISCHOF, A. LASSNER,
A. PELINKA, Brunswick, Transaction, 2003, p. 143-162 ; A. SOMEK, « Authoritarian Consti-
tutionalism : Austrian Constitutional Doctrine 1933 to 1938 and its Legacy », Darker Legacies
of Law in Europe, éd. C. JOERGES, N. S. GHALEIGH, op. cit., p. 361-388 ; J.-P. BLED, « Les
catholiques autrichiens et le national-socialisme », La Révolution conservatrice allemande sous
la République de Weimar, dir. L. DUPEUX, Paris, Kimé, 1992, p. 393-403.
2. Encore aujourd’hui, l’Autriche reste connue pour son corporatisme, mais le substantif revêt
un tout autre sens ; il s’est d’ailleurs vu accoler le préfixe néo (afin de distinguer entre les versions
autoritaire et sociétale). Reste l’inertie du vocabulaire, qui n’a rien de fortuit. C’est dans l’Europe
social-démocrate des années 1970 que la notion de corporatisme émerge en science politique au
moment où prend peu à peu forme une discussion critique du pluralisme, paradigme libéral né
aux États-Unis lors de la décennie précédente. Des travaux anglais et allemands remettent en
cause certains des postulats de l’approche pluraliste en insistant sur deux points centraux : les
inégalités de pouvoir entre groupes d’intérêt ; l’interaction entre les groupes d’intérêt privés et
l’État dans la mise en œuvre des politiques publiques. Cf. les travaux de deux politistes en par-
ticulier : Philippe Schmitter, Gerhard Lehmbruch (P. SCHMITTER, « Still the Century of Cor-
poratism ? », Review of Politics, 1974, 36, p. 85-131 ; G. LEHMBRUCH, P. C. SCHMITTER,
dir., Trends Toward Corporatist Intermediation, Londres, Beverly Hills, Sage, 1979 ; Patterns of
Corporatist Policy-Making, Londres, Beverly Hills, Sage, 1982).
3. Ces notions elles-mêmes prêteraient à confusion si elles étaient reçues de manière trop litté-
rale en français : la Sozialreform n’avait rien de réformiste ; marquée par les grandes figures anti-
modernes du romantisme autrichien (Karl von Vogelsang, Adam Heinrich Müller, Wiard von
Klopp), elle prônait une ligne traditionaliste particulièrement intransigeante ; la Sozialpolitik se
réclamait, quant à elle, d’un accommodement possible avec le capitalisme moderne.
4. S’agissant du catholicisme autrichien, mentionnons le conflit entre un Franz Hitze et un
Georg von Hertling, entre un Karl von Vogelsang et un Ludwig Windhorst. S’agissant du catho-
licisme francophone, rappelons le conflit entre l’École de Liège et l’École d’Angers. Pour un
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 89
Tout à fait emblématique, le cas de Karl von Vogelsang mérite une mention
spéciale. Quoique converti au catholicisme (certes par Mgr von Ketteler), ce
noble d’origine allemande a pris la tête de la ligne la plus traditionaliste du
catholicisme social. Défendant le fédéralisme et les valeurs éternelles de la
terre, il a profondément influencé l’aristocratie catholique de l’Empire
austro-hongrois, son pays d’adoption, en activant chez les catholiques
sociaux, la fibre de l’État fort et interventionniste, sur fond de rejet antichré-
matistique du capitalisme, qui a souvent versé dans un antisémitisme bon
teint, très caractéristique du catholicisme de l’époque. Autant d’ingrédients
qui permettront la survenue de l’État autoritaire autrichien, insidieuse et iro-
nique transition vers la nazification à venir.
Dans la conjugaison qu’elle opère entre culture germanique et religion
catholique, l’Autriche apparaît comme la terre d’élection par excellence de la
subsidiarité. Là encore, c’est un indice lexicologique qui nous a mis sur la
voie et confirmé nos intuitions : de façon surprenante, le mot subsidiarité
pointe en effet sous la plume de François Perroux, dans l’ouvrage précité
paru en France dès 1937. Occurrence isolée et significative (« loi de subsidia-
rité »), intervenant dans le chapitre spécifiquement dédié au corporatisme
autrichien, pour traduire les propos d’un certain Richard Schmitz, membre
du Parti catholique, bourgmestre de Vienne qui a joué un rôle clef dans la
mise en place du Ständestaat et de la politique de « déconcentration éta-
tique »1. Citons François Perroux :
« En vertu de ce que le bourgmestre Schmitz appelle peut-être un peu pompeu-
sement, loi de subsidiarité, l’État qui aujourd’hui étouffe sous une surcharge de
devoirs et d’attributions pourra en confier une bonne partie aux Stände qui
géreront et ajusteront les intérêts professionnels, sociaux, culturels de leurs
membres. Cette déconcentration étatique est expressément souhaitée et voulue
par les catholiques sociaux d’Autriche. La position limite vers laquelle théori-
quement ils tendent est l’auto-administration, la Selbstverwaltung du Stand2. »
Voici donc le drame de l’expérience autrichienne du corporatisme : elle
révèle la teneur foncièrement antinazie de la subsidiarité catholique en même
temps qu’elle en souligne l’extrême faiblesse programmatique, qui la
condamne quasi fatalement à se laisser happée par le totalitarisme païen.
point approfondi et une mise en perspective historique, cf. E. ALEXANDER, Church and
Society in Germany. Social and Political Movements and Ideas in German and Austrian Catholi-
cism, 1789-1950, trad. angl. T. Stolper, in J. N. MOODY, éd., Church and Society. Catholic
Social and Political Thought and Movements, 1789-1950, New York, Arts Inc., 1953, IV.
1. Cf. les deux ouvrages de Richard Schmitz : R. SCHMITZ, Der Weg zur berufsständischen
Ordnung in Österreich, Vienne, Manzsche Verlagsbuchhandlung, 1934 ; Die Berufsständische
Neuordnung in Österreich. Ein Zwischen-bilanz, Vienne, Innsbruck, Tyrolia-Verlag, 1935.
2. F. PERROUX, Capitalisme et communauté de travail, op. cit., p. 127-128. Nous soulignons.
Contrairement à ce qui est indiqué dans le Dictionnaire historique d’Alain Rey, la première
apparition en France du substantif subsidiarité ne date pas de 1964 (A. REY, et al., dir., Diction-
naire historique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2006, III, p. 3667). Mais il
est vrai que la diffusion du mot en langue française marque un tournant quantitatif après 1961,
année de la promulgation de Mater et Magistra. Cette occurrence isolée de 1937 n’invalide pas le
reste de nos repérages sémantiques : le vocable n’est pas utilisé avant les années 1950 (dans des
cercles confinés, catholiques et fédéralistes) après un passage par la Suisse.
90 La subsidiarité catholique...
Selon une tout autre voie que Voegelin, le Père Luigi Sturzo, précurseur
italien de la démocratie chrétienne, en arrive à la même impasse3. Il est pour-
tant le premier catholique à avoir relevé les collusions, pas simplement de
circonstance, entre la politique mussolinienne et les intérêts de l’Église catho-
lique, en lançant son concept accusateur de fascisme clérical (clericofascismo)4.
Mais si, par la suite, Sturzo manqua à ce point de résolution, c’est qu’il n’a
pas su viser juste, empruntant sans se l’avouer un chemin qui aura finalement
les mêmes effets que la rhétorique pontificale : une assimilation insidieuse
entre totalitarisme et État moderne. Depuis 1918, année de son entrée en
politique et de la naissance du Parti populaire5, il martèle avec insistance le
même et unique message, dont la thématisation redoublera d’intensité lors de
1. Sur le concept — controversé — d’austrofascisme, cf. T. KIRK, « Fascism and Austrofas-
cism », The Dollfuss-Schuschnigg Era, op. cit., p. 10-31 ; E. HANISCH, « Der politische Katho-
lizismus als ideologischer Träger des “Austrofaschismus” », Austrofaschismus. Politik, Öko-
nomie, Kultur, 1934-1938, éd. E. TALOS, W. NEUGEBAUER, Vienne, Lit, 2005, p. 68-86.
2. E. VOEGELIN, Der Autoritäre Staat. Ein Versuch über das österreichische Staatsproblem
[1936], Vienne, Springer, 1997. Le concept voegelinien de religions politiques émerge au même
moment que son homologue aronien (les religions séculières), nous y reviendons plus bas
(E. VOEGELIN, Les Religions politiques [1938], trad. fr. J. Schmutz, Paris, Le Cerf, 1994).
3. Lui aussi est contraint à l’exil en 1924, après une année entière de persécution. Relevons une
constante dans l’attitude de Pie XI vis-à-vis des partis catholiques : tout comme le lâchage du
Zentrum allemand permettra de faire avancer la cause du Concordat avec Hitler, le silence face à
la dissolution du Parti populaire italien en 1923 crée les conditions des accords du Latran.
4. L. STURZO, L’Italie et le fascisme [1926], trad. fr. M. Prélot, Paris, Alcan, 1927.
5. C’est Benoît XV qui lève le non expedit (interdiction faite aux catholiques italiens de parti-
ciper à la vie politique du pays), règle qui avait été formulée par Pie IX pour riposter à la dissolu-
tion de son territoire. Cette ouverture permet à Don Sturzo de créer le Parti populaire en 1919.
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 91
1. Outre les références citées plus haut, cf. E. GENTILE, « New Idols : Catholicism in the Face
of Fascist Totalitarianism », Journal of Modern Italian Studies, 2006, 11 (2), p. 143-170.
2. L. STURZO, Politique et morale [1937], trad. fr. M. Prélot, Paris, Bloud et Gay, 1938, p. 13
(Cahiers de la Nouvelle Journée, 40). Avec Maritain et le prélat suisse Charles Journet, Sturzo est
l’un des tout premiers penseurs catholiques à utiliser le concept de totalitarisme. « Le mot est de
fraîche date, écrit-il en 1937, mais ce qu’il signifie remonte en quelque manière au temps des
empires assyrien et babylonien. Le fascisme a créé un État totalitaire, lui donnant de plus sa défi-
nition : Rien en dehors ou au-dessus de l’État, rien contre l’État. Tout dans l’État, tout pour
l’État. » (Ibid., p. 19). Dans la même séquence de temps : C. JOURNET, « Les communautés
totalitaires » [1935], Exigences chrétiennes en politique, Paris, Egloff, 1945, p. 13-24).
3. L. STURZO, « Réflexions sur la crise de la démocratie », Politique, 1934, 12, p. 986-999.
4. M. PRÉLOT, L’Empire fasciste. Les origines, les institutions de la dictature et du corporatisme
italiens, Paris, Sirey, 1936 ; « La création des corporations italiennes », Politique, 1934, 5, p. 415-
423 ; « La théorie de l’État dans le droit fasciste », Mélanges R. Carré de Malberg, Paris, Sirey,
1933, p. 433-466 ; « Personne et société politique », La Personne humaine en péril, Lyon, Vitte,
Paris, Gabalda, 1937, p. 433-451 ; « L’État : société et pouvoir », Crise du pouvoir et crise du
civisme, Paris, Gabalda, 1954, p. 23-42. Sur ce courant structuré autour de Politique,
cf. Y. PALAU, Contribution à l’étude du catholicisme social. Le cas de la revue Politique, Thèse
de doctorat en histoire, dir. R. Rémond, Paris, Institut d’études politiques, 1995).
5. Cf. M. PRÉLOT, « Don Sturzo et Maritain », Il Problema del potere politico, Brescia, Mor-
celliana, 1964, p. 140-149 ; « Les démocrates populaires français. Chronique de vingt ans, 1919-
1939 », Mélanges L. Sturzo, éd. F. BATTAGLIA, Bologne, Zanichelli, 1953, III, p. 203-227.
Pour un point de vue plus empathique sur le sujet, cf. J.-L. POUTHIER, « Chrétiens et démo-
crates, 1934-1944 », Mil Neuf Cent, 1995, 13 (1), p. 67-80. Toutes proportions gardées, une
parenté peut être relevée entre les écrits sturziens sur l’Italie fasciste et ceux du théologien pro-
testant Paul Tillich sur l’Allemagne nazie (P. J. TILLICH, Écrits contre les nazis [1932-1935],
92 La subsidiarité catholique...
trad. fr. L. Pelletier, Genève, Labor et Fides, Laval, Presses de l’Université de Laval, Paris, Le
Cerf, 1994, surtout « L’État total et les prétentions des Églises » [1934], p. 185-213).
1. F. PERROUX, Capitalisme et communauté de travail, op. cit., p. 134-139. Nous soulignons.
2. Sous Vichy, François Perroux participera activement à l’élaboration de la Charte du travail et
créera une revue en collaboration avec Yves Urvoy : les cahiers Renaître (F. PERROUX,
Y. URVOY, La Révolution en marche, Paris, Librairie de Médicis, 1943). Initiateur en 1934 de
l’Institut d’études corporatives et sociales, Maurice Bouvier-Ajam prit une part active à la Révo-
lution nationale de Vichy puis, peut-être par dépit, versa progressivement dans le communisme
(M. BOUVIER-AJAM, La Doctrine corporative, Paris, Sirey, 1937 ; La Question du corpora-
tisme, Paris, Lesfauries, 1938). Il faut distinguer ici entre l’itinéraire personnel de Bouvier-Ajam
et le rôle joué par son cercle de réflexion. Contribueront aux travaux de l’Institut des universi-
taires aussi éminents que Jean Brèthe de la Gressaye, Louis Le Fur, Georges Coquelle-Viance,
Louis Baudin et Gaétan Pirou (J. BRÈTHE de LA GRESSAYE, Le Syndicalisme, l’organisation
professionnelle et l’État, Paris, Sirey, 1931 ; « Du syndicat à la corporation », Politique, 1935,
9 (1), p. 11-39 ; « La corporation et l’État (histoire et doctrine) », Archives de philosophie du
droit, 1938, 1-2, p. 78-118 ; L. BAUDIN, Le Corporatisme, Paris, LGDJ, 1941 ; G. COQUELLE-
VIANCE, Un Ordre corporatif français, Paris, Fédération nationale catholique, 1938 ; Libertés
corporatives et unité nationale, Paris, Dunod, 1937 ; Restauration corporative de la nation fran-
çaise, Paris, Flammarion, 1936). Cf. J.-P. LE CROM, Syndicats, nous voilà ! Vichy et le corpora-
tisme, Paris, Éditions de l’Atelier, 1995, spécialement p. 291 sq. ; S. L. KAPLAN, « Un labora-
toire de la doctrine corporatiste sous le régime de Vichy : l’Institut d’études corporatives et
sociales », Le Mouvement social, 2001, 195 (2), p. 35-77 ; « Un creuset de l’expérience corpora-
tiste sous Vichy : l’Institut d’études corporatives et sociales », La France, malade du corpora-
tisme ?, dir. S. L. KAPLAN, P. MINARD, Paris, Belin, 2004, p. 427-468.
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 93
1. Outre son maître ouvrage, cf. F. PERROUX, « Économie corporative et système capita-
liste », Revue d’économie politique, 1933, 47 (5), p. 1409-1478 ; « La personne ouvrière et le droit
du travail », Esprit, 1936, 42, p. 866-897 ; Syndicalisme et capitalisme, Paris, LGDJ, 1938. Parmi
les économistes de la nébuleuse non-conformiste, mentionnons Daniel Villey (frère de Michel)
autre intellectuel hétérodoxe mais plus libéral. Nous le retrouverons quand il s’agira d’étudier la
source chrétienne du néolibéralisme. Pour un essai d’ego-histoire, cf. F. PERROUX, « Pérégri-
nations d’un économiste » [1980], Économie appliquée, 1987, 40 (2), p. 197-212.
2. Z. STERNHELL, « Emmanuel Mounier et la contestation de la démocratie libérale dans la
France des années trente », Revue française de science politique, 1984, 34 (6), p. 1170. Dans l’im-
médiat après-guerre (1946-1949), le directeur d’Esprit a cherché à établir un pont avec le socia-
lisme communiste au travers d’une politique de la main tendue (cf., par exemple, E. MOUNIER,
« L’ordre règne-t-il à Varsovie », Esprit, 1946, 123, p. 970-1003). Y a-t-il là l’expression d’un
mouvement profond ou une simple concession circonstancielle à l’hégémonie communiste de
l’époque ? Resituée dans sa cohérence d’ensemble, la pensée mouniérienne nous semble compré-
hensible en dehors de ses deux errements pétainiste et communiste. Outre Z. STERNHELL,
Ni droite, ni gauche. L’idéologie fasciste en France [1983], Paris, Fayard, 2000, cf. T. JUDT,
Un Passé imparfait, Paris, Fayard, 1993 ; M. BERGÈS, Vichy contre Mounier. Les non-confor-
mistes à l’épreuve des années quarante, Paris, Économica, 1997 ; B. COMTE, « Mounier sous
Vichy : le risque de la présence en “clandestinité publique” », Emmanuel Mounier. L’actualité
d’un grand témoin, éd. G. COQ, op. cit., p. 51-92.
3. A. BESANÇON, Trois Tentations dans l’Église [1978-1996], Paris, Perrin, 2002, p. 30 sq.
(infléchissement p. II dans la seconde édition de l’ouvrage). À rapprocher des analyses récentes
d’Antoine Compagnon (A. COMPAGNON, Les Antimodernes, Paris, Gallimard, 2005). Sur la
fameuse critique de l’Église catholique par Dostoïevski, cf. la légende du Grand Inquisiteur
(F. M. DOSTOÏEVSKI, Les Frères Karamazov [1879-1880], trad. fr. H. Mongault, B. de
Schlœzer, L. Désormonts, S. Luneau, Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1952,
p. 267 sq.).
94 La subsidiarité catholique...
1. La division interne des catholiques sociaux sur la question du corporatisme a récemment été
analysée par Yves Palau (Y. PALAU, « Les convictions juridiques, un enjeu pour les transforma-
tions doctrinales du catholicisme social entre les deux guerres », Revue française d’histoire des
idées politiques, 2008, 28, p. 369-390). Mais peut-être le distinguo n’est-il pas aussi net.
2. E. DUTHOIT, « Par une autorité corporative, vers une économie ordonnée », L’Organisa-
tion corporative, Lyon, Vitte, Paris, Gabalda, 1935, p. 41-94. Eugène Duthoit fut président des
Semaines sociales de 1919 jusqu’à 1939. Pour un compte rendu, cf. L. BLANCKAERT, « L’or-
ganisation corporative : la Semaine sociale d’Angers », Politique, 1935, 9 (8), p. 735-744.
3. En mai 1934, dans un numéro de Politique intitulé « Vers un ordre corporatif », Paul Vignaux
défend une « voie corporative » contre le corporatisme autoritaire. Et à l’en croire, les syndicats
français auraient pris le bon chemin (P. VIGNAUX, « La voie corporative et le mouvement
ouvrier », Politique, 1934, 8 (5), p. 403-414 ; M. EBLÉ, « Les catholiques sociaux et le corpora-
tisme », ibid., p. 396-401). Cf. aussi P. VIGNAUX, Traditionalisme et syndicalisme, New York,
Maison française, 1943 ; « Introduction historique à l’étude du mouvement syndical chrétien »,
International Review of Social History, 1937, 2, p. 28-49 ; M. EBLÉ, Les Écoles catholiques
d’économie politique et sociale en France, Paris, Giard et Brière, 1905.
4. « Duplicités du corporatisme », Esprit, 1934, 23-24, p. 711-775 ; R. DUPUIS, A. MARC, « La
corporation », Ordre nouveau, 1934, 10, p. 8-28. Le point a déjà été relevé par Jean-Louis
Loubet del Bayle (J.-L. LOUBET DEL BAYLE, Les Non conformistes des années 30. Une ten-
tative de renouvellement de la pensée politique française, Paris, Le Seuil, 1969, p. 393), Daniel
Lindenberg (D. LINDENBERG, Les Années souterraines, 1937-1947, Paris, La Découverte,
1990) et Pierre Rosanvallon (P. ROSANVALLON, Le Modèle politique français. La société
civile contre le jacobinisme de 1789 à nos jours, Paris, Le Seuil, 2004, p. 412). Dans une veine qui
assume sa proximité avec la doctrine ecclésiale, Jacques Maritain appelle de ses vœux la mise en
place d’un régime de type « corporatif et auctoritatif » (J. MARITAIN, Du Régime temporel et
de la liberté [1933], Œuvres complètes, op. cit., V, p. 371 sq.).
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 95
« Le mot corporation, lit-on dans le propos introductif, a cet avantage de cris-
talliser l’idée d’une socialisation qui ne serait pas étatiste et respecterait le jeu
des groupes naturels intermédiaires entre l’individu et l’État1. »
Dans un numéro précédent, la revue mouniérienne allait jusqu’à proposer
une lecture démocratique de La Tour du Pin, figure tutélaire que nous retrou-
verons plus loin2. Au même moment, on lira un éloge appuyé du théoricien
corporatiste sous la plume du Père Delos, un autre habitué des Semaines
sociales : oui aux corporations de l’État autoritaire autrichien, non au corpo-
ratisme de l’État totalitaire italien, écrit-il en substance3. C’est qu’au-delà du
discours subversif d’un Mounier, le dialogue n’a pas manqué de s’établir
entre le personnalisme chrétien et le catholicisme social le plus institué4.
De fait, la plupart des catholiques personnalistes qui alimentent les rangs
du « non-conformisme » des années 1930 ne sont pas spécialement prédis-
posés à succomber aux sirènes étatistes et autoritaires du corporatisme ; dans
le corporatisme, ils voient avant tout une manière de rétablir les médiations
sociales et communautaires mises à mal par la modernité. Par delà la Révolu-
tion française, en écho à un Nicolas Berdiaeff qui appelait alors à refaire le
Moyen Âge, Mounier invitait non moins solennellement à un révisionnisme
critique : revisiter l’histoire chrétienne depuis la Renaissance5. À chaque fois,
l’affirmation du primat de la personne sur l’individu, la condamnation de
toutes les aliénations du sujet, bref le personnalisme contre l’individualisme.
Chez le directeur d’Esprit, les corporations prennent même le nom de per-
1. Qu’il suffise de penser aux publications d’un Georges Jarlot : G. JARLOT, « L’encyclique
Quadragesimo anno “sur la restauration de l’ordre social ...” », Doctrine pontificale et histoire,
II. Pie XI : doctrine et action, op. cit., p. 246-279 ; « L’organisation corporative à la Semaine
sociale d’Angers », Études, 1935, 224, p. 450-464 ; Le Régime corporatif et les catholiques sociaux,
op. cit. ; « L’institution », Archives de philosophie du droit, 1936, 12, p. 144-160.
2. M. PRÉLOT, « L’intégration des organes corporatifs dans l’État », op. cit., p. 369-370.
3. E. DUTHOIT, « Par une autorité corporative, vers une économie ordonnée », ibid., p. 46.
Parmi les leçons de Duthoit, où la référence à Quadragesimo anno est permanente :
E. DUTHOIT, « La conception chrétienne de l’ordre économique international », Le Désordre
de l’économique internationale et la pensée chrétienne, Lyon, Vitte, Paris, Gabalda, 1932,
p. 35-82 ; « Politique et sens chrétien », La Société politique et la pensée chrétienne, op. cit.,
p. 27-72 ; « Par l’éducation, vers l’ordre social chrétien », Ordre social et éducation, op. cit.,
p. 35-78 ; « Au service de la personne humaine. Pourquoi ? Comment ? », La Personne humaine
en péril, op. cit., p. 39-98. Sur Eugène Duthoit, cf. P. Y. VERKINDT, « L’engagement d’un pro-
fesseur. La question sociale chez Eugène Duthoit », Revue d’histoire des facultés de droit et de la
science juridique, 2002, 22, p. 109-132 ; « Entre solidarisme et corporatisme. Les relations collec-
tives de travail chez Eugène Duthoit », Mélanges O. Pirotte, Lille, PUL, 2004, p. 35-52.
98 La subsidiarité catholique...
1. Nous l’avons déjà dit et y reviendrons plus loin au risque de nous répéter. Cf. W. E. von KET-
TELER, « Die Katholiken und das neue deutsche Reich » [1871], Wilhelm Emmanuel von Ket-
telers Schriften, éd. J. Mumbauer, Kempten, Munich, Kösel’schen Buchhandlung, 1911, II
(Staatspolitische und vaterländische Schriften), p. 162 (extrait de la brochure Die Katholiken im
deutschen Reiche, issu d’un développement intitulé Lehr- und Lernfreiheit). Relevé déjà présent
chez Chantal Delsol et Clemens Bauer (C. MILLON-DELSOL, L’État subsidiaire, op. cit.,
p. 130 ; C. BAUER, « Ketteler », Staatslexikon, op. cit., 1959, IV, col. 956).
2. Son influence est telle qu’on le surnomme le « Pape noir ».
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 99
1. Le Père Muller est belge ; son rôle a surtout été décisif dans la phase de finalisation du texte.
Le Père Desbuquois, directeur de l’Action populaire, et le Père Danset sont français ; ils ont
assuré la préparation et la rédaction des première et troisième parties (G. DESBUQUOIS, L’en-
cyclique Quadragesimo anno sur la restauration de l’ordre social, Paris, Spes, 1932 ; « L’infirmité
du capitalisme devant la crise de l’économie internationale », Le Désordre de l’économie interna-
tionale et la pensée chrétienne, op. cit., p. 129-148). Cf. P. DROULERS, Politique et christia-
nisme. Le Père Desbuquois et l’Action populaire, Paris, Éditions Ouvrières, 1969.
2. Sur le rôle joué par ce cercle spécialisé dans les questions économiques, et de la main de son
principal animateur, cf. O. von NELL-BREUNING, « Der Königswinterer Kreis und sein
Anteil an “Quadragesimo anno” », Soziale Verantwortung. Festchrift G. Briefs, dir. J. BROER-
MANN, P. HERDER-DORNEICH, Berlin, Duncker und Humblot, 1968, p. 571-585. Plus
généralement, cf. F. J. STEGMANN, « Der Sozialpolitische Weg im deutschsprachigen Katholi-
zismus », 90 Jahre Rerum novarum, dir. A. RAUSCHER, Cologne, Bachem, 1982, p. 98-129.
3. Cf. les importants travaux d’Anton Rauscher et de Johannes Schasching basés sur une consul-
tation des archives secrètes du Vatican : A. RAUSCHER, Subsidiaritätsprinzinp und Berufsstän-
dische Ordnung in Quadragesimo anno, Münster, Aschendorffsche Verlagsbuchhandlung, 1958 ;
J. SCHASCHING, Zeitgerecht, zeitbedingt, Nell-Breuning und die Sozialenzyklika Quadrage-
simo anno nach dem Vatikanischen Geheimarchiv, Borheim, Ketteler, 1994. L’ouverture récente
des archives pontificales des années 1930 est venue le confirmer, seuls sont de la plume directe de
Pie XI les paragraphes (91 à 95) qui traitent du corporatisme mussolinien.
4. O. von NELL-BREUNING, « The Drafting of Quadragesimo anno » [1971], Readings in
Moral Theology, V. Official Catholic Social Teaching, New York, Paulist Press, 1986, p. 60-68.
Précisons encore que le premier jet de la contribution du Père Nell-Breuning, jugé trop abscons
et théorique par le Général Ledóchowski, a été partiellement réécrit par le Père Desbuquois.
100 La subsidiarité catholique...
1. L. TAPARELLI d’AZEGLIO, Essai sur les principes de l’économie politique [1856-1882],
trad. fr. R. Jacquin, Paris, Lethielleux, 1943. Pour une biographie, cf. l’ouvrage de son principal
traducteur en français (R. JACQUIN, Taparelli d’Azeglio, Paris, Lethielleux, 1943 ; Essai sur les
principes philosophiques de l’économie politique [1856-1862], trad. fr. R. Jacquin, Paris, Lethiel-
leux, 1943). Fondateur en 1893 de la Rivista internazionale di scienze sociali et initiateur du
concept d’économie sociale (G. TONIOLO, Trattato di economia sociale [1908], Vatican,
Comitato opera omnia di G. Toniolo, 1949), Giuseppe Toniolo a pu apparaître comme l’un des
précurseurs de la démocratie chrétienne (G. TONIOLO, La Notion chrétienne de la démocratie
[1896], trad. fr., Paris, La Bonne Presse, 1897). Il en rappelle surtout l’origine intransigeante :
imprégné de néoguelfisme ultramontain, il fut, avec le Père Liberatore, la grande figure de la
Civiltà cattolica, organe du catholicisme le plus antilibéral. Nous reviendrons plus bas sur le
fondement religieux de sa définition de la démocratie. Sur les tout débuts de la Civiltà cattolica,
cf. P. DROULERS, « Question sociale, État, Église dans la Civiltà cattolica à ses débuts »,
Chiesa e Stato nell’Ottocento. Miscellanea P. Pirri, Padoue, Antenore, 1962, p. 123-147.
2. Outre-Rhin, c’est en effet chez le Père Joseph Kleutgen que l’on trouve la relecture doctrinale
la plus aboutie de l’œuvre de saint Thomas. Léon XIII ne s’y trompera pas, qui lui demandera de
rédiger le premier jet de son encyclique de 1879 lançant le renouveau thomiste (LÉON XIII,
Aeterni Patris ; in H. DENZINGER, 3135-3140, p. 700-701). Cf. J. W. K. KLEUTGEN, Die
Theologie des Vorzeit, I-V [1853-1870], Münster, Theissing, 1867-1874.
3. Ajoutons ici le Père Cathrein, auteur de la notice « Staat » du Staatslexikon (V. CATHREIN,
« Staat », Staatslexikon, op. cit., 1897, V, col. 216-242). Avec le Père Lehmkuhl, Viktor Cathrein
fut un élément pivot de la revue Stimmen aus Maria Laach, devenu Stimmen der Zeit, après la fin
de l’exil hollandais des jésuites allemands. Outre le Staatslexikon de la société Görres (dont la
première parution s’est étalée de 1889 à 1933), relevons, parmi les autres publications significa-
tives du catholicisme allemand, le Wörterbuch der Politik édité après-guerre par les soins de
Hermann Sacher et d’Oswald von Nell-Breuning : O. von NELL-BREUNING, H. SACHER,
dir., Wörterbuch der Politik, I-V, Fribourg, Herder, 1947-1958.
4. Cf. G. GUNDLACH, « Solidarismus, Einzelmensch, Gemeinschaft », Gregorianum, 1936,
17 (1), p. 265-295 ; « Solidaritätsprinzip » [1931], Staatslexikon, op. cit., 1962, VII, col. 119-122 ;
« Le Français Pierre Leroux a forgé le concept de solidarité dans l’intention de contrer la notion
de charité chrétienne. Le radical Léon Bourgeois lui donna des débouchés sur le terrain politique
tout en contribuant à sa thématisation théorique (L. BOURGEOIS, Solidarité [1896], Latresne,
Le Bord de l’eau, 2008). Premier auteur allemand à s’y référer, Heinrich Pesch s’est directement
inspiré de Léon Bourgeois mais en tentant une conceptualisation catholique du principe de soli-
102 La subsidiarité catholique...
darité (H. PESCH, Lehrbuch der Nationalökonomie [1905-1925], Fribourg, Herdersche Ver-
lagsbuchhandlung, 1926). Cf. G. GUNDLACH, « Pesch », Staatslexikon, op. cit., 1961, VI,
col. 226-229 ; R. E. MULCAHY, « The Peschian Value Paradox : A Key to the Function of
Vocational Groups », Review of Social Economy, 1952, 10 (1), p. 32-51 ; The Economics of Hein-
rich Pesch, New York, Henry Holt and Company, 1952 ; « The Welfare Economics of Heinrich
Pesch », The Quarterly Journal of Economics, 1949, 63 (3), p. 342-360 ; A. L. HARRIS, « The
Scholastic Revival : The Economics of Heinrich Pesch », The Journal of Political Economy, 1946,
54 (1), p. 38-59. Pour une synthèse plus récente, cf. R. J. EDERER, « Heinrich Pesch, Solidarity,
and Social Encyclicals », Review of Social Economy, 1991, 49 (4), p. 596-610 ; P. KOSLOWSKI,
« Solidarism, Capitalism, and Economic Ethics in Heinrich Pesch », The Theory of Capitalism in
German Economic Tradition, op. cit., p. 371-394.
1. D’Alfred Fouillée à Émile Durkheim en passant par Léon Bourgeois, Léon Duguit et Célestin
Bouglé : A. FOUILLÉE, La Propriété sociale et la démocratie [1884], Lormont, Le Bord de
l’eau, 2008 ; Les Éléments sociologiques de la morale [1905], Paris, Alcan, 1928 ; C. BOUGLÉ,
Solidarisme et libéralisme [1904], Paris, L’Harmattan, 2009 ; Le Solidarisme [1907], Paris, Giard,
1924 ; « Note sur les origines chrétiennes du solidarisme », Revue de métaphysique et de morale,
1906, 14, p. 251-264. Une parenté est à établir avec un Charles Renouvier ou un Henry Michel,
qui tentent de définir un « socialisme libéral » (H. MICHEL, L’Idée de l’État. Essai critique sur
l’histoire des théories sociales et politiques en France depuis la Révolution [1895-1898], Paris,
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 103
Fayard, 2003). Sur Renouvier, dont nous avons relevé plus haut le dialogue avec le personna-
lisme, cf. M.-C. BLAIS, Au principe de la république. Le cas Renouvier, Paris, Gallimard, 2000,
surtout p. 70 sq., p. 295 sq. ; Corpus, 2003, 45. Sur Michel, cf. S. AUDIER, « Une conception de
l’État “socialiste libérale” ? Henry Michel et les mutations de l’idée républicaine de l’État »,
Corpus, 2005, 48, p. 85-145. Pour une critique (assez sévère) du solidarisme juridique, ici contra-
distingué du socialisme juridique, cf. N. et. A.-J. ARNAUD, « Une doctrine de l’État tranquil-
lisante : le solidarisme juridique », Archives de philosophie du droit, 1976, 21, p. 131-151 ; « Le
socialisme juridique à la “Belle Époque” : visages d’une aberration », Quaderni fiorentini, 1974-
1975, 3-4, p. 25-54.
1. Cf. C. GIDE, La Solidarité [1928], Paris, PUF, 1932.
2. Cette empreinte solidariste antisocialiste trouvera également une expression dans la jurispru-
dence administrative sur la création de services publics locaux, jurisprudence qui défend une
notion du service public comme troisième voie alternative au libéralisme et au socialisme. Nous
pensons à la résistance du Conseil d’État face au socialisme municipal (CONSEIL d’ÉTAT,
Casanova, 29 mars 1901 ; Rec., 1901, p. 333), qui ne prendra véritablement fin qu’au lendemain
de la Seconde Guerre mondiale. Nous reviendrons sur Maurice Hauriou — auteur de la fameuse
note publiée sous l’arrêt Casanova — et son dialogue avec Léon Duguit. De manière générale,
cf. J. DONZELOT, L’Invention du social, Paris, Le Seuil, 1984, p. 73-120. Notons par ailleurs
que Gabriel Almond a fortement établi la parenté entre personnalisme chrétien (France, Bel-
gique) et solidarisme chrétien (Allemagne, Autriche) (G. A. ALMOND, « The Political Ideas of
Christian Democracy », The Journal of Politics, 1948, 10 (4), p. 734-763).
3. Cf. M.-D. CHENU, La « Doctrine sociale » de l’Église comme idéologie, op. cit., p. 34.
4. Cf. R. P. DUCATILLON, « Quarante ans après Rerum novarum : l’ordre social chrétien et
l’encyclique Quadragesimo anno », La Morale chrétienne et les affaires, Lyon, Vitte, Paris,
Gabalda, 1931, p. 507-522 ; J. VIALATOUX, « Primauté du spirituel dans les affaires », ibid.,
p. 145-174. Dès la Semaine sociale de 1922, cf. deux leçons en particulier : E. DUTHOIT,
« Comment adapter l’État à ses fonctions économiques », Le Rôle économique de l’État, op. cit.,
p. 33-60 ; J. VIALATOUX, « La notion d’économie politique. Relation entre le désordre de
notre économie et l’oubli de la vraie nature de l’ordre économique », ibid., p. 147-168.
5. E. J. O’BOYLE, Personalist Economics, Boston, et al., Kluwer Academic, 1998.
6. Outre Nell-Breuning et Gundlach, citons Jakob Barion, Theodor Brauer, Paul Jostock, Rudolf
Kaibach, Johannes Messner, Otto Schilling, Wilhelm Schwer, Johannes Joseph van der Velden,
Johann Baptist Schuster. Cf. J. J. van DER VELDEN, éd., Die Berufsständische Ordnung. Idee
und praktische Möglichkeiten, Cologne, Katholische Tat, 1932 ; J. B. SCHUSTER, Die Sozial-
lehre nach Leo XIII. und Pius XI. unter besonderer Berücksichtigung der Beziehungen zwischen
Einzelmensch und Gemeinschaft, Fribourg, Herder, 1935, spécialement p. 94 sq.
104 La subsidiarité catholique...
1. Goetz Briefs et Franz Müller (le second fut l’étudiant puis l’assistant du premier) ont tous les
deux joué un rôle déterminant outre-Atlantique dans la création en 1941 de l’association catho-
lique d’économie (Catholic Economics Association), devenue Association for Social Economics au
début des années 1970. Sur Goetz Briefs, cf. Review of Social Economy, 1983, 41 (3). De Hein-
rich Rommen citons principalement H. A. ROMMEN, The State in Catholic Thought [1935],
Saint-Louis, Herder, 1950. De Franz Müller, les écrits sont très prolifiques. Nous mentionnons
ici ceux relatifs au solidarisme et à la subsidiarité : F. H. MÜLLER, Heinrich Pesch and His
Theory of Christian Solidarism, Saint Paul, College of Saint Thomas, 1941 ; « The Principle of
Subsidiarity in the Christian Tradition », The American Catholic Sociological Review, 1943,
4 (3), p. 144-157 ; « The Development of the Modern Dualism Between State and Society », ibid.,
1943, 4 (4), p. 185-193 ; « The Rise of Modern Society », ibid., 1945, 6 (1), p. 33-41 ; « The Prin-
ciple of Solidarity in the Teachings of Father Heinrich Pesch », Review of Social Economy, 1946,
4 (1), p. 31-39 ; « In Memoriam : Gustav Gundlach », Review of Social Economy, 1964, 22 (2),
p. 130-134 ; « Heinrich Pesch. Social Philosopher and Economist. The Currency of the Idea of
Solidarism », Jahrbuch für christliche Sozialwissenschaften, 1977, 18, p. 181-204 ; « Social Eco-
nomics : The Perspective of Pesch and Solidarism », Review of Social Economy, 1977, 35 (3),
p. 293-297 ; The Church and the Social Question, American Enterprise Institute for Public
Policy Research, 1984 ; « Random Comments on the Economics of Rerum novarum », Review
of Social Economy, 1991, 49 (4), p. 502-513 ; « Solidarism », The New Dictionary of Catholic
Social Thought, dir. J. A. DWYER, Collegeville, The Liturgical Press, 1994, p. 906-908 ;
« Pesch », ibid., p. 738-739 ; « The Principle of Solidarity in Teachings of Father Henry Pesch »,
Review of Social Economy, 2005, 63 (3), p. 347-355.
2. Révélateur d’un fort intérêt pour les problématiques d’ingénierie financière, le parcours uni-
versitaire du Père Nell-Breuning parle de lui-même. Auteur d’une thèse sur l’éthique de la
Bourse soutenue en 1928 à l’Université de Münster — travail qui lui a valu son entrée dans les
cercles intellectuels du Vatican —, il fut, dans l’immédiat après-guerre, chargé de la gestion éco-
nomique de la province jésuite d’Allemagne du Nord. Devenu professeur à la Faculté Sankt
Georgen, il restera pour longtemps le spécialiste ès sciences économiques du catholicisme alle-
mand. C’est ainsi qu’à partir de 1948 Oswald von Nell-Breuning occupe une chaire d’éthique
économique et sociale à l’université de Francfort ; et que, de 1948 à 1965, il est membre actif du
conseil scientifique du ministre fédéral de l’Économie, Ludwig Erhard. Sans pour autant s’atta-
cher à la seule rive droite de l’échiquier politique (CDU) : dès la fin des années 1940, il se fait le
défenseur du syndicalisme allemand et de la Confédération des syndicats (DGB). En 1959, il est
consulté par le SPD lors de la préparation du fameux congrès de Bad-Godesberg (le programme
social-démocrate qui en ressortira parlera explicitement d’éthique chrétienne).
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 105
1. Cf. R. LOURAU, Le Principe de subsidiarité contre l’Europe, Paris, PUF, 1997, p. 75 ;
A. LACROIX-RIZ, Le Vatican, l’Europe et le Reich de la Première Guerre mondiale à la
Guerre froide, op. cit. (cette thèse de sensibilité marxiste a largement été remise en cause).
2. Mentionnons, par exemple, la parution de 1845 à 1872 du Kirchenrecht en sept tomes de
Georg Phillips, grand canoniste allemand dont les thèses n’ont vraiment rien à envier à Joseph de
Maistre (G. PHILLIPS, Kirchenrecht I-VII, Ratisbonne, Manz, 1845-1872, 11 volumes).
3. Hormis Mgr von Ketteler, un théologien jésuite fait exception : Joseph Wilhelm Kleutgen.
4. Et d’un Karl Barth, côté protestant. Pensons à sa relecture de l’épître aux Romains (K. BARTH,
L’Épître aux Romains [1919, 1922], trad. fr. P. Jundt, Genève, Labor et Fides, 1972).
5. Peut-être sont-ce là les authentiques pères spirituels du personnalisme chrétien. Avant même
Emmanuel Mounier et Esprit, le personnalisme chrétien de l’entre-deux-guerres a en effet trouvé
ses linéaments dès les années 1920 en Allemagne chez un Max Scheler et un Paul-Ludwig Lands-
berg (le second fut l’élève du premier) (M. SCHELER, Der Formalismus in der Ethik und die
materiale Wertethik. Neuer Versuch der Grundlegung eines ethischen Personalismus [1921],
Bonn, Bouvier, 2009 ; P. L. LANDSBERG, Die Welt des Mittelalters und wir. Ein geschichtsphi-
losophischer Versuch über den Sinn eines Zeitalters [1922], Berlin, Cohen, 1925 ; Pierres blanches.
Problèmes du personnalisme [1934-1944, 1952], Paris, Le Félin, 2007).
6. Cf. L. ROOS, « Kirche, Politik, soziale Frage : Bischof Ketteler als Wegbereiter des sozialen
und politischen Katholizismus », Die Soziale Verantwortung der Kirche, éd. A. RAUSCHER,
L. ROOS, Cologne, Bachem, 1979, p. 21-62 ; M. J. O’MALLEY, « Currents in XIXth Century
German Law, and Subsidiarity’s Emergence as a Social Principle in the Writings of Wilhelm
Ketteler », Journal of Law, Philosophy and Culture, 2008, 2 (1), p. 23-53.
106 La subsidiarité catholique...
dients doctrinaux sont d’ores et déjà réunis sous sa plume : volonté de dépas-
sement du libéralisme et du socialisme ; réconciliation des classes sociales
autour d’une troisième voie catholique ; affirmation du primat de la société
sur le politique et conception instrumentale de l’État réservant la place cen-
trale à l’Église, seule institution parfaitement légitime. Mais, plus encore que
tout cela, Ketteler est le catholique du xixe siècle qui a le plus fortement
contribué à donner une dimension religieuse et confessionnelle au mot
d’ordre de la corporation1.
Dépassement du socialisme et du libéralisme, c’est bien là le slogan du
catholicisme social en train de naître au xixe siècle. Aujourd’hui oublié, Ket-
teler, cette figure germanique du prêtre en politique, en est pourtant l’un des
principaux accoucheurs, l’« initiateur immortel », selon les mots élogieux
d’Albert de Mun2. Son action sacerdotale et politique autant que sa réflexion
doctrinale en constituent effectivement l’une des premières manifestations
significatives. Investi comme aucun autre représentant du clergé dans les pro-
blèmes de son temps, il pesa de tout son poids personnel pour faire du catho-
licisme social la ligne officielle de l’Église allemande3. Avant beaucoup
d’autres, il s’est attaché à formuler les principes catholiques d’une réforme
sociale (katholische Soziallehre) et à proposer des réponses concrètes à la
question ouvrière, au point que le Pape Pecci en personne reconnaîtra en lui
son principal précurseur4. Mais ne personnalisons pas à l’excès notre généa-
logie conceptuelle : pas de doctrine formalisée chez Mgr von Ketteler, seule-
ment une suite de textes de circonstance et de prises de position politique, qui
témoignent d’une forte sensibilité à l’environnement social de l’époque. Le
prélat n’a pas tant développé une pensée propre que fécondé et redécouvert
pour son temps l’héritage doctrinal de l’Église. Somme toute, son ambition
fut assez emblématique du catholicisme européen du xixe siècle : réconcilier
l’Église et le peuple, ce peuple érigé en grande victime de la bourgeoisie libé-
rale ; apporter des réponses chrétiennes à la question sociale5. On pourrait
presque dire, avec Antonio Gramsci, qu’il incarne, par excellence, l’« intellec-
1. Point déjà relevé par Louis Baudin (L. BAUDIN, Le Corporatisme, op. cit., p. 4).
2. A. de MUN, Ma vocation sociale [1871-1875], Paris, Lethielleux, 1908, p. 14. Cf. aussi
R. AUBERT, « Monseigneur de Ketteler, évêque de Mayence, et les origines du catholicisme
social », Collectanea Mechliniensia, 1947, 32, p. 534-539 ; Le Pontificat de Pie IX, 1846-1878
[1952], Paris, Bloud et Gay, 1964 ; K. J. RIVINIUS, « Ketteler und die katholisches Sozialbewe-
gung im 19. Jahrhundert », Theologie und Glaube, 1977, 67, p. 309-331. Pour des précisions
biographiques, cf. O. PFÜLF, Bischof von Ketteler (1811-1887). Eine geschichtliche Darstellung,
Mayence, Kirchheim, 1899 ; H. de BIGAULT, « Monseigneur Guillaume de Ketteler, évêque
de Mayence (1811-1877) », Études, 1900, 82, p. 721-742, 83, p. 49-62 ; C. PEYROUX, Ketteler.
Sa vie, ses idées politiques et sociales, Limoges, Éditions du Petit Démocrate, 1911.
3. Il y parvint partiellement lors de la conférence annuelle des évêques tenue à Fulda en 1869.
4. C’est notamment par l’intermédiaire d’un autre aristocrate allemand, le comte Franz von
Küfstein, animateur — à Rome — d’un cercle de réflexion sur les questions sociales, que l’in-
fluence de l’évêque de Mayence a pu se diffuser dans l’entourage direct de Léon XIII.
5. « Face à la dure montée de la civilisation industrielle, écrit J.-M. Mayeur, les intransigeants
aspirent à un retour au monde traditionnel : l’aristocratie ou le clergé nourrissent le projet d’une
alliance avec le “bon peuple”, préservé de la contagion révolutionnaire, contre la bourgeoisie
libérale. » (J.-M. MAYEUR, Catholicisme social et démocratie chrétienne, op. cit., p. 22-23).
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 107
1. Sur la notion d’intellectuel organique, cf. A. GRAMSCI, Cahier 3 [1930], Cahiers de prison
1-5 [1974-1976], trad. fr. M. Aymard, F. Bouillot, Paris, Gallimard, 1996, p. 309 sq. Mais, Émile
Poulat nous l’a appris, le conflit de l’Église avec l’esprit bourgeois est moins à comprendre dans
une confrontation binaire (catholicisme contre libéralisme) que dans un jeu triangulaire entre
catholicisme, libéralisme et socialisme (É. POULAT, Église contre bourgeoisie, op. cit.). Préci-
sons que le Pape Pecci n’hérite pas de la seule tradition continentale du catholicisme social,
majoritairement issue de l’aristocratie. Il s’est également beaucoup inspiré du catholicisme
anglo-saxon d’ascendance plébéienne. Pensons au Cardinal James Gibbons, archevêque de Balti-
more, et au Cardinal Henry Edward Manning, archevêque de Westminster, qui a eu droit au
surnom de prélat des ouvriers pour avoir soutenu la grève des dockers londoniens en 1889.
2. W. E. von KETTELER, Die Großen sozialen Fragen der Gegenwart. Sechs Predigten
gehalten in Mainz im Jahre 1848, Mayence, Kirchheim, 1878. Cf. aussi, dans les Staatspolitische
und vaterländische Schriften de Ketteler, « Die Grundlagen der Gesellschaft », Wilhelm Emma-
nuel von Kettelers Schriften, op. cit., II, p. 210 sq. Renvoyons aussi à l’étude récente de Martin
O’Malley (M. J. O’MALLEY, Wilhelm Ketteler and the Birth of Modern Catholic Social
Thought. A Catholic Manifesto in Revolutionary 1848, Munich, Herbert Utz, 2008).
3. R. TALMY, Aux sources du catholicisme social, Tournai, Desclée, 1963, p. 34.
4. En partie menée sous la forme d’une correspondance anonyme : W. E. von KETTELER,
La Question ouvrière et le christianisme [1864], trad. fr. É. Cloes, Liège, Grandmont-Donders,
1869. La version originale du texte allemand a été republiée dans les Soziale Schriften und Per-
sönliches (W. E. von KETTELER, « Die Arbeitfrage und das Christentum », Wilhelm Emma-
nuel von Kettelers Schriften, op. cit., III (Soziale Schriften und Persönliches), p. 1-144).
108 La subsidiarité catholique...
appuyer la plupart des revendications ouvrières, ne sera pas sans inquiéter ses
anciens compagnons de route conservateurs ; ils auront beau jeu de voir là
une simple reformulation catholique du socialisme. Débat récurrent à l’inté-
rieur du catholicisme allemand comme en témoigneront, au lendemain de la
Seconde Guerre mondiale, les discussions passionnées autour du « socialisme
chrétien »1. Nous verrons qu’une fois parée des attributs de la démocratie
chrétienne, la subsidiarité assurera le pont entre ces deux tendances de la
culture catholique2.
Parler de socialisme chrétien serait impropre. La condamnation kettelé-
rienne du libéralisme est éthique et spirituelle avant que d’être économique et
sociale3. Si ses préconisations prennent parfois un tour très progressiste4, elles
ne peuvent faire oublier qu’à ses yeux les problèmes sociaux sont essentielle-
ment d’ordre moral. Ils proviennent d’un dérèglement religieux, dont la
résorption définitive ne saurait passer par autre chose que la foi chrétienne.
De bout en bout, son idéal d’une réconciliation harmonieuse, sa vision orga-
niciste et paternaliste de la société s’inscrivent en faux contre le discours de la
lutte des classes. Hypnotisation médiévale aidant, l’horizon invoqué est celui
du monde d’avant l’État moderne, ce monde pluriel, hérissé de corps sociaux,
mais surtout ce monde unitaire et holiste, totalisé et unifié par la Chrétienté.
Aussi Ketteler voit-il dans la restauration corporatiste la seule solution viable
pour surmonter les erreurs modernes. Tout le reste suit en quelque sorte
comme le résultat logique de sa culture germanique : 1o valorisation de la vie
interne des communautés sociales, familiales et professionnelles, à l’intérieur
d’un schéma hiérarchique où chaque partie se complète, vient nourrir l’en-
1. « Les corps organisés, écrit Ketteler, sont régis par un principe interne et vivant ; toutes les
parties convergent vers un foyer vital commun, les organes inférieurs se rattachent à des organes
supérieurs également doués de vie et d’action, et remontent ainsi jusqu’à l’organe suprême qui
ramasse et concentre toutes les parties en un seul individu. De cette sorte, la vie règne partout,
tout se meut d’après un principe de vie interne ; tout est libre et indépendant, et c’est en vertu de
sa propre autonomie que chaque membre se rattache à tout le corps. L’activité d’un membre
particulier ne cesse que lorsqu’il a besoin du concours d’un membre supérieur pour atteindre
son but. » (W. E. von KETTELER, cité par G. GOYAU, Ketteler, op. cit., p. 216).
2. Celui de l’Essai sur l’indifférence, celui d’avant la création de L’Avenir (1830) : F. de LAMEN-
NAIS, Essai sur l’indifférence en matière de religion [1817-1823], Œuvres complètes, Paris,
Daubrée et Cailleux, 1837. « Ce que Lamennais avait rêvé — que l’Église fasse sienne la cause des
déshérités et des misérables et porte résolument la croix au plus gros de la mêlée du grand
combat social contemporain — Ketteler l’a réalisé pour l’Allemagne. » (G. DECURTINS, Pré-
face à Œuvres choisies de Mgr Ketteler, trad. fr. G. Decurtins, Bâle, Basler Volksblatt, 1892,
p. XXXXIV). Rappelons qu’en 1832-1834, l’Église condamnera fermement (doctrinalement) le
second Lamennais pour indifférentisme (GRÉGOIRE XVI, Lettre encyclique Mirari vos,
15 août 1832, Lettre encyclique Singulari nos, 25 juin 1834, Acta Sanctae Sedis, 1867, III, p. 160-
176 ; in A. F. UTZ, I, p. 132-155 ; H. DENZINGER, 2730-2732, p. 632-633).
3. Professeur d’histoire de l’Église, le Père Johannes Joseph Ignaz von Döllinger fut l’un des
initiateurs du Congrès des savants catholiques tenu en septembre 1863 à Munich ; important
congrès dont il ressortit une forte demande de liberté scientifique en matière théologique
(J. HOFFMANN, « Théologie, magistère et opinion publique. Le discours de Döllinger au
Congrès des savants catholiques de 1863 », Recherches de science religieuse, 1983, 71 (2), p. 245-
258). Pie IX répondit en rappelant la nécessaire soumission au magistère (PIE IX, Lettre Tuas
libenter à Mgr Gregor von Scherr, archevêque de Munich-Freising, 21 décembre 1863, Acta
Sanctae Sedis, 1874, VIII, p. 438-441 (in H. DENZINGER, 2875-2880, p. 658-661). Ce rappel à
l’ordre figure aussi dans le Syllabus, aux articles 9, 10, 12, 13, 14, 22 et 33 (PIE IX, Syllabus,
8 décembre 1864, Acta Sanctae Sedis, 1867-1868, III, p. 168-176 ; in A. F. UTZ, I, p. 35-53 ;
H. DENZINGER, 2901-2980, p. 665-673). Le Père Döllinger sera excommunié en 1871 pour
avoir exprimé son opposition à la proclamation officielle du dogme de l’infaillibilité pontificale.
4. W. E. von KETTELER, « Kirche und Staat. Einigung-Trennung », Wilhelm Emmanuel
von Kettelers Schriften, op. cit., I (Religiöse, kirchliche und kirchenpolitische Schriften), p. 319-
322. « Dans tout ce qui touche à l’essentiel, l’Église et l’État ne sauraient se séparer. »
(W. E. von KETTELER, Liberté, autorité, Église. Considérations sur les grands problèmes de
notre époque [1862], trad. fr. P. Belet, Paris, Vivès, 1862, p. 173-177, ici p. 174 ; Freiheit, Auto-
rität und Kirche. Erörterungen über die großen Probleme der Gegenwart, Mayence, Kirchheim,
110 La subsidiarité catholique...
1862). Sur ce point, cf. K. J. RIVINIUS, « Kettelers Vorstellung vom Verhältnis Kirche und
Staat », Annuarium Historiae Conciliorum, 1975, 7 (1-2), p. 467-495 ; « Kettelers Kirchenver-
ständnis auf dem ersten Vatikanischen Konzil im Kontext der Unfehlbarkeitsdiskussion », Zeit-
schrift für Kirchengeschichte, 1976, 87 (2-3), p. 280-297 ; « Das Verhältnis zwischen Kirche, Staat
und Gesellschaft dargestellt an der Wirksamkeit Wilhelm Emmanuel von Kettelers », Jahrbuch
für christliche Sozialwissenschaften, 1977, 18, p. 51-100.
1. « Der Staat ist aus seinem Gebiete souverän und muss es sein, seinem Wesen und seiner
Bestimmung nach ; aber auch der Menschengeist ist aus seinem Gebiete souverän und muss es
sein, seiner würde und seiner ihm gebührenden Ehre nach. Es versteht sich dabei von selbst, dass
jede menschliche Souveränität nur in den Schranken besteht, die ihr die göttliche Souveränität
angewiesen hat ; dass mit ihr die Pflicht verbunden ist, sich dieser göttlichen Souveränität voll-
kommen und unbedingt zu unterwerfen, und dass sie von dem Augenblicke an Empörung wird,
wo sie sich dem göttlichen Willen entgegenstellt. » (W. E. von KETTELER, « Christliches
Gewissen und Staatsgewalt », Wilhelm Emmanuel von Kettelers Schriften, op. cit., II (Staatspoli-
tische und vaterländische Schriften), p. 29-30 ; extrait de la brochure Ist das Gesetz das öffentliche
Gewissen ?). Traduction française de Gyr parue à Bruxelles chez Devaux en 1866, ensuite reprise
par Georges Goyau (G. GOYAU, Ketteler, op. cit., p. 51).
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 111
L’essentiel des linéaments de la subsidiarité sont là, mais, nous l’avons dit,
cette subsidiarité latente demandait un contexte pour éclore et se révéler : ce
sera celui du renouveau corporatiste des années 1930. Entre-temps, une étape
théorique essentielle qu’on ne saurait passer sous silence, la pensée d’un
auteur français, déjà rencontré à plusieurs reprises ça et là : René de La Tour
du Pin1.
« Il n’est pas exagéré de dire, écrit un commentateur autorisé du catholicisme
social, que l’École de La Tour du Pin a contribué à l’élaboration de Rerum
novarum et préparé de loin Quadragesimo anno2. »
Cette simple notation réclamait notre attention. Fondateur de L’Associa-
tion catholique, tribune hexagonale des catholiques sociaux, La Tour du Pin
invite, une fois de plus, à souligner la provenance éminemment aristocratique
du corporatisme catholique3. Bien plus que l’Autrichien Vogelsang, davan-
tage versé dans l’action politique, le comte de La Tour du Pin conceptualise
une véritable doctrine du traditionalisme corporatiste, non sans s’inspirer de
la tradition germanique — véritable refuge pour tous les refus nostalgiques
de la modernité française. À reconstruire son itinéraire personnel, l’inspira-
tion ultrarhénane est en effet évidente : non seulement, sa captivité à Cologne
(pendant la Guerre de 1871) mit l’officier français en contact direct avec
l’école kettelérienne mais La Tour du Pin resta profondément marqué par
son séjour à Vienne comme attaché militaire à l’ambassade de France ; séjour
pendant lequel il eut le loisir de fréquenter les cercles catholiques sociaux de
l’Autriche-Hongrie finissante. Soulignons d’ailleurs la convergence de ces
deux remarques biographiques étant donné la dette du catholicisme autri-
chien à l’égard de Mgr von Ketteler.
Son idéal organiciste, La Tour du Pin le trouve donc dans la reconstitution
mythique d’un Moyen Âge germanique, antithèse de l’État jacobin. Comme
la plupart des catholiques en lutte contre l’esprit de 1789, il admire tout à la
fois une certaine Allemagne chrétienne, jalouse de ses libertés médiévales, sa
conception hiérarchique de la société, son féodalisme romantique et sociali-
sant, ainsi qu’une certaine Autriche habsbourgeoise, dernier des grands États
catholiques, empire fédéral et plurinational, lointaine survivance de la Chré-
tienté, bientôt appelée à disparaître. Mais, du catholicisme germanique, La
1. R. de LA TOUR DU PIN CHAMBLY de LA CHARCE, Vers un ordre social chrétien.
Jalons de route [1882-1907], Paris, Beauchesne, 1942 (recueil d’articles). Cf. R. TALMY, Aux
sources du catholicisme social. L’école de La Tour du Pin, op. cit. ; René de La Tour du Pin, Paris,
Bloud et Gay, 1964 ; G. JARLOT, Le Régime corporatif et les catholiques sociaux, Paris, Flam-
marion, 1938, p. 59 sq. ; R. SÉMICHON, Les Idées sociales et politiques de La Tour du Pin,
Paris, Beauchesne, 1936 ; « Un précurseur, le marquis de La Tour du Pin », La Documentation
catholique, 1934, 22, col. 512-582 ; F. BACCONNIER, L’Enseignement social de La Tour du
Pin [1927], Paris, Union des corporations françaises, 1928, Cahiers de la corporation, 1 (12) ;
Le Salut par la corporation, Paris, Les Œuvres françaises, 1935. Notons au passage que Firmin
Bacconnier fut un militant actif de l’Action française.
2. En évoquant ici le Ralliement, nous faisons bien sûr référence à la fameuse encyclique léo-
nienne Inter sollicitudines : LÉON XIII, Lettre encyclique Au milieu des sollicitudes, 16 février
1892, Acta Sanctae Sedis, 1892, XXIV, p. 519-529 (in A. F. UTZ, III, p. 2246-2257).
3. S’originant dans un même noyau fondateur, ces deux trajectoires furent longtemps conver-
gentes. Ami personnel de La Tour du Pin, officier saint-cyrien comme lui, Albert de Mun a vécu
la même captivité militaire en Allemagne mais il prendra rapidement ses distances avec le corpo-
ratisme autoritaire puis deviendra parlementaire (A. de MUN, Ma vocation sociale, op. cit. ;
La Question sociale, sa solution corporative, Reims, Œuvre des Cercles catholiques d’ouvriers,
1914). Sur Albert de Mun : dans un registre apologétique, cf. M. SANGNIER, Albert de Mun,
Paris, Alcan, 1932 ; G. GUITTON, Léon Harmel, Paris, Spes, 1927 ; dans un registre analytique
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 113
ensemble que les deux aristocrates français ont fondé la très paternaliste
Œuvre des cercles catholiques d’ouvriers, mais alors même que le premier
deviendra le chef de file de la pensée corporatiste, version totalisante et antili-
bérale, le second, lui, s’éloignera très vite (à partir de 1880) du mot d’ordre
strictement corporatiste pour devenir l’un des pères spirituels de la démo-
cratie chrétienne d’après-guerre. Par une évidente déformation de l’histoire,
convenons-en, car si Albert de Mun avait été obsédé par la question sociale, il
n’a jamais été ni démocrate ni républicain (il s’est tout simplement contenté,
par dépit, d’exécuter et de s’appliquer à lui-même la politique pontificale du
Ralliement). Religieusement définie, comme celle d’un Giuseppe Toniolo, sa
démocratie, ne saurait se vivre autrement que chrétienne ; nous y reviendrons
plus bas au moment de commenter la doctrine léonienne de l’État1.
Ils doivent être l’œuvre des forces vives du pays, rendues à leur liberté d’agir, de telle sorte que la
fonction en vienne d’elle-même à créer l’organe. [...] On se représente cette œuvre, comme celle
d’un souverain, qui suit attentivement et chaque jour, le travail spontané des forces du pays, et à
mesure qu’il voit se créer et prendre de la consistance des organismes nouveaux, leur abandonne
peu à peu leur part d’autorité, de liberté, de responsabilité, se bornant désormais à surveiller
l’usage qu’elles en font, et à reprendre tous les écarts possibles. » (Ibid., p. 85).
1. Parmi les corporatistes français, seul Léon Harmel accepte — et promeut — l’idée de syndi-
cats ouvriers autonomes. Figure de proue du grand patronat industriel, Harmel n’a jamais adhéré
au programme de La Tour du Pin, beaucoup trop réactionnaire et paternaliste à son goût
(L. HARMEL, Manuel d’une corporation chrétienne [1877], Tours, Mame, 1879).
2. R. de LA TOUR DU PIN, « Du régime corporatif », op. cit., p. 16.
3. Souvent complexes, les propositions de La Tour du Pin ont beaucoup varié au fil de ses écrits.
Deux éléments semblent néanmoins assez constants : la distinction entre le plan national et le
plan régional ; l’importance accordée à ce dernier niveau provincial (dix-huit à vingt grandes
régions). Par ailleurs, La Tour du Pin préconisait des chambres différentes selon les secteurs
d’activité : professions libérales, agriculture, industrie. Précisons, enfin, qu’il a toujours été
contre l’idée d’un Sénat national professionnel qui aurait exercé les mêmes fonctions que la
chambre politique. Il militait au contraire pour l’attribution de fonctions différentes à chacune
des deux chambres : la chambre des députés, élue au suffrage universel par les contribuables,
devait consentir aux impôts et voter le budget ; la chambre haute, représentant les corps profes-
sionnels et les intérêts régionaux, devait voter les lois proposées par le gouvernement.
4. C’est là une marque caractéristique essentielle du corporatisme catholique : « On s’est aperçu
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 115
que [...] le trait distinctif du système, ce qui le différencie à la fois du capitalisme libéral et de
l’étatisme, c’est le caractère de droit public attribué à l’activité de la profession organisée. »
(G. PIROU, Essais sur le corporatisme, Paris, Sirey, 1938, p. 114-115).
1. R. de LA TOUR DU PIN, « Du régime corporatif », op. cit., p. 35.
2. P. G. F. LE PLAY, L’Organisation du travail, Tours, Mame, 1871, p. 448.
3. Cf. P. G. F. LE PLAY, La Réforme sociale en France, Tours, Mame, 1874. Tout comme Ket-
teler, Frédéric Le Play consacre de longs propos à la liberté d’enseignement et à l’autonomie
communale. Sur l’enracinement catholique de la sociologie leplaysienne, cf. A. SAVOYE, « La
théorie du patronage de Le Play. Une préfiguration de Rerum novarum », Le Catholicisme social
de P. G. F. Le Play, dir. R. GUBERT, L. TOMASI, Milan, Angeli, 1994, p. 25 sq. ; Préface à
P. G. F. LE PLAY, La Méthode sociale [1879], Paris, Méridiens, Klinsksieck, 1989, p. 7-61. Sur
Le Play, père de la sociologie, cf. R. A. NISBET, La Tradition sociologique [1966], trad. fr.
M. Azuelos, Paris, PUF, 2005 ; B. KALAORA, A. SAVOYE, Les Inventeurs oubliés : Le Play
et ses continuateurs aux origines des sciences sociales, Paris, Champ Vallon, 1989 ; A. SAVOYE,
Les Débuts de la sociologie empirique, Paris, Méridiens, Klincksieck, 1994.
4. Louis de Bonald, en particulier, a élaboré une théorie reposant sur un schéma de cercles
116 La subsidiarité catholique...
concentriques (famille, corporation, Église, État) qui visait à éviter tout dialogue direct entre
individu et État (L. G. A. de BONALD, Théorie du pouvoir politique et religieux [1796-1797],
Paris, Union générale d’éditions, 1965). Cf. R. SPAEMANN, Der Ursprung der Soziologie aus
dem Geist der Restauration. Studien über L. G. A. de Bonald, Munich, Kösel, 1959.
1. Cf., par exemple, R. de LA TOUR DU PIN, « De l’essence des droits et de l’organisation des
intérêts économiques », Vers un ordre social chrétien, op. cit., p. 129-148.
2. P. ROSANVALLON, Le Modèle politique français, op. cit., p. 411 sq.
3. Son principal représentant est l’économiste et homme d’État roumain Mikhaïl Manoïlesco
(M. MANOÏLESCO, Le Siècle du corporatisme. Doctrine du corporatisme intégral et pur, Paris,
Alcan, 1935). Obsédé par les dérèglements survenus de la crise économique des années 1930,
Manoïlesco préconise un modèle corporatiste — « pur et intégral » — étendu à l’ensemble de la
vie sociale, appelé à prendre la suite du modèle libéral du xixe siècle.
4. À partir de la Contre-Réforme surtout, les papes se servent de la pensée thomiste pour
combattre la modernité dans son ensemble — autant religieuse (Martin Luther et Jean Calvin)
que philosophique (Duns Scot et Guillaume d’Occam puis René Descartes et Emmanuel Kant).
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 117
Songeons, ici, au rôle joué par le Cardinal Thomas Cajetan (Thomas de Vio) auprès des Papes
Jules II et Léon X. Via Jean de Saint-Thomas, Père dominicain du xviie siècle, le thomisme de
Jacques Maritain procède en grande partie de cette filiation cajetaniste (cf., par exemple,
J. MARITAIN, « Le réalisme thomiste », Réflexions sur l’intelligence et sur sa vie propre [1924],
Œuvres complètes, op. cit., III, p. 333-384, passim ; « Jean de Saint-Thomas » [1940], ibid., VII,
p. 1017-1027). À relever cet ouvrage récent sur Cajetan, dont le titre peut suggérer ce parallèle :
G. de TANOÜARN, Cajetan, le personnalisme intégral, Paris, Le Cerf, 2009.
1. J. MARITAIN, Du Régime temporel et de la liberté, Œuvres complètes, op. cit., V, p. 371.
Conjuguée à l’invocation thomiste, la référence médiévale est récurrente chez Maritain. On sait
que le penseur néothomiste s’est toujours défendu de proposer un simple retour au Moyen Âge
(J. MARITAIN, Humanisme intégral, Œuvres complètes, op. cit., VI ; ou rééd. Aubier).
118 La subsidiarité catholique...
1. Sur le bien commun, la notion qui nous intéresse ici, cf. THOMAS d’AQUIN, Somme théo-
logique, op. cit.,II, p. 570-572 (Ia IIae, q. 90 a. 2-4) ; II, p. 578-580 (Ia IIae, q. 91, a. 5-6) ; II, p. 580-
582 (Ia IIae, q. 92, a. 1) ; II, p. 583-584 (Ia IIae, q. 93, a. 1) ; II, p. 601-602 (Ia IIae, q. 95, a. 4) ; II,
p. 603-606 (Ia IIae, q. 96, a. 1-3) ; II, p. 612-613 (Ia IIae, q. 97, a. 4) ; II, p. 635-636, p. 648-650 (Ia IIae,
q. 100, a. 2, a. 11) ; III, p. 287-288 (IIa IIae, q. 42, a. 2) ; III, p. 327-328 (IIa IIae, q. 47, a. 10-11) ; III,
p. 387-388, p. 389-390, p. 390-391 (IIa IIae, q. 58, a. 5, 7, 9) ; III, p. 398-399 (IIa IIae, q. 60, a. 1) ; III,
p. 426 (IIa IIae, q. 64, a. 3) ; III, p. 438-439, p. 442-443, p. 443-444 (IIa IIae, q. 66, a. 2, 7, 8) ; III,
p. 450-451 (IIa IIae, q. 68, a. 1) ; III, p. 548-551 (IIa IIae, q. 87, a. 1) ; III, p. 835-836 (IIa IIae, q. 147
a. 3) ; III, p. 861-862 (IIa IIae, q. 152, a. 4).
2. Le diagnostic a déjà été établi par Chantal Delsol à partir du cas particulier de la relecture
personnaliste du bien commun : « Les personnalistes cherchent à adapter la doctrine sociale
catholique à la modernité : ce sera au prix d’une transformation de la notion de bien commun. »
(C. MILLON-DELSOL, L’État subsidiaire, op. cit., p. 169). Il reste à voir jusqu’à quel point ce
diagnostic est généralisable à la pensée officielle de l’Église catholique dans son ensemble.
3. Mentionnons encore Franz Xaver Kaufmann (F. X. KAUFMANN, « Le principe de subsi-
diarité : point de vue d’un sociologue des institutions », Les Conférences épiscopales. Théologie,
statut canonique, avenir, dir. H. LEGRAND, J. MANZANARES, A. GARCIA Y GARCIA,
Paris, Le Cerf, 1988, p. 361-389 ; version anglaise dans The Jurist, 1988, 48 (1), p. 275-291).
4. « Les changements de terminologie, écrit Antoine Prost, ne constituent pas un indice de chan-
gement matériel, car il faut souvent du temps avant que le changement matériel n’entraîne pour
les contemporains le sentiment que de nouveaux termes sont nécessaires. » (A. PROST, Douze
leçons sur l’histoire, Paris, Le Seuil, 1996, p. 125-143, ici p. 141-142).
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 119
1. Sur cette thèse classique, cf. R. KOSELLECK, Le Règne de la critique [1959], trad. fr. H. Hil-
denbrand, Paris, Minuit, 2007 ; C. SCHMITT, Le Nomos de la Terre dans le droit des gens du Jus
Publicum Europaeum [1950], trad. fr. L. Deroche-Gurcel, Paris, PUF, 2008.
2. Sur les nombreux débats épistémologiques autour du mot et du concept d’État, cf., par
exemple, A. PASSERIN d’ENTRÈVES, « L’État, un néologisme », La Notion de l’État [1967]
trad. fr. J. R. Weiland, Paris, Sirey, 1969, p. 37-46 ; Q. SKINNER, « The State », Political Inno-
vation and Conceptual Change, dir. T. BALL, J. FARR, R. L. HANSON, Cambridge, Cam-
bridge University Press, 1989, p. 90-131 ; H. BOLDT, « Staat und Souveränität », Geschichtliche
Grundbegriffe. Historisches Lexikon zur politisch-sozialen Sprache in Deutschland, dir.
O. BRUNNER, W. CONZE, R. KOSELLECK, Stuttgart, Klett, 1990, VI, p. 1-154 ; R. MAS-
PÉTIOL, « L’État d’aujourd’hui est-il celui d’hier ? », Archives de philosophie du droit, 1976, 21,
p. 3-21 ; J.-P. BRANCOURT, « Des “estats” à l’État : évolution d’un mot », ibid., p. 39-54.
3. Quand bien même l’essentiel des ingrédients qui composeront la recette étatique sont déjà
présents de manière éparse dans les périodes antérieures. Jusqu’à une remise en cause partielle
par l’historiographie récente, on avait coutume de privilégier le Moyen Âge (J. R. STRAYER,
Les Origines médiévales de l’État moderne [1970], trad. fr. M. Clément, Paris, Payot, 1979).
4. M. H. HANSEN, Polis et Cité-État, op. cit. La démarche de Mogens Hansen reprend une
distinction élaborée par Reinhart Koselleck lui-même : « Toute historiographie se meut sur deux
niveaux : ou bien elle analyse des faits qui ont déjà été exprimés auparavant, ou bien elle recons-
truit des faits qui auparavant n’ont pas été exprimés dans le langage mais avec l’aide de certaines
méthodes et indices qui ont en quelque sorte été “préparés”. Dans le premier cas, les concepts
hérités du passé servent d’instruments heuristiques pour saisir la réalité passée. Dans le second
cas, l’histoire se sert de catégories formées et définies ex post, qui ne sont pas contenues dans les
sources utilisées. » (R. KOSELLECK, Le Futur passé, op. cit., p. 115).
5. Sur la dépersonnalisation, cf. E. H. KANTOROWICZ, Les Deux corps du roi. Essai sur la
théologie politique au Moyen Âge [1957], trad. fr. J.-P. et N. Genet, Paris, Gallimard, 1989.
120 La subsidiarité catholique...
1. THOMAS d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., I, p. 492 (Ia, q. 47, a. 3). Il écrit : « L’ordre
même qui règne dans les choses, telles que Dieu les a faites, manifeste l’unité du monde.
Ce monde, en effet, est un d’une unité d’ordre, selon que certains êtres sont ordonnés à d’autres.
Or tous les êtres qui viennent de Dieu sont ordonnés entre eux et à Dieu. » Nous soulignons.
2. Cette acception du mot ordo a d’abord commencé par renvoyer à une condition spirituelle
avant de désigner des fonctions sociales. Cf. P. MICHAUD-QUANTIN, Universitas. Expres-
sion du mouvement communautaire dans le Moyen Âge latin, Paris, Vrin, 1970. Il faudrait
revenir sur le rôle de Balde, juriste de Bologne, père de la notion d’universitas (J. CANNING,
The Political Thought of Baldus de Ubaldis, Cambridge, Cambridge University Press, 1987).
3. Cf. THOMAS d’AQUIN, Commentaire de l’Éthique à Nicomaque [1269], éd. R. M. Spiazzi,
Turin, Marietti, 1964, p. 3 (liv. I, ch. 1). Titre original en latin : In decem libros ethicorum Aristo-
telis expositio (Commentaire des dix livres de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote).
122 La subsidiarité catholique...
autres par l’Église dans sa riposte aux idées de 1789 ; de se défaire de cette
doctrine de la communitas abusivement attribuée à saint Thomas. S’il a bien
pour partie été vécu comme tel par l’Aquinate, le monde de la corporation
professionnelle n’est pas du tout celui qui se dégage de son propos théo-
rique1. Nous pensons donc qu’on se fourvoie à trop télescoper sur saint
Thomas une doctrine corporatiste qui lui est très largement ultérieure, tout
comme on se fourvoie en en faisant le père de l’individualisme juridique ou
des droits de l’homme2.
Telle est la distance qui sépare la philosophie de saint Thomas de son réin-
vestissement par le magistère romain. Entre le monde de la doctrine sociale et
celui de l’Aquinate : la Renaissance, la Réforme et les Lumières ont rompu
avec les valeurs immuables et objectivement supérieures d’autrefois, avec la
vision unifiée d’un tout social organique et naturel3. À la différence du tho-
misme des papes, le thomisme de saint Thomas évolue dans un monde où
l’État n’existe pas (l’État suppose des individus)4. À la différence du tho-
1. Il parle, non pas de corps de métiers, mais d’églises, de royaumes, de domaines, de cités, de
communes, de villages, de confréries, etc. La confusion vient peut-être de ce que les doctrinaires
catholiques du corporatisme oublient le double sens d’ordination. Les choses sont à la fois
ordonnées entre elles et par rapport à Dieu ; le à la fois signalant une relation d’implication.
Thomas parle d’« une double ordination dans les choses » (duplex ordo in rebus) : ordo rerum ad
invicem et ordo rerum ad Deum. « L’homme n’est pas ordonné dans tout son être et dans tous
ses biens à la communauté politique ; c’est pourquoi tous ses actes n’ont pas forcément mérite ou
démérite envers cette communauté. Mais tout ce qu’il est, tout ce qu’il a, et tout ce qu’il peut,
l’homme doit l’ordonner à Dieu ; c’est pourquoi tout acte humain bon ou mauvais a un mérite
ou un démérite devant Dieu, autant qu’il réalise la notion d’acte. » (THOMAS d’AQUIN,
Somme théologique, op. cit., II, p. 168 ; Ia IIae, q. 21, a. 4, ad 3). Outre Ia, q. 47, a. 3, cf. ibid., I,
p. 216-220, p. 313-315 (Ia, q. 11 ; q. 21 a. 1) ; II, p. 591-592 (Ia IIae, q. 94, a. 2).
2. Cf. M. VILLEY, « Le catholicisme et les droits de l’homme », Le Droit et les droits de
l’homme [1983], Paris, PUF, 2008, p. 105-130 ; « Sur la politique de Jacques Maritain », Archives
de philosophie du droit, 1974, 19, p. 439-445. Est visé par Villey le texte de Maritain qui attribue
à saint Thomas la paternité des droits de l’homme (J. MARITAIN, Les Droits de l’homme et la
loi naturelle [1942], Œuvres complètes, op. cit., VII, p. 617 sq.). Pour une perspective qui n’inter-
prète pas les droits de homme comme totalement étrangers à Thomas, sans pour autant s’en
remettre à Jacques Maritain, cf. É. POULAT, Liberté, laïcité, Paris, Cujas, Le Cerf, 1988 ;
J.-M. AUBERT, Droits de l’homme et libération évangélique, Paris, Le Centurion, 1987 ; « Ori-
gines théologiques des droits de l’homme », Le Supplément, 1987, 160, p. 111-122.
3. Chantal Delsol écrit : « La société médiévale, celle de Thomas d’Aquin ou d’Althusius, igno-
rait le pluralisme des finalités parce qu’elle reposait sur un consensus religieux et sur l’idée d’un
bien commun donné d’avance, non discutable [...]. Par contre, elle développait au plus haut
degré l’autonomie des moyens politiques pour atteindre une “vie bonne” aux contours éthiques
déjà tracés. La société moderne, qui ne reconnaît plus de bien commun objectif ni universel, peut
en revanche défendre l’autonomie de ses membres à la fois quant aux fins et quant aux moyens. »
(C. MILLON-DELSOL, Le Principe de subsidiarité, Paris, PUF, 1993, p. 53).
4. N’en déplaise aux commentateurs qui ont précédé Michel Villey. Cf. J. ZEILLER, L’Idée de
l’État chez saint Thomas [1898], Paris, Alcan, 1910. Villey a beaucoup insisté sur ce point, mais
pour défendre la politique thomiste contre l’État moderne (M. VILLEY, « La théologie de
Thomas d’Aquin et la formation de l’État moderne », Théologie et droit, op. cit., p. 31-49 ; La
Formation de la pensée juridique moderne [1975], Paris, PUF, 2003, p. 149 sq., p. 188 sq.). Dans
la filiation villeyienne (M. VILLEY, « La philosophie juridique de la Réforme catholique »
[1963-1964], La Formation de la pensée juridique moderne, Paris, PUF, 2003, p. 326-368, spécia-
lement p. 347 sq.), il a été démontré que, plus en amont encore, le thomisme de la Seconde Sco-
lastique espagnole, le suarézisme en particulier, n’était déjà plus le thomisme de saint Thomas
(M. BASTIT, Naissance de la loi moderne. La pensée de la loi de saint Thomas à Suarez, Paris,
PUF, 1990 ; M.-F. RENOUX-ZAGAMÉ, « La disparition du droit des gens classique », Revue
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 123
d’histoire des facultés de droit et de la science juridique, 1987, 4, p. 23-53). Dans un sens ana-
logue, le même constat vaut pour Cajetan duquel Jacques Maritain s’inspirera beaucoup, via
notamment une relecture approfondie de Jean de Saint-Thomas.
1. Cf. G. de. LAGARDE, « Individualisme et corporatisme au Moyen Âge », L’Organisation
corporative, Louvain, Bibliothèque de l’Université de Louvain, 1937, II, p. 1-59 ; J. E. KELLY,
« The Influence of Aquinas’ Natural Law Theory on the Principle of “Corporatism” in the
Thought of Leo XIII and Pius XI », Things Old and New. Catholic Social Teaching Revisited,
dir. F. P. MCHUGH, S. M. NATALE, Lanham, New York, Londres, University Press of
America, 1993, p. 104-143 ; N. ARONEY, « Subsidiarity, Federalism and the Best Constitution :
Thomas Aquinas on City, Province and Empire », Law and Philosophy, 2007, 26, p. 161-228.
2. Notons aussi que par rapport au schéma ternaire d’Aristote (famille, village, cité), Thomas
d’Aquin ajoute significativement un quatrième niveau, celui de la province, lieu spécifique de la
fonction royale : la recherche d’une défense commune à l’égard d’un ennemi commun.
3. Cf. J. MADIRAN, Le Principe de totalité, Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1963.
4. Sur les notions de persona, d’hypostasis et de subsistentia, cf. en particulier THOMAS
d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., I, p. 179 (Ia, q. 3, a. 5), p. 367-370 (Ia, q. 29, a. 1-2).
5. « Un seul homme, écrit saint Thomas, ne pourrait pas, par lui-même, s’assurer les moyens
nécessaires à la vie. Il est donc dans la nature de l’homme qu’il vive en société. » (THOMAS
d’AQUIN, De Regno [~ 1267], trad. fr. M. Martin-Cottier, Paris, Egloff, 1946 ; liv. I, ch. 1).
124 La subsidiarité catholique...
1. THOMAS d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., III, p. 387-388 (IIa IIae q. 58 a. 5). « Dans
un tout, écrit-il plus haut, chaque partie aime naturellement le bien commun du tout plus que
son bien propre et particulier. » « La partie aime le bien du tout parce que cela lui convient ; elle
ne l’aime pas de telle façon qu’elle rapporte à elle-même le bien du tout, mais plutôt de telle
façon qu’elle se rapporte elle-même au bien du tout. » (Ibid., III, p. 195 ; IIa IIae, q. 26 a. 3).
Cf. aussi ibid., I, p. 566-568 (Ia, q. 60 a. 5) ; I, p. 569-570 (Ia, q. 61 a. 3) ; I, p. 714 (Ia, q. 81 a. 3 ad 2) ;
I, p. 873-883 (Ia, q. 108) ; II, p. 514-515 (Ia IIae, q. 81 a. 1) ; II, p.518 (Ia IIae, q. 81, a. 3 ad 2). Dans la
Somme contre les gentils : « Il est manifeste que toutes les parties sont ordonnées à la perfection
du tout, car le tout n’est pas pour les parties, mais les parties pour le tout. » (THOMAS
d’AQUIN, Somme contre les Gentils. Livre sur la vérité de la foi catholique contre les erreurs des
infidèles [1258-1265], trad. fr. V. Aubin, C. Michon, D. Moreau, Paris, Flammarion, 1999, III,
p. 393 ; liv. III, ch. 112, 5). « Le bien qui résulte de l’ordonnancement d’une diversité d’individus
est meilleur que chacun d’eux considéré en lui-même. Il joue en effet par rapport à eux le rôle
d’élément formel, comme la perfection du tout par rapport aux parties. » « Le bien particulier est
orienté vers le bien commun comme vers une fin : en effet l’être de la partie est pour l’être du
tout ; c’est pourquoi aussi le bien du peuple est plus divin que le bien d’un seul homme [cf. Éth.
Nic., I, 1094b9-10]. » (Ibid., III, p. 88 ; liv. III, ch. 17, 6).
2. Sur le parcours plus récent de ce récit récurrent, cf. J. E. SCHLANGER, Les Métaphores de
l’organisme, Paris, Vrin, 1971 ; M. BOUVIER, « L’éternel retour du corps comme représenta-
tion du politique », Mélanges J. Morand-Deviller, Paris, Montchrestien, 2007, p. 21-33.
3. Première épître de saint Paul apôtre aux Corinthiens, XII, spécialement 14, 18, 21 (sans
oublier 5 : « il y a différents services, mais un même seigneur ») ; Épître de saint Paul apôtre aux
Éphésiens, IV, 16 (« C’est de lui [le Christ] que tout le corps, coordonné et uni par les liens des
membres qui se prêtent un mutuel secours et dont chacun opère selon sa mesure d’activité,
grandit et se perfectionne dans la charité. »). Mentionnons également la parabole des talents
(Évangile selon saint Matthieu, XXV, 14-30). Depuis le moment paulinien, l’Église catholique a
historiquement façonné une structuration hiérarchique des fonctions sociales : les oratores au
sommet de la pyramide, les laboratores à sa base (selon le fameux triptyque médiéval oratores-
bellatores-laboratores, ou, si l’on préfère, orantes-militantes-laborantes). Cf., ici, l’éclairage de
Georges Duby (G. DUBY, Les Trois ordres ou l’imaginaire du féodalisme, Paris, Gallimard,
1978). Ce trait caractéristique du catholicisme sera remis en cause par la Réforme protestante
non pas tant dans son contenu que dans sa forme hiérarchique. Dans le protestantisme, en effet,
la bipartition entre dévotion monastique et vie mondaine est pour ainsi dire rapatriée à l’inté-
rieur de chaque personne. Devenu individu, le chrétien protestant prie et travaille tout à la fois.
4. Le bien commun est plus divin que le bien d’un seul (ARISTOTE, Les Politiques [325-
323 av. J.-C.], trad. fr. P. Pellegrin, Paris, Flammarion, 1990, p. 85-86 ; liv. I, ch. 1). Nous nous
référons à la traduction de Pierre Pellegrin (Les Politiques, op. cit.) plutôt qu’à l’édition Tricot
(La Politique, Paris, Vrin, 1962) car cette dernière, étant donné son ancienneté, a le fâcheux
inconvénient de projeter le mot et le concept d’État sur la philosophie d’Aristote.
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 125
1. PIE XI, Quadragesimo anno, 79-80 (in A. F. UTZ, I, p. 617). Nous soulignons.
2. En des ordres différents de nature, ajoute saint Thomas, peuvent exister des relations analo-
gues entre les membres intégrés, telle est la portée de son raisonnement analogique qui n’est pas
sans rappeler la proportionnalité aristotélicienne : la cité est au citoyen, l’Église est au chrétien.
3. H. KERALY, in Préface à La Politique [1272], trad. fr. H. Keraly, Paris, Nouvelles Éditions
Latines, 1974, p. 55. Il s’agit ici du Commentaire des huit livres de La Politique d’Aristote (In
octo libros politicorum Aristotelis expositio [1272], éd. R. M. Spiazzi, Turin, Marietti, 1966).
4. On a peut-être ici la différence irréductible entre le holisme ancien (analogie corporelle) et ses
réminiscences modernes, qui inclinent parfois vers une mécanique organiciste (analogie orga-
nique). Pensons notamment à au corporatisme de René de La Tour du Pin.
5. THOMAS d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., II, p. 168 (Ia IIae, q. 21 a. 4 ad 3). « Il faut
distinguer, écrit Pierre Manent, la notion de “corps” de celle d’“organisme”. Quand on dit :
“corps politique”, on peut penser : “organisme politique”, et impliquer par là la subordination
fonctionnelle, pour ainsi dire mécanique, de la partie au tout. Organon signifie originellement
“instrument”, et, dans un “organisme”, la partie peut être dite un “instrument” du tout. Il est
alors parfaitement légitime de rejeter cette représentation de l’existence sociale et de la vie poli-
tique. Mais un corps est plus, et autre chose, qu’un organisme. Dans un corps, le tout est présent
dans chaque partie, la vie anime chaque partie parce qu’elle anime le tout. [...] Ainsi l’idée du
corps appliquée aux communautés politiques n’est-elle nullement une idée mécanique et gros-
sière ; c’est au contraire une idée complexe et vraiment spirituelle : elle désigne le fait que, dans
une communauté politique, chaque élément est à la fois lui-même et le tout, il vit à la fois de sa
vie propre et de la vie du tout. » (P. MANENT, « Le corps et l’ordre politique », Cours familier
de philosophie politique [2001], Paris, Fayard, 2007, p. 215-231, ici p. 225).
126 La subsidiarité catholique...
1. Le tout repose sur l’interprétation de la notion centrale de bonum commune. Parmi la littéra-
ture de référence, cf. I. T. ESCHMANN, « A Thomistic Glossary on the Principle of the Pre-
eminence of a Common Good », Medieval Studies, 1943, 5, p. 123-165 ; A. MODDE, « Le bien
commun dans la philosophie de saint Thomas », Revue philosophique de Louvain, 1949, 47,
p. 221-247 ; J.-P. JOSSUA, « L’axiome “bonum diffusivum sui” chez saint Thomas d’Aquin »,
Revue des sciences religieuses, 1966, 40, p. 127-153 ; E. SCULLY, « The Place of the State in
Society According to Aquinas », The Thomist, 1981, 45, p. 407-428 ; M. S. KEMPSHALL, The
Common Good in Late Medieval Political Thought, Oxford, Clarendon Press, 1999, p. 76-129.
2. Cf. J. F. WIPPEL, « Thomas Aquinas and Participation », Studies in Medieval Philosophy, éd.
J. F. WIPPEL, Washington, Catholic University of America Press, 1987, p. 117-158.
3. Envisagé dans son individualité, l’homme est intégré dans un tout dont le bien est meilleur
que le sien propre ; envisagé dans sa personnalité, en revanche, il transcende la société temporelle.
Le bien surnaturel d’un seul sera toujours supérieur au bien naturel du tout, mais le bien du tout
reste ontologiquement supérieur au bien particulier d’un seul. Cf. O. von NELL-BREUNING,
« Personalismus », Wörterbuch der Politik, op. cit., 1951, V, surtout p. 352.
4. Renvoyons surtout à Jacques Maritain. « Si la personne demande de soi à “faire partie” de la
société, ou à “être membre” de la société, cela ne signifie point qu’elle demande à être dans la
société comme une partie et à être traitée dans la société comme une partie, elle demande au
contraire — c’est un vœu de la personne en tant même que personne — à être traitée dans la
société comme un tout. » (J. MARITAIN, La Personne et la bien commun [1947], Œuvres com-
plètes, op. cit., IX, p. 205). La notion de personne, écrit Maritain, est « une notion analogique qui
ne se réalise pleinement et absolument que dans son analogué, en Dieu » (Ibid., p. 203). « Dire
que la société est un tout composé de personnes, c’est [...] dire que la société est un tout composé
de touts. » (Ibid., p. 204). Comme la personne, la société est donc une notion analogique qui
prend pour modèle la société trinitaire des personnes divines. Dans la Trinité, les trois personnes
ne sont pas des parties de l’essence divine ; elles sont trois touts à l’intérieur du tout. Nous
reviendrons plus bas sur la dispute entre Jacques Maritain et Charles de Koninck. Mentionnons
ici, dans la même veine, l’opposition entre Ignatius Theodor Eschmann (qui défendra Maritain)
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 127
et Antoine Pierre Verpaalen (qui soutiendra Koninck) : I. T. ESCHMANN, « Bonum commune
melius est quam bonum unius. Eine Studie über den Wertvorrang des Personalen bei Thomas
von Aquin », Medieval Studies, 1944, 6, p. 62-120 ; « St. Thomas Aquinas on the Two Powers »,
ibid., 1958, 20, p. 177-205 ; A. P. VERPAALEN, Der Begriff des Gemeinwohls bei Thomas von
Aquin. Ein Beitrag zum Problem des Personalismus, Heidelberg, Kerle, 1954.
1. Livre de la Genèse, I, 27 (« Et Dieu créa l’homme à son image »).
2. THOMAS d’AQUIN, Commentaire de l’Éthique, op. cit. (liv. I, ch. 1).
3. Civitas homini, non homo civitati existit, dira Pie XI dans Divini redemptoris. « Dans le plan
du Créateur, la société est un moyen naturel, dont l’homme peut et doit se servir pour atteindre
sa fin, car la société est faite pour l’homme et non l’homme pour la société [...] c’est dans la société
que se développent toutes les aptitudes individuelles et sociales données à l’homme par la nature,
aptitudes qui, dépassant l’intérêt immédiat du moment, reflètent dans la société la perfection de
Dieu, ce qui est impossible si l’homme reste isolé [...]. Seul l’homme, seule la personne humaine,
et non la collectivité en soi, est doué de raison et de volonté moralement libre. » (PIE XI, Divini
Redemptoris, 29 ; in A. F. UTZ, I, p. 241-243). Nous soulignons.
4. Pour plus de détails sur la réflexion ecclésiologique de saint Thomas, cf., par exemple,
Y. M.-J. CONGAR, « Aspects ecclésiologiques de la querelle entre mendiants et séculiers dans
la seconde moitié du xiiie siècle et au début du xive », Archives d’histoire doctrinale et littéraire
du Moyen Âge, 1961, 36, p. 35-161 ; C. ZUCKERMAN, « Aquinas’ Conception of the Papal
Primacy in Ecclesiastical Government », ibid., 1973, 40, p. 97-134.
5. LÉON XIII, Sapientiae christianae (in A. F. UTZ, III, p. 2156-2157, p. 2164-2165 ;
SOLESMES, 269, p. 178, 282, p. 184). Sur la notion de societas perfecta, cf. aussi LÉON XIII,
Immortale Dei (in A. F. UTZ, III, p. 2020-2057 ; H. DENZINGER, 3116-3117, p. 705-706).
128 La subsidiarité catholique...
Une fois ces contours posés, tout, dans l’ordre temporel thomiste, n’est
que répartition et distribution des rôles. Ainsi, à propos de l’office du roi :
« Celui-ci doit se soucier du progrès, et ceci en s’appliquant, dans tous les
domaines dont nous avons parlé, à corriger, s’il se trouve quelque chose en
désordre, à suppléer s’il y a quelque manque, et à parfaire, si quelque chose de
meilleur peut être fait1. »
Non sans justifications, certains commentateurs avertis ont voulu voir
dans cette phrase l’une des premières formulations du principe de subsidia-
rité. On aura compris que notre interprétation s’inscrit en faux : sans État
moderne, point de subsidiarité2. Reste, bien sûr, l’inspiration générale dans
laquelle, beaucoup plus tard, viendra puiser le concept : les notions d’auxilia
et de secours (supplere). À cette aune, néanmoins, celle de l’anthropologie
chrétienne cristallisée par l’Aquinate, le rôle propre de l’autorité publique
peut trouver à s’éclairer. Contrairement à une vue hâtive qui considèrerait le
seul poids de l’autorité dans la culture catholique, la puissance publique chez
saint Thomas ne constitue pas une institution transcendante et surplombante
en tant que telle. Ce n’est pas l’autorité publique, en effet, qui est transcen-
dante mais sa seule forme, l’ordre social. En sa position d’auxiliaire, elle a
pour mission de réaliser le programme de la nature, qui, lui-même, trouve sa
vérité dans la surnature ; aussi ne saurait-elle constituer le lieu d’une quel-
conque expression de la volonté humaine (non ordonnée à la raison divine).
Située dans la sphère du déploiement de l’être, non dans celle de l’invention
du bien, elle promeut le bien commun ; elle n’est pas en mesure de le décréter.
Voilà le sens de sa vocation subsidiaire. À l’inverse de toutes les théories
contractualistes ultérieures, l’autorité publique chez Thomas d’Aquin ne fait
pas reposer sa légitimité sur des individus isolés nouant entre eux une conven-
tion volontaire et déléguant ensuite leur souveraineté, mais sur la totalité
ordonnée constituée par la communauté des personnes. L’autorité politique
ne pourra donc jamais être justifiée autrement que comme agent et serviteur
du bien commun ; car, en dehors de cette visée, il n’existe d’autorité qui soit
légitime, y compris celle du roi le plus vertueux.
1. THOMAS d’AQUIN, De Regno, op. cit., trad. fr., p. 128-129 (liv. I, ch. 15). « Quod fit dum
in singuli que premissa sunt si quid inordinatum est corrigere, si quid deest supplere, si quid
melius fieri potest studet perficere. » (THOMAS de AQUINO, De Regno, ad regem Cypri, éd.
lat. Ordre des Prêcheurs, in Opera omnia, Rome, Editori di san Tommaso, 1979, XLII, p. 468
(liv. II, ch. 4). « Une seule famille, dans une seule maison, suffira bien à certains besoins vitaux,
comme par exemple ceux qui se rapportent aux actes naturels de la nutrition, de la génération et
des autres fonctions de ce genre ; dans un seul bourg, on se suffira pour ce qui regarde un seul
corps de métier. » (THOMAS d’AQUIN, De Regno, op. cit., trad. fr., p. 33 ; liv. I, ch. 1).
2. Nous nous contentons pour l’instant de renvoyer aux remarques cursives de Hugues Keraly
dans son commentaire de 1974. Faisant référence à Quadragesimo anno, il décrit le principe de
subsidiarité comme le « prolongement de la pensée politique thomiste à la solution d’un pro-
blème contemporain » (H. KERALY, in THOMAS d’AQUIN, Préface à la Politique, op. cit.,
p. 105). Plus loin, dans une annotation sur un numéro spécial d’Itinéraires, revue de sensibilité
traditionaliste (publiée par les Nouvelles Éditions Latines) : « Il est à remarquer qu’en dehors de
ce numéro spécial d’Itinéraires, la bibliographie en langue française du principe de subsidiarité
présente aujourd’hui encore cette caractéristique remarquable d’être quasiment inexistante. »
(Ibid., p. 177). Cf. « Le principe de subsidiarité », Itinéraires, 1962, 64, p. 3-52, ici p. 11.
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 129
1. « Le fondateur d’une cité ou d’un royaume ne peut pas produire des hommes nouveaux, des
lieux pour leur habitation, ni d’autres ressources indispensables à la vie, mais il doit nécessaire-
ment utiliser les choses qui préexistent dans la nature. » (THOMAS d’AQUIN, De Regno,
op. cit., trad. fr., p. 111-112 ; liv. I, ch. 13). Au titre de la métaphore organique, citons aussi : « La
multitude est régie par la raison d’un seul homme ; c’est là surtout le propre de l’office du roi [...].
Que le roi connaisse donc qu’il a reçu cet office, afin d’être dans son royaume, comme l’âme
dans le corps, et comme Dieu dans le monde. » (Ibid., p. 106-107 ; liv. I, ch. 12).
2. « Le bien et le salut d’une multitude assemblée en société est dans la conservation de son unité
qu’on appelle paix ; si celle-ci disparaît, l’utilité de la vie sociale est abolie, bien plus, une multi-
tude en dissension est insupportable à soi-même. Tel est donc le but auquel celui qui dirige la
multitude doit le plus viser : procurer l’unité de la paix. » (Ibid., p. 35-36 ; liv. I, ch. 2).
3. Au début du livre II, saint Thomas n’hésite pas à se faire plus précis encore dans sa descrip-
tion de l’office du roi : l’autorité temporelle, écrit-il, a pour tâche essentielle d’assurer les condi-
tions matérielles de la vie humaine. Et de mentionner, par exemple, l’assainissement des villes, le
secours aux pauvres, la protection du commerce et de l’industrie (Ibid., p. 133 sq.).
4. Extrapolant à partir de la pensée thomiste, un René Lourau se plaît par exemple à écrire : « la
famille de Thomas fait partie de l’aristocratie d’Empire : l’obédience au Saint Empire romain
germanique sera au cœur des théories théologiques et politiques du penseur officiel de la papauté
moderne » (R. LOURAU, Le Principe de subsidiarité contre l’Europe, op. cit., p. 16). Il y aurait à
déterminer ce que cette présentation de Thomas doit au filtre déformant du néothomisme de
l’Action française, non pas tant celui de Maurras lui-même que celui du Père Reginald Garrigou-
Lagrange (R. GARRIGOU-LAGRANGE, Préface à THOMAS d’AQUIN, Du Gouverne-
ment royal, trad. fr. C. Roguet, Paris, Guillemot, Lamothe, Éditions de la Gazette française,
1926, p. VIII-XXXI). Sur cette question, cf. A. LAUDOUZE, Dominicains français et Action
française, 1899-1940 : Maurras au couvent [1989], Paris, Éditions ouvrières, 1990.
130 La subsidiarité catholique...
contraire, les provinces et les cités qui sont gouvernées par un seul roi jouissent
de la paix, fleurissent dans la justice et sont heureuses dans l’abondance1. »
Aussi ne faut-il pas lire le De Regno comme une prise de position défini-
tive en faveur de la monarchie, mais bien comme une défense du régime alors
jugé le plus apte à garantir le bien commun. La probabilité d’un roi vertueux
est plus forte que celle d’un peuple vertueux ; mieux vaut donc s’en tenir à
l’efficacité du gouvernement d’un seul. Peu importe, ici, la question tech-
nique du régime politique pourvu que la puissance publique ne sorte pas de
son rôle mais qu’elle le joue pleinement : réaliser le bien commun temporel
et, à cette fin, réunir les conditions permettant à l’Église d’assurer sa mission
institutionnelle de médiation spirituelle. Encore convient-il de ne pas s’ar-
rêter au seul De Regno2, et de croiser sa lecture avec celle de la Somme théolo-
gique, son traité des lois plus particulièrement, et en l’occurrence les pages
consacrées à la loi ancienne. À lire les deux textes séparément, on pourrait
conclure à une contradiction insurmontable dans la théorie politique de saint
Thomas. Mais sans vouloir unifier l’ensemble en un tout cohérent, son
propos mérite au moins d’être mis en perspective. D’autant que la clef de lec-
ture se donne à voir d’elle-même. Bon lecteur d’Aristote et des auteurs clas-
siques, Thomas s’inscrit dans la plus pure tradition du régime mixte, même si
sa présentation du problème diffère assez nettement de celle de ses prédéces-
seurs3. Qu’il suffise de le citer longuement :
« Deux points sont à observer dans la bonne organisation politique d’une cité ou
d’une nation. D’abord que tout le monde participe plus ou moins au gouverne-
ment car il y a là, selon le deuxième livre de la Politique, une garantie de paix
civile, et tous chérissent et soutiennent un tel état de chose. L’autre point
concerne la forme du régime ou de l’organisation des pouvoirs ; on sait qu’il en
est plusieurs, distinguées par Aristote, mais les plus remarquables sont la royauté,
ou domination d’un seul selon la vertu, et l’aristocratie, c’est-à-dire le gouverne-
ment des meilleurs, ou domination d’un petit nombre selon la vertu. Voici donc
l’organisation la meilleure pour le gouvernement d’une cité ou d’un royaume : à
la tête est placé, en raison de sa vertu, un chef unique ayant autorité sur tous ;
puis viennent un certain nombre de chefs subalternes, qualifiés par leur vertu ; et
cependant la multitude n’est pas étrangère au pouvoir ainsi défini, tous ayant la
possibilité d’être élus et tous étant d’autre part électeurs. Tel est le régime parfait,
1. THOMAS d’AQUIN, De Regno, op. cit., trad. fr., p. 37-39 (liv. I, ch. 2).
2. Rappelons les difficultés d’interprétation du De Regno. Écrit posthume rédigé vers 1267, il est
resté inachevé du vivant de saint Thomas. Appartenant à la tradition des Fürstenspiegel, le texte
était destiné au roi de Chypre, Hugues II de Lusignan (1252-1267). Au début du xive siècle, son
économie générale a été profondément modifiée et le propos considérablement augmenté par
Ptolémée de Lucques, disciple de Thomas d’Aquin, au point de prendre le titre de De Regimine
principum. C’est cette dernière version, ensuite attribuée à l’Aquinate, qui a connu la fortune
éditoriale que l’on sait. Sur l’itinéraire du texte : I. T. ESCHMANN, Introduction à THOMAS
AQUINAS, On Kingship [~ 1267], trad. angl. G. B. Phlelan, Toronto, The Pontifical Institute of
Mediaeval Studies, 1982. Sur les Miroirs des princes en tant que genre littéraire, cf. l’étude sémi-
nale de Wilhelm Berges à laquelle on doit cette appellation générique (W. BERGES, Die Für-
stenspiegel des hohen und späten Mittelalters [1938], Stuttgart, Hiersemann, 1952), ainsi que la
synthèse de Pierre Hadot (P. HADOT, « Fürstenspiegel », Reallexikon für Antike und Chris-
tentum, éd. T. KLAUSER, Stuttgart, Hiersemann, 1972, VIII, col. 555-632).
3. Il faudrait faire référence à Polybe et à Cicéron (CICÉRON, De la République [106-43 av.
J.-C.], trad. fr. E. Bréguet, A. Yon, Paris, Gallimard, 1994, p. 27-43 ; liv. I, ch. 25-35).
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 131
1. THOMAS d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., II, p. 700-703 (Ia IIae, q. 105, a. 1). Un peu
plus haut, il écrivait : « S’il s’agit d’une société libre capable de faire elle-même sa loi, il faut
compter davantage sur le consentement unanime du peuple pour faire observer une disposition
rendue manifeste par la coutume, que sur l’autorité du chef qui n’a le pouvoir de faire des lois
qu’au titre de représentant de la multitude. C’est pourquoi, bien que les individus ne puissent
pas faire de loi, cependant le peuple tout entier peut légiférer. » (Ibid., II, p. 611-612 ; Ia IIae, q. 97,
a. 3 ad 3). Cf. J.-C. RICCI, « La théorie thomiste du régime mixte », Revue du droit public, 1974,
90 (6), p. 1559-1609 ; J. M. BLYTHE, « The Mixed Constitution and the Distinction Between
Regal and Political Power in the Work of Thomas Aquinas », Journal of the History of Ideas,
1986, 47, p. 547-565 ; A. RIKLIN, « Die beste politische Ordnung nach Thomas von Aquin »,
Festschrift F.-M. Schmölz, Innsbruck, Vienne, Tyrolia Verlag, 1992, p. 67-90.
2. THOMAS d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., II, p. 571-572 (Ia IIae, q. 90, a. 3). Jacques
Maritain se réfère au concept médiéval de vicariance pour rappeler que « nul agent humain ni
institution humaine, ne possède en vertu de sa propre nature le droit de gouverner les hommes »
(J. MARITAIN, L’Homme et l’État, Œuvres complètes, op. cit., IX, p. 530 ; éd. PUF, p. 39). Les
vicaires représentent le peuple au titre de personae multitudinis et ne sont délégués par le peuple
qu’au sens où ils incarnent son autorité en y participant. La reprise de ce vieux concept est éga-
lement une manière de revisiter la distinction entre autorité et pouvoir. La potestas : « la force
au moyen de laquelle on peut obliger autrui à obéir » ; l’auctoritas : « le droit de diriger et de
commander, d’être écouté ou obéi d’autrui ». Si l’autorité requiert bien sûr le pouvoir, le pouvoir
sans autorité n’est que tyrannie (Ibid., p. 127 sq. ; éd. PUF, p. 116 sq.). Dans le même sens, ins-
piré des analyses maritainiennes antérieures : C. JOURNET, « La doctrine de la cité selon saint
Thomas d’Aquin » [1937], Exigences chrétiennes en politique, op. cit., p. 139-153.
3. La forme du régime politique peut varier, écrit le Pape Pecci, « dès lors qu’elle est réellement
opérante pour l’utilité et le bien commun » (LÉON XIII, Immortale Dei ; in H. DENZINGER,
3165, p. 705). Cf. aussi Libertas praestantissimum ; in H. DENZINGER, 3254, p. 716).
132 La subsidiarité catholique...
1. Cf. THOMAS d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., II, p. 569-573 (Ia IIae, q. 90) ; II, p. 580-
583 (Ia IIae, q. 92) ; III, p. 429-430 (IIa IIae, q. 64 a. 6) ; III, p. 432-433 (IIa IIae, q. 65 a. 1) ; De Regno,
op. cit., trad. fr., p. 115-122 (liv. I, ch. 14). La qualification thomiste de la cité comme société
parfaite renvoie à Aristote mais l’Aquinate ne reprend pas tout à fait à son compte la conception
du Philosophe (ARISTOTE, Les Politiques, op. cit., p. 85 ; liv. I, ch. 1, 1252 a 5 ; THOMAS
d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., II, p. 571 ; Ia IIae, q. 90 a. 2).
2. En référence au schéma des quatre causes — matérielle, formelle, efficiente et finale — chez
Aristote (ARISTOTE, La Physique [~ 335-323 av. J.-C.], éd. fr. A. Stevens, Paris, Vrin, 1999 ;
liv. I, II). Sur ce point, cf. les analyses de Lambros Couloubaritsis (L. COULOUBARITSIS, La
Physique d’Aristote [1980], Bruxelles, Ousia, 1997 ; Aristote. Sur la nature, Paris, Vrin, 1991,
p. 109 sq.). Cause matérielle : ce à partir de quoi une chose est faite. Cause formelle : manière
permanente d’être au-delà des circonstances accidentelles diverses. Cause efficiente : ce sous
l’effet de quoi quelque chose est produit ou se produit. Cause finale : l’ordination à la finalité.
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 133
1. Dans une veine proche du personnalisme français, des théologiens catholiques comme Arthur
F. Utz ou Wilhelm Bertrams voient dans la subsidiarité le concept par lequel la doctrine sociale
de l’Église conserve le bonum commune thomiste tout en se séparant du principe de totalité
(A. F. UTZ, « Die Geistesgeschichtlichen Grundlagen des Subsidiaritätsprinzips », Das Subsi-
diaritätsprinzip, dir. A. F. UTZ, op. cit., p. 7-17 ; W. BERTRAMS, « Vom Sinn des Subsidiari-
tätsgesetzes », Orientierung, 1957, 21 (7), p. 76-79).
2. Sur ce point important, cf. la démonstration de Chantal Millon-Delsol : C. MILLON-
DELSOL, L’État subsidiaire, op. cit., p. 179 ; Le Principe de subsidiarité, op. cit., p. 53. Aussi le
renouveau thomiste s’est-il autorisé à prendre des teintes très diverses au fur et à mesure qu’on
s’écartait du moment léonien. Gerald A. McCool a montré toute la distance qui sépare le modèle
monolithique posé par Aeterni patris du pluralisme intellectuel vers lequel le néothomisme des
études ecclésiastiques s’est peu à peu dirigé (G. A. MCCOOL, From Unity to Pluralism. The
Internal Evolution of Thomism, New York, Fordham University Press, 1989).
3. « La distinction du bien public et du bien privé ne correspond pas à celle du bien commun et
du bien propre. Est public ce qui est du rôle exclusif de l’État, est commun ce qui relève de la
société globale. Il s’ensuit que les particuliers ne peuvent totalement attribuer à l’État la charge
du bien commun, il s’en faut de beaucoup. Ils doivent d’eux-mêmes s’inspirer du bien commun
dans leurs démarches privés. » (P. BIGO, La Doctrine sociale de l’Église, op. cit., p. 271). Aussi,
« la doctrine de Quadragesimo anno sur le rôle de l’État dans l’économie est [...] pleine d’équi-
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 135
libre et de nuances. Ce qui doit gouverner l’économie, ce n’est pas l’État, c’est plutôt un principe
social et moral de justice, grâce à un ordre que l’État a la mission de protéger et de défendre.
Certes, l’État doit “diriger” [...], mais soucieux d’éviter que l’État ne supprime les centres de
décision privés et les instances intermédiaires, Quadragesimo anno songe plutôt à l’instauration
d’un ordre que d’un plan et craint une supergestion de l’économie par l’État » (Ibid., p. 277).
Cf. également M. BOUVIER, L’État sans politique, op. cit. ; M.-P. DESWARTE, « Intérêt
général et bien commun », Revue du droit public, 1988, 104 (5), p. 1289-1313.
1. PIE XI, Divini redemptoris (in A. F. UTZ, I, p. 232-233, p. 264-265).
2. PIE XI, Quadragesimo anno, 58 (in A. F. UTZ, I, p. 605).
136 La subsidiarité catholique...
1. Ibid., 57, 95 (in A. F. UTZ, I, p. 603, p. 625). Dès 1904, la locution surgit en latin sous la
plume de Pie X, qui attribue à Grégoire le Grand le titre de « champion public de la justice
sociale » (PIE X, Lettre encyclique Iucunda sane, 14 mars 1904, Acta Sanctae Sedis, 1903-194,
XXXVI, p. 513-539 ; le texte célèbre le treizième centenaire de la mort du Pape). Occurrence qui
ne saurait donc être comparée au statut que le thème revêt dans Quadragesimo anno. La locution
justice sociale n’apparaît pas moins de huit fois dans l’encyclique de 1931.
2. Pour un repérage sémantique précis, cf. J.-Y. CALVEZ, J. PERRIN, « L’expression “justice
sociale” avant Quadragesimo anno », Église et société économique, I. L’enseignement social des
papes de Léon XIII à Pie XII, Paris, Aubier, Montaigne, 1959, p. 543-547 ; J.-Y. CALVEZ, « La
doctrine sociale de l’Église catholique et sa dimension économique », Les Démocrates chrétiens
et l’économie sociale de marché, Paris, Économica, 1988, p. 17-30. Contra : A. F. UTZ, Sozial-
ethik, I. Die Prinzipien der Gesellschaftslehre, op. cit., spécialement le ch. VII.
3. Cf. les développements que Thomas d’Aquin consacre à la justice légale (générale) :
THOMAS d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., III, p. 377 sq. (IIa IIae, q. 57 sq., surtout
p. 387-388, q. 58, a. 5). La doctrine thomiste de la justice se lit a priori comme un prolongement
de la pensée aristotélicienne, à laquelle elle reprend la notion d’aequitas (ARISTOTE, Éthique à
Nicomaque, [325 av. J.-C.], trad. fr. J. Tricot, Paris, Vrin, 1959, p. 213-272 ; liv. V). Nous allons
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 137
voir, cependant, que le prolongement thomiste excède de beaucoup le propos aristotélicien. Pour
Aristote, la justice distributive (la justice particulière relative la répartition des biens et des hon-
neurs, la justice sociale d’aujourd’hui) fonctionne sur le mode de l’égalité proportionnelle ; à
l’opposé de la justice corrective (réparative, rectificative, commutative) qui fonctionne à l’égalité
simple ou à la proportionnalité strictement arithmétique (droits contractuel et pénal).
1. Le syntagme allemand naît en 1905 (H. PESCH, Lehrbuch der Nationalökonomie, op. cit.).
Pour la version italienne, on peut remonter à Luigi Taparelli (L. TAPARELLI d’AZEGLIO,
Essai théorique de droit naturel basé sur les faits [1857], trad. fr., Tournai, Castermann, 1883, I),
voire à Antonio Rosmini — malgré sa mise à l’index (A. S. ROSMINI, The Constitution under
Social Justice [1848], trad. angl. A. Mingardi, Lanham, et al., Lexington Books, 2007).
2. En plus des références déjà citées, cf., pour une contextualisation, P. J. CHMIELEWSKI,
« Catholic Social Ethics in a Pluralist Age. The Theological Bases and the Social-Ethical Implica-
tions of the Work of Oswald von Nell-Breuning », Gregorianum, 1997, 78 (1), p. 95-137.
3. La justice sociale des papes, précisons-le, ne saurait s’assimiler à une quelconque justice de
l’État : ce serait, sinon, basculer dans l’idéologie profane de l’État-providence. « Qu’on en appelle
pas à la providence de l’État, car l’État est postérieur à l’homme, et avant qu’il pût se former,
l’homme déjà avait reçu de la nature le droit de vivre et de protéger son existence. » (PIE XI,
Quadragesimo anno, 6 ; in A. F. UTZ, I, p. 517 ; H. DENZINGER, 3728, p. 791). Il nous semble
donc assez discutable de voir dans Rerum novarum ou Quadragesimo anno la naissance de la
notion d’État-providence (A. SUPIOT, « À propos d’un centenaire (encyclique Rerum
novarum) », Droit social, 1991, p. 916-925), ou bien alors de manière stigmatisante.
138 La subsidiarité catholique...
1. Nous retrouvons, ici encore, la hiérarchie des charismes : « C’est [la nature], écrit Léon XIII,
qui a établi parmi les hommes des différences, aussi multiples que profondes : différences d’intel-
ligence, de talent, d’habileté, de santé, de forces ; différences nécessaires d’où naît spontanément
l’inégalité des conditions. » (LÉON XIII, Rerum novarum, 14 ; in A. F. UTZ, I, p. 524).
2. « Dans les relations des hommes entre eux, écrira Pie XI en 1937, on soutient le principe de
l’égalité absolue, on rejette toute hiérarchie et toute autorité établie par Dieu. » Et de conclure :
« Il est faux que tous les hommes aient les mêmes droits dans la société civile et qu’il n’existe
aucune hiérarchie légitime. » (PIE XI, Divini redemptoris ; in A. F. UTZ, I, p. 229, p. 245).
3. Il faut rappeler que la critique du socialisme dans Rerum novarum reprend celle déjà exprimée
par Léon XIII trois ans plus tôt, en 1878, dans Quod apostolici (LÉON XIII, Quod apostolici
numeris ; in A. F. UTZ, I, p. 54-71 ; H. DENZINGER, 3130-3133, p. 699-700).
4. Expression de la sensibilité du moment, la paix sera « le fruit de la justice » (opus iustitiae pax)
pour Pie XII, « le fruit de la solidarité » (opus solidaritatis pax) pour Jean-Paul II (JEAN-
PAUL II, Lettre encyclique Sollicitudo rei socialis, 30 décembre 1987, Acta Apotolicae Sedis,
1988, LXXX, p. 547-568 ; in H. DENZINGER, 4810-4819, p. 998-1001). Mentionnons égale-
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 139
ment l’édition Téqui : Les Encycliques de Jean-Paul II, Paris, Téqui, 2005, p. 341-393, ici p. 380.
Se référant à l’encyclique Populorum progressio (dont il célèbre le vingtième anniversaire) pour
préciser les critères de la définition chrétienne de la paix (préoccupation du bien commun, jus-
tice, développement spirituel et non seulement matériel), Jean-Paul II insiste sur « la mentalité
d’aujourd’hui, tellement sensible au lien étroit qui existe entre le respect de la justice et l’instau-
ration d’une paix véritable » (Ibid., 10 ; in P. TÉQUI, p. 349). Un peu plus bas, le Pape souligne
l’individisibilité de la paix, « la conscience que celle-ci est indivisible : c’est le fait de tous, précise-
t-il, ou de personne. Une paix qui exige toujours davantage le respect rigoureux de la justice et,
par voie de conséquence, la distribution équitable des fruits du vrai développement. » (Ibid., 26 ;
in P. TÉQUI, p. 364). Nous verrons plus loin que c’est la même logique qui a présidé au réinves-
tissement pontifical des droits de l’homme depuis Vatican II. L’Église s’émeuvait-elle par
exemple du recours à la peine de mort quand l’État était chrétien ?
1. Nous aurons plus bas à revenir en détails sur le moment paulinien. À ce stade préliminaire,
cf. S. CIPRIANI, « Saint Paul et la “politique” », trad. fr. D. Gelsi, Paul de Tarse, apôtre de notre
temps, éd. L. De LORENZI, Rome, Abbaye de Saint-Paul-hors-les-Murs, 1979, p. 595-618 ;
P. CAMBRONNE, « La iustitia chez saint Augustin », Cahiers Radet, 1987, 5, p. 9-48 ; R. DAR-
RICAU, « La fidélité à la doctrine du prince chrétien : de saint Augustin au xviiie siècle », Fidé-
lités, solidarités et clientèles, Nantes, Université de Nantes, 1985, p. 17-49.
2. AUGUSTIN, La Cité de Dieu [411-426], trad. fr. L. Moreau, J.-C. Eslin, Paris, Le Seuil,
1994, II, p. 191 (liv. XIV, ch. 28). Citons in extenso : « Deux amours ont donc bâti deux cités,
l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu, la cité de la terre ; l’amour de Dieu jusqu’au mépris de
soi, la cité de Dieu. L’une se glorifie en soi, et l’autre dans le Seigneur. L’une demande sa gloire
aux hommes, l’autre met sa gloire la plus chère en Dieu témoin de sa conscience. »
140 La subsidiarité catholique...
1. Selon le mot du Pape Ratti (PIE XI, Quadragesimo anno, 103 ; in A. F. UTZ, I, p. 629).
2. Ibid., 101 (in A. F. UTZ, I, p. 629). Le postulat est présent dès les origines kettelériennes de la
doctrine sociale (K. van KERSBERGEN, « The Intellectual Origins of Christian Democracy
and Social Capitalism », Social Capitalism, Londres, New York, Routledge, 1995, p. 215).
3. Bref exemple de la permanence du vocabulaire : « De même [...] que nier ou atténuer à l’excès
l’aspect social et public du droit de propriété, c’est verser dans l’individualisme ou le côtoyer, de
même à contester ou à voiler son aspect individuel, on tomberait infailliblement dans le collecti-
visme ou tout au moins on risquerait d’en partager l’erreur. » (PIE XI, Quadragesimo anno, 46 ;
in A. F. UTZ, I, p. 595). Pie XI reprend les mots mêmes de Léon XIII (Ibid., 49 ; in A. F. UTZ, I,
p. 599 ; H. DENZINGER, 3728, p. 791) : « l’homme est plus ancien que l’État » (LÉON XIII,
Rerum novarum, 6 ; in A. F. UTZ, I, p. 517 ; H. DENZINGER, 3728, p. 791).
4. La théorie de la propriété est surtout exposée dans la Somme, dans les passages consacrés au
vol et à l’aumône. Sur le vol, cf. THOMAS d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., III, p. 436-
445 (IIa IIae, q. 66). Sur l’aumône, cf. ibid., III, p. 231 sq. (IIa IIae, q. 32). Pour une mise en perspec-
tive récente, cf. M. SPIEKER, « The Universal Destination of Goods. The Ethics of Property in
the Theory of a Christian Society », Journal of Markets and Morality, 2005, 8 (5), p. 33-354 ;
R. PECORELLA, « Property Rights, the Common Good and the State : The Catholic View of
Market Economies », Journal of Catholic Social Thought, 2008, 5 (2), p. 235-283.
5. Notre présentation binaire des lois thomistes demanderait à être nuancée par la prise en
compte du schéma ternaire dans lequel saint Thomas inscrit sa conception du droit (nous y
reviendrons plus bas). Pour des notations sur le rapport entre propriété et légalité, cf. A. BOU-
REAU, E. MARMURSZTEJN, « Thomas d’Aquin et les problèmes de morale pratique au
xiiie siècle », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 1999, 83, p. 685-706, ici p. 692 sq.
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 141
1. La thèse thomiste prend tout son relief si on la compare à la théorie occamienne, telle que la
relit, entre autres, Georges de Lagarde : avant la Chute, dit en substance Guillaume d’Occam, la
propriété était commune ; depuis la Chute, Dieu a accordé aux hommes — individuellement et/
ou collectivement — le pouvoir d’appropriation des biens. Autrement dit, l’état de péché consé-
cutif à la Chute aboutit à la division des propriétés, qui elle-même conduit à des droits humaine-
ment et divinement garantis (G. de LAGARDE, La Naissance de l’esprit laïque au déclin du
Moyen Âge [1934], Louvain, Nauwelaerts, Paris, Béatrice-Nauwelaerts, 1958, II, p. 181). En
refusant d’en faire la conséquence directe de la Faute, saint Thomas redonne une dignité positive
au droit individuel de propriété. Il prend ainsi le contre-pied des tendances communisantes et
apocalyptiques de l’Église médiévale. Le point est très important pour la discussion sur la nais-
sance de l’individualisme. On sait que Georges de Lagarde la situe précisément dans le nomina-
lisme occamien (voire scotiste), tout comme Michel Villey (M. VILLEY, La Formation de la
pensée juridique moderne, op. cit., p. 220 sq. ; « La genèse du droit subjectif chez Guillaume
d’Occam », Archives de philosophie du droit, 1964, 9, p. 97-127). Walter Ullmann, en revanche,
la situe plutôt dans la relecture médiévale d’Aristote (W. ULLMANN, The Individual and
Society in the Middle Ages, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1966).
2. Problème bien sûr aggravé par les phénomènes inflationnistes (O. von NELL-BREUNING,
« The Concept of the Just Price », Review of Social Economy, 1950, 8 (2), p. 111-122).
3. PIE XI, Quadragesimo anno, 53, 120 (in A. F. UTZ, I, p. 601, p. 641).
4. Sur la justice sociale en particulier : « Outre la justice commutative, il y a aussi la justice
sociale, qui impose des devoirs auxquels patrons et ouvriers n’ont pas le droit de se soustraire.
C’est précisément la fonction de la justice sociale d’imposer aux membres de la communauté
tout ce qui est nécessaire au bien commun. Mais de même que, dans l’organisme vivant, on pour-
voit aux besoins du corps entier en donnant à chacune des parties et à chacun des membres ce
qu’il leur faut pour remplir leurs fonctions, ainsi dans l’organisme social, pour assurer le bien
commun de toute la collectivité, il faut accorder à chacune des parties et à chacun des membres,
c’est-à-dire à des hommes qui ont la dignité de personnes, ce qui leur est nécessaire pour l’ac-
complissement de leurs fonctions sociales. La réalisation de la justice sociale produira une acti-
vité intense de toute la vie économique, dans la paix et dans l’ordre, manifestant ainsi la santé du
corps social, tout comme la santé du corps humain se reconnaît à l’harmonieuse et bienfaisante
synergie des activités organiques. » PIE XI, Divini redemptoris (in A. F. UTZ, I, p. 260-263).
142 La subsidiarité catholique...
Après-guerre, Pie XII, ancien Secrétaire d’État du Pape Ratti, suivra fidè-
lement l’exemple de son prédécesseur lorsqu’à de nombreuses reprises il s’in-
quiétera des atteintes portées à la propriété privée, stigmatisant tour à tour
l’« étatisation », la « socialisation », la « démocratisation » et la « cogestion »
de l’économie2 : il invitait par là à se méfier de ce qui pouvait dangereusement
devenir « une arme de combat et de lutte contre l’employeur privé comme
tel »3. Derrière la reconstruction économique du Vieux Continent, devait-on
comprendre, le spectre continuait à sommeiller : la prétention du terrible
Léviathan à absorber la société. Le parallèle entre nationalisations démocra-
tiques et étatisme totalitaire n’était pas implicitement suggéré ; il était nom-
mément établi par le Pape, qui n’hésitait pas à exprimer sa crainte de voir
réapparaître des
« systèmes exacerbés jusqu’aux prétentions totalitaires en tous domaines, sans
autre idéal qu’un égoïsme collectif et sans autre expression qu’un étatisme
omnipotent, s’asservissant les individus comme des pions sur l’échiquier poli-
tique ou des numéros dans les calculs économiques »4.
Dans la foulée immédiate de Divini redemptoris, cf. aussi une encyclique adressée à l’Église
mexicaine : PIE XI, Lettre encyclique Firmissimam constantiam, 28 mars 1937, Acta Apostolicae
Sedis, 1937, XXIX, p. 189-199 (in A. F. UTZ, II, p. 1656-1679).
1 PIE XI, Quadragesimo anno, 122 (in A. F. UTZ, I, p. 641). Nous soulignons.
2. Prônée par nombre de catholiques sociaux, et surtout dans l’Allemagne de l’immédiat après-
guerre. Le catholicisme allemand était alors traversé par un débat autour du « socialisme chré-
tien ». Parmi les principaux protagonistes, citons ici le condisciple d’Eugen Kogon aux Frank-
furter Hefte, Walter Dirks, et le Père Eberhard Welty, à la tête de la revue dominicaine Die Neue
Ordnung : W. DIRKS, « Das Abendland und das Sozialismus », Frankfurter Hefte, 1946, 3,
p. 67-76 ; « Marxismus in christlicher Sicht », ibid., 1947, 2, p. 125-143 ; E. WELTY, « Christli-
cher Sozialismus », Die Neue Ordnung, 1946-1947, 1, p. 39-70. À l’autre bout de l’échiquier
politique, mentionnons : A. SÜSTERHENN, « Christlicher Sozialismus ? », Rheinischer
Merkur, 1946, 48, p. 1-2 ; H. E. HENGSTENBERG, « Christentum + Marxismus. Eine Ausein-
andersetzung mit Walter Dirks », Neues Abendland, 1947, 8, p. 225-228.
3. PIE XII, Discours aux associations catholiques des ouvriers italiens, 11 mars 1945, Acta Apos-
tolicae Sedis, 1945, XXXVII, p. 68-72 (in A. F. UTZ, J. F. GRONER, II, p. 1434 ; M. CLÉ-
MENT, L’Économie sociale selon Pie XII, Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1953, II, p. 83).
4. PIE XII, Lettre C’est un geste à Charles Flory, Président des Semaines sociales de France,
10 juillet 1946 (in SOLESMES, 970, p. 506 ; M. CLÉMENT, II, p. 102-105). Dans la même
veine : PIE XII, Discours au IXe congrès de l’Union internationale des associations patronales
catholiques (UNIAPAC), 7 mai 1949, Acta Aspostolicae Sedis, 1949, XLI, p. 283-286 (in
A. F. UTZ, J. F. GRONER, II, p. 1662-1666, ici p. 1664 ; M. CLÉMENT, II, p. 170-173) ; Dis-
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 143
Comme chez Pie XI, donc, aucune différence d’essence ne doit venir dis-
criminer entre la socialisation démocratique et le totalitarisme indistincte-
ment socialiste ou communiste.
« Il faut empêcher la personne et la famille de se laisser entraîner dans l’abîme
où tend à la jeter la socialisation de toutes choses, socialisation au terme de
laquelle la terrifiante image du Léviathan deviendrait une horrible réalité. [...]
C’est la raison profonde pour laquelle les Papes des encycliques sociales et
Nous-même avons refusé de déduire, soit indirectement, de la nature du
contrat de travail, le droit de copropriété de l’ouvrier au capital, et, partant, son
droit de cogestion. Il importait de nier ce droit, car derrière se présente cet autre
grand problème1. »
C’est la même disqualification par le pire qui est à l’œuvre dans les dis-
cours rattien et pacellien. Sans surprise, elle appelle le même remède dont on
fantasme la capacité à faire barrage aux excès de l’étatisme : le « sain » corpo-
ratisme, que l’histoire récente n’avait, semble-t-il, pas encore condamné2.
cours au congrès international des études sociales, 3 juin 1950, Acta Apostolicae Sedis, 1950, XLII,
p. 485-488 (in A. F. UTZ, J. F. GRONER, II, p. 1623-1628 ; M. CLÉMENT, II, p. 202-206).
Pour un commentaire hagiographique de la doctrine sociale de Pie XII, cf. M. CLÉMENT,
L’Économie sociale selon Pie XII, op. cit., I, surtout les ch. IX et XI, ici p. 157 sq. Pour une apo-
logie du pontificat pacellien, cf. M. CLÉMENT, « Pie XII », Itinéraires, 1959, 29, p. 11-55.
1. PIE XII, Radio-message au congrès des catholiques autrichiens à Vienne, 14 septembre 1952,
Acta Apostolicae Sedis, 1952, XLIV, p. 789-793 (in A. F. UTZ, J. F. GRONER, I, p. 307).
2. Dans un texte significativement intitulé « Nationalisation ou corporatisme ? », publié par la
très officielle Civiltà cattolica, un père jésuite italien reprenait les mises en garde pacelliennes sur
les excès des nationalisations pour immédiatement appeler à l’édification d’un corporatisme
démocratique chrétiennement inspiré. Le tout, en invoquant bien sûr la fameuse distinction rat-
tienne entre corporatisme totalitaire et corporatisme « sain » : « Seules une inexcusable ignorance
ou la mauvaise foi peuvent établir une identité quelconque entre les deux corporatismes. » (A. de
MARCO, « Nationalisation ou corporatisme ? », trad. fr. J. Thomas-d’Hoste, La Communauté
nationale, Lyon, Chronique sociale de France, 1946, p. 9-25, ici p. 25). Article paru en italien,
traduit et largement célébré par La Documentation catholique, puis repris dans le compte rendu
de la XXXIIIe session des Semaines sociales de France tenue à Strasbourg. Pour un point général
sur le sujet, cf. N. S. TIMASHEFF, « Nationalization in Europe and the Catholic Social Doc-
trine », The American Catholic Sociological Review, 1947, 8 (2), p. 111-130.
144 La subsidiarité catholique...
Rien ne serait plus faux que d’opposer un Léon XIII, Pape moderne, Pape
du catholicisme social et du Ralliement à la République4, à un Pie X, son suc-
cesseur immédiat, Pape intransigeant retournant au Syllabus de son aîné du
même nom5. Dans l’encyclique Inscrutabili Dei consilio du 21 avril 1878,
Léon XIII ne manquait pas de rappeler les dangers de la société moderne —
certes dans un style moins vindicatif que celui de son prédécesseur mais sans
rien renier, sur le fond, de la traditionnelle véhémence pontificale6. Il importe
donc de ne pas se méprendre sur le tournant léonien de la doctrine sociale et
du renouveau thomiste qui lui sert de support intellectuel. Même revu et cor-
rigé par Léon XIII, le catholicisme social, habité qu’il se trouve par la menta-
lité médiévale de la Chrétienté, est beaucoup plus antimoderne qu’il n’y
paraît, tout comme, nous le verrons avec Pie XII, la redéfinition catholique
— antilibérale — de la démocratie. Jamais, l’Église de la doctrine sociale ne
reconnaîtra à l’État davantage qu’une autonomie conditionnelle (en cela, elle
lui refusera toujours la dignitas d’institution) : l’État est souverain à condi-
tion que l’Église soit la détentrice du dernier mot, autre manière de dire que
l’État est souverain dans son ordre. Il dispose certes de la dignité de société
parfaite mais la souveraineté des deux sociétés temporelle et spirituelle ne se
situe pas sur le même plan. Affirmer que l’Église et l’État n’appartiennent pas
au même ordre, c’est en définitive rappeler que ces deux ordres sont eux-
mêmes hiérarchisés. Aussi, comment qu’on la comprenne, la reconnaissance
par Léon XIII de la valeur temporelle de l’État s’accompagne-t-elle nécessai-
rement de son indispensable corollaire : la supériorité ultime de l’Église en
raison d’une primauté ontologique du spirituel sur le temporel. Mais voilà
qui méconnaissait la capacité des États à subvertir la stratégie ecclésiale et à
faire sauter cette clause de conditionnalité.
Fondamentalement liés entre eux, le développement de la doctrine sociale
et le retour en force, sous la plume des papes du xixe siècle, de la notion de
societas perfecta interviennent dans un contexte précis, celui de la naissance
de la nation italienne, doublée de son pendant symétrique : la mort des États
pontificaux. En 1870, quand il s’empare de la ville de Rome, Victor Emma-
nuel II ne fait pas que parachever l’unification nationale de la péninsule Ita-
lique, il signifie au Souverain pontife la fin de son pouvoir temporel1. Cette
rupture du lien, historiquement noué, entre la primauté spirituelle du Pasteur
suprême de l’Église et la souveraineté du chef de l’État pontifical marquera
pour longtemps une brèche traumatisante dans la conscience collective du
Vatican2. C’est en riposte directe que le Siège romain déploiera des trésors
d’énergie doctrinale et mobilisera ses plus grands canonistes pour exhumer le
vieux concept de societas perfecta3. Le faisant glisser, prudence magistérielle
1. Quoique fondée sur des textes inauthentiques (la Donation de Constantin composée vers 750
et les Décrétales de Pseudo-Isidore), la justification des territoires pontificaux avait accompagné
l’Église depuis ses origines. Selon la Donation, Constantin aurait remis à Sylvestre Ier non seule-
ment les insignes impériaux mais aussi la souveraineté sur Rome, l’Italie et l’Occident.
2. Sur ce traumatisme, qualifié par Léon XIII de « funeste dissentiment entre l’Italie [...] et le
Pontificat romain », cf. LÉON XIII, Lettre autographe au Cardinal Mariano Rampolla, Secré-
taire d’État, 15 juin 1887, Acta Sanctae Sedis, 1887, XX, p. 4-27 (in A. F. UTZ, III, p. 2329-2349,
ici p. 2334-2335). On le sait, la querelle ne prendra fin qu’avec le Concordat de 1929.
3. Tel qu’issu du reformatage de la théorie des deux glaives opéré par Bellarmin. La définition de
l’Église comme société parfaite est le résultat d’un long travail d’incubation doctrinale, accéléré à
partir de 1870 mais qui s’étire sur toute la période de la seconde moitié du xixe siècle. L’exhuma-
tion du concept est principalement le fait du grand canoniste italien, le futur Cardinal Tarquini.
Avant l’épisode léonien, deux moments importants sont à relever : 1o la lettre Cum catholica
Ecclesia publiée par Pie IX le 26 mars 1860 pour protester contre l’annexion de la Romagne,
anciennement sous le ressort territorial de la papauté. 2o le point 19 du Syllabus : « L’Église n’est
pas une société parfaite et véritable, pleinement libre, et elle ne jouit pas des droits propres et
constants qui lui ont été conférés pas son divin fondateur, mais il appartient au pouvoir civil de
définir quels sont les droits de l’Église et les limites au sein desquelles elle peut exercer ces
droits. » (PIE IX, Syllabus, 19 ; in H. DENZINGER, 2919, p. 667-668).
146 La subsidiarité catholique...
1. Alors qu’à l’origine les encycliques étaient uniquement destinées aux membres du collège
épiscopal (à l’ensemble des évêques du monde), elles deviendront peu à peu un outil de commu-
nication bien plus large : pour s’adresser d’abord à l’ensemble des fidèles catholiques puis, à
partir de Léon XIII, au monde entier. À compter de l’encyclique Pacem in terris, promulguée
par Jean XXIII en 1963, le Vatican revendique explicitement de parler « à tous les hommes de
bonne volonté ». Les effets de cette mutation sont bien sûr importants sur le contenu même du
discours pontifical. L’enseignement social des papes pouvait encore revêtir une valeur normative
quand les destinataires en étaient seulement les membres de l’Église. À partir de 1963, il prend
désormais une couleur essentiellement déclarative ; ce qui, loin s’en faut, ne réduit pas son effet
locutoire. Il change tout simplement de canal de transmission.
2. Rappelons-le encore : l’intégralisme est à distinguer de l’intégrisme (cf. É. POULAT, Inté-
grisme et catholicisme intégral, Tournai, Casterman, 1969). Sans remettre en cause la pertinence
des analyses d’Émile Poulat, le concept d’intégralisme, tel que défini par Jean-Marie Donegani, a
pour but de sortir de la dualité poulatienne — intransigeantisme catholique contre libéralisme
— en y introduisant un troisième terme (J.-M. DONEGANI, La Liberté de choisir. Pluralisme
religieux et pluralisme politique dans le catholicisme français contemporain, Paris, Presses de la
FNSP, 1993). Jean-Marie Donegani insiste en particulier sur la nécessité épistémologique de bien
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 149
distinguer entre le discours des acteurs eux-mêmes et le discours des analystes. « Comment faut-
il entendre certaines notations d’Émile Poulat se démarquant si peu des propos qu’elles ana-
lysent qu’il devient parfois difficile de cerner le passage de la pensée ecclésiastique objet de
l’analyse à la pensée du sociologue auteur de l’analyse. » (Ibid., p. 168).
1. Sur la crise moderniste dans le catholicisme français au tournant des xixe-xxe, cf. É. POULAT,
Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste, Paris, Casterman, 1962 ; « La crise du moder-
nisme dans l’Église catholique. Prolégomènes à une réflexion sur l’orthodoxie », Formation et
défense des « orthodoxies » dans les églises et les groupements d’inspiration politique, Gembloux,
Duculot, 1987, p. 170-190 ; P. COLIN, L’Audace et le soupçon. La crise du modernisme dans le
catholicisme français, 1893-1914, Paris, Desclée de Brouwer, 1997.
2. Émile Poulat lui-même en convient mais peut-être n’en tire-t-il pas toutes les conséquences :
« Ce qui s’est imposé, écrit-il, est-ce bien le libéralisme ou plus simplement, le fait accompli, la
situation nouvelle ainsi créée qui, en se consolidant, a rejeté dans le passé, définitivement, tout ce
qui ne répond plus à sa réalité ? » (É. POULAT, Église contre bourgeoisie, op. cit., p. 162-163 ;
« Pour une meilleure compréhension de la démocratie chrétienne », art. cit., p. 31). Dans la
continuité de son maître ouvrage : É. POULAT, « La modernité à l’heure de Vatican II »,
Le Deuxième Concile du Vatican, Rome, École française de Rome, 1989, p. 809-826.
150 La subsidiarité catholique...
1. « Le principe de subsidiarité, avoue Chantal Delsol, veut échapper à cette alternative [libéra-
lisme-socialisme]. Il finit pourtant, après une histoire complexe, par s’inscrire dans une problé-
matique libérale au sens contemporain du terme. » (C. MILLON-DELSOL, « La subsidiarité
dans les idées politiques », La Subsidiarité. De la théorie à la pratique, op. cit., 1995, p. 45).
2. En témoigne de manière très nette la structuration de la Constitution pastorale Gaudium et
spes. Le chapitre consacré à « La communauté politique » fait suite, par ordre de priorité, à celui
relatif au mariage, à celui afférent à la culture et à celui traitant de la vie économique
(DEUXIÈME CONCILE du VATICAN (VATICAN II), Constitution pastorale De Ecclesia
in Mundo Huius Temporis (Gaudium et spes), 7 décembre 1965, Acta Apostolicae Sedis, 1966,
LVIII, p. 1025-1115, Sacrosanctum Œcumenicum Concilianum Vaticanum II, 1966, p. 681-751 ;
in A. F. UTZ, I, p. 814-969 ; H. DENZINGER, 4301-4345, p. 911-934). Nous y reviendrons.
3. Jusqu’à la fin de son pontificat, nous y reviendrons, le Pape Pacelli ne manquera pas une occa-
sion de signaler les limites infranchissables de ce nouveau compromis avec le fait démocratique.
En témoignent les différents anathèmes lancés à l’encontre de la nouvelle génération de théolo-
giens catholiques mieux disposée à un dialogue avec la modernité et les Lumières : Marie-Domi-
nique Chenu, Yves Congar, Henri de Lubac, Karl Rahner, John Courtney Murray.
4. E. TROELTSCH, Das stoisch-christliche Naturrecht und das moderne profane Naturrecht
[1911], Die Soziallehren der christlichen Kirchen und Gruppen, op. cit., 1922, II, p. 166-191.
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 151
1. Pour une démonstration approfondie de l’entremêlement des plans économique (l’agir fonc-
tionnel) et ontologique (l’être théologique) dans le message chrétien, cf. Y. M.-J. CONGAR,
« Le moment “économique” et le moment “ontologique” dans la Sacra Doctrina (Révélation,
théologie, Somme théologique) », Mélanges M.-D. Chenu, Paris, Vrin, 1967, p. 135-187.
2. PREMIER CONCILE de NICÉE, Profession de foi, 19 juin 325 (in H. DENZINGER, 125-
126, p. 39-42). « Nous croyons en un seul Dieu, Père tout-puissant, créateur de tous les êtres
visibles et invisibles. Et en notre seul Seigneur Jésus Christ, le Fils de Dieu, né du Père, unique
engendré, c’est-à-dire de la substance du Père, Dieu de Dieu, lumière de lumière, vrai Dieu de
vrai Dieu, né, non pas créé, d’une unique substance avec le Père, par qui tout a été fait, ce qui est
dans le ciel et ce qui est sur la terre, qui à cause de notre salut est descendu et s’est incarné, s’est
fait homme, a souffert et est ressuscité le troisième jour, est monté aux cieux, viendra juger les
vivants et les morts. Et en l’Esprit Saint. Ceux qui disent : “Il était un temps où il n’était pas” et
“Avant d’être né il n’était pas” et “il est devenu à partir de ce qui n’était pas”, ou qui disent que
Dieu est d’une autre substance ou essence, ou qu’il est susceptible de changement ou d’altéra-
tion, ceux-là l’Église catholique les anathémise. » Cette formule sera consacrée et amplifiée en
381 par l’amorce du Filioque de l’Église latine (PREMIER CONCILE de CONSTANTI-
NOPLE, Profession de foi, 30 juillet 381 ; in H. DENZINGER, 150, p. 56-58). Sur la question de
la Trinité, cf. R. BRAGUE, « Un Dieu un » [1983], Du Dieu des chrétiens, et d’un ou deux
autres, Paris, Flammarion, 2008, p. 77-113 ; C. THÉOBALD, « La foi trinitaire des chrétiens et
l’énigme du lien social : contribution au débat sur la “théologie politique” », Monothéisme et
trinité, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, 1991, p. 99-137.
3. PIE XII, Radio-message au monde L’Ordre intérieur des États, 24 décembre 1942, Acta
Apostolicae Sedis, 1943, XXXV, p. 9-24 (in SOLESMES, 772-821, p. 420-440, ici 777, p. 423-424 ;
A. F. UTZ, J. F. GRONER, I, p. 102-123, ici p. 106 ; M. CLÉMENT, II, p. 52-66).
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 153
1. H. de. LUBAC, Catholicisme. Aspects sociaux du dogme, Paris, Le Cerf, 1938, p. IX. Cf. aussi
R. COSTE, Les Fondements théologiques de l’Évangile social, Paris, Le Cerf, 2002.
2. Pensons, par exemple, aux analyses canoniques dues à Georges de Lagarde et Walter Ull-
mann : G. de LAGARDE, La Naissance de l’esprit laïque au déclin du Moyen Âge, I-V [1934-
1946], op. cit., 1956-1970 ; W. ULLMANN, The Individual and Society in the Middle Ages,
op. cit. Parmi une littérature surabondante, cf. quatre autres auteurs essentiels : E. CASSIRER,
Le Mythe de l’État [1946], trad. fr. B. Vergely, Paris, Gallimard, 1993, p. 113-163 ; M. VILLEY,
« La théologie chrétienne et la philosophie du droit du ve au xiiie siècle » [1961-1962], La Forma-
tion de la pensée juridique moderne, op. cit., p. 107-175 ; E. L. FORTIN, « Saint Augustin »,
Histoire de la philosophie politique [1963-1987], éd. L. STRAUSS, J. CROPSEY, trad. fr.
O. Sedeyn, Paris, PUF, 1999, p. 191-222 ; « Saint Thomas d’Aquin », ibid., p. 269-297 ; « Augus-
tine, Thomas Aquinas and the Problem of Natural Law », Mediaevalia, 1978, 4, p. 180-208 ;
L. DUMONT, Essais sur l’individualisme, op. cit. (spécialement « La catégorie politique et
l’État à partir du xiiie siècle » [1965], p. 35-81, ici p. 82 sq.). Pour une synthèse raisonnée,
cf. P. J. WEITHMAN, « Augustine and Aquinas on Original Sin and the Function of Political
Authority », Journal of History of Philosophy, 1992, 30 (3), p. 353-376.
3. Cf., ici, les travaux en cours d’Alain Boureau sur les prémisses scolastiques de la séparation
entre Église et État, que l’historien se garde bien, cependant, d’interpréter à l’aune de l’augusti-
nisme. Reste le message de limitation, de « cantonnement religieusement motivé », qui fait se
rencontrer le thomisme scolastique avec les anciennes élaborations augustiniennes (A. BOU-
REAU, La Religion de l’État. La construction de la République étatique dans le discours théolo-
gique de l’Occident médiéval (1250-1350), Paris, Les Belles Lettres, 2006, ici p. 119). Alain Bou-
reau se réfère ici (Ibid., p. 120 sq.) au livre important, encore peu connu en France, de Matthew
Kempshall (M. KEMPSHALL, The Common Good in Late Medieval Political Thought,
op. cit.), qui dédramatise fortement l’opposition entre augustinisme et thomisme.
4. Soit dans une perspective hagiographique, soit dans une perspective critique. Pour un exemple
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 155
sède bien sûr sa part de vérité, elle n’en présente pas moins l’inconvénient de
se situer d’emblée dans une perspective interne au magistère et de ne pas
rompre avec le discours des papes sur eux-mêmes. Or, au-delà du problème
de la relecture pontificale de l’Aquinate, trop se focaliser sur la Somme théo-
logique ne permet pas de comprendre ce que la doctrine ecclésiale de l’État
emprunte très directement à Augustin, en tout cas à une fibre qui n’est pas le
thomisme officiellement affiché. Nous voulons ici mettre au jour cette
dimension augustinienne du principe de subsidiarité en tension avec le tho-
misme foncier dans lequel il a originellement prétendu se définir. En retour,
le concept de subsidiarité permet de dédramatiser la césure entre les deux
grands penseurs du corpus catholique : saint Augustin est moins augustinien
qu’il n’y paraît, pourrait-on dire, saint Thomas moins thomiste1. Faut-il le
rappeler, le thomisme n’a jamais été un rejet de l’augustinisme ; il a simple-
ment voulu procéder à un mariage entre christianisme et aristotélisme ; d’où
une tension de laquelle des aspérités fortement augustiniennes ont pu res-
sortir, tendant parfois à effacer le compromis initial. Le propre révolution-
naire de l’Aquinate fut de poser cet axiome somme toute assez rudimentaire :
pour qu’il y ait la grâce, il faut d’abord qu’il y ait la nature, non plus la nature
aristotélicienne du cosmos païen mais la nature chrétienne de l’ordre divin
(seule voie d’accès à la connaissance de Dieu). Là où Augustin disait peu ou
prou l’inverse : l’humilité évangélique comme riposte à la magnanimité
païenne (romaine — et non grecque — en l’occurrence)2. Pour le reste, saint
Thomas reconduit l’essentiel de la théologie augustinienne en déplaçant déci-
sivement le curseur théorique, en reformulant la notion de grâce et en chan-
geant le vocabulaire. Par sa réconciliation du christianisme primitif avec la
nature, il ajoute sa pierre, il ne détruit pas l’édifice initial : la grâce n’abolit pas
la nature, disait-il (gratia non tollit naturam) ; elle la parfait3.
1. D’où les explications augustiniennes sur l’esclavage humain, cf. AUGUSTIN, La Cité de
Dieu, op. cit., III, p. 125-127 (liv. XIX, ch. 15). Plus généralement, cf. ibid., II, p. 105-141
(liv. XIII) ; II, p. 145-192 (liv. XIV). Mentionnons ici le mot sévère de Job : « C’est Lui [Dieu]
qui fait régner l’homme hypocrite à cause des péchés du peuple. » (Livre de Job, XXXIV, 30).
À travers sa critique du pélagianisme, saint Augustin s’attache à pointer le risque prométhéen de
l’orgueil humain. Les élus de Dieu, les citoyens de la cité de Dieu n’ont pas conscience de leur
élection, en ce que la prédestination divine échappe à la connaissance des hommes. L’élection
divine est le fait de la grâce, en aucun cas celui des mérites humains. « Chacun reconnaît, écrit-il,
que c’est par une bonté toute gratuite, non par ses mérites, qu’il est arraché au mal, quand il se
voit dégagé de la société de ces hommes dont il aurait dû partager le juste châtiment. »
(AUGUSTIN, La Cité de Dieu, op. cit., II, p. 189-190 ; liv. XIV, ch. 26).
2. Sur le fondement du fameux extrait déjà cité (Ibid., II, p. 191 ; liv. XIV, ch. 28).
3. Sur ce point, outre les travaux de Robert A. Markus (R. A. MARKUS, Saeculum. History and
Society in the Theology of St. Augustine [1970], Cambridge, Cambridge University Press, 2007),
on pourra se reporter aux analyses de l’historien Henri-Irénée Marrou (H.-I. MARROU,
« Civitas Dei, civitas terrena : num tertium quid ? », Studia patristica, éd. K. ALAND,
F. L. CROSS, Berlin, Akademie Verlag, 1957, II, p. 342-351 ; Saint Augustin et l’augustinisme,
Paris, Le Seuil, 1956) et à un article synthétique de Charles Journet (C. JOURNET, « Les trois
cités : celle de Dieu, celle de l’homme, celle du diable », Nova et Vetera, 1958, 33, p. 25-48).
4. Ils ne seront distingués qu’au jour du Jugement dernier (Ibid., III, p. 149-221 ; liv. XX). « Car
les deux cités s’enlacent et se confondent dans le siècle jusqu’à ce que le dernier jugement les
sépare. » (Ibid., I, p. 75 ; liv. I, ch. 35). Cf. aussi ibid., II, p. 145-192, p. 195-247, p. 252-314,
p. 318-368 (liv. XV-XVII) ; III, p. 12-89 (liv. XVIII).
5. Ibid., III, p. 283-357 (liv. XXII).
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 157
Saint Thomas ensuite. Son dialogue avec l’évêque d’Hippone tient en deux
mots : la nature d’une part, la Providence de l’autre. À trop insister sur la pre-
mière dimension, on oublie qu’elle prend place à l’intérieur de la seconde. En
1. Pensons à ses linéaments aisément repérables dans le message biblique lui-même : l’histoire
des patriarches Abraham (Livre de la Genèse, XXII) et Joseph (Genèse, XXXVI-L), l’histoire de
la sortie d’Égypte (Livre de l’Exode, XII-XIII) ou encore l’histoire de Job (Livre de Job).
2. Dieu chrétien, ou plus exactement (à la suite de la note précédente), Dieu judéo-chrétien. Le
Dieu vétéro-testamentaire du Décalogue interdit (« Tu ne tueras point ! ») mais ne prescrit rien.
3. Citons Thomas : « Dieu [...] ne veut ni que les choses mauvaises soient faites ni qu’elles ne
soient pas faites, mais il veut permettre qu’elles soient faites. » (THOMAS d’AQUIN, Somme
théologique, op. cit., I, p. 305 (Ia, q. 19, a. 9 ad 3). Dans le même sens, cf. THOMAS d’AQUIN,
Somme contre les Gentils, op. cit., III, p. 250-254, p. 257-259 (liv. III, ch. 71, ch. 73).
4. Cf. R. BRAGUE, « L’impuissance du Verbe. Le Dieu qui a tout dit » [1995], Du Dieu des
chrétiens, op. cit., p. 180 sq. Commentaire de JEAN de LA CROIX, « La montée du mont
Carmel » [1542-1591], Œuvres complètes, trad. fr. C. de la Nativité de la Vierge, éd. L.-M. de
Saint-Joseph, Paris, Desclée de Brouwer, 2007, I, p. 208-216 ; liv. II, ch. 22).
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 159
1. THOMAS d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., I, p. 322-323 (Ia, q. 22, a. 3). « L’ordre des
choses se présente sous deux aspects. D’une part, tel être créé est ordonné à tel autre, comme
les parties au tout, les accidents à la substance et chaque chose à sa fin. D’autre part, toutes
les choses créées sont ordonnées à Dieu. » (Ibid., I, p. 314 ; Ia, q. 21, a. 1 ad 3). « L’opération pro-
videntielle par laquelle Dieu opère dans les choses n’exclut pas les causes secondes, mais est
accomplie à travers elle. » (THOMAS d’AQUIN, Somme contre les Gentils, op. cit., III, p. 255
(liv. III, ch. 72, 2). Cf. aussi ibid., III, p. 390 sq. (liv. III, ch. 111 sq.).
2. La distinction thomiste entre cause première et cause seconde doit se comprendre comme un
corollaire de la distinction scolastique entre la fin intermédiaire — infravalente — et le moyen.
3. Ce thème sera repris par les néothomistes dont Maritain. Le bien temporel de la cité, écrit-il,
est « une fin intermédiaire et infravalente », une fin ultime secundum quid par rapport à la per-
sonne (J. MARITAIN, Humanisme intégral, Œuvres complètes, op. cit., VI, p. 444, n. 3).
160 La subsidiarité catholique...
la mesure où elle dérive de la loi de nature »1. Voilà une parole qui reprend
Augustin mot pour mot : une cité n’est cité que si elle s’ordonne à la justice
divine.
1. THOMAS d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., II, p. 599 (Ia IIæ, q. 95, a. 2). Mais, en
retour, écrit saint Thomas, pour que le droit naturel ne soit pas oublié, il faut en permanence le
rappel à l’ordre du droit positif. Les lois positives n’obligent que dans la mesure où elles sont
justes, que dans la mesure, donc, où elles satisfont à leur propre définition. Une loi est loi si elle
s’ordonne au bien commun défini en Dieu. Une cité n’est cité que si elle s’ordonne à la justice
divine. Tout comme la grâce n’abolit pas la nature, le droit divin n’abolit pas le droit humain, il le
permet. La définition de la loi par saint Thomas fait explicitement référence à saint Augustin
(Ibid., II, p. 606 ; Ia IIæ, q. 96, a. 4). Précisons encore que 1o le schéma juridique thomiste est
moins binaire que ternaire — loi divine, loi naturelle et loi positive : le droit positif est contenu
dans le droit naturel, lui-même ordonné à la loi éternelle (divine) ; 2o Thomas considère moins le
rapport entre loi divine et loi humaine que celui entre loi naturelle et loi positive.
Chapitre 2
Subsidiarité et autorité spirituelle.
La condamnation pontificale
I. L’ÉTAT ÉDUCATEUR,
PRÉFIGURATION DE L’ÉTAT TOTALITAIRE ?
1. JEAN-PAUL II, Lettre aux familles, Paris, Le Cerf, 1994, 16, p. 63-64. Dans le même sens,
cf. le Code de droit canonique promulgué en 1983 (JEAN-PAUL II, dir., Code de droit cano-
nique [1983], éd. lat. et fr., Paris, Centurion, Le Cerf, Tardy, 1985, p. 144 sq. ; can. 793 sq.).
2. Rien d’anodin, en effet, à ce que ses linéaments apparaissent sous la plume de Mgr von Ket-
teler dans des pages spécialement consacrées à l’École. Les pouvoirs civil et ecclésiastique ont
beau disposer de la suprématie chacun dans son ordre, l’éducation n’en pose pas moins des pro-
blèmes particuliers. Ce sont d’abord les parents et les familles, répète-t-on côté catholique, qui
ont en charge l’éducation et l’instruction de leurs enfants, l’État n’assurant pour sa part qu’un
rôle subsidiaire de « grand coordonnateur » et de « haute surveillance » (W. E. von KETTELER,
« Die Katholiken und das neue deutsche Reich », Wilhelm Emmanuel von Kettelers Schriften,
op. cit., p. 162). « Il souhaitait, puisque le peuple gouvernait dans les temps modernes, qu’on
l’élevât pour régner, comme naguère on élevait les fils des rois. » (J. LIONNET, « Un évêque
social » : Ketteler, Paris, Béduchaud, 1903, p. 25-26).
3. Via son souci d’ôter toute dimension spirituelle à l’ordre étatique. Par théorie du pouvoir
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 165
Une fois de plus, le contexte historique nous a mis sur la voie : celle de l’Italie
fasciste. Comme on pouvait s’y attendre, le Concordat de 1929 signé entre le
Pape et Mussolini n’avait pas éteint la concurrence des ambitions sur ce « ter-
rain essentiel de la vie de l’Église » : l’éducation de la jeunesse1. Qu’il suffise
ici de penser à une lettre encyclique du 31 décembre de la même année, Divini
illius Magistri2, dans laquelle deux exigences étaient fermement rappelées par
Pie XI : le rôle de l’Église consiste à préparer l’âme de chacun au salut de
tous ; l’éducation se situe donc au principe même de son monopole séculaire.
L’objet immédiat de sa prise de parole : dénoncer la mythologie gentilienne
de l’État éducateur. En bon philosophe hégélien devenu ministre de l’Ins-
truction publique3, Giovanni Gentile considérait en effet que la formation
spirituelle de la jeunesse devait en propre revenir à l’État dont la vocation
naturelle était précisément d’endosser la responsabilité morale de l’éducation.
Rien de plus opposé à la doctrine catholique. Depuis 1923, le Pape n’avait eu
de cesse de condamner cette dangereuse usurpation, mais une fois signés les
Accords du Latran, sa riposte redoublera d’intensité. L’idéal de l’État éthique,
martèle-t-il, n’a d’autre but que de saper les fondements de la légitimité
divine de l’Église via une détestable prétention du pouvoir profane à se hisser
sur un terrain spirituel4. Et de refuser qu’on considère la foi catholique sous
le seul angle de l’enseignement religieux, comme si elle pouvait être une
simple discipline scolaire, sorte de philosophia minor propédeutique à la véri-
table activité philosophique5.
indirect de l’Église, il faut entendre pouvoir directif des consciences (morale, éducation) qui
réserve à la compétence ecclésiale une liste nombreuse de domaines potentiels d’intervention.
1. Fait très révélateur, mais non surprenant, c’est en grande partie sur la question de l’éduction
que se cristallisera la condamnation pontificale du phénomène totalitaire dans Divini redemp-
toris et Mit brennender Sorge. « On retire aux parents le droit de l’éducation que l’on considère
comme un droit exclusif de la communauté ; c’est seulement au nom de la communauté et
par délégation que les parents peuvent encore l’exercer. » (PIE XI, Divini redemptoris ; in
A. F. UTZ, I, p. 229). « Aujourd’hui encore, la lutte ouverte contre l’école confessionnelle, pro-
tégée pourtant par le Concordat, ou la suppression du libre suffrage à ceux des catholiques qui
ont le droit de veiller à l’éducation de la jeunesse, manifestent sur un terrain essentiel de la vie de
l’Église la gravité impressionnante de la situation et l’angoisse sans exemple des consciences
chrétiennes. » (PIE XI, Mit brennender Sorge ; in A. F. UTZ, I, p. 291). Nous soulignons.
2. Texte entièrement consacré à la question de l’éducation, qui reprend l’appel au renouveau
chrétien lancé dès le début du pontificat rattien, en 1922, et que Quadragesimo anno déclinera
moins d’un an et demi plus tard en l’appliquant à la question spécifique de la corporation. « Ce
renouveau, écrit le Pape Ratti pour appeler au renouveau chrétien, c’est principalement dans la
formation de la jeunesse chrétienne que Nous voulons le voir s’opérer [...] ; évitons que cette
jeunesse, ballottée dans ce bouleversement social et cette perturbation de toutes les idées, “se
laisse emporter [...] à tout vent de la doctrine, à la merci de la malice des hommes et des astuces
enveloppantes de l’erreur”. » (PIE XI, Ubi arcano Dei ; in A. F. UTZ, IV, p. 2771).
3. Qui se méprenait encore, plus pour longtemps, sur le sens réel du projet fasciste.
4. PIE XI, Lettre encyclique Divini illius Magistri, 31 décembre 1929, Acta Apostolicae Sedis,
1930, XXII, p. 49-86 (in A. F. UTZ, II, p. 1357-1415). Notons que c’est par le biais de la réforme
scolaire et universitaire de 1923 que Giovanni Gentile se rapproche du fascisme. Il s’en écartera
très rapidement. Le point d’orgue de la rupture est concomitant à la réforme initiée en 1935 par
Cesare Maria De Vecchi Di Val Cismon (plus tard remplacé par Giuseppe Bottai).
5. « Il faut reconnaître [...] que les responsabilités, en matière d’éducation, incombent dans toute
166 La subsidiarité catholique...
Église éducatrice contre État éducateur, tel est donc le conflit à considérer.
Comment l’Église, cette mère si possessive, éternelle « maîtresse de vérité »,
pourrait-elle supporter la concurrence d’un père État éducateur ?
« À qui doit appartenir l’éducation chrétienne, demande faussement Pie XI,
sinon à cette mère, à cette éducatrice, dépositaire de la divine Révélation et [...]
“gardienne éternelle du sang incorruptible”, à cette mère, à cette éducatrice de
toute vie et sainteté chrétiennes ? De cette mission l’Église s’est toujours fait un
droit et un devoir ; il ne pouvait en être autrement1. »
Le malentendu entre l’État moderne et l’Église catholique était fatal. Dans
son combat contre la prétention monopoliste de l’État éducateur, Pie XI ne
fait d’ailleurs que réentonner le discours de ses prédécesseurs du xixe siècle,
de Pie VI à Léon XIII, en passant bien sûr par le Pape du Syllabus2. D’un
côté, une Église qui, depuis son origine, s’est pensée comme le « temple »
même de l’éducation, comme l’indépassable « providence maternelle »3. De
l’autre, un État qui s’est progressivement saisi de l’enjeu éducatif comme
d’un levier légitime de son action politique. Un État libéral qui, dans le meil-
leur des cas, est prêt à tolérer la fonction pédagogique de l’Église à condition
toutefois qu’elle ne s’érige pas en tutrice du pouvoir temporel. L’Église, très
logiquement, refuse cette position seconde ; dans sa grande magnanimité, elle
peut reconnaître à l’État un rôle en matière éducative, mais, en aucune façon,
elle ne saurait accepter une inversion contre-nature de la relation qui la pose
comme première.
À la faveur d’une lecture attentive des textes pontificaux de Pie XI, la mise
en perspective de Divini illius Magistri permet de reconstituer plus précisé-
ment le schéma catholique de l’éducation. Il se résume, en définitive, de
manière très simple mais revêt une portée singulière en raison du contexte
leur plénitude à l’Église, non à l’État ; que l’État ne peut empêcher l’Église de remplir une pareille
mission, qu’il ne peut l’entraver d’aucune façon, ni non plus la réduire à l’enseignement exclusif
des vérités religieuses. » (PIE XI, Lettre autographe au Cardinal Pietro Gasparri, Secrétaire
d’État, 30 mai 1929, Acta Apostolicae Sedis, 1929, XXI, p. 297-306 ; in A. F. UTZ, III, p. 2359).
Nous soulignons. À dire vrai, la réforme gentilienne avait été reçue de manière très contrastée
par les autorités vaticanes. D’un côté, elles se félicitaient de la place faite à l’enseignement de la
religion dans la pédagogie spiritualiste de Gentile. D’un autre côté, elles ne pouvaient se résigner
à adhérer au caractère instrumental donné au catéchisme : l’enseignement de la religion comme
nécessité de la formation philosophique de l’individu.
1. PIE XI, Allocution adressée aux élèves du collège de Mandragone sur l’Église et l’école, 14 mai
1929 (in A. F. UTZ, II, ici p. 1349). Pour la traduction française de l’époque (celle d’A. Utz est
sensiblement différente), cf. La Documentation catholique, 15-22 juin 1929, col. 1495-1499.
2. La volonté des tenants du libéralisme, écrit Pie IX en 1864, « est de soustraire complètement à
la salutaire doctrine et à l’influence de l’Église l’instruction et l’éducation de la jeunesse, afin de
souiller et de dépraver par les erreurs les plus pernicieuses et par toute sorte de vices, l’âme
tendre et influençable des jeunes gens » (PIE IX, Quanta cura ; in A. F. UTZ, I, p. 165). Citons
aussi cette lamentation de Léon XIII fulminée vingt-et-un ans plus tard : « L’Église, qui a reçu de
Jésus-Christ ordre et mission d’enseigner toutes les nations, se voit interdire toute ingérence
dans l’instruction publique. » (LÉON XIII, Immortale Dei, 34 ; in A. F. UTZ, III, p. 2041).
3. « L’Église et la famille constituent un temple unique de l’éducation chrétienne. » Ou encore :
« l’admirable en même temps qu’incomparable providence maternelle de l’Église » (PIE XI,
Divini illius Magistri ; in A. F. UTZ, II, p. 1399). Nous soulignons. « Laissez venir à moi les
petits enfants » avait dit le Christ en s’adressant à Marc (Évangile selon saint Marc, X, 14).
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 167
dans lequel le Pape Ratti prend la parole1. La chose est peu relevée, nous
insistons donc : Pie XI marque une rupture assez nette avec la plupart de ses
prédécesseurs. Il ne reprend pas la thèse classique qui réserve à la seule Église
le droit naturel d’enseigner, reconnaissant ainsi, plus directement que les
papes antérieurs, la légitimité de l’État à intervenir dans le domaine de l’édu-
cation. Si nous verrons en quoi cette reconnaissance de la légitimité éduca-
trice de l’État reste très circonscrite, subsidiarité oblige, la nouveauté mérite
d’emblée d’être soulignée et rejoint notre analyse de la compromission fas-
ciste du Pape (tout au moins, cette ouverture pontificale la rend possible)2.
Rappelant la répartition des tâches qui lui semble la plus naturelle, Pie XI
tente d’abord de contrer l’offensive fasciste d’embrigadement de la jeunesse.
« Puisqu’ils ont l’un et l’autre [l’État et l’Église] les mêmes sujets, et qu’il peut
arriver qu’une seule et même chose, sous des aspects différents, tombe sous la
compétence et le jugement de chacun d’eux, le Dieu très prévoyant dont ils
émanent doit avoir déterminé à chacun sa voie selon la rectitude de l’ordre3. »
D’une part, le droit surnaturel de l’Église ; d’autre part, le droit naturel de
la famille ; enfin, le droit naturel mais subsidiaire de l’État. Trois acteurs au
total : deux d’ordre naturel : la famille et l’État ; le troisième d’ordre surna-
turel : l’Église. Deux sociétés parfaites : l’Église et l’État ; et une société
imparfaite : la famille. Mais, au centre de l’édifice, encore et toujours, l’Église,
qui dispose de l’avantageuse situation d’être à la fois surnaturelle et parfaite.
D’où son emprise légitime sur les familles, et l’alliance historiquement nouée
avec elles4.
Le droit surnaturel de l’Église tout d’abord. L’Église qui agit dans le
domaine de l’éducation n’est pas une Église qui s’ingère ; c’est une Église qui
réalise tout simplement sa mission naturelle. L’encyclique Divini illius
Magistri rend raison de la sincérité ecclésiale : « On devra considérer l’exercice
de ce droit non comme une ingérence illégitime, mais comme un secours
précieux de la sollicitude maternelle de l’Église. » Car « il ne peut pas y avoir
d’éducation complète et parfaite en dehors de l’éducation chrétienne5 ». La
même année, le 14 mai 1929, dans son allocution, déjà citée, prononcée devant
les élèves du collège de Mandragone, le Pape déclare, non moins sincèrement :
l’éducation est l’« une des plus grandes missions que Dieu a confiées à l’Église
en lui donnant celle plus générale de sauver toutes les âmes »6. L’Église est
1. Cf., notamment, le tableau dressé par Jean-Luc Pouthier (J.-L. POUTHIER, Les Catholiques
sociaux et les démocrates chrétiens français devant l’Italie fasciste (1922-1935), op. cit.).
2. « Et qu’on ne dise pas qu’il est impossible à l’État dans une nation de croyances diverses, de
pourvoir à l’instruction publique autrement que par l’école neutre ou par l’école mixte, puisqu’il
doit la faire pour être raisonnable, et qu’il le peut plus facilement en laissant la liberté et en
venant en aide par des subsides appropriés à l’initiative et à l’action de l’Église et des familles. »
(PIE XI, Divini illius Magistri ; in A. F. UTZ, II, p. 1403). Nous soulignons.
3. Ibid. (in A. F. UTZ, II, p. 1383).
4. « Depuis les temps les plus reculés, les parents chrétiens ont compris que leur devoir, aussi
bien que leur principal intérêt, était de profiter de ce trésor d’éducation chrétienne que l’Église
mettait à leur disposition. » (PIE XI, Allocution de Mandragone ; in A. F. UTZ, II, p. 1351).
5. PIE XI, Divini illius Magistri (in A. F. UTZ, II, p. 1367, p. 1359).
6. PIE XI, Allocution de Mandragone (in A. F. UTZ, II, p. 1349).
168 La subsidiarité catholique...
donc éducatrice parce qu’elle a en charge, ultimement, le salut des âmes mais
aussi parce qu’elle est l’Institution suppléante pour la foi de tous1.
Le droit subsidiaire de l’État ensuite. Avant d’être citoyen, la personne se
doit bien de commencer par exister en tant qu’homme, et cette existence elle
ne la reçoit pas de l’État, elle la reçoit de ses parents. Les enfants feront tou-
jours partie, d’abord, d’une famille puis, à un niveau bien moindre, d’un État.
Remplissant une fonction, chronologiquement antérieure, de procréation des
enfants, les parents disposeront donc, très logiquement, de droits prioritaires
en matière d’éducation : le droit d’élever et d’éduquer leurs enfants selon
leurs aspirations et leur conscience2. Mais, société imparfaite, la famille
réclame la double assistance de l’État, instance en charge du bien commun
temporel, et de l’Église, institution en charge du salut spirituel. Derrière le jeu
à trois, c’est en réalité toujours le même conflit qui se profile, mettant aux
prises l’Église et l’État.
« L’État assurément, admet Pie XI, ne peut ni ne doit se désintéresser de l’édu-
cation des citoyens, mais seulement contribuer à tout ce que l’individu et la
famille ne pourrait faire eux-mêmes. Le rôle de l’État n’est pas d’absorber,
d’engloutir, d’annihiler l’individu et la famille, ce serait absurde, ce serait
contraire à la nature, puisque la famille existait avant la société, avant l’État3. »
Le parallèle avec le fameux passage de Quadragesimo anno sur la suppléti-
vité étatique se repère jusque dans le vocabulaire. Tel est le rôle auxiliaire
de l’État : suppléer les carences de la famille, l’aider dans l’accomplissement
de sa tâche éducative, mais en aucun cas s’y substituer4. Comme chez
saint Thomas, tout est en fait question de hiérarchie finalisée, d’ordre et de
complémentarité bien ordonnée : chaque instance ayant reçu de la nature une
place dans le fonctionnement social, se doit de rester dans son ordre, l’État
1. Cette vocation surnaturelle ne détruit pas la nature mais l’accomplit, comme aurait dit saint
Thomas. « L’ordre surnaturel auquel appartiennent les droits de l’Église, bien loin de détruire ou
d’amoindrir l’ordre naturel [...] l’élève et le perfectionne, les deux ordres se prêtant ainsi un
mutuel appui et se complétant, pour ainsi dire, dans la proportion qui convient à leur nature et à
leur dignité respectives. » (PIE XI, Divini illius Magistri ; in A. F. UTZ, II, p. 1371).
2. Ibid. (in A. F. UTZ, II, p. 1373). Cf. aussi l’encyclique inaugurale du pontificat pacellien :
PIE XII, Lettre encyclique Summi pontificatus, 20 octobre 1939, Acta Apostolicae Sedis, 1939,
XXXI, p. 413-453 (in A. F. UTZ, J. F. GRONER, II, p. 3-39). Dans l’édition de Solesmes : « Et
quel scandale plus dangereux pour les futures générations et plus durable qu’une formation de la
jeunesse misérablement dirigée vers un but qui éloigne du Christ, voie, vérité et vie, et qui
conduit à renier le Christ, par une apostasie ouverte ou en cachette ? Le Christ, dont on veut
aliéner les jeunes générations présentes et à venir, est Celui qui a reçu de son Père éternel tout
pouvoir au ciel et sur la terre. Il tient la destinée des États, des peuples et des nations dans sa
main toute-puissante. C’est à Lui qu’il appartient de diminuer et d’accroître leur vie, leur déve-
loppement, leur prospérité et leur grandeur. » (Ibid. ; in SOLESMES, 754, p. 410, 750, p. 407).
3. PIE XI, Allocution de Mandragone (in A. F. UTZ, II, p. 1353). Nous soulignons.
4. L’État « supplée à ce qui lui [la famille] manque et y pourvoir par des moyens appropriés,
toujours en conformité avec les droits naturels de l’enfant et les droits surnaturels de l’Église ».
« Il complétera cette action lorsqu’elle n’atteindra pas son but ou qu’elle sera insuffisante. »
PIE XI, Divini illius Magistri (in A. F. UTZ, II, p. 1379). « À ne considérer donc que ses origines
historiques, l’école est de sa nature une institution auxiliaire et complémentaire de la famille et de
l’Église ; partant, en vertu d’une nécessité logique et morale, l’école doit non seulement ne pas se
mettre en contradiction, mais s’harmoniser positivement avec les deux autres milieux dans l’unité
morale la plus parfaite possible, de façon à constituer avec la famille et l’Église un sanctuaire
consacré à l’éducation chrétienne. » (Ibid. ; in A. F. UTZ, II, p. 1399).
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 169
dans sa position d’infériorité par rapport à l’Église parce que le temporel éta-
tique est inférieur non seulement au spirituel mais aussi au temporel ecclésial.
À la tête de l’édifice collectif, est-il dit en substance, l’Église dispose, en
matière d’éducation des enfants, d’un droit inaliénable en même temps que
d’un devoir dont elle ne peut se dispenser. Dépositaire de la loi divine, fin
ultime et destination de la loi naturelle, elle rappelle l’État à sa fonction, et
protège la famille dans ses droits. Et Pie XI de s’indigner :
« Pour affaiblir encore l’influence familiale s’ajoute aussi de nos jours ce fait
que presque partout, on tend à éloigner l’enfant, toujours plus et dès l’âge le
plus tendre, de la famille. On a pour cela, divers prétextes : raisons d’ordre éco-
nomique, tirées des nécessités de l’industrie et du commerce, raisons d’ordre
politique. Il est tel pays même où l’enfant est arraché à la famille sous prétexte
de formation (le mot juste serait déformation ou dépravation), pour être livré,
dans des groupements et des écoles sans Dieu, à l’irréligion et à la haine, confor-
mément aux théories d’un socialisme extrémiste : véritable renouvellement
d’un massacre des innocents, plus horrible que le premier1 ! »
Soulignons la virulence du propos, mais il y a plus, au-delà même de
l’énervement rattien. À comparer les discours de l’Église sur l’éducation et
sur le mariage, la défense ecclésiale de la famille se signale en effet par un fort
contraste2 : particulièrement marquée en matière éducative, beaucoup moins
en matière conjugale. S’agissant du mariage, on sait que le droit canon a tou-
jours autorisé les prêtres à bénir l’alliance des époux y compris, et surtout,
contre le gré des familles. Ce fut même là le principal levier stratégique
actionné par l’Église pour arracher le mariage aux anciennes logiques fami-
liales, avant d’en faire un sacrement exclusivement divin. Si défense ecclésiale
de la famille en matière éducative il y a, le contraste avec la stratégie conjugale
révèle que l’Église ne défend pas la famille pour elle-même ; qu’elle la défend
bien plutôt contre l’État3. Aussi le verdict tombe-t-il tout naturellement sous
la plume du Pape :
« Est [...] injuste et illicite tout monopole de l’éducation et de l’enseignement
qui oblige physiquement ou moralement les familles à envoyer leurs enfants
dans les écoles de l’État contrairement aux obligations de la conscience chré-
tienne ou même à leurs légitimes préférences4. »
Kant, pour qui « l’éducation est le plus grand et le plus difficile problème
qui puisse être proposé à l’homme », a décrit la situation fondamentalement
aporétique dans laquelle est placé tout système éducationnel laïque, pour peu
qu’il soit considéré à une échelle collective2. Éduquer convenablement sup-
pose, en effet, d’avoir déjà été convenablement éduqué. « Il faut bien remar-
quer, écrit le philosophe, que l’homme n’est éduqué que par des hommes et
des hommes qui ont également été éduqués. » Et d’ajouter : « Si seulement un
être d’une nature supérieure se chargeait de notre éducation, on verrait alors
ce que l’on peut faire de l’homme3. » Le parallèle avec la figure du législateur
chez Rousseau est pour le moins frappant et nous ramène à ce dilemme énig-
matique, insoluble par construction, de la condition humaine4. Comme la loi,
l’éducation ne peut se comprendre en dehors de cette béance fondatrice : la
bonne éducation est par définition inaccessible à l’homme, en même temps
qu’elle lui est indispensable, et détermine son être propre. L’homme cherche
ainsi à surmonter la difficulté en s’en remettant à l’État, scellant par là le
caractère indissociable — mais problématique — de la relation entre politique
1. Encore convient-il de ne pas réduire les Lumières en un bloc monolithique d’un seul tenant.
Pour une synthèse récente sur la diversité du mouvement, cf., par exemple, K. POMIAN, « Le
temps et l’espace des Lumières » [2005], Le Débat, 2008, 150, p. 135-145.
2. E. KANT, Réflexions sur l’éducation [1776], trad. fr. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1974, p. 77.
Outre Über Pädagogik, cf. Anthropologie in pragmatischer Hinsicht (E. KANT, Anthropologie
du point de vue pragmatique [1797], trad. fr. A. Renaut, Paris, Flammarion, 1993).
3. Ibid., p. 73. Johann Gottlieb Fichte expose la même aporie : « Si l’on suppose que ceux
qui sont maintenant des éducateurs ont jadis eux-mêmes été éduqués à cette compréhension
du devoir, alors il faudrait que, de la même façon, ceux qui les y ont éduqués aient été éduqués,
et ceux-ci encore de la même façon, et ainsi de suite en remontant à l’infini. » (J. G. FICHTE,
La Doctrine de l’État [1813], trad. fr. F. Albrecht, J.-C. Goddard, et al., Paris, Vrin, 2006, p. 146).
4. « Il faudrait des dieux, avoue Rousseau, pour donner des lois aux hommes. » (J.-J. ROUS-
SEAU, Du contrat social [1762], Paris, Flammarion, 2001 ; liv. II, ch. 7). On peut systématiser le
parallèle en disant qu’il est présent chez Platon, dans le Théétète par exemple, quand il aborde la
question de la constitution de la philosophie : si le philosophe n’est pas immédiatement philo-
sophe, comment peut-il le devenir ? (PLATON, Théétète [~ 369 av. J.-C.], trad. fr. M. Narcy,
Paris, Flammarion, 1999). À l’autre bout de la chaîne philosophique, il faut évoquer Hegel, pour
qui l’homme n’est rationnel que si, et seulement si, il s’insère dans l’État rationnel, mais alors
comment peut-il être soumis à l’État rationnel s’il n’est pas déjà rationnel avant d’avoir constitué
l’État ? (G. W. F. HEGEL, Principes de la philosophie du droit [1821], trad. fr. J.-L. Vieillard-
Baron, Paris, Flammarion, 1999). On sait la réponse catholique — c’est Dieu, à l’origine de
toutes choses, qui fonde la rationalité de l’État — et ses raffinements thomistes — dire que le
pouvoir vient de Dieu, ce n’est pas lui ôter son origine rationnelle, c’est au contraire parce qu’il
repose sur un droit naturel que le pouvoir a également son origine en Dieu. Le droit naturel est
une voie d’accès à la compréhension de la volonté transcendante de Dieu.
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 171
1. ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, op. cit., p. 420 (liv. VIII, ch. 14, 1162 a 17).
2. Cf. les analyses d’un ancien étudiant du Cardinal Mercier : M. DEFOURNY, Aristote et
l’éducation, Louvain, Institut supérieur de philosophie, 1919 ; Aristote. Études sur la « Poli-
tique », Paris, Beauchesne, Bibliothèque des Archives de philosophie, 1932.
3. ARISTOTE, Les Politiques, op. cit., p. 517-518 (liv. VIII, ch. 1, 1337 a 22-29). Sur la famille
plus particulièrement, cf. ibid., liv. I, ch. 2, 1252 a 26 sq.
4. Ibid., p. 517 (liv. VIII, ch. 1). Il s’agit même d’une de ses missions privilégiées si on lit attenti-
vement le philosophe, en particulier quand il traite de l’éducation des « jeunes gens ». « Que
donc le législateur doive s’occuper avant tout de l’éducation des jeunes gens, nul ne saurait le
contester. Et, en effet, dans les cités où ce n’est pas le cas cela est dommageable à la constitu-
tion. » (Ibid., p. 517, liv. VIII, ch. 1, 1337 a 10). Cf. aussi ibid., liv. I, ch. 13, 1260 b 15.
5. ARISTOTE, Les Politiques, op. cit. (liv. VIII, ch. 1, 1337 a 15). Notons qu’au travers de son
éloge de l’éducation spartiate au livre IV de L’esprit des lois, Montesquieu s’inscrit dans une filia-
tion clairement aristotélicienne en insistant sur le caractère politique de l’éducation (dont la
172 La subsidiarité catholique...
fonction n’est pas tant, à ses yeux, de former l’homme que de former le citoyen). S’il n’attribue
pas expressément la fonction éducative à l’État, le penseur libéral donne, en matière d’éducation,
une priorité indéniable à l’influence de l’État sur celle de la religion — via la famille (MONTES-
QUIEU, De l’esprit des lois [1748], Paris, Flammarion, 1979, p. 155-166).
1. À l’opposé de ce que peut a priori indiquer l’idée de soumission, l’éducation s’inscrit dans une
problématique de l’autorité et non de la violence dominatrice ; même s’il faut bien concéder que
l’auctoritas est une thématique de provenance romaine et non un héritage direct de la tradition
grecque. Comme l’a fortement relevé Hannah Arendt, l’éducation en ce qu’elle a partie liée avec
l’autorité, « exclut l’usage de moyens extérieurs de coercition », en même temps qu’elle « est
incompatible avec la persuasion qui présuppose l’égalité et opère par un processus d’argumenta-
tion ». L’éducation est un ordre autoritaire — la pédagogie un ordre coercitif — fonctionnant
sur le mode de la hiérarchie. De là la crise récurrente dans laquelle entrent l’éducation et l’auto-
rité à partir du moment où la hiérarchie fait problème — ce qui, rappelle Arendt, est manifeste-
ment le cas à l’époque moderne (H. ARENDT, « Qu’est-ce que l’autorité ? » [1957], trad. fr.
M.-C. Brossollet, H. Pons, La Crise de la culture, éd. P. Lévy, Paris, Gallimard, 1989, p. 123 ;
« La crise de l’éducation ? » [1960], trad. fr. C. Vezin, ibid., p. 223-252).
2. À lui seul, Aristote ne saurait bien sûr résumer le schéma hellénique. Si elles ont trouvé
leur pleine expression dans des cités aristocratiques comme Sparte, note Henri-Irénée Marrou,
les conceptions d’Aristote ne sont pas représentatives de la situation grecque de son époque
(H.-I. MARROU, Histoire de l’éducation dans l’Antiquité [1948], Paris, Le Seuil, 1965, p. 163).
3. THOMAS d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., III, p. 87 (IIa IIæ, q. 10, a. 12). « Il serait
[...], contraire à la justice naturelle que l’enfant, avant d’avoir l’usage de la raison, soit soustrait à
la tutelle de ses parents. » Précisons néanmoins que, dans une perspective plus englobante, l’édu-
cation dépasse ce seul cadre familial. Dans son Traité des lois, saint Thomas parle bien d’une
éducation des hommes par la loi (Ibid., II, p. 597-599, Ia IIæ, q. 95, a. 1).
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 173
L’État a beau être considéré chez lui comme une instance naturelle, saint
Thomas, en penseur catholique conséquent, ne peut concevoir l’éducation
en dehors de la vérité ultime définie en Dieu et de l’institution qui a en charge
la direction des consciences : l’Église. Donner à l’État quelque pouvoir que ce
soit en matière d’éducation, ce serait affaiblir la foi. Point d’État éducateur à
l’horizon chez saint Thomas mais une Église éducatrice qui n’a rien de moins
qu’un enseignement divin à délivrer, et davantage encore : un dogme
infaillible à faire respecter. Car, selon la juste répartition des tâches voulue
par la raison divine, il est du devoir du clericalis ordo d’enseigner et de celui
du laicalis ordo d’être enseigné.
« Celui qui adhère à l’enseignement de l’Église comme à une règle infaillible
donne son assentiment à tout ce que l’Église enseigne. Autrement, s’il admet ce
qu’il veut dire de ce que l’Église enseigne, et n’admet pas ce qu’il ne veut pas
admettre, à partir de ce moment-là il n’adhère plus à l’enseignement de l’Église,
comme à une règle infaillible, mais à sa propre volonté. Ainsi est-il évident que
l’hérétique qui refuse opiniâtrement de croire à un seul article n’est pas prêt à
suivre en tout l’enseignement de l’Église1. »
Même plus tard, chez un Marsile de Padoue — qui, pourtant, annonce
l’État laïque moderne — la mission éducatrice continue d’être le monopole
évident de l’institution ecclésiale2. Nous verrons plus bas que ce lien, théolo-
giquement noué, entre Église et éducation mettra longtemps à se défaire,
avant que cette dernière ne devienne chose résolument profane. De là, encore,
une nette distinction entre les matrices aristotélicienne et chrétienne.
1. THOMAS d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., III, p. 57 (IIa IIæ, q. 10, a. 3).
2. MARSILE de PADOUE, Le Défenseur de la Paix [1324], trad. fr. J. Quillet, Paris, Vrin,
1968. Sur Marsile de Padoue, cf. G. de LAGARDE, La Naissance de l’esprit laïque au déclin du
Moyen Âge, op. cit., III ; A. PASSERIN d’ENTRÈVES, The Medieval Contribution to Political
Thought, Oxford, Oxford University Press, 1939 ; A. GEWIRTH, Marsilius of Padua, the
Defender of Peace, I. Marsilius of Padua and Medieval Political Philosophy [1951], Londres,
New York, Columbia University Press, 1964 ; L. STRAUSS, « Marsile de Padoue », Histoire de
la philosophie politique, éd. L. STRAUSS, J. CROPSEY, op. cit., p. 299-319 ; J. QUILLET,
La Philosophie politique de Marsile de Padoue, Paris, Vrin, 1970 ; Introduction générale à
MARSILE de PADOUE, Le Défenseur de la Paix, op. cit., p. 9-47.
174 La subsidiarité catholique...
1. J. G. FICHTE, Discours à la nation allemande [1807], trad. fr. A. Renaut, Paris, Imprimerie
nationale, 1992, XI, p. 282. Nous n’abordons pas la question de la place réservée à Dieu dans la
philosophie fichtéenne ; contentons-nous de dire que le Dieu de Fichte (l’Infini divin) n’est pas le
Dieu chrétien (J.-C. GODDARD, Introduction à J. G. FICHTE, La Destination de l’homme
[1800], trad. fr. J.-C. Goddard, Paris, Flammarion, 1995, p. 8-42). C’est le jugement fichtéen sur
le poids éducatif de l’Église catholique qui nous intéresse ici. Outre les Discours : J. G. FICHTE,
Considérations sur la Révolution française [1793], trad. fr. J. Barni, Paris, Payot, 1974, p. 244-
245 ; La Querelle de l’athéisme [1799], trad. fr. J.-C. Goddard, Paris, Vrin, 1993.
2. Mentionnons un propos de Georges Danton, très représentatif de la période révolutionnaire :
« L’enfant n’appartient pas à son père, mais d’abord à l’État. » (Cité par G. KASS, L’État éduca-
teur, Arras, INSAP, Paris, Mignard, Éditions de la Revue des Indépendants, 1933, p. 18).
3. Soulignons ici que le constat se vérifie beaucoup moins dans le cas des pays protestants.
4. Cf. les analyses de Domenico Losurdo : D. LOSURDO, « La “philosophie allemande” entre
les idéologies, 1789-1848 », Genèses, 1992, 9 (9), p. 60-89 ; « Fichte et la question nationale alle-
mande », Revue française d’histoire des idées politiques, 2001, 14, p. 297-319 ; Hegel et les libé-
raux : liberté, égalité, État [1988], trad. fr. F. Mortier, Paris, PUF, 1992.
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 175
1. Le propos n’est pas non plus d’entrer dans les subtilités des différentes interprétations universitaires
de Fichte. Rappelons, d’une part, la lecture de Martial Gueroult et d’Alexis Philonenko, pour qui
Fichte reste de part en part fidèle à l’idéalisme kantien, au sens où une évolution endogène, sans rupture,
serait à l’œuvre dans sa pensée (M. GUEROULT, Études sur Fichte [1974], Paris, Aubier, 1999 ;
A. PHILONENKO, La Liberté humaine dans la philosophie de Fichte [1966], Paris, Vrin, 1999 ;
L’Œuvre de Fichte, Paris, Vrin, 1984) ; et, d’autre part, celle de Blandine Kriegel, qui assimile la philoso-
phie fichtéenne à une simple expression du pangermanisme (B. BARRET-KRIEGEL, L’État et les
esclaves, op. cit., p. 165 sq. ; « Droit du peuple, esprit du peuple », Philosophie politique, 1997, 8,
p. 95-117). Pour une lecture médiane (héritière critique de Philonenko) réinscrivant le penseur alle-
mand dans un double héritage complexe vis-à-vis des Lumières et du romantisme, cf. A. RENAUT,
Préface à la réédition des Discours à la nation allemande, op. cit., p. 7-48 ; « L’État fichtéen : sur quelques
apories du républicanisme », L’État moderne, éd. S. GOYARD-FABRE, Paris, Vrin, 2000, p. 259-276.
2. Fichte est également à resituer dans la postérité d’un Johann Heinrich Pestalozzi, pédagogue
suisse de langue allemande, disciple des conceptions éducatives de Rousseau exposées dans
L’Émile (J.-J. ROUSSEAU, L’Émile, ou De l’éducation [1762], Paris, Flammarion, 2009).
3. On pourra se reporter à J.-C. GODDARD, Présentation à La Doctrine de l’État, op. cit.,
p. 7-27 ; M. MAESSCHALCK, Introduction à La Doctrine de l’État, op. cit., p. 29-55 ;
P. CANIVEZ, Qu’est-ce que la nation ?, Paris, Vrin, 2004, p. 91-105 ; C. PICHÉ, « La Doctrine
de l’État de 1813 et la question de l’éducation chez Fichte », Fichte, la philosophie de la maturité
(1804-1814), dir. J.-C. GODDARD, M. MAESSCHALCK, Paris, Vrin, 2003, p. 159-174.
176 La subsidiarité catholique...
1. Le slogan kantien des Lumières : « C’est au fond de l’éducation que gît le grand secret de la
perfection de la nature humaine. » (E. KANT, Réflexions sur l’éducation, op. cit., p. 74).
2. Ibid., p. 79-80.
3. Ce point est fortement souligné par Alexis Philonenko (A. PHILONENKO, Présentation de
E. KANT, Réflexions sur l’éducation, op. cit. ; et « Éducation », Dictionnaire de philosophie poli-
tique [1996], dir. P. RAYNAUD, S. RIALS, Paris, PUF, Quadrige, 2003, p. 206-211).
4. Pensons, sous la Révolution, au débat entre Condorcet et le Pasteur Rabaut de Saint-Étienne
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 177
Cet idéal d’un État éducateur de la nation, aussi utopique soit-il, n’a pas été
sans effets politiques sur l’histoire allemande, particulièrement à la fin du
xixe siècle lorsque le chancelier Bismarck soucieux d’unifier le territoire natio-
nal autour de la Prusse luthérienne, et fort de son alliance avec les libéraux, mit
en œuvre une politique systématique de lutte contre l’influence de l’Église
catholique dans l’espace public, et plus généralement contre l’influence du
catholicisme. De manière très stratégique, le Kulturkampf bismarckien (1872-
1887) s’attacha en effet à investir massivement le terrain scolaire, suscitant en
retour une réponse catholique non moins véhémente3. Face à ce qui était res-
(CONDORCET, Cinq mémoires sur l’instruction publique [1792], Paris, Flammarion, 1994).
S’il se réfèrera au père fondateur de la conception libérale de l’instruction, Jules Ferry n’oubliera
pas l’objectif politique, social et national de l’éducation, tel que mis en lumière par Rabaut Saint-
Étienne. Sur cette question, cf. B. BACZKO, « Instruction publique », Dictionnaire critique de
la Révolution française [1988], dir. F. FURET, M. OZOUF, Paris, Flammarion, 1992, III,
p. 275-297 ; Une Éducation pour la démocratie, Paris, Grasset, 1982 ; C. LELIÈVRE, C. NIQUE,
La République n’éduquera plus. La fin du mythe Ferry, Paris, Plon, 1993.
1. Cf. principalement le livre VII de la République : PLATON, La République [370 av. J.-C.],
trad. fr. R. Baccou, Paris, Flammarion, 1966, p. 271-300 (liv. VII) ; N. MACHIAVEL, Le Prince
[1513], trad. fr. J.-L. Fournel, J.-C. Zancarini, Paris, PUF, 2000.
2. J. G. FICHTE, Discours, op. cit., XI, p. 287. « Il ressort que l’État, comme simple gouverne-
ment de la vie humaine considérée dans le cours paisible qui est habituellement le sien, ne
constitue nullement quelque chose de principiel, existant pour lui-même, mais qu’il est seulement
le moyen qui favorise la réalisation d’un but supérieur : le développement progressif, continue et
éternel de ce qui dans cette nation correspond à la dimension proprement humaine. » (Ibid., VIII,
p. 230). L’éducation doit être « universellement accessible sur toute l’étendue [du] territoire [de
l’État], pour chacun de ses futurs citoyens, sans aucune exception » (Ibid., XI, p. 289).
3. La cheville ouvrière de la politique bismarckienne de laïcisation est un national-libéral, Alda-
178 La subsidiarité catholique...
bert Falk, qui devient ministre des Cultes et de l’Instruction en janvier 1872. Parmi les mesures,
on peut citer notamment la loi (dite d’urgence) de mars 1872 relative à l’inspection des écoles
primaires (Volksschulen), qui mit fin à l’autorité ecclésiastique sur les établissements scolaires
locaux et régionaux, et plaça les écoles privées sous la surveillance directe de l’État ; la loi sur les
Jésuites de juillet 1872 qui interdit à la Congrégation de poursuivre ses activités d’enseignement
sur tout le territoire allemand, et ferma de facto les écoles catholiques (entre 1872 et 1875, les
autres congrégations enseignantes catholiques — lazaristes et rédemptionnistes — sont égale-
ment dissoutes) ; ainsi que les lois de mai 1873 réglementant la formation des prêtres et renfor-
çant davantage le contrôle de l’État sur l’Église. En réponse, cf. PIE IX, Lettre encyclique Quod
nunquam sur l’Église en Prusse, 5 février 1875. Sous la plume d’un catholique français :
G. GOYAU, Bismarck et l’Église, le Kulturkampf, Paris, Perrin, 1911.
1. Cf., par exemple, T. NIPPERDEY, « Luther et le monde moderne » [1983], Réflexions sur
l’histoire allemande [1986], trad. fr. C. Orsoni, Paris, Gallimard, 1990, p. 40-58. Notons au pas-
sage (sans considération de la diversité interne du protestantisme) le rôle éminent joué par les
protestants — au premier rang desquels Ferdinand Buisson — dans l’affirmation de l’idéologie
scolaire sous la IIIe République. Chez les philosophes, il faut encore mentionner Charles Renou-
vier, dont on connaît la forte critique de l’Église catholique et, en regard, l’insistance sur le thème
de l’« État enseignant » (M.-C. BLAIS, Au principe de la République. Le cas Renouvier, op. cit.,
p. 329 sq., p. 343-367 ; M. GAUCHET, La Religion dans la démocratie. Parcours de la démo-
cratie, Paris, Gallimard, 1998, p. 47 sq.). Parmi les nombreux textes publiés dans sa revue
La Critique philosophique, cités, commentés et mis en perspective par Marie-Claude Blais :
C. RENOUVIER, « L’éducation et la morale », La Critique philosophique, 6 juin 1872, 1 (18),
p. 273-280 ; « Le catholicisme et l’État », ibid., 1 (51), p. 385-393 ; « Du droit et du devoir dans
l’instruction du peuple », ibid., 17 juillet 1873, 2 (24), p. 369-374 ; « Les réformes nécessaires.
L’enseignement : droit fondamental de l’État », ibid., 18 mai 1876, 5 (16), p. 241-247 ; « Les
réformes nécessaires. L’enseignement, la loi de 1875 », ibid., 25 mai 1876, 5 (17), p. 257-267 ;
« Les réformes nécessaires. L’éducation du clergé », ibid., 6 juillet 1876, 5 (23), p. 353-368 ; « Du
droit de la société dans l’éducation », ibid., 10 mai 1877, 6 (15), p. 231-238.
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 179
1838 pour qu’à vingt-sept ans il quitte le service de l’État et démissionne avec
fracas de son poste de référendaire municipal à Münster. Un peu sur le
modèle de Joseph von Görres, fervent jacobin version rhénano-hégélienne
qui devint la grande figure littéraire du catholicisme allemand1, Ketteler
n’était pas promis à devenir le zélote des positions catholiques que l’on
connaît. Le tournant de sa vie est à chercher dans un événement traumatique
de l’histoire du catholicisme germanique : l’affaire, dite de Cologne, qui éclata
en 1837 à propos d’une querelle entre le gouvernement prussien et Mgr Cle-
mens August von Droste zu Vischering, l’archevêque de la ville, sur l’épi-
neuse question des mariages mixtes (entre catholiques et protestants). Sou-
cieux de conserver son hégémonie démographique et cherchant à augmenter
les rangs luthériens de la population allemande, le gouvernement prussien
disposait que, dorénavant, les enfants devaient être élevés dans la seule reli-
gion du père. Directement visé par la nouvelle loi, le Vatican rétorqua sur le
même ton en enjoignant le clergé allemand de ne pas célébrer de mariages
mixtes à chaque fois qu’une atteinte devait être portée aux intérêts élémen-
taires de l’Église catholique (entendre : à chaque fois que le futur mari était de
confession luthérienne)2. Les représailles prussiennes revêtirent un accent par-
ticulièrement énergique, qui donna un tour dramatique à l’« affaire » : le roi
Friedrich Wilhelm III fit procéder à l’arrestation de l’archevêque de Cologne,
qui, deux ans durant, fut assigné à résidence dans la forteresse de Minden.
L’affaire prit fin mais cet épisode resta un véritable détonateur pour les catho-
liques allemands3 : il marqua le début d’une véritable prise de conscience de
leur unité. Le sacerdoce de Ketteler en conservera l’empreinte profonde : l’at-
titude de résistance de Mgr von Droste zu Vischering ne pouvait que l’inviter
au réveil d’une identité religieuse jusqu’alors restée en sommeil. Ancien fonc-
tionnaire, Ketteler mettra même tout son zèle, celui du néophyte, pour
exprimer la haine de ce qu’il fut, contribuant décisivement à resserrer les rangs
dispersés des catholiques, au point de figurer en toute première place parmi
les principaux accoucheurs du Zentrum4. Le souvenir du traumatisme sera
1. Deux diocèses polonais (Poznan et Gniezno) situés en territoire prussien (d’où le titre de
Primat de Pologne). Mieczysław Ledóchowski n’est autre que l’oncle de Wladimir, Général des
jésuites rencontré plus haut pour son rôle dans l’écriture de Quadragesimo anno.
2. Notons que dès 1873, avant même que le conflit ne s’emballe, Ketteler publie un essai sur les
rapports entre Église et État, essai dans lequel il déclare reconnaître l’autorité de l’Empire tout en
demandant l’égalité administrative entre catholiques et luthériens (W. E. von KETTELER,
Le Kulturkampf ou la lutte religieuse en Allemagne [1873], trad. fr., Paris, Haton, 1875).
3. W. E. von KETTELER, Liberté, autorité, Église, op. cit., p. 87. Toutes proportions gardées, le
prussianisme remplira outre-Rhin le rôle joué par le jacobinisme dans la France postrévolution-
naire : champ d’adversité du catholicisme. Diabolisation du jacobinisme centralisateur d’une
part, diabolisation du prussianisme centralisateur d’autre part. Au-delà du cas tocquevillien (dif-
ficilement réductible à cette seule dimension), pensons surtout à Hippolyte Taine (H. TAINE,
Les Origines de la France contemporaine [1875-1893], éd. F. Léger, Paris, Laffont, 1990, 10 vol.,
spécialement La Conquête jacobine [1881], in I. L’Ancien Régime ; La Révolution). Dans l’Alle-
magne d’après-guerre, quand catholiques et protestants se réuniront à la faveur du traumatisme
nazi, c’est la Prusse qui servira de bouc émissaire commun : moyen pour les luthériens de sauver
la Réforme ; moyen pour les catholiques de stigmatiser la centralisation.
4. W. E. von KETTELER, Lettre ouverte à mes électeurs, 17 septembre 1848, citée dans
G. DECURTINS, Œuvres choisies de Mgr Ketteler, op. cit., p. XXXVII (Offenes Schreiben des
Deputierten in der deutschen Nationalversammlung Pfarrers von Ketteler an seine Wähler).
5. « Wer die Verhältnisse so vieler Kinder gerade in den ärmsten und verkommensten Schichten
des Volkes kennt, muss den Grundfass einer absoluten Herrschaft der Eltern über die Kinder,
welcher der vollen Willkür über die Kinder gleichkäme, als einen unmenschlichen verwerfen.
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 181
Dagegen ist es harter Absolutismus, eine wahre Geistes- und Seelenknechtung, wenn der Staat
dieses, ich möchte sagen, subsidiäre Recht missbraucht. Es geht seiner Natur nach nie über das
Recht hinaus, eine gewisse unterste Bildungsstusse von allen Kindern zu fordern, und es darf
immer nur unter voller Berücksichtigung der Rechte und Pflichten der Eltern, namentlich auch
bezüglich der religiösen Erziehung der Kinder, geübt werden. » (W. E. von KETTELER, « Die
Katholiken und das neue deutsche Reich » [1871], op. cit., p. 162).
1. W. E. von KETTELER, Liberté, autorité, Église, op. cit., p. 193 sq.
2. Ibid., p. 195. Propos repris de manière synthétique dans une publication plus tardive
(W. E. von KETTELER, Devoirs des parents et de la famille en présence des conditions nouvelles
faites aux écoles primaires [1871], trad. fr. E. Pfeiffer, Paris, Œuvre de Saint-Paul, 1882).
3. W. E. von KETTELER, Liberté, autorité, Église, op. cit., p. 197. Et pour cause : « la famille
[appartenant] encore en grande partie au christianisme », défendre ses prérogatives éducatives,
c’est lutter contre l’incrédulité et l’athéisme des Temps modernes. Lui laisser le soin d’éduquer
les enfants, c’est s’assurer d’un enseignement conforme aux préceptes de la religion catholique.
4. Sur cet épisode charnière du xixe siècle, cf., notamment, P. BÉNICHOU, Le Temps des pro-
phètes. Doctrines de l’âge romantique [1977], Paris, Gallimard, 2001, p. 121-173. Sur le cas
182 La subsidiarité catholique...
français, cf. L. JAUME, L’Individu effacé ou les paradoxes du libéralisme français, Paris, Fayard,
1997, p. 238-278, p. 407-444). Les débats portaient sur la liberté de l’enseignement en général
et sur le monopole universitaire issu de la politique napoléonienne, en particulier. Citons, ici,
un texte du premier Lamennais (F. de LAMENNAIS, « De l’Université impériale » [1814],
Mélanges religieux et philosophiques, Paris, Tournachon-Molin, 1819, p. 400 sq.) et le fameux
discours de Montalembert (C. de MONTALEMBERT, L’Église libre dans l’État libre. Discours
prononcé au Congrès catholique de Malines, Paris, Douniol, Didier, 1863). Sur la question de
l’éducation, le second Lamennais (après 1830) ne se distingue pas franchement du premier.
Notons que, pour diffuser les thèses du catholicisme libéral, l’un de ses disciples Philippe Gerbet
fondera en 1836 une revue au titre évocateur : L’Université catholique. Parmi les contributeurs
réguliers à ce périodique, Louis Rousseau, auteur de la fameuse Croisade du XIXe siècle. Sur cette
figure quelque peu oubliée, cf. J. TOUCHARD, Aux origines du catholicisme social. Louis Rous-
seau, 1787-1856, Paris, Armand Colin, 1968.
1. LÉON XIII, Lettre Officio sanctissimo, 22 décembre 1887, Acta Sanctae Sedis, 1887, XX,
p. 257-271 (in A. F. UTZ, III, p. 2384-2413, ici p. 2401). Pour l’essentiel, cette lettre pontificale
de 1887 adopte un ton très similaire à celui de la lettre précédemment adressée aux évêques de
Prusse (LÉON XIII, Lettre Iampridem Nobis, 6 janvier 1886, Acta Sanctae Sedis, 1885, XVIII,
p. 387-394 ; in A. F. UTZ, III, p. 2594-2607). Soulignons que les lois anticatholiques sont abro-
gées dès 1887, à l’exception de celles concernant le mariage civil et l’École publique. Les jésuites
sont rappelés en 1918 ; la République Weimar mettra en place un régime de liberté religieuse. Sur
tous ces points, cf. R. MORSEY, « Die deutschen Katholiken und der Nationalstaat zwischen
Kulturkampf und Ersten Weltkrieg », Historisches Jahrbuch, 1970, p. 31-64.
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 183
1. W. von HUMBOLDT, Essai sur les limites de l’action de l’État [1792], trad. fr. H. Chrétien,
K. Horn, Paris, Les Belles Lettres, 2004. À l’opposé de la tradition allemande, le libéralisme fran-
çais est prioritairement un « libéralisme par l’État » (L. JAUME, L’Individu effacé, op. cit.).
2. Au motif de ne pas sacrifier l’homme au citoyen, Humboldt va même jusqu’à rejeter l’idée
d’un financement de l’École par l’État. L’École doit, selon lui, être publique (öffentlich) mais au
sens d’une affaire publique qui concerne l’ensemble du corps social et doit être régulée par la
société elle-même. Cf. les analyses dumontiennes (L. DUMONT, « Wilhelm von Humboldt ou
la “Bildung” vécue », Homo aequalis, II. L’idéologie allemande, Paris, Gallimard, 1991, p. 108-
184). Nous n’abordons pas ici les questions posées par l’itinéraire ultérieur de Humboldt, qui
devint ministre prussien de l’Éducation (1809-1810) et fonda l’Université de Berlin.
3. E. GELLNER, Nations et nationalisme [1983], trad. fr. B. Pineau, Paris, Payot, 1989, p. 56 ;
M. WEBER, « Le métier et la vocation d’homme politique » [1919], Le Savant et le politique,
trad. fr. J. Freund, E. Fleischmann, É. de Dampierre, Paris, Plon, 1997, p. 124-125. Il importe de
prendre au sérieux ce clin d’œil wébérien, au sens où le monopole scolaire de l’État peut tout à
fait s’interpréter comme la reformulation, sur un mode euphémisé, d’une part de la violence éta-
tique. On sait par ailleurs combien les travaux gellnériens insistent sur le poids des facteurs éco-
nomiques et matériels. Le monopole étatique de l’éducation — créateur de l’identité nationale
— serait consciemment orienté vers l’objectif stratégique de fournir une force de travail formée
et efficace à l’État industriel. En contrepoint, cf. les travaux qui rendent davantage raison du rôle
des vecteurs symboliques et culturels : B. ANDERSON, L’Imaginaire national. Réflexions sur
l’origine et l’essor du nationalisme [1983], trad. fr. P. E. Dauzat, Paris, La Découverte, 2002 ;
E. HOBSBAWM, Nations et nationalismes depuis 1780 [1990], trad. fr. D. Peters, Paris, Galli-
mard, 1992.
184 La subsidiarité catholique...
1. Norbert Elias a justement décrit les ressorts de cette « loi du monopole » (N. ELIAS, La
Dynamique de l’Occident [1939], trad. fr. P. Kamnitzer, Paris, Calmann-Lévy, 2003, p. 25-41).
2. Pensons, bien sûr, à Jean Bodin ; notons que le constat serait différent chez Hobbes. Montage
entendu au sens de Pierre Legendre (P. LEGENDRE, Le Désir politique de Dieu. Étude sur les
montages de l’État du Droit [1988], Paris, Fayard, 2005 ; De la société comme texte. Linéaments
d’une anthropologie dogmatique, Paris, Fayard, 2001).
3. Dans des registres fort différents, cf. M. FOUCAULT, « Il faut défendre la société ». Cours
au Collège de France 1976, Paris, Gallimard, Le Seuil, 1997 ; C. TILLY, « War Making and State
Making as Organized Crime », Bringing the State Back In, dir. P. B. EVANS, D. RUESCH-
MEYER T. SKOCPOL Cambridge, Cambridge University Press, 1985, p. 169-191.
4. Encore une fois, nous renvoyons à C. SCHMITT, Le Nomos de la Terre, op. cit.
5. E. KANT, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique [1784], trad. fr.
J.-M. Muglioni, Paris, Bordas, 1989, VIII, p. 24. Le cas français montre que la situation a, depuis,
été totalement inversée. En 1981, le budget français de la Défense était presque deux fois supé-
rieur à celui de l’Éducation nationale. En 2009, les rapports ne se sont pas loin de s’inverser : le
budget de la Défense est d’environ 37 milliards d’euros (soit 10 % du total) ; celui de l’Éducation,
premier poste de dépenses après le remboursement de la dette, s’élève à 70 milliards d’euros —
59 milliards pour l’enseignement scolaire (20 %) et 11 pour le supérieur (3 %).
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 185
1. C’est bien avec l’avènement de la souveraineté nationale et du suffrage universel que la tâche
éducative commence à être pleinement, en tant que telle, assumée par l’État démocratique.
2. Cf., ici, C. LELIÈVRE, Histoire des institutions scolaires, 1789-1989, Paris, Nathan, 1994 ;
C. NIQUE, Comment l’éducation devint une affaire d’État, 1815-1840, Paris, Nathan, 1990.
Ajoutons, toujours à partir du cas français, que 1o l’enseignement universitaire était assuré par
l’Église depuis le Moyen Âge ; 2o l’enseignement élémentaire était, lui, principalement assuré par
les collèges jésuites, ne touchant également qu’une infime couche des classes supérieures.
3. Notons au passage combien le parallèle est évident avec le Kulturkampf allemand du xixe.
4. Cf. F. FURET, Penser la Révolution française [1978], Paris, Gallimard, 2005 ; M. OZOUF,
L’Homme régénéré. Essai sur la Révolution française, Paris, Gallimard, 1989.
5. R. ARON, L’Âge des empires et l’avenir de la France, Paris, Éditions Défense de la France,
1945 ; « L’avenir des religions séculières » [1944], Chroniques de guerre. La France libre, 1940-
1945, Paris, Gallimard, 1990, p. 925-948 : « doctrines qui prennent dans les âmes de nos contem-
porains la place de la foi évanouie et situent ici-bas, dans le lointain de l’avenir, sous la forme
d’un ordre social à créer, le salut de l’humanité » (Ibid., p. 926). Cf. aussi les travaux anticipa-
teurs, parus dès 1938, d’Eric Voegelin (E. VOEGELIN, Les Religions politiques, op. cit.), aux-
quels il faut ajouter ceux de Ernst Cassirer, publiés juste avant sa mort (E. CASSIRER, Le
Mythe de l’État, op. cit.). Le thème était déjà présent sous la plume d’un Vilfredo Pareto, que
Raymond Aron a contribué à introduire en France. Nous verrons plus loin qu’à la suite de Voe-
gelin, Aron abandonnera explicitement le concept de religion séculière au profit de la notion de
gnose. L’interprétation des totalitarismes comme religions politiques a connu un important
renouveau ces dernières années, particulièrement chez des auteurs qui ne font pas mystère de
leur foi catholique (H. MAIER, M. SCHÄFER, éd., Totalitarismus und politische Religionen.
186 La subsidiarité catholique...
Konzepte des Diktaturvergleichs, I, II, III, Paderborn, Schöningh, 1996, 1997, 2003). Pareille
interprétation continue bien sûr de faire débat. On sait, par exemple, les réticences de Marcel
Gauchet, qui préfère parler d’« âge des idéologies », lequel marquerait à ses yeux une nouvelle
étape (la dernière) dans la sortie de l’hétéronomie religieuse (M. GAUCHET, Le Désenchante-
ment du monde, op. cit., p. 257, p. 262, n. 1). Le troisième tome annoncé de L’Avènement de la
démocratie portera précisément sur l’épreuve des totalitarismes.
1. « En d’autres termes, les bibliothèques, musées, théâtres, universités et centres de recherche,
qui perpétuent la vie des humanités et de la science, peuvent très bien prospérer à l’ombre des
camps de concentration. » (G. STEINER, Dans le château de Barbe-Bleue. Notes pour une redé-
finition de la culture [1971], trad. fr. L. Lotringer, Paris, Gallimard, 1991, p. 90, p. 100). Cité dans
J.-P. LE GOFF, La Démocratie post-totalitaire, Paris, La Découverte, 2003, p. 185.
2. Indice historique révélateur du coup porté à l’éducation étatique, la lutte contre toute forme
de monopole scolaire a été consacrée en 1950 par le Conseil de l’Europe (Convention euro-
péenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, Protocole I, article 9,
article 2). Les mots de la Convention ne sont pas sans rappeler ceux du Pape Pie XI déjà cités
plus haut (PIE XI, Divini illius Magistri ; in A. F. UTZ, II, p. 1381). L’État, précisait-il dans le
même texte, devait se borner à distribuer « des subsides appropriés », de manière à encourager
« l’initiative et [...] l’action de l’Église et des familles » (Ibid. ; in A. F. UTZ, II, p. 1403). Tout se
passe comme si l’on devait retrouver l’une des sources étymologiques de la subsidiarité.
3. Par delà la critique foucaldienne de l’humanisme ou, plus encore (en dehors des enjeux stric-
tement relatifs à la modernité tardive des Lumières), les lamentations heideggériennes sur l’oubli
de l’Être (s’agissant du thème de l’« arraisonnement » technique, cf. M. HEIDEGGER, « La
question de la technique » [1954], Essais et conférences, trad. fr. A. Préau, Paris, Gallimard, 1995,
p. 9-48), nous faisons référence à la thèse de l’École de Francfort sur le mensonge du projet
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 187
Les termes sont ainsi posés pour la propagation d’un chantage maladif à
l’État totalitaire : l’Église catholique sera son principal porte-voix, la subsidia-
rité son principal vecteur conceptuel, l’Allemagne son principal laboratoire
d’expérimentation. S’agissant de l’Allemagne tout d’abord. Nous aurons à
revenir plus longuement sur le moment post-totalitaire et sur la reformulation
fédérale de sa constitution politique. Mais profitons du présent développe-
ment pour souligner que, dès l’immédiat après-guerre, la question de l’éduca-
tion a également revêtu une grande importance pour la diffusion sémantique
du principe de subsidiarité. Qu’il suffise de mentionner l’important débat
doctrinal suscité par le vote, en 1953, de la Jugendwohlfahrtgesetz, la loi sur la
protection de la jeunesse (restée fameuse pour avoir procédé, entre autres
choses, à la création d’un Office spécialement dédié à cet effet). Le mot subsi-
diarité n’apparaissait pas dans le texte même de la loi, mais il figurait expressis
verbis dans une résolution parlementaire adoptée en accompagnement du dis-
positif législatif pour qualifier le rôle de l’État2. Sans parler de subsidiarité,
donc, la loi de 1953 n’en précisait pas moins de manière très explicite que les
institutions de l’État ne devaient intervenir qu’en dernière instance si les
émancipateur porté par la Raison moderne, qui contiendrait en son propre sein une double muti-
lation de l’homme par l’homme : un programme déshumanisant de rationalisation de la société,
un programme instrumentalisant de rationalisation de la vie humaine. D’où ce verdict signé
Adorno et Horkheimer : « la raison est totalitaire » (T. W. ADORNO, M. HORKHEIMER,
Dialectique de la Raison [1943], trad. fr. É. Kaufholz, Paris, Gallimard, 1996, p. 24).
1. Nous pensons aux analyses d’Hannah Arendt dans « La crise de l’éducation » : « L’éducation
ne peut jouer aucun rôle en politique, car en politique c’est toujours à ceux qui sont déjà éduqués
que l’on a affaire. Quiconque propose d’éduquer les adultes se propose en fait de jouer les
tuteurs et de les détourner de toute activité politique. Puisqu’on ne peut éduquer les adultes, le
mot “éducation” a une fâcheuse résonance en politique ; on prétend éduquer alors qu’en fait on
ne veut que contraindre sans employer la force. » (H. ARENDT, « La crise de l’éducation »
[1960], trad. fr. C. Vezin, La Crise de la culture, op. cit., p. 227-228). Avant Hannah Arendt,
Émile Durkheim n’avait-il pas raison de définir l’éducation comme « le moyen par lequel [la
société] prépare dans le cœur des enfants les conditions essentielles de sa propre existence » ?
(É. DURKHEIM, Éducation et sociologie [1922], Paris, PUF, 2006, p. 51). Nous soulignons.
2. BGBL, 28 août 1953, 1035. Adoptée par le Bundestag le 18 juin 1953, la résolution précisait
qu’en matière d’aide à la jeunesse tous les efforts devaient s’effectuer « dans le respect du principe
fondamental de subsidiarité » (« unter der Wahrung des Grundsatzes der Subsidiarität »).
188 La subsidiarité catholique...
1. Chantal Delsol a insisté sur la dimension sémantique de la dispute, qui s’est crispée autour de
la locution gegebenenfalls, l’État ne devant intervenir, « le cas échéant », qu’en cas d’insuffisance
de la société civile (C. MILLON-DELSOL, L’État subsidiaire, op. cit., p. 212).
2. Cf. A. F. UTZ, Formen und Grenzen des Subsidiaritätsprinzips, Heidelberg, Kerle, 1956 ;
« Staat und Jugendpflege. Der Streit um die Auslegung eines Gesetzes », Die Neue Ordnung,
1956, 10, p. 205-212 ; « Subsidiarität, ein Prüfstein der Demokratie. Die subsidiäre Haltung des
demokratischen Staates in der Jungendhilfe », Ethik und Politik. Aktuelle Grundfragen der
Gesellschafts-, Wirtschafts- und Rechtsphilosophie, Stuttgart, Seewald, 1970, III, p. 113-124.
3. Pie XII a multiplié les textes et déclarations (21 septembre 1950, 26 mars 1951, 14 septembre
1952, 24 août 1955, 10 novembre 1957) célébrant l’encyclique rattienne de 1929 sur l’éducation
catholique, Divini illius Magistri. Faute d’avoir pu y accéder directement, renvoyons ici à « Six
précisions sur la liberté de l’enseignement », Itinéraires, 1959, 36, p. 18-39.
4. « Des parents sérieux, conscients de leur devoir d’éducateurs, ont un droit primordial à régler
l’éducation des enfants que Dieu leur a donnés, dans l’esprit de leur foi, en accord avec ses pres-
criptions. » (PIE XI, Mit brennender Sorge ; in A. F. UTZ, I, p. 313). « N’oubliez jamais ceci : de
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 189
la responsabilité qui, par la volonté de Dieu, vous lie vis-à-vis de vos enfants, nulle puissance
terrestre n’a le pouvoir de vous délier. Aucun de ceux qui aujourd’hui vous oppriment dans
l’exercice de vos droits d’éducateurs et prétendent vous relever de vos devoirs d’éducateurs ne
pourra répondre à votre place au Juge éternel. » (Ibid. ; in A. F. UTZ, I, p. 321).
1. PIE XI, Lettre autographe au Cardinal Pietro Gasparri (in A. F. UTZ, III, p. 2359).
2. PIE XII, Discours au tribunal de la Rote, 13 novembre 1949, Acta Apostolicae Sedis, 1949,
XLI, p. 604-608 (in SOLESMES, 1071, p. 545 ; A. F. UTZ, J. F. GRONER, I, p. 165).
3. E. PACELLI, Lettre de la Secrétairerie d’État à Eugène Duthoit, Président des Semaines
sociales de France, 12 juillet 1933 (in SOLESMES, 654, p. 365).
190 La subsidiarité catholique...
dans les termes, mais là n’est pas l’important du point de vue de l’Église :
l’important réside bien davantage dans l’analyse des conséquences du totali-
tarisme sur l’institution étatique elle-même. Force est de reconnaître que
l’accolement des deux mots par le discours catholique a bénéficié d’une
incroyable efficacité stratégique. Prétendu totalitarisme de l’État d’un côté,
mythe idéalisé de la Chrétienté médiévale de l’autre, tel est, en définitive, le
système de la pensée politique des papes de la première moitié du xxe, le tout
servi par quelques réminiscences du catastrophisme pontifical du siècle pré-
cédent. L’entérinement pacellien du fait démocratique n’y changera rien.
Bien au contraire : cette nouvelle étape de réconciliation tactique avec la
modernité reposait tout entière sur trois rappels préalables parmi lesquels la
subsidiarité rattienne occupait une place de choix. Il nous revient ici de les
démêler : 1o le pouvoir temporel émane nécessairement de Dieu ; 2o le peuple
démocratique n’est peuple que s’il est Peuple de Dieu ; 3o l’État dégrisé du
totalitarisme ne saurait prétendre au titre d’État qu’en intégrant définitive-
ment son statut subsidiaire. Car, entre les deux, martèle Pie XII, entre l’État
totalitaire et l’État subsidiaire, il n’y a rien, il n’y a aucune alternative !
Aussi l’enjeu consiste-t-il à décrypter la stratégie pontificale d’assimilation
de l’État au totalitarisme telle qu’elle se met en place chez Pie XI et son suc-
cesseur. Convenons-en au moment de commencer, le mot subsidiarité est
peu présent sous leur plume. Et pour cause : il n’a pas encore, en tant que tel,
été consacré dans le répertoire lexical du Vatican — sauf sous la forme adjec-
tive et avec d’importantes distorsions selon les langues vernaculaires1. Si
Quadragesimo anno peut apparaître comme l’acte de naissance de la subsi-
diarité, c’est uniquement au travers de sa traduction allemande, et plus géné-
ralement de l’esprit germanique qui y a été insufflé par Oswald von Nell-
Breuning et Gustav Gundlach. On ne s’étonnera donc pas de l’absence
sémantique du substantif subsidiarité dans les grands textes de la fin du pon-
tificat de Pie XI : Mit brennender Sorge et Divini redemptoris. On ne s’éton-
nera pas non plus de l’absence sémantique de la subsidiarité dans les ency-
cliques de Pie XII, y compris la première, Summi pontificatus, qui, de bout en
bout, traite pourtant de la question de la place et du rôle de l’État2. Nous en
sommes encore au stade des balbutiements lexicaux et de l’incubation doc-
1. Citons deux textes. 1o « Ce que chaque homme peut faire de soi-même et avec ses propres
forces ne doit pas lui être enlevé et remis à la communauté ; principe qui vaut également pour les
communautés d’ordre inférieur par rapport aux communautés majeures et d’ordre supérieur.
Puisque toute activité sociale est par nature subsidiaire, elle doit servir de soutien pour les
membres du corps social et ne jamais les détruire ou les absorber » (PIE XII, Allocution au
Consistoire, 20 février 1946 ; in SOLESMES, 949, p. 493-494 ; A. F. UTZ, J. F. GRONER, II,
p. 2068). 2o « Il est indispensable, précisément aujourd’hui où l’ancienne tendance du “laissez
faire, laissez passer” est sérieusement battue en brèche, de prendre garde à ne point tomber dans
l’extrême opposé ; il faut, dans l’organisation de la production, assurer toute sa valeur directive à
ce principe, toujours défendu par l’enseignement de l’Église : que les activités et les services de la
société doivent avoir un caractère “subsidiaire” seulement, aider ou compléter l’activité de l’indi-
vidu, de la famille, de la profession. » PIE XII, Lettre Nous avons lu à Charles Flory, Président
des Semaines sociales de France, 19 juillet 1947 ; in A. F. UTZ, J. F. GRONER, II, p. 1618-1622,
ici p. 1621 ; M. CLÉMENT, II, p. 121-124, ici p. 123). Nous soulignons.
2. PIE XII, Summi pontificatus (in SOLESMES, 740-755, p. 401-411).
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 191
1. DE L’ABSOLUTISME AU TOTALITARISME
5. « Le pouvoir civil [...], dit le premier texte pacellien, tend à s’attribuer cette autorité absolue
qui n’appartient qu’au Créateur et Maître suprême, et à se substituer au Tout-puissant, en éle-
vant l’État ou la collectivité à la dignité de fin ultime de la vie, d’arbitre souverain de l’ordre
moral et juridique, et en interdisant de ce fait tout appel aux principes de la raison naturelle et de
la conscience humaine » (PIE XII, Summi pontificatus ; in SOLESMES, 746, p. 404-405).
6. PIE XII, Allocution au Consistoire, 24 décembre 1945 (in SOLESMES, 922-7, p. 481-484).
7. Cf. J. BAECHLER, La Grande parenthèse, Paris, Calmann-Lévy, 1993. Fustigeant l’idée
d’une nécessité de l’histoire (notamment parce qu’elle est l’argument des responsables de la tra-
gédie totalitaire eux-mêmes), François Furet écrit : « Ni le fascisme ni le communisme n’ont été
les signes inverses d’une destination providentielle de l’humanité. Ce sont des épisodes courts
encadrés par ce qu’ils ont voulu détruire. Produits de la démocratie : ils ont été enterrés par elle.
Rien en eux n’a été nécessaire et l’histoire de notre siècle, comme celle des précédents eût pu se
passer autrement. [...] L’intelligence de notre époque n’est possible que si nous nous libérons de
l’illusion de la nécessité. » (F. FURET, Le Passé d’une illusion, op. cit., p. 16).
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 193
Nous le disions plus haut, c’est tout l’intérêt heuristique de l’étude des
prémices kettelériens de la subsidiarité dans le contexte de l’absolutisme wil-
helmien que de mettre au jour cette stratégie souterraine du discours catho-
lique : l’absolutisme comme préfiguration de l’étatisme totalitaire. Si nous
avons eu recours à Ketteler pour cerner la stigmatisation ecclésiale de l’abso-
lutisme du xixe siècle ; c’est à un laïc cette fois-ci, Jacques Maritain, que nous
nous référerons pour l’examen de l’assimilation catholique entre État et tota-
litarisme du xxe siècle. Parmi les auteurs catholiques, il est celui dont la pensée
a le plus systématiquement épousé le discours pontifical et le magistère de
l’Église4. Son itinéraire révèle peut-être ce que le magistère ne dit pas explici-
1. Car les États modernes, déclare Pie XII, sont comme par fatalité pris dans la dramatique loi de
l’impérialisme : « ces gigantesques organismes n’ont aucun fondement d’ordre moral, ils évo-
luent nécessairement vers une concentration toujours plus grande et une uniformité toujours
plus stricte » (PIE XII, Discours au Consistoire, 20 février 1946 ; in SOLESMES, 950, p. 494).
2. « Un thème semblable prend position entre les deux partis [le libéralisme et l’absolutisme] qui
disputent sur le droit public moderne, les uns affirmant que la liberté des citoyens et de l’initia-
tive privée doit présider à l’organisation sociale et politique des nations, les autres étant d’avis
que cette liberté doit finir par être absorbée par le pouvoir central de l’État. » (E. PACELLI,
Lettre de la Secrétairerie d’État à Eugène Duthoit, Président des Semaines sociales de France,
19 juillet 1938 ; in SOLESMES, 723, p. 393).
3. PIE XII, Allocution au Consistoire, 20 février 1946 (in SOLESMES, 952, p. 495-496). De la
même manière, dit le Pape Pacelli, l’universalisme de l’Église ne saurait être confondu avec l’im-
périalisme moderne. Invoquant l’argument de l’anachronisme, Pie XII se plaît à nier la réalité
historique : que l’Église ait pu, un temps, constituer un Empire terrestre (Ibid.).
4. Ou celui qui les a le plus influencés. Exemple de suivisme : l’attitude de Maritain face à la
condamnation pontificale de l’Action française en 1926. Dès l’année suivante, le philosophe tho-
194 La subsidiarité catholique...
lions plus haut à propos de la justice sociale). Par le réveil ainsi pratiqué du
conflit théologico-politique, le philosophe catholique ne se contente donc
pas de stigmatiser les excès potentiels de la volonté humaine ; il condamne
toute conception terrestre de la souveraineté, toute souveraineté qui ne s’en
remettrait pas in fine à la « primauté du spirituel ». Rien de spécifique à Mari-
tain là-dedans. Joseph Vialatoux, autre penseur catholique français déjà ren-
contré, étroitement lié, comme Maritain, aux positions du Vatican1, s’attribua
la même mission d’établir la malignité du concept de souveraineté, s’obsti-
nant à débusquer une prétendue paternité hobbesienne de l’État totalitaire.
On trouve sous sa plume des termes identiques à ceux employés par les papes
depuis le Syllabus — qui, déjà, conspiraient à cette traque obsessionnelle des
origines intellectuelles du libéralisme dont ils ne semblaient s’autoriser que
pour mieux condamner la modernité dans son ensemble : le naturalisme,
l’individualisme, la mutilation de la nature spirituelle de l’homme, sa réduc-
tion en un simple corps matériel, son absorption par l’État totalitaire2. Rien
de spécifique non plus au catholicisme français dans ce que disent Maritain
ou Vialatoux. Les noms pourraient être multipliés pour grossir les rangs
de cette galaxie catholique de l’antitotalitarisme. Pensons à deux auteurs
déjà rencontrés : l’Autrichien Eric Voegelin et l’Italien Luigi Sturzo. Pen-
sons aussi, outre-Atlantique, au Père John Courtney Murray, qui jouera un
1. En témoignent ses contributions aux Semaines sociales : J. VIALATOUX, « Les idées : la
confusion dans les esprits touchant la politique », La Société politique et la pensée chrétienne,
Lyon, Vitte, Paris, Gabalda, 1933, p. 93-107 ; « Dignité du groupe ? ou de la personne humaine ?
Physique et métaphysique de l’ordre des valeurs », La Personne humaine en péril, Lyon, Vitte,
Paris, Gabalda, 1937, p. 123-143. En témoigne aussi son ouvrage sur la condamnation pontificale
de l’Action française, tout à fait comparable aux écrits de Maritain : J. VIALATOUX, La Doc-
trine catholique et l’École de Maurras, Lyon, Vitte, 1927. Pour une biographie intellectuelle,
cf. C. PONSON, « Joseph Vialatoux (1880-1970), le philosophe lyonnais des Semaines sociales.
Notes pour une biographie », Cent ans de catholicisme social à Lyon et en Rhône-Alpes : la pos-
térité de Rerum novarum, dir. J.-D. DURAND, op. cit., p. 453-484.
2. Hommage du vice rendu à la vertu : le même registre rhétorique sera abondamment exploité
par les auteurs libéraux de l’antitotalitarisme. On peut identifier une confluence de ce double
mouvement chez un auteur comme le Père John Courtney Murray (cf. la note suivante). Joseph
Vialatoux ne fait pas mystère de son objectif : « Se demander quelle pensée immanente, quel
secret dynamisme mental dirige et inspire ce mouvement d’histoire qui va se développant sous
nos regards, et qui semble orienter notre “civilisation” contemporaine vers la souveraineté tota-
litaire de la Société politique ; vers cette intégration totale de l’homme dans l’État-Léviathan, à
laquelle avait abouti, comme à son terme final la déduction naturaliste de Hobbes. » (J. VIALA-
TOUX, La Cité de Hobbes. Théorie de l’État totalitaire, Paris, Lecoffre, 1935, p. 11). Nous
soulignons, et mentionnons la pénétrante critique de cet ouvrage par René Capitant (R. CAPI-
TANT, « Hobbes et l’État totalitaire », Archives de philosophie du droit, 1936, 6 (1-2), p. 46-75).
On doit la redécouverte récente de ce grand juriste à l’intense travail d’exhumation mené par
Olivier Beaud : O. BEAUD, « René Capitant et sa critique de l’idéologie nazie (1933-1939) »,
Revue française d’histoire des idées politiques, 2001, 14, p. 351-378 ; « René Capitant, juriste
républicain. Étude de sa relation paradoxale avec Carl Schmitt à l’époque du nazisme », Mélanges
P. Avril, Paris, Montchrestien, 2001, p. 41-66 ; « René Capitant, analyste lucide et critique du
national-socialisme (1933-1939). Un aspect méconnu de son œuvre constitutionnelle »,
Influences et réceptions mutuelles du droit et de la philosophie en France et en Allemagne, dir.
J.-F. KERVÉGAN, H. MOHNHAUPT, Francfort, Klostermann, 2001, p. 445-498 ; « Décou-
vrir un grand juriste : le “premier” René Capitant », Droits, 2002, 35, p. 163-193. Travail univer-
sitaire auquel il faut ajouter J.-P. MORELOU, « Le gaullisme de guerre de René Capitant »,
Revue d’histoire des Facultés de droit et de la science juridique, 1995, 16, p. 9-33.
196 La subsidiarité catholique...
Ce n’est bien sûr pas là ce que l’Église dit d’elle-même. À lire le discours
officiel des papes, spécialement celui de Pie XI et Pie XII, le totalitarisme
serait condamné en tant qu’« intrinsèquement pervers », non pas le pou-
voir politique en général mais le pouvoir politique totalitaire en particulier
(le communisme et le nazisme). Plus aucune équivalence, en somme, entre le
totalitarisme moderne et l’absolutisme des monarchies nationales, entre le
totalitarisme et le despotisme des régimes autoritaires. De même que l’Église
avait dû en son temps accepter l’Empire romain et les anciens régimes monar-
chiques1. Mais tolérer par secondarisation subversive, est-ce vraiment
accepter par soumission sincère ? Pensons encore à saint Paul que nous
retrouverons en conclusion. S’exercerait, paraît-il, à l’égard du monde ter-
restre, une indulgence absolutrice de l’Église, faite de mansuétude et de bien-
veillance, qui l’autoriserait à ne pas tout condamner d’un seul tenant. Certes,
selon sa doctrine du moindre mal, elle postule que l’ordre politique est néces-
sairement relatif et que, jamais, il ne pourra se hisser en puissance d’être au
même niveau de dignité que la Vérité révélée. Mais de là à diagnostiquer une
maturité politique de l’Église à partir d’une pétition de principe nécessaire au
système de la foi catholique, il y a un pas trop précipité difficile à embrayer.
Ce qui est condamné dans le totalitarisme, c’est l’athéisme, c’est l’irréli-
gion, et sa conséquence fantasmée, la statolâtrie, la déification, la divinisation
de l’État. Tout cela, nous dit Pie XI, n’est que réminiscence d’un dangereux
paganisme. En témoignent, par exemple, ses comparaisons — aussi douteuses
qu’inimitables — entre Hitler et l’Empereur Julien l’Apostat. On en veut
également pour preuve l’inépuisable assimilation du totalitarisme au paga-
nisme antique (elle sera plus que récurrente sous la plume de son successeur
Pie XII)2. Aussi l’Église ne peut-elle se prévaloir d’une expérience historique
qui signalerait une quelconque clairvoyance politique. Tous les régimes anté-
rieurs, certes acceptés par elle sur le seul mode de l’hypothèse, étaient des
régimes chrétiens : l’Empire romain a été christianisé, les anciens régimes
monarchiques étaient divinement établis, les derniers empires autoritaires
(l’Autriche-Hongrie) intimement liés à Rome (malgré le joséphisme). Une
fois seulement que l’État n’est plus chrétien, alors le chantage au totalitarisme
peut déployer ses effets.
La stratégie pontificale fonctionne selon un jeu de vases communicants : la
répudiation de l’ordre étatique s’accompagne d’une exaltation parallèle de
l’Institution qui est censée détenir les moyens du Salut. Du haut de sa primauté
salvifique, l’Église catholique s’élève à proportion de l’abaissement de l’État3.
1. Cf. J.-M. GARRIGUES, La Politique du meilleur possible, op. cit. ; Dieu sans idée du mal, op.
cit. ; « L’Église catholique et l’État libéral », Commentaire, 1979-1980, 2 (8), p. 511-519 ; « Le
langage de l’Église et la défense de la société civile », ibid., 1981, 4 (13), p. 54-62, 4 (14), p. 243-
252 ; « “À la totale disposition de la société civile” : Jean-Paul Ier », Communio, 1981, 6 (2),
p. 67-75 ; « La “nature du droit”. Fondement des droits de l’homme selon la doctrine catho-
lique », Droits, 1985, 2, p. 45-59 ; « L’Église catholique et la politique. De l’usage théologique de
toute doctrine sociale », Commentaire, 1989, 12 (47), p. 499-506. Le propos du Père Garrigues
est notamment issu d’un commentaire d’Adam Michnik (A. MICHNIK, L’Église et la gauche :
le dialogue polonais [1976], trad. fr. A. Slonimski, C. Jelenski, Paris, Le Seuil 1979).
2. Chez le Secrétaire d’État Eugenio Pacelli puis chez le Pape Pie XII dès son encyclique inau-
gurale : E. PACELLI, Lettre de la Secrétairerie d’État à Eugène Duthoit, Président des Semaines
sociales de France, 6 juillet 1937 (in SOLESMES, 704-719, p. 386-391) ; PIE XII, Summi pontifi-
catus (in SOLESMES, 740-755, p. 401-411 ; A. F. UTZ, J. F. GRONER, II, p. 3-39).
3. « L’État totalitaire [...], dira Jean-Paul II, tend à absorber la nation, la société, la famille, les
communautés religieuses et les personnes elles-mêmes. En défendant sa liberté, l’Église défend la
personne qui doit obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes [...], la famille, les différentes organisa-
tions sociales et les nations, réalités qui jouissent toutes d’un domaine propre d’autonomie et de
souveraineté. » (JEAN-PAUL II, Centesimus annus, 45 ; in P. TÉQUI, p. 529). Rappel de
l’adage : le chrétien se doit d’obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes (Actes des apôtres, V, 29).
198 La subsidiarité catholique...
Mère protectrice, « phare resplendissant »1, elle a toujours veillé sur les débris
de la société humaine et sauvegardé par là les germes d’une renaissance possible
après l’anéantissement du monde. Car elle sait que le malheur des hommes
vient de l’abandon de la morale chrétienne. Car elle sait que la paix entre les
hommes dépend du strict respect des préceptes chrétiens, dans la vie privée
comme dans la vie publique. Elle seule, divinement constituée, est la maîtresse
des règles qui définissent le juste droit dont l’État doit simplement suivre la
réalisation. Elle seule propose une alternative au monde tel qu’il va, un chemin
de vérité duquel la modernité a eu bien tort de s’éloigner et auquel il lui fau-
drait revenir, non sans avoir fait acte de pénitence pour tous ses péchés. Obsédé
par les errements du politique, pareil fantasme ecclésial n’est pas sans rappeler
le rôle que l’Église catholique voulait assumer sous l’Empire romain2. S’ériger
en barrage au totalitarisme, ce n’est donc pas, du point de vue de l’Église, tirer
les conséquences démultipliées de la spécificité d’une menace, c’est poursuivre
le conflit théologico-politique sous une autre forme en s’autoproclamant seul
et unique recours au pouvoir temporel, via, précisément, une définition auto-
référentielle — très catholique — du totalitarisme.
1. L’expression est reprise au Pape Pacelli (PIE XII, Radio-message de Noël 1944 ; in A. F. UTZ,
J. F. GRONER, II, p. 1737). Le passage ne figure pas dans l’édition précitée de Solesmes.
2. En référence à l’attitude de l’Église catholique sous l’Empereur Julien l’Apostat au ive siècle,
le Père Garrigues parle d’une position julienne — distincte du schéma constantinien — visant à
ériger l’Église en recours au pouvoir politique (J.-M. GARRIGUES, « Démocratisme progres-
siste ou intégrisme politique : le faux dilemme catholique », Commentaire, 1997, 20 (78), p. 281-
288). Il tente ensuite de démontrer combien l’Église contemporaine est sortie de ses deux anciens
modèles par la voie d’une acceptation positive de la modernité politique.
3. Cf. le rappel du rôle central de l’Action catholique et de l’apostolat laïque dans Quadrage-
simo anno (PIE XI, Quadragesimo anno, 83, 126 ; in A. F. UTZ, I, p. 618-619, p. 642-645).
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 199
Nous ne saurions trop insister sur la continuité du propos rattien. S’il fal-
lait résumer d’un trait le contenu de l’encyclique de 1931, on devrait dire
qu’elle tente la synthèse de Rerum novarum et d’Ubi arcano. C’est en tout
cas la vocation de la troisième partie de Quadragesimo anno sur la réforme
des mœurs, qui donne peut-être à voir la vérité ultime de l’ensemble du texte.
Pour que ce renouveau de la morale chrétienne soit réellement effectif, dit en
substance Pie XI, il faut, d’abord, remettre sur pied la pleine et entière souve-
1. PIE XI, Ubi arcano Dei (in A. F. UTZ, IV, p. 2766-2767). L’expression latine « Pax Christi in
regno Christi » a été diversement traduite en français : « la paix du Christ par le règne du
Christ » ; « la paix du Christ dans le règne du Christ » (nous soulignons). La première option
semble la plus juste (« de pace Christi in regno Christi quaeranda » : « à la recherche de la paix du
Christ par le règne du Christ »). Un peu plus haut : « Il apparaît clairement qu’il n’y a aucune
paix du Christ en dehors du règne du Christ, et que le moyen le plus efficace de travailler au
rétablissement de la paix est de restaurer le règne du Christ. » (Ibid. ; in A. F. UTZ, IV, p. 2761).
Pie XI revendique la filiation avec son Pie X, dont le slogan lancé en 1903 était très voisin :
« “Tout restaurer dans le Christ” » (Instaurare omnia in Christo) afin que « “le Christ soit tout
et en tout” » (PIE X, Lettre encyclique E supremi apostolatus, 4 octobre 1903, Acta Sanctae
Sedis, 1903-1904, XXXVI, p. 129-139 ; Motu proprio Fin dalla prima nostra enciclica,
18 décembre 1903, Acta Sanctae Sedis, 1903-1904, XXXVI, p. 339-345 ; in A. F. UTZ, III,
p. 2120-2131) ; Lettre encyclique Il fermo proposito, 11 juin 1905, Acta Sanctae Sedis, 1904-1905,
XXXVII, p. 741-767 ; in A. F. UTZ, II, p. 1784-1807). Les deux papes revendiquent les mêmes
références bibliques : Épître aux Éphésiens, I, 10 ; Épître aux Colossiens, III, 11.
2. PIE XI, Ubi arcano Dei (in A. F. UTZ, IV, p. 2767). Nous soulignons.
3. Ibid. (in A. F. UTZ, IV, p. 2761).
200 La subsidiarité catholique...
1. PIE XI, Lettre encyclique Quas primas, 11 décembre 1925, Acta Apostolicae Sedis, 1926,
XVIII, p. 132-138 (in H. DENZINGER, 3670-375, p. 776-778). Cf., ici, l’ouvrage classique
d’Henri Brun (H. A. BRUN, La Cité chrétienne d’après les enseignements pontificaux, II. Les
directives de S. S. Pie XI, Paris, Spes, 1931). Sur la théologie du Christ-Roi chez Pie XI, inter-
prétée dans un sens peut-être trop moderniste, cf. M.-T. DESOUCHE, Le Christ dans l’histoire
selon le Pape Pie XI. Un prélude à Vatican II ?, Paris, Le Cerf, 2008. Pour une interprétation qui
nous semble plus juste et mesurée, cf. F. BOUTHILLON, « D’une théologie à l’autre : Pie XI et
le Christ-Roi », Achille Ratti Pape Pie XI, op. cit., p. 293-303 ; La Naissance de la Mardité. Une
théologie politique à l’âge totalitaire, Strasbourg, PUS, 2001.
2. « Quoique les biens de ce monde, écrit Pie XI, soient répartis à tous indistinctement, bons et
mauvais, et que les malheurs puissent également frapper tout le monde, honnêtes et injustes, on
ne peut cependant douter que Dieu ne distribue la prospérité et le malheur de cette vie au mieux
du salut éternel des âmes et des intérêts de la cité céleste. C’est pourquoi les princes et les gouver-
nants, ayant reçu le pouvoir de Dieu afin que, dans les limites de sa propre autorité, ils s’effor-
cent dans leurs actes de réaliser les desseins de la divine Providence dont ils sont alors les colla-
borateurs, il est évident qu’ils ne doivent jamais, pour procurer le bien temporel des citoyens,
perdre de vue la fin suprême fixée à tous les hommes. Et non seulement ils ne doivent rien faire
ou ordonner qui puisse tourner au détriment des lois de la justice et de la charité chrétiennes,
mais ils sont tenus de faciliter à leurs sujets la connaissance et l’acquisition des biens impéris-
sables. » (PIE XI, Lettre encyclique Ad salutem humani generis, 20 avril 1930, Acta Apostolicae
Sedis, 1930, XXII, p. 201-234 ; in SOLESMES, 610, p. 344-345).
3. Pour reprendre (en l’inversant) la célèbre formule de Jacques Maritain. La distinction agir
« en chrétien »-agir « en tant que chrétien » apparaît sous sa plume dès 1935 (J. MARITAIN,
Lettre sur l’indépendance [1935], Œuvres complètes, op. cit., VI, p. 253-288) avant d’être ampli-
fiée un an plus tard dans Humanisme intégral. L’ordre spirituel appelle une action « en tant que
chrétien » (se référant de manière explicite au christianisme et engageant de ce fait la commu-
nauté chrétienne) mais l’ordre temporel suppose une action « en chrétien » (sous la responsabi-
lité de chacun). Pour autant, comme l’écrit très bien Jean-Marie Mayeur, les chrétiens en poli-
tique se contentent le plus souvent de déconfessionnaliser des thématiques qui « doivent tout au
catholicisme social, sans être son bien exclusif » (J.-M. MAYEUR, Catholicisme social et démo-
cratie chrétienne. Principes romains, expériences françaises, op. cit., p. 269).
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 201
pour faire revivre l’époque où la papauté oxygénait la vie humaine dans son
intégralité.
En s’extrayant de la rigueur des termes, il faudrait oser dire que le procès
en totalitarisme intenté à l’État débouche en définitive sur une mise en cause
ecclésiale tout à fait réversible. Citons le Pape encore une fois :
« On dit ainsi : tout doit être à l’État, et voici l’État totalitaire, comme on le
nomme. Rien sans l’État, tout à l’État. Mais il y a là une fausseté si évidente
qu’il est étonnant que des hommes, par ailleurs sérieux et doués de talents, la
disent et l’enseignent aux foules. Car comment l’État pourrait-il être vraiment
totalitaire, donner tout à l’individu et tout lui demander, comment pourrait-il
tout donner à l’individu pour sa perfection intérieure — car il s’agit de chré-
tiens —, pour la sanctification et la glorification des âmes ? Dès lors, combien
de choses échappent aux possibilités de l’État dans la vie présente et en vue de
la vie future, éternelle ! Il y a là une grande usurpation, car s’il y a un régime
totalitaire — totalitaire de droit et de fait —, c’est le régime de l’Église, parce
que l’homme est la créature du bon Dieu, il est le prix de la Rédemption divine,
il est le serviteur de Dieu, destiné à vivre pour Dieu ici-bas et avec Dieu au ciel.
Et le représentant des idées, des pensées et des droits de Dieu, ce n’est que
l’Église. Alors, l’Église a vraiment le droit et le devoir de réclamer la totalité de
son pouvoir sur les individus : tout l’homme tout entier appartient à l’Église,
parce que, tout entier, il appartient à Dieu. Il n’y a pas de doute sur ce point,
pour qui ne veut pas tout nier, tout refuser1. »
Important moment de vérité que ces mots d’Achille Ratti prononcés en
1938 au soir de son pontificat : l’Église comme seul régime totalitaire pos-
sible, confesse-t-il bien candidement. Aussi choquante soit-elle, la formule
est à considérer avec sérieux : elle conforte notre souci de replacer Quadrage-
simo anno dans une dynamique théologico-politique.
1. PIE XI, Discours aux membres de la Confédération française des travailleurs chrétiens en
pèlerinage à Rome, 18 septembre 1938, Acte de Pie XI, Paris, La Bonne Presse, 1945, XVII,
p. 156-161 (in A. F. UTZ, I, p. 475). Nous soulignons. Citons aussi cette définition de l’Église
par Pie XII : « Pouvoir [...] plein et parfait, bien qu’étranger à ce “totalitarisme” qui n’admet ni
ne reconnaît l’honnête rappel aux dictamens clairs et imprescriptibles de sa propre conscience et
violente les lois de la vie individuelle et sociale, écrites dans les cœur des hommes. » (PIE XII,
Discours au tribunal de la Rote, 2 octobre 1945 ; in SOLESMES, 904, p. 474). Ce pouvoir qui
s’exerce de l’intérieur du cœur des hommes, n’est-ce pas le critère même de la définition du tota-
litarisme chez Hannah Arendt : non pas la domination extérieure d’un quelconque appareil
coercitif mais une domination inhibitrice qui s’exerce de l’intérieur, s’installant en chacun une
fois acquis le renoncement individuel à penser et la démission collective des élites ?
202 La subsidiarité catholique...
d’ériger l’État à son même niveau de dignité, d’en faire une institution (dignitas)
au sens plein du terme. Avec obstination, et avec la cohérence de la constance,
elle se refuse donc à voir dans la souveraineté étatique une forme autosuffi-
sante d’autorité. Jamais, le temporel ne pourra se suffire à lui-même. Toujours,
la perfection souveraine n’existera qu’appliquée à Dieu et à son institution ter-
restre, l’Église, face visible de l’Invisible, présence charnelle de l’Au-delà.
Tout pouvoir légitimement constitué revêt un caractère sacré, mais cette
sacralité s’origine directement en Dieu : c’est là l’enseignement fondamental
de saint Paul (non est potestas nisi a Deo)1. Enseignement répété à satiété par
les papes qui permet à l’Église de réclamer aux fidèles la soumission au pou-
voir séculier2 ; facilité du dogme, surtout, qui permet par avance à l’Église
de se dégager de toute compromission politique. Le monde d’ici-bas ne sera
jamais de l’ordre du bien ; et comme disait saint Thomas, minus malum est
aliquid boni. Va donc pour la démocratie ! De par sa condition même,
l’homme n’est-il pas condamné à tolérer de grands maux, sous peine de bas-
culer dans de bien pires encore ? Plutôt que de consécration pontificale du
régime démocratique, il conviendrait de parler d’enregistrement pontifical du
fait démocratique : une démocratie acceptée non pas, positivement, comme
forme de gouvernement mais, négativement, comme rejet de la dictature ; une
« vraie et saine » démocratie, à l’image du peuple chrétien, non cette masse
informe, cette multitude désorganisée, qui fait le lit des ambitions tyran-
niques3. Comme acculés par le totalitarisme à entériner la réalité démocra-
tique, Pie XII et ses successeurs ne feront que reconduire le jeu de condition-
nalité implicite déjà adressé à l’État.
Nous ne voulons pas sous-entendre par là que l’Église fut en mesure de
faire valoir ses exigences. Nous voulons simplement dire que son système de
pensée repose sur un double axiome qui fonctionne par pétition de principe :
si la démocratie ne se conforme pas à l’ordre naturel des choses établi par
1. Épître de saint Paul apôtre aux Romains, XIII, 1 sq. ; Première épître de saint Paul apôtre à
Timothée, II, 1 sq. Parmi une littérature abondante, cf. les travaux du théologien protestant
Oscar Cullmann (O. CULLMANN, Dieu et César, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1956 ;
« Les conséquences éthiques de la perspective paulinienne du temps de l’Église. Éthique entre le
“déjà” et le “pas encore” », Paul de Tarse, apôtre de notre temps, op. cit., p. 559-574).
2. Trois exemples cursifs chez Léon XIII et Pie XII parmi de nombreux autres possibles.
1o « Pour ce qui est du pouvoir politique, l’Église enseigne avec raison qu’il provient de Dieu »
(LÉON XIII, Lettre encyclique Diuturnum illud, 29 juin 1881, Acta Sanctae Sedis, 1881-1882,
XIV, p. 4-8 ; in H. DENZINGER, 3150-3152, p. 703-704, ici 3151 p. 703). 2o « Quiconque a le
droit de commander ne tient ce droit que de Dieu, Chef suprême de tous. Tout pouvoir vient de
Dieu. » (LÉON XIII, Immortale Dei ; in A. F. UTZ, III, p. 2020-2057 ; H. DENZINGER,
3116-3117, p. 705-706). 3o « La dignité de l’autorité politique est la dignité de sa participation à
l’autorité de Dieu. » (PIE XII, Radio-message de Noël 1944 ; in SOLESMES, 849, p. 452).
3. « Instruits par une amère expérience, dit le Pape, [les peuples] s’opposent avec plus de véhé-
mence au monopole d’un pouvoir dictatorial, incontrôlable et intangible, et ils réclament un
système de gouvernement qui soit plus compatible avec la dignité et la liberté des citoyens. »
(Ibid. ; in SOLESMES, 836, p. 447). Une démocratie est saine si elle est « fondée sur les principes
immuables de la loi naturelle et des vérités révélées ». Un peu plus bas à propos du droit positif
moderne : « Cette majesté du droit positif humain n’est sans appel que s’il se conforme — ou du
moins ne s’oppose pas — à l’ordre établi par le Créateur et mis en une nouvelle lumière par la
révélation de l’Évangile. » (Ibid. ; in SOLESMES, 855, p. 454, 857, p. 455).
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 203
1. Cf. É. POULAT, « La démocratie mais chrétienne », Église contre bourgeoisie, op. cit., p. 135-
172, qui reprend, en l’amplifiant, une étude plus ancienne : « Pour une nouvelle compréhension
de la démocratie chrétienne », Revue d’histoire ecclésiastique, 1975, 70 (1), p. 5-38.
2. Citons cette phrase de Maritain figurant au tout début de L’Homme et l’État : « Nous pou-
vons avoir de l’aversion pour la machine de l’État. Je ne l’aime pas pour ma part. Cependant bien
des choses que nous n’aimons sont nécessaires, non seulement en fait mais en droit. » (J. MARI-
TAIN, L’Homme et l’État, Œuvres complètes, op. cit., IX, p. 503 ; éd. PUF, p. 19).
3. PIE XII, Discours au tribunal de la Rote, 2 octobre 1945 (in SOLESMES, 900, p. 472).
4. Tout comme, en 1931, le « sain » corporatisme de Quadragesimo anno devait reposer sur une
liberté corporative, laquelle supposait au préalable la réforme chrétienne des mœurs.
5. La Constitution pastorale Gaudium et spes reconnaît l’autonomie du temporel par rapport au
spirituel, mais dans sa déclaration Dignitatis humanae, l’Église de Vatican II n’accepte de se
situer à l’intérieur de l’État qu’en se réservant une latitude d’action maximale. En effet, telle que
définie par la déclaration conciliaire, la liberté religieuse se fait pour le moins maximale : liberté
de conscience, liberté de culte, liberté d’expression et liberté d’association, mais aussi, et surtout :
liberté souveraine de l’Église (libertas Ecclesiae), censée lui être consubstantiellement attachée en
raison même de sa nature spirituelle d’institution divine, d’autorité spirituelle investie d’un
mandat divin. Aussi, quand bien même Dignitatis humanae entérine la fin de la référence au
modèle constantinien de l’État confessionnel chrétien (M.-D. CHENU, « La fin de l’ère
constantinienne », Un Concile pour notre temps, Paris, 1961, p. 51-87), elle ne donne pas à voir
une Église qui aurait à prendre modestement sa place dans la société comme n’importe quelle
association humaine. Dans le même texte, l’Église appelle curieusement à la désidéologisation de
l’éducation et à la neutralité de l’État (VATICAN II, Dignitatis humanae, 5, 6 ; in H. DEN-
ZINGER, 4240-4245, p. 909-911). Nous avons déjà rencontré plus haut le principal rédacteur de
204 La subsidiarité catholique...
l’heure, Pie XII continue d’affirmer que c’est l’Église « qui enseigne et qui
défend la vérité ; [...] qui communique les forces surnaturelles de la grâce,
pour réaliser l’ordre des êtres et des fins établi par Dieu, comme fondement
dernier et norme directrice de toute démocratie »1. Comment pourrait-il en
être autrement ? Comment l’Église pourrait-elle accepter cette société dans
laquelle le chrétien ne jouerait qu’un simple rôle d’animateur parmi d’autres,
noyé et dilué dans la société ?
Dignitatis humanae, le jésuite américain John Courtney Murray, dont on connaît les thèses —
reprises à Jacob L. Talmon — sur la « démocratie totalitaire ». Contribuèrent également à la
préparation du texte le Polonais Karol Wojtyla, futur Jean-Paul II, et l’Italien Pietro Pavan,
rédacteur de Pacem in terris (il sera créé Cardinal par le Pape Wojtyla) (J. COURTNEY-
MURRAY, « Vers une intelligence du développement de la doctrine de l’Église sur la liberté
religieuse », Vatican II, la liberté religieuse, dir. Y. M.-J. CONGAR, J. HAMER, Paris, Le Cerf,
1967, p. 11-147 ; P. PAVAN, « Le droit à la liberté religieuse en ses éléments essentiels », ibid.,
p. 149-203). Pour une mise en perspective plus approfondie, cf. G. A. KALSCHEUR, « John
Paul II, John Courtney Murray, and the Relationship between Civil Law and Moral Law »,
Journal of Catholic Social Thought, 2004, 1 (2), p. 231-276 ; R. W. GARNETT, « John Courtney
Murray on the “Freedom of the Church” », ibid., 2007, 4 (1), p. 59-86 ; W. GOULD, « John
Courtney Murray, the Liberal Tradition and American Democracy », ibid., p. 131-162.
1. PIE XII, Radio-message de Noël 1944 (in A. F. UTZ, J. F. GRONER, II, p. 1737).
2. Rappelons la chronologie des écrits les plus marquants : J. MARITAIN, Antimoderne [1922],
Œuvres complètes, op. cit., II, p. 923-1136 ; Le Docteur angélique [1929], ibid., IV, p. 9-181 ;
Humanisme intégral [1936], ibid., VI, p. 291-634 ; Les Droits de l’homme et la loi naturelle
[1942], ibid., VII, p. 617-695 ; Christianisme et démocratie [1943], ibid., VII, p. 697-762 ; Prin-
cipes d’une politique humaniste [1944], ibid., VIII, p. 177-355 ; La Personne et le bien commun
[1947], ibid., IX, p. 167-237 ; L’Homme et l’État [1949], ibid., IX, p. 471-736. Parmi les nom-
breux commentaires d’Humanisme intégral, cf. G. COTTIER, « Le concept d’idéal historique
concret chez Jacques Maritain », Nova et Vetera, 1981, 16 (2), p. 96-120 ; J. LALOY, « La notion
de “nouvelle chrétienté” chez Jacques Maritain », ibid., p. 121-132 ; « L’idée de “nouvelle chré-
tienté” chez Jacques Maritain », Commentaire, 1981-1982, 4 (16), p. 552-559 ; J.-M. MAYEUR,
« Les années 1930 et Humanisme intégral », L’Humanisme intégral de Jacques Maritain, éd.
J.-L ALLARD, C. BLANCHET, G. COTTIER, Fribourg, Paris, Éditions Saint-Paul, 1988,
p. 17-41 ; C. BLANCHET, « Primauté du spirituel et passion du temporel dans l’œuvre de
Jacques Maritain », ibid., p. 43-85 ; G. COTTIER, « Les intuitions majeures d’Humanisme inté-
gral », ibid., p. 87-126 ; É. POULAT, « Humanisme intégral dans la culture des années trente.
Un projet catholique pour le monde », Le Supplément, 1993, 187, p. 139-174.
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 205
tienté »1. Avec le même jeu de distinctions que celui activé par Pie XII un an
plus tard : la démocratie réelle contre la « démocratie manquée » et formelle
du monde moderne. Avec le même appel aux élites chrétiennes à qui il revient
de proposer une architecture consistante (hiérarchique) à la société démocra-
tique. Au point que les « minorités de choc prophétiques » version Maritain
ressemblent étrangement aux élites chrétiennes dépositaires de l’« antidote
spirituel » dont parle Pie XII2.
« Une élite d’hommes de conviction chrétienne solide, de jugement juste et sûr, de
sens pratique et équitable, et qui, dans toutes les circonstances, restent consé-
quents avec eux-mêmes ; des hommes de doctrine claire et saine, aux desseins
solides et droits ; avant tout, des hommes qui, par l’autorité émanant de leur
conscience pure et rayonnant largement autour d’eux, soient capables d’être
des guides et des chefs, spécialement dans les temps où les nécessités pressantes
surexcitent l’impressionnabilité du peuple et le rendent plus facile à être dévoyé et
à s’égarer ; des hommes qui, dans les périodes de transition, généralement travail-
lées et déchirées par les passions, par les divergences des opinions et par les opposi-
tions de programmes, se sentent doublement tenus de faire circuler dans les veines
enfiévrées du peuple et de l’État l’antidote spirituel des vues claires, de la bonté
empressée, de la justice également favorable à tous, et la tendance résolue à
l’union et à la concorde nationale dans un esprit de sincère fraternité3. »
Le cas maritainien permet de saisir le ressort qui a acculé le catholicisme le
plus traditionnel à l’acceptation paradoxale (et non assumée comme telle) de
la démocratie libérale. Comme Tocqueville avant lui, l’auteur de L’Homme
et l’État a vécu un moment américain (1939-1944)4 ; mais, à l’instar de Ket-
teler, les évocations tocquevilliennes de Maritain se révèlent trompeuses. Il
n’y a chez lui aucune acceptation positive du pluralisme démocratique, il y a
bien davantage constat clinique de la pluralité des options philosophiques.
À partir de Christianisme et démocratie, Maritain s’emploiera à gommer les
aspérités trop théocentriques de son programme pour endosser un discours
aux apparences libérales. La conscience malheureuse du catholique est cepen-
dant toujours là, signe de sa difficulté persistante à renoncer à l’idée médiévale
1. J. MARITAIN, Christianisme et démocratie, op. cit., VII, p. 740. Nous faisons référence à la
phrase de Bergson : « la démocratie est d’essence évangélique, [...] elle a pour moteur l’amour »
(H. BERGSON, Les Deux sources de la morale et de la religion [1932], Paris, PUF, 2003, p. 300).
Cf. H. BARS, « Sur le rôle de Bergson dans l’itinéraire philosophique de Jacques Maritain »,
Jacques Maritain et ses contemporains, dir. B. HUBERT, Y. FLOUCAT, op. cit., p. 167-196.
Outre Maritain, la réception thomiste de Bergson est déterminante chez le Père Sertillanges
(A.-D. SERTILLANGES, Henri Bergson et le catholicisme, Paris, Gallimard, 1941).
2. Le leadership de ces « minorités », écrit Maritain, s’exercerait « par de petits groupes dyna-
miques librement organisés et multiples par nature, qui ne s’intéresseraient pas aux succès électo-
raux, mais se dévoueraient entièrement à une grande idée sociale et politique, et qui agiraient
comme un ferment à l’intérieur ou à l’extérieur des partis politiques » (J. MARITAIN, L’Homme
et l’État, Œuvres complètes, op. cit., IX, p. 643-652, p. 645 ; éd. PUF, p. 129-136, p. 130).
3. PIE XII, Radio-message de Noël 1944 (in SOLESMES, 853, p. 453-454). Cf. aussi PIE XII,
Allocution au Patriciat romain, 16 janvier 1946 (in SOLESMES, 928-943, p. 484-490).
4. Cf. J.-L. POUTHIER, « Chrétiens et démocrates, 1934-1944 », Mil Neuf Cent, 1995, 13,
p. 77-79 ; R. MOUGEL, « Les années de New York », Cahiers Jacques Maritain, 1988, 16-17,
p. 17-28 ; J.-M. GARRIGUES, « Note sur la pensée politique de Jacques Maritain », L’Église,
la société libre et le communisme, Paris, Julliard, 1984, p. 161-164 ; A. KOLNAI, « Between
Christ and the Idols of Modernity » [1951], Privilege and Liberty, and Other Essays in Political
Philosophy, éd. D. J. Mahoney, Lanham, Lexington Books, 1999, p. 175-181.
206 La subsidiarité catholique...
1. « Maritain n’est pas encore dégagé de certaines visions apologétiques euphémisantes accrédi-
tées par le catholicisme social intransigeant et entretenues par l’école contre-révolutionnaire. »
(R. RÉMOND, Préface à J. MARITAIN, Humanisme intégral, Paris, Aubier, 2000, p. IX).
2. Cf. J.-D. DURAND, L’Europe de la démocratie chrétienne, op. cit., p. 118-127.
3. D’où la référence constante à Jacques Maritain chez les fédéralistes européens, comme en
témoigne cette réédition de textes (dont certains chapitres de L’Homme et l’État) sous un titre
particulièrement évocateur : J. MARITAIN, L’Europe et l’idée fédérale, Tours, Mame, 1993.
4. Thème présent dès Humanisme intégral (J. MARITAIN, Humanisme intégral, Œuvres
complètes, op. cit., VI, p. 487 ; rééd. Aubier, p. 179) qui trouvera son point d’aboutissement dans
L’Homme et l’État. À rapprocher du « consensus par recoupement » rawlsien (overlapping
consensus) (J. RAWLS, Libéralisme politique [1993], trad. fr. C. Audard, Paris, PUF, 1995,
p. 171-214 ; Justice et démocratie [1989], trad. fr. C. Audard, Paris, Le Seuil, 1993, ch. 5 et 7).
5. Mentionnons deux critiques venues d’outre-Atlantique : celle du Père argentin Julio Mein-
vieille et celle philosophe canadien Charles de Konninck. De la « nouvelle chrétienté » mari-
tainienne, le premier ne retient qu’une « vaste imposture » de provenance mennaisienne : un
libéralisme qui aurait réduit le message évangélique à un pur et simple « naturalisme » (J. MEIN-
VIELLE, De Lamennais à Maritain. Du mythe du progrès à l’utopie de la « nouvelle chrétienté »
[1945], trad. fr. H. Le Lay, Bouère, Morin, 2001, p. 260-261). Pareillement, pour Charles
de Koninck, professeur à l’Université de Laval, Maritain n’aurait fait que subvertir la notion
thomiste de bonum commune en s’accordant la facilité sacrilège de donner le baptême catho-
lique à son individualisme philosophique (le personnalisme) (C. de KONINCK, De la pri-
mauté du bien commun contre les personnalistes, Québec, Éditions de l’Université de Laval,
1943). Cette querelle a suscité une abondante littérature en Amérique du Nord (ou Jacques
Maritain est plus connu qu’en France). Cf. R. McINERNY, « The Primacy of the Common
Good », The Common Good and US Capitalism, éd. O. F. WILLIAMS, J. W. HOOCK,
Lanham, University Press of America, 1987, p. 70-83 ; C. E. CURRAN, « The Common Good
and Official Catholic Social Teaching », ibid., p. 111-129 ; M. NOVAK, Démocratie et bien
commun [1989], trad. fr. M. Brun, Paris, Le Cerf, Institut La Boétie, 1991 ; L. DUPRÉ, « The
Common Good and the Open Society », The Review of Politics, 1993, 55 (4), p. 687-712.
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 207
1. S’agissant de Jacques Maritain, la thèse de la rupture est défendue par Philippe Chenaux,
Jean-Yves Calvez, Jean-Luc Pouthier et Gérard Lurol (P. CHENAUX, Entre Maurras et Mari-
tain. Une génération intellectuelle catholique (1920-1930), Paris, Le Cerf, 1999 ; « Humanisme
intégral », Paris, Le Cerf, 2006 ; J.-Y. CALVEZ, Chrétiens penseurs du social, I. Maritain, Mou-
nier, Fessard, Teilhard de Chardin, de Lubac (1920-1940), Paris, Le Cerf, 2002 ; J.-L. POU-
THIER, « Chrétiens et démocrates, 1934-1944 », art. cit., p. 67-80 ; G. LUROL, « Maritain et
Mounier », Jacques Maritain face à la modernité, dir. M. BRESSOLLETTE, R. MOUGEL,
Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1995, p. 245-269). La thèse de la continuité est
défendue par Émile Poulat, Philippe Bénéton, Yves Floucat et Guillaume de Thieulloy
(É. POULAT, « Humanisme intégral dans la culture des années trente », art. cit. ; « Maritain
revisité », Jacques Maritain en Europe, dir. B. HUBERT, Paris, Beauchesne, 1996, p. 208-219 ;
P. BÉNÉTON, « Jacques Maritain et l’Action française », art. cit. ; Y. FLOUCAT, Jacques
Maritain ou la fidélité à l’éternel, Paris, Fac, 1996 ; Pour une restauration du politique. Maritain
l’intransigeant, de la Contre-Révolution à la démocratie, Paris, Téqui, 1999 ; Maritain ou le
catholicisme intégral et l’humanisme démocratique, Paris, Téqui, 2003 ; G. de THIEULLOY,
Le Chevalier de l’absolu. Jacques Maritain entre mystique et politique, Paris, Gallimard, 2005).
2. Cf., encore, Épître de saint Paul apôtre aux Romains, XIII, 1 sq.
208 La subsidiarité catholique...
1. M. LUTHER, « De l’autorité temporelle et dans quelle mesure on lui doit obéissance »,
[1521-1525], trad. fr. J. Lefebvre, Paris, Aubier, Montaigne, 1973, spécialement p. 117-147
(part. II). Parmi les interprétations antipolitiques de saint Paul, côté calviniste et dans une
période plus récente, cf. l’étude barthienne déjà citée : K. BARTH, L’Épître aux Romains, op. cit.
2. J. TAUBES, La Théologie politique de Paul [1987], trad. fr. M. Köller, D. Séglard, Paris, Le
Seuil, 1999. Sur la loi de l’État, cf. aussi E. LEVINAS, « L’État de César et l’État de David »
[1971], L’Au-delà du verset. Lectures et discours talmudiques, Paris, Minuit, 1982, p. 209-220.
3. Au besoin en le reformulant d’une manière très personnelle. Cf. T. MARTIN, « Vox Pauli :
Augustine and the Claims to Speak for Paul. An Exploration of Rhetoric at the Service of Exe-
gesis », Journal of Early Christian Studies, 2000, 8, p. 237-272 ; I. BOCHET, « Augustin disciple
de Paul », Recherches de science religieuse, 2006, 94 (3), p. 357-380.
4. Étonnante par sa plasticité, la théologie du Prince chrétien fonctionnera jusqu’au siècle des
Lumières. Bernard Plongeron a démontré que les Lumières catholiques, spécialement, en Alle-
magne et en France, ont œuvré pour reformater l’absolutisme monarchique — celui que Bossuet
avait fondé sur les Écritures (J. B. BOSSUET, Politique tirée des propres paroles de l’Écriture
sainte [1677-1709], Genève, Droz, 1967) — à l’aune des nouvelles exigences critiques de la
Raison (B. PLONGERON, Théologie et politique au siècle des Lumières, Genève, Droz, 1973).
5. Comme l’a montré Max Weber, il importe de distinguer entre la théocratie (les clercs
détiennent en propre le pouvoir temporel) et la hiérocratie (le pouvoir spirituel légitime le pou-
voir temporel). Initialement paru dans la première édition allemande de Wirtschaft und Gesell-
schaft, le texte visé a été publié séparément par les éditeurs français (M. WEBER, « L’État et la
hiérocratie » [1911-1913], Économie et société, in M. WEBER, Sociologie des religions [1910-
1913], trad. fr. J.-P. Grossein, Paris, Gallimard, 2006, p. 241-328). Il faut alors parler de hiéro-
cratie byzantine (le modèle du roi-prêtre) et de théocratie latine (le modèle du prêtre-roi). Nous
reviendrons sur la notion de « césaropapisme » et les problèmes épistémologiques qu’elle pose.
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 209
1. Dans sa défense de la prétention universaliste du pouvoir impérial, Eusèbe s’est référé à l’in-
terprétation paulinienne du Christ comme fils de Dieu s’étant sacrifié pour tous les hommes (et
non pour celui des seuls juifs) (EUSÈBE de CÉSARÉE, Triakontaétérikos [~ 335-340], Eusebius
Werke I, éd. I. A. HEIKEL, Leipzig, Hinrichs, 1902, p. 195-223 ; La Théologie politique de
l’Empire chrétien. Louanges de Constantin, trad. fr. P. Maraval, Paris, Le Cerf, 2001.
2. Republié en 1951 dans une nouvelle version, le texte d’origine date de 1935 (E. PETERSON,
« Der Monotheismus als politisches Problem : ein Beitrag zur Geschischte der Politischen Theo-
logie im Imperium Romanun » [1935], Theologische Traktate, Munich, Kösel, 1951, p. 45-147).
Cf. la thèse d’Erik Peterson (E. PETERSON, Le Monothéisme, un problème politique [1951],
trad. fr. A.-S. Astrup, G. Dorival, Paris, Bayard, 2007, ici p. 99, par exemple).
3. Cf. CONCILE de NICÉE, Profession de foi, 325 (in H. DENZINGER, 125-126, p. 39-42).
4. C. SCHMITT, « Théologie politique II » [1969], Théologie politique, op. cit., p. 77 sq.
210 La subsidiarité catholique...
que le Concile de Nicée rompt avec l’idée païenne d’un Dieu conçu analogi-
quement à la monarchie terrestre, donc avec l’idée d’un providentialisme
impérial capable de faire régner la pax christiana. De l’autre, la forme de l’ins-
titution ecclésiale : le juriste Schmitt a raison de rappeler que la matrice de
l’État puise fondamentalement dans la monarchie pontificale, et que, Nicée
ou pas, l’idée d’une monarchie terrestre, dont la forme analogique est reçue
de Dieu, continue d’opérer historiquement.
Le prélat français s’est pour sa part chargé de dissiper le malentendu augusti-
nien, en montrant comment la pensée de l’évêque d’Hippone a pu être ins-
trumentalisée aux fins de justifier la théocratie pontificale du Moyen Âge,
« comment la vieille idée romaine de l’État a été absorbée par l’emprise crois-
sante de l’idée chrétienne, jusqu’à aboutir, au xiie siècle, à la théorie des deux
glaives ». Et Arquillière d’écrire à propos des disciples pontificaux de l’évêque
d’Hippone (Grégoire le Grand et Isidore de Séville par exemple) : « Ils ont
tendu à identifier — ou à peu près — le domaine de l’Église et le domaine de
l’État »1. Malencontreux sacrilège : attribuer à Augustin la paternité des concep-
tions hiérocratiques de la monarchie pontificale, c’est confondre non seule-
ment la cité divine avec l’Église mais aussi la cité humaine avec l’État, et en
définitive croire possible la réalisation terrestre de la cité céleste2. Certes, mais
de la disculpation d’Augustin à la ré-écriture de l’histoire, il y a un saut dont
il conviendrait de se garder. Qu’elle procède ou non d’un raidissement doc-
trinal de la pensée augustinienne, d’une tendance à l’enfermer dans un mani-
chéisme au moyen d’une lecture platonisante qui dichotomise les deux cités
sur un mode irréconciliable, la soumission médiévale du temporel au spirituel
reste le fait de l’Église. Contentons-nous, en écho, de relever ces mots de
Pie XI :
« Bien que, de par sa mission divine, l’Église tende directement aux biens spiri-
tuels et non aux biens périssables, cependant, comme tous ces biens se favorisant
et s’enchaînant les uns les autres, elle n’en coopère pas moins à la prospérité,
même terrestre, des individus et de la société, et cela avec une efficacité qu’elle
ne pourrait surpasser si elle n’avait pour but que le développement de cette
prospérité. Certes, l’Église ne se reconnaît point le droit de s’immiscer sans
raison dans la conduite des affaires temporelles et purement politiques, mais son
intervention est légitime quand elle cherche à éviter que la société civile tire
prétexte de la politique, soit pour restreindre en quelque façon que ce soit les
biens supérieurs d’où dépend le salut éternel des hommes, soit pour nuire aux
1. H. X. ARQUILLIÈRE, L’Augustinisme politique. Essai sur la formation des théories poli-
tiques au Moyen Age [1934], Paris, Vrin, 1955, p. XVII, p. 5. Cf. aussi H. X. ARQUILLIÈRE,
« Sur la formation de la “théocratie” pontificale », Mélanges F. Lot, Paris, Champion, 1925,
p. 1-24 ; « Observations sur l’augustinisme politique », Mélanges augustiniens, Paris, Rivière,
1931, p. 227-242 ; « Réflexions sur l’essence de l’augustinisme politique », Augustinus magister,
Paris, Études augustiniennes, 1954, II, p. 991-1001.
2. Pour une discussion de la thèse de Mgr Arquillière, cf., en priorité, H. de LUBAC, « Augusti-
nisme politique ? » [1932, 1954], Théologies d’occasion, op. cit., p. 255-308 ; R. A. MARKUS,
« Two Conceptions of Political Authority : Augustine, De Civitate Dei, XIX. 14-15, and Some
XIIIth-Century Interpretations », Journal of Theological Studies, 1965, 16 (1), p. 68-100. Pour
une mise en perspective historique, cf. A. BOUREAU, La Religion de l’État, op. cit., p. 116-118 ;
B. DUFAL, « “Séparer l’Église et l’État : l’augustinisme politique selon Arquillière” », Atelier
du Centre de recherches historiques, 2008, 1, 15 p.
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 211
intérêts spirituels par des lois et des décrets iniques, soit pour porter de graves
atteintes à la divine constitution de l’Église, soit enfin pour fouler aux pieds les
droits de Dieu lui-même dans la société1. »
Faut-il voir chez Pie XI et Pie XII une forme de retour à l’ancien augustinisme
politique de la théocratie pontificale contre le thomisme de la doctrine sociale ?
Un infléchissement progressif faisant subrepticement passer le magistère
catholique d’une théorie du droit naturel (Rerum novarum) à une théorie de la
société (Quadragesimo anno) ? Nous avons déjà vu combien les choses étaient
en réalité beaucoup moins simples. Car c’est la division même du corpus catho-
lique en deux blocs monolithiques qui fait elle-même question, en se parant des
habits trompeurs de l’évidence. Nous avons moins affaire, en l’espèce, à une
redécouverte rattienne et pacellienne de l’augustinisme qu’à une structure inva-
riante de la pensée pontificale. Ou bien alors, si retour il doit y avoir, parlons
de retour du refoulé augustinien, en plein apogée du néothomisme2. Pour
débrouiller cet écheveau, considérons successivement trois éléments enchevê-
trés : la paix des hommes ; le droit de la nature ; la paix des nations.
La paix des hommes, tout d’abord. De Léon XIII à Pie XII, le discours sur
l’État reste fondamentalement le même : les mises en garde pontificales ne
visent pas l’État en tant que tel, dit-on ; elles ne visent que les excès de l’éta-
tisme. Mais cette insistance indirecte sur la nécessité de l’État, sur la « magni-
fique fonction » de l’État3, est toujours accompagnée de l’imperturbable
rappel paulinien, ainsi que d’un diagnostic très augustinien sur l’inanité de la
justice terrestre. L’État est nécessaire en tant qu’il est le symptôme d’une ser-
vitude méritée. Servitude méritée car corruption définitive : la domination de
l’homme sur l’homme n’est rien de moins qu’un châtiment imposé par Dieu,
une conséquence nécessaire du désordre humainement introduit dans le
monde, la manifestation irréfutable de l’hérédité du Péché, la preuve de
l’imperfection intrinsèque de l’ordre séculier. Mais, comment faire face aux
conséquences de la Faute en étant irréductiblement entaché par elle ? C’est
bien là le dilemme chrétien, accompagné d’un germe autoritaire que l’on
retrouve au cœur même de la subsidiarité : résultat d’une déviation, l’État
sera en même temps une partie de son remède, une manière de limiter les
1. D’où ce commentaire d’Ernst Cassirer : « Dans son principe [...], c’est-à-dire dans l’adminis-
tration de la justice, l’État apparaîtra comme étant bon. Mais en vertu du dogme chrétien, il sera
considéré comme étant mauvais, par essence, étant la conséquence du péché originel et de la
chute de l’humanité. » (E. CASSIRER, Le Mythe de l’État, op. cit., p. 153). Un peu plus bas :
« L’État pourra recevoir une justification jusqu’à un certain point, mais il ne pourra jamais être
considéré comme beau. Il ne pourra pas être conçu comme pur et immaculé, du fait de son ori-
gine. Le stigmate du péché originel sera inscrit de façon indélébile en lui. » (Ibid., p. 155).
2. A. PASSERIN d’ENTRÈVES, La Notion de l’État, op. cit., p. 27-34. Réinsérée dans son
contexte historique, l’entreprise du Docteur africain est bien sûr un effort de disculpation du
christianisme contre l’accusation lancée par les tenants du paganisme, accusation selon laquelle
les chrétiens porteraient la responsabilité de la défaite de Rome face aux barbares (Augustin écrit
La Cité de Dieu après le sac de Rome en 410 par les troupes du roi des Wisigoths, Alaric ; trau-
matisme annonciateur de la chute ultérieure, en 476, de l’Empire romain d’Occident). La Rome
qu’Augustin admire est une Rome idéalisée : la Rome républicaine de Cicéron et les débuts de la
Rome impériale de Constantin et Théodose, avant qu’elle ne dégénère dans le vice (reprise, en
quelque sorte, du thème de la république accoucheuse d’empire).
3. AUGUSTIN, La Cité de Dieu, op. cit., III, p. 132-135 (liv. XIX, ch. 21).
4. Cf., ici, entre autres textes, PIE XII, Radio-message de Noël 1942 (in A. F. UTZ,
J. F. GRONER, I, p. 105) ; Lettre encyclique Optatissima pax, 18 décembre 1947, Acta Aposto-
licae Sedis, 1947, XXXIX, p. 601-694 (in A. F. UTZ, J. F. GRONER, I, p. 86-89). « La paix de
toutes choses, écrit Augustin, c’est la tranquillité de l’ordre. L’ordre, c’est cette disposition qui,
suivant la parité ou la disparité des choses, assigne à chacune sa place. » (AUGUSTIN, La Cité
de Dieu, op. cit., III, p. 121 ; liv. XIX, ch. 13). Cf., ici, le commentaire explicatif de saint Thomas
(THOMAS d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., III, p. 218-219 ; IIa IIae, q. 29, a. 1).
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 213
1. PIE XII, Discours au tribunal de la Rote, 13 novembre 1949 (in SOLESMES, 1062-1076,
p. 541-547, ici 1064, p. 542). « Là où est niée la dépendance du droit humain à l’égard du droit
divin, là où l’on ne fait appel qu’à une vague et incertaine autorité purement terrestre, là où l’on
revendique une autonomie fondée seulement sur une morale utilitaire, le droit humain lui-même
perd justement dans ses applications les plus onéreuses l’autorité morale qui lui est nécessaire,
comme condition essentielle, pour être reconnu et pour postuler même des sacrifices. » (PIE XII,
Summi pontificatus ; in SOLESMES, 747, p. 405).
2. PIE XII, Radio-message de Noël 1944 ; in SOLESMES, 855, p. 454-455. Cf., en particulier,
J. BRÈTHE de LA GRESSAYE, « Une Pape juriste. Pie XII et le droit naturel », Mélanges
J. Dabin, Bruxelles, Bruylant, Paris, Sirey, 1963, I, p. 19-26. Pour la période allant de Pie X
à Paul VI, cf. P. ANDRÉ-VINCENT, « Le fondement du droit et la religion d’après les
documents pontificaux contemporains », Archives de philosophie du droit, 1973, 18, p. 149-164.
3. Georges Goyau et René Coste ont souligné l’influence que les travaux de Luigi Taparelli ont
pu exercer, respectivement sur Benoît XV et Pie XII (G. GOYAU, « L’Église catholique et le
droit des gens », Recueil des cours de l’académie de droit international, 1925, 1, p. 231 sq. ;
Papauté et chrétienté sous Benoît XV, Paris, Perrin, 1922 ; R. COSTE, Le Problème du droit de
guerre sur la pensée de Pie XII, Paris, Aubier, 1962 ; « Pie XII et l’Europe », Chronique sociale
de France, 1962, 70 (5), p. 355-368). Plus en amont encore, via Taparelli, c’est aux théologiens de
Salamanque qu’il faudrait faire référence. Pour Francisco de Vitoria et Francisco Suarez, les deux
figures les plus éminentes de la Seconde scolastique espagnole, 1o la société internationale est un
fait de nature comparable à la société domestique ; 2o, le bien commun universel est toujours
supérieur au bien commun d’une société particulière.
214 La subsidiarité catholique...
1. Outre Caritate Christi, pensons à Nova impendet, texte dans lequel Pie XI présente les prépa-
ratifs militaires et la course aux armements comme les principales origines de la crise (PIE XI,
Caritate Christi ; in A. F. UTZ, II, p. 1032-1057 ; Lettre encyclique Nova impendet, 2 octobre
1931, Acta Apostolicae Sedis, 1931, XXIII, p. 393-397 ; in A. F. UTZ, II, p. 1624-1631). En écho
au Pape qui l’a pourtant désavoué, cf. un texte inédit de Luigi Sturzo publié dans le numéro 18
des Cahiers de la Nouvelle Journée : L. STURZO, La Communauté internationale et le droit de
guerre, trad. fr. M. Prélot, Paris, Bloud et Gay, 1931. Sur l’attitude pontificale de manière géné-
rale, cf. J.-D. DURAND, « Pie XI, la paix et la construction d’un ordre international », Achille
Ratti, Pape Pie XI, op. cit., p. 873-892 ; J.-M. MAYEUR, « Les papes, la guerre et la paix, de
Léon XIII à Pie XII », Les Quatre fleuves, 1984, 19, p. 23-33 ; J. JOBLIN, L’Église et la guerre.
Conscience, violence, pouvoir, Paris, Desclée de Brouwer, 1988.
2. PIE XI, Caritate Christi (in A. F. UTZ, II, p. 1034-1035).
3. Chrétiennement entendue, la nation revêt une dimension eschatologique en forme d’homolo-
gation divine, la diversité culturelle des peuples ne trouvant ultimement à s’évanouir que dans le
moment parousiaque (Genèse, XXII, 18 ; Évangile de Matthieu, XXII, 21 ; Épître aux Romains,
XIII, 6-7). Pour une démonstration relative à l’Europe, cf. K. RAHNER, « L’Europe dans l’es-
chatologie des nations », Cadmos, 1986, 9 (35), p. 45-63. D’où la possible conciliation entre le
ressort universaliste du monothéisme chrétien et le particularisme national (qui, a priori, le
contredit). On sait que c’était là, au iiie siècle, la position d’Origène contre Celse (ORIGÈNE,
Contre Celse, I-VI [~ 248], éd. et trad. fr. M. Borret, Paris, Le Cerf, 1967-1976, 2005).
Cf. M. FÉDOU, Christianisme et religions païennes dans le Contre Celse d’Origène, Paris,
Beauchesne, 1989. Citons les papes récents, Pie XII et Jean-Paul II. Pie XII : « Chaque famille
s’etend, se dilate dans la parenté qu’unissent les liens du sang, et les alliances entre les familles y
ajoutent encore leur enchevêtrement et constituent, maille par maille, tout un réseau dont la sou-
plesse et la solidité assurent l’unité à la nation, à la grande famille, au grand foyer qu’est la
patrie. » (PIE XII, Radio-message aux familles françaises, 17 juin 1945 ; in SOLESMES, 891,
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 215
p. 467). Jean-Paul II : « C’est un fait significatif, et confirmé à bien des reprises par les expé-
riences de l’histoire, que la violation des droits de l’homme va de pair avec la violation des droits
de la nation, avec laquelle l’homme est uni par des liens organiques, comme avec une famille
agrandie. » (JEAN-PAUL II, Lettre encyclique Redemptor hominis, 4 mars 1979, Acta Aposto-
licae Sedis, 1979, LXXI, p. 274-286 ; in P. TÉQUI, p. 17-69, ici p. 48).
1. Et d’ajouter immédiatement à propos de l’Église : « Seule elle se montre à la hauteur d’une si
grande tâche grâce à sa mission divine, à sa nature, à sa constitution même, et au prestige que lui
confèrent les siècles ; et les vicissitudes mêmes des guerres, loin de l’amoindrir, lui apportent de
merveilleux développements. Il ne saurait donc y avoir de paix digne de ce nom — cette paix du
Christ si désirée — tant que tous les hommes ne suivront pas fidèlement les enseignements, les
préceptes et les exemples du Christ dans l’ordre de la vie publique comme de la vie privée ; il faut
que, la famille humaine régulièrement organisée, l’Église puisse enfin, en accomplissement de sa
divine mission, maintenir vis-à-vis des individus comme de la société tous les droits de Dieu. »
(PIE XI, Ubi arcano Dei ; in A. F. UTZ, IV, p. 2761).
2. PIE XII, Allocution au Consistoire, 24 décembre 1945 (in SOLESMES, 926, p. 483).
3. PIE XII, Summi Pontificatus (in SOLESMES, 740-755, p. 401-411). Outre les nombreux
messages de guerre précités, mentionnons PIE XII, Radio-message au monde entier après la ces-
sation des hostilités en Europe, 9 mai 1945, Acta Apostolicae Sedis, 1945, XX-XVII, p. 129-131 (in
A. F. UTZ, J. F. GRONER, II, p. 1947-1949) ; Radio-message au monde, 23 décembre 1949,
Acta Apostolicae Sedis, 1950, XLII, p. 126-129 (in A. F. UTZ, J. F. GRONER, I, p. 82-85) ; Dis-
cours aux membres du mouvement Pax Christi, 13 septembre 1952, Acta Apostolicae Sedis, 1952,
XLIV, p. 818-823 (in A. F. UTZ, J. F. GRONER, II, p. 1954-1960). Cf. C. JOURNET, « Les
cinq points des messages pontificaux de Noël » [1943], Exigences chrétiennes en politique, op.
cit., p. 287-319 ; R. DARRICAU, « L’action de Pie XII en faveur de la paix durant la Seconde
Guerre mondiale d’après les archives du Vatican », Revue d’histoire diplomatique, 1969, 83 (2),
p. 171-180 ; « Les efforts de Pie XII en faveur des victimes de la guerre et du rétablissement de la
paix (1939-1943) », ibid., 1974, 88 (1-2), p. 145-162.
216 La subsidiarité catholique...
Les États peuvent bien tenter d’organiser la paix, disent les deux papes
dans un même refrain ; jamais, elle ne sera une vraie paix si elle ne respecte pas
les préceptes chrétiens. Comme chez Augustin, la paix des hommes est néces-
sairement temporaire car seule la paix de Dieu peut prétendre à l’absolu de
l’Éternité. Il en résulte une obsession quasi frénétique à condamner toute
paix sociale au motif qu’elle n’est pas achevée. Après avoir affirmé que la jus-
tice n’était pas de ce monde (car, hors la voie eschatologique, il n’y a pas de
solution terrestre aux problèmes humains), les papes reprennent inlassable-
ment le vieux thème augustinien : une cité n’est cité que si, et seulement si,
elle s’organise autour de la paix éternelle1. On connaît le verdict du Docteur
africain : l’Empire romain, vicié qu’il était dans son principe, ne consti-
tuait pas une vraie république ; les Romains, oublieux qu’ils étaient de la vraie
justice, ne formaient pas un vrai peuple. À lire Pie XI et Pie XII, il en va de
même pour les États du xxe siècle. La structure mentale du catholicisme pon-
tifical reste inchangée : retenir comme seul critère de jugement politique celui
de la justice divine, par définition inatteignable sur terre, c’est bien sûr s’en-
fermer dans une condamnation sans fin de toute paix sociale non chrétienne.
De part en part, l’ambivalence schizophrénique des critères augustiniens de la
justice et de la paix comme fondements nécessaires de la cité est présente dans
l’irréductible de la doctrine catholique, rassérénée qu’elle se trouve par le
prétexte totalitaire : demander à l’État ce que par ailleurs elle lui dénie, le
droit d’organiser sur terre une justice des hommes.
1. « Ici-bas, il est vrai, on nous appelle heureux quand nous avons la paix, quelque petite que soit
cette paix que nous puissions avoir dans une vie honnête ; mais ce bonheur, comparé à la béati-
tude que nous appelons finale, se trouve être une véritable misère. » (AUGUSTIN, La Cité de
Dieu, op. cit., III, p 115 ; liv. XIX, ch. 10). Cf. aussi III, p. 132 (liv. XIX, ch. 20) ; I, p. 167 (liv. IV,
ch. 4). Sur la fameuse métaphore de la bande de brigands, cf. A. SCHÜTZ, « Saint Augustin et la
“bande de brigands” », Droits, 1992, 16, p. 71-82).
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 217
1. JEAN-PAUL II, Lettre encyclique Centesimus annus, 1er mai 1991, Acta Apostolicae Sedis,
1991, LXXXVIII, p. 793-867 (in P. TÉQUI, p. 532 ; H. DENZINGER, 4912, p. 1016-1017).
2. JEAN XXIII, Mater et Magistra (in A. F. UTZ, I, p. 664-757).
3. BENOÎT XVI, Lettre encyclique Caritas in veritate, 29 juin 2009, Acta Apostolicae Sedis,
2009, CI, p. 641-709 (L’Amour dans la vérité, préf. J.-C. Descubes, Paris, Bayard, Le Cerf,
Fleurus-Mame, 2009).
218 La subsidiarité catholique...
1. Pour une synthèse, cf. O. PERRU, « La pensée sociale chrétienne et les associations : cent ans
d’enseignement et de réflexion (1891-1991) », De Platon à Maritain, op. cit., p. 195-220.
2. Ses aspects polémiques en moins, nous rejoignons en grande partie les analyses de Joseph
Hours qui voit dans la démocratie chrétienne un mouvement anti-étatique (J. HOURS, « Les
origines d’une tradition politique. La formation en France de la doctrine de la démocratie chré-
tienne et des pouvoirs intermédiaires », Cahiers de la Fondation nationale des sciences politiques,
1952, 21, p. 79-123 ; « Nation, État et civilisation », Itinéraires, 1962, 67, p. 93-111). En 1952, un
débat véhément l’opposa à Étienne Borne, grande figure du MRP et admirateur de Jacques Mari-
tain (É. BORNE, « La démocratie chrétienne contre l’État ? », Terre humaine, 1952, 2 (19-20),
p. 76-101 ; « La démocratie chrétienne et l’État », ibid., 1952, 2 (22), p. 76-85 ; « La philosophie
politique de Jacques Maritain », Jacques Maritain, philosophe dans la cité, éd. J.-L. ALLARD,
Ottawa, University of Ottowa Press, 1985, p. 247-261). Pour un point synthétique sur ce débat
entre Joseph Hours et Étienne Borne, cf. Y. TRANVOUEZ, « Europe, chrétienté et catholiques
français. Débats en marge du MRP », Le MRP et la construction européenne, dir. S. BERSTEIN,
J.-M. MAYEUR, P. MILZA, Bruxelles, Complexe, 1993, p. 87-102.
3. L’idéologie (du Progrès) serait à l’État ce que la religion est à l’Église.
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 219
1. Pour des synthèses récentes, souvent issues de la littérature anglo-saxonne, cf. R. HIT-
TINGER, « Social Pluralism and Subsidiarity in Catholic Social Doctrine », Annales theologici,
2002, 16, p. 385-408 ; « Reason for a Civil Society », Reassessing the Liberal State. Reading
Maritain’s Man and the State, éd. T. FULLER, J. P. HITTINGER, Washington, The Catholic
University of America Press, 2001, p. 11-23 ; J. LOCKWOOD O’DONOVAN, « Subsidiarity
and Political Authority in Theological Perspective », Studies in Christian Ethics, 1993, 6 (1),
p. 16-33 ; « Subsidiarity and Political Authority in Theological Perspective », Bonds of Imperfec-
tion : Christian Politics, Past and Present, Grand Rapids, Cambridge, Eerdmans, 2004, p. 225-
245 ; K. GRASSO, « The Subsidiary State : Society, the State and the Principle of Subsidiarity in
Catholic Social Thought », Christianity and Civil Society : Catholic and Neocalvinist Perspec-
tives, éd. J. HEFFERNAN, Lanham, Lexington Books, 2008, p. 31-65.
2. Cf. W. KERBER, « Subsidiarität und Demokratie », Die Neue Ordnung, 1980, 34 (4), p. 286-
294 ; Subsidiarität und Demokratie, dir. O. KIMMINICH, Düsseldorf, Patmos, 1981, p. 75-85.
Dès 1965, le Père Pierre Bigo classe le principe de subsidiarité au rang de valeur cardinale de
l’éthique démocratique, au même titre que l’autodétermination, la participation et le pluralisme
(P. BIGO, La Doctrine sociale de l’Église, Paris, PUF, 1965, p. 158-159).
3. Il n’est pas interdit d’y voir un corollaire du vieil adage romain Quod omnes tangit, principe
de consentement systématisé par le Code Justinien qui reconnaît à chacun le droit de participer
aux décisions le concernant : G. POST, « A Romano-Canonical Maxim : Quod omnes tangit »
[1946], Studies in Medieval Legal Thought, op. cit., p. 163-238 ; Y. M.-J. CONGAR, « Quod
omnes tangit, ab omnibus tratctari et approbari debet », Revue historique de droit français et
étranger, 1958, 36 (1), p. 210-259 ; A. GOURON, « Aux origines médiévales de la maxime Quod
omnes tangit », Mélanges J. Imbert, Paris, PUF, 1989, p. 277-286 ; A. BOUREAU, « Quod
omnes tangit : de la tangence des univers de croyance à la fondation sémantique de la norme
juridique médiévale », Le Gré des langues, 1990, 1, p. 137-153. Cf. aussi les travaux de Léo
Moulin et de Jean Gaudemet : L. MOULIN, « Le gouvernement des communautés religieuses
comme type de gouvernement mixte », Revue française de science politique, 1952, 2 (2), p. 335-
355 ; « Les origines religieuses des techniques électorales et délibératives modernes » [1953],
Politix, 1998, 11 (43), p. 117-162 ; J. GAUDEMET, « La participation de la communauté au
choix de ses pasteurs dans l’Église latine », Ius canonicum, 1974, 14 (28), p. 308-326.
4. BENOÎT XVI, Caritas in veritate, 4 (in J.-C. DESCUBES, p. 6). Nous détournons la for-
mule du Pape, qui identifie ce danger (irénisme de la doctrine sociale) pour appeler à le conjurer.
220 La subsidiarité catholique...
1. DE LA CORPORATION À LA SOCIALISATION
1. Sur les corps intermédiaires dans la foulée du Pape Jean XXIII, cf. la correspondance du Car-
dinal Cicognani : A. G. CICOGNANI, Lettre de la Secrétairerie d’État à Alain Barrère, Prési-
dent des Semaines sociales de France, 2 juillet 1963 (in A. F. UTZ, III, p. 2060-2065) ; Lettre de la
Secrétairerie d’État à Mgr R. Moralejo, Président des Semaines sociales d’Espagne, 29 mai 1964
(in A. F. UTZ, I, p. 344-355) ; Lettre de la Secrétairerie d’État à Mgr G. Siri, Président des
Semaines sociales d’Italie, 5 septembre 1965 (in A. F. UTZ, III, p. 2088-2099).
2. « Rappelons que l’initiative privée doit contribuer à établir l’équilibre économique et social
entre régions d’un même pays. Et c’est pourquoi, en vertu du principe de subsidiarité, les pou-
voirs publics doivent venir en aide à cette initiative et lui confier de prendre en main le dévelop-
pement économique, dès que c’est efficacement possible. » (Ibid. ; in A. F. UTZ, I, p. 721).
3. Sous la plume d’un pape, faut-il le rappeler ?, le bien commun n’est évidemment pas le bien
public. Cf. P. BIGO, La Doctrine sociale de l’Église, op. cit. ; M.-P. DESWARTE, art. cit.
4. VATICAN II, Gaudium et spes, 75 (in A. F. UTZ, I, p. 936-941).
5. JEAN XXIII, Mater et Magistra (in A. F. UTZ, I, p. 688-689).
222 La subsidiarité catholique...
1. Cf. « Le principe de subsidiarité », Itinéraires, 1962, 64, p. 3-5 ; « Prises de position en fonc-
tion du principe de subsidiarité », ibid., p. 40-52 ; « Les textes avant et dans Mater et Magistra »,
ibid., p. 7-13 ; J. MADIRAN, « La communauté catholique dans la nation française », ibid., 1958,
25, p. 2-40, ici p. 26 sq. ; De la justice sociale, Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1961, spéciale-
ment p. 63 sq. ; « Note sémantique sur la socialisation et sur quelques autres vocables de Mater et
Magistra », Itinéraires, 1962, 59, p. 65-116 ; « La cause pratique de l’incompréhension réci-
proque », ibid., 1962, 64, p. 32-39 ; M. CLÉMENT, « Le principe de subsidiarité », ibid., 1958,
25, p. 41-47 ; La Corporation professionnelle, Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1958 ; « Trois
points de Mater et Magistra qui font difficulté », Itinéraires, 1962, 59, p. 44-64 ; « L’avenir de la
civilisation. Mater et Magistra et le principe de subsidiarité », ibid., 1962, 64, p. 14-28 ; L. SAL-
LERON, « La propriété dans l’encyclique Mater et Magistra », ibid., 1962, 59, p. 25-43 ; « Pro-
priété et subsidiarité », ibid., 1962, 64, p. 29-31. Dans la même perspective, sous la plume d’un
philosophe catholique d’origine hongroise, spécialiste de la Contre-Révolution : T. MOLNAR,
« Pas de civilisation désacralisée », ibid., 1962, 67, p. 65-73 ; « Die Neo-Utopische Staatsauffas-
sung », Ordo, 1968, 19, p. 13-27 ; « Christliches Erbe und Kollektivismus », ibid., 1969, 20,
p. 11-22 ; « État, Église et société civile », La Pensée catholique, 1987, 227, p. 86-92.
2. VATICAN II, Gaudium et spes, 25-2 (in A. F. UTZ, I, p. 848-849). « [...] Les gouvernants se
gardent de faire obstacle aux associations familiales, sociales et culturelles, aux corps et institu-
tions intermédiaires, ou d’empêcher leurs activités légitimes et efficaces ; qu’ils aiment plutôt les
favoriser, dans l’ordre. » (Ibid., 75-2 ; in A. F. UTZ, I, p. 936-939). Sur la nature et la fin de la
communauté politique, cf. aussi la section 74 (Ibid., 74 ; in A. F. UTZ, I, p. 934-937).
3. Aussi la rupture relevée par le Père Chenu se situe-t-elle avant tout dans un registre séman-
tique. Pour Marie-Dominique Chenu, Vatican II avait mis fin à la doctrine sociale telle que
développée depuis Léon XIII avant d’être réintroduite « par une intervention illégale, après la
promulgation » (M.-D. CHENU, La « Doctrine sociale » comme idéologie, op. cit., p. 8-13). Or,
à lire Gaudium et spes, on s’aperçoit au contraire que le Concile continue de faire référence à la
doctrine sociale : l’Église, dit la constitution, « renoncera à l’exercice de certains droits légitime-
ment acquis, s’il est reconnu que leur usage peut faire douter de la pureté de son témoignage ou
si des circonstances nouvelles exigent d’autres dispositions. Mais il est juste qu’elle puisse par-
tout et toujours prêcher la fois avec une authentique liberté, enseigner sa doctrine sur la société,
accomplir sans entraves sa mission parmi les hommes, porter un jugement moral, même en des
matières qui touchent le domaine politique, quand les droits fondamentaux de la personne ou le
salut des âmes l’exigent, en utilisant tous les moyens, et ceux-là seulement, qui sont conformes à
l’Évangile et en harmonie avec le bien de tous, selon la diversité des temps et des situations. »
(VATICAN II, Gaudium et spes, 76-5 ; in A. F. UTZ, I, 811, p. 940-943).
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 225
1. VATICAN II, Gaudium et spes, 86-5 (in A. F. UTZ, I, p. 958-959). Sur le texte,
cf. J. A. KOMONCHAK, « The “Legislative History” of Gaudium et spes », Journal of Law,
Philosophy and Culture, 2008, 2 (1), p. 89-119 ; C. HUMMES, « Theological and Ecclesiological
Foundations of Gaudium et spes », Journal of Catholic Social Thought, 2006, 3 (2), p. 231-242 ;
A. RICCARDI, « An Historical Perspective and Gaudium et spes », ibid., p. 243-256.
2. VATICAN II, Gravissimum educationis, 3 (in A. F. UTZ, II, p. 1422-1425). Un peu plus haut
dans la section : « Le devoir de dispenser l’éducation, qui revient en premier lieu à la famille,
requiert l’aide de toute la société. À côté des droits des parents et de ceux des éducateurs sur qui
ils se reposent d’une partie de leur tâche, il y a des droits déterminés qui appartiennent à la
société civile, en tant que chargée d’organiser ce qui est nécessaire pour le bien commun tem-
porel. » Un peu plus bas : « C’est encore le rôle de l’État de veiller à ce que tous les citoyens
puissent participer convenablement à la vie culturelle et soient préparés comme il se doit à l’exer-
cice des devoirs et des droits du citoyen. L’État doit donc assurer le droit des enfants à une édu-
cation scolaire adéquate, veiller à la capacité des maîtres, au niveau des études ainsi qu’à la santé
des élèves, et, d’une façon générale, développer l’ensemble du système scolaire, en gardant devant
les yeux le principe de subsidiarité, et donc en excluant tout monopole scolaire, lequel est opposé
aux droits innés de la personne humaine, au progrès et à la diffusion de la culture elle-même, à la
concorde entre les citoyens, enfin au pluralisme aujourd’hui en vigueur dans une multitude de
sociétés. » (Ibid., 6 ; in A. F. UTZ, II, p. 1426-1427).
3. D’après le titre d’un article paru en 1990 : É. POULAT, « Le grand absent de Dignitatis
humanae : l’État », Le Supplément. Revue d’éthique et de théologie morale, 1990, 175, p. 5-27.
4. VATICAN II, Gaudium et spes, 69, 71 (in A. F. UTZ, I, p. 924-929, p. 928-931).
226 La subsidiarité catholique...
1. D’autant que nous sommes alors en plein contexte philocommuniste de Guerre froide.
Absente de Vatican II, la critique du communisme ne réapparaîtra qu’avec Paul VI et Jean-Paul
II. Dès Ecclesiam suam, Paul VI qualifie l’athéisme de phénomène « le plus grave de [l’]époque »,
condamnant les « systèmes négateurs de Dieu et persécuteurs de l’Église, systèmes souvent iden-
tifiés à des régimes économiques, sociaux et politiques, et, parmi eux, tout spécialement le
communisme athée » (PAUL VI, Lettre encyclique Ecclesiam suam, 6 août 1964, Acta Aposto-
licae Sedis, 1964, LVI, p. 637-659 ; in A. F. UTZ, II, p. 1570-1605, ici p. 1590-1593). Sur ce point,
cf. P. LADRIÈRE, « L’athéisme au Concile Vatican II », Archives de sociologie des religions,
1971, 32, p. 53-84 ; « L’athéisme au Concile Vatican II, de la condamnation du communisme à la
négociation avec l’humanisme athée », Social Compass, 1977, 24 (4), p. 347-391).
2. Dans l’encyclique de 1929 sur l’éducation, l’État était déjà omis de la liste des « sociétés néces-
saires » à l’homme (PIE XI, Divini illius magistri, 319 ; in A. F. UTZ, II, p. 1356-1415).
3. Il avait pu nouer une forte amitié avec l’ex-Cardinal Montini, lorsqu’il occupa le poste d’am-
bassadeur de France près le Saint-Siège de 1945 à 1948. Cf. P. CHENAUX, « Paul VI et Mari-
tain », Jacques Maritain et ses contemporains, dir. B. HUBERT, Y. FLOUCAT, Paris, Desclée,
1991, p. 323-342 ; Paul VI et Maritain, Brescia, Istituto Paolo VI, Roma, Studium, 1994.
4. PAUL VI, Lettre encyclique Populorum progressio, 26 mars 1967, Acta Aspostolicae Sedis,
1967, LIX, p. 257-299 (in A. F. UTZ, I, p. 758-813 ; H. DENZINGER, 4440-4469, p. 942-948).
Cf. H. SCHAMBECK, « Populorum progressio und das Zweite Vaticanum », Soziale Verant-
wortung, dir. J. BROERMANN, P. DORNEICH, Berlin, Duncker und Humblot, 1968, p. 587-
614 ; H. H. GÖTZ, « Anmerkungen zur Enzyklika Populorum progressio », Ordo, 1969, 20,
p. 23-33. Sur le Père Lebret, rédacteur de la première version du texte, cf. F. PERROUX, « Pré-
sence du Père Lebret », Économie et humanisme, 1966, 170, p. 6-9 ; M.-D. CHENU, « Le Père
Lebret : l’Évangile dans l’économie », ibid., p. 9-12 ; D. PELLETIER, « Engagement intellectuel
catholique et médiation du social », Mil Neuf Cent, 1995, 13 (1), p. 25-45 ; Économie et Huma-
nisme : de l’utopie communautaire au combat pour le Tiers Monde, Paris, Le Cerf, 1996.
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 227
tificale et les thèses maritainiennes1. L’État : non pas une institution au sens
plein, un instrument au service de la personne.
« [L’État] est seulement cette partie du corps politique dont l’objet spécial est de
maintenir la loi, de promouvoir la prospérité commune et l’ordre public, et
d’administrer les affaires publiques. L’État est une partie spécialisée dans les
intérêts du tout2. »
À l’instar des papes de la doctrine sociale, Jacques Maritain se défendra
toujours de prôner un quelconque rejet de l’État ; à chaque fois qu’il aura à
aborder la question, il ne manquera jamais de circonscrire et préciser l’objet
de sa condamnation : l’inclination despotique, « absolutiste » ou « substantia-
liste » de l’État, non sa nécessité. Cependant, un simple croisement de cette
rhétorique maritainienne avec le tableau par ailleurs dressé du concept de
souveraineté révèle ce qu’il en est vraiment du caractère obsessionnel de son
« aversion » pour la machine de l’État : faire apparaître la malignité intrin-
sèque de l’« appareil » étatique. Et le penseur catholique de confesser finale-
ment sa fascination pour une société américaine capable de tenir toute seule
— sans État3.
À l’instar de Maritain, en sens opposé, Paul VI se révèle peu prolixe quand
il s’agit d’utiliser le substantif subsidiarité. Le mot sera absent de son ency-
clique phare Populorum progressio4 ; et, en tout et pour tout, une seule occur-
rence de l’épithète subsidiaire pointera sous sa plume dans Octogesima
adveniens. C’est qu’aux yeux du Pape Montini, la notion, après s’être dange-
reusement compromise avec le corporatisme, risque désormais de basculer
dans la dérive opposée : la socialisation collectiviste et sa perversion de l’im-
pératif chrétien de justice sociale5. La notion de socialisation n’est certes pas
1. Cf. J. LECA, « La théorie maritainienne de l’État face aux problèmes contemporains de la
démocratie », Notes et documents. Institut international Jacques Maritain, 1984, 7, p. 64-87.
2. J. MARITAIN, L’Homme et l’État, Œuvres complètes, op. cit., IX, p. 494-495 (éd. PUF,
p. 11-12). On trouve à peu près les mêmes mots à la gauche du catholicisme dès l’entre-deux-
guerres, chez Emmanuel Mounier : « L’État n’est pas une communauté spirituelle, une personne
collective au sens propre du mot. Il n’est au-dessus ni de la patrie, ni de la nation, ni à plus forte
raison des personnes. Il est un instrument au service des sociétés et à travers elles, contre elles s’il
le faut, au service des personnes. Instrument artificiel et subordonné, mais nécessaire. »
(E. MOUNIER, Manifeste au service du personnalisme [1936], Œuvres, 1931-1939, op. cit., I,
p. 615 ; in E. MOUNIER, Écrits sur le personnalisme, op. cit., p. 174).
3. J. MARITAIN, L’Homme et l’État, Œuvres complètes, op. cit., IX, passim, p. 503 (éd. PUF,
p. 19). « Je voudrais signaler, ajoute-t-il, que le peuple a un besoin particulier de l’État, précisé-
ment parce que l’État est un organe spécialisé dans le soin à prendre du tout, et ainsi normale-
ment à défendre et protéger le peuple, ses droits, et l’amélioration de sa vie, contre l’égoïsme et le
particularisme des groupes ou des classes privilégiées. » (Ibid., p. 511 ; éd. PUF, p. 25).
4. Et du texte jean-paulinien qui la célèbrera vingt ans plus tard, Sollicitudo rei socialis.
5. « [Le pouvoir politique] agit dans le respect des libertés légitimes des individus, des familles et
des groupes subsidiaires, afin de créer efficacement et au profit de tous les conditions requises
pour attendre le bien authentique et complet de l’homme, y compris sa fin spirituelle. » (PAUL
VI, Lettre apostolique Octogesima adveniens au Cardinal M. Roy, 14 mai 1971, Acta Apostolicae
Sedis, 1971, LXIII, p. 403-429 ; Pour une société humaine, préf. L. Guissard, Paris, Le Centurion,
1971, ici p. 70-71). Nous soulignons. Ou encore, dès 1954, sous la plume du Cardinal Montini :
« Quant à l’ingérence croissante de la société civile en matière d’éducation, on ne se rappellera
jamais assez que “les parents ont un droit primordial d’ordre naturel à l’éducation de leurs
enfants [...], inviolable, antérieur à celui de la société et de l’État”. L’État devra donc protéger le
libre exercice de ce droit et pallier les insuffisances éventuelles de la famille, mais jamais il ne
228 La subsidiarité catholique...
évacuée mais elle se trouve désormais fortement tempérée par une subsidia-
rité davantage rattienne ou pacellienne que directement roncallienne1. Aussi,
dans Octogesima adveniens, la lettre apostolique précitée que Paul VI adresse
au Cardinal Maurice Roy à l’occasion du quatre-vingtième anniversaire de
Rerum novarum, la critique du communisme change-t-elle de ton, rompant
assez nettement avec la période conciliaire2. Une fois établi le double constat
de l’« éclatement » du marxisme et du renouveau de « l’idéologie libérale », le
Pape se plaît à riposter par un appel vibrant au discernement chrétien :
« Dans cette approche renouvelée des diverses idéologies, le chrétien puisera
aux sources de sa foi et dans l’enseignement de l’Église les principes et les cri-
tères opportuns pour éviter de se laisser séduire, puis enfermer, dans un système
dont les limites et le totalitarisme risquent de lui apparaître trop tard s’il ne les
perçoit pas dans leurs racines. Dépassant tout système, sans pour autant omettre
l’engagement concret au service des ses frères, il affirmera au sein même de ses
options la spécificité de l’apport chrétien pour une transformation positive de la
société3. »
Paul VI se livre ici, on le voit, à une définition très extensive de l’idéologie,
si extensive qu’on finit presque par croire que seule la foi catholique mérite
d’en être point justiciable.
Le moment Paul VI aura marqué une étape de transition vers l’ère postconci-
liaire de la subsidiarité catholique. Avec les papes Jean-Paul II et Benoît XVI
se joue quelque chose de nouveau, une période nouvelle s’ouvre, celle du
retour à un schéma préconciliaire : parlons, pour faire court, du paradigme
augustinien de Pie XI et Pie XII. Combat contre le totalitarisme soviétique
oblige, toute la première moitié du pontificat jean-paulinien se signale par
1. JEAN-PAUL II, Allocution aux évêques polonais, Jasna Góra, 5 juin 1979, La Documenta-
tion catholique, 1979, 1767, p. 618-623, ici p. 621 (en italique dans le texte original).
2. Chrétiennement comprise, la nation n’est-elle pas un simple élargissement de la famille ? Sur
la philosophie jean-paulinienne de la nation, cf. P. POUPARD, « “Respecter les droits de chaque
nation”. La pensée internationale de Jean-Paul II », Communio, 1981, 6 (3), p. 18-26.
3. « La société, et plus précisément l’État, lit-on en 1981, doivent reconnaître que la famille est
une “société jouissant d’un droit propre et primordial” et ils ont donc la grave obligation, en ce
qui concerne leurs relations avec la famille, de s’en tenir au principe de subsidiarité. » (JEAN-
PAUL II, Familiaris consortio, in H. DENZINGER, 4700-4716, p. 982-984).
4. JEAN-PAUL II, Lettre aux familles, Paris, Le Cerf, 1994, 16, p. 63-64.
5. JEAN-PAUL II, Catéchisme de l’Église catholique, 1894, p. 467. Formule classique : « La
famille doit être aidée et défendue par les mesures sociales appropriées. Là où les familles ne sont
pas en mesure de remplir leurs fonctions, les autres corps sociaux ont le devoir de les aider et de
soutenir l’institution familiale. Suivant le principe de subsidiarité, les communautés plus vastes
se garderont d’usurper ses pouvoirs ou de s’immiscer dans sa vie. » (Ibid., 2209, p. 536).
6. Cf., par exemple, D. MARTIN, « Catholic Social Teaching and Human Work : The
25th Anniversary of Laborem exercens », Journal of Catholic Social Thought, 2009, 6 (1), p. 5-18.
230 La subsidiarité catholique...
1. JEAN-PAUL II, Lettre encyclique Laborem exercens, 14 septembre 1981, Acta Apostolicae
Sedis, 1981, LXXIII, p. 591-616 (in P. TÉQUI, p. 158, p. 153).
2. JEAN-PAUL II, Centesimus annus, 48 (in P. TÉQUI, p. 533).
3. Sur le rapport de Karol Wojtyla à l’idéologie communiste, cf. R. BUTTIGLIONE, La Pensée
de Karol Wojtyla [1982], trad. H. Louette, J.-M. Salamito, Paris, Fayard, 1984 ; J. GARELLO,
« La philosophie de la liberté chez Karol Wojtyla », Mélanges P. Salin, Paris, Les Belles Lettres,
2006, p. 427-442. Premières mises en garde pontificales contre les dangers de la socialisation dans
JEAN-PAUL II, Laborem exercens, 14 (in P. TÉQUI, p. 150-153).
4. JEAN-PAUL II, Centesimus annus, 8, 40 (in P. TÉQUI, p. 490, p. 523).
5. Pour une mise en perspective, cf. M. SPICKER, « La responsabilité des corps intermédiaires
pour le bien commun », L’Enseignement social chrétien, Fribourg, Éditions Universitaires, 1988,
p. 155-174 ; H. MADELIN, « La conception de la société dans les encycliques de Jean-Paul II »,
La Société dans les encycliques de Jean-Paul II, Paris, Le Cerf, 2000, p. 33-59.
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 231
1. Pour un commentaire de Centesimus annus, cf. J.-Y. CALVEZ, « Centesimus annus et le libé-
ralisme », Études, 1991, 375 (6), p. 625-632 ; D. VERMERSCH, et al., « Le libéralisme et la doc-
trine sociale de l’Église », ibid., 1996, 385 (4), p. 379-387. Avant même Centesimus annus :
D. MAUGENEST, « Le principe de subsidiarité et la pensée catholique », Professions et Entre-
prises, 1985, 735, p. 6-9 ; H. BUSSERY, « La doctrine sociale catholique et le libéralisme écono-
mique », Les Démocrates chrétiens et l’économie sociale de marché, op. cit., p. 31-40.
2. Cf. P. PORTIER, La Pensée de Jean-Paul II, I. La critique du monde moderne, Paris, Édi-
tions de l’Atelier, Éditions Ouvrières, 2006, p. 79-110 (ch. 2). Sur le maintien de la ligne tradi-
tionnelle malgré les apparences du discours libéral, cf. B. LAURENT, L’Enseignement social de
l’Église et l’économie de marché, Paris, Parole et Silence, 2007.
3. JEAN-PAUL II, Centesimus annus, 48 (in P. TÉQUI, p. 533).
4. « Si le discours wojtylien se montre parfois tangent au discours libéral, dans son horreur en
particulier du pouvoir tyrannique ou sa défense du droit de propriété et, dans certaines limites,
de la liberté d’opinion, il est loin de lui être parfaitement superposable. Entre eux, il y a toute la
distance qui sépare le jusnaturalisme ancien marqué par le substantialisme et le jusnaturalisme
moderne ancré dans l’individualisme. » (P. PORTIER, La Pensée de Jean-Paul II, op. cit., p. 70).
Sur la subsidiarité, ici mise en regard avec le concept d’État total, cf. ibid., p. 151 sq.
232 La subsidiarité catholique...
libéral1. L’Église est certes pour la société, mais elle est surtout contre l’indi-
vidu : pour une société anti-individualiste, une société organique et commu-
nautaire, disait-on dans les années 1930. Il ne faudrait donc pas se laisser
abuser par le discours lénifiant que le Vatican de la postmodernité se plaît
à entonner. Jamais l’Église n’a entériné les droits modernes de l’homme et
de l’État : les véritables droits de l’homme, répond-elle, s’originent dans ses
devoirs envers Dieu2. Jamais l’Église n’a entériné la démocratie moderne : la
véritable démocratie aura toujours besoin de la foi. Quand elle est acceptée
par les papes post-totalitaires, la liberté démocratique ne veut pas dire plura-
lisme libéral. Elle reste toujours ordonnée à la vérité, conformément au per-
fectionnisme moral du catholicisme le plus traditionnel. Seule la liberté qui se
soumet à la Vérité peut conduire l’homme vers son vrai bien. Ainsi s’entend
cette formule éloquente de Jean-Paul II qui résume tout le propos de Cente-
simus annus : « Une démocratie sans valeurs se transforme facilement en un
totalitarisme déclaré ou sournois, comme le montre l’histoire3. »
« Le totalitarisme, dit-il un peu plus haut, naît de la négation de la vérité au
sens objectif du terme : s’il n’existe pas de vérité transcendante, par l’obéissance
à laquelle l’homme acquiert sa pleine identité, dans ces conditions, il n’existe
aucun principe sûr pour garantir des rapports justes entre les hommes. [...] Si la
vérité transcendante n’est pas reconnue, la force du pouvoir triomphe, et
chacun tend à utiliser jusqu’au bout les moyens dont il dispose pour faire préva-
loir ses intérêts ou ses opinions, sans considérations pour les droits des autres.
[...] Il faut donc situer la racine du totalitarisme dans la négation de la dignité
transcendante de la personne humaine, image visible du Dieu invisible et, pré-
cisément pour cela, de par sa nature même, sujet de droits que personne ne peut
violer, ni l’individu, ni le groupe, ni la classe, ni la nation, ni l’État4. »
1. Comme l’a montré Marcel Gauchet, l’émergence de l’État est la « première révolution reli-
gieuse de l’histoire, révolution de fait qui en porte une seconde dans ses flancs, celle-là propre-
ment individuelle » (M. GAUCHET, Le Désenchantement du monde, op. cit., p. XVI).
2. Sur l’apport de Jean-Paul II à la théorie catholique des droits de l’homme, cf. P. ANDRÉ-
VINCENT, Les Droits de l’homme dans l’enseignement de Jean-Paul II, Paris, LGDJ, 1983 ;
O. HÖFFE, dir., Le Pape Jean-Paul II et les droits de l’homme, Fribourg, Éditions Universi-
taires, 1980 ; J.-L. CHABOT, « La doctrine sociale de l’Église et les droits de l’homme », Annales
theologici, 1999, 13 (1), p. 189-205. De manière générale : H. WATTIAUX, « Statut des inter-
ventions du magistère relatives aux droits de l’homme », Nouvelle revue théologique, 1976, 98
(9), p. 799-816 ; F. MORENO, « Genèse et fondements de la doctrine des droits de l’homme
dans le magistère pontifical moderne », Communio, 1981, 6 (2), p. 58-66 ; J.-M. AUBERT, Droits
de l’homme et libération évangélique, op. cit. ; A. DUFOUR, « Droits de l’homme et tradition
chrétienne » [1992], L’Histoire du droit entre philosophie et histoire des idées, Bruxelles,
Bruylant, Schulthess, 2003, p. 416-450 ; « Le Discours et l’Événement. L’émergence des droits
de l’homme et le christianisme dans l’histoire occidentale » [1990], ibid., p. 402-415.
3. JEAN-PAUL II, Centesimus annus (in P. TÉQUI, p. 530 ; H. DENZINGER, 4910, p. 1016).
Repris dans JEAN-PAUL II, Veritatis splendor, 101 (in P. TÉQUI, p. 632).
4. JEAN-PAUL II, Centesimus annus, 44 (in P. TÉQUI, p. 529). Cf. J.-L. CHABOT, « La
démocratie selon le magistère de Jean-Paul II », Annales theologici, 2008, 22 (1), p. 115-127 ;
G. de THIEULLOY, « Démocratie et totalitarisme selon Jean-Paul II », Liberté politique, 2005,
30, p. 107-112. Dans la même veine, pour un exemple récent de célébration de la subsidiarité par
l’aile traditionaliste du catholicisme français, cf. quelques dossiers spéciaux parus dans Civitas.
Pour une cité catholique : « L’État », Civitas, 2001, 2, p. 17-57 : « La société moderne : un soft
totalitarisme », p. 23-26 ; « Le principe de subsidiarité », p. 34-39 ; « Un chef d’État catholique au
xxe siècle : Engelbert Dollfuss, Chancelier d’Autriche », p. 52-57 ; « Les corps intermédiaires »,
ibid., 2002, 5, p. 29-66 : « Fédéralisme et corps intermédiaires régionaux », p. 54-59 ; « La per-
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 235
cours au congrès du Mouvement universel pour une confédération mondiale, 6 avril 1951, Acta
Apostolicae Sedis, 1951, XLIII, p. 278-280 (in A. F. UTZ, J. F. GRONER, II, p. 2017-2020) ;
Discours au Collège d’Europe de Bruxelles, 15 mars 1953, Acta Apostolicae Sedis, 1953, XLV,
p. 181-184 (in A. F. UTZ, J. F. GRONER, II, p. 1961-1966).
1. La notion de socialisation a très vite été adossée au thème de la construction européenne.
Cf., par exemple, le compte rendu de la XLIXe session des Semaines sociales de France tenue à
Strasbourg en 1962. Deux contributions importantes qui, chacune, mentionnent le principe de
subsidiarité : J. RIVERO, « Europe, nations et communauté mondiale », L’Europe des personnes
et des peuples, Paris, Le Centurion, Sirey, 1962, p. 169-187, ici p. 179 ; D. PEPY, « La participa-
tion des personnes par les corps intermédiaires », ibid., p. 309-335, ici p. 320 sq.
2. Cf. C. KOSSEL, « Global Community and Subsidiarity », Communio, 1981, 8 (1), p. 37-50 ;
F. J. SCHWEIGERT, « Solidarity and Subsidiarity : Complementary Principles of Community
Development », Journal of Social Philosophy, 2002, 33 (1), p. 33-44 ; H.-G. JUSTENHOVEN,
« Peace through a Public Global Authority in Papal Teaching from Leo XIII to John XXIII »,
Rethinking the State in the Age of Globalisation. Catholic Thought and Contemporary Political
Theory, éd. H.-G. JUSTENHOVEN, J. TURNER, Münster, Lit, 2003, p. 167-193. Cette rhéto-
rique déborde bien sûr le seul registre théologique et religieux pour investir celui de la technique
juridique : D. SHELTON, « Subsidiarity, Democracy and Human Rights », Broadening the
Frontiers of Human Rights, Oslo, Scandinavian University Press, 1993, p. 43-54 ; S. BARANYI,
« Peace Missions and Subsidiarity in the Americas : Conflict Management in the Western Hemi-
sphere », International Journal, 1995, 1 (2), p. 343-369 ; A. W. KNIGHT, « Towards a Subsi-
diarity Model for Peacemaking and Preventive Diplomacy : Making Chapter VIII of the
UN Charter Operational », Third World Quarterly, 1996, 17 (1), p. 31-52 ; L. of HERNE
HILL, « Universality versus Subsidiarity : A Reply », European Human Rights Law Review,
1998, 1, p. 73-81 ; P. G. CAROZZA, « Subsidiarity as a Structural Principle of Internatio-
nal Human Rights Law », The American Journal of International Law, 2003, 97 (1), p. 38-79 ;
M. A. HAMILTON, « Religious Institutions, the No-Harm Doctrine, and the Public Good »,
Brigham Young University Law Review, 2004, 4, p. 1099-1216. Dans une perspective critique,
cf. R HOWSE, K. NICOLAÏDIS, « Democracy without Sovereignty : The Global Vocation of
Political Ethics », Essays R. Lapidoth. The Shifting Allocation of Authority in International Law :
Considering Sovereignty, Supremacy and Subsidiarity, éd. T. BROUDE, Y. SHANY, Oxford,
Hart Publishing, 2008, p. 163-191 ; A. L. PAULUS, « Subsidiarity, Fragmentation and Demo-
cracy : Towards the Demise of General International Law ? », ibid., p. 193-213.
3. La subsidiarité y est mentionnée à la section 86-5 relative à la coopération internationale dans
le domaine économique. « C’est le rôle de la communauté internationale de coordonner et de
stimuler le développement, en veillant cependant à distribuer les ressources prévues avec le
maximum d’efficacité et d’équité. En tenant compte assurément, du principe de subsidiarité, il
lui revient aussi d’ordonner les rapports économiques mondiaux pour qu’ils s’effectuent selon
les normes de la justice. » (VATICAN II, Gaudium et Spes, 86-5 ; in A. F. UTZ, I, p. 958-959).
4. Cf. deux occurrences identifiées de la subsidiarité sous la plume du Secrétaire d’État de Paul
VI : A. G. CICOGNANI, Lettre à Mgr G. Siri, Président des Semaines sociales d’Italie, 24 mai
1964 (in A. F. UTZ, III, p. 2066-2077, ici p. 2073) ; Lettre à Mgr G. Siri, Président des Semaines
sociales d’Italie, 5 septembre 1965 (in A. F. UTZ, III, p. 2088-2099, ici p. 2093).
240 La subsidiarité catholique...
Jean-Paul II ne sera pas en reste mais axera davantage son pontificat sur
l’enjeu plus circonscrit de la construction européenne. Cette question fera
l’objet de plus amples développements dans la suite du propos, mais indi-
quons dès maintenant la teneur du message pontifical :
« L’Union européenne continue à s’élargir. Tous les peuples qui partagent le
même héritage fondamental ont pour vocation d’en faire partie à plus ou moins
longue échéance. Il faut souhaiter que, en plus d’assurer une mise en œuvre
plus affermie des principes de subsidiarité et de solidarité, une telle expansion se
réalise dans le respect de tous, valorisant les particularités historiques et cultu-
relles, les identités nationales et la richesse des apports que pourront fournir les
nouveaux membres. Dans le processus d’intégration du continent, il est capital
de prendre en compte le fait que l’Union n’aurait pas de consistance si elle
était réduite à ses seules composantes géographiques et économiques, mais
qu’elle doit avant tout consister en une harmonisation des valeurs appelées à
s’exprimer dans le droit et dans la vie1. »
Sans surprise, la subsidiarité jean-paulinienne se donne à voir comme une
valeur chrétienne dont la vocation naturelle est précisément de trouver sur le
continent européen, celui de l’apogée du christianisme, une terre privilégiée
d’élection. Nous y reviendrons en détails dans la partie suivante.
1. JEAN-PAUL II, Exhortation apostolique postsynodale Ecclesia in Europa, 28 juin 2003,
Acta Apostolicae Sedis, 2003, XCV, p. 649-719 (L’Église en Europe. Exhortation apostolique,
préf. L. Daloz, Paris, Bayard, Le Cerf, Fleurus-Mame, 2003, 110, p. 119). Sur la subsidiarité dans
la philosophie jean-paulinienne de la construction européenne, cf. aussi JEAN-PAUL II, Dis-
cours aux présidents des parlements de l’Union européenne, 23 septembre 2000, La Documenta-
tion catholique, 2000, 2234, p. 860-862.
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 241
depuis l’aggiornamento : l’esprit d’un côté ; la lettre de l’autre. Portée par les
papes Wojtyla et Ratzinger, la seconde ligne aura raison de la subsidiarité
ecclésiale, alors que, dans le même temps, le discours pontifical de la subsi-
diarité étatique bat son plein. Le constat du différentiel ne relève pas de
l’anecdote : les défenseurs les plus zélés de l’État subsidiaire sont aussi les
opposants les plus farouches de l’Église subsidiaire. Avec le succès que l’on
sait : sous les pontificats de Jean-Paul II et Benoît XVI, le Siège romain n’a
rien concédé sur ce terrain, les papes s’attachant avec méthode à dénoncer le
développement dangereux d’une « emphase de l’Église locale » et à conserver
jalousement pour eux-mêmes un fonctionnement juridique très centralisé. Le
mot d’ordre parcourt tout le règne jean-paulinien.
« Dans ce contexte, dit le Pape en 1986, je voudrais ajouter quelques considéra-
tions sur le thème de la subsidiarité, étroitement lié à celui de la nature et du
but des Conférences épiscopales. La “Relati finalis”, en effet, a également
recommandé “une étude pour examiner si le principe de subsidiarité en vigueur
dans la société humaine peut être appliqué à l’Église et en quelle mesure et en
quel sens cette application peut et doit être faite” [...]. Comme on le voit, c’est
une question délicate, qui tire son origine de problèmes de nature sociale et non
pas ecclésiale. Déjà mes prédécesseurs Pie XI et Pie XII, de vénérée mémoire,
l’avaient acceptée comme un principe valable pour la vie sociale alors que, pour
la vie de l’Église, ils avaient souligné que toute application doit être faite “sans
que l’on porte préjudice à sa structure hiérarchique”, comme s’exprimait
Pie XII le 20 février 1946, après l’imposition de la barrette aux cardinaux qu’il
venait de choisir [...], et sans non plus porter préjudice à la nature ou à l’exercice
du primat du Pontife romain1. »
Pareillement, dans l’une de ses toutes dernières exhortations apostoliques
promulguée en octobre 2003 :
« On sait que le principe de subsidiarité fut formulé par mon prédécesseur le
Pape Pie XI pour la société civile. Le Concile Vatican II, qui n’a jamais employé
le mot de “subsidiarité”, a toutefois encouragé le partage entre les organismes
de l’Église, lançant, sur la théologie de l’épiscopat, une nouvelle réflexion qui
porte maintenant ses fruits dans l’application concrète du principe de la collé-
gialité à la communion ecclésiale. Mais, en ce qui concerne l’exercice de l’auto-
rité épiscopale, les Pères synodaux ont jugé que le concept de subsidiarité s’avé-
rait ambigu et ils ont insisté sur la nécessité d’une étude théologique plus
approfondie de la nature de l’autorité épiscopale à la lumière du principe de
communion2. »
En cette matière théologique, comme en de nombreuses autres, nous ver-
rons que la continuité est parfaite depuis la fin du pontificat wojtylien.
1. JEAN-PAUL II, Discours aux cardinaux et aux collaborateurs de la Curie romaine, 28 juin
1986, Acta Apostolicae Sedis, 1986, LXXIX, p. 189-199 (La Documentation catholique, 1986,
1923, p. 765-769). Cette allocution reprend les termes exacts d’un discours prononcé six ans plus
tôt — jour pour jour (JEAN-PAUL II, Discours aux cardinaux et aux collaborateurs de la Curie
romaine, 28 juin 1980, Acta Apostolicae Sedis, 1980, LXXIII, p. 658-669).
2. JEAN-PAUL II, Exhortation apostolique postsynodale Pastores gregis, 16 octobre 2003,
Acta Apostolicae Sedis, 2004, XCVI, p. 825-924 (in Pastores gregis. Exhortation apostolique sur
l’Évêque, serviteur de l’Évangile de Jésus-Christ pour l’espérance du monde, préf. J.-P. Ricard,
Paris, Bayard, Le Centurion, Le Cerf, Fleurus-Mame, 2003, 56, p. 144-145).
Chapitre 3.
Subsidiarité et société ecclésiale.
La contradiction pontificale
1. PIE XII, Discours au tribunal de la Rote, 2 octobre 1945 (in SOLESMES, 902, p. 472-473).
2. Nous faisons référence à Carl Schmitt, moins dans une perspective généalogique que pour
établir un parallèle homologique : « Tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État,
écrivait-il en 1922, sont des concepts théologiques sécularisés. Et c’est vrai non seulement de leur
244 La subsidiarité catholique...
développement historique, parce qu’ils ont été transférés de la théologie à la théorie de l’État [...],
mais aussi de leur structure systématique, dont la connaissance est nécessaire pour une analyse
sociologique de ces concepts. » (C. SCHMITT, « Théologie politique, I. Quatre chapitres sur la
théorie de la souveraineté » [1922], Théologie politique, op. cit., p. 46). Quarante-sept ans plus
tard, en réponse aux critiques de Hans Blumenberg, le juriste de Plettenberg dessine un net recul,
non assumé comme tel, par rapport à sa cette thèse inaugurale : de Théologie politique I à Théo-
logie politique II, il passe en quelque sorte de la reconstitution d’une généalogie au simple
constat d’une homologie structurale, réduisant son idée de sécularisation à une « parenté structu-
relle systématique » (C. SCHMITT, « Théologie politique II » [1969], ibid., p. 160, n. 1). Rappe-
lons, pour mémoire, le cœur de la critique blumenbergienne : « Ce n’est pas une théologie sécu-
larisée mais la sélection de ce qui, dans la théologie, est supportable pour une pensée séculière, et
qui peut, ensuite être à son tour, considérée comme la norme de ce qui est décrété. » (H. BLU-
MENBERG, La Légitimité des Temps modernes, op. cit., p. 105).
1. Il nous importera de resituer l’événement conciliaire dans le temps long de sa réception ponti-
ficale et de son interprétation doctrinale. Car un concile, à l’instar d’un texte juridique, non seu-
lement suppose des décrets d’application qui en fixent un type de lecture et de mise en pratique,
mais s’insère également dans un environnement intellectuel plus global. 1o Sur le rôle de l’inter-
prétation en droit, faisons référence à la définition de la juridicité comme art à deux temps —
temps de l’écriture et temps de la mise en œuvre —, qui conserve toute sa validité dans la matière
ecclésiologique ici analysée. Cf. H. GOUHIER, Le Théâtre et les arts à deux temps, Paris, Flam-
marion, 1989 ; O. CAYLA, « La souveraineté de l’artiste “du second temps” », Droits, 1990, 12,
p. 129-148 ; J. COMBACAU, « Interpréter des textes, réaliser des normes : la notion d’interpré-
tation dans la musique et dans le droit », Mélanges P. Amselek, Bruxelles, Bruylant, 2005, p. 261-
277. Plus en amont : E. H. KANTOROWICZ, « La souveraineté de l’artiste. Note sur quelques
maximes juridiques et les théories de l’art à la Renaissance » [1961], trad. fr. L. Mayali, Mourir
pour la patrie, Paris, PUF, 1984, p. 31-57). 2o Sur la notion de réception appliquée à la matière
théologique, cf. G. ROUTHIER, La Réception d’un concile, Paris, Le Cerf, 1993 ;
Y. M.-J. CONGAR, « La “réception” comme réalité ecclésiologique » [1972], Église et papauté,
Paris, Le Cerf, 1994, p. 229-266 ; J. A. KOMONCHAK, « The Epistemology of Reception »,
Reception and Communion. Among Churches, dir. H. LEGRAND, J. MANZANARES,
A. GARCIA Y GARCIA, Paris, Le Cerf, 1997, p. 231-257 ; A. GRILLMEIER, « Konzil und
Rezeption », Theologie und Philosophie, 1970, 45, p. 31-352. Sur le précédent tridentin,
cf. G. ALBERIGO, « La “réception” du Concile de Trente », Irénikon, 1985, 3, p. 311-337.
Nous indiquerons plus bas les références directement relatives à Vatican II.
Subsidiarité et société ecclésiale. La contradiction pontificale 245
1. La subsidiarité présente à cet égard l’intérêt de déplacer le regard sans offusquer excessive-
ment le théologien catholique qui reconnaît là une notion issue de sa tradition philosophique.
2. Toute la force de la démonstration wébérienne est d’apporter des éléments de comparaison
extra-occidentaux (via des références aux droits judaïque et islamique) pour faire apparaître la
spécificité de la rationalisation juridique occidentale (M. WEBER, « Rationalisation formelle et
rationalisation matérielle du droit », Sociologie du droit [1911-1913], trad. fr. J. Grosclaude,
Paris, PUF, 2007, p. 161-184, spécialement p. 181 sq.). Pour une présentation différente, tou-
chant directement notre objet, cf. H. LEGRAND, « Grâce et institution dans l’Église : les fonde-
ments théologiques du droit canonique », L’Église, institution et foi [1979], dir. J.-L. MON-
NERON, et al., Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1985, p. 139-172 ;
K. GABRIEL, « L’exercice du pouvoir dans l’Église actuelle à travers les théories sociales du
pouvoir. Max Weber, Michel Foucault et Hannah Arendt », Concilium, 1988, 217, p. 45-55.
3. On pourrait ajouter la séparation des pouvoirs (A. MESTRE, « La séparation des pouvoirs
dans l’Église catholique », Revue du droit public, 1996, 112 (5), p. 1265-1290).
4. Ajoutons la critique du centralisme et du poids de la Curie, la mise en cause de l’opacité des
circuits décisionnels, l’interrogation sur la légitimité même du droit canonique. Sur les demandes
conciliaires de décentralisation et de collégialité, cf. H. LEGRAND, « Églises locales, Églises
régionales et Église entière », Mélanges J. Hoffmann, Paris, Le Cerf, 1999, p. 277-308.
5. La doctrine s’en fait bien sûr l’écho. Dans la deuxième édition du Lexikon für Theologie und
Kirche, parue concomitamment au Concile, la notice « Soziallehre » de Franz Klüber fait reposer
l’enseignement social de l’Église sur trois principes fondamentaux — le principe de la personne,
le principe de solidarité et le principe de subsidiarité — mais ne soulève à aucun moment la ques-
tion de l’applicabilité de ce dernier à l’Église (F. KLÜBER, « Soziallehre », Lexikon für Theo-
logie und Kirche, dir. M. BUCHBERGER, Fribourg, Herder, 1964, IX, col. 917-920).
246 La subsidiarité catholique...
1. Dans Gaudium et spes, pour ne considérer que ce seul texte qui traite de la démocratie, la
question de la mise en œuvre concrète de la participation des fidèles aux décisions ecclésiales
n’est nulle part traitée. Sur ce paradoxe, cf., par exemple, G. BAUM, J.-G. VAILLANCOURT,
« Église catholique et modernisation politique », Laval théologique et philosophique, 1992,
48 (3), p. 433-446. Paradoxe d’autant plus éclatant que l’un des principaux inspirateurs de Qua-
dragesimo anno, le Père Gustav Gundlach, s’est très tôt fait le chantre de la subsidiarité ecclé-
siale. Trois ans après la publication de l’encyclique, il écrivait significativement ces lignes sur la
vie paroissiale : « Un véritable sens de la coopération par lequel chaque membre est responsable
de l’ensemble aurait à être éveillé dans la paroisse. On doit donner à chaque membre de l’Église
un espace d’activité, et celui-ci doit sentir qu’il n’est pas seulement un objet. Ainsi la commu-
nauté paroissiale remplirait cette fonction importante qui, selon les lois de la sociologie, appar-
tient à tout “groupe social restreint” à l’intérieur d’un plus grand ensemble, dans le cas qui nous
intéresse, l’Église. » (G. GUNDLACH, « Zur Soziologie der Pfarrgemeinde », Die Ordnung der
menschlichen Gesellschaft I, Cologne, Bachem, 1964, p. 434-435, initialement publié dans Das
Wort in der Zeit, 1934, p. 13-16 ; cité dans J. A. KOMONCHAK, « Le principe de subsidiarité et
sa pertinence ecclésiologique », Les Conférences épiscopales, op. cit., p. 423).
2. Cf., en particulier, Y. M.-J. CONGAR, « Peut-on définir l’Église ? », Sainte Église, Paris, Le
Cerf, 1963, p. 21-44 ; « La personne “Église” », Revue thomiste, 1971, 71 (4), p. 613-640.
3. À ce jour, la meilleure synthèse sur la subsidiarité ecclésiale reste celle de John Burkhard
(J. J. BURKHARD, « The Interpretation and Application of Subsidiarity in Ecclesiology : an
Overview of the Theological and Canonical Literature », The Jurist, 1998, 58 (2), p. 279-342).
Mentionnons aussi les productions du Père Joseph Komonchak (J. A. KOMONCHAK, « Le
principe de subsidiarité et sa pertinence ecclésiologique », Les Conférences épiscopales, op. cit., ici
p. 434-435, version anglaise dans The Jurist, 1988, 48 (1), p. 298-349), dont sa note officielle de
1988 dans le Bulletin du secrétariat de la conférence épiscopale française (« La subsidiarité dans
l’Église », Documents épiscopat, 1988, 1, p. 1-10). Signalons enfin l’ouvrage d’Adrianus Leys, issu
d’une thèse universitaire soutenue à la Faculté catholique de Nimègue (A. LEYS, Ecclesiological
Impacts of the Principle of Subsidiarity, Kampen, Kok, 1995).
Subsidiarité et société ecclésiale. La contradiction pontificale 247
1. « Ce qu’un évêque ou un auteur propose comme une application de la subsidiarité, écrit très
justement le Père Joseph Komonchak dans un article précité, d’autres le soutiennent à partir de
bases différentes : communion, épiscopat, théologie des Églises locales et particulières, dignité et
liberté de tous les chrétiens, droits des fidèles fondés sur le baptême, la confirmation, les cha-
rismes, etc. » (J. A. KOMONCHAK, « La subsidiarité dans l’Église », art. cit., p. 6).
2. Pareille interrogation peut revêtir deux dimensions principales : celle des relations entre le
gouvernement de l’Église et les fidèles ; celle des relations entre le Pape (l’Église universelle) et les
évêques (les Églises locales ou particulières). Par Église locale et Église particulière, nous enten-
dons indistinctement Église épiscopale rassemblée autour de l’évêque (évêché) et Église assi-
milée, définie soit par territorialité, soit par catégorie. Notons, ici, toute l’importance du vocabu-
laire : les deux qualificatifs locale et particulière indiquent une tension, qui n’a pas été tranchée
par les documents officiels. Pendant que l’appellation locale témoigne de l’idée de territorialité
de l’Église, le qualificatif particulière, quant à lui, ajoute l’idée d’un rapport de partie à tout
(Église entière). Cf. J. A. KOMONCHAK, « The Local Church and the Church Catholic : The
Contemporary Theological Problematic », The Jurist, 1992, 52 (1), p. 436.
248 La subsidiarité catholique...
1. Discours à la rédaction duquel Gustav Gundlach a participé en tant que proche collaborateur
du Pape. Cf. J. SCHWARTE, Gustav Gundlach. Maßgeblicher Repräsentant der katholischen
Soziallehre während der Pontifikate Pius XI. und Pius XII., Paderborn, Schöningh, 1975.
2. PIE XII, Allocution au Consistoire, 20 février 1946 (in SOLESMES, 949, p. 493-494 ;
A. F. UTZ, J. F. GRONER, p. 2068). Le substantif subsidiarité n’existe pas encore en français.
3. PIE XII, Lettre encyclique Mystici Corporis Christi, 29 juin 1943, Acta Apostolicae Sedis,
1943, XXXV, p. 200-243 (in H. DENZINGER, 3800-3822, p. 802-808). Cf. E. PRYZWARA,
« Christi mysticum. Eine Bilanz », Zeitschrift für Aszese und Mystik, 1940, 15, p. 197-215.
4. PIE XII, Discours au congrès mondial de l’apostolat des laïcs, 5 octobre 1957, Acta Apostolicae
Sedis, 1957, XXXIX, p. 929 (La Documentation catholique, 1957, 1264, col. 1417).
Subsidiarité et société ecclésiale. La contradiction pontificale 249
Faudrait-il voir, ici, dans cette subsidiarité pacellienne, une forme de rup-
ture tranquille avec le schéma qui, depuis toujours, a érigé le clergé au rang
d’âme supérieure du corps laïque des croyants ? En aucune façon. On se
méprendrait gravement si on réduisait l’autorité ecclésiale décrite par Pie XII
à une simple fonction ministérielle ? Soucieux de préserver son caractère
pyramidal, il ne manque pas d’ajouter cette précision qui vient neutraliser
l’audace initialement décrite : « sans préjudice de sa structure hiérarchique »1.
Cette réserve n’annule-t-elle pas la proclamation de principe qui la précède ?
Il y a d’autant plus lieu de le penser que la déclaration pontificale intervient
dans le cadre d’une simple allocution, et, de ce fait, ne revêt pas le même
niveau de solennité qu’une lettre encyclique ou qu’une norme de droit canon.
Tout le problème qui nous occupe est ici résumé dans l’inauguration
pacellienne du débat. À partir de quand porte-t-on atteinte à la structure hié-
rarchique de l’Église ? Même lorsqu’il sera réactivé par Lumen gentium,
l’enjeu restera fondamentalement identique : subsidiarité et structure hiérar-
chique de l’Église sont-elles compatibles ? Telle est bien notre question. Si la
vision du rôle des laïcs livrée par Pie XII a ensuite été reprise et amplifiée, sa
prudence circonspecte en matière de subsidiarité ecclésiale n’a jamais été
levée. À considérer les prises de position de son successeur, Jean XXIII, on
peut même dire qu’elle a été renforcée. Significative est à cet égard son allo-
cution prononcée à Rome le 10 janvier 1960, dans laquelle l’Action catho-
lique est définie comme une « organisation du laïcat, subsidiaire de l’apos-
tolat hiérarchique, un merveilleux instrument de pénétration de la pensée
chrétienne dans tous les domaines de la vie »2. Parfait renversement de pers-
pective au regard du schéma dressé par Pie XII : un clergé subsidiaire par
rapport aux laïcs. Ou plutôt : ce qui pouvait jusque-là apparaître comme un
retournement se donne à voir pour ce qu’il était en réalité : un malentendu
sur le sens théologique de la notion de hiérarchie ecclésiale. Nous avions bien
mal compris Pie XII. Mésinterprétation à retenir en ce qu’elle préfigure,
jusque dans ses paradoxes mêmes, bon nombre de quiproquos postconci-
liaires entre la position pontificale et la tendance à vouloir s’écarter d’une
conception trop juridique de l’Église :
« Nous déplorons et Nous condamnons l’erreur funeste de ceux qui rêvent
d’une prétendue Église, sorte de société formée et entretenue par la charité, à
1. En italien : Senza pregiudizio della sua struttura gerarchica (PIE XII, Allocution au Consis-
toire, 20 février 1946 ; in SOLESMES, 949, p. 493-494). Peu avant, le Pape Pacelli précisait sa
conception de la hiérarchie ecclésiale : « La nature du pouvoir ecclésiastique n’a rien de commun
avec cet “autoritarisme” auquel par conséquent on ne peut reconnaître aucun point de similitude
avec la constitution hiérarchique de l’Église. » (PIE XII, Discours au tribunal de la Rote,
2 octobre 1945 (in SOLESMES, 899, p. 471). Peu après, dans un discours prononcé en 1951 : « Il
va de soi que l’apostolat des laïcs est subordonné à la hiérarchie ecclésiastique ; celle-ci est d’ins-
titution divine ; il ne peut donc être indépendant vis-à-vis d’elle. Penser autrement serait saper
par la base le mur sur lequel le Christ lui-même a bâti son Église. » (PIE XII, Discours au
Ier congrès mondial de l’apostolat des laïcs, 14 octobre 1951, Acta Apostolicae Sedis, 1951, XLIII,
p. 784-792 ; in A. F. UTZ, J. F. GRONER, II, p. 1464-1465).
2. JEAN XXIII, Discours à l’Action catholique de Rome, 10 janvier 1960, Discorsi, messaggi,
colloqui, 1961, II, p. 111 (cité dans J. A. KOMONCHAK, « Le principe de subsidiarité et sa
pertinence ecclésiologique », Les Conférences épiscopales, op. cit., p. 403, n. 26).
250 La subsidiarité catholique...
laquelle — non sans mépris — ils en opposent une autre qu’ils appellent juri-
dique. Mais c’est tout à fait en vain qu’ils introduisent cette distinction : ils ne
comprennent pas, en effet, qu’une même raison a poussé le divin Rédempteur à
vouloir, d’une part, que le groupement des hommes fondé par lui fût une société
parfaite en son genre et munie de tous les éléments juridiques et sociaux, pour
perpétuer sur la terre l’œuvre salutaire de la Rédemption ; et, d’autre part, que
cette société fût enrichie par l’Esprit Saint, pour atteindre la même fin, de dons
et de bienfaits surnaturels1. »
1. PIE XII, Lettre encyclique Humani generis, 12 août 1950, Acta Aspostolicae Sedis, 1950,
XLII, p. 561-577 (in H. DENZINGER, 3875-3899, p. 821-827).
2. Cf. D. TRACY, H. KÜNG, J. B. METZ, éd., Toward Vatican III. The Work That Needs
To Be Done, Dublin, Gill and Macmillan, 1978. Pour une perspective qui mêle la dimension sociale
et la dimension ecclésiale à partir d’une observation de l’expérience américaine, cf. B. D. MANNO,
« Subsidiarity and Pluralism : A Social Philosophical Perspective », ibid., p. 319-333.
3. Comme en témoignent ses Mémoires récemment traduites en français (H. KÜNG, Mon
combat pour la liberté. Mémoires [2002], trad. fr. M. Thoma-Petit, Paris, Le Cerf, 2006).
252 La subsidiarité catholique...
« Le ministère de Pierre ne doit donc jamais prétendre, à la manière d’un État
totalitaire, tout régenter ou du moins être autorisé juridiquement à tout
régenter ; ce serait se méprendre gravement sur le sens de ses définitions vati-
canes. Tout au contraire, le principe de subsidiarité exige que le ministère de
Pierre abandonne aux évêques, aux prêtres et au peuple tout ce qui relève de
leur responsabilité propre, quand évêques, prêtres et peuple n’ont pas besoin de
l’intervention directe du ministère de Pierre comme tel ; et cela exige en même
temps que le ministère de Pierre accorde aux évêques, aux prêtres et au peuple la
plus large participation possible à la marche de l’Église. [...] Il n’y pas lieu de
craindre que l’application du principe de subsidiarité puisse faire tort au minis-
tère de Pierre ; au contraire, on peut dire ici parallèlement au mot de Pie XI [...] :
Plus parfaite sera l’ordonnance hiérarchique qui, conformément au principe de
subsidiarité, régit les divers milieux de vie dans l’Église, mieux s’en trouveront
l’autorité et l’efficacité du ministère de Pierre et plus heureuse et prospère sera la
situation de l’Église. De cette manière, le ministère de Pierre ne se détourne pas
de ses grandes tâches propres, mais il devient capable d’accomplir avec plus de
liberté, d’énergie et d’efficacité, tout ce qui revient à lui seul, parce qu’il est seul
en état de l’accomplir : diriger, surveiller, stimuler, contenir, au plan de l’Église
universelle, lequel dépasse les possibilités des évêques et des Églises locales1. »
1. H. KÜNG, Structures de l’Église, [1962], trad. fr. H. M. Rochais, J. Evrard, Paris, Desclée de
Brouwer, 1963, p. 265-390, ici p. 284-285. Dans la même veine, cf. aussi H. KÜNG, Concile et
retour à l’unité, trad. fr. H. M. Rochais, J. Evrard, Paris, Le Cerf, 1962, p. 153-169, ici p. 155,
p. 163. L’original allemand a paru la même année. Parmi les contributions doctrinales les plus
récentes, les théologiens hollandais Adrianus Leys et Peter Huizing sont peut-être ceux qui se
rapprochent le plus de l’audace de Hans Küng, en s’écartant davantage encore de la conception
hiérarchique de l’Église : A. LEYS, Ecclesiological Impacts of the Principle of Subsidiarity,
op. cit. ; P. HUIZING, « La subsidiarité », Concilium, 1986, 208, p. 145-150.
2. Sur le terrain juridique, l’idée d’une protestantisation a pu être alimentée par la référence aux
travaux fondateurs de Rudolph Sohm, historien de confession réformée, qui, dès la fin du
xixe siècle, s’est attaché à remettre en cause la légitimité d’un droit propre à l’Église, et donc
à combattre l’idée même d’un droit canon (R. SOHM, Kirchenrecht, I. Die Geschichtlichen
Grundlagen ; II. Katholisches Kirchenrecht [1892], Leipzig, Munich, Duncker und Humblot,
1923). Cf., par exemple, Y. M.-J. CONGAR, « Rudoph Sohm nous interroge encore », Revue
des sciences philosophiques et théologiques, 1973, 57, p. 263-294.
Subsidiarité et société ecclésiale. La contradiction pontificale 253
1. VATICAN II, Constitution dogmatique sur la révélation divine Dei verbum, 18 novembre
1965, Acta Apostolicae Sedis, 1966, LVIII, p. 817-830, Sacrosanctum Œcumenicum Concilianum
Vaticanum II, 1966, p. 423-446 (in H. DENZINGER, 4201-4235, p. 901-909). Sur ce texte,
cf. G. DEFOIS, Révélation et société. Étude critique de la Constitution conciliaire Dei verbum et
les fonctions sociales de l’Écriture, Thèse de doctorat en théologie, dir. P. Liégé, Paris, Institut
catholique, 1974 ; « Révélation et société. La Constitution Dei verbum et les fonctions sociales
de l’Écriture », Recherches de science religieuse, 1975, 63 (4), p. 457-504.
2. J. MARITAIN, Le Paysan de la Garonne. [1966], Œuvres complètes, op. cit., XII, p. 739.
3. Cf. les notations inquiètes d’Alphonse Dupront (A. DUPRONT, « Vatican II : chronique
d’un événement “spirituel” » [1962], Genèse des Temps modernes, Paris, Gallimard, Le Seuil,
2001, p. 337-351 ; « L’Église et le monde. Réflexions phénoménologiques sur Vatican II et la
constitution Gaudium et spes » [1967], ibid., p. 353-370 ; Puissances et latences de la religion
catholique, Paris, Gallimard, 1993, p. 31-52). Pour un regard moins angoissé, cf. M. D. CHENU,
« Le rôle de l’Église dans le monde contemporain », L’Église dans le monde de ce temps, dir.
G. BARAUNA, Bruges, Paris, Desclée de Brouwer, 1968, II, p. 422-443. Pour un point de vue à
partir du protestantisme, cf. J.-P. WILLAIME, « L’organisation religieuse et la gestion de sa
vérité : modèle catholique et modèle protestant », Formation et défense des « orthodoxies » dans
les églises et les groupements d’inspiration politique, Gembloux, Duculot, 1987, p. 75-92.
4. Pour une critique de l’antijuridisme conciliaire proche des vues ratzingériennes, cf. P. EYT,
« L’antijuridisme et sa portée dans la vie récente de l’Église », L’Année canonique, 1983, 27,
p. 17-24 ; « Vers une Église démocratique ? », Nouvelle revue théologique, 1969, 91 (6), p. 597-
613). Dans la même veine mais avec une ambition réconciliatrice, cf. J.-B. d’ONORIO, « Le
Concile Vatican II et le droit », Le Deuxième Concile du Vatican, op. cit., p. 651-688.
254 La subsidiarité catholique...
Avant le Concile Vatican II, nous l’avons rappelé, l’Église fonctionnait sur
un modèle issu de l’époque grégorienne et tridentine3. Elle se concevait non
comme une société religieuse réunissant des fidèles mais comme un corps
mystique et spirituel émanant directement du Christ4. Son principe : tout
1. PAUL VI, Homélie d’ouverture du synode, 11 octobre 1969, Acta Apostolicae Sedis, 1969,
LXI, p. 719-729 (La Documentation catholique, 1969, 1550, col. 957-960). Nous soulignons.
2. PAUL VI, Discours de clôture du synode, 10 décembre 1969, Acta Apostolicae Sedis, 1969,
LXI, p. 728-729 (La Documentation catholique, 1969, 1551, col. 1011-1012). Nous soulignons.
3. Prenant corps pendant tout le deuxième millénaire, la centralisation romaine sera confirmée
au xvie siècle par le Concile de Trente (réponse catholique aux thèses luthériennes de la congre-
gatio fidelium) et reproduite quasiment telle quelle à la fin du xixe siècle (Concile Vatican I).
Jusqu’en 1917 et l’entrée en vigueur du Codex Iuris Canonici (BENOÎT XV, dir., Code de droit
canonique), les compilations juridiques des canonistes grégoriens (le Corpus Iuris Canonici dont
le Decretum Gratiani) constitueront l’unique droit applicable à l’Église catholique. Sur le
moment post-tridentin, cf. J. DELUMEAU, « Les progrès de la centralisation dans l’État ponti-
fical au xvie siècle », Revue historique, 1961, 226 (2), p. 399-410.
4. Pie XII avait même posé une équation d’égalité parfaite : le Corps du Christ est l’Église catho-
lique, avait-il rappelé en 1943 (PIE XII, Mystici Corporis Christi ; in H. DENZINGER, 3800-
3822, p. 802-808). Sur la notion du corps mystique et spirituel : originellement employée pour
désigner l’hostie, la formule Corpus mysticum a ensuite été appliquée à l’institution ecclésiale en
tant que telle. L’appellation a été officialisée en 1302 : l’Église, résume la bulle Unam Sanctam,
est le « corps mystique [...] dont le Christ est la tête » (unum corpus mysticum [...] cuius caput
Christus) (BONIFACE VIII, Bulle Unam sanctam, 18 novembre 1302, Ecclesia et Status. De
mutuis et iuribus fontes selecti [1939], éd. G. B. LO GRASSO, Rome, Presses de l’Université
grégorienne, 1952, 491-497 ; in H. DENZINGER, 870-875, p. 315-317, ici, 870, p. 315). Sur cette
histoire, cf. H. de LUBAC, Corpus mysticum. L’eucharistie et l’Église au Moyen Âge : étude
historique [1944], Paris, Aubier, Montaigne, 1948 ; « Corpus mysticum : étude sur l’origine et les
premiers sens de l’expression », Recherches de science religieuse, 1939, 29 (2), p. 257-302 ; 29 (3),
p. 429-480 ; 1940, 30 (1), p. 40-80 ; 30 (2), p. 191-226.
Subsidiarité et société ecclésiale. La contradiction pontificale 255
pour le peuple, rien par le peuple. Ainsi s’entendait en quelque sorte l’idée
théologique de hiérarchie catholique : un ordre voulu par Dieu, duquel
découlait logiquement, et par ordre d’importance, l’Église universelle (ecclesia
universa), les Églises particulières et les laïcs. Au sommet de l’édifice, la plé-
nitude du pouvoir pontifical (plenitudo potestatis) censé innerver chacune des
moindres cellules du corps ecclésial1. Sa métaphore, constamment filée depuis
les origines pauliniennes de l’Église : le pasteur guidant son troupeau, la tête
orientant les membres.
« L’Église, écrivait Pie X en 1906, est par essence une société inégale, c’est-
à-dire une société comprenant deux catégories de personnes, les pasteurs et le
troupeau, ceux qui occupent un rang dans les différents degrés de la hiérarchie
et la multitude des fidèles. Et ces catégories sont tellement distinctes entre elles
que dans le corps pastoral seuls résident le droit et l’autorité nécessaires pour
promouvoir et diriger tous les membres vers la fin de la société ; quant à la mul-
titude, elle n’a pas d’autre devoir que celui de se laisser conduire et, troupeau
docile, de suivre ses pasteurs2. »
Conception absolutiste de la papauté, centralisation romaine, assimilation
des fidèles à de simples sujets passifs : tout rappelle à cet égard les traits carac-
téristiques de la monarchie d’Ancien Régime3, l’hérédité des dynasties en
moins, le mystère électif des conclaves en plus. Une communauté organique
composée de membres — clercs et laïcs —, lesquels ont absolument besoin
d’être guidés par une tête, le Pape. Soulignons ici le lien consubstantiel qui a
uni les deux jambes, théorique et pratique, du droit canonique post-tri-
dentin : l’ecclésiologie universaliste et la centralisation romaine ; deux fonda-
mentaux que Vatican II a semblé vouloir reformater pour les adapter aux
temps nouveaux.
Mais, sans prétendre à tout prix passer le discours ecclésial au crible du
soupçon, la question se pose assurément de savoir si un concile, aussi impor-
tant soit-il, suffit à rompre avec des traditions et des pratiques induites par un
millénaire d’absolutisme romain. Jusqu’à quel point l’Église postconciliaire est-
elle sortie du schéma de la societas perfecta et de la structure hiérarchique qu’il
implique par construction ? Bref, Vatican II a-t-il véritablement opéré la révo-
lution copernicienne que l’on dit dans le montage institutionnel de l’Église4 ?
1. Le raidissement tridentin de l’Église tendra à réduire les évêchés au rang de simples subdi-
visions administratives sans véritable consistance propre. Il en a toujours été différemment
pour les Églises régionales (patriarcats, métropoles, Églises nationales) qui n’ont jamais
été considérées comme de simples intermédiaires administratifs entre le sommet romain et la
base diocésaine. Avant le Concile de Trente, sur le concept grégorien de plenitudo potestatis,
cf. G. B. LADNER, « The Concept of Ecclesia and Christianitas and their Relation to the Idea
of Papal “Plenitudo Potestatis” from Gregory VII to Boniface VIII », Sacerdozio e Regno da
Gregorio VII a Bonifacio VIII, Rome, Miscellanea Historiae Pontificae, 1954, 18, p. 49-77.
2. PIE X, Vehementer nos (in A. F. UTZ, III, p. 2460-2461). Au même titre que la métaphore
pastorale (berger-troupeau), l’image du navire est aussi très présente dans les Écritures saintes
(Évangile selon saint Matthieu, VIII, 23-27 ; Évangile selon saint Marc, IV, 35-40 ; VI, 45-52 ;
Évangile selon saint Luc, VIII, 22-25 ; Évangile selon saint Jean, VI, 16-21 ; XXI, 1-13).
3. Cette insistance sur le pouvoir pontifical a pu trouver une expression très symptomatique
chez de Maistre, dans Du Pape surtout, où les vues ultramontaines du penseur contre-révolu-
tionnaire sont pour le moins tranchées (J. de MAISTRE, Du Pape [1819], Genève, Droz, 1966).
4. « Ce n’est plus l’Église locale qui gravite autour de l’Église universelle, a-t-on écrit,
mais l’Église de Dieu en Jésus-Christ qui se trouve présente dans chaque célébration de l’Église
256 La subsidiarité catholique...
Oui, si l’on considère l’esprit général : la priorité donnée aux fidèles sur la
hiérarchie ; et le style : la modestie désormais revendiquée comme telle par les
membres du clergé. Les principaux documents conciliaires (Lumen gentium
en premier lieu) affirment en effet que le spirituel ne réside plus dans une hié-
rarchie catholique autosuffisante mais dans la masse humaine, au service de
laquelle se place le ministère clérical1. La rupture symbolique est à cet égard
indéniable : Vatican II remet à l’honneur la théologie fédérale des Églises
locales ; il redonne actualité à l’ancien modèle de la collégialité épiscopale ; il
redécouvre le paradigme apostolique et antique du premier millénaire2. Qu’il
suffise ici de penser aux grandes modifications sémantiques et autres trans-
formations conceptuelles : on abandonne le concept de societas inaequalis ;
une relation d’égalité sotériologique de « tous » les membres de l’Église
se substitue à l’ancienne discrimination séparant les ministres du culte
(« quelques-uns ») de l’ensemble des fidèles ; on dédramatise la notion de
corps mystique (corpus mysticum) du Christ par une nouvelle combinaison
conceptuelle où elle voisine à présent avec deux autres notions phares du
Concile : Temple de l’Esprit et Peuple de Dieu3. Par cette dernière4, Vatican
II accorde aux laïcs une place désormais centrale, et active, dans la vie du
corps ecclésial, reconnaît la variété et la pluralité légitimes des Églises parti-
culières parmi la structure universelle.
Cependant, par-delà le Concile, les éléments de continuité sont plus nom-
breux qu’il n’y paraît. Le passage d’une ecclésiologie universaliste à une
ecclésiologie de la communion des assemblées locales ne signifie pas avène-
ment de la démocratie dans l’Église. Tout en évoquant l’idée d’une relation
d’égalité, la notion de Peuple de Dieu ne saurait s’assimiler à une pure et
simple transcription ecclésiale de la démocratie profane, prudence magisté-
rielle oblige. On connaît la formule du théologien protestant Karl Barth :
l’Église n’est point une démocratie, elle est une « christocratie »5. Certes, le
locale par l’action continuelle de l’Esprit saint. » (E. LANNE, « L’Église locale et l’Église uni-
verselle. Actualité et portée du thème », Irénikon, 1970, 43 (4), p. 490). Thème repris dans
Y. M.-J. CONGAR, Le Concile de Vatican II, Paris, Beauchesne, 1984, ici p. 170.
1. VATICAN II, Constitution dogmatique sur l’Église Lumen gentium, 21 novembre 1964,
Acta Apostolicae Sedis, 1965, LVII, p. 5-64, Sacrosanctum Œcumenicum Concilianum Vaticanum
II, 1966, p. 93-206 (in H. DENZINGER, 4101-4179, p. 863-896). Sur ce point, cf. aussi
VATICAN II, Décret Ad gentes sur l’activité missionnaire de l’Église, 7 décembre 1965, Acta
Apostolicae Sedis, 1966, LVIII, p. 947-990 (L’Activité missionnaire de l’Église. Décret Ad gentes,
Paris, Le Cerf, 1967), spécialement le chapitre 3 intitulé Des églises particulières (19 sq.).
2. Paradigme considéré dans sa version la plus originelle : non pas l’Église triomphante officiel-
lement reconnue par le pouvoir civil, mais l’Église persécutée des quatre premiers siècles.
3. Cf. L. BOUYER, L’Église de Dieu : Corps du Christ et temple de l’Esprit, Paris, Le Cerf, 1970 ;
R. MINNERATH, Le Droit de l’Église à la liberté : du Syllabus à Vatican II, Paris, Beauchesne,
1982 ; G. LESAGE, « Un nouveau style du droit ecclésial », Studia canonica, 1972, 6 (2), p. 301-
314. Otto Karrer a proposé une interprétation à la lumière de la subsidiarité (O. KARRER, « Das
Subsidiaritätsprinzip in der Kirche », De Ecclesia. Beiträge zur Konstitution Über die Kirche des
Zweitens Vatikanischen Konzils I, dir. G. BARAUNA, Fribourg, Herder, Francfort, Knecht,
1966, p. 520-546 ; « Le principe de subsidiarité dans l’Église », L’Église de Vatican II, dir.
G. BARAUNA, Y. M.-J. CONGAR, Paris, Le Cerf, 1966, p. 575-606).
4. Notion que Lumen gentium expose d’ailleurs dans le chapitre précédant celui consacré à la
hiérarchie (VATICAN II, Lumen gentium, 13 ; in H. DENZINGER, 4132-4135, p. 871).
5. K. BARTH, L’Humanité de Dieu [1956], trad. fr. J. de Senarclens, Genève, Labor et Fides,
Subsidiarité et société ecclésiale. La contradiction pontificale 257
1999 ; L’Église en péril [1938-1960], trad. fr. L. Ruf-Burac, Paris, Desclée de Brouwer, 2000.
Pour l’exposé d’un autre point de vue protestant, dans la même veine, cf. O. CULLMANN,
La Tradition. Problème exégétique, historique et théologique, Paris, Delachaux, Niestlé, 1953.
Sur la portée théorique de la relation analogique entre Église et démocratie, cf. G. ALBERIGO,
« Ecclésiologie et démocratie. Convergences et divergences », Concilium, 1992, 243, p. 21-34.
1. VATICAN II, Lumen gentium, 18-29 (in H. DENZINGER, 4142-4155, p. 874-883).
2. Ibid., 1-8 (in H. DENZINGER, 4101-4121, p. 863-868).
3. La constitution Lumen gentium ne manque pas de rappeler que le bien commun spirituel de
l’Église nécessite une limitation expresse du pouvoir des évêques par rapport à l’autorité pontifi-
cale (VATICAN II, Lumen gentium, 27 ; in H. DENZINGER, 4152, p. 881). Cf., par exemple,
H. LEGRAND, « Les évêques, les Églises locales et l’Église entière. Évolutions institutionnelles
depuis Vatican II et chantiers actuels de recherche », Revue des sciences philosophiques et théolo-
giques, 2001, 85 (3), p. 461-509 ; Le Ministère des évêques à Vatican II et depuis. Mélanges
G. Herbulot, dir. H. LEGRAND, C. THEOBALD, Paris, Le Cerf, 2001, p. 201-260.
4. Sur la distinction entre pouvoir d’ordre et pouvoir de juridiction, cf. Y. M.-J. CONGAR,
« Ordre et juridiction dans l’Église », Sainte Église, op. cit., p. 203-237. Le pouvoir de juridiction
258 La subsidiarité catholique...
(ou de gouvernement) correspond au pouvoir de désigner une charge, de dire le droit, de juger,
de sanctionner (il rappelle que l’Église est une société humaine et qu’à ce titre elle suppose une
organisation). Le pouvoir d’ordre (ou de sanctification), corollaire de la compétence eucharis-
tique et sacerdotale, correspond au pouvoir d’ordonner et de déposer les prêtres, de consacrer les
lieux de culte (il rappelle que l’Église n’est pas une société comme les autres sociétés).
1. « Les membres du Peuple de Dieu, qui n’ont pas été investis de ministères particuliers par le
sacrement de l’ordre [...], ne sont pas habilités à exercer, au nom du principe de subsidiarité, les
fonctions qui reviennent essentiellement à ces ministres. En ce sens l’application du principe [...]
est restrictive dans l’Église, comparée à son application dans la société civile, où aucune restric-
tion n’intervient en principe au moins. » (R. METZ, « La subsidiarité, principe régulateur des
tensions dans l’Église », Revue de droit canonique, 1972, 22 (2-3), p. 155-176, ici p. 168).
2. Selon les mots de Franz X. Kaufmann (F. X. KAUFMANN, « Le principe de subsidiarité :
point de vue d’un sociologue des institutions », Les Conférences épiscopales, op. cit., p. 377).
3. Cf., notamment, le schéma de Vatican I, tel que décrit dans Pastor aeternus : la partition entre
les matières importantes, les causae maiores, à centraliser dans les mains du Pape et les affaires
moins importantes à laisser dans les mains des évêques (PREMIER CONCILE du VATICAN
(VATICAN I), Constitution dogmatique Pastor aeternus sur l’Église du Christ, 18 juillet 1870,
Acta Sanctae Sedis, 1870-1871, VI, p. 40-47 ; in H. DENZINGER, 3050-3075, p. 686-694). For-
mule reprise dans le canon 220 (BENOÎT XV, dir., Code de droit canonique).
4. Le Concile Vatican II s’attachera à en tirer toutes les conséquences théologiques. Pour
prendre en compte cet apport du Concile, Laurent Villemin a récemment préconisé l’abandon de
la distinction potestas ordiniis-potestas iurisdictionis au profit du concept de potestas sacra
(consacré, en 1983, par le nouveau Code de droit canonique) qui suppose simultanément la
potestas proprement dite et son executio (L. VILLEMIN, Pouvoir d’ordre et pouvoir de juridic-
tion, Paris, Le Cerf, 2003 ; « Conséquences théologiques du non-usage de la distinction entre
pouvoir d’ordre et pouvoir de juridiction », L’Année canonique, 2005, 47, p. 145-154.
5. Pas plus que la trilogie législatif-exécutif-judiciaire n’y est directement valide ou applicable,
l’Église n’a jamais connu de séparation fixe entre les fonctions de gouvernement (munus guber-
nandi), d’enseignement (munus docendi) et de sanctification (munus sanctificandi).
Subsidiarité et société ecclésiale. La contradiction pontificale 259
1. Y. M.-J. CONGAR, « Autonomie et pouvoir central dans l’Église vus par la théologie catho-
lique », Irénikon, 1980, 53 (3), p. 301. Sur le double caractère communiel et social-juridique de la
définition du corps ecclésial, cf. W. KASPER, « Der Geheimnischarakter hebt den Sozial-cha-
rakter nicht auf », Herder Korrespondenz, 1987, 41 (5), p. 232-236 ; « Unité ecclésiale et commu-
nion ecclésiale dans une perspective catholique », Revue des sciences religieuses, 2001, 75 (1),
p. 6-22 ; R. MINNERATH, « L’Église catholique, une société spécifique », La Société dans les
encycliques de Jean-Paul II, op. cit., p. 63-74 ; Le Droit de l’Église à la liberté, op. cit., p. 198 sq. ;
B. D. de LA SOUJEOLE, « L’Église comme société et l’Église comme communion au deuxième
concile du Vatican », Revue thomiste, 1991, 91 (2), p. 219-258.
2. CONCILE de CHALCÉDOINE, Profession de foi, 22 octobre 451 (in H. DENZINGER,
300-303, p. 106-108). Pour une lecture de l’hypostase divine, cf. E. DURAND, La Périchorèse
des personnes divines. Immanence mutuelle, réciprocité et communion, Paris, Le Cerf, 2005.
3. Cf., par exemple, J. A. KOMONCHAK, « Vers une ecclésiologie de communion », Histoire
du concile Vatican II, 1959-1965, IV. L’Église en tant que communion. La troisième session et la
troisième intersession [1999], dir. G. ALBERIGO, trad. fr. J. Mignon, dir. É. FOUILLOUX,
Paris, Le Cerf, 2003, p. 11-122 ; « The Significance of Vatican Council II for Ecclesiology », The
Gift of the Church, dir. P. C. PHAN, Collegeville, Liturgical Press, 2000, p. 69-92.
4. « Subsistit in » remplace « est ». « Les Églises particulières [sont] formées à l’image de l’Église
universelle, elles en qui et à partir de qui existe l’Église catholique une et unique. » (VATICAN
II, Lumen gentium, 23-1 ; in H. DENZINGER, 4147, p. 877). Fomule reprise au canon 368 du
nouveau Code de droit canonique promulgué en 1983 (JEAN-PAUL II, dir., Code de droit
canonique, op. cit., p. 66). Cf. P. LÜNING, « Das ekklesiologische Problem des “subsistit in” im
heutigen ökumenischen Gespräch », Catholica, 1998, 52 (1), p. 1-23.
260 La subsidiarité catholique...
1. Identité que Pie XII proclamait encore en 1943, comme nous l’avons déjà rappelé.
2. Souvenons-nous de l’enseignement de Louis Dumont : l’égalité, tout comme la hiérarchie,
suppose par construction la reconnaissance d’au moins deux termes différents, la fusion des deux
mettant bien sûr fin à la relation (L. DUMONT, Homo hierarchicus, op. cit., p. 396-403).
3. Ainsi qu’en témoigne Christus dominus (VATICAN II, Décret Christus dominus sur la
charge pastorale des évêques, 28 octobre 1965, Acta Apostolicae Sedis, 1966, LVIII, p. 673-701 ;
Synode extraordinaire. Célébration de Vatican II, Paris, Le Cerf, 1986, p. 602-694).
4. Cf., ici, deux écrits séparés de quinze ans (Y. M.-J. CONGAR, L’Église dans le monde de ce
temps, Paris, Le Cerf, 1967, II, p. 305-328 ; Le Concile Vatican II, Paris, Beauchesne, 1984).
Subsidiarité et société ecclésiale. La contradiction pontificale 261
1. Cf. J. L. GUTIERREZ, « El principio de subsidiaridad y la igualidad radical de los fideles »,
Ius Canonicum, 1971, 11 (22), p. 413-443 ; « II diritti des Christi fideles e il principio di sussidia-
rietà », La Chiesa dopo il Concilio, Milan, Giuffre, 1972, II, p. 783-793 ; E. CORECCO, « Die
kulturellen und ekklesiologischen Voraussetzungen des neun CIC », Archiv für katholisches
Kirchenrecht, 1983, 152, p. 3-30 ; « La réception de Vatican II dans le code de droit canonique »,
La Réception de Vatican II, dir. G. ALBERIGO, J.-P. JOSSUA, Paris, Le Cerf, 1985, p. 327-
391 ; « Fondements ecclésiologiques du code de droit canonique », Concilium, 1986, 205,
p. 19-30 ; G. BARBERINI, « Appunti e riflessioni sull’applicazione del principio di sussidiarietà
nell’ordinamento della Chiesa », Ephemerides Iuris Canonici, 1983, 36, p. 329-361 ; P. PAMPA-
LONI, « Il principio di sussidiarietà nel diritto canonico », Studia Patavina, 1969, 16, p. 260-
270 ; G. ALBERIGO, « Servir la communion des Églises », Concilium, 1979, 147, p. 27-48 ;
« Ecclésiologie et démocratie », ibid., 1992, 243, p. 21-34 ; P. EYT, « L’Église comprise comme
communion », Nouvelle revue théologique, 1993, 115 (3), p. 321-334.
2. Pour un point de vue qui défend ce sens de la subsidiarité ecclésiale, cf. G. GRESHAKE,
« “Zwischeninstanzen” zwischen Papst und Ortsbischöfen. Notwendige Voraussetzung für die
Verwirklichung der Kirche als “communio ecclesiarum” », Die Bischofskonferenz. Theologischer
und juridischer Status, Düsseldorf, Patmos, 1989, p. 88-115.
3. Cf., par exemple, W. BASSETT, « Subsidiarity, Order and Freedom in the Church », Cross
Currents, 1970, 20 (2), p. 141-163 ; J. S. GEORGE, The Principle of Subsidiarity with Special
Reference to its Role in Papal and Episcopal Relations in the Light of Lumen gentium,
Washington, The Catholic University of America, 1968 ; « Subsidiarity », New Catholic Ency-
clopaedia, New York, Washington, McGraw-Hill, 1974, XVI, p. 436 ; G. THILS, « La commu-
nauté ecclésiale, sujet d’action et sujet de droit », Revue théologique de Louvain, 1973, 4 (4),
p. 443-468 ; W. PIWOWARSKI, « Le principe de subsidiarité et l’Église », Collectanea theolo-
gica, 1975, 45, p. 103-119 ; J. KRUCINA, « Das Verhältnis von Gesamtkirche und Ortskirche im
Lichte des Subsidiaritätsprinzips », ibid., p. 121-133 ; J. N. SCHASCHING, « Das Subsidiarität-
sprinzip in der Soziallehre der Kirche », Gregorianum, 1988, 69 (3), p. 413-433.
262 La subsidiarité catholique...
gations romaines ont admis dans leurs rangs un certain nombre d’évêques
diocésains et se sont déchargées d’une partie de leurs missions sur les confé-
rences épiscopales ; les évêques partagent leurs responsabilités avec le conseil
presbytéral ; les prêtres confient certaines fonctions aux diacres ; les laïcs
prennent une part active à la célébration liturgique. Aucun besoin de recourir
à un concept de philosophie sociale, conclue-t-on, fût-elle celle du magistère
pontifical.
La troisième catégorie : celle des théologiens qui acceptent l’idée de sub-
sidiarité ecclésiale mais en la redéfinissant dans un sens minimaliste1. De la
subsidiarité, ils veulent bien retenir un esprit mais refusent de lui conférer
une portée susceptible de préjudicier à la définition communielle de l’Église.
Autant de vie propre que possible pour l’Église locale ; autant de pouvoir
pontifical que nécessaire pour assurer l’unité de l’Église et le bien commun
spirituel. Oui à une application de la subsidiarité dans l’Église, mais sous
certaines réserves qui doivent la rendre conciliable avec les données de l’ec-
clésiologie catholique.
La dernière catégorie, résiduelle, rassemble les quelques théologiens parti-
sans de la subsidiarité ecclésiale. Très rares, en effet, sont ceux qui, dans la
ligne d’un Hans Küng, s’obstinent à reprendre la définition profane du
concept pour l’appliquer à l’Église2.
Autant dire que, passés tous ces filtres doctrinaux de l’après-Concile, le
sens maximaliste de la subsidiarité comme vision globale de l’Église a pure-
ment et simplement été disqualifié. L’essentiel des théologiens a rejoint le
point de vue romain pour prendre en étau les quelques argumentaires qui
défendent encore une vision plus ou moins fédérale de l’Église3. Aussi ne res-
tera-t-il plus au Vatican qu’à constater l’inutilité de la subsidiarité ecclésiale.
Désormais réduite à une simple règle de bon sens, à une évidence décentrali-
satrice bien peu engageante, à une célébration sans conséquence du plura-
lisme de la vie ecclésiale (nations, aires culturelles et/ou linguistiques, conti-
nents), elle se contente de résumer d’une formule rhétorique un ensemble
de thématiques conciliaires liées au développement de la collégialité, à la mise
en valeur du laïcat, à la responsabilisation des fidèles ou à la rationalisation
des attributions romaines4.
1. Cf. R. METZ, « La subsidiarité, principe régulateur des tensions dans l’Église », art. cit.
2. Cf., par exemple, les deux théologiens hollandais déjà cités : A. LEYS, Ecclesiological Impacts
of the Principle of Subsidiarity, op. cit. ; P. HUIZING, « La subsidiarité », art. cit.
3. Cf., par exemple, l’appel des évêques latino-américains en faveur d’une plus grande participa-
tion des prêtres et des laïcs aux décisions relatives à la vie de l’Église (« Evangelization in the
Latin American Church : Communion and Participation », Puebla and Beyond. Documentation
and Commentary, éd. J. EAGLESON, P. J. SCHARPER, trad. angl. J. Drury, Maryknoll, New
York, Orbis Books, 1979, p. 203-262). Il se heurtera à une fin de non-recevoir pontificale.
4. Le théologien Wladyslaw Piwowarski identifie trois problématiques cristallisées par la subsi-
diarité : la décentralisation en faveur des différents échelons de la vie ecclésiastique ; la réduction
du système bureaucratique de l’Église ; la stimulation des initiatives laïques pour l’œuvre du
Salut (W. PIWOWARSKI, « Le principe de subsidiarité et l’Église », art. cit.). En matière de
laïcat, cf. Y. M.-J. CONGAR, Jalons pour une théologie du laïcat, Paris, Le Cerf, 1964.
Subsidiarité et société ecclésiale. La contradiction pontificale 263
1. Sur l’enjeu de la réception du Concile Vatican II, cf. G. ALBERIGO, J.-P. JOSSUA, dir.,
La Réception de Vatican II, op. cit. ; C. THEOBALD, La Réception de Vatican II, I. Accéder
à la source, Paris, Le Cerf, 2009. En complément, cf. également P. BORDEYNE, L. VIL-
LEMIN, dir., Vatican II et la théologie. Perspectives pour le XXIe siècle, Paris, Le Cerf, 2006 ;
H. LEGRAND, « Herméneutique et vérité des énoncés dogmatiques en contexte œcuménique.
Démarches catholiques actuelles », Recherches de science religieuse, 2006, 94 (1), p. 53-76.
2. Les synodes extraordinaires ont été créés par Jean-Paul II. La structure synodale a été créée
par Paul VI à la suite de Vatican II. Un synode réunit environ 300 évêques, élus par leurs pairs,
pour traiter, dans un but consultatif, d’une question spécifique qui intéresse la vie de l’Église (par
exemple, la collégialité en 1969, le sacerdoce et la justice en 1971, l’évangélisation en 1974, la
catéchèse en 1977, la famille en 1980, la réconciliation et la confession en 1983).
3. Le concept de désinstitutionnalisation est emprunté à Danièle Hervieu-Léger mais nous le
chargeons d’un sens normatif dans la bouche des papes qui est bien sûr absent sous sa plume. La
sociologue des religions propose le mot désinstitutionnalisation comme alternative à un concept
de sécularisation devenu le lieu commun que l’on sait (D. HERVIEU-LÉGER, Vers un nouveau
christianisme, Paris, Le Cerf, 1986 ; La Religion pour mémoire, Paris, Le Cerf, 1993).
264 La subsidiarité catholique...
1. SYNODE des ÉVÊQUES, 27 septembre-26 octobre 1974 (G. CAPRILE, Il Sinodo dei
vescovi, Rome, La Civiltà cattolica, 1975, III, p. 939-940) : « Les relations entre les Églises locales
et le siège apostolique ont besoin d’être étudiées. L’Église universelle est la communion des
Églises locales, à laquelle l’Église de Rome et son évêque président comme principe de l’unité et
lien de la charité universelle. La réalité de l’Église locale doit être pleinement reconnue et son
autorité légitime doit être complètement reconnue et promue. Cela exige que le principe de sub-
sidiarité soit vraiment appliqué et qu’une décentralisation s’instaure de telle sorte que les Églises
locales puissent assumer les responsabilités qui leur appartiennent. En résumé, ce qui est exigé,
c’est que l’instance passe du centre aux Églises locales, au niveau national, régional et diocésain. »
(cité dans J. A. KOMONCHAK, « Le principe de subsidiarité et sa pertinence ecclésiologique »,
Les Conférences épiscopales, op. cit., p. 414).
2. Cf. les citations placées en exergue de ces développements.
3. PAUL VI, Motu proprio Sollicitudo omnium ecclesiarum, 24 juin 1969, Acta Apostolicae
Sedis, 1969, LXI, p. 473-484. Ce texte semble contredire les précédents, qui insistaient tous sur la
nécessaire décentralisation des compétences au sein de l’appareil ecclésial (PAUL VI, Motu pro-
prio Pastorale munus, 30 novembre 1963, Acta Apostolicae Sedis, 1964, LVI, p. 5-12 ; PAUL VI,
Motu proprio De Episcoporum muneribus, 15 juin 1966, ibid., 1966, LVIII, p. 467-472 ; PAUL
VI, Motu proprio Ecclesia sanctae, 6 août 1966, ibid., 1966, LVIII, p. 757-787).
4. PAUL VI, Discours aux délégués des conférences épiscopales d’Europe, 25 mars 1971 (cité,
sans indication des références, dans J. A. KOMONCHAK, « Le principe de subsidiarité et sa
pertinence ecclésiologique », Les Conférences épiscopales, op. cit., p. 413-414, n. 53). Dans la
même veine, cf. une étude de Jean Beyer : J. BEYER, « Paul VI et le droit de l’Église », Les
Quatre Fleuves, 1983, 18, p. 43-75. Pour une compilation des principales allocutions monti-
niennes en matière de droit ecclésial, cf. PAUL VI, Allocutiones de iure canonico, Rome, Presses
de l’Université grégorienne, 1980. Parmi les vingt-deux discours réunis, renvoyons surtout à
quatre d’entre eux, qui témoignent d’un certain raidissement canonique à partir du tout début
des années 1970 : 8 février 1973, 17 septembre 1973, 4 février 1977, 19 février 1977.
Subsidiarité et société ecclésiale. La contradiction pontificale 265
1. H. de LUBAC, Les Églises particulières dans l’Église universelle, Paris, Aubier, 1971.
2. Mouvement international, Communio donnera naissance à différents débranchements natio-
naux, principalement sous la forme de périodiques. La déclinaison française, autour de laquelle
graviteront des philosophes comme Jean-Luc Marion, Claude Bruaire et Rémi Brague, voit le
jour en 1975. Résumant les options de Communio d’une formule volontairement polémique,
Jean-Louis Schlegel parlera de théologie « néoconservatrice » (J.-L. SCHLEGEL, « Dieu sans
l’Être. À propos de Jean-Luc Marion », Esprit, 1984, 86, p. 26-36). De manière plus générale,
cf. P. DENIS, F. X. HUBERLANT, « Le mouvement Communio », ibid., p. 11-25.
3. J. RATZINGER, Entretien sur la foi [1985], trad. fr. É. Gagnon, Paris, Fayard, 1985, p. 31.
4. Essentiellement lors du débat sur le texte de Lumen gentium. Notons aussi que le Cardinal
Frings s’était fait connaître lors d’un discours très critique à l’égard du Saint-Office (l’actuelle
Congrégation pour la doctrine de la foi) écrit de la main même de son expert Joseph Ratzinger.
5. Cf., par exemple, J. RATZINGER, La Foi chrétienne : hier et aujourd’hui [1968], trad. fr.
E. Ginder, P. Schouver, Paris, Le Cerf, 2005 ; Entretien sur la foi, op. cit. ; J. RATZINGER,
H. MAIER, Démocratisation dans l’Église ?, Paris, Apostolat des Éditions, 1972. Relevons ici la
266 La subsidiarité catholique...
le moment. Une fois parvenu aux plus hauts sommets de l’appareil bureau-
cratique du Vatican, il conclura sa rupture personnelle avec Hans Küng en
condamnant officiellement les thèses de son ancien ami universitaire, au pre-
mier rang desquelles la subsidiarité ecclésiale1.
Deux axes déployés dès les premiers pas du présent règne pontifical s’ins-
crivent, à n’en pas douter, dans la continuité de la stratégie ratzingérienne :
d’une part, le souci de limiter l’innovation liturgique par la revalorisation
partielle du rite tridentin, voire de la messe en latin2 ; d’autre part, l’insistance
sur la responsabilité personnelle de l’évêque contre une dangereuse tendance
à sa dilution dans la collégialité épiscopale3.
parenté avec le dernier ouvrage de Maritain, dont le ton se fait très désabusé, comme l’indique
bien le sous-titre lui-même : Un vieux laïc s’interroge à propos du temps présent (J. MARITAIN,
Le Paysan de la Garonne. [1966], Œuvres complètes, op. cit., XII, p. 663-1013).
1. Aux côtés du Cardinal Franjo Seper, son prédécesseur à la Congrégation pour la doctrine de
la foi, et de Jérôme Hamer, qui deviendra son collaborateur : F. SEPER, Instruction de la
Congrégation pour la doctrine de la foi Declaratio de quibusdam capitibus doctrinae theologiae
professoris Ioannis Küng, qui, ab integra fidei catholicae veritate deficiens, munere docendi, qua
theologus catholicus, privatus declaratur, 15 décembre 1979, Acta Apostolicae Sedis, 1980,
LXXVII, p. 90-92 (La Documentation catholique, 1980, 77, p. 71-72). Cinq ans auparavant :
Declaratio de duobus operibus professoris Ioannis Küng in quibus continentur nonnullae opi-
niones quae doctrinae Ecclesiae Catholicae opponuntur, 15 février 1975, Acta Apostolicae Sedis,
1975, LXVII, p. 203-204 ; La Documentation catholique, 1975, 72, p. 258-259).
2. Ne dissimulant pas sa nostalgie pour certains fastes tridentins, Joseph Ratzinger a par exemple
eu l’occasion d’exprimer ses réticences à propos de la posture du prêtre tourné vers les fidèles, et
non plus vers l’Autel — c’est-à-dire vers Dieu —, comme dans la liturgie préconciliaire.
3. Cf. VATICAN II, Constitution sur la sainte liturgie Sacrosanctum concilium, 4 décembre
1963, Acta Apostolicae Sedis, 1964, LVI, p. 97-113, Sacrosanctum Œcumenicum Concilium Vati-
canum II, 1966, p. 3-29 (in H. DENZINGER, 4001-4048, p. 853-863).
4. Cf. H. LEGRAND, et al., Les Conférences épiscopales, op. cit., ch. 4.
Subsidiarité et société ecclésiale. La contradiction pontificale 267
Certes, l’objectif était bien de laisser une plus grande latitude et une plus
large autonomie aux législations particulières, en adaptant le droit de l’Église
à la nouvelle situation postconciliaire (le Code de 1983 est au Concile
Vatican II ce que le Code de 1917 était au Concile Vatican I). Mais, passé le
préambule — sans valeur juridique —, le mot subsidiarité brille par son
absence dans les dispositions canoniques réellement exécutoires. On y parle
de « saine » autonomie et de décentralisation, point de subsidiarité1. Si le
Code de 1983 devait prendre acte des changements introduits par Vatican II,
il sera surtout tributaire des débats postérieurs sur leur interprétation2. Simple
reproduction du compromis de Lumen gentium, il fait coexister les deux
modèles théologiques évoqués plus haut — ecclésiologie de la societas dans
les livres I, V, VI et VII ; ecclésiologie de la communio dans les livres II, III,
IV — pour, in fine, sans grande surprise, trancher en faveur de la seconde. Le
Cardinal Rosalio José Castillo Lara lui-même, Pro-président de la Commis-
sion pontificale pour l’interprétation du Code de droit canonique, n’a rien
fait pour dissimuler son hostilité à la subsidiarité ecclésiale3. Aussi retrou-
vons-nous ici le diagnostic établi par les canonistes et autres historiens du
droit de l’Église : la parfaite concomitance historique entre centralisation du
pouvoir pontifical et codification du droit canonique4.
Deuxième étape, le synode tenu à Rome en novembre-décembre 1985
entièrement consacré à la célébration du vingtième anniversaire de la clôture
de Vatican II. Dans un contexte de crispations grandissantes autour des
enjeux soulevés, outre-Atlantique, par la théologie de la libération, le ton du
repli devient particulièrement explicite. La hiérarchie romaine avait jusque là
été très timorée dans ses rappels à l’ordre ; le Préfet Ratzinger ouvre désor-
mais une ère, celle de la réticence décomplexée. Alors que les synodes de
1967, 1974 et 1977 débattaient encore, de manière ouverte et officielle, de la
question de la subsidiarité ecclésiale, le rapport final du synode extraordi-
1. Cf. J. BEYER, « Le nouveau code de droit canonique », Nouvelle revue théologique, 1984,
106 (3), p. 360-382, p. 566-583. L’autonomie est pourtant un concept politique hautement pro-
blématique (on connaît désormais le sens donné à l’épithète sain par le catholicisme officiel).
2. Sur ce point, cf. la synthèse du Père Joseph Komonchak (J. A. KOMONCHAK, « Vatican II
and the New Code », Archives de sciences sociales des religions, 1986, 62 (1), p. 107-117).
3. Cf. deux textes en particulier : R. J. CASTILLO LARA, « La subsidiarité dans l’Église »,
La Subsidiarité. De la théorie à la pratique, op. cit., p. 153-179 ; « La communion ecclésiale dans
le nouveau Code de droit canonique », Studia canonica, 1983, 17 (2), p. 331-335.
4. Pour une analyse de l’après-Vatican I qui conduira au Code de 1917, cf. R. METZ, « Pouvoir,
centralisation et droit. La codification du droit de l’Église catholique au début du xxe siècle »,
Archives de sciences sociales des religions, 1981, 51 (1), p. 49-64 ; « La codification du droit de
l’Église catholique au début du xxe siècle, à la fois résultat et expression du pouvoir pontifical et
de la centralisation romaine », Mélanges B. Paradisi, Florence, Olschki, 1982, II, p. 1069-1082.
Pour une analyse de la période post-tridentine, moment de l’autonomisation du droit canonique,
outre Jean Gaudemet (J. GAUDEMET, « La contribution des romanistes et des canonistes
médiévaux à la théorie moderne de l’État », ibid., I, p. 1-36), cf. A. DUPRONT, « Le Concile de
Trente » [1960], Genèse des Temps modernes, op. cit., p. 173-206 ; P. PRODI, « La souveraineté
temporelle des papes et le Concile de Trente » [1979], Christianisme et monde moderne, trad. fr.
A. Romano, Paris, Gallimard, Le Seuil, 2006, p. 179-194 ; « Le souverain pontife » [1986], ibid.,
p. 195-216 ; G. FRANSEN, « L’application des décrets du Concile de Trente. Les débuts d’un
nominalisme canonique », L’Année canonique, 1983, 27, p. 5-16.
Subsidiarité et société ecclésiale. La contradiction pontificale 269
1. Cf. P. LADRIÈRE, « Le catholicisme entre deux interprétations de Vatican II. Le synode
extraordinaire de 1985 », Archives de sciences sociales des religions, 1986, 62 (1), p. 9-51.
2. Selon la procédure habituelle prévue pour l’organisation et la tenue des synodes. 1o Sous la
houlette du Secrétariat général, des Lineamenta préparatoires commencent par établir un pre-
mier inventaire des problèmes à traiter. 2o Les différents retours et réactions des évêques servent
à mettre au point le document de travail (Instrumentum laboris) remis aux Pères synodaux
(SYNODE EXTRAORDINAIRE des ÉVÊQUES, 24 novembre-8 décembre 1985 ; Synode
extraordinaire. Célébration de Vatican II, p. 79, p. 81, p. 127-128, p. 229, p. 239, p. 274).
3. J. HAMER, Discours à la réunion plénière (SYNODE EXTRAORDINAIRE des
ÉVÊQUES, 1985, Célébration de Vatican II, p. 598-604). Joël Benoît d’Onorio souligne que la
réticence du Cardinal Hamer était très ancienne, citant à l’appui l’une de ses publications parues
en 1962 dans le numéro 46 de la Revue des sciences philosophiques et théologiques (J. B.
d’ONORIO, Le Pape et le gouvernement de l’Église, Paris, Fleurus, Tardy, 1992, p. 201, n. 17).
4. SYNODE EXTRAORDINAIRE des ÉVÊQUES, 1985 (Célébration de Vatican II, p. 30).
« Il est recommandé d’enquêter sur la question de savoir si le principe de subsidiarité valable
dans la société humaine est également d’application dans l’Église et, dans l’affirmative, dans
quelle mesure et dans quel sens son application est possible et éventuellement nécessaire. » (Ibid.,
p. 563). Cette citation est reprise dans l’introduction du même volume.
5. SYNODE EXTRAORDINAIRE des ÉVÊQUES, 1985 (Ibid., p. 523). Seul point d’ouver-
ture du synode, la demande d’une reconnaissance officielle des conférences épiscopales. On sait
l’écho doctrinal rencontré par ce mot d’ordre mais aussi la fin de non-recevoir pontificale.
6. Cf., ici, la démonstration de Danièle Hervieu-Léger (D. HERVIEU-LÉGER, « Jean-Paul II :
la stratégie de concentration catholique », L’Année sociologique, 1988, 38, p. 213-231).
270 La subsidiarité catholique...
Leur dispute théologique n’a pas cristallisé autour du seul enjeu de la subsi-
diarité ecclésiale, loin s’en faut, mais elle n’en mettait pas moins en cause les
quelques résidus conceptuels du principe ici ou là impliqués par la définition
conciliaire de l’Église. En tant que secrétaire spécial du synode extraordinaire
de 1985, le Cardinal Kasper avait déjà mesuré combien la relecture ratzingé-
rienne de la notion de communion comportait le risque de retourner le sens
et la portée de Lumen gentium. En 1992, prenant acte du coup de grâce qui
lui est donné, il livre un dernier combat et porte la contradiction au Préfet. Le
débat se crispe en particulier sur l’une des épines dorsales, la plus tranchante
peut-être, du dogme ratzingérien : la précédence de l’Église universelle par
rapport aux Églises particulières1. Évidente, et désormais adossée à une lame
de fond presque incontestée, la victoire de la thèse préfectorale déploiera des
conséquences fatales pour la subsidiarité ecclésiale : dans l’application du
principe à la hiérarchie catholique, martèle le futur Pape Benoît XVI, il n’y a
rien de moins qu’un grave danger d’autonomisation des communautés
locales, voire de nationalisation des Églises particulières2. Et le Préfet de rap-
peler à dessein les mots exacts de Pie XII sur le nécessaire respect de la nature
profonde de l’Église.
« L’Église du Christ, disait-il en 1985, n’est pas un parti, elle n’est pas une asso-
ciation, elle n’est pas un club : sa structure profonde et intouchable n’est pas
démocratique mais sacramentelle et donc hiérarchique ; parce que la hiérarchie,
basée sur la succession apostolique, est une condition indispensable pour
atteindre à la force, à la réalité du sacrement3. »
Après Walter Kasper, un ultime récalcitrant d’envergure se risqua à défier
la ligne ratzingérienne, faisant ainsi état de sa marginalité : le Cardinal God-
fried Danneels, primat de Belgique, déjà partie prenante au débat en 1985
dans le camp des subsidiaristes4. En 2001, l’archevêque de Malines-Bruxelles
s’obstinait encore à invoquer le principe de subsidiarité lors des discussions
1986, 204 (3), p. 147-157 ; P. HUIZING, « La subsidiarité », art. cit. ; P. GRANFIELD, « The
Church Local and Universal : Realization of Communion », The Jurist, 1989, 49 (2), p. 449-
471 ; J.-M. R. TILLARD, Église d’Églises. L’Ecclésiologie de communion, Paris, Le Cerf,
1987 ; L’Église locale. Ecclésiologie de communion et catholicité, Paris, Le Cerf, 1995.
1. À propos du débat suscité par la lettre Communionis notio, cf. S. LEFEBVRE, « Conflicting
Interpretations of the Council : The Ratzinger-Kasper Debate », Concilium, 2006, 1, p. 95-105 ;
G. ROUTHIER, « L’ecclésiologie catholique dans le sillage de Vatican II. La contribution de
Walter Kasper à l’herméneutique de Vatican II », Laval théologique et philosophique, 2004, 60 (1),
p. 13-51 ; K. McDONNELL, « The Ratzinger-Kasper Debate : The Universal Church and Local
Churches », Theological Studies, 2002, 63 (2), p. 226-250.
2. D’où l’intérêt grandissant porté à la structure synodale qui contribue indirectement à déna-
tionaliser les Églises locales pour mieux renforcer l’échelon diocésain. Cf. J. PALARD, dir.,
Le Gouvernement de l’Église catholique. Synodes et exercice du pouvoir, Paris, Le Cerf, 1997 ;
« Les recompositions territoriales de l’Église catholique entre singularité et universalité », Actes
de la recherche en sciences sociales, 1999, 107 (1), p. 55-75 ; A. MELLONI, S. SCATENA, dir.,
Synod and Synodality. Theology, History, Canon Law and Ecumenism in New Context [2003],
Berlin, Munster, Lit, 2005 ; et, plus généralement sur l’idée de « gouvernance unitaire »,
Y. PALAU, « Du fédéralisme en milieu centralisé : le cas du mode de gouvernance unitaire de
l’Église catholique », Fédéralisme Régionalisme, 2009, 9 (2), 16 p.
3. J. RATZINGER, Entretien sur la foi, op. cit., p. 54.
4. Sur les appels du Cardinal à la subsidiarité ecclésiale, cf. J. GROOTAERS, « La collégialité
aux synodes des évêques. Un problème non résolu », Concilium, 1990, 230, p. 29-41, ici p. 31.
272 La subsidiarité catholique...
synodales. Mais, signe des temps nouveaux, cette référence, en forme de der-
nier baroud d’honneur, passa quasiment inaperçue et resta donc sans suite
(ou l’inverse). Disqualifié dans les cercles théologiques, disqualifiés dans les
cercles épiscopaux, le mot d’ordre de la subsidiarité ecclésiale n’est alors plus
disponible que pour les seuls laïcs se plaisant encore à rêver d’un retour à
l’Église du premier millénaire prégrégorien1.
À l’opposé, parmi les nombreux appuis théoriques du Préfet Ratzinger,
une note spéciale doit être réservée à Mgr Eugenio Corecco. Disparu en 1995,
il fut l’un des principaux continuateurs de Klaus Mörsdorf, grand prélat alle-
mand aujourd’hui oublié, qui, pendant près de vingt ans (1960-1979)2, présida
aux destinées des Archiv für katholisches Kirchenrecht, principal foyer
européen de résistance à la protestantisation du catholicisme, particulière-
ment en pointe dans le combat postconciliaire pour la recharge sacrale du
droit de l’Église. Vieille antienne de la pensée conservatrice (pensons à
Charles Maurras ou à Carl Schmitt) remise au goût du jour par Vatican II,
l’agitation du fameux spectre de la protestantisation prenait ici une résonance
toute particulière en devenant un puissant levier d’intimidation symbolique
dans les débats feutrés de la réception du corpus conciliaire3. D’une grande
simplicité, le message subliminal a su faire montre d’une efficacité redou-
table : une mauvaise interprétation du Concile pourrait tout droit conduire
à une victoire politique du protestantisme4. Ce protestantisme, religion de
1. Cf. sa reprise dans les débats de la revue Esprit : D. SEEBER, « La grande illusion du catholi-
cisme », trad. fr. J.-L. Schlegel, Esprit, 1988, 142, p. 69-79 ; J.-C. ESLIN, « Citoyen de la répu-
blique chrétienne ? Manifeste d’un catholique français », ibid., 1993, 190, p. 114-130.
2. Outre Mgr Corecco, citons José Luis Gutierrez, Giuseppe Barberini, Pio Pampaloni, Giu-
seppe Alberigo, Pierre Eyt, tous proches de Klaus Mörsdorf (K. MÖRSDORF, « Wort und
Sakrament als Bauelemente der Kirche », Archiv für katholisches Kirchenrecht, 1965, 134,
p. 46-53 ; « Kanonisches Recht als theologische Disziplin », ibid., 1976, 145, p. 45-58 ; « Das kon-
ziliare Verständnis vom Wesen der Kirche in der nachkonziliaren Gestaltung der kirchlichen
Rechtsordnung », Zehn Jahre Vaticanum II, dir. J. DÖPFNER, A. BAUCH, Ratisbonne,
Pustet, 1976, p. 58-74 ; « Der Kirchenbann im Lichte der Unterscheidung zwischen äußerl und
inneren Bereich », Mélanges W. Onclin, Gembloux, Duculot, 1976, p. 37-49).
3. Cf. C. SCHMITT, Römischer Katholizismus und politische Form [1923-1925], Stuttgart,
Klett-Cotta, 1984. Chez Carl Schmitt, la critique du protestantisme ne prend sens que dans son
cléricalisme antilibéral qui n’a rien, rappelons-le, du catholicisme évangélique. Comme Charles
Maurras, en effet, le juriste de Plettenberg admire l’Église catholique pour sa dimension juri-
dique d’institution, tout en disqualifiant une certaine interprétation angélique du message évan-
gélique. C’est avant tout parce qu’elle n’est pas une institution pluraliste que l’Église a droit à
toutes ses louanges. Aucune considération de contenu, donc. Pour le reste, la définition schmit-
tienne du politique en termes d’une irréductible antinomie ami-ennemi se révèle peu compatible
avec le principe sotériologique de l’égal amour du Père pour ses fils, tout comme elle prend diffi-
cilement place dans un schéma de secondarisation du politique. La révérence de Schmitt va
moins à la pensée catholique officielle de son temps qu’aux grands auteurs contre-révolution-
naires du xixe siècle (Joseph de Maistre, Louis de Bonald, Juan Francisco Donoso Cortès). Aussi
convient-il de ne pas superposer ce conservatisme cléricalo-antilibéral et l’antilibéralisme catho-
lique de gauche, celui d’un Johann Baptist Metz, par exemple, dont le message consiste pour
l’essentiel dans l’appel à une déprivatisation (Entprivatisierung) de la foi (J. B. METZ, Pour une
théologie du monde [1957-1968], trad. fr. H. Savon, Paris, Le Cerf, 1971).
4. Dans une veine assez comparable à celle de Klaus Mörsdorf, cf. les travaux d’un autre grand
canoniste allemand du xxe siècle, très proche de Carl Schmitt, Hans Barion — dont on pourra
reconstituer le dialogue avec le protestant Rudolph Sohm (H. BARION, Rudolph Sohm und die
Grundlegung des Kirchenrechts, Tübingen, Mohr, 1931) : H. BARION, « Ordnung und Ortung
Subsidiarité et société ecclésiale. La contradiction pontificale 273
im kanonischen Recht », Festschrift C. Schmitt, éd. H. BARION, E. FORSTHOFF,
W. WEBER, Berlin, Duncker und Humblot, 1959, p. 1-54 ; « Kirche oder Partei ? Römischer
und politische Form », Der Staat, 1965, 4, p. 131-176 ; « Das konziliare Utopia. Eine Studie zur
Soziallehre des II. Vatikanischen Konzils », Festschrift E. Forsthoff, Munich, Beck, 1967, p. 187-
233 ; « Weltgeschichtliche Machtform ? Eine Studie zur politischen Theologie des II. Vatikani-
schen Konzils », Epirrhosis. Festschrift C. Schmitt [1968], éd. H. BARION, E.-W. BÖCKEN-
FÖRDE, E. FORSTHOFF, et al., Berlin, Duncker und Humblot, 2002, p. 13-59.
1. Pour un état des lieux plus général, cf. A. BESANÇON, « Situation de l’Église catholique. Au
seuil d’un pontificat », Commentaire, 2006, 29 (116), p. 5-23.
2. En ce point, il y aurait à poursuivre la réflexion sur le terrain de la gnose, brièvement défriché
plus haut. Contentons-nous, ici, de faire référence à Hans Blumenberg, qui a très bien répondu
au procès en gnosticisme régulièrement intenté à la modernité par une certaine pensée conserva-
trice (H. BLUMENBERG, La Légitimité des Temps modernes, op. cit.). Contre les conceptions
décadentistes, il interprète les Temps modernes non pas comme un mouvement gnostique
d’échappement érémitique mais comme un effort pour investir le monde, pour le domestiquer et
le corriger. D’où les longs et importants développements qu’il consacre à la notion de curiositas
274 La subsidiarité catholique...
L’Église le sait bien, dès lors que la société se compose d’individus qui ne
sont pas tous chrétiens, une brèche s’ouvre fatalement dans sa structure insti-
tutionnelle, brèche douloureuse qui ravive une béance constitutive. Tard
venue, la prise de conscience de cette nouvelle donne historique sonnera la
fin de la stratégie ratto-pacellienne d’évangélisation collective des masses :
l’Église admet dès lors ne plus être en mesure d’imposer le Salut chrétien via
la collectivisation spirituelle du risque de la liberté humaine. Mais, n’en
déplaise à Vatican II, en plus d’être tardive, cette prise de conscience, restera
fondamentalement incomplète, ne s’accompagnant en rien de la refonte pour-
tant affichée du logiciel ecclésial : l’autocompréhension de l’Église comme
Institution du Salut collectif ; ni d’ailleurs du montage hiérarchique qui en a
toujours été le support naturel. Pareille survie théorique se fera au prix d’un
décalage de plus en plus insurmontable, dont l’histoire n’est d’ailleurs pas
terminée : l’Église disposait d’une légitimité fondée sur un monopole collectif
(consistant à suppléer la foi de tous) ; elle doit désormais affronter un monde
d’individus, auquel son esprit reste ontologiquement réfractaire1. Elle deman-
dait à chacun un abandon au corps ecclésial — condition nécessaire et suffi-
sante pour la Rédemption de tous ; elle doit désormais affronter l’inévitable
individualisation de la croyance.
Entre l’Église et le chrétien, le jeu implicite était donnant-donnant : l’Église
refusait au croyant toute forme d’intériorisation subjective de la foi ; en retour,
elle rendait possible l’indépendance de la grâce divine par rapport aux efforts
humains. Le croyant n’a pas besoin de se torturer pour savoir s’il mène une vie
conforme à l’Évangile, devait-on comprendre à demi mot, le clergé se charge
de lui ouvrir la voie du Salut. Aussi, par cet échange de bons procédés, la radi-
calité de l’institutionnalisation ecclésiale permettait-elle à l’individu de se
décharger des pesanteurs de l’ici-bas, de s’exonérer de toute responsabilité ou
implication éthique dans le monde2. L’Au-delà, dont l’Église se fait le porte-
voix, demande seulement l’obéissance à l’autorité institutionnelle.
Autant de raisons qui ont autorisé l’Église à se concevoir comme l’Institu-
tion par excellence. Institution parce que située à la conjonction de l’ici-bas et
de l’Au-delà, pour assurer le passage et maintenir l’imbrication hiérarchique
entre les deux mondes. Institution parce que seule société humaine en mesure
eschatologique de préfigurer la cité de Dieu. Institution parce que contre-
partie verticale d’une religion horizontale. Institution parce que dépositaire
d’un privilège magistériel de véridiction et de contrôle des consciences. Insti-
tution parce que titulaire du double monopole de la grâce sacramentelle et de
la « contrainte hiérocratique légitime »3. « Hors de l’Église point de salut »
1. Le rôle joué par le christianisme dans l’avènement de l’individu ne doit pas faire oublier
combien l’Église a tout fait pour empêcher ou retarder sa réalisation (L. DUMONT, « De l’indi-
vidu-hors-du-monde à l’individu-dans-le-monde » [1980] ; « La catégorie politique et l’État à
partir du xiiie siècle » [1965], Essais sur l’individualisme, op. cit., p. 35-81, p. 82-133).
2. D’où la possibilité offerte aux fidèles de s’arranger avec les principes (on se plaira ici ou là à
moquer la morale jésuite). D’où l’importance de la confession, pratique absolutrice qui soulage le
croyant et le décharge de l’essentiel de sa responsabilité. D’où, pour la période récente, la conni-
vence du catholicisme avec les moyens de communication télévisuels, allant parfois jusqu’à
réduire le fidèle au rôle passif de spectateur cathodique de la communion ecclésiale. Sur le thème
de la décharge institutionnelle, cf. les thèses du philosophe Arnold Gehlen (A. GEHLEN,
« L’image de l’homme dans l’anthropologie moderne » [1952], Anthropologie et psychologie
sociale, trad. fr. J.-L. Bandet, Paris, PUF, 1990, p. 62-78 ; « L’homme et les institutions » [1960],
ibid., p. 79-89 ; « L’image de l’homme dans l’anthropologie moderne » [1958], Essais d’anthropo-
logie philosophique, trad. fr. O. Mannoni, Paris, MSH Éditions, 2009, p. 73-85).
3. « Nous entendons par Église, écrit Max Weber, une entreprise hiérocratique de caractère ins-
titutionnel lorsque et tant que sa direction administrative revendique le monopole de la contrainte
hiérocratique légitime. » (M. WEBER, Économie et société, I. Les catégories de la sociologie
[1922], trad. fr. J. Freund, et al., Paris, Plon, Agora, 1995, p. 97). En référence à la fameuse for-
276 La subsidiarité catholique...
l’État, instance usurpatrice coupable de lui avoir ravi son trésor de souverai-
neté. Mais, de cette vengeance souterraine, on ne saurait induire le succès
d’un quelconque complot ecclésial, de même qu’on aurait bien tort de croire
à une victoire de l’État. Vengeance de l’Église consécutive à une défaite
certes ; reste que défaite de l’Église n’est pas victoire de l’État. Ou bien faut-il
alors parler d’une victoire à la Pyrrhus : l’Église subvertie par l’État ; mais
l’État à son tour subverti par la Société des individus et l’idéologie du Pro-
grès. Dans ce nouveau monde, celui des Temps modernes, la légitimation du
rôle de l’État devra revêtir des habits utilitaires1 : l’État au service de la Société
et de l’Individu, l’État en marche vers le Progrès.
Son concept de subsidiarité en témoigne au plus haut point, l’Église n’a
fait qu’accompagner cette lame de fond idéologique en s’y acclimatant tant
bien que mal, toujours sur le même mode du déni. À la conception instru-
mentale de l’État caractéristique de l’idéologie moderne — cette religion
immanente rapatriée sur terre —, l’Église riposte par une autre conception
instrumentale : la subsidiarité, mais qui, elle, Vérité et transcendance catho-
liques obligent, veut se présenter comme une anti-idéologie. Reste qu’en pré-
tendant reposer sur une logique immanente d’horizontalité, en se posant
comme simple fonction administrative de la société, la subsidiarité catholique
continue tout simplement de refuser à l’État le ressort qui fait exister la
médiation institutionnelle : la hiérarchie entre un haut et un bas. Peut-être
l’Église catholique a-t-elle formellement raison sur la définition de l’institu-
tion, mais pourquoi la hiérarchie entre ce haut et ce bas serait-elle nécessaire-
ment hiérarchie entre Au-delà et ici-bas ?
Dans cet empressement obsessionnel de l’Église à condamner toute forme
d’institution terrestre, il n’y a rien de moins que la traduction de son indépas-
sable dilemme existentiel. Mis au jour par le monde des individus, une apo-
rie schizophrénique se cachait dans la logique même de l’Église catholique :
ce qui a toujours légitimé son existence est en même temps ce qui devait
conduire à sa mise en cause principielle. Comment constituer un royaume
dans ce monde sans être de ce monde2 ? Comment figurer l’espérance de
1. Cf. les analyses de Marcel Gauchet sur la naissance de l’idéologie, qu’il date du milieu du
xviiie siècle (M. GAUCHET, Le Désenchantement du monde, op. cit., p. 253 sq.). Il y aurait ici à
faire retour sur la critique blumenbergienne de cette définition de l’idéologie par rapport à la
religion (H. BLUMENBERG, La Légitimité des Temps modernes, op. cit.). Hans Blumenberg
récuse l’idée d’une indépassable et irrémissible dette de la modernité vis-à-vis du monothéisme
judéo-chrétien, l’idée d’une naissance des Temps modernes dans la logique même du déploie-
ment de la seule et unique matrice chrétienne. Cessant d’être caractérisée par un manque ontolo-
gique, par une perte dont la portée mutilante serait proportionnelle à l’éloignement du moment
originel, la modernité n’existerait plus par rapport (elle n’est pas la sécularisation du Moyen
Âge) ; elle serait légitime en tant que telle car vivant de ses propres moyens. Dans une veine
blumenbergienne, Jean-Claude Monod réfute la thèse de Marcel Gauchet sur la sécularisation
(J.-C. MONOD, La Querelle de la sécularisation de Hegel à Blumenberg [2002], Paris, Vrin,
2007 ; « Le problème théologico-politique au xxe siècle », Esprit, 1999, 250, p. 179-192 ; « Destins
du paulinisme politique », ibid., 2003, 292, p. 113-124). Pour une mise en perspective critique de
Blumenberg, cf. C. LARMORE, « Au-delà de la religion et des Lumières » [1992], Modernité et
morale, Paris, PUF, 1993, p. 71-92.
2. Pour reprendre, ici, la fameuse formule de l’apôtre Jean dans les Évangiles : l’Église est dans le
monde sans être de ce monde. « Je leur ai donné votre parole et le monde les a haïs, parce qu’ils
278 La subsidiarité catholique...
ne sont pas du monde, comme moi-même je ne suis pas du monde. Je ne vous demande pas de les
ôter du monde, mais de les garder du mal. Ils ne sont pas du monde comme moi-même je ne suis
pas du monde. Sanctifiez-les dans la vérité. Comme vous m’avez envoyé dans le monde, je les ai
aussi envoyés dans le monde. » (Évangile selon saint Jean, XVII, 14-18).
1. M. GAUCHET, Le Désenchantement du monde, op. cit., p. 189.
2. Cf. L. DUMONT, Essais sur l’individualisme, op. cit, p. 35-81.
3. Relevons ce rappel récent du Catéchisme promulgué en 1992 : « Avec la création, Dieu
n’abandonne pas sa créature à elle-même. Il ne lui donne pas seulement d’être et d’exister, Il la
maintient à chaque instant dans l’être, lui donne d’agir et la porte à son terme. Reconnaître cette
dépendance complète par rapport au créateur est une source de sagesse et de liberté, de joie et de
confiance. » (JEAN-PAUL II, Catéchisme de l’Église catholique, 301, p. 85).
4. M. GAUCHET, Le Désenchantement du monde, op. cit., p. 191. Plus haut, Marcel Gauchet
parle d’« impossibilité de la médiation », et d’« équivoque constitutive de la fonction ecclésiale »
(Ibid., p. 104, p. 108). Toujours à propos de l’Église : « Son existence à elle seule signifie poten-
tiellement le contraire. C’est l’impossibilité de la médiation, la fracture irrémédiable entre la cité
des hommes et le royaume de l’absolu qu’aboutissent invariablement à faire ressortir ses efforts
pour s’élever, en son aménagement interne, à la hauteur de ses fins. Mais c’est que pour les chré-
tiens, la médiation a une fois pour toutes eu lieu, en la personne du Verbe incarné. Elle a été
événement ; jamais à partir de là elle ne pourra plus avoir consistance véritable de structure. Tout
au plus pourra-t-on prétendre s’élever jusqu’au rang d’image du Christ. Mais sans jamais pou-
voir s’installer effectivement en cette intersection axiale où l’humain et le divin se résument et se
conjoignent dans un seul être. Cette place-là, le fils de l’homme l’a historiquement occupée, en
son temps et à sa date. Jusqu’au bout de l’histoire, dorénavant, elle restera parmi les hommes
vide d’occupant. » (Ibid., p. 104). Et de conclure : « Ce qui a lieu en fait d’événement médiateur
n’a, par définition, plus lieu d’avoir corps dans une organisation répétant dans sa fonction per-
manente la structure de la révélation. » (Ibid., p. 107-108).
Subsidiarité et société ecclésiale. La contradiction pontificale 279
1. La théorie des deux glaives a été formulée au xiie siècle à partir de la phrase du Christ sur le
pouvoir des clefs conféré à Pierre (pouvoir pétrinien autrement appelé pouvoir de lier et de
délier) et de la lettre de Gélase Ier à l’empereur Anastase (le duo sunt). 1o, « “Et moi, je te dis que
tu es pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église, et les portes de l’enfer ne prévaudront point
contre elle. Je te donnerai les clefs du royaume des cieux : tout ce que tu lieras sur la terre sera lié
dans les cieux et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux.” » (Évangile selon
saint Matthieu, XVI, 18-19 ; cf. aussi Évangile selon saint Luc, XXII, 38). 2o, « Il y a deux prin-
cipes [auguste empereur] par lesquels ce monde est régi principalement : l’autorité sacrée des
pontifes et le pouvoir royal ; et parmi les deux la charge des prêtres est d’autant plus lourde qu’ils
doivent rendre compte devant la justice divine de ceux-là mêmes qui sont les rois. » (GÉLASE Ier,
Lettre Famuli Vestrae Pietatis à l’empereur Anastase Ier, 494 ; in J.-P. MIGNE, Patrologiae
Latinae Cursus Completus, LIX, 42 A-43 A ; H. DENZINGER, 347, p. 122).
2. Le chemin devant conduire à la rupture de la Chrétienté est pris par Constantin dès 324
(quand l’Empereur fait de Byzance sa nouvelle capitale) et mais il faut attendre 395 pour que pars
occidentalis et pars orientalis se séparent (c’est à la faveur du partage territorial entre les fils de
Théodose Ier que naît historiquement l’Empire romain d’Orient, peu avant la chute de son
homologue occidental) ; puis 1054 pour que le Grand Schisme soit théologiquement consacré.
3. Tout l’enjeu théologique du problème se cristallise ici dans une distinction thématisée par
saint Grégoire de Nazianze, Père cappadocien de l’Église : la distinction entre filiation (engen-
drement) et procession ; entre le Fils (le Christ, l’Incarnation du Verbe) qui est issu du Père par
engendrement et le Saint-Esprit (l’Église, le travail apostolique) issu du Père par procession
(GRÉGOIRE de NAZIANZE, « Cinquième discours théologique », « Du Saint-Esprit », Dis-
cours théologiques XXVII-XXXI [~ 380], trad. fr. P. Gallay, Paris, Le Cerf, 1978-2006 (XXXI,
spécialement 4, 8, 27, 28) ; Lettres théologiques [~ 380], trad. fr. P. Gallay, Paris, Le Cerf, 1974-
1998). Ambigu dans ses retombées (l’historicité du Saint-Esprit peut aussi être interprétée
comme un affaiblissement de sa dignité, au sens où il n’aurait pas les mêmes privilèges que ceux
accordés au Fils), le Filioque est surtout un avant-goût de l’augustinisme politique.
4. Sur l’ajout latin du Filioque au Nicaeno-Constantinopolitanum, cf., parmi une abondante lit-
térature, P. GEMEINHARDT, Die Filioque-Kontroverse zwischen Ost und Westkirche im
frühmittelalter, Berlin, New York, Walter de Gruyter, 2002 ; B. OBERDORFER, Filioque.
Geschischte und Theologie eines ökumenischen Problems, Göttingen, Vandenhoeck et Ruprecht,
2001 ; M.-H. GAMILLSCHEG, Die Kontroverse um das Filioque, Wurtzbourg, Augustinus
Verlag, 1996 ; S. REINHARD, Das Filioque bei Thomas von Aquin [1992], Francfort, New
York, Lang, 1994 ; L. VISCHER, Geist Gottes, Geist Christi. Ökumenische Überlegungen zur
Filioque-Kontroverse, Francfort, Lembeck, 1981 ; L. SCHEFFCZYK, « Le sens du Filioque »,
trad. fr. P. de Fontette, Communio, 1986, 11 (1), p. 57-69. Pour un point de vue orthodoxe :
B. BOLOTOV, « Thèses sur le Filioque » [1898], trad. fr., Istina, 1972, 17, p. 261-289.
280 La subsidiarité catholique...
de Dieu (le Père) dans l’histoire humaine du Salut (le Fils), une mission tem-
porelle est spécifiquement dévolue à l’Institution (l’Esprit saint). Le dogme
du Filioque permet ainsi à l’Église catholique de justifier sa présence au
monde et de conférer un prestige théologique à son action politique. Le
Christ lui procure une légitimité supplémentaire, qui l’autorise à affirmer la
suprématie de son Siège romain sur tous les autres centres de la Chrétienté,
au premier rang desquels l’ensemble des pouvoirs séculiers. Corpus mysticum
et navis Petri, instance de l’Esprit Saint et épouse (sponsa) de Dieu, mère et
maîtresse (mater et magistra) des chrétiens, l’Église catholique figurera le lieu
unique de la continuité — nécessaire au jeu de l’unité — entre le Père et le
Fils1. Tout le dilemme qui a finalement eu raison de la subsidiarité ecclésiale
se résume ici, en ce point précis de la double nature de l’Église. Argument
imparable pour s’extraire du monde tout en se réservant le sommet de l’édi-
fice temporel. Car la part réciproque d’institutionnalité et de sacramentalité
sera définitivement indécidable, tout comme sera indécidable le partage entre
pouvoir d’ordre et pouvoir de juridiction.
Qu’il suffise, pour s’en convaincre, de relire la théorie gélasienne des deux
glaives en s’attachant, ici, à la replacer dans un dialogue historique avec son
contrepoint byzantin2. Non sans quelques précautions sémantiques et divers
préalables épistémologiques car, en la matière, l’historiographie est long-
temps restée prisonnière du discours officiel de Rome, jusques et y compris
dans son vocabulaire. Ainsi en va-t-il, par exemple, de la notion de césaropa-
pisme3, vecteur d’une projection occidentale de la figure papale sur un schéma
orthodoxe qui ne l’a jamais connue. S’extraire de cet ethnocentrisme latin
suppose en l’occurrence de se tourner vers le grand panégyriste de Constantin
déjà rencontré plus haut, Eusèbe de Césarée. Pour l’auteur du Triakontaete-
rikos, en effet, il existe non pas deux mais un seul glaive, l’Empire, dont le
rôle est certes de protéger l’Église en lui permettant d’assumer pleinement
son rôle spirituel, mais dont la fonction, tout à fait éminente, est reconnue
comme telle dans sa qualité d’institution englobante1. L’Église légitime sacra-
lement l’Empire en lui attribuant un rôle médiateur dans l’ordre politique, un
rôle d’intermédiaire entre la Providence divine et l’action ecclésiale. En
échange de quoi, le pouvoir temporel reconnaît à l’Église le droit de disposer
de lui comme bras séculier.
À rebours, l’Occident latin choisira la voie du papocésarisme, schéma de
secondarisation ecclésiale du temporel, dans lequel, prétentions politiques de
la Papauté oblige, l’Église catholique s’érige en intermédiaire obligé entre
la volonté divine et le pouvoir royal2. La suite Dieu-Empire-Église du modèle
eusébien est ainsi remplacée par une hiérarchie Dieu-Église-État, au sommet
de laquelle le Pape se trouve en situation de lier et de délier. Sous le haut
patronage de la théologie augustinienne, la souveraineté ecclésiale naît au
cœur de cette ambiguïté fondamentale sur le rôle du Pontife : dans sa préten-
tion aux deux glaives, le Pape se considère non plus comme le modeste vicaire
de Pierre, il se veut à présent vicaire incontesté du Christ (vicarius Christi).
Directement délégué par Dieu, il est le seul ici-bas à posséder la plénitude de
puissance, la plenitudo potestatis. La théorie théologique aura beau distinguer
entre la figure papale et l’Institution ecclésiale, la pratique effective n’en fera
pas moins du souverain pontife tout à la fois l’intendant et le maître de
l’Église catholique3.
Deux papes en particulier se sont attachés à tirer les conclusions les plus
radicales de l’ambivalence augustinienne : Grégoire VII et Innocent III. En
tant que théoriciens de la plenitudo potestatis, ils sont les premiers fondateurs
de la monarchie pontificale. Sur près de deux siècles, la réforme grégorienne
1. EUSÈBE de CÉSARÉE, Triakontaétérikos [~ 335-340], Eusebius Werke I, op. cit. « Notre
empereur est comme le soleil rayonnant. Il illumine le moindre de ses sujets et le plus éloigné de
son Empire par la présence de ses Césars, comme les rayons perçants de sa propre clarté. Investi
de l’image de la monarchie céleste, il lève ses regards en haut et gouverne, en réglant les affaires
du monde, selon l’idée de son modèle, affermi parce qu’il s’applique à imiter la souveraineté du
monarque céleste. Au roi unique correspond l’unique Dieu, roi unique dans le ciel, l’unique
nomos (loi) et logos (raison) royal. ». Cf. J.-M. SANSTERRE, « Eusèbe de Césarée et la naissance
de la théorie “césaropapiste” », Byzantion, 1972, 42, p. 131-195, p. 532-593.
2. Pensons à Canossa (1076) ou à la Querelle des Investitures (1075-1122), deux épisodes qui
marquent l’apogée de la secondarisation ecclésiale du temporel. En refusant de laisser à l’empereur
le pouvoir d’investir les évêques, le Siège romain voulait faire d’une pierre deux coups : retirer
tout pouvoir spirituel aux empereurs et conférer à la Papauté un véritable droit de regard sur les
affaires de l’État ; un droit de regard qui dépasse de loin la simple ingérence spirituelle. Les vingt
sept propositions du Dictatus papae édictées par Grégoire VII en 1075 rappellent l’étendue
des ambitions pontificales. Cf. H. X. ARQUILLIÈRE, Saint Grégoire VII, Paris, Vrin, 1934 ;
J. QUILLET, Les Clefs du pouvoir au Moyen Âge, Paris, Flammarion, 1972 ; E. CASSIRER,
Le Mythe de l’État, op. cit., p. 151 sq. Pour une synthèse historique, cf. K. SCHATZ, La Primauté
du pape. Son histoire, des origines à nos jours, Paris, Le Cerf, 1992.
3. Cf. surtout BERNARD de CLAIRVAUX, De la considération [1148-152], trad. fr. P. Dalloz,
Paris, Le Cerf, 1986, spécialement liv. IV, ch. 7. « Conformément à vos canons, certains sont
appelés à partager vos responsabilités, mais vous êtes appelé à la plénitude de pouvoir (plenitu-
dinem potestatis). Le pouvoir des autres est limité par des frontières précises, mais votre pouvoir
s’étend même à ceux qui ont reçu pouvoir sur d’autres. » (Ibid. ; liv. II, ch. 8, 16).
282 La subsidiarité catholique...
1. Cf., surtout, Gabriel Le Bras, Pierre Legendre et Jean Gaudemet : G. LE BRAS, « Le droit
romain au service de la domination pontificale », Revue historique de droit français et étranger,
1949, 26, p. 377-398 ; P. LEGENDRE, La Pénétration du droit romain dans le droit canonique
classique de Gratien à Innocent IV, 1140-1254 [1957], Paris, Jouve, 1964 ; « Le droit romain,
modèle et langage », Mélanges G. Le Bras, Paris, Sirey, 1965, II, p. 913-930 ; Les Enfants du texte,
op. cit., p. 237 sq. ; J. GAUDEMET, « Théologie et droit canonique », Römische Quartelschrift,
1985, 80, p. 160-166 ; Le Droit canonique, Montréal, Fides, Paris, Le Cerf, 1989 ; Les Sources du
droit canonique, VIIIe-XXe siècle, Paris, Le Cerf, 1993 ; Église et cité. Histoire du droit canonique,
Paris, Le Cerf, Montchrestien, 1994 ; Formation du droit canonique et gouvernement de l’Église
de l’Antiquité à l’âge classique [1963-2003], Strasbourg, PUS, 2007.
2. Via deux grandes étapes théoriques principales : Thomas d’Aquin et Marsile de Padoue.
3. « Sous le Pape, princeps et verus imperator, écrit Ernst Kantorowicz, l’appareil hiérarchique
de l’Église romaine [...] manifesta une tendance à devenir le prototype parfait d’une monarchie
absolue et rationnelle fondée sur une base mystique, alors qu’au même moment l’État avait de
plus en plus tendance à devenir une quasi-Église et, à d’autres égards, une monarchie mystique
fondée sur une base rationnelle. C’est dans ces eaux [...] que le nouveau mysticisme étatique
trouva ses fondements et son lieu de résidence. » (E. H. KANTOROWICZ, « Mystères de
l’État. Un concept absolutiste et ses origines médiévales (bas Moyen Âge) » [1953-1955], trad. fr.
L. Mayali, Mourir pour la patrie, op. cit., p. 75-103, ici p. 79).
Subsidiarité et société ecclésiale. La contradiction pontificale 283
1. J. BODIN, Les Six livres de la République ; BONIFACE VIII, Unam sanctam (in H. DEN-
ZINGER, 870-875, p. 315-317). Ironie de l’histoire, Boniface VIII, le Pape qui réaffirme avec
force la théorie des deux glaives en 1302 est également le Pape qui, un an plus tard, subit la
lourde humiliation d’Anagni (face à Philippe IV le Bel, le roi de France qui amplifie le phéno-
mène légistique et dont le règne marque la naissance terrestre de la souveraineté étatique).
2. C. SCHMITT, Théologie politique, op. cit. ; C. J. FRIEDRICH, Der Verfassungsstaat der
Neuzeit, Berlin, Springer, 1953 ; E. H. KANTOROWICZ, Les Deux corps du roi, op. cit. Depuis,
cf. W. ULLMANN, « Juristic Obstacles to the Emergence of the Concept of the State in the
Middle Ages », Annali di Storia del diritto, 1968-1969, 12-13, p. 43-64 ; Principles of Government
and Politics in the Middle Ages [1961], New York, Barnes and Noble, 1974 ; E. W. BÖCKEN-
FÖRDE, « Zum Verhältnis von Kirche und modernen Welt. Aufriß eines Problems », Studien
zum Beginn der modernen Welt, éd. R. KOSELLECK, Stuttgart, Klett-Cotta, 1977, p. 154-177 ;
Q. SKINNER, Les Fondements de la pensée politique moderne [1978], trad. fr. J. Grossman,
J.-Y. Pouilloux, Paris, Albin Michel, 2001 ; G. POST, Studies in Medieval Legal Thought, Prin-
ceton, Princeton University Press, 1964 ; J. R. STRAYER, Les Origines médiévales de l’État
moderne, op. cit. ; M. SENELLART, Les Arts de gouverner. Du regimen médiéval au concept
de gouvernement, Paris, Le Seuil, 1995. Sur les apports de la scolastique, cf. P. LEGENDRE,
Le Désir politique de Dieu, op. cit. ; A. BOUREAU, La Religion de l’État, op. cit.
284 La subsidiarité catholique...
1. Cf. J. KRYNEN, « Note sur Bodin, la souveraineté et les juristes médiévaux », Pouvoir et
liberté. Mélanges J. Mourgeon, Bruxelles, Bruylant, 1998, p. 53-66 ; L’Empire du roi. Idées et
croyances politiques en France, XIIIe-XVe siècle, Paris, Gallimard, 1993 ; « L’encombrante figure du
légiste. Remarques sur la fonction du droit romain dans la genèse de l’État », Le Débat, 1993, 74,
p. 45-53. « Ce qui caractérise [...] comme absolu ou absolutiste l’État classique-moderne, écrit
Jean-François Courtine, c’est qu’il emprunte à l’Église bien plus qu’à la Cité antique ou à l’Em-
pire. » (J.-F. COURTINE, « L’héritage scolastique dans la problématique théologico-politique
de l’âge classique », L’État baroque, op. cit., p. 97-98). Cf. aussi Y. THOMAS, « L’institution
civile de la cité », Le Débat, 1993, 74, p. 23-44 ; « Fictio legis. L’empire de la fiction romaine et ses
limites médiévales », Droits, 1995, 21, p. 17-63.
2. Cf., par exemple, J. ELLUL, « Recherche sur la conception de la souveraineté dans la Rome
primitive », Le Pouvoir. Mélanges G. Burdeau, Paris, LGDJ, 1977, p. 265-279.
3. CICÉRON, De la République [55 av. J.-C.], trad. fr. C. Appuhn, Paris, Gallimard, 1994.
4. Cf. le classique de Fustel : N. D. FUSTEL de COULANGES, La Cité antique [1864], Paris,
Flammarion, 1996. Pour une analyse plus récente et moins polémique, cf. C. NICOLET, Le
Métier de citoyen dans la Rome républicaine, Paris, Gallimard, 1976 ; M. I. FINLEY, « État,
classe et pouvoir », L’Invention de la politique. Démocratie et politique en Grèce et dans la
Rome républicaine [1983], trad. fr. J. Carlier, Paris, Flammarion, 1994, p. 21-49 ; B. BARRET-
KRIEGEL, « Le concept de citoyenneté », La Cité républicaine, Paris, Galilée, 1998, p. 67-84.
Avec Blandine Kriegel — et Emmanuel Lévinas —, il faudrait ajouter la racine judaïque à la
matrice romaine, en particulier la morale de la loi fondée sur les Écritures vétéro-testamentaires.
5. N. MACHIAVEL, Discours sur la première décade de Tite-Live [1531], trad. fr. A. Fontana,
X. Tabet, Paris, Gallimard, 2004.
Subsidiarité et société ecclésiale. La contradiction pontificale 285
Notre objectif ne saurait être ici de retracer cette longue histoire déjà ample-
ment restituée1 ; il est bien davantage de concentrer l’analyse sur le moment
post-totalitaire du fédéralisme allemand. Un double indice, sémantique là
encore, aide à poser les termes de notre questionnement sur ce qu’il convient
d’appeler le fédéralisme post-totalitaire. Un indice positif, tout d’abord : les
débats théoriques qui, de 1945 à 1949, président à la remise sur pied du fédé-
ralisme allemand réserve une place de choix à la subsidiarité. Un indice
négatif, ensuite : le mot ne figurera pas dans la Loi fondamentale de 1949,
trop enraciné qu’il est alors dans la rhétorique corporatiste et traditionaliste2.
Absence sémantique qui révèle néanmoins autre chose : car même après une
phase de décontamination et un délai de carence, le syntagme restera pour
longtemps sans aucune traduction dans le vocabulaire juridique d’outre-
Rhin. L’entrée en droit positif sera non seulement tardive — consécutive
à la révision constitutionnelle postmaastrichtienne — mais aussi très limitée :
tel qu’il apparaît dans le texte constitutionnel allemand, le principe ne
concerne pas la répartition interne des compétences mais le seul ordre juri-
dique communautaire3. Comment expliquer cette réticence persistante du
droit positif à l’égard de la subsidiarité, dans le pays même de sa naissance ?
Question, en retour, qui ne manque pas de rétroagir sur le fédéralisme alle-
mand lui-même. Pour historiquement indéniable qu’il soit, le lien entre sortie
du totalitarisme et retour au fédéralisme a le fâcheux désavantage d’être pensé
sur le seul mode de l’évidence, sans que ses ressorts profonds ne fassent
l’objet d’une véritable interrogation4. Mais pourquoi faudrait-il considérer
que la refondation post-totalitaire de l’État allemand devait nécessairement
en passer par le fédéralisme ? N’y a-t-il là qu’une modeste affaire de recette
institutionnelle : organiser la dissémination démocratique du pouvoir,
compléter la séparation horizontale du libéralisme classique par une réparti-
tion verticale, celle du fédéralisme ? Ou bien s’agit-il d’autre chose ? D’un
ressourcement quasi atavique auprès d’une bienheureuse tradition ? D’une
manière, toute psychologique, de refouler l’indicible en renouant avec un
ethos culturel ravagé par le crime totalitaire ?
À trop vouloir établir une relation de stricte équivalence entre Allemagne
et fédéralisme, on se laisse vite emporter par une lecture imaginaire de l’his-
1. Cf., en particulier, H. A. WINKLER, Histoire de l’Allemagne, XIXe-XXe siècle. Le long chemin
vers l’Occident [2000-2001], trad. fr. O. Demange, Paris, Fayard, 2005.
2. Cf. J. ISENSEE, « Wurzeln des Subsidiaritätsprinzips in der deutschen Tradition der orga-
nisch-föderalistischen Gesellschaftslehre », Subsidiarität und Verfassungsrecht [1968], Berlin,
Duncker und Humblot, 2001, p. 35-44. Réédition du texte original qui l’accompagne d’une post-
face inédite (« Subsidiarität, das Prinzip und seine Prämissen », ibid., p. 333 sq.).
3. Nous parlons de l’article 23 de la Loi fondamentale, autrement appelé clause Europe : Loi
modifiant la Loi fondamentale, 21 décembre 1992 (BGBL, 21 décembre 1992) ; Loi fondamen-
tale pour la République fédérale d’Allemagne, 23 mai 1949, article 23-1 (BGBL, 23 mai 1949).
4. Le point avait été noté par Raymond Aron en 1952 : le fédéralisme comme réaction et remède
à ce qui pouvait alors faire figure de maladie totalitaire de l’État (R. ARON, « Comment étudier
le fédéralisme ? » [1952], Commentaire, 2000-2001, 23 (92), p. 823-831). Particulièrement repré-
sentatifs de cet esprit post-totalitaire, les travaux du politiste Carl J. Friedrich, sur lesquels nous
reviendrons plus bas (C. J. FRIEDRICH, éd., Totalitarianism, Cambridge, Harvard University
Press, 1954 ; Studies in Federalism, Boston, Toronto, Little Brown, 1954).
L’Allemagne, l’Europe, le fédéralisme 291
toire, mais construite autour d’une imagerie tenace : le Moyen Âge chevale-
resque, le Saint Empire (Heiliges Römisches Reich deutscher Nation)1, le
romantisme ombrageux des identités territoriales, les libertés germaniques,
les Stände, etc.2. Il y a là une forme abusive de culturalisme dont il faut se
départir si l’on veut redonner toute sa place à la contingence historique, inter-
roger les faits et questionner les évidences trompeuses. La pleine compréhen-
sion des ressorts et étapes constitutifs du lien, historiquement noué, entre
le fédéralisme et la politique allemande nécessite d’assumer les césures du
temps, au-delà des continuités rétrospectives. Néanmoins, aussi indispen-
sable soit-il, pareil refroidissement analytique recèle quelque chose de muti-
lant dès lors qu’il s’agit d’appréhender une culture politique dans toute son
amplitude. On le sait, cette catégorie d’analyse ne manque pas de soulever
d’importants problèmes épistémologiques, mais sa complexité semble en
définitive tout à fait proportionnelle aux phénomènes dont elle souhaite
rendre raison3. Nous nous intéresserons ici à l’ensemble des codes qui sont au
travail dans la communication sociale, en insistant plus particulièrement sur
la mémoire des mots, les inerties sémantiques et autres concepts à même
de transcender les clivages politiques traditionnels.
La voie se fait étroite au total, qui veut s’intercaler entre l’histoire des men-
talités et le tropisme naturel au culturalisme. Nous essaierons toutefois de
1. Sur cette thématique devenue véritable lieu commun, cf. D. LANGEWIESCHE,
G. SCHMIDT, dir., Föderative Nation. Deutschlandkonzepte von der Reformation bis zum
Ersten Weltkrieg, Munich, Oldenbourg, 2000 ; G. SCHMIDT, Geschichte des Alten Reiches.
Staat und Nation in der Frühen Neuzeit, Munich, Beck, 1999 ; « “Wo Freiheit ist und Recht”, da
ist der Deutsche untertan ? », Identität und Geschichte, éd. M. WERNER, Cologne, Vienne,
Weimar, Böhlau, 1997, p. 111-138 ; K. O. von ARETIN, Das Alte Reich, I-III, Stuttgart, Klett-
Cotta, 1993-1997 ; « “Das Heilige Römische Reich Deutscher Nation” », Die Rolle der Nation in
der deutschen Geschichte und Gegenwart, dir. O. BÜSCH, J. J. SHEEHAN, Berlin, Collo-
quium, 1985, p. 73-82 ; V. PRESS, « Staatswerdungsprozess in Mitteleuropa : Heiliges Römi-
sches Reich, Deutschland, Österreich », Subsidiarität, dir. A. RIKLIN, G. BATLINER, Vaduz,
Verlag der Liechtensteinischen Akademischen Gesellschaft, 1994, p. 213-242 ; T. FLEINER-
GERSTER, « Germeindeautonomie, Föderalismus und Subsidiarität », ibid., p. 321-342.
2. Faisant référence aux anciennes tribus des forêts de Germanie, Hegel parlait par exemple,
pour la critiquer, de « la tendance primitive des Allemands à s’attacher obstinément à une indé-
pendance ombrageuse » (G. W. F. HEGEL, La Constitution de l’Allemagne [1800-1802], trad.
fr. M. Jacob, Paris, Champ libre, 1974, p. 112). Fichte avant lui et Thomas Mann après ont pu,
dans des termes tout à fait similaires, dessiner les traits de ce même esprit allemand et/ou germa-
nique (J. G. FICHTE, Discours à la nation allemande [1807], trad. fr. A. Renaut, Paris, Impri-
merie nationale, 1992 ; T. MANN, Considérations d’un apolitique [1918], trad. fr. J. Naujac,
L. Servicen, Paris, Grasset, 2002). Sans parler ici, dans un autre registre, ni de la Germanie de
Tacite (cf. M. WERNER, « Die “Germania” », Deutsche Erinnerungsorte, dir. É. FRANÇOIS,
H. SCHULZE, Munich, Beck, 2001, III, p. 569-586) ni de la littérature française de provenance
aristocratique (Boulainvilliers, Montesquieu).
3. Nous entendons culture en son sens anthropologique : l’ensemble des comportements collec-
tifs, des systèmes de représentation et des valeurs d’une société donnée (P. d’IRIBARNE,
« Trois figures de la liberté », Annales, 2003, 58 (5), p. 953-978 ; Penser la diversité du monde,
Paris, Le Seuil 2008 ; « La force des cultures », Le Débat, 2009, 157, p. 111-123). Sur la notion de
culture politique, cf. Y. SCHEMEIL, « Les cultures politiques », Traité de science politique, dir.
M. GRAWITZ, J. LECA, Paris, PUF, 1985, III, p. 237-307 ; B. BADIE, Culture et politique,
Paris, Économica, 1993. Pour un essai de conceptualisation théorique à partir du cas européen,
cf. W. REINHARD, « Qu’est-ce que la culture politique européenne ? Fondement d’une
anthropologie historique politique » [2001], trad. fr. F. Laroche, Trivium, 2008, 2, 26 p.
292 La subsidiarité germanique...
1. Sur l’esprit fédéral dans l’histoire de l’Allemagne, cf., plus particulièrement, R. KOSEL-
LECK, « Bund, Bündnis, Föderalismus, Bundesstaat », Geschichtliche Grundbegriffe, Histori-
sches Lexikon zur politisch-sozialen Sprache in Deutschland, dir. O. BRUNNER, W. CONZE,
R. KOSELLECK, Stuttgart, Klett, 1972, I, p. 582-671 ; « Structures fédérales de l’histoire alle-
mande » [1993], trad. fr. M.-C. et J. Hoock, L’Expérience de l’histoire, Paris, Gallimard, Le Seuil,
1997, p. 121-134 ; T. NIPPERDEY, « Le fédéralisme dans l’histoire allemande » [1980],
Réflexions sur l’histoire allemande, trad. fr. C. Orsoni, Paris, Gallimard, 1992, p. 81-155 ;
O. KIMMINICH, « Historische Grundlagen und Entwicklung des Föderalismus in Deutsch-
land », Probleme des Föderalismus, dir. E. BENDA, et al., Tübingen, Mohr, 1985, p. 1-15.
2. L. DUMONT, Homo aequalis, II. L’Idéologie allemande, Paris, Gallimard, 1991, p. 8. Louis
Dumont avait inauguré son va-et-vient conceptuel entre la France et l’Allemagne par une étude
sur la nation (L. DUMONT, « L’Allemagne répond à la France. Le peuple et la nation chez
Herder et Fichte » [1979], Essais sur l’individualisme, Paris, Le Seuil, 1983, p. 134-151). Préci-
sons que notre dette contractée à l’égard du grand anthropologue ne nous fait pas oublier cer-
tains biais à l’œuvre dans son propos, parmi lesquels une vision souvent manichéenne du couple
holisme-individualisme (P. LABORIER, « Les conséquences éthiques de l’acculturation à partir
de l’exemple du développement de l’État en Allemagne », Mélanges P. Hassner, Paris, Presses de
Sciences Po, 2003, p. 505-514 ; R. LARDINOIS, « Louis Dumont et les sciences indigènes »,
Actes de la recherche en sciences sociales, 1995, 106-107, p. 11-26).
L’Allemagne, l’Europe, le fédéralisme 293
1. Sur la théologie fédérale, outre l’étude de Reinhart Koselleck, cf. E. DEUERLEIN, Födera-
lismus, Munich, List, 1972, p. 11-12 ; J. F. G. GOETERS, « Föderaltheologie », Theologische
Realenzyklopädie, Berlin, New York, Walter de Gruyter, 1983, XI, p. 246-252 ; « Die refor-
mierte Föderaltheologie und ihre rechtsgeschichtlichen Aspekte », Subsidiarität, op. cit.,
p. 81-95 ; B. J. S. HOETJES, « The European Tradition of Federalism : The Protestant Dimen-
sion », Comparative Federalism and Federation. Competing Traditions and Future Directions,
éd. M. BURGESS, A.-G. GAGNON, New York, Harverster Wheatsheaf, 1993, p. 117-137.
2. Le protestantisme naissant a pu conduire à un renforcement des pouvoirs politiques séculiers
alors même que son message théologique tendait à les déconsidérer de manière systématique. Sur
ce dilemme entre principe théorique et réalité effective, cf. les travaux de la sociologie historique
de l’État, et surtout quatre auteurs : B. BADIE, P. BIRNBAUM, Sociologie de l’État [1979],
Paris, Hachette, 2004 ; B. BADIE, « Contrôle culturel et genèse de l’État », Revue française de
science politique, 1981, 31 (2), p. 325-342 ; G. HERMET, Sociologie de la construction démocra-
tique, Paris, Économica, 1984 ; S. ROKKAN, « Dimensions of State Formation and Nation-
Building. A Possible Paradigm for Research on Variations within Europe », The Formation of
National States in Western Europe, dir. C. TILLY, Princeton, University Press, 1975, p. 562-
600 ; « Conditions of State Formation and Nation-Building », State Formation, Nation-Building
and Mass Politics in Europe, dir. P. FLORA, Oxford, University Press, 1995.
3. Cf., par exemple, la carte conceptuelle de l’Europe proposée par Stein Rokkan (S. ROKKAN,
« Un modèle géo-économique et géopolitique de quelques sources de variations en Europe de
l’Ouest », trad. fr., Revue internationale de politique comparée, 1995, 2 (1), p. 147-170). Pour
l’établir, le politiste norvégien a croisé trois séries de facteurs géographiques, économiques et
294 La subsidiarité germanique...
l’on veut cerner de près ce qui fait le propre de la culture politique allemande
et le propre de la contribution spécifique du catholicisme. Y a-t-il une sensi-
bilité allemande qui préexiste au catholicisme et lui donne une teinte parti-
culière ? Ou bien le catholicisme réveille-t-il une potentialité en sommeil de
la culture allemande ? Sans répondre à cette question, la subsidiarité pourra
nous permettre de réévaluer l’apport respectif des facteurs culturel et reli-
gieux dans le fonctionnement de la politique ultrarhénane, au besoin en nous
aidant du contrepoint français.
Pays biconfessionnel, partagé à égalité entre luthéranisme et catholicisme
(sans oublier quelques enclaves calvinistes, démographiquement peu impor-
tantes mais symboliquement significatives), l’Allemagne constitue un terrain
privilégié pour l’observation du mixage culturel interne au christianisme1. L’in-
térêt ne consistera pas ici à examiner comment un dogme religieux trouve à
s’exprimer dans un territoire donné, cet aspect des choses est connu, mais bien à
considérer l’entremêlement qui a pu historiquement s’opérer outre-Rhin entre
les différentes branches du christianisme, spécialement sur la question de l’État.
Parler de luthéranisme (Luthertum) et non de doctrine luthérienne permet
d’ailleurs d’insister sur le nœud indémêlable qui unit la pensée inaugurée par le
grand Réformateur et l’enracinement historique du mouvement religieux auquel
elle a donné lieu2. Contre les rationalisations a posteriori, issues, en général,
d’une entrée dans les questions d’histoire religieuse par le seul prisme de la
dogmatique théologique, rappelons que l’implantation allemande du protestan-
tisme n’est ni le fruit d’une spontanéité populaire ni celui d’un mystérieux
hasard3. Le luthéranisme est devenu religion officielle de la plupart des terri-
toires orientaux et septentrionaux de l’Allemagne pour la simple et bonne raison
que les pouvoirs politiques en place en ont décidé ainsi, consécutivement à la
Paix d’Augsbourg (1555) : Cujus regio ejus religio, disait l’adage.
1. En témoigne, par exemple, le rapport d’Evanston sur la « société responsable » issu, en 1954,
du Conseil œcuménique des Églises protestantes tenu aux États-Unis. Ce rapport donne expres-
sément une place de choix au principe de subsidiarité dans la pensée sociale chrétienne. Pour le
cas allemand, en particulier, cf., notamment, C. CORDES, « Kann evangelische Ethik sich das
Subsidiäritätsprinzip, wie es in der Enzyklika “Quadragesimo anno” gelehrt wird, zu eigen
machen ? », Zeitschrift für evangelische Ethik, 1959, 3, p. 145-157 ; K. JANSSEN, « Theologische
Aspekte des Subsidiaritätsprinzips im deutschen Jugendwohlfahrtsrecht », ibid., p. 158-166 ;
T. RENDTORFF, « Der evangelische Anteil am Subsidiaritätsprinzip », Gesellschaftspolitische
Realitäten. Beiträge aus evangelischer Sicht, dir. J. DOEHRING, Gütersloh, Gütersloher Ver-
lagshaus Gerd Mohn, 1964, p. 191-206.
2. S’agissant du calvinisme, Troeltsch ajoute qu’il accompagne la modernité beaucoup plus qu’il
ne l’inaugure. Il participe au mouvement moderne sans y être plus déclenchant qu’un autre fac-
teur. Le sociologue insiste au contraire sur le rôle de la secte des néocalvinistes puritains.
3. Cf. les analyses fondatrices de Michael Walzer (M. WALZER, La Révolution des saints.
Éthique protestante et radicalisme politique [1965], trad. fr. V. Giroud, Paris, Belin, 1987).
296 La subsidiarité germanique...
1. M. WEBER, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme [1905, 1920], trad. fr. J.-P. Gros-
sein, Paris, Gallimard, 2004. Il faut donc lire la sociologie de Ernst Troeltsch comme un complé-
ment nécessaire de la thèse wébérienne. Pour une discussion, cf. T. NIPPERDEY, « Luther et le
monde moderne » [1983], Réflexions sur l’histoire allemande, op. cit., p. 40-58.
2. Réussite du calvinisme directement repérable à son expansion géographique (au-delà de la
question de la multiplicité des courants). Échec du luthéranisme au sens où il n’a pas réussi à
produire son propre droit ecclésial et s’est finalement contenté de reprendre les solutions du
droit canon en en évacuant les éléments trop marqués du sceau catholique. Fortement adossé
qu’il était à la cité genevoise, le calvinisme a, quant à lui, réussi à se doter d’une organisation
ecclésiale propre dans sa structure comme dans son esprit. À l’opposé du luthéranisme, il a dès le
départ insisté sur la nécessité d’un clergé (au sens de gouvernement spirituel) appelé à diriger les
laïcs. Ce que Calvin rejette et proscrit, c’est la confiscation catholique des pouvoirs temporel et
spirituel (l’absolutisme monarchique des papes), non l’idée d’une Église qui oriente l’État.
3. J. ALTHUSIUS, Politica Methodice Digesta, atque exemplis sacris et profanes illustrata [1603-
1614], éd lat. C. J. Friedrich, Cambridge, Harvard University Press, 1932 ; trad. angl. (partielle)
L’Allemagne, l’Europe, le fédéralisme 297
F. S. Carney, Londres, Eyre and Spottiswoode, 1965. La réédition latine de la Politica a été éta-
blie en 1932 par Carl J. Friedrich. Avant cela, Althusius avait été redécouvert dès la fin du
xixe siècle par Otto von Gierke, le grand théoricien du droit associatif (O. von GIERKE,
Johannes Althusius und die Entwicklung der naturrechtlichen Staatstheorien [1880], Aalen,
Darmstadt, Scientia, 1981 ; Das deutsche Genossenschaftsrecht, I. Rechtsgeschichte der deutschen
Genossenschaft ; II. Geschichte des deutschen Körperschaftsbegriffs ; III. Die Staats- und Korpo-
rationslehre des Altertums und des Mittelalters und ihre Aufnahme in Deutschland ; IV. Die
Staats- und Korporationslehre der Neuzeit [1868-1913], Graz, Akademischer Verlag, 1954 ;
« L’idée germanique de l’État » [1919], trad. fr. C. Argyriadis-Kervégan, Revue française d’his-
toire des idées politiques, 2006, 23, p. 169-191 ; Les Théories politiques du Moyen Âge [1868-
1881], trad. fr. J. de Pange, J.-L. Halpérin, Paris, Dalloz, 2007). Cf., par exemple, W. ZIMMER,
« Une conception organiciste de l’État de droit : Otto Bähr et Otto von Gierke », Figures de
l’État de droit. Le « Rechtstaat » dans l’histoire intellectuelle et constitutionnelle de l’Allemagne,
dir. O. JOUANJAN, Strasbourg, PUS, 2001, p. 219-234 ; S. BAUME, « Penser l’“État orga-
nique” », Revue européenne des sciences sociales, 2002, 40 (122), p. 119-139.
1. Sur la Suisse, cf. H. STADLER, Subsidiaritätsprinzip und Föderalismus. Ein Beitrag zum
schweizerischen Staatsrecht, Fribourg, Universitätsbuchhandlung, 1951. S’agissant des Pays-Bas,
nous retrouverons plus loin sur la théorie des sphères de souveraineté d’Abraham Kuyper
(A. KUYPER, Sphere Sovereignty, [1880] Abraham Kuyper : A Centennial Reader, éd.
J. D. BRATT, Grand Rapids, Eerdmans, 1998, p. 461-490 ; H. DOOYEWEERD, « L’idée chré-
tienne de l’État » [1936], trad. fr. H. E. S. Woldring, Notes et documents, 1994, 39-40, p. 32-52).
2. Cf. A. SIEGFRIED, La Suisse, démocratie témoin [1948], Neuchâtel, La Baconnière, 1969.
Dans un tout autre registre, pensons à La Montagne magique de Thomas Mann, au sanatorium
de Davos, où Hans Castorp, initialement de passage en Suisse, s’installe finalement pour sept ans
(T. MANN, La Montagne magique [1924], trad. fr. M. Betz, Paris, Fayard, 2007).
3. Cette question sera reprise lorsqu’il s’agira de discuter les thèses de Helmuth Plessner et de
Heinrich August Winkler. D’une manière générale, on peut dire que le thème du Sonderweg a
d’abord été investi sur le mode de la glorification du passé pour ensuite s’inverser en discours
298 La subsidiarité germanique...
critique après la Seconde Guerre mondiale (J. SOLCHANY, « Une inversion radicale du passé »,
Comprendre le nazisme dans l’Allemagne des années zéro, 1945-1949, Paris, PUF, 1997,
p. 81-101). Cf. R. DAHRENDORF, Gesellschaft und Demokratie in Deutschland [1965],
Munich, Deutscher Taschenbuch, 1975 ; T. NIPPERDEY, « Les problèmes de la modernisation
en Allemagne » [1979], Réflexions sur l’histoire allemande, op. cit., p. 59-80 ; D. GROH, « Le
“Sonderweg” de l’histoire allemande : mythe ou réalité ? », Annales, 1983, 38 (5), p. 1166-1187 ;
R. KOSELLECK, « Les ressorts du passé » [1998-1999], trad. fr. M.-C. et J. Hoock, Espaces
Temps, 2000, 74-75, p. 144-159 ; H. SCHILLING, « Wider den Mythos vom Sonderweg. Die
Bedingungen des deutschen Weges in die Neuzeit », Reich, Regionen und Europa in Mittelalter
und Neuzeit, éd. P. J. HEINIG, et al., Berlin, Duncker und Humblot, 2000, p. 699-714 ;
G. SCHMIDT, « Das frühneuzeitliche Reich. Sonderweg und Modell für Europa oder Staat der
deutschen Nation », Imperium Romanum. Das Alte Reich im Verständnis der Zeitgenossen und
der Historiographie, dir. M. SCHNETTGER, Mayence, Zabern, 2002, p. 247-277.
1. « [Le pape et les évêques] sont devenus des princes temporels gouvernant avec des lois qui ne
concernent que le corps et les biens. Ils ont complètement renversé l’ordre des choses : ils
devraient gouverner les âmes intérieurement par la parole de Dieu ; au lieu de cela, ils gouvernent
extérieurement des châteaux, des villes, le pays et les gens, et martyrisent les âmes par une indi-
cible violence meurtrière. Il en est de même pour les seigneurs temporels : [...] ils [...] veulent
régner au spirituel sur les âmes, de même que les autres veulent régner au temporel. »
(M. LUTHER, « De l’autorité temporelle et dans quelle mesure on lui doit obéissance », Luther
et les problèmes de l’autorité temporelle [1521-1525], trad. fr. J. Lefebvre, Paris, Aubier, Mon-
taigne, 1973, p. 129 ; part. II). Cf., par exemple, A. DUPRONT, « Réforme et “modernité” »
[1984], Genèses des Temps modernes, Paris, Gallimard, Le Seuil, 2001, p. 123-146.
2. T. MANN, Considérations d’un apolitique, op. cit., p. 426 (cité dans L. DUMONT, « Iden-
L’Allemagne, l’Europe, le fédéralisme 299
tités collectives et idéologie universaliste » [1984], L’Idéologie allemande, op. cit., p. 15-31, ici
p. 24 ; « L’idée allemande de liberté selon Ernst Troeltsch » [1985], ibid., p. 59-74, ici p. 71).
1. T. MANN, Considérations d’un apolitique, op. cit., p. 165-166 (cité dans L. DUMONT,
« L’individualisme “apolitique” dans les “Considérations” de Thomas Mann » [1985], L’Idéo-
logie allemande, op. cit., p. 83). Souvenons-nous aussi de cette formule : « idée allemande de
liberté » = « holisme de la communauté + individualisme du développement de soi »
(L. DUMONT, « L’idéologie allemande : identité culturelle en interaction » [1985], ibid., p. 36).
2. On sait que le premier Thomas Mann gratifiait l’Intellectuel français d’une étiquette peu flat-
teuse : « littérateur de la civilisation » (T. MANN, Considérations d’un apolitique, op. cit.,
passim). Sur la Bildung, renvoyons aux analyses que Louis Dumont consacre à Humboldt
(L. DUMONT, « Wilhelm von Humboldt ou la “Bildung” vécue », L’Idéologie allemande, op.
cit., p. 108-184). Sur le thème des libertés, cf. L. CALVIÉ, « Liberté, libertés, et liberté(s)
germanique(s) : une question franco-allemande, avant et après 1789 », Mots, 1988, 16, p. 9-33.
3. F. TÖNNIES, Communauté et société [1887], trad. fr. J. Leif, Paris, PUF, 1946.
4. Ajoutons que les deux foyers anglais et français n’ont pas manqué de s’alimenter : ce sont les
grands penseurs libéraux français amoureux de l’Angleterre qui ont donné toutes ses lettres de
noblesse au fameux thème du « doux commerce » : C. L. de MONTESQUIEU, De l’Esprit des
lois [1748], éd. J. P. Mayer, A. P. Kerr, Paris, Gallimard, 1970, p. 236-237 (liv. XX, ch. 2) ;
B. CONSTANT, De l’esprit de conquête et de l’usurpation dans leurs rapports avec la civilisation
européenne [1814], Écrits politiques, éd. M. Gauchet, Paris, Gallimard, 1997, p. 117-302 ; De la
liberté des Anciens comparée à celle des Modernes [1819], ibid., p. 589-619.
300 La subsidiarité germanique...
1. Cf. la citation placée en exergue de cette partie (W. RÖPKE, Civitas humana, op. cit.).
2. Si la rupture de Thomas Mann avec ses anciennes positions réactionnaires date des premiers
succès électoraux remportés par les Nazis en 1930, elle ne sera pleinement consommée que lors
302 La subsidiarité germanique...
Aussi, la subsidiarité aide à éclairer d’un nouveau jour le rapport entre tra-
dition catholique et culture fédérale. Tout bien considéré, l’opposition ini-
tiale entre un protestantisme fédéraliste (la matrice allemande) et un catholi-
cisme centralisateur (la matrice française) n’a pas empêché un dialogue
fécond, nourri d’abord de manière sourde puis de manière explicite, quand la
théorie catholique de l’État est entrée plus résolument dans la modernité
politique à la fin du xixe siècle. Bien plus, selon une stratégie et un discours
que nous avons déjà commencé à décrypter, les totalitarismes du siècle suivant
ont contribué à faire se rejoindre — si ce n’est dans leurs principes fondateurs,
du moins dans leurs implications pratiques — les conceptions catholique et
protestante de l’État. Les relectures religieuses de l’histoire y aideront beau-
coup. Au sortir du nazisme, les catholiques et protestants allemands, et autres
intellectuels libéraux en quête des signes avant-coureurs de la Catastrophe,
parviendront à une sorte de compromis implicite : épargner la Réforme pour
mieux stigmatiser la Prusse, cet ennemi irréductible du catholicisme germa-
nique dont les réformés jugent à présent opportun de s’écarter1. Nous verrons,
dans la même ligne, que les parentés ne sont pas négligeables entre cet anti-
prussianisme de l’Allemagne post-totalitaire et l’antijacobinisme de la France
postgaullienne. Prussianisme (Preussentum) et jacobinisme : deux horizons
d’adversité qui, de part et d’autre, seront abondamment utilisés en tant
qu’armes politiques disqualifiantes par nombre de ces chrétiens laïques
investis en politique, spécialement dans la reconstruction fédérale de l’Europe.
de son exil nord-américain. Avant les élections du 14 septembre 1930 : T. MANN, Considéra-
tions d’un apolitique, op. cit. ; « De la République allemande » [1922], Les Exigences du jour,
op. cit., p. 20-60 ; « Le problème des rapports franco-allemands » [1922], ibid., p. 61-81. Après
ces mêmes élections : T. MANN, « Allemagne, ma souffrance » [1933-1934], ibid., p. 179-262 ;
« Allocution allemande. Un appel à la raison » [1930], ibid., p. 102-122. Pour un autre exemple
symbolique du refus du nazisme par le camp conservateur, cf. le cas de Hermann Rauschning,
membre du Parti nazi jusqu’en 1934, l’un des tout premiers critiques de l’hitlérisme, qui a insisté
sur son caractère proprement révolutionnaire (H. RAUSCHNING, La Révolution du nihilisme
[1937], trad. fr. P. Ravoux, M. Stora, Paris, Gallimard, 1980 ; Hitler m’a dit [1939], trad. fr.
A. Lehman, Paris, Hachette, 2005). Témoignent du tournant américain de nos deux anciens
antimodernes, Thomas Mann et Jacques Maritain, leurs contributions au volume Freedom,
its Meaning paru en 1940 (T. MANN, « Freedom and Equality », Freedom, its Meaning, éd.
R. N. ANSHEN, New York, Harcourt, 1940, p. 68-83 ; J. MARITAIN, « The Conquest of
Freedom », trad. angl. H. McNeill, E. Chapman, ibid., p. 631-649).
1. Cf., par exemple, J. SOLCHANY, « Dénonciations libérales et catholiques de la déviance »,
Comprendre le nazisme dans l’Allemagne des années zéro, op. cit., p. 103-134 ; « Les conserva-
teurs : une remise en cause difficile », ibid., p. 177-210.
L’Allemagne, l’Europe, le fédéralisme 303
Humanisme intégral [1934-1936], Œuvres complètes, op. cit., VI, p. 291-634 ; rééd. Paris, Aubier,
2000) ; y compris quand la chrétienté est déclarée morte (E. MOUNIER, Feu la chrétienté
[1950], Œuvres, 1944-1950, Paris, Le Seuil, 1962, III, p. 527-713). « Qu’on ne sourie pas de la
Chrétienté, écrivait Maurras. La chrétienté, c’est, dans le passé, les États-Unis d’Europe, tout
bonnement. » (C. MAURRAS, Enquête sur la monarchie [1900], Paris, Nouvelle Librairie
Nationale, 1925, p. 370 ; cité dans J. PLONCARD d’ASSAC, La Nation, l’Europe et la Chré-
tienté, Lisbonne, La Voix de l’Occident, 1963, p. 107). Pour des expressions postconciliaires de
la mélancolie catholique, cf. A. DUPRONT, Genèses des Temps modernes [1931-1984], op. cit. ;
A. DUFOUR, « Europe sans chrétienté ou chrétienté sans Europe. Réflexions sur le déracine-
ment culturel et spirituel de l’Europe à la veille du IIIe millénaire » [1987], L’Histoire du droit
entre philosophie et histoire des idées, Bruxelles, Bruylant, Schulthess, 2003, p. 389-401. Sur la
vision d’Alphonse Dupront, cf. B. NEVEU, « Naissance de la modernité : l’Europe, les Églises »,
L’Europe dans son histoire, dir. D. CROUZET, F. FURET, Paris, PUF, 1998, p. 79-99. À
propos de la persistance du mythe médiéval, notons l’instrumentalisation de la rhétorique caro-
lingienne par les acteurs politiques de l’Union (F. LARAT, « L’Europe et ses grands hommes.
Le Prix Charlemagne entre commémoration et distinction », Les Intellectuels et l’Europe de 1945
à nos jours, Paris, Presses universitaires Diderot, 2000, p. 263-278 ; « L’Europe à la recherche
d’une figure tutélaire », Politique européenne, 2006, 18, p. 49-67).
1. Cf. L. STURZO, « Germanisme et civilisation chrétienne », Politique, 1935, 9 (7), p. 644-651.
Mentionnons la proclamation de saint Benoît (saint Benoît de Nursie) père de l’Europe
(PIE XII, Lettre encyclique Fulgens radiatur, 21 mars 1947, Acta Apostolicae Sedis, 1947,
XXXIX, p. 137-155 ; in SOLESMES, L’Europe unie dans l’enseignement des papes, éd. des
Moines de Solesmes, Solesmes, Abbaye Saint-Pierre, 1981, p. 211-224). Peu après cette procla-
mation, cf. aussi PIE XII, Homélie à Saint-Paul hors-les-Murs, 18 septembre 1947, Acta Aposto-
licae Sedis, 1947, XXXIX, p. 452-456. Il faut attendre 1964 pour que saint Benoît passe du titre
de père de l’Europe à celui de patron de l’Europe (PAUL VI, Bref Pacis nuntius, 24 octobre 1964,
Acta Apostolicae Sedis, 1964, LVI, p. 965-967 ; in SOLESMES, p. 226-228).
2. Citons aussi Friedrich Novalis et son héritier Joseph von Görres (F. NOVALIS, « L’Europe
ou la chrétienté » [1799], Hymnes à la nuit, trad. fr. G. Bianquis, Paris, Aubier, Montaigne, 1943,
p. 75 sq. ; J. von GÖRRES, Athanasius, Ratisbonne, Manz, 1838). Au xxe siècle, les écrits du
catholique suisse Gonzague de Reynold, au-delà de son flirt avec le fascisme, s’inscrivent dans la
même inspiration (G. de REYNOLD, L’Europe tragique, Paris, Spes, 1934 ; La Formation de
l’Europe, I. Qu’est-ce que l’Europe ? [1941], Fribourg, Egloff, 1948). Cf. P. CHENAUX,
« Renouveau spirituel et construction de l’Europe (1945-1950). Le rôle des milieux chrétiens de
Suisse romande », Schweizerische Zeitschrift für Geschichte, 1989, 39, p. 266-292.
L’Allemagne, l’Europe, le fédéralisme 305
À Jean-Paul II, il aura suffi d’ouvrir à l’Est une Europe déjà innervée,
depuis son origine, par la référence chrétienne. Les Pères fondateurs entrés
dans la mythologie européenne, pour ne pas dire l’histoire sainte — les
Robert Schuman, Alcide De Gasperi et autres Konrad Adenauer — n’ont-ils
pas expressément revendiqué cette paternité spirituelle ? Au point d’ailleurs
de laisser entendre, de manière très subliminale, que le christianisme consti-
tuait la seule référence encore disponible — la seule valeur commune — aux
Européens pour se relever après le chaos, et faire front ensemble face au
communisme soviétique. Toutes proportions gardées, on retrouve chez les
démocrates chrétiens un argumentaire analogue à celui déjà identifié sous la
plume des papes. Une même dénonciation du nationalisme, d’abord, unique
cause de la guerre orchestrée par les États. Un même rappel de l’attachement
à la nation, ensuite, communauté naturelle indépassable, les démocrates chré-
tiens se défendant ici de vouloir abandonner la patrie pour mieux justifier
leur horizon d’attente fédéral d’un dépassement de la forme étatique. Une
même rhétorique de la paix, enfin : sans qu’elle soit leur apanage, elle prend
chez eux une dimension bien particulière, devenant une sorte d’« idéologie
de substitution »1, substitution dont n’avaient pas besoin les militants
européistes doctrinalement mieux armés (les socialistes par exemple). On
comprend que les courants chrétiens aient toujours été des soutiens constants
du projet européen2. Mais le spécifique, ici, n’est ni dans cette rhétorique
hypertrophiée de la paix ni dans cette défense-accusation de la nation, il
p. 191-195 ; J.-B. d’ONORIO, « Le projet européen de Jean-Paul II », Le Vatican et la politique
européenne, op. cit., p. 9-39 ; J.-L. CHABOT, « La crise existentielle et identitaire de l’Europe.
Le discours européen de Jean-Paul II », Revue du Marché commun et de l’Union européenne,
1999, 427, p. 269-276 ; Annales theologici, 1998, 12 (1), p. 209-233. Notons la différence entre cet
attachement pontifical à la nation qui s’exprime sur le terrain culturel — comme chez les démo-
crates chrétiens ou les traditionalistes catholiques (A. GUYOT-JEANNIN, « Une Europe néo-
carolingienne est-elle envisageable pour l’avenir ? », La Subsidiarité, un grand dessein pour la
France et pour l’Europe, dir. B. GUILLEMAIND, Versailles, Éditions de Paris, 2005, p. 97-111)
— et la défense politique de la nation qui ne manque pas s’exprimer chez certains souverainistes
chrétiens. Cf. F. KINSKY, « Qui a raison sur l’Europe ? Les chrétiens souverainistes ou les
papes et les évêques ? », L’Europe en formation, 2005, 1, p. 31-42.
1. Nous reprenons ici l’expression de Jean-Marie Mayeur (J.-M. MAYEUR, Des partis catho-
liques à la démocratie chrétienne, XIXe et XXe siècle, Paris, Armand Colin, 1980, p. 227).
2. Sur le cas français en particulier, cf. D. ZERAFFA, « Les centristes, la nation, l’Europe »,
Revue d’histoire moderne et contemporaine, 1986, 23 (3), p. 485-498. Sur le rôle de la démocratie
chrétienne dans la construction européenne, cf. J.-D. DURAND, « Christliche Demokratie und
europäische Integration », Archiv für christlich-demokratische Politik, 1994, 1, p. 155-182 ; L’Eu-
rope de la démocratie chrétienne, Bruxelles, Complexe, 1995 ; R. PAPINI, L’Internationale
démocrate chrétienne, Paris, Le Cerf, 1988 ; P. CHENAUX, « Les démocrates chrétiens et la
construction de l’Europe (1947-1957) », La Revue politique, 1991, 1, p. 87-101 ; « Les démo-
crates chrétiens et l’Union européenne » [1995], De la Chrétienté à l’Europe, op. cit., p. 85-102.
Sur son option fédéraliste, cf. M. BURGESS, Federalism and European Union : The Building of
Europe, 1950-2000, Londres, New York, Routledge, 2000, surtout p. 224 sq. ; « The European
Tradition of Federalism : Christian Democracy and Federalism », Comparative Federalism and
Federation. Competing Traditions and Future Directions, éd. M. BURGESS, A.-G. GAGNON,
New York, Harverster Wheatsheaf, 1993, p. 138-153 ; « Political Catholicism, European
Unity and the Rise of Christian Democracy », Making the New Europe, éd. M. L SMITH, P. M.
R. STIRK, Londres, New York, Pinter, 1990, p. 142-155 ; Federalism and European Union,
1972-1987, Londres, New York, Routledge, 1989.
L’Allemagne, l’Europe, le fédéralisme 307
1. Cf., par exemple, O. von NELL-BREUNING, « The Social Structural Order and European
Economic Unity », Review of Social Economy, 1952, 10 (2), p. 108-120.
2. Sur l’approche technocratique de la politique, qu’il suffise de relire la Déclaration Schuman
du 9 mai 1950 (R. SCHUMAN, Pour l’Europe, Paris, Nagel, 1963). Sur le mythe Jean Monnet,
cf. A. COHEN, « Le “père de l’Europe”. La construction sociale d’un récit des origines », Actes
de la recherche en sciences sociales, 2007, 166-167, p. 14-29. Plus généralement, cf. P.-F. SMETS,
éd., Les Pères de l’Europe, cinquante ans après, Bruxelles, Bruylant, 2001, spécialement
R. FRANCK, « Les pères de l’Europe : une typologie difficile », p. 13-26 ; G. BOSSUAT, « Les
trois visages de Monnet », p. 27-54 ; M.-T. BITSCH, « Robert Schuman et la Déclaration du
9 mai 1950 », p. 55-68 ; S. SCHIRMANN, dir., Robert Schuman et les Pères de l’Europe. Cultures
politiques et années de formation, Bruxelles, Lang 2008. Sur la rencontre entre fonctionnalisme et
éthique démocrate chrétienne, et sur le choc interne qu’elle a pu provoquer et continue encore de
provoquer, cf. J.-L. CLÉMENT, « Europe fonctionnaliste et démocratie chrétienne : histoire
d’une ambiguïté fondamentale », L’Europe, ses dimensions religieuses, éd. G. CHOLVY, Mont-
pellier, Centre régional d’histoire des mentalités, Université Paul-Valéry, 1998, p. 137-147 ;
J.-L. CHABOT, Aux origines intellectuelles de l’Union européenne : l’idée d’Europe unie de
1919 à 1939, Grenoble, PUG, 2005 ; « Le primat de la civilisation occidentale au principe des
premiers plans d’Europe unie », L’Europe communautaire au défi de la hiérarchie, dir. B. BRU-
NETEAU, Y. CASSIS, Bruxelles, et al., Lang, 2007, p. 37-55 ; C. RÉVEILLARD, « Les catho-
liques et la sécularisation : le rôle des “constructeurs de l’Europe” », La Culture du refus de
l’ennemi, dir. B. DUMONT, et al., Limoges, PULIM, 2007, p. 49-57.
3. Les anthropologues Marc Abelès et Irène Bellier ont montré en quoi la subsidiarité pouvait
constituer un concept de compromis venant donner un nom à la complexité de la culture institu-
tionnelle de l’Union (M. ABELÈS, I. BELLIER, « La Commission européenne, du compromis
culturel à la culture du compromis », Revue française de science politique, 1996, 46 (3), p. 431-
456). Le même diagnostic avait été établi deux ans plus tôt par Pierre Muller, qui utilisait pour sa
part le vocabulaire spécifique de l’analyse des politiques publiques (nous y reviendrons). À
propos du « référentiel global » des politiques publiques européennes : « [Il] est structuré autour
de deux normes fondamentales parce que, au-delà de leurs prescriptions immédiates, elles sont
porteuses d’une conception globale de l’action publique. Il s’agit de la norme de l’économie
sociale de marché et de la norme de subsidiarité qui, progressivement — mais pas sans conflits —
irriguent peu à peu les systèmes nationaux de politiques publiques. » (P. MULLER, « La muta-
tion des politiques publiques européennes », Pouvoirs, 1994, 69, p. 63-75, ici p. 67).
308 La subsidiarité germanique...
I. LE SYSTÈME TRAUMATIQUE
TOTALITARISME-FÉDÉRALISME
1. Expression de Karl Dietrich Bracher (K. D. BRACHER, Die Deutsche Diktatur, [1969],
Cologne, Kiepenheuer und Witsch, 1976, p. 544), citée dans A.-M. LE GLOANNEC, « La
conception de l’État en République fédérale : valeurs et démocratie », L’État en Allemagne, dir.
A.-M. LE GLOANNEC, Paris, Presses de Sciences Po, 2001, p. 22). Il convient par ailleurs de
rétablir les paternités exactes : la notion de Verfassungspatriotismus est à attribuer au juriste Dolf
Sternberger, qui l’utilise pour la première fois en 1979 dans un éditorial de la Frankfurter Allge-
meine Zeitung (écrit pour le trentième anniversaire de la Loi fondamentale). Il en proposera peu
après une systématisation conceptuelle (D. STERNBERGER, « Verfassungspatriotismus »,
25 Jahre Akademie für politische Bildung, Tutzing, Akademie für politische Bildung, 1982,
p. 76-87). Jürgen Habermas s’empare du mot d’ordre dans un second temps, en 1986, pour en
faire son argument personnel en pleine « querelle des historiens » (J. HABERMAS, « Eine Art
Schadensabwicklung » [1986], « Historikerstreit ». Die Dokumentation der Kontroverse um die
Einzigartigkeit der nationalsozialistischen Judenvernichtung [1987], éd. R. AUGSTEIN, et al.,
Munich, Zurich, Piper, 1995, p. 62-76 ; « Une révolution de rattrapage » [1990], De l’usage public
des idées, trad. fr. (partielle) C. Bouchindhomme, Paris, Fayard, 2005, p. 15-42).
2. On sait que cette dernière exigence s’est traduite par la mise en place d’un contrôle très rigou-
reux de la constitutionnalité des lois — peut-être, d’ailleurs, le plus rigoureux au monde.
3. Le projet de constitution de Herrenchiemsee, sur lequel nous reviendrons plus en détails,
avait cette formule, qui n’est pas sans rappeler la phraséologie pontificale : « l’État est là pour
l’individu, et non l’inverse ». Dans la même veine, l’article 6 de la Loi fondamentale disposera
Subsidiarité et Allemagne chrétienne. La condition fédérale 311
tête — ont eu beau jeu de se présenter comme les seules institutions sociales
capables de faire le poids aux empiétements de l’État. Avec un succès indé-
niable, si l’on considère l’ensemble des missions de service public (dans l’édu-
cation et dans l’action sociale, par exemple) qu’elles ont été amenées à prendre
en charge. D’où notre hypothèse : la subsidiarité peut nous aider à mieux
comprendre en quoi la refondation post-totalitaire du système politique alle-
mand, en particulier le lien entre libéralisme nouvelle manière et retour au
fédéralisme, procède d’un substrat fondamentalement religieux1.
Désubstantialisation de l’identité nationale d’une part et axiologisation du
droit positif d’autre part. Des valeurs chrétiennes (le droit naturel et la reli-
gion) en lieu et place d’une nation ; des procédures juridiques (une cour
constitutionnelle et un contrôle de constitutionnalité des lois) en lieu et place
d’un État2. Tels sont les deux ingrédients — dont un angle mort religieux —
du patriotisme constitutionnel (nous reviendrons plus bas sur la dimension
économique du renouveau libéral). Mais comment, au juste, en est-on venu à
ériger l’État-nation en bouc émissaire du crime totalitaire, alors même que
l’Allemagne n’avait jamais vécu la réalité statonationale ? Ne faut-il pas, en la
matière, donner raison à Helmuth Plessner quand il voyait dans l’Allemagne
du début du xxe siècle une grande puissance sans idée d’État3 ? Double erreur
que le couple et la famille jouissent de la protection particulière de l’État et que l’éducation des
enfants est un droit prioritaire et une obligation des parents. Si le préambule de la même Loi
fondamentale se contente de parler de la responsabilité du peuple allemand devant Dieu et
devant les hommes, la constitution de plusieurs Länder, essentiellement catholiques (la Bavière
ou le Bade-Wurtemberg) fait explicitement référence à une conception chrétienne du monde.
Rappelons enfin qu’Oswald von Nell-Breuning lui-même considérait le fédéralisme comme la
réalisation du principe de subsidiarité dans la vie institutionnelle (O. von NELL-BREUNING,
Baugesetze der Gesellschaft : Solidarität und Subsidiarität, Fribourg, Herder, 1990, p. 132). Dans
un registre différent, celui de l’économie et des finances, relevons cette autre modalité de la
reprise post-totalitaire du thème de la subsidiarité, qui annonce nos développements à venir :
l’appel à un désengagement massif de l’État au nom du libéralisme : C. RÜTHERS, « Das
Prinzip der Subsidiarität in der Finanzwirtschaft », Die Neue Ordnung, 1949, 3 (1), p. 90-96.
1. Pensons ici au rôle joué par Eugen Kogon, grande figure de la conscience catholique, rescapé
des camps et auteur de L’État S.S. (E. KOGON, L’État S.S. Le système des camps de concentra-
tion allemands [1946], trad. fr., Paris, Le Seuil, 1993). Ancien partisan d’un État corporatiste à la
mode autrichienne, il fut à la pointe de l’appel au renouveau intérieur des Allemands sur la base
des valeurs chrétiennes. Les Frankfurter Hefte, qu’il fonde en 1946 avec Walter Dirks et Cle-
mens Münster, deviendront un haut-lieu du militantisme européen, le fédéralisme continental
devant remplacer la souveraineté nationale (C. MÜNSTER, « Abbau der nationalen Souverä-
nität », Frankfurter Hefte. Zeitschrift für Kultur und Politik, 1946, 5, p. 1-3 ; E. KOGON,
« Demokratie und Föderalismus », ibid., 1946, 6, p. 66-78). Cf., par exemple, K. POKORNY,
« Les journalistes avocats de l’Europe fédérale. Les personnalités fondatrices des Frankfurter
Hefte et du Rheinischer Merkur », Inventer l’Europe, dir. G. BOSSUAT, op. cit., p. 301-314.
2. Une illustration récente de cette rencontre axiologique a été donnée en 2004 par le fameux
débat entre Joseph Ratzinger et Jürgen Habermas tenu à Munich à l’Université catholique de
Bavière : J. RATZINGER, « Démocratie, droit et religion », trad. fr. J.-L. Schlegel, Esprit, 2004,
306, p. 19-28 ; J. HABERMAS, « Les fondements prépolitiques de l’État de droit démocratique »
[2004], trad. fr. C. Bouchindhomme, Entre naturalisme et religion. Les défis de la démocratie,
Paris, Gallimard, 2008, p. 153-169 ; trad. fr. J.-L. Schlegel, Esprit, 2004, 306, p. 6-18. Pour une
critique suggestive du mouvement d’axiologisation du droit, cf. E.-W. BÖCKENFÖRDE,
« Pour une critique de la fondation axiologique du droit » [1988-1990], Le Droit, l’État et consti-
tution démocratique, trad. fr. O. Jouanjan, Bruxelles, Bruylant, 2000, p. 53-97.
3. H. PLESSNER, Die Verspätete Nation. Über die Verführbarkeit bürgerlichen Geistes [1935-
1959], Gesammelte Schriften, Francfort, Suhrkamp, 1982, VI, p. 7-223). La première version du
312 La subsidiarité germanique...
de diagnostic, nous semble-t-il : sur la nation et sur l’État. Mais, encore une
fois, si nous ne voulons pas dire par là qu’il aurait existé un irréductible
Sonderweg allemand, la spécificité de la trajectoire ultrarhénane reste au
moins à saisir dans sa relativité.
Erreur de diagnostic sur l’État d’abord. À l’instar de la construction euro-
péenne — dont elle a constitué la matrice sous l’œil vigilant des Alliés1 —, la
refondation allemande d’après 1945 reposait sur un mythe particulièrement
tenace : sortir de l’État totalitaire, lointain descendant de l’Obrigkeitsstaat,
sortir d’un système de centralisation et de concentration extrême du pouvoir,
c’était prendre le chemin inverse, celui de l’État fédéral. Indice significatif de
l’onction théorique donnée à ce système totalitarisme-fédéralisme alors en
train de se mettre en place, la publication concomitante en 1954 de deux
ouvrages signés des mains du politiste germano-américain Carl J. Friedrich :
l’un sur le fédéralisme, l’autre sur le totalitarisme. Dès avant la fin de la
guerre, le gouvernement des États-Unis, soucieux de préparer la reconstruc-
tion politique de l’Europe, avait chargé l’universitaire d’établir un bilan com-
paratif des expériences fédérales à travers le monde. À l’issue du conflit, il
participa de manière active à l’élaboration de la Loi fondamentale de 1949 en
tant que conseiller spécial de Lucius Clay, le gouverneur militaire de la
bizone anglo-américaine2. En réinvestissant ainsi le thème fédéraliste autour
duquel l’Allemagne avait forgé son identité politique, on remettait à l’hon-
neur une heureuse tradition ; on refermait la parenthèse de l’empire hitlérien ;
on organisait la dissémination démocratique du pouvoir. L’erreur du dia-
gnostic était évidente, mais l’idée fixe persistante. Comme si Hitler avait
délivré l’acte de décès de l’État national allemand. Comme s’il n’en avait pas
tragiquement révélé l’absence. Au principe du fédéralisme allemand nouvelle
manière qu’y avait-t-il au juste ? La volonté de doter l’Allemagne d’une
texte, à peine amendée lors la seconde publication de 1959 (Stuttgart, Kohlhammer), portait un
titre beaucoup moins subversif qu’il faut rappeler ici : H. PLESSNER, Das Schiksal des deut-
schen Geistes im Ausgang seiner bürgerlichen Epoche, Leipzig, Zurich, Niehans, 1935. Cf., par
exemple, W. RENZSCH, « Historische Grundlagen deutscher Bundesstaatlichkeit : Födera-
lismus als Ersatz eines einheitlichen Nationalstaates », Föderalismus in der Bewährungsprobe.
Die Bundesrepublik Deutschland in den 90er Jahren, dir. A. G. GUNLICKS, R. VOIGT,
Bochum, Studienverlag Brockmeyer, 1991, p. 27-56 ; D. LANGEWIESCHE, Reich, Nation,
Föderation. Deutschland und Europa, Munich, Beck, 2008 ; Nation, Nationalismus, National-
staat in Deutschland und Europa, Munich, Beck, 2000. Sur l’enracinement historique,
cf. W. CONZE, « “Deutschland” und “deutsche Nation” als historische Begriffe », Die Rolle
der Nation in der deutschen Geschichte und Gegenwart, op. cit., p. 21-38 ; K. F. WERNER,
« Volk, Nation », Geschichtliche Grundbegriffe, op. cit., 1992, VII, p. 171-281.
1. Sur la continuité Allemagne-Europe, cf. C. JOERGES, « Europe a Großraum ? Shifting Legal
Conceptualisations of the Integration Project », trad. angl. I. L. Fraser, Darker Legacies of Law
in Europe. The Shadow of National Socialism and Fascism over Europe and its Legal Traditions,
éd. C. JOERGES, N. S. GHALEIGH, Oxford, Hart Publishing, 2003, p. 167-191.
2. C. J. FRIEDRICH, éd., Totalitarianism, op. cit. ; Studies in Federalism, op. cit. Universitaire
de nationalité allemande installé aux États-Unis depuis les années 1920, Carl. J. Friedrich fut
l’artisan de la réédition, en 1932, de la version latine de la Politica de Johannes Althusius. Tout
comme le Maritain de L’Homme et l’État, Friedrich procède à une assimilation ontologique
entre État et absolutisme : « Le concept d’État fut le soutien de la théorie politique à l’âge de
l’absolutisme [...], il altère la perspective du constitutionnalisme. » (C. J. FRIEDRICH, La
Démocratie constitutionnelle [1946], trad. fr. A. Martinerie, et al., Paris, PUF, 1958, p. 1, p. 37).
Subsidiarité et Allemagne chrétienne. La condition fédérale 313
constitution démocratique ou bien celle de lui extraire son prétendu venin éta-
tique ? En posant cette question, notre intention n’est pas de dire que le fédéra-
lisme allemand a empêché la démocratie en faisant barrage à l’émergence de
l’État ; elle est de souligner à quel point au fondement de la renaissance fédérale
de l’Allemagne post-totalitaire, il y a une mise en accusation très probléma-
tique de l’État. Pensons, ici, aux positions d’un Jacques Maritain, exprimées du
haut de son exil américain : une Allemagne fédérale (démantelée en tant que
nation) dans une Europe fédérale pour, à la fois, domestiquer le mal prussien
(la Prusse est officiellement dissoute le 25 février 1947) et en finir avec l’État
souverain1. À considérer l’histoire récente de l’Allemagne, force est de
constater, au contraire, que les structures fédérales ont partie liée, de manière
quasi systématique, soit avec l’autoritarisme (le Reich bismarckien) soit avec
l’absolutisme (la réaction postnapoléonienne de 1815) ; et que, pour sa part, la
figure de l’État unitaire reste associée aux très malchanceuses expériences
démocratiques : la Révolution de 1848 et la République de Weimar.
Erreur de diagnostic sur la nation ensuite. Tout s’est passé comme si le
redressement d’après 1945 avait nécessité, pour solde expiatoire de tout
compte, le bannissement définitif de l’identité nationale allemande. Là encore,
le haut patronage américain qui a présidé à la renaissance fédérale de l’Alle-
magne occidentale fut particulièrement efficace à court terme, mais contre-
productif à plus long terme : exercé sans le soutien des élites démocratiques
allemandes, il a fortement contribué à installer une inhibition douloureuse
sur fond de propagande culpabilisatrice. Il fallait rééduquer un peuple alle-
mand collectivement responsable, disait-on2. Nous savons désormais ce qu’il
1. Cf. deux textes de la période américaine, tardivement traduits en français : 1988 pour le pre-
mier, 1993 pour le second : J. MARITAIN, « L’Europe et l’idée fédérale » [1940], trad. fr.
R. Mougel, Œuvres complètes, op. cit., VII, 1988, p. 993-1016 ; L’Europe et l’idée fédérale, Tours,
Mame, 1993, p. 15-47 ; « L’Europe et les tâches de l’après-guerre » [1940], trad. fr. R. Mougel,
ibid., p. 49-95. Sur la question européenne, Maritain devance en quelque sorte l’Église catho-
lique, se prononçant dès 1940 en faveur de l’option fédérale, dans laquelle il voit la seule solution
envisageable pour régler le problème allemand. Mais contrairement à certains militants chrétiens,
il ne s’engagera pas dans les mouvements fédéralistes de l’après-guerre (sa nomination au poste
d’ambassadeur de France au Vatican intervient dès février 1945). Rappelons aussi le rôle de
l’émigration allemande dans la défense de la thèse de la culpabilité collective du peuple allemand.
Thomas Mann, par exemple, refusait de distinguer entre une bonne et une mauvaise Allemagne
(T. MANN, « L’Allemagne et les Allemands » [1945], Les Exigences du jour, op. cit., p. 342-362 ;
« Retour en Allemagne » [1949], ibid., p. 380-391). Comme lui, Jacques Maritain défend au
même moment, et dans le même exil nord-américain, la même thèse de la culpabilité collective. Il
s’opposait sur ce point à la ligne défendue par Pie XII.
2. Cf., ici, J. SOLCHANY, « L’occupation alliée : facteur de refoulement ou de remise
en cause ? », Comprendre le nazisme dans l’Allemagne des années zéro, op. cit., p. 25-47.
Hannah Arendt avait fortement mis en cause cette approche psychologique de la culpabilité
(H. ARENDT, « Retour en Allemagne après le nazisme » [1950], trad. fr. C. Habib, Esprit, 1988,
144, p. 25-35 ; « Après le nazisme : les conséquences de la domination » [1950], Penser l’événe-
ment, éd. C. Habib, Paris, Éditions de Fallois, 1989, p. 53-77, ici p. 59-68, p. 76-77). S’agissant du
débat qui agita le monde des historiens (des intellectuels en général), cf. É. HUSSON, « L’Alle-
magne est-elle coupable ? Dialogues d’historiens (1945-1960) », Comprendre Hitler et la Shoah.
Les historiens de la République fédérale d’Allemagne et l’identité allemande depuis 1949, Paris,
PUF, 2000, p. 29-47 ; J. SOLCHANY, « La réflexion sur le nazisme : un grand débat intellec-
tuel », Comprendre le nazisme dans l’Allemagne des années zéro, op. cit., p. 49-75 ; « Le nazisme :
déviance allemande ou mal de la modernité ? La réflexion des historiens dans l’Allemagne des
années zéro (1945-1949) », Vingtième Siècle, 1992, 34, p. 145-156.
314 La subsidiarité germanique...
1. Sur la « mémoire négative », cf. R. KOSELLECK, « Formen und Traditionen des negativen
Gedächtnisses », Verbrechen errinern. Die Auseinandersetzung mit Holocaust und Völkermord,
dir. V. KNIGGE, N. FREI, Berlin, Bundeszentrale für politische Bildung, 2005, p. 21-33.
2. Analysant la mémoire post-totalitaire de l’Allemagne, Aleida Assmann diagnostique non « un
traumatisme de la culpabilité » mais « un traumatisme de la honte », sorte de bouclier psycholo-
gique contre l’examen de conscience (A. ASSMANN, Der Lange Schatten der Vergangenheit.
Erinnerungskultur und Geschichtspolitik, Munich, Beck, 2006 ; « La thèse de la culpabilité col-
lective : un traumatisme allemand ? », trad. fr. M. Dautrey, Le Débat, 2003, 124, p. 171-188).
3. G. GRASS, « Schreiben nach Auschwitz », Gegen die verstreichende Zeit. Reden, Aufsätze
und Gespräche [1989-1991], Hambourg, Luchterhand, 1991, p. 42-74. Cf., ici, T. SERRIER,
« Günter Grass et la Waffen-S.S. : la part maudite d’un prix Nobel allemand », Vingtième Siècle,
2007, 94, p. 87-100 ; « Des choses cachées depuis la fondation de l’Allemagne d’après-guerre.
Réflexions sur Günter Grass et la Waffen-S.S. », Le Débat, 2007, 144, p. 71-84.
4. Nous retrouverons plus loin ce thème à l’échelle européenne, spécialement dans le champ du
droit. Renvoyons d’ores et déjà à l’ouvrage précité : C. JOERGES, N. S. GHALEIGH, éd.
Darker Legacies of Law in Europe, op. cit. Cf., en particulier, M. STOLLEIS, « Reluctance to
Glance in the Mirror : The Changing Face of German Jurisprudence after 1933 and post-1945 »,
ibid., p. 1-18 ; O. LEPSIUS, « The Problem of Perceptions of National Socialist Law or : Was
there a Constitutional Theory of National Socialism », trad. angl. I. L. Fraser, ibid., p. 19-41.
Pour un compte rendu suggestif, au titre évocateur, cf. M. LOUGHLIN, « The Constitution of
Europe : The New Kulturkampf ? », European Law Review, 2004, 29 (4), p. 557-569.
5. H. A. WINKLER, Histoire de l’Allemagne, op. cit., p. 1001 sq. par exemple.
Subsidiarité et Allemagne chrétienne. La condition fédérale 315
mais ce qui a été totalitaire dans l’histoire de l’Allemagne. » (Ibid., p. 169). Sur la tension alle-
mande entre idéalisme et romantisme rapportée à la question de l’État, cf. H. BRUNSCHWIG,
La Crise de l’État prussien à la fin du XVIIIe siècle et la genèse de la mentalité romantique [1947],
Paris, PUF, 1971 ; J. DROZ, Le Romantisme allemand et l’État, Paris, Payot, 1966.
1. Cf., par exemple, B. CROCE, Ce qui est vivant et ce qui est mort de la philosophie de Hegel
[1906], trad. fr. H. Buriot, Paris, Giard, Brière, 1910. Sur Rosenzweig : P. RICŒUR, « La
“figure” dans “L’Étoile de la Rédemption” », Esprit, 1988, 145, p. 131-146. Relevons un parallèle
avec les analyses du philosophe français Charles Renouvier : C. RENOUVIER, « La doctrine
hégélienne et la politique prussienne », La Critique philosophique, 1872, 1 (21), p. 321-329.
2. Nous reprenons ici la définition lefortienne du machiavélisme en tant que fantasme
(C. LEFORT, Le Travail de l’œuvre, Machiavel [1972], Paris, Gallimard, 1986, p. 77). Cf., bien
sûr, F. MEINECKE, L’Idée de la raison d’État dans l’histoire des Temps modernes [1924], trad.
fr. M. Chevallier, Genève, Droz, 1973 ; B. CROCE, « Machiavel et Vico » [1931], trad. fr.
S. Gherardi, La Philosophie comme histoire de la liberté, Paris, Le Seuil, 1983, p. 245-248. Sur
Hegel en particulier, cf. F. MEINECKE, Weltbürgertum und Nationalstaat. Studien zur Genesis
des deutschen Nationalstaates [1908], Munich, Oldenbourg, 1963 ; F. ROSENZWEIG, Hegel et
l’État [1920], trad. fr. G. Bensussan, Paris, PUF, 1991. Cf. aussi B. CROCE, « L’État et
l’éthique » [1924], trad. fr. S. Gherardi, La Philosophie comme histoire de la liberté, op. cit.,
p. 239-244 ; « La cité du Dieu athée » [1949], trad. fr. E. Traverso, Le Totalitarisme, éd. E. TRA-
VERSO, Paris, Le Seuil, 2001, p. 431-436. Pour une réfutation énergique, cf. D. LOSURDO,
« De Hegel à Bismarck ? », Hegel et la catastrophe allemande, op. cit., p. 19-49.
3. Pensons, ici, à la critique féroce qu’a adressée Hegel au très conservateur Karl Ludwig von
Haller, dont le traité sur la restauration de la science politique sera plus tard vénéré par l’empe-
reur Friedrich Wilhelm IV (G. W. F. HEGEL, Principes de la philosophie du droit [1821], trad.
fr. J.-L. Vieillard-Baron, Paris, Flammarion, 1999, p. 276 (§ 219), p. 301-302 ; § 258). Le traité de
Haller a paru en six volumes et été traduit par l’auteur lui-même (K. L. von HALLER, Restaura-
tion de la science politique ou la théorie de l’état social naturel opposé à la fiction d’un état civil
factif I-VI [1816-1834], trad. fr. [1824-1875], Aalen, Scientia, 1964).
Subsidiarité et Allemagne chrétienne. La condition fédérale 317
1. Sur Heinrich von Treitschke et Leopold von Ranke, cf., par exemple, C. COLLIOT-
THÉLÈNE, « Les origines de la théorie du Machtstaat », Philosophie, 1988, 20, p. 24-47.
2. G. W. F. HEGEL, Principes de la philosophie du droit, op. cit., p. 298 (§ 257), p. 325 (§ 272).
3. Le holisme hégélien n’est pas sans tonalité aristotélicienne. Couramment établi, le parallèle est
vraisemblablement légitime ; l’est moins, en revanche, la référence à la subsidiarité — qui nous
semble pertinente ni dans un cas ni dans l’autre (J. BARION, « Hegels Staatslehre und das
Prinzip der Subsidiarität », Die Neue Ordnung, 1953, 7 (4), p. 193-201, 7 (5), p. 279-287). Si
Hegel n’est pas le thuriféraire de l’État prussien, il n’est pas non plus le défenseur de l’État subsi-
diaire (contra : C. MILLON-DELSOL, L’État subsidiaire, op. cit., p. 75 sq.). Il ne pose pas le
problème de l’État en termes d’intervention ou de réponse à des besoins. Il réfléchit sur la néces-
sité de l’institution étatique en tant que telle, avant d’identifier l’utilité de sa fonction sociale.
C’est une fois l’État posé que la question de ses modalités d’organisation peut être considérée.
S’agissant de l’organisation territoriale, par exemple : « Étant donné les dimensions des États
actuels, l’idéal selon lequel tout homme libre devrait participer à la délibération et au règlement
des affaires générales de l’État est tout à fait impossible à réaliser. Le pouvoir politique doit se
ramasser en un centre unique afin d’en décider aussi bien que pour son rôle exécutif, en tant que
gouvernement. Une fois que ce centre a trouvé sa garantie respectueuse du peuple et que son
immutabilité a été sanctifiée en la personne du monarque institué par une loi naturelle, la nais-
sance, un pouvoir d’État peut, sans crainte, ni jalousie, abandonner aux corps et systèmes subor-
donnés une grande partie des circonstances de la vie locale, avec le soin d’y veiller selon la loi ;
ainsi, chaque État, chaque ville, village, commune, etc. peuvent jouir de la liberté de régler et de
mener à bien eux-mêmes les affaires qui touchent à leur circonscription. » (G. W. F. HEGEL,
La Constitution de l’Allemagne, op. cit., p. 47).
318 La subsidiarité germanique...
1. Pensons à Karl Popper, qui voit dans l’historicisme et le « néotribalisme » hégéliens deux des
sources majeures du totalitarisme (K. R. POPPER, La Société ouverte et ses ennemis, II. Hegel
et Marx [1942], trad. fr. J. Bernard, P. Monod, Paris, Le Seuil, 1991, spécialement « Hegel et le
néotribalisme », p. 18-55). Pour une réfutation, cf. D. LOSURDO, « État, Volk, nazisme et fas-
cisme », Hegel et la catastrophe allemande, op. cit., p. 119-163.
2. B. BARRET-KRIEGEL, L’État et les esclaves, op. cit., p. 189 sq.
3. Il ne s’agit pas de se faire hégélien, précisons-le au passage, pour simplement dédouaner Hegel
(É. WEIL, Hegel et l’État [1950], Paris, Vrin, 2002 ; B. BOURGEOIS, La Pensée politique de
Hegel [1969], Paris, PUF, 1992 ; « L’État hégélien », L’État moderne. Regards sur la pensée poli-
tique de l’Europe occidentale entre 1715 et 1848, éd. S. GOYARD-FABRE, Paris, Vrin, 2000,
p. 277-289) ; un philosophe libéral comme Ernst Cassirer, peu suspect de verser dans l’hégélia-
nisme, a lui aussi défendu Hegel contre l’accusation de totalitarisme (E. CASSIRER, Le Mythe
de l’État [1946], trad. B. Vergely, Paris, Gallimard, 1993, p. 336-373).
4. Malgré la fibre marxiste qu’on lui connaît, Franz Neumann, publiciste proche de l’École
de Francfort, a très bien décrit l’État de non-droit (Unrechtsstaat) caractéristique du nazisme
(F. L. NEUMANN, Behemoth. Structure et pratique du national-socialisme [1942-1944], trad.
fr. G. Dauvé, J.-L. Boireau, Paris, Payot, 1987). L’historien bavarois Martin Broszat, lui aussi, a
parfaitement restitué cet inextricable « enchevêtrement d’institutions », mais il en a ensuite tiré
des conséquences pour le moins spécieuses (M. BROSZAT, L’État hitlérien. L’origine et l’évo-
lution des structures du IIIe Reich [1969-1978], trad. fr. P. Moreau, Paris, Fayard, 1985, p. 496).
Pour un commentaire étayé de la thèse broszatienne, cf., selon des orientations différentes,
É. HUSSON, « Le plaidoyer pour l’historicisation du national-socialisme de Martin Broszat »,
Comprendre Hitler et la Shoah, op. cit., p. 153-178 ; E. TRAVERSO, « Historiser le national-
socialisme. Un dialogue judéo-allemand », Historicités, dir. C. DELACROIX, F. DOSSE,
P. GARCIA, Paris, La Découverte, 2009, p. 257-272. Sur le chaos instititutionnel du système
nazi, cf., davantage encore, M. R. LEPSIUS, « Das Modell der charismatischen Herrschaft und
seine Anwendbarkeit au den “Führerstaat” Adolf Hitlers », Demokratie in Deutschland. Sozio-
logisch-historische Konstellationsanalysen, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, 1993,
p. 95-118 ; M. STOLLEIS, Recht im Unrecht. Studien zur Rechtsgeschichte des Nationalsozia-
lismus, Francfort, Suhrkamp, 1994 ; N. FREI, L’État hitlérien et la société allemande, 1933-1945
[1987], trad. fr. J. Étoré, Paris, Le Seuil, 1994, spécialement p. 235 sq.
5. S. HAFFNER, Histoire d’un Allemand. Souvenirs (1914-1933) [2002], trad. fr. B. Hébert,
Arles, Actes Sud, 2004, p. 189. Dans une veine très arendtienne, l’historien Sebastian Haffner
donne une description poignante du ressort mental du totalitarisme, ressort d’autant plus puis-
sant qu’il est imperceptible. Parlant des cérémonies hitlériennes : « On se mit à participer —
d’abord par crainte. Puis, s’étant mis à participer, on ne voulut plus que cela fût par crainte,
Subsidiarité et Allemagne chrétienne. La condition fédérale 319
une exaltation de l’État, il reposa tout au contraire sur une statophobie dont
le dessein était clairement revendiqué. Aussi peut-on dire que la victoire
du nazisme a cristallisé l’apogée même de l’échec hégélien : l’expression
d’une statophobie poussée jusqu’à ses extrêmes limites. Et, en l’occurrence,
ne faudrait-il pas prendre au sérieux le fameux verdict schmittien : « [le
30 janvier 1933], on peut dire que Hegel est mort »1 ?
S’agissant, enfin, de la continuité Schmitt-Hitler. Nous devons en convenir
pour commencer, la notion d’État total nous semble aussi fragile que celle
d’État totalitaire. Voir dans l’État total schmittien la préparation concep-
tuelle de la réalité hitlérienne de l’État totalitaire, c’est accorder double
consistance épistémologique à ce qui fait doublement problème. Sans entrer,
faute de place, dans les discussions sur la trajectoire intellectuelle du juriste
allemand, nous nous contenterons, pour approcher la notion schmittienne
d’État total, de bien distinguer entre les productions de la période nazie et les
autres écrits2.
Les thèses étrangères au nazisme d’abord. Il convient de rappeler qu’elles
sont de bout en bout marquées par l’irréductible hostilité schmittienne au
libéralisme sous toutes ses formes : neutralité de l’État, parlementarisme,
normativisme, etc. Sans ce combat obsessionnel contre le monde libéral, Carl
Schmitt n’aurait jamais été conduit à revendiquer la marche vers l’État total :
l’État total, à ses yeux, ce doit être la réplique inversée de l’État libéral.
Encore faut-il rappeler ici les termes exacts de son propos, en particulier
sa distinction entre État total quantitatif et État total qualitatif3. Le premier
est total « par faiblesse », « dans un sens purement quantitatif, celui du simple
volume » : l’Allemagne de Weimar. Le second, à l’opposé, est total « par
force », « au sens de la qualité et de l’énergie » : l’Italie de Mussolini. Aussi
est-ce parce qu’il y a État quantitativement total, stade ultime de la sclérose
libérale, qu’une riposte qualitative s’impose de toute nécessité. Prix à payer,
en quelque sorte, pour sortir de l’illusion trompeuse de la « neutralité
motivation vile et méprisable. Si bien qu’on adopta après coup l’état d’esprit convenable. C’est là
le schéma mental de la victoire de la révolution national-socialiste. » (Ibid., p. 194).
1. C. SCHMITT, État, mouvement, peuple [1933], trad. A. Pilleul, Paris, Kimé, 1997, p. 46 (cité
dans J.-F. KERVÉGAN, Hegel, Carl Schmitt. Le politique..., op. cit., p. 325).
2. Sur cette utile précaution méthodologique, cf., ici, O. BEAUD, « L’art d’écrire chez un
juriste : Carl Schmitt », Le Droit, le politique. Autour de Max Weber, Hans Kelsen, Carl Schmitt,
dir. C. M. HERRERA, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 15-36 ; « Carl Schmitt ou le juriste engagé »,
Préface à C. SCHMITT, Théorie de la Constitution [1928], trad. fr. L. Deroche, Paris, PUF,
2008, p. 5-113 ; É. BALIBAR, « Le Hobbes de Schmitt, le Schmitt de Hobbes », Préface à
C. SCHMITT, Le Léviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes. Sens et échec d’un
symbole politique [1938], trad. fr. D. Trierweiler, Paris, Le Seuil, 2002, p. 7-65.
3. La distinction État total qualitatif-État total quantitatif apparaît dans un texte de janvier 1933
(C. SCHMITT, « Weiterentwicklung des totalen Staats in Deutschland » [1933], Verfassungs-
rechtliche Aufsatze, Berlin, 1985, p. 359-365 ; Positionen und Begriffe im Kampf mit Weimar-
Genf-Versailles, 1923-1939 [1940-1988], Berlin, Duncker und Humblot, 1994, p. 211-216 ;
« Évolution de l’État total en Allemagne » [1933], trad. fr. A.-H. Hoog, Le Totalitarisme, éd.
E. TRAVERSO, Paris, Le Seuil, 2001, p. 137-146), paru deux ans après la survenue explicite sous
sa plume de la notion d’État total (C. SCHMITT, « Die Wendung zum totalen Staat » [1931],
Positionen und Begriffe, op. cit., p. 166-178 ; « Le virage vers l’État total » [1931], Parlementa-
risme et démocratie, trad. fr. J.-L. Schlegel, Paris, Le Seuil, 1988, p. 151-169).
320 La subsidiarité germanique...
1. Ibid., p. 161. En érigeant l’économie au rang de question centrale de la vie collective, le libéra-
lisme, par effet de rétroaction, aurait lui-même conduit à l’État quantitativement total. Il serait
ainsi le destructeur des délimitations et neutralisations qu’il avait construites, au premier rang
desquelles la partition entre l’État et la société. La continuité est parfaite, aux yeux de Schmitt,
entre l’État social-libéral et l’État total « par faiblesse ». Étape finale du processus, ce dernier est
autant une société totale qu’un État total, dont il est le simple reflet (Stellvertretung).
2. C. SCHMITT, « Die Lage der europäischen Rechtswissenschaften » [1943-1944], Verfas-
sungsrechtliche Aufsätze aus den Jahren 1924-1954. Materialen zu einer Verfassungslehre [1950],
Berlin, Duncker und Humblot, 1973, p. 386-429 ; « The Plight of European Jurisprudence »,
trad. angl. G. L. Ulmen, Telos, 1990, 83, p. 35-70 ; « La situation de la science européenne du
droit », trad. fr. M. Scalici, Droits, 1991, 14, p. 115-140 ; « La situation de la science juridique
européenne », trad. fr. J.-L. Pesteil, Krisis, 1993, 13-14, p. 35-71.
3. C. SCHMITT, « Staat, Bewegung, Volk. Die Dreigliederung der politischen Einheit » [1933],
État, mouvement, peuple. L’organisation triadique de l’unité politique, trad. fr. A. Pilleul, Paris,
Kimé, 1997 ; « Über die drei Arten des rechtswissenschaftlichen Denkens » [1934], Les Trois
types de pensée juridique, trad. fr. M. Köller, D. Séglard, Paris, PUF, 1995. Dans le même sens,
sous la plume d’un disciple : E. FORSTHOFF, Der Totale Staat, Hambourg, Hanseatische Ver-
laganstalt, 1933. Sur la notion schmittienne d’ordre concret, cf., par exemple, O. JOUANJAN,
« “Pensée de l’ordre concret” et ordre du discours “juridique” nazi : sur Carl Schmitt », Carl
Schmitt ou le mythe du politique, dir. Y. C. ZARKA, Paris, PUF, 2009, p. 71-119.
Subsidiarité et Allemagne chrétienne. La condition fédérale 321
sion schmittienne : légitimer par avance tous les abus au nom d’une potentia-
lité totalisante du politique (par construction, une politique relationnelle,
sans substance et sans lieu spécifique, est toujours potentiellement totale) ;
avoir introduit un critère d’intensité dramatique sous prétexte de conception
interactionniste du pouvoir (Max Weber)1. On le voit bien, dès l’instant où le
politique n’est pas défini de manière un tant soit peu substantielle, il est très
facile de le faire déborder de sa sphère propre, et par là de le dénaturer. Si elle
existe, la dangerosité du projet schmittien ne réside donc pas dans sa défini-
tion de l’État (cette définition est changeante et réactive ; Schmitt n’est pas le
statolâtre que l’on stigmatise parfois)2. Elle réside dans sa définition de la
politique elle-même3. 1o, tout est virtuellement politique et l’État a vocation à
intervenir partout où le politique est en jeu ; 2o, l’État doit se recentrer sur ses
fondamentaux, mais il se doit surtout de riposter à la politisation de la société
s’il ne veut pas devenir un simple prolongement bureaucratique de la vie éco-
nomique. À politique totale, État total : si la politisation est généralisée, l’État
est parfaitement légitime à généraliser son intervention. D’où l’incohérence
de Schmitt quand il pointe le danger d’un affaissement de l’État réduit à l’im-
puissance du fait d’une extension de ses compétences à des domaines qu’il ne
peut assumer. La définition schmittienne du politique conduit paradoxale-
ment le juriste allemand à une assimilation entre le politique et l’étatique
(alors même que leur distinction — sous la forme d’une antériorité du pre-
mier par rapport au second — est partout présente sous sa plume), et in fine à
revendiquer l’État qualitativement total en tant qu’emprise totale de l’État
sur la société.
Toutes choses égales par ailleurs, les deux cas Hegel et Schmitt révèlent ce
que l’Allemagne n’a jamais été : un État. Au point que l’État dessine comme
un horizon d’attente inatteignable, existant seulement en pensée, sous une
forme idéaliste et rationnelle chez Hegel, sous une forme réactive et subver-
sive chez Schmitt. Par la compensation théorique d’une absence, l’un et
l’autre révèlent quelque chose de l’histoire de l’Allemagne. Il nous revient
à présent de remonter plus haut dans le fil de cette histoire pour déterminer
la place précisément occupée par la subsidiarité.
1. Pour une contextualisation mesurée, cf. T. NIPPERDEY, « La société de Guillaume II fut-
elle une société de sujets ? » [1985], Réflexions sur l’histoire allemande, op. cit., p. 246-265.
2. Sans aller jusqu’à diagnostiquer un État faible (une faible différenciation État-société), Ber-
trand Badie et Pierre Birnbaum ont montré que la Prusse n’avait jamais connu d’État totalement
institutionnalisé (B. BADIE, P. BIRNBAUM, Sociologie de l’État, op. cit., p. 188 sq.). Sur la dif-
férenciation, cf. P. BIRNBAUM, « L’action de l’État. Différenciation et dédifférenciation »,
Traité de science politique, dir. M. GRAWITZ, J. LECA, op. cit., 1985, III, p. 643-682 ; « La fin
de l’État ? », Revue française de science politique, 1985, 35 (6), p. 981-998.
Subsidiarité et Allemagne chrétienne. La condition fédérale 323
tive pour aller plus directement à l’essentiel : pourquoi les Églises luthé-
riennes sont-elles devenues des composantes si centrales de l’État absolutiste
allemand ? Était-ce inscrit dans la doctrine luthérienne elle-même ou est-on là
plutôt en face d’un simple effet de la contingence historique ? C’est bien sûr
la seconde hypothèse qu’il faut retenir. Mais l’intérêt du rappel ne doit pas se
limiter à souligner dans quelle mesure le luthéranisme allemand contribua à
justifier le pouvoir absolu ; il est bien davantage de considérer jusqu’à quel
point un ressort proprement luthérien continue de jouer dans le dispositif
bismarckien du xixe siècle. Il n’y avait, à dire vrai, aucune nécessité théolo-
gique, ni doctrinale, à ce que le luthéranisme allemand conduise à l’absolu-
tisme impérial et au conservatisme le plus autoritaire. Il faut cependant com-
prendre pourquoi les ressorts de son appel à l’obéissance ont pu être si
efficaces et si profonds : refus de toute insoumission civile même contre un
prince tyrannique, défense de l’ordre établi, légitimation sans appel des auto-
rités instituées1. Tout réside en quelque sorte dans la rencontre alchimique
entre confession luthérienne et esprit prussien : ce mélange de piété rigoriste
intériorisée et de dévouement forcé à l’appareil répressif de l’État (la
Staatsfrömmigkeit)2. Considérée historiquement, on le sait, la Réforme luthé-
rienne partageait en outre un certain nombre d’intérêts objectifs avec l’État
moderne en train de naître : comme lui, elle devait s’émanciper de la tutelle du
catholicisme ecclésial ; comme lui, elle devait se construire une légitimité en
invoquant l’onction divine. À objectifs communs, trajectoires communes : le
luthéranisme, résume Troeltsch, a revêtu « de la dignité d’un sacerdoce pres-
crit par Dieu le fonctionnariat étatique qui était en train de se développer [...],
ce qui a renforcé la nouvelle administration centralisée en lui procurant ainsi
un étai moral »3. Mais, si l’appel luthérien à l’obéissance civile fut si total, c’est
que cette obéissance devait intervenir dans un espace très circonscrit, au nom
d’une répugnance viscérale à intervenir dans les affaires du « monde exté-
rieur », au nom d’une secondarisation globale et définitive de l’ici-bas.
1. Cf. M. LUTHER, « De l’autorité temporelle et dans quelle mesure on lui doit obéissance »,
Luther et les problèmes de l’autorité temporelle, op. cit., spécialement p. 117-147 ; part. II). Si
Dieu envoie des tyrans aux hommes, c’est donc qu’il veut les châtier. Car un souverain, bon ou
mauvais, ne peut être installé aux commandes que dans la mesure où Dieu l’a voulu. Il est de
droit divin. Luther, à propos des princes tyranniques : « Ils sont des geôliers et des bourreaux au
service de Dieu, et Sa colère divine les utilise pour châtier les méchants et maintenir la paix dans
le domaine extérieur. [...] Il plaît à Sa divine volonté que nous appelions gracieux seigneurs ces
bourreaux à Son service, que nous tombions à genoux devant eux et que nous soyons leurs
humbles sujets — à condition toutefois qu’ils n’étendent pas trop loin leur ouvrage en voulant
cesser d’être des bourreaux pour devenir des bergers (Ibid., p. 137 ; part. II).
2. Cf., par exemple, T. LINDENBERGER, « Ruhe und Ordnung », Deutsche Erinnerungsorte,
dir. É. FRANÇOIS, H. SCHULZE, op. cit., II, p. 469-484.
3. E. TROELTSCH, Protestantisme et modernité, op. cit., p. 80. Rappelons aussi que l’État
prussien, en construction à partir du xviie siècle, fut très longtemps dominé par une classe sociale,
les Junker, grands propriétaires terriens anoblis qui exerçaient, via l’armée, la quasi-totalité des
fonctions administratives. C’est là une différence majeure avec le processus français de construc-
tion monarchique de l’État, qui a consisté à marginaliser la noblesse. Pour plus de détails, cf. les
analyses marxisantes de Perry Anderson (P. ANDERSON, « La Prusse », L’État absolutiste, II.
L’Europe de l’Est [1974], trad. fr. D. Nimietz, Paris, Maspero, 1978, p. 53-98), ainsi que H. REIF,
« Die Junker », Deutsche Erinnerungsorte, op. cit., I, p. 520-536.
324 La subsidiarité germanique...
« En tout état de cause, précise le grand réformateur dans l’un de ses nombreux
commentaires de l’adage paulinien, il est impossible que saint Paul parle d’une
autre obéissance que celle due au pouvoir dans les domaines où celui-ci peut
s’affirmer. Il en résulte que saint Paul parle non de la foi [...], mais des biens
extérieurs, que le pouvoir doit régir et gouverner sur terre. [...] Constatez donc
que l’obéissance et le pouvoir temporels ne concernent que l’impôt, le tribut,
l’honneur et la crainte, c’est-à-dire le monde extérieur1. »
L’horizon est bien celui de la sola fide ; le but est bien d’appeler les chré-
tiens à se tourner directement et intérieurement vers Dieu, par la foi seule. La
croyance est une affaire si importante, nous dit le théologien de Wittenberg,
qu’elle doit devenir strictement privée, subjective et individuelle, qu’elle ne
saurait être le terrain d’une quelconque intervention ecclésiale. Car on ne
pourra jamais obliger un homme à croire. Tel est le sens premier du combat
protestant contre toutes les formes de corruption mondaine et, en particulier,
contre le catholicisme dont Luther délégitime abruptement l’Église en tant
qu’institution terrestre. Le gouvernement de l’âme doit revenir à Dieu et à
Dieu seul.
Moment charnière de l’avènement de l’individualisme, dans le sillon de la
révolution nominaliste, le protestantisme luthérien ne saurait être considéré
comme l’inventeur de l’idée moderne de l’État, encore moins comme le pré-
curseur d’une éthique propre à la modernité politique. Plongé dans le monde
médiéval, le luthéranisme des premières heures considère encore l’État
comme une émanation directe de la puissance divine. Les autorités terrestres
sont mises en place par Dieu pour lutter contre les manifestations extérieures
du péché, pour redresser les « pervers et pestilents, qu’on ne peut autrement
corriger qu’en les punissant »2. Si l’on accepte de voir chez le Réformateur de
Wittenberg quelque chose comme une radicalisation des conséquences poli-
tiques attribuées à la Faute originelle, on pourra alors parler d’une concep-
tion augustinienne de l’État, l’insistance sur la justice terrestre en moins et la
justification spirituelle de la violence étatique en plus. Par ce raidissement de
la soumission humaine à Dieu, la Réforme rejette certes la puissance papale
mais maintient quasi-totale la collusion entre le spirituel et le temporel. Tel
est le double mouvement à l’œuvre chez Luther, qui aboutit à une légitima-
tion très perverse du primat de l’État : son renforcement paradoxal aux fins
de secondariser la politique (la vie mondaine n’a pas de dignité propre) et de
briser l’articulation séculaire entre pouvoir ecclésial et pouvoir étatique.
L’État, en raison même de sa nécessité divine, échappe à toutes les obligations
1. M. LUTHER, « De l’autorité temporelle et dans quelle mesure on lui doit obéissance »,
Luther et les problèmes de l’autorité temporelle, op. cit., p. 131 (part. II). Nous soulignons. « Sur
l’âme, Dieu ne peut ni ne veut laisser régner personne en dehors de Lui seul. C’est pourquoi, si le
pouvoir temporel a la prétention d’imposer des lois à l’âme, il empiète sur le royaume de Dieu et
ne fait qu’égarer et corrompre les âmes. » (Ibid., p. 119 ; part. II). Précisons, par ailleurs, que
d’après la théologie calviniste de l’alliance (la Bundestheologie que Calvin partage avec Zwingli),
venant ultérieurement compléter ce schéma luthérien, il n’existe aucun contrat d’autorité entre
Dieu et le prince, il n’existe qu’une alliance entre Dieu et l’homme.
2. J. CALVIN, « Du gouvernement civil », Institution de la religion chrétienne [1541], trad. fr.
J. Cadier, P. Marcel, et al., Genève, Labor et Fides, 1958, IV, p. 470 (ch. XX, § 20). Nous emprun-
tons les mots de Calvin sans oublier la différence entre Luther et le Réformateur genevois.
Subsidiarité et Allemagne chrétienne. La condition fédérale 325
1. O. von GIERKE, Johannes Althusius und die Entwicklung der naturrechtlichen Staatstheo-
rien, op. cit. Pensons aussi à la réédition de la version latine de la Politica par Carl J. Friedrich en
1932 (J. ALTHUSIUS, Politica Methodice Digesta, op. cit.). Antérieures à la relecture de Gierke,
citons les quelques pages consacrées à Althusius dans E. de BEAUVERGER, Tableau historique
des progrès de la philosophie politique, Paris, Lieber et Commelin, 1858, p. 64-81.
2. « La mode du jour ayant changé, écrit Michel Villey dans son cours de l’année universitaire
1965-1966, on fait maintenant d’Althusius un précurseur, non de l’individualisme moderne, mais
plutôt du corporatisme, du “fédéralisme” ou des méthodes sociologiques. » (M. VILLEY, La
Formation de la pensée juridique moderne [1961-1966], Paris, PUF, 2003, p. 515, p. 526).
3. P. MESNARD, L’Essor de la philosophie politique au XVIe siècle [1936], Paris, Vrin, 1951,
p. 567-616. À la suite des pierres posées par Otto von Gierke et Carl J. Friedrich (C. J. FRIED-
RICH, Introduction à J. ALTHUSIUS, Politica Methodice Digesta, op. cit., p. XIII-XCIX ;
Johannes Althusius und sein Werk im Rahmen der Entwicklung der Theorie von der Politik,
Berlin, Duncker und Humblot, 1975), la redécouverte d’Althusius sera principalement le fait de
Frederick S. Carney, Dieter Wyduckel, Giuseppe Duso et Thomas O. Hueglin : F. S. CARNEY,
The Associational Theory of Johannes Althusius, Thèse, Chicago, University of Chicago, 1960 ;
« Associational Thought in Early Calvinism », Voluntary Associations, éd. D. B. ROBERTSON,
Richmond, John Knox Press, 1966, p. 39-53 ; D. WYDUCKEL, Johannes Althusius, Wegbe-
reiter moderner Rechts- und Staatslehre, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1984 ;
K.-W. DAHM, W. KRAWIETZ, D. WYDUCKEL, dir., Politische Theorie des Johannes Althu-
sius, Berlin, Duncker und Humblot, 1988 ; G. DUSO, W. KRAWIETZ, D. WYDUCKEL, dir.,
Konsens und Konsoziation in der politischen Theorie des frühen Föderalismus, Berlin, Duncker
und Humblot, 1997 ; G. DUSO, « Althusius e l’idea federalista », Quaderni fiorentini, 1992, 21,
p. 611-630 ; « Una prima esposizione del pensiero politico di Althusius : la dottrina del patto e la
costituzione del regno », ibid., 1996, 25, p. 65-126 (avec schéma récapitulatif p. 125-126) ; « La
Maiestas populi chez Althusius et la souveraineté moderne », Penser la souveraineté à l’époque
moderne et contemporaine, dir. G. M. CAZZANIGA, Y. C. ZARKA, Paris, Vrin, Pise, Ets,
2001, p. 85-106 ; F. S. CARNEY, H. SCHILLING, D. WYDUCKEL, éd., Jurisprudenz, poli-
tische Theorie und politische Theologie : Beiträge des Herborner Symposions zum 400. Jahrestag
der Politica des Johannes Althusius, 1603-2003, Berlin, Duncker und Humblot, 2003 ; T. O.
HUEGLIN, « Johannes Althusius : Medieval Constitutionalist or Modern Federalist ? » [1979],
Subsidiarité et Allemagne chrétienne. La condition fédérale 327
Federalism as Grand Design, dir. D. J. ELAZAR, Lanham, University Press of America, 1987,
p. 15-47 ; Sozietaler Föderalismus. Die politische Theorie des Johannes Althusius, Berlin, New
York, Walter de Gruyter, 1991 ; « Althusius, Vordenker des Subsidiaritätsprinzips », Subsidia-
rität, op. cit., p. 97-117 ; ainsi que : « Le fédéralisme d’Althusius dans un monde postwestpha-
lien : des concepts du début de l’ère moderne pour un ordre démocratique à la fin de celle-ci »,
trad. fr. F. Lépine, L’Europe en formation, 1999, 312, p. 27-54.
1. La première édition de la Politica est publiée en 1603 quelques années après seulement les Six
livres de la République (J. BODIN, Les Six livres de la République [1576-1583], éd. G. Mairet,
Paris, Librairie générale française, 1993). Non seulement Althusius a lu l’ouvrage de Bodin, mais
il l’a médité et y fait constamment référence. Carl J. Friedrich a relevé pas moins de deux cents
citations de Jean Bodin et cinq cents de Grégoire de Toulouse dans la Politica (C. J. FRIE-
DRICH, Préface à la Politica, op. cit., p. XLIII). Cf. aussi H. U. SCUPIN, « Der Begriff der
Souveränität bei Johannes Althusius und Jean Bodin », Der Staat, 1965, 4, p. 1-26. Le militant
fédéraliste Bernard Voyenne et, plus près de nous, le publiciste canadien d’origine allemande
Thomas O. Hueglin font du débat entre Jean Bodin et Johannes Althusius le point de départ
d’une bifurcation intellectuelle qui sépare le chemin du fédéralisme de celui de l’absolutisme.
Bernard Voyenne cite Marcel Prélot qui, dans son Histoire des idées politiques, parle à ce propos
de « grande bifurcation intellectuelle » (B. VOYENNE, Histoire de l’idée fédéraliste, I. Les
sources, Nice, Presses d’Europe, 1976, p. 93-111, ici p. 101).
2. Pensons, bien sûr, à la première des « marques » de souveraineté (le premier des « droits de
souveraineté placés sous la loi du souverain ») : le pouvoir de faire et de casser la loi (J. BODIN,
Les Six livres de la République, op. cit., p. 111 sq., p. 151 sq. ; liv. I, ch. 8, 10). Précisons qu’un
auteur comme Giuseppe Duso, fin connaisseur d’Althusius, refuse de voir en Bodin le penseur
de la souveraineté moderne. Il en retient une définition hobbesienne et wébérienne.
3. Althusius s’inscrit dans la même configuration que les juristes étudiés par Michael Stolleis qui
328 La subsidiarité germanique...
Sixième lettre, Lettres écrites de la montagne, [1763-1764], Neuchâtel, Ides et Calendes, 1962,
p. 204). Sur ce point, cf. R. DERATHÉ, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son
temps, Paris, Vrin, 1995, p. 92-100. À l’emportement d’un Gierke répond, par exemple, l’extrême
sévérité d’un Paul Bastid, lequel fait d’Althusius non un lointain précurseur de la Révolution
française, mais un homme d’ordre, un théoricien autoritaire, tout imprégné de mentalité confes-
sionnelle et très en retrait par rapport aux penseurs calvinistes les plus novateurs de son temps
(P. BASTID, Le juriste allemand Althusius a-t-il été un précurseur lointain de la Révolution
française ?, Paris, Firmin-Didot, 1952). Carl J. Friedrich avait parlé d’une forme d’absolutisme de
la collectivité reconnaissant des pouvoirs exorbitants au magistrat suprême (C. J. FRIEDRICH,
Introduction à la Politica, op. cit., p. LXXIII).
1. J. ALTHUSIUS, Politica Methodice Digesta, op. cit., éd. lat., p. 14-15. Nous reprenons ici la
traduction française proposée par Marc Luyckx (M. LUYCKX, Histoire philosophique du
concept de subsidiarité. Note de la Cellule de prospective, Bruxelles, Commission européenne,
20 octobre 1992, p. 3-4). Pour une traduction en anglais, cf. J. ALTHUSIUS, The Politics of
Johannes Althusius, trad. angl. F. S. Carney, Londres, Eyre and Spottiswoode, 1965, p. 11.
2. Les différents ordres constituent des collèges qui disposent, chacun, d’une assise territoriale
propre ; ce qui n’interdit pas les alliances entre groupes géographiquement séparés, pourvu qu’ils
aient suffisamment d’objectifs communs. Dirigée par un chef (tour à tour appelé superior, prae-
fectus, princeps, praeses collegii), chaque compagnie suppose une forte homogénéité.
330 La subsidiarité germanique...
1. C. SCHMITT, La Dictature [1921], trad. fr. M. Köller, D. Séglard, Paris, Le Seuil, 2000,
p. 38-39. Distinction suggestive qui ne saurait faire oublier les différentes déformations schmit-
tiennes des pensées bodinienne et hobbesienne. Sous le label monarchomaques, on regroupe les
auteurs du xvie siècle — protestants calvinistes le plus souvent — qui prônaient la lutte contre
l’absolutisme royal au nom d’un droit d’opposition pouvant aller jusqu’au régicide. En ce sens,
Brian Tierney met en relation le modèle althusien avec celui de Nicolas de Cuse (B. TIERNEY,
Religion et droit dans le développement de la pensée constitutionnelle, 1150-1650 [1982], trad. fr.
J. Ménard, Paris, PUF, 1993, p. 75 sq.). Lors de son séjour à Bâle où il a étudié la théologie,
Althusius a rencontré François Hotman (cf. R. M. TREUMANN, Die Monarchomachen, eine
Darstellung der revolutionären Staatslehren des XVI. Jahrhunderts, Leipzig, Duncker und
Humblot, 1895). Citons enfin Théodore de Bèze et Duplessis-Mornay, proche de l’Amiral de
Coligny, auteurs, avec Hubert Languet, du fameux Vindiciae contra tyrannos, écrit dans lequel,
sous le pseudonyme collectif de Junius Brutus, ils esquissent le schéma d’une organisation fédé-
rale de la société (J. BRUTUS, De la puissance légitime du prince sur le peuple, et du peuple sur le
prince [1579], trad. fr. F. Estienne, Paris, Éditions d’histoire sociale, 1977).
2. Sur la pratique absolutiste des États allemands lue à l’aune de la Politica, cf. M. BEHNEN,
« Herrscherbild und Herrschaftstechnik in der “Politica” des Johannes Althusius », Zeitschrift
für historische Forschung, 1984, 11, p. 417-472 ; K. von RAUMER, « Absoluter Staat, korpora-
tive Libertät, persönliche Freiheit », Historische Zeitschrift, 1957, 183, p. 55-96. Sur le rapport
entre gute Polizei et pratique absolutiste, cf. P. LABORIER, « La “bonne police”. Sciences
camérales et pouvoir absolutiste dans les États allemands », Politix, 1999, 12 (48), p. 7-35. Sur la
dimension religieuse, cf. P. PASQUINO, « Police spirituelle et police terrestre », La Raison
d’État : politique et rationalité, dir. C. LAZZERI, D. REYNIÉ, Paris, PUF, 1992, p. 83-116.
3. Situant la naissance allemande du jus publicum en plein âge confessionnel (entre la Paix
d’Augsbourg en 1555 et la Paix de Westphalie en 1648), Michael Stolleis a bien expliqué les res-
sorts culturels de cette situation : émiettement territorial, absence d’arène centrale disposant
d’une taille critique suffisante pour accueillir un véritable débat politique (M. STOLLEIS, His-
Subsidiarité et Allemagne chrétienne. La condition fédérale 333
toire du droit public en Allemagne, op. cit.). Sur la précocité du caméralisme allemand, cf. l’ou-
vrage inaugural de Hans Maier (H. MAIER, Die Ältere deutsche Staats- und Verwaltungslehre
[1966], Munich, Beck, 1980). La France n’est bien sûr pas étrangère à ce développement des
sciences camérales mais, en Allemagne, leur épanouissement universitaire donnera un tour très
particulier au droit public. Sur la spécificité prussienne de l’Université, cf. T. NIPPERDEY, « La
Prusse et l’Université » [1982], Réflexions sur l’histoire allemande, op. cit., p. 198-221.
1. Sur cette filiation, cf., en particulier, E. REIBSTEIN, Althusius als Fortsetzer der Schule von
Salamanca, Karlsruhe, Müller, 1955, p. 110 sq. ; P. J. WINTERS, Die « Politik » des Johannes
Althusius und ihre zeitgenössischen Quellen, Fribourg, Rombach, 1963, p. 61 sq. Pour une
contextualisation historique, cf. Q. SKINNER, Les Fondements de la pensée politique moderne,
op. cit., p. 545-596 ; P. MESNARD, L’Essor de la philosophie politique au XVIe siècle, op. cit.,
p. 454-472, p. 617-660. Pour une analyse théorique de la pensée vitorienne, cf. H. BEUVE-
MÉRY, La Théorie des pouvoirs publics d’après Francisco de Vitoria, Paris, Spes, 1928.
2. Cf. M. THOMANN, « Der rationalistische Einfluss auf die katholische Soziallehre », Die
Katholische Soziallehre und die Wirtschaftsordnung, éd. A. F. UTZ, Trier, Paulines, 1991, p. 110-
163 ; J. G. BACKHAUS, « Christian Wolff on Subsidiarity, the Division of Labor, and Social
Welfare », European Journal of Law and Economics, 1997, 4 (2-3), p. 129-146. Relevons, ici, le
pont établi par Chantal Delsol entre Ketteler et Althusius (C. MILLON-DELSOL, L’État sub-
sidiaire, op. cit., p. 126 sq.), qui revient également sur Taparelli (Ibid., p. 131 sq.).
334 La subsidiarité germanique...
1. G. BOTERO, The Reason of State [1589], trad. angl. P. J. et D. P. Waley, Londres Routledge
and Paul, 1956. Nous nous référons ici aux analyses de Michel Senellart sur la raison d’État anti-
machiavélienne (M. SENELLART, Machiavélisme et raison d’État, XVIe-XVIIe siècles, Paris,
PUF, 1989 ; « La raison d’État antimachiavélienne. Essai de problématisation », La Raison
d’État, dir. C. LAZZERI, D. REYNIÉ, op. cit., p. 15-42 ; « Y a-t-il une théorie allemande de la
raison d’État au xviie siècle ? Arcana imperii et ratio status de Clapmar à Chemnitz », Raison
et déraison d’État. Théoriciens et théories de la raison d’État aux XVIe et XVIIe siècles, dir.
Y. C. ZARKA, Paris, PUF, 1994, p. 265-293, ici p. 282 sq. ; « La critique allemande de la raison
d’État machiavélienne dans la première moitié du xviie siècle : Jakob Bornitz », Corpus, 1997, 31,
p. 175-187 ; « Machiavélisme et Staats-Raison au xviiie siècle d’après l’Universal-Lexikon de
Zedler », Revue de synthèse, 2009, 130 (2), p. 267-288). Rappelons que Michel Senellart tente par
là d’expliquer le « paradoxe du souverain dans la pensée religieuse » (M. SENELLART, Les Arts
de gouverner, Paris, Le Seuil, 1995, p. 201).
2. M. GAUCHET, « L’État au miroir de la raison d’État » [1994], La Condition politique, Paris,
Gallimard, 2005, p. 238-239 ; Raison et déraison d’État, dir. Y. C. ZARKA, op. cit.
3. Cf., par exemple, les mises en cause de la rigidité juridique du concept de souveraineté, qui
font retour sur le passé pré-étatique (H. MENDRAS, « Le “mal de Bodin”. À la recherche d’une
souveraineté perdue », Le Débat, 1999, 105, p. 71-89 ; A. WINCKLER, Europe : la nostalgie du
modèle impérial ?, Paris, Fondation Saint-Simon, 1991 ; « L’empire revient », Commentaire,
1992, 15 (57), p. 17-25 ; T. O. HUEGLIN, « The Idea of Empire : Conditions for Integra-
tion and Disintegration in Europe », Publius, 1982, 12 (3), p. 11-42). Dans un registre plus sub-
Subsidiarité et Allemagne chrétienne. La condition fédérale 335
tasme d’un retour à l’idée d’une souveraineté universelle (celle qu’a incarné le
Saint Empire de la Chrétienté médiévale) contre le principe trop français de la
souveraineté territoriale1, le fantasme d’un retour au monde d’avant la souverai-
neté moderne. Querelle entre romanistes et germanistes, pour ainsi dire, met-
tant aux prises les tenants des libertés germaniques et ceux de la centralisation
romaine. Tel est le sens, en tout cas, de la relecture opérée par Gierke, qui s’en
prenait tour à tour au positivisme jellinekien, et à l’unification bismarckienne,
tous deux accusés d’avoir détruit l’ancienne tradition de la Genossenschaft2.
Si Althusius pose les linéaments d’une pensée fédéraliste, son modèle a peu
à voir avec le cas américain3. Confondre la tradition individualiste, conflic-
tuelle et pluraliste d’outre-Atlantique avec la tradition organique, consen-
suelle et unitaire du Vieux Continent, parler d’« une route nettement tracée
[qui] conduit d’Althusius aux institutions américaines [et], en particulier, au
fédéralisme »4, c’est aplatir gravement les différences entre le Moyen Âge
althusien et le libéralisme hamiltonien. En écartant cette fausse filiation, on se
donne les moyens de mieux cerner la véritable postérité intellectuelle de la
Politica — d’autant plus puissante qu’elle est souterraine. Depuis la fin du
xixe siècle, en effet, on retrouve l’essentiel de ce que cristallisera plus tard la
subsidiarité althusienne dans des courants de pensée en tension avec leur
époque, à la recherche d’une synthèse, souvent au moyen d’un appareillage
conceptuel de facture thomiste, entre des thématiques anciennes (la pluralité)
versif, cf. la critique peu surprenante de la souveraineté moderne par le chef de file de la Nouvelle
droite française, Alain de Benoist (A. de BENOIST, « Qu’est-ce que la souveraineté ? », Élé-
ments, 1999, 96, p. 24-35 ; « Johannes Althusius », Krisis, 1999, 22, p. 2-34). Pour une analyse,
cf. J.-L. CHABOT, « L’idée d’empire dans la représentation de la construction européenne »,
L’Idée d’empire, éd. T. MÉNISSIER, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 245-262.
1. Louis Dumont fait référence à Sir Henry Sumner Maine (H. SUMNER MAINE, Ancient
Law. Its Connection with the Early History of Society and Its Relations to Modern Ideas [1887-
1891], Londres, Dent, Everyman’s Library, 1977), qui distingue trois types de souveraineté (tri-
bale, universelle et territoriale) (L. DUMONT, L’Idéologie allemande, op. cit., p. 38).
2. O. von GIERKE, Das deutsche Genossenschaftsrecht, I-IV, op. cit. Sur cette importante ques-
tion, cf., par exemple, R. BOWEN, German Theories of the Corporative State, Londres, New
York, Whittlesey House, MacGraw Hill, 1947 ; A. BLACK, Guilds and Civil Society in Euro-
pean Political Thought From the XIIth Century to the Present, Londres, 1984, p. 131-142.
3. Cf. les trois auteurs des Federalist Papers : A. HAMILTON, J. JAY, J. MADISON, Le Fédé-
raliste [1787-1788], trad. fr. G. Jèze, Paris, Économica, 1988. La pluralité althusienne n’est pas le
pluralisme moderne. Chez Althusius, « “la pluralité ne débouche pas sur un pluralisme, car l’in-
tégration se veut intégrale”. Son fédéralisme ne fait aucun doute mais il est, assurément, plus
communautaire que personnaliste » (J. DAGORY, La « Politique » d’Althusius, Thèse de doc-
torat en droit public, Paris, Université de Paris, 1963, p. 230 ; cité dans B. VOYENNE, Histoire
de l’idée fédéraliste, I. Les Sources, op. cit., p. 110). Sur la distinction entre tradition anglo-
saxonne et tradition européenne-continentale, cf. M. BURGESS, « The Anglo-American and
Continental European Federal Political Traditions », Comparative Federalism. Theory and
Practice, Londres, New York, Routledge, 2006, p. 164-191 ; T. O. HUEGLIN, « Federalism at
the Crossroads : Old Meanings, New Significance », Canadian Journal of Political Science, 2003,
36 (2), p. 275-294 ; « From Constitutional to Treaty Federalism : A Comparative Perspective »,
Publius, 2000, 30 (4), p. 137-153 ; Early Modern Concepts for a Late Modern World, Waterloo,
Wilfrid Laurier University Press, 1999 ; « New Wine in Old Bottles ? Federalism and Nation
States in the Twenty-First Century : A Conceptual Overview », Rethinking Federalism, éd.
K. KNOP, S. OSTRY, et al., Vancouver, University of British Columbia, 1995, p. 203-223.
4. C. J. FRIEDRICH, Préface à la Politica, op. cit., p. XIX.
336 La subsidiarité germanique...
1. F. W. MAITLAND, State, Trust and Corporation [1875-1904], éd. D. Runciman, M. Ryan,
Cambridge, Cambridge University Press, 2003 ; G. D. H. COLE, The World of Labor, Londres,
Bell, 1913 ; Guild Socialism Restated, Londres, Parsons, 1920 ; J. N. FIGGIS, Churches in the
Modern State [1913], Bristol, Thoemmes, 1997 ; H. J. LASKI, Studies in the Problem of Sove-
reignty, New Haven, Yale University Press, 1917 ; The Foundations of Sovereignty, New York,
Harcourt Brace, 1921. Cf. le recueil de textes dû à Paul Hirst (P. Q. HIRST, éd., The Pluralist of
the State, Londres, Routledge, 1989). Sur la filiation gierkienne de Cole et Laski, cf. D. RUN-
CIMAN, Pluralism and the Personality of the State, Cambridge, Cambridge University Press,
1997. Pour un parallèle cursif, mais suggestif, avec Jacques Maritain, cf. A. LAQUIÈZE, « La
critique de la souveraineté par les libéraux anglo-saxons », Les Évolutions de la souveraineté, dir.
D. MAILLARD DESGRÉES du LOÛ, Paris, Montchrestien, 2006, p. 173-189. Une parenté
avec le droit communautaire a également fait l’objet d’un relevé convaincant (I. WARD, « (Pre)
conceptions in European Law », Journal of Law and Society, 1996, 23 (2), p. 198-212).
2. Cf. H. DAALDER, « La formation de nations par “consociatio” : les cas des Pays-Bas et de la
Suisse », trad. fr., Revue internationale des sciences sociales, 1971, 23 (3), p. 384-399.
3. A. KUYPER, Sphere Sovereignty, [1880] Abraham Kuyper, op. cit., p. 461-490 ; Lectures on
Calvinism (Stone Lectures at Princeton University) [1898, 1931], Grand Rapids, Eerdmans,
1987 ; H. DOOYEWEERD, « L’idée chrétienne de l’État » [1936], op. cit., p. 32-52 ; A New
Critique of Theoretical Thought, II. The General Theory of Modal Spheres [1955], trad. angl.
D. H. Freeman, Lewinston, Queenston, Lampeter, Mellen, 1997 ; In the Twilight of Western
Thought [1960], trad. angl. D. H. Freeman, Lewinston, Queenston, Lampeter, Mellen, 1999.
4. Les juristes hollandais furent en pointe dans la diffusion de la subsidiarité. Pensons à Joos
J. M. van Der Ven (J. J. M. van DER VEN, « Trois aspects du principe de subsidiarité », Politeia,
1951, 3 (1-2), p. 43-46 ; « Organisation, Ordnung und Gerechtigkeit », Das Subsidiaritätsprinzip,
dir. A. F. UTZ, Heidelberg, Kerle, 1953, p. 45-65). Sur les différentes passerelles entre catholi-
cisme et protestantisme, via la doctrine sociale calviniste, cf. D. H. MACILROY, « Subsidiarity
and Sphere Sovereignty : Christian Reflections on the Size, Shape and Scope of Government »,
Journal of Church and State, 2003, 45 (4), p. 739-763 ; J. CHAPLIN, « Subsidiarity and Sphere
Sovereignty : Catholic and Reformed Conceptions of the Role of the State », Things Old
and New. Catholic Social Teaching Revisited, dir. F. P. MCHUGH, S. M. NATALE, New
York, University Press of America, 1993, p. 175-202 ; J. van DER VYVER, « Sphere Sovereignty
of Religious Institutions : A Contemporary Calvinistic Theory of Church-State Relations »,
Subsidiarité et Allemagne chrétienne. La condition fédérale 337
théorisé par Arend Lijphart à partir d’une étude des cas hollandais et suisse,
deux pays fonctionnant non pas à la concurrence mais au consensus, à la
concordance et à l’arrangement entre coalitions des différents segments
communautaires de la société1. Pensons, enfin, aux différents courants prou-
dhoniens et au fédéralisme intégral (Alexandre Marc, Denis de Rougemont,
Max Richard, Guy Héraud), sur lesquels nous reviendrons plus bas2.
Les indices sont nombreux, au total qui nous ramènent encore une fois au
creuset helvétique : terre à la fois germanique, fédérale et catholique. C’est à
Genève, d’abord, avec l’appui personnel de Pie XII, que s’établit le Mouve-
ment international des intellectuels catholiques Pax Romana. Quand son pre-
mier congrès se réunit à Rome en 1947, sous le haut patronage du Vatican,
deux catholiques allemands se feront les porte-voix de la subsidiarité : Hans
Nawiasky, que nous retrouverons plus loin, et Karl Thieme, juif allemand
réfugié à Bâle pendant la guerre3. C’est à Fribourg, ensuite, que Joseph Piller,
Human Rights, Ethnicity and Discrimination, éd. V. van DYKE, Westport, Greenwood, 1985,
p. 53-77 ; « The Jurisprudential Legacy of Abraham Kuyper and Leo XIII », Journal of Markets
and Morality, 2002, 5 (1), p. 211-249, spécialement p. 221 sq. ; S. STREHLE, Calvinism, Feder-
alism and Scholasticism, Berne, Francfort, Lang, 1988 ; H. E. S. WOLDRING, « The Constitu-
tional State in the Political Philosophy of Johannes Althusius », European Journal of Law and
Economics, 1998, 5 (2), p. 123-132 ; D. FOUARGE, « The Concept of Subsidiarity », Poverty
and Subsidiarity in Europe, Cheltenham, Northampton, Elgar, 2004, p. 15-31. Pour un parallèle
entre Dooyeweerd et Maritain, cf. G. BUIJS, « “Que les Latins appellent maiestatem” : An
Exploration into the Theological Background of the Concept of Sovereignty », Sovereignty in
Transition, éd. N. WALKER, Oxford, Hart Publishing, 2003, p. 229-257, surtout. 256-257.
1. A. LIJPHART, « Consociational Democracy », Consociational Democracy, dir. K. MC-RAE,
Toronto, McClelland and Stewart, 1974, p. 90-97 ; Democracy in plural Society, New Haven,
Yale University Press, 1977 ; Democracies. Patterns of Majoritarian and Consensus Govern-
ment in Twenty-One Countries, New Haven, Yale University Press, 1984 ; « Democratic
Political Systems. Types, Cases, Causes, and Consequences », Journal of Theoretical Politics,
1989, 1, p. 33-48. Arendt Lijphart l’a reconnu, le terme consociation est un héritage direct
d’Althusius. Mentionnons aussi les théories du corporatisme sociétal (G. LEHMBRUCH,
P. C SCHMITTER, dir., Trends toward corporatist Intermediation, Beverly Hills, Sage, 1979).
Sur le lien avec le thème federal, cf. A. LIJPHART, « Consociation and Federation : Conceptual
and Empirical Links », Canadian Journal of Political Science, 1979, 12 (3), p. 499-522.
2. T. O HUEGLIN, Sozietal Föderalismus, op. cit. Dans une perspective militante que nous
retrouverons plus loin, cf. B. VOYENNE, Histoire de l’idée fédéraliste, I. Les Sources, op. cit.
3. K. THIEME, « Föderalismus und Subsidiaritätsprinzip », Politeia, 1948, 1 (1), p. 9-13 ;
Frankfurter Hefte, 1948, 3 (6), p. 498-503 ; A. F. UTZ, « Fédéralisme et droit naturel », Politeia,
1948, 1 (2), p. 82-87 ; « Die Geistesgeschichtlichen Grundlagen des Subsidiaritätsprinzips », Das
Subsidiaritätsprinzip, dir. A. F. UTZ, op. cit., p. 7-17 ; « Die Subsidiarität als Aufbauprinzip der
drei Ordnungen : Wirtschaft, Gesellschaft und Staat », ibid., p. 101-117. Sur Joseph Piller, auteur
d’un ouvrage au titre évocateur (J. PILLER, Corporation et fédéralisme, Lausanne, Imprimerie
centrale, Neuchâtel, Attinger, 1935), cf. J.-J. FRIBOULET, « La pensée politique de Joseph
Piller : corporatisme et fédéralisme dans la perspective du bien commun », Fribourg et l’État
fédéral. Intégration politique et sociale, 1848-1998, Fribourg, Éditions universitaires, 1999,
p. 289-301. Cf., en outre, l’ouvrage déjà cité de Philippe Chenaux qui revient sur l’épisode du
Congrès des intellectuels de Pax Romana tenu à Rome en avril 1947 (P. CHENAUX, Une
Europe vaticane ?, op. cit., p. 60 sq.). Sur le tropisme helvétique qui constituera une part essen-
tielle de l’arrière-fond imaginaire propice à la diffusion européenne de la subsidiarité,
cf. H. BLÖCHLIGER, R. L. FREY, « Der schweizerische Föderalismus : Ein Modell für den
institutionellen Aufbau der europäischen Union », Aussenwirtschaft, 1992, 47 (4), p. 515-548 ;
D.-L. SEILER, « La Suisse comme modèle pour l’édification de l’Europe. Perspectives de socio-
logie historique », Annales de la Faculté de droit et de science politique de Clermont-Ferrand,
1989, 25, p. 164-196 ; « L’apport de l’expérience suisse », L’Union européenne à la lumière du
338 La subsidiarité germanique...
fédéralisme suisse, dir. D. SIDJANSKI, Genève, Institut européen de l’Université de Genève,
1996, p. 29-46 ; C. HAEGI, « L’Europe des régions : c’est l’avenir de la Suisse », Revue d’Alle-
magne et des pays de langue allemande, 1996, 28 (3), p. 367-375 ; A. KOLLER, « Une Constitu-
tion fédéraliste pour l’Europe : la Suisse comme modèle ? », Vers une Constitution européenne.
L’Europe et les expériences fédérales, éd. T. FLEINER, N. SCHMITT, Fribourg, Institut du
fédéralisme, 1998, p. 3-15.
1. Étape décisive dans l’avènement de l’unité allemande, le Nationalverein désigne le mouve-
ment d’unification de l’Allemagne autour de la Prusse (solution kleindeutsch), contre la supré-
matie autrichienne (solution großdeutsch). Rappelons, s’agissant de la période bismarckienne,
que le combat contre le catholicisme s’insérait dans une stratégie politique globale : le Chancelier
s’est attaché à braquer les projecteurs sur ses ennemis naturels — les catholiques et les socia-
listes — pour mieux amadouer ses adversaires libéraux et les empêcher d’accéder au pouvoir. Sa
politique du Kulturkampf et de la Sozialistengesetz (lois antisocialistes) est donc à considérer
dans un jeu à double détente. On connaît la réponse du camp catholique, celle de Mgr von Ket-
teler, qui a combattu sur les deux fronts à la fois, le terrain religieux et le terrain social. Notons
néanmoins, pour dissocier nos deux remarques, que, dès les lendemains de la guerre de 1866,
Ketteler fut le premier membre du clergé catholique à accepter la solution kleindeutsch.
2. Pensons à Fichte encore une fois (J. G. FICHTE, Discours à la nation allemande [1807], trad.
fr. A. Renaut, Paris, Imprimerie nationale, 1992). Cf., ici, H. SCHULZE, « Die deutsche Natio-
nalbewegung bis zur Reichseinigung », Die Rolle der Nation..., op. cit., p. 84-116.
3. Cette rupture des liens avec Rome revêtait aussi une signification souvent oubliée, qui se
situait pourtant au cœur de la Réforme luthérienne et en faisait toute la spécificité en tant que
religion allemande : il s’agissait de quitter le foyer sémite du catholicisme médiéval pour élaborer
un christianisme authentiquement chrétien, désormais détaché de toute emprise judaïque.
Subsidiarité et Allemagne chrétienne. La condition fédérale 339
1. Même s’ils constituaient sa cible privilégiée, les catholiques n’avaient pas le monopole de
l’opposition au Chancelier Bismarck. Selon une orientation très différente du prélat rhénan,
le luthérien G. A. Constantin Frantz proposait la création d’un vaste État fédéral d’Europe
centrale comme alternative à la Petite Allemagne unitaire de Bismarck. Une double opposi-
tion s’exprimait chez Frantz : le fédéralisme chrétien contre l’État-nation moderne ; la
Mittel Europa germanique et austro-allemande contre l’Europe latine, la France en particulier
(G. A. C. FRANTZ, Der Föderalismus als leitendes Prinzip für die soziale, staatliche und inter-
nationale Organisation, unter besonderer Bezugnahme auf Deutschland [1879], Aalen, Scientia,
1962). Sur Constantin Frantz, cf., par exemple, M. DREYER, Föderalismus als ordnungspoliti-
sches und normatives Prinzip. Das föderative Denken der Deutschen im 19. Jahrhundert, Franc-
fort, et al., Lang, 1992, p. 405 sq. Plus généralement, cf. H. G. HAUPT, D. LANGEWIESCHE,
dir., Nation und Religion in der deutschen Geschichte, Francfort, New York, Campus, 2001.
2. Dans la ligne kettelérienne, mentionnons ici l’équivalent laïque du prélat rhénan sous Weimar,
Benedikt Schmittmann, farouche opposant à l’hégémonie prussienne, qui sera torturé et tué par
les nazis au début de la Seconde Guerre mondiale. Professeur à l’Université de Cologne, il est
resté célèbre pour sa fibre sociale (B. SCHMITTMANN, Die sozialen Hilfsquellen des Staates
und die Gegenwartsaufgaben der katholischen Caritas, Fribourg, Caritasverband, 1916 ; Wirt-
schafts und Sozialordnung als Aufgabe [1932], éd. A. Lotz, Fribourg, Alber, 1948).
340 La subsidiarité germanique...
mental de l’époque. « Si le principe a connu un tel succès en Allemagne, écrit Chantal Delsol,
c’est qu’il a été, après la Seconde Guerre mondiale, le pivot central autour duquel les divers cou-
rants adversaires parvenaient à un consensus. Il réunissait dans un accord général non seulement
les libéraux et les socialistes, mais ceux que l’on pouvait appeler les paléo-corporatistes. Il n’est
donc pas surprenant que cette idée ait pu fasciner une génération de juristes et de penseurs de la
politique, à une époque où l’Allemagne avait le plus grand besoin d’une théorie à la fois modérée
et consensuelle. » (C. MILLON-DELSOL, L’État subsidiaire, op. cit., p. 191).
1. Comme en attestent les différentes opinions dissidentes consignées dans les archives :
DEUTSCHER BUNDESTAG und BUNDESARCHIV, Der Parlamentarische Rat, 1948-
1949, dir. K. G. WERNICKE, H. BOOMS, II. Der Verfassungskonvent auf Herrenchiemsee,
éd. P. BUCHER, Boppard, Boldt, 1981. Cf., ici, P. MÄRZ, H. OBEREUTHER, dir., Weichen-
stellung für Deutschland. Der Verfassungskonvent von Herrenchiemsee, Munich, Olzog, 1999.
2. Notons que la Bavière est le seul Land à avoir été maintenu dans ses frontières historiques.
Tous les autres Länder (les villes-États de Hambourg et de Brême mises à part) ont été entière-
ment redécoupés, et ne correspondent donc en rien aux anciens Staaten de l’Empire. Un simple
rappel des noms permet de saisir le caractère administratif du découpage : Basse-Saxe, Hesse,
Rhénanie-Palatinat, Rhénanie du Nord-Westphalie, Schkesvig-Holstein et les trois Länder qui
composent le Bade-Wurtemberg depuis la fusion de 1952-1953. Issues des zones d’occupation,
ces frontières ont été redessinées après la guerre pour permettre le démembrement de la Prusse.
3. DEUTSCHER BUNDESTAG und BUNDESARCHIV, Der Parlamentarische Rat, op. cit.
Composé de délégués des Landtage (en proportion de la population de chaque Land), le Parla-
mentarischer Rat était commun aux trois zones d’occupation, américaine, anglaise et française.
4. Les Documents de Francfort firent l’objet d’une discussion par les ministres-présidents des
onze Länder lors de la conférence du Rittersturz tenue à Coblence du 8 au 10 juillet 1948.
5. On peut parler d’un compromis : côté français, il y avait la volonté d’empêcher la mise en
place d’un centre de pouvoir ; côté anglo-saxon, le souci de préserver un équilibre continental.
6. Rappelons les sigles : CDU : Christlich-demokratische Union ; CSU : Christlich-Soziale
Union ; SPD : Sozial-demokratische Partei Deutschlands ; FDP : Freie Demokratische Partei.
342 La subsidiarité germanique...
1. Pour de plus amples précisions, cf., ici, G. LEIBHOLZ, éd., « Entstehungsgeschichte der
Artikel des Grundgesetzes », Jahrbuch des öffentlichen Rechts der Gegenwart, 1951, 1 ; H. von
MANGOLDT, Das Bonner Grundgesetz I-III [1949-1953], Munich, Vahlen, 1999-2001 ;
J. HUHN, « Aktualität der Geschichte. Die westdeutsche Föderalismusdiskussion 1945-1949 »,
Föderalismus in Deutschland. Traditionen und gegenwärtige Probleme, dir. J. HUHN,
P.-C. WITT, Baden-Baden, Nomos, 1992, p. 31-53 ; Lernen aus der Geschichte ? Historische
Argumente in der westdeutschen Föderalismusdiskussion 1945-1949, Melsungen, Kasseler For-
schungen zur Zeitgeschichte, 1990, p. 39-97 ; M. FUNKE, dir., Entscheidung für den Westen.
Vom Besatzungsstatut zur Souveränität der Bundesrepublik, 1949-1955, Bonn, Bouvier, 1988.
2. Outre Adolf Süsterhenn, Theodor Maunz et Hans Nawiasky, étaient pour l’inscription juri-
dique du principe de subsidiarité dans le texte constitutionnel : Günter Dürig, Heinrich Kipp,
Günther Küchenhoff (G. DÜRIG, « Verfassung und Verwaltung im Wohlfahrtstaat », Juristen-
zeitung, 1953, 7-8, p. 193-199 ; H. KIPP, « Zum Problem der Forderung der Wissenschaften
durch den Bund », Die öffentliche Verwaltung, 1956, 9, p. 555-563 ; G. KÜCHENHOFF,
« Staatsverfassung und Subsidiarität », Das Subsidiaritätsprinzip, dir. A. F. UTZ, op. cit.,
p. 67-99 ; « Bund und Gemeinde », Bayerische Verwaltungsblätter, 1958, p. 65, p. 101).
3. Étaient contre : Hans Barion, Roman Herzog, Konrad Hesse, Peter Lerche, Werner Thieme
(H. BARION, « Die sozialethische Gleichschaltung der Länder und Gemeinden durch den
Bund. Eine konkretisierte Studie zum Subsidiaritätsprinzip », Der Staat, 1964, 3 (1), p. 1-39 ;
R. HERZOG, « Zwischenbilanz im Streit um die bundesstaatliche Ordnung », Juristische Schu-
lung, 1967, 5, p. 193-200 ; K. HESSE, Der Unitarische Bundesstaat [1962], Ausgewählte
Schriften, dir. P. HABERLE, Heidelberg, Müller, 1984 ; P. LERCHE, « Föderalismus als natio-
nales Ordnungsprinzip », Veröffentlichungen der Vereinigung der deutschen Staatslehrer, 1964,
21, p. 66-104 ; W. THIEME, Subsidiarität und Zwangsmitgliedschaft, Sarrebruck, 1962).
4. Cf. J. ISENSEE, P. KIRCHHOF, dir., Handbuch des Staatsrechts der Bundesrepublik
Deutschland, VI. Freiheitrechte, Heidelberg, Müller, 1989, spécialement 151, n. 39 ; T. OPPER-
MANN, « Subsidiarität im Sinne des deutschen Grundgesetzes », Subsidiarität. Idee und Wirk-
lichkeit. Zur reichweite eines Prinzips in Deutschland und Europa, dir. K. W. NÖRR,
T. OPPERMANN, Tübingen, Mohr, 1997, p. 215-226, ici p. 218 ; J. SCHWARZE, « Le principe
de subsidiarité dans la perspective du droit constitutionnel allemand », Revue du Marché
commun et de l’Union européenne, 1993, 370, p. 615-619.
Subsidiarité et Allemagne chrétienne. La condition fédérale 343
retenue, qui pourra expliquer bon nombre des évolutions à venir : le fédéra-
lisme unitaire et centralisé sans la subsidiarité catholique1.
La Loi fondamentale de 1949 résulte donc d’un compromis, qui débouche
non pas tant sur un État unitaire que sur un fédéralisme unitaire2. Le
consensus national était semble-t-il à ce prix. D’un côté, crainte d’un excès
fédéraliste qui aurait fait la part trop belle aux Länder ; de l’autre, crainte d’un
excès unitariste qui aurait fait la part trop belle au Bund. Relevons néanmoins
que, pour marquer leur désapprobation, les députés bavarois de la CSU
n’avaient pas manqué de voter contre le texte de la Loi fondamentale, finale-
ment adopté le 8 mai 1949 (par 53 voix contre 12)3. Certes, les Länder de 1949
obtiennent le monopole des compétences en des matières stratégiques (police,
affaires communales, enseignement, culture, religion) ainsi qu’une revalorisa-
tion substantielle de leurs ressources financières. Certes, le Bundesrat de 1949
se trouve considérablement renforcé via l’introduction d’un partage du pou-
voir législatif détenu par l’Assemblée fédérale (pour un certain nombre de
matières précisées à l’article 84 de la Loi fondamentale). Mais, les meilleurs
analystes l’ont montré, cette revalorisation du niveau fédéré n’a pas empêché
l’irrépressible tendance à la centralisation, qui était comme annoncée par
l’acte de renaissance du fédéralisme allemand : en 1962, le juriste Konrad
Hesse parlait déjà d’« État fédéral unitaire »4 ; trente ans plus tard, le politiste
Heidrun Abromeit radicalise le verdict en parlant d’« État unitaire déguisé »5.
Le fédéralisme allemand a pu quelque temps faire illusion sur son caractère
dualiste, mais, force est de l’admettre, le processus d’unitarisation (Unitari-
sierung) était à l’œuvre dès les premiers pas de la nouvelle République de
Bonn, peut-être en raison de la logique propre de la reconstruction nationale
ouest-allemande. N’oublions pas non plus que le nouveau Chancelier fédéral,
Konrad Adenauer, bien que de tradition catholique-rhénane, avait fait
montre d’un attachement sourcilleux à l’unité nationale6 ; et, pour cette raison
notamment, s’était très vite aliéné le soutien de nombreux intellectuels catho-
1. D’où, également, le choix de la Cour fédérale — consacré en 1981 — de ne pas conférer valeur
constitutionnelle au principe de subsidiarité (BUNDESVERFASSUNGSGERICHT, Décision
58-233 Deutscher Arbeitnehmerverband, 20 octobre 1981, Rec., p. 241, 244, 253).
2. Plus encore que son homologue weimarien, le fédéralisme de République de Bonn naît avec
un esprit unitaire très affirmé. Pour un commentaire de droit comparé, cf. C. EISENMANN,
« Bonn et Weimar, deux constitutions de l’Allemagne » [1950], Écrits de théorie du droit, de
droit constitutionnel et d’idées politiques, Paris, Éditions Panthéon-Assas, 2002, p. 455-493.
3. Au constitutionnaliste bavarois Hans Nawiasky, on doit notamment la formulation du
principe (devenu caduc) selon lequel le futur Bund devait être considéré comme une émanation
des Länder, seuls détenteurs de la souveraineté après la disparition du Reich (H. NAWIASKY,
Die Grundgedanken des Grundgesetzes für die Bundesrepublik Deutschland, op. cit.).
4. Konrad Hesse faisait part de son diagnostic dès 1962 : « Der deutsche Bundesstaat der Gegen-
wart ist, wenn auch nicht ohne Einschränkungen so doch im Prinzip, unitarische Bundesstaat. »
(K. HESSE, Der Unitarische Bundesstaat, Ausgewählte Schriften, op. cit., p. 128).
5. H. ABROMEIT, Der Verkappte Einheitsstaat, Opladen, Westdeutscher Verlag, 1992. Ren-
voyons également à cet article au titre très évocateur : H. ABROMEIT, « Föderalismus : Modelle
für Europa », Österreichische Zeitschrift für Politikwissenschaft, 1993, 22 (2), p. 207-220.
6. Cf. A. DOERING-MANTEUFFEL, H.-P. SCHWARZ, Adenauer und die Deutsche
Geschichte, Bonn, Bouvier, 2001 ; H.-P. SCHWARZ, Adenauer I-II, Stuttgart, Deutsche Ver-
lags Anstalt, 1986-1991 ; Anmerkungen zu Adenauer [2004], Munich, Pantheon, 2007.
344 La subsidiarité germanique...
liques, les fondateurs des Frankfurter Hefte par exemple, qui l’accusaient de
faire œuvre de restauration bourgeoise.
1. Deux décisions portant sur la loi de 1953 relative à la jeunesse (loi déjà évoquée dans la pre-
mière partie : cf. A. F. UTZ, Formen und Grenzen des Subsidiaritätsprinzips, Heidelberg, Kerle,
1956) : BUNDESVERFASSUNGSGERICHT, Décision 10-59 Elterliche Gewalt, 29 juillet
1959, Rec., p. 83-84 ; Décision 22-180 Jugendhilfe, 18 juillet 1967, Rec., p. 190-195. Le même
constat vaut s’agissant de la Cour administrative fédérale (BUNDESVERWALTUNGSGE-
RICHT, Décision 23-304 Pflichtmitgliedschaft bei der saarländischen Arbeitskammer, 1968,
Rec., p. 306 ; Décision 39-329 Kommunalrechtliche Schrankentrias, 1972, Rec., p. 338).
2. R. HERZOG, « Subsidiaritätsprinzip und Staatsverfassung », Der Staat, 1963, 2 (4), p. 399-
423. Joseph Isensee s’opposa à Roman Herzog en faisant valoir qu’écarter la subsidiarité du texte
constitutionnel au motif de son caractère antilibéral aurait conduit in fine à empêcher tous les cas
de limitation des libertés prévus par la Loi fondamentale (J. ISENSEE, Subsidiaritätsprinzip und
Verfassungsrecht, op. cit., p. 267-268). Juste avant l’épisode herzogien, un débat philosophique
s’était greffé aux discussions juridiques. Dans un article de recension publié par la revue des
dominicains, le Père Utz réagissait vivement aux thèses développées un an plus tôt par Ewald
Link, leur reprochant de vider la subsidiarité de tout contenu substantiel (E. LINK, Das Subsi-
diaritätsprinzip. Sein Wesen und seine Bedeutung für die Sozialethik, Fribourg, Herder, 1955 ;
A. F. UTZ, « Der Mythos des Subsidiaritätsprinzips. Im Zeitalter der Schlagwörter und Scha-
blonen », Die Neue Ordnung, 1956, 10, p. 11-21 ; Ethik und Politik, Stuttgart, Seewald, 1970, III,
p. 338-349). Wilhelm Bertrams prendra la parole dans la revue des jésuites pour minimiser les
oppositions (W. BERTRAMS, « Das Subsidiaritätsprinzip : ein Mythos ? », Stimmen der Zeit,
1955-1956, p. 388-390). Orientierung clôt la discussion en réconciliant les points de vue
(J. DAVID, « Streit um das Subsidiaritätsprinzip », Orientierung, 1957, 21 (2), p. 13-16 ;
W. BERTRAMS, « Vom Sinn des Subsidiaritätsgesetzes », ibid., 1957, 21 (7), p. 76-79). Côté
protestant : T. RENDTORFF, « Kritische Erwägungen zum Subsidiaritätsprinzip », Der Staat,
1962, 1 (4), p. 405-430 ; « Subsidiaritätsprinzip oder Gemeinwohlpluralismus », Zeitschrift für
evangelische Ethik, 1993, 37, p. 91-93. Trutz Rendtorff est le fondateur de la Ernst-Troeltsch
Subsidiarité et Allemagne chrétienne. La condition fédérale 345
1. Ce principe du fédéralisme allemand était déjà présent chez les grands juristes positivistes du
xixe siècle (Carl Gerber, Paul Laband, Georg Jellinek, par exemple). Cf. M. DREYER, Födera-
lismus als ordnungspolitisches und normatives Prinzip, op. cit., spécialement p. 280 sq.
2. Énonçant le principe de préemption fédérale, cet article passe souvent pour la formulation
spécifiquement allemande du principe de subsidiarité. D’où cette définition proposée par Pierre
Bouretz en 1992 dans un commentaire du traité de Maastricht : le principe de subsidiarité, consi-
déré dans le cadre du droit fédéral, « aménage les prérogatives respectives de la fédération et des
États fédérés au bénéfice de la première : hors des cas de compétences exclusivement fédérales ou
locales, c’est l’action commune attachée à la dimension unitaire de l’État qui doit être prioritaire,
selon le principe de préemption » (P. BOURETZ, Les Formes politiques de l’Europe après Maas-
tricht, Paris, Notes de la Fondation Saint-Simon, 1992, p. 17).
3. Pour une comparaison inaugurale entre la répartition allemande des compétences et le pro-
cessus décisionnel européen, cf. F. W. SCHARPF, « The Joint-Decision Trap : Lessons From
German Federalism and European Integration », Public Administration, 1988, 66 (3), p. 239-278.
4. Toutes matières dans lesquelles les Länder n’ont le pouvoir de légiférer que si une loi fédérale
les y autorise expressément ; ce qui est très rare. Les compétences fédérées improprement quali-
fiées d’exclusives (éducation et culture) ne figurent pas dans la Loi fondamentale.
5. Le parallèle est évident entre cette technique et le système européen des directives.
Subsidiarité et Allemagne chrétienne. La condition fédérale 347
Dans le souci qui a toujours été le sien d’affirmer sa primauté ainsi que son
application uniforme, le droit communautaire a dès l’origine impulsé une
logique moniste sur laquelle les deux dynamiques évoquées (fédéralisme uni-
taire et fédéralisme exécutif) n’ont pas manqué de s’appuyer1. Jusqu’au milieu
des années 1980, l’intégration européenne avait été gérée en quasi exclusivité
par le gouvernement fédéral de Bonn. Du côté des Länder, on s’accordait de
longue date à pointer cette tendance castratrice, mais les problèmes politiques
ont réellement commencé à se poser à partir de l’Acte unique. Confrontés à
la mise en place du Grand Marché, les Länder libérèrent peu à peu leur parole,
exprimant avec insistance une crainte de plus en plus prononcée : n’avoir plus
aucun espace entre Bonn et Bruxelles. Le réveil sera d’autant plus énergique
que les directives adoptées dans le cadre de l’Acte unique touchaient en pre-
mière ligne les compétences des États fédérés (formation professionnelle,
santé, recherche, environnement, etc.), leur préemption par l’échelon fédéral
trouvant désormais une justification supplémentaire auprès de Bruxelles2.
Habitués à réclamer une revalorisation de leur rôle dans le fonctionnement
de ce fédéralisme à trois niveaux, les Länder revoient leur stratégie et choi-
sissent à présent d’invoquer un nouvel argument : celui de la subsidiarité.
C’est à eux, spécialement à la Bavière, que l’on doit le retour en force du
1. Nous reviendrons plus bas sur l’épisode avorté du projet Spinelli dans la première moitié de la
décennie 1980. Nous reviendrons également sur la Charte européenne de l’autonomie locale,
dont l’article 4-3, sans reprendre le mot subsidiarité, propose une définition très germanique du
principe : « l’exercice des responsabilités publiques doit, de façon générale, incomber, de préfé-
rence, aux autorités les plus proches des citoyens. L’attribution d’une responsabilité à une autre
autorité doit tenir compte de l’ampleur et de la nature de la tâche et des exigences d’efficacité et
d’économie ». Adoptée par le Conseil de l’Europe le 15 octobre 1985, cette charte a très vite été
ratifiée par l’Allemagne, l’Italie, le Luxembourg, le Portugal et l’Espagne, mais, en France, il a
fallu attendre le 20 juillet 2006 pour qu’on procède à sa ratification. Les obstacles constitution-
nels ont été levés par l’Acte II de la décentralisation en 2003-2004 (Loi 2006-823 autorisant l’ap-
probation de la Charte européenne de l’autonomie locale, 10 juillet 2006 ; JORF, 159, 11 juillet
2006). Pour une lecture de la charte à la lumière du principe de subsidiarité, cf. Définition et
limites du principe de subsidiarité, Strasbourg, Éditions du Conseil de l’Europe, 1994.
2. MINITERPRÄSIDENTEN-KONFERENZ, Conclusions, Munich, 21-23 octobre 1987.
3. Cf. Europa-Archiv, 1988, 43 (17), p. 383 sq. ; R. HRBEK, « Federal Balance and the Problem
of Democratic Legitimacy in the European Union », art. cit., p. 51, n. 34 ; « The Effects of EU
Integration on German Federalism », Recasting German Federalism, éd. C. JEFFERY, op. cit.,
p. 219, n. 12 ; K. SCHELTER, « La subsidiarité : principe directeur de la future Europe », Revue
du Marché commun et de l’Union européenne, 1991, 344, p. 139.
350 La subsidiarité germanique...
1. La deuxième Conférence sur les régions d’Europe aura lieu à Bruxelles les 24-25 avril 1990.
2. Cf. MINITERPRÄSIDENTEN-KONFERENZ, Conclusions, Hanovre, 17-19 octobre
1990. En 1991, la deuxième session de la Conférence Parlement européen-Régions de la Com-
munauté tenue à Strasbourg du 27 au 29 novembre s’inscrit dans cette même ligne. La formalisa-
tion juridique du principe de subsidiarité par le traité de Maastricht ne répondra que très partiel-
lement à la demande des Länder : autonomie institutionnelle des États oblige, la subsidiarité
communautaire ne joue que pour les deux niveaux États-Union et non pour les échelons infra-
nationaux. Selon la même logique, les traités n’ont jamais accordé aux pouvoirs infranationaux
la possibilité d’intenter des actions en justice auprès de la Cour de Luxembourg.
3. Trois révisions constitutionnelles importantes sont intervenues au début des années 1990 :
la révision consécutive au traité d’unification du 31 août 1990, celle consécutive au traité de
Maastricht (Loi modifiant la Loi fondamentale, 21 décembre 1992), celle consécutive aux
engagements pris dans le traité d’unification (Loi modifiant la Loi fondamentale, 27 octobre
1994).
4. Adoptée par la révision constitutionnelle du 21 décembre 1992, cette nouvelle rédaction est
entrée en vigueur le 15 novembre 1994. Elle n’a pas été sans soulever certaines critiques chez les
juristes, que ce soit sur le fond (frein à l’intégration communautaire) ou sur la forme (longueur
de l’article, complexité de la formulation). Pour quelques exemples de critique : W. von
SIMSON, J. SCHWARZE, Europäische Integration und Grundgesetz. Maastricht und die
Folgen für das deutsche Verfassungsrecht, Berlin, New York, Walter de Gruyter, 1992 ;
R. BIEBER, « Verbreiterung und Vertiefung ? Das Subsidiaritätsprinzip im europäischen
Gemeinschaftsrecht », Chancen des Föderalismus in Deutschland und Europa, dir. T. T. EVERS,
Baden-Baden, Nomos, 1994 ; C. CALLIESS, Subsidiaritäts- und Solidaritätsprinzip in der euro-
päischen Union, Baden-Baden, Nomos, 1996 ; S. U. PIEPER, « Subsidiaritätsprinzip, Struktur-
prinzip der europäischen Union », Deutsches Verwaltungsblatt, 1993, p. 705-712.
Subsidiarité et Allemagne chrétienne. La condition fédérale 351
1. Nous reviendrons plus bas sur les articles 100 et 235 TCE (devenus articles 95 et 308). Traité
de Maastricht, 7 février 1992-1er novembre 1993, article 3 B (JOCE, C 191, 29 juillet 1992).
2. Cf. R. HRBEK, « Die Auswirkungen der EU-Integration au den Föderalismus in Deutsch-
land », Aus Politik und Zeitgeschichte, 1997, 24 (97), p. 12-21 ; G. MARCOU, « L’évolution
récente du fédéralisme allemand », Revue du droit public, 1995, 105 (4), p. 883-919. Après Franz
Joseph Strauss, ce sera au tour d’un autre ministre-président de Bavière, Edmund Stoïber, de
jouer de tout son poids personnel dans la promotion de la subsidiarité. Citons le document qu’il
adresse au Chancelier Helmut Kohl en 1998, document recensant pas moins de 65 cas de viola-
tion du principe de subsidiarité (E. STOÏBER, « Braucht Europa eine Verfassung ? », Die Welt,
26 janvier 1999). Citons aussi l’avis du Comité des régions en date du 11 mars 1999, dont les
rapporteurs ne sont autres que Michel Delebarre et Edmund Stoïber, qui reprend terme à terme
les résolutions des ministres-présidents de la fin des années 1980 (COMITÉ des RÉGIONS,
Vers une véritable culture de la subsidiarité !, 11 mars 1999 ; CdR 302/98 fin).
3. En témoigne, par exemple, une décision de 1995, rendue sur la directive européenne Télévi-
sion sans frontières, qui favorise l’extension des compétences législatives de l’État fédéral par
rapport à celles des Länder en refusant explicitement de contrôler le respect des conditions
énoncées à l’article 72 de la Loi fondamentale (BUNDESVERFASSUNGSGERICHT, Décision
92-203 Europäische Wirtschaftsgemeinschaft-Fernsehrichtlinie, 22 mars 1995).
352 La subsidiarité germanique...
1. Cf. J. IPSEN, « Die Kompetenzverteilung zwischen Bund und Ländern nach der Föderalis-
musnovelle », Neue juristische Wochenschrift, 2006, 39, p. 2801-2806 ; R. ARNOLD, « Auto-
nomie régionale, autonomie locale et constitution », Annuaire international de droit constitu-
tionnel 2006, 2007, 22, p. 107-130 ; M. FROMONT, « La réforme du fédéralisme allemand de
2006 », Revue française de droit constitutionnel, 2007, 70, p. 227-248.
2. Cf. R.-O. SCHULTZE, « Statt Subsidiarität und Entscheidungsautonomie, Politikverflech-
tung und keine Ende », Staatswissenschaften und Staatspraxis, 1993, 4 (2), p. 225-255.
3. Sur la parenté entre fédéralisme allemand et construction européenne, que nous aurons à
retrouver plus loin, cf. C. RÉVEILLARD, « L’Allemagne, les institutions européennes et le
principe de subsidiarité », Revue d’Allemagne, 1998, 30 (3), p. 335-345 ; J. HERGENHAN, Le
Fédéralisme allemand et la construction européenne, Paris, Groupe d’études et de recherche
Notre Europe, 2000 ; R. SCHOLZ, dir., Deutschland auf dem Weg in die europäische Union :
Wieviel Eurozentralismus, wieviel Subsidiarität ?, Cologne, Bachem, Hanns-Martin-Schleyer
Stiftung, 1994 ; W. GRAF VITZTHUM, « L’intégration de l’Europe et le fédéralisme en Alle-
magne », Revue de la recherche juridique. Droit prospectif, 1989, 3, p. 553-568.
Subsidiarité et Allemagne chrétienne. La condition fédérale 353
tution économique de la RFA d’une part, la constitution économique de la CEE d’autre part (L.-J.
CONSTANTINESCO, « La constitution économique de la République fédérale allemande »,
Revue économique, 1960, 11 (2), p. 266-290 ; « La constitution économique de la CEE », Revue
trimestrielle de droit européen, 1977, 13 (2), p. 244-281). La continuité Allemagne-Europe se per-
çoit jusque dans les biographies et itinéraires personnels. Alfred Müller-Armack, pour ne prendre
que ce seul exemple, proche collaborateur du Vice-Chancelier Erhard après-guerre, père intellec-
tuel de l’économie sociale de marché, sera aussi, en tant que membre de la délégation allemande au
sein de la Conférence intergouvernementale pour le Marché commun, l’un des principaux concep-
teurs de la CEE. Après avoir œuvré à la signature des traités de Rome, il deviendra secrétaire d’État
en charge des Affaires européennes. Cf. P. COMMUN, « La contribution d’Alfred Müller-
Armack à l’initiation d’un ordre économique libéral en Europe de 1958 à 1963 », Le Couple
France-Allemagne et les institutions européennes, dir. M.-T. BITSCH, Bruxelles, Bruylant, 2001,
p. 171-190. Sans qu’il y ait la moindre intention perfide dans cette précision, n’oublions pas
qu’Alfred Müller-Armack fut sympathisant du national-socialisme.
1. Sur ce point précis, cf. F. DENORD, « Néolibéralisme et “économie sociale de marché” : les
origines intellectuelles de la politique européenne de la concurrence, 1930-1950 », Histoire, éco-
nomie et société, 2008, 1, p. 23-33 ; F. DENORD, A. SCHWARTZ, « L’économie (très) poli-
tique du traité de Rome », Politix, 2010, 23 (89), p. 33-56 ; A. COHEN, A. VAUCHEZ, dir., La
Constitution européenne, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2007 ; C. JOERGES,
« La constitution économique européenne en processus et en procès », trad. fr. J.-A. Kara-
giannis, D. Jacobs, Revue internationale de droit économique, 2006, 20 (3), p. 245-284 ;
L. AZOULAI, « L’ordre concurrentiel et le droit communautaire », Mélanges A. Pirovano,
Paris, Éditions Frison-Roche, 2003, p. 277-310 ; L. SIMONIN, « Ordolibéralisme et intégration
économique européenne », Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, 2001, 33 (1),
p. 65-88 ; T. DÖRING, « Das Subsidiaritätsprinzip in der Europäischen Union. Konkretisie-
rungsversuche und offene Fragen in ökonomischer Sicht », Ordo, 1996, 47, p. 293-323 ;
D. J. GERBER, « Constitutionalizing the Economy : German Neoliberalism, Competition Law
and the “New” Europe », The American Journal of Comparative Law, 1994, 42 (1), p. 25-84.
2. Pensons, par exemple, à l’influence du droit administratif français (spécialement du droit du
contentieux) sur la formalisation des techniques juridictionnelles de l’Union (l’élaboration du
règlement de procédure doit beaucoup à Maurice Lagrange, conseiller d’État, qui deviendra le
premier avocat général français à la Cour de Luxembourg). Mentionnons le caractère écrit de la
procédure, l’imposition du français comme langue unique du délibéré, la profonde parenté entre
recours en annulation et recours pour excès de pouvoir mais aussi entre avocat général et com-
missaire du gouvernement. Qu’il suffise enfin de rappeler l’absence de publication des opinions
Subsidiarité et Allemagne chrétienne. La condition fédérale 357
Reprenons une à une ces trois entrées complémentaires dans notre maté-
riau : ordolibéralisme, économie sociale de marché, culture de la subsidiarité.
L’ordolibéralisme d’abord. Compris au sens strict, sa version théorique
présente des contours précis, prioritairement repérables dans les textes d’au-
teurs identifiés comme tels (Walter Eucken, Hans Grossmann-Doerth, Franz
Böhm). Ce n’est pas cet ordolibéralisme fribourgeois (École de Fribourg) qui
nous importe ici ; nous nous intéressons à une forme plus diffuse, moins
théorique que culturelle (Wilhelm Röpke, Alexander Rüstow, Alfred Müller-
Armack), la version allemande du libéralisme post-totalitaire telle qu’elle
s’exprime dans la pratique et le discours de certains acteurs (Ludwig Erhard) ;
un ordolibéralisme constitutif avec d’autres éléments (le fédéralisme surtout)
dissidentes sur les arrêts rendus (en vertu du principe de collégialité). Sur tous ces points,
cf. J. RIDEAU, et al., La France et les Communautés européennes, Paris, LGDJ, 1975.
1. Cf. les recueils élaborés par la Ludwig-Erhard Stiftung : H. F. WÜNSCHE, W. STÜTZEL,
C. WATRIN, H. WILLGERODT, K. HOHMANN, éd., Grundtexte zur sozialen Marktwirt-
schaft I-II, Stuttgart, New York, Fischer, 1981-1988. Pour une mise au point sur ces différentes
notions, cf. R. PTAK, Vom Ordoliberalismus zur sozialen Marktwirtschaft. Stationen des Neolibe-
ralismus in Deutschland, Opladen, Leske und Budrich, 2004 ; « Soziale Marktwirtschaft und Neoli-
beralismus. Ein deutscher Sonderweg ? », Neoliberalismus. Analysen und Alternativen, dir.
C. BUTTERWEGGE, B. LÖSCH, R. PTAK, Wiesbaden, Verlag für Sozialwissenschaften, 2008,
p. 69-89 ; « Neoliberalism in Germany. Revisiting the Ordoliberal Foundations of the Social Market
Economy », The Road From Mont Pèlerin : The Making of Neoliberalism Thought Collective, éd.
P. MIROWSKI, D. PLEHWE, Cambridge, Harvard University Press, 2009, p. 98-138. Cf. égale-
ment R. BLUM, Soziale Marktwirtschaft. Wirtschaftspolitik zwischen Neoliberalismus und Ordoli-
beralismus, Tübingen, Mohr, 1969 ; F. HOLZWARTH, « Ludwig Erhards Lehre von der sozialen
Marktwirtschaft », Ordo, 1982, 33, p. 323-333 ; V. J. VANBERG, « “Ordnungstheorie” as a Consti-
tutional Economics : The German Conception of a “Social Market Economy” », ibid., 1988, 39,
p. 17-31 ; P. OBERENDER, « Der Einfluss ordnungstheoretischer Prinzipien Walter Euckens auf
die deutsche Wirtschaftspolitik nach dem Zweiten Weltkrieg : Eine ordnungspolitische Analyse »,
ibid., 1989, 40, p. 321-349 ; D. HASELBACH, Autoritärer Liberalismus und soziale Marktwirt-
schaft, Gesellschaft und Politik im Ordoliberalismus, Baden-Baden, Nomos, 1991 ; H. F. WÜN-
SCHE, « Ludwig Erhards soziale Marktwirtschaft », Ordo, 1994, 45, p. 151-167 ; A. SCHÜLLER,
« Soziale Marktwirtschaft und Dritte Wege », ibid., 2000, 51, p. 169-202 ; P. KOSLOWSKI, éd., The
Theory of Capitalism in the German Economic Tradition, Berlin, New York, Springer, 2000.
358 La subsidiarité germanique...
1. Comme y avait insisté Adolf Süsterhenn lui-même, cette rencontre entre fédéralisme et libé-
ralisme désigne doublement Wilhelm Röpke (A. SÜSTERHENN, dir., Föderalistische Ord-
nung, Coblence, Rhenania, 1961). Rappelons que l’École de Fribourg se structure dès les années
1930. Walter Eucken occupe la chaire d’économie de l’Université fribourgeoise à partir de 1928 ;
Hans Grossmann-Doerth y prend ses fonctions en 1932 peu avant l’arrivée de Franz Böhm.
Écrit à six mains, le premier manifeste théorique de l’ordolibéralisme date de 1937
(W. EUCKEN, H. GROSSMANN-DOERTH, F. BÖHM, « Unsere Aufgabe », Ordnung der
Wirtschaft, Stuttgart, Kohlhammer, 1937). Cf. W. EUCKEN, « Staatliche Strukturwandlungen
und die Krise des Kapitalismus », Weltwirtschaftliches Archiv, 1932, 36, p. 297-323 ; Die Grund-
lagen der Nationalökonomie [1940], Berlin, New York, Springer, 1989 ; « Das Ordnungspoliti-
sche Problem », Ordo, 1948, 1, p. 56-90 ; F. BÖHM, Die Ordnung der Wirtschaft als geschicht-
liche Aufgabe und rechtsschöpferische Leistung, Berlin, Stuttgart, Kohlhammer, 1937.
2. Cf. H. F. ZACHER, « Der Sozialstaat als Aufgabe der Rechtswissenschaft », Mélanges
L.-J. Constantinesco, éd. G. LÜKE, et al., Berlin, Cologne, et al., Heymanns, 1983, p. 943-878.
3. Contra : M. ALBERT, Capitalisme contre capitalisme, Paris, Le Seuil, 1991). Dix ans plus
tard, le même auteur se place sous l’étendard de la subsidiarité (M. ALBERT, J. BOISSONNAT,
M. CAMDESSUS, Notre foi dans ce siècle, Paris, Arléa, 2001, surtout le ch. 4).
4. Sur la dimension sociale du protestantisme allemand, cf. T. JÄHNICHEN, N. FRIEDRICH,
« Geschichte der sozialen Ideen im deutschen Protestantismus », Geschichte der sozialen Ideen
in Deutschland. Sozialismus, katholische Soziallehre, protestantische Sozialethik [2000], éd.
H. GREBING, Wiesbaden, Verlag für Sozialwissenschaften, 2005, p. 865-112 ; F. von AUER,
F. SEGBERS, éd., Sozialer Protestantismus und Gewerkschaftsbewegung : Kaiserreich, Wei-
marer Republik, Bundesrepublik Deutschland, Cologne, Bundverlag, 1994. La tradition inter-
ventionniste sera particulièrement marquée sous l’ère bismarckienne puis sous la République de
Weimar. Cf., notamment, W. ABELSHAUSER, « Die Weimarer Republik, ein Wohlfahrts-
staat ? », Die Weimarer Republik als Wohlfahrtsstaat. Zum Verhältnis von Wirtschafts- und
Sozialpolitik in der Industriegesellschaft, éd. W. ABELSHAUSER, Stuttgart, Steiner, 1987,
p. 9-31 ; « Aux origines de l’économie sociale de marché. État, économie et conjoncture dans
Subsidiarité et Allemagne chrétienne. La condition fédérale 359
l’Allemagne du xxe siècle », trad. fr. F. Laroche, Vingtième Siècle, 1992, 34 (1), p. 175-191. Nous
reviendrons sur la congruence avec le solidarisme peschien revendiquée par le Père Nell-Breu-
ning lui-même. La tradition du jésuitisme catholique avait déjà exercé une influence importante
sous la République de Weimar. Elle sera également revivifiée dans les années d’après-guerre.
Cf. A. BAUMGARTNER, Sehnsucht nach Gemeinschaft. Ideen und Strömungen im Sozialka-
tholizismus der Weimarer Republik, Munich, Paderborn, Vienne, Schöningh, 1977.
1. M. FOUCAULT, Leçon du 7 mars 1979, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 192.
2. M. FOUCAULT, Leçon du 7 février 1979, ibid., p. 105.
3. Replacée dans le cadre du projet foucaldien (la reconstitution des logiques qui ont historique-
ment présidé à l’entrée de l’économie politique dans « l’art de gouverner »), la gouvernementalité se
présente comme la notion qui doit permettre de s’extraire du concept juridique de souveraineté
pour penser le pouvoir sur le terrain concret des « manières de faire » (M. FOUCAULT, Leçon du
360 La subsidiarité germanique...
1er février 1978, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France, 1977-1978, éd.
M. Senellart, Paris, Gallimard, Le Seuil, 2004, p. 111-112 ; Dits et écrits, II. 1976-1988, éd. D. Defert,
F. Ewald, Paris, Gallimard, 2001, p. 944 sq., p. 1604 sq.). « Il faut, dit Foucault, étudier le pouvoir
hors du modèle du Léviathan, hors du champ délimité par la souveraineté juridique et l’institution
de l’État. Il s’agit de l’analyser à partir des techniques et tactiques de domination. » (Leçon du
14 janvier 1976, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France, 1976-1977, éd. M. Ber-
tani, A. Fontana, Paris, Gallimard, Le Seuil, 1997, p. 30). Le cours suivant débute par un « adieu à la
théorie de la souveraineté » (Ibid., p. 37). Le rejet du droit par Foucault doit se comprendre en lien
avec son souci d’appréhender le pouvoir dans sa réalité quotidienne, non du point de vue d’une
prétendue légitimité institutionnelle. Cf. D. SÉGLARD, « Foucault et le problème du gouverne-
ment », La Raison d’État, dir. C. LAZZERI, D. REYNIÉ, op. cit., p. 117-140 ; M. SENELLART,
« Michel Foucault : “gouvernementalité” et raison d’État », La Pensée politique, 1993, 1, p. 276-
303 ; M. ABELÈS, « Michel Foucault, l’anthropologie et la question du pouvoir », L’Homme,
2008, 187-188, p. 105-122. Sur l’antijuridisme du philosophe, qui se donne cependant une défini-
tion très changeante du droit, cf. F. EWALD, « Pour un positivisme critique : Michel Foucault et la
philosophie du droit », Droits, 1986, 3, p. 137-142 ; T. BERNS, « Souveraineté, droit et gouverne-
mentalité », Archives de philosophie du droit, 2002, 46, p. 351-364 ; Souveraineté, droit et gouverne-
mentalité, Paris, Leo Scheer, 2005 ; M. ALVES da FONSECA, « Michel Foucault et le droit »,
Tisser le lien social, éd. A. SUPIOT, Paris, Éditions de la MSH, 2004, p. 163-174.
1. Pour une généalogie conceptuelle, cf. H. WILLGERODT, « Der Neoliberalismus : Enste-
hung, Kampfbegriff und Meinungsstreit », Ordo, 2006, 57, p. 47-89 ; P. MIROWSKI, « Defining
Neoliberalism », The Road From Mont Pèlerin, éd. P. MIROWSKI, D. PLEHWE, op. cit.,
p. 417-455. Des liens de parenté existent bien sûr au sein du néolibéralisme : un même rejet de
l’illusion naturaliste du marché (le marché comme état naturel de la société), à laquelle on subs-
titue l’idéal de la concurrence ; une même critique des dogmes manchestériens (État « veilleur-
de-nuit », libre-échangisme) auxquels on impute la responsabilité de l’impasse économique de
l’entre-deux-guerres (la croissance des pouvoirs de l’État libéral a détruit l’économie de marché) ;
un même attachement au capitalisme (ce n’est pas le capitalisme qui a échoué mais son encadre-
ment étatique : le dirigisme, le planisme, le welfarisme, le collectivisme). Mais ils ne peuvent
occulter les divergences entre l’École de Fribourg et l’École de Chicago (Friedrich Hayek,
Milton Friedman). Sur les rapports entre Hayek et l’École de Fribourg, cf., par exemple,
V. J. VANBERG, « Friedrich A. Hayek und die Freiburger Schule », Ordo, 2003, 54, p. 3-20.
Héritier de l’économiste autrichien Ludwig von Mises (L. von MISES, Kritik des Interventio-
nismus : Untersuchungen zur Wirtschaftspolitik und Wirtschafts-ideologie der Gegenwart [1929],
Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1976 ; L’Action humaine. Traité d’économie
[1949], trad. fr. R. Audouin, Paris, PUF, 1985 ; Omnipotent Government. The Rise of the Total
State and Total War, New Haven, Yale University Press, 1944), le néolibéralisme anglo-saxon
s’est structuré dès les années 1930 en réaction au New Deal rooseveltien.
Subsidiarité et Allemagne chrétienne. La condition fédérale 361
1. Colloque en hommage à Walter Lippmann (W. LIPPMANN, La Cité libre [1937], trad. fr.
G. Blumberg, Paris, Librairie de Médicis, 1938) organisé à Paris du 26 au 30 août 1938 à l’initia-
tive de Louis Rougier et du Centre international d’études pour la rénovation du libéralisme
(Colloque Walter Lippmann (26-30 août 1938), Paris, Librairie de Médicis, 1939). Cf. les ana-
lyses de Serge Audier qui mettent au jour les disparités idéologiques du courant (S. AUDIER,
Le Colloque Lippmann. Aux origines du néolibéralisme, Lormont, Le Bord de l’eau, 2008).
2. Proche d’Esprit avant-guerre et de Robert Schuman après, l’économiste Daniel Villey, frère
de Michel, se fera remarquer par un engagement actif en faveur du fédéralisme européen. Fonda-
teur des Volontaires de l’Europe, il sera en première ligne lors de la création du Conseil européen
de vigilance, qui regroupera de nombreux publicistes : Fernand Dehousse, Altiero Spinelli, Hans
Nawiasky, Georges Scelle (D. VILLEY, « Du “serment du Jeu de Paume” au Comité européen
de vigilance », Fédération, 1950, 70, p. 492-496). Fervent catholique, économiste hétérodoxe,
il connaît une trajectoire assez proche de celle de Röpke (D. VILLEY, « L’économie de mar-
ché devant la pensée catholique », Revue d’économie politique, 1954, 64, p. 936-983 ; « Die
Marktwirtschaft im katholischen Denken », trad. all. E. Röpke, Ordo, 1955, 7, p. 23-69).
3. L. ROUGIER, Les Mystiques économiques. Comment l’on passe des démocraties libérales aux
États totalitaires, Paris, Librairie de Médicis, 1938. Philosophe antichrétien et adepte du positi-
visme logique (membre du Cercle de Vienne), Louis Rougier critiquait férocement la mystique
corporatiste qui séduisait pourtant nombre de participants au colloque (L. ROUGIER, La Mys-
tique démocratique. Ses origines, ses illusions, Paris, Flammarion, 1929 ; Les Mystiques politiques
contemporaines et leurs incidences internationales, Paris, Sirey, 1935). Compromis avec Vichy, il
a pu faire l’objet de nombreuses récupérations idéologiques par des auteurs aussi subversifs que
Julius Evola et Alain de Benoist. Cf. les mises au point critiques de François Denord
(F. DENORD, « Aux origines du néolibéralisme en France. Louis Rougier et le colloque Walter
Lippmann de 1938 », Le Mouvement social, 2001, 195, p. 9-34).
4. L. BAUDIN, Préface à M. BOUVIER-AJAM, La Doctrine corporative, Paris, Sirey, 1937 ;
Le Corporatisme, Paris, LGDJ, 1942 ; L’Aube d’un nouveau libéralisme, Paris, Librairie de
362 La subsidiarité germanique...
Médicis, 1953. À signaler également son intérêt pour la théocratie paraguayienne (L. BAUDIN,
L’État jésuite du Paraguay : une théocratie socialiste, Paris, Librairie de Médicis, 1962).
1. Également présent au colloque Lippmann, tout comme Friedrich Hayek. Représentant
chacun deux courants bien distincts, ils créèrent ensemble la Société du Mont-Pèlerin en 1947
dans le but de réunir les différentes tendances du néolibéralisme. Les divergences sont telles que
le think tank éclate en 1962. Il survivra, mais au prix d’une refondation anglo-saxonne à Chicago
(Friedrich Hayek, Milton Friedman). En même temps qu’une rupture d’ordre humain, cet échec
est donc le signe du déclin de l’ordolibéralisme et de la victoire à venir du néolibéralisme.
2. Si, faute de disponibilité sémantique, le mot subsidiarité est absent des traductions françaises
de Röpke, il est bien présent sous sa plume en allemand (W. RÖPKE, Civitas humana, éd. all.,
Erlenbach, Zurich, Rentsch, 1944, p. 179). Dans la version française de Civitas humana, le mot
apparaît sous sa forme adverbiale mais on trouve également le substantif dans l’index des notions
(W. RÖPKE, Civitas humana, op. cit, p. 378). « En partant de chaque individu et en remontant
jusqu’à la centrale étatique, le droit originel se trouve dans l’échelon inférieur et chaque échelon
supérieur n’entre en jeu subsidiairement à la place de l’échelon immédiatement inférieur que
lorsqu’une tâche excède le domaine de ce dernier. Ainsi se constitue un échelonnement de l’indi-
vidu, par delà la famille et la commune, jusqu’au canton et finalement, jusqu’à l’État central,
échelonnement qui, à la fois, limite l’État même à qui il oppose le droit propre des échelons infé-
rieurs avec leur sphère inviolable de liberté. » (Ibid., p. 161). Nous soulignons.
3. W. RÖPKE, « Vers la troisième voie », Fédération, 1949, 54, p. 403-406 ; « Kernfrage der
Wirtschaftsordnung » [1953], Ordo, 1997, 48, p. 27-64 ; « Blätter der Erinnerung an Walter
Eucken », ibid., 1961, 13, p. 3-19 ; Explication de l’Allemagne [1945], trad. fr. H. de Ziegler,
Subsidiarité et Allemagne chrétienne. La condition fédérale 363
logische Liberalismus que Ludwig Erhard viendra puiser l’essentiel de son ins-
piration, s’attachant à lui donner une traduction concrète dans le cadre de la
reconstruction post-totalitaire. Mais il y a plus : membre du Conseil scienti-
fique du ministre de l’Économie et personnellement lié à Wilhelm Röpke, le
Père Oswald von Nell-Breuning s’ajoute à notre tandem, venant en quelque
sorte constituer le troisième sommet (catholique) du triangle intellectuel1. En sa
double qualité de spécialiste des sciences sociales et de conseiller technique du
pouvoir, il remplira, comme Röpke, un rôle décisif de passeur conceptuel.
Entre le protestant Röpke et le catholique Nell-Breuning, l’accord sur
l’essentiel est très net : une même sensibilité aux répercussions désintégra-
trices de l’individualisme, un même diagnostic sur les conséquences déshu-
manisantes du libéralisme, une même stigmatisation du matérialisme, une
même critique de l’exploitation capitaliste et de la prolétarisation, un même
refus de la massification, un même rejet du relativisme et, en retour, une
même volonté d’insuffler un élan chrétien dans la vie économique : dignité,
subsidiarité, solidarité2. Entre la nostalgie röpkienne et le diagnostic ponti-
fical sur la société moderne, en parfaite résonance avec les analyses du Père
Genève, Bourquin, 1945. Rappelons brièvement les liens profonds entre les trois. L’influence
intellectuelle de Röpke sur Alfred Müller-Armack est très nette (A. MÜLLER-ARMACK,
« Deutung unserer Gesellchaftlichen Lage », Ordo, 1950, 3, p. 253-267 ; « Der Moralist und der
Ökonom. Zur Frage der Humanisierung der Wirtschaft », ibid., 1970, 21, p. 19-41).
Cf. C. WATRIN, « Alfred Müller-Armack : Economic Policy Maker and Sociologist of Reli-
gion », The Theory of Capitalism in the German Economic Tradition, éd. P. KOSLOWSKI,
op. cit., p. 192-223. Les liens entre Röpke et Alexander Rüstow sont moins marqués par les idées
(Rüstow se revendique de la social-démocratie) que par l’amitié personnelle (nouée pendant leur
exil en Turquie). Professeur à l’Université de Marbourg, Röpke fut contraint à fuir l’Allemagne
dès 1933. Accueilli à Istanbul par Rüstow, il restera en Turquie jusqu’en 1937 avant de rejoindre
Genève, où il enseignera jusqu’à sa mort en 1966 (Institut universitaire des hautes études interna-
tionales) (A. RÜSTOW, « Zwischen Kapitalismus und Kommunismus », Ordo, 1949, 2, p. 100-
169 ; « Wirtschaftsethische Probleme der sozialen Marktwirtschaft », Der Christ und die soziale
Marktwirtschaft, op. cit., p. 53-74 ; « Paläoliberalismus, Kollektivismus und Neoliberalismus in
der Wirtschafts- und Sozialordnung », Christentum und Liberalismus, dir. K. FORSTER,
Munich, Studien und Berichte der katholichen Akademie in Bayern, 1960, p. 150-178). Sur
Rüstow, cf., par exemple, H. O. LENEL, « Alexander Rüstows wirtschafts- und sozialpolitische
Konzeption », Ordo, 1986, 37, p. 45-58 ; C. J. FRIEDRICH, « The Political Thought of Neoli-
beralism », The American Political Science Review, 1955, 49 (2), p. 509-525.
1. Cf. W. RÖPKE, Der Innere Kompass, éd. E. Röpke, Erlenbach, Zurich, Rentsch, 1976.
2. « La prolétarisation signifie que des hommes tombent dans une situation sociologique et
anthropologique dangereuse, caractérisée par le manque de propriété, le manque de réserves de
toute nature [...], la dépendance économique, le déracinement, les logements-casernes de masse,
la militarisation du travail, l’éloignement de la nature, la mécanisation de l’activité productrice,
bref, une dévitalisation et une dépersonnalisation générales. » (W. RÖPKE, Civitas humana, op.
cit., p. 230). Ou encore : « Le libéralisme et le socialisme ont été les esclaves de ce monstre : l’éco-
nomisme, qui s’en tient à l’aspect économique et à la productivité matérielle ; il fait du monde
matériel et économique la pierre angulaire qui supporte tout l’édifice, rapporte tout à lui et lui
subordonne comme un simple moyen d’arriver au but. Les hommes atteints par l’économisme
hocheront la tête à la lecture de ces lignes et nous ne serions pas surpris de compter parmi eux
autant de socialistes que de libéraux. » (W. RÖPKE, La Crise de notre temps [1942], trad. fr.
H. Faesi, C. Reichard, Neuchâtel, La Baconnière, 1945, p. 75). Sur Röpke, cf. W. OCKENFELS,
« Wilhelm Röpke als christliche Wirtschaftsethiker », Ordo, 1999, 50, p. 53-59 ; H. WILLGE-
RODT, « Von der sozialen Marktwirtschaft zum demokratischen Sozialismus », ibid., 1997, 48,
p. 64-82. De manière plus générale, cf. C. MÜLLER, « Neoliberalismus und Freiheit : Zum
sozialethischen Anliegen der Ordo-Schule », ibid., 2007, 58, p. 99-108 ; « Christliche Sozialethik
und das Wertproblem in den Wirtschaftswissenschaften », ibid., 2004, 55, p. 77-97 ; A. ANZEN-
364 La subsidiarité germanique...
BACHER, « Solidarität und Subsidiarität », Die politische Meinung, 1997, 326, p. 21-30 ; Christ-
liche Sozialethik, Paderborn, et al., Schöningh, 1998.
1. W. RÖPKE, Civitas humana, op. cit., p. 12. Relevons le large écho donné à la doctrine sociale
dans la revue Ordo : O. von NELL-BREUNING, « Berufsständische Ordnung und Monopo-
lismus », Ordo, 1950, 3, p. 211-237 ; K. P. HENSEL, « Ordnungspolitische Betrachtungen zur
katholischen Soziallehre », ibid., 1949, 2, p. 229-269 ; O. VEIT, « Existentielles Naturrecht, exi-
stentielle Ethik », ibid., 1955, 7, p. 267-276 ; « Die soziale Frage », ibid., 1959, 11, p. 357-364 ;
J. BLESS, « Der Christ und die soziale Marktwirtschaft », ibid., 1957, 9, p. 277-283 ; « Subsidia-
ritätsprinzip und Berufsständische Ordnung in Quadragesimo anno », ibid., 1959, 11, p. 365-
373 ; « Sozialphilosophie und ökonomische Realität », ibid., 1960-1961, 12, p. 449-452 ; E. von
KUEHNELT-LEDDIHN, « Katholischer Glaube und liberale Haltung », ibid., 1958, 10,
p. 337-372 ; A. RAUSCHER, « Sozialphilosophie und ökonomische Realität », ibid., 1960-1961,
12, p. 433-447 ; C. MÖTTELI, « Gesellschaft, Staat und Wirtschaft. Von der sozialen Markt-
wirtschaft zur “formierten Gesellschaft” ? », ibid., 1966, 17, p. 229-244.
2. Point qui sépare résolument l’ordolibéralisme d’un Röpke et le néolibéralisme d’un Hayek.
En libéral conséquent, Hayek s’oppose farouchement aux archaïsmes sociaux qui peuvent porter
atteinte à la liberté individuelle ; Röpke, en revanche, plus conservateur que libéral, voit dans les
corps intermédiaires un élément fondamental de structuration de la société moderne.
3. W. RÖPKE, Civitas humana, op. cit., p. 160 sq. Les considérations biographiques évoquées
plus haut peuvent peut-être expliquer une part de l’admiration röpkienne pour la Suisse
(J. ZMIRAK, Wilhelm Röpke. Suiss Localist, Global Economist, Wimington, ISI Books, 2001).
Subsidiarité et Allemagne chrétienne. La condition fédérale 365
1. On peut voir dans les élaborations théoriques du Père Louis-Joseph Lebret, le correspondant
français du personnalisme économique et du libéralisme sociologique de provenance allemande.
Fondateur d’Économie et humanisme, en 1941, le Père Lebret fut le principal rédacteur de Popu-
lorum progressio, encyclique pontificale opérant l’internationalisation de la question sociale.
Comme le Père Lebret, Röpke insistera lui aussi sur la dimension internationale de la nécessaire
moralisation du capitalisme : W. RÖPKE, « Wirtschaftssystem und internationale Ordnung »,
Ordo, 1951, 4, p. 261-297 ; « Nation und Weltwirtschaft », ibid., 1966, 17, p. 37-56.
2. Cf. W. SCHÖNBOHM, éd., Programm und Politik der Christlich Demokratischen Union
Deutschlands seit 1945. Die Geschichte der CDU, Bonn, Konrad-Adenauer Stiftung, 1980. Au
Programme d’Ahlen de 1947 qui faisait droit à d’importantes revendications sociales, notam-
ment en matière de cogestion des entreprises, Ludwig Erhard répond deux ans plus tard par le
Programme de Düsseldorf, qui marque le ralliement de la CDU aux thèses ordolibérales. Entre-
temps, de son aveu même, le futur ministre de l’Économie a lu Röpke, l’a consulté et s’en est
directement inspiré. Cf. J. STARBATTY, « L’économie sociale de marché dans les programmes
de la CDU-CSU », Les Démocrates chrétiens et l’économie sociale de marché, Paris, Économica,
1988, p. 91-95, ici p. 91-92 ; W. BECKER, « La voie allemande ? La place des valeurs chrétiennes
dans la théorie de l’économie sociale de marché selon Ludwig Erhard », Les Chrétiens et l’éco-
nomie, Paris, Centurion, 1991, p. 157-162. Rappelons, pour mémoire, que la CDU est le premier
parti chrétien de l’histoire allemande qui réussit à réunir catholiques et protestants. Sur la créa-
tion de la CDU, cf. H. G. WIECK, Die Entstehung der CDU und die Wiedergründung des
Zentrums im Jahre 1945, Düsseldorf, Droste, 1953 ; K. BUCHHEIM, Geschichte der christli-
chen Parteien in Deutschland, Munich, Kösel, 1953 ; T. NIPPERDEY, « Les partis chrétiens »
[1980], Réflexions sur l’histoire allemande, op. cit., p. 178-197.
366 La subsidiarité germanique...
H. F. WÜNSCHE, et al., Bonn, et al., Ludwig-Erhard Stiftung, 1981, p. 39-42. Ici, cf. surtout
M. FOUCAULT, Leçon du 31 janvier 1979, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 82 sq.
1. L. ERHARD, La Prospérité pour tous [1957], trad. F. Brière, F. Ponthier, Paris, Plon, 1965.
2. Épisode curieux que le vote de cette loi de 1951 sur la cogestion : préparée par un Ludwig
Erhard peu suspect de tendance socialisante, elle est défendue par Nell-Breuning contre l’avis du
Pape lui-même. Le Père jésuite se mettait là en conformité avec une position officielle du catho-
licisme allemand, prise deux ans plus tôt en 1949, selon laquelle la cogestion constituait un droit
naturel dans l’ordre de la Providence. Cf., par exemple, O. von NELL-BREUNING, « Zur
Kritik des wirtschaftlichen Liberalismus », Die Neue Ordnung, 1950, 4 (4), p. 289-307.
3. Dissous par Hitler, les comités d’entreprise avaient été recréés dans l’immédiat après-guerre.
4. Sur ce point, cf. W. ABELSHAUSER, Die Langen Fünfziger Jahre, Düsseldorf, Schwann,
1987 ; « Erhard ou Bismarck ? L’orientation de la politique sociale allemande à la lumière de la
réforme de l’assurance sociale des années 1950 », trad. fr. Société Architexte, Revue française de
science politique, 1995, 45 (4), p. 610-631 ; Kulturkampf. Der deutsche Weg in die neue Wirtschaft
und die amerikanische Herausforderung, Berlin, Kulturverlag Kadmos, 2003.
5. Le Chancelier Adenauer passa outre le blocage de son ministre, donnant l’élan décisif à la
réforme, en partie pour des raisons électorales. Exception à la règle, la réforme marqua une
importante inflexion sociale dans la conception ordolibérale de l’État, mais, pour le reste, la ligne
conservatrice fut maintenue et même renforcée par l’accession d’Erhard à la Chancellerie.
Notons, au passage, que Wilfried Schreiber était membre de l’Association des entrepreneurs
catholiques (W. SCHREIBER, Existenzsicherheit in der industriellen Gesellschaft, Cologne,
Bundeskatholischer Unternehmer zur Sozialreform, 1955). Pour plus de précisions sur cet épi-
368 La subsidiarité germanique...
sode, cf. M. RICHTER, éd., Die Sozialreform. Dokumente und Stellungnahmen, Loseblatt-
sammlung, Bad Godesberg, Asgard, 1955.
1. Cf. M. SENELLART, « Michel Foucault : la critique de la Gesellschaftspolitik ordolibérale »,
L’Ordolibéralisme allemand. Aux sources de l’économie sociale de marché, dir. P. COMMUN,
Cergy-Pontoise, Université de Cergy-Pontoise, CIRAC, 2003, p. 37-48.
2. M. FOUCAULT, Leçon du 8 février 1978, Leçon du 15 février, Leçon du 22 février, Leçon
du 1er mars, Sécurité, territoire, population, op. cit., p. 119-138, p. 139-165, p. 167-193, p. 195-
232 ; « Omnes et singulatim. Vers une critique de la raison politique » [1979], trad. fr.
P.-E. Dauzat, Le Débat, 1986, 41, p. 5-35). Cf. A. PETIT, « Le pastorat ou l’impossible rac-
courci théologico-politique », Figures du théologico-politique, Paris, Vrin, 1999, p. 9-23 ;
P. BÜTTGEN, « Théologie politique et pouvoir pastoral », Annales, 2007, 5, p. 1129-1154. Sur
la responsabilité individuelle réinvestie par la subsidiarité ordolibérale : H. BRENDEL, « Markt-
wirtschaft : eine freiheitliche Konfliktordnung », Ordo, 1981, 32, p. 247-254 ; W. HAMM,
« Wirtschaftsordnungspolitik als Sozialpolitik », ibid., 1989, 40, p. 363-382 ; « Selbstverantwor-
tung in ordnungspolitischer Sicht », ibid., 2006, 57, p. 191-207 ; B. SELIGER, « Die Krise der
sozialen Sicherung und die Globalisierung : Politische Mythen und ordnungspolitische Wirk-
lichkeit », ibid., 2001, 52 p. 215-238 ; G. DÜRIG, « Verfassung und Verwaltung im Wohlfahrt-
staat », Juristenzeitung, 1953, 8 (7-8), p. 193-199 ; I. von MÜNCH, « Staatliche Wirtschaftshilfe
und Subsidiaritätsprinzip », ibid., 1960, 15 (9), p. 303-306 ; L. HEYDE, « Überlegungen zum
Subsidiaritätsprinzip in der Sozialpolitik », Festgabe G. Jahn, Berlin, Duncker und Humblot,
1955, p. 99-106 ; « Solidarität und Subsidiarität in einem System sozialer Sicherung aus der Sicht
der evangelischen Sozialethik », Soziale Sicherheit, 1966, p. 133 sq. ; R. MARCIC, Vom Geset-
zesstaat zum Richterstaat Vienne, Springer, 1957, p. 328 sq. ; G BRÜCK, « Solidarität und Subsi-
diarität in ihrer gegenseitigen Bedingtheit », Sozialer Fortschritt, 1984, p. 197 sq.
3. Dès 1955, quatre ans avant le fameux congrès de Bad Godesberg, Karl Schiller avait solen-
nellement affirmé la compossibilité entre socialisme démocratique et concurrence économique
(K. SCHILLER, Sozialismus und Wettbewerb, Hambourg, Verband deutscher Konsumgenos-
senschaften, Veröffentlichungen Akademie für Gemeinwirtschaft Hamburg, 1955 ; « Sozia-
Subsidiarité et Allemagne chrétienne. La condition fédérale 369
servi à légitimer la remise à plat de l’État social dans une période où il fallait gérer le coût de la
réunification du pays. Cf. É. HUSSON, Une Autre Allemagne, Paris, Gallimard, 2005.
1. Cf., par exemple, G. KRUIP, « Gemeinwohl und Subsidiarität », Gemeinwohl im Konflikt
der Interessen, dir. I. BERTEN, T. EGGENSPERGER, op. cit., p. 55-72. Dans la continuité du
Père Louis-Joseph Lebret, cf. aussi Jean-Claude Lavigne, Dominicain membre d’Économie et
Humanisme : J.-C. LAVIGNE, « Le principe de subsidiarité », ibid., p. 73-87.
2. Selon une autre perspective mais insistant sur le caractère trompeur des continuités séman-
tiques, cf. S. KOTT, « Der Sozialstaat », Deutsche Erinnerungsorte, op. cit., II, p. 485-501.
3. La littérature sur le personnalisme économique s’est multipliée : E. J. O’BOYLE, Personalist
Economics. Moral Convictions, Economic Realities, and Social Action, Boston, et al., Kluwer,
1998 ; R. C. BAYER, Capitalism and Christianity : The Possibility of Christian Personalism,
Washington, Georgetown University Press, 1999 ; K. van KERSBERGEN, Social Capitalism,
Londres, New York, Routledge, 1995 ; E. HUBER, C. RAGIN, J. D. STEPHENS, « Sosial
Democracy, Christian Democracy, Constitutional State, and the Welfare State », The American
Journal of Sociology, 1993, 99 (3), p. 711-749 ; K. E. SCHMIESING, « The Context of Economic
Personalism », Journal of Markets and Morality, 2001, 4 (2), p. 176-193.
4. L’une des dernières systématisations théoriques est due à un auteur bien connu de ces lignes :
le Père Arthur Utz (A. F. UTZ, Entre le néolibéralisme et le néomarxisme. Recherche philoso-
phique d’une troisième voie [1975], trad. fr. M. Kleiber, Paris, Beauchesne, 1976).
5. Dans la foulée de Centesimus annus, et contexte européen oblige, la revue Ordo multipliera
significativement ses références au principe de subsidiarité : W. DICHMANN, « Subisidiarität.
Herkunft, sozialpolitische Implikationen und ordnungspolitische Konsequenzen eines Prinzips »,
Ordo, 1994, 45, p. 195-249 ; M. SPIEKER, « Katholische soziallehre und soziale Marktwirtschaft »,
ibid., 1994, 45, p. 169-194 ; A. SCHÜLLER, « Die Kirchen und die Wertgrundlagen der sozialen
Marktwirtschaft », ibid., 1997, 48, p. 727-755 ; M. SPIEKER, « Ordnungspolitik und katholische
Kirche », ibid., 1997, 48, p. 757-777 ; E. DÜRR, « Die Enzyklika “Centesimus annus” und die
soziale Marktwirtschaft », ibid., 1997, 48, p. 779-785. Cf. aussi K. HOMANN, C. KIRCHNER,
Subsidiarité et Allemagne chrétienne. La condition fédérale 371
« Das Subsidiaritätsprinzip in der katholischen Soziallehre und der Ökonomik », Europa zwischen
Ordnungspolitik und Harmonisierung. Europäische Ordnungspolitik im Zeichen der Subsidiarität,
éd. L. GERKEN, Berlin, Springer, 1995, p. 45-69.
1. Nous pensons à Émile Poulat. Son inspiration est très perceptible dans les analyses récentes
proposées par Bernard Laurent. Comme son illustre aîné, il déclare rigoureusement impossible
tout ralliement du catholicisme officiel au monde libéral, en matière économique comme dans
tous les autres domaines. Et de distinguer entre bonne et mauvaise lectures de la subsidiarité. La
bonne interprétation, à rebours de toute compromission libérale, ne ferait que repenser la société
moderne à la lumière d’une doctrine inchangée (« la subsidiarité comme cadre à l’État-provi-
dence ») (B. LAURENT, L’Enseignement social de l’Église et l’économie de marché, Paris,
Parole et Silence, 2007, p. 149 sq., p. 321 sq. ; « Catholicism and Liberalism : Two Ideologies in
Confrontation », Theological Studies, 2007, 68, p. 808-838). Même tendance à trier entre le bon
grain catholique et l’ivraie libérale dans le dernier opus du Père Calvez (J.-Y. CALVEZ, Chré-
tiens penseurs du social, III. Après le Concile, après « 68 », Paris, Le Cerf, 2008).
2. Nous faisons référence au titre évocateur de l’un de ses maîtres ouvrages : M. NOVAK,
Catholic Ethic and the Spirit of Capitalism, New York, Free Press, 1993 ; Une Éthique écono-
mique : les valeurs de l’économie de marché [1982], trad. fr. B. Dick, Paris, Le Cerf, Institut La
Boétie, 1987 ; « Free Persons and the Common Good », The Common Good and US Capitalism,
éd. O. F. WILLIAMS, J. W, HOUCK, Lanham, University Press of America, 1987, p. 222-243 ;
Démocratie et bien commun [1989], trad. fr. M. Brun, Paris, Le Cerf, Institut La Boétie, 1991.
Cf. aussi M. NOVAK, et al., éd., A Free Society Reader, Lanham, Lexington, 2000.
372 La subsidiarité germanique...
3. SUBSIDIARITÉ ORDOLIBÉRALE
ET TOURNANT CONSTRUCTIVISTE
1. R. J. NEUHAUS, Doing Well and Doing Good, The Challenge to Christian Capitalist, New
York, Doubleday, 1992 ; R. BUTTIGLIONE, « Eine philophische Interpretation des soziale-
thischen Prinzips der Subsidiarität », Subsidiarität, dir. A. RIKLIN, G. BATLINER, op. cit.,
p. 47-61 ; La Pensée de Karol Wojtyla [1982], trad. H. Louette, J.-M. Salamito, Paris, Fayard,
1984 ; G. GRONBACHER, Economic Personalism, Grand Rapids, Institut Acton, 1998 ; « The
Need for Economic Personalism », The Journal of Markets and Morality, 1998, 1 (1), p. 1-34.
2. R. AUDOUIN, Les Lois de la liberté. Libéral et croyant, pourquoi ?, Paris, Éditions de l’Ins-
titut économique de Paris, 1985 ; J. GARELLO, J.-Y. NAUDET, L’Abécédaire de science écono-
mique [1985], Paris, Albatros, 1994 ; J.-Y. NAUDET, L’Église et l’économie de marché face au
collectivisme, Paris, Uni, 1987 ; « Les chrétiens doivent-ils avoir peur du libéralisme ? », De l’an-
cienne économie à la nouvelle économie, éd. H. LEPAGE, S. SCHWEITZER, Aix-en-Provence,
Librairie de l’Université, 1987, p. 225-238 ; Dominez la terre. Pour une économie au service de la
personne, Paris, Fleurus, 1989 ; La Liberté pour quoi faire ?, Tours, Mame, 1992 ; « Le principe de
subsidiarité : ambiguïtés d’un concept à la mode », Journal des économistes et des études humaines,
1992, 3 (2-3), p. 319-331 ; « L’Église, l’éthique et le libre marché », L’Homme libre. Mélanges
P. Salin, Paris, Les Belles Lettres, 2006, p. 443-451. Relevons l’importance de quatre enceintes
principales de diffusion : l’Institut La Boétie, le Centre libéral spiritualiste français, le Journal des
économistes et des études humaines et l’Institut Euro-92. Cf. B. de LA ROCHEFOUCAULD, Le
Principe de subsidiarité, l’entreprise et la société, Paris, Institut La Boétie, 1985 ; F. GUILLAUMAT,
Libéralisme et christianisme, Paris, Institut Euro-92, 1998 ; A. PELLISSIER-TANON, La Subsi-
diarité : un concept à reformuler ?, Paris, Institut Euro-92, 1999 ; F. LEFEBVRE, La subsidiarité :
sens et portée, Paris, Institut Euro-92, 2003 ; C. WATRIN, « On the Political Economy of the
Subsidiarity Principle », Journal des économistes et des études humaines, 2003, 13 (2-3), p. 275-287.
Rappelons, ici, que les tout premiers travaux de Chantal Delsol sur la subsidiarité ont été publiés
par les soins de l’Institut La Boétie (C. MILLON-DELSOL, Le Principe de subsidiarité : origines
et fondements, Paris, Institut La Boétie, 1990), peu après la parution chez le même éditeur d’un
ouvrage de Stéphane Rials sur la crise du fédéralisme (S. RIALS, Destin du fédéralisme, Paris,
LGDJ, Institut La Boétie, 1986, p. 22 sq. et p. 67 sq. pour des développements sur la subsidiarité).
3. J.-M. GARRIGUES, L’Église, la société libre et le communisme, Paris, Julliard, 1984 ; La Poli-
tique du meilleur possible, Tours, Mame, 1994 ; D. MAUGENEST, « Le principe de subsidiarité
et la pensée catholique », Professions et Entreprises, 1985, 735, p. 6-9 ; C. MILLON-DELSOL,
L’État subsidiaire, op. cit. Faite au nom du personnalisme chrétien-néolibéral, la mise en cause
delsolienne de l’État-providence a ensuite été complétée par une critique plus circonstanciée du
jacobinisme français (C. MILLON-DELSOL, La République : une question française, Paris,
PUF, 2002). De son époux : C. MILLON, La Paix civile, Paris, Odile Jacob, 1998.
Subsidiarité et Allemagne chrétienne. La condition fédérale 373
liberté, allant même jusqu’à assimiler communisme et social-démocratie. Il y aurait, nous dit-il,
une irrémédiable contamination du fruit socialiste (social-démocratique) par le ver totalitaire.
1. Comme tous les dispositifs libéraux, le dispositif hayékien réserve un rôle à l’État (garantir
l’application du droit privé, assurer la justice commutative), mais refuse de lui attribuer des
objectifs sur le terrain économique ou sur le terrain social (F. A. HAYEK, « Social ? Qu’est-ce
que ça veut dire ? » [1957], Essais de philosophie, de science politique et d’économie, trad. fr.
C. Piton, Paris, Les Belles Lettres, 2007, p. 353-366 ; Le mirage de la justice sociale [1976], Droit,
législation et liberté II, trad. fr. R. Audouin, P. Nemo, Paris, PUF, 2007, p. 321 sq.).
2. M. FOUCAULT, Leçon du 7 février 1979, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 119.
3. C’est avec la tendance ordolibérale, non avec le libéralisme hayékien, que le catholicisme
social français entrera en dialogue quand il parlera du néolibéralisme. Cf., par exemple, le cours
donné par Alain Barrère (successeur de Charles Flory en 1960) à la Semaine sociale de France de
1947 (A. BARRÈRE, « Les aspects actuels du libéralisme », Le Catholicisme social face aux
garnds courants contemporains, Lyon, Chronique sociale de France, 1947, p. 155-178).
4. Nous avons déjà décrit la tension État « qualitativement » total-État « quantitativement »
total (C. SCHMITT, « Weiterentwicklung des totalen Staats in Deutschland » [1933], Verfas-
sungsrechtliche Aufsatze, op. cit., p. 359-365 ; Positionen und Begriffe im Kampf mit Weimar-
Genf-Versailles,op. cit., p. 211-216 ; « Die Wendung zum totalen Staat » [1931], ibid., p. 166-
Subsidiarité et Allemagne chrétienne. La condition fédérale 375
commentaire approfondi de la pensée, très complexe, de Walter Eucken, cf. F. BÖHM, « Die
Idee des Ordo im Denken Walter Euckens », Ordo, 1950, 3, p. XV-LXIV ; E. von BECKE-
RATH, « Walter Euckens Grundsätze der Wirtschaftspolitik », ibid., 1953, 5, p. 289-297 ; H. O.
LENEL, « Walter Euckens “Grundlagen der Nationalökonomie” », ibid., 1989, 40, p. 3-20.
1. Un parallèle peut être établi avec les observations de Karl Polanyi. L’économiste hongrois
a montré à quel point les États libéraux européens avaient délibérément fondé l’édification des
marchés nationaux sur le laisser-faire libre échangiste, provoquant en retour des réactions de
résistance protectionniste, lesquelles ont culminé dans les années 1930-1940. Mais là où Karl
Polanyi diagnostiquait l’échec des sociétés de marché dont l’issue devait, selon lui, passer par un
réencastrement de l’économie dans le social, les ordolibéraux appelaient, quant à eux, au renou-
vellement d’une société de marché basée sur la concurrence économique (K. POLANYI, La
Grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, op. cit.).
2. Hayek s’emploie à dépasser « la fausse dichotomie entre le “naturel” et l’“artificiel” » en pro-
posant une tripartition inédite : l’ordre naturel (kosmos), l’ordre artificiel issu de l’action humaine
en tant que résultat d’une volonté intentionnelle et consciente (taxis), l’ordre spontané issu de
l’action humaine mais non rapportable à une quelconque intention consciente. Pour Hayek, le
marché fait partie de cette dernière catégorie : au même titre que la société, la justice et le droit
privé. L’État et le droit public, en revanche, relèvent de la deuxième catégorie : ils sont des ordres
artificiels (F. A. HAYEK, Règles et ordre [1973], Droit, législation et liberté I, op. cit., p. 90 sq.
(ch. 1), p. 119 sq. (ch. 2) ; Le Mirage de la justice sociale [1976], Droit, législation et liberté II,
op. cit., p. 529 sq. (ch. 10) ; « Grundsätze einer liberalen Gesellschaftsordnung », trad. all. E. von
Malchus, Ordo, 1967, 18, p. 11-33). Pour un commentaire, cf. B. MANIN, « Friedrich August
Hayek et la question du libéralisme », Revue française de science politique, 1983, 33 (1), p. 41-64 ;
G. RADNITZKY, « An Economic Theory of Rise of Civilisation and Its Policy Implications :
Hayek’s Account Generalized », Ordo, 1987, 38, p. 47-90 ; J.-F. KERVÉGAN, « Hayek et le
concept d’ordre spontané. Les prémisses philosophiques d’une utopie libérale », Économie et
théories économiques en histoire du droit et en économie, op. cit., p. 295-323 ; J.-P. FELDMAN,
« Libéralisme et “droite libérale” », Mélanges Y. Guchet, Bruxelles, Bruylant, 2008, p. 429-448 ;
G. CAMPAGNOLO, « Pourquoi la crise de ne dément pas Hayek », Cités, 2010, 41, p. 51-70.
Subsidiarité et Allemagne chrétienne. La condition fédérale 377
1. Selon une distinction entre interventions conformes et non conformes à l’ordre du marché
opérée par Wilhelm Röpke lui-même (W. RÖPKE, La Crise de notre temps, op. cit., p. 259).
2. L. DUMONT, Homo aequalis, I. Genèse et épanouissement de l’idéologie économique,
op. cit. Il conviendrait, en retour, d’approfondir le parallèle entre l’ordolibéralisme et le courant
aux réminiscences marxisantes qui prône l’analyse économique du droit (Law and Economics).
3. « Un État sous surveillance de marché plutôt qu’un marché sous surveillance de l’État »
(M. FOUCAULT, Leçon du 7 février 1979, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 120).
4. Nous faisons référence aux analyses de Pierre Dardot et Christian Laval. (P. DARDOT,
C. LAVAL, La Nouvelle raison du monde, op. cit. ; « Néolibéralisme et subjectivation capita-
liste », Cités, 2010, 41, p. 35-50). Se réclamant d’une inspiration foucaldienne, ils reproduisent,
nous semble-t-il, les angles morts de Michel Foucault, parfois lucides sur la statophobie de l’or-
dolibéralisme, le plus souvent aveuglés par ce qu’ils croient être une fétichisation de l’État.
5. La confusion actuelle vient de ce que la crise économique fait se chevaucher plusieurs ordres
de discours : celui du retrait de l’État, aujourd’hui mis entre parenthèses, et celui du retour de
l’État, aujourd’hui généralisé. Dans les deux cas, une même réalité anti-institutionnelle : retrait
378 La subsidiarité germanique...
de l’État qui est surtout extension du gouvernement à distance ; retour de l’État qui est surtout
aveu d’un échec. Le diagnostic d’un supposé « fétichisme » de l’État fort au service du marché
concurrentiel s’apparente grandement à un renversement positif de la dénonciation marxiste de
l’État comme superstructure idéologique au service de la bourgeoisie capitaliste (P. DARDOT,
C. LAVAL, La Nouvelle raison du monde, op. cit. ; C. LAVAL, « Mort et résurrection du capi-
talisme libéral », Revue du MAUSS, 2007, 29, p. 393-410). Cette critique du néolibéralisme éta-
tiste opérée par Pierre Dardot et Christian Laval gagne donc à être lue à l’aune de leur entre-
prise concomitante de réhabilitation intellectuelle de Marx, d’ailleurs tout à fait bienvenue
(P. DARDOT, C. LAVAL, E. M. MOUHOUD, Sauver Marx ?, Paris, La Découverte, 2007).
1. C. MILLON-DELSOL, « Souveraineté et subsidiarité, ou l’Europe contre Bodin », La
Revue Tocqueville, 1998, 19 (2) p. 49-55 ; « L’Europe future, fédération ou république unitaire ?
Les conditions d’une fédération européenne », Nouveaux Mondes, 2002, 11, p. 20-27 ; « Subsidia-
rité et souveraineté en Europe », ibid., p. 29-39 ; La République : une question française, op. cit.
2. Friedrich Hayek avait sans doute raison de faire de la France le pays par excellence du
constructivisme, stigmatisant cet esprit maléfique qui s’exprimerait de Descartes à Saint-Simon
en passant par le jacobinisme et l’École Polytechnique. Cf. F. A. HAYEK, « Wahrer und fal-
scher Individualismus », Ordo, 1948, 1, p. 19-55 ; Règles et ordre [1973], Droit, législation et
liberté I, op. cit., p. 70 sq. (ch. 1). Wilhelm Röpke, lui aussi, fustigeait le saint-simonisme mais
moins pour son constructivisme que pour son empreinte techniciste ou technocratique
(W. RÖPKE, Civitas humana, op. cit., p. 118-121 ; cité dans M. FOUCAULT, Leçon du
7 février 1979, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 118-119). Nous reviendrons plus bas sur le
saint-simonisme (très « deuxième gauche ») de Jacques Delors. Sur l’inspiration saint-simo-
nienne de l’intégration européenne, cf., par exemple, A. SCHÜLLER, « Saint-Simonismus als
Integrationsmethode : Idee und Wirklichkeit. Lehren für die EU », Ordo, 2006, 57, p. 285-314.
Chapitre 2
Subsidiarité et Europe post-totalitaire.
La conjonction fédérale
1. UN ORDOSOCIALISME à la française ?
porter sur les fonts baptismaux au début des années 1990. Particulièrement
réceptif à ce vocable catholique, le Président Delors le charge d’une significa-
tion nouvelle. Nous proposons ainsi de distinguer entre deux conceptions
deloriennes de la subsidiarité, qui nous permettront de dessiner la trajectoire
menant de la social-démocratie chrétienne au fédéralisme libéral-européen :
d’une part, une subsidiarité catholique et naturaliste qui imprègne sa vision
générale du monde, une subsidiarité du pouvoir politique par rapport à la
société civile ; d’autre part, une subsidiarité ordolibérale et constructiviste
telle qu’elle est consacrée dans le traité de Maastricht, principalement dans sa
dimension territoriale. D’un pôle à l’autre, les heurts sont évidents, mais la
reconduction de la même statophobie ne l’est pas moins. Le nœud défini-
tionnel de la subsidiarité s’y joue peut-être.
Comme Michel Rocard mais selon une alchimie propre, Jacques Delors
fait figure d’exception au sein du socialisme français. Son profil minoritaire et
iconoclaste n’en est pas moins représentatif de l’engagement politique de
toute une génération de chrétiens de gauche1. C’est en novembre 1974, au
cœur d’une décennie particulièrement propice à la rencontre entre socialisme
et christianisme, qu’il adhère au parti mitterrandien. Non seulement l’aggior-
namento conciliaire a ouvert la porte du progressisme à de nombreux catho-
liques, mais la déconfessionnalisation du syndicalisme chrétien a également
émancipé les fidèles par rapport à la doctrine officielle de l’Église2 : dès 1947,
le discours de la CFTC fait disparaître la référence expresse aux encycliques
pontificales au profit d’une simple mention de la morale sociale chrétienne.
Enfin, la transformation de la SFIO en Parti socialiste (1971) a désinhibé les
chrétiens non-communistes dans leur engagement politique à gauche. Sans
être totalement homogène, cette gauche chrétienne n’en puise pas moins dans
une même inspiration d’ensemble : c’est une gauche communautaire et per-
sonnaliste qui lit la revue Esprit, une gauche protestataire et fédéraliste qui
affectionne particulièrement Proudhon, une gauche qui veut expurger Marx
de ses relents scientistes et totalitaires3. Jacques Delors évoque fréquemment
l’influence qu’ont pu avoir sur lui un Emmanuel Mounier, un Ivan Illich, un
1. Sur cette génération des chrétiens de gauche, cf. J. BAUBÉROT, « Du catholicisme social au
militantisme politique », Autrement, 1977, 8, p. 6-22 ; J.-M. DONEGANI, « De MPF en PSU »,
ibid., p. 116-125 ; « Itinéraire politique et cheminement religieux. L’exemple de catholiques mili-
tant au Parti socialiste », Revue française de science politique, 1979, 29 (4-5), p. 693-738 ;
H. PORTELLI, « Au rendez-vous du Parti socialiste », Esprit, 1977, 4-5, p. 178-184.
2. Rappelons le rôle de Paul Vignaux, principal artisan de la déconfessionnalisation de la CFTC
après-guerre. Universitaire et médiéviste, il est également à l’origine de la création des Jeunesses
étudiantes chrétiennes (JEC) en 1929 (au sein desquelles milita Jacques Delors) et du Syndicat
général de l’éducation nationale (SGEN) en 1937 (P. VIGNAUX, De la CFTC à la CFDT, syn-
dicalisme et socialisme. « Reconstruction », 1946-1972, Paris, Éditions ouvrières, 1980).
Cf. G. GROUX, R. MOURIAUX, La CFDT, Paris, Économica, 1989 ; F. GEORGI, L’Inven-
tion de la CFDT, 1957-1970, Paris, Éditions de l’Atelier, CNRS Éditions, 1995.
3. Sur le rapport à Marx, cf. J.-Y. CALVEZ, La Pensée de Karl Marx [1955], Paris, Le Seuil,
2006. Sur le rapport au communisme, cf. J. ELLUL, « Les chrétiens et le socialisme », Contre-
point, 1978, 25, p. 37-50. Sur le contexte, cf. J.-L. LOUBET DEL BAYLE, « “Une influence en
pointillé” », Les Non-conformistes des années 30. Une tentative de renouvellement de la pensée
politique française [1969], Paris, Le Seuil, 2001, p. 434-485 ; « Le mouvement personnaliste fran-
çais des années 1930 et sa postérité », Politique et sociétés, 1998, 17 (1-2), p. 219-237.
382 La subsidiarité germanique...
« Il connaît la société, il ignore la France », résume très justement l’un de ses
biographes1. Se définissant lui-même comme un « ingénieur » ou un « expé-
rimentateur » social2, le futur Président de la Commission veut mettre la
démocratie « à portée de la main »3. Dans le modèle scandinave, par exemple,
suédois en particulier, il voit précisément cette société faite pour l’homme,
cette démocratie sociale capable d’ériger la concertation du patronat et des
syndicats en mode normal de fonctionnement de la vie économique. Plus
tard, il nourrira pour l’Europe le même rêve d’un capitalisme rhénan fait de
syndicats forts, de cogestion et de dialogue social.
« L’action gestionnaire, écrit-il dans un document de présentation de
Citoyens 60, consiste à s’occuper, au niveau de la ville ou de la région, de l’or-
ganisation de l’enseignement, des loisirs, de la culture, de la santé, de l’aména-
gement des villes et des campagnes, de l’équilibre régional. Toutes ces actions
ont le mérite de partir de situations concrètes, de souligner des manques, de
permettre d’éveiller autour de nous des gens dépolitisés et de les élever à la
conscience politique. Le combat pour un socialisme démocratique part de là : les
classes encombrées, les enfants mal éduqués, des logements indignes de notre
société, l’insuffisance des hôpitaux ou des garderies d’enfants, le maintien d’une
ségrégation de fait dans la ville entre “bourgeois” et “ouvriers”4. »
Par l’intermédiaire de son engagement syndical, Jacques Delors se rap-
proche du monde politique et s’affirme peu à peu comme l’expert écono-
mique de la CFTC au point, d’ailleurs, de devenir son représentant au
Conseil économique et social. C’est alors que débute pour lui une carrière
plus partisane. En juin 1969, cinq ans avant d’adhérer au PS, il rejoint le
cabinet du Premier ministre Jacques Chaban-Delmas pour occuper les fonc-
tions de conseiller technique aux Affaires sociales et culturelles. Il a beaucoup
hésité à franchir le pas mais les logiques politiciennes n’ont jamais eu raison
de son indépendance personnelle, d’autant que le gaullisme social de Chaban
n’a rien de rédhibitoire à ses yeux. « Seul technocrate d’origine autodidacte »
aux côtés des énarques Simon Nora et Yves Cannac5, Jacques Delors sera l’un
des principaux inspirateurs du projet de Nouvelle société. Tous les ingré-
dients de la philosophie delorienne y sont rassemblés : diagnostic critique sur
l’État tutélaire, la panne de l’ascenseur social et la sclérose du système écono-
mique ; appel au déblocage de la société civile, au renouvellement de la vie
politique et administrative (contractualisation, décentralisation)6. Sur tous ces
1. R. MEYRET, La Face cachée de Jacques Delors, Paris, Première ligne, 1994, p. 9.
2. J. DELORS, « Propos d’un ingénieur social », Esprit, 1984, 96, p. 111-124.
3. J. DELORS, Changer, op. cit., p. 211 sq. ; É. de BODMAN, B. RICHARD, Changer les rela-
tions sociales. La politique de Jacques Delors, Paris, Éditions d’organisation, 1976, p. 57 sq. Ce
mot d’ordre témoigne d’une connivence intellectuelle avec Alexandre Marc, européiste et mili-
tant très actif du personnalisme fédéraliste (sur lequel nous reviendrons), qui parlait de démo-
cratie « à hauteur d’homme » (A. MARC, À hauteur d’homme, Paris, Je Sers, 1948).
4. Cité dans A. ROLLAT, Delors, Paris, Flammarion, 1993, p. 73.
5. C. GLAYMAN, Préface à J. DELORS, Changer, op. cit., p. 8. Ancien collaborateur de Pierre
Mendès France, Simon Nora est en charge des Affaires économiques dans le cabinet du Premier
ministre. Haut fonctionnaire également, Yves Cannac deviendra ensuite conseiller de Valéry
Giscard d’Estaing puis Secrétaire général adjoint de l’Élysée de 1974 à 1978.
6. Cf. J. DELORS, « La nouvelle société », Preuves, 1970, 2, p. 95-107 ; et récemment
Y. CANNAC, « La Nouvelle société, quarante ans après », Commentaire, 2010, 33 (129),
Subsidiarité et Europe post-totalitaire. La conjonction fédérale 385
p. 77-80. Le projet de la Nouvelle société trouve son meilleur résumé dans le discours de poli-
tique générale prononcé par Jacques Chaban-Delmas le 16 septembre 1969 au Palais Bourbon.
1. Cf. M. CROZIER, Le Phénomène bureaucratique. Essai sur les tendances bureaucratiques
des systèmes d’organisation modernes et sur leurs relations en France avec le système social et
culturel, Paris, Le Seuil, 1963 ; M. CROZIER, dir., L’Administration face aux problèmes du
changement, Paris, Le Seuil, 1966. Esprit ouvre ses colonnes à Michel Crozier dès 1957 :
M. CROZIER, « La France, terre de commandement », Esprit, 1957, 256, p. 779-799. Parmi les
publications du Club, cf. CLUB JEAN-MOULIN, L’État et le citoyen, Paris, Le Seuil, 1961 ;
Les Citoyens au pouvoir, 12 régions, 2000 communes, Paris, Le Seuil, 1968. La contribution de
Michel Crozier au volume de 1961 a également fait l’objet d’une publication dans Esprit :
M. CROZIER, « Le citoyen », Esprit, 1961, 292, p. 193-211. Sur l’histoire du Club Jean-Moulin,
cf. l’étude de référence due à Claire Andrieu (C. ANDRIEU, Pour l’amour de la République.
Le Club Jean-Moulin (1958-1970), Paris, Fayard, 2002). Remarque topographique au passage,
le Club est installé dans le même immeuble que l’équipe de recherche de Michel Crozier.
2. À l’ÉNA, où il fait la rencontre de Pascal Lamy, son futur chef de cabinet à Bruxelles.
3. Pour l’établissement d’un lien avec la remarque précédente, sur le rôle des sociologues dans le
moment 1968, cf. P. GRÉMION, « Les sociologues et 68 », Le Débat, 2008, 149, p. 20-36.
4. P. ROSANVALLON, L’Âge de l’autogestion ou la politique au poste de commande, Paris,
Le Seuil, 1976 ; P. ROSANVALLON, P. VIVERET, Pour une nouvelle culture politique, Paris,
Le Seuil, 1977 ; J. JULLIARD, Contre la politique professionnelle, Paris, Le Seuil, 1977 ; C. CAS-
TORIADIS, L’Institution imaginaire de la société, Paris, Le Seuil, 1975 ; « Autogestion et hié-
rarchie » [1974], Le Contenu du socialisme, Paris, UGE, 1979, p. 301-322. Pour une synthèse
plus générale sur ce contexte intellectuel, cf. P. GRÉMION, « Le chantier autogestionnaire »
[1977], Modernisation et progressisme, op. cit., p. 71-82 ; F. GEORGI, dir., Autogestion. La der-
nière utopie ?, Paris, Publications de la Sorbonne, 2003 ; F. GEORGI, « L’autogestion en France
des “années 1968” aux années 1980 », La Pensée, 2008, 356, p. 87-101 ; J.-P. LE GOFF, Mai 68,
l’héritage impossible [1998], Paris, La Découverte, 2006, p. 450 sq.
386 La subsidiarité germanique...
1. Cf. J. BAECHLER, « Libéralisme et autogestion », Commentaire, 1978, 1 (1), p. 27-38 ;
L. SFEZ, « Autogestion et société libérale », Contrepoint, 1978, 28, p. 47-58 ; Y. CANNAC,
Le Juste pouvoir. Essai sur les deux chemins de la démocratie, Paris, Hachette, 1983. Un échange
paru dans Le Débat aide à établir la parenté entre Yves Cannac et Pierre Rosanvallon
(Y. CANNAC, P. ROSANVALLON, « Que faire de l’État ? », Le Débat, 1983, 26, p. 69-92).
2. A. DETRAZ, E. MAIRE, « Pourquoi nous croyons à l’autogestion », Preuves, 1970, 4,
p. 110-119 ; J. JULLIARD, E. MAIRE, La CFDT aujourd’hui, Paris, Le Seuil, 1975 ; E. MAIRE,
Reconstruire l’espoir [1978-1979], Paris, Le Seuil, 1980 ; P. THIBAUD, « Contre la prise de pou-
voir... et pour l’autogestion », Esprit, 1975, 9, p. 163-183 ; « Créativité sociale et révolution »,
ibid., 1976, p. 213-224 (Paul Thibaud met ici en garde contre l’irénisme castoriadien).
3. J. ROLLET, « La deuxième gauche pour mémoire », art. cit., p. 52.
4. Sur la rencontre socialiste entre autogestion et subsidiarité, cf. F. d’ALMEIDA,
P. BERKOWITZ, F. CÉPÈDE, « Discours chrétiens et discours socialistes : un double par-
cours », Mots, 1994, 38, p. 43-58, spécialement p. 52 sq.). Dans le même sens : M. BRAUD,
F. CÉPÈDE, « Enquête sur la subsidiarité », Cahiers et revue de l’OURS, 1992, 207, p. 1-3 ;
F. CÉPÈDE, « Détours par Maastricht : État subsidiaire, État minimum ? », ibid., p. 32-34 ;
M. BRAUD, « La subsidiarité remise sur ses pieds : le socialisme fédéraliste », ibid., p. 35-39 ;
« Traces du fédéralisme au sein du Parti socialiste SFIO entre les deux guerres (1918-1939) »,
Le Fédéralisme personnaliste aux sources de l’Europe de demain. Hommage à Alexandre Marc,
éd. F. KINSKY, F. KNIPPING, Baden-Baden, Nomos, 1996, p. 212-223 ; G. BOSSUAT, « Les
euro-socialistes de la SFIO. Réseaux et influence », Inventer l’Europe, op. cit., p. 409-430. Sur
le rapport entre deuxième gauche et subsidiarité, cf. aussi J. PALARD, « Médiation et institu-
tion catholique », Archives de sciences sociales des religions, 2006, 133, p. 9-26 ; Y. PALAU,
« La médiation sociale, une construction idéologique », Études, 1996, 385 (6), p. 613-622.
5. Cf. J.-F. KESLER, De la gauche dissidente au nouveau parti socialiste. Les minorités qui ont
rénové le PS, Toulouse, Privat, 1990 ; Les Chrétiens et le PSU, Paris, IEP, 1987.
Subsidiarité et Europe post-totalitaire. La conjonction fédérale 387
1. On peut en trouver les principaux extraits dans H. MICHEL, B. MIRKINE-GUETZÉ-
VITCH, Les Idées politiques et sociales de la Résistance, Paris, PUF, 1954, p. 215 sq.
2. Nous reprendrons cette question, notamment à propos du gaullisme et du tournant néolibéral
de 1983. D’aucuns ont pu parler, s’agissant du cas français, d’une forme spécifique de « néolibéra-
lisme social » (F. DENORD, Néolibéralisme, version française, Paris, Demopolis, 2007 ; « French
Neoliberalism and Its Divisions : From the Colloque Walter Lippmann to the Fifth Republic »,
The Road From Mont Pèlerin, éd. P. MIROWSKI, D. PLEHWE, op. cit., p. 45-66).
3. Acte unique européen, 28 février 1986-1er juillet 1987 (JOCE, L 169, 29 juin 1987) ; Traité sur
l’Union européenne, 7 février 1992-1er novembre 1993 (JOCE, C 191, 29 juillet 1992).
4. Établissant un premier bilan de sa politique devant le Parlement en 1989, le Président déclare
modestement : « l’harmonisation des règles techniques et de la normalisation, à laquelle se subs-
titue parfois la simple reconnaissance mutuelle, a effectué un immense bond en avant »
(J. DELORS, « Les perspectives 1989-1992 », Discours devant le Parlement européen, 17 janvier
1989, Le Nouveau concert européen, op. cit., p. 116-148, ici p. 118). Nous soulignons.
5. Renaud Dehousse précise que ce n’est pas tant à cause de l’inflation réglementaire que de la
modification des procédures de décision (le passage à la majorité qualifiée pour une série de
mesures liées à la mise en place du Marché intérieur) que le débat sur la subsidiarité a été lancé
(R. DEHOUSSE, « Réflexions sur la naissance et l’évolution du principe de subsidiarité », Le
Principe de subsidiarité, dir. F. DELPÉRÉE, Bruxelles, Bruylant, Paris, LGDJ, 2002, p. 362).
390 La subsidiarité germanique...
quer dans les systèmes établissant des listes détaillées de compétences. Sur la Belgique unique-
ment (à ce stade de l’analyse), cf. D. JANS, « La subsidiarité en droit belge », Revue européenne
de droit public, 1994, 6 (1), p. 89-107 ; F. MASSART-PIÉRARD, « La Belgique à l’épreuve de
l’introduction du principe de subsidiarité au sein de l’Union européenne : entre fédéralisme
européen et fédéralisme belge », Recherches sociologiques, 2000, 31 (1), p. 67-77 ; A. ALEN, « Le
principe de subsidiarité et le fédéralisme belge », Le Principe de subsidiarité, dir. F. DELPÉRÉE,
op. cit., p. 461-469 ; J.-C. SCHOLSEM, « Le principe de subsidiarité en question en droit consti-
tutionnel belge », ibid., p. 495-507 ; H. VUYE, « Réactions à l’égard du principe de subsidiarité
en droit constitutionnel belge », ibid., p. 509-513.
1. D. Z. CASS, « The Word that Saves Maastricht ? The Principle of Subsidiarity and the Divi-
sion of Powers within the European Community », Common Market Law Review, 1992, 29 (6),
p. 1107-1136. Cf. aussi D. FREIBURGHAUS, « Subsidiarität, ein Nachruf Überlegung zur
Bedutung von “Zauberworten” im europäischen politischen Diskurs », Schweizerische Zeit-
schrift für politische Wissenschaft, 1997, 3 (3), p. 197-227 ; W. HILZ, « Bedeutung und Instru-
mentalisierung des Subsidiaritätsprinzips für den europäischen Integrationsprozess », Aus
Politik und Zeitgeschichte, 1999, 21-22, p. 28-38. Parmi la littérature immédiatement postérieure
à l’adoption du traité, cf. A. L. TEADSDALE, « Subsidiarity in Post-Maastricht Europe », The
Political Quarterly, 1993, 64 (1), p. 187-197 ; P. MARQUARDT, « Subsidiarity and Sovereignty
in the European Union », Fordham International Law Journal, 1994, 18, p. 616-640 ; P. GREEN,
« Subsidiarity and European Union : Beyond the Ideological Impasse ? An Analysis of the Ori-
gins and Impact of the Principle of Subsidiarity within Politics of the European Community »,
Policy and Politics, 1994, 22 (4), p. 287-300 ; J. PETERSON, « Subsidiarity : a Definition to Suit
any Vision ? », Parliamentary Affairs, 1994, 47 (1), p. 116-132. Sur la redécouverte théorique du
principe de subsidiarité en Grande-Bretagne au tout début des années 1990, cf. M. WILKE,
H. WALLACE, Subsidiarity : Approaches to Power-Sharing in the European Community. Dis-
cussion Paper, Londres, The Royal Institute of International Affairs, 1990 ; A. ADONIS, « Sub-
sidiarity : Theory of a New Federalism ? », A Constitution for Europe. A Comparative Study of
Federal Constitutions and Plans for the United States of Europe, éd. P. KING, A. BOSCO,
Londres, Lothian Foundation Press, 1991, p. 63-73.
392 La subsidiarité germanique...
1. C. GRANT, Delors : Inside the House that Jacques Built, Londres, Brealeyn 1994, p. 218.
Rappelons-le ici, c’est lors d’une rencontre entre Jacques Delors et les ministres des Länder à
Bonn en mai 1988 que le Président de la Commission s’est convaincu de la nécessité pour la
Communauté de prendre en compte les inquiétudes des pouvoirs locaux et régionaux. Faut-il
pour autant voir dans l’usage de la subsidiarité par Jacques Delors un pur opportunisme ?
Aucunement : son attachement à la subsidiarité doit bien sûr être replacé dans la globalité de son
parcours intellectuel et compris à la lumière de son ambition sincère de donner une cohérence
doctrinale à la construction européenne. Cf. H. DRAKE, Jacques Delors en Europe, op. cit.,
p. 180-181 ; Jacques Delors. Perspectives on a European Leader, op. cit., p. 17-18, p. 119.
2. Les déclarations de Ralf Dahrendorf ont d’abord paru sous un pseudonyme (R. G. DAH-
RENDORF, « Wieland Europa », Die Zeit, 9 juillet 1971, 28, p. 3 ; « Ein neues Ziel für Europa »,
ibid., 16 juillet 1971, 29, p. 3 ; « Ralf Dahrendorf : A New Goal for Europe », trad. angl.
M. Hodges, European Integration. Selected Readings, Harmondsworth, Penguin, 1972, p. 82).
3. « Les mots choisis dans l’effroi ou créés dans l’espoir qu’ils opèrent tel un charme repoussant
des démons que l’on préfère éviter qu’affronter, ne peuvent que conduire à l’adoption d’un sys-
tème imparfait et donc insatisfaisant. » (V. MICHEL, « 2004 : le défi de la répartition des compé-
tences », Cahiers de droit européen, 2003, 1-2, p. 54). « La subsidiarité n’a pas d’ennemi ; c’est
mauvais signe. » (Y. GAUDEMET, « Libres propos sur la subsidiarité, spécialement en
Subsidiarité et Europe post-totalitaire. La conjonction fédérale 393
Europe », Mélanges P. Amselek, Bruxelles, Bruylant, 2005, p. 329 ; « La subsidiarité en Europe :
un principe ambigu et discutable », Futuribles, 2002, 280, p. 5-14). « On doit simplement
constater que l’application du principe de subsidiarité correspond en fait à l’introduction d’une
nouvelle culture dans l’action communautaire qui consiste à flatter les États pour vraisemblable-
ment les amener à consentir davantage de pouvoirs à la Communauté qui tend à terme à se subs-
tituer à eux. » (C.-É. GUDIN, « Subsidiarité et transparence de l’action communautaire »,
Revue des affaires européennes, 1993, 1, p. 57-62, ici p. 62).
1. Stephen Holmes a parlé de gag rules pour qualifier les compromis dilatoires qui sont souvent
au fondement même des grands textes juridiques (S. HOLMES, « Gag Rules or the Politics of
Omission », Constitutionalism and Democracy, éd. J. ELSTER, R. SLAGSTAD, Cambridge,
New York, et al., Cambridge University Press, Paris, Éditions de la MSH, 1988, p. 19-58).
2. Relevons au passage la concomitance entre la promulgation de l’encyclique Centesimus annus
et l’élaboration du traité de Maastricht. Cf., ici, J. VIGNON, « “La doctrine sociale de l’Église a
beaucoup imprégné le Grand Marché” », Objectif Europe, 1991, 13-14, p. 32-41.
3. D’une part : « La subsidiarité, dit Jacques Delors, est un principe qui va dans le sens des
citoyens puisque l’on renvoie la décision au plus près des citoyens. » (J. DELORS, L’Unité d’un
homme, op. cit., p. 282). D’autre part : « La subsidiarité, ce n’est pas seulement une limite à l’in-
tervention d’une autorité supérieure vis-à-vis d’une personne ou d’une collectivité qui est en
mesure d’agir elle-même, c’est aussi une obligation, pour cette autorité, d’agir vis-à-vis de cette
personne ou de cette collectivité pour lui offrir les moyens de s’accomplir. » (J. DELORS, « Le
principe de subsidiarité : contribution au débat », Subsidiarité : défi du changement, op. cit., p. 9 ;
« Le principe de subsidiarité », Le Nouveau concert européen, op. cit., p. 165).
4. Cf. J. CHARPENTIER, « Quelle subsidiarité ? », Pouvoirs, 1994, 69, p. 49-62.
394 La subsidiarité germanique...
n’est déjà plus 1985 : au seuil de son second mandat, le Président Delors rend
hommage à Denis de Rougemont et non plus à Altiero Spinelli1. Est-ce à dire
cependant qu’il opérait là un revirement politique sur le fond ? Nullement : la
nouveauté est surtout rhétorique. Aussitôt ces quelques phrases d’hommage
prononcées2, il n’hésite pas à marquer sa nette distance à l’égard du philo-
sophe genevois, préférant pour sa part s’en remettre, là encore, à une concep-
tion toute spinellienne de la subsidiarité : il faut, affirme-t-il, « trouver les
voies de l’intégration par le haut, sans laquelle les petites rivières des solida-
rités de voisinage ne conflueront jamais vers un grand fleuve »3. Version delo-
rienne du fonctionnalisme fédéral si l’on veut. Face au régionalisme des uns
et au souverainisme des autres, le Président Delors place bel et bien ses
espoirs dans le potentiel centralisateur de la subsidiarité. Exigence fédéraliste
qui sera constamment rappelée à l’approche de l’élargissement :
« La marche vers l’Union européenne dans une Communauté sensiblement
plus nombreuse qu’elle ne l’est aujourd’hui n’est nullement inconcevable. Elle
serait seulement plus difficile [...], car les modalités d’exercice de la subsidiarité
devraient s’accommoder d’une délégation de plus en plus importante au profit
de l’échelon central, afin de lui permettre de gérer la complexité et de faire
échec aux coalitions4. »
Conception toute spinellienne de la subsidiarité certes, mais qui, chez le
personnaliste Jacques Delors, se voit toujours tempérée par l’adjonction de
quelques mots fétiches — diversité et pluralisme — marqueurs idéologiques
prenant dans sa bouche une résonance très chrétienne. Où le champ lexical se
fait même très répétitif et insistant : « les principes de pluralisme et de subsi-
diarité » ; « les principes de subsidiarité et de diversité » ; « qui dit acceptation
du principe de subsidiarité dit respect du pluralisme et donc des diversités » ;
« la subsidiarité [...] permet le respect intégral des diversités »5. Comme pour
damentaux des travailleurs (Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travail-
leurs, 10 décembre 1989, considérant 14 ; COM (89) 471 final). Nous y reviendrons.
1. Cf. la citation en exergue de la sous-partie. Sur l’admiration de Rougemont pour son pays,
cf. D. de ROUGEMONT, La Suisse ou l’histoire d’un peuple heureux, Paris, Hachette, 1965.
2. Son hommage répondait davantage à une figure imposée qu’à une invocation idéologique :
Jacques Delors s’exprimait devant le Collège de Bruges pour célébrer l’année Rougemont.
3. J. DELORS, « Réconcilier l’idéal et la nécessité », Discours devant le Collège d’Europe,
Bruges, 17 octobre 1989, Le Nouveau concert européen, op. cit., p. 317.
4. J. DELORS, Discours au Center for European Studies, 30 novembre 1989, ibid., p. 161.
5. J. DELORS, « Réconcilier l’idéal et la nécessité », Discours devant le Collège d’Europe,
Bruges, 17 octobre 1989, Le Nouveau concert européen, op. cit., p. 318, p. 329, p. 330). Même
constat encore s’agissant du discours prononcé devant le Center for European Studies : « les
principes de subsidiarité et de diversité » ; « le respect des diversités qui n’est pas simple tolérance
passive des différences, mais reconnaissance active de la multiplicité des usages, traditions, sys-
tèmes d’organisation propres aux divers pôles nationaux ou régionaux qui composent le réseau
interactif de la Communauté » ; « le principe de subsidiarité apporte un contrepoids permanent
aux mécanismes du spill-over » ; « la gestion de la diversité » (J. DELORS, « La dynamique de la
construction européenne », Discours au colloque du Center for European Studies, 30 novembre
1989, ibid., p. 156, p. 157, p. 158, p. 160). Même constat enfin s’agissant d’un discours bilan pro-
noncé en 1991 : « La relance [du projet européen] est forte si l’on se place dans une perspective
historique. Elle est fondée sur [...] une idée-force, garante de la démocratie et de la diversité, je
veux parler des disposition du traité sur la subsidiarité, dont on ne soulignera jamais assez l’im-
portance » ; « [La subsidiarité] est un facteur de démocratie, et notamment de démocratie à
portée de la main, pour les capacités d’action qui sont réservées ou qui sont maintenues forte-
396 La subsidiarité germanique...
ment au niveau national ou régional » (J. DELORS, « Les leçons de Maastricht », Discours
devant le Parlement européen, 12 décembre 1991, ibid., p. 178, p. 181).
1. « Partout, écrit Denis de Rougemont, l’on voit les protestants revendiquer et appliquer un
système politique souple et vivant, respectueux des diversités, c’est-à-dire fédéraliste [...]. C’est
bien le même état d’esprit [« la cause de la tendance fédéraliste protestante »] qui explique à la
fois le respect des diversités en politique et le respect des personnes dans la vie privée. » (D. de
ROUGEMONT, Politique de la personne [1934], Paris, Je Sers, 1946, p. 209).
2. J. DELORS, « Le moment et la méthode », Le Débat, 1995, 83, p. 22.
3. Cf., ici, les analyses de Ken Endo (K. ENDO, « The Principle of Subsidiarity : From Johannes
Althusius to Jacques Delors », The Hokkaido Law Review, 1994, 44 (6), p. 553-652).
4. Cette étude a été réalisée par un théologien belge Marc Luyckx (M. LUYCKX, Histoire phi-
losophique du concept de subsidiarité, op. cit.). Pour quelques notations cursives, cf. J. VIGNON,
« Pour une démocratie de nations. L’Europe après Maastricht », Études, 1992, 376 (2), p. 149-
160 ; « “La doctrine sociale de l’Église a beaucoup imprégné le Grand Marché” », art. cit. Il faut
également souligner le rôle décisif joué par François Lamoureux, adjoint du chef de cabinet
Pascal Lamy (« “Monsieur Subsidiarité” », Revue des affaires européennes, 1993, 1, p. 46-48).
Pour une étude détaillée sur les collaborateurs du Président Delors à Bruxelles, cf. G. ROSS,
« Inside the Delors Cabinet », Journal of Common Market Studies, 1994, 32 (4), p. 499-523. Sou-
lignons enfin que Jérôme Vignon, ancien Président du Mouvement des cadres et dirigeants chré-
tiens (1974-1978) est aujourd’hui président des Semaines sociales de France. Il a succédé à Jean
Boissonnat (1995-2000) et à Michel Camdessus (2000-2007) après un passage par la DATAR,
qu’il avait entrecoupé par un bref retour à Bruxelles au tout début de la présidence de Romano
Prodi. Nous reviendrons plus bas sur son rôle d’animateur de la Governance Team dans les
Subsidiarité et Europe post-totalitaire. La conjonction fédérale 397
« Analyse comparée du débat sur la structure politique de l’Europe : vers une “Fédération
d’États-nations” ? », Revue internationale de politique comparée, 2003, 10 (1), p. 51-61.
1. Nous n’adhérons pas jusqu’au bout à la thèse d’Helen Drake : « J. Delors ne fut [pas] ce grand
et fervent fédéraliste que beaucoup ont voulu voir en lui. [...] [Son] intégrationnisme fut un
voyage à travers le temps et une question de nécessité, plus que le résultat de convictions
anciennes fortement ancrées : cette évolution, combinée avec sa préférence abstraite pour la
démocratie décentralisée [...], aboutit dans le contexte européen à des propositions en faveur de
la subsidiarité. » (H. DRAKE, Jacques Delors en Europe, op. cit., p. 41). Que Jacques Delors ne
fut pas militant européen de la première heure n’exclut pas qu’il ait eu une ambition fédéraliste.
Sur l’idéal fédéraliste dans l’action européenne de Jacques Delors, renvoyons, pour finir, à
G. ROSS, Jacques Delors and European Integration, Oxford, Oxford University Press, 1995.
2. Dernier rappel en date de l’attachement au concept : NOTRE EUROPE, J. DELORS,
« L’essentielle subsidiarité », L’Europe tragique et magnifique, Paris, Saint-Simon, 2007,
p. 81-82.
Subsidiarité et Europe post-totalitaire. La conjonction fédérale 399
1. M. RICHARD, « À la recherche d’une méthode pour l’Occident », Fédération, 1953, 104-
105, p. 696-705 ici p. 705 (les italiques figurent dans le texte original). À notre connaissance, il
s’agit-là de la première occurrence du principe de subsidiarité dans la France de l’après-guerre.
2. Les meilleures spécialistes l’ont montré, non seulement le non-conformisme des années 1930
était très divers, mais sa branche personnaliste était elle aussi riche de très nombreuses ramifica-
tions : J. TOUCHARD, « L’esprit des années 1930. Une tentative de renouvellement de la
pensée politique française », Tendances politiques dans la vie française depuis 1789, Paris,
Hachette, 1960, p. 89-118 ; J.-L. LOUBET DEL BAYLE, Les Non-conformistes des années 30,
op. cit. ; P. ANDREU, « Les idées politiques de la jeunesse intellectuelle de 1927 à la guerre »,
Revue des travaux de l’Académie des sciences morales et politiques, 1957, 110, p. 17-35.
3. Nous aurons à déterminer plus bas ce que Mounier a repris au fédéralisme proudhonien
(P.-J. PROUDHON, Du Principe fédératif [1863], Paris, Rivière, 1959) ; mais appréhender la
filiation personnalisme-fédéralisme suppose au préalable de s’écarter du mouvement Esprit.
4. E. MOUNIER, « L’Europe contre les hégémonies » [1938], Œuvres, op. cit., IV, 1963, p. 193-
207. Cet article a paru dans Esprit de novembre 1938. La vraie Europe, disait Emmanuel Mou-
nier au lendemain des accords de Munich, doit se construire contre toutes les hégémonies.
400 La subsidiarité germanique...
1. Plus encore qu’Emmanuel Mounier, c’est Jean-Marie Domenach, numéro deux d’Esprit de
1946 à 1957, qui sera la figure de proue de cette opposition résolue au fédéralisme européen :
J.-M. DOMENACH, « Quelle Europe ? », Esprit, 1948, 11, p. 639-656. Contra : M. RICHARD,
« Où sont les mystificateurs ? », Fédération, 1949, 48, p. 26-32. Jean-Marie Domenach prendra la
tête de la revue en 1957 après la mort d’Albert Béguin. Passé par la deuxième gauche, son succes-
seur Paul Thibaud évoluera pour sa part, péguysme aidant, vers une mystique gaulliste de plus
en plus assumée. Manière bien différente, contexte oblige, de s’opposer au fédéralisme européen :
rappelons qu’à l’époque dont il est question (l’immédiat après-guerre), le philocommuniste
Domenach se plaisait à taxer le Général de dangereux réactionnaire partisan du « capitalisme
européen » (J.-M. DOMENACH, « Quelle Europe ? », art. cit., p. 652).
2. Cf. C. ROY, Alexandre Marc et la jeune Europe (1904-1934). L’Ordre nouveau aux origines
du personnalisme, Nice, Presses d’Europe, 1998 ; I. GREILSAMMER, Le Mouvement fédéra-
liste en France de 1945 à 1974, Nice, Presses d’Europe, 1975 ; J. LOUGHLIN, « French Perso-
nalist and Federalist Movements in Interwar Period », European Unity in Context : The Inter-
war Period, ed. P. M. R. STIRK, Londres, Pinder, 1989, p. 188-200.
3. Naissance à laquelle il contribua : A. MARC, R. DUPUIS, « Le fédéralisme révolution-
naire », Esprit, 1932, 2, p. 316-324. Sur le dialogue entre Marc et Mounier, cf. C. ROY, « Emma-
nuel Mounier, Alexandre Marc et les origines du personnalisme », Emmanuel Mounier. L’actua-
lité d’un grand témoin, éd. G. COQ, Paris, Parole et Silence, 2003, p. 19-49. À des degrés divers,
ils héritent tous les deux de leurs précurseurs allemands, Paul-Ludwig Landsberg surtout. On
observe une plus grande proximité de Marc avec la protestation antirépublicaine de Weimar,
ainsi qu’une plus grande attirance de Mounier pour la philosophie d’un Max Scheler. Cf. les tra-
vaux de Thomas Keller, Christian Roy et John Hellman : T. KELLER, « Médiateurs personna-
listes entre générations non-conformistes en France et en Allemagne : Alexandre Marc et Paul L.
Landsberg », Ni gauche, ni droite. Les chassés-croisés idéologiques des intellectuels français et
allemands dans l’entre-deux-guerres, éd. G. MERLIO, Talence, Éditions de la Maison des
sciences de l’homme d’Aquitaine, 1995, p. 257-273 ; « Die Personalismen der Zwischenkriegszeit
und die deutsch-französischen Beziehungen : Wider die deutsche Kontinentgenzscheu », Le
Fédéralisme personnaliste aux sources de l’Europe de demain, éd. F. KINSKY, F. KNIPPING,
op. cit., p. 122-152 ; « Le personnalisme de l’entre-deux-guerres entre la France et l’Allemagne »,
Postface à C. ROY, Alexandre Marc et la jeune Europe, op. cit., p. 455-561 ; Deutsch-franzö-
sische Dritte-Weg-Diskurse. Personalistische Intellektuellendebatten der Zwischenkriegszeit,
Munich, Fink, 2000 ; « Discours parallèles et transferts culturels. Scheler, Landsberg, Mounier »,
Emmanuel Mounier. L’actualité d’un grand témoin, op. cit., p. 121-146 ; J. HELLMAN,
C. ROY, « Le personnalisme et les contacts entre non-conformistes de France et d’Allemagne
autour de l’Ordre Nouveau et de Gegner, 1930-1942 » [1990], Entre Locarno et Vichy. Les rela-
tions culturelles franco-allemandes dans les années 1930, dir. H.-M. BOCK, et al., Paris, CNRS
Éditions, 1993, p. 203-218 ; J. HELLMAN, « Du Sohlbergkreis (1930) au Mouvement européen
de l’après-guerre : Alexandre Marc et la montée des personnalismes », Le Fédéralisme personna-
liste aux sources de l’Europe de demain, op. cit., p. 183-194.
Subsidiarité et Europe post-totalitaire. La conjonction fédérale 401
1. Cf. R. ARON, A. DANDIEU, La Révolution nécessaire, Paris, Grasset, 1933. Marc a publié
un recueil de textes de Proudhon (A. MARC, Proudhon, Paris, Egloff, 1945). Sur Péguy, dans
la même veine que l’ouvrage de Mounier (E. MOUNIER, M. PÉGUY, G. IZARD, La Pensée
de Charles Péguy, Paris, Plon, 1931), cf. A. MARC, Péguy présent, Marseille, Clairière, 1941.
2. Dans les tout premiers numéros de la revue du mouvement (qui porte son nom), cf., outre les
articles d’Alexandre Marc, H. DANIEL-ROPS, D. de ROUGEMONT, « Spirituel d’abord »,
L’Ordre Nouveau, 1933, 3, p. 13-17. La revue voit le jour en mai 1933, après Esprit donc.
3. Lettre publiée en novembre : R. ARON, C. CHEVALLEY, H. DANIEL-ROPS,
R. DUPUIS, J. JARDIN, A. MARC, D. de ROUGEMONT, « Lettre à Hitler », ibid., 1933, 5.
Dès le numéro de juin, cf. un article d’Alexandre Marc qui s’attache à « distinguer entre la partie
destructrice et critique de l’hitlérisme qui apparaît parfois fondée et ses prétentions constructives
qui semblent à la fois dangereuses et insuffisantes » (A. MARC, « Hitler ou la révolution man-
quée », ibid., 1933, 2, p. 28-32, ici p. 28). Au titre des aspects positifs, Marc mentionne la saine
réaction contre la démocratie parlementaire et « la finance anonyme et vagabonde », le refus du
communisme et du capitalisme, l’énergique volonté de rompre avec le matérialisme.
4. Cf. J.-L. LOUBET DEL BAYLE, « “Non-conformistes” des années 30 et problèmes d’au-
jourd’hui », Le XXe siècle fédéraliste, 1971, 404, p. 7-14 ; « Le mouvement personnaliste français
des années 1930 et sa postérité », Politique et sociétés, 1998, 17 (1-2), p. 219-237.
5. Alexandre Marc dira du mot subsidiarité qu’il est « lourd et pédant » (A. MARC, « La révo-
lution, pour quoi faire ? », La Révolution fédéraliste [1968], Nice, Presses d’Europe, 1969,
p. 223). Cet ouvrage est la republication d’un numéro de L’Europe en formation initialement
paru en juillet 1968 (« Après la révolte de mai... la révolution fédéraliste », L’Europe en forma-
tion, 1968, 100). Ici : A. MARC, « La révolution, pour quoi faire ? », ibid., p. 56).
6. A. MARC, R. ARON, Principes du fédéralisme, Paris, Le Portulan, 1948 ; A. MARC, « Com-
ment agir ? », L’Action fédéraliste européenne, Neuchâtel, La Baconnière, 1948, p 20-32 ; « His-
toire des idées et des mouvements fédéralistes depuis la Première Guerre mondiale », Le Fédéra-
lisme, éd. G. BERGER, et al., Paris, PUF, 1956, p. 129-148 ; Dialectique du déchaînement.
402 La subsidiarité germanique...
d’une part : les hitlériens sont crédités d’une attitude salutaire : « ils refusent [...] — du moins en
théorie — de tomber dans le piège étatiste et de transférer toutes les fonctions économiques à
l’État ». Une réticence critique d’autre part : la « mystique [hitlérienne] de la masse » est accusée
de pervertir la nation en mettant son nationalisme « au service de l’État » et de la « race momi-
fiée » (A. MARC, « Hitler ou la révolution manquée », art. cit., p. 29, p. 32). En janvier 1936, le
jugement de Marc se fait plus explicite et plus tranché (A. MARC, « L’État contre les nations.
Guerre italienne et drame allemand », L’Ordre Nouveau, 1936, 27, p. 1-15).
1. M. RICHARD, « Principes et méthodes du fédéralisme », L’Ère des fédérations, éd.
R. ARON, J. BARETH, H. BRUGMANS, et al., Paris, Plon, 1958, p. 50. Sur l’assimilation
jacobinisme-nazisme, cf. D. de ROUGEMONT, « Les jacobins en chemise brune », L’Ordre
Nouveau, 1936, 36, p. 1-6 (repris dans Journal d’Allemagne, Paris, Gallimard, 1938, p. 86).
2. Nous soulignons. « Absorption de la nation par l’état » que Marc interprète comme « l’abou-
tissement inéluctable mais aussi normal et légitime d’un processus [...] lié à la nature même
de l’état » (A. MARC, « Patrie, Nation, État », ibid., 1936, 32, p. 29-30). Les colonnes d’Esprit
font place à une même critique du couple État-nation adossée à une défense de la nation comme
« vocation », cf. F. PERROUX, « Intelligence de la nation », Esprit, 1938, 75, p. 343-377.
Après-guerre, François Perroux reprend ce thème dans Fédération en fustigeant le jacobi-
nisme : F. PERROUX, « Du slogan à l’analyse : dépassement de la nation », Fédération, 1949,
55-56, p. 459-469 ; « Nation-patrie et nation-parti : les nations partisanes », ibid., 1949, 58,
p. 601-614.
3. A. MARC, « Le droit et les faits sociaux », L’Ordre nouveau, 1936, 29, p. 18. Dans le même
sens, cf. aussi deux autres articles importants : A. MARC, « Introduction à un droit nouveau »,
ibid., 1935, 20, p. 20-32 ; « La “formation” du droit et de l’État », ibid., 1936, 31, p. 31-44.
4. L’Ordre Nouveau, 1934, 9, p. 25. Et le même manifeste d’appeler à « la fin de l’État Moloch :
« Aujourd’hui l’État étouffe la Nation. Demain l’État ne sera plus qu’un instrument économique
et administratif, au service des nations libérées. » (Ibid., p. 26). Dès le premier numéro de
L’Ordre Nouveau paru en mai 1933, Daniel-Rops fustige l’« oppression statolâtrique » — pêle-
mêle : oppression financière, économique, policière, militaire, pédagogique et spirituelle
(H. DANIEL-ROPS, « L’État contre l’homme », ibid., 1933, 1, p. 5-9).
5. A. MARC, « La “formation” du droit et de l’État », art. cit., p. 37.
6. A. MARC, « L’état sans majuscule », ibid., 1934, 14, p. 31.
404 La subsidiarité germanique...
se fait plus explicite encore : « C’est [...] le cadre des états-nations qu’il s’agit
de briser, et c’est à la commune qu’il faut en revenir si l’on veut édifier une
véritable société fédérale1. »
Le programme est ainsi annoncé sans ambiguïté, toujours avec la même
prétention au dépassement des idéologies — marque de fabrique indéraci-
nable du chrétien investi en politique. À peu de chose près (l’insistance sur les
communes en moins, la fascination pour les régions en plus)2, on lit exacte-
ment le même argumentaire sous la plume de Denis de Rougemont, autre
grande figure du personnalisme fédéraliste déjà rencontrée plus haut3. Calvi-
niste formé à la théologie dialectique de Karl Barth, Suisse versé dans l’anti-
libéralisme protestant, Rougemont sera l’un des principaux passeurs entre
Esprit et Ordre Nouveau. Mais si l’auteur de Politique de la personne, de
Penser avec les mains et de L’Amour et l’Occident avait participé à l’aventure
« non-conformiste » dès le début des années 19304, son anticommunisme et
son européisme le conduiront très vite à se séparer de Mounier. Nous ver-
rons plus loin qu’à l’instar du divorce Mounier-Marc le divorce Mounier-
Rougemont portait moins sur la question de l’État (fédéralisme interne) que
sur la question de l’Europe (fédéralisme international)5. Contentons-nous, à
ce stade, de relever ce qui faisait toute la spécificité du fédéralisme intégral
1. A. MARC, « À hauteur d’homme », ibid., 1934, 15, p. 14. Sur la commune et le communa-
lisme marcien, cf. C. CHEVALLIER, A. MARC, « La folie des frontières », ibid., 1934, 12,
p. 18-26 ; A. MARC, Du Communalisme au fédéralisme intégral, Paris, La Fédération, 1948.
2. En 1951, l’un des compagnons de route d’Alexandre Marc au sein de Fédération, Jean Bareth,
sera l’un des fondateurs (avec Jacques Chaban-Delmas notamment) du Conseil des communes
d’Europe (aujourd’hui devenu Conseil des communes et régions d’Europe) et le principal artisan
des jumelages franco-allemands de l’après-guerre. Cf. J. BARETH, « Pour une nouvelle libéra-
tion : les communes de France sont majeures », Fédération, 1949, 57, p. 576-580.
3. De son étrange et spécieuse comparaison entre « démocraties bourgeoises » et dictature de
masse (« dictatures nées d’une révolution de masse »), le philosophe genevois conclut que « seul
le rythme de l’étatisme n’a pas été partout le même ». Et d’ajouter pour qui n’aurait pas compris :
« Tout étatisme est condamné à se vouloir franchement totalitaire, sinon c’est l’échec assuré. »
(D. de ROUGEMONT, « Du socialisme au fascisme », L’Ordre Nouveau, 1936, 35, p. 18-22, ici
p. 20, p. 22). Le texte débouche naturellement sur un vibrant appel au fédéralisme.
4. Les deux premiers ouvrages sont réédités après la guerre, le troisième remanié en 1954 :
D. de ROUGEMONT, Politique de la personne, op. cit. ; Penser avec les mains [1936], Neu-
châtel, La Baconnière, 1945 ; L’Amour et l’Occident [1939, 1954], Paris, UGE, 2006.
5. D. de ROUGEMONT, L’Europe en jeu, Neuchâtel, La Baconnière, 1948 ; L’Attitude fédéra-
liste, Paris, Jeunesse fédéraliste, 1954 ; Vingt-huit siècles d’Europe, Paris, Payot, 1961 ; « Pourquoi
je suis fédéraliste », Le XXe siècle fédéraliste, 1971, 402, p. 6-7. On trouvera une brève anthologie
de textes dans D. de ROUGEMONT, « Textes sur le fédéralisme » [1946-1969], Cadmos, 1986,
9 (36), p. 9-28. Sur Denis de Rougemont, cf. A. MARC, « Denis de Rougemont, un homme à
venir », Cadmos, 1986, 9 (33), p. 25-46 ; F. KINSKY, « Où en est le fédéralisme de Denis de Rou-
gemont ? », ibid., p. 63-86 ; D. SIDJANSKI, « “Penser avec les mains” », ibid., p. 47-61 ; « Fédé-
ralisme (et néofédéralisme) », Dictionnaire international du fédéralisme, dir. D. de ROUGE-
MONT, op. cit., p. 67-79 ; B. ACKERMANN, « Denis de Rougemont ou la conquête de la
personne », Le Fédéralisme personnaliste aux sources de l’Europe de demain, éd. F. KINSKY,
F. KNIPPING, op. cit., p. 72-85 ; Denis de Rougemont, de la personne à l’Europe, Lausanne,
Paris, L’Âge d’homme, 2000 ; J.-P. GOUZY, « Denis de Rougemont, l’Europe et la crise du
xxe siècle », L’Europe en formation, 2006, 3, p. 33-63 ; D. SIDJANSKI, « Denis de Rougemont,
l’Européen », Denis de Rougemont, l’Européen, dir. D. SIDJANSKI, Genève, Centre européen
de la Culture, Fondation Martin-Bodmer, 2006, p. 9-21.
Subsidiarité et Europe post-totalitaire. La conjonction fédérale 405
1. Cf. A. MARC, Avènement de la France ouvrière. Traditions et aspirations des travailleurs
français, Porrentruy, Éditions des Portes de France, 1945. Dès 1938 (dans un texte peu connu en
France car publié au Québec), Alexandre Marc s’était montré assez critique sur les « commu-
nautés de travail » de François Perroux : A. MARC, « Le corporatisme français prépare-t-il sa
révolution copernicienne ? », L’Actualité économique, 1938, 14, p. 311-332.
2. Le philocommunisme et l’anticapitalisme en moins, nous retrouvons ici l’inspiration person-
nelle d’un Jean-Marie Domenach (J.-M. DOMENACH, « Quelle Europe ? », art. cit.).
3. Qu’il suffise ici d’égrener quelques-unes des publications marciennes : A. MARC, « Le fédé-
ralisme des ethnies. Le respect des autonomies », L’Europe en formation, 1963, 44, p. 5-6 ;
« Anarchisme, socialisme, fédéralisme », ibid., 1973, 163-164, p. 3-13 ; « Les quatre composantes
du fédéralisme », ibid., 1976, 190-192, p. 55-62 ; « New and Old Federalism : Faithful to the Ori-
gins », Publius, 1979, 9 (4), p. 117-130 ; « Pour en finir avec l’État », L’Europe en formation,
1992, 284, p. 27-45 ; « Le fédéralisme, pour quoi faire ? », ibid., 1992, 286, p. 23-28 ; « Quel fédé-
ralisme pour quelle Europe ? Mais le fédéralisme personnaliste ! », ibid., 1994, 294-295, p. 25-58 ;
Fondements du fédéralisme. Destin de l’homme à venir, Paris, L’Harmattan, 1997. Pour une
analyse, cf. B. VAYSSIÈRE, « Alexandre Marc : les idées personnalistes au service de l’Europe »,
Inventer l’Europe, dir. G. BOSSUAT, op. cit., p. 383-401 ; R. VUILLERMOZ, « L’influence
du personnalisme dans les premières années de la vie de l’“Union européenne des fédéralistes”
à travers l’œuvre d’Alexandre Marc », Le Fédéralisme personnaliste aux sources de l’Europe
de demain, éd. F. KINSKY, F. KNIPPING, op. cit., p. 200-210. Sur la dimension régionaliste,
cf. P. BARRAL, « Idéal et pratique du régionalisme dans le régime de Vichy », Revue française
de science politique, 1974, 24 (5), p. 911-939) ; R. PASQUIER, « Régionalisation française revi-
sitée : fédéralisme, mouvement régional et élites modernisatrices (1950-1964) », Revue française
de science politique, 2003, 53 (1), p. 101-125.
4. Ainsi que l’écrivait dès 1933 Arnaud Dandieu : à l’universalisme personnaliste répond tout
naturellement le particularisme fédéraliste (A. DANDIEU, « Y a-t-il un seuil entre cité et huma-
nité ? À propos du récent ouvrage de Henri Bergson », Archives de philosophie du droit, 1933,
p. 204-218). Cf. aussi A. MARC, R. DUPUIS, « Le fédéralisme révolutionnaire », art. cit.
406 La subsidiarité germanique...
1. Cf. la série d’articles de Marc publiés dans L’Europe en formation d’avril à décembre 1963 :
A. MARC, « La planification à la lumière du fédéralisme », L’Europe en formation, 1963, 37,
p. 9-10 ; 38, p. 13-14 ; 39, p. 15-16 ; 42-43, p. 22-23 ; 44, p. 20-22 ; 45, p. 19-21.
2. Cf. V. AUZÉPY-CHAVAGNAC, « La Jeune Droite catholique (années 1930 et 1940) : his-
toire d’une différence », Mil Neuf Cent, 1995, 13 (1), p. 81-102 ; Jean de Fabrègues et la Jeune
Droite catholique. Aux sources de la Révolution nationale, Villeneuve-d’Ascq, Presses universi-
taires du Septentrion, 2002 ; H.-W. ECKERT, Konservative Revolution in Frankreich ? Die
Nonkonformisten der Jeune Droite in der Krise der 30er Jahre, Munich, Oldenbourg, 2000 ;
N. KESSLER, Histoire politique de la Jeune Droite (1929-1942). Une révolution conservatrice à
la française, Paris, L’Harmattan, 2001. Véronique Chavagnac parle de « subsidiarité du poli-
tique » pour qualifier l’idéologie de la Jeune Droite, qui prend donc ses distances vis-à-vis du
maurrasisme officiel (V. CHAVAGNAC, « Les écrivains catholiques et l’esprit des années 20 »,
Intellectuels chrétiens et esprit des années 20, dir. P. COLIN, Paris, Le Cerf, 1997, p. 49).
3. La plupart ont publié dans la revue de l’Institut d’études corporatives et sociales : J. BASSOT,
« Proudhon et La Tour du Pin. Essai de rapprochement de leur conception sur le travail et la
propriété », Cahiers de travaux, 1943, 1, p. 41-44 ; 5, p. 48-51 ; 7, p. 55-57 ; J. DAUJAT, « Notion
sociale de la propriété selon La Tour du Pin », ibid., 1943, 6, p. 35-36 ; A. CHARRIÈRE, « La
conception corporative de Vogelsang », ibid., 1943, 5, p. 52-56, 7, p. 46-54.
4. Sur ce recyclage, cf. A. COHEN, « De la Révolution nationale à l’Europe fédérale. Les méta-
morphoses de la troisième voie aux origines du mouvement fédéraliste français La Fédération
(1943-1948) », Le Mouvement social, 2006, 217, p. 53-72. Dans le même ordre d’idées, Antonin
Cohen a étudié la reconversion keynésienne du corporatisme : A. COHEN, « Du corporatisme
au keynésianisme. Continuités pratiques et ruptures symboliques dans le sillage de François
Perroux », Revue française de science politique, 2006, 56 (4), p. 555-592. Pour une lecture diffé-
rente du cas François Perroux, à l’aune du fédéralisme, cf. O. BEAUD, « Le fédéralisme écono-
mique selon François Perroux. Contribution à l’étude du fédéralisme », Économie et théories
économiques en histoire du droit et en philosophie, op. cit., p. 325-353. Plus généralement,
cf. O. DARD, « Les économistes, des années 20 aux débuts de la construction européenne, et
l’unité européenne, Inventer l’Europe, dir. G. BOSSUAT, op. cit., p. 143-155. Sur le mouvement
de manière générale, cf. V. HEYDE, « Le mouvement fédéraliste français “La Fédération”, 1944-
Subsidiarité et Europe post-totalitaire. La conjonction fédérale 407
1960 », Revue d’histoire diplomatique, 2003, 117, p. 133-170 ; C. BERGAMI, « Les fédéralistes
français entre les nouvelles relèves de l’entre-deux-guerres, La Fédération et le Conseil des
communes d’Europe », Cultures politiques, opinions publiques, et intégration européenne, dir.
M.-T. BITSCH, W. LOTH, C. BARTHEL, op. cit., p. 371-387.
1. Brève sélection d’articles sur les thèmes qui nous intéressent : D. de ROUGEMONT, « Pour
sauver la paix, commencer par l’Europe », Fédération, 1949, 49, p. 70-77 ; « Fédéralisme et natio-
nalisme », ibid., 1954, 116-117, p. 613-628 ; « La Suisse, un exemple pour l’Europe », ibid., 1956,
141, p. 596-598 ; R. ARON, « Philosophie et tactique du fédéralisme », ibid., 1953, 106, p. 773-
781 ; A. MARC, « Crise de conscience européenne », ibid., 1955, 120-121, p. 16-26 ; « Qu’est-ce
que le fédéralisme ? », ibid., 1955, 124-125, p. 327-333 ; J. DAUJAT, « Notre adversaire : la cen-
tralisation », ibid., 1949, 59, p. 675-680 ; « L’idéalisme et le désordre moderne », ibid., 1956, 134,
p. 155-164 ; « Les conséquences de l’idéalisme », ibid., 1956, 137-138, p. 450-459 ; J. BASSOT,
« Fédéralisme et famille », ibid., 1949, 55-56, p. 490-495.
2. Cf. J. DAUJAT, « Néolibéralisme et fédéralisme », ibid., 1948, 38, p. 31.
3. B. de JOUVENEL, Du Pouvoir. Histoire naturelle de sa croissance [1945], Paris, Hachette,
2006, p. 21 sq., p. 415 sq. Neuf ans plus tard, en 1954, Alexandre Marc fera le même éloge des
analyses de Jacob Talmon sur la démocratie totalitaire (A. MARC, « La révolution pour quoi
faire ? », art. cit. ; La Révolution fédéraliste, op. cit., p. 185-229). Cf. aussi B. de JOUVENEL, De
la Souveraineté. À la recherche du bien politique [1955], Paris, Génin, 1960 (ouvrage publié par
Marie-Thérèse Génin, directrice de la Librairie de Médicis). Dans Fédération : B. de JOU-
VENEL, « De l’autorité », Fédération, 1955, 120-121, p. 5-15 ; « Le miracle de l’Europe », ibid.,
1953, 102-103, p. 581-594 ; « Naissance d’une fédération », ibid., 1955, 122, p. 116-124. Cf., enfin,
un recueil de textes sur l’Europe : B. de JOUVENEL, Quelle Europe ?, Paris, Le Portulan, 1947.
Sur la conception jouvenélienne du pouvoir : W. GREWE, « Der Minotorus », Ordo, 1950, 3,
p. 284-292 ; G. HABERMANN, « Die soziale Weisheit des Bertrand de Jouvenel », ibid. ; 1995,
46, p. 57-76. Précisons que le cas Jean Daujat n’implique pas celui de Jacques Maritain. La stato-
phobie maritainienne se tiendra toujours à distance du néolibéralisme ; elle restera dans la ligne
d’un Berdiaeff ou d’un Bernanos, catholique et non libérale, insistant sur l’incompatibilité fon-
cière entre l’Évangile et l’État. Cf. J.-L LOUBET DEL BAYLE, « Bernanos et la l’idée de crise
de civilisation », Mélanges J. Ellul, Paris, PUF, 1983, p. 625-641.
4. M. RICHARD, « À la recherche d’une méthode pour l’Occident », art. cit. Sous la plume de
Max Richard, le principe de subsidiarité est souvent rapporté à l’expérience helvétique
(M. RICHARD, « Principes et méthodes du fédéralisme » [1954], Fédération, 1955, 124-125,
p. 334-345, ici p. 341 sq. ; L’Ère des fédérations, op. cit., p. 49 sq.). Sur l’Europe plus particulière-
ment, cf. M. RICHARD, « Où sont les mystificateurs ? », art. cit. ; « Où en est la fédération
408 La subsidiarité germanique...
européenne ? », ibid., 1953, 102-103, p. 595-609 ; « Quelle Europe ? », ibid., 1956, 141, p. 630-
635. La subsidiarité sera systématiquement présente dans l’ensemble de ses publications ulté-
rieures : M. RICHARD, Une Politique fédéraliste. L’Europe, la liberté, la paix, Paris, Action
européenne fédéraliste, 1967, p. 15 ; Après la Révolution de Mai. L’heure du fédéralisme, Paris,
Mouvement fédéraliste, français, 1968 ; Le Fédéralisme, réponse à la crise du monde occidental,
Paris, Mouvement fédéraliste français, 1971, p. 18 ; « Un parti fédéraliste ? », Le XXe siècle fédéra-
liste, 1971, 401, p. 7-10 ; Lettre fédéraliste à un jeune Français, Paris, Le xxe siècle fédéraliste,
1978, p. 34. Cf., enfin, son hommage à Denis de Rougemont, qui, en pas plus deux pages,
invoque trois fois le principe de subsidiarité (M. RICHARD, « Europe, nation, région »,
Mélanges D. de Rougemont, Genève, Centre européen de la Culture, 1989, p. 187-189).
1. A. SÜSTERHENN, « Régime fédéral de Bonn », Fédération, 1956, 141, p. 611-615. Sur cinq
pages au total, le mot subsidiarité n’apparaît pas moins de quatre fois en français. « Le fédéra-
lisme en Allemagne, écrit le père fondateur de la Loi fondamentale, ne se limite pas au seul
domaine du droit constitutionnel, c’est-à-dire aux rapports entre la Fédération et les Länder.
C’est un principe général d’ordre sociologique, politique, social et philosophique qui, s’inspirant
de l’idée de subsidiarité, imprègne tous les secteurs de la vie humaine. » (Ibid., p. 615). Dans la
même veine mais sans le mot subsidiarité, deux ans auparavant, sous la plume de Heinrich Hell-
wege, ministre fédéral en charge des questions relatives au Bundesrat : « Le fédéralisme exprime
[...] une mentalité et un style de vie : il répond à toutes les questions concernant la liberté, la
démocratie, la dignité humaine, la personnalité et la responsabilité. À l’époque du collectivisme
et de la “massification”, notre option pour ou contre le fédéralisme se révèle comme une option
entre la personne et la masse, entre la liberté individuelle et le totalitarisme, entre la responsabi-
lité et l’anonymat, entre la tradition et le déracinement. » (H. HELLWEGE, « Le fédéralisme est
un style de vie », ibid., 1954, 116-117, p. 629-638, ici p. 631).
2. Parmi une production impressionnante, cf. H. BRUGMANS, P. DUCLOS, Le Fédéralisme
contemporain, Leyde, Sijthoff, 1962 ; H. BRUGMANS, « Positions fédéralistes européennes »,
Fédération, 1949, 54, p. 393-398 ; La Cité européenne [1950], Maastricht, Presses interuniversi-
Subsidiarité et Europe post-totalitaire. La conjonction fédérale 409
taires européennes, 1985 ; « Un civisme européen », Fédération, 1955, 122, p. 125-129 ; Panorama
de la pensée fédéraliste, Paris, La Colombe, 1956 ; « Le fédéralisme et l’Europe », L’Ère des fédé-
rations, op. cit., p. 98-114 ; Les Origines de la civilisation européenne, I-II, Liège, Thone, 1958-
1961 ; L’Idée européenne, 1920-1970 [1965], Bruges, Collège d’Europe, Tempel, 1970 ; La Pensée
politique du fédéralisme, Leyde, Sijthoff, 1969 ; Présence des chrétiens sur le chantier européen,
Bruxelles, OCIPE, 1976 ; L’Europe vécue, Paris, Casterman, 1979 ; À travers le siècle, Bruxelles,
Presses interuniversitaires européennes, 1993.
1. Son maître ouvrage, La Pensée politique du fédéralisme, comprend un chapitre entier consacré
à la subsidiarité, significativement intitulé « De l’étatisme à la subsidiarité », où les citations des
encycliques pontificales voisinent avec la reprise des thèses croziériennes du Club Jean-Moulin
— alors très en vogue (nous sommes dans la période post-Mai 1968) : la responsabilité et la
proximité contre l’État administratif (H. BRUGMANS, La Pensée politique du fédéralisme,
op. cit., p. 65-81). Au-delà du cas Brugmans, un parallèle a clairement été établi entre Ordre
Nouveau et le Club Jean-Moulin : E. LIPIANSKY, B. RETTENBACH, Ordre et démocratie.
Deux sociétés de pensée : de L’Ordre Nouveau au Club Jean-Moulin, Paris, PUF, 1967.
2. Cf. A. COHEN, « De congrès en assemblées. La structuration de l’espace politique transna-
tional européen au lendemain de la guerre », Politique européenne, 2006, 18, p. 105-125.
3. UEF, Rapport du premier congrès annuel, Montreux, 27-31 août 1947, Genève, Palais Wilson,
1947 ; D. de ROUGEMONT, « L’attitude fédéraliste », ibid., p. 8-16 ; H. BRUGMANS, « Posi-
tions fondamentales du fédéralisme européen », ibid., p. 17-29 ; A. MARC, R. SILVA, « En guise
de conclusion... », ibid., p. 137-140. Cf. aussi « Le congrès de Montreux de l’UEF (27-31 août
1947) », L’Europe en formation, 1989, 274, p. 45-56. Du second congrès, celui de La Haye, il
ressortira le Message aux Européens, déclaration finale rédigée par Denis de Rougemont lui-
même et qui, de son propre aveu, aura un impact décisif sur Jean Monnet.
4. Pour une présentation non dénuée d’arrière-pensées, cf. le panorama donné dans Esprit
de novembre 1948, en guise de préambule à l’article déjà cité de Jean-Marie Domenach
(« Documentaire », Esprit, 1948, 150, p. 608-638). Outre un recensement des mouvements fédé-
ralistes, le dossier comprend des textes d’Hendrik Brugmans, Bernard Voyenne et Max Richard.
410 La subsidiarité germanique...
Parti radical, après un flirt platonique avec Vichy, Georges Scelle lui-même
ne cacha pas son engagement politique en faveur d’une Europe fédérale1.
Autre exemple, s’il en est, d’une connivence naturelle entre corporatisme et
fédéralisme, très loin de s’exprimer sur la seule aile maurrassienne de l’échi-
quier politique. Sous l’Occupation, il n’hésita pas, comme beaucoup d’autres
universitaires, à prendre la plume dans la revue de Maurice Bouvier-Ajam et
à s’y prononcer en faveur de syndicats obligatoires2 ; mais des syndicats
dégagés de toute tutelle étatique, précisait-il alors. Sur le plan interne, filia-
tion durkheimienne aidant, les faveurs de Georges Scelle allaient naturelle-
ment à un système fondé sur une décentralisation fonctionnelle et des corps
intermédiaires. Aussi l’expérience pétainiste sera-t-elle, au bout du compte,
fermement critiquée : pour son irrémissible péché d’étatisme, bien entendu.
Dans sa théorie fédérale, il voulait voir un prolongement direct des thèses de
Léon Duguit sur le terrain international : le fédéralisme comme continuation
logique et nécessaire du programme duguiste de démembrement de la puis-
sance publique. Les termes du couplage avec le fédéralisme intégral étaient
ainsi tout trouvés : faire de la question de la souveraineté un enjeu fonc-
tionnel de répartition des compétences.
Du fédéralisme scellien, Guy Héraud retiendra l’inspiration générale mais,
à ses yeux, Georges Scelle n’allait pas assez loin dans la fédéralisation : le
fédéralisme doit être intégral, professait-il à la suite d’Alexandre Marc, parce
que le mal de l’État est lui-même intégral3. Sa vocation est sociétale : consi-
dérer la vie sociale dans son intégralité en dehors même de la question institu-
tionnelle de l’État et de sa souveraineté. Volontiers inscrit dans le registre du
droit, le discours n’en était pas moins idéologique ; il ne surprenait pas chez
un juriste qui n’avait jamais prétendu faire œuvre de neutralité axiologique.
Mais l’insidieux mélange de littérature savante et de littérature militante est
devenu tel que l’apport conceptuel s’effaça peu à peu devant cette obsession
statophobique, décidément maladive. Guy Héraud poussa même l’engage-
ment public jusqu’à se porter candidat « fédéraliste européen » à l’élection
présidentielle de 19744. Dans son programme, un axe ressortait tout parti-
culièrement : L’Europe des ethnies, slogan dont il fera bientôt sa marque de
fabrique personnelle5. Un peu dans la veine de Rougemont, et peut-être pour
ethniques », Mélanges F. Dehousse, Bruxelles, Labor, Paris, Nathan, 1979, II, p. 39-44 ; « Mino-
rités », Dictionnaire international du fédéralisme, dir. D. de ROUGEMONT, op. cit., p. 109-
116. Pour un commentaire synthétique sur ce programme ethnique, cf. C. NIGOUL, « Guy
Héraud ou l’Utopia Ethnica », L’Europe en formation, 2003, 4, p. 5-8.
1. Cf. D. de ROUGEMONT, « Vers une fédération des régions », L’Europe en formation, 1968,
100, p. 18-23 ; La Révolution fédéraliste, op. cit., p. 57-80 ; L’Un et le divers, Neuchâtel, La
Baconnière, 1970 ; Lettre ouverte aux Européens, Paris, Albin Michel, 1970 ; « Dépasser l’État-
nation », Preuves, 1970, 4, p. 54-59 ; L’Avenir est notre affaire, Paris, Stock, 1977 ; « Formule
d’une Europe parallèle ou rêverie d’un fédéraliste libertaire », Mélanges F. Dehousse, Bruxelles,
Labor, Paris, Nathan, 1979, II, p. 29-30 ; « Alexandre Marc et l’invention du fédéralisme », Le
Fédéralisme et Alexandre Marc, op. cit., p. 51-69 ; « L’État national contre l’Europe », Cadmos,
1984, 7 (25), p. 88-112. Cette dimension ethnico-régionaliste du fédéralisme sera célébrée autant
dans les cercles de la New Left américaine que du côté de la Nouvelle Droite française :
L. KÜHNHARDT, « Federalism and Subsidiarity », Telos, 1992, 91, p. 77-86 ; G. L. ULMEN,
« Qu’est-ce que le fédéralisme intégral ? », trad. fr. A. de Benoist, Krisis, 1993, 13-14, p. 173-190 ;
R. D’AMICO, P. PICCONE, « L’avenir du fédéralisme », trad. fr. P. Baillet, ibid., 1999, 22,
p. 69-80 ; P. PICCONE, « La crise du libéralisme et l’émergence du populisme fédéraliste »,
trad. fr. A. de Benoist, ibid., p. 127-158 ; P. SALLERON, « Le réveil ethnique en France »
[1966], ibid., p. 167-180 ; A. de BENOIST, « What is Sovereignty ? », Telos, 1999, 116, p. 99-118 ;
G. FELTIN-TRACOL, « Pour la subsidiarité. Patrie, État et postmodernité dans le nou-
vel ordre de la Terre », Krisis, 2009, 31, p. 130-150. Pour une mise en perspective critique,
cf. G. TALSHIR, « Knowing Right from Left : The Politics of Identity between the Radical Left
and Far Right », Journal of Political Ideologies, 2005, 10 (3), p. 311-335. Pour une analyse des
extrémismes (Ligue du Nord en Italie, Vlaams Belang en Belgique, FPÖ en Autriche) qui
invoquent la subsidiarité, cf. P. POIRIER, Subsidiarity, Regionalism and State-Nationalism : An
Ideological Gap Between European Parties of the New Right ?, Luxembourg, Centre de
recherche Gabriel-Lippmann, 2001 ; Les droites extrêmes en Europe. Histoire et identité(s)
politique(s), Thèse de doctorat en science politique, dir. P. Bénéton, P. Portier, Rennes, Univer-
sité de Rennes I, 2001 ; A. COLOMBO, « The “Lombardy Model” : Subsidiarity-informed
Regional Governance », Social Policy and Administration, 2008, 42 (2), p. 177-196.
2. « Après la révolte de mai, la révolution fédéraliste », L’Europe en formation, 1968, 100.
Célébré par la « nouvelle droite », Héraud le sera aussi par la gauche française, pour peu qu’elle
ne soit pas jacobine : M. BRAUD, F. CÉPÈDE, « Enquête sur la subsidiarité », Cahiers et revue
de l’OURS, 1992, 207, p. 2-3 ; S. CLOUET, « Subsidiarité et cultures en Europe », ibid., p. 30 ;
M. BRAUD, « La subsidiarité remise sur ses pieds : le socialisme fédéraliste », ibid., p. 39.
3. Sur le retour personnaliste à la nature, à l’écologie et à la région, il faut souligner l’impact
déterminant des travaux de Jacques Ellul (le père spirituel d’Ivan Illich) et de son condisciple
Bernard Charbonneau. Tous les deux basés à Bordeaux, ils furent à l’origine du courant (dit
414 La subsidiarité germanique...
gascon) du personnalisme écologiste, qui, dès les années 1930, mettait l’accent sur la préservation
de l’environnement naturel de l’homme (C. ROY, « Aux sources de l’écologie politique : le per-
sonnalisme “gascon” de Bernard Charbonneau et Jacques Ellul », Annales canadiennes d’his-
toire, 1992, 27, p. 67-100 ; « Ecological Personalism : The Bordeaux School of Bernard Charbon-
neau and Jacques Ellul », Ethical Perspectives, 1999, 6 (1), p. 33-44 ; P. TROUDE-CHASTENET,
dir., Sur Jacques Ellul, Bordeaux, L’Esprit du temps, 1994 ; Jacques Ellul, penseur sans frontières,
Bordeaux, L’Esprit du temps, 2005 ; P. TROUDE-CHASTENET, Lire Ellul, Bordeaux, PUB,
1992 ; « Jacques Ellul : une jeunesse personnaliste », Revue française d’histoire des idées poli-
tiques, 1999, 9, p. 55-75 ; « Christianisme, personnalisme et fédéralisme dans l’œuvre de Jacques
Ellul », L’Europe en formation, 1999-2000, 315-316, p. 239-260). Signalons la parenté avec l’évo-
lution de Bertrand de Jouvenel, également repérable chez Wilhelm Röpke (B. de JOUVENEL,
Arcadie. Essai sur le mieux-vivre [1969], Paris, Gallimard, 2002).
1. Cf., ici, les analyses classiques de Ronald Inglehart et d’Alain Touraine : R. INGLEHART,
The Silent Revolution, Princeton, Princeton University Press, 1977 ; La Transition culturelle
dans les sociétés industrielles avancées [1990], trad. fr. B. Frumer, A.-R. Maisonneuve, G. Sudrie,
Paris, Économica, 1993 ; A. TOURAINE, La Voix et le regard, Paris, Le Seuil, 1978.
2. Sur cette évolution idéologique, cf. M. DUBRULLE, éd., Régionalisme, fédéralisme, écolo-
gisme : l’union de l’Europe sur de nouvelles bases économiques et culturelles, Bruxelles, Presses
interuniversitaires européennes, 1995 ; P. GRÉMION, « Personnalisme, fédéralisme, progres-
sisme », Mélanges D. de Rougemont, Genève, Centre européen de la culture, 1989, p. 125-133 ;
F. SAINT-OUEN, Denis de Rougemont et l’Europe des régions, Genève, Fondation Rouge-
mont, 1993. Cf. aussi la thèse de Jean Jacob, peut-être excessive mais souvent percutante
(J. JACOB, Le Retour de L’Ordre Nouveau. Les métamorphoses d’un fédéralisme européen,
Genève, Droz, 2000), et la réponse non moins critique de Vlad Constantisnesco (V. CONSTAN-
TINESCO, « Le fédéralisme intégral n’est-il, au fond, qu’une idéologie de droite qui se dissi-
mule sous un masque révolutionnaire ? », L’Europe en formation, 2001, 321, p. 33-44).
3. Pensons, ici, au travail de l’historien bâlois Adolf Gasser : A. GASSER, Die Territoriale
Entwicklung der Schweizerischen Eidgenossenschaft, 1291-1797 [1932], Aarau, Sauerlander,
1952 ; L’Autonomie communale et la reconstruction de l’Europe. Principes d’une interprétation
éthique de l’histoire [1946], trad. fr. W. Perrenoud, Neuchâtel, La Baconnière, 1947.
4. L. KOHR, The Breakdown of Nations [1957], Londres, Routledge and Paul, 1986 ;
E. F. SCHUMACHER, Small Is Beautiful. Une société à la mesure de l’homme [1973], trad. fr.
D. et W. Day, M.-C. Florentin, Paris, Le Seuil, 1985. Pour l’établissement d’un lien explicite
entre Adolf Gasser ou Leopold Kohr et le principe de subsidiarité, cf. F. ESTERBAUER, et al.,
dir., Von der freien Gemeinde zum föderalistischen Europa. Festschrift A. Gasser, Berlin,
Duncker und Humboldt, 1983 ; G. HABERMANN, « Müssen Utopien sozialistisch sein ? »,
Ordo, 2004, 55, p. 99-126, spécialement p. 118 sq. Plus généralement, sur le fédéralisme et l’État
en Suisse lus à la lumière de la subsidiarité, cf. H. STADLER, Subsidiaritätsprinzip und Födera-
lismus. Ein Beitrag zum schweizerischen Staatsrecht, op. cit. ; J. VOYAME, « Le principe de
subsidiarité dans la répartition des tâches entre Confédération et cantons », Festschrift K. Eichen-
berger, Bâle, Francfort, Helbing und Lichtenhahn, 1982, p. 121-129 ; E. PROKOP, « La subsi-
diarité suisse face à la subsidiarité communautaire : une analyse juridique », La Suisse en Europe.
Une réflexion pluridisciplinaire, Genève, Institut universitaire d’études européennes, 1992,
p. 87-138 ; S. CATTACIN, R. VITALI, « La Suisse entre subsidiarité et étatisme », Revue des
Subsidiarité et Europe post-totalitaire. La conjonction fédérale 415
1. Et d’invoquer la nature : la centralisation jacobine, écrit Proudhon, est « le produit de la poli-
tique bien plus que de la nature » (P.-J. PROUDHON, Du Principe fédératif, op. cit., p. 507).
2. Sauf deux points peut-être : la dimension économique et l’idéal contractualiste. Au fonde-
ment de la société proudhonienne, on trouve non pas des familles mais des communes, des ate-
liers et des usines. Le modèle proudhonien de justice sociale se veut par ailleurs contractuel : il
repose sur l’égalité concurrentielle dans l’échange par la conclusion de contrats libres.
3. Ibid., p. 271. Plus loin, sur cette heureuse synthèse : « L’idée de Fédération est certainement la
plus haute à laquelle se soit élevé jusqu’à nos jours le génie politique. [...] Elle résout toutes les
difficultés que soulève l’accord de la Liberté et de l’Autorité. [...] L’opposition des principes
apparaît enfin comme la condition de l’universel équilibre. » (Ibid., p. 352-353). Sur ce point
central, renvoyons à une étude de référence peu consultée en France : R. VERNON, éd., The
Principle of Federation by P.-J. Proudhon, Toronto, University of Toronto Press, 1979.
4. La pensée de Proudhon présente de multiples aspérités mais un dénominateur commun se
dégage à partir des années 1847-1850 qui, de l’anarchisme au mutuellisme en passant par le socia-
lisme autogestionnaire, aboutit au schéma du Principe fédératif. C’est en tout cas ce que
Proudhon a pu dire de lui-même : « Toutes mes idées économiques, élaborées depuis vingt-cinq
ans, peuvent se résumer en ces trois mots : Fédération agricole industrielle. Toutes mes vues poli-
tiques se réduisent à une formule semblable : Fédéralisation politique ou Décentralisation. [...]
Toutes mes espérances d’actualité et d’avenir sont exprimées par ce troisième terme, corollaire
Subsidiarité et Europe post-totalitaire. La conjonction fédérale 417
des deux autres : fédération progressive. » (Ibid., p. 361-362). Et c’est aussi ce que disent ses prin-
cipaux interprètes : M. LEROY, « Le fédéralisme politique et social de Proudhon », Histoire des
idées sociales en France, III. D’Auguste Comte à Proudhon, Paris, Gallimard, 1954, p. 282-299 ;
G. GURVITCH, Proudhon : sa vie, son œuvre, avec un exposé de sa philosophie, Paris, PUF,
1965 ; J.-J. CHEVALLIER, « Le dernier mot de Proudhon », Revue des Deux Mondes, 1965,
p. 30-45 ; « Le fédéralisme de Proudhon et de ses disciples », Le Fédéralisme, op. cit., éd.
G. BERGER, et al., p. 87-127 ; B. VOYENNE, Histoire de l’idée fédéraliste, II. Le fédéralisme
de P.-J. Proudhon, Nice, Presses d’Europe, 1973, p. 91 sq. ; P. ROLLAND, « Le fédéralisme, un
concept social global chez Proudhon », Revue du droit public, 1993, 109 (6), p. 1521-1546 ; « La
théorie proudhonienne peut-elle éclairer la question du fédéralisme européen ? », Le Fédéralisme
est-il pensable pour une Europe prochaine ?, op. cit., p. 5-77.
1. Outre le Principe fédératif, cf., en particulier, P.-J. PROUDHON, La Guerre et la paix
[1861], éd. C. Bouglé, H. Moysset, Genève, Paris, Slatkine, 1982 ; De la Capacité politique des
classes ouvrières [1864], éd. C. Bouglé, M. Leroy, H. Moysset, Genève, Paris, Slatkine, 1982.
2. P.-J. PROUDHON, Du Principe fédératif, op. cit., p. 326. Plus bas : « De fondateur il se fait
manœuvre ; il n’est plus le génie de la collectivité, qui la féconde, la dirige et l’enrichit, sans lui
imposer aucune gêne : c’est une vaste compagnie anonyme, aux six cent mille employés et aux six
cent mille soldats, organisés pour tout faire et qui, au lieu de venir en aide à la nation, au lieu de
servir les citoyens et les communes, les dépossède et les pressure. » (Ibid., p. 329).
418 La subsidiarité germanique...
1. Bernard Voyenne, compagnon de route d’Alexandre Marc écrit : « Esprit répugne assez géné-
ralement à déduire des structures précises, préférant mener une réflexion de caractère philoso-
phico-moral sur les modalités de la vie personnelle et sociale. [...] Néanmoins une asymptote
expressément fédéraliste n’en est pas absente, surtout à partir de 1936 quand Mounier et ses amis
furent conduits à répondre plus clairement à ceux qui leur reprochaient de planer un peu au
niveau des grands principes. » (B. VOYENNE, Histoire de l’idée fédéraliste III, op. cit., p. 182).
Nous soulignons. De manière cursive, Lucien Jaume a également relevé la filiation entre Mou-
nier et Proudhon (L. JAUME, « Aux origines du libéralisme politique en France », Esprit, 1998,
243, p. 53-56, p. 55 notamment). Dans le numéro d’Esprit « Les deux visages du fédéralisme
européen », outre l’article précité de Jean-Marie Domenach, cf. les contributions d’Emmanuel
Mounier et de Charles Ronsac : E. MOUNIER, « Déclaration de guerre », Esprit, 1948, 150,
p. 603-607 ; C. RONSAC, « Les États-Unis américains d’Europe ne sont pas l’Europe », ibid.,
p. 657-678. Dans un texte intégré au dossier documentaire, Bernard Voyenne rappelle l’engage-
ment fédéraliste de l’Esprit d’avant-guerre (quand la revue « se souciait davantage de l’intransi-
geance de sa doctrine », écrit-il) mais ne parvient pas à percevoir la distinction entre la question
fédérale et l’enjeu européen (B. VOYENNE, « Thèses sur le fédéralisme européen et sur le
fédéralisme en général », ibid., p. 627-629, ici p. 629).
2. B. VOYENNE, Histoire de l’idée fédéraliste III, op. cit., p. 171-172.
3. Le lien fédéralisme intégral-totalitarisme étatique n’est pas propre à la pensée marcienne, il est
structurel et consubstantiel à la pensée du fédéralisme intégral, comme peuvent en témoigner les
articles de Mireille Marc-Lipiansky parus après la chute de l’URSS dans L’Europe en formation
en pleine période maastrichtienne : M. MARC-LIPIANSKY, « Totalitarisme », L’Europe en
formation, 1990-1991, 280, p. 79-94 ; 1991, 282, p. 35-52 ; 1991-1992, 283, p. 39-49 ; « Le fédéra-
lisme est-il une idéologie ? », ibid., 1992-1993, 287, p. 41-64 ; « Problématique de la séparation
des pouvoirs », ibid., 1993, 290, p. 7-34 ; « Le personnalisme fédéraliste face au totalitarisme »,
ibid., 1993-1994, 291, p. 15-38 ; « L’État en question », ibid., 1994, 293, p. 37-62 ; « Le personna-
lisme fédéraliste face au totalitarisme », Le Fédéralisme personnaliste aux sources de l’Europe de
demain, éd. F. KINSKY, F. KNIPPING, op. cit., p. 101-121.
422 La subsidiarité germanique...
tage impensé, mais l’auteur du Principe fédératif n’en reste pas moins très
présent à Esprit (nous reviendrons plus bas sur les cas de Jean Lacroix et de
Georges Gurvitch)1.
Faute de suffisamment distinguer entre la question fédérale et l’enjeu
européen, entre la nation et l’État également, on est parfois tenté de diagnos-
tiquer un effacement progressif de la statophobie mouniérienne, spéciale-
ment à la faveur du philocommunisme de l’après-guerre2. Or, il n’en est rien.
De bout en bout, l’institution étatique reste assimilée à une idéologie jaco-
bine, dont la condamnation finit par tout emporter sur son passage : l’État
comme sa perversion étatiste, qui fait office d’épouvantail et de repoussoir
mobilisateur.
« Nous ne dépeignons pas seulement sous ses traits l’État totalitaire limite. Le
cancer de l’État se forme au sein même de nos démocraties. Du jour où elles ont
désarmé l’individu de tous ses enracinements vivants, de tous ses pouvoirs pro-
chains, du jour où elles ont proclamé qu’“entre l’État et l’individu il n’y a rien”
(loi Le Chapelier), qu’on ne saurait laisser les individus s’associer selon “leurs
prétendus intérêts communs” (ibid.), la voie est ouverte pour les États totali-
taires modernes. La centralisation étend peu à peu son pouvoir, le rationalisme
aidant, qui répugne à toute diversité vivante : l’étatisme “démocratique” glisse
à l’État totalitaire comme le fleuve à la mer3. »
Comme dans le discours pontifical, la critique de l’État est ici tout à fait
solidaire d’une féroce mise en accusation de la démocratie, plus ou moins
réduite à des pathologies congénitales qui la prédestineraient au totalita-
risme : la tyrannie du nombre, la loi majoritaire de la volonté générale, la
médiocrité ploutocratique du parlementarisme, « le développement cancé-
reux de l’État ». Il convient de souligner ce point contre la tendance rétros-
pective à considérer le personnalisme à travers les lunettes déformantes de la
1. N’en déplaise à Jean-Marie Domenach, qui semble vouloir disculper Esprit de tout péché
fédéraliste (J.-M. DOMENACH, « Quelle Europe ? », art. cit., p. 641) pour mieux procéder à
une critique en règle de ses adversaires « proudhonisants » partisans d’une Europe fédérale et
appeler de ses vœux la réalisation d’« un fédéralisme nouveau, hardiment anticapitaliste » celui-là
(Ibid., p. 655). C’est bien la question du communisme, disions-nous, qui, derrière l’enjeu
européen, oppose les personnalistes. « De curieuses alliances s’ébauchent entre capitalistes et
révolutionnaires, anciens vichystes et anciens résistants — unionistes et fédéralistes confondus :
ils ont tous en commun, disent-ils, le même amour de l’Europe. En réalité, ils ont tous en
commun d’abord la haine du communisme, qui est haine intellectuelle du marxisme chez les uns
et simple haine de classe chez les autres : car l’anticommunisme est la seule plate-forme qui per-
mette de réunir des individus si différents et des idéaux presque opposés. » (Ibid., p. 647).
2. Cf. J.-L. LOUBET DEL BAYLE, Les Non-conformistes, op. cit., p. 469 sq.
3. E. MOUNIER, Manifeste au service du personnalisme, Œuvres, op. cit., I, p. 614 ; rééd. Le
Seuil, p. 172-173. Sur l’hostilité à la démocratie, telle qu’elle s’exprime à Esprit, cf. l’étude d’un
ancien collaborateur de Georges Valois à la Librairie nationale, Aldo Dami (publiée de juin 1934
à février 1935) : A. DAMI, « La crise de la démocratie et la réforme de l’État », Esprit, 1934, 21,
p. 370-404 ; 22, p. 529-562 ; 23-24, p. 776-804 ; 26, p. 211-230 ; 1935, 29, p. 783-823. Contribuant
aussi à des revues ouvertement fascisantes (comme Plans), le Suisse Dami ne manqua pas de
vanter la solution fédérale : A. DAMI, « Une démocratie collégiale, fédérative, représentative et
directe », Esprit, 1937, 61, p. 85-104. Après-guerre, dans un registre différent mais qui nous
semble témoigner d’un même « refus de la politique » (P. de SENARCLENS, Le Mouvement
« Esprit », op. cit., p. 91 sq.), cf. J. LACROIX, « Y a-t-il deux démocraties ? De la démocratie
libérale à la démocratie massive », Esprit, 1946, 120, p. 345-367.
Subsidiarité et Europe post-totalitaire. La conjonction fédérale 423
1. Zeev Sternhell et John Hellman sur un terrain scientifique, Bernard-Henri Lévy dans un
style essayiste (Z. STERNHELL, Ni droite, ni gauche. L’idéologie fasciste en France [1983],
Paris, Fayard, 2000 ; « La troisième voie fasciste ou la recherche d’une culture politique alter-
native », Ni gauche, ni droite, éd. G. MERLIO, op. cit., p. 17-29 ; J. HELLMAN, Emmanuel
Mounier and the New Catholic Left, 1930-1950, Toronto, University of Toronto Press, 1981 ;
B.-H. LÉVY, L’Idéologie française, Paris, Grasset, 1979). De manière générale, John Hellman a
peut-être trop tendance à mettre en cause l’identité de gauche d’Emmanuel Mounier. Force est
pourtant de constater que, si le leader d’Esprit lui-même entendait dépasser la droite et la gauche,
il avait, dès 1934 (après les événements du 6 février), implicitement choisi la gauche. C’est ce
choix politique qui le sépare d’Ordre Nouveau. Pour une défense de Mounier, cf. É. BORNE,
« Un Mounier hypothétique », Revue française de science politique, 1985 35 (5), p. 789-800. John
Hellman s’est plus récemment attaqué au cas spécifique d’Alexandre Marc : J. HELLMAN, The
Communitarian Third Way : Alexandre Marc’s Ordre Nouveau, 1930-2000, Montréal, Ithaca,
McGill-Queen’s University Press, 2002. Pour une riposte au ton assez véhément, cf. C. ROY,
« À propos d’une biographie spécieuse d’Alexandre Marc par John Hellman : le personnalisme
comme “antinazisme nazi” ? », L’Europe en formation, 2003, 4, p. 81-136.
2. Relevons Y. SIMON, « Note sur le fédéralisme proudhonien », Esprit, 1937, 55, p. 53-65.
3. E. MOUNIER, Anarchie et personnalisme [1937], Œuvres, 1931-1939, Paris, Le Seuil, 1961,
I, p. 694 (in E. MOUNIER, Écrits sur le personnalisme, Paris, Le Seuil, 2000, p. 267). Cf. aussi
J.-M. DOMENACH, « Quelle Europe ? », art. cit., p. 644-645. Sur le fédéralisme maurrassien,
cf. F. ROUVILLOIS, « Un fédéralisme réactionnaire : le cas Maurras », Décentraliser en France,
dir. C. BOUTIN, F. ROUVILLOIS, Paris, Guibert, 2002, p. 109-136.
4. Pensons aux accointances entre syndicalisme révolutionnaire et proudhonisme réactionnaire,
et à l’épisode du Cercle Proudhon — cercle créé par le maurrassien Georges Valois avec l’appui
du principal disciple de Georges Sorel, Édouard Berth. Cf. P. ANDREU, Georges Sorel. Entre le
noir et le rouge [1947], Paris, Syros, 1982 ; Y. GUCHET, « Georges Valois ou l’illusion fas-
ciste », Revue française de science politique, 1965, 15 (6), p. 1111-1144 ; P. ROLLAND, « La
référence proudhonienne chez Georges Sorel », Mil Neuf Cent, 1989, 7, p. 149-153 ; G. NAVET,
« Le Cercle Proudhon (1911-1914). Entre le syndicalisme révolutionnaire et l’Action française »,
ibid., 1992, 10, p. 46-63 ; G. POUMARÈDE, « Le Cercle Proudhon ou l’impossible synthèse »,
Subsidiarité et Europe post-totalitaire. La conjonction fédérale 425
ibid., 1994, 12, p. 51-86. Zeev Sternhell s’est très peu intéressé au cas Proudhon (Z. STERN-
HELL, La Droite révolutionnaire, 1885-1914. Les origines françaises du fascisme [1978], Paris,
Fayard, 2000). Il faut ici se reporter aux analyses de J. Salwyn Shapiro (J. S. SHAPIRO, « Pierre-
Joseph Proudhon : Harbinger of Fascism », American Historical Review, 1945, 50, p. 714-737).
Pour une défense de Georges Sorel contre les accusations de Zeev Sternhell, cf. J. JULLIARD,
« Sur un fascisme imaginaire », Annales, 1984, 39 (4), p. 849-861.
1. Il est symptomatique que la description de la « société politique » faite par Mounier dans son
Manifeste au service du personnalisme succède au chapitre consacré à la présentation des ques-
tions économiques. Comme chez Proudhon et comme chez Marc : l’économie d’abord, le poli-
tique ensuite. Sur la conception mouniérienne de l’État « pluraliste », cf. E. MOUNIER, Mani-
feste au service du personnalisme, Œuvres, op. cit., I, p. 611-626 ; rééd. Le Seuil, p. 169-187). On
constate d’ailleurs que le chapitre « La société politique » suit celui consacré à l’économie : « Une
économie au service de la personne » (Ibid., p. 579-610 ; rééd. Le Seuil, p. 131-168). « La cité
pluraliste se constituera au sommet sur un ensemble de pouvoirs autonomes : pouvoir écono-
mique, pouvoir judiciaire, pouvoir éducatif, etc. Dans ce morcellement vertical devra jouer une
articulation horizontale d’inspiration fédéraliste. [...] L’État nouveau que nous envisageons sera
donc déchargé sur les grandes communautés nationales (économique, éducative, judiciaire, etc.)
des tâches d’organisation qui ne relèvent pas directement de l’État. Entre elles toutes, entre les
pouvoirs locaux ou régionaux, l’État n’est qu’un lien de coordination et d’arbitrage suprême,
garant de la nation à l’extérieur, à l’intérieur garant des personnes contre les rivalités ou les abus
des pouvoirs. » (Ibid., p. 624-625 ; rééd. Le Seuil, p. 185-186).
2. Mounier ne manque pas de se référer à Maritain. Cf. spécialement E. MOUNIER, Manifeste
au service du personnalisme, Œuvres, op. cit., I, p. 618 sq. ; rééd. Le Seuil, p. 178 sq. ; « Déclara-
tion des droits des personnes et des communautés », Les Certitudes difficiles [1951], Œuvres,
op. cit., IV, p. 99-104. L’orientation proudhonienne de Jacques Maritain a elle aussi été identifiée,
par Ralph Nelson notamment (R. NELSON, « The Dialectic of Freedom and Authority in the
Formation of Maritain’s Political Philosophy », Jacques Maritain, a Philosopher in the World,
dir. J.-L. ALLARD, Ottawa, Éditions de l’Université d’Ottawa, 1985, p. 290-291).
3. « Utopie saine une fois dépouillée de sa fausse métaphysique » (E. MOUNIER, Anarchie et
personnalisme, Œuvres, op. cit., I, p. 694 ; rééd. Le Seuil, p. 267).
426 La subsidiarité germanique...
« Je ne vois guère de différence pratique entre les formules du Principe fédératif
et celles de l’État d’inspiration pluraliste dont le personnalisme a plus d’une fois
esquissé l’inspiration. L’État, retrouvé par Proudhon au-delà de ses négations
premières, est reconnu comme garant des libertés ; la liberté n’est plus réduite
au devoir négatif de pas “empiéter”, elle est reconnue comme une puissance
d’initiative créatrice. »
Et une note d’ajouter timidement :
« On surprendrait beaucoup les anarchistes en leur montrant avec les textes de la
tradition et des encycliques que, outrances et idéologies en moins, toute l’orienta-
tion effective de leur pensée va dans le sens de la doctrine catholique de l’État1. »
Nous avons déjà dit en quoi l’invocation de Hannah Arendt chez les pen-
seurs catholiques de la démocratie post-totalitaire pouvait constituer un
mécanisme inconscient de déni de l’État. Toutes choses égales par ailleurs, il
en va peut-être de même s’agissant de leur rapport à Proudhon, et au droit en
général : le recours à l’auteur du Principe fédératif comme moyen de contour-
nement du phénomène juridique, le tout avantageusement justifié par une
condamnation générale du jacobinisme étatique. Considérée en ce sens large,
l’empreinte proudhonienne dépasse le seul cas du personnalisme chrétien2,
pour aller travailler l’ensemble du « catholicisme de gauche » : nous voulons
parler du proudhonisme diffus de ces courants progressistes internes au
catholicisme qui ont souterrainement préparé la révolution juridique de
Vatican II3. N’y aurait-il pas un parallèle à établir entre la propension du
proudhonisme à refuser la dimension hiérarchique du droit et la tendance
d’un certain catholicisme conciliaire à rejeter sa dimension impersonnelle ?
Deux manières de dire plus ou moins la même chose, en pointant la difficulté
à penser l’institution et la hiérarchie dépersonnalisante qu’elle suppose. On
sent bien de manière intuitive le cousinage idéologique qui rapproche antiju-
ridisme conciliaire et catholicisme proudhonisant. Il reste cependant à spéci-
fier ce lien, dont l’établissement rebute tous les interprètes — et ils sont nom-
1. Dernier exemple en date d’une tendance désormais généralisée chez les meilleurs interprètes :
A.-S. CHAMBOST, Proudhon et la norme. Pensée juridique d’un anarchiste, Rennes, PUR,
2004 ; « Proudhon et les juristes. Actualité de la pensée proudhonienne au tournant du
xixe siècle », Mélanges Y. Guchet, dir. P. MORVAN, Bruxelles, Bruylant, 2008, p. 15-34.
2. Cf., ici, P. ANSART, Sociologie de Proudhon, Paris, PUF, 1967 ; Naissance de l’anarchisme.
Esquisse d’une explication sociologique du proudhonisme, Paris, PUF, 1970.
3. Nous faisons ici référence à William James (W. JAMES, Le Pragmatisme : un nouveau nom
pour d’anciennes manières de penser [1907], trad. fr. N. Ferron, Paris, Flammarion, 2007 ; Essais
d’empirisme radical [1912], trad. fr. G. Garreta, M. Girel, Paris, Flammarion, 2007).
4. C. SCHMITT, « Éthique de l’État et État pluraliste » [1930], trad. fr. J.-L. Schlegel, Parle-
mentarisme et démocratie, op. cit., p. 138 ; Positionen und Begriffe, op. cit., p. 156. Dans la même
veine, Carl Schmitt vise également Léon Duguit (C. SCHMITT, La Notion de politique, op. cit.,
p. 79 sq.) ainsi que Maxime Leroy, cheville ouvrière de l’école néoproudhonienne. À rapprocher
de la critique schmittienne de Gierke : « Selon Gierke, la législation de l’État est simplement le
“sceau formel ultime” apposé par l’État au droit, un “monnayage étatique” qui n’a qu’une
“valeur formelle”, qui est donc seulement [...] un pur constat de la valeur du droit, un constat qui
n’appartient cependant pas à l’essence du droit. » (C. SCHMITT, « Théologie politique I »
[1922], Théologie politique [1970], trad. fr. J.-L. Schlegel, Paris, Gallimard, 1988, p. 35). Cf. H. S.
JONES, The French State in Question. Public Law and Political Argument in the Third Repu-
blic, Cambridge, Cambridge University Press, 1993, p. 124 sq. ; P. ROSANVALLON, Le
Modèle politique français, op. cit., p. 409 sq. ; A. CHATRIOT, « Maxime Leroy, la réforme par le
syndicalisme », Mil Neuf Cent, 2006, 24 (1), p. 73-94 ; P.-Y. VERKINDT, « Maxime Leroy et la
question syndicale », Mélanges J. Pélissier, Paris, Dalloz, 2004, p. 607-624. Cf. aussi la thèse de
Farid Lekéal (F. LEKÉAL, Syndicalisme juridique, personnalisme et fédéralisme intégral. Une
contribution originale à la théorie juridique du fédéralisme, Thèse de doctorat en droit public,
dir. J.-F. Julliard, Lille, Université de Lille II, 1989 ; « De la révolution du droit au gouvernement
du droit », L’Europe en formation, 1998, 309, p. 141-177).
428 La subsidiarité germanique...
invite à débusquer une parenté moins fortuite qu’il n’y paraît a priori : le
contournement du politique par le social. Pour approcher son équivalent
français, il faut ici se tourner vers les courants contemporains de la sociolo-
gie juridique — Léon Duguit, Célestin Bouglé, Maxime Leroy, Georges
Gurvitch1 —, qui, tour à tour, puiseront chez Comte, chez Saint-Simon, chez
Proudhon et chez Durkheim pour dessiner la perspective de ce que Schmitt
appellera ironiquement « un État socialiste de syndicats et d’associations »2.
En réunissant de la sorte Saint-Simon et Proudhon, on s’autorise peut-être à
comprendre les tensions fondatrices évoquées plus haut dans la reconstitu-
tion de la culture politique de Jacques Delors : pari autogestionnaire sur la
société civile et insistance simultanée sur le besoin de planification écono-
mique3. Mais au-delà du cas personnel de Jacques Delors, ne serait-ce pas une
fibre typiquement saint-simonienne qui serait à même d’expliquer ce réflexe
personnaliste d’un retour à Proudhon ? Un Saint-Simon proudhonisé duquel
seraient retranchés à la fois l’idéal capacitaire et l’horizon technocratique ; un
Proudhon saint-simonisé chez qui le conflit entre bourgeois et prolétaires
serait avantageusement remplacé par la division entre oisifs et actifs ; mais un
Saint-Simon et un Proudhon christianisés proposant un modèle de société
démocratique et égalitaire dans lequel chacun pourrait trouver sa place. Aux
non-conformistes chrétiens des années 1930, Proudhon ouvrait la perspective
d’un socialisme non marxiste qui ne soit pas compromis avec la République
libérale. Aux autogestionnaires des années 1970, Saint-Simon ouvrira la
même perspective d’un socialisme non marxiste qui ne soit pas compromis
avec la République jacobine.
1. Nous reviendrons plus bas sur Léon Duguit et sur son débat avec Maurice Hauriou. Insis-
tons, ici, uniquement sur la relecture de Proudhon et de Saint-Simon : C. BOUGLÉ,
É. HALÉVY, Doctrines de Saint-Simon, Paris, Rivière, 1924 ; C. BOUGLÉ, « Proudhon socio-
logue », Revue de métaphysique et de morale, 1910, 18, p. 614-648 ; La Sociologie de Proudhon,
Paris, Armand Colin, 1911 ; « La sociologie de Proudhon », Bulletin de la Société française de
philosophie, 1912, p. 169-214 ; M. LEROY, La Coutume ouvrière : syndicats, bourses du travail,
fédérations professionnelles, coopératives. Doctrines et institutions, Paris, Giard et Brière, 1913 ;
Henri de Saint-Simon. Le socialisme des producteurs, Paris, Rivière, 1924 ; La Vie véritable du
comte Henri de Saint-Simon, 1760-1825, Paris, Grasset, 1925 ; Histoire des idées sociales en
France, op. cit. ; G. GURVITCH, L’Idée du droit social. Notion et système du droit social. His-
toire doctrinale depuis le XVIIe siècle jusqu’à la fin du XIXe siècle, Paris, Sirey, 1932, ici « La syn-
thèse proudhonienne. L’équilibre entre l’État et la société économique », ibid., p. 327 sq. ; Élé-
ments de sociologie juridique, Paris, Aubier, Montaigne, 1940 ; Les Fondateurs français de la
sociologie : Saint-Simon et P.-J. Proudhon, I. Saint-Simon sociologue [1952] ; II. Proudhon socio-
logue [1953], Paris, Centre de documentation universitaire, 1955.
2. C. SCHMITT, « Éthique de l’État et État pluraliste » [1930], trad. fr. J.-L. Schlegel, Parle-
mentarisme et démocratie, op. cit., p. 135 ; Positionen und Begriffe, op. cit., p. 153.
3. Sur la dimension autogestionnaire, cf. J. BANCAL, Proudhon, pluralisme et autogestion,
I. Les fondements ; II. Les réalisations, Paris, Aubier, Montaigne, 1970 ; « L’anarchisme et l’auto-
gestion de Proudhon », L’Europe en formation, 1973, 163-164, p. 15-38 ; Proudhon et l’autoges-
tion, Paris, Éditions de la Fédération anarchiste, 1980. Sur la résonance du thème autogestion-
naire chez Georges Gurvitch, cf. J. DUVIGNAUD, « Une philosophie du collectivisme
décentralisé », Qui a peur de l’autogestion ?, Paris, UGE, 1978, p. 111-366. Sur la dimension pla-
nificatrice, pensons encore à Henri de Man, dont le rapport au socialisme est marqué par un
christianisme proudhonisant (L. PHILIP, « L’influence de la pensée d’Henri de Man sur le
socialisme français », Mélanges M. Grawitz, Paris, Dalloz, 1982, p. 249-260).
Subsidiarité et Europe post-totalitaire. La conjonction fédérale 429
1. Avec Dany-Robert Dufour, il faudrait rappeler combien Mounier est un cas symptomatique
de la pensée chrétienne, au sens où son schéma trinitaire se dégrade en définitive en une simple et
élémentaire binarité. L’auteur des Mystères de la trinité a démontré comment même un saint
Thomas avait fini par binariser la Trinité catholique. « Certaines contributions fameuses faites au
nom de la trinité, traditionnellement considérées comme appartenant à son histoire parce qu’elles
parlent de la seule forme reconnue de trinité, la Trinité chrétienne, se révèlent en fait comme
des tentatives de vaste ampleur pour soumettre une fois pour toutes la trinité à la binarité. »
(D.-R. DUFOUR, Les Mystères de la trinité, Paris, Gallimard, 1990, p. 22, p. 230).
2. E. MOUNIER, Révolution personnaliste et communautaire, Œuvres, op. cit., I, p. 173 (rééd.
Le Seuil, p. 78). Jacques Le Goff a réutilisé cette notion de « distance unitive » pour interpréter
l’ensemble de la pensée d’Emmanuel Mounier (J. LE GOFF, « Totalité et distance. Spirituel et
politique dans la réflexion de Mounier », Esprit, 1983, 73, p. 6 ; « Penser Politique avec Mou-
nier », Emmanuel Mounier. L’actualité d’un grand témoin, op. cit., p. 171-180).
3. L’expression « pente fusionnelle » est empruntée à Paul Ricœur (P. RICŒUR, Soi-même
comme un autre, Paris, Le Seuil, 1990, p. 233, n. 2 ; « Mounier et Esprit au milieu du xxe siècle »,
Emmanuel Mounier. L’actualité d’un grand témoin, op. cit., p. 245-267).
4. E. MOUNIER, La Petite peur du XXe siècle [1949], Œuvres, op. cit., III, p. 389.
5. Cf. J. LACROIX, Personne et amour [1942, 1955], Paris, Le Seuil, 1961. Jean Lacroix
deviendra le préposé aux questions juridiques au sein de la rédaction d’Esprit. En 1937-1938, il
publie coup sur coup deux versions d’un même texte qui peuvent témoigner de son point aveugle
juridique. Intitulée « Ce qui, chez nous, menace la personne humaine », la première publication
correspond à la restranscription écrite de la conférence donnée à la Semaine sociale de 1937
(J. LACROIX, « Ce qui, chez nous, menace la personne humaine », La Personne humaine en
péril, Lyon, Vitte, Paris, Gabalda, 1937, p. 99-122) ; la seconde augmente la première de trois
pages seulement (« Conséquences politiques et juridiques ») mais pour la publier sous un nou-
veau titre, « La personne humaine et le droit » (J. LACROIX, « La personne humaine et le
droit », Archives de philosophie du droit, 1938, p. 174-199). Les quelques ajouts juridiques (ibid.,
p. 196 sq.) sont extraits d’une publication concomitante dans le numéro 35 des Cahiers de la
Nouvelle Journée pour l’essentiel inspirée de Proudhon (J. LACROIX, « Proudhon ou la souve-
raineté du droit », Itinéraire spirituel, Paris, Bloud et Gay, 1937, p. 57-94).
430 La subsidiarité germanique...
1. E. MOUNIER, Personnalisme et christianisme [1939], Œuvres, op. cit., I, p. 738, n. 6 (rééd. Le
Seuil, p. 453, n. 1). « Toutes les philosophies personnalistes contemporaines ont décrit cet uni-
vers de la dépersonnalisation. C’est l’on, que Heidegger oppose, dans le Dasein, l’Être-jeté-dans-
le-monde, à l’être qui affronte le monde ; c’est le Essein, le cela, en face du moi et du toi (Buber) ;
le monde de l’objectivation, en face de l’Esprit et de la liberté (Berdiaeff) ; le monde spatialisé ou
de la morale close, en face du monde de la morale ouverte (Bergson). » (Ibid., p. 908, n. 6 ; rééd.
Le Seuil, p. 453, n. 1). S’inspirant du philosophe allemand Max Scheler et de son fameux concept
de Gesamtperson, Emmanuel Mounier distingue entre la communauté véritable (« personnes
collectives » ou « personne de personnes ») et les pseudo-communautés parmi lesquelles il établit
une gradation qualitative : « monde de l’“on” », « sociétés en nous autres », « sociétés vitales » et
« sociétés raisonnables » (E. MOUNIER, Révolution personnaliste et communautaire, Œuvres,
op. cit., I, p. 185 sq., p. 196 sq. ; rééd. Le Seuil, p. 92 sq., p. 105 sq. ; Manifeste au service du person-
nalisme, ibid., p. 536 sq. ; rééd. Le Seuil, p. 81 sq.).
2. J. LACROIX, « Ce qui, chez nous, menace la personne humaine », La Personne humaine en
péril, op. cit., p. 119 ; « La personne humaine et le droit », art. cit., p. 193. Dans le même ordre
d’idées, sur la doctrine sociale de l’Église lue à l’aune du concept thomiste d’amitié,
cf. G. RENARD, « Amitié et société », Archives de philosophie du droit, 1940, 10 (1-4), p. 196-215.
3. E. MOUNIER, Manifeste..., Œuvres, op. cit., I, p. 617 (rééd. Le Seuil, p. 176) ; De la propriété
capitaliste à la propriété humaine, ibid., p. 472, p. 475 (rééd. Le Seuil, p. 430, p. 434).
Subsidiarité et Europe post-totalitaire. La conjonction fédérale 431
Il était somme toute assez naturel qu’Esprit donne une si forte résonance aux
thèses de Georges Gurvitch. Grande figure intellectuelle sans laquelle la
pénétration ultérieure du mot d’ordre autogestionnaire dans la gauche chré-
tienne des années 1970 n’aurait certainement pas pu opérer, le sociologue
d’origine russe fut l’un des principaux passeurs intellectuels entre proudho-
nisme et personnalisme2. La rencontre entre le droit social — dont il s’est fait
le théoricien — et les courants chrétiens de l’anti-individualisme philoso-
phique était comme annoncée et écrite d’avance. Mais sa concrétisation fut
peuplée de sous-entendus et de contradictions, qui n’ont jamais été assumés :
que devient le sujet de droit cher aux personnalistes chrétiens quand, au nom
du collectif, on se met à défendre une conception objectiviste et sociale de la
1. Mounier écrit : « Il doit rester une place pour la représentation politique des opinions au suf-
frage universel, elle régira les grandes orientations de la politique d’État. » (E. MOUNIER,
Manifeste au service du personnalisme, Œuvres, op. cit., I, p. 625 ; rééd. Le Seuil, p. 186).
Conscient de cette difficulté, Paul Ricœur avait tenté d’insuffler une « structure ternaire » dans le
dualisme personnaliste. Son fameux texte « Approche de la personne », paru dans Esprit en 1990
(concomitamment à Soi-même comme un autre) proposait en ce sens une « triade de l’ethos per-
sonnel » : « la visée de la “vie bonne” avec et pour autrui dans des institutions justes »
(P. RICŒUR, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 202 ; « Approches de la personne » [1990],
Lectures 2. La contrée des philosophes [1992], Paris, Le Seuil, 1999, p. 203-221). Et de revisiter, à
la lumière d’Aristote, l’opposition entre les deux logiques de l’amitié et de la justice, entre la
dimension personnelle de la charité et la logique juridique de l’institution.
2. La revue mouniérienne fut loin d’être la seule enceinte chrétienne à célébrer L’Idée du droit
social. Son concurrent Ordre Nouveau ne manquera pas une occasion de signifier une profonde
convergence de vue avec le sociologue du droit, se référant à suffisance, quelques réticences
mises à part, à ses principaux concepts fondateurs : le pluralisme et la pluralisation, la souverai-
neté du droit contre la souveraineté du pouvoir. Cf. J. LACROIX, « Le sens de l’évolution juri-
dique moderne », Esprit, 1933, 4, p. 653-665 ; « La souveraineté du droit et la démocratie », ibid.,
1935, 30, p. 878-901 ; « Force, droit, charité », ibid., 1940, 88, p. 139-158 ; « Marx et Proudhon »,
ibid., 1948, 145, p. 970-980 ; « Le droit », ibid., 1954, 217-218, p. 458-466 ; « Éloge du positi-
visme », ibid., 1956, 236, p. 377-388 (nota : défense non pas du positivisme juridique mais du
positivisme sociologique). Rappelons les trois articles d’Alexandre Marc parus en 1935-1936
dans Ordre Nouveau (A. MARC, « Introduction à un droit nouveau », art. cit. ; « Le droit et les
faits sociaux », art. cit. ; « La “formation” du droit et de l’État », art. cit.), qui réservent une place
de choix à Gurvitch, Duguit et Hauriou. La tendance blondélienne, elle aussi, qui stigmatisait
pourtant l’antilibéralisme d’Esprit et d’Ordre Nouveau, ouvrira fréquemment ses colonnes aux
thèses proudhoniennes de Gurvitch. Cf., par exemple, P. ARCHAMBAULT, « D’Hauriou à
Gurvitch », Cahiers de la Nouvelle Journée, 1934, 27, p. 190-194 ; J. LACROIX, « Christianisme
et culture », Politique, 1935, 9 (4), p. 289-316. Dans un premier temps, cependant : car les réti-
cences de Paul Archambault vis-à-vis de Georges Gurvitch se feront ensuite plus explicites
(P. ARCHAMBAULT, « Droit social et droit individuel dans l’œuvre de M. Gurvitch », ibid.,
1938, 12 (10), p. 842-861) ; Archambault rejetait surtout la dimension matérialiste et économique
du proudhonisme gurvitchien.
432 La subsidiarité germanique...
1. On la résume souvent par une définition ternaire : une idée d’œuvre ou d’entreprise, une
incorporation par le pouvoir, une personnification par l’adhésion et le consentement (M. HAU-
RIOU, « La théorie de l’institution et de la fondation. Essai de vitalisme social », Cahiers de la
Nouvelle Journée, 1925, 4, p. 1-45 ; rééd. ibid., 1933, 23, p. 89-128 ; rééd. Centre de philosophie
politique et juridique, Université de Caen, 1986, p. 89-128). Le recueil est intitulé Aux sources du
droit : le pouvoir, l’ordre et la liberté et comprend plusieurs autres textes.
2. Nous nous référons à deux textes de Gurvitch : G. GURVITCH, « Les idées maîtresses de
Maurice Hauriou », Archives de philosophie du droit, 1931, 1, p. 155-194 ; « L’idée du droit social
et l’objectivisme métaphysique de Maurice Hauriou », L’Idée du droit social, op. cit., p. 647-710.
Dans la tendance blondélienne, outre les publications d’Archambault, cf. P. VIGNAUX, « La
théorie de l’institution », Politique, 1930, 4 (11), p. 973-989 ; M. PRÉLOT, « Autour de la théorie
de l’institution », Cahiers de la Nouvelle Journée, 1931, 19, p. 205-211.
3. Sur le nomadisme disciplinaire d’Hauriou, cf. J.-A. MAZÈRES, « Hauriou ou le regard
oblique », Mélanges L. Sfez, Paris, PUF, 2006, p. 45-60. Nous considérons ici la réception fran-
çaise et laissons donc de côté le cas schmittien. Carl Schmitt s’est beaucoup réclamé de l’institu-
tionnalisme haurioutiste, mais cette invocation prête au doute, notamment parce que l’ouvrage
dans lequel il invoque le plus son illustre aîné est aussi celui dans lequel il élude le plus la ques-
tion juridique de l’institution pour aller sur le terrain de l’ordre concret (C. SCHMITT, Les
Trois types de pensée juridique, op. cit.). Ce qui le rapproche de Maurice Hauriou, c’est peut-être
son anthropologie du Péché originel (C. SCHMITT, Théologie politique, op. cit., p. 65). Pour
une lecture de la pensée schmittienne à l’aune d’un schéma mental augustinien, cf. O. BEAUD,
« Carl Schmitt ou le juriste engagé », Préface à C. SCHMITT, Théorie de la Constitution, op. cit.,
p. 8-9. Mais on sait que les deux juristes ont tiré des conséquences bien différentes de ce pessi-
misme anthropologique : libéralisme conservateur d’un côté, antilibéralisme autoritaire de
l’autre — Carl Schmitt taxant le libéralisme tour à tour d’angélisme et d’irénisme. Pour une mise
au point, cf. B. MANIN, « Libéralisme et puissance de l’État : la critique manquée de Carl Sch-
mitt », Mélanges J. Leca, Paris, Presses de Sciences Po, 2003, p. 151-162 ; L. JAUME, « Carl
Schmitt, la politique de l’inimitié », History of Political Thought, 2004, 25 (3), p. 536-549 ;
B. RÜTHERS, « “Un sauveur face à l’Antéchrist” ? Carl Schmitt, théologien politique », trad. fr.
M. Fromont, Revue française de droit constitutionnel, 2002, 50, p. 377-384 ; S. RIALS, « Le chré-
tien Schmitt et le juif Jésus », Droits, 2004, 40, p. 163-172.
4. G. RENARD, La Théorie de l’institution. Essai d’ontologie juridique, Paris, Sirey, 1930 ;
L’Institution, fondement d’une rénovation de l’ordre social, Paris, Flammarion, 1933 ; « De l’ins-
titution à la conception analogique du droit », Archives de philosophie du droit, 1935, 5,
p. 81-145 ; La Philosophie de l’institution, Paris, Sirey, 1939 ; J. T. DELOS, « La théorie de l’ins-
titution. La solution réaliste du problème de la personnalité morale et le droit à fondement
Subsidiarité et Europe post-totalitaire. La conjonction fédérale 433
objectif », Archives de philosophie du droit, 1931, 1, p. 97-153 ; L. LE FUR, « Le droit naturel et
la théorie de l’institution », La Vie intellectuelle, 1931, 4, p. 76-102 ; « Droit individuel et droit
social. Coordination, subordination ou intégration », Archives de philosophie du droit, 1931, 3-4,
p. 279-309. Dans la période qui suit, il faut aussi mentionner André Desqueyrat qui défendra une
approche sociologique du droit en voulant s’écarter des déformations néothomistes de ses pré-
décesseurs (A. DESQUEYRAT, L’Institution, le droit objectif et la technique positive. Essai his-
torique et doctrinal, Paris, Sirey, 1933, p. 12 sq. ; p. 134 sq. ; « L’institution, sa nature, ses espèces,
les problèmes qu’elle pose », Archives de philosophie, 1936, 12, p. 65-115). Hormis les protago-
nistes de cette dispute, l’essentiel des interprètes ne manquent pas d’insister sur l’enracinement
thomiste de Maurice Hauriou : A. BRIMO, « L’humanisme institutionnaliste du doyen Hau-
riou », Les Grands courants de la philosophie du droit et de l’État, Paris, Pédone, 1967, p. 312-
327 ; « La philosophie du droit naturel du doyen Maurice Hauriou » [1968], La Pensée du doyen
Hauriou et son influence, Paris, Pédone, 1969, p. 63-78 ; O. BEAUD, « Hauriou et le droit
naturel », Revue d’histoire des Facultés de droit et de la science juridique, 1988, 6, p. 123-138 ;
C. LAVIALLE, « L’influence de saint Thomas d’Aquin sur la pensée de Maurice Hauriou »,
Revue de la recherche juridique, 2000, 4, p. 1335-1347.
1. Pour une interprétation socialiste du doyen Hauriou, notamment sa théorie de la gestion,
cf. A. MATER, « L’État socialiste et la théorie juridique de la gestion » [1903], in C. M. HER-
RERA, Par le droit, au-delà du droit. Textes sur le socialisme juridique, Paris, Kimé, 2003,
p. 101-124, p. 125-136. On doit à Carlos Miguel Herrera d’avoir mis en lumière la réception des
thèses de Maurice Hauriou par le courant du socialisme juridique, et en particulier la redécou-
verte d’un texte inconnu du doyen toulousain paru au tout début du xxe siècle dans La Revue
socialiste : M. HAURIOU, « Le régime d’État » [1904], ibid., p. 179-195. Cf. C. M. HERRERA,
« Socialisme juridique et droit administratif », Influences et réceptions mutuelles du droit et de la
philosophie en France et en Allemagne, dir. J.-F. KERVÉGAN, H. MOHNHAUPT, Francfort,
Klostermann, 2001, p. 405-444 ; « Par le droit, au-delà du droit ? Sur les origines du socialisme
juridique en France », Par le droit, au-delà du droit, op. cit., p. 7-27.
2. S’agissant de la postérité intellectuelle de Maurice Hauriou, l’anthologie établie par Albert
Broderick a pu faire croire à l’existence d’une école institutionnaliste aux frontières bien définies
(A. BRODERICK, éd., The French Institutionalists, trad. angl. M. Welling, Cambridge, Har-
vard University Press, 1970). Fabrice Melleray a démontré ce qu’il en était en réalité, préférant
décrire les ramifications du « courant » institutionnaliste (F. MELLERAY, « Remarques sur
l’École de Toulouse », Mélanges J.-A. Mazères, Paris, Litec, 2009, p. 533-553).
3. Si la formulation principale de la thèse est exposée en 1925 sous le titre « La théorie de l’insti-
tution et de la fondation. Essai de vitalisme social » dans les Cahiers de la Nouvelle Journée, ses
linéaments sont présents dès 1896-1898 (M. HAURIOU, La Science sociale traditionnelle, Paris,
Larose, 1896 ; « Du fondement de la personnalité morale », Leçons sur le mouvement social (don-
nées à Toulouse en 1898), Paris, Larose, 1899, p. 144-162). Ce dernier texte est l’enrichissement
d’une étude d’abord paru sous la forme d’un article (M. HAURIOU, « De la personnalité
comme élément de la réalité sociale », Revue générale du droit, de la législation et de la jurispru-
dence en France et à l’étranger, 1898, p. 1-23, p. 119-140). Le doyen élabore et formalise surtout
ses vues de 1906 à 1909 (M. HAURIOU, « L’institution et le droit statutaire », Recueil de légis-
lation de Toulouse, 1906, 2, p. 134-182 ; « Le point de vue de l’ordre et de l’équilibre », ibid.,
434 La subsidiarité germanique...
1909, 5, p. 1-86) puis en 1910 (M. HAURIOU, Principes du droit public, Paris, Sirey, 1910).
Après le fameux texte de 1925, le dernier mot est livré dans le Précis de droit constitutionnel
(M. HAURIOU, Précis de droit constitutionnel, Paris, Sirey, 1929).
1. Parmi les nombreux commentaires à disposition : L. SFEZ, Essai sur la contribution du doyen
Hauriou au droit administratif français, Paris, LGDJ, 1966 ; V. LEONTOWITSCH, « Die
Theorie der Institution bei Maurice Hauriou », Institution und Recht, dir. R. SCHNUR, Darm-
stadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1968, p. 176-264 ; H. S. JONES, « Maurice Hauriou
and the Theory of the Institution », The French State in Question. Public Law and Political
Argument in the Third Republic, Cambridge, Cambridge University Press, 1993, p. 180-204 ;
É. MILLARD, « Hauriou et la théorie de l’institution », Droit et Société, 1995, 30-31, p. 381-
412 ; J.-A. MAZÈRES, « La théorie de l’institution de Maurice Hauriou ou l’oscillation entre
l’instituant et l’institué », Mélanges J. Mourgeon, Bruxelles, Bruylant, 1998, p. 239-293.
2. M. HAURIOU, Précis de droit constitutionnel, op. cit., 1929, p. 620. Il reprend là ses analyses
séminales proposées en 1896 dans La Science sociale traditionnelle. Il déclinait en trois niveaux
distincts sa description du « tissu social » : le tissu positif, le tissu étatique (ou métaphysique) et
le tissu religieux, eux-mêmes travaillés par une opposition fondamentale entre le monde matéria-
liste de la lutte pour la vie (tissu positif) et le monde idéaliste du sacrifice (tissu étatique et tissu
religieux) (M. HAURIOU, La Science sociale traditionnelle, op. cit., p. 187). Les institutions,
telles qu’elles émergent du tissu de la société positive, ne sont au départ que « des organisations
provisoires, fondées le plus souvent sur la violence » (Ibid., p. 194) : la famille, le mariage, la pro-
priété. Le passage de l’organisation à l’institution proprement dite nécessite alors l’intervention
d’un élément spirituel, qui s’attache à sauver le corps, à lui redonner sa dignité : l’organisation
créée par la force est rachetée par le sacrifice et devient finalement institution. De là l’importance
du tissu étatique, qui agit prioritairement par le droit (Ibid., p. 351), et du tissu religieux, mû par
le sentiment de Dieu. Au fondement de la conception haurioutiste du droit, il y a le Péché ori-
ginel, la chute de l’homme, un pessimisme anthropologique qui appelle la nécessité d’une
rédemption et donne tout son sens à l’idée d’institution.
Subsidiarité et Europe post-totalitaire. La conjonction fédérale 435
tutions que l’ordre social a enfantées, précise Hauriou, celle de l’État est la
plus éminente1. » Quand trente ans plus tôt, dans La Science sociale tradition-
nelle, il écrivait que l’État ne devait pas être « chargé de toute l’administration
ni de toute l’intervention », il voulait donc dire que l’État se situait dans le
registre de l’être institutionnel, non celui de l’agir fonctionnel :
« Le progrès du droit public, ajoutait-il plus bas, consiste à restreindre peu à peu
la puissance publique, à la ramener à son véritable rôle qui est de réaction
contre la liberté individuelle et non pas d’action2. »
Chaussées avec trop d’empressement, les lunettes proudhoniennes de
Georges Gurvitch conduisent à débusquer des relents hiérarchiques, là où le
sociologue du droit ne voudrait voir qu’horizontalité anarchisante et imma-
nence du social. Ainsi oppose-t-il trop facilement son « transpersonnalisme »
à un supposé « personnalisme hiérarchique » d’ascendance thomiste, à ses
yeux coupable des dérives autoritaires du juriste toulousain3. Il nous semble
que, ce faisant, le sociologue tend à mutiler la théorie de l’institution, sous
prétexte de refuser un « nous » qui cacherait et enfermerait une totalité trans-
cendante. Proudhonien en mal de juridicité, Gurvitch voulait réaliser la syn-
thèse de Maurice Hauriou et de Léon Duguit ; il s’est surtout contenté de
noyer la difficulté dans un concept très problématique, le « fait normatif »,
qui lui permettait en quelque sorte de tirer un trait d’égalité entre idée
d’œuvre et fonction, institution et milieu social4. Sa méprise s’origine donc
dans une vision erronée du rapport que Maurice Hauriou a voulu entretenir
avec la sociologie. Jamais, le juriste catholique n’a cru dans l’horizontalité
autoconsistante de la société. Là où le doyen toulousain s’inspire de la socio-
logie interpsychologique d’un Gabriel Tarde, voire de l’école leplaysienne,
Gurvitch, quant à lui, poursuit son projet d’édification d’un droit social en
allant puiser chez Duguit, Durkheim et Proudhon5. Là où le doyen Hauriou
1. M. HAURIOU, Précis de droit constitutionnel, op. cit., p. 78. Même quand il le relativisait,
jamais il ne réduisait l’État à une simple ustensibilité : « L’idée de l’État dépasse singulièrement la
notion des fonctions de l’État. La fonction n’est que la part déjà réalisée ou du moins, déjà déter-
minée, de l’entreprise ; il subsiste dans l’idée directrice de celle-ci une part d’indéterminé et de
virtuel qui porte au-delà de la fonction. » (M. HAURIOU, « La théorie de l’institution », op. cit.,
p. 99). Cf. J. VIGUIER, « Existe-t-il une hiérarchie entre les éléments de l’idée d’œuvre de l’État
chez Maurice Hauriou ? », Mélanges J.-A. Mazères, Paris, Litec, 2009, p. 821-846.
2. M. HAURIOU, La Science sociale traditionnelle, op. cit., p. 259, p. 400.
3. « Durant la première phase de sa carrière, ses sympathies allaient réellement à la primauté du
droit social ; plus tard, il est plutôt pour une équivalence complète entre les deux systèmes de
droit [droit social et droit individuel], et dans la dernière phase de sa pensée, il paraît pencher
vers la primauté de l’ordre du droit individuel. Cela s’explique, d’une part, par le fait que dans la
dernière pensée d’Hauriou, le point de vue du personnalisme hiérarchique, de provenance tho-
miste, prédominait sur le point de vue transpersonnaliste, de provenance proudhonienne et berg-
sonienne, du début ; d’autre part, [...] cela est dû à un changement essentiel dans l’appréciation
des limites de la réalité juridique à laquelle peut s’appliquer l’idée du droit social. » Nous souli-
gnons (G. GURVITCH, « L’idée du droit social et l’objectivisme métaphysique de Maurice
Hauriou », L’Idée du droit social, op. cit., p. 678). Dans le même sens, cf. l’article cité plus haut :
G. GURVITCH, « Les idées-maîtresses de Maurice Hauriou », art. cit., p. 179.
4. On croit observer la même confusion chez Jacques Donzelot (J. DONZELOT, L’Invention
du social. Essai sur le déclin des passions politiques [1984], Paris, Le Seuil, 1994, p. 86 sq.).
5. Cf. G. TARDE, Les Lois de l’imitation [1890], Paris, Le Seuil, 2001. Hauriou ne rejoint pas la
conception durkheimienne d’une « conscience collective » transcendante aux consciences indivi-
436 La subsidiarité germanique...
duelles (É. DURKHEIM, De la Division du travail social [1893], Paris, PUF, 2004). Les
moments de communion qui sont au fondement de l’idée d’œuvre institutionnelle ne doivent
pas s’analyser comme des manifestations d’une conscience collective mais comme le rassemble-
ment de consciences individuelles à la faveur du sentiment interpsychologique d’une même idée.
S’agissant de Frédéric Le Play, Hauriou critique le caractère trop réactif de son enseignement
sociologique (M. HAURIOU, La Science sociale traditionnelle, op. cit., p. 393, n. 1).
1. Juriste et politiste, pourrait-on dire par anachronisme. Cf. G. VEDEL, « Le doyen Maurice
Hauriou et la science politique », Annales de la Faculté de droit et de sciences économiques de
Toulouse, 1968, 16 (2), p. 91-109 ; Pages de doctrine, Paris, LGDJ, 1980, I, p. 43-58. Il convien-
drait ici de revenir sur l’inspiration sociologique repérable chez de nombreux acteurs du renou-
veau thomiste au-delà du seul cas Hauriou (H. SERRY, « Saint Thomas sociologue ? Les enjeux
cléricaux d’une sociologie catholique dans les années 1880-1920 », Actes de la recherche en
sciences sociales, 2004, 153, p. 28-39 ; Pour une histoire des sciences sociales. Mélanges P. Bour-
dieu, dir. J. HEILBRON, R. LENOIR, G. SAPIRO, Paris, Fayard, 2004, p. 59-81). Pour une
synthèse sur le rapport du doyen Hauriou à la sociologie, cf. F. AUDREN, M. MILET, « Mau-
rice Hauriou sociologue. Entre sociologie catholique et physique sociale », Préface à M. HAU-
RIOU, Écrits sociologiques [1893-1899], Paris, Dalloz, 2008, p. V-LVIII.
2. « Par alluvions successives, la matière du droit s’est déposée autour d’une conception fonda-
mentale d’organisation sociale qui est celle de l’individualisme faillible et par conséquent relatif. »
(M. HAURIOU, Précis de droit constitutionnel, op. cit., p. VII). Ou encore : M. HAURIOU,
« Le droit naturel et l’Allemagne » [1918], Cahiers de la Nouvelle Journée, 1933, 23, p. 13-42, ici
p. 13. Cf. E. A. POLOUPOL, « L’idée de libéralisme dans l’œuvre juridique de Maurice Hau-
riou », Mélanges P. Negulesco, Bucarest, Imprimerie nationale, 1935, p. 587-607. C’est le tho-
miste Georges Renard, bien plus que Maurice Hauriou, qui en vient, à proposer une conception
anarchisante de l’État (P. DUBOUCHET, « Pour une théorie normative de l’institution »,
Revue de la recherche juridique1993, 54, p. 739-756, ici, p. 745). Aussi est-ce en un sens bien
particulier qu’on a pu identifier les traces d’un principe de subsidiarité dans la théorie de l’insti-
tution de Maurice Hauriou : « À l’heure actuelle, on trouvera une application de ce principe [le
principe de subsidiarité] dans la si riche théorie de l’institution du Doyen Hauriou. L’éminent
auteur a montré qu’il existait des institutions dans lesquelles une idée directrice, un pouvoir, des
manifestations de communion consensuelle [...], permettaient la continuité sociale. On avait ainsi
des institutions-personnes ou corps constitués : État, associations, au sein desquelles s’exerce
l’activité des individus. Toutes ces activités font partie du Bien commun. Ainsi : particuliers,
groupements divers, État, participent au Bien commun. Ce dernier n’est donc pas à la charge
exclusive du Pouvoir politique. » (M.-P. DESWARTE, « Intérêt général, bien commun », Revue
du droit public, 1988, 104 (5), p. 1289-1313, ici p. 1308). Dans le même sens, mais selon une pers-
pective différente, sous la plume d’un théoricien de l’autogestion : R. LOURAU, La Subsidiarité
contre l’Europe, Paris, PUF, 1997, p. 85 sq.
Subsidiarité et Europe post-totalitaire. La conjonction fédérale 437
S’il est un exemple de théorie juridique aboutie qui eut recours à la socio-
logie pour assouvir sa phobie de l’État, c’est bien celle de Léon Duguit. On
sait que le doyen bordelais ne fut pas sans entretenir de nombreux points
d’accord avec son confrère toulousain : refus de l’individualisme juridique,
rejet de la doctrine allemande de l’État (théorie de l’organe), critique de la
doctrine française de la nation (théorie de la représentation)1. Mais l’accord
s’arrête à ce seul versant négatif, qui lui-même fait fond sur des conceptions
anthropologiques radicalement opposées, qu’on aurait bien tort de réduire à
une simple querelle de droit administratif : la puissance publique (École de
Toulouse) contre le service public (École de Bordeaux)2. En thomiste consé-
quent, Hauriou est un défenseur du droit naturel (celui des Anciens), doublé
d’un réaliste bergsonien qui croit fermement en l’existence de personnes
morales (elles existent juridiquement au même titre que les personnes
physiques)3 ; en positiviste critique, Duguit tire les conséquences logiques de
son nominalisme juridique — le rejet des universaux, la fonctionnalisation du
droit — tout en refusant son débouché philosophique ultime — l’individua-
lisme4. Quand, pour sa part, Hauriou se fait critique du concept de souverai-
neté moderne, il s’en prend moins à l’État en tant que tel qu’à la République
radicale, légicentriste et anticléricale. D’où ses nombreuses références, plus
1. Pour Hauriou, la représentation n’est pas un lien entre les organes de l’institution et ses
membres, mais entre les organes et l’idée d’œuvre qui est au fondement de l’institution.
2. Pour une perspective synthétique circonstanciée, cf. M. MILET, « Léon Duguit et Maurice
Hauriou : quarante ans de controverse juridico-politique. Essai d’analyse sociorhétorique (1889-
1929) », Les Juristes face au politique. Le droit, la gauche, la doctrine sous la IIIe République, dir.
C. M. HERRERA, Paris, Kimé, 2003, p. 85-121. De manière plus générale, sur le dialogue intel-
lectuel entre les deux doyens, cf. M. WALINE, « Les idées maîtresses de deux grands publicistes
français : Léon Duguit et Maurice Hauriou », L’Année politique française et étrangère, 1929, 16,
p. 385-409, 1930, 17, p. 39-63 ; C. EISENMANN, « Deux théoriciens du droit, Duguit et Hau-
riou » [1930], Écrits de théorie du droit, de droit constitutionnel et d’idées politiques, éd. C. Leben,
Paris, Éditions Panthéon-Assas, 2002, p. 13-47 ; A. de LAUBADÈRE, « Le Doyen Maurice
Hauriou et Léon Duguit », Annales de la Faculté de droit et des sciences économiques de Tou-
louse, 1968, 16 (2), p. 209-228 ; Pages de doctrine, op. cit., I, p. 11-28 ; J.-M. TRIGEAUD,
« Théorie de l’État et réalisme sociologique dans la pensée de Duguit et Hauriou », L’État au
XXe siècle, éd. S. GOYARD-FABRE, op. cit., p. 19-34. Jean Rivero a par ailleurs insisté sur le rôle
décisif joué par Maurice Hauriou dans l’émergence de l’idée phare du système juridique
duguiste, à savoir la notion de service public (J. RIVERO, « Hauriou et l’avènement de la notion
de service public », Mélanges A. Mestre, Paris, Sirey, 1956, p. 461-471 ; « Maurice Hauriou et le
droit administratif », Annales de la Faculté de droit et des sciences économiques de Toulouse,
1968, 16 (2), p. 141-155 ; Pages de doctrine, op. cit., I, p. 29-41).
3. Réaliste au sens où la personne morale n’est pas réductible à une simple fiction juridique. Elle
trouve au contraire à se définir hors des cadres habituels de la doctrine du droit : le nominalisme
français (fiction représentative) et le volontarisme allemand (réification organique).
4. Sur le rapport d’Hauriou au droit naturel, cf. O. BEAUD, « Hauriou et le droit naturel », art.
cit. S’agissant de Léon Duguit, cf. P. RAYNAUD, « Léon Duguit et le droit naturel », ibid.,
1987, 4, p. 169-180 ; « Des droits de l’homme à l’État de droit. Les droits de l’homme et leurs
garanties chez les théoriciens français classiques du droit public », Droits, 1985, 2, p. 61-73.
438 La subsidiarité germanique...
référons ici à la troisième (et dernière) édition parue en cinq volumes chez Boccard. Cf., en parti-
culier, les tomes II et III relatifs à la théorie générale de l’État.
1. Ibid., II, p. 59. Cf. également ibid., II, p. 93-131.
2. Ibid., II, p. 62, p. 75. Ou encore dans le dernier volume de son maître ouvrage : « Quelle que
soit la notion que l’on se forme de l’État et du droit, il faut affirmer que l’État a des devoirs
envers les individus, que son action est limitée positivement et négativement par le droit, c’est-
à-dire qu’il y a des choses qu’il ne peut pas faire et des choses qu’il est obligé de faire. Telle est
l’idée fondamentale qui domine tout ce traité de droit constitutionnel. » (Ibid., V, p. 1).
3. Les règles de droit, écrit-il, sont « tellement essentielles à la réalisation du double sentiment
qui est le fond irréductible et général de l’espèce humaine, le sentiment de socialité, sentiment
solidariste, et le sentiment de justice individualiste, que l’intervention de la force collective pour
les sanctionner apparaît à tous naturelle et légitime. » (Ibid., I, p. 93). Nous soulignons.
440 La subsidiarité germanique...
1. « La règle de droit est antérieure et supérieure à l’État et s’impose à lui. » (Ibid., III, p. 547).
2. La thèse classique d’Évelyne Pisier-Kouchner (É. PISIER-KOUCHNER, Le Service public
dans la théorie de l’État de Léon Duguit, op. cit.) a été abondamment reprise et confirmée
ensuite : P. RAYNAUD, « Léon Duguit et le droit naturel », art. cit. ; « Des droits de l’homme
à l’État de droit. Les droits de l’homme et leurs garanties chez les théoriciens français classiques
du droit public », art. cit. ; D. SALAS, « Droit et institution : Léon Duguit et Maurice Hauriou »,
La Force du droit, dir. P. BOURETZ, Paris, Éditions Esprit, 1991, p. 193-214.
3. C. SCHMITT, « La situation de la science européenne du droit » [1943-1944], trad. fr.
M. Scalici, Droits, 1991, 14, p. 115-140. Ce diagnostic sur la loi n’est pas le propre de l’antilibéra-
lisme schmittien ; on le trouve pareillement du côté libéral, dans les analyses de Georges Burdeau
par exemple (G. BURDEAU, « Étude sur l’évolution de la notion de loi en droit français »,
Archives de philosophie du droit, 1939, 1-2, p. 7-55). Pour un état des lieux plus général, qui
revient sur la parenté entre Duguit et le pluralisme anglais, cf. M. LOUGHLIN, « The Functio-
nalist Style in Public Law », University of Toronto Law Journal, 2005, 55 (3), p. 361-403.
Subsidiarité et Europe post-totalitaire. La conjonction fédérale 441
nitive si peu que les juristes eux-mêmes ont été progressivement marginali-
sés par son avènement. L’effacement de la cléricature qui a édifié l’État royal
puis l’État national ne se comprend pas en dehors de l’émergence de la nou-
velle figure de l’État-providence, qui consacre la montée en puissance des
praticiens du droit et des experts en sciences de l’administration au détriment
des universitaires et des savants. Fonctionnalisation de l’État et instrumenta-
lisation des juristes, mais aussi, troisième point, dissolution de la science juri-
dique. Si, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les professeurs de
droit retrouveront quelque poids à la faveur de la construction européenne,
ils devront eux-mêmes se faire experts techniciens et se mettre au service d’un
droit devenu pour de bon fonctionnaliste.
De Duguit à l’Europe, simple changement de support en somme, révéla-
teur d’un glissement général des sphères d’activité : du droit social de la soli-
darité au droit ordolibéral de la concurrence. Il y a là un effet général de
l’économicisation du droit à l’échelle planétaire mais il y a aussi une double
spécificité européenne : le fonctionnalisme économique d’abord, qui a
contribué à aggraver l’économicisation ; la praticisation de la doctrine juri-
dique ensuite : non qu’elle soit l’apanage de la seule Europe, mais force est de
constater que la part de la doctrine juridique assurée par des praticiens du
droit (fonctionnaires bruxellois, avocats, consultants juridiques de lobbies) y
est nettement plus élevée qu’ailleurs1. Économicisation et praticisation, poro-
sité des frontières entre les registres savant et expert : tels sont peut-être les
seuls ressorts d’autorité dont dispose encore le droit quand il est privé d’ap-
pareil d’État. Nous allons voir que cette nouvelle configuration détermine
grandement la relecture constructiviste du principe communautaire de subsi-
diarité dans le cadre d’un nouveau paradigme, qui servira à présent de fil
conducteur : la gouvernance néolibérale.
Mais renouons pour l’heure avec les étapes évoquées plus haut (Alle-
magne post-totalitaire, éthique chrétienne du fonctionnalisme communau-
taire, Europe delorienne). On aurait tort de penser que l’importation conti-
nentale des réquisits de la good governance répondait à une logique exogène
d’acculturation anglo-saxonne ; procédant d’une longue histoire, elle avait
puissamment été préparée par le droit régulateur de l’ordolibéralisme
européen. Une fois agrémenté d’une touche d’économie sociale de marché,
celui-ci deviendra droit régulateur du social, avec tous les contresens que sup-
pose le passage de l’épithète au substantif. Mais le plus frappant en la matière,
ce sont moins les contresens que les convergences suggérées par les lumières
de la rétrospection. Évoquons les plus apparentes seulement. N’y aurait-il
pas, par exemple, une parenté innocente entre, d’un côté, le couplage droit-
économie (Law and Economics) tel qu’opéré par l’ordolibéralisme de la Frei-
burger Schule et, de l’autre, le même mariage tel que consacré par le libéra-
lisme social de la London School of Economics1 ? Que ce soit du côté de
William Beveridge, éminent directeur de la prestigieuse École, ou que ce soit
du côté des traductions concrètes de l’ordolibéralisme allemand, l’alignement
du droit sur le registre économique passera par le social, ce terrain spécifique
devenu question politique à la fin du xixe et enjeu de gestion au siècle suivant.
La mise en regard devient suggestive et livre tous ses fruits si l’on veut bien se
rappeler que la LSE, creuset britannique de la synthèse socialiste-libérale,
deviendra, dès les années 1930, un haut-lieu du néolibéralisme. C’est l’époque
où Lionel Robbins — bientôt rejoint par Friedrich Hayek en 1931 — combat
férocement les thèses de John Maynard Keynes, qui officie pour sa part à
Cambridge dans une Université rivale. Cinquante ans plus tard, ce sera
encore la même LSE qui accompagnera une nouvelle rencontre intellectuelle
décisive : celle de la gauche moderne avec la New Right. Songeons, bien sûr,
à la « troisième voie » d’Anthony Giddens, dans laquelle le futur Premier
ministre Tony Blair viendra puiser l’essentiel de son corpus théorique2. La
préface donnée par Jacques Delors à la traduction française des thèses du
tandem politico-intellectuel dit presque tout des connivences pro-euro-
péennes entre la deuxième gauche française et la troisième voie britannique
autour d’un rêve de dépassement des modèles dominants : social-démocratie
1. Émanation directe de la Fabian Society fondée en 1884 autour des époux Webb, Beatrice et
Sidney, la LSE naît onze ans plus tard en 1895. Forte de ces deux institutions, la ligne fabienne (du
nom de Fabius, général romain victorieux d’Hannibal lors de la Deuxième Guerre punique) l’em-
porte autour de 1900 au sein du Parti travailliste et des Trade-Unions. La pleine compréhension de
la spécificité du socialisme britannique de l’époque requiert ici de s’extraire des termes trop binaires
opposant Fabian Society et Guild Socialism (surtout si l’on y projette le prisme hexagonal socia-
lisme jacobin versus « deuxième gauche »). Les deux courants du socialisme anglais nous semblent
se rejoindre dans leur rapport à l’État. Ils ont au moins en commun de s’opposer au marxisme et de
défendre une ligne réformiste. Aussi comprend-on qu’un George Cole et un Harold Laski furent
très proches de la LSE. Cf. l’ouvrage de Ralf Dahrendorf, directeur de l’École de 1974 à 1984 :
R. G. DAHRENDORF, LSE. A History of the London School of Economics and Political Science,
1895-1995, Oxford, Oxford University Press, 1995. L’hostilité à l’État est évidente du côté du
Guild Socialism. Voulant organiser la classe ouvrière en quelques grandes fédérations, il trouve son
idéal de société dans les corporations et guildes médiévales (cette tendance a pu trouver une posté-
rité lointaine avec la New Left du tournant des xxe-xxie siècles). La Fabian Society, en revanche,
semble défendre l’institution étatique ; mais, l’objectif étant de réaliser le socialisme par l’intermé-
diaire de l’État, les Webb ne proposent guère autre chose qu’une dilution fonctionnelle de la puis-
sance publique. En témoigne leur mot d’ordre lancé en 1897 : la démocratie industrielle (B. et
S. WEBB, Industrial Democracy [1897], Londres, New York, et al., Longsmans, Green, 1920).
Repris en France par des Georges Gurvitch ou des Maxime Leroy, ce slogan permet d’établir une
parenté avec la sociologie juridique d’inspiration proudhonienne. Notons qu’à l’instar de leurs
compagnons de route littéraires, Herbert G. Wells (vite dégrisé pour sa part) et G. Bernard Shaw,
les Webb seront un temps séduits par le système soviétique (B. et S. WEBB, Soviet Communism :
A New Civilization ?, I-II [1935], Londres, New York, et al., Longsmans, Green, 1937).
2. A. GIDDENS, Beyond Left and Right, Cambridge, Polity Press, 1994. Pour une présentation
informée (et empathique) des thèses d’Anthony Giddens, cf. L. BOUVET, « Qu’est-ce que la
“troisième voie” ? Retour sur un objet politique mal identifié », Le Débat, 2003, 124, p. 33-52.
Subsidiarité et Europe post-totalitaire. La conjonction fédérale 443
[2003], éd. A. WIENER, T. DIEZ, Oxford, Oxford University Press, 2009, p. 91-104 ;
G. MARKS, L. HOOGHE, K BLANK, « European Integration Since the 1980s : State-Centric
v. Multilevel Governance », Journal of Common Market Studies, 1996, 34 (3), p. 343-378.
1. Dans le fameux débat entre réalisme intergouvernementaliste et fonctionnalisme fédéraliste, il
y a lieu de distinguer entre la logique des acteurs politiques et celle du discours savant tenu sur
les théories de l’intégration (A. WIENER, T. DIEZ, éd., European Integration Theory, op. cit. ;
S. SAURUGGER, Théories et concepts de l’intégration européenne, Paris, Presses de Sciences
Po, 2010). Nous allons le voir dans la suite des développements, les registres académiques et
politiques développent une tendance naturelle à s’entremêler à la faveur d’une rivalité pour
imposer un sens au projet européen : direction dans un cas, signification dans l’autre.
2. Cf. D. MITRANY, A Working Peace System. An Argument for the Functional Development
of International Organization [1943-1944], Chicago, Quadrangle Books, 1966 ; « The Prospect
of Integration : Federal or Functional », Journal of Common Market Studies, 1965, 4, p. 119-
149 ; E. B. HAAS, The Uniting of Europe. Political, Social and Economic Forces, 1950-1957
[1958, 1968], Notre Dame, University of Notre Dame Press, 2004 ; Beyond the Nation State.
Functionalism and International Organization [1964], Colchester, ECPR Press, 2008. La théorie
néofonctionnaliste sera reprise par Philippe Schmitter : P. C. SCHMITTER, « Three Neofunc-
tional Hypotheses about International Integration », International Organization, 1969, 23 (1),
p. 161-166 ; « Neofunctionalism », European Integration Theory, op. cit., p. 45-66.
3. Contre cette thèse néofonctionnaliste, Stanley Hoffmann, disciple américain de Raymond
Aron, a très tôt insisté sur la robustesse des États, mais pour montrer qu’ils restaient les princi-
paux acteurs de l’intégration européenne. Cf. S. HOFFMANN, « Obstinate or Obsolete ? The
Fate of the Nation-State and the Case of Western Europe », Daedalus, 1966, 95 (3), p. 862-915 ;
« Le sort de la nation dans l’Europe occidentale de l’après-guerre », Annales de philosophie poli-
tique, 1969, 8, p. 139-215 ; « Reflections on the Nation-State in Western Europe Today », Journal
of Common Market Studies, 1982, 21 (1-2), p. 21-37. Dans la filiation directe de Stanley Hoff-
mann, cf. les travaux de l’école néoréaliste, notamment ceux de Robert Keohane (R. KEO-
HANE, S. HOFFMANN, Integration and Neofunctional Theory : Community Policy and Ins-
titutional Change, Harvard, Harvard University Press, 1989) et d’Andrew Moravcsik, qui
insistent sur un paradoxe apparent : le renforcement des États provoqué par la construction
Subsidiarité et Europe post-totalitaire. La conjonction fédérale 445
I. CONTEXTUALISATION JURIDIQUE
DU PRINCIPE DE SUBSIDIARITÉ
Nota. Quinze ans après Maastricht, le traité de Lisbonne a fusionné les diffé-
rents piliers de la construction européenne et conféré un statut juridique
autonome à l’Union1 : consécration institutionnelle appelant par ricochet la
disparition de la Communauté désormais intégrée dans l’entité maas-
trichtienne2.
Par commodité de langage, nous parlerons d’Union européenne, y com-
pris pour désigner la Communauté telle qu’elle existe depuis 1992-19933.
1. Quand elle naît en 1992 à la faveur du traité de Maastricht, l’Union européenne reste privée de
personnalité juridique ; elle vient se superposer aux Communautés déjà existantes — la Commu-
nauté économique européenne de 1957 devenant, pour sa part, la Communauté européenne.
2. À l’exception de l’Euratom : la Communauté européenne de l’énergie atomique demeure dis-
tincte de l’Union et fait l’objet d’un protocole spécifique annexé au traité de Lisbonne.
3. Depuis le 1er décembre 2009, les traités fondateurs prennent le nom de traité sur l’Union euro-
péenne (TUE), reprise de la désignation maastrichtienne, et de traité sur le fonctionnement de
l’Union européenne (TFUE) ; la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) devient,
quant à elle, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) (Traité de Lisbonne, 13 décembre
2007-1er décembre 2009 ; JOUE, C 306, 17 décembre 2007). Le traité de Lisbonne enregistre sur
ce point les apports du projet de traité constitutionnel (Projet de traité établissant une Constitu-
tion pour l’Europe, 10 juillet 2003-29 octobre 2004 ; JOUE, C 169, 18 juillet 2003 ; C 310,
16 décembre 2004). Notons, par ailleurs, que le Journal officiel des Communautés européennes
(JOCE) est devenu Journal officiel de l’Union européenne (JOUE) depuis le 1er février 2003, date
d’entrée en vigueur du traité de Nice (Traité de Nice, 26 février 2001-1er février 2003 ; JOCE,
C 80, 10 mars 2001). Pour un aperçu général sur le traité simplifié, cf. J.-P. JACQUÉ, « Le traité
de Lisbonne, une vue cavalière », Revue trimestrielle de droit européen, 2008, 44 (3), p. 439-483 ;
« Les réformes institutionnelles introduites par le traité de Lisbonne », Le Traité de Lisbonne.
Reconfiguration ou déconstitutionnalisation de l’Union européenne ?, dir. E. BROSSET, et al.,
Bruxelles, Bruylant, 2009, p. 57-73.
448 La subsidiarité germanique...
European Union : The Scope and Limits of the Treaty of Maastricht », International Political
Science Review, 1996, 17 (4), p. 403-415 ; H. LAUFER, T. FISCHER, Föderalismus als Struktur-
prinzip für di europäische Union. Strategien für Europa, Gütersloh, Verlag Bertelsmann Stiftung,
1996, spécialement p. 84 sq. ; T. DÖRING, « Das Subsidiaritätsprinzip in der europäischen
Union », Ordo, 1996, 47, p. 293-323 ; W. BÖTTCHER, J. KRAWCZYNSKI, Europas Zukunft :
Subsidiarität. Ein Plädoyer für eine europäische Verfassung, Aix-la-Chapelle, Shaker, 2000 ;
M. W. SCHRÖTER, Das Subsidiaritätsprinzip als verfassungsgenerierender Modus. Working
Paper, Mannheim, Mannheimer Zentrum für europäische Sozialforschung, 2002 ; L. DÖRING,
Fundament für Europa. Subsidiarität, Föderalismus, Regionalismus, Münster, Lit, 2004, spéciale-
ment p. 23 sq. ; N. W. BARBER, « The Limited Modesty of Subsidiarity », European Law
Journal, 2005, 11 (3), p. 308-325 ; W. SCHÄFER, « Europäische Union : Erweiterung cum Ver-
tiefung ? Erweiterung versus Vertiefung! », Ordo, 2007, 58, p. 51-65, ici p. 56 sq.
1. Selon la belle expression du juriste Ronald Dworkin (R. DWORKIN, Prendre les droits au
sérieux [1966-1977, 1984], trad. fr. M.-J. Rossignol, F. Limare, F. Michaut, Paris, PUF, 1995 ;
L’Empire du droit [1986], trad. fr. E. Soubrenie, Paris, PUF, 1994, ici p. 250 sq.). Deux chapitres
extraits de la version anglaise de ces ouvrages avaient été préalablement publiés par les soins de la
revue Droit et Société (R. DWORKIN, « Le positivisme » [1967], trad. M. Troper, Droit et
Société, 1985, 1, p. 35-60 ; « La chaîne du droit » [1986], trad. F. Michaut, ibid., p. 61-98).
Cf. également R. DWORKIN, « “La théorie du droit comme interprétation” », trad. fr.
F. Michaut, ibid., p. 99-114 ; « La complétude du droit », trad. fr., Controverse autour de l’onto-
logie du droit, dir. P. AMSELEK, C. GRZEGORCZYK, Paris, PUF, 1989, p. 127-135.
450 La subsidiarité germanique...
tion des praticiens du droit est une modalité habituelle et normale de l’éla-
boration du codage juridique. Tout comme est naturelle la contribution des
observateurs, théoriciens ou non, à sa fabrique concrète1. Sans lui être absolu-
ment spécifique, donc, cet enchevêtrement des répertoires nous semble tout à
fait symptomatique du gène juridique de la construction européenne. Qu’on
nous comprenne bien cependant : l’essentiel ne saurait résider dans la mise au
jour d’une particularité européenne qui, en l’espèce, existe moins qualitative-
ment que quantitativement ; il est simplement de considérer les effets alchi-
miques d’une rencontre : entre la matière spécifique du droit et la nature
juridique de l’objet européen2.
Du fait de leurs liens structurels avec le pouvoir, les juristes ont toujours
offert un point d’observation privilégié pour le politiste. L’enracinement his-
torique de cette proximité est bien connu1 ; mais, ici comme ailleurs, l’histoire
demanderait probablement à être renouvelée : depuis longtemps déjà, cette
accointance naturelle ne met plus en scène la figure autoritaire du légiste
royal ; elle met en jeu la figure valorisante du juge, justicier défenseur des
droits individuels et garant des libertés fondamentales. Ce qui, auparavant,
devait être dénoncé comme consanguinité malsaine, comme complicité objec-
tive entre dominants, est aujourd’hui devenu banale normalité de la vie
démocratique. L’enjeu intellectuel consiste donc à se mettre en condition de
tirer les leçons d’une nouvelle configuration sans pour autant verser dans la
plate dénonciation de prétendues déterminations du droit par l’infrastructure
socio-économique. Redoutable défi, tant l’intrication se fait intime et capil-
laire entre la science du droit et le droit positif, entre le discours des analystes
et le langage des acteurs politiques qui, de bout en bout, concourent à la
fabrique de la matière juridique.
Toujours, le vocabulaire scientifique sera dépendant des mots des protago-
nistes qu’il prétend saisir et analyser ; toujours, néanmoins, il supposera une
rupture avec le sens commun2. Certes, la confusion entre registre analytique
et registre normatif ne constitue pas une raison suffisante pour faire dispa-
raître le mot subsidiarité sous la plume des observateurs, mais celui-ci ne
saurait revêtir une signification identique dans un cas et dans l’autre. Le pro-
blème n’est pas qu’un même vocable serve à désigner une pratique politique
et un concept juridique ; il est qu’on prétende user d’un mot en tant que
concept, sans l’avoir, au préalable, décontaminé de la pratique politique qui
lui est attachée. Il réside dans ce que nous appelions plus haut l’effet de natu-
ralisation induit par la codification. En soi, toute juridicité fait problème : ce
n’est pas, répétons-le, le caractère juridique ou non de la subsidiarité qui est
en cause ; ce qui est en cause, c’est qu’on fasse croire à l’effacement virginal de
la teneur politique d’une règle juridique par la simple entrée dans une neutra-
lité autoproclamée.
1. Cf. E. H. KANTOROWICZ, « La royauté médiévale sous l’impact d’une conception scienti-
fique du droit » [1961], trad. fr. J.-F. Spitz, Politix, 1995, 32, p. 5-22. Outre les travaux précités de
Pierre Legendre (P. LEGENDRE, « Qui dit légiste, dit loi et pouvoir » [1995], Sur la question
dogmatique en Occident, Paris, Fayard, 1999, p. 153-191), cf. J. KRYNEN, L’Empire du roi.
Idées et croyances politiques en France, XIIIe-XVe siècle, Paris, Gallimard, 1994. Au-delà de l’anti-
juridisme foucaldien rencontré plus haut (M. FOUCAULT, « Il faut défendre la société ». Cours
au Collège de France, 1976-1977, op. cit., p. 3-36), on sait combien la sociologie marxisante du
soupçon a pu en tirer des conséquences quasi essentialistes sur la nature même du droit. Cf., en
particulier, les travaux de Pierre Bourdieu (P. BOURDIEU, « La force du droit », Actes de la
recherche en sciences sociales, 1986, 64, p. 3-19 ; « Esprits d’État », ibid., 1993, 96-97, p. 49-62 ;
« De la maison du roi à la raison d’État », ibid., 1997, 118, p. 55-68).
2. G. BACHELARD, La Formation de l’esprit scientifique (1938], Paris, Vrin, 2004. Cf. encore
les observations fondatrices de Max Weber sur la nécessaire frontière entre le savant (Wissens-
chaft als Beruf) et le politique (Politik als Beruf) : M. WEBER, Le Savant et le politique [1919],
trad. fr. J. Freund, E. Fleischmann, É. de Dampierre, Paris, Plon, 1997. Dans l’oubli de ce
principe élémentaire, se loge bien souvent la première étape du glissement vers l’« idéologie
scientifique » (G. CANGUILHEM, « Qu’est-ce qu’une idéologie scientifique ? », Idéologie et
rationalité dans les sciences de la vie [1977], Paris, Vrin, 2000, p. 33-45).
Subsidiarité et Europe maastrichtienne. La confusion fédérale 453
1. La notion de référentiel a été proposée par Pierre Muller, Bruno Jobert et Yves Surel pour
insister sur le rôle des représentations symboliques, des croyances sociales, des idées et des
affects dans l’élaboration des politiques publiques (B. JOBERT, P. MULLER, L’État en action,
Paris, PUF, 1987, p. 63-71 ; P. MULLER, « Les politiques publiques comme construction d’un
rapport au monde », La Construction du sens dans les politiques publiques, dir. A. FAURE,
G. POLLET, P. WARIN, Paris, L’Harmattan, 1995 ; Y. SUREL, « Idées, intérêts, institutions
dans l’analyse des politiques publiques », Pouvoirs, 1998, 87, p. 161-178). Les idées, discours, et
autres représentations sont, expliquent-ils, des variables à prendre en compte au même titre que
les intérêts et les institutions. La notion de référentiel permettrait ainsi de rendre raison des effets
de structure qui contraignent les acteurs et les cadres normatifs qui pèsent sur leurs actions.
Cette approche a été critiquée pour la dimension excessivement constructiviste qu’elle donne à la
réalité sociale et pour les difficultés méthodologiques auxquelles elle se heurte (comment saisir
les idées et évaluer les effets de la cognition sur l’élaboration des politiques publiques ?). Nous la
comprenons, pour notre part, dans la continuité de ce que nous disions plus haut sur la notion de
culture politique. Dans un souci de dédramatisation, Pierre Muller a indiqué aux sceptiques que
son constructivisme se voulait « modéré » (P. MULLER, « L’analyse cognitive des politiques
publiques », Revue française de science politique, 2000, 50 (2), p. 189-207). Pour une application
au cas de l’Union européenne, cf. Y. SUREL, « L’intégration européenne vue par l’approche
cognitive et normative des politiques publiques », ibid., p. 235-254.
2. Nous faisons référence à l’épisode du « tournant » néolibéral et à la réorientation monétariste
des politiques économiques fin des années 1970-début des années 1980 (désinflation compétitive,
réduction des déficits budgétaires, libéralisation des marchés). Sur les cas européen et français en
particulier (nous allons y revenir), cf. B. JOBERT, dir., Le Tournant néolibéral en Europe. Idées
et recettes dans les pratiques gouvernementales, Paris, L’Harmattan, 1994 ; B. THÉRET, « Rhé-
torique économique et action politique. Le néolibéralisme comme fracture entre la finance et le
social », L’Engagement politique. Déclin ou mutation ?, dir. P. PERRINEAU, Paris, Presses de
la FNSP, 1994, p. 313-334 ; B. LAUTIER, « L’État et le social », L’État, la finance et le social.
Souveraineté nationale et construction européenne, dir. B. THÉRET, Paris, La Découverte, 1995,
p. 483-508 ; F. DENORD, Néolibéralisme, version française, op. cit. ; P. DARDOT, C. LAVAL,
La Nouvelle raison du monde, op. cit., p. 273 sq.
3. Cf., en particulier, les travaux de Jean Leca (J. LECA, « Sur la gouvernance démocratique :
entre théorie normative et méthodes de recherche empirique », Politique européenne, 2000, 1 (1),
p. 108-129 ; La Démocratie dans tous ses états. Systèmes politiques entre crise et renouveau, éd.
C. GOBIN, B. RIHOUX, Louvain-la-Neuve, Bruylant, 2000, p. 17-59 ; « Gouvernance et insti-
tutions publiques. L’État entre sociétés nationales et globalisation », La France en prospectives,
dir. R. FRAISSE, J.-B. de FOUCAULD, Paris, Odile Jacob, 1996, p. 317-350), Jacques Cheval-
lier (J. CHEVALLIER, « La gouvernance, un nouveau paradigme étatique ? », Revue française
d’administration publique, 2003, 105-106, p. 203-217 ; « La gouvernance et le droit », Mélanges
P. Amselek, Bruxelles, Bruylant, 2005, p. 189-207) et de Jean-Pierre Gaudin (J.-P. GAUDIN,
Pourquoi la gouvernance ?, Paris, Presses de Sciences Po, 2002). Pour une critique systématique
454 La subsidiarité germanique...
Tant est si bien qu’à force on ne sait plus vraiment distinguer entre la subsi-
diarité-catégorie d’analyse et la subsidiarité-catégorie d’action, entre la subsi-
diarité des observateurs et la subsidiarité des acteurs. De là notre malaise
persistant : comment recevoir des interprétations, toutes valables certes, mais
qui se démarquent si peu des propos qu’elles traitent qu’il devient très diffi-
cile de cerner le passage du discours juridique objet de l’analyse à l’observa-
tion du juriste auteur de l’analyse ?
Aussi, reconstituer l’évolution du sens de la subsidiarité communautaire, ses
itinéraires contrastés et les différents investissements stratégiques dont elle a été
l’objet suppose de tenir compte de ces entremêlements, eux-mêmes grandement
alimentés par la multipositionnalité des protagonistes. L’analyse se concentrera
non seulement sur le traité de Maastricht en tant que tel, mais également sur
l’ensemble de la littérature grise qui a accompagné et préparé l’entrée progres-
sive du principe de subsidiarité dans le droit communautaire ainsi que sur les
nombreux commentaires doctrinaux auxquels cette codification a donné lieu.
En plus de l’observation et du repérage des pratiques effectives, il conviendra de
discriminer entre plusieurs niveaux de discours. Celui, d’abord, du droit positif :
le droit originaire, le droit dérivé et la jurisprudence. Celui, ensuite, du discours
des acteurs politiques de l’Union : le discours des acteurs communautaires en
tant que tels mais aussi celui des acteurs nationaux et infranationaux. Celui,
enfin, des observateurs : la doctrine juridique et l’analyse politologique. Ces
quelques repérages pourront utilement compléter les études sociohistoriques
déjà disponibles sur les grands technocrates de l’avant-garde européenne1.
À titre de bref aperçu de l’ampleur du brouillage des pistes, on peut d’ores
et déjà retenir trois configurations principales, telles que suggérées par le pas-
sage en revue systématique de la littérature à disposition.
Première configuration : les interventions doctrinales des juges communau-
taires via des articles de fond publiés dans des revues scientifiques. Quelques
grandes figures sont à relever : Josse Mertens de Wilmars, Pierre Pescatore,
Alexander John Mackenzie-Stuart, Ole Due, Thymen Koopmans, Walter van
Gerven, Koen Lenaerts, Paul Joan George Kapteyn, Jean-Pierre Puissochet2.
subsidiarité comme un principe porteur d’un avenir fédéral ; soit on veut y voir un instrument
politique à rejeter car conçu à des fins souverainistes.
1. S’agissant des Français, pensons à Jean Monnet, figure séminale de l’eurocrate, mais aussi à
Michel Gaudet, Directeur du Service juridique de la Commission européenne de 1952 à 1969 ;
Émile Noël, Secrétaire général de la Commission de 1958 à 1987 ; Alain Prate, Secrétaire du
Comité monétaire et du Comité de politique conjoncturelle de 1958 à 1961, Directeur de la Divi-
sion des structures et du développement économique puis Directeur général du Marché intérieur
de 1961 à 1967 ; François-Xavier Ortoli, Directeur général du Marché intérieur de 1958 à 1961,
puis Président de la Commission européenne de 1973 à 1977 ; et, plus récemment, Pascal Lamy,
Jérôme Vignon et Jean-Pierre Jouyet. Cf. M. MANGENOT, « Une école européenne d’admi-
nistration ? L’improbable conversion de l’ÉNA à l’Europe », Politix, 1998, 43, p. 7-32 ; « La for-
mation à l’Europe des hauts fonctionnaires des Finances français entre économie mondiale et
planification nationale », R. POIDEVIN, R. GIRAULT, Le Rôle des ministères des Finances et
des ministères de l’Économie dans la construction européenne (1957-1978), Paris, Comité pour
l’histoire économique de la France, 2002, I, p. 119-142.
2. Josse J. Mertens de Wilmars, juge communautaire de 1967 à 1980 puis président de la Cour de
1980 à 1984 (J. J. MERTENS de WILMARS, « Du bon usage de la subsidiarité », Revue du
Marché unique européen, 1992, 4, p. 193-201) ; Pierre Pescatore, juge de 1967 à 1985 (P. PESCA-
456 La subsidiarité germanique...
TORE, « Mit der Subsidiarität leben. Gedanken zu einer drohenden Balkanisierung der Euro-
päischen Gemeinschaft », Festschrift U. Everling, dir. O. DUE, M. LUTTER, J. SCHWARZE,
Baden-Baden, Nomos, 1995, II, p. 1071-1094) ; Lord Alexander John Mackenzie-Stuart, juge de
1973 à 1984 puis président de la Cour de 1984 à 1988 (A. J. MACKENZIE-STUART, « Évalua-
tion des vues exprimées et introduction à une discussion-débat », Subsidiarité, défi du change-
ment, op. cit., p. 41-48 ; « Subsidiarity, a Busted Flush ? », Essays T. F. O’Higgins, éd.
D. CURTIN, D. O’KEEFFE, Dublin, Butterworth, 1992, p. 19-24) ; Ole Due, juge de 1979 à
1988 et président de la Cour de 1988 à 1994 (O. DUE, « Article 5 du traité CEE. Une disposition
de caractère fédéral ? », Recueil des cours de l’Académie de droit européen, éd. F. EMMERT,
Dordrecht, Boston, Londres, Nijhoff, 1991, p. 17-35) ; Thymen Koopmans, juge de 1979 à 1990
(T. KOOPMANS, « The Quest of Subsidiarity », Essays H. G. Schermers, éd. D. CURTIN,
T. HEUKELS, Dordrecht, Boston, Londres, Nijhoff, 1994, II, p. 43-55 ; « Subsidiarity, Politics
and the Judiciary », European Constitutional Law Review, 2005, 1, p. 112-116) ; Walter van
Gerven, avocat général à la Cour de 1988 à 1994 (W. van GERVEN, « Les principes de “subsi-
diarité, proportionnalité et coopération” en droit communautaire européen », Mélanges M. Diez
de Velasco, Madrid, Tecnos, 1993, p. 1281-1292) ; Koen Lenaerts, juge au Tribunal de première
instante de 1989 à 2003 et à la Cour depuis 2003 (K. LENAERTS, P. van YPERSELE, « Le
principe de subsidiarité et son contexte : étude de l’article 3 B du traité CE », Cahiers de droit
européen, 1994, 30 (1-2), p. 3-83) ; Paul Joan George Kapteyn, juge à la Cour de 1990 à 2000
(P. J. G. KAPTEYN, « Community Law and the Principle of Subsidiarity », Law and European
Affairs, 1991, 2, p. 35-43) ; Jean-Pierre Puissochet, juge de 1994 à 2006 (J.-P. PUISSOCHET,
« La subsidiarité en droit français », Subsidiarität. Idee und Wirklichkeit. Zur reichweite eines
Prinzips in Deutschland und Europa, dir. K. W. NÖRR, T. OPPERMANN, Tübingen, Mohr,
1997, p. 205-213). Pour une sociologie politique des juges communautaires, cf. A. COHEN,
« “Dix personnages majestueux en longue robe amarante”. La formation de la Cour de justice
des Communautés européennes », Revue française de science politique, 2010, 60 (2), p. 227-246 ;
A. VAUCHEZ, « À quoi “tient” la Cour de justice des Communautés européennes ? Stratégies
commémoratives et esprit de corps transnational », ibid., p. 247-270.
1. Dans des revues militantes : V. CONSTANTINESCO, « Le projet de traité créant l’Union
européenne : analyse et perspectives », L’Europe en formation, 1984, 256, p. 53-62 ; « Le traité
établissant une constitution pour l’Europe : changement qualitatif ou simple consolidation ? »,
ibid., 2004, 4, p. 5-12 ; « Régions, pierres angulaires d’une Europe fédérale », ibid., 2008, 348,
p. 107-111 ; I. PERNICE, V. CONSTANTINESCO, La Question des compétences communau-
taires : vues d’Allemagne et de France, Paris, Groupement d’études et de recherches Notre
Europe, Berlin, Deutsches Institut für internationale Politik und Sicherheit, 2002 ;
R. DEHOUSSE, « Convention européenne : pourquoi les antifédéralistes ont gagné », L’Europe
en formation, 2003, 2, p. 25-45 ; « Beaucoup de bruit pour rien ? », ibid., 2004, 4, p. 13-30.
Dans des revues doctrinales : V. CONSTANTINESCO, « Subsidiarität : Zentrales Verfassungs-
prinzip für politische Union », Integration, 1990, 13 (4), p. 165-178 ; « La subsidiarité comme
principe constitutionnel de l’intégration européenne », Aussenwirtschaft, 1991, 46 (3-4), p. 439-
459 ; « Le principe de subsidiarité : un passage obligé vers l’Union européenne ? », Mélanges
J. Boulouis, Paris, Dalloz, 1991, p. 35-45 ; « “Subsidiarität” : Magisches Wort oder Handlungs-
prinzip der europäischen Union ? », Europäische Zeitschrift für Wirtschaftsrecht, 1991, 18,
p. 561-563 ; « Subsidiarité... Vous avez dit subsidiarité ? », Revue du Marché unique européen,
1992, 4, p. 227-230 ; « Who’s Afraid of Subsidiarity ? », 1991 Yearbook of European Law, 1992,
11, p. 33-55 ; « La distribution des pouvoirs entre la Communauté et ses États membres. L’équi-
libre mouvant de la compétence législative et le principe de subsidiarité », From Luxembourg to
Maastricht. Institutional Change in the European Community After the Single European Act, éd.
C. ENGEL, W. WESSELS, Bonn, Europa Union Verlag, 1992, p. 109-138 ; « La structure du
traité instituant l’Union européenne. Les dispositions communes et finales. Les nouvelles com-
Subsidiarité et Europe maastrichtienne. La confusion fédérale 457
pétences », Cahiers de droit européen, 1993, 29 (3-4), p. 251-284 ; « La répartition des compé-
tences », La Révision du traité sur l’Union européenne, dir. P. MANIN, Paris, Pédone, 1996,
p. 15-26 ; « Les clauses de “coopération renforcée”. Le protocole sur l’application des principes
de subsidiarité et de proportionnalité », Revue trimestrielle de droit européen, 1997, 33 (4),
p. 43-59 ; R. DEHOUSSE, Does Subsidiarity Really Matter ? Working Paper, Florence, EUI,
1992 ; « La subsidiarité et ses limites », Annuaire européen 1992, éd. P. DRILLIEN, 1994, 40,
p. 27-46 ; « Community Competences : Are there Limits to Growth ? », Europe After Maas-
tricht. An Ever Closer Union, éd. R. DEHOUSSE, Munich, Law Books in Europe, 1994, p. 103-
125 ; « Le principe de subsidiarité dans le débat constitutionnel européen », La Constitution de
l’Europe [2000], dir. P. MAGNETTE, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2002,
p. 157-166 ; « Réflexions sur la naissance et l’évolution du principe de subsidiarité », Le Principe
de subsidiarité, dir. F. DELPÉRÉE, op. cit., p. 361-366).
1. P.-A. FERAL, « Le principe de subsidiarité dans le cadre de la Conférence intergouverne-
mentale de 1996 », Les Petites Affiches, 1995, 147, p. 20-25 ; « Le principe de subsidiarité dans
l’Union européenne », Revue droit public, 1996, 112 (1), p. 203-240 ; « Le principe de subsidia-
rité : progrès ou statu quo après le traité d’Amsterdam ? », Revue du Marché unique européen,
1998, 1, p. 95-117 ; « Le principe de subsidiarité à la lumière du traité d’Amsterdam », Revue des
affaires européennes, 1998, 1-2, p. 76-82 ; « Le principe de subsidiarité après la signature du traité
établissant une Constitution pour l’Europe », L’Actualité juridique, Droit administratif, 2004,
38, p. 2085-2093 ; « Retour en force du principe de subsidiarité dans le traité constitutionnel : de
nouvelles responsabilités pour les parlements nationaux et pour le Comité des régions ? », Revue
du Marché commun et de l’Union européenne, 2004, 481, p. 496-499.
2. Publications d’une grande régularité : H. BRIBOSIA, « Subsidiarité et répartition des compé-
tences entre la Communauté et ses États membres », Revue du Marché unique européen, 1992, 4,
p. 165-187 ; « De la subsidiarité à la coopération renforcée », Le Traité d’Amsterdam. Espoirs et
déceptions, éd. Y. LEJEUNE, Bruylant, Bruxelles, 1998, p. 23-92 ; « Subsidiarité et répartition
des compétences entre l’Union et ses États membres dans la Constitution européenne », Revue
du droit de l’Union européenne, 2005, 1, p. 25-64 ; « La répartition des compétences entre
l’Union et ses États membres », Commentaire de la Constitution européenne, éd. E. BRIBOSIA,
M. DONY, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2005, p. 47-82.
3. Thomas Jansen est l’auteur d’une note à l’attention du Comité d’initiative du Mouvement
européen alors même qu’il était conseiller en exercice au sein de la Cellule de prospective. Note
partiellement reprise dans T. JANSEN, « La subsidiarité ou la répartition de tâches et de compé-
tences », L’Europe et l’idée fédérale. Souveraineté et subsidiarité, Actes du colloque organisé par
Évangile et Société et la Konrad-Adenauer Stiftung, Abbaye Maria-Laach, 20-22 mars 1996,
p. 61-63. Cf., par ailleurs, M. LUYCKX, Histoire philosophique du concept de subsidiarité, op.
cit. ; O. HIEBER, Le principe de subsidiarité : « l’État est postérieur à l’homme ». Note de la
Cellule de prospective, Bruxelles, Commission européenne, 16 février 1990, p. 1-14 (8345-89) ;
K. ENDO, Qu’est-ce que le delorisme ? Convictions de Jacques Delors. Note de la Cellule de
prospective, Bruxelles, Commission européenne, 14 avril 1993 (862-93).
458 La subsidiarité germanique...
avant la lettre, ce n’est pas s’obstiner à la débusquer là où elle n’est pas pour
in fine la voir partout, c’est rester fidèle à la méthode sémantique, tout en y
réservant un statut particulier au langage juridique. Avant qu’un mot n’appa-
raisse dans un texte de droit, il a souvent besoin de s’exercer au dehors et de
fournir quelques gages de respectabilité. C’est ainsi qu’il nous importe de
revenir sur l’itinéraire du principe depuis les traités fondateurs pour déter-
miner en quoi la subsidiarité maastrichtienne se situe, ou non, dans la conti-
nuité des textes précédents.
À la source du droit communautaire, comme au fondement de toutes les
organisations internationales, il y a une règle élémentaire : le principe de spé-
cialité1, et son corollaire direct : le principe d’attribution. D’abord, la compé-
tence de principe des États (la Kompetenz-Kompetenz) ; ensuite, les compé-
tences attribuées à l’Europe2. Pour qu’un regroupement d’États existe, il faut
bien que des États préexistent. Mais une fois l’entité internationale créée,
l’enjeu de la distribution des pouvoirs entre les différents pouvoirs dépasse de
loin de simples préoccupations techniques ou d’ingénierie fonctionnelle ; il
touche à des considérations d’ordre symbolique politiquement très sensibles
et, s’agissant de l’Europe, à un point névralgique de sa définition. Toujours
cet éternel débat sur la nature juridique de l’Union : sujet de droit interna-
tional mais sujet de droit international qui se pense sur un mode tellement
particulier qu’il semble ressortir d’une catégorie juridique ad hoc. Notre dif-
ficulté vient ici de ce que la Communauté, puis l’Union, a d’emblée cherché à
s’extraire du droit commun de la vie des institutions internationales, peut-
être pour mieux conjurer les effets de son complexe inavoué vis-à-vis de l’État
— son rival mais son obligé3.
Point de fixation statique des normes dans l’ordre juridique communau-
taire, mais un processus dynamique mû par des objectifs toujours réali-
mentés : l’édification d’« une union sans cesse plus étroite » entre les peuples.
Point de territoire définitivement délimité mais un « espace sans frontières
cerner. Cf., par exemple, F. CHALTIEL, « Le principe de subsidiarité dix ans après le traité de
Maastricht », Revue du Marché commun, 2003, 469, p. 365-374, ici p. 369 ; J.-C. GAUTRON,
« Subsidiarité ou néosubsidiarité ? », Revue des affaires européennes, 1998, 8 (1-2), p. 3-8.
1. La règle de spécialité ne fait que rappeler une évidence : pour qu’une institution interétatique
existe (sujet juridique dérivé), il faut d’abord que des États décident de la constituer (sujets origi-
naires) : C. CHAUMONT, « La signification du principe de spécialité des organisations interna-
tionales », Problèmes de droit des gens. Mélanges H. Rolin, Paris, Pédone, 1964, p. 5-66.
2. D’où ce piège du vocabulaire commun : le langage juridique parle de compétences résiduelles
(pour désigner les compétences non attribuées), alors même, en l’occurrence, que le reste (ou le
résidu) constitue précisément l’apanage de l’entité fondatrice principale : l’État souverain ; l’épi-
thète ne vaut donc que si l’on adopte le point de vue du droit international. Les compétences
résiduelles renvoient à tout ce qui n’est pas attribué à l’organisation internationale, et tout ce qui
ne lui est pas attribué continue, par définition, de résider dans les mains des États. Citons la défi-
nition juridique du principe d’attribution par le traité de Maastricht, qui sera modifiée à la marge
par le traité de Lisbonne : « La Communauté agit dans les limites des compétences qui lui sont
conférés et des objectifs qui lui sont assignés par le présent traité. » (Traité de Maastricht,
article 5 al. 1 ; JOCE, C 191, 29 juillet 1992). Le traité de Lisbonne parle nommément de principe
d’attribution (TUE, article 5 § 1 ; JOUE, C 83, 30 mars 2010).
3. Autre manière de lire le débat néofonctionnalisme-réalisme intergouvernemental.
460 La subsidiarité germanique...
1. Indiquons à gros traits la provenance de cette phraséologie juridique : « une union sans cesse plus
étroite entre les peuples européens » (Traité de Rome, préambule ; JORF, 1188, 2 février 1958) ;
« une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe » (Traité de Maastricht, article 1er ;
JOCE, C 191, 29 juillet 1992) ; « un espace sans frontières intérieures » (Acte unique européen ;
JOCE, L 169, 29 juin 1987 ; Traité de Maastricht), « un espace de liberté, de sécurité et de justice »
(TUE, article 3 ; JOUE, C 83, 30 mars 2010 ; TFUE, titre V ; JOUE, C83, 30 mars 2010).
2. On reconnaît ici la thèse de Pierre Pescatore pour qui la distinction entre compétence et sou-
veraineté serait invalidée par son caractère prétendument antijuridique (P. PESCATORE,
Le Droit de l’intégration. Émergence d’un phénomène nouveau dans les relations internationales
selon l’expérience des Communautés européennes [1972], Bruxelles, Bruylant, 2005, p. 36 ; « La
répartition de compétences entre la Communauté et ses États membres », La Communauté et ses
États membres, Liège, Faculté de droit de l’Université de Liège, Institut d’études juridiques
européennes, La Haye, Nijhoff, 1973, p. 61-93). Pour une discussion de cette question,
cf. O. BEAUD, « Compétence et souveraineté », La Compétence, Paris, Litec, 2008, p. 5-32. Sur
le rapport entre compétence et pouvoir, cf. V. CONSTANTINESCO, Compétences et pouvoirs
dans les Communautés européennes, op. cit. Sur la fonctionnalisation de l’État en droit commu-
nautaire, cf. M. HECQUARD-THÉRON, « La notion d’État en droit communautaire », Revue
trimestrielle de droit européen, 1990, 26 (3), p. 693-711 ; J. MOLINIER, « La notion de “pouvoir
public commun” et la nature des Communautés européennes », Mélanges G. Isaac, Toulouse,
Presses de l’Université des sciences sociales de Toulouse, 2004, I, p. 191-210.
3. Sur la répartition des compétences et la notion de compétence partagée, cf. L. BUR-
GORGUE-LARSEN, « À propos de la notion de compétence partagée : du particularisme de
l’analyse en droit communautaire », Revue générale de droit international public, 2006, 110 (2),
p. 373-390 ; M. KURCZ, « La répartition des compétences au sein de l’Union européenne »,
Revue du droit de l’Union européenne, 2005, 3, p. 575-608 ; J. DUTHEIL de LA ROCHÈRE,
« Fédéralisation de l’Europe ? Le problème de la clarification des compétences entre l’Union et
les États », L’Europe en voie de constitution, dir. O. BEAUD, et al., Bruxelles, Bruylant, 2004,
p. 317-332 ; C. MÖLLERS, « Thesen zur Kompetenzverteilung zwischen EU und Mitglieds-
taaten im Konventsentwurf », ibid., p. 333-345 ; N. LEVRAT, « Le pari fédéraliste du projet de
traité établissant une constitution pour l’Europe. Étude du système de partage des compé-
tences », La Grande Europe, éd. P. MAGNETTE, Bruxelles, Éditions de l’Université de
Bruxelles, 2004, p. 21-40 ; H. GAUDIN, « La répartition des compétences Communauté-États
membres. Un Janus constitutionnel », Mélanges P. Pactet, Paris, Dalloz, 2003, p. 629-647 ;
V. MICHEL, Recherches sur les compétences de la Communauté, Paris, L’Harmattan, 2003 ;
« 2004 : le défi de la répartition des compétences », Cahiers de droit européen, 2003, 1-2, p. 17-86.
4. Bien sûr, toutes les compétences attribuées à l’Union européenne ne répondent pas à ce
schéma fonctionnel de répartition (certaines matières sont énumérées, à l’exemple de la politique
sociale) mais l’essentiel n’en reste pas moins concerné (nous parlons du Marché intérieur).
Subsidiarité et Europe maastrichtienne. La confusion fédérale 461
1. Rappelons les principaux arrêts de la Cour de justice sur l’effet direct et la primauté du droit
communautaire : CJCE, Van Gend en Loos, 5 février 1963 (aff. 26-62, Rec., p. 3) ; CJCE, Costa
c. ENEL, 15 juillet 1964 (aff. 6-64, Rec., p. 1141) ; CJCE, Internationale Handelsgesellschaft
mbH c. Einführ und Vorratsstelle für Getreide und Futtermittell, 17 décembre 1970 (aff. 11-70,
Rec., p. 1125) ; CJCE, Simmenthal, 9 mars 1978 (aff. 106-77, Rec., p. 629) ; CJCE, Factortame,
19 juin 1990 (aff. 213-89, Rec., p. I-2433) ; CJCE, Andrea Francovich et Danila Bonifaci et . al. c.
République italienne, 19 novembre 1991 (aff. jointes C 6-90, C 9-90, Rec., p. I-5357). Quelques
commentaires doctrinaux : V. CONSTANTINESCO, « La primauté du droit communautaire,
mythe ou réalité ? », Mélanges L.-J. Constantinesco, éd. G. LÜKE, G. RESS, M. R. WILL,
op. cit., p. 109-123 ; B. de WITTE, « Retour à “Costa”. La primauté du droit communautaire à la
lumière du droit international », Revue trimestrielle de droit européen, 1984, 20 (3), p. 425-454 ;
D. SIMON, « Les exigences de la primauté du droit communautaire : continuité ou métamor-
phoses ? », Mélanges J. Boulouis, Paris, Dalloz, 1991, p. 481-493 ; D. ALLAND, « À la recherche
de la primauté du droit communautaire », Droits, 2007, 45, p. 109-125 ; A. VAUCHEZ, « Judge-
Made Law. Aux origines du modèle politique communautaire (retour sur Van Gend en Loos et
Costa c. Enel), L’Europe des élites ?, dir. O. COSTA, P. MAGNETTE, Bruxelles, Presses de
l’Université de Bruxelles, 2007, p. 139-166.
2. Sur l’importance des objectifs de l’Union pour l’interprétation téléologique des traités dans
la jurisprudence communautaire, cf. P. PESCATORE, « Les objectifs de la Communauté
européenne comme principes d’interprétation dans la jurisprudence de la Cour de justice.
Contribution à la doctrine de l’interprétation téléologique des traités internationaux », Mélanges
W. J. Ganshof van der Meersch, Bruxelles, Bruylant, Paris, LGDJ, 1972, II, p. 325-362 ;
J. H. H. WEILER, « Journey to an Unknown Destination : A Retrospective and Prospective of
the European Court of Justice in the Arena of Political Integration », Journal of Common
Market Studies, 1993, 31 (4), p. 417-446 ; « The Least-Dangerous Branch : A Retrospective and
Prospective of the European Court of Justice in the Arena of Political Integration », The Consti-
tution of Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p. 188-219 ; R. KOVAR, « La
contribution de la Cour de justice à l’édification de l’ordre juridique communautaire », Recueil
des cours de l’Académie de droit européen, 1993, 4 (1), p. 15-122 ; H. GAUDIN, « Les principes
d’interprétation de la Cour de justice des Communautés européennes et la subsidiarité », Revue
des affaires européennes, 1998, 1-2, p. 10-27. Sur le rôle de la Cour dans la constitutionnalisation
de l’ordre juridique communautaire, cf. J. H. H. WEILER, « Une révolution tranquille. La Cour
de justice des Communautés européennes et ses interlocuteurs » [1994], trad. fr. J. Pierre,
B. François, Politix, 1995, 32, p. 119-138 ; P. PESCATORE, « Une révolution juridique : le rôle
de la Cour de justice européenne », Commentaire, 1992, 15 (59), p. 569-574. Nota. Par constitu-
tionnalisation, la doctrine anglo-saxonne (Joseph Weiler en premier lieu) désigne le processus
par lequel la Cour a affirmé la supériorité de l’ordre juridique communautaire.
462 La subsidiarité germanique...
1. « Si une action de la Communauté apparaît nécessaire pour réaliser, dans le fonctionnement
du Marché commun, l’un des objets de la Communauté, sans que le présent Traité ait prévu
les pouvoirs d’action requis à cet effet, le Conseil, statuant à l’unanimité sur proposition de la
Commission et après consultation du Parlement européen, prend les dispositions appropriées. »
(Traité de Rome, article 235 ; JORF, 1188, 2 février 1958). Nous soulignons. Cf. H. LES-
GUILLONS, « L’extension des compétences de la CEE par l’article 235 du traité de Rome »,
Annuaire français de droit international, 1974, 20 (1), p. 886-904, ici p. 899 sq. ; A. TIZZANO,
« L’article 235 CEE et le développement des compétences communautaires », Mélanges
L.-J. Constantinesco, op. cit., p. 781-799. Valéry Giscard d’Estaing a parlé de « subsidiarité
dérivante » (V. GISCARD d’ESTAING, « La règle d’or du fédéralisme européen », Revue
des affaires européennes, 1991, 1, p. 63-66, ici, p. 64). Pour un point de vue opposé, qui dis-
tingue nettement article 235 et subsidiarité, cf. A. G. TOTH, « The Principle of Subsidiarity
in the Maastricht Treaty », Common Market Law Review, 1992, 29 (6), p. 1079-1105 ; « A
Legal Analysis of Subsidiarity », Legal Issues of the Maastricht Treaty, éd. D. O’KEEFFE,
P. M. TWOMEY, Londres, New York, Wiley Chancery Law, 1994, p. 37-48.
2. Cette théorie jurisprudentielle avait au préalable été élaborée par la Cour internationale de
justice de La Haye. On parle communément, mais par abus de langage, de compétences externes.
« Lorsque cette conclusion [la conclusion d’un accord international] est prévue dans un acte
Subsidiarité et Europe maastrichtienne. La confusion fédérale 463
législatif de l’Union, ou est nécessaire pour lui permettre d’exercer sa compétence interne, ou
dans la mesure où elle est susceptible d’affecter des règles communes ou d’en altérer la portée. »
(CJCE, Commission c. Conseil, 31 mars 1971 ; aff. 22-70, Rec., p. 263). Sur le lien avec la pratique
de la préemption (sur laquelle nous reviendrons plus bas), cf. K. LENAERTS, « Les réper-
cussions des compétences de la Communauté européenne sur les compétences externes des États
membres et la question de la “préemption” », Relations extérieures de la Communauté euro-
péenne et Marché intérieur, éd. P. DEMARET, Bruxelles, Story Scientia, 1988, p. 37-65.
1. CJCE, Fédération charbonnière de Belgique, 29 novembre 1956 (aff. 8-55, Rec., p. 291).
Cf. aussi CJCE, Gezamenlijke Steenkalenmijnen, 23 février 1961 (aff. 30-59, Rec., p. 46).
2. Les hésitations sémantiques s’en ressentent : faut-il parler de compétences partagées, de
compétences mixtes ou de compétences concurrentes ? Pour être tout à fait exact, précisons que
les compétences mixtes ou concurrentes ne se limitent pas aux seules compétences partagées ;
elles intègrent aussi les compétences transitoires ou résiduaires (qui résultent de l’évolution dans
le temps du partage des attributions). Cf. J. RIDEAU, « Les compétences résiduaires et transi-
toires des États membres », Mélanges P.-H. Teitgen, Paris, Pédone, 1984, p. 441-471.
3. CJCE, Commission c. Royaume-Uni, 5 mai 1981 (aff. 804-79, Rec., p. 1045). Nous verrons
cependant que la Cour de justice de Luxembourg a conféré une portée plutôt restrictive à sa
définition des compétences exclusives, privilégiant les notions de compétences concurrentes et
de compétences exclusives par exercice (cf. infra). Selon le juge communautaire, seules relèvent
de la compétence exclusive — par nature — de l’Union la politique commerciale commune
(CJCE, Donckerwolcke, 15 décembre 1976 ; aff. 41-76, Rec., p. 1921), l’organisation commune
des marchés dans le cadre de la PAC (CJCE, Galli, 23 janvier 1975 ; aff ; 3-74, Rec., p. 364) et la
politique commune de la pêche (CJCE, Kramer, 14 juillet 1976 ; aff. 6-76, Rec., p. 1279).
4. Pour une lecture particulièrement empathique, cf. J.-V. LOUIS, « Quelques réflexions sur la
répartition des compétences entre la Communauté européenne et ses États membres », Revue
d’intégration européenne, 1979, 2 (3), p. 355-374. Notons que le Professeur Jean-Victor Louis
fut président du Comité d’initiative du Mouvement européen.
464 La subsidiarité germanique...
1. On sait que cette règle donne au fédéralisme allemand un ressort très centralisateur. Rap-
pelons, au passage, que le terme préemption est issu de la doctrine américaine (E. D. CROSS,
« Preemption of Member State Law in the European Economic Community : A Framework for
Analysis », Common Market Law Review, 1992, 29 (3), p. 447-472 ; S. WEATHERILL,
« Beyond Preemption ? Shared Competence and Constitutional Change in the European
Community », Legal Isssues of the Maastricht Treaty, éd. D. O’KEEFFE, P. M TWOMEY,
Londres, New York, Wiley Chancery Law, 1994, p. 13-35 ; A. GOUCHA SOARES, « Preemp-
tion, Conflicts of Powers and Subsidiarity », European Law Review, 1998, 23 (2), p. 132-145).
2. Au point même qu’il n’existe plus de noyau de souveraineté qui puisse être invoqué comme
tel par les États à l’encontre de l’Union. La dénomination de compétences réservées a refait son
apparition lors des débats conventionnels — sans plus de succès. L’existence implicite des com-
pétences réservées conduit à les oublier, mais elles sont pourtant au fondement du principe de
souveraineté. D’où, une fois encore, l’ambiguïté de la dénomination compétences résiduelles.
3. CJCE, Casagrande, 3 juillet 1974 (aff. 9-74, Rec., p. 773). En l’espèce, la Cour de justice refu-
sait aux États le droit d’invoquer leur compétence en matière d’enseignement pour imposer aux
enfants des travailleurs migrants des conditions discriminatoires à l’accès aux établissement d’en-
seignement. Précisons, par ailleurs, que les compétences retenues (exemples : le maintien de
réglementations nationales restrictives des échanges pour des raisons d’ordre public, de protec-
tion de la santé et de la vie des personnes) n’échappent pas totalement à l’emprise du droit com-
munautaire (L.-V. FERNANDEZ-MAUBLANC, « L’évolution contrastée des compétences
retenues par les États membres », Mélanges J.-C. Gautron, Paris, Pédone, 2004, p. 321-332).
4. Cf., ici, K. LEANERTS, P. van YPERSELE, « Le principe de subsidiarité et son contexte »,
art. cit. ; V. MICHEL, « 2004 : le défi de la répartition des compétences », art. cit. ; Y. GAU-
TIER, « La compétence communautaire exclusive », Mélanges G. Isaac, op. cit., I, p. 165-189 ;
M. KURCZ, « La répartition des compétences au sein de l’Union européenne », art. cit.
Subsidiarité et Europe maastrichtienne. La confusion fédérale 465
1. La distinction est-elle si aisée entre une compétence exclusive faiblement exercée par l’Union
et une compétence concurrente qu’elle exerce au maximum de ses possibilités ? Sur cette ques-
tion, cf., par exemple, M. FROMONT, « Les compétences respectives de l’Union européenne
et des États membres », Teoria del diritto e dello Stato, 2003, 1-2, p. 149-161, ici p. 154 ;
J.-C. MASCLET, « La répartition des compétences dans l’Union européenne », L’État-nation
au tournant du siècle : les enseignements de l’expérience canadienne et européenne, dir. P. SOL-
DATOS, J.-C. MASCLET, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1997, p. 179-203.
Plus généralement : K. van KERSBERGEN, B. VERBEEK, « The Politics of International
Norms : Subsidiarity and the Imperfect Competence Regime of the European Union », art. cit.
2. Si l’essentiel de la rationalisation issue des travaux de la Convention a été intégré, on observe
un éclatement persistant des dispositions, ventilées entre le traité sur l’Union européenne et le
traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. D’une part, les principes d’attribution des
compétences, de subsidiarité et de proportionnalité sont définis à l’article 5 TUE (TUE, article 5 ;
JOUE, C 83, 30 mars 2010). D’autre part, les catégories et domaines de compétences de l’Union
sont énoncés au titre 1 de la première partie du TFUE — les articles 2 sq. reprenant pour l’essen-
tiel les articles I-12 sq. du projet de traité constitutionnel (TFUE, première partie, titre 1, article 2
sq. ; JOUE, C 83, 30 mars 2010 ; Projet de traité établissant une Constitution pour l’Europe,
article I-12 sq. ; JOUE, C 310, 16 décembre 2004). Enfin, les politiques économiques, les poli-
tiques d’emploi et la politique étrangère et de sécurité commune, qui n’entrent pas dans les caté-
gories élaborées, sont exclues du schéma général (TFUE, article 2 § 3, article 2 § 4 ; JOUE, C 83,
30 mars 2010). Pour un tableau général plus complet, cf. V. EDJAHARIAN, « Les compétences
dans le traité de Lisbonne : la constitutionnalisation de l’Union européenne interrogée », Le
Traité de Lisbonne. Reconfiguration ou déconstitutionnalisation de l’Union européenne ?, op. cit.,
p. 227-260 ; I. BOSSE-PLATIÈRE, « Traité de Lisbonne et clarification des compétences »,
Revue du Marché commun et de l’Union européenne, 2008, 520, p. 443-445.
466 La subsidiarité germanique...
1. TFUE, article 4 (JOUE, C 83, 30 mars 2010). Il s’agit du Marché intérieur, de la cohésion
économique, sociale et territoriale, de l’agriculture et de la pêche (sauf compétences exclusives),
de l’environnement, de la protection des consommateurs, des transports, de l’énergie, de l’espace
de liberté, de sécurité et de justice, de la sécurité sanitaire.
2. La compétence des États est réactivée si l’Union renonce à exercer la sienne (en vertu des
principes de subsidiarité et de proportionnalité par exemple) : « Les États membres exercent à
nouveau leur compétence dans la mesure où l’Union a décidé de cesser d’exercer la sienne. »
Cf., ici, la Déclaration 18 annexée au traité de Lisbonne relative à la délimitation des compé-
tences : l’Union cesse d’exercer sa compétence « lorsque les institution compétentes de l’Union
décident d’abroger un acte législatif, en particulier en vue de mieux garantir le respect constant
des principes de subsidiarité et de proportionnalité » (Traité de Lisbonne, Déclaration 18 concer-
nant la délimitation des compétences ; JOUE, C 306, 17 décembre 2007).
3. TFUE, article 6 (JOUE, C 83, 30 mars 2010). Elles interviennent dans la protection et l’amé-
lioration de la santé humaine, l’industrie, la culture, le tourisme, l’éducation, la jeunesse, le sport
et la formation professionnelle, la protection civile et la coopération administrative.
468 La subsidiarité germanique...
Avant de préciser :
« Il va de soi que dans la détermination des compétences de l’Union, le principe
de subsidiarité trouve sa limite dans la nécessité que l’Union ait suffisamment
de compétences pour que sa cohésion soit assurée1. »
Balancement bien pesé entre principe d’intégration et principe d’effica-
cité2 : nous le retrouverons plus loin au cœur même de la subsidiarité maas-
trichtienne.
Un deuxième rapport, rédigé sous la direction du Belge Léo Tindemans,
paraît l’année suivante, en 1976 ; rapport dans lequel le mot subsidiarité est
absent (il a été retiré de la version définitive du document) mais l’idée présente
de manière implicite, ainsi que peuvent en témoigner les propositions émises
pour améliorer le partage des compétences au sein des Communautés3. Elles
sont pour l’essentiel issues du travail de Riccardo Perissich, directeur de
cabinet du Commissaire en charge de la politique industrielle, Altiero Spinelli4.
En 1977, paraît un troisième document, fruit du travail d’un groupe d’écono-
mistes de la Commission placé sous la houlette de Sir Donald MacDougall.
Portant plus spécialement sur la question du fédéralisme fiscal, notion très en
vogue à l’époque5, le rapport conclusif mentionnait expressis verbis le principe
1. Un autre paragraphe s’intercale entre les deux extraits : « L’Union aura donc une compétence
d’attribution, ce qui signifie que les domaines de sa compétences seront déterminés dans son acte
constitutif, les autres domaines demeurant réservés aux États membres. Il n’y aurait pas à cet
égard de novation par rapport aux Communautés actuelles. Comme dans celles-ci, les compé-
tences attribuées à l’Union pourront être de trois ordres : soit exclusives, soit concurrentes, soit
potentielles [...]. Les conditions d’exercice de ces compétences pourront bien entendu être déter-
minées selon les matières » (Rapport de la Commission sur l’Union européenne, 26 juin 1975,
point 12 ; Bull. CE, Supplément 5-75, p. 10-11). Rapport adressé par François-Xavier Ortoli,
Président de la Commission à Liam Cosgrave, Président en exercice du Conseil européen en tant
que Premier ministre d’Irlande. Pour une contextualisation du document, cf., ici, M. BURGESS,
Federalism and European Union : Political Ideas, Influences and Strategies in the European
Community. 1972-1987, Londres, New York, Routledge, 1989, p. 81-92.
2. Peut-être issu du débat qui venait d’opposer les commissaires Dahrendorf et Spinelli.
3. L. TINDEMANS, dir., Rapport sur l’Union politique de l’Europe, 1975 (Bull. CE, Supplé-
ment 1-76). Cf., par exemple, H. SCHNEIDER, W. WESSELS, dir., Auf dem Weg zur Euro-
päischen Union ? Diskussionsbeiträge zum Tindemans-Bericht, Bonn, Europa Union, 1977.
4. Ricardo Perissich deviendra plus tard Directeur général du Marché intérieur et des Affaires
industrielles sous Jacques Delors. Sur le principe de subsidiarité, cf. R. PERISSICH, « Le
principe de subsidiarité, fil conducteur de la politique de la Communauté dans les années à
venir », Revue du Marché commun et de l’Union européenne, 1992, 3, p. 5-11. L’influence de
Spinelli sur le rapport Tindemans est rappelée par Jacques Delors dans son discours prononcé à
Maastricht en 1991 (J. DELORS, « Le principe de subsidiarité : contribution eu débat », Subsi-
diarité : défi du changement, op. cit., p. 8 ; Le Nouveau concert européen, op. cit., p. 164).
5. Sur le sujet, cf. W. E. OATES, Fiscal Federalism, New York, Harcourt, Brace, Jovanovich,
1972 ; « Ein ökonomischer Ansatz zum Föderalismusproblem », Föderalismus, éd. G. KIRSCH,
Stuttgart, Fischer, 1977, p. 5-26 ; « An Essay on Fiscal Federalism », Journal of Economic Litera-
ture, 1999, 37 (3), p. 1120-1149. Cf. aussi la littérature de la période maastrichtienne :
D. BUREAU, P. CHAMPSAUR, « Fiscal Federalism and European Economic Unification »,
The American Economic Review, 1992, 82 (2), p. 88-92 ; A. PRATE, « Les finances de la Com-
munauté européenne », Commentaire, 1992-1993, 15 (60), p. 815-822 ; S. SMITH, « “Subsidi-
arity” and the Coordination of Indirect Taxes in the European Community », Oxford Review of
Economic Policy, 1993, 9 (1), p. 67-94 ; H.-W. SINN, « Wieviel Brüssel braucht Europa ? Subsi-
diarität, Zentralisierung und Fiskalwettbewerb im Lichte der ökonomischen Theorie », Staats-
wissenschaften und Staatspraxis, 1994, 2 (5), p. 155-186. De manière générale, pour l’établissement
d’un lien avec le principe de subsidiarité : A. BRETON, A. CASSONE, A. FRASCHINI,
Subsidiarité et Europe maastrichtienne. La confusion fédérale 469
1. Point sur lequel Bino Olivi avait insisté dans sa rétrospective : B. OLIVI, L’Europe difficile.
Histoire politique de la Communauté européenne, Paris, Gallimard, 1998, p. 307-328.
2. « Lorsque le présent traité attribue une compétence concurrente à l’Union, l’action des États
membres s’exerce là où l’Union n’est pas intervenue. L’Union n’agit que pour mener les tâches
qui peuvent être entreprises en commun de manière plus efficace que par les États membres
œuvrant séparément, en particulier celles dont la réalisation exige l’action de l’Union parce que
leurs dimensions ou leurs effets dépassent les frontières nationales. » (PARLEMENT
EUROPÉEN, Résolution relative au projet Spinelli, article 12-2 ; JOCE, C 77, 19 mars 1984).
3. Cf. E. GAZZO, « Lever le voile de la “subsidiarité” pour ne pas tomber dans les pièges
qu’elle peut cacher », Revue du Marché unique européen, 1992, 4, p. 221-225.
4. Acte unique européen, article 24 (JOCE, L 169, 29 juin 1987).
Subsidiarité et Europe maastrichtienne. La confusion fédérale 471
ment1, domaine pour lequel la Communauté agit si, et seulement si, les objec-
tifs « peuvent être mieux réalisés au niveau communautaire qu’au niveau des
États membres pris isolément ». Bientôt appelée à se répandre, la formule
sera généralisée par le traité de Maastricht à l’ensemble des compétences
concurrentes. D’où la confusion rétrospective avec l’énoncé formel du
principe de subsidiarité.
Dans la même séquence politique, il faut citer le contrepoint social du très
économique Acte unique européen : la Charte communautaire des droits
sociaux fondamentaux des travailleurs adoptée en 19892, qui, pour sa part, men-
tionnait explicitement le principe de subsidiarité, dans un esprit delorien d’appel
à la société civile et d’« implication active des partenaires sociaux ». Thème lui
aussi destiné à une large diffusion dans la rhétorique communautaire :
« Considérant que les initiatives à prendre concernant la mise en œuvre de ces
droits sociaux relèvent, selon les cas, de la responsabilité des États membres et
des entités qui les constituent ou de la responsabilité de la Communauté euro-
péenne, en application du principe de subsidiarité ; que cette mise en œuvre
peut prendre la forme de lois, de conventions collectives ou de pratiques exis-
tantes aux différents niveaux appropriés et qu’elle nécessite, le cas échéant,
l’implication active des partenaires sociaux [...]3. »
Fin des années 1980-début des années 1990, entre l’Acte unique et le traité de
Maastricht, une deuxième fournée de littérature grise et de rapports officiels
1. « La Communauté, lit-on à l’article 130 R § 4 (devenu article 174 TCE), agit en matière d’en-
vironnement dans la mesure où les objectifs fixés au paragraphe 1 (préservation, protection et
amélioration de l’environnement ; contribution à la protection de la santé des personnes ; utilisa-
tion prudente et rationnelle des ressources naturelles) peuvent être mieux réalisés au niveau
communautaire qu’au niveau des États membres pris isolément. Sans préjudice de certaines
mesures ayant un caractère communautaire, les États membres assurent le financement et l’exé-
cution des autres mesures. » (Acte unique européen, article 25 ; JOCE, L 169, 29 juin 1987).
Cf. « Le principe de subsidiarité et la politique européenne de l’environnement », Subsidiarité :
défi du changement, op. cit., p. 95 sq. ; K. LENAERTS, « The Principle of Subsidiarity and the
Environment in the European Union : Keeping the Balance of Federalism », Fordham Interna-
tional Law Journal, 1994, 17, p. 846-895 ; L. van BRINKHORST, « Subsidiarity and EC Envi-
ronmental Policy : A Panacea or a Pandora’s Box ? », European Environmental Law Review,
1993, 2, p. 16-24 ; W. P. J. WILS, « Subsidiarity and EC Environmental Policy : Taking People’s
Concerns Seriously », Journal of Environmental Law, 1994, 6 (1), p. 85-91 ; G. CROSS, « Sub-
sidiarity and the Environment », 1995 Yearbook of European Law, 1996, 15, p. 107-134. Pour
une étude de cas récente, cf. G. DESMOULIN, « Les aides financières de la Communauté euro-
péenne en matière de protection de l’environnement : un exemple de subsidiarité budgétaire et
financière ? », Revue française de finances publiques, 2005, 90, p. 97-107.
2. De manière symptomatique, la Charte déclare que la même importance doit être accordée aux
dimensions économique et sociale de la construction européenne : « Considérant qu’elle [la pré-
sente Charte] vise [...] à affirmer de façon solennelle que la mise en œuvre de l’Acte unique doit
pleinement prendre en compte la dimension sociale de la Communauté et que, dans ce contexte,
il est nécessaire d’assurer aux niveaux appropriés le développement des droits sociaux des
citoyens de la Communauté européenne. » (Charte communautaire des droits sociaux fonda-
mentaux des travailleurs, 10 décembre 1989, considérant 13 ; COM (89) 471 final).
3. Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs, considérant 14
(COM (89) 471 final). Cf. aussi COMMISSION, Rapports sur la Charte communautaire des
droits sociaux fondamentaux des travailleurs, 1991-1995 (COM (91) 511 final, COM (92) 562
final, COM (93) 668 final, COM (95) 184 final). On peut voir ici, via la culture chrétienne de
Jacques Delors, une tentative de connexion avec la subsidiarité catholique (T. C. KOHLER,
« Lessons From the Social Charter : State, Corporation, and the Meaning of Subsidiarity », The
University of Toronto Law Journal, 1993, 43 (3), p. 607-628, spécialement p. 621 sq.).
472 La subsidiarité germanique...
1. Sur cette dimension en particulier, cf., par exemple, « Le principe de subsidiarité dans le
domaine de l’Union monétaire européenne », Subsidiarité : défi du changement, op. cit., p. 71 sq.
2. T. PADOA-SCHIOPPA, dir., Rapport sur les conséquences économiques du troisième élar-
gissement de la Communauté, 23 avril 1987 (Bull. CE 4-87) ; J. DELORS, dir., Rapport sur
l’Union économique et monétaire, 1989 (Bull. CE 4-89) ; D. MARTIN, dir., Rapport intérimaire
fait au nom de la commission institutionnelle sur la conférence intergouvernementale dans le
cadre de la stratégie du Parlement européen pour l’Union européenne, 27 février 1990 (PE Doc.
A3-47/90) ; E. COLOMBO, dir., Rapport intérimaire fait au nom de la commission institution-
nelle sur les orientations du Parlement européen relatives à un projet de constitution pour l’Union
européenne, 25 juin 1990 (PE Doc. A3-0165/90 A, B) ; M. DUVERGER, dir., Rapport intéri-
maire fait au nom de la commission institutionnelle sur la préparation de la rencontre avec les
parlements nationaux sur l’avenir de la Communauté, 22 juin 1990 (PE Doc. A3-162/90 A, B).
Nota. Il ne faut pas confondre Tommaso Padoa-Schioppa, ancien ministre de l’Économie du
gouvernement Prodi, et Antonio Padoa-Schioppa, frère du premier, grand juriste de la Faculté
de Milan. Tous les deux se sont référés à la subsidiarité (A. PADOA-SCHIOPPA, « Sur les ins-
titutions politiques de l’Europe nouvelle », Commentaire, 1992, 15 (58), p. 283-292 ; « Modèles,
instruments, principes », Justice et législation [1997], dir. A. PADOA-SCHIOPPA, trad. fr.
M.-A. de Kisch, Paris, PUF, 2000, p. 395-434 ; T. PADOA-SCHIOPPA, « Economic Federa-
lism and the European Union », Rethinking Federalism : Citizens, Markets and Governments in
a Changing World, éd. K. KNOP, S. OSTRY, et al., op. cit., p. 154-165 ; « Demos et Kratos en
Europe », trad. fr. O. Laurin, Commentaire, 2010, 33 (129), p. 99-107).
3. Le rapport comprend deux volumes : V. GISCARD d’ESTAING, dir., Rapport intérimaire
sur le principe de subsidiarité fait au nom de la commission institutionnelle du Parlement
européen, 22 juin 1990 (PE Doc. A3-163/90 A) ; idem, 4 juillet 1990 (PE Doc. A3-0267/90 B).
4. V. GISCARD d’ESTAING, « La règle d’or du fédéralisme européen », art. cit., p. 63.
Subsidiarité et Europe maastrichtienne. La confusion fédérale 473
1. Selon un mécanisme de saisine suspensive : il était prévu que l’entrée en vigueur de l’acte soit
suspendue jusqu’à ce que la Cour ait statué au terme d’une procédure d’urgence Dans la même
veine, mentionnons le rapport Poniatowski (du nom du sénateur français, ancien bras droit
et ministre de Valéry Giscard d’Estaing) présenté lors de la Conférence des parlements des
Communautés européennes en novembre 1990, lequel reprenait cette même idée en proposant la
création d’un Sénat européen qui aurait eu vocation à devenir le garant du principe de subsidia-
rité et aurait eu pour mission, en marge de la jurisprudence de la Cour de justice, de clarifier le
partage des compétences (SÉNAT, Rapport d’information fait au nom de la Délégation pour les
Communautés européennes, dir. M. PONIATOWSKI, 1991-1992, 74, 1992-1993, 45).
2. L’ouverture d’une conférence intergouvernementale sur l’Union politique a été décidée lors
du Conseil européen de Dublin des 25-26 juin 1990 (Bull. CE 6-1990, point I.11., point I.35.).
Les conférences intergouvernementales qui aboutiront au traité de Maastricht ont été lancées
lors du Conseil de Rome des 14-15 décembre 1990 (Bull. CE 12-1990, point I.4., point I.8.).
3. COMMISSION EUROPÉENNE, Avis sur l’Union politique, 21 octobre 1990 (Bull. CE
10-1990, point 1.1.5.) ; CONFÉRENCE des PARLEMENTS de la COMMUNAUTÉ EURO-
PÉENNE, Déclaration finale, Rome 30 novembre 1990 (Bull. CE 11-1990, points 1.1.1., 2.3.4.).
4. PARLEMENT EUROPÉEN, Résolution sur les orientations relatives à un projet de constitu-
tion européenne, 11 juillet 1990 (JOCE, C 231, 17 septembre 1990). Le considérant H reprend le
projet Spinelli : « Considérant que la détermination des compétences futures de l’Union devra
s’inspirer du principe des compétences d’attribution et du principe de subsidiarité, sur la base
duquel elle sera tenue de s’acquitter des tâches qui du fait de leur ampleur ou de leurs effets ou
pour motifs de mise en œuvre efficace, sont susceptibles d’être mieux exécutées par les institu-
tions de l’Union que par les États pris isolément. » Le point I-f parle d’« une répartition des
compétences fondée lors de leur attribution d’abord, ou, notamment en ce qui concerne les
compétences concurrentes, lors de leur exercice ensuite, sur le principe de subsidiarité. »
5. PARLEMENT EUROPÉEN, Résolution sur les bases constitutionnelles de l’Union euro-
péenne, 12 décembre 1990 (JOCE, C 19, 28 janvier 1991). Au point 68 du préambule, on peut
lire : « Lorsque la réalisation des buts de l’Union exige que celle-ci ait des compétences qui ne lui
sont pas expressément attribuées, la loi peut lui conférer les pouvoirs nécessaires en vertu du
principe de subsidiarité. Toutefois, dans ce cas, le vote du Parlement à la majorité des membres
qui le composent et le vote du Conseil à la majorité qualifiée sont toujours requis. » La subsidia-
rité est mentionnée à multiples autres reprises, notamment au point 11 du préambule.
474 La subsidiarité germanique...
la suite du rapport Giscard d’Estaing, une résolution est par ailleurs adoptée
le 11 juillet 1990. Résolution qu’il importe de citer longuement pour l’ampli-
tude nouvelle qu’elle donne significativement à la subsidiarité. Elle clôt la
période prémaastrichtienne du principe :
« [Le Parlement européen] constate que le principe de subsidiarité figure déjà
implicitement dans les traités, que, depuis l’Acte unique européen, il y est men-
tionné de façon explicite et que le Parlement européen dans son projet insti-
tuant l’Union européenne a voulu lui donner une consécration politique émi-
nente et incontestable [...] ; est conscient de l’importance du principe de
subsidiarité dans la perspective de l’Union européenne ; est partisan du respect
de l’acquis communautaire, mais affirme que la répartition des tâches, des
domaines d’activité et des compétences devra tenir compte aussi bien du stade
actuel que de l’évolution inévitable de l’Union en vue de promouvoir et de
garantir les intérêts de l’ensemble des citoyens de l’Union, et de la spécificité des
régions [....] ; estime que la Cour de justice devrait être consacrée comme juri-
diction constitutionnelle ayant pour mission notamment de faire respecter la
répartition des compétences entre la Communauté européenne et les États
membres ; dans le cadre du respect du principe de subsidiarité, elle pourrait
être saisie soit à titre consultatif, à l’occasion de la première proposition de
la Commission ou des autres institutions bénéficiant du droit d’initiative, soit
a posteriori, par les États membres, par les institutions communautaires et les
juridictions suprêmes des États membres1. »
1. « Résolus à poursuivre le processus créant une union sans cesse plus étroite entre les peuples
de l’Europe, dans laquelle les décisions sont prises le plus près possible des citoyens conformé-
ment au principe de subsidiarité » (Traité de Maastricht, préambule (JOCE, C 191, 29 juillet
1992). Citons aussi l’article 1er al. 2, où la subsidiarité n’apparaît pas explicitement mais où les
mots ont la même résonance : « Le présent traité marque une nouvelle étape dans le processus
créant une union sans cesse plus étroite entre les peuple de l’Europe, dans laquelle les décisions
sont prises dans le plus grand respect possible du principe d’ouverture et le plus près possible des
citoyens. » (Traité de Maastricht, article 1er al. 2 (JOCE, C 191, 29 juillet 1992).
2. Traité de Maastricht, article 5 al. 1, al. 2, al. 3 (JOCE, C 191, 29 juillet 1992).
3. Das Prinzip der begrenzten Einzelermächtigung si l’on veut reprendre les mots de la doctrine
allemande. Rappelons la formulation du traité de Lisbonne : « toute compétence non attribuée à
l’Union dans les traités appartient aux États membres » (TUE, article 3 bis ; JOUE, C 306,
17 décembre 2007). Cette stipulation reprend les termes du projet de traité constitutionnel
adopté en 2004 (Projet de traité établissant une Constitution pour l’Europe, article I-11-2).
4. Cf. K. LENAERTS, P. van YPERSELE, « Le principe de subsidiarité et son contexte », art.
cit. ; K. LENAERTS, « Regulating the Regulatory Process : “Delegation of Powers” in the
European Community », European Law Review, 1993, 18 (1), p. 23-49 ; R. DEHOUSSE, « La
subsidiarité et ses limites », art. cit. ; D. GADBIN, « Organisation des compétences et stratégies
d’intégration communautaire après le traité de Maastricht », Revue du droit public, 1995, 111 (5),
476 La subsidiarité germanique...
n’est pas de savoir si la Communauté est ou non compétente. Elle l’est par
construction1. Les incertitudes demeurent néanmoins : dans les cas où
l’Union est compétente, doit-elle agir ou ne pas agir ? À quelles conditions
l’intervention de l’Union est-elle justifiée ?
C’est précisément pour répondre à cette question politique de la nécessité,
ou non, de l’intervention communautaire, qu’a été conçu le principe maas-
trichtien de subsidiarité (entendu au sens strict). Sorte de complément dyna-
mique à la règle statique énoncée à l’alinéa 1er, il conditionne l’exercice des
compétences concurrentes. Mais le contenu des conditions posées reste sujet
à débat.
L’analyse séparée des deux premiers alinéas de l’article 5 ne pose pas de pro-
blèmes particuliers. Rien que de très normal dans ces formules plus ou moins
alambiquées, spécialement calibrées pour réserver une marge d’interprétation
au moment de l’application. Les interrogations surviennent cependant dès lors
qu’on prend soin de les mettre en relation. Même s’ils régissent deux types de
compétences apparemment bien définis, les alinéas 1 et 2 ne manquent pas de
se parasiter l’un l’autre par de nombreuses interférences. Renvoyant à des
considérations directement politiques, la contradiction interne comprise dans
cet article 5 s’accuse d’autant plus que la logique fonctionnaliste d’attribution
des compétences laisse bien peu d’espace à une subsidiarité ainsi formulée.
La lecture de l’alinéa 3 n’enlève rien à toute cette confusion. À la subsidia-
rité (nécessité) de l’alinéa précédent, il ajoute la proportionnalité (intensité).
Non plus issue d’un compromis politique mais des élaborations jurispruden-
tielles de la Cour, la proportionnalité concerne également les modalités
d’usage, de mise en œuvre et d’exercice des compétences (le comment) ; à la
différence de la subsidiarité, cependant, il s’attache à définir l’intensité adé-
quate de l’action envisagée, non sa nécessité2. Strictement entendue, la subsi-
p. 1293-1328. Depuis le traité de Lisbonne, ce point est désormais clairement affirmé dans les
textes fondateurs : « Le principe d’attribution régit la délimitation des compétences de l’Union.
Les principes de subsidiarité et de proportionnalité régissent l’exercice de ces compétences. »
(TUE, article 5 § 1 ; JOUE, C 83, 30 mars 2010).
1. Si elle n’est juridiquement pas compétente, alors, par définition, elle ne peut agir. Si elle
compétente, en revanche, elle peut ne pas agir : la potentialité juridique d’une action n’est pas son
actualisation effective. Dit autrement : disposer d’une compétence ne préjuge en rien de son
exercice, encore moins des modalités de sa mise en œuvre.
2. S’agissant de la définition jurisprudentielle du principe de proportionnalité, cf. CJCE, Inter-
nationale Handelsgesellschaft mbH c. Einführ und Vorratsstelle für Getreide und Futtermittell,
17 décembre 1970 (aff. 11-70, Rec., p. 1125) ; CJCE, Buitoni Forma, 21 juin 1979 (aff. 122-78,
Rec., p. 677) ; CJCE, Régina c. Maurice Donald Henn et John Frederick Ernest Darby,
14 décembre 1979 (aff. 34-79, Rec, p. 3795) ; CJCE, Valsabbia, 18 mars 1980 (aff. 164-78, Rec.,
p. 907) ; CJCE, Union départementale des syndicats CGT de l’Aisne c. SIDEF Conforama,
28 février 1991 (aff. C 312-89, Rec., p. I-997). S’agissant de la doctrine, cf. J. SCHWARZE, Euro-
pean Administrative Law [1988-1992], trad. angl., Luxembourg, Office des publications offi-
cielles des Communautés européennes, Londres, Sweet and Maxwell, 2006 ; G. de BÚRCA,
« The Principe of Proportionality and its Applications in EC Law », 1993 Yearbook of European
Law, éd. A. BARAV, D. A. WYATT, 1993, 13, p. 105-150 ; W. van GERVEN, « The Effect of
Proportionality on the Actions of Member States of the European Community », The Principle
of Proportionality in the Law of Europe, éd. E. ELLIS, Oxford, Hart, 1999, p. 1-37 ; S. BER-
RADA, « Subsidiarité et proportionnalité dans l’ordre juridique communautaire », Revue des
affaires européennes, 1998, 8 (1-2), p. 48-61 ; P. L. LINDSETH, « Democratic Legitimacy and
Subsidiarité et Europe maastrichtienne. La confusion fédérale 477
Reprenons les deux séries de tensions internes qui travaillent cet article2.
Efficacité et suffisance, tout d’abord. Telle que nous venons de la pré-
senter, la notion de nécessité fait intervenir deux critères cumulés. Un pre-
mier test compare l’efficacité respective de l’action nationale et de l’action
commune ; un second test mesure la valeur ajoutée communautaire par rap-
port aux réglementations nationales existantes3. Il s’agit, d’une part, de déter-
1. Nota. La réserve de compétence énoncée à l’article 5 al. 1er ne doit pas être confondue avec la
présomption de compétence qui figure à l’alinéa 2 du même article 5.
2. Selon les analyses déjà citées de Koen Lenaerts et Patrick van Ypersele, l’inaptitude d’un seul
État membre suffit en théorie à permettre le déclenchement d’une action communautaire
(K. LENAERTS, P. van YPERSELE, « Le principe de subsidiarité et son contexte », art. cit.).
3. Cf. CONSEIL EUROPÉEN, Edimbourg, 11-12 décembre 1992 (Bull. CE, 12-1992). Le
protocole sur l’application des principes de subsidiarité et de proportionnalité annexé au traité
d’Amsterdam parlera plus tard des « avantages manifestes » que doit présenter une action com-
munautaire pour être engagée et mise en œuvre (Traité d’Amsterdam, Protocole 7 sur l’applica-
tion des principes de subsidiarité et de proportionnalité ; JOCE, C 340, 10 novembre 1997).
4. Cf. J. J. MERTENS de WILMARS, « Du bon usage de la subsidiarité », art. cit., p. 193.
5. Si, en vertu du principe de l’autonomie institutionnelle des États, la subsidiarité ne régit que
les relations entre États et Union (et ne concerne donc pas les échelons infranationaux), alors
l’échelon le plus proche des citoyens reste l’échelon étatique. Nous verrons plus loin que cet
aspect a été remis en cause, moins dans le dispositif juridique que dans le discours politique.
Subsidiarité et Europe maastrichtienne. La confusion fédérale 479
1. On peut faire référence au critère kelsénien de la validité normative. Comme l’écrit le juriste
autrichien, la validité du droit s’apprécie « en gros et en général », et non à l’aune de son effica-
cité. Si l’on retient l’efficacité sociale comme critère de définition du droit, plus rien ne le dis-
tingue alors d’une loi biologique ou d’une règle religieuse (H. KELSEN, Théorie pure du droit
[1934], trad. fr. C. Eisenmann, Bruxelles, Bruylant, Paris, LGDJ, 1962, p. 383 par exemple).
480 La subsidiarité germanique...
1. Le dispositif des coopérations renforcées a été pensé sur le modèle des Accords dits de
Schengen relatifs à la suppression graduelle des contrôles aux frontières communes (Accord de
Schengen, 14 juin 1985 ; Conventions de Schengen, 19 juin 1990, 27 novembre 1990, 25 juin 1991,
6 novembre 1992 ; JOCE, L 239, 22 juin 2000). Relevant à l’origine de la coopération intergou-
vernementale, l’acquis de Schengen a été intégré dans le cadre de l’Union européenne par le
Protocole 2 annexé au traité d’Amsterdam (Traité d’Amsterdam, Protocole 2 intégrant l’acquis
de Schengen dans le cadre de l’Union européenne ; JOCE, C 340, 10 novembre 1997).
Aujourd’hui toujours en vigueur, mais sous une forme amendée, le dispositif autorise les États
membres qui le souhaitent à développer des rapprochements ciblés avec des partenaires choisis
dans les matières qui, anciennement (avant le traité de Lisbonne), relevaient du troisième pilier.
En aucun cas, le mécanisme n’a été conçu comme une possibilité de dérogation ou d’exemption
aux règles communes adoptées par les États membres ; ultime recours, il a vocation à permettre la
création d’une avant-garde, toujours susceptible d’être rejointe par les États non participants.
2. Nous suivons l’interprétation proposée par Hervé Bribosia : « Le nouveau mécanisme de la
coopération renforcée serait-il au traité d’Amsterdam ce que le principe de subsidiarité voulait
être au traité de Maastricht : une panacée, un remède miracle contre tous les maux de la construc-
tion européenne ? Les négociateurs ont-ils engendré un nouveau mythe que le monde acadé-
mique ne manquera pas une nouvelle fois de nourrir ? » « La subsidiarité classique permet à la
Communauté de suppléer à l’action des États membres, tandis que les coopérations renforcées
sont appelées à suppléer l’action de l’Union. » (H. BRIBOSIA, « De la subsidiarité à la coopéra-
tion renforcée », Le Traité d’Amsterdam, op. cit., p. 23, p. 89 ; « Différenciation et avant-gardes
au sein de l’Union européenne. Bilan et perspectives du traité d’Amsterdam », Cahiers de droit
européen, 2000, 36 (1-2), p. 57-115, ici p. 111 sq.). Sur la subsidiarité amsterdamienne, cf. G. de
BÚRCA, Reappraising Subsidiarity’s Significance After Amsterdam. Jean-Monnet Working
Paper, éd. J. H. H. WEILER, Cambridge, Harvard Law School, 2000.
3. Telle que prévue par le traité d’Amsterdam, la mise en œuvre des coopérations renforcées est
strictement conditionnée : le déclenchement doit être autorisé par une décision à la majorité qua-
lifiée des États membres ; l’accord de la Commission est requis pour les matières communau-
taires ; la coopération ne doit intervenir que si le processus de décision n’a pu aboutir à quinze
(condition du dernier ressort) ; enfin, la coopération doit concerner au moins une majorité
d’États membres (huit sur quinze) (Traité d’Amsterdam, article K 15 sq. ; JOCE, C 340,
10 novembre 1997). Pour une analyse détaillée du mécanisme, cf. V. CONSTANTINESCO,
Subsidiarité et Europe maastrichtienne. La confusion fédérale 481
« Les clauses de “coopération renforcée”. Le protocole sur l’application des principes de subsi-
diarité et de proportionnalité », Revue trimestrielle de droit européen, 1997, 33 (4), p. 43-59.
1. Le traité de Nice a maintenu le seuil de huit États malgré l’approche de l’élargissement ; mais
il a assoupli certaines règles, notamment en faisant disparaître le droit d’un État de s’opposer à
une coopération renforcée (sauf en matière de politique étrangère) (Traité de Nice, article 27 A
sq. ; JOCE, C 80, 10 mars 2001). Le traité de Lisbonne, comme avant lui le projet constitutionnel
de 2004, reconnaît la possibilité d’engager des coopérations renforcées dans tous les domaines de
compétences de l’Union à l’exception de ceux relevant de ses compétences exclusives (TUE,
titre IV ; JOUE, C 83, 30 mars 2010 ; TFUE, titre III ; JOUE, C 83, 30 mars 2010). La philoso-
phie des coopérations renforcées est par ailleurs maintenue : caractère restrictif des conditions de
recours, perspective d’intérêt général de l’Union, exigence d’un nombre minimal d’États (au
moins neuf), maintien de la clause dit du dernier ressort, quoique dans une version aménagée (il
n’est plus nécessaire de démontrer que toutes les dispositions pertinentes des traités ont été épui-
sées). L’autorisation d’une coopération renforcée ne peut être accordée par le Conseil que s’il est
établi que « les objectifs recherchés ne peuvent pas être atteints dans un délai raisonnable pour
l’Union dans son ensemble » (TUE, article 20 § 2 ; JOUE, C 83, 30 mars 2010).
2. Charte des droits fondamentaux, 7 décembre 2000 (JOCE, C 364-1, 18 décembre 2000).
3. Charte des droits fondamentaux, préambule, article 51 (JOCE, C 364-1, 18 décembre 2000).
En intégrant en son sein le texte de la Charte, le projet de traité établissant une Constitution
pour l’Europe lui accordait une pleine valeur juridique qui, jusque-là, lui faisait défaut (Projet de
traité établissant une Constitution pour l’Europe, II ; JOUE, C 310, 16 décembre 2004).
4. Cf. D. O. REICH, « Zum Einfluss des europäischen Gemeinschaftsrechts auf die Kompe-
tenzen der deutschen Bundesländer », Europäische Grundrechte Zeitschrift, 2001, 1, p. 1-18. Cela,
dans la continuité des différentes pressions exercées lors des conférences intergouvernementales
de Maastricht et d’Amsterdam (M. J. BAUN, « The Länder and German European Policy : The
1996 IGC and Amsterdam Treaty », German Studies Review, 1998, 21 (2), p. 329-346).
5. CONSEIL EUROPÉEN, Laeken, 14-15 décembre 2001 (Bull. UE, 10-2001). Quelques réfé-
rences doctrinales pour plus de détails sur ce point : K. LENAERTS, « La déclaration de
482 La subsidiarité germanique...
Convention sur l’avenir de l’Union, les États lui donnent pour mission spéci-
fique de travailler sur quatre thèmes centraux : la simplification des traités
existants, la rationalisation de la délimitation des compétences, le statut de la
charte des droits fondamentaux, la question du rôle des parlements nationaux.
Deux de ces quatre thèmes, le deuxième et le dernier, mettent directement en
jeu le principe de subsidiarité. Il sera au cœur de la réflexion de la Convention
européenne, particulièrement dans trois de ses onze groupes de travail : le
groupe I exclusivement consacré à la subsidiarité, le groupe IV sur les parle-
ments nationaux et le groupe V sur les compétences complémentaires1.
Adopté par la Convention en juin-juillet 2003, le projet de traité établis-
sant une Constitution pour l’Europe ne faisait pas que réitérer les dispo-
sitions antérieures relatives à l’application du principe ; il apportait des
nouveautés notables par rapport au traité de Maastricht et au Protocole
d’Amsterdam. Reprises dans le traité de Lisbonne, les innovations concer-
naient deux points principaux : d’une part, le renforcement des parlements
nationaux dans leur mission de contrôle des institutions communautaires ;
d’autre part, la référence explicite aux échelons infranationaux. Introduisant
par là un sérieux bémol au principe de l’autonomie institutionnelle et procé-
durale des États membres, l’article I-11 § 3 ne se contentait pas, à la différence
des traités antérieurs, de mentionner le seul niveau national, il visait égale-
ment les niveaux régional et local2. Là encore, la pression exercée par les
Länder et les régions d’Europe à compétences législatives a pu être décisive.
Comme en témoigne l’article 5 § 3 al. 1 TUE, le traité de Lisbonne recon-
duira la même formulation :
« En vertu du principe de subsidiarité, dans les domaines qui ne relèvent pas de
sa compétence exclusive, l’Union intervient seulement si, et dans la mesure où,
les objectifs de l’action envisagée ne peuvent pas être atteints de manière suffi-
sante par les États membres, tant au niveau central qu’au niveau régional et
local, mais peuvent l’être mieux, en raison des dimensions ou des effets de l’ac-
tion envisagée, au niveau de l’Union3. »
Laeken : premier jalon d’une Constitution européenne ? », Journal des tribunaux, droit européen,
2002, 10 (86), p. 29-43 ; G. de BÚRCA, B. de WITTE, « The Delimitation of Powers between
the EU and its Member States », Accountability and Legitimacy in the European Union, éd.
A. ARNULL, D. WINCOTT, Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 201-222 ; S. WEATH-
ERILL, « Competence and Complexity, Simplification and Clarification... and Legitimacy
Too », Whose Europe ?, éd. K. NICOLAÏDIS, S. WEATHERILL, op. cit., p. 108-117.
1. CONVENTION EUROPÉENNE, Conclusions du groupe de travail I sur le principe de
subsidiarité, 23 septembre 2002 (CONV 286-02) ; Conclusions du groupe de travail IV sur le rôle
des parlements nationaux, 22 octobre 2002 (CONV 353-02) ; Conclusions du groupe de travail V
sur les compétences complémentaires, 31 octobre 2002 (CONV 375-02). Pour un tableau général
sur le sujet, cf. V. MICHEL, J.-P. de LA RICA, « Les compétences dans le traité établissant une
Constitution pour l’Europe », Le Traité établissant une Constitution pour l’Europe, dir.
V. CONSTANTINESCO, Y. GAUTIER, V. MICHEL, Strasbourg, PUS, 2004, p. 281-310.
2. « En vertu du principe de subsidiarité, dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence
exclusive, l’Union intervient seulement si, et dans la mesure où, les objectifs de l’action envisagée
ne peuvent pas être atteints de manière suffisante par les États membres, tant au niveau central
qu’au niveau régional et local, mais peuvent l’être mieux, en raison des dimensions ou des effets
de l’action envisagée, au niveau de l’Union. » (Projet de traité établissant une Constitution pour
l’Europe, article I-11 § 3 ; JOUE, C 310, 16 décembre 2004).
3. TUE, article 5 § 3 al. 1 (JOUE, C 83, 30 mars 2010). Nous soulignons.
Subsidiarité et Europe maastrichtienne. La confusion fédérale 483
1. Projet de traité établissant une Constitution pour l’Europe, article I-11 § 4 (JOUE, C 169,
18 juillet 2003) ; Traité d’Amsterdam, Protocole 7 sur l’application des principes de subsidiarité
et de proportionnalité, article 1er (JOCE, C 340, 10 novembre 1997).
2. Traité de Lisbonne, Protocole 2, article 1er (JOUE, C 83, 30 mars 2010). L’obligation de
motiver les projets d’actes législatifs au regard du principe de subsidiarité ne s’adresse plus seule-
ment à la Commission, mais également à tout acteur susceptible d’initier le processus législatif
— qu’il s’agisse du Parlement, d’un groupe d’États ou de la Banque centrale européenne.
3. Propos du Président Jacques Delors prononcés lors de la conclusion du sommet de Lisbonne
(J. DELORS, in CONSEIL EUROPÉEN, Lisbonne, 26-27 juin 1992 ; Bull. CE, 6-1992).
484 La subsidiarité germanique...
constitue rien de plus, du point de vue des acteurs, qu’une ressource dispo-
nible, mobilisable pour ainsi dire à l’infini, dont les usages sont en grande
partie déterminés par des relations d’influence et des stratégies politiques.
L’absence de signification précise du principe de subsidiarité n’a d’ailleurs
fait qu’enrichir le potentiel de la ressource1 ; et nous verrons en quel sens elle
a permis de multiples instrumentalisations. Pour préciser le rôle des diffé-
rents acteurs, nous distinguerons trois enjeux : la procédure législative et le
rôle de la Commission, d’abord ; le contrôle a posteriori et le rôle de la Cour
de justice, ensuite ; le contrôle politique (a priori) et le rôle des parlements
nationaux, enfin. Nous tâcherons par là de faire ressortir les grandes étapes
de l’itinéraire postmaastrichtien de la subsidiarité. Elles consistent essentiel-
lement en une succession de compromis entre proximité souverainiste (posi-
tion des États) et proportionnalité fédéraliste (position de la Commission) ;
compromis qui aboutiront in fine à la définition d’une approche dite globale
de la subsidiarité consacrée par l’Accord interinstitutionnel du 29 octobre
1993 puis par le Protocole amsterdamien de 19972.
Parmi les institutions communautaires, c’est surtout la Commission qui
a politiquement investi le principe de subsidiarité. De bout en bout de
la période étudiée, Parlement européen et Conseil sont restés très en retrait :
le Conseil, peut-être soucieux de se défausser, car il considérait que la subsi-
diarité concernait avant tout la Commission ; le Parlement parce qu’il a très
vite saisi combien le principe de subsidiarité le plaçait en porte-à-faux direct
avec les parlements nationaux3. Parmi les États qui eurent recours à la subsi-
diarité pour protéger leurs intérêts nationaux, le Royaume-Uni joua un rôle
de premier ordre. Dès le second semestre de 1992, le gouvernement conserva-
teur faisait de la reformulation du principe l’un des principaux axes directeurs
de sa présidence de l’Union en mettant l’accent sur la nécessité politique d’un
rapprochement entre le niveau communautaire et les citoyens des États4. Le
p. 61 ; M. BURGESS, « From Maastricht to Amsterdam », Federalism and European Union :
The Building of Europe, 1950-2000, Londres, New York, Routledge, 2000, p. 236 ; G. de
BÚRCA, « The Quest for Legitimacy in the European Union », The Modern Law Review,
1996, 59 (3), p. 349-376, ici p. 366 sq. ; J. STEINER, « Subsidiarity under the Maastricht Treaty »,
Legal Issues of the Maastricht Treaty, op. cit., p. 49-64 ; J. PALACIO GONZÁLEZ, « The
Principle of Subsidiarity », European Law Review, 1995, 22 (4), p. 355-370.
1. CONSEIL EUROPÉEN, Birmingham, 16 octobre 1992 (Bull. CE 10-1992, p. 9). On peut
lire dans les conclusions : « Nous réaffirmons que les décisions doivent être prises le plus près
possible des citoyens. Une plus grande intégration peut être achevée sans centralisation ex-
cessive. Il revient à chaque État membre de décider de la manière dont ses propres pouvoirs
doivent être exercés. [...] Mettre en œuvre ce principe [de subsidiarité ou de proximité] est essen-
tiel pour que la Communauté se développe avec le soutien de ses citoyens. » Sur le tournant du
Conseil européen de Birmingham, cf. J. DELORS, Mémoires, Paris, Plon, 2003, p. 382-384.
2. Intitulé Proposition pour un accord interinstitutionnel sur le principe de subsidiarité (SEC (92)
1990), le rapport Lamoureux ne commence à circuler qu’au tout début de l’automne 1992 (pour
un résumé, cf. Agence Europe, 10 octobre 1992, 5833). La version définitive du document éma-
nant de la Commission (dont il sera question plus loin) paraît après le Conseil de Birminghan à
la fin du mois d’octobre 1992 (COMMISSION, Le principe de subsidiarité. Communication au
Conseil et au Parlement européen, 27 octobre 1992 ; SEC (92) 1990 final) ; Revue trimestrielle de
droit européen, 1992, 28 (4), p. 728-741). Les réflexions de François Lamoureux, qui a joué
un rôle central jusqu’à la mise au point du document final, sont notamment réunies dans une
486 La subsidiarité germanique...
manière cohérente par toutes les institutions » (CONSEIL des MINISTRES, PARLEMENT
EUROPÉEN, COMMISSION, Accord institutionnel relatif aux procédures pour la mise en
œuvre du principe de subsidiarité, 29 octobre 1993 ; Bull. CE 10-1993).
1. Traité d’Amsterdam, Protocole 7 (JOCE, C 340, 10 novembre 1997).
2. Pour une analyse de cette séquence, cf. D. GEORGAKAKIS, « La démission de la Commis-
sion européenne : scandale et tournant institutionnel (octobre 1998-mars 1999) », Cultures et
conflits, 2001, 38-39, p. 39-71 ; « Was It Really Just “Poor Communication” ? Lessons From the
Santer Commission’s Resignation », Politics and the European Commission, éd. A. SMITH,
Londres, Rootledge, ECPR Studies in European Political Science, 2004, p. 119-133.
3. En février 2000, le Président Prodi annonce les quatre « objectifs stratégiques » de son
mandat : une amélioration de la qualité de vie des Européens, un renforcement de la voix de
l’Europe dans le monde, la définition d’un nouvel agenda économique et social, la réforme de la
gouvernance de l’Union (COMMISSION, Communication sur les objectifs stratégiques 2000-
2005 : « Donner forme à la nouvelle Europe », 9 février 2000 ; COM (2000) 154 final).
4. COMMISSION, Livre blanc sur la gouvernance, 25 juillet 2001 (COM (2001) 428 final).
5. Dès le début de son mandat, Romano Prodi a souhaité se placer sous les auspices de son
illustre prédécesseur : en 2000, le lancement du Livre blanc est conçu sur le modèle de la stratégie
adoptée par Jacques Delors qui, dès 1985, avait préparé la relance politique de la construction
européenne (COMMISSION, Livre blanc sur l’achèvement du Marché intérieur, 14 juin 1985 ;
COM (85) 310). Le nouveau Président n’hésite pas rappeler auprès de lui l’ancien conseiller
Jérôme Vignon (officiant à la DATAR depuis 1998), cheville ouvrière du second Livre blanc
delorien (COMMISSSION, Livre blanc Croissance, compétitivité, emploi. Les défis et les pistes
pour entrer dans le XXIe siècle, 5 décembre 1993 ; COM (93) 700 final). Mais, très vite, dès le prin-
temps 2001, la création du Group of Political Advertisers (GOPA) tend à isoler la Cellule de
prospective (pour une étude détaillée de cette séquence, cf. D. GEORGAKAKIS, « La gou-
vernance de la gouvernance. La politique du Livre blanc et les paradoxes du leadership de la
Commission européenne », La Nouvelle gouvernance européenne. Les usages politiques d’un
livre blanc, dir. D. GEORGAKAKIS, M. de LASSALLE, Strasbourg, PUS, 2008, p. 175-208).
C’est dans le nouveau cadre du GOPA qu’un groupe de travail sera constitué autour de Domi-
nique Strauss-Kahn. En avril 2004, un rapport est remis à Romano Prodi au nom de la table-
ronde « Un projet durable pour l’Europe de demain », qui reprend l’ambition partiellement
Subsidiarité et Europe maastrichtienne. La confusion fédérale 489
avortée du Livre blanc. Relevons, par exemple, que l’orientation 14 du rapport appelle à une
redéfinition « des principes de la subsidiarité » (GOPA, Construire l’Europe politique. Cin-
quante propositions pour l’Europe de demain, dir. D. STRAUSS-KAHN, 2004). Sur la subsidia-
rité en tant que telle, on observe une grande continuité de Jacques Delors à Romano Prodi
(R. PRODI, Europe As I See It [1999], trad. angl. A. Cameron, Cambridge, Polity Press, 2000).
1. « Alors que les tenants de la subsidiarité cherchent généralement à établir un catalogue des
compétences ou une nette division du travail (et donc à produire une version essentiellement
tayloriste du concept), l’approche adoptée ici souligne les difficultés associées à une telle rigidité
hiérarchique et se tourne, au contraire, vers les moyens de faciliter une articulation verticale et
horizontale plus flexible, plus dynamique et plus réactive. En d’autres termes, quels que soient
les avantages qu’offre la subsidiarité par rapport à une approche descendante, hypercentralisée,
les rigidités qui lui sont encore inhérentes ne peuvent qu’exacerber les problèmes liés à la seg-
mentation et au caractère étroit, réducteur, de la rationalité experte et bureaucratique. »
(N. LEBESSIS, J. PATERSON, Développer de nouveaux modes de gouvernance. Working
Paper de la Cellule de prospective, Bruxelles, Commission européenne, 2000, p. 41).
2. Ibid., p. 41 sq. Parmi les autres travaux préparatoires du Livre blanc de 2001, citons COM-
MISSION, Gouvernance européenne : vers une meilleure utilisation de la subsidiarité et de la
proportionnalité, 16 mars 2001 (SdR D 2001) ; N. LEBESSIS, J. PATERSON, Evolutions in
Governance : What Lessons for the Commission ? A First Assessment. Working Paper de la
Cellule de prospective, Bruxelles, Commission européenne, 1997 ; The Future of European Regu-
lation. Working Paper de la Cellule de prospective, Bruxelles, Commission européenne, 1997 ;
Accroître l’efficacité et la légitimité de la gouvernance de l’Union européenne. Working Paper de
la Cellule de prospective, Bruxelles, Commission européenne, 1999. De manière quasi concomi-
tante : O. de SCHUTTER, N. LEBESSIS, J. PATERSON, éd., La Gouvernance de l’Union
européenne. Cahier de la Cellule de prospective, op. cit. Pour une lecture critique d’ensemble du
Livre blanc, qui dépasse le seul prisme de la subsidiarité ici retenu pour s’intéresser au concept
de gouvernance lui-même, cf. D. GEORGAKAKIS, M. de LASSALLE, dir., La Nouvelle gou-
vernance européenne, op. cit., spécialement X. DELCOURT, « La raison de la gouvernance »,
p. 91-116 ; A. FOLLESDAL, « The Political Theory of the White Paper on Governance :
Hidden and Fascinating », European Public Law, 2003, 9 (1), p. 73-86 ; C. GOBIN, « Le dis-
cours programmatique de l’Union européenne. D’une privatisation de l’économie à une privati-
sation du politique », Sciences de la société, 2002, 55, p. 157-169 ; C. JOERGES, Y. MÉNY,
J. H. H WEILER, éd., Mountain or Molehill ? A Critical Appraisal of the Commission White
Paper on Governance. Jean-Monnet Working Paper, New York, School of Law, 2001.
3. Le thème de la subsidiarité active avait été lancé dès 1993 par Pierre Calame, haut fonction-
naire français aujourd’hui à la retraite ayant surtout exercé au ministère de l’Équipement :
P. CALAME, « La subsidiarité active », L’État au cœur, le Meccano de la gouvernance, Paris,
Desclée de Brouwer, 1997, p. 167-205 ; « Le principe de subsidiarité active. Concilier unité et
diversité », La Gouvernance dans l’Union européenne. Cahier de la Cellule de prospective, éd.
O. de SCHUTTER, N. LEBESSIS, J. PATERSON, Bruxelles, Commission européenne, 2001,
p. 247-260 ; « Les relations entre niveaux de gouvernance : la subsidiarité active », La Démocratie
en miettes. Pour une révolution de la gouvernance, Paris, Descartes, 2003, p. 171-199.
490 La subsidiarité germanique...
sivement leurs propres politiques, cette méthode consiste à : - définir des lignes directrices pour
l’Union, assorties de calendriers spécifiques pour réaliser les objectifs à court, moyen et long
terme fixés par les États membres ; - établir, le cas échéant, des indicateurs quantitatifs et qualita-
tifs et des critères d’évaluation par rapport aux meilleures performances mondiales, qui soient
adaptées aux besoins des différents États membres et des divers secteurs, de manière à pouvoir
comparer les meilleures pratiques ; - traduire ces lignes directrices européennes en politiques
nationales et régionales en fixant des objectifs spécifiques et en adoptant des mesures qui tiennent
compte des diversités nationales et régionales ; - procéder périodiquement à un suivi, une évalua-
tion et un examen par les pairs, ce qui permettra à chacun d’en tirer des enseignements. »
(CONSEIL EUROPÉEN, Lisbonne, 23-24 mars 2000, § 37 ; Bull. CE 3-2000).
1. R. DEHOUSSE, dir. L’Europe sans Bruxelles ? Une analyse de la Méthode ouverte de coordi-
nation, Paris, L’Harmattan, 2004 ; R. DEHOUSSE, « La méthode communautaire a-t-elle
encore un avenir ? », Mélanges J.-V. Louis, op. cit., I, p. 95-107 ; « La Méthode ouverte de coordi-
nation. Quand l’instrument tient lieu de politique », Gouverner par les instruments, dir. P. LAS-
COUMES, P. LE GALÈS, Paris, Presses de Sciences Po, 2005, p. 331-356. Parmi une littérature
abondante, cf., par ailleurs, M. TELÓ, « La gouvernance économique et sociale et la réforme des
traités. La Méthode ouverte de coordination », Mélanges J.-V. Louis, op. cit., I, p. 479-497 ; « La
Méthode ouverte de coordination : de l’esprit de Lisbonne aux déficits de la mise en œuvre »,
Mélanges H. Delbeeck, Louvain, Acco, 2004 ; P. SYRPIS, Legitimising European Governance :
Taking Subsidiarity Seriously within the Open Method of Coordination. Working Paper, Flo-
rence, EUI, 2002 ; S. REGENT, « The Open Method of Coordination : A New Supranational
Form of Governance », European Law Journal, 2003, 9 (2), p. 190-214 ; T. GEORGOPOULOS,
« La Méthode ouverte de coordination européenne : “En attendant Godot” ? », Revue de la
recherche juridique, 2006, 31 (2), p. 989-1004 ; J. LENOBLE, « The Open Method of Coordina-
tion and Theory of Reflexive Governance », Social Rights and Market Forces, éd. S. DEAKIN,
O. de SCHUTTER, Bruxelles, Bruylant, 2005, p. 19-38.
492 La subsidiarité germanique...
1. COMMISSION, Livre blanc sur la gouvernance européenne, 25 juillet 2001, p. 13. Plus bas,
toujours à propos de ces cinq principes fondamentaux de la bonne gouvernance : « Ensemble,
ils permettent un meilleur usage des principes de proportionnalité et de subsidiarité. Cela
s’exprime, par exemple, dans l’importance que le présent Livre blanc attache à l’emploi de la
juste combinaison d’instruments pour mettre en œuvre des actions adaptées aux objectifs pour-
suivis, à la limitation de la législation à ses éléments essentiels et l’utilisation de contrats afin de
prendre mieux en compte les spécificités locales. » (Ibid., p. 37-38). Cf. H. MICHEL, « La
“société civile” dans la “gouvernance européenne”. Éléments pour une sociologie d’une caté-
gorie politique », Actes de la recherche en sciences sociales, 2007, 166-167, p. 30-37.
2. Le Livre blanc insiste particulièrement sur cet aspect : « La Commission s’est engagée à retirer
ses propositions lorsque la négociation interinstitutionnelle sape les principes de subsidiarité et
de proportionnalité consacrés par le Traité ou compromet les objectifs desdites propositions. Le
Conseil et le Parlement doivent quant à eux s’en tenir aux éléments essentiels de la législation [...]
et ne pas surcharger ni compliquer inutilement les propositions. » (Ibid., p. 27).
3. Cf. « Le principe de subsidiarité et la dimension sociale », Subsidiarité : défi du changement,
op. cit., p. 139 sq. ; P. SPICKER, « The Principle of Subsidiarity and the Social Policy of the
European Community », Journal of European Social Policy, 1991, 1 (1), p. 3-14 ; P. RANJAULT,
« On the Principle of Subsidiarity », ibid., 1992, 2 (1), p. 49-52 ; A.-F. CAMMILLERI, « Les
enjeux de la subsidiarité au regard de l’Europe sociale », Les Petites Affiches, 1992, 44, p. 12-16 ;
P. LANGLOIS, « Europe sociale et principe de subsidiarité », Droit social, 1993, 2, p. 201-209 ;
N. RICHEZ-BATTESTI, « Union économique et monétaire et État-providence : la subsidiarité
en question », Études internationales, 1996, 27 (1), p. 109-128 ; G. LYON-CAEN, « Subsidiarité
et droit social européen », Droit social, 1997, 4, p. 382-387.
4. Contra, cf., par exemple, Philippe Pochet qui insiste sur les heurts entre la « MOC » et le
Subsidiarité et Europe maastrichtienne. La confusion fédérale 493
mettre en œuvre par les États1. Derrière le mot d’ordre général de la subsidia-
rité, les exigences de justification s’expriment non plus en des termes exclusi-
vement juridiques, elles s’expriment aussi en termes économiques, sociaux et
environnementaux (procédures de consultation, études d’impact, évaluation
de l’efficience selon un rapport coûts-avantages)2.
Au-delà même du discours, la subsidiarité est ainsi devenue un principe
central de la pratique légistique, entendue au sens le plus large, intégrant à la
fois la procédure prélégislative (obligation de motiver, obligation de justifier
la nécessité de l’intervention normative) et la procédure postlégislative (rap-
ports annuels d’évaluation). Si, in fine, on devait codifier le droit procédural
de l’Union, la subsidiarité, à n’en pas douter, figurerait en tête du recueil
législatif. Les changements d’intitulé des différents rapports d’évaluation sont
significatifs et révélateurs de l’ambition grandissante déployée par la Com-
mission et du sens évolutif conféré à la subsidiarité. Publié en 1993, le pre-
mier document s’intitulait Rapport sur l’adaptation de la législation existante
au principe de subsidiarité. Dès la deuxième livraison, en 1994, on ne parlait
plus seulement d’adaptation de la législation existante mais d’« application du
principe de subsidiarité »3. À partir de 1995, les rapports mettaient en avant le
mot d’ordre « Mieux légiférer » (Better Regulation) et établissaient systéma-
tiquement un lien entre subsidiarité et proportionnalité, avec un avantage
désormais attribué à la première. Les variations autour de ce slogan seront
multiples avant que ne se stabilise, dans les années 2000, un nouvel intitulé
faisant désormais référence à l’article 9 du Protocole amsterdamien4. Tou-
1. Citons le traité en vigueur : « Les projets d’actes législatifs sont motivés au regard des prin-
cipes de subsidiarité et de proportionnalité. Tout projet d’acte législatif devrait comporter une
fiche contenant des éléments circonstanciés permettant d’apprécier le respect des principes de
subsidiarité et de proportionnalité. Cette fiche devrait comporter des éléments permettant d’éva-
luer son impact financier et, lorsqu’il s’agit d’une directive, ses implications sur la réglementation
à mettre en œuvre par les États membres, y compris, le cas échéant, la législation régionale. Les
raisons permettant de conclure qu’un objectif de l’Union peut être mieux atteint au niveau de
celle-ci s’appuient sur des indicateurs qualitatifs et, chaque fois que c’est possible, quantitatifs. »
(Traité de Lisbonne, Protocole 2, article 5 ; JOUE, C 83, 30 mars 2010).
2. Parmi une littérature abondante, cf., par exemple, A. RACCAH, « Vers une formalisation de
la procédure prélégislative de l’Union européenne ? », Revue française d’administration
publique, 2008, 127, p. 543-558 ; A. ALEMANNO, « Quis custodet custodes dans le cadre de
l’initiative “Mieux légiférer” ? », Revue du droit de l’Union européenne, 2008, 1, p. 43-86 ;
R. DEHOUSSE, « L’activité législative : moins mais mieux », Élargissement : comment l’Europe
s’adapte, dir. R. DEHOUSSE, F. DELOCHE-GAUDEZ, O. DUHAMEL, Paris, Presses de
Sciences Po, 2006, p. 23-38 ; B. FLYNN, Reformed Subsidiarity in the Constitution for Europe.
Can It Deliver on Expectations ? Working Paper [2004], Maastricht, European Institute of Public
Administration, 2005 ; S. van HECKE, « The Principle of Subsidiarity : Ten Years of Applica-
tion in the European Union », Regional and Federal Studies, 2003, 13 (1), p. 55-80. Sur les enjeux
de l’évaluation, cf. J. TOULEMONDE, « Peut-on évaluer la subsidiarité ? Éléments de réponse
inspirés de la pratique européenne », Revue internationale des sciences administratives, 1996, 62
(1), p. 53-73 ; O. RIEPER, J. TOULEMONDE, éd., The Politics and Practice of Intergovern-
mental Evaluation, New Brunswick, Transaction Publishers, 1996.
3. COMMISSION, Rapport au Conseil européen sur l’adaptation de la législation existante au
principe de subsidiarité, 24 novembre 1993 (COM (93) 545 final) ; Rapport au Conseil européen
sur l’application du principe de subsidiarité, 25 novembre 1994 (COM (94) 533 final).
4. Pour un aperçu des différents libellés : COMMISSION, « Mieux légiférer ». Rapport au
Conseil européen sur l’application des principes de subsidiarité et de proportionnalité, sur la sim-
Subsidiarité et Europe maastrichtienne. La confusion fédérale 495
plification et la codification, s.d. (CSE (95) 580) ; « Mieux légiférer 1996 ». Rapport au Conseil
européen sur l’application des principes de subsidiarité et de proportionnalité, sur la simplification
et la codification, 26 novembre 1996 (CSE (96) 7/2) ; « Mieux légiférer 1997 ». Rapport au Conseil
européen, 26 novembre 1997 (COM (97) 626 final) ; « Mieux légiférer 1998 », une responsabilité à
partager. Rapport au Conseil européen, 1er décembre 1998 (COM (1998) 715 final) ; « Mieux légi-
férer 1999 ». Rapport au Conseil européen, 3 novembre 1999 (COM (1999) 562 final) ; « Mieux
légiférer 2000 ». Rapport au Conseil européen (conformément à l’article 9 du Protocole du traité
CE sur l’application des principes de subsidiarité et de proportionnalité), 30 novembre 2000
(COM (2000) 772 final) ; « Mieux légiférer 2000 ». Rapport au Conseil européen, 7 décembre
2001 (COM (2001) 728 final) ; « Mieux légiférer 2002 », 11 décembre 2002 (COM (2002) 715
final) ; « Mieux légiférer 2003 », 12 décembre 2003 (COM (2003 770 final) ; « Mieux légiférer
2004 », 21 mars 2005 (COM (2005) 98 final) ; « Mieux légiférer 2005 », 13 juin 2006 (COM
(2006) 289 final) ; « Mieux légiférer 2006 », 6 juin 2007 (COM (2007) 286 final) ; « Mieux légiférer
2007 ». Rapport sur la subsidiarité et la proportionnalité, 26 septembre 2008 (COM (2008) 586
final) ; « Mieux légiférer 2008 ». Rapport sur la subsidiarité et la proportionnalité, 25 septembre
2009 (COM (2009) 504 final).
1. Traité de Lisbonne, Protocole 2, article 9 (JOUE, C 83, 30 mars 2010).
2. La littérature maastrichtienne est foisonnante sur cette absence de justiciabilité du principe de
subsidiarité. Pour des prises de position lors de la rédaction du traité, cf., outre le juge Pescatore,
A. J. MACKENZIE-STUART, « Évaluation des vues exprimées et introduction à une discus-
sion-débat », Subsidiarité, défi du changement, op. cit., p. 41-48 ; « Subsidiarity, A Busted
Flush ? », Essays T. F. O’Higgins, éd. D. CURTIN, D. O’KEEFFE, Dublin, Butterworth, 1992,
p. 19-24 ; P. J. G. KAPTEYN, « Community Law and the Principle of Subsidiarity », Revue des
affaires européennes, 1991, 2, p. 35 ; V. CONSTANTINESCO, « Subsidiarität : Magisches Wort
oder Handlungsprinzip der europäischen Union ? », art. cit. ; F. DEHOUSSE, « La subsidiarité,
fondement constitutionnel ou paravent politique de l’Union européenne ? », Mélanges E. Krings,
Bruxelles, Story Scientia, 1991, p. 51-59 ; G. VANDERSANDEN, « Considérations sur
le principe de subsidiarité », Mélanges J. Velu, Bruxelles, Bruylant, 1992, I, p. 193-210 ;
A. G. TOTH, « Is Subsidiarity Justiciable ? », European Law Review, 1994, 19 (3), p. 268-285 ;
T. SCHILLING, « A New Dimension of Subsidiarity : Subsidiarity as a Rule and a Principle »,
1993 Yearbook of European Law, 1994, 14 p. 203-255 ; J. CHARPENTIER, « Quelle subsidia-
rité ? », Pouvoirs, 1994, 69, p. 49-61 ; V. HARRISON, « Subsidiarity in the Article 3B of the EC
Treaty : Gobbledegook or Justiciable Principle ? », International and Comparative Law
Quarterly, 1996, 45 (2), p. 431-439. Au titre des partisans de la justiciabilité de la subsidiarité
(conçue dans le même esprit que le principe de proportionnalité), cf. surtout J.-P. JACQUÉ,
J. H. H. WEILER, « On the Road to European Union, a New Judicial Architecture : An Agenda
for the Intergovernmental Conference », Common Market Law Review, 1990, 27, p. 185-207 ;
496 La subsidiarité germanique...
embrayé le pas, n’hésitant pas, eux aussi, à exprimer leur scepticisme quant
à sa portée normative. La subsidiarité, a-t-on dit ici et là, soulèverait soit une
question d’opportunité ne ressortissant pas de la compétence juridictionnelle,
soit une question d’efficience se prêtant mal à un traitement judiciaire.
Sa justiciabilité eut beau être reconnue par les juges à la faveur d’une
intense période de débats théoriques ; en conformité avec leurs réticences ini-
tiales, le nouveau moyen juridique se vit accorder bien peu d’effets concrets.
D’autant qu’aucune voie de droit spécifique n’avait été prévue et que, tour à
tour, les deux solutions supranationale et nationale avaient été exclues1.
Confier à la Cour le rôle de garant du principe était peu envisageable sur le
plan politique, dans la mesure où cela revenait à ériger cette dernière en ins-
tance constitutionnelle (à l’image d’une cour fédérale). La solution qui aurait
consisté à accorder aux juges nationaux un rôle de contrôle de la subsidiarité
n’a pas non plus été envisagée, dans la mesure où ceux-ci n’ont jamais été
habilités à apprécier la validité des actes communautaires. L’option retenue a
finalement consisté à faire entrer le principe de subsidiarité dans le droit
commun du contentieux communautaire et à emprunter les voies de droit
existantes : recours en annulation, recours en manquement étatique et, plus
encore : renvoi préjudiciel2.
En matière de contrôle de la subsidiarité, la Cour s’est donc montrée parti-
culièrement prudente, l’autolimitation des juges atteignant même son
maximum possible : sanction des seules erreurs manifestes d’appréciation via
un contrôle restreint3. Bien sûr, cette politique jurisprudentielle a évolué au
« Sur la voie de l’Union européenne : une nouvelle architecture judiciaire », Revue trimestrielle
de droit européen, 1990, 26 (3), p. 441-456 ; J.-P. JACQUÉ, « Centralisation et décentralisation
dans les projets d’Union européenne », Aussenwirtschaft, 1991, 46 (3-4), p. 469-483.
1. Outre l’aménagement d’une voie de droit spécifique devant la Cour de justice, plusieurs solu-
tions ont pu émerger au fil de la rédaction des traités de Maastricht, d’Amsterdam et de Nice,
lesquelles privilégiaient soit un contrôle a posteriori, soit un contrôle politique, soit un mixte des
deux (c’est la Conférence intergouvernementale de 1996 qui poussa la réflexion le plus loin) : une
chambre de la subsidiarité formée des parlements nationaux, un conseil de la subsidiarité sur le
modèle du Bundesrat allemand, un Comité des régions érigé en gardien de la subsidiarité, une
deuxième chambre législative, un organe juridictionnel ad hoc, etc. Aucune n’a abouti. Nous
reviendrons sur les innovations lisboètes en matière de contrôle a priori.
2. Le recours en annulation peut, en l’espèce, être introduit par tout justiciable ; il peut égale-
ment s’imaginer dans les cas où un État est mis en minorité au sein du Conseil. Dans un délai de
deux mois, il pourra alors demander à la Cour la censure de l’acte législatif incriminé. Le recours
en appréciation de validité sur renvoi préjudiciel d’une juridiction nationale, quant à lui, inter-
vient classiquement, pour assurer l’uniformité de l’interprétation du droit communautaire, dans
l’hypothèse, par exemple, où les juges nationaux ont des doutes sur le sens ou la validité d’un
acte. Rappelons que le droit communautaire ne connaît pas de procédure abstraite de contrôle
préventif a priori sur le modèle du contrôle de constitutionnalité des lois pratiqué en France ;
que, donc, tous les mécanismes interviennent a posteriori à l’occasion d’un litige, qu’il s’agisse du
recours direct en annulation (TFUE, article 263 ; JOUE, C 83, 30 mars 2010), de l’exception
d’illégalité (exercée à l’encontre des règlements) ou du renvoi préjudiciel.
3. Comme en de nombreux autres domaines, on peut identifier deux grands niveaux de contrôle.
Un premier niveau de contrôle de légalité externe visant au respect des formes et des procédures.
Un second niveau de contrôle par lequel la Cour procède à un examen des motivations ; elle
vérifie si la compétence exercée « n’est pas entachée d’une erreur manifeste, ou de détournement
de pouvoir, ou si l’autorité en question n’a pas manifestement dépassé les limites de son pouvoir
d’appréciation » (CJCE, Balkan, 22 janvier 1976 ; aff. 55-75, Rec., p. 19).
Subsidiarité et Europe maastrichtienne. La confusion fédérale 497
fil des années (contrôle formel puis contrôle normal), mais elle ne s’est jamais
départie d’une certaine forme de défiance vis-à-vis d’une règle bien peu sai-
sissable en droit, les hésitations et tergiversations de la doctrine pouvant
expliquer une part de cette timidité juridictionnelle. Cette seule explication
ne saurait pour autant suffire, notamment parce que la Cour n’a jamais
rechigné devant la nécessaire audace qu’implique sa mission. Pareille timidité
contraste en effet avec le caractère résolument volontariste de sa jurispru-
dence en matière de compétences1. Depuis les origines, la Cour de justice
avait été amenée à vérifier la conformité des actes communautaires avec les
principes de répartition fixés par le traité. Aussi a-t-elle très vite compris que
la subsidiarité — toujours réversible — ne constituait pas une arme juridique
assez solide pour appuyer sa politique jurisprudentielle.
Ayant par ailleurs à sa disposition un principe de proportionnalité qu’il
avait lui-même forgé de manière prétorienne, le juge communautaire eut
naturellement tendance à lire le nouveau à la lumière du déjà connu : la subsi-
diarité à la lumière de la proportionnalité. À cette raison contingente s’en
ajoutait une autre (qui permet de la préciser). Dans le cadre du contrôle de
proportionnalité — technique bien connue des juridictions administratives
françaises2 —, le juge met en balance des situations circonstanciées (selon un
calcul coûts-avantages) ; il compare différentes manières concrètes dont une
compétence peut être exercée ; et se place ainsi dans la possibilité de qualifier
juridiquement une situation objective sans entrer de plain pied dans le cœur
sensible de l’appréciation en opportunité. À l’inverse, un contrôle de la subsi-
diarité conduirait la Cour à se poser une question de pure opportunité rele-
vant en théorie du niveau politique.
Le ton de la méfiance avait été donné dès avant l’entrée en vigueur du
traité de Maastricht au cours de la phase préparatoire de la Conférence inter-
gouvernementale sur l’Union politique. Dans une communication en date du
20 décembre 1990, le juge communautaire résumait ainsi sa position, ne fai-
sant pas mystère de sa préférence pour la proportionnalité :
« Nonobstant la connotation largement politique [du principe de subsidiarité],
l’examen, par la Cour, d’un tel moyen ne poserait pas à celle-ci des problèmes de
caractère nouveau. À cet égard, il suffit de renvoyer à un autre principe, peut-être
de caractère plus modeste, qui, depuis longtemps, est pris en compte comme élé-
ment d’interprétation pour la délimitation des compétences permettant aux insti-
tutions d’imposer des obligations aux citoyens communautaires, et notamment
aux opérateurs économiques, et dont la violation constitue également un moyen
1. Jamais, la Cour de justice n’a limité l’exercice d’une attribution prévue par les traités constitu-
tifs. Depuis l’origine, elle a toujours mis un point d’honneur à ne pas cantonner l’action de la
Communauté aux seules compétences explicitement accordées par les textes. Les principaux
leviers actionnés ont d’ores et déjà été évoqués : l’article 235 TCE, base de la théorie des pou-
voirs implicites, la technique de l’effet utile, les compétences exclusives par exercice, etc.
2. Nous pensons au contrôle de proportionnalité et à la théorie du bilan élaborée par Guy Brai-
bant (G. BRAIBANT, « Le principe de proportionnalité », Mélanges M. Waline, Paris, LGDJ,
1974, II, p. 297-306). Cf. CONSEIL d’ÉTAT, Fédération de défense des personnes concernées
par le projet « Ville nouvelle Est », 28 mai 1971 (Rec., 1971, p. 409). Pour une critique du principe
de subsidiarité par Guy Braibant, cf. G. COHEN-JONATHAN, J. DUTHEIL de LA
ROCHÈRE, dir., Constitution européenne, démocratie..., op. cit., p. 157-162.
498 La subsidiarité germanique...
À partir de la fin des années 1980 quand elle apparaît expressément sous la
plume des juges communautaires, la subsidiarité revêt une acception unique-
ment procédurale et processuelle : elle sert, de manière classique, à qualifier la
hiérarchie des voies de recours2. Il faut attendre la pleine entrée en vigueur du
traité de Maastricht pour qu’une double étape jurisprudentielle soit franchie.
Dans un arrêt SPO rendu le 21 février 1995, les juges du Tribunal de Luxem-
bourg sont les premiers à s’exprimer sur le principe maastrichtien. L’esprit
de la solution donnée au cas d’espèce ne manquait pas de fermeté : le deman-
deur qui invoquait le non-respect du principe de subsidiarité en matière de
droit de la concurrence pour la période antérieure au 1er novembre 1993 se
voyait opposer un rejet on ne peut plus catégorique. Face au zèle rationalisa-
teur de la Commission, prise dans des impératifs politiques tout à fait spéci-
fiques, les juges communautaires commençaient donc par fixer des limites
très strictes à l’application du principe, insistant sur sa non-rétroactivité.
Avant l’entrée en vigueur du traité de Maastricht, la subsidiarité ne consti-
tuait pas « un principe général de droit en regard duquel devait être contrôlée
la légalité des actes communautaires »3.
Mais le véritable tournant intervint avec l’arrêt dit Bosman, dans lequel la
subsidiarité faisait son entrée officielle dans une décision de la Cour de jus-
tice4. Le principe maastrichtien — était-il affirmé par le juge — ne saurait
justifier que la réglementation des associations privées (en l’espèce une fédé-
ration de football) fasse obstacle à l’application du droit communautaire. Le
ton empruntait un registre d’autant plus intransigeant qu’il s’agissait en l’oc-
currence de garantir l’une des quatre libertés fondamentales : la libre circula-
tion des personnes. Et le juge de préciser : si la subsidiarité implique que
l’intervention des autorités communautaires soit limitée au strict nécessaire
dans le domaine de l’organisation des activités sportives, elle ne peut conférer
aux dites associations, y compris au titre de leur autonomie institutionnelle
ou procédurale, la possibilité de limiter l’exercice des droits fondamentaux
reconnus aux particuliers par les traités constitutifs. L’argument invoqué
contre l’Union était donc logiquement rejeté.
À considérer la seule question de la subsidiarité, le tournant de l’arrêt
Bosman ne concernait guère plus que le droit du contentieux communau-
taire : après une première période où il cherchait des expédients pour éviter
d’avoir à se prononcer, après une période où il pratiquait un contrôle res-
treint (erreur manifeste), le juge acceptait alors de considérer les motifs
de l’acte incriminé. Mais, sur le fond, le mot avait beau surgir sous la plume
des juges, force est de constater que la ligne jurisprudentielle en matière de
répartition des compétences restait totalement inchangée. En conformité avec
leur attitude antérieure, subsidiarité maastrichtienne ou pas, les juges conti-
nuaient de s’adonner à leur défense imperturbable des prérogatives commu-
nautaires. Si valeur juridictionnelle la subsidiarité finissait par acquérir, c’était
au profit des institutions bruxelloises qu’elle devait jouer, non au profit des
États. Et le juge de bientôt s’en emparer pour l’opposer à des requérants gou-
vernementaux1. Ainsi, dans deux arrêts rendus en septembre 1996, il invoque
le principe de subsidiarité pour donner tort à la Belgique qui voulait se sous-
traire aux obligations définies par la directive Télévision sans frontières
relative à la redistribution des programmes par câble2.
Outre les arrêts Bosman et SPO, plusieurs étapes marquantes de la juris-
prudence communautaire peuvent être succinctement relevées. Une première
salve d’arrêts intervint dès 1996-1997, au cours de laquelle le contrôle s’est
l’arrêt Bossman, mentionnons les conclusions de certains avocats généraux déjà cités (sans valeur
juridique mais qui ont pu diffuser l’usage du mot) : Conclusions de l’avocat général Claus Chris-
tian Gulmann, Her Majesty’s Customs and Excise c. Gerhart Schindler et Jörg Schindler,
16 décembre 1993 (aff. C-275-92, Rec., p. I-1039) ; Conclusions de l’avocat général Marco
Darmon, Commune d’Almelo et autres c. NV Energiebedrijf Ijsselmij, 8 février 1994 (aff. C-393-
92, Rec., p. I-1477) ; Conclusions de l’avocat général Walter van Gerven, Corsica Ferries Italia
Srl c. Corpo dei piloti del porto di Genova, 9 février 1994 (aff. C-18-93, Rec., p. I-1783) ; Conclu-
sions de l’avocat général Carl Otto Lenz, Jean-Marc Bosman, 20 septembre 1995 (aff. C-415-93,
Rec., p. I-4921) ; Conclusions de l’avocat général Carl Otto Lenz, Buralux SA, Satrod SA et
Ourry SA c. Conseil, 23 novembre 1995 (aff. C-209-94 P, Rec., p. I-615).
1. CJCE, Commission c. Royaume de Belgique, 10 septembre 1996, 12 septembre 1996 (aff.
C-11-95, Rec., p. I-4115 ; aff. C-278-94, Rec., p. I-4307). Dans le même sens, mentionnons :
CJCE, Commission c. Artegodan GmbH et autres, 24 juillet 2003 (aff. C-39-03, Rec., p. I-7885) ;
CJCE, Commission c. République portugaise, 6 juillet 2006 (aff. C-53-05, Rec., p. I-6215) ; CJCE,
Commission c. République italienne, 26 mars 2009 (aff. C-326-07, Rec., p. 7).
2. Pour plus de détails, cf. CONSEIL, Directive 89-552-CEE visant à la coordination de
certaines dispositions législative et réglementaires des États membres relatives à l’exercice d’acti-
vités de radiodiffusion télévisuelle, 3 octobre 1989 (JOCE, L 298, 17 octobre 1989).
500 La subsidiarité germanique...
1. Cf. une étude parue dès avant la fin des travaux de la Convention : A. VERGÉS BAUSILI,
Rethinking the Methods of Dividing and Exercising Powers in the EU : Reforming Subsidiarity
and National Parliaments. Jean-Monnet Working Paper, éd. J. H. H. WEILER, New York,
School of Law, 2002. Pour un bref état des lieux avant l’enterrement du projet constitutionnel,
cf. J. PETERS, « National Parliaments and Subsidiarity : Think Twice », European Constitu-
tional Law Review, 2005, 1 (1), p. 68-72. Pour un point avant l’élaboration du traité simplifié de
Lisbonne, qui insistait, en des termes peu avenants, sur le nouveau rôle des parlements natio-
naux, cf. I. COOPER, « The Watchdogs of Subsidiarity : National Parliaments and the Logic of
Arguing in the EU », Journal of Common Market Studies, 2006, 44 (2), p. 281-304.
2. Les parlementaires nationaux peuvent défendre le respect de leurs compétences, dit le nou-
veau traité, mais ne doivent pas interférer dans le processus législatif, via un contrôle indû de la
proportionnalité. Une fois que l’opportunité de l’action européenne est admise, le contenu n’est
plus du ressort des parlements. C’était déjà la ligne retenue par le projet de 2004. Pour une pré-
sentation plus générale, cf., par exemple, A. MET-DOMESTICI, « Les parlements nationaux et
le contrôle du respect du principe de subsidiarité », Revue du Marché commun et de l’Union
européenne, 2009, 525, p. 88-96 ; M. LE BARBIER-LE BRIS, « Le nouveau rôle des parlements
nationaux : avancée démocratique ou sursaut étatiste ? », ibid., 2008, 521, p. 494-498 ;
J.-P. FELDMAN, « Le traité de Lisbonne et la subsidiarité », Politeia, 2008, 13, p. 193-203.
3. « Les institutions de l’Union appliquent le principe de subsidiarité conformément au proto-
cole sur l’application des principes de subsidiarité et de proportionnalité. Les parlements natio-
naux veillent au respect du principe de subsidiarité conformément à la procédure prévue dans ce
protocole. » (TUE, article 5 § 3 al. 2 ; JOUE, C 83, 30 mars 2010). « Les parlements nationaux
contribuent effectivement au bon fonctionnement de l’Union : [...] b) en veillant au respect du
principe de subsidiarité conformément aux procédures prévues par le protocole sur l’application
des principes de subsidiarité et de proportionnalité. » (TUE, article 12 ; JOUE, C 83, 30 mars
2010). « Les parlements nationaux veillent, à l’égard des propositions et initiatives législatives
présentées dans le cadre des chapitres 4 et 5, au respect du principe de subsidiarité, conformé-
ment au protocole sur l’application des principes de subsidiarité et de proportionnalité. » (TFUE,
Subsidiarité et Europe maastrichtienne. La confusion fédérale 503
article 69 ; JOUE, C 83, 30 mars 2010). « La Commission, dans le cadre de la procédure de
contrôle du principe de subsidiarité visée à l’article 5 § 3, du traité sur l’Union européenne, attire
l’attention des parlements nationaux sur les propositions fondées sur le présent article. » (TFUE,
article 352 § 2 ; JOUE, C 83, 30 mars 2010).
1. Traité de Lisbonne, Protocole 1, Protocole 2 (JOUE, C 83, 30 mars 2010). Le Protocole 1 sur
le rôle des parlements nationaux dans l’Union européenne est identique au Protocole qui était
annexé au projet constitutionnel de 2004. Le Protocole 2 sur l’application des principes de subsi-
diarité et de proportionnalité a en revanche été modifié (Projet de traité établissant une Constitu-
tion pour l’Europe, Protocole 1, Protocole 2 ; JOUE, C 310, 16 décembre 2004).
2. Traité de Lisbonne, Protocole 1, article 3 al. 1 (JOUE, C 83, 30 mars 2010).
3. « Tout parlement national ou toute chambre de l’un de ces parlements peut, dans un délai de
huit semaines à compter de la date de transmission d’un projet d’acte législatif dans les langues
officielles de l’Union, adresser aux présidents du Parlement européen, du Conseil et de la Com-
mission un avis motivé exposant les raisons pour lesquelles il estime que le projet en cause n’est
pas conforme au principe de subsidiarité. Il appartient à chaque parlement national ou à chaque
chambre d’un parlement national de consulter, le cas échéant, les parlements régionaux possé-
dant des pouvoirs législatifs. » (Traité de Lisbonne, Protocole 2, article 6 al. 1 ; JOUE, C 83,
30 mars 2010).
4. Dix-huit sur cinquante quatre, chaque pays disposant de deux voix (bicamérisme oblige).
5. Notons que le seuil d’un tiers est abaissé à un quart pour tous les projets d’acte législatif rela-
tifs à l’espace de liberté, de sécurité et de justice (le texte vise en particulier les questions relatives
à la coopération judiciaire en matière pénale et à la coopération policière). « Dans le cas où les
avis motivés sur le non-respect par un projet d’acte législatif du principe de subsidiarité repré-
sentent au moins un tiers de l’ensemble des voix attribuées aux parlements nationaux conformé-
ment au deuxième alinéa du paragraphe 1, le projet doit être réexaminé. Ce seuil est un quart
lorsqu’il s’agit d’un projet d’acte législatif présenté sur la base de l’article 76 du traité sur le
fonctionnement de l’Union européenne relatif à l’espace de liberté, de sécurité et de justice. »
(Traité de Lisbonne, Protocole 2, article 7 § 2 ; JOUE, C 83, 30 mars 2010).
504 La subsidiarité germanique...
1. Quand bien même, rappelle le règlement de la COSAC, il lui est fait obligation d’œuvrer
« sans préjudice des compétences des organes parlementaires dans l’Union européenne »
(COSAC, Règlement ; JOUE, C 27-02, 31 décembre 2008). Réunissant les représentants des
commissions en charge des affaires européennes dans les vingt-sept parlements des États
membres, elle est habilitée à adresser au Parlement européen, au Conseil et à la Commission toute
contribution qu’elle juge appropriée sur les activités législatives de l’Union. Elle est composée de
six représentants parlementaires par État et de six membres du Parlement européen. Elle se réunit
chaque semestre à l’initiative du Parlement de l’État qui exerce la présidence de l’Union.
2. Traité d’Amsterdam, Protocole 13 sur le rôle des parlements nationaux dans l’Union euro-
péenne (JOCE, C 340, 10 novembre 1997) ; Traité de Lisbonne, Protocole 1 sur le rôle des parle-
ments nationaux dans l’Union européenne (JOUE, C 83, 30 mars 2010). Dès sa seconde session,
réunie à Cork en Irlande les 10 et 11 mai 1990, la COSAC avait repris à son compte le mot
d’ordre de la subsidiarité en insistant plus particulièrement sur son intérêt dans la lutte contre le
déficit démocratique de la Communauté. Organisée à Londres les 10 et 11 novembre 1992, la
septième session avait pour sa part insisté sur la valorisation du rôle des parlements nationaux
comme réponse à la crise de la ratification du traité de Maastricht. Deux ans plus tard, la onzième
session, réunie à Bonn les 24 et 25 octobre 1994, confirmait la place centrale désormais réservée
au principe de subsidiarité dans la communication extérieure de la COSAC. Lors de sa treizième
session, tenue à Madrid les 8 et 9 novembre 1995, on a même étudié la proposition visant à créer
un Haut Conseil consultatif sur la subsidiarité composé de délégations des parlements natio-
naux. Enfin, la vingt-neuvième session, organisée à Athènes les 4, 5 et 6 mai 2003, a appelé à une
plus grande reconnaissance des parlements nationaux dans le projet de traité constitutionnel,
s’agissant, en particulier, de leur rôle de contrôle du principe de subsidiarité, via un accès direct à
la Cour de justice. Depuis 2004, ses différents rapports publiés de manière semestrielle
témoignent bien du souci de la COSAC de se situer à la pointe du mouvement en matière de
contrôle de la bonne application du principe de subsidiarité (COSAC, Rapports biannuels sur le
développement des procédures et des pratiques de l’Union européenne relatives au contrôle parle-
mentaire, mai et novembre 2004 ; mai et octobre 2005 ; mai et novembre 2006 ; mai et octobre
2007 ; mai et novembre 2008 ; mai et octobre 2009).
3. Cf., ici, le rapport d’information publié fin 2007 par la Délégation du Sénat français pour
l’Union européenne (SÉNAT, Rapport d’information fait au nom de la Délégation pour l’Union
européenne sur le dialogue avec la Commission européenne et sur la subsidiarité, dir.
H. HAENEL, 2007, 88). Ce rapport avait été précédé par deux autres publiés quatre ans plus tôt,
après les travaux de la Convention (ASSEMBLÉE NATIONALE, Rapport d’information
déposée par la Délégation pour l’Union européenne. Vers une Europe plus démocratique et plus
efficace : les parlements nationaux, nouveaux garants du principe de subsidiarité, dir. J. LAM-
BERT, D. QUENTIN, 2004, 1919 ; SÉNAT, Rapport d’information fait au nom de la Déléga-
tion pour l’Union européenne sur les conséquences constitutionnelles des dispositions relatives aux
parlements nationaux figurant dans le traité établissant une Constitution pour l’Europe, dir.
H. HAENEL, 2004, 36). Cf. aussi H. HAENEL, F. SICARD, Enraciner l’Europe, Paris, Le
Seuil, 2003, spécialement p. 127-159. François Sicard, conseiller à la Commission des Affaires
européennes du Sénat, est également le co-auteur de P. BRAULT, G. RENAUDINEAU,
F. SICARD, Le Principe de subsidiarité, Paris, La Documentation française, 2005.
506 La subsidiarité germanique...
1. Créé par l’Acte unique, mis en place après le traité de Maastricht, le Comité des régions est
une enceinte consultative composée de représentants des collectivités locales et entités régionales
des États membres (Traité de Maastricht, article 198 ; JOCE, C 191, 29 juillet 1992).
2. Adoptée le 15 octobre 1985 par le Conseil de l’Europe, elle fait implicitement référence à la
subsidiarité : « L’exercice des responsabilités publiques doit, de façon générale, incomber, de pré-
férence, aux autorités les plus proches des citoyens. L’attribution d’une responsabilité à une autre
autorité doit tenir compte de l’ampleur et de la nature de la tâche et des exigences d’efficacité et
d’économie. » (CONSEIL de l’EUROPE, Charte de l’autonomie locale et régionale, 15 octobre
1985, article 4-3). La France a procédé à sa ratification en 2007 (Décret 2007-679 portant publica-
tion de la Charte européenne de l’autonomie locale, 3 mai 2007 ; JORF, 5 mai 2007).
3. J. BLANC, « Comité des régions : une ambition politique pour une mission démocratique »,
Revue des affaires européennes, 1994, 2, p. 5-7 ; Le Monde, 25-26 septembre 1994. La démarche
de Claude du Granrut débouchera en 1997 sur un ouvrage entièrement dédié à la subsidiarité,
nouveau slogan démocratique de l’impératif régional (C. du GRANRUT, Europe, le temps des
régions, Paris, LGDJ, 1994 ; « De l’utilité des régions en Europe », Pouvoirs locaux, 1995, 27 (4),
p. 43-46 ; La Citoyenneté européenne. Une application du principe de subsidiarité, Paris, LGDJ,
1997). Sur la question du contrôle de l’application de la subsidiarité par le Comité,
cf. É. BASSOT, « Le Comité des régions : régions françaises et Länder allemands face à un
nouvel organe communautaire », Revue du Marché commun et de l’Union européenne, 1993,
371, p. 729-739 ; M.-F. LABOUZ, L. BURGORGUE-LARSEN, T. DAUPS, « Le Comité des
régions : “gardien de la subsidiarité” ? », Europe, 1994, 4 (10), p. 1-4 ; A. SCOTT, J. PETER-
SON, D. MILLAR, « Subsidiarity : “Europe of the Regions” v. the British Constitution ? »,
art. cit. ; P. van DER KNAPP, « The Committee of the Regions : The Outset of the Europe of
the Regions ? », Regional Politics and Policy, 1994, 4, p. 86-100 ; J. JONES, « The Committee of
the Regions, Subsidiarity and a Warning », European Law Review, 1997, 22 (4), p. 312-326 ;
P.-A. FERAL, « Le Comité des régions de l’Union européenne : trois années d’activités et
les perspectives de la Conférence intergouvernementale », Revue de la recherche juridique, 1997,
22 (1), p. 303-310 ; H. GROUD, « Le Comité des régions : moyen d’une participation des collec-
tivités locales à la construction européenne ? », L’Europe en formation, 1999, 313, p. 33-71 ;
J. LOUGHLIN, « The Regional Question, Subsidiarity and the Future of Europe », Whose
Europe ? National Models and the Constitution of the European Union, éd. K. NICOLAÏDIS,
S. WEATHERILL, Oxford, Oxford University Press, 2003, p. 74-85 ; K. LENAERTS, « L’accès
des régions à pouvoirs législatifs à la Cour de justice des Communautés européennes », La Mise
en œuvre du principe de subsidiarité, Bruxelles, Comité des régions, 2008.
4. COMITÉ des RÉGIONS, Avis sur la révision du traité sur l’Union européenne et du traité
instituant la Communauté européenne, 21 avril 1995 (CdR 136-95 final) ; Avis sur le principe de
subsidiarité : « Vers une culture de la subsidiarité ! Un appel du Comité des régions », 11 mars
1999 (CdR 302-98 final) ; Avis sur les nouvelles formes de gouvernance : « L’Europe, un cadre
pour l’initiative des citoyens », 14 décembre 2000 (CdR 182-2000 final).
Subsidiarité et Europe maastrichtienne. La confusion fédérale 507
réponse du législateur européen, elle aussi, fut d’une grande constance. C’est
sans ambiguïté aucune que le projet de traité constitutionnel refusait d’ac-
céder aux prétentions du Comité, spécialement à son souhait le plus cher :
celui de bénéficier d’un droit de contrôle préalable de la subsidiarité avant
l’adoption de chaque acte communautaire. Par un jeu de vases communi-
cants, les parlements nationaux ont en quelque sorte ravi le rôle auquel le
Comité des régions avait toujours aspiré. Ce dernier a certes été rehaussé par
le traité de Lisbonne : à l’instar des parlements, il se voit reconnaître le droit
de saisir le juge d’un recours pour violation du principe de subsidiarité par un
acte législatif européen, mais ce droit de saisine ne vaut que dans les matières
où les textes constitutifs prévoient explicitement sa consultation1. Aussi
demeure-t-il confiné dans un rôle essentiellement consultatif, s’agissant des
seules affaires régionales2.
Le constat serait incomplet si l’on omettait d’ajouter une dernière
remarque sur la poussée symbolique de l’échelon régional. Conformé-
ment au principe de l’autonomie institutionnelle, qui interdit aux instances
communautaires de s’ingérer dans l’organisation territoriale interne des États
membres, le Protocole 2 du traité de Lisbonne laisse libre chaque État d’or-
ganiser la participation de ses assemblées régionales selon son propre mode
de fonctionnement. Cependant, face à la pression des régions d’Europe, et
notamment face à la pression des Länder allemands, le principe de l’auto-
nomie institutionnelle a été sérieusement amendé pour faire place à d’impor-
tantes concessions fédérales. Dans la ligne de l’article I-11 du projet de traité
constitutionnel, précisant que le principe de subsidiarité s’appliquait autant
aux niveaux régional et local qu’au niveau national, l’article 5 § 3 TUE
contient cette stipulation inédite selon laquelle la subsidiarité ne s’analyse pas
seulement au regard des capacités d’action de l’État, mais aussi au regard de
celles des entités régionales et locales3.
Peu remarquée, cette nouvelle formulation de la subsidiarité a pour-
tant nécessité une importante révision de la Constitution française. Fort des
décisions rendues par le Conseil constitutionnel en 2004 et en 2007, le consti-
tuant a totalement refondu l’ensemble de son titre XV4. S’agissant de la subsi-
telles que puissent être affectées les conditions essentielles d’exercice de la souveraineté natio-
nale. » (CONSEIL CONSTITUTIONNEL, Décision 97-394 DC, Traité d’Amsterdam modi-
fiant le traité sur l’Union européenne, les traités instituant les Communautés européennes et cer-
tains actes connexes, 31 décembre 1997, considérant 22 (JORF, 3 janvier 1998).
1. Constitution de la République française, article 88-6 al. 1 ; Loi constitutionnelle 2008-103
modifiant le titre XV de la Constitution, 4 février 2008, article 2 ; JORF, 5 février 2008). Les
modifications opérées en 2005 avaient déjà préparé la révision de 2008 (Loi constitutionnelle
2005-204 modifiant le titre XV de la Constitution, 1er mars 2005 (JORF, 51, 2 mars 2005). Notons
qu’en l’espèce le gouvernement se trouve en situation de compétence liée : dès qu’une chambre le
lui demande, il est contraint de saisir la Cour de justice (article 88-6 al. 2, 3).
2. Cf. Loi 2006-823 autorisant l’approbation de la Charte européenne de l’autonomie locale,
adoptée à Strasbourg le 15 octobre 1985, 10 juillet 2006 (JORF, 159, 11 juillet 2006).
3. SÉNAT, COMITÉ des RÉGIONS, Les Assises de la subsidiarité, 24 octobre 2008. Nous
aurons l’occasion plus loin de retrouver le maître de cérémonie officieux de cette grand-messe, le
Secrétaire général du Palais du Luxembourg, ancien professeur de droit constitutionnel qui, lui
aussi, avait en son temps officié au sein du Comité des régions : Alain Delcamp.
Subsidiarité et Europe maastrichtienne. La confusion fédérale 509
Government, Society Interactions, éd. J. KOOIMAN, Londres, Sage, 1993, p. 9-20). L’interro-
gation apparaît au début des années 1970 sous la plume de Michel Crozier et Samuel Huntington
(M. CROZIER, S. P. HUNTINGTON, J. WATANUKI, The Crisis of Democracy. Report on
the Governability of Democracies to the Trilateral Commission, New York, New York Univer-
sity Press, 1975, spécialement M. CROZIER, « Western Europe », p. 12-57). Établissant le dia-
gnostic d’une crise des démocraties avancées et de leur gouvernabilité, cet ouvrage joua un rôle
de détonateur dans la diffusion des nouvelles recettes de bonne gouvernance. Pour une mise en
cause directe de l’État, plus récente mais formulée dans les mêmes termes : BANQUE MON-
DIALE, The State in a Changing World, Oxford, Oxford University Press, 1997.
1. Toutes ces transformations en cours ont contribué à la remise en cause de la distinction cano-
nique entre État fédéral et État unitaire (sur le mode d’un rapprochement progressif des deux
catégories). À l’instar du cas allemand étudié plus haut, on observe une tendance à l’unitarisation
des systèmes fédéraux, pendant que les anciens États unitaires semblent s’engager dans des pro-
cessus divers de fédéralisation (Italie, Espagne et Royaume-Uni). Témoignent de cette hybrida-
tion des concepts les nouvelles catégories en voie d’élaboration : l’État unitaire décentralisé,
l’État régional, l’État autonomique. Cf. A. DELCAMP, J. LOUGHLIN, La Décentralisation
dans les États de l’Union européenne, Paris, La Documentation française, 2003 ; C. BIDÉ-
GARAY, dir., L’État autonomique. Forme nouvelle ou transitoire en Europe ?, Paris, Écono-
mica, 1994 ; L. VANDELLI, « Formes et tendances des rapports entre États et collectivités terri-
toriales », trad. fr. H. Taoufiqui, Revue française d’administration publique, 2007, 121-122,
p. 19-34 ; « La fin de l’État-nation ? », ibid., 2003, 105-106, p. 183-192 ; L. ORTIZ, « La décentra-
lisation à l’européenne : une remise en cause de la puissance publique étatique ? », La Puissance
publique à l’heure européenne, dir. P. RAIMBAULT, Paris, Dalloz, 2006, p. 137-159.
2. Cf., ici, G. AMMON, M. HARTMEIER, « Le fédéralisme et le centralisme : les deux prin-
cipes fondamentaux de l’organisation territoriale », Fédéralisme et centralisme. L’avenir de l’Eu-
rope entre le modèle allemand et le modèle français, Paris, Économica, 1998, p. 3-23.
Subsidiarité et Europe maastrichtienne. La confusion fédérale 511
1. Cf. A. DELCAMP, « La décentralisation française et l’Europe », Pouvoirs, 1992, 60, p. 149-
160 ; H. OBERDORFF, « Les incidences de l’Union européenne sur les institutions françaises »,
ibid., 1994, 69, p. 95-106 ; « Des incidences de l’Union européenne et des Communautés euro-
péennes sur le système administratif français », Revue du droit public, 1995, 111 (1), p. 25-49 ;
« L’Union européenne, l’État-nation et les collectivités territoriales : l’exemple français », Au-
delà et en deçà de l’État-nation, dir. C. PHILIP, P. SOLDATOS, Bruxelles, Bruylant, 1996,
p. 257-284 ; M.-F. LABOUZ, « La subsidiarité dans le cadre national et ses conséquences sur
l’État-nation et l’Union européenne », L’État-nation au tournant du siècle, op. cit., p. 205-221 ;
L. MORENO, « Europeanization, Territorial Subsidiarity and Welfare Reform », Regional and
Federal Studies, 2007, 17 (4), p. 487-497. Ce registre interprétatif n’est bien sûr pas l’apanage
exclusif des analyses qui mobilisent le principe de subsidiarité. Cf., par exemple, J.-B. AUBY,
« L’Europe et la décentralisation », Revue française de la décentralisation, 1995, 1, p. 15-25.
2. Le Conseil de l’Europe également, via deux textes : CONSEIL de l’EUROPE, Charte de
l’autonomie locale et régionale, 15 octobre 1985 ; Charte des langues régionales ou minoritaires,
25 juin 1992. La première charte a été ratifiée par la France en 2006 ; la seconde ne l’a pas été.
Cf. P. FRAISSEIX, « La France, les langues régionales et la Charte européenne des langues
régionales et minoritaires », Revue française de droit administratif, 2001, 17 (1), p. 59-86.
3. Loi constitutionnelle 2003-276 relative à l’organisation décentralisée de la République,
28 mars 2003 (JORF, 75, 29 mars 2003). Autant le révéler ici : ce sont ces questionnements qui,
de 2002 à 2004, ont présidé à la maturation et à la première formulation de notre sujet de thèse,
alors que les débats sur l’Acte II de la décentralisation agitaient l’espace politique français. Nous
les reprenons, après un long détour, au moment où la perspective de conclure approche.
512 La subsidiarité germanique...
1. Projet de loi constitutionnelle, 16 octobre 2002, Exposé des motifs. Nous soulignons.
2. S’agissant de la doctrine, cette interprétation va en général de pair avec une défense du
principe de subsidiarité : J.-M. PONTIER, « Nouvelles observations sur la clause générale de
compétence », Mélanges J.-C. Douence, Paris, Dalloz, 2006, p. 365-394 ; J.-C. GROSHENS,
J. WALINE, « À propos de la loi constitutionnelle du 28 mars 2003 » [2003], Mélanges
P. Amselek, Bruxelles, Bruylant, 2005, p. 375-429 ; J. VIGUIER, « Le principe de subsidiarité
comme nouvel objet du droit constitutionnel », Les Nouveaux objets du droit constitutionnel,
dir. H. ROUSSILLON, X. BIOY, S. MOUTON, Toulouse, Presses de l’Université des sciences
sociales de Toulouse, 2006, p. 123-131 ; J.-P. DEROSIER, « La dialectique centralisation-décen-
tralisation. Recherches sur le caractère dynamique du principe de subsidiarité », Revue interna-
tionale de droit comparé, 2007, 59 (1), p. 107-140. S’agissant des commentateurs autorisés, du
côté de la défense de la subsidiarité : B. RÉMOND, « Décentraliser : vraiment ? Enfin ! », Pou-
voirs locaux, 2002, 55, p. 83-90 ; H. PORTELLI, « Vers un droit constitutionnel local ? », ibid.,
p. 9-14 ; « Décentraliser en réformant la Constitution », Commentaire, 2002, 25 (98), p. 321-336 ;
J.-C. CASANOVA, « Jacobinisme : la fin d’un mythe », ibid., 2002-2003, 25 (100), p. 869-883.
Du côté de la critique de la subsidiarité, qui, en l’occurrence, se fait spécialement virulente :
R. HUREAUX, « Subsidiarité ou constructivisme ? », Les Nouveaux féodaux. Le contresens de
la décentralisation, Paris, Gallimard, 2004, p. 141-148 ; « Faut-il encore décentraliser ? La décen-
tralisation contre le libéralisme », Le Débat, 2003, 123, p. 112-131.
Subsidiarité et Europe maastrichtienne. La confusion fédérale 513
rité et le but de réaliser la cohésion économique et sociale, mettre en commun par voie de traité,
l’exercice des pouvoirs nécessaires à la construction européenne. » L’article 6 § 1, quant à lui,
mentionne la subsidiarité s’agissant de l’organisation territoriale interne du Portugal : « L’État
est unitaire et respecte, dans son organisation et son fonctionnement, le régime autonome des
régions insulaires et les principes de la subsidiarité, de l’autonomie des collectivités locales et de
la décentralisation démocratique de l’administration publique. » Citons quelques commentaires
informés : M. L. DUARTE, « La Constitution portugaise et le principe de subsidiarité, de la
positivisation à son application concrète », Justice constitutionnelle et subsidiarité, dir. F. DEL-
PÉRÉE, op. cit., p. 107-135 ; J. S. CORREIA, « Portugal », Droit administratif et subsidiarité,
dir. R. ANDERSEN, D. DÉOM, op. cit., p. 231-245.
1. Loi constitutionnelle 1, Dispositions concernant l’élection directe du président de la Commis-
sion régionale et l’autonomie statutaire des régions, 22 novembre 1999 (JORI, 299, 22 décembre
1999), Loi constitutionnelle 3, Modifications du titre V de la seconde partie de la Constitution,
18 octobre 2001 (JORI, 248, 24 octobre 2001). On dénombre au total trois mentions explicites
du principe dans la Constitution. 1o : « Les fonctions administratives sont attribuées aux
Communes, à l’exception des fonctions qui, afin d’en assurer l’exercice unitaire, sont attribuées
aux Provinces, aux Villes métropolitaines, aux Régions et à l’État, sur la base des principes de
subsidiarité, de différenciation et d’adéquation. » (article 118 al. 1). 2o : « L’État, les Régions, les
Villes métropolitaines, les Provinces et les Communes encouragent l’initiative autonome des
citoyens, agissant individuellement ou en tant que membres d’une association, pour l’exercice
de toute activité d’intérêt général, sur la base du principe de subsidiarité. » (article 118 al. 4).
3o : « Le Gouvernement peut se substituer aux organes des Régions, des Villes métropolitaines,
des Provinces et des Communes en cas de non respect des normes et des traités internationaux
ou des normes communautaires, ou bien en cas de danger grave pour la sécurité publique, ou
bien encore quand cela est requis afin de protéger l’unité juridique ou l’unité économique et,
notamment, afin de protéger les niveaux essentiels des prestations en matière de droits civiques
et sociaux, indépendamment des limites territoriales des pouvoirs locaux. La loi définit les pro-
cédures visant à garantir que les pouvoirs substitutifs seraient exercés dans le respect du principe
de subsidiarité et du principe de collaboration loyale. » (article 120 al. 2). Faute de disposer d’un
recul suffisant, la doctrine est encore loin de s’accorder sur le sens ultime de ces dispositions et
sur les effets qui en sont attendus : C. BARBATI, « La mobilité des compétences », trad. fr.
S. Rivet, Revue française d’administration publique, 2007, 121-122, p. 49-60 ; A. ROUX,
G. SCOFFONI, « Autonomie régionale et formes de l’État », Mélanges L. Favoreu, Paris,
Dalloz, 2007, p. 895-913 ; L. VANDELLI, « Du régionalisme au fédéralisme ? », trad. fr. M. Por-
telli, Pouvoirs, 2002, 103, p. 81-91. Pour une interprétation sensiblement différente, selon
laquelle la nouvelle subsidiarité italienne tendrait à favoriser le centre romain plutôt que le pou-
voir régional, cf. M.-P. ÉLIE, « L’Italie, un État fédéral ? », Revue française de droit constitu-
tionnel, 2002, 52, p. 749-757.
Subsidiarité et Europe maastrichtienne. La confusion fédérale 515
1. Pour reprendre le titre d’un ouvrage collectif : P. HAMMAN, J.-M. MÉON, B. VERRIER,
dir., Discours savants, discours militants : mélange des genres, Paris, L’Harmattan, 2002.
2. La formule « gouvernance de proximité » est empruntée à Jean-Louis Quermonne
(J.-L. QUERMONNE, L’Europe en quête de légitimité, Paris, Presses de Sciences Po, 2001,
p. 96). Comme l’écrit Pascal Lamy, la subsidiarité se fonde sur un équilibre entre proximité
démocratique et efficacité politique (P. LAMY, La Démocratie-monde, Paris, Le Seuil, 2004,
p. 70). Remarque sémantique au passage : dans la foulée du traité de Maastricht, les pays scandi-
naves, qui ne disposaient pas d’un terme équivalent à la subsidiarité, ont parlé de nærhets-prin-
sippet (principe de proximité). Cf. J. HAALAND MATLARY, « New Forms of Governance in
Europe ? The Decline of the State as the Source of Political Legitimation », Cooperation and
Conflict, 1995, 30 (2), p. 115. Valéry Giscard d’Estaing avait déjà fait cette remarque pour le
danois (V. GISCARD d’ESTAING, « La règle d’or du fédéralisme européen », art. cit., p. 65).
516 La subsidiarité germanique...
1. Mais quand les deux impératifs se rejoignent, ce n’est pas nécessairement sur le mode de la
communion. L’emballement pour la proximité participative en matière de décisions publiques,
par exemple, n’est-il pas prioritairement explicable par « la redécouverte de l’efficacité et [...] des
limites du possible en matière de politiques publiques » ? (G. MAJONE, « Décisions publiques
et délibération », Revue française de science politique, 1994, 44 (4), p. 596). Tout en accompa-
gnant une exigence de démocratie, il ne manque, lui non plus, de répondre à une impérieuse
contrainte d’efficacité. Au point, même, que la légitimité participative soit devenue un élément
central du management administratif. Cf. M. CALLON, P. LASCOUMES, Y. BARTHE, Agir
dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Le Seuil, 2001.
2. Pour une analyse critique des ressorts de la rhétorique proximitaire en politique, cf. C. LE
BART, R. LEFEBVRE, dir., La Proximité en politique. Usages, rhétoriques, pratiques, Rennes,
PUR, 2005 ; M.-H. BACQUÉ, H. REY, Y. SINTOMER, Gestion de proximité et démocratie
participative. Une perspective comparative, Paris, La Découverte, 2005 ; O. NAY, « La politique
des bons offices. L’élu, l’action publique et le territoire », La Politisation, dir. J. LAGROYE,
Paris, Belin, 2003, p. 199-219 ; P. GENESTIER, « Némésis et Nicomède : quand les instances de
proximité deviennent les figures du salut », Annales de la recherche urbaine, 2002, 90, p. 23-33 ;
D. WOLTON, « Le local, la petite madeleine de la démocratie », Hermès, 2000, 26-27, p. 89-97 ;
J. LAGROYE, « De l’objet local à l’horizon local des pratiques », À la recherche du local, dir.
A. MABILEAU, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 166-182. Les analystes sont dans l’ensemble d’ac-
cord pour voir dans ce discours l’expression d’un nouvel esprit démocratique marqué par la
sensibilité communicationnelle et la perte des cadres collectifs englobants. En l’absence de
grands récits, la proximité constituerait une solution de repli et se proposerait de fournir une
grille d’intelligibilité à même de réduire les incertitudes.
3. « La gouvernance moderne est-elle simplement un style de gestion plus négocié, ou bien une
dynamique alternative de démocratisation approfondie [...], triomphe des arrangements et mys-
tification démocratique, ou bien dynamisation des énergies collectives et concertations à la base ?
Et si la gouvernance était un peu tout cela ? Un mélange intime de subsidiarité fédéraliste et de
culture d’entreprise, valorisant la diversité des coopérations négociées entre institutions, entre-
prises et associations. Une sorte de cocktail néopolitique qui va si bien aux nouveaux pouvoirs
soft : États poussés à la concertation, entreprises qui se veulent citoyennes, et nouveaux
ensembles économiques régionaux, telle l’Union européenne, dont l’organisation politique s’in-
vente cahin-caha aujourd’hui. » (J.-P. GAUDIN, Pourquoi la gouvernance ?, op. cit., p. 134).
4. Oswald von Nell-Breuning lui-même a défini la subsidiarité comme une règle établissant une
présomption de compétence en faveur de l’individu ou du groupe le plus restreint ; le principe
Subsidiarité et Europe maastrichtienne. La confusion fédérale 517
Voici donc notre point de départ : ne pas oublier à quel point ces deux
pôles — proximité et efficacité — travaillent solidairement la subsidiarité de
l’intérieur pour mieux questionner la rhétorique proximitaire du moment
— cette « idéologie “terrainniste” »2 — qui prétend à tort ou à raison, avec
grandiloquence en tout cas, au monopole de la régénération démocratique.
N’y a-t-il pas lieu de s’interroger plus avant sur la signification profonde de
ce discours ? La démocratie s’accomplit-elle nécessairement dans la proximité
territoriale ? Par delà les tensions internes qui viennent d’être évoquées, le
problème réside, de manière plus générale, dans un lien qu’on établit sur le
mode d’une évidence très peu scientifique, à grand renfort de références féti-
chistes à l’Antiquité hellénique et son mythe athénien (la cité grecque)3 ;
servant alors à régler la charge de la preuve : un groupe plus vaste intervient à partir du moment
où il a démontré que son action serait plus efficace et plus pertinente (O. von NELL-BREU-
NING, Baugesetze des Gesellschaft. Solidarität und Subsidiarität, Fribourg, Herder, 1990,
p. 132 ; « Solidarität und Subsidiarität im Raume von Sozialpolitik und Sozialreform », Sozialpo-
litik und Sozialreform, dir. E. BÖTTCHER, Tübingen, Mohr, 1957, p. 225).
1. Cf., entre autres références, J.-M. BELORGEY, « Décentralisation et subsidiarité », Revue
française des affaires sociales, 1998, 52 (4), p. 25-32 ; A. DELCAMP, « Droit constitutionnel et
droit administratif. Principe de subsidiarité et décentralisation », Revue française de droit consti-
tutionnel, 1995, 23, p. 609-624 ; Le Renouveau de l’aménagement du territoire en France et en
Europe, dir. J.-C. NÉMERY, Paris, Économica, 1994, p. 563-581. Plus en amont, c’est l’ancienne
représentation statique du rapport entre centre et périphérie qu’il s’agit de congédier
(A. MABILEAU, « Les institutions locales et les relations centre-périphérie », Traité de science
politique, dir. M. GRAWITZ, J. LECA, op. cit., II, p. 553-598). Pour une approche résolument
dialectique de la question, cf. J. CHEVALLIER, « Le modèle centre-périphérie dans l’analyse
politique », Centre, périphérie, territoire, éd. CURAPP, Paris, PUF, 1978, p. 3-131 ;
J.-A. MAZÈRES, « Essai d’analyse archéologique de la décentralisation », Cahiers du LERASS,
1990, 21, p. 93-115 ; « Les collectivités locales et la représentation. Essai de problématique élé-
mentaire », Revue du droit public, 1990, 106 (3), p. 607-642. Sur les travaux de Jean-Arnaud
Mazères qui nous intéressent ici, cf. J. CAILLOSSE, « Jean-Arnaud Mazères : contribution à
une théorie juridique du “local” », Mélanges J.-A. Mazères, Paris, Litec, 2009, p. 61-79.
2. R. LOURAU, Le Principe de subsidiarité contre l’Europe, op. cit., p. 35.
3. Platon et Aristote se rejoignent pour considérer que la dimension optimale de l’organisation
politique se mesure à la connaissance réciproque des citoyens. Rappelons le critère aristotélicien
du « coup d’œil », qui définit la taille idéale de la cité : « Il est évident que la meilleure limite pour
une cité c’est le nombre maximum de citoyens propre à assurer une vie autarcique et qu’on peut
saisir d’un seul coup d’œil. [...] de même en est il pour le territoire : un territoire qu’on peut saisir
en un seul coup d’œil étant plus facile à défendre. » (ARISTOTE, Les Politiques [325-323 av.
J.-C.], trad. fr. P. Pellegrin, Paris, Flammarion, 1990, p. 464-466 ; liv. VII, ch. 4-5).
518 La subsidiarité germanique...
1. Argument culturaliste pour le premier : « La propriété naturelle des petits États est d’être
gouvernés en république ; celle des médiocres, d’être soumis à un monarque ; celle des grands
empires, d’être dominés par un despote. » (C. L. de MONTESQUIEU, De l’Esprit des lois
[1748], éd. J. P. Mayer, A. P. Kerr, Paris, Gallimard, 1970 ; p. 152-153 ; liv. VIII, ch. 20) ; et répu-
blicain pour le second : « En général, le gouvernement démocratique convient aux petits États,
l’aristocratique aux médiocres, le monarchique aux grands. » (J.-J. ROUSSEAU, Du Contrat
social [1762], éd. B. Bernardi, Paris, Flammarion, 2001, p. 122-123 ; liv. III, ch. 9).
2. Rappelons, par exemple, l’insistance de la référence arendtienne à Thomas Jefferson, l’éternel
rival du leader des Fédéralistes, Alexander Hamilton (H. ARENDT, « La tradition révolution-
naire et son trésor perdu », Essai sur la révolution [1963], trad. fr. M. Chrestien, Paris, Gallimard,
1965, p. 317-417). Nota. Au moment des débats constituants, les Antifédéralistes militaient en
faveur d’une représentation « descriptive » fonctionnant à la ressemblance et à la similarité, en
faveur d’un système dans lequel les représentants auraient été proches de leurs électeurs, auraient
connu leurs conditions de vie et leurs besoins, auraient été capables d’assurer une image exacte
du peuple, d’en éprouver directement les misères comme les intérêts (cf. H. PITKIN, The
Concept of Representation, Berkeley, University Press of California, 1967).
Subsidiarité et Europe maastrichtienne. La confusion fédérale 519
Carl Schmitt, à l’opposé, enfermé qu’il était dans une lutte systématique
contre le pluralisme et le libéralisme, se plaisait à poser la centralisation auto-
ritaire comme l’une des conditions de possibilité de la démocratie authen-
tique1. Mais les variations du propos schmittien sur l’État rappellent, en
retour, que la défense de la centralisation n’a jamais été l’apanage de l’antilibé-
ralisme ; elle a tout autant pu s’épanouir en terrain libéral (ou bien, alors, c’est
toute l’épistémologie du concept de libéralisme qu’il faudrait interroger plus
en profondeur) : Charles Dupont-White par exemple, farouche défenseur de
l’État, traducteur français de John Stuart Mill, a lui aussi défendu le principe
démocratique de la centralisation2. Les références pourraient être multipliées
aux fins de désamorcer la fausse évidence du lien censé unir démocratie et
proximité ; et ce, sans avoir à en passer par une référence disqualifiante au
jacobinisme révolutionnaire ou au rousseauisme de la volonté générale.
L’intérêt, ici, consiste plus précisément à souligner les problèmes posés par
la réception juridique des analyses tocquevilliennes et de la vulgate dont elles
sont porteuses. Si Tocqueville a proposé une réflexion forte sur la nécessaire
démocratie locale, à aucun moment, il n’a raisonné en juriste. Son double
concept de centralisation, on en conviendra, reste pour le moins évasif, tout
comme d’ailleurs sa définition du fédéralisme3. Rien d’étonnant, donc, à ce
qu’il soit trop souvent lu à la lumière de la subsidiarité, voire érigé en penseur
libéral de la subsidiarité. Toujours ce besoin de trouver dans le passé autant
d’anticipations doctrinales à même de justifier, en bonne et prestigieuse
compagnie, la nouveauté du présent. Manière surtout, s’il en est, de rester à
distance de la matière juridique, laquelle impose ses exigences propres4. Il
Régime, et non pas l’œuvre de la Révolution ni de l’Empire, comme on le dit », ch. 3 : « Com-
ment ce qu’on appelle aujourd’hui la tutelle administrative est une institution de l’Ancien
Régime » ; ch. 5 : « Comment la centralisation avait pu s’introduire ainsi au milieu des anciens
pouvoirs et les supplanter sans les détruire », ch. 11 : « De l’espèce de liberté qui se rencontrait
sous l’Ancien régime et de son influence sur la Révolution »). C’est sous le règne de Louis XIV,
soulignait Tocqueville, que le tour administratif de la centralisation française atteint son apogée
(alors qu’outre-Manche la construction de l’État passa surtout par la justice royale).
1. À un autre niveau, la question pourrait d’ailleurs être extraite de la problématique démocra-
tique, comme chez Hippolyte Taine, le grand pourfendeur du jacobinisme (H. TAINE, Les
Origines de la France contemporaine [1875-1893], éd. F. Léger, Paris, Laffont, 1990, 10 vol.,
spécialement La Conquête jacobine [1881], in I. L’Ancien Régime ; La Révolution). Taine insis-
tait sur la contradiction entre centralisation et autorité. Sur ce point, cf. C. MILLON-DELSOL,
L’État subsidiaire, op. cit., p. 99 sq. ; L. FAYOLLE, « L’aristocratie, le suffrage universel et la
décentralisation dans l’œuvre de Taine », Cahiers de la Fondation nationale des sciences poli-
tiques, 1952, 21, p. 45-77, spécialement p. 67 sq. ; J.-T. NORDMANN, « Taine libéral », Com-
mentaire, 1978, 1 (3), p. 361-366 ; Taine et la critique scientifique, Paris, PUF, 1992.
2. C. B. DUPONT-WHITE, La Centralisation, Paris, Guillaumin, 1860 ; J. S. MILL, Le Gou-
vernement représentatif [1861], trad. fr. C. B. Dupont-White, Paris, Guillaumin, 1877. Nous ne
confondons pas les deux auteurs cependant, Mill reprenant à de nombreux égards la réflexion de
Tocqueville. Cf. encore C. MILLON-DELSOL, L’État subsidiaire, op. cit., p. 83 sq.
3. Ce point est désormais bien documenté. Dans un sens convergent, renvoyons, par exemple, à
P. ROSANVALLON, L’État en France de 1789 à nos jours, Paris, Le Seuil, 1990 ; Le Modèle
politique français, op. cit. ; D. WINTHROP, « Tocqueville on Federalism », Publius, 1976, 6 (3),
p. 93-115 ; R. HANCOCK, « Tocqueville and the Good of American Federalism », ibid., 1990,
20 (2), p. 89-108 ; T. CHOPIN, « Tocqueville et l’idée de fédération », art. cit.
4. Cf. C. MILLON-DELSOL, L’État subsidiaire, op. cit., p. 63 sq. ; R. NELSON, « The Federal
Idea in French Political Thought », Publius, 1975, 5 (3), p. 7-62, ici p. 22 ; J.-P. FELDMAN,
Subsidiarité et Europe maastrichtienne. La confusion fédérale 521
« Alexis de Tocqueville et le fédéralisme américain », Revue du droit public, 2006, 122 (4), p. 885.
Notons au passage que les philosophes américains d’inspiration tocquevillienne ne manquent
pas, à l’occasion, de se référer au principe de subsidiarité. Cf. R. N. BELLAH, et al., The Good
Society, New York, Knopf, 1991, spécialement p. 135-136, p. 282-283 ; A. ETZIONI, The
Common Good, Cambridge, Polity Press, 2004, spécialement p. 171-172.
1. D’où son concept de semi-décentralisation, qu’il appliquait à la France, en parlant d’un
modèle français d’administration semi-décentralisée (C. EISENMANN, Centralisation et
décentralisation. Esquisse d’une théorie générale, Paris, LGDJ, 1948). Cf., ici, la récente relecture
proposée par Jacques Caillosse (J. CAILLOSSE, « Ce que les juristes appellent “décentralisa-
tion”. Notes sur l’évolution du droit français à la lumière des travaux de Charles Eisenmann »,
Mélanges J.-C. Douence, Paris, Dalloz, 2006, p. 71-98 ; Les « Mises en scène » juridiques de la
décentralisation. Sur la question du territoire français, Paris, LGDJ, 2009, p. 53 sq.).
2. Par jacobinisme, il n’est pas fait référence ici à une réalité historique stricto sensu — celle du
gouvernement révolutionnaire de Salut public et de la Terreur robespierriste (printemps 1793-
été 1794) —, mais à ce que le substantif a progressivement servi à identifier ex post : la centralité
du politique, la centralisation de l’État, le rejet des corps intermédiaires, la conception abstraite
522 La subsidiarité germanique...
de l’intérêt général. Sur le jacobinisme en tant que culture politique, cf. L. JAUME, Le Discours
jacobin et la démocratie, Paris, Fayard, 1989 ; P. ROSANVALLON, Le Modèle politique fran-
çais, op. cit. ; M. OZOUF, « Fortune et infortunes d’un mot », Le Débat, 1981, 13, p. 28-39 ;
F. FURET, « Jacobinisme », Dictionnaire critique de la Révolution française, IV. Idées [1988],
dir. F. FURET, M. OZOUF, Paris, Flammarion, 1992, p. 233-251. Pierre Rosanvallon définit le
jacobinisme comme « culture politique de la généralité » et le décompose en trois dimensions
principales : forme sociale (célébration du grand tout national), qualité politique (foi dans les
vertus de l’immédiateté) et procédure (culte de la loi). Dans le même sens, cf., également, le
concept de jacobinisme « diffus » proposé par Marcel Gauchet (M. GAUCHET, « L’héritage
jacobin et le problème de la représentation », Le Débat, 2001, 116, p. 32-45).
1. « Fuyez la manie ancienne des gouvernements de vouloir trop gouverner ; laissez aux indi-
vidus, laissez aux familles le droit de faire ce qui ne nuit pas à autrui ; laissez aux communes le
pouvoir de régler elles-mêmes leurs propres affaires en tout ce qui ne tient point essentiellement
à l’administration de la République ; rendez à la liberté individuelle tout ce qui n’appartient pas
naturellement à l’autorité publique et vous aurez laissé d’autant moins de prise à l’ambition et à
l’arbitraire. » (M. de ROBESPIERRE, Discours sur la Constitution prononcé devant la Conven-
tion, 10 mai 1793 (21 floréal an I), Le Moniteur universel, 13 mai 1793 (24 floréal an I), p. 363).
Extrait constamment cité dans les généalogies conceptuelles. Par exemple : J.-M. PONTIER,
« La subsidiarité en droit administratif », Revue du droit public, 1986, 102 (6), p. 1515-1537, ici
p. 1535 ; C. MILLON-DELSOL, L’État subsidiaire, op. cit., p. 224 n. 1.
2. Rappelons que la fameuse opposition entre jacobins et girondins n’a jamais porté sur l’unité
de la République, ni sur son débouché institutionnel, la centralisation. Pour une mise au point
sur l’instrumentalisation de ce débat, cf. R. DEBBASCH, Le Principe révolutionnaire d’unité et
d’indivisibilité de la République, Aix-en-Provence, PUAM, Paris, Économica, 1988, spéciale-
ment p. 242-254 ; S. REGOURD, « De la décentralisation dans ses rapports avec la démocratie.
Genèse d’une problématique », Revue du droit public, 1990, 105 (4), p. 961-987 ; L. JAUME,
« Les girondins : un conflit véritable, une interprétation faussée », Décentraliser en France. Idéo-
logies, histoire et prospective, dir. C. BOUTIN, F. ROUVILLOIS, Paris, Guibert, 2003, p. 33-48.
Lucien Jaume rejette par ailleurs le concept de « fédéralisme jacobin », qui, souligne-t-il, ne fait
qu’ajouter une polémique à la polémique (Existe-t-il un fédéralisme jacobin ? Études sur la Révo-
lution [1986], Paris, Éditions du CTHS, 1987 ; M. DORIGNY, « Fédéralisme girondin et centra-
lisme montagnard : la mort d’une double légende », L’Administration territoriale de la France,
1750-1940 [1993], Orléans, Presses universitaires d’Orléans, 1998, p. 305-314).
Subsidiarité et Europe maastrichtienne. La confusion fédérale 523
rités locales (il s’agit en gros des mêmes acteurs), de même qu’aujourd’hui
perte de centralité de l’État ne signifie pas suprématie des autorités locales. La
réalité historique française ne saurait se résumer à cette dénégation de la
société civile ou des territoires. On sait d’ailleurs très bien qu’elle a progressi-
vement composé avec les exigences du social et du local, que le jacobinisme
s’est « amendé » et a été « apprivoisé »1 ; qu’un concept aussi englobant a tou-
jours recouvert des réalités disparates en même temps qu’évolutives ; que
l’épanouissement du régime parlementaire et la pratique généralisée du cumul
des mandats ont modifié en profondeur l’édifice initial. Certes le jacobinisme
a-t-il pu rendre le fédéralisme plus ou moins « impensable » à force de le
démoniser en « hydre » fédérale attentatoire à l’indivisibilité d’une Répu-
blique jalouse de son unité2. Mais gardons-nous des lectures simplificatrices
et appauvrissantes qui, de ce concept, font un topos idéologique oubliant trop
vite de distinguer entre jacobinisme dans les faits et jacobinisme dans les
têtes ; une notion fourre-tout désignant un ennemi aussi imaginaire que
mythique pour mieux s’en prendre indistinctement à l’État national tutélaire
et centraliste, bref au principe de la centralisation politique plutôt qu’à ses
excès3. Bien plus, tout comme le prussiannisme allemand n’a jamais été l’anti-
cipation du drame hitlérien, le jacobinisme français ne contient pas en lui-
même le code génétique des totalitarismes du xxe siècle.
1. Hormis ce qui a déjà été dit sur les emplois du mot par les cercles catholiques et européistes.
2. Nous faisons référence au rapport Ortoli cité plus haut (Bull. CE, Supplément 5-75). Fran-
çois Xavier Ortoli fut plusieurs fois ministre sous le Général de Gaulle et Georges Pompidou.
3. COMMISSION de DÉVELOPPEMENT des RESPONSABILITÉS LOCALES, Vivre
ensemble, dir. O. GUICHARD, Paris, La Documentation française, 1976, I, p. 97.
4. La Mission établit par ailleurs le constat d’un brouillage des deux niveaux d’action politique
et administratif tendant à faire des collectivités locales les « agents chargés de gérer des services
publics pour le compte de l’État » (Ibid., I, p. 26). Un peu plus haut : « Les communes sont
devenues en réalité des agents chargés d’appliquer les politiques ministérielles. » (Ibid., I, p. 25).
Cf. CLUB JEAN-MOULIN, Les Citoyens au pouvoir, op. cit. Deux ans auparavant, à Gre-
noble, Michel Rocard lançait un mot d’ordre qui sera l’une des marques de fabrique de la nou-
velle gauche : « décoloniser la province » (M. ROCARD, dir., Décoloniser la province. Rapport
général proposé par le Comité d’initiative aux délibérations des colloques sur la vie régionale en
France, Grenoble, Rencontres socialistes de Grenoble, 1966). Mot d’ordre qui, même à l’époque,
n’est bien sûr pas le monopole de la deuxième gauche si l’on considère, par exemple, un ouvrage
de Gaston Defferre publié en 1965, annonciateur d’un certain destin (G. DEFFERRE, Un
Nouvel horizon, Paris, Gallimard, 1965).
5. Rappelons que de Gaulle lui-même puisait dans plusieurs influences, au premier rang des-
quelles bien sûr la culture catholique (J.-M. MAYEUR, « Charles de Gaulle et le catholicisme
social », Catholicisme social et démocratie chrétienne, op. cit., p. 255-260 ; F.-G. DREYFUS,
De Gaulle et le gaullisme, Paris, PUF, 1982, ici p. 11-66 ; « La lecture gaullienne du catholicisme
social », La Politique sociale du Général de Gaulle, dir. M. SADOUN, J.-F. SIRINELLI,
R. VANDENBUSSCHE, Lille, PUL, 1990, p. 305-317 ; P. LEVILLAIN, « La pensée sociale du
Général de Gaulle face à l’héritage du catholicisme social », ibid., p. 41-50 ; P. PORTIER, « Dis-
cours gaullien et pensée catholique : analyse d’une parenté », L’Aquarium, 1990, 6-7, p. 40-59, ici
p. 46, p. 54 ; « Le Général de Gaulle et le catholicisme. Pour une autre interprétation de la pensée
gaullienne », Revue historique, 1997, 602, p. 533-562, spécialement p. 542, p. 555 ; R. HUREAUX,
« Aux sources du gaullisme : Chateaubriand et le libéralisme catholique », Liberté politique,
2006, 35, p. 9-41). Mais parmi les éléments les plus divers de la culture catholique, peut-être
empruntait-il plus à la tradition gallicane et régalienne qu’aux catholicismes social et libéral, à la
Subsidiarité et Europe maastrichtienne. La confusion fédérale 525
démocratie chrétienne ou la pensée pontificale (L. JAUME, « De Gaulle dans l’histoire française
de la souveraineté », De Gaulle en son siècle, II. La république [1990], Paris, La Documentation
française, Plon, 1992, p. 15-27 ; P.-M. COÛTEAUX, « De Gaulle et la tradition capétienne »,
ibid., p. 243-266). Car le gaullisme présente cette spécificité tout à fait française de ne point
répondre à la définition classique de la droite comme antivolontarisme (S. RIALS, « La droite ou
l’horreur de la volonté », Le Débat, 1985, 33, p. 34-48).
1. M. CROZIER, J.-C. THOENIG, et al., Décentraliser les responsabilités administratives.
Pourquoi ? Comment ?, dir. A. PEYREFITTE, Paris, La Documentation française, 1976.
2. Alain Peyrefitte mettra à profit cette thématique croziérienne (cf. M. CROZIER, La Société
bloquée, Paris, Le Seuil, 1970) dans un ouvrage publié la même année que le rapport : A. PEY-
REFITTE, Le Mal français [1976, 1996], Paris, Fayard, 2006. Notons que le mot subsidiarité
n’apparaît pas sous la plume de Michel Crozier, sauf en 1989 (dans un ouvrage issu d’une
enquête sur le management participatif réalisée pour le compte de l’Institut de l’Entreprise), mais
il l’écarte pour lui préférer l’idée d’autonomie, se démarquant ainsi, comme Jacques Delors plus
tard, de la culture catholique. Un grand classique de la deuxième gauche (M. CROZIER, L’En-
treprise à l’écoute. Apprendre le management postindustriel [1989], Paris, Le Seuil, 1997).
3. Olivier Guichard assura la présidence de la DATAR de 1963 à 1968, avant de devenir ministre
de l’Aménagement du territoire (1972-1974) du dernier gouvernement de Pierre Messmer.
4. Pensons ici à Jérôme Vignon, directeur de la stratégie de 1998 à 2000, et à Jean-Louis Guigou,
directeur de la Délégation de 1997 à 2002, après en avoir été directeur scientifique. S’agissant de
la DATAR, cf. G. SAVARY, « Le principe d’intégration-subsidiarité : solution au dilemme terri-
torial français ? Controverse avec Jean-Pierre Balligand et Jean-Louis Guigou », Pouvoirs, 1999,
88, p. 123-138 ; D. PARTHENAY, A. AZÉMA, « Quels outils d’aménagement dans une “Répu-
blique décentralisée” ? », Pouvoirs locaux, 2002, 55, p. 41-46. S’agissant du Commissariat général
du Plan, cf. L. SCHMID, « L’État dans tous ses états », ibid., p. 54-58.
5. Cf. P. BEZES, Réinventer l’État. Les réformes de l’administration française (1962-2008),
Paris, PUF, 2009 ; « Aux origines des politiques de réforme administrative sous la Ve Répu-
526 La subsidiarité germanique...
dateurs de la toute nouvelle analyse des politiques publiques, Harold D. Lasswell et Daniel
Lerner (H. D. LASSWELL, D. LERNER, The Policy Sciences. Recent Developments in Scope
and Method, Stanford, Stanford University Press, 1951). Il a ainsi marqué plusieurs générations
de chercheurs et de praticiens en management public. Plus en amont encore, il faut mentionner le
rôle inaugural de Woodrow Wilson (W. WILSON, « The Study of Administration », Political
Science Quarterly, 1887, 2 (2) ; p. 197-222), qui, après les moments prussien et français des
sciences de la police, annonce la naissance américaine des sciences administratives modernes.
1. Il est notable, par exemple, que l’article précité de Patrice Duran et Jean-Claude Thoenig
s’ouvre et se ferme par une référence au principe de subsidiarité : privé de son hégémonie, l’État
retrouverait en quelque sorte une raison d’être dans l’institutionnalisation de capacités de négo-
ciation entre une grande diversité d’acteurs (P. DURAN, J.-C. THOENIG, « L’État et la ges-
tion publique territoriale », art. cit.). Dans la même inspiration, cf. P. MULLER, « Entre le local
et l’Europe : la crise du modèle française de politique publique », Revue française de science
politique, 1992, 42 (2), p. 275-297, spécialement p. 295 sq. pour quelques notations conclusives
sur la subsidiarité (dans sa double dimension territoriale et fonctionnelle).
2. Tardivement donc, si l’on considère la poussée décentralisatrice des années 1980.
3. La loi ATR vient compléter l’Acte I de la décentralisation par un important volet de décon-
centration (elle comprend également un volet décentralisateur relatif, entre autres, à l’intercom-
munalité) (Loi 92-125 relative à l’organisation décentralisée de la République, 6 février 1992 ;
JORF, 33, 8 février 1992 ; Décret 92-604 portant charte de la déconcentration, 1er juillet 1992 ;
JORF, 154, 4 juillet 1992). Dans la même ligne, citons la loi Pasqua de 1995, qui crée les « pays »
(Loi 95-115 d’orientation pour l’aménagement et le développement du territoire, 4 février 1995 ;
JORF, 31, 5 février 1995) et la loi Voynet de 1999 (Loi 99-533 d’orientation pour l’aménagement
et le développement durable du territoire, 25 juin 1999 ; JORF, 148, 29 juin 1999). Cf., par
exemple, J.-F. AUBY, « La loi du 6 février 1992 et l’administration d’État », Revue française de
droit administratif, 1993, 9 (2), p. 234-238, spécialement p. 235-236. L’Acte II de la décentralisa-
tion, lui aussi, sera suivi de mesures de déconcentration (Décret 2004-374 relatif aux pouvoirs des
préfets, à l’organisation et à l’action des services de l’État dans les régions et départements, 29 avril
2004 ; JORF, 102, 30 avril 2004). Cf., ici, F. CHAUVIN, « L’Acte II de la déconcentration »,
Mélanges F. Burdeau, Paris, Litec, 2008, p. 97-111. Pour l’établissement d’un lien avec la
construction européenne, cf. V. MICHEL, « Décentralisation européenne et déconcentration
nationale : les modalités d’européanisation des services territoriaux de l’État », Revue française
d’administration publique, 2005, 114, p. 219-228.
4. De manière générale, la déconcentration peut renvoyer à tous les procédés administratifs
de décentralisation étatique qui ont précédé la décentralisation politique de 1982. L’historien
allemand Rudolf von Thadden a démontré que le concept de déconcentration s’était imposé au
xixe siècle dans l’ensemble des pays ayant connu les conquêtes napoléoniennes (R. von
528 La subsidiarité germanique...
Fin des années 1980, début des années 1990, nous sommes alors en plein
renouveau réformateur. Après l’échec du volontarisme socialiste des pre-
mières années de l’ère mitterrandienne, la deuxième gauche désormais au
gouvernement finit d’imposer sa relation gestionnaire à la politique. La célé-
bration du bicentenaire de la Révolution française lui offre l’occasion inat-
tendue d’une explication nationale. Ainsi, sur fond d’introspection his-
torique, la période est-elle à l’ébullition social-démocrate : la France entre
(doit entrer) dans le droit commun des nations, disent de concert François
Furet, Jacques Julliard et Pierre Rosanvallon, au moment même où Michel
Crozier publie son dernier vade-mecum sur le bon management public : État
modeste, État moderne1.
Ouvertes par un acte politique fort et remarqué — la circulaire de Michel
Rocard sur la modernisation des services publics2 —, les années 1990 sont
scandées par une prolifération de rapports et autres livres blancs émanant
tour à tour du monde intellectuel et des élites réformatrices de la haute fonc-
tion publique : les rapports Crozier (1988) et de Closets (1989), les rapports
Blanc (1993) et Picq (1994), le rapport public du Conseil d’État pour l’année
19933. La parenté avec la subsidiarité communautaire est une fois encore cor-
roborée, tout comme se confirme la profonde consanguinité des logiques
d’action et d’expertise académique. En l’espèce, le local se révèlera comme un
terrain très propice à l’entremêlement des sphères4, mais c’est le niveau
national qui reste pour l’instant en première ligne : les « courtiers » s’y
recrutent parmi les hauts fonctionnaires généralistes, à la DATAR, au
Commissariat général du Plan (dont émanent directement les rapports de
Closets et Blanc) ainsi qu’au ministère de l’Équipement5. Mis à part le rap-
port public du Conseil d’État pour 1993, on insiste assez peu sur la décentra-
lisation territoriale. On se méfie même de la subsidiarité. Ainsi en va-t-il du
1. M. CROZIER, État modeste, État moderne, Paris, Fayard, 1987 ; F. FURET, J. JULLIARD,
P. ROSANVALLON, La République du centre. La fin de l’exception française, op. cit.
2. Circulaire sur le renouveau du service public, 23 février 1989 (JORF, 24 février 1989).
3. Par ordre chronologique de parution : M. CROZIER, Comment réformer l’État ? Trois pays,
trois stratégies : Suède, Japon, États-Unis. Rapport au ministre de la Fonction publique et des
Réformes administratives, Paris, La Documentation française, 1988 ; COMMISSARIAT
GÉNÉRAL du PLAN, Le Pari de la responsabilité, dir. F. de CLOSETS, Paris, La Documenta-
tion française, 1989 ; Pour un État stratège, garant de l’intérêt général, dir. C. BLANC,
A. MENEMENIS, Paris, La Documentation française, 1993 ; J. PICQ, dir., L’État en France.
Servir une nation ouverte sur le monde. Rapport de la mission sur les responsabilités et l’organisa-
tion de l’État, Paris, La Documentation française, 1994 (des extraits ont été publiés dans Revue
administrative, 1994, 281, p. 528-537, 282, p. 621-635) ; CONSEIL d’ÉTAT, « Décentralisation
et ordre juridique », Rapport public 1993, Paris, La Documentation française, 1994, p. 13-105.
4. Outre O. NAY, A. SMITH, dir., Le Gouvernement du compromis, op. cit., cf. J.-B. AUBY,
P. DURAN, « Droit et expertise : la délicate question du risque juridique », Les Nouvelles poli-
tiques locales. Dynamiques de l’action publique, dir. R. BALME, A. FAURE, A. MABILEAU,
Paris, Presses de Sciences Po, 1999, p. 385-401. Sur la porosité des frontières entre politique et
haute administration, cf. J.-M. EYMERI, « Frontière ou marches ? De la contribution de la haute
fonction publique à la production du politique », La Politisation, op. cit., p. 47-77.
5. Relevons, par exemple, le rôle joué par Pierre Calame et Jean-Claude Boual. S’agissant du
premier, notons que le thème de la « subsidiarité active », déjà évoqué plus haut (P. CALAME,
« Pour sortir des impasses actuelles de l’action publique », Revue du MAUSS, 1999, 14, p. 281-
291), a été repris par le Commissariat général du Plan (COMMISSARIAT GÉNÉRAL du
PLAN, Cohésion sociale et territoires, dir. J.-P. DELEVOYE, Paris, La Documentation fran-
çaise, 1997, p. 99 sq. ; Regards prospectifs sur l’État stratège, Paris, La Documentation française,
2004, I, p. 98 sq.). Du second : J.-C. BOUAL, dir., Vers une société civile européenne ?, La Tour
d’Aigues, Éditions de l’Aube, 1999 ; « Les services d’intérêt général dans le traité constitutionnel
de l’Union européenne », Pyramides, 2005, 9, p. 31-47 ; J.-C. BOUAL, P. BRACHET, « La sub-
sidiarité : un principe complexe qui rendrait la politique plus simple ! », Territoires, 2003, 443,
p. 16-18 ; La Subsidiarité, principe de la démocratie délibérative, et la décentralisation, Paris,
Comité européen de liaison sur les services d’intérêt général (CELSIG), 2005. Particulièrement
réceptif à la subsidiarité, nous l’avons vu plus haut, Alain de Benoist, chef de file de la Nouvelle
droite française, n’a pas manqué de reprendre le concept de subsidiarité active pour thématiser
son engagement fédéraliste et européen (A. de BENOIST, « Europe : la déception », Éléments,
2008, 127, p. 26-30, ici p. 28 ; « Europe : l’espoir ? », ibid., p. 30-37, ici p. 35).
530 La subsidiarité germanique...
1. COMMISSARIAT GÉNÉRAL du PLAN, Pour un État stratège, op. cit., p. 42. Cf. égale-
ment les réticences croziériennes déjà relevées : M. CROZIER, L’Entreprise à l’écoute, op. cit.
2. Expression reprise à Bruno Théret (B. THÉRET, « Le rawlsisme à la française. Le marché
contre l’égalité démocratique ? », Futur antérieur, 1991, 8, p. 39-75 ; « Rhétorique économique et
action politique. Le néolibéralisme entre la finance et le social », L’Engagement politique. Déclin
ou mutation ?, dir. P. PERRINEAU, Paris, Presses de la FNSP, 1994, p. 313-334).
3. Cf. J. CHEVALLIER, « L’État stratège », Mélanges P. Birnbaum, Paris, Fayard, 2007,
p. 372-385 ; P. BEZES, « Le modèle de l’État stratège : genèse d’une forme organisationnelle
dans l’administration française », Sociologie du travail, 2005, 4, p. 431-450. À compléter, sur le
thème du management public, par P. BEZES, « Le tournant néomanagérial de l’administration
française », Politiques publiques, I. La France dans la gouvernance européenne, dir. O. BORRAZ,
V. GUIRAUDON, Paris, Presses de Sciences Po, 2008, p. 215-254.
4. COMMISSARIAT GÉNÉRAL du PLAN, Pour un État stratège, op. cit., p. 42, p. 47.
5. J. PICQ, dir., L’État en France. Servir une nation ouverte sur le monde, op. cit., p. 20-21. Le
rapporteur de la mission Picq, Jean-Ludovic Silicani, conseiller d’État, sera l’auteur d’un autre
rapport remarqué quatorze ans plus tard (J.-L. SILICANI, dir., Livre blanc sur l’avenir de la
fonction publique. Faire des services publics et de la fonction publique des atouts pour la France,
Paris, La Documentation française, 2008). Le rapport Picq fut remis au Premier ministre
Édouard Balladur en mai 1994 puis enterré par les impératifs électoraux de son destinataire.
Cf. P. BEZES, « La “mission Picq” ou la tentation de l’architecte. Les hauts fonctionnaires dans
la réforme de l’État », Le Gouvernement du compromis, op. cit., p. 111-147. Cette mission a
donné de nombreuses publications sous la plume de son principal maître d’œuvre : J. PICQ, « Il
faut aimer l’État ». Essai sur l’État en France à l’aube du XXIe siècle, Paris, Flammarion, 1995 ;
« Faut-il réformer notre État ? Exigences et leviers de changement », Revue française d’adminis-
tration publique, 1995, 75, p. 473-482 ; « L’administration comme pouvoir », Esprit, 1997, 236,
p. 127-136 ; « Les avatars du “service public” à la française », Projet, 1999, 260, p. 47-54 ; « Un
“autre” État pour une nation qui change », Commentaire, 1999, 22 (86), p. 415-424 ; « “Cessons
Subsidiarité et Europe maastrichtienne. La confusion fédérale 531
d’opposer l’État aux collectivités locales !” », Pouvoirs locaux, 2002, 55 (4), p. 59-63 ; « Résistance
collective au changement », Études, 2004, 400 (3), p. 319-329.
1. Sur la cure néolibérale du gaullisme, cf. J. BEAUDOUIN, « Le “moment néolibéral” du
RPR : essai d’interprétation », Revue française de science politique, 1990, 40 (6), p. 830-844 ;
« Gaullisme et chiraquisme : réflexions autour d’un adultère », Pouvoirs, 1984, 28, p. 53-66.
2. Circulaire relative à la préparation et à la mise en œuvre de la réforme de l’État et des services
publics, 26 juillet 1995, point 1.3. (JORF, 28 juillet 1995). La levée plus complète de l’inhibition
aboutira par exemple à l’étude de Frédéric Rouvillois, professeur de droit public, réalisée pour le
compte du think tank de l’UMP (F. ROUVILLOIS, L’Externalisation, ou comment recentrer
l’État sur ses compétences essentielles, Paris, Fondation pour l’innovation politique, 2008).
Contre les externalisations anarchiques, mais aussi contre une souveraineté « trop rigide » (Ibid.,
p. 56), Frédéric Rouvillois réinvestit les notions de pouvoir régalien et de subsidiarité (Ibid.,
p. 48, p. 57) et appelle en quelque sorte à une remise au goût du jour des thèses défendues par
Henri Fayol pendant l’entre-deux-guerres : désencombrer l’administration centrale par la priva-
tisation des activités de l’État ne relevant pas de ses missions névralgiques. Sur l’épisode fayolien,
cf. S. RIALS, Administration et organisation (1910-1930). De l’organisation de la bataille à la
bataille de l’organisation dans l’administration française, Paris, Beauchesne, 1977 ; A. CHA-
TRIOT, « Fayol, les fayoliens et l’impossible réforme de l’administration durant l’entre-deux-
guerres », Entreprises et Histoire, 2003, 34, p. 84-97.
3. Moins l’Union européenne que le Conseil de l’Europe en l’occurrence.
532 La subsidiarité germanique...
mutation annoncée », Revue française d’administration publique, 2003, 105-106, p 153-166 ; « La
réforme de l’appareil de l’État », La Recomposition de l’État en Europe, dir. V. WRIGHT,
S. CASSESE, Paris, La Découverte, 1996, p. 138-159, spécialement p. 142 sq. sur la subsidiarité.
Pour une déconstruction sociologique, cf. P. BEZES, « Déconstruire la “réforme de l’État” »,
Pouvoirs locaux, 2002, 55, p. 16-23 ; « Les hauts fonctionnaires croient-ils à leurs mythes ? L’ap-
port des approches cognitives à l’analyse des engagements dans les politiques de réforme de
l’État. Quelques exemples français (1988-1997) », Revue française de science politique, 2000,
50 (2), p. 307-332 ; « Le modèle de l’“État-stratège” : genèse d’une forme organisationnelle
dans l’administration française », Sociologie du travail, 2005, 4, p. 431-450 ; « Concurrences
ministérielles et différenciation : la fabrique de la “réforme de l’État” en France dans les années
1990 », Science politique de l’administration : une approche comparative, dir. F. DREYFUS,
J.-M. EYMERI, Paris, 2006, p. 236-252 ; « The Hidden Politics of Administrative Reform : Cut-
ting French Civil Service Wages with a Low-Profile Instrument », Governance, 2007, 20 (1),
p. 23-56 ; M.-O. BARUCH, P. BEZES, « Généalogies de la réforme de l’État », Revue française
d’administration publique, 2006, 120, p. 625-634.
1. Hommes politiques tous issus de la haute fonction publique d’État. Parmi les hauts fonction-
naires proches du pouvoir politique, en retour, citons au centre gauche Roger Fauroux et Ber-
nard Spitz, co-auteurs de deux best-sellers (R. FAUROUX, B. SPITZ, éd., Notre État. Le livre
vérité de la fonction publique, Paris, Laffont, 2000 ; État d’urgence. Réformer ou abdiquer : le
choix français, Paris, Laffont, 2004) et au centre droit Yves Cannac, déjà rencontré plus haut,
ancien directeur de l’Institut de l’Entreprise, aujourd’hui président du Cercle de la réforme de
l’État et membre du Conseil économique, social et environnemental (Y. CANNAC, dir., Pour
un État moderne, éd. Institut de l’Entreprise, Paris, Plon, Commentaire, 1993 ; La Qualité des
services publics. Rapport au Premier ministre, Paris, La Documentation française, 2004).
2. Cf. P. CHAMBAT, « Service public et néolibéralisme », Annales, 1990, 45 (3), p. 615-647,
spécialement p. 618 et p. 627 pour une réinscription de la subsidiarité dans le discours néolibéral.
Sur le mythe du service public dans la culture politique française, cf. L. NIZARD, « À propos de
la notion de service public : mythes étatiques et représentations sociales », Mélanges C. Eisen-
mann, Paris, Éditions Cujas, 1977, p. 91-98 ; J. CHEVALLIER, Le Service public [1987], Paris,
PUF, 2008 ; F. MODERNE, « Les transcriptions doctrinales de l’idée de service public », L’Idée
de service public dans le droit des États de l’Union européenne, dir. G. MARCOU,
F. MODERNE, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 9-81 ; J. CAILLOSSE, « Le service public à la
française : déconstruction d’un mythe ? », La Réforme de l’État, dir. J.-J. PARDINI, C. DEVÈS,
Bruxelles, Bruylant, 2005, p. 177-199. Pour une lecture de l’évolution des services public (spécia-
lement en France) à l’aune de la subsidiarité fonctionnelle, cf. G. TOSI, « Évolution du service
public et principe de subsidiarité », Revue française d’économie, 2006, 21 (1), p. 3-36 ;
F. MODERNE, « Le principe de subsidiarité fonctionnelle », Le Principe de subsidiarité, dir.
F. DELPÉRÉE, op. cit., p. 395-442 ; « Existe-t-il un principe de subsidiarité fonctionnelle ?
À propos des rapports entre initiative économique publique et initiative économique privée dans
les États européens », Revue française de droit administratif, 2001, 17 (3), p. 563-588 ;
O. DUBOS, « La subsidiarité », La Compétence, Paris, Litec, 2008, p. 193-218.
534 La subsidiarité germanique...
1. Le législateur, lui aussi, s’est toujours gardé de s’engager trop précisément sur cette question.
Nota. En vertu de l’article 34 al. 4, l’attribution des compétences aux collectivités territoriales
constitue une attribution exclusive du législateur. Seule la loi est apte à définir les compétences
respectives de l’État et des collectivités. Liberté d’action constamment rappelée par la jurispru-
dence (CONSEIL CONSTITUTIONNEL, Décision 90-274 DC, Loi visant la mise en œuvre
du droit au logement, 29 mai 1990 ; JORF, 61, 1er juin 1990).
2. Citons les lois initiées par le ministre de l’Intérieur Gaston Defferre : Loi 82-213 relative aux
droits et libertés des communes, des départements et des régions, 2 mars 1982 (JORF, 3 mars
1982) ; Loi 83-8 relative à la répartition des compétences entre les communes, les départements, les
régions et l’État, 7 janvier 1983 (JORF, 9 janvier 1983) ; Loi 83-663 complétant la loi 83-8 relative
à la répartition des compétences, 22 juillet 1983 (JORF, 23 juillet 1983).
3. Le droit de la décentralisation fut l’un des principaux domaines de contentieux ayant permis
la montée en puissance du Conseil dans le jeu politique (B. FRANÇOIS, « Le Conseil constitu-
tionnel et la Ve République », Revue française de science politique, 1997, 47 (3-4), p. 377-404 ;
« La place du Conseil constitutionnel dans le système politique de la Ve République », Le Conseil
constitutionnel a quarante ans, Paris, LGDJ, 1999, p. 75-82 ; A. STONE SWEET, « La politique
constitutionnelle », La Légitimité de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, Paris, Écono-
mica, 1999, p. 117-140 ; « Le Conseil Constitutionnel et la transformation de la République »,
Cahiers du Conseil Constitutionnel, 2008, 25, p. 65-69 ; A. ROUX, Droit constitutionnel local,
536 La subsidiarité germanique...
ménageant une vraie autonomie locale aux collectivités via une interprétation
dynamique de l’article 721 ; d’autre part, en s’attachant à concilier cette auto-
nomie avec l’indivisibilité de la République, via le rappel des principes fonda-
mentaux de l’État unitaire : unicité du peuple, unité du pouvoir normatif,
égalité devant la loi2.
De 1982 à 2003, la continuité est évidente derrière les apparences du chan-
gement, mais la portée symbolique de la dernière révision ne saurait pour
autant être négligée. Si elle en reste au stade des généralités programmatiques3,
elle ne tend pas moins à solenniser les acquis de la décentralisation pour
mieux les rendre irréversibles. Bien plus, elle ne s’en tient pas à la simple réé-
criture du titre XII de la Constitution4 ; elle procède également à d’impor-
tantes retouches dans l’ensemble du texte. Sans toutes les passer en revue et
en écartant d’emblée les points relatifs à l’Outre-Mer, mentionnons, d’une
part, la modification de l’article 1er, qui érige le caractère décentralisé de la
République pratiquement au même niveau d’importance que les principes
d’indivisibilité, de laïcité, de démocratie et d’égalité ; d’autre part, l’introduc-
tion des articles 37-1 et 72 al. 4 (expérimentation locale), 72 al. 5 (collectivité
chef de file), 72-1 (référendum local) et 72-2 (autonomie financière et péré-
quation nationale) ; enfin, les modifications apportées à l’article 39 al. 2 (prio-
rité sénatoriale)5.
Paris, Économica, 1995 ; B. FAURE, « Existe-t-il un “pouvoir local” en droit constitution-
nel français ? », Revue du droit public, 1996, 112 (6), p. 1539-1553 ; « Le rôle du juge constitu-
tionnel dans l’élaboration du droit des collectivités locales », Pouvoirs, 2001, 99, p. 117-133 ;
L. FAVOREU, A. ROUX, « La libre administration des collectivités territoriales est-elle une
liberté fondamentale ? », Cahiers du Conseil constitutionnel, 2002, 12, p. 88-92 ; L. FAVOREU,
« La notion constitutionnelle de collectivité territoriale », Mélanges J. Moreau, Paris, Écono-
mica, 2003, p. 155-163 ; A. DELCAMP, « Contrôle de constitutionnalité et autonomie locale »,
Mélanges L. Favoreu, Paris, Dalloz, 2007, p. 629-635).
1. Également mentionné à l’article 34 al. 4, le principe de libre administration est peu à peu
devenu une norme de référence dans le cadre du contrôle de constitutionnalité des lois.
2. Citons, par exemple, CONSEIL CONSTITUTIONNEL, Décision 91-290 DC, Loi portant
statut de la collectivité territoriale de Corse, 9 mai 1991 (JORF, 50, 14 mai 1991) ; Décision 99-412
DC, Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, 15 juin 1999 (JORF, 71, 18 juin
1999). Pour des commentaires doctrinaux, cf. L. FAVOREU, « La décision “Statut de la Corse”
du 9 mai 1991 », Revue française de droit constitutionnel, 1991, 6, p. 305-316 ; G. MARCOU,
« Le principe d’indivisibilité de la République », Pouvoirs, 2002, 100, p. 45-65.
3. La loi constitutionnelle du 28 mars 2003 a été complétée par un important volet législatif : Loi
organique 2003-704 relative à l’expérimentation par les collectivités territoriales, 1er août 2003
(JORF, 177, 2 août 2003) ; Loi organique 2003-705 relative au référendum local, 1er août 2003
(JORF, 177, 2 août 2003) ; Loi organique 2004-758 relative à l’autonomie financière des collecti-
vités territoriales, 29 juillet 2004 (JORF, 175, 30 juillet 2004) ; Loi 2004-809 relative aux libertés
et aux responsabilités locales, 13 août 2004 (JORF, 190, 17 août 2004). Cf. aussi Loi 2003-1200
portant décentralisation en matière de revenu minimum d’insertion et créant un revenu minimum
d’activité, 18 décembre 2003 (JORF, 293, 19 décembre 2003).
4. Qui a conduit au doublement de l’article 72, passant de trois à six alinéas.
5. Au titre V de la Constitution, l’article 39 al. 2 dispose que les projets de loi qui ont pour prin-
cipal objet la libre administration des collectivités territoriales ainsi que la définition de leurs
compétences et de leurs ressources sont en premier lieu soumis à la Haute assemblée. S’agissant
de l’Outre-Mer, la réforme de 2003 modifie deux articles (73 et 74) et en introduit trois nouveaux
(72-3, 72-4, 74-1). On sait que cet enjeu spécifique alimente un éternel débat sur la fin de l’État
unitaire français, lequel aurait déjà périclité sous le coup des brèches ouvertes dans l’unité pou-
voir législatif. Pensons spécialement au cas de la Nouvelle-Calédonie. Une révision constitution-
Subsidiarité et Europe maastrichtienne. La confusion fédérale 537
nelle de 1998 lui a conféré un pouvoir normatif autonome mais limité (Loi constitutionnelle
98-610 relative à la Nouvelle-Calédonie, 20 juillet 1998 ; JORF, 166, 21 juillet 1998). La loi
organique du 19 mars 1999 autorise la Nouvelle-Calédonie à adopter des lois « lois du pays » sur
certaines matières circonscrites (fiscalité, droit du travail, régime de la propriété, par exemple)
(Loi organique 99-209 relative à la Nouvelle-Calédonie, 19 mars 1999 ; JORF, 68, 21 mars 1999).
Ce régime dérogatoire a pour l’essentiel été reconduit par la réforme de 2003-2004 (Loi orga-
nique 2004-192 portant statut d’autonomie de la Polynésie française, 27 février 2004 ; JORF, 52,
2 mars 2004). La dénomination controversée « lois du pays » a été maintenue, mais les actes de
l’Assemblée de Polynésie restent des actes administratifs soumis au Conseil d’État (via un
contrôle spécifique, certes). En 2003, la Corse (référendum du 6 juillet), la Guadeloupe et la
Martinique (référendums du 7 décembre) ont refusé les évolutions statutaires qui tendaient à
leur faire bénéficier du régime calédonien. En 2009, l’Ile de Mayotte oppose un même rejet (réfé-
rendum du 29 mars). Sur ces questions sensibles, parmi la littérature qui se réfère à la subsidia-
rité, cf. F. LUCHAIRE, « La France d’Outre-Mer et la République », Revue française d’admi-
nistration publique, 2007, 123, p. 499-507 ; A. DELBLOND, « Décentralisation dans les
départements d’Outre-Mer : subsidiarité à l’aune de l’insularité », Subsidiarité infranationale et
territorialisation des normes, dir. J. FIALAIRE, Rennes, PUR, 2005, p. 149-167 ; O. GOHIN,
« Pouvoir législatif et collectivités locales », Mélanges J. Moreau, Paris, Économica, 2003, p. 177-
193 ; J.-Y. FABERON, G. AGNIEL, dir., La Souveraineté partagée en Nouvelle-Calédonie et
en droit comparé, Paris, La Documentation française, 2000, A. HAQUET, « La (re)définition du
principe de souveraineté », Pouvoirs, 2000, 94, p. 141-153.
1. S’agissant de la clause (sans faire mention de la jurisprudence administrative) : Loi 82-213
relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions, 2 mars 1982,
article 59 al. 2 (JORF, 3 mars 1982) ; Code général des collectivités territoriales, article L. 4221-1.
S’agissant des blocs : Loi 83-8 relative à la répartition des compétences entre les communes, les
départements, les régions et l’État, 7 janvier 1983, article 3 (JORF, 9 janvier 1983).
2. La doctrine juridique a pris l’habitude de faire remonter ses origines lointaines aux deux
grandes lois — municipale et départementale — de la IIIe République. S’agissant de la première :
« Le conseil municipal règle, par ses délibérations, les affaires de la commune. » (Loi relative
à l’organisation municipale, 5 avril 1884, article 61 ; JORF, 6 avril 1884). De même, le Conseil
général a compétence pour statuer « sur tous les objets d’intérêt départemental dont il est saisi »
(Loi relative aux conseils généraux, 10 août 1871, article 46-28 ; JORF, 29 août 1871). On trou-
vait une formulation similaire du principe à l’article 87 de la Constitution de 1946.
3. Cf., par exemple, F.-P. BÉNOIT, Encyclopédie des collectivités locales, 1970, 1, p. 322-342 ;
« L’évolution des affaires locales. De la décentralisation des autorités à la décentralisation des
compétences », Mélanges J.-C. Douence, Paris, Dalloz, 2006, p. 23-44 ; J.-M. PONTIER,
« Semper manet. Sur une clause générale de compétence », Revue du droit public, 1984, 100 (6),
p. 1443-1472 ; « La décentralisation territoriale en France au début du xxie siècle », Revue géné-
538 La subsidiarité germanique...
serait de combler les vides juridiques créés par le silence des textes et de rap-
peler une sorte d’antériorité (chrono)logique des collectivités territoriales sur
l’État. D’autre part, dans la ligne d’un Georges Burdeau ou d’un Michel
Troper1, on peut l’entendre au pied de la lettre en établissant un lien d’équiva-
lence entre clause générale et compétence de principe, le tout en mettant en
doute la juridicité du principe de libre administration. Parler de clause géné-
rale de compétence pour caractériser le pouvoir des collectivités locales
reviendrait donc à ne laisser à la puissance publique centrale qu’une compé-
tence résiduelle d’exception et d’attribution2.
2o Considérons également les deux dispositions relatives à l’expérimenta-
tion (articles 37-1 et 72 al. 4) et à la notion de collectivité chef de file (article 72
al. 5), qui, selon les mots mêmes du gouvernement, concernent au premier
chef la question de la subsidiarité. Le lien est expressément établi dans
l’exposé des motifs du projet de loi constitutionnelle :
« La poursuite de cet objectif [l’objectif à valeur constitutionnelle défini par le
principe de subsidiarité] sera facilitée par la possibilité désormais ouverte par
l’article 37-1, puisque les expérimentations [...] permettront de déterminer effi-
cacement le niveau adéquat pour l’exercice de telle ou telle compétence. C’est
ainsi un ensemble de dispositions cohérentes qui sont introduites dans la Consti-
tution, afin de servir d’instruments pour la réforme de l’État3. »
La doctrine n’a pas manqué d’embrayer le pas à ce discours politique pour
diagnostiquer dans cette formule la naissance possible d’un État subsidiaire
rompant avec la tradition française de l’égalitarisme juridique4. Reste que la
portée de la modification laisse pour le moins perplexe, dans la mesure où,
depuis longtemps déjà, suivant l’exemple du Conseil d’État, le Conseil
constitutionnel a admis que le principe d’égalité ne faisait pas obstacle aux
discriminations circonstanciées ; qu’à des situations locales distinctes soient,
rale des collectivités territoriales, 2002, 22, p. 87-110 ; « Nouvelles observations sur la clause
générale de compétence », Mélanges J.-C. Douence, op. cit., p. 365-394. Relevons ici une forme
de contradiction à l’œuvre dans la thèse de Jean-Marie Pontier qui semble poser l’existence d’af-
faires locales tout en remettant en cause par ailleurs la notion de compétence régalienne. Les
affaires de l’État n’auraient donc aucune substance juridique ! (J.-M. PONTIER, « La notion de
compétences régaliennes dans la problématique de la répartition des compétences entre les col-
lectivités publiques », Revue du droit public, 2003, 119 (1), p. 193-237).
1. Pour une critique ancienne, mais toujours rafraîchissante, du principe de libre administration
des collectivités territoriales, cf. Michel Troper qui écrit, non sans provocation : « la libre admi-
nistration est un terme dont la fonction est de transposer au niveau administratif l’idéologie
politique de la démocratie représentative » (M. TROPER, « Libre administration et théorie
générale du droit », La Libre administration des collectivités locales. Réflexion sur la décentrali-
sation, dir. J. MOREAU, G. DARCY, Aix-en-Provence, PUAM, Paris, Économica, 1984, p. 62).
2. Nous reprendrons plus loin le décryptage de cette tension en nous référant aux travaux du
premier juriste français à avoir investi le principe de subsidiarité dans sa dimension interne :
J.-M. PONTIER, L’État et les collectivités locales. La répartition des compétences [1975], Paris,
LGDJ, 1978, p. 40 sq. ; « La subsidiarité en droit administratif », art. cit.
3. Projet de loi constitutionnelle, 16 octobre 2002, Exposé des motifs.
4. Cf. G. CHAVRIER, « L’expérimentation locale : vers un État subsidiaire ? », Annuaire des
collectivités locales, 2004, 24, p. 43-52 ; A. ROUX, « Constitution, expérimentation et décentrali-
sation », Mélanges L. Philip, Paris, Économica, 2005, p. 207-218 ; N. KADA, « Acte II de la
décentralisation et principe d’égalité », Revue du droit public, 2005, 121 (5), p. 1272-1302.
Subsidiarité et Europe maastrichtienne. La confusion fédérale 539
1. « On sait que certaines vocations peuvent ne pas se réaliser », écrit ironiquement Robert Savy
(R. SAVY, « Sur un trompe-l’œil constitutionnel », Mélanges C. Lombois, Limoges, PULIM,
2004, p. 452). Cf. aussi R. SAVY, « Réflexions sur la gouvernance territoriale », Mélanges
B. Jeanneau, Paris, Dalloz, 2002, p. 609-622, spécialement p. 614.
2. Cf. Y. LUCHAIRE, F. LUCHAIRE, Décentralisation et constitution, Paris, Économica,
2001, p. 21. Si cette absence de force obligatoire ne saurait être une condition suffisante pour
refuser à une disposition textuelle le caractère de règle de droit, elle est, s’agissant du principe de
subsidiarité, une condition suffisante pour lui refuser le statut de règle de droit positif. Les
exemples sont nombreux de règles valides mais dépourvues de toute force contraignante ; la sub-
sidiarité a néanmoins ceci de particulier d’identifier un objectif sans se soucier de son contenu
(on veut éviter d’avoir à se poser les questions embarrassantes qu’elle dissimule). Rappelons
qu’un objectif de valeur constitutionnelle n’a pas de force contraignante, qu’il peut simplement
justifier des dérogations circonstanciées à des principes constitutionnels. Sur cette question,
cf. B. FAURE, « Les objectifs de valeur constitutionnelle : une nouvelle catégorie juridique ? »,
Revue française de droit constitutionnel, 1995, 21, p. 47-77 ; A. LEVADE, « L’objectif de valeur
constitutionnelle, vingt ans après. Réflexions sur une catégorie juridique introuvable », Mélanges
P. Pactet, Paris, Dalloz, 2003, p. 687-702 ; F. LUCHAIRE, « L’objectif de valeur constitution-
nelle », Revue française de droit constitutionnel, 2005, 64, p. 675-684 ; P. de MONTALIVET,
Les Objectifs de valeur constitutionnelle, Paris, Dalloz, 2006.
Subsidiarité et Europe maastrichtienne. La confusion fédérale 541
1. Projet de loi constitutionnelle, 16 octobre 2002, exposé des motifs. Soulignons le, la décision
du 7 juillet 2005 rappelle que la définition des objectifs à valeur constitutionnelle ne saurait
revenir à l’exécutif, qu’il s’agit d’un outil jurisprudentiel dont le monopole revient au juge.
2. Pour cette interprétation, cf., par exemple, J.-C. DOUENCE, « Libre administration et orga-
nisation décentralisée », Mélanges J.-F. Lachaume, Paris, Dalloz, 2007, p. 441-447, ici, p. 445.
Peut-être, également, l’article 72 al. 2 deviendra-t-il opposable à une mesure de déconcentration ?
Dans l’hypothèse où le juge considérerait qu’une mesure serait « mieux » mise en œuvre à
l’échelon départemental ou régional (le niveau communal est par définition exclu car il ne corres-
pond à aucune administration déconcentrée de l’État), ce serait au Conseil général ou au Conseil
régional, et non au préfet, qu’il faudrait l’attribuer.
3. Lui-même peu compatible avec l’idée de clause générale si l’on suit la seconde option définie
plus haut. À l’échelle communautaire, on sait que la logique des compétences concurrentes
constitue précisément le fondement théorique qui justifie l’existence du principe de subsidiarité.
4. Jean-Marie Pontier défend la thèse selon laquelle les collectivités locales disposeraient tou-
jours, et par construction, d’une clause générale de compétence (principe qu’il juge compatible
avec la subsidiarité) (J.-M. PONTIER, « Nouvelles observations sur la clause générale de com-
pétence », Mélanges J.-C. Douence, op. cit., p. 365-394). Pour une réfutation de ce point de vue
(mais qui n’approfondit pas la question de la subsidiarité), cf. J.-P. PASTOREL, « Collectivité
territoriale et clause générale de compétence », Revue du droit public, 2007, 123 (1), p. 51-87.
Subsidiarité et Europe maastrichtienne. La confusion fédérale 543
Jacques Caillosse reprend les analyses de Jean-Marie Pontier pour établir, lui aussi, une conti-
nuité entre subsidiarité de l’article 72 al. 2 et clause générale de compétence (J. CAILLOSSE, Les
« Mises en scène » juridiques de la décentralisation, op. cit., p. 96 sq. p. 121 sq.). Pour un point
synthétique sur les projets en cours d’élaboration, cf. M. VERPEAUX, « Vous avez dit “clause
générale de compétence” ? », Commentaire, 2010, 33 (129), p. 81-87.
1. La mise à mal de la logique de spécialisation n’empêche pas, bon an mal an, chaque niveau
territorial de se doter d’une forme d’identité fonctionnelle. Le Conseil d’État a toutefois précisé
que, même dans l’hypothèse où la loi appelle à la constitution d’un bloc de compétences, les
compétences en question ne peuvent devenir exclusives que si, et seulement si, toute intervention
d’une autre catégorie de collectivité territoriale est expressément interdite (CONSEIL d’ÉTAT,
Commune de Mons-en-Barœul, 29 juin 2001 ; Rec., 2001, p. 298).
2. Cf. le dernier bilan établi par la Cour des Comptes dans son rapport public thématique de
novembre 2009 (COUR des COMPTES, La Conduite par l’État de la décentralisation, 2009).
3. Tel était le constat établi par le rapport Picq en 1994.
544 La subsidiarité germanique...
remise en cause1, alors même qu’ils voyaient d’un très mauvais œil la montée
en puissance de l’intercommunalité à fiscalité propre2. L’Acte II de la décen-
tralisation sera en grande partie le fruit de cette angoisse ruminée de longue
date au Palais du Luxembourg : aussi, pour d’évidentes raisons corporatistes,
l’échelon départemental sera-t-il grandement privilégié au détriment de
l’échelon régional3, pendant que le niveau intercommunal n’aura finalement
droit à aucune reconnaissance constitutionnelle en bonne et due forme4.
Ce résultat contrasté de la relance décentralisatrice n’est pas une ruse de
l’État ; il exprime tout simplement la continuité d’une culture politique. En ce
domaine où l’inertie est reine, il ne saurait y avoir de passage brutal d’un
monde à l’autre : de l’ancien monde du jacobinisme centralisateur au nouveau
monde de la gouvernance fédérale. La subsidiarité fait ici figure de symp-
tôme : non pas une règle juridique à appliquer, encore moins un concept
heuristique scientifiquement opérationnel. Elle désigne confusément un
grand écart théorique, dramatisé par la rencontre entre l’histoire française et
l’actualité européenne : maintien farouche de l’unité de l’État et difficulté
persistante à penser l’autonomie locale sur un mode qui ne soit pas unique-
ment administratif5. Plus que chez ses partenaires européens fonctionnant sur
le mode unitaire, l’État, en France, conserve la maîtrise des pouvoirs d’impul-
sion et d’initiative et transfère aux collectivités territoriales des missions
1. Rappelons qu’en 1998 le Premier ministre Lionel Jospin avait souligné avec insistance cette
« anomalie » démocratique empêchant toute alternance politique au Palais du Luxembourg
(L. JOSPIN, « Le Sénat est une anomalie parmi les démocraties », Le Monde, 21 avril 1998). Il
semble que les évolutions récentes du paysage politique sont en train de lui donner tort.
2. Cette montée en puissance de l’intercommunalité à fiscalité propre a été impulsée par la loi
Chevènement (Loi 99-586 relative au renforcement et à la simplification de la coopération inter-
communale, 12 juillet 1999 ; JORF, 160, 13 juillet 1999). Cf. aussi la loi Vaillant (Loi 2002-276
relative à la démocratie de proximité, 27 février 2002 ; JORF, 50, 28 février 2002). En 2000, le
rapport de la Commission pour l’avenir de la décentralisation (présidée par Pierre Mauroy) pré-
conisait l’élection au suffrage universel direct des assemblées intercommunales à fiscalité propre
(P. MAUROY, dir., Refonder l’action publique locale, op. cit.).
3. Les élus départementaux constituent le deuxième gros bataillon des sénateurs, juste après les
conseillers municipaux. Ironie dont l’histoire a le secret : la stratégie du Premier ministre Jean-
Pierre Raffarin — mettre entre parenthèses ses convictions régionalistes (J.-P. RAFFARIN,
Pour une nouvelle gouvernance, Paris, L’Archipel, 2002) afin de satisfaire aux exigences départe-
mentalistes des sénateurs — a finalement échoué — il n’a pas accédé à la tête du Sénat. Sur l’ou-
vrage cité : C. LE BART, « La proximité selon Raffarin », Mots, 2005, 77, p. 13-28.
4. Pire, il semble avoir été en grande partie déconsidéré au nom de la subsidiarité. Cf. le constat
établi par la Cour des Comptes dans son rapport remis au Président de la République en
novembre 2005 (COUR des COMPTES, L’Intercommunalité en France, 2005). La Cour cri-
tique l’évolution vers une intercommunalité « “à la carte” » qui privilégie le principe de subsidia-
rité au détriment des principes de spécialité et d’exclusivité. Elle évoque le risque de réduire les
établissements de coopération intercommunale au rang de « “boîte à outils” » (Ibid., p. 161-162,
p. 165) ; et souligne les effets induits en termes de manque de lisibilité (Ibid., p. 200 sq.).
5. La Constitution parle des « compétences qui peuvent être le mieux mises en œuvre à
[l’]échelon » des collectivités territoriales. L’exposé des motifs du projet de loi constitutionnelle
parle de « domaine administratif » et de « réforme de l’État » (Projet de loi constitutionnelle,
16 octobre 2002, Exposé des motifs). La révision de 2003 a pris le soin d’éluder les principaux
enjeux afférant à l’amélioration de la démocratie représentative locale (mise à part l’innovation
du référendum) : irresponsabilité des exécutifs devant les assemblées, absence de collégialité gou-
vernementale (si de gouvernement on peut parler), pauvreté des droits de l’opposition ? On pré-
fère s’en remettre aux slogans assez peu engageants de la démocratie participative.
Subsidiarité et Europe maastrichtienne. La confusion fédérale 547
1. Conçu en conformité avec la logique de son acte inaugural, la loi ATR (Loi 92-125 relative à
l’organisation décentralisée de la République, 6 février 1992 (JORF, 33, 8 février 1992).
2. Cette vision binaire séparant les niveaux politique (décision) et administratif (mise en œuvre)
était l’un des postulats fondateurs du modèle bureaucratique wébérien (l’administration consi-
dérée comme moyen au service de la fin politique). Il a été remis en cause à l’instar de tous
les autres postulats : transmission hiérarchique des décisions au sein de l’appareil administratif,
spécialisation des services, règles juridiques formalisées, passivité du public. Cf. M. WEBER,
Economie et société I [1922], trad. fr. J. Chavy, É. de Dampierre, Paris, Plon, Agora, 1995.
3. Sur le rôle de représentation des collectivités locales (représentation des populations regrou-
pées sur le territoire dont elles sont chargées d’assurer l’administration), cf. J.-A. MAZÈRES,
« Les collectivités locales et la représentation. Essai de problématique élémentaire », art. cit.
4. Cf. les analyses de Lucien Sfez mettant fortement en question le schéma linéaire et rationnel
de la décision (L. SFEZ, Critique de la décision [1973], Paris, Presses de la FNSP, 1992 ; La Déci-
sion [1984], Paris, PUF, 2004) mais qui présentent l’inconvénient de s’installer dans une polé-
mique franco-française, et dans une rivalité très académique, avec l’école croziérienne (accusée
d’abandonner la linéarité décisionnelle pour mieux conserver l’idéologie libérale du progrès).
Cf. M. CROZIER, Le Phénomène bureaucratique, Paris, Le Seuil, 1963 ; M. CROZIER,
E. FRIEDBERG, L’Acteur et le système. Les contraintes de l’action collective, Paris, Le Seuil,
1977 ; E. FRIEDBERG, Le Pouvoir et la règle. Dynamiques de l’action organisée, Paris, Le Seuil,
1993. S’en prenant notamment à Jean-Claude Thoenig, le principal introducteur en France de la
grille d’analyse séquentielle de Charles Jones (C. JONES, An Introduction to the Study of Public
Policy [1970], North Scituate, Duxbury Press, 1977 ; Patterns of Social Policy. A Introduction to
Comparative Analysis, Londres, Tavistock Publication, 1985), Lucien Sfez semble faire comme
si l’identification heuristique des différentes phases de l’action publique (construction sociale des
problèmes, mise sur agenda, prise de décision, mise en œuvre, évaluation et éventuelle termi-
naison) valait défense normative d’une conception linéaire, chronologique et, pour tout dire,
décisionniste des politiques publiques. Cf. J.-C. THOENIG, « L’analyse des politiques
publiques », Traité de science politique, dir. M. GRAWITZ, J. LECA, op. cit., IV, p. 1-60 ;
Y. MÉNY, J.-C. THOENIG, Politiques publiques, Paris, PUF, 1989.
5. Cf. l’ouvrage classique, qui met en cause cette notion : G. T. ALLISON, Essence of Decision.
Explaining the Cuban Missile Crisis, [1971], New York, Harlow, Longman, 1999.
6. Comme l’ont démontré Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès (P. LASCOUMES, P. LE
GALÈS, « L’action publique saisie par les instruments », Gouverner par les instruments, op. cit.,
p. 11-44). L’instrument induit une « problématisation particulière », une « représentation spéci-
548 La subsidiarité germanique...
fique de l’enjeu qu’il traite » (Ibid., p. 32-33). Il est un « dispositif à la fois technique et social qui
organise des rapports sociaux spécifiques entre la puissance publique et ses destinataires en fonc-
tion des représentations et des significations dont il est porteur » (Ibid., p. 13).
1. Cf. A. PICOT, « Subsidiaritätsprinzip und ökonomische Theorie der Organisation », Diens-
prinzip und Erwerbsprinzip, dir. P. FALLER, D. WITT, Baden-Baden, Nomos, 1991, p. 102-
116 ; J. SCHÉRÉ, « Le principe de subsidiarité et la construction européenne. Une analyse sous
l’angle de la théorie des organisations et de la nouvelle économie », Pouvoirs locaux, 1998, 38,
p. 116-126, 39, p. 116-126. Pour un aperçu plus complet des positions personnelles de l’auteur,
cf. J. SCHÉRÉ, Au-delà de la régionalisation, fédéraliser la République, Paris, Institut Euro-92,
1999. Sur la relecture (néo)managériale du principe de subsidiarité à l’aune de l’exemple cana-
dien, cf. F. ROCHE, C. ROUILLARD, « Décentralisation, subsidiarité et néolibéralisme au
Canada : lorsque l’arbre cache la forêt », Canadian Public Policy, 1998, 24 (2), p. 233-258.
2. Pie XI parlait bien des « affaires de moindre importance » et des « groupements d’ordre infé-
rieur » (PIE XI, Quadragesimo anno, 80 (in A. F. UTZ, I, p. 617). Nous soulignons.
Conclusion générale
DE L’ÉGLISE À L’EUROPE :
LECTURES CROISÉES
DE DEUX STATOPHOBIES.
LE SUBSIDIARISME OU L’ÉTAT
CONTRE LUI-MÊME
Nous avons reconstitué deux moments complémentaires de la vie discursive
de notre concept : 1o, la subsidiarité comme pièce maîtresse de la doctrine
sociale de l’Église ; 2o, la subsidiarité comme pièce maîtresse de la gouver-
nance fédérale de l’Europe. Cette présentation qui procède par la reconstitu-
tion d’une sorte de face-à-face entre un point de départ et un point d’arrivée
appelle néanmoins certaines nuances et atténuations : non pas linéarité chro-
nologique de l’un à l’autre sur le mode de la progression inéluctable, mais
deux moments analytiquement isolés, qui auront permis de cerner quelques-
unes des principales passerelles idéologiques entre les phobies chrétienne et
européenne (communautaire) de l’État. Au principe de cette statophobie : un
travestissement totalitaire de l’institution étatique, et une expérience trauma-
tique, celle de l’Allemagne hitlérienne, à la fois champ d’adversité et creuset
historique contre lesquels émergera le fédéralisme européen.
550 Conclusion générale
1. H. ARENDT, « Qu’est-ce que l’autorité ? » [1957], trad. fr. M.-C. Brossollet, H. Pons, La
Crise de la culture [1961], éd. P. Lévy, Paris, Gallimard, 1989, p. 121-185, ici p. 135.
2. Le concept catholique fait référence à des compétences par nature, à un état préjuridique des
choses censé pouvoir répondre en amont à la question de la distribution des rôles de chacun.
3. Non pas le naturalisme tel que stigmatisé par les papes mais l’idée thomiste d’un ordre naturel
des choses voulu par Dieu et accessible à l’homme via un sain exercice de la raison.
4. Nous reprenons ici une hypothèse formulée par Marcel Gauchet. « C’est à une véritable inté-
riorisation du modèle du marché que nous sommes en train d’assister — un événement aux
conséquences anthropologiques incalculables, que l’on commence à peine à entrevoir. », écrit
Marcel Gauchet, qui n’hésite pas à parler d’« anthropologie démocratique » (M. GAUCHET,
La Religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité, Paris, Gallimard, 1998, p. 86-87) : « Si la
démocratie n’est pas seulement le nom d’un régime, ni même d’un état social, mais celui d’une
nouvelle manière d’être de l’humanité, sous la totalité de ses aspects, alors il y a une anthropo-
logie démocratique. Il y a une redéfinition de l’être-soi correspondant à l’avènement de la société
des individus, au règne des individualités égales et libres. » (M. GAUCHET, La Démocratie
contre elle-même, Paris, Gallimard, 2002, p. XVIII-XIX).
De l’Église à l’Europe... 551
1. Cf., par exemple, les travaux de Jean-Louis Quermonne : J.-L. QUERMONNE, « L’ap-
proche de l’Union européenne par la science politique », L’Europe en voie de constitution,
dir. O. BEAUD, et al., Bruxelles, Bruylant, 2004, p. 153-164 ; « L’émergence d’un droit constitu-
tionnel européen », Revue internationale de droit comparé, 2006, 58 (2), p. 581-591 ; « L’Union
européenne : objet ou acteur de sa constitution ? Essai sur la portée d’une politique institution-
nelle à long terme », Revue française de science politique, 2004, 54 (2), p. 221-236 ; « De la gou-
vernance au gouvernement : l’Union européenne en quête de gouvernabilité », Mélanges J. Leca,
Paris, Presses de Sciences Po, 2003, p. 315-332 ; « Les défis d’ordre institutionnel lancés à l’Union
européenne », L’Europe en formation, 2003, 2, p. 11-23 ; La Question du gouvernement
européen, Paris, Groupe d’études et de recherche Notre Europe, 2002 ; « L’Union européenne
entre “gouvernance” et “gouvernement”, ou quelle Constitution pour une Fédération d’États-
nations ? », Revue du droit public, 2002, 118 (1-2), p. 393-402 ; L’Europe en quête de légitimité,
Paris, Presses de Sciences Po, 2001 ; « L’Union européenne entre organisation et institution.
L’apport du traité d’Amsterdam à sa définition », Mélanges F. Borella, Nancy, Presses universi-
taires de Nancy, 1999, p. 423-434. Pour une mise en perspective théorique et épistémologique,
cf. S. SAURUGGER, « Une sociologie de l’intégration européenne ? », Politique européenne,
2008, 25, p. 5-22 ; D. DULONG, « La science politique et l’analyse de la construction juridique
de l’Europe : bilan et perspectives », Droit et Société, 2001, 49 (3), p. 707-728 ; V. GUI-
RAUDON, « L’espace sociopolitique européen, un champ encore en friche ? », Cultures et
conflits, 2000, 38-39, p. 7-37 ; Y. SUREL, « L’intégration européenne vue par l’approche cogni-
tive et normative des politiques publiques », Revue française de science politique, 2000, 50 (2),
p. 235-254 ; C. LEQUESNE, A. SMITH, « Union européenne et science politique : où en est le
débat théorique ? », Cultures et conflits, 1997, 28, p. 8-31 ; « Interpréter l’Europe : éléments pour
une relance théorique », ibid., p. 171-178.
552 Conclusion générale
1. Pour des clarifications, cf. C. LEBEN, « À propos de la nature juridique des Communautés
européennes », Droits, 1991, 14, p. 61-72 ; « Fédération d’États-nations ou État fédéral », What
Kind of Constitution for What Polity ?, éd. C. JOERGES, Y. MÉNY, J. H. H. WEILER,
Florence, IUE, 2000, p. 85-97 ; J. ISENSEE, « Integrationsziel Europastaat ? », Festschrift
U. Everling, dir. O. DUE, M. LUTTER, J. SCHWARZE, Baden-Baden, Nomos, 1995, I,
p. 567-592 ; V. CONSTANTINESCO, « Europe fédérale ou fédération d’États-nations ? »
[2000], Une Constitution pour l’Europe ?, dir. R. DEHOUSSE, Paris, Presses de Sciences Po,
2002, p. 115-149 ; « La souveraineté est-elle soluble dans le fédéralisme ? », L’Europe sera fédé-
rale ? Mélanges F. Kinsky, Nice, Paris, Presses d’Europe, 2005, p. 23-34 ; E. ZOLLER, « Aspects
internationaux du droit constitutionnel. Contribution à la théorie de la fédération d’États »,
Recueil des cours de l’Académie de droit international, La Haye, et al., 2002, 293, p. 39-166.
2. Cf. Marc Abelès, qui reprend ici le lexique koselleckien (M. ABELÈS, « De l’Europe poli-
tique en particulier et de l’anthropologie en général », Cultures et conflits, 1997, 28, p. 33-58).
De l’Église à l’Europe... 553
1. Cf. L. ROUBAN, « L’Europe comme dépassement de l’État », Revue suisse de science poli-
tique, 1998, 4 (4), p. 57-79 ; Le Pouvoir anonyme, Paris, Presses de la FNSP, 1994, p. 92-93.
2. Cf. M. WIND, « The European Union as a Polycentric Polity. Returning to a Neomedieval
Europe ? », Europe Constitutionalism Beyond the State, Cambridge, Cambridge University
Press, 2003, p. 103-131. Dans un registre enthousiaste, cf. A. WINCKLER, Europe : la nostalgie
du modèle impérial ?, Paris, Fondation Saint-Simon, 1991 ; « L’empire revient », Commentaire,
1992, 15 (57), p. 17-25 ; « Description d’une crise ou crise d’une description ? », Le Débat, 1995,
87, p. 59-73 ; T. O. HUEGLIN, « The Idea of Empire : Conditions for Integration and Disinte-
gration in Europe », Publius, 1982, 12 (3), p. 11-42.
3. Sur la déterritorialisation du concept de souveraineté dans le cadre de la construction euro-
péenne, cf. P. MAGNETTE, L’Europe, l’État et la démocratie. Le souverain apprivoisé,
Bruxelles, Complexe, 2000. Paul Magnette préfère insister sur cette dimension du reformatage
plutôt que sur l’idée d’un partage de la souveraineté (nous y reviendrons plus bas).
554 Conclusion générale
1. Sur les droits de l’homme en tant que « fait social global », symptôme d’une « éclipse du poli-
tique », citons encore les mots de Marcel Gauchet : « Tâchons de n’être pas dupes : les droits de
l’homme pourraient n’être qu’une façon d’éviter, en les nommant à côté d’une réponse toute
prête, les questions qui naissent de l’effondrement du projet de société forgé au cours d’un siècle
et demi de mouvement ouvrier. Ils pourraient même fort bien dans cette ligne revenir faire un
tour de piste, carrément, dans leur vieille spécialité d’instrument de mystification — de moyen,
très précisément, de faire passer la pilule d’une politique, paraît-il, nécessairement minimale :
vous avez vu le Goulag ? Alors, n’en demandez pas trop. Ils pourraient surtout, et c’est le point
qui mérite plus particulièrement qu’on s’y attache, ne faire que fournir un nom enviable à l’im-
puissance. Car si l’on entend par politique une action qui cherche à se donner les moyens de
l’exigence qui la porte, alors les droits de l’homme, et on ne saurait trop fortement y appuyer, ne
sont pas une politique. » (M. GAUCHET, « Les droits de l’homme ne sont pas une politique »
[1980], La Démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, 2002, p. 1-26, ici p. 5).
2. « Nous ne risquons plus l’État total, écrit Marcel Gauchet, mais la déroute de l’État devant
l’individu total. » (M. GAUCHET, La Condition historique, Paris, Stock, 2003, p. 314).
De l’Église à l’Europe... 559
réalité qui lui est fondamentalement étrangère. À cette raison déjà dirimante,
il faudrait même en ajouter une dernière qui procède pareillement de notre
méthode historico-sémantique : les États-Unis n’ayant jamais fait l’expé-
rience des totalitarismes sur leur territoire, le mot n’a pu s’y diffuser comme
sur le Vieux Continent.
Tous ces constats n’intéresseraient guère que les historiens des idées s’ils
ne déployaient pas des conséquences décisives pour le présent immédiat de la
politique européenne. Car c’est toujours en invoquant le contre-exemple
américain qu’on reproche à des juristes européens décidément trop rigides de
rester crispés sur le moment bodinien des Six Livres de la République. Cram-
ponnés au double dogme de l’omnicompétence de l’État et de l’indivisibilité
de la puissance publique1, ils souffriraient d’un malencontreux arrêt sur image
conceptuel, qui les empêcherait de penser l’avenir de la souveraineté, celui de
son partage2. On confond là encore la nature d’un principe avec l’exercice
Science Perspective », Integration Through Law. Europe and the American Federal Perspective,
I. Methods, Tools and Institution, 1. A Political, Legal and Economic Overview, éd. M. CAP-
PELLETTI, M. SECCOMBE, J. H. H. WEILER, Berlin, New York, De Gruyter, 1986,
p. 71-125 ; J. BUCHANAN, « Möglichkeiten für eine europäische Verfassung : Eine amerika-
nische Sicht », Ordo, 1991, 42, p. 127-137 ; C. HECKLY, E. OBERKAMPF, La Subsidiarité à
l’américaine : quels enseignements pour l’Europe ?, Paris, L’Harmattan, 1994 ; G. A. BER-
MANN, « Taking Subsidiarity Seriously : Federalism in the European Community and the
United States », Columbia Law Review, 1994, 94 (2), p. 331-456 ; T. APOLTE, « American
Federalism and Emerging Federal Structures in Europe : A Comparative View », Ordo, 1996, 47,
p. 279-282 ; D. J. EDWARDS, « Fearing Federalism’s Failure : Subsidiarity in the European
Union », The American Journal of Comparative Law, 1996, 44 (4), p. 537-583 ; G. L. NEUMAN,
« Subsidiarity, Harmonization, and their Values : Convergence and Divergence in Europe and
the United States », The Columbia Journal of European Law, 1996, 2, p. 573-581 ; « Fédéralisme
et citoyenneté aux États-Unis et dans l’Union européenne », trad. fr. D. Sabbagh, Critique inter-
nationale, 2003, 21, p. 151-169 ; D. COGLIANESE, K. NICOLAÏDIS, « Securing Subsidiarity :
The Institutional Design of Federalism in the United States and Europe », The Federal Vision.
Legitimacy and Levels of Governance in the United States and the European Union, éd.
K. NICOLAÏDIS, R. HOWSE, Oxford, Oxford University Press, 2001, p. 277-299 ;
J.-P. FELDMAN, « La conception américaine de la souveraineté », Les Évolutions de la souve-
raineté, dir. D. MAILLARD DESGRÉES du LOÛ, Paris, Montchrestien, 2006, p. 83-99 ;
« Alexis de Tocqueville et le fédéralisme américain », Revue du droit public, 2006, 122 (4), p. 879-
901 ; K. DUNCAN, « Can the Doctrine of Subsidiarity Help Courts Interpret the Establish-
ment Clause ? », The Catholic Social Science Review, 2007, 12, p. 83-107. Pour une mise au point
critique limitée au seul registre de la technique juridique, cf. W. GARY VAUSE, « The Subsidia-
rity Principle in European Union Law. American Federalism compared », Case Western Reserve
Journal of international Law, 1995, 27 (1), p. 61-81, ici p. 62.
1. J. BODIN, Les Six livres de la République [1583], Paris, Librairie générale française, 1993,
p. 111 sq., p. 151 sq. ; liv. I, ch. 8, 10. La définition bodinienne de la souveraineté repose sur la
fameuse théorie des marques qui renvoie directement au principe d’indivisibilité : chaque marque
présuppose les autres : législation, guerre et diplomatie, commandement de l’administration,
justice. Toutes ces fonctions ne sont que les faces d’une seule et même réalité, non des parties
distinctes de la souveraineté (on peut ici établir un parallèle avec la distinction entre souverain et
gouvernement chez Rousseau : J.-J. ROUSSEAU, Du contrat social [1762], Paris, Flammarion,
2001, p. 95-100 ; liv. III, ch. 1). On le sait, Bodin ne les distingue sur le plan analytique que pour
mieux les ramener au pouvoir de faire et de casser la loi. Pour un commentaire approfondi,
cf. O. BEAUD, La Puissance de l’État, Paris, PUF, 1994, p. 138 sq., p. 144 sq., et de manière
générale le chapitre 1 du titre II ; M. LOUGHLIN, « Ten Tenets of Sovereignty », Sovereignty
in Transition, éd. N. WALKER, Oxford, Hart Publishing, 2003, p. 55-86.
2. Sous la plume de deux sociologues : H. MENDRAS, « Le “mal de Bodin”. À la recherche de
la souveraineté perdue », Le Débat, 1999, 105, p. 71-89 ; U. BECK, « Redéfinir le pouvoir à l’âge
De l’Église à l’Europe... 561
de la mondialisation. Huit thèses », trad. fr. P.-E. Dauzat, ibid., 2003, 125, p. 75-84. Pour une
mise en perspective philosophique, cf. P. RAYNAUD, « Éclipse de la souveraineté ? », France :
les révolutions invisibles, Paris, Calmann-Lévy, 1998, p. 239-247 ; « De l’humanité européenne à
l’Europe politique », Les Études philosophiques, 1999, 3, p. 375-381.
1. Raymond Carré de Malberg à propos du mot et du concept de souveraineté : « Dans son sens
originaire il désigne le caractère suprême d’une puissance pleinement indépendante, et en parti-
culier de la puissance étatique. Dans une seconde acception, il désigne l’ensemble des pouvoirs
compris dans la puissance d’État, et il est par suite synonyme de cette dernière. Enfin, il sert à
caractériser la position qu’occupe dans l’État le titulaire suprême de la puissance étatique, et ici la
souveraineté est identifiée avec la puissance de l’organe. » (R. CARRÉ de MALBERG, Contri-
bution à la théorie générale de l’État I [1920], Paris, Dalloz, 2004, p. 79 ; § 30).
2. Parmi de nombreuses références, cf. trois textes en priorité : M. TROPER, « Le titulaire de la
souveraineté », La Théorie du droit, le droit, l’État, Paris, PUF, 2001, p. 283-298 ; « L’Europe
politique et la souveraineté des États », L’État au XXe siècle, éd. S. GOYARD-FABRE, Paris,
Vrin, 2004, p. 181-194 ; « La souveraineté comme principe d’imputation », Les Évolutions de la
souveraineté, dir. D. MAILLARD DESGRÉES du LOÛ, op. cit., p. 69-80.
3. O. BEAUD, « Compétence et souveraineté », La Compétence, Paris, Litec, 2008, p. 5-32.
562 Conclusion générale
retenant cette seule dimension, on se donne tous les moyens d’accoucher des
concepts si attendus : souveraineté partagée, souveraineté européenne, entre
autres1.
Pour le reste, les États continueraient d’être qualitativement souverains dès
lors qu’ils n’auraient pas à s’en remettre à un organe supérieur : « la norme la
plus élevée d’un ordre juridique national n’est fondée sur aucune autre
norme », rappelle Michel Troper2. Un État reste donc juridiquement souve-
rain si la liste des compétences qu’il continue d’exercer ne dépend que de lui-
même. À n’en pas douter, tel est bien le cas de l’Union européenne : les trans-
ferts de compétences y correspondent à une mise en commun entre États, non
à un dessaisissement de la part de chacun des États. Impossible, sinon, d’expli-
quer le consentement des gouvernements aux différents transferts3. Sauf, bien
sûr, que cette présentation des choses pèche par simplisme juridique ; elle
passe complètement sous silence la dialectique politique interne au concept de
souveraineté4 : celle — d’abord issue de la sortie de l’absolutisme monarchique
puis de la marche vers la démocratisation politique — entre souveraineté de
l’État (constitution de la puissance publique) et souveraineté du peuple (exi-
gence démocratique), entre principe de théorie juridique et modalités d’orga-
nisation pratique5. La forme nationale a bien tenté de faire tenir ensemble ces
deux faces étatique et démocratique du concept, mais la construction euro-
péenne a produit cet effet de réveiller l’intensité dramatique de la difficulté.
Au point qu’une forme de dé-démocratisation des États semble parfois l’ac-
compagner ou lui servir de support. Comme si le maintien théorique du
principe de la souveraineté étatique devait consentir en pratique à un évide-
ment de la souveraineté populaire. Rien de surprenant, donc, à ce que la subsi-
diarité ait tout pour réussir dans ce marasme conceptuel : par la combinaison
1. Cf., par exemple, les travaux de Florence Chaltiel : F. CHALTIEL, La Souveraineté de l’État
et l’Union européenne : l’exemple français. Recherches sur la souveraineté de l’État membre,
Paris, LGDJ, 2000, p. 468 sq. ; « La souveraineté vue par l’Union européenne », Les Évolutions
de la souveraineté, dir. D. MAILLARD DESGRÉES du LOÛ, op. cit., p. 191-202.
2. M. TROPER, « L’Europe politique et la souveraineté des États », L’État au XXe siècle, éd.
S. GOYARD-FABRE, op. cit., p. 193. En France, comme dans toutes les démocraties, c’est en
vertu de la Constitution, donc du peuple qui l’adoptée, que les traités priment les lois.
3. Cf. A. MILWARD, The European Rescue of the Nation State, Londres, Routledge, 1992, et
les analyses d’Andrew Moravcsik, selon lesquelles la construction européenne a eu pour prin-
cipal effet de renforcer le pouvoir des États, en leur permettant d’arguer de la contrainte de la
coopération internationale pour contourner les demandes politiques internes (celles des parle-
ments ou des groupes d’intérêts) (A. MORAVCSIK, « Preferences and Power in the European
Community : A Liberal Intergovernmentalist Approach », Journal of Common Market Studies,
1993, 31 (4), p. 473-524 ; « Federalism in the European Union : Rhetoric and Reality », The
Federal Vision. Legitimacy and Levels of Governance in the United States and the European
Union, éd. K. NICOLAÏDIS, R. HOWSE, Oxford, Oxford University Press, 2003, p. 163-187).
4. Cf., par exemple, J. BAECHLER, « Europe et Fédération » ; « Fédération et démocratie »,
Contrepoints et commentaires, Paris, Calmann-Lévy, 1996, p. 518-531, p. 292-308 ; T. CHOPIN,
Fédération et Europe. Un défi lancé à la souveraineté de l’État ?, Paris, Notes de la Fondation
Saint-Simon, 1998 ; « Fédération et démocratie en Europe », Commentaire, 1999, 22 (86), p. 377-
388 ; « L’avenir du fédéralisme », ibid., 2000-2001, 23 (92), p. 833-843 ; L’Héritage du fédéra-
lisme ? États-Unis/Europe, Paris, Notes de la Fondation Robert-Schuman, 2002.
5. Cf. É. BALIBAR, « Prolégomènes à la souveraineté » [2000], Nous, citoyens d’Europe ? Les
frontières, l’État, le peuple, Paris, La Découverte, 2001, p. 257-286.
De l’Église à l’Europe... 563
Sachant, bien sûr, que le concept n’épuise pas les termes du débat ; ce qui
est dit là pourrait tout à fait être dit avec d’autres mots. À de nombreux
égards — en bornant ici notre constat au seul niveau global de l’homologie
structurelle et en sortant du cadre strictement juridique —, le processus
supranational européen emprunte les mêmes voies que les constructions
nationales du xixe siècle1. À suivre les interprétations de la sociologie
constructiviste, les nations européennes sont nées de la densification des
réseaux de communication à l’intérieur d’un territoire circonscrit ; du besoin
de former une main d’œuvre adaptée à la nouvelle économie industrielle2 ; du
développement de l’imprimé, support privilégié pour la création de « com-
munautés imaginées »3. L’Union européenne n’est-elle pas la tentative de
recréer cette même dynamique à un niveau plus global et avec d’autres sup-
ports, à l’heure où le capitalisme électronique remplace le capitalisme de l’im-
primé ? Seul le temps pourra répondre à cette question4. Toujours est-il qu’en
raison même de son caractère mouvant et dynamique la construction euro-
péenne ne se laisse figer dans aucune catégorie politique, aussi approximative
soit-elle.
1. Cf. N. ELIAS, La Société des individus [1939-1987], trad. fr. J. Étoré, Paris, Fayard, 2006.
Nobert Elias aide à replacer la construction européenne dans le temps long de l’histoire, en l’in-
terprétant comme un reformatage de « l’équilibre je-nous » au profit du « je ». « Il semble que
l’on ne voie pas très clairement encore le fait, pourtant frappant, que le puissant mouvement
d’intégration de l’humanité [...] [représente] jusqu’à nouvel ordre la dernière étape d’un très long
processus d’évolution sociale non programmée qui a toujours systématiquement conduit, en
passant par de multiples stades, d’unités sociales plus petites et moins différenciées vers des
unités sociales de taille plus importante, plus différenciées et plus complexes. » (Ibid., p. 221).
Mettant au jour l’allongement des chaînes d’interdépendances, le sociologue insiste aussi sur la
résilience de l’« habitus national », à l’origine de nombreux « effets de retardement ».
2. Renvoyons respectivement à K. W. DEUTSCH, Nationalism and Social Communication. An
Inquiry into the Foundations of Nationality [1953], Cambridge, Londres, MIT Press, 1969 ; et
E. GELLNER, Nations et nationalisme [1983], trad. fr. B. Pineau, Paris, Payot, 1984.
3. Formule de Benedict Anderson : B. ANDERSON, L’Imaginaire national. Réflexions sur
l’origine et l’essor du nationalisme [1983], trad. fr. P.-E. Dauzat, Paris, La Découverte, 2006.
4. Il y aurait ici à poursuivre le débat par des considérations d’ordre sémantique. Car les tenants
du fédéralisme européen les plus conséquents se défendent bien sûr de vouloir reproduire le
schéma statonational à l’échelle du continent. Ils se réclament du postnationalisme. Pensons,
selon des voies différentes mais qui se rejoignent sur l’essentiel, à Jürgen Habermas et à Jean-
Marc Ferry (J. HABERMAS, Après l’État-nation. Une nouvelle constellation politique [1998-
1999], trad. fr. R. Rochlitz, Paris, Fayard, 2000 ; « Citoyenneté et identité nationale. Réflexions
sur l’avenir de l’Europe », trad. fr. H. Pourtois, L’Europe au soir du siècle, dir. J. LENOBLE,
N. DEWANDRE, Paris, Éditions Esprit, 1992, p. 17-38 ; J.-M. FERRY, « Pertinence du postna-
tional » [1991], ibid., p. 39-57 ; « La Communauté européenne, entre État fédéral et fédération
d’États », Revue suisse de science politique, 1998, 4, p. 11-31 ; La Question de l’État européen,
Paris, Gallimard, 2000 ; Europe : la voie kantienne. Essai sur l’identité postnationale [2002-2005],
Paris, Le Cerf, 2005). Cf. aussi K. NICOLAÏDIS, « The Federal Vision Beyond the Federal
State », The Federal Vision, éd. K. NICOLAÏDIS, R. HOWSE, op. cit., p. 439-481. L’intérêt
principal de leur démarche pour notre propos, outre de repenser à nouveaux frais le lien entre
nation et démocratie, réside dans le souci de reconsidérer la question de l’État en évitant
de l’épuiser dans la réalité historique du cadre national. Reste cependant une difficulté de taille :
la définition de la souveraineté comme procédure, qui passe à côté du problème essentiel de
la construction européenne, sa sécheresse symbolique, son atonie, voire sa « frigidité » (É. BAR-
NAVI, L’Europe frigide. Réflexions sur un projet inachevé, Bruxelles, Versaille, 2008).
566 Conclusion générale
revue Esprit, citons aussi, avant ce texte de 1992 : P. THIBAUD, « L’Europe et la crise des
valeurs politiques », Esprit, 1989, 146, p. 34-44 ; « L’Europe : essai d’identification », ibid., 1991,
176, p. 47-62. Depuis Maastricht : P. THIBAUD, « L’Europe interpellée », ibid., 2003, 296,
p. 32-43 ; « Europe manquée, Europe à faire », Le Débat, 2005, 136, p. 69-85. Pour une mise en
cause comparable de l’Europe comme finalité sans fin et transcendance du fait accompli, ainsi
qu’une défense du lien entre nation et démocratie, cf. P. MANENT, La Raison des nations.
Réflexions sur la démocratie en Europe, Paris, Gallimard, 2006 ; « La démocratie sans la nation ? »
[1996], Enquête sur la démocratie, Paris, Gallimard, 2007, p. 166-184.
1. M. ABELÈS, I. BELLIER, « La Commission européenne, du compromis culturel à la culture
du compromis », Revue française de science politique, 1996, 46 (3), p. 431-456, p. 448.
568 Conclusion générale
1. Les premiers, Maurice Croizat et Jean-Louis Quermonne ont parlé de « fédéralisme intergou-
vernemental » pour appliquer le concept de fédéralisme coopératif à l’objet européen. Ils vou-
laient montrer que l’Union était moins marquée par un phénomène de centralisation que par une
accentuation des interdépendances réciproques (M. CROISAT, « Le fédéralisme d’aujourd’hui :
tendances et controverses », Revue française de droit constitutionnel, 1994, 19, p. 451-454 ;
M. CROISAT, J.-L. QUERMONNE, L’Europe et le fédéralisme. Contribution à l’émergence
d’un fédéralisme intergouvernemental [1996], Paris, Montchrestien, 1999, p. 59 sq.).
2. Cf. A. WIENER, « The Embedded Acquis Communautaire : Transmission Belt and Prism of
New Governance », European Law Journal, 1998, 4 (3), p. 294-315 ; L. AZOULAI, « The
Acquis of the European Union and International Organisations », ibid., 2005, 11 (2), p. 196-231.
570 Conclusion générale
1. Nous faisons ici référence aux critiques formulées par Charles Eisenmann à l’encontre de
l’interprétation malbergienne de la séparation des pouvoirs chez Montesquieu (R. CARRÉ de
MALBERG, Contribution à la théorie générale de l’État II [1922], op. cit., p. 5 sq., p. 20-21,
p. 28 sq., p. 42 sq., p. 515 sq.) : C. EISENMANN, « L’Esprit des lois et la séparation des pou-
voirs », Mélanges R. Carré de Malberg, Paris, Sirey, 1933, p. 163-192 ; « La pensée constitution-
nelle de Montesquieu » [1952], Écrits de théorie du droit, de droit constitutionnel et d’idées poli-
tiques, Paris, Éditions Panthéon-Assas, 2002, p. 583-602. Pour une mise en perspective complète,
cf. M. TROPER, « Charles Eisenmann contre le mythe de la séparation des pouvoirs », Publica-
tions du Centre de théorie politique de l’Université de Reims, Bruxelles, Ousia, 1985, 2-3,
p. 67-79 ; G. BACOT, « L’esprit des lois, la séparation des pouvoirs et Charles Eisenmann »,
Revue du droit public, 1992, 108 (3), p. 617-656 ; G. TIMSIT, « M. le maudit. Relire Montes-
quieu », Mélanges R. Chapus, Paris, Montchrestien, 1992, p. 617-632.
2. Cf. P. MAGNETTE, « Les démocraties face à l’intégration européenne : les transformations
des doctrines constitutionnelles », Revue suisse de science politique, 1997, 3 (1), p. 65-103 ;
« La restructuration de l’État dans l’Union européenne », Revue internationale de politique
comparée, 1997, 4 (3), p. 733-755 ; Le Régime politique de l’Union européenne [2003], Paris,
Presses de Sciences Po, 2009. La division communautaire des pouvoirs revêt un caractère inédit
qui ne correspond pas au schéma classique de la doctrine constitutionnelle européenne. Outre le
renforcement des exécutifs et la gouvernementalisation de la fonction législative, Paul Magnette
insiste sur l’affirmation du pouvoir des juges et la reconfiguration du principe de majorité.
3. Dans une veine legendrienne, cf. les travaux d’Alain Supiot : A. SUPIOT, Homo juridicus.
Essai sur la fonction anthropologique du Droit, Paris, Le Seuil, 2005, spécialement p. 195 sq.,
p. 200 sq., p. 236 sq. ; « La fonction anthropologique du droit », Esprit, 2001, 272, p. 151-173 ;
« L’inscription territoriale des lois », ibid., 2008, 349, p. 151-170. Pour une lecture critique,
cf. J. CAILLOSSE, « Le juriste occidental en son théâtre », Droit social, 2006, 2, p. 206-215.
572 Conclusion générale
1. Sur la question de la légitimité, cf. les analyses de Guglielmo Ferrero (G. FERRERO, Pou-
voir, les génies invisibles de la Cité [1942], Paris, Librairie générale française, 1988). À compléter
par l’utile distinction, due à Fritz Scharpf, entre légitimité par les inputs (procédures démocra-
tiques, méthodes d’élaboration des politiques) et légitimité par les outputs (contenu des poli-
tiques, prestations, réponses aux demandes sociales et résultats) (F. SCHARPF, Gouverner
l’Europe [1999], trad. fr. R. Dehousse, Y. Surel, Paris, Presses de Sciences Po, 2000).
2. Dont le pouvoir d’adoption aurait été attribué à la fois au Conseil et au Parlement
(J. DELORS, « Le principe de subsidiarité : contribution au débat », Subsidiarité : défi du chan-
gement. Colloque J. Delors, Maastricht, Institut européen d’administration publique, 1991,
p. 7-19 ; Le Nouveau concert européen, Paris, Odile Jacob, p. 163-176). Ce projet a été repris
dans le traité de 2004 mais abandonné par la Conférence intergouvernementale en 2007.
3. Selon la fameuse distinction védélienne entre notion fonctionnelle et notion conceptuelle :
certaines notions du droit administratif, avait démontré le doyen Vedel, relèveraient d’une
logique essentiellement fonctionnelle car appelées à disparaître une fois leur fonction juridique
remplie (G. VEDEL, « La juridiction compétence pour prévenir, faire cesser ou réparer la voie
de fait administrative », Semaine juridique, 1950, I, 851 ; « De l’arrêt Septfonds à l’arrêt Baren-
stein (la légalité des actes administratifs devant les tribunaux judiciaires) », ibid., 1948, I, 682).
Pour une critique dans la ligne des travaux de Charles Eisenmann et de Michel Troper,
cf. G. TUSSEAU, « Critique d’une métanotion fonctionnelle. La notion (trop) fonctionnelle de
“notion fonctionnelle” », Revue française de droit administratif, 2009, 25 (4), p. 641-656.
4. Cf. X. BIOY, « Notions et concepts en droit : interrogations sur l’intérêt d’une distinc-
tion... », Les Notions juridiques, dir. G. TUSSEAU, Paris, Économica, 2009, p. 21-53.
RÉSUMÉ
1. Nous faisons ici référence à la version initiale des titre et sous-titre de notre thèse : L’État
post-totalitaire. Au principe de la subsidiarité européenne : libéralisme et christianisme.
574 État, libéralisme et christianisme
Fort de l’étude sémantique de ces différents foyers de sens, nous avons mis
au jour une série d’homologies structurelles qui, une fois stylisées, se sont
toutes distinguées par la stigmatisation d’un même objet polémique : l’État
souverain. Néanmoins, de la même manière que nous n’avons pas considéré
le totalitarisme pour lui-même et en tant que tel, nous n’avons pas voulu
entreprendre une énième théorisation de l’État ; l’institution étatique a bien
davantage été appréhendée à travers l’impact exercé sur elle par le trauma-
tisme totalitaire. C’est ainsi, dans cette configuration de dialogue conceptuel,
que la subsidiarité a pu progressivement se présenter et s’imposer à nous
comme un analyseur privilégié. Entre-temps, il a bien évidemment fallu
assumer à la fois son brouillage définitionnel et la dispersion de ses niveaux
de langage (langage juridique et langage doctrinal, registre savant et registre
militant) ; ce qui appelait de notre part la mise au point d’un véritable appa-
reillage épistémologique. Les précautions étaient d’ailleurs d’autant plus
nécessaires qu’à l’épreuve concrète de nos repérages le passage se révéla sou-
vent imperceptible entre la subsidiarité notion axiologique et la subsidiarité
subrepticement devenue catégorie d’analyse.
elle donne à voir toutes les ambiguïtés du Concile Vatican II dont le volet
ecclésiologique annonçait pourtant un complet revirement par rapport au
modèle tridentin. Telle que mise au jour par notre analyseur conceptuel, la
contradiction pontificale réside donc dans ce cœur définitionnel du catholi-
cisme : l’imperturbable prétention de l’Église à incarner la seule Institution
possible.
Ramené à l’échelle de la doctrine catholique de l’État, le totalitarisme
— spécialement réinterprété — en vient presque à jouer le rôle de prétexte :
du point de vue pontifical, il est l’occasion inespérée de rappeler le pouvoir
temporel à son statut d’infériorité. Mieux : c’est à la faveur de cet épouvantail
totalitaire, il y a tout lieu de le considérer, que l’Église catholique parachève
son acclimatation au fait démocratique et libéral tout en reconduisant son
indéfectible rejet de l’idéologie libérale. Support théorique de cette stato-
phobie antitotalitaire, la subsidiarité déploie des effets d’autant moins per-
ceptibles qu’ils se circonscrivent à la seule dimension institutionnelle de leur
cible. Que l’État remplisse un rôle fonctionnel, voilà qui n’a jamais fait véri-
tablement problème aux yeux des papes. Que l’État prétende à la dignitas
institutionnelle, voilà qui le met en concurrence directe avec la médiation
ecclésiale. La pointe anti-étatique de la subsidiarité ne vise donc pas l’État
fonctionnel ; elle vise l’État lui-même en son principe institutionnel. Aussi
la parenté n’est-elle pas seulement fortuite avec les théories libérales de l’anti-
totalitarisme ; et trouvera logiquement à s’exprimer dans une même dénon-
ciation de la Providence étatique.
Au total, cette enquête sur la subsidiarité nous conduit à jeter une lumière
nouvelle sur la construction européenne en général et sur sa statophobie
constitutive en particulier : transformer la répartition des compétences en
une question purement technique (bilan coûts-avantages entre proximité et
efficacité) ; contourner la dimension éminemment symbolique de la hié-
rarchie des niveaux de gouvernement et miser en quelque sorte sur une auto-
régulation naturelle des différents échelons en concurrence. L’Europe pré-
tend sortir du dogme de la souveraineté étatique, elle est surtout le laboratoire
post-totalitaire de la fonctionnalisation de l’État.
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mais dépourvus de valeur juridique. Les textes de droit (textes constitutionnels,
conventionnels, législatifs et autres) cités en notes de bas de page ne sont pas
repris ci-dessous.
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Cole, George D. H. : 336, 336n, 427, 442n 154n, 183n, 260n, 275n, 278n, 292, 292n,
Congar, Yves M.-J. : 27n, 52n, 127n, 133n, 150n, 298-299n, 325, 325n, 335n, 355n, 377, 377n,
152n, 204n, 219n, 223, 223n, 244n, 246n, 443, 443n
250, 250n, 252n, 256n, 257n, 259n, 260, Dupront, Alphonse : 16n, 253n, 268n, 298n,
260n, 262n, 267n 304n
Constantinesco, Vlad : 29n, 414n, 448n, 456,
456-457n, 460n, 461n, 469n, 480-481n, 495n,
552n
—E—
Courtney-Murray, John : 133n, 146n, 150n, Eisenmann, Charles : 29n, 32n, 343n, 437n,
195, 195n, 196n, 204n 513n, 521, 521n, 571n, 572n
Croce, Benedetto : 316, 316n Elazar, Daniel J. : 330-331n, 418n, 559-560n
Croisat, Michel : 29n, 569n Ellul, Jacques : 284n, 381n, 413-414n, 426n
Crozier, Michel : 385, 385n, 409n, 443n, 450n, Endo, Ken : 396n, 457, 457n, 486n
509-510n, 523n, 524-526, 525n, 526n, 528- Erhard, Ludwig : 354n, 355, 355n, 356n, 357-
529, 529n, 530n, 547n 358, 357n, 359, 362-363, 365-367, 365n, 366-
Curran, Charles E. : 52n, 206n, 238n 367n, 369, 373-375
Eucken, Walter : 300n, 355, 357, 357n, 358n,
—D— 362, 362-363n, 366n, 375-376, 375-376n
Eusèbe de Césarée : 209, 209n, 280-281, 281n
Dabin, Jean : 27n, 191n
Dahrendorf, Ralf G. : 297-298, 392, 392n, 394,
442n, 468n, 470
—F—
Daniel-Rops, Henri : 401n, 402n, 403n Feral, Pierre-Alexis : 457, 457n, 506n
Daujat, Jean : 406-407, 406n, 407n Ferry, Jean-Marc : 448n, 565n, 566n
Dehousse, Renaud : 28n, 389n, 456, 456-457n, Fichte, Johann Gottlieb : 170, 170n, 174-177,
475-476n, 491n, 494n 174n, 175n, 177n, 291n, 315-316, 338n
Delcamp, Alain : 508n, 510n, 511n, 517n, 531- Figgis, John N. : 336, 336n
532, 532n, 535-536n Fischer, Joschka : 2n, 397-398n
Delors, Jacques : 29, 31, 307, 308, 340n, 349, Follesdal, Andreas : 5n, 489n, 555n
378, 378n, 379, 379n, 380-398, 380n, 381n, Foucault, Michel : 4n, 20, 20n, 22n, 41-42, 41n,
382n, 383n, 384-385n, 387n, 389n, 390n, 42n, 184n, 245n, 353-355, 353n, 354n, 355n,
392n, 393n, 394n, 395n, 396n, 397n, 398n, 359-361, 359n, 360n, 367n, 368, 368n, 372-
399, 428, 442, 443n, 457, 457n, 468n, 471n, 374, 374n, 377n, 378n, 450n, 452n, 526n,
472, 483, 483n, 485-486, 485n, 486n, 488- 554n
489n, 525, 525n, 527, 533, 572, 572n, 576- Freund, Julien : 9-10, 10n, 321n
577 Friedrich, Carl J. : 14n, 78n, 283n, 290n, 296-
Delos, Joseph T. : 27n, 95, 95n 297n, 312, 312n, 326n, 327n, 329n, 335, 335n
Delpérée, Francis : 28n, 29n Furet, François : 3n, 76n, 177n, 185n, 192n,
Der Velden, Joseph J. van : 103n 387n, 388n, 521-522n, 528-529, 529n
Der Ven, Joos J. M. van : 336n
Desbuquois, Georges : 98, 99n, 100
—G—
Domenach, Jean-Marie : 400n, 405n, 409n,
421n, 422n, 424n Garrigues, Jean-Miguel : 72-73n, 157n, 197n,
Donegani, Jean-Marie : 3n, 34n, 35n, 40n, 41n, 198n, 205n, 372, 372n
53n, 148n, 381n, 426n Gasser, Adolf : 414n
Dooyeweerd, Hermann : 297n, 336, 336-337n Gauchet, Marcel : 2, 8n, 9, 9n, 16, 16n, 38n, 39n,
Dreitzel, Horst : 330, 330n 40n, 54-55n, 63n, 151n, 178n, 186n, 234n,
Droulers, Paul : 87n, 96n, 99n, 101n 334, 334n, 522n, 550, 550n, 558
Index des noms propres 741
Nell-Breuning, Oswald von : 15n, 26, 26n, 49n, 189n, 190-193, 190-191, 190n, 191n, 192n,
79, 83, 98-101, 99n, 100n, 101n, 103-104, 193-194n, 196-198, 197n, 198n, 201-210,
103n, 104n, 126n, 137, 137n, 141n, 217, 223, 201n, 202n, 203n, 204n, 205n, 211, 212-213,
223n, 226, 270-271n, 307n, 310-311n, 363- 212n, 213n, 214-215n, 215, 216, 219, 223,
366, 364n, 366n, 367n, 516-517n, 577 228, 231, 233, 238n, 241, 243n, 247-251,
Nipperdey, Thomas : 178n, 179n, 292n, 294n, 248n, 249n, 250n, 251n, 254n, 260n, 263,
296n, 297-298n, 309, 309n, 322n, 325n, 332- 264, 271, 303, 303n, 304n, 307, 313n, 337,
333n, 365n 423
Novak, Michael : 206n, 371, 371n Piller, Joseph : 337-338, 337-338n
Pirou, Gaétan : 55n, 92n, 115n
—O— Plessner, Helmuth : 297-298n, 311, 311-312n
Ploncard d’Assac, Jacques : 81n, 303-304n
Onorio, Joël Benoît d’ : 18n, 253n, 269n
Polanyi, Karl : 54-55n, 355n, 376n
Pontier, Jean-Marie : 29n, 512n, 522n, 537-
—P— 538n, 542-543n
Popper, Karl R. : 11, 11n, 318, 318n
Padoa-Schioppa, Tommaso : 472, 472n
Portier, Philippe : 146n, 231n, 524n
Passerin d’Entrèves, Alexandre : 119n, 173n,
Poulat, Émile : 40-41n, 49n, 62, 62n, 74n, 76n,
212n
107n, 122n, 133n, 146n, 148-149, 148-149n,
Paul VI (Giovanni Battista Montini) : 222n, 225,
194n, 203n, 204n, 207n, 239, 239n, 305n,
226, 226n, 227-228, 227n, 228n, 236, 237,
308n, 371n
239, 239n, 254, 254n, 264, 264n, 265, 304n,
Portelli, Hugues : 381n, 512n, 532n, 534, 534n
305, 305n
Prélot, Marcel : 91, 91n, 97, 97n, 147n, 327n,
Perissich, Ricardo : 468, 468n, 486n
423, 423n, 432n
Perroux, François : 27n, 81n, 86, 86n, 88, 88n,
89, 89n, 92-93, 92n, 93n, 226n, 388, 403n, Prodi, Romano : 307, 396-397n, 472n, 488, 488-
405n, 406n 489n
Pescatore, Pierre : 455, 455-456n, 460n, 461n, Proudhon, Pierre-Joseph : 17, 111n, 327, 381-
495n 382, 385, 387-388, 387n, 399, 399n, 401,
Pesch, Heinrich : 101-104, 101-102n, 104n, 110, 401-402n, 406, 408, 410, 412n, 416-420,
112, 137-138, 137n, 217 416n, 417n, 419n, 420n, 420-421, 421n, 424-
Peterson, Erik : 209-210, 209n 429, 424n, 425n, 426n, 427n, 428n, 429n,
Peyrefitte, Alain : 525, 525n 431n, 432-433, 435-436, 435n, 440, 442n, 576
Picq, Jean : 529, 529n, 530-531, 530n, 532n, 543n
Pie IX (Giovanni Maria Mastai Ferretti) : 62n, —R—
78n, 109n, 144n, 145n, 146, 177-178n
Pie X (Giuseppe Melchiorre Sarto) : 49-50n, Raffarin, Jean-Pierre : 511, 535, 546n
64n, 255, 255n, 383n Rahner, Karl : 75-76n, 150n, 214n, 223, 223n,
Pie XI (Achille Ratti) : 13, 13n, 15, 24, 31, 31n, 250, 250n
47n, 48-49, 49-50n, 53n, 54n, 55n, 56-57, Rauscher, Anton : 99n, 100n, 364n
56n, 57n, 60n, 62n, 67, 67n, 68, 69-70, 70n, Renard, Georges : 430n, 432, 432n, 436n
71n, 74-75, 75n, 77-78, 79, 79n, 80-85, 80n, Rendtorff, Trutz : 295n, 344-345n
81n, 82n, 83n, 84n, 85n, 88, 90, 90n, 92, Reuter, Paul : 445, 445n, 563n
98-99, 99n, 108n, 123, 125n, 127n, 133n, Richard, Max : 337, 399, 399n, 400n, 403n, 406,
134n, 135-139, 135n, 137n, 138n, 139-142, 407, 407-408n, 410, 409-410n
140n, 141-142n, 142-143n, 143, 144, 144n, Ricœur, Paul : 9n, 20n, 21n, 316n, 429n, 431n
147, 149-150, 165-169, 165-166n, 167n, Robespierre, Maximilien de : 522, 522n
168n, 169n, 186n, 188-189, 188-189n, 190- Rocard, Michel : 381, 382-383, 383n, 385, 386,
192, 196-201, 198n, 199n, 200n, 201n, 204, 524n, 529-530, 533
209-212, 211n, 214-216, 214n, 215n, 220, Rommen, Heinrich : 26n, 104, 104n, 155n
221, 226n, 228, 232, 233, 238, 241, 248, 252, Röpke, Wilhelm : 289, 289n, 301, 301n, 357,
421, 548n, 575 358n, 361n, 362-366, 362n, 363n, 364n,
Pie XII (Eugenio Pacelli) : 16n, 57n, 61n, 68, 365n, 366n, 373-375, 373n, 375n, 377n,
83n, 84n, 99, 105, 138n, 142, 142-143n, 143, 378n, 407, 413-414n
144, 145, 147n, 150, 150n, 152n, 168n, 188n, Rougemont, Denis de : 337, 379, 395-396, 395n,
744 Index des noms propres
396n, 401-402n, 403n, 404-405, 404n, 407n, Thomas d’Aquin (saint) : 17, 18n, 35-36, 49-51,
408-409, 408n, 409n, 410, 412-413, 413n, 415 49-50n, 61, 69n, 70n, 101n, 105, 115, 116-
Rougier, Louis : 361, 361n 138, 117n, 118n, 121n, 122-123n, 124n,
Rousseau, Jean-Jacques : 11, 134, 170, 170n, 125n, 126n, 127n, 128n, 129n, 130n, 131n,
175n, 194, 233, 317, 328, 328-329n, 332, 382, 132n, 133n, 136-137n, 140, 140-141n, 150,
403, 518, 518n, 520, 560n 153-155, 154n, 155n, 157-161, 157n, 158n,
Rosanvallon, Pierre : 7n, 39n, 54-55n, 94n, 130, 159n, 160n, 161n, 168, 168n, 172-173, 172n,
130n, 382n, 385-387, 385n, 386n, 387n, 173n, 187, 194, 202, 212n, 282n, 284-285,
388n, 427n, 520n, 521-522n, 523n, 528, 529n 360, 429n, 432-433n, 436n, 573
Rüstow, Alexander : 357, 361-362, 362-363n Tocqueville, Alexis de : 8, 8n, 11, 17, 39n, 111n,
180, 205-206, 385, 387, 387n, 419, 419n, 518-
520, 519n, 519-520n, 520-521n, 573
—S— Toniolo, Giuseppe : 101, 101n, 110, 113, 113n,
Saint-Simon, Claude Henri de : 307, 378n, 388, 147n
428, 428n Troeltsch, Ernst : 34-35n, 49n, 150n, 275-276n,
Scelle, Georges : 361n, 411-412, 411-412n 294n, 295n, 296, 296n, 298-299n, 323, 323n
Schmitt, Carl : 7n, 12n, 37n, 43, 43n, 72-73n, Troper, Michel : 32n, 315n, 538n, 561-562,
119n, 151n, 184n, 195n, 209-210, 209n, 243- 561n, 562n, 571n, 572n
244n, 272n 272-273n, 273-274n, 283, 283n,
300, 315, 319-322, 319n, 320n, 321n, 331- —U—
332, 332n, 374-375, 374-375n, 420, 420n,
427-428, 427n, 428n, 432n, 440, 440n, 518, Utz, Arthur F. : 26n, 51-52n, 62n, 134n, 136n,
520, 557, 557n, 563-564, 564n 188n, 223n, 337n, 338, 344n, 370n
Schmitz, Richard : 89, 89n
Schuman, Robert : 2n, 306, 307n, 361n, 445,
445n
—V—
Senellart, Michel : 283n, 333, 334n, 354n, 355n, Vedel, Georges : 410n, 419n, 436n, 523n, 572n
360n, 368n Verbeek, Bertjan : 450n, 465n
Sidjanski, Dusan : 404n, 415, 415n Vialatoux, Joseph : 14, 14n, 103n, 195, 195n
Spinelli, Altiero : 28n, 349n, 361n, 392, 394-395, Vignaux, Paul : 94, 94n, 381n, 383, 432n
394n, 409-410, 410n, 419, 468-470, 468n, Vignon, Jérôme : 393n, 396, 396n, 455n, 488,
469n, 470n, 472-473, 473n, 486 488n, 525n
Stadler, Hans : 26n, 297n, 414n Villey, Daniel : 93n, 361, 361n
Stolleis, Michael : 314n, 315n, 318n, 327-328n, Villey, Michel : 35n, 50, 50n, 60n, 75-76n, 122-
330n, 332-333n 123n, 125, 141n, 154n, 326n
Strauss, Leo : 26, 35, 35n, 60n, 120, 155n, 173n, Voegelin, Eric : 14, 14n, 87, 90, 90n, 185-186n,
274n 195-196, 196n, 318, 557n
Sturzo, Luigi : 14, 14n, 59, 59n, 78, 87, 90-91, Vogelsang, Karl von : 88n, 89, 88-89n, 100n,
90-91n, 195, 214n, 304n, 318n 111-112
Supiot, Alain : 137n, 571n Voyenne, Bernard : 327n, 335n, 337n, 401-402n,
Süsterhenn, Adolf : 142n, 340, 340n, 342, 342n, 409-410n, 417n, 418n, 420, 420n, 421, 421n
358n, 408, 408n
—W—
—T—
Weber, Max : 34-35n, 151n, 183n, 208n, 245,
Taine, Hippolyte : 180n, 520n 245n, 275-276n, 296, 296n, 300, 321, 321n,
Talmon, Jacob L. : 11, 11n, 196n, 203-204n, 327, 371, 452n, 547n, 570n
407n Weiler, Joseph H. H. : 461n, 489n, 495-496n,
Taparelli d’Azeglio, Luigi : 101, 101n, 137n, 555n
213n, 333, 333n Winkler, Heinrich August : 290n, 297-298n,
Thibaud, Paul : 386, 386n, 400n, 566-567n 309, 309n, 314, 314n
Thieme, Karl : 337, 337n Wyduckel, Dieter : 17n, 326n
TABLE DES MATIÈRES
Remerciements VII
Préface IX
Première partie
La subsidiarité catholique
ou la statophobie souterraine de l’Église romaine
Chapitre préliminaire. L’Église, l’État, la Société 47
1. Le statut doctrinal de la subsidiarité 47
2. La question de l’intervention étatique 53
3. La conquête ecclésiale de la société 62
Chapitre 1. Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 67
I. Contextualisation factuelle de la subsidiarité 67
1. La théorie rattienne du corporatisme « sain » 68
2. Le révélateur du fascisme mussolinien 77
3. L’aveuglement des clercs catholiques 86
II. Contextualisation intellectuelle de la subsidiarité (1) 98
1. L’empreinte du solidarisme germano-catholique 98
2. La figure tutélaire de Mgr von Ketteler 105
3. La postérité contrastée de La Tour du Pin 111
II bis. Contextualisation intellectuelle de la subsidiarité (2) 116
1. L’instrumentalisation pontificale de saint Thomas 117
2. Thomas d’Aquin au-delà du thomisme magistériel 121
III. Signification doctrinale de la subsidiarité 135
1. Le nouvel argument de la « justice sociale » 136
746 Table des matières
Seconde partie
La subsidiarité germanique
ou la statophobie refoulée de l’Europe chrétienne
Chapitre préliminaire. L’Allemagne, l’Europe, le fédéralisme 289
1. La tradition allemande du fédéralisme 289
2. La subsidiarité du libéralisme germanique 296
3. Les enjeux de la subsidiarité européenne 302
Chapitre 1. Subsidiarité et Allemagne chrétienne. La condition fédérale 309
I. Le système traumatique totalitarisme-fédéralisme 309
1. Fédéralisme, libéralisme, jusnaturalisme 309
2. L’État totalitaire : l’État bouc émissaire 315
II. Du fédéralisme germanique à la subsidiarité (territoriale) 322
1. Les matrices luthérienne et althusienne de l’État 322
2. La subsidiarité dans le fédéralisme post-totalitaire 338
3. Fédéralisme unitaire et revendications subsidiaristes 344
Table des matières 747
Résumé 573
748 Table des matières
Bibliographie 579
I. Sources primaires 579
Auteurs classiques 579
Textes ecclésiaux et pontificaux 580
Recueils 594
Documents institutionnels 595
Ensemble des références consultées 600
II. Sources secondaires 695