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Hugo
Lucchino



Master
1
d’Esthétique
et
Philosophie
de
l’art

Cours
magistral
de
Mme
Jacqueline
Lichtenstein





Mini-Mémoire

Philosophie
et esthétique de
la danse
selon Michel Bernard

Compte‐rendu
 synthétique
 de
 l’ouvrage
 de
 Michel
 Bernard
 De
 la
 création

chorégraphique,
Centre
National
de
la
Danse,
«
Recherches
»,
2001.


Sommaire :

• Introduction
:

 
 
 
 
 
 
 p.
2

• Du
corps
à
la
corporéité
 
 
 
 
 
 p.
4

• De
la
corporéité
à
la
corporéité
dansante
 
 
 
 p.
6

• De
la
corporéité
dansante
à
la
corporéité
spectaculaire
 
 p.
9

• Conclusion
 
 
 
 
 
 
 
 p.
14

• Bibliographie

 
 
 
 
 
 
 p.
15


 

Introduction


 La
 danse
 possède
 une
 place
 particulière
 dans
 la
 philosophie
 et

l’esthétique
:
 elle
 a
 souvent
 été
 délaissée,
 considérée
 comme
 mineure
 ou
 tout

simplement
 oubliée
 à
 cause
 de
 son
 lien
 avec
 le
 corps.
 Toutefois
 certains

philosophes
au
XXe
siècle
ont
au
contraire
valorisé
ce
caractère
primitif,
matériel

de
la
danse
dans
la
philosophique
contemporaine.
C’est
notamment
le
cas
pour
la

période
récente
de
Michel
Bernard,
qui
se
consacre
depuis
plus
de
quarante
ans

à
 l’étude
 philosophique
 du
 corps
 et
 de
 la
 corporéité
 artistique,
 et
 de
 ses

conséquences
en
danse
en
particulier.
Professeur
émérite
d’esthétique
théâtrale

et
chorégraphique
à
l’Université
Paris
VIII,
il
y
a
fondé
en
1989
le
département

Danse.
 Son
 œuvre
 subvertit
 cette
 tradition
 philosophique
 continentale
 qui

depuis
des
siècles
peine
à
penser
la
complexité
du
corps,
et
cherche,
de
manière

postmoderne,
à
dévoiler
les
richesses
et
la
fécondité
d’une
nouvelle
approche
du

corps
:


«
Cette
 recherche
 aura
 pris
 l’allure
 d’une
 quête
 obstinée,
 radicale,
 des
 implications

épistémologiques,
ontologiques
et
esthétiques
de
l’expérience
dite
“corporelle“
et,
avant

tout,
 de
 ce
 mot
 étranger,
 trompeur
 même,
 de
 «
corps
»
 qui
 prétend
 la
 désigner.
 Mais

quête
aussi
bien
des
modalités
artistiques
qu’une
telle
expérience
revêt
dans
sa
mise
en

jeu
 spectaculaire,
 théâtrale
 et
 chorégraphique,
 autrement
 dit,
 des
 mécanismes
 de
 son

pouvoir
créateur.
»1


De
 la
 création
 chorégraphique
 résume
 le
 travail
 de
 plusieurs
 décennies.

Michel
 Bernard
 y
 convoque
 aussi
 bien
 la
 phénoménologie,
 l’épistémologie,
 la

sémiotique,
 la
 linguistique,
 la
 psychologie,
 la
 psychanalyse,
 que
 l’histoire

culturelle,
la
sociologie
ou
la
biologie,
dans
une
écriture
érudite
parfois
difficile

d’accès
 en
 raison
 de
 la
 multiplicité
 et
 de
 la
 concision
 des
 références.
 A
 cela

s’ajoute
 le
 genre
 de
 l’ouvrage,
 la
 compilation
 d’articles
 et
 de
 conférences,
 qui

donne
souvent
lieu
à
des
répétitions.
Au
moins
ont‐elles
le
mérite
de
souligner
la

cohérence
de
la
recherche
du
philosophe
et
ses
problématiques
récurrentes.
Ses

thèses
 philosophiques
 sont
 exposées
 et
 démontrées
 dans
 la
 première
 partie
 de

son
 ouvrage,
 «
La
 corporéité
 dansante
»
 sur
 laquelle
 ce
 compte‐rendu
 se


























































1
Michel
Bernard,
De
la
création
chorégraphique,
Centre
National
de
la
Danse,
«
Recherches
»,



 2

concentrera,
 les
 parties
 suivantes
 proposant
 une
 illustration
 des
 modalités
 de

mise
 en
 œuvre
 de
 ces
 outils
 conceptuels
 dans
 le
 processus
 de
 création

chorégraphique
contemporain.


A
 partir
 de
 cette
 question
 de
 la
 place
 singulière
 de
 la
 danse
 dans
 la

philosophie,
déconsidérée
étant
donné
son
lien
avec
le
corps,
il
était
intéressant

de
 se
 pencher
 précisément
 sur
 l’œuvre
 d’un
 penseur
 contemporain
 qui
 fait
 du

corps
le
centre
de
tout
son
système
philosophique.
Avant
même
de
s’intéresser
à

ses
implications
artistiques,
Michel
Bernard
s’est
d’abord
penché
exclusivement

sur
 le
 corps
 lui‐même,
 sur
 son
 ontologie,
 dans
 la
 première
 phase
 de
 ses

recherches
 dans
 les
 années
 1960.
 Il
 en
 a
 tiré
 une
 conception
 dynamique
 et

plurielle
 du
 corps
 en
 rupture
 avec
 la
 tradition
 philosophique
 occidentale,
 qu’il

rebaptise
 «
corporéité
»,
 reprenant
 ce
 terme
 de
 la
 phénoménologie
 en

l’amendant
(première
partie
de
ce
compte‐rendu).
C’est
seulement
une
fois
avoir

pensé
 les
 modalités
 d’existence
 du
 corps
 qu’il
 va
 alors
 étudier
 l’expressivité
 du

corps,
 notamment
 artistique,
 à
 travers
 une
 thèse
 d’Etat,
 modifiée
 puis
 publiée

dans
 les
 années
 1970‐1980.
 On
 passe
 de
 la
 «
corporéité
»
 à
 la
 «
corporéité

dansante
»,
autrement
dit
comment
le
geste
devient‐il
danse
?
(deuxième
partie).

Enfin,
 les
 troisième
 et
 quatrième
 périodes
 de
 ses
 recherches
 l’orientent

entièrement
 vers
 «
l’acte
 de
 danser
 (comme
 corporéité
 temporalisée),
 la

singularité
 de
 sa
 dimension
 spectaculaire,
 les
 nouveaux
 codes
 corporels
 forgés
 et

mis
 en
 œuvre
 par
 la
 danse
 contemporaine,
 et,
 plus
 radicalement,
 la
 dynamique

sensorielle
 qui
 la
 meut
 et
 constitue
 son
 pouvoir
 “fictionnaire“
».
 Ce
 passage
 du

corps
 à
 la
 scène
 et
 par
 conséquent
 la
 réception
 du
 spectacle
 par
 le
 public

l’entraîne
à
penser
une
nouvelle
théorie
de
la
sensorialité
(troisième
partie).



 3

Du « corps » à la « corporéité »

Michel
 Bernard
 est
 avant
 tout
 un
 penseur
 du
 corps.
 Dans
 la
 première

phase
 de
 ses
 trente
 années
 de
 recherches
 universitaires,
 qu’il
 qualifie
 de

«
critique
»,
il
a
dressé
un
panorama
critique
de
toutes
les
approches
sur
le
corps

dans
 le
 but
 de
 les
 déconstruire
 et
 de
 mettre
 en
 lumière
 «
la
 signification
 et
 la

valeur
 du
 phénomène
 corporel
»
 dans
 la
 culture
 des
 sociétés
 industrielles

occidentales.
 C’est
 dans
 cette
 optique
 qu’il
 dirige
 la
 collection
 «
Corps
 et

Culture
»
 aux
 Editions
 universitaires
 et
 qu’il
 publie
 surtout
 Le
 Corps2
en
 1972,

ouvrage
fondateur.


Ainsi,
 selon
 Bernard,
 le
 mot
 «
corps
»
 n’est
 pas
 innocent
:
 il
 prétend

désigner
 une
 réalité
 objective.
 Avant
 d’étudier
 ses
 dénotations
 et
 connotations,

l’auteur
adopte
une
méthode
généalogique,
en
appréhendant
ce
mot
en
tant
que

«
produit
 d’un
 acte
 d’énonciation
»,
 c’est‐à‐dire
 en
 essayant
 de
 répondre
 à
 la

question
 suivante
:
 à
 quel
 désir,
 à
 quelle
 intentionnalité
 l’énoncé
 de
 ce
 mot

répond‐t‐il
?
 Ainsi,
 Michel
 Bernard
 fait
 appel
 à
 la
 sémiotique
 et
 à
 l’histoire

culturelle
pour
construire
son
approche
du
corps
:



«
Autrement
 dit,
 le
 mot
 “corps“
 se
 présente
 comme
 auto‐fondateur
 de
 son
 référent
:
 il

légitime
 a
 priori
 la
 croyance
 qui
 anime
 secrètement
 la
 démarche
 ou
 l’approche
 par

laquelle
 il
 appréhende
 ce
 référent
 et
 qui
 est,
 bien
 entendu,
 l’émanation
 d’une
 culture

spécifique
et
de
son
histoire.
»3



Il
 rappelle
 à
 juste
 titre
 que
 dans
 certaines
 langues
 orientales
 comme
 le

chinois,
 il
 n’existe
 pas
 de
 terme
 désignant
 un
 corps
 comme
 «
substance

autonome
»,
 «
référent
 identique
»,
 mais
 au
 contraire
 une
 pluralité
 de
 mots

qualifiant
des
postures
ou
des
attitudes
particulières
du
«
corps
».
Notre
emploi

du
mot
«
corps
»
pour
désigner
la
dimension
sensible
et
matérielle
de
notre
vécu

implique
une
dénaturation
:



























































2
Michel
Bernard,
Le
Corps,
Seuil,
«
Point
Essais
»,
1972.

3
Michel
Bernard,
De
la
création
chorégraphique,
op.
cit.,
2001,
p.
18.



 4

«
En
 somme,
 comme
 on
 le
 voit,
 le
 modèle
 traditionnel
 de
 “corps“
 n’est
 pas
 exempt
 de

présupposés
lourds
de
conséquences.
Héritier
d’une
tradition
théologico‐métaphysique

qui
 en
 avait
 fait
 le
 support
 d’une
 vision
 ontologique
 ordonnée
 du
 monde,
 il
 s’est
 vu

investi
et
envahi
par
le
projet
technico‐scientifique
d’un
capitalisme
triomphant
:
notre

expérience
quotidienne
se
trouve
a
priori
in‐formée
et
normalisée
par
l’imaginaire
social

et
le
discours
que
ce
modèle
engendre
et
promeut.
»4



Cependant,
 l’art
 moderne
 et
 contemporain,
 par
 le
 «
profond

bouleversement
qu’il
a
introduit
dans
la
compréhension
du
processus
de
création
»,

a
 contribué
 pour
 lui
 à
 remettre
 en
 cause
 cette
 appréhension
 du
 corps
 en

nourrissant
la
phénoménologie
(Merleau‐Ponty),
la
psychanalyse
(Ehrenzweig),

la
 théorie
 «
rhizomatique
»
 (Deleuze
 et
 Guattari).
 Tous
 ces
 philosophes

subvertissent
 la
 notion
 traditionnelle
 de
 corps
 et
 proposent
 en
 proposent
 une

vision
 plurielle,
 dynamique
 et
 aléatoire
 (que
 nous
 décrirons
 tout
 au
 long
 de
 ce

compte‐rendu)
 que
 Michel
 Bernard
 revendique
 et
 qu’il
 reprend
 dans
 le
 terme

«
corporéité
»
:


«
Il
 devait
 ressortir
 de
 ces
 recherches
 qu’il
 n’y
 a
 pas
 d’entité
 corporelle,
 mais
 des

expériences
 hybrides,
 variables,
 instables
 et
 contingentes.
 Celles‐ci
 dessinent
 une
 sorte

de
 réseau
 pulsionnel,
 sensori‐moteur
 et
 affectif,
 déterminé
 par
 les
 jeux
 d’interférences

sauvages
de
deux
trajectoires
historiques
:
celle
de
notre
imaginaire
individuel
(…),
dont

la
 configuration
 résulte
 de
 notre
 vécu
 de
 l’enfance,
 des
 expériences
 singulières
 et

complexes
tissés
au
sein
du
milieu
familial
et
extra‐familial
;
et
celle
de
notre
imaginaire

“social“,
fruit
des
mœurs,
habitus,
règles,
rites
et
croyances
de
la
société
globales
à
partir

desquels
 se
 constituent
 un
 réservoir
 de
 mythes,
 de
 symboles,
 de
 valeurs
 qui
 régissent

notre
comportement
quotidien.
»5



Ce
tournant
esthético‐philosophique
entraîne
trois
conséquences
sur
l’art

selon
 l’auteur.
 La
 première,
 c’est
 celle
 du
 «
statut
 même
 de
 l’art
 et
 du
 rapport

entre
 les
 arts
»
:
 l’art
 n’est
 plus
 le
 «
champ
 d’une
 activité
 autonome
 et

transcendantale
»
mais
au
contraire
le
résultat
des
divers
sens
de
l’artiste
qui
«
se

répondent
dans
une
polyphonie
toujours
renouvelée
».
Ainsi
la
spécificité
de
tel
ou

tel
 art
 vole
 en
 éclat
 puisque
 «
l’indépendance
 et
 l’originalité
 des
 propriétés

matérielles
d’un
organe
sensoriel
pris
en
lui‐même
»
ne
se
justifient
plus
dans
une


























































4
Ibid,
p.
20.

5
Ibid,
p.
12.



 5

conception
 plurielle
 et
 dynamique
 du
 corps.
 La
 seconde
 conséquence
 concerne

plus
 particulièrement
 la
 danse
 et
 le
 théâtre
 avec
 la
 «
mise
 en
 œuvre

spectaculaire
»
de
la
corporéité
:
on
ne
peut
en
effet
plus
envisager
«
le
corps
de

l’acteur
 ou
 du
 danseur
comme
 une
 totalité
 morphologique,
 organisée
 et

signifiante
»
mais
plutôt
comme
«
modulation
temporaire
et
rythmique
»,
comme

métamorphoses.
 Enfin,
 la
 troisième
 conséquence
 concerne
 la
 nécessité
 de

repenser
la
pédagogie
du
corps
qui
est
tributaire
des
présupposés
évoqués
plus

haut
:
le
corps
est
traditionnellement
considéré
comme
«
le
support,
le
véhicule
et

le
terme
de
la
relation
avec
autrui
»
dans
une
logique
de
communication
et
donc

de
 pouvoir
 qu’on
 est
 à
 même
 de
 perturber
 en
 remplaçant
 le
 «
corps
»
 par
 la

«
corporéité
».


C’est
 par
 conséquent
 ses
 recherches
 sur
 le
 corps
 qui
 l’amènent
 à
 en

penser
 les
 conséquences
 pour
 les
 arts
 et
 notamment
 le
 théâtre
 et
 la
 danse.

L’étude
de
cette
dernière
a
donc
comme
point
de
départ
le
corps
organique
(bien

qu’il
 prenne
 soin
 à
 travers
 étude
 critique
 approfondie
 de
 la
 notion
 d’

«
organisme
»
 de
 disqualifier
 ses
 usages
 galvaudés)
 ou
 plutôt
 la
 corporéité

physiologique
 conçue
 comme
 matrice
 de
 l’art.
 C’est
 ce
 qui
 fait
 dire
 à
 Roland

Huesca
que
Bernard
«
propose
une
vision
essentialiste
de
la
corporéité
»6.


De la « corporéité » à la
« corporéité dansante »

Fort
de
son
concept
de
«
corporéité
»,
Michel
Bernard
s’attèle
ensuite
plus

particulièrement
 à
 l’esthétique
 de
 la
 danse.
 Il
 part
 pour
 cela
 d’une
 question

triviale
:
à
quel
moment
ou
selon
quels
critères
un
geste
banal,
une
succession
de

mouvements
simples,
peuvent‐ils
évoquer
une
chorégraphie,
en
dehors
de
toute

accompagnement
musical,
en
dehors
du
cadre
du
spectacle
?
Cette
question
de
la

perception
et
de
la
reconnaissance
spontanée
du
corps
dansant,
il
l’introduit
en

se
 référant
 à
 Paul
 Valéry,
 chez
 qui
 cette
 question
 revêt
 une
 place
 importante



























































6
Roland
Huesca,
«
Vision
essentialiste
de
la
corporéité
:
De
la
création
chorégraphique
»,
in
Jeu
:


revue
de
théâtre,
n°104,
(3)
2002,
p.
161‐162.



 6

dans
son
œuvre.
Bernard
interprète
L’Âme
et
la
Danse7
au
regard
de
sa
réflexion

sur
le
concept
de
«
corporéité
dansante
».
Sous
la
plume
de
Valéry,
la
danseuse

Athikté
 apparaît
 pour
 le
 rationnel
 Socrate
 «
comme
 une
 démente,
 cette
 femme

bizarrement
 déracinée
 et
 qui
 s’arrache
 incessamment
 de
 sa
 propre
 forme,
 tandis

que
 ses
 membres
 devenus
 fous
 semblent
 se
 disputer
 la
 terre
 et
 les
 airs
;
 et
 que
 sa

tête
se
renverse,
traînant
sur
le
sol
une
chevelure
délié
;
et
que
l’une
de
ses
jambes

est
à
la
place
de
cette
tête
;
et
que
son
doigt
trace
je
ne
sais

quels
signes
dans
la

poussière
?
» 8 .
 On
 retrouve
 donc
 chez
 Valéry
 une
 illustration
 pertinente
 du

concept
de
corporéité
en
tant
qu’éclatement
de
l’unicité
du
«
corps
»
:


«
La
 danse
 d’Athikté,
 comme
 toute
 danse,
 ne
 serait,
 en
 ce
 sens,
 que
 l’ivresse
 du

mouvement
pour
son
propre
changement,
la
folle
quête
d’un
corps
qui
tente
vainement,

mais
 indéfiniment,
 de
 nier
 son
 apparence
 unité
 et
 identité
 dans
 la
 multiplicité,
 la

diversité
et
la
disparité
de
ses
actes
:
“étant
chose
il
éclate
en
événements“.
»9



Valéry
 propose
 lui‐même
 une
 analyse
 de
 ce
 phénomène
 dans
 sa

Philosophie
 de
 la
 danse10.
 Ce
 qui
 est
 essentiel
 dans
 la
 danse,
 c’est
 l’
 «
espace‐
temps
»
 original
 dans
 laquelle
 elle
 nous
 projette,
 distinct
 de
 celui
 de
 la
 vie

pratique
:
 la
 danse
 constitue
 une
 dépense
 motrice
 et
 sensorielle
 inutile
 et

autodestructrice
 puisqu’elle
 tend
 à
 l’épuisement.
 Cependant
 cette
 inutilité
 crée

son
 propre
 besoin
:
 «
la
 personne
 qui
 danse
 s’enferme
 dans
 une
 durée
 qu’elle

engendre,
 une
 durée
 toute
 faite
 d’énergie
 actuelle,
 toute
 faite
 de
 rien
 qui
 puisse

durer
» 11 .
 Cet
 espace‐temps
 semble
 également
 autonome
 de
 celui
 de
 la
 vie

pratique,
le
corps
dansant
se
détache
de
ce
qui
l’entoure,
l’ignore
et
se
suffit
à
lui‐
même.
Valéry
en
vient
à
définir
la
danse
comme
«
une
poésie
générale
de
l’action

des
êtres
vivants
:
elle
isole
et
développe
les
caractères
essentiels
de
cette
action,
la

détache,
 la
 déploie
 et
 fait
 du
 corps
 qu’elle
 possède
 un
 objet
 dont
 les

transformations,
la
succession
des
aspects,
la
recherche
des
limites
des
puissances

instantanées
de
l’être
»12.



























































7
Paul
Valéry,
L’Âme
et
la
Danse,
in
Œuvres,
Gallimard,
«
Bibliothèque
de
la
Pléiade
»,
1960,
tome


II,
p.
160‐172.

8
Ibid.

9
Michel
Bernard,
De
la
création
chorégraphique,
op.
cit.,
2001,
p.
80.

10
Paul
Valéry,
Philosophie
de
la
danse,
in
Œuvres,
op.
cit.,
p.
1392‐1403.

11
Ibid.

12
Ibid.



 7


A
 partir
 de
 Valéry,
 Michel
 Bernard
 identifie
 la
 spécificité
 de
 l’art
 de
 la

danse
 qu’il
 nomme
 «
l’orchésalité
»
 à
 travers
 «
quatre
caractéristiques
majeures

qui
permettent
la
détermination
esthétique
de
l’acte
de
danser
»
:

‐ «
Sa
 dynamique
 corporelle
 de
 métamorphose
 indéfinie,
 l’ivresse
 du

mouvement
 pour
 son
 propre
 changement
»
:
 c’est
 la
 quête
 du
 corps

individuel
 qui
 tente
 de
 «
nier
 son
 apparente
 unité
 dans
 la
 multiplicité,
 la

diversité
et
la
disparité
de
ses
actes
».

‐ «
Son
 jeu
 aléatoire
 et
 paradoxal
 de
 construction
 et
 destruction
»
 de
 la

temporalité
:
 c’est
 dans
 le
 flux
 temporel
 que
 la
 corporéité
 évolue
 en
 une

«
irruption
brutale
d’événements
».

‐ «
Son
dialogue
incessant
et
conflictuel
avec
la
pesanteur
»
:
la
corporéité
ne

devient
dansante
que
lorsqu’elle
joue
avec
cette
force
qui
la
traverse.

‐ «
Sa
 pulsion
 auto‐affective
 ou
 autoréflexive
»
:
 c’est
 ce
 cocon,
 cette
 «
bulle

fictive
»
dans
laquelle
semble
s’enfermer
le
danseur
pour
«
mieux
jouir
des

ressources
 motrices
 indéfinies
 de
 sa
 corporéité
».
 Ce
 quatrième
 élément

sera
longuement
repris
et
décortiqué
dans
la
suite
de
l’ouvrage.

Toutefois,
 une
 condition
 elle
 aussi
 signalée
 par
 Valéry
 est
 requise
 pour

que
ces
quatre
traits
puissent
surgir
:
c’est
celle
de
l’inutilité
de
l’acte
danser,
de

la
 libération
 du
 mouvement
 «
de
 sa
 subordination
 à
 l’urgence
 des
 besoins

immédiats
et,
par
conséquent,
du
poids
de
ses
chaînes
instrumentales
qui
l’aliènent

aux
impératifs
économiques
et
techniques
».


Ainsi
 Michel
 Bernard
 est
 en
 mesure
 de
 proposer
 une
 réponse
 à
 la

question
initiale
du
surgissement
de
la
danse
dans
la
corporéité
:


«
Le
corps
n’advient
à
la
danse
et
ne
peut
être
dit
dansant
qu’à
partir
du
moment
où
son

mouvement
 banal
 et
 quotidien
 se
 détachant,
 s’arrachant,
 de
 l’attraction
 impérieuse
 de

son
but
utilitaire
et
de
sa
fonction
économique
et
technique,
s’émancipe
et
s’autonomise.

Il
tend
alors
à
se
réfléchir
comme
dans
un
miroir,
à
se
spéculariser,
jouant
innocemment

avec
 les
 contraintes
 simultanées
 de
 la
 force
 gravitaire
 et
 de
 l’ordre
 rationnel
:
 ainsi

déconstruit‐il
 et
 pervertit‐il
 à
 plaisir
 le
 flux
 temporel,
 selon
 les
 fantaisies
 de
 son

imaginaire
 sensoriel,
 tout
 en
 le
 convertissant
 spatialement,
 en
 le
 rendant
 visible
 et

figural.
(…)
 Autrement
 dit,
 la
 transitivité
 fonctionnelle
 du
 mouvement
 utilitaire
 s’efface



 8

totalement
devant
son
expressivité
unique
qui
en
absorbe
toutes
les
composantes
en
les

dénaturant.
»13



De la « corporéité dansante » à
la « corporéité spectaculaire »

De
l’identification
du
geste
dansé
par
rapport
au
geste,
Michel
Bernard
en

arrive
au
spectacle
proprement
dit,
au
«
corps
spectaculaire
»,
ce
qui
l’introduit

dans
 le
 champ
 du
 rapport
 acteurs/spectateurs
 et
 donc
 celui

expression/perception.
On
entre
aussi
dans
une
dimension
politique
au
sens
de

communautés
 d’individus
 avec
 une
 culture,
 une
 histoire
 particulières.
 Michel

Bernard
 va
 faire
 résonner
 ces
 différentes
 problématiques
 entre
 elle
 pour

dessiner
sa
propre
conception
de
la
«
corporéité
spectaculaire
».


Il
 remarque
 que
 depuis
 plusieurs
 décennies,
 le
 corps
 est
 omniprésent

dans
la
culture
des
sociétés
occidentales.
Ce
phénomène
a
depuis
longtemps
été

mis
à
jour
par
les
sciences
humaines,
notamment
Guy
Debord
dans
La
Société
du

spectacle14
(p.85)
:
le
corps
s’expose
de
plus
en
plus,
ce
qui
pose
de
nombreuses

questions
 derrière
 cette
 évidence
 historique.
 Quel
 corps
 est
 exhibé
?
 A
 quel

besoin
 répond‐il
?
 Qu’est‐ce
 que
 le
 spectateur
 perçoit
 réellement
?
 En
 effet,
 ce

constat
historique
de
la
valorisation
du
corps
est
porteur
de
trois
présupposés
:

l’identification
 du
 corps
 comme
 une
 réalité
 autonome,
 indivisible,
 distincte
;

l’assimilation
 de
 la
 scène
 à
 «
un
 lieu
 matériel
 neutre
»
;
 enfin
 la
 réduction
 de
 la

relation
spectaculaire
à
une
relation
perceptive.


A
travers
l’analyse
du
corps
spectaculaire
et
du
«
fonctionnement
sensoriel

qui
 prétend
 l’appréhender
»,
 l’auteur
 soutient
 que
 la
 perception
 du
 corps
 et
 le

besoin
de
spectacularité
auquel
il
répond
«
subvertissent
l’approche
habituelle
de

l’entité
désignée
comme
“corps“
et
la
conception
du
processus
perceptif
».
Il
réfute

les
trois
présupposés
énoncés
plus
haut
en
recourant
de
nouveau
à
son
concept


























































13
Michel
Bernard,
De
la
création
chorégraphique,
op.
cit.,
2001,
p.
83.

14
Guy
Debord,
La
Société
du
spectacle,
Champ
libre,
1983.



 9

de
«
corporéité
»
qui
ne
désigne
que
«
le
fonctionnement
matériel
et
réticulaire
de

notre
 système
 sensoriel
»,
 le
 corps
 étant
 «
un
 réseau
 sensori‐moteur
 instable

d’intensités
».
 Dès
 lors,
 ce
 qui
 s’expose
 dans
 un
 spectacle,
 «
ce
 n’est
 plus
 la

prétendue
 réalité
 anatomique
 du
 corps
 (…)
 mais
 une
 constellation
 d’apparences

mobiles
et
multi‐sensorielles
».
En
effet,
le
spectacle
opère
une
déconstruction
du

corps
à
travers
un
quadruple
processus
qu’il
explique
méthodiquement.


Premièrement,
 reprenant
 Brecht
 et
 Castoriadis,
 l’auteur
 montre
 que
 la

scène
détruit
l’essence
au
sens
strict
du
corps,
«
le
poids
d’être
qu’on
lui
affecte
»
:

en
 théâtralisant
 ce
 dernier,
 elle
 le
 convertit
 en
 fiction
 «
en
 l’inscrivant
 dans
 la

trame
 singulière
 et
 fluctuante
 de
 l’imaginaire
 collectif
 et
 individuel
»
 du

spectateur.
 Ce
 dernier
 subit
 à
 son
 tour
 un
 phénomène
 qui
 paraît
 similaire
 à
 la

transfiguration
 nietzschéenne 15 
:
 «
le
 spectateur
 qui
 croit
 spontanément
 à
 la

réalité
offerte
par
la
vision
du
fait
scénique
est
à
son
tour
déréalisé
par
celui‐ci
»,

théâtralisé.

Deuxièmement
 et
 simultanément,
 le
 corps
 perd
 sa
 forme
 et
 donc
 son

identité
 en
 se
 transformant
 «
en
 image
 dont
 il
 hérite
 la
 fragilité
 constitutive
».

L’image
 scénique
 de
 la
 corporéité
 semble
 «
vouloir
 se
 dérober
 à
 une

reconnaissance
éventuelle
de
son
être
propre
».
 Michel
 Bernard
 cite
 l’exemple
 du

chorégraphe
Raimund
Hoghe,
qui
exhibait
aux
spectateurs
les
effets
insolites
de

la
difformité
de
son
dos
balayé
par
un
faisceau
lumineux,
et
qui
parvenait
ainsi
à

«
annuler
cette
configuration
anatomique
en
la
transmutant
en
un
réseau
pictural

kaléidoscopique
».
 Autrement
 dit,
 sa
 corporéité
 se
 transforme
 en
 images,

s’autodétruit
et
échappe
à
toute
identification.

Troisièmement,
 ce
 processus
 est
 renforcé
 lorsque
 la
 corporéité
 est
 en

mouvement,
 «
animée
 par
 une
 pulsion
 motrice
 ininterrompue
 qui
 la

métamorphose
 en
 une
 diversité
 infinie
 de
 déplacements,
 mouvements,
 gestes
 (…)

qui
nous
interdisent
toute
tentative
d’en
cerner
l’hypothétique
unité
annoncée
par

la
désignation
trompeuse
du
mot
“corps“
».
Le
spectacle
chorégraphique
joue
avec

la
temporalité
qu’il
construit
et
détruit
à
travers
l’éclatement
de
la
corporéité
en

événements.



























































15
Friedrich
Nietzsche,
La
Naissance
de
la
tragédie
(1972),
Gallimard,
«
Folio
Essais
»,
1986.



 10

«
Ainsi
le
spectacle
de
danse
nous
confirme
que,
par‐delà
la
déréalisation
ontologique
de

la
 corporéité
 opérée
 par
 le
 lieu
 scénique,
 la
 dissolution
 de
 sa
 forme
 et
 de
 son
 identité

produite
par
sa
mutation
imagée,
elle
subit
conjointement
la
désintégration
temporelle

de
son
apparente
unité.
»16


Quatrièmement,
 une
 dernière
 modalité
 limite
 du
 processus
 de

déconstruction
de
la
corporéité
s’ajoute
parfois
et
affecte
le
pouvoir
signifiant
du

corps,
son
statut
de
référent
privilégié
de
tous
les
signes,
de
«
véhicule
primordial

du
 sens
».
 Il
 s’en
 réfère
 à
 un
 spectacle
 du
 chorégraphe
 Jérôme
 Bel
 mettant
 en

scène
 une
 danseuse
 assise
 de
 dos
 qui
 se
 dissout
 dans
 la
 mare
 d’urine
 qu’elle

produit
:
 la
 dimension
 de
«
blason
de
l’humanité
»
du
 corps
 est
 ici
 réduite
 à
«
sa

seul
matérialité
biologique
»,
«
à
son
statut
primitif
de
pulsion
animale
».


«
La
corporéité
perçue
par
le
spectateur
n’est
jamais
que
la
chaîne
de
fantasmagories,
au

sens
 étymologique
 du
 mot,
 c’est‐à‐dire
 le
 cortège
 de
 fantômes
 illusoires
 secrété

implicitement
et
paradoxalement
par
la
volonté
même
de
la
présentation
scénique.
»17


Pour
 expliquer
 comme
 le
 spectateur
 «
reçoit
»
 le
 spectacle,
 Bernard

revient
 sur
 la
 perception
 elle‐même
 indépendamment
 de
 tout
 spectacle.
 Le

processus
 de
 déconstruction
 de
 la
 corporéité
 spectaculaire
 est
 selon
 lui
 «
le

révélateur
indirect
et
réciproque
du
processus
plus
radical
de
simulation
immanent

à
 la
 vision
 elle‐même,
 et,
 plus
 généralement,
 à
 tout
 acte
 perceptif
».
 Notre

perception
 n’est
 en
 réalité
 pas
 un
 phénomène
 homogène
 et
 unilatéral,

«
d’impression
 statique
 d’un
 organe
 sensoriel
»
 mais
 au
 contraire
 «
un
 processus

ambivalent,
instable
»
qui
a
«
un
fonctionnement
chiasmatique
qui
régit
la
totalité

du
 système
 sensoriel
 et
 par
 lequel
 se
 révèle
 précisément
 un
 jeu
 ininterrompu

d’interférences
croisées
».
L’auteur
reprend
à
son
compte
et
développe
la
théorie

du
 chiasme
 de
 Merleau‐Ponty 18 ,
 figure
 de
 style
 qui
 consiste
 en
 une

correspondance
 croisée
 de
 termes
 dans
 une
 phrase
 ou
 dans
 deux
 phrases

distinctes.
Selon
ce
dernier,
cette
figure
ne
s’applique
pas
qu’au
discours
mais
au

corps
 tout
 entier
 et
 notamment
 «
la
 complexité
 de
 notre
 système
 sensoriel
».
 A

partir
de
Merleau‐Ponty,
Michel
Bernard
identifie
quatre
chiasmes
principaux.


























































16
Michel
Bernard,
De
la
création
chorégraphique,
op.
cit.,
2001,
p.
89.

17
Ibid.

18
Maurice
Merleau‐Ponty,
Le
Visible
et
l’Invisible,
Gallimard,
1964,
p.
172‐204.



 11


Un
 premier
 chiasme
 «
intrasensoriel
»
 réside
 dans
 «
la
double
dimension

simultanée
 active
 et
 passive
 de
 tout
 sentir
»
:
 chaque
 «
événement
 sensoriel
»
 est

une
 «
rencontre
»
 vécue
 à
 la
 fois
 activement
 et
 passivement.
 Cette
 «
auto‐
affection
»
 immanente
 à
 toute
 sensation
 imprime
 une
 altérité
 dans
 chaque

corporéité.

Un
 second
 chiasme
 «
intersensoriel
»
 plus
 classique,
 consiste
 en
 «
la

correspondance
 croisée
 des
 sens
 entre
 eux
»
 (vision
 et
 audition
 par
 exemple),

comme
l’a
montré
Nietzsche19
au
sujet
de
la
musique
et
de
la
danse,
de
l’audition

et
 du
 toucher
 :
 les
 impressions
 sensorielles
 résonnent
 donc
 entre
 elles,

produisant
une
«
immense
intercorporéité
».

Un
troisième
chiasme
«
parasensoriel
»
méconnu
réside
quant
à
lui
dans

«
la
 connexion
 étroite
 et
 même
 de
 l’homologie
 entre
 l’acte
 de
 sentir
 et
 l’acte

d’énonciation,
 (…)
 entre
 le
 percevoir
 et
 le
 dire
 au
 sens
 générique
».
 Mais

contrairement
 à
 Merleau‐Ponty
 qui
 pense
 ce
 chiasme
 comme
 «
avènement
 du

sens
dans
les
sens
»,
comme
«
transmutation
de
la
corporéité
en
langage
»,
Michel

Bernard
 l’envisage
 sur
 le
 mode
 de
 l’énonciation
 «
en
 tant
 que
 processus
 de

projection
 d’un
 monde
 prétendu
 réel,
 soit
 sensible,
 soit
 intelligible
»,
 «
acte

fondateur
à
la
fois
de
ce
visible
et
de
cet
invisible,
de
la
sensation
et
du
langage
»,

sans
établir
une
priorité
de
l’un
sur
l’autre.

Un
 quatrième
chiasme
 concerne
enfin
«
l’intercoporéité
»,
 le
rapport
des

corporéités
entre
elles,
et
notamment
«
la
manière
dont
elles
se
rendent
visible
les

unes
 aux
 autres
»
 et
 s’exposent
 sur
 scène.
 Ce
 chiasme‐ci
 présuppose
 les
 trois

précédents
 et
 les
 parachève
 en
 quelque
 sorte.
 Il
 constitue
 le
 cœur
 de
 la
 danse

puisqu’il
«
détermine
à
la
fois
le
l’expressivité
corporelle
d’autrui
et
le
regard
qui
la

découvre
»
:
 «
Autrement
 dit,
 le
 désir
 de
 se
 projeter
 dans
 une
 fiction
 gratifiante,

anime
 simultanément
 mes
 manières
 de
 sentir,
 de
 dire
 et
 d’exprimer
».
 «
Toute

spectacularisation
 scénique
 de
 la
 corporéité
 ne
 peut
 qu’être
 piégée
 par
 la

dynamique
simulatrice
qui
métamorphose
son
objet
».



«
Ainsi,
 peut‐on
 avancer
 que
 si
 la
 scène
 déconstruit
 a
 priori
 ce
 qu’elle
 montre
 et,
 en

premier
lieu,
les
corps
des
acteurs
ou
danseurs
qui
évoluent
devant
nous,
la
perception



























































19
Friedrich
Nietzsche,
Ainsi
parlait
Zarathoustra,
Aubier,
1946,
3e
partie,
p.
443.



 12

en
 elle‐même
 et
 par
 elle‐même
 de
 ces
 corporéités
 ne
 peut
 que
 les
 transmuter
 en
 les

soumettant
aux
effets
imprévisibles
du
jeu
chiasmatique
du
pouvoir
fictionnaire
conjoint

de
notre
sensorialité,
de
notre
énonciation
et
de
notre
expressivité.
»20


Ce
 chiasme
 «
souterrain
»
 révèle
 une
 articulation
 subtile
 du
 sentir
 et
 de

l’imaginaire,
 et
 en
 cela
 il
 est
 le
 moteur
 de
 la
 danse.
 Toute
 sensation
 induit
 un

mécanisme
de
projection,
de
«
dédoublement
fictif
»
opérant
à
tous
les
niveaux
du

système
 sensoriel.
 On
 retrouve
 en
 effet
 ce
 mécanisme
 à
 l’œuvre
 dans
 tous
 les

chiasmes.
 En
 ce
 qui
 concerne
 le
 premier,
 «
l’auto‐affection
 inhérente
 à
 chaque

sensation
 (…)
 est
 toujours
 une
 manière
 de
 faire
 surgir
 un
 reflet
 virtuel,
 un

simulacre
 d’elle‐même
 porteur
 d’une
 certaines
 jouissance
».
 Il
 recourt
 à
 un

exemple
concret
:


«
Chaque
fois
que
ma
main
parcourt
une
surface
matérielle
quelle
qu’elle
soit,
organique

ou
 non,
 d’un
 autre
 corps
 étranger
 ou
 de
 mon
 propre
 corps,
 qu’elle
 croit
 par
 là
 même,

grâce
à
son
exploration,
découvrir
et
faire
connaître
comme
telle,
elle
produit
et
dessine

simultanément
 l’esquisse
 en
 filigrane
 d’une
 autre
 main
 imaginaire
 qui
 est,
 elle,

“ressentie“
 affectivement
 et
 non
 plus
 seulement
 cognitive
 ou
 révélatrices
 d’objets

identifiés.
»21


A
 l’œuvre
 également
 dans
 le
 second
 chiasme,
 le
 mécanisme
 de

dédoublement
fictif
se
trouve
intensifié
par
la
correspondance
croisée
entre
nos

différents
sens.
Bernard
reprend
ici
l’exemple
de
«
l’œil
écoute
»
de
Paul
Claudel
:

plus
 qu’une
 simple
 interférence
 de
 la
 vision
 par
 l’audition,
 il
 s’agit
 «
de
 la

production,
 au
 sein
 de
 la
 sensation
 visuelle,
 d’un
 simulacre
 autre,
 hybride
 et

singulier,
déterminé
par
le
processus
imaginaire
de
la
réception
auditive
à
la
fois

plus
diffuse
et
fugace,
plus
subtile
et
surtout
entièrement
temporalisée
».
 L’oreille

virtuelle
impose
une
nouvelle
fiction
à
l’œil.


C’est
 précisément
 cette
 «
mécanique
 fictionnaire
 secrète
 de
 la
 sensation
»

qui
anime
la
corporéité
dansante
(la
kinesphère
désignant
l’espace
directement

accessible
au
corps
du
danseur)
:



























































20
Michel
Bernard,
De
la
création
chorégraphique,
op.
cit.,
2001,
p.
94.

21
Ibid,
p.
99.



 13

«
La
 diversité
 et
 l’intensité
 des
 sensations
 produites
»
 par
 la
 mobilité
 du
 danseur,
 les

multiples
 formes
 posturales
 et
 gestuelles
 de
 sa
 lutte
 avec
 les
 forces
 gravitaires,
 les

fluctuations
 de
 ses
 pulsions
 et
 de
 ses
 affects
 constituent
 la
 source
 d’
 “une
 kinesphère

fictive“
 qui
 surdétermine
 la
 kinesphère
 visible
 par
 toute
 sa
 force
 énonciatrice
:
 elle
 lui

confère
par
là
même
cette
“aura“
poétique
qui
émane
de
la
danse
des
meilleurs
artistes

interprétants
 les
 écritures
 chorégraphiques
 les
 plus
 riches
 ou
 les
 plus
 variées
 et
 qui

touche
 les
 imaginaires
 des
 spectateurs
 attentifs.
Autrement
 dit,
 le
 travail
 sensoriel

complexe
 du
 danseur
 porte
 en
 lui‐même
 une
 fiction
 originaire
 qu’il
 exhibe,
 déploie
 et

véhicule
par
sa
seule
performance
scénique.
»22


Conclusion


 Ainsi,
Michel
Bernard
pense
la
danse
à
partir
du
corps.
La
généalogie
de

ce
 dernier
 l’amène
 à
 en
 redéfinir
 les
 contours
:
 la
 nouvelle
 «
corporéité
»
 qu’il

propose
transforme
le
corps,
entité
indivisible
et
autonome,
référent
identique,

en
 «
corporéité
»
 plurielle,
 dynamique,
 réseau
 pulsionnel,
 sensori‐moteur
 et

affectif
 déterminé
 par
 notre
 imaginaire
 personnel
 et
 collectif.
 Dès
 lors,
 on

pressent
 sa
 fécondité
 pour
 penser
 la
 production
 artistique
:
 le
 geste
 devient

dansé
 dans
 la
 mesure
 ou
 il
 exemplifie
 les
 propriétés
 de
 la
 corporéité,
 le
 corps

niant
 son
 apparente
 unité
 pour
 au
 contraire
 exposer
 une
 succession
 de

métamorphoses
 indéfinies
qui
 construit
 et
déconstruit
dans
une
sorte
 de
jeu
la

temporalité,
 qui
 dialogue
 avec
 la
 pesanteur
 et
 qui
 ne
 se
 réfère
 qu’à
 lui‐même.

Mais
en
s’exhibant
sur
scène,
le
corps
dansant
acquiert
de
nouvelles
propriétés,

notamment
 sur
 le
 spectateur
 qui,
 par
 le
 jeu
 de
 la
 dynamique
 des
 multiples

sensations
produites,
projette
son
imaginaire
personnel
et
collectif
sur
le
corps

dansant
 et
 crée
 en
 celui‐ci
 une
 fiction
 qui
 constitue
 la
 caractéristique
 de
 la

poétique
de
la
danse.


 



























































22
Ibid,
p.
100.



 14

Bibliographie

BERNARD
Michel,
De
la
création
chorégraphique,
Centre
National
de
la
Danse,




 «
Recherches
»,
2001.


Ouvrages et article spécifiques
BERNARD,
Michel,
Le
Corps,
Seuil,
«
Point
Essais
»,
1972.

BERNARD,
Michel,
L’Expressivité
du
corps.
Recherches
sur
les
fondements
de
la




 théâtralité,
Chiron,
«
La
recherche
en
Danse
»,
1986.

BERNARD,
Michel,
Généalogie
du
jugement
artistique,
Beauchesne,
2011.

HUESCA,
Roland,
«
Vision
essentialiste
de
la
corporéité
:
De
la
création


chorégraphique
»,
in
Jeu
:
revue
de
théâtre,
n°104,
(3)
2002,
p.
161‐162.


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Gilles,
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