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De la rationalité en temps de crise ? Avec


Jean-Luc Nancy, Galia Ackerman,
Giorgio Agamben, Didier Fassin…
26/05/2020 (mis à jour à 17:33)
Par Matthieu Garrigou-Lagrange et Laurence Jennepin

La Revue de presse des idées | La pandémie a plongé le monde dans un espace-temps


nouveau, qui semble irrationnel, voire fictif, en tous les cas inquiétant. On cherche à se
rassurer par la science et la technique. Plusieurs prises de parole pointent ce phénomène,
qui représente potentiellement une dérive.

La statue de Socrate, face à l'Académie d'Athènes• Crédits : Hiroshi Higuchi / The


Image Bank - Getty
La sortie, l’an dernier, de la série Chernobyl nous a remis en mémoire l’enchaînement
tragique qui a conduit à l’explosion du réacteur ukrainien et les mois qui ont suivi la
catastrophe. Son visionnage laisse incrédule.

Ce même sentiment d’assister à un événement au-delà de toute rationalité nous a saisi


au moment du confinement. Cela a conduit la spécialiste du monde ex-soviétique Galia
Ackerman et le sociologue Frédérick Lemarchand à comparer les deux catastrophes,
dans un long texte publié par Le Grand Continent :

"La ressemblance entre la catastrophe de Tchernobyl et l’épidémie de Covid-19 va bien


au-delà de quelques clichés iconiques. C’est que Tchernobyl a été également vécue
comme une sorte de pandémie. Non seulement par les populations autour de la
Centrale, […] mais plus généralement par une partie de la population mondiale qui,
par le fameux « nuage » qui fit trois fois le tour de la planète, fut contaminée à divers
degrés par des radionucléides".

La multiplication des pandémies


Les auteurs notent que, dans les dernières décennies, les catastrophes de tous types
prennent la forme de pandémies : "Nous pourrions affirmer que les catastrophes
contemporaines (Tchernobyl, crise de la vache folle, amiante, perturbateurs
endocriniens et désormais le coronavirus) participent toutes d’un imaginaire commun
au centre duquel une même logique est à l’œuvre : celle de l’épidémie".

Avec la globalisation et la multiplication des échanges, tout ce qui arrive en un point de


la planète arrive partout : 

"Dans un ouvrage intitulé Une Fin de siècle épidémique, Isabelle Rieusset-Lemarié


avait tenté, au début des années 90, de montrer qu’une actualisation du modèle
épidémique se réalisait dans un ensemble de phénomènes nouveaux, dont le plus
important à l’époque était le sida, mais également dans le développement du système
informatique sciemment créé par l’homme, lui-même bientôt confronté à la
manifestation de la réversibilité négative de ce dernier : les virus informatiques, très
proches par leur fonctionnement des virus biologiques". L’espace s’est violemment
rétréci dans le village global, et les dangers sont plus difficiles à mettre à distance. La
technologie, plus puissante dans tous les domaines, diffuse plus largement les
potentielles menaces.

Pour les auteurs, d’autres points de comparaisons sont possibles entre la catastrophe de
Tchernobyl et le moment Covid-19. On peut par exemple faire le lien entre le rôle des
liquidateurs de la centrale et celui des soignants, qui garderont des séquelles de
l’exposition au virus : "Comme les liquidateurs, même ceux qui ont guéri de cette
maladie mortelle en porteront des traces dans leurs poumons et auront des lésions
neurologiques, tous risquent de subir des conséquences du stress inhumain qu’ils ont
enduré. Ils n’en sortiront pas indemnes".

Même chose du côté des conditions de vie : "On sait que le relogement a eu des
conséquences graves pour les «  tchernobyliens  », dépouillés de leurs biens et arrachés
à leur cadre de vie  : le stress, des dépressions, des maladies cardiovasculaires,
l’alcoolisme. On commence à savoir que le stress du confinement provoque notamment
des violences conjugales. [...]

En plus du relogement obligatoire pour une partie des zones contaminées, les
contremesures appliquées aux habitants restés sur place consistaient en une longue
série d’interdiction de fréquentation des lieux « naturels » tels que les forêts ou les
marais, et de pratiques économiques et sociales normales  : travaux agricoles, élevage,
ainsi que la pêche, la chasse et la cueillette de champignons, qui leur permettaient de
s’alimenter correctement. C’était déjà une sorte de confinement".

Le mal invisible
Autre point de comparaison entre les deux catastrophes : le mal contre lequel il faut se
battre est invisible. Il est à la fois partout et nulle part : "Mais le principal problème qui
se pose à nous aujourd’hui, comme il se posait aux européens en 1986, est celui de
savoir : Suis-je contaminé ? Mon domicile, mon jardin le sont-ils  ? Puis-je consommer
les produits du jardin ?"

Au fond, estiment les auteurs, ce qui nous arrive était impensable, c’est la raison pour
laquelle on ne l’a pas anticipé. La dernière grande épidémie en France était trop
lointaine pour qu’on s’en souvienne vraiment. Il n’y a pas d’éducation aux catastrophes
qui nous permettrait de les comprendre et de les prévoir. Et les auteurs de conclure :
"L’heure est peut-être venue de comprendre enfin le message : nous ne sommes pas les
maîtres de la nature et il nous faut faire la paix avec elle".

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L’illusion de notre puissance


Dans une tribune commune parue dans Le Monde, le philosophe Jean-Luc Nancy et
l’essayiste Jean-François Bouthors notent également la difficulté qu’il y a à
reconnaître que la science et la technologie ne peuvent pas nous protéger de tout :
"Alors que, depuis le milieu du XIXe siècle, l’ignorance avait reculé à marche forcée
sous l’effet d’une accélération des connaissances scientifiques dans tous les domaines,
le virus, la pandémie et leurs conséquences sont l’illustration criante et effrayante des
limites de la puissance que ces savoirs confèrent, alors que les progrès de la technique
qui en résultent ont pu nous faire croire que la maîtrise de notre destin personnel et
collectif était à portée de main".

Nous sommes entrés dans un inconnu angoissant : "Le futur – au sens de ce que nous
projetions à partir des données du présent – se dérobe désormais pour nous laisser face
à l’incertain radical de l’à-venir, dont nous n’avons pas la maîtrise".

Le retour du religieux
Si le progrès technique abandonne sa promesse d’une vie moins inquiétante, il nous
reste à chercher ailleurs des manières de nous rassurer. Les auteurs font le lien entre ces
incertitudes et le retour du fait religieux : "Le retour du religieux, sous des formes
fondamentalistes, millénaristes, hystériques ou piétistes, ces dernières années, a sans
doute été la traduction de l’inquiétude diffuse devant un monde dont la complexification
rendait à beaucoup le futur insaisissable".

Or, ce qu’il faudrait plutôt serait, selon eux, d’accepter l’incertitude fondamentale de
notre être au monde : "ce qui ne veut pas dire renoncer à penser ni à connaître, mais le
faire dans la conscience que si nous prenons en charge notre destin, nous ne pouvons
en être totalement les maîtres, ni individuellement ni collectivement. Cette prise de
risque passe par la disponibilité à l’inconnu qui vient".

Et un certain degré d’inconnu, concluent-ils, ne peut être accepté que par des
démocraties. C’est leur force comme leur faiblesse, face à des régimes autoritaires qui
clament avoir toujours la bonne réponse en toute circonstance.

Médecine comme religion


Mais s’en remettre à la croyance plutôt qu’à la raison ne signifie pas forcément s’en
remettre à un dieu. Ce retour au religieux pourrait bien prendre la forme paradoxale
d’une croyance absolue en la médecine. La boucle entre irrationnel et rationnel est
bouclée. C’est ce que souligne le philosophe Giorgio Agamben dans la publication en
ligne Lundi Matin.

Pour lui, c’est l'hygiénisme médical qui est le nouveau dieu : "On mesure ici comment
les deux autres religions de l’Occident, la religion du Christ et la religion de l’argent,
ont cédé la primauté, apparemment sans combattre, à la médecine et à la science [...] 

Si l’on observe l’état d’exception que nous vivons, on dirait que la religion médicale
conjugue ensemble la crise perpétuelle du capitalisme avec l’idée chrétienne d’un
dernier temps, d’un eschaton […]. C’est la religion d’un monde qui se sent à la fin et
toutefois n’est pas en mesure, comme le médecin hippocratique, de décider s’il survivra
ou mourra".

Agamben conclut en appelant à témoigner contre cette religion techniciste : "Comme il


est advenu plusieurs fois au cours de l’histoire, les philosophes devront de nouveau
entrer en conflit avec la religion, qui n’est plus le christianisme, mais la science ou
cette partie de la science qui a pris la forme d’une religion".

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La fiction pour prévoir l’avenir ?


Pour l’être humain, il s’agit donc toujours de tenter de stabiliser mentalement un monde
par essence instable. Tenter de comprendre ce qui se passe, c’est faire une synthèse
entre le connu et l’inconnu, le rationnel prévisible et l’impossible qui, pourtant, ne
manquera pas d’advenir. Une des manières de saisir cet imprévisible est la méthode dite
de la "gestion par scénarios".

L’historien de la santé Patrick Zylberman s’exprime à ce sujet dans Libération. Il note


que, depuis de nombreuses années, des futurologues élaborent des scénarios afin de se
préparer au pire, en utilisant des méthodes qui relèvent de la science-fiction. Or cette
technique n’a pas permis, souligne-t-il, d’éviter la pandémie : "_Cela fait des années que
les autorités sanitaires travaillent sur ce que les Américains appellent «The Big One», la
grande épidémie qui bousculerait tout. Mais le problème, c’est qu’un tel scénario n’est
pas politiquement exploitable : si des experts peuvent réfléchir à une catastrophe, les
politiques, eux, ne peuvent pas gouverner une population en lui répétant tous les jours
qu’elle va bientôt être frappée par un désastre"_. 

L’approche par scénario a permis de se préparer à des événements inattendus dans de


nombreux cas (seule la société Shell, qui l’avait expérimentée avant 1973, avait pu
grâce à elle se préparer au choc pétrolier). Mais elle présente aussi des inconvénients :
"Elle déplace notre perception : on sort de la «société du risque» pour entrer dans
l’univers de la menace. Le nouvel inconnu, c’est un événement transcendant et
imprévisible. C’est la victoire des probabilités subjectives, énoncées au doigt mouillé,
sur la «casuistique technique», le calcul rationnel".

A chacun sa rationalité
Or les calculs "rationnels" sont eux-mêmes fort variables les uns avec les autres. Cela
interroge leur rationalité, nous dit l’anthropologue Didier Fassin : "Les Centers for
Disease Control and Prevention (CDC), principale institution de santé publique aux
Etats-Unis, dénombrent une douzaine de modèles principaux développés dans autant
d’institutions de recherche nord-américaines et européennes. Leurs résultats, même à
des échéances très courtes, sont extraordinairement différents, variant du simple au
quadruple. Dans ces conditions, pour des décideurs et pour celles et ceux qui les
conseillent, le choix entre ces modèles est crucial, mais opaque".

Naviguer entre rationnel et irrationnel est donc le défi qui se pose à nos dirigeants, mais
aussi à chacun d’entre nous. Exiger moins de certitude de la part de ceux qui nous
gouvernent serait peut-être, paradoxalement, une discipline salutaire. 

Matthieu Garrigou-Lagrange, Laurence Jennepin et l’équipe de la Compagnie des


œuvres

Matthieu Garrigou-Lagrange et Laurence Jennepin

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