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Le corps

Essai sur l'intériorité

1111111111111111111111111111111111111111111111111111111111111111
3 1151 01670
THE EISENHOWER
0142
LIBRARY

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105 MARC LS C
.864 RICHIR
· R53
1993
1 ' C. 1

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L E CÔRPS n'est pas une machine, un bateau dont l'âme


serait le pilote - même si la tradition philosophique l'a
souvent pensé dans le cadre de ce dualisme. Et si l'âme -
lieu des sensations, des affections, de l'affectivité, des "
passions et des pensées - n'était qu'un excèsdu corps ? Tout
- et en paiticulier l'histoire philosophique du corps - serait
alors à repenser autrement, c'est à dire à partirdu corps,saisi
cette fois « du dedans », clanscette intériorité qu'on lui dénie
sans cesse, parce qu'elle « plonge sur l'abîme ».

PARUS DANS LA COLLECTION Marc Richir est chercheur


qualifié au F.N.R.S. (Belgique),
201 Le temps/ PIERREBOUTANG professeur à l'Un iversité libre
202 Le corps/ MARC RJCJ·IIR de Bruxelles et au Collège

~ill!(f
203 La violence / ROGERD 1\DOUN
204 L'éthique/ ALAINfü\DIOU

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lECORPS
ESSAI
SUR
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symbolique(TYMJ.
Son dernier livre, Méditations
phénoménologiques (Millon,
1993), porte sur la
MARcRICHIR

Le corps
Essaisurl'intériorité

"
HATIER
SOMMAIRE

INTRODUCTION : PAR-DELÀLtTRE
ET LAVOIR 5

1 EsQUISSE D'UNE PHÉNOMÉNOLOGIE

g ,. DU VIVRE INCARNÉ IO
1. Les sensations IO
1<>?
2. Les affections 12
. ~(,!/ 3. L'affectivité 14
4. Les passions 16
/<,s..3 5. Les pensées 18
6. Conclusion 23

11 l:INSTITUTION SYMBOLIQUE DU CORPS 25


1. Le corps physique objectif 25
2. La question de l'institution
symbolique 29

Ill ÉLÉMENTS POUR UNE HISTOIRE SYMBOLIQUE


DU CORPS DANS LA TRADITION
PHILOSOPHIQUE 32
Al Les Grecs 32
1. L'institution de 1aphilosophie 32
2. Platon 33
3. Aristote 42
4. Le stoïcisme 47
5. L'épicurisme 51
BI Le christianisme 54
Ci Les philosophes modernes 60
1. Descartes 60
2. Nietzsche 66
Photo de couverture: CatherineChevallier
© HATIERParisocrobœ1993 CONCLUSION : LA PHÉNOMÉNOLOGIE 70
Toute représemacion,rraduction, adapranon ou reproduction. ~e !'anidle, .
par wus procédés, eu tOWl pays, fuitesans une autorisarion préalahle,est 1lllciœet exposera.te
k com:revenantà despo=uites judiciaira.Réf.: loi d1111mars1957. BIBLIOGRAPHIE 77
ISBN2-218-07361-7

3
INTRODUCTION :
PAR-DELÀ L~TRE ET LAVOIR

Parmi les évidencesqui constituent notre existence,l'une des


plus fondamentales paraît bien être celle que le corps est
notre corps, avec et dans lequel nous sommes nés, nous
vivons et nous mourrons. C'est sans doute cette évidence
elle-même qui rend l'approche du corps si difficile, puisque
cette co-appartenance de nous- mêmes et de notre corps -
déjà indiquée par l'expression , avec et dans lequel " -
implique d'entrée les grandes questions métaphysiques qui
traversent toute culture : les questions de la vie, de la nais-
sance et de la mort, et, faut-il ajouter, la question de la diffé-
rence sexuelle.Avons-nous, ou sommes-nousnotre corps ?
Tel est le premier énoncé de la difficulté puisque l'on
admet classiquementque si les grandes questions mobilisent
notre corps - sa corruptibilité -, ce n'est pas notre corps qui
se les pose, mais tour au moins nous en notre humanité,
étant entendu que celle-ci ne peut s'identifier purement et
simplement au corps. Et pourtant, on reconnaît aujourd'hui
comme allant de soi que sans notre corps, nous ne poserions
pas ces mêmes questions. Dira-t-on, pour autant, que
l'interrogation métaphysique procède avant tout de la pen-
sée, que le corps en est une condition nécessaire de possibi-
lité, mais pas une condition suffisante ? Les animaux
n'ont-ils pas, eux aussi, un corps, alors même que, manifes-
tement, la pensée ne les inquiète pas ? Pourra-t-on en
conclure que, par là, les animaux sont leur corps ? On voit de
la sone que la question du corps est immédiatement celle du

5
corpsde!'2tre humain,et qu'elleimpliquela mise en jeu de la mêmesne le serait qu'aveuglément,coupé du pôle de l'avoir.
différence- autre grande interrogationmétaphysique- entre Transparent à soi, il serait invisible pour lui-même - ce qu'il
homme et animal. À son tour, cette interrogation paraît tout est pour une part puisque le plus souvent il ne se rend pas
aussi intraitable que les autres puisque, s'il paraît impossible visible à notre attention -, il serait une sorte de lumière dans
de savoir ce que serait l'êrre avant la naissance et après la l'opacité des choses, un «organe)> les ouvrant quasi-chirur-
mort (hors de ce corps), difficilede savoirce qu'est l'être de gicalement à leur visibilité, et plus généralement à leur sensi-
la vie, il paraît tout aussi impossible de savoir intrinsèque- bilité, mais un « organe )> ne laissant pas d'ombre de lui-
ment, de l'intérieur, ce qu'est l'être de l'animal. Animaux, m.ême, donc en un sens un corps sans épaisseur. Pour qu'il y
nous ne l'avons jamais été ni ne le serons jamais, pas plus ait corps, par conséquent, il faut aussi le pôle de l'avoir; il
que nous n'avons été avant de naître ni ne serons après la ne le faut pas seulementsous la forme de l'infirmité ou dela
mort - du moins comme nous sommes ici et maintenant-, souffrance, mais plus profondément et de manière moins
et si nous sommes, en effet, da-mnotre vie et dansnotre être- extrême, pour ainsi dire sous forme de traces de son épais-
sexué,nous ne savonsprécisémentjamais très bien pourquoi seur dans l'expérience courante - ce n'est pas seulement
ni surtout commentnous y sommes. C'est nous qui nous quand nous souffrons ((physiquement>► que nous t<avons »
posons la question de notre corps, et non pas un « esprit » un corps. Cette épaisseur, lieu du« vivre incarné», n'est
planant quelque part : ce point de départ est irréductible, et pensabledans l'expérienceque s'il y a, en quelque sorte, dans
c'est depuis notre vie et notre être incarnésen corps que les le corps,quelque chose qui excèdele corps, qui tend à s'en
questions métaphysiques peuvent acquérir un sens concret, échapper,et par rapportà quoi le corpsparaîtratoujoursplus
légitime. ou moinslimité, d'une manièreou d'une autre.Et c'est dans
En ce sens, l'articulation du problème du corps selon les cet excès,précisément, que viennent se loger les questions
axes de l'être et de l'avoir parait déjà quelque peu forcée, métaphysiques dont nous parlions il y a un instant.
tiraillée entre un corps positif, mais opaque, que l'on possé- Cet excès porte un nom, depuis les Grecs, dans notre tra-
deraitcomme un instrument plus ou moins bien adapté aux dition: psyché,c'est-à-dire(< l'ime >► - mais on en trouverait
nécessités de l'existence, et un corps insaisissable, quasi aisément des équivalents dans les autres cultures. Que ce
transparent, que l'on seraitle plus souvent sans s'en aperce- soit dans les sensations, les affections, l'affectivité, ou dans
voir - l'instrument parfait amenant à la transparence, et la les passions et les pensées, il y a toujours
plus,en elles, que ce
transparence opacifiée par des infirmités ou des souffrances qui en est identifié. Mais cette identification procède tou-
amenant à l'instrument. Cette division de la question en jours, classiquement, de la pré-identification subreptice de
avot'r·etê-trelaisserait échapper l'essentiel: l'expérience du l'excès comme <(psychique)>,conçu ou pré-conçu comme le
corps se mouvant entre ces deux pôles. « qui>> ayantle corps en tant qu'instrument plus ou moins
Toute la question est en effet, dans cette perspective, de bien adapté ou défaillant,ainsi reconduit au « physique». La
savoir qui « a» ou « est» le corps, lequel est dès lors son situation est donc telle que le sens identifié du ((psychique ))
corps, et pas celui d'un autre. Ce «qui», bien entendu, est (en excès) est immédiatement coextensif du sens identifié du
«nous-mêmes». Mais qui sommes-nous, nous-mêmes? Si « physique » (adapté ou défaillant),et que les deux identifi-
ce <( qui >) était le corps lui-même, nous ne pourrions pas cations se tiennent circulairementl'une l'autre. Il ne faut
parler de notre corps : ce corps que nous serions nous- donc pas cl'entrée se précipiter sur ce système circulaire

6 7
d'identifications,en réalitésymboliques', qui risquent,soit faut dépasserla représentationde la psychécomme « siège,
de dissoudre l'excès dans la représentation de l'âme, soit de de tout cela, et comme ((siège )> qui serait par surcroît, telle
<(diviser>> l'excès à l'infini, selon les pôles de l'avoir et de une forteresse imprenable, un sujet susceptfüle d'avoirou de
l'être. Le prix à payerserait,ce qui a été le cas de la plupart posséder ces « états », si le corps est considéré comme un ins-
des philosophes,de faire basculerl'être authentiquevers le trument ; tout comme, à l'autre pôle, celui de l'être, il faut
sujetde l'avoir, au détriment d'un corps où nous ne serions dépasser la représentation d'un siège en soi vide qui seraitces
pas,sinon accidentellement - d'une manière devenue, au mêmes (< états » aveuglément, et qui serait par surcroît indis-
reste, plus ou moins incompréhensible. cernabledes choseset du monde. Bref,il faut arriverà pen-
Quand donc nous entendons sensations, affections, ser ce qui, par l'excès lui-même, tend à conférer à cet excès
affectivité, passions et pensées, il faut nous prémunir du une « vie » propre, des rythmes propres de déploiement, une
danger de les penser comme relevantd'une psyché- d'une autonomie qui le rend irréductible à l'avoir et à l'être rap-
âme - sans corps, et d'en chercher par la suite les <<répon- portésau corps.Il faut une ébauchede phénoménologie.
dants » physiquesdans ce qui serait les « signauxl> du corps.
Outre que nous serions déjà, par là, prisonniers d'une cer-
taine interprétation, très restrictive, de la question du corps
(<(corps physique», d'une part, et « corps psychique» de
l'autre), nous serions du même coup dans l'incapacité de
reprendre cette même question dans ce qui fait, pour ainsi
dire, le côté massif de son énigme. Pour nous ouvrir à celle-
ci sans la dissoudre, ou sans multiplier les intermédiaires
entre l'àrne et le corps, il nous faut mettreen suspenstoute
prédétermination non réfléchie et non critiquée de l'excès,
pratiquer la (< mise hors circuit ou hors jeu >) phénoménolo-
giquede cout « préjugé » sur l'âme et le corps, nous efforcer
de penser sans cadre de référence pré-donné. Il nous faut,
autrement dit, comme nous y invitaient déjà Husserl ou
Merleau-Ponty, nous efforcer de penser le(< corps vécu ►), le
« vivre incarné )>,du dedans,intrinsèquement.
Il s' agie donc de penser l'excès sur ce qui a l'air de se
déterminer du corps dans le ((vivre incarné )) lui-même.
C'est-à-dire: l'excès dans la sensation elle-même, dafls
l'affection elle-même, dans l'affectivité elle-même, dans les
passions ou les pensées elles-mêmes, sans référence à l'avoir
ou à l'être, mais pas pow autant sans référence au« qui>). Il

1. Pour le sens de ce mot, voir chapitre 11,p. 25.

8 9
1 délivrer -, le caractèreéphémèredes sensationsavec ce qui
serait de l'ordre de la corruptibilitédu corps : il y a en elles
quelque chose-qui, bien que fortement inscrit dans le temps,
ESQUISSE D'UNE PHÉNOMÉNOLOGIE échappe au temps. Leur générationet leur oubli dans le flux
du temps n'exclue pas, parfois, leur si extrême singularité
DU VIVRE INCARNÉ qu'elles sont susceptibles de reparaître, inopinément, dans la
réminiscence- dont Proust a si bien parlé dans La Recherche
du tempsperdu,pour en proposerune philosophietrès origi-
nale dans Le Tempsretrouvé.
A cela, cependant, il faut ajou-
ter que la dissociation des sensations selon les cinq sens a
déjà quelque chose d'abstrait - d'analytique-, et qu'il faut
plutôt concevoir qu'il n'y a pas de sensation qui ne soit une
Nous allons donc passer en revue les différentes détermina-
grappe ou un complexe de sensations - ce qu'Aristote, dans
tions classiquesdu (i vivre incarné », à savoir: les sensations,
le Traitéde l'âme(Peripsychès,livre m), proposait de penser
les affections,l'affectivité,les passions, les pensées- et cda
avec le concept de « sens commun ». Plutôt que de <( sen-
sans préjugerde la manièredont l'excès,que nous cherchons
sibles» propres à chaque sens et d'un <<sens commun », il
à définir,joue en elles. vaut donc mieux parler du « monde sensible )) comme de
« quelque chose» qui, multiplement bariolé, se tient en lui-
même dans sa cohésion, avec un excès du sensible dans le
1. Les sensations sensiblelui-même.
C'est par rapport à cet excès que notre corps paraît à son
Déjà la sensation, pourtant la plus aisément réductible à un tour, pour une part au moins de lui-même, situé: à la fois
signalphysique- qu'elle est aussi-, pour ainsi dire « filtré >) par les sensations de ses mouvements propres (kinesthèses)
par le corps-instrument, porte en elle, dans son caractère et par les sensations globales (cœnesthèses), elles-mêmes liées
éphémère,un excès: la tendancedu corps à s'évanou~rd3:1s en grappes ; dans cette situation, loin de s'évanouir totale-
les choses. C'est manifeste dans la vision où ce que Je vois, ment dans l'auto-transparence, il porte en lui-même cet
c'est l'être lumineux ou coloré des choses, où donc je suis excès sur lui-même qui, classiquement, est rapporté au
sur le point de passer dans les choses ; ce l'est aussi dans le «vécu» ou au (<psychique». En ce sens, le corps n'est pas
toucher où je sens leur être rugueux ou poli, ce l'est encore seulement l'instrument plus ou moins bien adapté aux
dans l'audition, dans l'odorat, ou le goûter, et cela, chaque nécessités de la vie, par ailleurs périssable Ou corruptible,
fois, selon leur rythme, puisque, si la vision est au plus près mais il est aussi cette sorte de statue ou de stature intérieure
d'une rapidité telle qu'elle en paraît instantanée, le toucher infiniment labile et mouvante, éphémèreet changeantedans
ou la gustation sont plus lents, requièrent leur temps. En ce ses manifestations, qui le tirent, malgré son être-engendré,
sens, il ne faut pas confondre, comme l'ont fait les philoso- du côté de l'incoirupcibilité. Il l'est même tellement, pow-
phies empiristes ou sensualistes - caractérisées par la distinc- rait-on dire, qu'il défie, en ce « statut » intermédiaire, ses
tion abstraite des pôles dont nous cherchons à nous limites factuellesde l'ici et du maintenant: cda, non seulement

li
par la réminiscence,dom nous parlions après Proust, mais l'êtreque nous sommes, dans le second comme affection
aussipar l'imaginationque nous dirons sensible,en laquelle extrêmement pénible qu'il est impossible de mettre à dis-
le corps peut se <t transporter>)quasi-instantanémentlà où il tance pour la discipliner,et qui, à la mesure de son insis-
veut et quand il veut - ce qui ne veut certes pas dire que ce tance, paraît agresser le noyau même de notre être, voire
qui s'imagineainsi soit ce qui se découvriraitdu sensiblesi le même l'absorber jusqu'à l'insupportable. Notre corps est
corps y allait « réellement » : c'est ce que nous éprouvons ainsi fait que, dans les extrêmes,nous tendons à n'être plus
que le plaisir ou la souffrance- et cela excède,paradoxale-
tous quand, avant d'aller dans un pays, nous nous efforçons
ment, les idées qu'on peut s'en faire à partir de l'irradiation
de l'imaginer avec le support d'images, et quand, y étant,
nerveuse du plaisir ou de la douleur. Et par surcroît, si le
nous sommes enchantés de voir qùil dépasse tout ce que
plaisir intense est toujours éphémère, la douleur extrême
nous imaginions,ou sommesdéçus de nous apercevoirqu'il
peut être terriblement tenace, assiéger notre être jusqu'à
est en réalité bien en•deçà.
l'envahir.
L'affection porte donc, pour ainsi dire, l'excès dans
l'autre sens, dans celui d'un corps à ce point excessifqùil en
2. Les affections paraît envahissant-alors que dans la sensation,au contraire,
il s'excèdeen s'évanouissantdans le monde - et par rapport
Les affections (plaisirs, déplaisirs, malaises,douleurs) sont auquel la vie normale paraît comme « éthérée )► et presque
classiquement,aujourd'hui, attribuéesà notre corps, comme sans corps. Le corps obscur et rebelle paraît comme le
si, par elles, celui ci se manifestait ouvertement comme déchaînementd'une violenceanonyme, venue des tréfonds,
endogène - et quand les affections sont pénibles, nous accueilliedans une sone d'extasede tout l'être dans la jouis-
recouronstout naturellementà la médecine,qui traite notre sance, redoutée comme son absorption dans la souffrance:
corps comme un objet physique,nous allonsy revenir.Si le expansionquasi illimitée dans le premier cas, même si elle
recours à la médecine est tout à fait légitime et sensé - il est brève,contractionjusqu'à une région ou un point qui ne
seraitsuicidairede ne pas en attendre les bienfaits-, si donc, sont plus, à la limite, région ou point du corps, mais région
par les affections,notre corps paraît mener sa vie « à part », ou point du monde, dans le second. Mais là encore il n'y a
de manièreobscureet rebelle,si donc cette <<vie » pour nous pas d'affectionqui soit, pour nous, purement et simplement
aveugleparaît légitimementreleverd'ordres précis de causa- physico-physiologique: elle porte toujours en elle cet excès
lité, qui sont l'objet de la connaissance scientifique, il d'elle-mêmesur elle-mêmeque l'on subsumed'habitude par
n'empêchequ'il y a pareillementdans les affectionsun excès le terme « psychologiquei>. Mais « psychologique))ne signi-
qui en fait autre chose que de simples « signaux du corps
>) fie <<immatériel )) ou « incorporel )> que dans une attitude
physique. Cet excèsse manifestedans la manière dont nous d'esprit où le corps a été subrepticementréduit à la matéria-
vivonsles affections,dans le plaisir, comme satisfactionou lité ou à la corporéitéspatialed'un instrument, d'un compa-
jouissance,dans le déplaisircomme manque, défaillanceou gnon plus ou moins bienveillantou malveillant.
agression.Il est caracréristique,déjà, que quand le plaisir ou
le déplaisirsont intenses,ils tendent à se délocaliser,
dans le
premier cas comme plaisirqui <<comble» ou « remplit >) tout

12 13
3. L'affectivité est léger dans une belle matinée de printemps, ou c'est le
monde lui-même qui s'alanguit en une insurmontable
Des affections, il faut distinguer l'affectivité en tant qu'en- pesanteur dans le gris après-midi hivernal. l;amour exalte, et
semble des humeurs et des sentiments 2
• Laffectivité est le pas seulement l'objet aimé, et la haine détruit, et pas seule-
plus généralementmise au compte de la subjectivitépsycho- ment l'objet haï. L'exaltation l'est aussi de soi-même et du
logique. Elle paraît presque l'inverse de l'affection en tant monde, donc de soi-même au monde et de l'autre au monde ;
qu'elle semblevenir d'un excèsquasi-incorporeldu corps sur la destruction l'est tout autant, sinon plus, de soi-même et
lui-même, au point de paraître s'en délivrer, de s'autonomi- du monde, retranchant le soi du monde et disloquant celui-
ser en elle-mêmepour transfigurer les êtres et les choses : vers ci en perpétuels motifs d'insatisfaction.
le haut{« lumineux»,« transparent»,« clair») ou vers le bas I.:excèsde l'affectifdans l'affectiflui-même est donc dans
(«ténébreux», «opaque», (<obscur>)),vers la vie (amour) l'absence de solution de continuité emre l'état-affecté par
ou vers la mort (haine), vers la légèreté (humeur bonne ou l'humeur ou le sentiment, et l'état du monde (ce que Hei-
joyeuse)ou vers la pesanteur (humeur mauvaiseou sombre), degger a magistralement montré dans Ê-ereet Tempsà propos
etc. Ce qui est néanmoins significatif c'est que, tant dans de la Stimmung, (< tonalité affective >>elle-même en conti-
l'humeur que dans le sentiment, se joue le sens de ce que nuité entre l'humeur et le sentiment). En ce sens, le monde
nous nommions il y a un instant «transfiguration», et dont ne nous apparaît jamais comme neutre ou sans tonalité
le corps est partie prenante ou intégrante, les affections pou- aucune : c'est là une abstraction de la connaissance objective,
vant y jouer lew rôle, comme par exempledans la fatigue ou la connaissance elle-même, en son sens le plus général, étant
la fraîcheur retrouvée des forces. Si, comme nous l'avons vu, 1 1
liée à cette sorte d'égalité d humeur qui est la tonalité d un
les sensations nous font accéder aux êtres et aux choses, au être incarné délivré des soucis quotidiens et lié au monde par
point de nous y confondre, l'affectivité, que l'on pourrait la (< contemplation désintéressée>), s'excédant en elle-même
aussi nommer la sensibilité - au sens où nous disons de dans la découverte du monde et conjointement d'elle-même
quelqu'un qu'il est (< sensible» -, nous fait accéder au monde - la «surprise>>, l'« étonnement>): le thaumazeingrec - où
- ce en quoi il y a des êtres et des choses -, mais au monde surgissent, tout simplement, des êtres et des choses. C'est
toujours <<coloré 1) par la couleur dominante ou le ton de dans ce ton seulement que l'on peut parler, comme nous
telle ou telle tonalité affective. C'est le monde lui-même qui l'avons fait, des sensations et des affections. Mais c'est aussi
seulement avec cette sorte de détachement que l'on peut
2. On trouvera peut-être curieux que nous mettions quasiment sur
le même plan humeurs et sentiments. C'est que la difficulté est tout simplement faire de la philosophie - tenter ce que nous
grande de les distinguer, sauf à préciser que les humeurs sont elles- sommes en train de tenter -, sans que cela implique aucune
mêmes bien plus éphémères que les sentiments (à l'exception de
certains cas de psychopathologie) et qu'elles sont donc, le plus sou- hiérarchie a prioridans l'affectivité.
vent, sinon toujours, irréfléchies- paraissant ne venir de nulle part
pour s'en aller comme elles sont venues, nulle part, alors même que
le plus souvent, sinon toujours, les sentiments, mûrissant et dépéris-
sant dans le temps, s'accompagnent de réflexions (de doutes, de
retours au passé, de projections vers l'avenir, etc.) sans que pour
autant - c'est ce qui les rattache aux humeurs -, les sentiments
puissent « se commander» (ou se maîtriser).

14 15
4. Lespassions c'est son illusion de ne nous faire être qu'en un <clieu » qui
ne paraît le nôtre qu'en étant du même coup, de manière
Les sentiments se mêlent le plus souvent à ce que la littéra- plus ou moins cachée, celui des autres. La passion nous
ture française classique a si bien nommé les passions, au aveugleet nous possèdebien plus que nous ne la possédons.
point qu'il est très souvent difficilede les distinguer dans la Les ruses de la passion avec le sentiment sont donc mul-
pratique, et que cette distinction est à elle seule toute une cipleset inextricables.Nous sommes toujours plus ou moins
question philosophique, qu'il serait trop long de traiter dans illusoirement attachés aux passions dans la mesure où elles
ces pages. Contentons-nous de dire que, d'une certaine sont de l'excès aveuglément condensé des sentiments,
manière, la passion est sans doute l'excèsdu semiment dans condensation qui, par surcroît, paraît délivrer du temps lui-
le sentiment lui-même, qui se condense en quelque sorte en même. Par ailleurs, on s'aperçoit qu'il y a à peu près autant
un noyau dur et se prend par là lui-même pour objet. Le de passionspossiblesque de sentiments possibles,donc que
sentiment de l'amour pour une personne aimée est amour la pluralité des passions les met irréductiblement en situa-
de cette personne pour elle-même, en elle-même irrempla- tion de conflit- conflit avec soi-même et conflit avec les
çable,et qui transfiguredu même coup, nous l'avonsdit, les autres. L'obscurité des passions en leur origine, l'énigme
êtres et les choses. La passion amoureuse est en revancheau d'un excèsqui se condense et s'enkyste au point de paraître
moins autant la passion pour ce sentiment (la passion amou- persistantet impérieux, d'envahir et de polarisernotre vivre,
reuse aime l'amour) que la passion pour la personne qui cette sorte de « domination l) des passions dans leur lien au
tend à en devenir le prétexte. C'est que, alors même que le désir, les a faitmettre sur le compte de l'inconscient en psy-
sentiment est livré aux vicissitudesdu temps, qu'il en paraît chanalyse- celui-ci ignore le temps et la contradiction - ;
précaire, dépendant aussi de la personne aimée et des cir- sur le compte aussi du corps dans sa part rebelle et obscure,
constancesplus ou moins favorablesà son mûrissementdans mais d'un corps ((psychique )) que l'on est aveuglément, et
le temps, la passion, pourrait-on dire, est prise en même qui présente de considérables distorsions par rapport au
temps au désir de maîtriser le sentiment à traversle temps, et corps anatomique objectif4.
à l'être quasi-intemporel du sentiment ainsi condensé en Un tel corps <i psychique>)est l'équivalent transposé du
« état>): celui-ci commande tout l'être, et le corps, de ses corps obscur et rebelle, sujet supposé des affections,et c'est
impérativesexigences.La passion est en ce sens du sentiment sans doute ce parallèle, finalement paradoxal ou étonnant,
endurci,et elle s'accroche à cette intemporalité qui est celle qui a rendu possible la conception de la psychanalyse
du désir,par définition insatiableet sans cesserenaissant,par comme d'une « médecine de la psyché», de l'âme, pour
définition aussi désir de s'approprier l'autre en même temps autant que des passions trop dures (mais y en a.-t-il
que soi-même- le désir, comme le disait Hegel, n'est jamais
mon désir que dans la mesure où il est désir de ce que l'autre là-dessus, on dirait que, pour être, il n'est pas nécessaire de vivre
que ce n'est que par accident que nous vivons, mais que c'est natu:
désire : le désir est le désir de l'autre. La passion, comme rellement que nous sommes. » (Cité par Merleau-Ponty dans la pré-
disait Marivaux:,nous fait être au détriment du vivre3, mais face de Signes, Gallimard, 1960.)
4. Voir, par exemple, S. Freud et J. Breuer, Études sur /'hystérie,
P.U.F., 1967.11 faudrait citer ici tout le champ, considérable, de la
3. « Notre vie, écrivait Marivaux, est moins chère que nous, que psychopathologie (nous donnerons en fin de volume quelques indi-
nos passions. A voir quelque fois ce qui se passe dans notre "instinct cations bibliographiques).

16 17
d'autres?) induisent à des comportements pathologiques. dans le. champ « spécu'latif, - et miseen ordrede la ques-
Signalonscependant que les cultures humaines nous offrent non, .IIllSeen forme de problème à résoudre.
un autre cas de figure possiblepour l'interprétation des pas- Pour qu'il y ait pensée il fuut donc déjà que surgisse ce
sions, et à tout prendre plus général : c'est, depuis la prise en qui ne va pas de soi, et de là, que se rencontre la question :
compte des passions dans leur pluralité, dans leur état c'est dire qu'il est impossible de déterminer le commence-
conflictuel, leur origine obscure, leur domination et leur ment de la pensée, puisqu'elleest déjà à l'œuvre dans le sur-
gissement de ce qui ne va pas de soi et la rencontre de la
remarquable endurance eu égard au temps, l'interprétation
question. C'est dire aussi que la mise en focme de problème
de leur origine comme origine divine,dans le polythéisme
est intimement liée à la manièredont s'effectuentle surgisse-
mythologique. Le récit mythologique, avec ses intrigues et
ment et la rencontre ; liée encore, td est le paradoxe de la
rebondissements,est élaboré en vue de leur mise en ordre:
pensée, à la manière dont, déjà, en ceux-ci, sànnonct, mais
les passionsy sont des étatshors-temps, tant de l'être que du
sans pour autant se donner, la voie de la résolution.
monde, dont la distribution entre les dieux et leurs conflits
Autrement dit, toute pensée se tient en elle-même dans la
est censée livrer un ordre qui fasse sens,d'une manière ou cohésion intrinsèque des trois moments que sont le surgisse-
d'une autre, pour les hommes. De la sorte, on pourrait dire mentde œ qui ne va pas de soi, la positionde la question et
de la psychanalysequ'elle est la mythologie de notre temps, sa miseen forme de problèmedans des termes qui rendent
tout au moins du point de vue de sa fonction. possiblesa résolution.
Ce qui ne va pas de soi peut swgir sans pour autant se
poser comme problème à résoudre : il peut tout aussi bien
s. Lespensées surgir dans la stupeur, l'étonnement, la déception ou la
révolte - qui participent à la fois de l'humeur et du senti-
Pour achever ce passage en revue, il nous reste à proposer ment. Pour que la question devienne problème, il fuut déjà
une première approche de ce que l'on entend comme « pen- une élaboration qui recherche, dans la situation qui ne va
sées)).Question, on s'en doute, aussi complexeque les pré- pas de soi, ce qui a été propre à éveillerles termes d'un pro-
cédentes, puisqu'elle n'en a pas moins été subrepticement blème susceptiblede résolution. Élaboration commençante
pré-déterminéepar les différentscourants et doctrines philo- dont le succès n'est assuré que si la mise en ordre de ces
sophiques,e[ puisque cela semble être le caractèrepar excel- termes conduit à la résolution du problème. La mise en
lence de la pensée de paraître immatérielle et incorporelle ordre se précède donc elle-mêmed'une certaine fu.çon,mais
- encore plus, si c'est possible,que les « passionsde l'âme» -, ne débouche sur la résolution que si, de la même fuçon, elle
à tel point que la philosophie a toujours été, ou bien dua- arrivepour ainsi dire à meure ses pas dans ses propres pas, si
liste, ou bien en lutte difficileavecle dualisme. elle s'accorde à elle-mêmedans la résolution. En œ sens, un
De la manière la plus générale,et aussi dégagéeque pos- problème insoluble est le plus souvent un problème mal
sible de tout présupposé, on peut dire qu'il y a pensée dès posé, ou un problème dont l'élaboration commençante
lors que quelque chose ne va pas de soi, dès lors qu'il y a per- s'embrouilleen elle-mêmeparce qu'elle ne peut s'accorder à
plexité devant une question lancinante - depuis le plus élé- elle-même.Dans ce cas se produit le retour plus ou moins
mentaire dans le champ pratique jusqu'au plus complexe brutal aux humeurs et sentiments liés à ce qui ne va pas de

18 19
soi, et où, plutôt que de saisir, l'on reste saisi par ce qui ne va Il y a donc un temps (et un espace) propre de la pensée,
pas de soi, sans comprendre, précisément, ce qui ne va pas de qui est en quelque sorte l'excèsde la pensée dans la pensée
soi (on ne comprend pas ce qu'on ne corn-prend pas). En ce elle-même, et qui lui fait mener sa vie propre à l'écart du
sens aussi, par conséquent, l'élaboration commençante corps, tout au moins du corps obscur et rebelle des affec-
consiste à entre-prendre de comprendre par où et comment tions et des passions. Mais la question de la pensée est elle-
on ne comprend pas. même double, car cet excès lui-même est toujours suscep-
Élaboration et mise en ordre du problème ne peuvent tible de deux interprétations.
s'effectuer qu'en langage. Cela signifie avant tout qu'elles - Ou bien l'on dit - c'est sans doute le fond des attitudes
s'effectuent dansune miseen temps,une temporalisation de ce dualistes, dans diverses cultures - que cet excès s'autonomise
qui ne va pas de soi. Lélaboration est d'une certaine manière à un point tel qu'il constitue son temps (et son espace)
une analyse qui .décompose la situation qui ne va pas de soi propre, temps si rapide et si fugace, et en outre si autonome,
en éléments repérables dans un langage - qui peut, de la qùil en constitue le temps de l'« une fois pour toutes » : un
manière la plus générale, et bien au-delà des énoncés linguis- temps sans temps, le temps de l'illumination de la pensée
tiques, être celui des sensations, des affections, des gestes -, pratiquement sans commune mesure avec le temps du corps,
de manière à ce que s'en dégage commentce qui ne va pas de ou de la vie d'ici bas. I:excès de la pensée se prend dès lors
soi ne va pas de soi. Mais l'analyse, nous l'avons vu, s'em- lui-même pour objet en se condensant, tout comme dans la
brouille en elle-même - elle peut être <( stérile )> - si elle ne passion. Pour être engendrée en s'initiant en son temps, la
s'accorde pas à la synthèse du problème où les éléments se pensée n'en est pas moins immortelle, trans-temporelle ou
mettent en ordre ensemble, et cet ordre est toujours l'ordre trans-historique. Ainsi que le disait encore Husserl, le théo-
d'étapes, de séquences temporelles d'éléments distribués rème de Pythagore n'est pas moins vrai aujourd'hui que le
dans ce qui dès lors apparaît comme leur temps et leur jour de sa découverte. De là à dire que les pensées, comme
espace, de manière à ce que, dans cette mise en ordre spatio- problèmes à résoudre et conduits à leur résolution, sont
temporelle, s'amorce la résolution, qui constitue la synthèse divines;ül n'.y,a qu'un pas: en racontant comment, au fù de
accomplie du problème. Le temps et l'espace de l'analyse quelles intrigues, Zeus,_arésolu le problème de la souverai-
doivent alors s'acc.order à ceux de la synthèse - et c'est pro- neté comme problème de la mise en ordre globale du monde
prement dans cet accord que consiste le passage au langage et de la société, la Théogonie d'Hésiode pense fonder une fofa
de ce qui ne va pas de soi à l'état brut. La résolution trouvée pour toutes la souveraineté, c'est-à-dire résoudre son pro-
du problème l'est en ce sens une fois pour toutes, puisque blème, - et le refus du problème dans cette élaboration et
l'ensemble du surgissement de ce qui ne va pas de soi, de la dans cette mise en ordre, porte en lui le risque ou l'aventure
position de la question, de l'élaboration, de la mise en ordre de l' hybris,de la démesure, risque du reste toujours payé en
et de la résolution du problème, constitue un tout,un temps retour par le désordre ou la monstruosité, signes de l'impiété
et un espace du problème, qui comme tel, peut se détacher à l'égard de la justice divine.
des .conditions pratiques concrètes où il a surgi et s'est - Mais, dira-t-on à juste titre, toute pensée ne se réduit
résolu, bref, s'autonomiser au point de paraître indépendant pas à~des problèmes à résoudre, encore moins à des pro-
des circonstances et vicissitudes concrètes, non seulement de blèmes ayant trouvé leur solution. Dans pareille réduction,
la résolution mais aussi de la vie. la pensée serait aussitôt soumise à la circularité en ce sens

20 21
qu'elle se présupposerait toujours déjà elle-même, et que, les exemples - ce serait un bel exercice. Il ne s'agit là d'une
comme le disait à peu près Marx, l'hwnanité ne se poserait « métaphorique >) que si l'on a préalablement situé la pensée
jamais que des problèmes qu'elle peut résoudte. L'autre hors du corps pour y trans-férer (méta-phore)., on ne sait
interprétation de l'excèsde la pensée consiste dès lors à dire, pourquoi, le langage du corps. Tout au contraire faut-il
précisément, que la pensée s'excède à un point tel qu'elle comprendre que là où, dans son excès sur elle-même, la pen-
n'arrive jamais au bout d'elle-même, sinon de manière toute sée semble, par son temps (et son espace) propre, le plus loin
provisoire, que la résolution d'un problème est toujours rela- du corps, elle en porte profondément la trace, au point que
tive car toujours dipen.dant:ede son élaboration et de sa mise l'on pourrait presque parler, si l'expression n'était équivoque,
en ordre, et que l'excèspeut être tel que la penséepeut aller d'un ((corps de la pensée l> - équivoque parce que ce n'est
jusqu'à l'impossible où cette relativité elle-même se mani- pas la pensée qui se fait, pour ainsi dire, son corps, mais
feste en quelque sone à ciel ouven, quand il y a plusieurs parce que, plus précisément, il n'y a pas de pensée sans
manières d'élaborer, de mettre en ordre et de résoudre la corps, parce que, jusque dans son excès même, et qui la
même question,
manières qui, aussi bien prises isolément que porte à l'illimité des questions en excès sur les problèmes, la
prises toutes ensembles,ne suffisentpas à l'épuiser.C'est le pensée est encore pensée incarnée dans un corps. Le rapport
cas des grandes questions métaphysiques que nous évo- de la pensée à « son l> corps est aussi complexe que le rapport
quions en œmmençant, et dont on peut dire que, si, en un de nous-mêmes à notre corps, parce que c'est le mêmerap-
sens, elles sont traitées,et si en un sens, elles sont « r~lues ~ port, envisagé seulement du point de vue de l'excès de la
rom.me problèmes, jamais, ni ces traitements ni ces résolu- pensée sur la pensée elle-même. Et il n'est même pas dit que
tions ne les épuisent - sinon dans ce qui devient le dogma- ce corps de la pensée n'ait pas, lui aussi, sa part obscureet
tisme,qu'il soit religieuxou pbilosophique-, ce qui les laisse rebelle: qu'il suffisede considérerce qui, dans telle ou telle
pendantes comme questio1ZS. Et il faudrait un ethnocen- culture, paraît comme l'impossibilité de pemer telle ou telle
trisme aussi violent que naïf pour affirmer qu'il Ilen va ainsi
question, et tel ou tel problème. Penser, c'est toujours aussi
que pour nous, et pas pour ceux qui vivent ou ont vécu dans s'orienter,et c'est pourquoi nous avons parlé aussi bien d'un
d'autres cultuces,qu'il nya cet excès de la question sw le espace que d'un temps de la pensée.
problème que dans notre culture, et pas dans les autres -
sans compter que nous ne sommes pas nous-mêmes à l'abri,
loin s'en faut, des dogmatismesde tous ordces.
Par ailleurs, même si nous considérons le langage de la
6. Conclusion
philosophie la plus spéculative, nous nous apercevons,
Cette esquisse, aussi délivrée que possible des présupposi-
comme l'avait déjà remarqué K Lorenz, combien ce langage
tions qui nous accompagnent le plus souvent, de ce qui
comporte d'attaches à notre corps: « Nous arrivons à "voir
clair"dans un "ensemble" "embrouillén, mais nous n'avons excèdele corps, nous aura montré qu'en toute rigueur, il est
vraiment "'saisi"un "objet" que lorsque nous l'avons vérita- toujours possible de considérer cet excès sans l'hypostasier en
i< entité >► (âme) sinon séparée, tout au moins distincte -
blement "compris"5 ,. Et l'on pourrait largementmultiplier
alors même que nous restons imprégnés, bien plus qu'il le
5. K. Lorenz, Essais sur le comportement animal et humain. Seuil,
semble, du dualisme cartésien de l'âme et du corps.
1970. p. 446.

22 23
Il nous faut à présent envisager, à l'autre pôle de notre Il
interrogation, le cas extrême du corps physique, c'est-à-dire
du corps objectivé dansle dehors spatial, objet de l'observa-
tion et de l'expérimentation scientifiques. Le cas de l'affec- LINSTITUTION SYMBOLIQUE
tion nous a montré qu'il existe bel et bien, toute la question
étant de savoir commentil existe. Nous savons jusqu'ici qu'il DU CORPS
n'est pas toujours il en phase», très loin s'en faut, avec ce qui
l'excède, et avec ce qui, l'excédant, soit se condense en pas-
sions et pensées, soit s'ouvre à l'infinie complexité de son
excès. D'autant moins en <<phase » que si l'excès tend à
s'ouvrir à son temps et à son espace propres, qui parfois
s'exaltent aux franges de l'intemporalité, le corps physique
poursuit inexorablement sa marche vers le vieillissement et la 1. Le corpsphysiqueobjectif
mort. Il nous faudra donc revenir sur cette corruptibilité,
dont Lucrèce, déjà, disait qu'elle affecte aussi le ii psy- Étaléà sondehors,le corps physique apparaît comme un dis-
chique », comme l'indiquent les caractères de juvénilité et de positif organique extrêmement complexe : un système plus
sénilité. ou moins en équilibre d'organes liés les uns aux auues dans
cet équilibre lui-même, qui est à la fois équilibre propre à
chaque organe, et système d'équilibres avec les autres orga-
nes. Ces équilibres sont plus ou moins auto-régulateurs,
mais tout aussi bien précaires, sujets à des dysfonctionne-
ments, dus à des agressions externes au système, mais aussi à
des dérèglements internes. Comme tel, le corps physique est,
depuis le XVII siècle, l'objet de la science positive, c'est-à-
0

dire d'observations et d'expérimentations suffisamment défi-


nies pour qu'elles soient reproductibles par n'importe quel
observateur et expérimentateur. Ces observations et ces
expérimentations - qW consistent à intervenir dans le sys-
tème en y introduisant tel ou tel élément afin d'en voir
l'effet ou la réaction - permettent d'établir des régularités
objectives, en elles-mêmes reproductibles, et qui peuvent
aller jusqu'à concerner, dans le champ de la psychologie
expérimentale, les réactions du systèmeà des stimuli exté-
rieurs précis. La mise en ordre de ces régularités objectives
en régularités objectives plus vastes constitue la connaissance
objective du corps physique. Parmi les développements les

24 25
plus récents, il faut soulignerceux, spectaculaires,de 1abio- sans savoir,pour autant, ce qu'est une cellulevivante, com-
logie moléculaire, qui explorent les processus d'échanges ment elle s'est constituée au cours de l'évolution, et com-
physico-chimiquesinter-cellulaireset intra-cellulaires- en ment le règne animal s'est dissociédu règnevégétal.
particulierdans la génétiquemoléculaire.Cette connaissance Comme c'est le cas pour toute théorie scientifique, la
n'est pas, au reste, purement spéculative- aucune connais- connaissanceobjectivedu corps physiquen'a pu se déployer
sance objective ne l'étant par ailleurs -, puisqu'elle n'a de qu'en évacuant la question de savoir ce qu'estun organisme
sens qu'articulée à des techniquesd'intervention sur et dans vivant, un organe vivant, une cellule vivante. Ce qu'on
le système, c'est-à-dire aux pratiques médicales, comme appellel'explicationscientifiquen'est, en général,que l'intri-
contrôles et manipulations du système et de ses processus cation de régularitésobjectivesobservées,mais en soi incom-
extrêmement complexes, en vue de le ramener, en cas de préhensibles, avec des théories dont l'opérativité ne fonc-
dysfonctionnement,au plus près de l'équilibreglobal. tionne qu'en distribuant leurs éléments selon des séquences
Cette méthodologie scientifique, qui articule avec roue aussiincompréhensibles.Nous sommes,en réalité, dans
bonheur connaissanceobjectiveet technique contrôléed'in- le cas de circtÙaritérencontré précédemment à propos de la
tervention, er dont nous bénéficions quotidiennement des pensée,où il n'y a que des problèmesà résoudre et où ceux-
progrès,comporte néanmoins le danger de sa compartimen- ci ne doivent pas se laisserdéborder par l'excès infini d'une
tation en spécialités, au détriment de ce qui a été jusqu'à question : il est vrai que la connaissanceobjectivene se pose
aujourd'hui l'art médical- celui du diagnostic-, et qui est que des problèmesqu'elle peut résoudre.
l'appréhension de l'équilibre (ou du déséquilibre) du sys- Lélaboration de cette connaissanceet la mise en ordre de
tème dans son état global. Le propre de la connaissance ce qui, en elle, ne va pas de soi - pour le corps physique : les
objective,articulée à la technique d'intervention par la tech- maladies - sont telles, en effet, qu'elles posent d'entrée le
nique de l'expérimentation,est en effet de dégagerdes régu- problème à résoudredans les termes d'un systèmeautonome
larités objectives de plus en plus fines, mais en perdant le réagissant constamment à des signaux endogènes et exo-
sens de ce qui fait, finalement, tenir ensemble le corps gènes.Même le cerveau,comme dans les neuroscienceset les
comme organisme.Même intégréesdans un ensemblepar le sciencesdites <<cognitives>), est conçu comme un système
biais d'une ou de théories, les régularités,pour être mises en extraordinairement complexe interconnecté avec les autres
système,n'en gardent pas moins le caractèreénigmatiquede systèmesdu corps, et l'on voit aussitôt toute la dangereuse
ce qui est factue4c'est-à-dire de l'ordre du fait observable. illusion qu'il y a de croire que des échangesde signaux, si
L'explorationdu corps comme systèmephysico-chimiquene complexesfussent-ils,pourront donner lieu à de la connais-
doit pas donner l'illusion de comprendre ce qu'estun orga- sance {dela« cognition>))et, a fortiori,à de la pensée. Nous
nisme, et il est caractéristiqueque, le plus souvent, les régu- serions,dans ce cas, notre corps lui-même comme dispositif,
larités ne se dégagent et ne sont l'objet d'investigationsque c'est-à-direque, s'il y avait en lui de la connaissanceet de la
par rapport à ce qui vient les perturber. C'est ainsi qu'on pensée, nous le serions aveuglément,machinalement, à la
pourra détailler d'une manière extraordinairement fine les limite au gré des hasardsqui peuvent toujours survenir dans
échanges physico-chimiques intérieurs à la cellule vivante les échanges de signaux, et ni les neurosciences, ni les
- par exemplela fabricationdes protéines à partir de !'ADN sciencescognitivesne seraient elles-mêmespossibles- sinon
par la médiationde l'ARNet ses dysfonctionnements possibles- peut-être dans 1acaricaturedogmatiqueoù, le plus souvent,

26 27
elles se présentent au grand public. Bref, il n'y aurait plus, 2- La question de l'institution symbolique
précisément, cet excès du vivre incarné sur le corps, dont
nous parlions. Il n'y aurait pas plus la possibilitéde l'excèsde O malaisedoit nous conduire à prendre de la distance, qui
la question sur le problème, même à déclarer que cet excès est distance critique, c'est-à-dire distance permettant un
serait pure et simple illusion - s'il l'était, il faudrait encore nouveau style d'analyses,par rapport à tout ce qui, chaque
en rendre compte, au moins comme illusion, et comme illu- fois,convertit une question en problème à résoudre. Or tout
sion particulièrementtenacepuisqu'ellen'a cesséde traverser problème à résoudre suppose, nous l'avons vu, qu'il se pose
l'humanité tout entière à travers les diverses cultures et les dans les termesoù il a été élaboré et où il est susceptiblede
diversespériodesde son Histoire. trouver,à tout le moins, une résolmion ou un style de réso-
Penser cet excèsrequiert donc de penser, pour ainsi dire, lution. Il est très remarquable que, dans le choix de ces
le corps du dedans.Ce que la prise en compte du corps phy- termes, le plus souvent, nous ne sommes pas libres, qu'ils
sique et de sa connaissance objective nous a montré, c'est
s'imposentà nous avec leur évidencepropre, et que le travail
que sa mise au dehors comme système ou dispositif objectif
de l'élaboration est précisément, dans l'analyse, le travail de
revient, par-delà les incontestablessuccèsdont elle se montre
les découvriret de les trouver,comme s'ils étaient là, d'avance,
capable, à instituer le corps comme une << totalité i> sans
maisplus ou moins cachés.
dedam- ou sans 1( dedans» autre que le dedans d'un sac que
Cette contrainte propre aux termes du problème à
l'on peut ouvrir chirurgicalementpour intervenir ou obser-
résoudre,qui n'excluepas, mais requiert la pensée et l'intelli-
ver, donc un dedans qui peut toujours lui-même être
gence de leur mise à jour, n'est pas, quant à elle, d'origine
converti en dehors, à savoir un faux dedans, un dedans seu-
lement empirique que rien, sinon la limite factuelle de la phénoménologique,mais procède de ce que nous nommons
peau, des muscles et des os ne tient en son dedans. Ce corps l'imtitution symbolique,qui est toujours institution de cul-
physique, nous ne pouvons l'être, pour la raison que nous ture,au sens le plus large que lui a donné l'anthropologie
venons d'indiquer, mais nous ne pouvons pas non plus contemporaine. Celle-cia montré qu'il n'y a pas d'humanité
l'avoir,à moins de supposer que le sujet de cet avoir soie une sans culture, et même, telle est une parc importame de
âme désincarnée qui habiterait factuellement ce corps l'énigme de l'humain, sinon l'énigme cout entière, sans cul-
comme le pilote son navire. Tel est le poids du dualisme, tures au pluriel, données chaque fois dans leur contingence,
d'origine cartésienne - qui sépare l'âme immatérieJle et le inexplicable dans la mesure où elles sont aussi données,
corps matériel -, sur la conception même de la science chaque fois, avec leurs nécessités et en l'absence de leur
objective.Dans la mesure où ce corps est instituécomme ce propre origine. Alors que les singes de te1leespèce ont pour
qui, du corps, est le seul réel, cene institution est symbolique l'essentielles mêmes comporrements,même s'ils sont séparés
- tout ce qui n'y entre pas étant déclaré insignifiant,non pat des milliers de kilomètres, deux groupes humains dis-
pertinent. Cette situation ne peut qu'engendrer, chez les tants de quelques dizaines de kilomètres peuvent avoir des
êtres humains vivants et incarnés que nous sommes, un pro- cultures très différences- alors même que, nous le savons,
fond malaise. nous appartenons tous à la même espèce biologique. Quant
à l'élaboration, dans une culture, des questionsen problèmes
à résoudre, nous savons, par exemple avec la mythologie,

28 29
qu'elle peut être tout autre que celle de la science et celle de délibérée, des questionsde sensau profit de leur conversion
la philosophie, sur laquelle nous allons venir. en termes de problèmes à résoudre - avec ce corrélat que la
I:institution symbolique de culture englobe chaque fois découverte des bonstermes, qui doit amener le problème à
tout le champ de l'êtreet du pemer humain : langue, pra- sa résolution, est la découverte de 1a véritéultime et intan-
tiques de chasse, de pêche, d'agriculture, pratiques de gible. Cela explique qùil ne peut y avoir, a priori,pour la
parenté (dont les règles peuvent être très compliquées), pra- science objective, de «région)) de l'être et de la vie qui
tiques de construction de l'habitat et de délimitation du ter- puisse lui échapper, donc le fair que, à terme, la science
ritoire, etc., pratiques éducatives, pensées de la condition objective, en se développant, non seulement envahit tout le
humaine (mythes, mythologies), pratiques magiques et reli- champ du pensable et du praticable, mais le fait avec la pré-
gieuses, médicales, scientifiques, etc. A cet égard, le corps en tention exclusive à la vérité. L'articulation de la science
fait partie intégrante: il est toujours, non seulement déter- objective avec les techniques de résolution qui, par la média-
miné (<icodé))) en ce qui le met en ordre ou en équilibre, tion de l'expérimentation, interviennent activement dans le
mais encore, dans le même mouvement « dressé>>à ce que cours des choses, a fait, en outre, que les développements des
l'on nomme, depuis l'anthropologie, les « techniques du sciences objectives sont allés de pair avec une transformation
corps )l, qui varient d'une culture à l'autre. Son institution technologique du monde qui nous entoure, mais aussi, c'est
symbolique est donc du même coup institution de son iden- moins souvent remarqué, de nous-mêmes. C'est en ce sens
tité, et corrélativement, de l'identité des sujets - de ce que que nous rencontrons aujourd'hui une sorte de terme.
nous nommons leur individualité, leur identité « psy- Mais en un autre sens, dans le malaise que nous évo-
chique ». Un champ très vaste s'ouvre ainsi de ce qui pour- quions se trouve l'angoisse d'être broyés, avec le monde,
rait se repérer, à travers les différentes cultures, comme l'ins- dans la <( machine >>tethno-scientifique. Et nous compre-
titution du corps, et en particulier du corps comme sexué. nons, plus ou moins confusément, que cette institution est
Dans cette perspective, nous sommes peut-être, d'une aveugle,et peut-être plus que les autres en ce qu'elle s'insti-
certaine façon, arrivés à une sorte de terme avec l'objectiva- tue, précisément, à partir de l'évacuation des questionsde
tion du corps physique. Mais d'une certaine façon seule- sens. Par là, celles-ci ressortem:, de manière d'autant plus
ment, puisque la science objective n'estpas moinsune imtirn- aiguë,avec la découverte qu'il y a sans doute toujours eu une
tion symboliqueque toute autre institution symbolique.Si dimension aveugle dans touteinstitution symbolique. Aussi,
l'humanité a dû attendre le XVII" siècle pour que s'amorce le par son attention, portée à l'excèsdes questionsde senssur
mouvement et le développement des sciences objectives, ce toute conversion en problèmes à résoudre, la phénoménolo-
n'est pas qu'elle aurait absurdement été, durant des millé- gie fait-elle bien partie intégrante de !'Histoire que nous
naires, plongée dans l'enfance ou la stupidité, mais c'est que, sommes en train de vivre.
précisément, au XVIIe siècle, s'est instituéela science objec-
tive, et ce, de manière très particulière ou très singulière. Ce
qui est le propre de son institution, c'est en effet cette sorte
de foi qu'il n'y a pas, finalement, de question appelée à
demeurer irréductiblement en excès sur tout problème à
résoudre, donc une manière d'évacuation, de plus en plus

30 31
Ill qui fait qu'il n'y a pas de philosophie sans pluralicé conflic-
tuellede philosophes - ce qu'on a souvent déploré, mais
dont il faut au contraire se réjouir-, est qu'en elle il n'y a
ÉLÉMENTS pratiquement pas de problème qui ne reste excédépar la
question qui est censéeêtre mise en forme - sauf quand telle
POUR UNE HISTOIRE SYMBOLIQUE philosophiedégénère en dogmatisme d'école, ce qui se pro-
DU CORPS DANS LA TRADITION duit presque toujours, inexorablement, sans empêcher, au
demeurant les questions de demeurer pendantes et de resur-
PHILOSOPHIQUE gir. Sous cet angle, la philosophie est une manière para-
doxale de mertre ses questions en forme de problèmes ulti-
mement insolubles - dont la résolution n'est jamais que
provisoireet surtout relativeà des termes dont l'évidence est
eUe-mêmetoute relative,faisant apparaître, à tout esprit un
tant soit peu exercé, une multitude de présupposés explicites
et implicites.
Le moment est venu de chercher à dégagerle fil de la sorte
d'intrigue qui a traversé l'histoire de la philosophie, comme
partie en quelque manière totale de notre histoire. 2. Platon

Nous reprendrons donc la problématique du corps - et de


l'âme, dont elle est, nous l'avons vu, inséparable - dans
A/ Les Grecs l'œuvre de Platon, parce que celle-ci constitue en quelque
sorte une ligne de crête, en continuité à la fois avec les
contextes archaïques où la philosophie a pris naissance et
,. L'institution de la philosophie
avec ce qui succédera, depuis Aristote jusqu'aux épicuriens.
Dans l'œuvre de Platon 6, il est un texte, tout particulière-
On a beaucoup écrit sur la naissance de la philosophie, mais
ment, qui se tient sur cette ligne, et que nous commencerons
c'est toujours une question ouverte puisque, que ce soit dans brièvement: c'est celui du Phèdre(244 a-246 d), dit
la philosophie proprement dite ou dans l'anthropologie, « deuxième discours de Socrate», jusqu'au commencement
notre langue est pénétrée de la conceptualitéphilosophique. du mythe de, l'attelage ailé,.
La question est en effet que, comme toute culture et élabora- Très significativement,Platon commence par y dire, pre-
tion de culture, la philosophie est, elle aussi, une institution nant Socrate comme porte-parole - ce qu'il sera dans tout ce
symbolique, une nouvelle manière d'élaborer les grandes texte - que, « des biens qui nous échoient, les plus grands
questions de la condition humaine, et de les distribuer,
autant que faire se peut, dans les termes de problèmes à 6. Nousciterons la traduction de L Robin dans l'édition des Œuvres
complètes de Platon dans la Bibli_othèquede la Pléiade,Gallimard,
résoudre. Mais le propre, sans doute, de la philosophie, et 1950.

32 33
sont ceux qui nous viennent par le moyen d'un délire non seulement pour le présent mais aussipour Je futur, dont
(mania), dont assurément nous sommes dotés par un don on pressent qu'il englobe tant les générationsfutures que la
divin» (244 a). Nous y trouvons donc la détermination vie du sujet après la mort. Platon nous propose donc ici une
archaïquedu délirecomme d'originedivine (voiraussi245 b). manière tout à fait remarquable de penser l'articulation du
Et Platon en propose une sorte de classification: les divina- corpus mythologique et du corpus des rituels religieux :
tions inspirées (la prophétesse de Delphes, les prêtresses de remarquable en ce que leur institution, en excès sur tout le
Dodone, la Sybille,etc.), les rituels religieux,et l'inspiration rationnel ou le raisonnable, apparaît dans une (< folie »
poétique par les Muses (êtres divins dans la mythologie). (mania)divine, dont l'inspiration seule permet de convertir
Concernant les seconds, Platon dit ceci, qui est non moins les questions douloureuses en problèmes à résoudre, et, de
significatif: « Mais il y a certainement aussi des maladies, là, en problèmes requérant des résolutionsbien précises.Et il
des épreuves,extrêmement cruelles,qui, effet d'antiquesres- en va de même pour l'inspiration poétique (245 a), elle-
sentiments, existent, sansqu'onsached'où ellesviennent,dans même donnéepar les Muses, en une mania divine qui est
certains groupes humains, ~t auxquelsle délire,en seprodui- censée assister le poète (comme le déclarent, au reste,
sant et en révélantles moyensà employer,a trouvé comment Homère et Hésiode}. Nous sommes donc, ici, dans les
échapper,par le recours à des prières aux dieux et à des rites cadres de l'institution dite archaïque où l'excès de laques-
spéciaux: Je résultat, c'est que le délire,grâceà la découverte tion sur Je problème est lui-même retraité en problème, ec
depurifications,de cérémonies, a permis à celui qui en est le cela par détermination symbolique de l'excès en termes
sujet d'être préservéde la malédiction, aussibien par rapport mythologico-religieux.Et ces excèspeuvent tout aussi bien
au temps présent que par rapport à celui qui suivra, du fait être ((corporels >>puisqu'ils concernent tout aussi bien les
que l'homme qui est droitementdélirant,droitementpossédé, maladies que des épreuves pouvant paraître relever, plus
son délire lui a permis de trouver, à l'égard des maux pré- généralement,d'une destinéenéfasteou maléfique.
sents, un moyen de libération'. » (244 d-e). Ce délire Le texte platonicien se poursuit par une rupture, appa-
<<droit»,qui est donc délire inscrit dans l'ordre religieuxins- remment brutale, puisqu'il s'enchaîne sur l'immortalité de
titué - otdre du monde et de la société- est bénéfique en ce l'âme - de la psyché- dont il n'a pas encore été question.
qu'il rétablit, par rapport à des <(états i> excessifs,d'origine Mais en fait, plutôt que d'une rupture brutale, il s'agit, en
inconnue(les conflits qui ne cessent de resurgir dans l'ordre quelque sorte, du passage de la pensée à un (<palier» supé-
du monde et dans l'ordre social), une sorte d'équilibre. Ce rieur qui, nous allons le voir, reprend mais autrement, la
qui est caractéristique,ici, de l'institution archaïque, mytho- problématique qui vient d'être ébauchée. Passagebrusque,
logico-religieuse,est que l'excèsdes maladieset des épreuves en effet, mais qui est passage à la philosophie. Il s'agit de
ne peut être, en quelque sorte, compensé, que par 1'excès considérer l'âme, mais, ajoute aussitôt Platon, « tant divine
d'un délire, don des dieux, qui élaboreet découvrece qui est qu'humaine, en considérant ses états et ses actes ►> (245 c).
désormais de l'ordre d'un problème à résoudre. Les rituels Nous n'avons donc pas rompu avec la mania divine, mais
religieuxsont en ce sens la résolution même de ce problème, l'ensemble va être reconsidéréà partir de l'âme, et de l'âme
ce qui est propre à délivrer le sujet du maléficequi l'accable, dans son immortalité. Platon abat aussitôt ses cartes en
déclarant que « toute âme est immortelle >>,en ce que (< tout
7. C'est nousqui soulignons,aînsi que dans les citationssuivantes. ce qui se meut soi-mêri1..~ est immortel, tandis que ce qui,

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mouvant autre chose, est lui-même mû par autre chose, conçue sans rapport avec lui. Platon, au reste, retient la
cessed'exister quand cesseson mouvement ». et en ce que leçon archaïquedu corps des dieux puisqu'il écrit que, dans
((seul ce qui se meut soi-mêmejamais ne cessed'être mû, en leur cas, les chevaux aussi bien que les cochers sont eux-
tant que sa nature propre ne se fait jamais défaut à elle- mêmestous bons parce qu'ils sont fait de bons éléments. Pas
même, (245 c). Ainsi définie, l'âme est par ailleurs « la de conflit interne à l'âme en eux, puisque le cocher (ce qui
source et le principe du niouvement pour toutes les autres dirige le mouvement) est en accord avec l'attelage (ce qui
chosesqui sont mues », et le principe est lui-même « inen- meut) : corps et âme sont, dans leur harmonie, indiscer-
gendré, (245 d). Dès lors, « tout corps, auquel il appartient nables,et là se uouve à cout le moins un témoin de l'immor-
d'être mû du dehors, est un corps inanimé, tandis que celui talité des dieux. Les mouvements des dieux suivent pour
auquel il appartient d'être mû par lui-même et du dedans, ainsidire d'immuables« trajectoires, : leur rôle dans l'équi-
est un corps animé , (245 e). libre cosmiqueest bien déterminé. Chez les êtres moccelsen
Tels sont les termes en lesquelsse distribuent l'excès en revanche, « il y a du mélange ». En particulier, chez les
général, mais aussi l'excès sur le corps dans le corps lui- hommes, ((premièrement,l'autorité appartient à un cocher
même. Cet excèsest tout entier dans le mouvementd'excéder qui mène deuxchevauxattelésensemble» et « secondement,
qui porte l'excès en lui-même,et qui, de là, est un mouve- en l'un d'eux, il a un beau et bon cheval,donc la composi-
ment qui se meut soi-même, étant moteur et mobile en tion est de même sorte, tandis qu'en l'autre il a une bête
même temps, sans possibilitéde déficienceinterne du mou- dont les parties composantessont contrairesà cellesdu pré-
vement - ce mouveme~test à prendre, ici, dans cousles sens cédent, comme est contrairesa nature» (246 b). Autrement
possiblesde ce qui se meut et de ce qui change. Ce n'est dit, les chevauxsont une représentationdu corps animé, lui-
donc pas, par là, l'excès qui, se condensant, se prend lui- même divisé en un corps « psychique», en accord avec Je
même pour objet, mais, ce qui est très remarquable,c'est le cocherqui dirige le mouvementde l'âme, et un corps « phy-
mouvement d'excéder lui-même qui ne peut être à la fois sique>►, obscur et rebelle, qui y résiste. Mais on peut tout
auto-moteur et auto-mobile que si, d'autres textes l'indi- aussibien dire que l'âme est en retour diviséed'une certaine
quent, il se « stabilise» en lui-même commeen un mouve- manièreencrele cocheret le bon chevalpar le fait même que
ment circulaire- où, à tour ((instant», commencementet le mauvaischeval,faisantpartie de l'attelage,« tire à hue et à
fin coïncident. dia». La ligne de crête sur laquellese tient Platon autorise
Ce n'est pasune telle conception en quelque sorte méta- cetteréversibilité,et telleest sa nouveauté.
physique,que Platon exposeensuite, mais une sorte d'image Cecredistinction rejaillitsur la distinction de l'immortel
ou d'allégorie. L'âme ressemble, die-il, « à une force à et du mortd : « Toute âme, commence par dire Platon,
laquelle concourent par nature un attelage et son cocher, prend soin de tout ce qui est dépourvu d'âme, et d'autre
l'un et l'autre soutenuspar des ailes, (246a). C'est que, très part, circuledans l'univers entier [le cosmos comme ordre
significativement,la conception de l'âme comme mouve- global],en s'y présentant tantôt sous une forme, tantôt sous
ment auto-moteur et auto-mobile aboutirait aussitôt à une une autre. Or, lorsqu'elleest parfaite et qu'elle a ses ailes,
séparationde l'âme et du corps - conduirait, par là, à perdre c'est dans leur hauteurs qu'elle chemine, c'est la totalité du
la notion du corps animé, et l'excèspar lequel l'âme est tout monde qu'elle administre, (246 b-c). C'est évidemment le
de même encore ce qui excède le corps et ne peut être casde l'âme immonelle comme âme divine, et l'on pressent

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que, dans ce contexte, la théologie polythéiste de la mytho- Autrement dit, c'est par son immortalité que l'âme accède
logie n'aura plus de raison d'être pour peu que l'« adminis- aux idées. Ici bas, c'est par la réminiscence d'une proximité
tration ►) de la totalité soit conçue comme rationnelle. Le passée et perdue avec un dieu.
monothéisme philosophique n'est pas loin, où le dieu C'est dans le contexte de cette sorte de transposition de
unique, dont 1'âme est unique, sera, comme dans le Timée, l'institution symbolique grecque archaïque dans l'institution
le démiurge, l'artisan rationnel du monde. Comment donc platonicienne de la philosophie, que s'inscrit la <( doctrine>>
l'âme peut-elle en venir à animer du dedans un « vivant non moins célèbre du Phùumsur l'immortalité de l'âme par
mortel » ? « Quand elle a perdu les plumes de ses ailes, elle opposition à la mortalité du vivant. Dans ce qui est une
en est précipitée [des hauteurs de la perfection, et de l'uni- sorte de profession de foi des vrais philosophes (66 6-67 b),
verselle mobilité qui sont celles des dieux], jusqu'à ce qu'elle Socrate présente tout d'abord le corps comme le véritable
se soit saisiede quelque chose de solide, et, une fois qu'elle y perturbateur et le véritable obstacle à la connaissance de ce
a installé sa résidence, qu'elle a revêtu un corpsde terre qui est: lieu d'affections et de maladies, lieu aussi des pas-
auquel le pouvoir appartenant à l'âme donne l'impressionde 1
sions et des illusions, de tout ce qui est propre à susciter le
se mouvoir lui-même, c'est à l'ensemble formé d'une âme et déséquilibre et le conflit. Donc : obscur et rebelle, et suscep-
d'un corps qui est un assemblage, qu'on a donné le nom de tible de nous réduire à l'esclavage. Dès lors, ((si nous devons
vivant, c'est lui qui possède l'épithète de mortel» (246 c). jamais avoir une pure connaissance de quoi que ce soit, il
Ce n'est donc pas l'âme qui est mortelle, mais l'assemblage faut nous séparerde lu~ et avec l'âme elle-même, contempler
de l'âme et du corps. Celui-ci, pour donner l'impression les choses en elles-mêmes. C'est à ce moment, semble-r-il,
d'être une âme, c'est-à-dire de se mouvoir lui-même, n'en est que nous appartiendra [à nous philosophes] ce que nous
pas moins un (< corps de terre>►, opaque et rebelle (dans sa désirons, ce dont nous déclarons être amoureux : la pensée,
solidité) dom l'âme s'est saisie, mais où, en un sens, elle est c'est-à-dire,[ ... ] quand nous aurons trépassé, mais non pen-
prisonnière, localisée qu'elle est plus ou moins, pour la durée dant que nous vivons! S'il n'est pas possible, en effet de rien
de vie du vivant, en cette sorte de résidence. connaîtredefaçonpure,avec le concours du corps, de deux
Il faudrait poursuivre ce commentaire seulement amorcé choses l'une : ou bien d'aucune manière il ne nous est pos-
de tout ce second discours de Socrate dans le Phèdre sible d'acquérir la connaissance, ou bien ce l'est pour nous
(jusqu'en 257 b), étant donné non pas seulement son une fois trépassés ; car c'est alors que l'âme existera en elle-
importance, mais encore sa beauté et sa nouveauté dans le même et par elle-même, à part du corps, mais non point
contexte grec. Contentons-nous de préciser que l'accès à la auparavant! En outre, cependant que nous vivons, le
réalité (pour Platon : les idées, en tant que ce qui estvérita- moyen, semble-t-il, d'être le plus près de la connaissance,
blement, en tant que condensés symboliques de l'être), accès c'est d'avoirle moinspossiblecommerce avec/,ecorps,[... ] mais
qui est proprement celui de la philosophie, est de l'ordre au contraire de nous en purifier, jusqùau jour où la divinité
d'une remémoration (réminiscence), excès sur la vie et la en personne nous en aura déliés. Ainsi nous voilà purs, sépa-
mort, et qui procède, elle aussi d'une maniadivine (249 6-d). résde lafolie du corps,[... ] et c'est par nous tout seuls que
Les idées sont elles aussi immortelles, et ((c'est à elles que ce nous connaîtrons ce qui est sans mélange» (66 d-67 a). La
qui est Dieu doit sa divinité ►i (249 c) - ce qui, encore une philosophie est dès lors une sorte de purification ou de
purgation de l'âme, un exercicede mon (une mélétèthanatou),
1

fois, implique une rationalisation du panthéon mythologique.

38 39
concentrant et ramassant l'âme sur elle-même à partir de J'iime ou de la psyché,qui est aussi immuable, inengendrée
touslespointsdu corps~ de manièreà ce que, ainsi ramasséeet et immorte1leque ce qui, véritablement, est. Si l'àme est
isolée,elle puisses'en délier, s'en évader,et accéderà la pure auto-motrice et auto-mobile,c'est dans un mouvement cir-
et vraie connaissancephilosophique(67 c-d). Platon sait par culaire de la pensée, toujours dirigé vers son centre, qui est
ailleursqu'il rejoint parlà d'antiques traditions,religieuseset ce qui, véritablement,est. Il en résulte que, contrairementà
pythagoriciennes8 • Et c'est dans ce cadre qui suppose,on le sa conception moderne, l'âme n'est pas nécessairement,ni
voit, l'immortalité de l'âme, que Platon exposeraencore une même essentiellement,n.me d'un individu psychologique:
fois sa doctrine de la réminiscence. elle peut être âme des dieux ou du dieu, âme du monde,
On voit combien, dans cette version, qui traverserales âme des hommes, voire même :î.medes animaux.Son lien au
siècles,de l'institution de la philosophie, le corps s'institue corps a quelque chose d'irréductiblementcontingent et pas-
symboliquement,du même mouvement, de manière autre sager, si bien qu'en un sens, dans cette vie, c'est plutôt le
que dans l'institution archaïque.Relevons-enles traits ess~- corps qui est en défautpar rapport à l'âme que l'âme qui est
tiels qui demeurent à l'horizon de pensée de rous ceux qw, en excèspar rapport au corps. rélément essentielde l'insti-
encore aujourd'hui, entreprennent de philosopher. Le pre- tution du corps dans la philosophieest que le corps corres-
mier trait est l'institution de la philosophiecomme connais- pond à tout ce qui relève de l'instable, du changeant, du
sancede ce quiest.Que cette connaissancepuisseimpliquer conflictuel.Rebelle et opaque à la connaissancede ce qui,
certaines pratiques, voire certaines techniques du corps, étant véritablement,est immuable et stable, il participe du
donc une institution du corps en vue de le discipliner,c'est terrestre avec toutes ses misères, de la physis(nature) en ce
ce que le texte du Phédonmontre-très clairement. Qu'en qu'elle a de désordonné. Dès lors, si Platon, par exemple
outre le corps puisse entrer, d'une certaine manière, en se dans La République, est si hostile à l'éducationde la jeunesse
déterminant (en s'instituant) philosophiquement, dans le par les poètes (essentiellementHomère et Hésiode), c'est-à-
champ de la connaissance,c'est ce que montre, à sa manière dire par la pensée mythologique, c'est qu'il la considère
(par cette sorte de fable théorique qu'est la fabrication du comme incitant lajeunesseà une <<barbarie>)ou à une « sau·
monde par le démiurge),le texte du Tïmée.Le second trait vagerie» qui est pour lui celledu corps et de ses désordres,et
est que cequi ests'avèreplus fondamentalque les dieux eux- qu'il faut au contraire discipliner « rationnellement» par la
mêrnes,en ce qu'il doit être défini indépendamment,en lui- philosophie,laquelle,nous l'avons vu, est une discipline de
même, de toute inttigue symbolique (récit mythologique), purgation du 1( monde >) de l'âme et du « monde» des dieux,
par les seuls moyens des connexions à la fois logiques et par la découverteet la-miseen jeu de la« bonne» mania-la
ontologiques. « mauvaise» maniaétant celle du corps. La (< rationalité »
Dans cette mesure, selon l'adage ancien en vertu duquel n'est ici rien d'autre que la réélaboration,de fond en comble,
le semblableaime (et connaît) le semblable,il doit en aller de l'institution de la culture grecqueau fü du logos(en latin :
de même de « l'organe de la connaissance », à savoir de ratio),à la fois dans la penséeet dans l'être, et la critique,par
la (< dia-leccique», des enchaînementsseulementlogiquesen
apparence,dans l'opinion (doxa)ou les sophismes.C'est en
a. J.-P. Vernant, « Le fleuve améles et la mé/étè thanatou », in
ce sens que Platon est le « père " de la philosophie, qu'avec
Mythe et pensée chez les Grecs, Maspero, 1965, 1,pp. 108-123.
son œuvre,immenseet d'une inépuisablerichesse,l'institution

40 41
de la philosophie s'élabore, à la pointe où les questions ne qui serviront à la mise en problème de la question de l'âme :
cessentde jouer dans leur excèssur ce qui se détermine, dans la « réalité » {ousia),ce qui est véritablement, peut être,
cette élaborationmême, comme problème à résoudre. explique-t-il,la matière (hylè),<< ce qui, par soi, n'est pas une
chose singulière ou déterminée», la forme (morphè)et la
figure (eidos)- « suivant laquelle la matière est dite une
3. Aristote chose singulière ou déterminée » -, ou encore le composé
concret de matière et de forme - cas, nous le verrons, du
C'est dans ce cadre qu'esr apparue la seconde grande œuvre corpsvivant. Or la matière est puissance (dynamis) et la
philosophique grecque, celle d'Aristote, dans un climat déjà figure est entéléchie (enteltcheia),terme qui se dit à son tour
fort différent, plus intimement liée en elle-même à l'argu- en deux sens : soit comme la science (épistémè)que l'on a
mentation philosophique et à l'histoire de la philosophie, acquise,mais que l'on n'exercepas actuellement,soit comme
c'est-à-dire à la fois par une certaine fixation des termes et la science que l'on exerce {theorein)dans l'activité théoré-
concepts philosophiques et par un certain <( esprit de sys- tique propre, en ce moment même.
tème )►, où la contrainte de la conversion des questions en On notera déjà que la matière est pré-déterminéeco'mme
problèmes à résoudre se fait plus marquée, plus propre en un êue qui, par soi, échappe à toute singularisation(à toute
tout cas à donner à la philosophie sa stricte autonomie par détermination) en chose, laquelle ne lui vient que de la
rapport à son contexte d'origine. En un sens,Aristote n'avait forme ou de la figure.Cet être retranché de la détermination
plus besoin, comme Platon, de dégager la langue philoso- est l'être-en-puissance, par opposition auquel la figure est
phique de la langue commune - il est, comme on a couru.me <t entéléchie)> - terme forgé par Aristote, et qui signifie litté-
de le dire, plus <<modéré >) -, mais en un autre sens, il est ralement la (< possession de quelque chose dans sa fin »
plus radical que Platon en ce qu'il ne rencontre plus, au fil (té/os). Cela veut donc dire aussi que, comme telle, la
de son œuvre, que la nécessitépropre à la conversion cohé- matière est sans fin (até/)s)ou ((imparfaite », lai( perfection »
rente de toute la pensée en termes philosophiques- au point (traduction possiblepour entéléchie) étant la possessionde la
que, disciple de Platon devenu dissident de l'école platoni- fin. De la sorte, pareillement,le passageà l'entéléchie, qui a
cienne {l'AcadémieL il peut être considéré comme le deux sens, peut s'effectuer,dans l'exemple de la science,soit
« second père » de la philosophie. par passage de l'ignorance à la science dans l' apprentis-
C'est particulièrementnet pour la question qui nous pré- sage de la science, soit par passage de la science, déjà pos-
occupe de l'âme et du corps, dont nous prendrons l'état pro- sédée, mais pour ainsi dire en sommeil, à la scienceen éveil
blématisé dans le chapitre premier du livre Il du Traitéde ou en exercice.
/'lime(Péripsychès)', qui concerne la « définition» de l'ilme, Cela posé, Aristote part, dit-il de l'opinion commune.
et où est en jeu la conception aris-totéliciennedu corps qui Elle reconnaît par dessus tout comme ii réalités >) les corps
nous intéresse,et que nous allons commenter.Aristote com- (sômata),et en particulier les corps naturels (physika)ou
mence, comme à son habitude, par poser des distinctions « physiquesl>, pas au sens moderne de la connaissanceobjec-
tive, mais au sens commun, encore aujourd'hui, du « phy-
9. Nous citerons d'après la traductton de J. Tricot aux éditions Vrin,
sique l>, comme ce qui, dans son autonomie propre, relève
Paris, 1969. de la physis,c'est-à-direde la nature. Parmi ceux-ci, Aristote

42 43
considère les corps vivants, en entendant par vie (zol) « ce Reste à présent à savoir comment, avec son concept
qui se nourrir, grandit et dépérit par soi-même►►• Si les corps d'entéléchie,Aristote va traiter de ce que nous relevons
vivants sont des réalités, ce ne peut être au sens de 1a comme l'excès.Si l'âme est entéléchie,dit-il, c'est d'abord au
matière, qui reste en deçà de toute détermination, ni non sens où l'est la scienceque l'on possède,et non pas au sens
plus au sens de la forme ou de la figure en elles-mêmesqui, de la science que l'on exerce: ce n'est pas parce que nous
ce1leest leur pré-détermination implicite, issue du plato- dormons que nous n'avons plus d'âme. Mais ensuite l'âme__
nisme, excluent comme tellesla corporéité (e1lesne sont est aussi entéléchieau second sens, celui de la science que
accessiblesqu'à la connai'isancequi les « abstrait» de 1acor- l'on exerce,dansson état de veille.Dès lors, si l'on appelle
poréité). Par conséquent, la réalité du corps animé est une « entéléchiepremière)► l'entéléchieau premiersens,l'ime est
réalité composée de matière et de forme, elle l'est tout « une entéléchie-premièred'un corps physique ayant la vie
ensemble(synolon), selon ce qu'on a fort bien nommé l' hyl.é- en puissance», c'est-à-dire, précise Aristote, d'un corps
morphismearistotélicien. , organique, (412 a 27 - 412 b 1). Le corps vivant ou phy-
Cela étant, Aristote introduit une distinction très subtile. sique, organique, s'accomplit donc da.nsl'âme, et c'est cet
Le corps animé n'est pas lui-mêmela vie ou l'âme parce que, accomplissementmême qui en est à la fois le sens fonda-
précisément,il la possède.Et s'il la possède, ce n'est pas en mental, ontologique, et le sens premier dans l'ordre de la
tant que sujet (hypokeiménon) matériel qui la posséderait, génération.
comme attribut, parce que, précisément,s'il est corps animé, C'est l'âme qui constitue proprement l'être de l'étant-
c'est comme un tout matériel. Le corps physique n'est pas corps. Par là, elle constitue aussi l'entéléchiepremière dans
un corps inanimé ou inerte qui viendrait à être habité par le ce qui caractérisetour corps physiqueayant en lui-mêmeun
corps animé, mais il est lui-mêmecorps animé, ayant simple- principede mouvementet de repos. Quant aux organescor-
ment la vie en puissance.La subtilité de l'argument vient de porels (les yeux, les oreilles,etc.), ils constituent autant de
ce qu'Aristote coupe court, ici, à tout dualisme métaphy- parties du corps physiqueauxquellescorrespondent,chaque
sique de l'âme et du corps. Lepartageentre le corps et ce qui fois, dans l'entéléchiepremière,des parties de l'âme (la vue,
l'excèdene passeplus, comme chez Platon, entre un ((corps l'ouïe, etc.), à ceci près, cependant, que ((ce que la partie de
de rerrel>, mortel, et une âme immortellequi l'habite, mais l'âme est à la partie du corps, la sensibilitétout entière l'est à
entre l'être-en-puissance de la vie dans le corps physique l'ensembledu cotps sentant, en tant que tel, (412 b 23-25),
animé et son être-en-entéléchie,du fait que la réalité for- manière de dire, ce qui reviendradans·te livre III, après le
melledu corps n'est rien d'autre que l'âme, et, préciseaussi- traitement des sensationsdans le livre Il (chap. 5 à 12), que
tôt Aristote, l'ime comme entéléchie.L'ime est donc, d'une les sensations ne peuvent être qu'abstraitement isolées et
certaine manière, la vie même, en tant qu'en elle la vie qu'ellesse mêlent toujours déjà dans un sens commun (livre
s'accompliten se possédant elle-mêmeen ce qui fait sa fin III, chap. 1-3), où s'originentl'imaginationet la pensée.
ou son eidos,mais cette vie n'est rien d'autre que la vie .du Restent cependant, ce qui sera aussi traité au livre III
corps en tant que le corps lapossèdeen puissance.On pour- (chap. 4 et 5) les entéléchiesqui ne le sont d'aucun corps,
rait dire que, par là, Aristote est au plus près de la manière qui sont donc séparéesde lui comme chez Platon: c'est le
dont nous avons caractériséd'abord l'excèsdu corps sur le cas de l'intellect (noûs),patient (pathetikos) et agent (poieti-
corps dans le corps lui-même. kos), qui est l'organe propre de la connaissancesuprême, la

44 45
connaissance intelligible. Mais n'étant pas l'entéléchie d'un philosophiques sont traitables en problèmes, et ce, faut-il
corps physique, indépendant, donc, de l'individuation dans ajouter, dans tout le champ du pensable, comme problèmes
une chose singulière (todètt), l'intellect, comme la connais- susceptibles de relever de la seule philosophie, Aristote a été
sance dont il est le siège, sont anonymes.Là, peut-on dire, celui par lequel la philosophie est arrivée à l'apogée de son
c'est-à-dire en quelque sorte dans la pwe pensée, l'excès est institution symbolique - et ce n'est pas un hasard si les pen-
poussé à son maximum et se prend lui-même comme « objet>). seurs médiévaux l'appelaient « le philosophe». Cela donne
Que peut-on dire brièvement, de cette doctrine ? Tout au corpus aristotélicien l'apparence d_'êtrede part en part-rai-
d'abord, qu'il est remarquable que l'indéterminé de principe sonnable. Redonner vie à l'excès de la question sur le pro-
qui, comme tel, renvoie pour nous au phénoménologique, blème ne pourra désormais se faire, avec Aristote, que contre
est pré-déterminé par le déterminant métaphysique de Aristote - ce sera le cas, chez les Anciens, du néoplatonisme.
matière (hylè).Ce n'est là que le témoin de ce qui se produit « Avec Aristote», disons-nous parce· que-penser contre
en général dans la pensée aristotélicienne : la position philo- Aristote sera toujours aussi le traverser, faire rejouer l'excès
sophique des problèmes est coextensive d'une pré-détermi- des questions dans les problèmes tels qu'il les a posés, et cela
nation de ses termes qui les réfère au réel, à l'ontologique. paraîtra inexorablement, il est vrai, excessifpar rapport à la
Cela signifie bien, nous l'avons dit, l'institution symbolique sérénité aristotélicienne de la praxis philosophique, toute
de la langue philosophique en elle-même, comme langue cownée vers le calme et l'équilibre de la connaissance de ce
autonome et censée concerner l'être de ce qui est, des qui est, selon les multiples façons dont il est.
diverses manières dont il est et vient à se présenter à la pen-
sée. Cela signifie·ensuite, que, dans cette mesure même, la
philosophie aristotélicienne, au demeurant fort subtile et 4. Le stoïcisme
complexe, tend bien à réduire les questions en problèmes à
résoudre, et à les résoudre de manière strictement philoso-
Avec le stoïcisme, nous changeons radicalement de climat.
,phique : cela fait que les termes de ces problèmes paraissent
Cette mutation, cela a souvent été souligné à juste titre,
irréductibles, les seules propres à discipliner l'excès de la
s'inscrit dans la mutation globale de la civilisation grecque,
question sur le problème, et donnent l'impression d'un
dans la perte d'indépendance des cités soumises à la domina-
fixisme-à la fois ontologique et métaphysique, où les termes
tion du royaume de Macédoine. Il y a dans le stoïcisme
ne « tremblent ►> plus ou ne « bougent>) plus que fort peu.
quelque chose de <( réactif>►, et pour nous d'effrayant, dans la
On le voit à propos du problème de l'âme et du corps
radicalité qu'il entreprend du retour à des composantes pré-
puisque, si le dualisme se trouve, au moins pour la plus
socratiques et archaïques de la culture grecque, qui recharge
grande part, <(résolu» dans l'unité d'un composé, la pensée
se donnenéanmoins, sous la forme de l'entéléchie, et même autrement, et étrangement, certains termes de la langue phi-
del 'entéléchie première, l'excèssur le corps clansle corps lui- losophique. Le stoïcisme est à la fois un matérialisme et un
même. On chercherait en vain, chez Aristote, ne serait-ce monisme. A l'exception de la pensée logique, du vide exté-
même que l'ébauche d'une genèse de l'excès, de l'entéléchie, rieur au monde, du lieu ec du temps, tout est corpore4y
à partir de ((quelque chose i► où il ne serait pas déjà là. En compris les vertus, l'âme, les dieux et toutes les valeurs.
découvrantde la sorte les termes en lesquels les questions l.:âme (psychè) est une corps (sôma),à savoir aussi un vivant

46 47
(zoon)ou un animal. Lemonde lui-mêmeest un corps et un Le propre du sage stoïcien, toujours selon M. Daraki 12,
vivant, tenu par un divin corporelen tant qu'il le transit en est en effet de se vouloir incarnation de la vertu totale, par
la moindre de ses parcelles, qu'il y est omniprésent de laquelle il sera censé être pareil aux dieux, non plus philo-
manièrephysique.Et le cosmos(l'ordre du monde, des êtreset sophe (amoureuxde la sagesse)mais sage (sophos) lui-même.
des choses)est tenu par l'équilibre harmonique d'un prin- Par là, il pense se rattacher à la lignée des « héros >> de la
cipe actif, qui est la nature ou physis,et d'un principe passif Grèce (telsAchilleou Ulysse)et à la tradition de l'ascétisme
qui est la matière,en elle-mêmesans lacune ou continue..La hellénique.C'est en ce sens que l'accèsà la sagesseest condi-
nature est donc divine, puissance démiurgique, mais ano- tionné par une véritable culture du corps, une technique
nyme, intimement liée au corps du monde, de la même (par exemple respiratoire) ou un exercicede mon devant
façon que l'âme humaine est intimement liée à son corps. « purger >► de la vie ordinaire, qui soumet le corps à une
Dès lors, la vie du monde est une, tout comme l'est 1avie de répressionparticulièrementdure, sous-tenduepar une sym-
l'homme. Tout vient de ce que, dans les corps, la matière se bolique parfois macabre- pouvant allerjusqu'à une sorte de
distribue harmoniquement, au fil du logosqui est divin, cannibalismemétaphorique.A Zénon de Cittium, l'un des
selon son plus ou moins de subtilité, depuis l'état opaque et fondareurs de l'école stoïcienne, qui demanda à l'oracle de
chaotique jusqu'à l'état le plus transparent, qui est celui de quelle façon il mènerait la meilleurevie, le dieu répondit :
l'esprit,pneuma(«le souflle,). en devenant de la couleur des morts. C'est la mort violente,
Dès lors, comme l'écrit M. Darakî 10, le stoïcisme « est non voulue, qui réduit l'homme au corps-cadavre(signalons
une philosophie de l'homme continu 4ans un monde que corpus,dont vient corps, signifiait aussi « cadavre» en
continu)> : nul ne peut faire obstacle,dans le stoïcisme,à la latin). Le sage se doit donc de choisir sa mort en se libérant
nature, qui est la ((Forte» et l'((Invincible)). Cela signifie du corps pendant la vie pour êue un dieu vivant. L'amourde
que la sagesseest d'être conforme à la nature, et que c'est la vie est déraisonnable, et le combat contre l'homme
danscette conformitémême que le sage réalise sanature 11• incarné esr acharné autanr que complexe: mais, au lieu de
Cela signifieaussi,dans le même mouvement,que la nature faire quitter le corps par l'âme (ce qui serait absurdedans ce
en devient sacrée, et qu'il faut toute une pratique, à forte cadre moniste), ce combat doit conduire à la maîtrise par-
connotation rCügieuse,pour arriverà cette conformité.Vivre faite du corps. aussi paralysante que la mon puisque, non
Url, dans un corps un, au sein d'un monde un, ne peut être plus délié, celui-ci doit au contraire être intégralement et
que le résultat d'une inspiration et d'une ascèse,qui est, elle continûment lié à la vie profonde du sage13• L'ataraxiestoï-
aussi, un exercicede more (mélétèthanatou)allant puiser, cienne, l'« absencede trouble », doit donc conduire le corps
comme chez Platon, dans des techniques du corps plus à sa véritable unité avec l'âme, où il est aussi censé lui être
archaïques,mais dans un tout autre esprit, impliquant, en transparent,comme à l'ordre cosmiquede 1anature divine.
tout cas, un retranchement radical par rapport au monde Une cellepratique, qui est une véritable institution du
socialdes hommes. corps, suppose, on s'en doute, une redistribution complète
de tous les termes par lesquelspourrait encore se définir le
10. M. Daraki, Une Religiosité sans Dieu, Essai sur les stoïciens
d'Athènes et siint AugustÎn, La Découverte, 1989, p, 214. Nous
nous inspirons largement de son remarquable exposé. 12. Ibid., pp. 110-111.
11. Ibid. 13. Ibid., pp. 114-115.

48 49
corps résistant à cette ascèse, rebelle à l'équilibre cosmique et conduit sans doute à la plus extrême discipline du corps qui
naturel. C'est ici que le stoïcisme révèle sa nature aristocra- se puisse concevoir: à le faire entrer, par l'ascèse, dans l'unité
tique, mais en son sens apolitique : discipliner le corps à ce cosmique. Si l'expression n'était anachronique, on pourrait
point suppose, en notre sens, d'incroyables raffinements dire qu'il s'agit là d'un «puritanisme>► poussé à ses limites,
« psychologiques » - les stoïciens, montre M. Daraki, om été tellement qu'il en devient sectaire et qu'il conduit au mépris
jusqu'à concevoir soixante-seize passions et trente-et-un de ce qui constitue, le plus souvent, non seulement la vie du
désirs 14 - mais suppose aussi que la plupart des hommes, les corps, mais encore la vie des hommes.
phauloi,les inconvertibles {à la sagesse)en sont incapables.
La pratique de cette voie pour la sagesse conduit, à travers
l'expérience des affections et des passions, toujours excessives s. L'épicurisme
et facteurs de déséquilibreet de désordre, à entrevoirjusqu'à
quelles profondeurs abyssaleselles vont se nicher. , Pour les Tout autre, quoique né dans le même contexte, et non sans
stoïciens, écrit M. Daraki 15, les hommes observablesse livrent
parenté avec le stoïcisme, est l'épicurisme - dont le témoin
passivement aux "abysses" intérieures et ne méritent pas le
le plus complet nous est livré, à travers les contingences de
titre d'homme. Ce titre n'appartient qu'au sage chez qui
l'histoire, par le De natura rerum du poète latin Lucrèce.
l'abysse nourrit l'extase», c'est-à-dire l'ek-stase («l'être hors
L'épicurisme est également un monisme et un matérialisme,
de soi )►) au Tout qui est la vie bienheureuse. Lascèse stoï-
mais très différent du stoïcisme. Rien ne naît de rien, et rien
cienne est donc sélective, et, en ne visant pas à séparer la
ne retourne à rien, l'univers est depuis toujours et pour tou-
pensée de la sensibilité, elle ne vise qu'à distinguer deux
jours formé de matière et de vide. La matière, cependant,
« dispositions » de l'âme tout entière, celles qui feront de
n'est pas, comme dans le stoïcisme, continue, mais disconti-
l'homme ou un sage ou un phaulos.Car le sage est originel-
lement(< inspiré>), et ce n'est pas la raison seule (le logos)qui nue, constituée ultimement de particules insécables, les
le distingue, puisqu'il n'y a pas moins de raisons, mais per- atomesJ qui sont éternels, innombrables et multiformes. Ce
verties à l'origine, dans les passions humaines. L'âme du sont leurs multiples combinaisons qui constituent, selon les
non-sage est en ce sens malade, parce qu'elle est possédée circonstances, les objets et les êtres, avec leurs qualités qui
d'une (( mauvaise folie>►, d'une mania qui la livre aux résultent des interactions matérielles {atomiques) des êtres et
désordres et aux malheurs, alors que l'âme du sage est des choses. Lâme, pareillement matérielle, parce que consti-
conduite par la bonne mania,proprement divine. tuée d•atomes dans un état moins dense où ils sont plus
Curieuse doctrine, serions-nous tentés de dire, si elle ne rapides et plus libres, est intimement liée au corps, qu'elle
constituait l'un des cas de figure majeurs de notre tradition, suit dans toutes les phases de son existence, depuis sa crois-
à traversde multiples formes, plus ou moins dégradées.Son sance juvénile jusqu'à son dépérissement, et finalement sa
étrangeté vient de ce que la considération de l'unité intime mort. Elle est donc aussi affectée par les maladies du corps,
de I1âme et du corps dans la corporéité même de l'âme r
et au moment de la mort, elle se dissipe dans air, se dis-
perse. L'âme connaît le monde extérieur par les sens du
corps, dont le_témoignage est toujours sûr : de tous les corps
14. Ibid.. pp. 79-92.
15. Ibid., p. 180. émanent des images ou des simulacres, eux-mêmes matérielsi

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et qui viennent frapper les sens en les « impressionnant >>. On ne mesurera sans doute jamais assez jusqu'à quelle
Tout le problème de l'homme vient de ce que, le plus sou- profondeur l'épicurisme pénètre l'esprit de notre temps.
vent, nous les interprétons mal, dans nos erreurs de juge- Sans compter que son matérialisme a été, à la Renaissance,
ment, nos illusions ou nos rêves. Les simulacres peuvent en l'une des bases, anri-arisrotélicienne, de la science moderne -
effet à ce point nous illusionner que, par exemple, dans Giordano Bruno combat Aristote en reprenant des argu-
l'amour, nous pouvons être saisis par sa perversion qui nous ments de Lucrèce-, on peut voir son influence jusqu'à Jean-
éloigne du véritable bonheur - nous serions tenté de dire par Jacques Rousseau, dans sa conception del'« état de nature 1>
la passion qui est plus passion de l'amour pour lui-même en droit,c'est-à-dire non réellement, antérieur à l'<(état civil»
qu'amour de l'être aimé. - à l'état de culture-, qui réamorce la virulence de la critique
Lépicurisme devient doctrine morale là où il-vise à libé- sociale présente en particulier chez Lucrèce (livre V du De
rer les hommes de leurs vains désirs, de leurs vaines Natura rerum).
croyances et de leurs vaines terreurs. 11riy a en particulier Quoi qu'il ne soit d'une doctrine plus complexe dans les
rien à craindre de la mort, puisque, au moment de la mort, détails que ne le laisse supposer ce bref aperçu, on pourra
nous ne serons plus là, même pour penser la dispersion de la juger fade cette sagesse dans la mesure où, comme pour la
matière à laquelle nous ne pouvons précisément assister que sagesse stoïcienne mais d'une toue autre manière, toutes les
du dehors, avec 1a mort des autres êtres vivants. Dès lors, questions y paraissent converties en problèmes, conversion
tout tient dans un juste équilibre de la sensibilité et du juge- où la chasse à l'excès doit apporter la solution. Comme
ment, dans Wie harmonie, qui est toute une discipline, des sagesses,stoïcisme et épicurisme ne sont plus, d'une cenaine
plaisirs mesurés- et non pas débridés jusqu'à l'excès - et de manière, philosophies (amour de la sagesse), sauf à considé-
la pensée : le parfait bonheur, dégagé de toute passion et de rer que, même circonscrit et univoquement estampillé du
tout trouble, comme lieu d'une âme apaisée dans un corps sceau du malheur, l'excès (les abysses stoïciens, les simulacres
apaisé, est à ce prix. En ce sens, il y a aussi une certaine épicuriens) continue d'y faire question, de réalimenter
ij, ascèse dans l'épicurisme, mais c'est une ascèse en quelque l'ascèse sans relâche. Ces deux cas de figure où s'institue
sorte t( raisonnable », destinée à déjouer tout excès mis sur le chaque fois le corps - et, corrélativement, l'âme - ne sont
compte de la déraison et de l'illusion. Ce qui mérite en outre pas exempts, mais pour ainsi dire de l'extérieur, de questions
d'être souligné, c'est, dans l'épicurisme, sa critique sociale en excès sur les problèmes, que ce soit dans l'effroi que nous
(absente du stoïcisme) de toute oligarchie et de toute tyran- éprouvons devant la <(répression ►i donc le corps fait l'objet
nie, de toute pratique religieuse, précisément appréhendées dans le stoïcisme, ou dans l'ennui dont nous ne pouvons
comme excessives(s'il y a des dieux, ils riont aucune raison écarter le pressentiment face à l'économie raisonnable du
de s'occuper de nous ni d'avoir besoin de nous, s'il y a des corps visée dans l'épicurisme. Car les hommes n'en conti-
rois, ils excèdent toujours leurs prérogatives). Par tous ces nuem pas moins de vivre comme ils vivent, et il ne suffit pas
traits, l'épicurisme est sans doute le plus proche de ce que de chercher à éliminer tout excès pour que l'excès n'existe
nous sommes tentés de nommer, quasi-spontanément, plus. Les deux dernières grandes sagessesphilosophiques de
sagesse, et même sagesse raisonnable, et c'est d'ailleurs sous l'Amiquité réalisent en un sens l'harmonie que les Grecs ont
ces traits qu'il est passé, presque intégralement, à l'époque tant cherchée, mais c'est au prix d'une certaine mort - mon
moderne, avec toute la force de son« athéisme pratique». cultivée dans le stoïcisme, mort intégrée ou apprivoisée dans

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l'épicurisme. Non pas qu'il faille pour ainsi dire .« entr~te- faire une histoire vraiment au-dessus de tout soupçon
nir l> 1'excès dans les affaires humaines, mais que, s11aphilo- d'annexion, de récupération ou de refoulement dans l'oubli.
sophie veut demeurer philosophie, il faille à tout le moins Ce ne sont évidemment pas de telles questions qui nous
rester sensible à l'excèsde la question sw le problème. solliciteront ici, mais le fait que, par sa doctrine del' incarna-
tiondivine, le christianisme a posé à la pensée, et en panîcu-
lier à la pensée philosophique, une question toute nouvelle,
et tout à fait inattendue. Si les Grecs ont été passionnément
pris à la question du devenir-dieu et immortel de l'homme,
B/ Le christianisme
ils ne se sont jamais posé la question du devenir-homme de
Dieu - nous mettons une majuscule puisqu'il s'agit du cadre
Il peut paraître érrange que nous envisagions ~ prése~t le symbolique du monothéisme juif, qui n'a a priori rien de
christianisme, dont les origines n'ont rien de phdosoph1que, philosophique. Doctrine hautement paradoxale, qui ira de
puisqu'il s'est constitué, comme doctrine religieuse, aux pre- pair avec une nouvelle institution de l'homme et une nou-
miers siècles de notre ère, tout d'abord dans le cadre du velle institution du corps mais aussi, on le comprend, une
judàisme, fut-il déjà, à l'époque de sa naissauce (!" siècle), nouvelle institution de la psyché,où nous trouvons les pre-
fortement hellénisé, même en Palestine 16, ensuite dans le miers éléments de ce que nous entendons aujourd'hui par
cadre très complexe er difficile à restituer dans sa <(vérité» psychologie.
historique, du syncrétisme hellénistique. Au sein de ce der- Que ce soit dans la mythologie ou l'épopée, pour les
nier se rencontraient, et pas toujours, loin s'en faut, pour poètes ou pour les philosophes, ou encore pour les rois, la
s'entendre, les diverses traditions de la Méditerranée orien- divinisation de l'homme passe par la gloire, la répucation qui
tale, dont la tradition philosophique, plus ou moins à _l'état traverse les âges de génération en génération. Cette gloire,
de lambeaux, de comextes légendaires, de cultes habillant qui inscrit le héros dans la mémoire des hommes est ou bien
l'ancien avec du nouveau, etc. Période extrêmement riche, à une gloire bénéfique qui conduit finalement le héros à vivre
ce que l'on en pressent, où l' archaïqu~ co~~bite avec 1~ immortel parmi les « bienheureux» {lesdieux), ou bien une
contemporain de manière le plus souvent rnsa1S1ssable, et qm gloire maléfique qui sert d'exemple de ce qui arrive à ceux
1
est paradoxalement caractériséepar la déficience, pour n~us, qui menacem, par leur hybris(démesure), l'équilibre cos-
en documents historiques suffisamment complets pour etre mique, social et politique - et qui les précipite pour toujours
recoupés. À cela, il faut ajouter que, le christ~ani~meétant daus les Enfers, dans l'obscurité de l' Hadès.Il est donc déjà
devenu dominant au IV" siècle, et cette dommatton ayant étrange, à cet égard, que l'humanisation ou l'incarnation
été, comme c'est toujours le cas, coextensive d'une ~ise en divine se traduise, dans le christianisme, par une sorte
ordre des archives de son histoire, il est très difficile, non d'inversion:la vie de Jésus s'achève par la Passion, c'est-à-
seulement d'en repérer les influences ou les sourcespiiennes - dire par son humiliation et sa mort, au même titre que
c'est-à-dire, en l'occurrence, non-juives -, mais aussi d'en n'importe quel criminel (la croix était l'équivalent de ce que
fut la potence, puis la guillotine), et ce qui frappe déjà,
16. cf. par exemple P. Vidal-Naquet, Du bon usafle de la trahison,
« Introduction à FlaviusJosèphe, La GuerredesJwfs », coll. << Argu-
d'après les récits évangéliques de sa vie, ce n'est pas l'excès
ments», Minuit, 1977, pp. 7-115. sublime d'une terreur, d'une démesure, ou d'une violence

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qui seraient celles de la fondation, mais tout au contraire la du pain et du vin. Corps ou chair que l'on a nommé fort
douceur et l'humilité. S'il y a de l'excès dans la vie de Jésus, significativement « corps glorieux J► ou « corps mystique>),et
ce n'est pas l'excès effrayant parce que inhumain où se décèle qui est aussi celui de l'assemblée des fidèles (ecclesia,
quelque chose de l'incommensurabilité divine, mais tout au «église»).
contraire, pour ainsi dire, l'excès d'humanité. Le renverse- Toute l'équivoque tient dans cette sorte de glorification
ment chrétien est donc tel que le divin se révèle, en un sens, de Jésus en Christ dans la résurrection, comme si l'homme,
dans l'excès de l'humain, dans l'humanité qui transie de part à l'instar de ce qui était visé dans la pensée païenne, y rede-
en part jusqu'aux êtres et aux choses les plus humbles. Nulle venait Dieu en rejoignant le Père. C'est par là qu'en s'insti-
idée de gloire triomphante dans tout cela, puisque tout tuant dans sa strucrure hiérarchique comme Église triom-
homme, du plus bas au plus haut dans l'échelle sociale, mais phante, l'Église a repris le schème païen de fondation, tout
aussi dans l'échelle de la réputation, de l'habileté ou de en portant toujours en elle le risque de sa remise en ques-
l'intelligence, est habité de l'étincelle divine. Le péché, tion. Si Jésus est attesté finalement, dans la doctrine, comme
l'excès appréhendé dans sa portée négative, comme facteur le Messie, c'est-à-dire aussi, en un sens, comme le roi, c'est
de troubles et de désordres, y est appréhendé, en somme, dans sa glorification ultime par la résurrection, qui en fait le
comme ce que nous avons appelé la passion, qui s'endurcit « Sdgneur >)des croyants, mais aussi la source, théologico-
au point de se prendre elle-même pour origine et pour objet, politiquei de la suprême autorité ecclésiastique (l'évêque de
passion orgueilleuse en ce qu'elle fait être le sujet à partir Rome, le pape), et plus loin, du roi temporel - celui-ci tire
d'elle-même en son exclusivité. Lincarnation de Dieu dans sa légitimité, non plus comme les rois homériques, d'une
son « Fils 1) humain signifie donc à cet égard l'unité de la filiation symbolique avec Zeus (le Père), mais d'une repré-
chair comme unité intime, en continuité, de l'âme et du sentation (il est(< vicaire») de la royauté spirituelle du
corps. Christ. Par là, pourrait-on dire, la nouveauté du message
Mais ce n'est là qu'un versant de la doctrine chrétienne, chrétien a été pervertie à l'origine, ce qui n'a pas empêché de
l'autre versant éram celui par lequel elle s'est pensée comme multiples et résurgentes dissidences, par volonté de retour à
fondationd'une nouvelle religion. Elle ne s'achève pas, en l'authenticité du message, notamment à travers le Moyen
effet, par la crucifixion qui, à elle seule, pourrait ne signifier Âge occidental. C'est dire qu'il y a toujours eu, dans le chris-
que l'échec de la mission messianique de Jésus. Lattestation tianisme, deux tendances contradictoires : d'une part, celle
de sa signification transcendante est fournie par la résurrec- qui n'a pas hésité à pacciser avec les puissances politiques
tion, c'est-à-dire tout à la fois par le fait qu'il n'y a précisé- temporelles, voire à les utiliser en vue de s'imposer dans la
ment pas de corps - au sens de cadavre - du-·Christ (qui société, au gré de violence historiques trop connues pour
signifie: l'oint de Dieu, le Messie), puisque le tombeau est être citées, et d'autre part celle qui, comme puissance interne
vide, et par le fait que ce corps vit encore, après la mort, de subversion de la première, n'a cessé de prôner le retour à
comme corps invisible mais incarné, comme chair qui est l'humilité et à la douceur évangéliques. Selon la première,
censée faire le lien de la communauté chrétienne. Corps ou pourrait-on dire, la séparation de l'âme et du corps, de
chair transfigurés, délocalisés, mais qui vivent comme tels en l'esprit et des choses, tend à se reproduire, en allant doctri-
chaque chrétien, et dont l'eucharistie est la mise en scène nalement chercher dans le corpus grec pour s'élaborer et
symbolique - régénération de l'incarnation par l'incorporation s'affermir, alors que, sdon la seconde, c'est dans 1'intimité la

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plus intime de l'homme incarné que doit se trouver l'étincelle Tout se joue désormais entre la rencontre du divin au
divine, comme en écho de l'incarnarion de Dieu dans le Fils. plus intime de soi, où le corps lui-même est transfiguréen
Cette intimité la plus intime, qui est comme l'excès de l'inti- chair- il est déjà, en ce sens, le corps indéterminé en excès
mité dans l'intimité elle•même, est, comme excès d'huma- dont nous avons parlé, quoique sur le registre de la pratique
nité - y compris dans ses souffrances et ses misères -, le religieuse -, et la rencontre refusée, dans la même intimité
Dieu en l'homme, ce par quoi se tient chaquefidèle en lui- où, pour se muer en Dieu trompeur, despotique et <<malin»,
même - quelle que soit sa condition - comme écho de l'étincelle divine quitte le corps pour le laissersurgir comme
l'incarnation divine. Dieu n'est pas à chercher au dehors l'obstacle à la .rencontre, voire comme l'instrument même de
dans le monde qui reste irréductiblement profane, tant qu'il la tromperie. Lespsychopathologiesne sont pas loin, dans ce
n'est pas transfiguré par la croyance, mais au plus intime du renversement instable de la figure du Christ rédempteur,
dedans, dans le retournement qui me fait me découvrir c'est-à-dire libérateur, en la figure d'un Dieu vengeur et
comme toujours déjà, et pour toujours, accueilli par Dieu. machinateur, comme le disait Nietzsche, d'un complot ou
En ce sens, comme le montre l'œuvre de saint Augustin, d'un attentat contre la vie. Il serait bien évidemment beau-
qui fut en cette affairele penseur le plus décisif,le christia- coup trop long de retracerici, fût-ce par quelques repères,la
nisme débouche sur une véritable culture, au sens actif, longue histoire de cette culture de l'intériorité qui, depuis
c'est-à-dire sur une véritable élaboration de l'intériorité Augustin,a traversé le Moyen .Age
et les Temps modernes
humaine. Il en est résulté un changement profond, une jusqu'il y a peu. Quoi qu'il en soit de la laïcisationacruelle
réélaborationsymboliquede la notion d'âme (psychl} : alors de la société, et de sa formidable <<dé-culcuration » depuis
que, chez les Grecs, l'âme gardait quelque chose de fonda- quelques décennies - nous sommes peut-être en train
mentalement impersonnel, dont l'individuation, en tout cas, d'assister à la fin de l'« ère chrétienne » -, retenons néan-
était plus ou moins contingente selon les doctrines, dans le moins que cette culture a été l'ancêtre de notre moderne
christianisme, l'âme est, en vertu de l'incarnation, essentiel- subjectivité et de la manière dont, par centration sur le
lement individuelle, ultimement centrée sur un soi qui est le « moi », s'est constituée la psychologie que nous connais-

soi divin lui-même. C'est son caractère caché et mystérieux sons, au moins idéologiquement, comme manière de décrire
qui fait vivre, dans les tréfonds, le soi individuel, que ce soit et de classer nos « états d'âme» et nos « états d'esprit», qui
dans l'ouverture qui illumine et transfigure tout, y compris sont toujours ceux d'un sujet individuel, et de rendre le
le corps, ou dans la révolte qui obscurcit, qui opacifie le monde, comme monde « extérieur », à l'état de la matérialité
corps, dès lors vécu dans le désordre des passions. Dans la inanimée qui est l'objet des sciencesobjectivesde la nature.
mesure où l'ouverture et la révolte sont d'une extrême subti- Mais par là, nous touchons déjà à l'œuvre propre des philo-
lité, se jouant sur des nuances infimes, on voit jusqu'à quel sophesdes Tempsmodernes.
point de raffinements, mais aussi d'ambiguïtés, a pu
conduire, dans le christianisme, l'élaboration de l'intériorité
sous forme psychologique.Sorte d'expériencequi peut aller
jusqu'à la torture des tourments intérieurs, voire même, chez
certains mystiques, jusqu'à la torture du corps - où l'on
retrouve des éléments stoïciens.

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de la connaissance peut se muer en problèmes à résoudre.
C/ Les philosophes modernes Certes, on pourra dire que c'est là une figure historique du
discours scientifiqueau commencement de l'âge baroque -
'I. Descartes comme l'attestent l'œuvre de Kepler sur les planètes et celle
de Harvey sur la circulation du sang. Mais ce serait là appau-
Sans pouvoir parler, ici, de la Renaissancequi, du point de vrir en partie le paradoxe puisque, précisément, pour
vue philosophique,a été la Renaissancedu néo-platonisme Descartes, il y va de connaissance et de métaphysique, de
(Nicolasde Cues, MarsileFîcin),en réaction contre l'aristo- quelque chose qui en un sens ne relèvepas de l'observation
télisme qui avait dominé la scolastiquemédiévaledepuis le extérieure,mais, etc' est la nouveauté cartésienne,de l'obser-
:xnr siècle, mais aussi celle de l'épicurisme (curieusement vation intérieureméthodiquement mise en forme. C'est cela
(< allié» au néoplatonisme chez Giordano Bruno) et du stoï- même qui, sans doute, lui a fait découvrir des champs tout
cisme, nous nous bornerons à releverce qui a constitué une nouveauxpour la pensée, même si, dans la suite du Discours,
véritablerévolution dans la pensée philosophique,une véri- des Méditations,et dans les Principesde la phi/,,,ophie,le
table fondation nouvellede la philosophie,à traversl'œuvre « tremblé >) ou le ((bougé » de la découverte tend quasi-
de Deseartes,en particulier le Discoursde la méthodeet les inexorablement à s'effacer derrière les déterminants méta-
Méditatiommétaphysiques. Son importanceest telle que nous physiques(symboliques)d'un problèmeen droit résolu.
sommes encore, aujourd'hui, et le plus souvent à notre insu, C'est particulièrement caractéristique dans les Médi-
des « cartésiens►►• La forme moderne du dualisme de l ':ime tatiom- sans aucun doute le maître-ouvrage- où, précisé-
et du corps est en effet, avec des variantesmultiples et le plus ment, dans les trois premières, la démarche méthodique ne
souvent dégradées, d'origine cartésienne. Et ce dualisme, se voit grevée d'aucune pré-détermination métaphysique ou
telle est 1'énigme, semble bien irréductible, renaître sans ontologique des termes qui peu à peu se dégagent - ce qui
cessede ses cendres tant il va de pair, il est vrai, avec l'insti- ne veut pas dire que des choix importants n'y soient pas faits
tution de la science moderne objective, dont Descartesi au qui rendront possible, dans les trois dernières Méditations,
demeurant, a été l'un des artisans. la détermination en languemétaphysique des termes exhibés;
Il convient, avant toute chose, étant donné les consé- et nul doute qu'il n'y ait là une certaine circularité qui a, au
quences historiques du cartésianisme,de revenir à l'esprit de reste, aveuglé beaucoup de commentateurs, rapides à déce-
l' œuvre cartésienne elle-même. Toute la modernité y est ler, dès Je début, la doctrine toute faite. Si Descartesa orga-
déjà, ce qui rend le retour difficile,mais sous une forme suf- nisé son texte en récit manifestement fait après coup, et dès
fisamment singulièrepour qu'il soit possible.Cette singula- lors fabulé, ce serait faiblessed'esprit que de croire qu'il ne
rité, qui est restée telle dans toute l'histoire de la philoso- l'a fait que par ruse, pour dissimulerses présupposés.S'il l'a
phie, tient finalement en deux éléments, dont l'alliance est fait, c'est qu'il n'y a précisémentpas de sciencesans chemin
explosive: Descartes, tout à la fois, parle un discours à la (methodos)vers la science.Et ce chemin, c'est sans doute un
première personne et vise à la fondation d'une science sfrre écho du christianismeaugustinien,ne peut être pratiqué que
par sa clarté et sa distinction. Il déploie en même temps, ce par un sujet à la première personne, par un individu, qui ne
qui est paradoxal,une sotte de fable autobiographiqueet la le trouvera qu'en lui-même, et même dans ses tréfonds.
mise en place méthodique des termes en lesquelsla question

60 61
Reprenons donc l'argument de ces trois premières Médi- mes pensées sont fausses et imaginaires - c'est là, propre-
tations, non pas dans toute la subtilité de son économie, ment, qu'entre en sèène le sujet moderne comme sujet d'une
mais selon la ligne du rappon problématique entre âme et liberté, qui est en l'occurrence la liberté de feindrequ'il n'y a
corps. Nous sommes avenis, dès la première pagede la pre- rien de vrai et de réel, et de suspendre dans une épochètout
mière Méditation, qùil s'agit d'« établir quelque chose de assentiment. C'est là aussi que, d'hypothèse spéculative, le
ferme et de constant dans les sciences». Dès lors, toute la doute hyperbolique se transforme en expérienceconcrètedu
démarche sera de convertir la question dans les termes d'un sujet philosophant. Et c'est dans cette expérience concrète
problème à résoudre, de passer en revueméthodiquement ce du doute hyperbolique universel, activement effectué par
qui est caractérisé classiquement comme les sources de la moi, que surgit l'expérience non moins concrète du cogito:
connaissance,au crible de la fermeté et de la constance. Ce puisque j'aile pouvoir de suspendre tout assentiment, de me
passageen revue et au crible est l'entreprise d'un doute déjà tenir, fût-ce à la limite, à hauteur de la ruse universelledu
méthodiquement organisé, qui frappe tout ce qui est d' ori- Grand Trompeur, cette ruse ne peut porter sur la certitude
gine sensibleet corporelle.Non pas que cela ne soitpas,mais factice que j'ai d'exister quand je doute.« Je suis, j'existe»:
précisément, ne soit, au regard de l'exigence de la connais- facticité qui n'est pas factualité d'un fait ou d'un état de faits
sance, qu'inconsistant et inconstant. Ne restent, au terme de bruts qui sont soumis à l'hyperbole du doute, mais qui est
ce premier parcours, que les mathématiques, en ce qu'elles comme l'irréductible contingence, la mienneet celle de mon
semblent apriorifermeset constantes. être, où je me reconnais être chaquefois que, sur fond de
Or, ce qui est profondément révolutionnaire chez doute, je me pense et je me sens exister.Si je n'avaispas cette
Descartes, c'est que ce doute, dit « méthodique », est métho- certitude d'exister, si le soupçon du doute portait sur mon
diquement articulé à un douce plus radical, dit « doute sentiment même d'exister, _jeserais intégralement le jouer
hyperbolique , : si, dans le sensible et le corporel, je suis d'un Autre, du Gtand Trompeue, bref je setais fou ou psy-
spontanément poussé à prêter mon assentiment à ce que je chotique - encore que la psychose n'aille jamais jusqu'à ce
vois, je sens et je ressens17, qu'est-ce qui garantit que ce Il.est cas-limite,en quelque sorte métaphysique.
pas par le même assentiment que je prête véritéaux mathé- Ce qui est tout à fait remarquable, dans ce mouvement,
matiques? Qu'est-ce qui me prouve, donc, que dans toute c'est que, contrairement à ce que certains commentateurs
connaissaoce,je ne suis pas le jouet d'uo Grand Trompeur (dont Heidegger) en ont dit, ce cogito n'apas de contenu
dont toute la ruse est de me faire prendre pour vrai, même déterminé:son seul contenu est celui de la certitude factice
pour ferme et a">suré,ce qui ne l'est pas? Où est ce qui pour- d'exister, certitude qui est la mienne et qui est (< de chaque
rait constituer un critère intrinsèquede vérité et de réalité ? fois », étant donné qu'il est impossiblede s'installer durable-
Question abyssale à laquelle Descartes commence par ment dans l'hyperbole du doute universel. Si, à la suite du
répondre en disant que, quelle que soit ma tendance sponta- cogito,Descanes répond à la question : <<Qui suis-je ? » en
née à croireen la vérité et la réalité, je ne puis me territ à la disant que je suis une« chose qui pense» (rescogitans), d'une
hauteur de la question qu'en feignantmoi-même que toutes part, il ne faut pas prendre d'abord le mot « chose» au sens
de chose déterminée, mais au sens indéterminé où l'on
prend « chose publique , (m publica),et d'autre pan, il faut
17. On reconnait là un des traits de la théorie stoïcienne de la
connaissance dont nous n'avons pu parler. être très attentif qu'à ce stade de la démarche, dans la

62 63
première partie de la deuxième Méditation, la pensée est propre à leur conférer la vérité. Mais cela veut dire que si
aussi le vouloir, le désir, l'imagination et le sentir. Il est donc nous voulons poser correctementle problème de la connais-
très remarquableque, dans l'expériencedu cogito,la pensée sance, c'est-à-dire être en mesure, du même coup, de le
soit à l'état naissant tout cela ensemble, dans l'indiscernabi- résoudre, c'est d'eux qu'il faut partir. Dans ce mouvement,
lité de la réalité et de l'apparence, de la vérité et de l'illusion, Descartesredécouvreen réalité l'évidencedes termes mêmes
de ce qui sera déterminé par la suite comme relevant de de l'institution symbolique en laquelle la philosophie s'est
l'âme et comme relevant du corps. Certes, cette pensée, élaborée et pensée comme connaissance.I1 lui reste à mon-
Descartes va commencer à le montrer, toujours dans la trer que cette institution est aussi propre, moyennant les
deuxièmeMéditation, est une pensée « confuse », où tout est remaniements méthodiques qu'il y faudra, à assurer la
emmêlé, mais cette confusion est précisémentfusionde l'âme connaissanceobjective-nouveauté moderne par rapport aux
et du corpsda~s l'expérienceintim: de la certi:udefact~ce Grecs pour lesquels le dehors de la pensée ne s'était pas, à
d'exister.A ce ruveaudonc, et pour etre profondement émg- strictement parler, institué en « objets ». Cette monstration
matique, il y a à la fois rencontre de l'union intime - et qui s'accomplit dans l'idée de l'infinité de Dieu comme excès
nous constirue - de l'âme et du corps, et rencontre philoso- qui excède originairement toute représentation que je puis
phique - pour la première fois sans doute, avec cette force, m'en faire, et c'est cet excès qui, non seulement constitue
dans l'histoire de la pensée occidentale - de l'apparition l'existencedivine, mais encore se dégagecomme la sorte de
confuse,profuse et enchevêtréede ce qui fait notre existence matrice de l'objectivité de tous nos concepts clairs et dis-
et notre être dans leur contingence. En ce sens, Husserl ne tincts, en particulier ceux des mathématiques, qui sont
s'était pas trompé en voyant en Descartes un authentique divines en ce sens.
ancêcrede la phénoménologie.Car sur ce qui fait notre exis- Bien entendu, toute l'ambiguïté du propos cartésien à ce
tence et notre être, Descartesne projette aucune prédétermi- stade vient de ce que les concepts clairs et distincts de la
nation métaphysique qui les ancrerait dans une institution connaissanceconcernent bien, dès lors, ce qui est.On peut
symboliquedéterminée. Par là, pourrait-on dire, et malgré la certes penser que cette reconquête de ce quj est par une
détermination des termes de ce problème à résoudre que res- connaissancelégitimée à nouveaux frais par la philosophie
tera, il ne faudra jamais l'oublier, le problème de la connais- est tout Descartes,mais ce -nesera qu'à supposer que l'abime
sance, et même de 1aconnaissanceobjective, la questionde du doute hyperbolique n'était en fait qu'une ruse de philo-
notre existenceet de notre être surplomberatoujours, de son sophe destinée à mieux nous convaincre,au prix d'un apla-
excès,le problème à résoudre de la connaissance. tissement rhétoriquede l'œuvre, évacuant, comme c'est tou-
C'est en vue de celui-ci, en effet, que Descartes engage, jours le cas dans cette attitude d'esprit, la question au profit
dans la seconde parrie de la deuxième Méditation, l'aoalyse du problème. Et il est vrai que, dans le cadre de la connais-
célèbredu morceau de cire. Les seuls contenusde pensée qui sance objective, le dualisme cartésien entre l'âme, « chose
soient, selon Descartes, clairs et distincts, fermes et qui pense)), inétendue, et le corps, chose matérielle et spa-
constants, donc propres à orienterla connaissance,sont ceux tiale, est intégral, au point même que Descartes a pensé
de notre esprit. Cela ne veut pas encore dire qu'ils soient résoudre le problème ainsi posé de leur union, tout à fait
aptes à nous délivrer la connaissance, car il leuè manque impénétrable et énigmatique, en situant dans l'espace
encore la garantie de leur référence objective, de ce qui est ambigu de la « glande pinéale • leur point de contact. Mais

64 65
ce sera toujours le problème de toute théorie dualiste de dansl'excèsdu corps sur le corps, c'est-à-dire,sans perdre de
chercher quelque part, ou de tenter vainement de dissoudre vue leur source corporelle et affective,à accroître l'excès du
cette <<glande pinéale». corps sur lui-même dansle corps. Lessecondes idiosyncra-
sies, en revanche, sont réactives dans la mesure où, l'excès
s'étant lui-même pris comme objet, et comme objet quasi-
2. Nietzsche intemporel, non seulement il se détache du corps et réagit
contre lui, l'extériorise comme corps physique devenu à la
Nietzsche est sans doute celui qui, dans la tradition fois obstacle et méprisable, mais encore se prend lui-même
moderne, a été le premier à s'efforcer de penser, dans le comme fil conducteur de l'interprétation de 1avie, c'est-à-
corps, l'excèsdu corps sur lui-même. Lune des dimensions dîre du corps vivant - c'est ce que Nietzsche rejettera tou-
fondamentalesde la pensée nierz.schéenneest de prendre, à jours comme_platonisme ou christianisme {pour lui plato-
propos des pensées, mais aussi des cultures - nous disons, nisme du peuple ou de la masse). Lespremières constituent
nous : de toute institution symboliquede monde et d'huma- pour lui la santé, et les secondesla maladie et la décadence,
nité -, le corps comme (< fil conducteur )).Lexcès du corps où se rangent les élaborations métaphysiques et religieuses
sur le corps dans le corps lui-même est ce qu'il appelle la qui « déprécient » la vie au profit d'une « autre vie » inacces-
« volonté de puissance ». Celle-ci, comme l'écrit fort bien sible dansun « arrière-monde ». Toute la portée subversive
M. Haar, « possèdeune réflexivitéfondamentale,ce qui veut du soupçon nietzschéentient donc en ce que nous pourrions
dire qu'elle èst toujours autodépassemem,soit dans l'action, nommer, dans notre langage, une sorte de dialectique très
soit dans la réaction. Elle se présente originairement à elle- subtile de l'allèctivité- où le corps vit incarné - et de la pas-
même comme la diversité chaotique et contradictoire des sion - où le corps est dépréciéau profit d'une ~scendance
pulsions élémentaires: elle est l'affectivité primitive l>.
18
exclusivequi le désincarne;et, tout à la fois, dans la dénon-
Selon Nietzsche, tout individu, toute culture, toute civilisa- ciation de cet excèsparadoxal dans l'excès où la passion se
tion (c'est-à-diretoute culture qui s'élaboresymboliquement voit chargée d'un intérêt qui lui est propre et qui est sa
en se transformant dans !'Histoire), se présente selon une propre domination exclusive.Volonté de puissancepervertie
certaine <(idiosyncrasie»{dispositionparticulière) des pul- en ce qu'elle ne l'est pas de l'être tout entier, mais d'un être,
sions, qui.est comme une certaine mise en ordre de le~r au détriment des autres. Tel est le ressentimentde la passion
diversité originellement chaotique, mise en ordre quasi- qui se prend elle-mêmepour l'objet exclusifde son désir, à
spontanée (nous disons, nous : symbolique)et qui n'exclut l'égard de tout ce qui, dans l'indéfinité du corps, la déborde,
pas nécessairementleurs conflits. Car c'est là, précisém:nt, et qu'elle ne peut que nier activement, ou tout aussi bien
que se distinguent les idiosyncrasies qui affirment acuve- renier réactivement- la partie veut rendre le tout à sa raison,
ment la vie, et cellesqui la nient réactivement.Les premières au prix,il est vrai, d'un appauvrissement.
évoquent ce que les Grecs visaient par « harmonie >►, en ce On entre-aperçoit au moins qu'au fil d'une œuvre écla-
que tout leur être vise à l'accroissementde l'être qui se joue tée, souvent contradictoire et extraordinairementcomplexe,
la « psychologie» nietzschéennepeut être cl'un inouï raffine-
ment, puisque, dans toutes les affaireshumaines, le passage
18. M. Haar, Nietzscheet fa métaphysique,coll. <<Tel»,
Gallimard,
1993.
est intrinsèquement instable, et sans repères fixes, entre çe

66 67
qui affirme activement la vie et ce qui la nie réactivement. comme questionen termesde problèmeà résoudre,et d'une
Étant donné la diversicéoriginelledes forces (pulsions)élé- certainemanière,déjà résolu ?
mentaires à chaque fois en jeu, la <<psychologie)> doit tou- En outre, cette volonté est-elle déjà une volonté « de
jours être, en fait, une interprétation multiplement arti~~ée puissance>► ? Laffirmation de la vie est-ellecelle d'une puis-
de 1a complexité toujours mobile, propre à la fact1c1té sance,du moins si celle-cin'est pas une pure et simplepossi-
humaine de l'existence. Rien n'y est univoque, tout y est bilité, mais un accroissement ou une persévération dans
plurivoque. Les ruses du corps incelligenc- et de l'intelli- l'êcce? Cette persévérationn'est-ellepas, déjà, cellede l'excès
gencedu corps - sont infinies,et il faut encore plus de ruses se prenant lui-mêmepour l'objet aussi exclusifqu'impérieux
pour déjouer ces ruses, pour les désamorcer.Le Malin Génie de son désir ? N'y a-t-il pas là, sinon une pré-détermination,
cartésien est en quelque sorte diffusé dans tout l'être qui tout au moins une surdétermination (symbolique) du
tombe sous le regard de l'observationnietzschéenne,et s'il y corps ? L'innocencedu devenir n'est-elle pas au-delà de la
a dans sa penséeun cop:to,c'est celui du corps et de sesexcès volonté et de la puissance? Et la puissance,le fantasmede la
multiformes,c'est-à-direcelui d'un être qui se situe bien au puissance,n'a-t-il pas été l'un des fantasmesles plus envahis-
lieu des enchevêtrementscomplexesde la certitude factice sants, mais aussi les plus destructeurs, nihilistes, de la
d'exister,déjà en elle-même«volonté de puissance». modernité ? On voit très bien, par là, ce qui a pu favoriserla
Le corps et ses excès,dans l'affectivité,est donc le lieu dégénérescencerapide du nietzschéismedans des idéologies
par excellencedu passageà la vie, dans son libre jeu d'die- aristocratiques,voire totalitaires.Tout cela, sans parler de la
même à elle-mêmecomme accroissementinfini. Ce jeu est « vie 1►, dont il est extraordinairementdifficilede savoir ou
celui, innocent, du devenir et de l'éternel retour. Resituerla de mesurerce que c'est, dès lors toue au moins qu'il s'agit de
penséeen ce lieu, c'est effectuerla << transmutationde toutes la vie humaine et non pas du processusaveugle(et lui aussi
les valeurs», c'est donc aussi pratiquer une sorte de méde- incompréhensible) représenté par les sciences objectives.
cine de 1'âme et de la civilisation,propre à délivrercelle-ci C'est dire qu'il faut prendre l'ceuvre de Nietzsche comme
du nihilismeen tant qu'épuisement de la vie dans une pas- question, comme l'une des formes les plus aiguësdes ques-
sion trop exclusive.Lanti-platonisme nietzschéen signifie, tions qui se posent à nous, modernes.
d'une certaine façon, la volonté de renverserla philosophie
comme « exercicede mort)) (Platon, le stoïcisme)au profit
de la philosophie comme « exercicede vie ». Nous disons
volontécar il n'est pas sûr, très loin s'en faut, que le projet
nietzschéensoit suffisammentcohérent pour aboutir, même
s'il est incontestable que son soupçon ait porté l'ébranle-
ment dans les certitudes acquises. Toute l'ambiguïté
demeure en effet sur la <(volonté de puissance»: s'agit-il
encore, tout d'abord, d'une « volonté 1►, la volonté n'impli-
que+elle pas déjà, comme le pensaient les Grecs, une déli-
bération, et donc au moins une pré-appréhensiondes pos-
sibles, l'élaboration et la mise en forme de ce qui surgit

68 69
CONCLUSION : d~terminés comme « âme >► et <<corps >) - ce (< bougé )► les
faisant précisément revenir du statut de termes d'un pro-
LA PHÉNOMÉNOLOGIE blème à résoudre au statut d'éléments en eux-mêmes mou-
vants d'une question.
Il est caractéristiqueque chez Husserl, la phénoménolo-
gie, ait commencé p~ être une psychologie descriptive des
« vecus » de la conscience19, en particulier, dans les Recher-
cheskigiq":s(1900:1901), des, vécus" de la pensée logico-
Paradoxalement, c'est dans un champ beaucoup plus mathémattque..E~11est _nonmoins caractéristiqueque, pour
mesuré, beaucoup moins « grandiose » ou <<agonistique i., que cette descnptton sott possfüle,les « vécus » doivent être,
que s'est élaborée, en notre siècle, la pensée du corps : dans à t?ut Je moins, reconnaissableset analysables,en des termes
le champ de la phénoménologie, ouvert par Husserl, et dont qlll sont, firntlement,tout d'abord ceux de la langue philoso-
nous avons inauguralement ébauché le style et l'esprit au phtque, en~mteceux de la langue courante - qu'il s'agissede
premier chapitre de cet essai. Il serait beaucoup trop long, et telle sensat10n,de telle émotion, de telle perception, de telle
difficile, de présenter, ici, le problème phénoménologique pensée, etc.
du corps dans sa teneur doctrinale. D'autant plus qu'après Ce qui permet aux analyseshusserliennesd'échapper à la
avoir été posé, avec ses apories, par Husserl, et ce, dès les
platitude, ou à la tautologie doublant tout , quelque chose,.
premières années du siècle (dans des couts), puis repris par p~ la conscience de ce même <( quelque chose », c'est ce qui
Schder, il a été repensé par des psychiatresd'inspiration phé-
fatt proprement 1aphénoménologie : à savoir la mise en évi-
de~ce du fait que la détermination d'un vécu par la langue,
noménologique (L. Binswanger,E. Strauss, von Weisz:icker,
qm le ren_dreconnaissable, n'implique pas, et de loin, que
etc.) avant de pénétrer à nouveau dans l'interrogation phé-
n~us sach1?nstrès précisément ce qu'est ce vécu, ce que, en
noménologique avec Merleau-Ponty - dans la Phénomé-
lm, nous v_ivonsvéritablement. L'analysephénoménologique
nokigiede la perception,notamment -, puis avec l' œuvre de
ne « fonctmnne >) que dans la mesure où il y a, dans tout
H. Maldiney. A cda s'ajoutent les apports de l' œuvre maî-
vécu, un excès,a priori indéterminé, du vivre sur le vécu qui
tresse de Heidegger (Êtreet temps),encore proprement phé-
tombe sous les pinces de 1'analyse : ce vivre lui-même est
noménologique, et, de plus loin sans doute, de EÊtre et /,
toujours à l'état naissant, relativement indéterminé, enche-
néant de Sartre. Il nous faudrait pour le moins un essaide la
vêtré ou « ::onfu~» au s~n~,cartésien,en ce que, par lui, il n'y
même taille que celui-ci pour redéployerdans ses linéaments
a_pas~e vec~ qm _nes?1thé, dans la cohésion intrinsèque du
historiques la problématique phénoménologiquedu corps. v1Vre,a une rnfimté d autres vécus avec chaque fois, en eux,
Nous nous bornerons, donc, pour conclure, à montrer en
le même excès du vivre sur ce qui s'appréhende comme le
quoi la phénoménologie conduit au suspens (épochè)de vécu. Le vivre de 1aconscienceest de l'ordre de la certitude
toute psychologie,et par là, à la mise en évidenceprobléma- factice d'exister du cogito,dégagée par Descartes, et est
tique, dont nous sommes partis, de l'excès en lui-même, par
rapport auquel flottent, dans leur <<bougé » phénoménolo- 19. De ce que la conscience vit véritablement quand elle est et
gique, les termes que l'institution de la philosophie a qu~nd _ellep~nse - ce que nous avons rangé sous la rubrique du
« vivre incarne ».

70 71
finalement vivre du sens sefaisant, ou plutôt vivre de mul- exemple celle du mourir, ou celle de la vie de la pensée.
tiples sens se faisant du même mouvement et s'enchevêtrant Corrélativement, la conscience, au sens phénoménologique,
à l'infini. Par là, si cout est senstk langage(temps se faisant) n'a rien d'une auto-présence absolument transparente à e1le-
avant que d'être sensénoncédans telle ou telle langue détet- même, d'une intuition pure de soi dans l'intemporalité de
minée (instituée) - par exemple le français ou le chinois -, ·l'instant - sorte de fiction métaphysique classiquement
tout vécu, par-delà son identification dans celle ou telle réservée à Dieu -, mais tout d'une présence trouée
langue, est tout d'abord un être de sens et donc de langage. d'absences, de sens pluriels se faisant, à de multiples niveaux
À cet égard, le corps vécu est lui aussi, rant dans sa globalité à 1afois, en mûrissant et en s'élaborant dans le temps, ou
que dans l'articulation de ses parties, un et des êtres de sens mieux en frayant de la sorte le temps, et ce, dans et sur une
et de langage, en union naissante avec le vivre à la fois de la masse, en incessante formation, de sens multiples, incons-
conscience et de l'inconscience. Quant au corps externe, dents parce qu'édipsés aussitôt qu'amorcés, jouant à revers
qu'il soit obscur, rebelle ou opaque au vivre, il est soit plus et le plus souvent à rebours de ce qui s'élabore consciem-
ou moins figé dans les pathologies psychiques, soit, comme ment comme sens.
c'est le cas massivement aujourd'hui, ce système complexe C'est dire que l'analyse phénoménologique est infinie et
que manipule la science objective. interminable parce que le vivre du vécu, multidimensionnel
En ce sens donc, le corps phénoménologique comme et infini, est infiniment profus, inépuisable, plongeant, non
corps vécu, ou vivre incarné, fait partie intégrante de l'excès pas sur un sol ultime - ce qu'en un sens Husserl a voulu
du vivre sur le vécu : il y a toujours plus en lui que ce que, croire dans sa doctrine -, mais sur l'abîme. C'est dire aussi
spontanément, depuis les mots et les structures de la langue, que, très énigmatiquement, la pensée humaine a le plus sou-
nous y reconnaissons. Il joue même, a montré Husserl, un vent fair, pour ainsi dire, 1'économie de cet abîme qui signi-
rôle-dé dans la rencontre inter-humaine, dite (<imersubjec- fie la dissolution de toute fondation, l'excès irréductible des
tive », et c'est même là qu'il se révèle le plus comme un être questions sur tout problème à résoudre. Il est certes toujours
de sens et de langage, par-delà les énoncés linguistiques que difficile de retrouver les questions sous les problèmes, car
je puis proférer ou entendre d'autrui. Cela ne signifie pas du tout problème à résoudre est doublementmédiatisé,d'une
tout que le corps phénoménologique soit transparent à la part, par le codage symbolique inconscient de J'abîme en
conscience, mais, tour au contraire, que, faisant partie inté- termes reconnaissables - c'est l'institution symbolique qui se
grante de l'excès du vivre sur le vécu, il ne porte le sens dannetoujours à nous en effaçant route trace de ses origines -,
qu'en tant qu'il le porte, lui aussi, comme son énigme,sans et d'autre part, sur la base des termes ainsi donnés,par la
en être le fondement - contrairement à ce que, d'une cer- conversion des termes des questions rencontrées dans l'excès
taine façon, Nietzsche semble avoir donné à penser. en termes qui ne sont plus là qu'en vue de la fondation,qui
Autrement dit, il y a une obscurité - un enchevêtrement est tout à la fois fondation et élaboration de l'humanité
ou une « confusion >) - propre au corps phénoménologique, comme de quelque chose qui soit reconnaissable et identi-
une sorte de halo d'indéterminations qui fait que le « vivre fiable.
dans un corps» et le(<vivre d'un corps» demeurent à jamais La pensée a toujours eu ((horreur du vide», et ce n'est
comme questions, et comme questions qui ne sont pas dis- sans doute pas un hasard si c'est en notre siècle, siècle de
sociables des autres questions qui se posent à nous, par déperdition symbolique, ou, comme nous le disions, siècle

72 73
de (< dé-culturation )),ou encore de l'impossibilitéde la fon- comme ombre, fantôme ou psychéa toujours été, n'en dou-
dation, que 1aphénoménologie a pu prendre son essor, se tons pas, le condenséd'une question.
reconnaître dans un certain styled'interrogation, où l'élabo- Qu'il y ait peut-être, quelque part, un obscur lien à
ration des questions qui, comme élaboration, est déjà sym- explorer entre ce corps, pour nous aujourd'hui corps phy-
bolique, ne doit pas préjuger,par ses mises en forme subrep- sique, et le corps vécu ou phénoménologique, qu'il y ait
tices,de leur conversion,qui serait déjà faite, en problèmes à entre la mott physique et la mort symbolique des rapports
résoudre. Exercicevain, dira-t-on. Mais il n'est vain qu'en un complexesà interroger; qu'il y ait une énigmatique compli-
certain sens, puisqu'il est par ailleursessentielà la vie du sens. cité entre l'excèss'autonomisant en lui-mêmeet apparaissant
Cette vie du sens, d'une certaine manière, est notre vie dès lors comme défaut, et l'excès en quelque sorte dyna-
même, et elle est, comme Descartes,déjà, l'avait entrevu, le mique, car mobile et non déterminé, du vivre du corps vécu
lieu de notre liberté. Liberté, non pas de choisir entre telle sur lui-même, cela reste aussi une immense question pour la
ou telle possibilité qui nous serait déjà pré-donnée dans le phénoménologie, et peut-être aujourd'hui pour elle seule,
champ social - cette liberté, quel que soit son prix, relève dans la mesure où elle sait d'avance que toute conversion de
d'un autre ordre -, mais liberté de courir, et de courir la question en problème à résoudre manquerait inéluctable-
ensemble l'aventuredu sens,sans préjuger de ce qu'il a été, de ment la quescion.
ce qu'il est, ou de ce qu'il sera, mais en sachant qu'il est du Personne ne peut, certes, vivre la mort, puisque là où est
côté du vivre et non du côté du mourir - et en particulier de la mon, il n'y a plus personne, selon la sage leçon épicu-
cette mort plus ou moins administrée, à plus ou moins rienne. Mais si l'ombre de la mort se profile dans la vie
fortes doses, dans la forme techno-scientifiquede nos socié- même chaque fois que l'excèsde la vie même se prend lui-
tés seulementsensiblesaux rendements du capital. même pour l'objet exclusif de son être - cela peut aller à
Cerces,il y a toujours eu, il y aura toujours, dans coute l'extrême dans le cas de psychoses-, c'est que quelque chose
vie humaine, la contingence irréductible de la mort phy- de la vie et de la pensée du corps demeure énigmatiquement
sique, misérable,souffrante, que nous awons à subir. Mais enfoui, comme l'abîme donc nous venons et où nous allons,
en sus de cette mort sans phrases que tout système symbo- et qui ne cesse de faire question. Abîme sauvage d'une
lique, nous l'avons vu, a eu à rencontrer et, d'une certaine insupportable violence, originelle et sublime, abîme, aussi,
manière, à traiter, il y a cette autre mort qui est la menace de d'une innocence toujours propre à se laissersurprendre.
la mort du sens dans la vie même du sens, et dont nous fai- Et si l'innocence de la surprise est le signe incontestable
sons tous quotidiennement l'épreuve chaque fois que nous de la juvénilité, n'est-elle pas non plus une inaltérable jeu-
pensons ou agissonsde manière macllinale ou trop sûre de nesse, propre à nous faire traverser les âges - nous, et non
ses certitudes.Notre corps comme corps souffrant, rebelleet plus seulement moi? Qu'en serait-il, par exemple, du
mortel, a toujours été, et·sera toujours lié à la cruelleénigme vieillissement intrinsèquede l'âme ? Et ce vieillissement,
li
de la mort, dom nous savons qu'elle n'est jamais que provi- est-il uniforme, marche-t-il d'un seul et même pas, alors
soirement, le temps que cela vaut, un problème à résoudre. que, déjà sur le corps, les signesen sont incontestables? Et si
f Et nous savonstous depuis toujours que ce corps, opaque à la vie n'avance pas sur un seul rythme, la mort le fuit-elle?
Tout cela ne reste-t-ilpas à analyserdans ses multiples, indé-
notre vivre, finira par nous engloutir tels que nous sommes
ou croyons être en tant que vivants - et la survivance finis et infinis enchevêtrements? Du moins si l'on ne s'en
1:

74 75
tient pas, comme il le faut en phénoménologie,à la rava- BIBLIOGRAPHIE
geusesimplicité,par tropexclusive,de la « finale» positivité
inerte du cadavre? Si la phénoménologieprend l'excès du ■ Aristote,De /~me,trad. J. Tricot,Vrin, 1969.
vivresur le vécu non pas pour objetmaispour le lieu même ■ Le corps,Collectif sous la dir. de J.-C. Goddard et M.
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