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LE CORPS DE LA RESPONSABILITÉ.

SENSIBILITÉ, CORPORÉITÉ ET
SUBJECTIVITÉ CHEZ LÉVINAS

Rodolphe Calin

P.U.F. | Les études philosophiques

2006/3 - n° 78
pages 297 à 318

ISSN 0014-2166

Article disponible en ligne à l'adresse:


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http://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2006-3-page-297.htm
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Pour citer cet article :
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Calin Rodolphe, « Le corps de la responsabilité. sensibilité, corporéité et subjectivité chez Lévinas »,
Les études philosophiques, 2006/3 n° 78, p. 297-318. DOI : 10.3917/leph.063.0297
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LE CORPS DE LA RESPONSABILITÉ.
SENSIBILITÉ, CORPORÉITÉ ET SUBJECTIVITÉ
CHEZ LÉVINAS

La thèse essentielle et centrale de la pensée lévinassienne du corps situe


celui-ci dans la sensation. Cette thèse est explicitement formulée dans cer-
tains commentaires de Husserl, mais elle est aussi reprise dans les essais.
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« La corporéité de la conscience (...) se produit dans la sensation »1, insiste

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Lévinas, commentant l’expression des Ideen II selon laquelle dans toute
expérience sensible le corps est mit dabei, de la partie. Autrement qu’être ou au-
delà de l’essence, par exemple, soulignera, à propos d’une sensibilité pensée
comme vulnérabilité et maternité, que « l’expérience sensible en tant
qu’obsession par autrui – ou maternité – est déjà la corporéité que la philo-
sophie de la conscience veut constituer à partir d’elle »2. Que signifie, pour la
sensibilité, la référence du sensible au corps ? En affirmant que le sensible
est d’ores et déjà incarné, Lévinas entend rompre avant tout avec l’affir-
mation selon laquelle le sensible serait d’abord au service de la connais-
sance : la sensibilité n’est pas d’abord une source de la connaissance, ce qui,
s’unissant à l’entendement, constituerait la connaissance3. C’est sa relation
au corps et non à la pensée qui est première. En langage husserlien, et non
plus kantien, cela signifie, comme le manifestent, selon Lévinas, les analyses
les plus concrètes de Husserl, que « la sensibilité et les qualités sensibles ne
sont pas l’étoffe dont est faite la forme catégoriale ou l’essence idéale, mais
la situation où le sujet se place déjà pour accomplir une intention catégo-
riale ; mon corps n’est pas seulement un objet perçu, mais un sujet perce-
vant ; la terre n’est pas la base où apparaissent les choses, mais la condition
que le sujet requiert pour leur perception »4. Que la sensibilité soit d’ores et

1. En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger (1949), Paris, Vrin, 1979, éd. augmentée,
p. 156.
2. Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, La Haye, Nijhoff, 1974, p. 97.
3. Il faut ici rappeler ce qu’écrivait Lévinas à propos de la séparation de la sensibilité et
de l’entendement chez Kant : « La force de la philosophie kantienne du sensible consiste (...)
à séparer sensibilité et entendement, à affirmer, ne fût-ce que négativement, l’indépendance
de la “matière” de la connaissance par rapport à la puissance synthétique de la représenta-
tion » (Totalité et Infini. Essai sur l’extériorité, La Haye, Nijhoff, 1961, p. 109).
4. En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 132.
Les Études philosophiques, no 3/2006
298 Rodolphe Calin

déjà incarnée signifie que le sensible est libre à l’égard de la relation du sujet
et de l’objet, que si la sensibilité est unie à..., ce n’est pas à la pensée qui en
fait une connaissance, mais au corps qui est la situation du sujet comme
condition de toute connaissance et qui, à ce titre, s’en excepte. Le lien du
sensible et du corps précède et conditionne celui du sensible et de la pensée,
donc la relation du sujet et de l’objet.
À cette question qui demande ce que signifie, pour la sensibilité, sa réfé-
rence au corps, une autre doit faire face, qui demande ce que signifie, pour
l’incarnation, le fait de se produire dans la sensation. À cette seconde ques-
tion répondra l’ensemble de notre propos, mais on peut déjà y apporter une
réponse générale. D’ores et déjà produite dans l’expérience sensible, l’incar-
nation n’est pas, contrairement à ce qu’affirme le § 53 des Ideen I – mais les
Ideen II offriront d’autres ressources à la pensée de l’incarnation –, une aper-
ception par laquelle la conscience absolue au sein de laquelle se constitue
toute transcendance se lierait au corps, une aperception « où l’âme et le
corps, comme deux objets, se pensent réunis »1. La conscience est originelle-
ment incarnée, originellement passive à l’égard du corps, déjà prise en lui au
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moment de le constituer comme une transcendance. Mais qu’est-ce qu’une
conscience originellement incarnée, quelles sont les implications, pour la
conscience et pour le moi qui s’identifie en elle, de cette passivité de
l’incarnation ? Parce qu’il n’est pas préalable à son incarnation, le moi ne
saurait être compris comme pure liberté, comme pur pouvoir de commen-
cer, mais doit l’être en même temps ou même d’abord à partir de la respon-
sabilité. « Je n’existe pas comme un esprit, comme un sourire ou un vent qui
souffle, je ne suis pas sans responsabilité. »2 C’est donc le lien entre corpo-
réité et responsabilité que nous invite à penser la thèse selon laquelle
« l’expérience sensible du corps est d’ores et déjà incarnée »3.

Localisation et pesanteur

Quels sont les traits de la sensibilité qui en font par excellence le lieu de
l’incarnation – et en quoi manifestent-ils son irréductibilité à l’objectiva-
tion ? La localisation et la pesanteur. C’est la notion husserlienne de Urim-
pression, qui est tout à la fois « l’ici et le maintenant à partir desquels tout se
produit pour la première fois »4, et qui, précisons-le, se situe à l’arrière-plan
de la notion d’instant ou de présent compris comme commencement et
naissance dans De l’existence à l’existant, même si ce livre ne s’y réfère pas
explicitement – c’est l’impression originaire qui nous permet de le com-

1. Ibid., p. 142. À propos de cette critique de l’incarnation comme aperception, voir éga-
lement Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 96, et Hors sujet, Paris, Le Livre de
poche, 1997, p. 150.
2. Le temps et l’autre (1948), Paris, PUF, « Quadrige », 1983, p. 37.
3. Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 96.
4. En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 118.
Le corps de la responsabilité. Sensibilité, corporéité et subjectivité chez Lévinas 299

prendre. « La sensibilité n’est donc pas simplement un contenu amorphe, un


fait, au sens de la psychologie empiriste. Elle est “intentionnelle” – en ce
qu’elle situe tout contenu et qu’elle se situe, non pas par rapport à des objets,
mais par rapport à soi. Elle est le point zéro de la situation, l’origine du fait
même de se situer. »1 Ni contenu amorphe, matière passive en attente
d’animation par l’activité intentionnelle, ni qualité toujours déjà référée à
l’objet, la sensation est action et mouvement, mais « action de se tenir tran-
quille » comme l’écrit Husserl – kinesthèse du repos – ou encore mouve-
ment qui ne se dirige pas vers l’objet mais qui demeure en soi, qui ne se
réfère qu’à soi-même parce qu’il est le mouvement de venir à soi. Toute sen-
sation en ce sens est kinesthésique et la kinesthèse primordiale est celle du
repos2. Elle accomplit un mouvement dont l’ « intentionnalité » – terme que
Lévinas met ici entre guillemets – signifie seulement qu’il y a mouvement et
activité3, mais qui n’a en réalité rien d’intentionnel, au sens où l’intention-
nalité est transcendance, sortie de soi vers l’objet – un mouvement de rétro-
cendance et non de transcendance. C’est à ce titre qu’elle est originaire,
point de départ, point zéro – parce qu’elle est le mouvement de l’origine ou du
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commencement, l’origine comme ce qui se meut vers soi et ainsi seulement
commence, c’est-à-dire part de soi – « mouvement de venir à soi sans partir
de quelque part »4, et dont par conséquent le « point de départ est contenu
dans le point d’arrivée comme un choc en retour »5.
C’est pourquoi, poursuit Lévinas, à propos de la sensibilité comme point
zéro de la situation chez Husserl : « Il est difficile de ne pas voir dans cette
description de la sensibilité, le sensible vécu au niveau du corps propre dont
l’événement fondamental est dans le fait de se tenir – c’est-à-dire de se tenir
soi-même comme le corps qui se tient sur ses jambes. »6 C’est un tel événe-
ment, l’événement de la position « qui ne se réfère qu’à lui-même, qui est
l’origine de la fixité – le commencement de la notion même de commence-
ment »7, que décrivait De l’existence à l’existant comme mouvement le plus ori-
ginaire du corps. L’originalité du corps, par rapport à la conscience, est que
son mouvement premier ne consiste pas à se transcender, mais à se tenir, à
se poser. Par mon corps si l’on veut je suis au monde, mais ce monde n’est
pas l’horizon à partir duquel les choses apparaissent, il est la terre, c’est-à-
dire le lieu qui me supporte. Le lieu n’apparaît pas. La relation à la terre, qui
est le mouvement de s’appuyer sur, est irréductible à la relation du sujet et de

1. Ibid., p. 119.
2. « Tout le sensible est, chez Husserl, essentiellement kinesthétique. Les organes de
sens, ouverts sur le sensible se meuvent » (ibid., p. 140).
3. Cette intentionnalité est aussi à comprendre comme une intentionnalité transcendan-
tale, préalable à toute intentionnalité objectivante. Elle signifie la reconduction de l’objet à
l’horizon, ou plutôt à la situation du sujet – donc au corps – à partir de laquelle seulement il
reçoit la plénitude de son sens. Cf. ibid., p. 138.
4. Ibid., p. 131.
5. Ibid.
6. Ibid., p. 119.
7. De l’existence à l’existant (1947), Paris, Vrin, 1978, p. 122.
300 Rodolphe Calin

l’objet, au mouvement de la connaissance : « S’appuyer sur la terre est


plus (...) qu’une connaissance de la base. Ce qui est ici “objet” de connais-
sance ne fait pas vis-à-vis au sujet, mais le supporte... »1 Mais si le corps est
position, c’est-à-dire relation avec le lieu comme base, il est par là même
pesanteur. « Le corps est l’élévation, mais aussi tout le poids de la posi-
tion. »2 Le corps est ce qui est ici et ce qui pèse, ce qui est ici précisément
parce qu’il pèse, c’est-à-dire s’appuie sur le lieu qui lui sert de base. Cette
pesanteur est justement l’un des traits essentiels de la matérialité du sensible,
que Lévinas entend libérer de son interprétation mécaniste : « notion de
matérialité qui n’a plus rien de commun avec la matière opposée à la pensée
et à l’esprit dont se nourrissait le matérialisme classique. (...) Celle-ci c’est
l’épais, le grossier, le massif, le misérable. Ce qui a de la consistance, du
poids, de l’absurde, brutale, mais impassible présence... »3. Penser la produc-
tion de la corporéité dans la sensation revient ici à reconnaître au corps
propre sa pesanteur, à « comprendre (...) le corps à partir de la matérialité »4,
c’est-à-dire, comme nous allons le voir, à souligner le lien essentiel entre
fatigue et corporéité.
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La conjonction de la localisation et de la pesanteur fait surgir une cer-
taine ambiguïté dans le sensible, c’est-à-dire dans l’ici et le maintenant ; dans
l’ici avec lequel je coïncide, que je suis et qui pourtant déjà m’encombre,
dans le présent libre à l’égard du passé et pourtant déjà plus vieux que soi et
déjà accablé par le poids de son être : « Le présent est commencement pur.
Mais dans son contact d’initiation, une instantanée maturité l’envahit : à son
jeu, il se pique et est pris. Il se pèse. Il est être et non point rêve, non point
jeu. L’instant est comme un essoufflement, un halètement, un effort
d’être. »5 Le mouvement de l’origine est aussi la fatigue du commencement.
Ou plutôt il est le mouvement de la fatigue, décalage de l’acte par rapport à
lui-même, élan qui retarde sur lui-même. Mais ce retard sur soi du commen-
cement est précisément ce par quoi il commence. Commencer, c’est venir
en soi sans partir de quelque part, mouvement « qui se fait dans l’instant lui-
même où quelque chose si l’on peut dire précède l’instant »6. Cette fatigue
ou cette soudaine pesanteur qui envahissent le commencement en sont
donc constitutives parce qu’elles lui ouvrent l’espace d’une venue en soi,
mais aussi parce qu’elles lui donnent ainsi de commencer pour de bon. « Com-
mencer pour de bon, c’est commencer en se possédant inaliénablement. »7
Venir en soi c’est s’appartenir, entretenir avec soi une relation de posses-
sion ; c’est être pris en soi, avoir déjà à porter le poids de cet être qui com-
mence, c’est-à-dire avoir déjà à en répondre : « La liberté du présent n’est

1. Ibid., p. 120.
2. Totalité et Infini, op. cit., p. 100.
3. De l’existence à l’existant, op. cit., p. 91.
4. Le temps et l’autre, op. cit., p. 37.
5. De l’existence à l’existant, op. cit., p. 135.
6. Ibid., p. 131.
7. Ibid., p. 36.
Le corps de la responsabilité. Sensibilité, corporéité et subjectivité chez Lévinas 301

pas légère comme la grâce, mais une pesanteur et une responsabilité. »1


Qu’est-ce à dire ? Comment entendre ici la responsabilité ?
La responsabilité ne saurait être ici comprise comme la simple consé-
quence de ma liberté, venant après-coup en limiter l’exercice. En effet la
liberté qu’elle affecte n’est pas la liberté du libre-arbitre mais la liberté du
commencement, qui se situe avant tout acte et toute décision. Or, la liberté
du commencement est « immédiatement limitée par sa responsabilité »2. La res-
ponsabilité n’est donc pas moins originaire que la liberté du commence-
ment, autrement dit elle doit être comprise comme la responsabilité du
commencement à l’égard de lui-même. Ce qu’une telle responsabilité
signifie n’est par conséquent rien d’autre, pour le dire avec Henry, que la
passivité de l’origine à l’égard d’elle-même. Comment une telle responsabi-
lité est-elle possible ? Le virement immédiat de la liberté du commencement
en responsabilité ne se comprend qu’à partir d’une liberté incarnée. La res-
ponsabilité comme fatigue ou passivité du commencement à l’égard de lui-
même ne se peut que comme pesanteur, c’est-à-dire comme corps. Le poids
du corps, qui pèse et se pèse, qui est porté, supporté et qui se porte et se sup-
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porte, en fait le lieu de la responsabilité.
Mais après avoir indiqué les traits du sensible qui en font le lieu de
l’incarnation, il faut maintenant souligner que la référence de l’expérience
sensible au corps est en fait sa référence au sujet. Lieu de l’incarnation, la
sensibilité est ainsi le lieu de la subjectivation, et de la subjectivation la plus
radicale. C’est ce lien entre subjectivité et sensibilité, qui ouvre sur une
conception nouvelle du sujet, plus encore, qui ouvre sur le sujet comme tel
au sens où il est seul susceptible d’en révéler la subjectivité même, qui cons-
titue aussi la nouveauté de la pensée husserlienne du sensible selon Lévinas.
Que le sensible soit intentionnel, c’est-à-dire acte et mouvement, qu’il soit
l’acte même du commencement comme mouvement de venue à soi signifie
qu’il est le lieu où se constitue le soi lui-même : « La sensibilité marque le
caractère subjectif du sujet, le mouvement même du recul vers le point de
départ de tout accueil (...), vers l’ici et le maintenant à partir desquels tout se
produit pour la première fois. L’Urimpression est l’individuation du sujet. »3
Apercevoir le sujet à partir du sensible c’est apercevoir un sujet dont la sub-
jectivité ne s’épuise pas à constituer l’objet, qui donc n’est pas le simple
reflet ou le simple parallèle de l’objet représenté – « appelé, par convention,
sujet »4. C’est apercevoir enfin le sujet lui-même, pour lui-même et à partir de lui-
même : « C’est dans la mesure où le concept du sujet est rattaché à la sensibili-
lité (...) que la phénoménologie préserve la personne. Celle-ci ne se dissout
pas dans l’œuvre constituée ou pensée par elle, mais demeure toujours
transcendante, en deçà. (...) Le moi comme le maintenant ne se définit par

1. Ibid., p. 150.
2. Le temps et l’autre, op. cit., p. 36.
3. En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 118.
4. Ibid., p. 119.
302 Rodolphe Calin

rien d’autre que par soi, c’est-à-dire ne se définit pas, ne côtoie rien, reste en
dehors du système. »1
Mais si la liberté du présent est pesanteur et responsabilité, le soi qui se
constitue en elle est un soi originairement responsable. Définir la subjecti-
vité à partir du sensible et du corps, à partir du poids et de la matérialité du
corps, c’est inclure la responsabilité dans sa définition même. Mais c’est
aussi l’inclure dans la définition même du corps. Puisque la sensibilité n’est
telle que parce qu’un soi se constitue en elle, l’entreprise de Lévinas revient
tout autant à comprendre le corps à partir de la subjectivité, à déduire le
corps de la subjectivité même c’est-à-dire de la manière dont s’accomplit le
procès de la subjectivation – relation à soi qui est à la fois position et pesan-
teur, c’est-à-dire responsabilité. La subjectivité est responsable, c’est-à-dire originelle-
ment incarnée, et le corps est subjectif, c’est-à-dire qu’il est le corps de la responsabilité.
Ainsi Lévinas interdit de la façon la plus radicale l’abstraction d’un sujet non
incarné, d’une subjectivité qui serait préalable à son incarnation et dont le
corps ne marquerait que la chute ou l’enfermement : « la matérialité
n’exprime pas la chute contingente de l’esprit dans le tombeau ou la prison
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d’un corps. Elle accompagne – nécessairement – le surgissement du sujet,
dans sa liberté d’existant. Comprendre ainsi le corps à partir de la matérialité
– événement concret de la relation entre Moi et Soi – c’est le ramener à un
événement ontologique. »2
Dira-t-on cependant que la pensée, que tout dans la conscience n’est pas
rivé au corps ? Mais ce n’est pas simplement le contenu sensible qui est
situé, c’est la pensée elle-même. « La pensée a un point de départ. Il ne s’agit
pas seulement d’une conscience de localisation, mais d’une localisation de la
conscience qui ne se résorbe pas à son tour en conscience, en savoir. Il s’agit
de quelque chose qui tranche sur le savoir, d’une condition. Le savoir du
savoir est également ici, il sort, en quelque manière, d’une épaisseur maté-
rielle, d’une protubérance, d’une tête. »3 Et si la pensée est incarnée parce
que située, elle renvoie aussi à la pesanteur du corps. Nous sommes pen-
sants d’abord parce que nous sommes pesants. Le je pense renvoie au je pèse
comme à sa condition. On comprend d’ailleurs ici que pour Lévinas la
pensée soit essentiellement grave, que tout pour elle soit grave – le sens abs-
trait et le sens concret de la gravité étant ici indissociables.

Ambiguïté du soi et de l’anonyme

Il reste que ce lien entre sensibilité et corps propre, c’est-à-dire la réfé-


rence du sensible au corps propre, ne va pas de soi. La pensée lévinassienne
du sensible a d’abord affirmé la totale indépendance du sensible, tant à l’égard

1. Ibid., p. 120.
2. Le temps et l’autre, op. cit., p. 37.
3. De l’existence à l’existant, op. cit., p. 117-118.
Le corps de la responsabilité. Sensibilité, corporéité et subjectivité chez Lévinas 303

de la pensée qu’à l’égard du corps propre. C’est en effet, nous semble-t-il, ce


que l’on peut tirer du fait que, lorsque De l’existence à l’existant insiste sur
l’irréductibilité du sensible à la connaissance, c’est pour souligner son carac-
tère élémental et son impersonnalité. La séquence intitulée « Existence sans
monde » explicite la notion d’il y a, d’être anonyme, ce « courant anonyme
de l’être [qui] envahit submerge tout sujet, personne ou chose »1, notion
essentielle dans l’ouvrage, puisque celui-ci a pour objet de décrire le mouve-
ment par lequel « dans l’être impersonnel surgit, comme par l’effet d’une
hypostase, un être, un sujet, un existant »2. Or c’est à partir d’une analyse du
sensible, dont l’art révèle la matérialité, qu’il s’agit d’introduire la notion
d’il y a, dont la matière est le fait même 3.
L’art, qui consiste moins à imiter le réel qu’à en souligner la radicale
étrangeté, le caractère exotique, s’accomplit à rebours de la perception : alors
que la perception est toujours perception de quelque chose, est renvoi à
l’objet, rattachement de la qualité sensible à une substance, « le mouvement
de l’art consiste à quitter la perception pour réhabiliter la sensation, à déta-
cher la qualité de ce renvoi à l’objet. Au lieu de parvenir jusqu’à l’objet,
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l’intention s’égare dans la sensation elle-même, et c’est cet égarement dans la
sensation, dans l’aisthesis, qui produit l’effet esthétique. Elle n’est pas la voie
qui conduit à l’objet, mais l’obstacle qui en éloigne ; elle n’est pas non plus
de l’ordre subjectif. La sensation n’est pas le matériel de la perception. Dans
l’art elle ressort en tant qu’élément nouveau. Mieux encore, elle retourne à
l’impersonnalité d’élément »4. Perdant toute référence à l’objet, la sensation
perd par là même toute référence au sujet qui en est le corrélat ; ne ren-
voyant ni à quelque chose ni à quelqu’un, elle révèle, comme le dira Totalité et
Infini qui prolonge ici les analyses de De l’existence à l’existant, « une profon-
deur toujours nouvelle de l’absence, existence sans existant, l’impersonnel
par excellence »5. Ni événement d’objectivation ni par conséquent événe-
ment de subjectivation, la sensation ne produit ainsi qu’elle-même : « La
manière dont, dans l’art, les qualités sensibles qui constituent l’objet, à la fois
ne conduisent à aucun objet et sont en soi, est l’événement de la sensation
en tant que sensation, c’est-à-dire l’événement esthétique. »6 Mais si la sensa-
tion se produit elle-même et ne produit qu’elle-même, si, en ce sens, elle ne
se réfère qu’à elle-même, peut-elle encore se référer au corps – ou plutôt en
quoi sa référence à soi est-elle lisible comme le fait de se situer, et donc

1. Ibid., p. 94.
2. Ibid., p. 18.
3. L’il y a est la massive présence de l’absence de tout étant, ou encore « la densité existen-
tielle du vide lui-même » (ibid., p. 104), c’est pourquoi la matière, détachée de toute forme,
comprise en un sens étranger au matérialisme classique comme « ce qui a de la consistance,
du poids, de l’absurde, brutale, mais impassible présence » (ibid., p. 91) en est le fait même :
« Derrière la luminosité des formes par lesquelles les êtres se réfèrent déjà à notre “dedans”
– la matière est le fait même de l’il y a » (ibid., p. 93).
4. Ibid., p. 85-86.
5. Totalité et Infini, op. cit., p. 116.
6. De l’existence à l’existant, op. cit., p. 86.
304 Rodolphe Calin

comme le se tenir ou le fait de s’appuyer sur le lieu qui est le trait primordial de
la corporéité ? Libre à l’égard de l’objet, la sensation n’est-elle pas libre à
l’égard du corps ? En quel sens est-elle d’ores et déjà incarnée ? En quoi
l’événement de la sensation en tant que sensation est-il l’événement de
l’incarnation ? Plus précisément, comment l’impersonnelle sensation inclut-
elle déjà une référence à mon corps ? Qu’en est-il dès lors du lien entre sensa-
tion et subjectivité, cette dernière fût-elle interprétée autrement que comme
subjectivité au service de la connaissance – ne s’épuisât-elle pas à produire
de l’objectivité ?
À moins que cette ambiguïté du sensible – qui tout à la fois se réfère à
mon corps et le dissout dans l’impersonnalité de l’élémental – ne soit l’ambi-
guïté même du corps. En effet, pour Lévinas, « il n’existe (...) pas de dualité :
corps propre et corps physique, qu’il faudrait concilier »1, comme le montre
la description du phénomène de la jouissance dans Totalité et Infini. C’est à
travers l’ambiguïté constitutive de la jouissance, qui est selon Totalité et Infini
la modalité selon laquelle la subjectivité sensible, en se nourrissant des mul-
tiples contenus, terrestres et célestes qu’offre la vie, se pose et vient en soi,
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et qui livre la signification propre, matérielle et élémentale, de la sensibilité
– « son œuvre propre consiste en la jouissance, à travers laquelle tout objet
se dissout en élément où la jouissance baigne »2 –, c’est à travers cette ambi-
guïté que surgit l’ambiguïté du corps et donc de la subjectivité. « L’ambiguïté
de la jouissance nourrit son indépendance d’une dépendance à l’égard de
l’autre. La souveraineté de la jouissance court le risque d’une trahison :
l’altérité dont elle vit, déjà l’expulse du paradis. La vie est corps, non pas seu-
lement corps propre où pointe sa suffisance, mais carrefour de forces physi-
ques, corps-effet. (...) Être corps c’est d’une part se tenir, être maître de soi,
et, d’autre part se tenir sur terre, être dans l’autre et par là, être encombré de
son corps. »3 Sentir c’est se mouvoir, ici au sens de la kinesthèse du repos
qui « n’est pas le repos de la kinesthèse »4 ; « les organes des sens, ouverts sur
le sensible, se meuvent »5 ; mais c’est aussi être pris dans le donné, être passif
à l’égard du non-moi. Le corps, qui est ici et pris dans l’autre, se tient dans
l’ambiguïté du soi et de l’anonyme. En ce sens, le lieu de la plus radicale sub-
jectivation est en même temps celui de la dépersonnalisation. Pour être
absolue, exister à partir d’elle-même, la subjectivité, sensible et incarnée,
n’en est pas moins précaire.
Il est d’ailleurs significatif que, dans ce passage de Totalité et Infini, le fait
d’être pris dans l’autre, dans l’altérité de l’élément impersonnel, se traduise
par le fait d’être encombré de son corps ; car cet encombrement signifiait,
dans De l’existence à l’existant, l’inévitable retour à soi du présent accablé par

1. Totalité et Infini, op. cit., p. 139.


2. Ibid., p. 110.
3. Ibid., p. 138.
4. En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 141.
5. Ibid., p. 140.
Le corps de la responsabilité. Sensibilité, corporéité et subjectivité chez Lévinas 305

son propre poids d’être, et donc le fatal et irrémissible retour à soi constitu-
tif de l’identité du moi. L’ambiguïté du soi et de l’anonyme est donc aussi
leur indistinction. Être pris dans l’autre c’est être pris en soi, la dépossession de
soi par l’autre est identiquement l’impossibilité de se détacher de soi. Mais
c’est justement que, comme le soulignait déjà De l’existence à l’existant, le fait
d’être rivé à soi est ambigu, il signifie tout autant une étrangeté à soi-même :
« association silencieuse avec soi-même où une dualité est perceptible »1, ou
encore « une solitude à deux ; cet autre que moi court comme une ombre
accompagnant le moi »2.
Comment comprendre cette ambiguïté de la subjectivation sensible et
corporelle ? On peut d’abord lui reconnaître une signification négative, on
peut penser qu’elle marque les limites de la subjectivation, l’inconsistance
d’une subjectivité dont la (sur)présence à soi est aussi une absence, et qui, au
sens où Totalité et Infini entend ce mot, est phénoménale : « Le phénomène
c’est l’être qui apparaît, mais demeure absent. Pas apparence, mais réalité qui
manque de réalité, encore infiniment éloignée de son être. »3 Phénoménalité
qui se traduit par l’oscillation « entre la subjectivité enfermée dans son inté-
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riorité et la subjectivité mal entendue dans l’histoire »4. Entre l’enfermement
en soi dans lequel le moi n’est déjà plus que l’ombre de lui-même, et la prise
de soi dans l’autre, c’est-à-dire dans l’anonymat de la terre, mais aussi dans
l’anonymat de l’histoire, qui l’aborde « objectivement dans son œuvre ou
dans son héritage »5, c’est-à-dire dans ce qui, malgré lui et de façon toujours
équivoque – mais qu’est cela, sinon le corps lui-même –, l’exprime.
Mais il y a aussi dans cette subjectivité corporelle toutes les ressources
de la transcendance, et, avec celles-ci, comme il apparaîtra progressivement,
d’une relation avec soi libérée de l’oscillation entre l’enfermement en soi et
la perte de soi dans l’autre – ou plutôt, d’un rapport à soi dans lequel l’être
en soi et l’être dans l’autre prennent une tout autre signification. Lévinas,
penseur de la transcendance, commence dans l’immanence. Plus précisé-
ment, Lévinas commence dans l’ontologie, c’est-à-dire commence par
décrire la relation que le moi entretient avec l’être, non pas, comme chez
Heidegger, sur le mode ekstatique d’une compréhension de l’être, mais sur
celui, purement immanent et préalable à toute compréhension, d’une
assomption par le moi de l’être, par laquelle le moi – l’étant, que Heidegger,
selon Lévinas, pose simplement à côté de l’être mais sans le déduire – se
constitue, peut dire « je suis ». Ce n’est pas dire seulement que la subjectiva-
tion est préalable à la compréhension de l’être, loin d’en procéder, mais
aussi, dans la mesure où cette assomption s’accomplit concrètement par
l’événement sans transcendance de la position, par le mouvement corporel

1. De l’existence à l’existant, op. cit., p. 150.


2. Ibid., p. 151.
3. Totalité et Infini, op. cit., p. 156.
4. Ibid., p. 158.
5. Ibid.
306 Rodolphe Calin

de demeurer, que la différence ontologique s’incarne. Comme l’écrit pro-


fondément D. Franck, « position, le corps est corps de la différence »1. Mais,
corps de la différence, le corps est aussi corps de la responsabilité, c’est-à-
dire épreuve de la matérialité et de la pesanteur de l’être, donc de
l’enfermement dans l’être. Aussi est-il déjà le pressentiment2 d’un ailleurs
qu’en soi, c’est-à-dire, si être en soi signifie être enfermé dans l’être, d’un autre
que l’être (De l’existence à l’existant ne récusant la transcendance du Dasein au
profit de la non-transcendance de la position du sujet que pour conférer sa
signification véritable à la transcendance, nous y reviendrons). Il en résulte
que, corps de la différence de l’être et de l’étant, le corps est aussi corps
d’une autre différence, celle de l’être et de l’autre que l’être. Mais à quel
titre ? Et si l’incarnation se produit dans la sensation, en quoi celle-ci est-elle
le lieu de la transcendance ?

La marche à l’Infini
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Sentir c’est être pris dans l’autre. La sensation c’est l’impossibilité d’être
à partir de soi sans être déjà contre ou dans l’autre, contre soi comme autre,
ou baignant dans l’élément impersonnel. C’est, pour le corps, qui peut appa-
raître ainsi dans l’ambiguïté du propre et du physique, le fait de se montrer
« comme le point central, comme le point zéro de toute expérience et déjà
comme emboîté dans cette expérience par une espèce d’itération fondamen-
tale dont la sensation est l’événement même »3. Mais que signifie cet emboî-
tement, que signifie être pris dans l’autre quand la sensation est kinesthé-
sique, quand le corps est l’ « organe du libre mouvement, sujet et siège de
sensations kinesthétiques »4 ? L’emboîtement ne marque plus seulement la
passivité d’une incarnation dont l’acte même, qui est celui de se situer, se
heurte aux forces physiques, mais le déboîtement de la marche. L’inclusion du
moi dans l’autre signifie que le mouvement primordial de la subjectivité sen-
sible et corporelle ne peut plus être seulement celui exposé plus haut de
demeurer sur place, le mouvement sans transcendance de la position par
lequel se produit l’ici comme point zéro de la situation, mais le mouvement

1. D. Franck, « Le corps de la différence », dans Dramatique des phénomènes, Paris, PUF,


2001, p. 96. Mais dire qu’avec Lévinas la différence ontologique s’incarne revient à dire, si,
comme l’a montré par ailleurs D. Franck à propos de Heidegger, « la disparition de la chair,
du corps, est le prix phénoménologique de l’apparition de l’être » (« L’être et le vivant », dans
Dramatique des phénomènes, op. cit., p. 55), qu’il n’y va pas, dans l’ontologie lévinassienne, dans la
manière dont Lévinas conçoit la distinction de l’être et de l’étant, de la question du sens de
l’être (cf. De l’existence à l’existant, op. cit., p. 28) – qu’il n’y va pas de l’être lui-même, mais de la
subjectivité.
2. « Mais, espoir seulement de la liberté et non point liberté à l’égard de l’engagement,
cette pensée [de la liberté qui n’est que pensée] frappe dans les portes fermées d’une autre
dimension : elle pressent un mode d’existence où rien n’est définitif et qui tranche sur la sub-
jectivité définitive du “je” » (De l’existence à l’existant, op. cit., p. 152).
3. En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 157.
4. Ibid., p. 158.
Le corps de la responsabilité. Sensibilité, corporéité et subjectivité chez Lévinas 307

d’aller vers l’autre, de traverser l’espace, d’ouvrir l’espace de cette traversée,


de cette marche. « Le corps, point zéro de la représentation, est au-delà de
ce zéro, déjà intérieur au monde qu’il constitue... (...) Marche dans l’espace
du sujet constituant l’espace, comme devenir de la constitution du temps à
partir de la proto-impression : “Ce qui temporalise (das Zeitigende) est déjà
temporalisé (ist gezeitigt)”. »1 De même que ce qui temporalise est déjà tem-
poralisé, ce qui spatialise est déjà spatialisé : l’ici, qui ouvre l’espace, est déjà
espacé en quelque sorte, il ne se déploie qu’à être enjambé, traversé, déjà
dépassé. La subjectivité qui se pose, dont l’avènement se confond avec
l’accomplissement de l’ici, ne trouve désormais son assise que dans
l’élargissement qui la précipite hors d’elle-même – l’invite à marcher.
Être corps c’est alors transcender. La transcendance, dès lors qu’elle est
corporelle, retrouve son sens étymologique, plus originaire que celui, méta-
phorique, de la transcendance entendue comme représentation : « Ne faut-il
pas comprendre la transcendance, au sens étymologique du terme, comme
un franchissement, un enjambement, une marche plutôt que comme repré-
sentation, sans détruire par là l’essentiel du sens métaphorique de ce
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terme ? »2 Retrouvant son sens premier, la transcendance confère à l’inten-
tionnalité comprise comme relation avec l’altérité son sens fort. L’intention-
nalité corporelle n’est pas objectivante mais transitive : ici la pensée ne
détermine pas l’autre tout en n’étant pas déterminée par lui, mais se
découvre intérieure à ce qu’elle constitue. Ici, la pensée se dépasse, mais ce
dépassement la met en rapport avec ce qui excède sa mesure : non pas la
transcendance de l’objet qui, dans la représentation, égale la pensée sur
laquelle il semble trancher, mais justement la transcendance du corps dont le
mouvement l’entraîne « dans des situations qui ne se résolvent pas en repré-
sentations qu’[elle] pourrait se faire de ces situations »3. La transcendance
primordiale est celle qui va, non pas de la pensée à son objet, mais de l’âme
au corps – l’autre véritable c’est le corps. La transcendance véritable est la
transcendance de l’incarnation : « Ici, l’intentionnalité est l’union de l’âme et
du corps. Non pas une aperception de cette union où l’âme et le corps,
comme deux objets, se pensent réunis, mais comme une incarnation.
L’hétérogénéité des termes qui s’unissent souligne précisément la vérité de
cette transcendance, de cette intentionnalité transitive. La séparation carté-
sienne entre l’âme et le corps qui ne peuvent se toucher permet seulement
de formuler la radicale discontinuité que la transcendance doit franchir. »4
La transcendance de l’incarnation permet de reconnaître au dualisme
cartésien une certaine vérité, comme le redira Autrement qu’être ou au-delà
de l’essence. Qu’il soit possible de concevoir l’âme sans le corps et le corps
sans l’âme, qu’âme et corps n’aient « aucun topos logique pour former un

1. Ibid., p. 160.
2. Ibid., p. 159-160.
3. Ibid., p. 141.
4. Ibid., p. 142.
308 Rodolphe Calin

ensemble »1 signifie qu’ils échappent au système dans lequel, au contraire,


aucun terme ne signifie à partir de lui-même ni pour lui-même, mais tou-
jours en référence à d’autres, où l’un est simultané de l’autre ; à l’intelli-
gibilité du système ou de la totalité qui n’est rien d’autre que la manifestation
de l’être à lui-même pour autant que l’être est temporel, c’est-à-dire présence
qui ne se déploie qu’en se déphasant – qu’en se divisant en parties – mais
pour déjà se ressaisir, se re-présenter dans la rétention et le souvenir, en
sorte que les parties se rassemblent en structure et qu’enfin la totalité de
l’être se montre à elle-même2. Âme et corps sont séparés par un écart que la
pensée au service du système ne saurait réduire. Le dualisme devient ainsi un
phénomène unique, une exception à l’ordre de l’être – et l’exception, précise
Lévinas, est unique – susceptible de libérer une intelligibilité nouvelle, irré-
ductible au sens de l’être, et d’ouvrir sur la différence de l’être et de l’autre de
l’être. Mais il y a union, et non pas réunion par la pensée : séparés par un
écart que la pensée ne saurait réduire, âme et corps sont également unis
avant même que la pensée ne songe à les réunir, à les penser comme réunis :
« ... n’ayant pas d’espace commun pour se toucher, aucun topos logique pour
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former un ensemble. Ils sont accordés cependant préalablement à la théma-
tisation... »3 Le lien qui unit l’âme au corps est ainsi indénouable : la pensée,
qui ne peut pas le faire, sauf à le redoubler parce qu’il est déjà fait, ne saurait
le défaire. Ainsi, unis et séparés à la fois, l’âme et le corps sont ensemble,
mais « ensemble-et-pas-encore », selon un mot de Blanchot qui nomme
pour Lévinas la diachronie transcendante. Leur unité n’est pas l’unité d’une
dualité comme l’être diffère de soi sans différer, s’écarte de soi et se retrouve
sans rupture, mais comme l’un est empêché de coïncider avec lui-même,
comme l’un qui « ne repose pas en paix sous son identité, et [dont] cepen-
dant [l’]inquiétude n’est pas scission dialectique, ni processus égalisant la dif-
férence »4 : « ... accordés cependant préalablement à la thématisation, mais
selon un accord qui ne se peut que comme arpège... »5, âme et corps se pro-
duisent en plusieurs temps qui ne peuvent se rassembler dans la présence.
L’âme est donc unie, rivée, nouée au corps, mais le corps est en elle ce qui la
fait sortir de soi – ce qui l’empêche de se rassembler sur soi. C’est d’ailleurs
pourquoi le sujet ne s’incarne qu’en marchant, mieux, qu’en abandonnant
tout sol, tout lieu – en sautant. Par là ce n’est pas seulement la synopsie de la
présence qui se trouve à jamais altérée, mais aussi l’espace, qui s’abîme dans
le nulle part : « Le saut, au sens spatial du terme, interrompt la continuité de
la trajectoire tracée au sol, mais dans l’espace où tous les points se touchent

1. Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 88.


2. « L’apparoir de l’être ne se sépare pas d’une certaine conjonction d’éléments en
structure, d’un arrimage des structures dans lesquelles l’être mène son train ; de leur simul-
tanéité, c’est-à-dire de leur co-présence : le présent, le temps privilégié de la vérité et de
l’être – de l’être en vérité – est la contemporanéité même et la manifestation de l’être est
représentation » (ibid., p. 170).
3. Ibid., p. 88.
4. Ibid., p. 136.
5. Ibid., p. 88.
Le corps de la responsabilité. Sensibilité, corporéité et subjectivité chez Lévinas 309

aucune discontinuité ne se produit. Le saut de la transcendance qui va de


l’âme au corps est absolu. À un “certain moment” le sauteur n’est véritable-
ment nulle part. »1
On peut alors, avant d’aller plus loin, déjà souligner à partir de ce qui
précède que la sensibilité est bien le lieu d’une libération du sujet. Si sentir
c’est être pris dans l’autre et être pris dans l’autre transcender, transcendance
dont le nom est l’incarnation même, alors la subjectivité corporelle se libère
de soi, c’est-à-dire du poids de l’être. Être pris dans l’autre ne revient plus à
la pétrification du moi en soi ou, ce qui est la même chose, ainsi que nous
l’avons montré, à la déréalisation du soi, mais donne au soi de se libérer de
soi et d’être toujours au-delà de ce qui le présente – de n’être pas phéno-
mène : c’est pourquoi Lévinas – qui, à bien des égards, déploie sa propre
pensée du corps à partir d’une audacieuse lecture de Husserl – écrit à propos
de Husserl : « Il aperçoit au fond de la sensation une corporéité c’est-à-dire
une libération du sujet à l’égard de sa pétrification même de sujet, une
marche, une liberté qui défait la structure. »2 Tel est le sens véritable de la
transcendance, la transcendance comme libération. En effet, si, comme
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nous le rappelions plus haut, Lévinas commence dans l’immanence, récu-
sant d’emblée la transcendance de l’être, de l’être-au-monde, ou encore celle
de l’objet, c’est pour entendre la transcendance en son sens le plus radical :
aussi écrit-il, dans les dernières pages de De l’existence à l’existant, après avoir
décrit, à l’encontre de l’existence ex-tatique du Dasein, la stance de l’existant,
et souligné en même temps ses paradoxes : « C’est dans l’eros que la trans-
cendance peut être pensée d’une manière radicale, apporter au moi pris dans
l’être, retournant fatalement à soi, autre chose que ce retour, le débarrasser
de son ombre. »3 Laissons pour le moment de côté autrui qui marque ici le
lieu où s’accomplit la transcendance, et retenons ce que signifie transcen-
der : aller vers l’autre c’est se libérer de soi. La transcendance est subjective,
non seulement parce qu’elle se dit relativement à la subjectivité qu’il s’agit de
conduire au-delà d’elle-même, mais encore parce que cet au-delà ou cet ail-
leurs qu’en soi est pour la subjectivité une nouvelle manière de s’accomplir :
en effet, se libérer du poids de la présence à soi ne vise pas « ... la destruction
impossible de cette présence, mais le dénouement du nœud qui se noue en
elle »4. La transcendance est subjective – et c’est pourquoi elle doit être radi-
cale, parce que seul un autre qui ne s’égale pas au même peut conduire le
même vers l’autre, le conduire ailleurs qu’en soi – lui offrir les ressources
d’un ailleurs qui lui permet d’être soi sans s’encombrer de soi.
Est-ce à dire cependant que, dans la transcendance de l’incarnation,
s’oublie le poids du corps ? Transcender, est-ce simplement s’alléger du
poids de l’existence ? Le corps cesse-t-il ici d’être le corps de la responsabi-

1. En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 142.


2. Ibid., p. 162.
3. De l’existence à l’existant, op. cit., p. 164.
4. Ibid., p. 159.
310 Rodolphe Calin

lité ? Ce serait méconnaître le sens véritable de la transcendance pour Lévi-


nas, qui est tout à la fois libération et pesanteur : « ... que dans la respiration
je m’ouvre déjà à ma sujétion à tout l’autre invisible ; que l’au-delà ou la libé-
ration soit le support d’une charge écrasante – est certes étonnant. C’est cet
étonnement qui a été l’objet du livre ici proposé. »1
Mais si la transcendance est tout à la fois libération et pesanteur, et si par
ailleurs elle est sensible, il faut donc que cette conjonction se montre à
même la sensibilité, c’est-à-dire en fin de compte à même la transcendance
de l’incarnation. De fait, si dans les lectures de Husserl où elle est esquissée,
la transcendance de l’incarnation s’entend, dès lors que « la sensation est (...)
le mouvoir lui-même »2 – et ce mouvoir, la « façon même dont le sentant
sent le senti »3 –, comme marche libératrice, dans Autrement qu’être ou au-delà
de l’essence, où l’accent est mis davantage sur la relation passive au donné – au
point de donner lieu à une passivité plus passive que la simple réceptivité
d’un donné –, elle signifie la passivité d’un assujettissement à l’autre, c’est-à-
dire à l’étranger – elle renvoie au fait de porter et de supporter l’autre. « Le
sensible – maternité, vulnérabilité, appréhension – noue le nœud de l’incar-
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nation dans une intrigue plus large que l’aperception de soi ; intrigue où je
suis noué aux autres avant d’être noué à mon corps »4. « Le saut de la trans-
cendance qui va de l’âme au corps »5 va donc en réalité jusqu’à « ... l’identité
d’un corps s’exposant à l’autre, se faisant “pour l’autre”... »6. Comme si,
d’une part, il fallait ne pas pouvoir assigner de terme à l’altérité du corps, ne
pas pouvoir dire où il commence ni où il finit, sous peine de réintroduire en
lui l’identité de la conscience. Comme si, d’autre part, il fallait exclure tout
pouvoir de la corporéité, que le corps cessât d’être « le pouvoir de la
volonté », « l’organe d’une contemplation réellement libre se muant en pou-
voir » pour être l’organe « de la transcendance par excellence »7. Mais en
quoi une corporéité qui est pure passivité, pure responsabilité passive pour
autrui, peut-elle encore signifier la transcendance comme libération, comme
marche qui défait la structure ? En quoi la sujétion est-elle libératrice ? Il
faut penser la libération à même la passivité du sentir.
Si l’incarnation se produit dans la sensation, il faut d’abord montrer
comment celle-ci inclut une référence à autrui. Plus précisément, il faut
montrer comment la passivité du sensible, que nous avons déjà rencontrée
sous les figures d’un moi encombré de son corps – responsable de soi – ou
contesté dans son identité par l’élémental, en vient maintenant à signifier la

1. Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 228.


2. En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 141-142.
3. Ibid., p. 140.
4. Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 96.
5. En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 142.
6. Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 87.
7. En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 160. « ... le corps est pour
Husserl le pouvoir de la volonté. (...) Le corps n’est pas un accident arrivé à une contempla-
tion déchue de l’Empyrée, mais l’organe d’une contemplation réellement libre se muant en
pouvoir, de la transcendance par excellence... ».
Le corps de la responsabilité. Sensibilité, corporéité et subjectivité chez Lévinas 311

pure exposition à autrui allant jusqu’à la substitution, jusqu’à prendre sur soi
le poids du non-moi ; comment le poids du corps signifie « maternité, gesta-
tion de l’autre dans le même »1.
C’est ici l’épreuve du toucher, pensé comme approche et proximité, qui
permet de le comprendre : « Partant de l’approche, la description trouve le
prochain portant la trace d’un retrait qui l’ordonne visage. »2 À vrai dire, Lévi-
nas aura toujours compris le corps et le sensible à partir du toucher.
L’événement de la position est celui du contact avec la terre, contact qui n’est
pas connaissance de la base – mais le fait de s’appuyer sur la terre qui n’est pas
encore connaissance de ce sur quoi l’on s’appuie, dans la mesure où ce qui
porte le sujet ne lui fait pas vis-à-vis. Le toucher est maintenant pensé comme
pure approche et proximité, c’est-à-dire relation entre le sentant et le senti qui
se produit « bien au-dessous de l’ouverture du sentant sur le senti, de la cons-
cience sur le phénomène »3 et qui, pour cette raison, échappe à l’expérience et
à la connaissance. À la différence de la vision qui est ouverture et conscience,
conscience parce qu’ouverture – le toucher est contact et proximité, c’est-à-
dire annulation de la distance dans laquelle s’insère le regard de l’intention, et
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donc impossibilité de se tenir à distance du tangible et par là même, d’en
prendre conscience et connaissance. Il est obsession du sentant par le senti. Le
tangible est obsessor, ce qui assiège le sentant, ne lui permet pas de prendre dis-
tance, pour accueillir ce qui survient. « L’intentionalité – la noèse – que la phi-
losophie de la conscience distinguerait dans le sentir et qu’elle voudrait, dans
un mouvement régressif, ressaisir comme origine du sens prêté – l’intuition
sensible – est déjà sur le mode de l’appréhension et de l’obsession, assiégée
par le senti qui défait son apparoir noématique pour commander, d’altérité
non thématisable, la noèse même laquelle devait, à l’origine, lui prêter un
sens. »4 Le toucher est l’épreuve du proche qui obsède, c’est-à-dire épreuve
du sensible pur, délivré de toute forme et de toute quiddité – « la connais-
sance retourne à la proximité, au sensible pur »5 –, de la matière qui pèse et
qui encombre6. Mais la proximité du toucher, l’étreinte du sentant par le

1. Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 95.


2. Ibid., p. 155.
3. En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 227.
4. Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 96-97.
5. En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 228.
6. Une telle description du toucher, que Lévinas développe surtout dans Autrement
qu’être ou au-delà de l’essence, permet sans doute de retrouver l’épreuve de la matérialité du sen-
sible que De l’existence à l’existant décrivait à partir de l’art moderne : ainsi de la peinture
moderne qui, paradoxalement « est une lutte avec la vision » (De l’existence à l’existant, op. cit.,
p. 90), et en appelle ainsi davantage au toucher qu’à la vue : « Dans la peinture contempo-
raine, les choses n’importent plus en tant qu’éléments d’un ordre universel que le regard se
donne dans une perspective. Des fissures lézardent de tous côtés la continuité de l’univers.
Le particulier ressort dans sa nudité d’être. (...) À un espace sans horizon, s’arrachent et se jet-
tent sur nous des choses comme des morceaux qui s’imposent par eux-mêmes, des blocs, des
cubes, des plans, des triangles, sans qu’il y ait transition des uns aux autres. Éléments nus,
simples et absolus, boursouflures ou abcès de l’être. Dans cette chute des choses sur nous, les
objets affirment leur puissance d’objets matériels et atteignent comme au paroxysme de leur
matérialité » (ibid., p. 90-91).
312 Rodolphe Calin

senti, ne se fige pas en contiguïté compacte du sentant et du senti. C’est ce dont


témoigne la caresse1, qui est le mode privilégié du toucher, la manière dont les
choses me touchent, le mouvement même de leur approche sans laquelle la
proximité ne serait qu’ « une certaine mesure de l’intervalle, se rétrécissant
entre deux points ou deux secteurs de l’espace » et n’aurait ainsi qu’ « un sens
relatif et, dans l’espace inhabité de la géométrie euclidienne, un sens
emprunté »2. La caresse est l’unité du proche et du lointain, du sans distance
et de l’absence, parce qu’elle est l’obsession du proche en tant qu’il s’approche,
se fait de plus en plus proche – « comme si la tangence admettait une grada-
tion, jusqu’au contact par les entrailles, une peau allant sous l’autre peau »3 –
et ne l’est donc jamais assez, de sorte qu’à la fois la « proximité [est] plus
étroite – plus constringente – que la contiguïté... »4 et que, « dans le contact
même, le touchant et le touché se séparent, comme si le touché s’éloignant,
toujours déjà autre, n’avait avec moi rien de commun »5. Le toucher est oppres-
sion et éclatement. Présence plus forte que toute présence représentée,
absence qu’aucune représentation ne peut ramener à la présence.
À quoi la proximité des êtres tient-elle ? Par quoi les choses se tiennent-
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elles dans la proximité, en deçà de « l’ouverture sur la quiddité palpable de
l’être touché »6, en deçà du savoir portant sur elles ? « C’est en tant que pos-
sédées par le prochain – et non pas en tant que revêtues d’attributs cultu-
rels – c’est en tant que relique que, au premier chef, les choses obsèdent.
Au-delà de la surface “minérale” de la chose, le contact est obsession par la
trace d’une peau, par la trace d’un visage invisible que portent les choses et
que seule la reproduction fixe en idole. »7 C’est par l’autre qui les a tenues,
traversées, qui a passé en elles, les laissant ainsi désolées, vides de leurs attri-
buts, de leur forme, privées du monde où elles s’articulent les unes aux
autres, signifient les unes par rapport aux autres – c’est par l’autre qui est on
ne peut plus présent en elles de n’y laisser plus luire désormais que la trace
de son passage, que les choses sont proches. Le proche par excellence, c’est
le prochain. La sensibilité comme proximité est obsession même par le pro-
chain. Mais si c’est le prochain qui me touche quand les choses me touchent,
à quoi touche-t-il ? Qu’est-ce qu’un corps touché par le prochain ? Si la cor-
poréité se produit dans la sensation, comment s’accomplit-elle dès lors que
celle-ci est obsession par le prochain ?
Le prochain me touche sans la médiation d’une peau – dans la mesure
où la proximité est plus étroite que la contiguïté. Il touche donc au cœur, au

1. « ... dans la caresse, ce qui est là, est recherché comme s’il n’était pas là, comme si la
peau était la trace de son propre retrait, langueur quérant encore, comme une absence, ce qui,
cependant est, on ne peut plus, là. La caresse est le ne pas coïncider du contact, une dénuda-
tion jamais assez nue » (Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 114).
2. Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 102.
3. Ibid., p. 8.
4. Ibid., p. 95.
5. Ibid., p. 109.
6. En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 227.
7. Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 96.
Le corps de la responsabilité. Sensibilité, corporéité et subjectivité chez Lévinas 313

plus intime du corps : aux entrailles. Pour Lévinas, la partie du corps qui en
délivre le mieux l’essence, dès lors que l’incarnation se produit dans la sensi-
bilité pensée comme proximité et vulnérabilité, ce sont les entrailles. Elles
sont la partie du corps la plus intime, mais aussi la plus fragile et la plus
exposée, c’est-à-dire la plus sensible, la plus susceptible d’être émue, boule-
versée1. Et l’on se souviendra ici de la définition de l’émotion dans De
l’existence à l’existant : « L’émotion est ce qui bouleverse. (...) L’émotion met
non point l’existence, mais la subjectivité du sujet en question ; elle
l’empêche de se ramasser, de réagir, d’être quelqu’un. »2 Les entrailles tou-
chées par l’autre disent ainsi l’exposition de l’intime, la blessure du propre,
l’éclatement des limites de l’identité : « ... le Même infiniment référé dans son
identité la plus intime à l’Autre »3, c’est le corps propre touché par l’autre jus-
qu’aux entrailles. Mais les entrailles sont aussi le lieu de la gestation, de la
maternité. Être touché par l’autre jusqu’aux entrailles c’est le porter, « l’avoir
à charge, le supporter »4 : « Dans la proximité, l’absolument autre, l’Étranger
que “je n’ai ni conçu ni enfanté” je l’ai déjà sur les bras, déjà je le porte, selon
la formule biblique, “dans mon sein comme le nourricier porte le nourris-
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son”. »5 Le corps est le lieu où l’autre pèse. Dans la sensibilité comme vulné-
rabilité et maternité, vulnérabilité allant jusqu’à la maternité, le souffrir par
l’autre allant jusqu’au souffrir pour l’autre, c’est à nouveau la gravité du corps
qui s’accuse. Seulement le corps ne pèse plus en tant qu’il se pose, se
ramasse dans l’ici, accable de son poids le lieu qui le supporte et lui offre un
refuge, et, dans le virement de la liberté de sa position en responsabilité,
s’accable en même temps de ce poids. Autrement dit, le poids du corps ne
s’accuse pas par son repos sur soi ou son repli en soi, par sa substantialité.
Le corps pèse en tant qu’un autre pèse sur lui, en tant qu’il porte et supporte
l’autre ; dès lors, en tant qu’il se vide de sa substantialité et de ce fait cesse
d’être un poids pour lui-même : ici se montre « ... toute la gravité du corps
extirpé de son conatus essendi dans la possibilité du donner »6, tout le paradoxe
d’un corps libéré de son propre poids d’être et qui en même temps pèse le
poids le plus lourd, puisqu’il devient porteur de l’univers. Il faut cependant
préciser que si le moi est libre à l’égard de l’être et de son identité – léger en
ce sens –, si « l’ipséité est gracieuse, allégée des lourdeurs égoïstes »7 – il est
en même temps assigné à une identité nouvelle8 : il est en soi, rivé à soi,

1. Sur la symbolique du ventre et des entrailles, voir J.-L. Chrétien, Symbolique du corps. La
tradition chrétienne du Cantique des cantiques, Paris, PUF, 2005, p. 227.
2. De l’existence à l’existant, op. cit., p. 121.
3. De Dieu qui vient à l’idée, Paris, Vrin, 1982, p. 47.
4. Humanisme de l’autre homme, Paris, Le Livre de poche, 1994, p. 105.
5. Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 115-116.
6. Ibid., p. 181.
7. Totalité et Infini, op. cit., p. 278.
8. « Le sujet dans la responsabilité s’aliène dans le tréfonds de son identité d’une aliéna-
tion qui ne vide pas le Même de son identité, mais l’y astreint, d’une assignation irrécusable,
s’y astreint comme personne où personne ne saurait le remplacer » (Autrement qu’être ou au-delà
de l’essence, op. cit., p. 180).
314 Rodolphe Calin

même s’il s’agit d’un en soi libre de toute référence à la substantialité. Le pas-
sage d’une subjectivation ontologique à une subjectivation éthique n’est pas
exactement celui de l’en soi au pour l’autre, mais nous conduit à une signifi-
cation nouvelle de l’en soi.
C’est de cette manière, en pensant la sensibilité comme maternité, et en
faisant du corps le « porteur et supporteur »1 de l’autre, que l’éthique rat-
tache le corps et la responsabilité. C’est ce lien que scelle Lévinas lorsque, à
la faveur de l’étymologie, il associe la miséricorde à l’utérus : « Nous pen-
sons au terme biblique “Rakhamin” que l’on traduit par miséricorde mais
qui contient une référence au mot “Rekhem” – utérus : il s’agit d’une miséri-
corde qui est comme une émotion d’entrailles maternelles. »2 Cependant la
responsabilité ne s’entend plus maintenant comme passivité à l’égard de soi
de l’origine, mais comme passivité de l’origine à l’égard de l’autre ; elle ne se
lit pas comme retournement ou virement de la liberté du commencement en
destin, mais comme « l’obsession [qui] traverse la conscience à contre-
courant et s’inscrit en elle comme étrangère pour signifier une hétéronomie,
un déséquilibre, un délire surprenant l’origine, se levant plus tôt que l’ori-
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gine, antérieur (...) au commencement, se produisant avant toute lueur de
conscience »3. Peut-être faut-il comprendre, à travers ces deux manières
d’envisager la passivité de l’origine, que si l’origine n’a à l’égard d’elle-même
aucun pouvoir, c’est parce qu’elle est en est toujours déjà déprise par l’autre.
Mais pour être radicalement passive, plus passive que toute passivité,
dans la mesure où elle est passivité à l’égard d’autrui, à l’égard d’une autre
liberté, c’est-à-dire à l’égard d’un autre que je n’ai pas posé ou dont je ne
peux rendre compte à partir de moi-même, la responsabilité pour autrui
n’est pas synonyme de non-liberté, justement pour cette même raison
qu’elle est passive à l’égard d’autrui : « Au bout de la passivité, le Soi-même
échappe à la passivité ou à la limitation inévitable que subissent les termes
dans la relation : dans la relation incomparable de la responsabilité, l’autre ne
limite plus le même, il est supporté par ce qu’il limite. »4 Le soi échappe à la
limitation, parce que la responsabilité est le principe de mon individuation :
elle m’invite à faire ce que je suis seul à pouvoir faire, parce que le moi res-
ponsable, c’est moi et pas un autre. Que la responsabilité pour autrui soit
bien le lieu de la libération du moi, cela tient au fait qu’elle est une élection ;
mais aussi une inspiration du moi par l’autre. En effet, « la proximité du pro-
chain dans son traumatisme ne me heurte pas seulement, mais m’exalte et
m’élève et, au sens littéral du terme, m’inspire »5. Cette inspiration peut
s’entendre de plusieurs manières, et d’abord, comme l’écrit ici Lévinas, elle
doit l’être au sens littéral, c’est-à-dire au sens où elle constitue « le pneuma

1. Du sacré au saint. Cinq nouvelles lectures talmudiques, Paris, Minuit, 1977, p. 133.
2. Humanisme de l’autre homme, op. cit., p. 122.
3. Dieu, la mort et le temps, Paris, Grasset, 1993, p. 200.
4. Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 146.
5. Ibid., p. 160.
Le corps de la responsabilité. Sensibilité, corporéité et subjectivité chez Lévinas 315

même du psychisme »1. C’est l’autre, qui m’assiège et m’accable dans la


proximité, mais qui est en même temps l’autre sans la proximité duquel
« tout s’absorbe, s’enlise, s’emmure dans l’être »2 – c’est l’autre qui me donne
souffle, qui m’anime, et ainsi me libère : « ouverture de soi à l’autre (...) la
respiration est transcendance en guise de dé-claustration »3. L’autre dans le
même se lit non seulement comme transcendance du corps par rapport à
l’âme, mais aussi, dans la mesure où l’autre qui me touche jusqu’aux entrail-
les m’anime, comme « âme dans l’âme », souffle insufflé par autrui, insuffla-
tion du moi par l’autre : « La transcendance dans l’immanence, l’étrange
structure (ou la profondeur) du psychique comme âme dans l’âme, c’est le
réveil toujours recommençant dans la veille elle-même ; le Même infiniment
référé dans son identité la plus intime à l’Autre. »4 Que la responsabilité soit
inspiration signifie également que porter l’autre c’est aussi être porté par
l’autre – être porté par ce que l’on porte, tel est, pour Lévinas, le sens même
de l’inspiration5. Peut-être est-ce là l’épreuve même de la maternité, la gra-
vité d’un corps qui ne se concentre pas sur soi mais sur l’autre qu’il porte, et
qui, en ce sens, ne pèse pas, est porté et transporté par l’autre. Ainsi com-
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prise, la responsabilité comme inspiration permet de penser la libération du
moi, à condition toutefois de l’entendre d’une liberté qui n’est pas le prin-
cipe ou le présupposé de la responsabilité, mais qui est portée par elle.
Et cette libération est bien à décrire comme marche libératrice, comme
marche qui défait la structure. Porter l’autre en étant porté et transporté par
lui, c’est aussi se porter jusqu’à lui ; l’autre qui est « on ne peut plus là »6, que
j’ai sur les bras et que je porte en moi est en même temps, en vertu de la
proximité qui est l’unité du proche et du lointain, l’autre que je cherche
encore : « Approcher Autrui, c’est encore poursuivre ce qui déjà est présent,
chercher encore ce que l’on a trouvé, ne pas pouvoir être quitte envers le
prochain. »7 La relation éthique à l’autre, qui se décrit par la structure
– défaisant toute structure – de l’Autre dans le Même, comme transcendance
dans l’immanence – non pas comprise en elle, mais l’empêchant de coïncider
avec elle-même et la vouant dans ce qu’elle a de plus intime à l’Autre –, est
aussi à décrire comme mouvement du Même vers ou dans l’Autre, « pénétration
dans cet autre que soi (...) transitivité » qui interdit au moi de rester « en soi-
même pour absorber tout autre dans la représentation »8 – pénétration dans
l’autre selon laquelle Lévinas décrivait l’intentionnalité non objectivante de
la kinesthèse, du mouvement et de la marche chez Husserl. La responsabi-
lité pour autrui est une marche, une marche à l’Infini comme le poète Gas-

1. Ibid.
2. Ibid., p. 229.
3. Ibid., p. 228.
4. De Dieu qui vient à l’idée, op. cit., p. 47.
5. Cf. À l’heure des nations, Paris, Minuit, 1988, p. 140.
6. Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 114.
7. En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 230.
8. Ibid., p. 142.
316 Rodolphe Calin

ton Miron parlait d’une « marche à l’amour » – « la tête la première pour ne


plus revenir »1 –, une marche à l’Infini qui d’ailleurs est aussi une marche à
l’amour : « Le Moi, en relation avec l’Infini, est une impossibilité d’arrêter sa
marche en avant, impossibilité de déserter son poste selon l’expression de
Platon dans le Phédon : c’est, littéralement, ne pas avoir le temps pour se
retourner, ne pas pouvoir se dérober à la responsabilité, ne pas avoir de
cachette d’intériorité où l’on rentre en soi, marcher en avant sans égard pour
soi. »2
Rodolphe CALIN,
Lycée J.-J. Rousseau, Sarcelles.

1. Gaston Miron, L’homme rapaillé, Montréal, Typo, 1993, p. 60.


2. Humanisme de l’autre homme, op. cit., p. 54.
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