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Les Mémoires d’Hadrien

Marguerite Yourcenar (1958)


Extrait de la fin de la section « Varius multiplex multiformis »

En dépit des légendes qui m’entourent, j’ai assez peu aimé la jeunesse,
la mienne moins que toute autre. Considérée pour elle-même, cette jeunesse
tant vantée m’apparaît le plus souvent comme une époque mal dégrossie de
l’existence, une période opaque et informe, fuyante et fragile. Il va sans dire
que j’ai trouvé à cette règle un certain nombre d’exceptions délicieuses, et
deux ou trois d’admirables, dont toi-même, Marc auras été la plus pure. En ce
qui me concerne, j’étais à peu près à vingt ans ce que je suis aujourd’hui, mais
je l’étais sans consistance. Tout en moi n’était pas mauvais, mais tout pouvait
l’être : le bon ou le meilleur étayait le pire. Je ne pense pas sans rougir à mon
ignorance du monde, que je croyais connaître, à mon impatience, à une espèce
d’ambition frivole et d’avidité grossière. Faut-il l’avouer ? Au sein de la vie
studieuse d’Athènes, où tous les plaisirs trouvaient place avec mesure, je
regrettais, non pas Rome elle-même, mais l’atmosphère du lieu où se font et se
défont continuellement les affaires du monde, le bruit de poulies et de roues
de transmission de la machine du pouvoir. Le règne de Domitien s’achevait ;
mon cousin Trajan, qui s’était couvert de gloire sur les frontières du Rhin,
tournait au grand homme populaire ; la tribu espagnole s’implantait à Rome.
Comparée à ce monde de l’action immédiate, la bien-aimée province grecque
me semblait somnoler dans une poussière d’idées respirées déjà ; la passivité
politique des Hellènes m’apparaissait comme une forme assez basse de
renonciation. Mon appétit de puissance, d’argent, qui est souvent chez nous la
première forme de celle-ci, et de gloire, pour donner ce beau nom passionné à
notre démangeaison d’entendre parler de nous, était indéniable. Il s’y mêlait
confusément le sentiment que Rome, inférieure en tant de choses, regagnait
l’avantage dans la familiarité avec les grandes affaires qu’elle exigeait de ses
citoyens, du moins de ceux d’ordre sénatorial ou équestre. J’en étais arrivé au
point où je sentais que la plus banale discussion au sujet de l’importation des
blés d’Egypte m’en eût appris davantage sur l’Etat que toute La République de
Platon. Déjà, quelques années plus tôt, jeune Romain rompu à la discipline
militaire, j’avais cru m’apercevoir que je comprenais mieux que mes
professeurs les soldats de Léonidas et les athlètes de Pindare. Je quittai

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Athènes sèche et blonde pour la ville où des hommes encapuchonnés de
lourdes toges luttent contre le vent de février, où le luxe et la débauche sont
privés de charmes, mais où les moindres décisions prises affectent le sort d’une
partie du monde, et où un jeune provincial avide, mais point trop obtus,
croyant d’abord n’obéir qu’à des ambitions assez grossières, devait peu à peu
perdre celles-ci en les réalisant, apprendre à se mesurer aux hommes et aux
choses, à commander, et, ce qui finalement est peut-être un peu moins futile, à
servir.
Tout n’était pas beau dans cet avènement d’une classe moyenne
vertueuse qui s’établissait à la faveur d’un prochain changement de régime :
l’honnêteté politique gagnait la partie à l’aide de stratagèmes asses louches. Le
Sénat, en mettant peu à peu toute l’administration entre les mains de ses
protégés, complétait l’encerclement de Domitien à bout de souffle ; les
hommes nouveaux, auxquels me rattachaient tous mes liens de famille,
n’étaient peut-être pas très différents de ceux qu’ils allaient remplacer ; ils
étaient surtout moins salis par le pouvoir. Les cousins et les neveux de province
s’attendaient au moins à des places subalternes ; encore leur demandait-on de
les remplir avec intégrité. J’eus la mienne : je fus nommé juge au tribunal
chargé des litiges d’héritages. C’est de ce poste modeste que j’assistai aux
dernières passes du duel à mort entre Domitien et Rome. L’empereur avait
perdu pied dans la Ville, où il ne se soutenait plus qu’à coups d’exécutions, qui
hâtaient sa fin ; l’armée toute entière complotait sa mort. Je compris peu de
chose à cette escrime plus fatale encore que celle de l’arène ; je me contentais
d’éprouver pour le tyran aux abois le mépris un peu arrogant d’un élève des
philosophes. Bien conseillé par Attianus, je fis mon métier sans trop m’occuper
de politique.
Cette année de travail différa peu des années d’étude : le droit m’était
inconnu ; j’eus la chance d’avoir pour collègue au tribunal Nératius Priscus, qui
consentit à m’instruire, et qui est resté jusqu’au jour de sa mort mon conseiller
légal et mon ami. Il appartenait à ce type d’esprits, si rares, qui, possédant à
fond une spécialité, la voyant pour ainsi dire du dedans, et d’un point de vue
inaccessible aux profanes, gardent cependant le sens de sa valeur relative dans
l’ordre des choses, la mesurent en termes humains. Plus versé qu’aucun de ses
contemporains dans la routine de la loi, il n’hésitait jamais en présence
d’innovations utiles. C’est grâce à lui, plus tard, que j’ai réussi à faire opérer
certaines réformes. D’autres travaux s’imposèrent. J’avais conservé mon accent
de province. ; mon premier discours au tribunal fit éclater de rire. Je mis à
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profit mes fréquentations avec les acteurs, par lesquelles je scandalisais ma
famille : les leçons d’élocution furent pendant de longs mois la plus ardue, mais
la plus délicieuse de mes tâches, et le mieux gardé des secrets de ma vie. La
débauche même devenait une étude durant ces années difficiles : je tâchais de
me mettre au ton de la jeunesse dorée de Rome ; je n’y ai jamais
complètement réussi. Par une lâcheté propre à cet âge, dont la témérité toute
physique se dépense ailleurs, je n’osais qu’à demi me faire confiance à moi-
même ; dans l’espoir de ressembler aux autres, j’émoussai ou j’aiguisai ma
nature.
On m’aimait peu. Il n’y avait d’ailleurs aucune raison pour qu’on le fît.
Certains traits par exemple le goût des arts, qui passaient inaperçus chez
l’écolier d’Athènes, et qui allaient être plus ou moins généralement acceptés
chez l’empereur, gênaient chez l’officier et le magistrat aux premiers stages de
l’autorité. Mon hellénisme prêtait à sourire, d’autant plus que je l’étalais et le
dissimulais maladroitement tour à tour. On m’appelait au Sénat l’étudiant grec.
[…]
Je ne méprise pas les hommes. Si je le faisais, je n’aurais aucun droit, ni
aucune raison, d’essayer de le gouverner. Je les sais vains, ignorants, avides,
inquiets, capables de presque tout pour réussir, pour se faire valoir, même à
leurs propres yeux, ou tout simplement pour éviter de souffrir. Je le sais : je
suis comme eux, du moins par moments, ou j’aurais pu l’être. Entre autrui et
moi, les différences que j’aperçois sont trop négligeables pour compter dans
l’addition finale. Je m’efforce donc que mon attitude soit aussi éloignée de la
froide supériorité du philosophe que de l’arrogance du César. Les plus opaques
des hommes ne sont pas sans lueurs : cet assassin joue proprement de la flûte ;
ce contremaître déchirant à coups de fouet le dos des esclaves est peut-être un
bon fils ; cet idiot partagerait avec moi son dernier morceau de pain. Et il y en a
peu auxquels on ne puisse apprendre convenablement quelque chose. Notre
grande erreur est d’essayer d’obtenir de chacun en particulier les vertus qu’il
n’a pas, et de négliger de cultiver celles qu’il possède. J’appliquerai ici à la
recherche de ces vertus fragmentaires ce que je disais plus haut,
voluptueusement, de la recherche de la beauté. J’ai connu des êtres infiniment
plus nobles, plus parfaits que moi-même, comme ton père Antonin ; j’ai
fréquenté bon nombre de héros, et même quelques sages. J’ai rencontré chez
la plupart des hommes peu de consistance dans le bien, mais pas davantage
dans le mal ; leur méfiance, leur indifférence plus ou moins hostile cédait
presque trop vite, presque honteusement, se changeait presque trop
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facilement en gratitude, en respect, d’ailleurs sans doute aussi peu durables ;
leur égoïsme même pouvait être tourné à des fins utiles. Je m’étonne toujours
que si peu m’aient haï ; je n’ai eu que deux ou trois ennemis acharnés dont
j’étais, comme toujours, en partie responsable. Quelques-uns m’ont aimé :
ceux-là m’ont donné beaucoup plus que je n’avais le droit d’exiger, ni même
d’espérer d’eux, leur mort, quelquefois leur vie. Et le dieu qu’ils portent en eux
se révèle souvent lorsqu’ils meurent.
Il n’y a qu’un seul point sur lequel je me sens supérieur au commun des
hommes : je suis tout ensemble plus libre et plus soumis qu’ils n’osent l’être.
Presque tous méconnaissent également leur juste liberté et leur vraie
servitude. Ils maudissent leurs fers ; ils semblent parfois s’en vanter. D’autre
part, leur temps s’écoule en vaines licences ; ils ne savent pas se tresser à eux-
mêmes le joug le plus léger. Pour moi, j’ai cherché la liberté plus que la
puissance, et la puissance seulement parce qu’en partie elle favorisait la
liberté. Ce qui m’intéressait n’était pas une philosophie de l’homme libre (tous
ceux qui s’y essayent m’ennuyèrent) mais une technique : je voulais trouver la
charnière où notre volonté s’articule au destin, où la discipline seconde, au lieu
de la freiner, la nature. Comprends bien qu’il ne s’agit pas ici de la dure volonté
du stoïque, dont tu t’exagères le pouvoir, ni de je ne sais quel choix ou quel
refus abstrait, qui insulte aux conditions de notre monde plein, continu, formé
d’objets et de corps. J’ai rêvé d’un plus secret acquiescement ou d’une plus
souple bonne volonté. La vie m’était un cheval dont on épouse les
mouvements, mais après l’avoir, de son mieux, dressé. Tout en somme étant
une décision de l’esprit, mais lente, mais insensible, et qui entraîne aussi
l’adhésion du corps, je m’efforçais d’atteindre par degré cet état de liberté, ou
de soumission, presque pur. La gymnastique m’y servait ; la dialectique ne m’y
nuisait pas. Je cherchai d’abord une simple liberté de vacances, des moments
libres. Toute vie bien réglée a les siens, et qui ne sait pas les provoquer ne sait
pas vivre. J’allai plus loin ; j’imaginai une liberté de simultanéité, où deux
actions, deux états seraient en même temps possibles ; j’appris par exemple,
me modelant sur César, à dicter plusieurs textes à la fois, à parler en continuant
à lire. J’inventai un mode de vie où la plus lourde tâche pourrait être accomplie
parfaitement sans m’engager tout entier ; en vérité, j’ai parfois osé me
proposer d’éliminer jusqu’à la notion physique de fatigue. A d’autres moments,
je m’exerçais à pratiquer une liberté d’alternance : les émotions, les idées, les
travaux devaient à chaque instant rester capables d’être interrompus, puis
repris ; et la certitude de pouvoir les chasser ou les rappeler comme des

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esclaves leur enlevait toute chance de tyrannie, et à moi tout sentiment de
servitude. Je fis mieux : j’ordonnai toute une journée autour d’une idée
préférée, que je ne quittais plus ; tout ce qui aurait dû m’en décourager ou
m’en distraire, les projets ou les travaux d’un autre ordre, les paroles sans
portée, les mille incidents du jour, prenaient appui sur elle comme des
pampres sur un fût de colonne. D’autres fois, au contraire, je divisais à l’infini :
chaque pensée, chaque fait, était pour moi rompu, sectionné en un fort grand
nombre de pensées ou de faits plus petits, plus aisés à bien tenir en main. Les
résolutions difficiles à prendre s’émiettaient en une poussière de décisions
minuscules, adoptées une à une, conduisant l’une à l’autre, et devenues de la
sorte inévitables et faciles.
Mais c’est encore à la liberté d’acquiescement, la plus ardue de toutes,
que je me suis le plus rigoureusement appliqué. Je voulais l’état où j’étais ;
dans mes années de dépendance, ma sujétion perdait ce qu’elle avait d’amer,
ou même d’indigne, si j’acceptais d’y voir un exercice utile. Je choisissais ce que
j’avais, m’obligeant seulement à l’avoir totalement et à le goûter le mieux
possible. Les plus mornes travaux s’exécutaient sans peine pour peu qu’il me
plût de m’en éprendre. Dès qu’un objet me répugnait, j’en faisais un sujet
d’étude ; je me forçais adroitement à en tirer un motif de joie. En face d’une
occurrence imprévue ou quasi désespérée, d’une embuscade ou d’une
tempête en mer, toutes les mesures concernant les autres étant prises, je
m’appliquais à faire fête au hasard, à jouir de ce qu’il m’apportait d’inattendu,
et l’embuscade ou la tempête s’intégraient sans heurt dans mes plans ou dans
mes songes. Même au sein de mon pire désastre, j’ai vu le moment où
l’épuisement enlevait à celui-ci une part de son horreur, où je le faisais mien en
acceptant de l’accepter. Si j’ai jamais à subir la torture, et la maladie va sans
doute se charger de m’y soumettre, je ne suis pas sûr d’obtenir longtemps de
moi l’impassibilité d’un Thraséas, mais j’aurai du moins la ressource de me
résigner à mes cris. Et c’est de la sorte, avec un mélange de réserve et
d’audace, de soumission et de révolte soigneusement concertées, d’exigence
extrême et de concessions prudentes, que je me suis finalement accepté moi-
même.

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