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ÉTUDES ET REFLEXIONS

LÀ FRANCE DE CRISE EN CRISE

HENRI MADELIN

es Français sont entrés dans une sorte de grande déprime

L collective. Un sondage Harris, publié par le Financial Times


du 19 juin 2006, révèle que les Français sont les plus pessi-
mistes des Européens. 85 % d'entre eux, en outre, pensent que
leur pays a pris une mauvaise direction. Pour les observateurs
étrangers, pour les nationaux vivant hors de l'Hexagone, la situa-
tion française est devenue quasi illisible.
Notre pays paraît avancer à reculons dans la mondialisation.
Pourtant son taux de natalité est un des premiers d'Europe, signe
d'optimisme pour le futur. Peu contestent que la France dispose
encore de sérieux atouts dans cette compétition planétaire. On
peut évoquer l'expansion remarquable hors de ses frontières de
quelques entreprises spécialisées dans des créneaux porteurs, des
succès affirmés dans des technologies prometteuses pour le monde
de demain. La France, souligne-t-on, dispose d'une main-d'œuvre
qualifiée et est surtout dotée d'un remarquable réseau d'infrastruc-
tures qui attirent des implantations de capitaux étrangers.
EIUDES ET RIFLEXIONS
La France de crise en crise

Un diagnostic de crise
Malgré des cartes maîtresses dans leur jeu, les Français
semblent aller de crise en crise sans apercevoir le bout du tun-
nel. Le sentiment qui devient dominant est celui d'impuissance,
comme s'ils étaient les victimes innocentes de tous ces tracas
qu'ils ont tendance à n'imputer qu'à la « trahison » des élites ou
à l'« arrogance » du pouvoir. L'explication est par trop simple ;
mais l'accumulation ressemble à celle d'une série noire. Crise
des institutions de la Ve République ou plutôt usure implacable
du système chiraquien. Conçue pour conjurer les effets pervers
de l'instabilité chronique des gouvernements de la
IVe République, la Constitution renforce la durée de l'exécutif
mais ne favorise plus présentement la capacité à engendrer des
impulsions décisives. Crise de la présence de la France dans
l'Europe qui se cherche avec la victoire des refus additionnés
pêle-mêle au moment du référendum sur le mal-nommé traité
constitutionnel européen. À Bruxelles et ailleurs, cela se traduit
par une plus faible prise en considération des idées françaises,
couplée avec une interrogation inquiète sur ce que peuvent
bien vouloir les Français avec cet étalement à la face du monde
de leurs doutes et de leurs contradictions. Que désirent exacte-
ment ces Français qui semblent soudain, dans les questions
européennes, pratiquer une sorte d'omerta sicilienne ou s'enve-
lopper d'un manteau de dénégations ? Cela accélère même le
recul de la langue française dans les institutions internationales
porteuses d'un avenir tissé de solidarités nouvelles. Il devient
difficile pour tout observateur de nos pratiques et de nos
mœurs singulières de saisir la ligne politique que les Français
entendent se donner pour assurer leur propre futur, en coopé-
ration avec d'autres.
On a même assisté à une étonnante valse-hésitation de
l'opinion, attisée par les médias, quand a refait surface le choc
des mémoires du temps de la colonisation. Fortement contami-
née par le contexte électoral, celle-ci a été tantôt valorisée de
façon outrancière, tantôt soumise à la flagellation et à l'autodé-
nigrement.
EIUDESEI
La France de crise en crise

La politique déréglée depuis 2002


La France serait-elle devenue à nouveau « l'homme malade
de l'Europe » comme au temps de la IVe République finissante et
incapable de se sortir de la violence coloniale ? Ce serait aller un
peu vite en besogne ; mais, aujourd'hui comme hier, l'opinion
est décontenancée et sévère devant le spectacle de la stérilité des
jeux politiques et la difficulté des gouvernants à regarder au-delà
du court terme. Pour paraphraser Raymond Aron, toute crise est
la manifestation qu'« on ne veut plus en bas et qu'on ne peut
plus en haut ». Elle est donc le symptôme de graves dysfonction-
nements entre les élites et les citoyens de base. Tout a commencé
avec le cafouillage des élections présidentielles de 2002 qui,
devant le danger lepéniste, ont donné au deuxième tour du scru-
tin une victoire de Jacques Chirac avec une majorité de voix
digne des républiques plébiscitaires. Celui qui a été hissé sur le
pavois de la France ne pouvait répondre à toutes les attentes
accumulées sur son nom parmi ses partisans et dans l'opposition.
Il aurait fallu rassembler les « démocrates » sincères et tenter de
dépasser les vieux clivages. On a choisi de contrer l'offensive
lepéniste, mais il n'y a pas eu un vrai débat de société permet-
tant de se diriger vers quelques objectifs communs. Bien plus, le
quinquennat est apparu comme une réforme bâclée qui apporte
des effets pervers en raison du raccourcissement du temps laissé
à l'exécutif. Il a finalement contribué, dès ses premières années,
à une ouverture des hostilités entre prétendants à la victoire sui-
vante. Cette course prématurée empêche les titulaires du pouvoir
de faire œuvre de pédagogie pour mettre en route les réformes
indispensables. Un « passage à la hussarde » depuis l'Elysée ou
Matignon est ressenti comme un mépris de la démocratie. La
compétition entre rivaux s'exaspère sous l'œil intéressé des
caméras. Du coup, la classe politique tout entière sort discréditée
de cette mauvaise comédie de boulevard qui se joue tous les
soirs depuis plusieurs mois. Elle porte pourtant en son sein des
hommes et des femmes qui ne manquent pas de talent, mais qui
sont condamnés à rester dans les coulisses sans pouvoir évincer
les têtes familières qui, tout en vieillissant sous nos yeux, restent
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La France de crise en crise

à l'affiche. Le renouvellement des générations se fait mal et les


citoyens se lassent du spectacle.
À ce bilan de crise, il convient d'ajouter encore l'échec de la
candidature française pour les prochains Jeux olympiques, la
détention et la condamnation d'innocents au procès d'Outreau.
Celui-ci a révélé le mauvais fonctionnement de la justice et suscité
la mise sur pied d'une commission parlementaire dont les conclu-
sions précieuses risquent de s'enliser dans les sables d'une période
préélectorale. À l'automne dernier, nous avons assisté à une flam-
bée de violence dans les banlieues. Les voitures brûlées et les bâti-
ments incendiés par ces jeunes étaient-ils les cibles d'un nihilisme
agissant ou les symboles forts d'un univers qui refuse de leur
ouvrir toutes grandes ses portes ? En tout cas, quelques mois plus
tard, est montée en puissance une coalition paradoxale entre jeu-
nes étudiants peu critiques sur une université appauvrie et des
syndicats désunis. Ce cartel improbable, en rejouant partiellement
les combats de Mai 68, s'est entendu pour refuser l'entrée dans la
vie professionnelle d'une jeunesse sur laquelle on fait peser la pré-
carité sans toucher vraiment aux avantages acquis. L'invocation du
modèle républicain sert trop aisément de manteau protecteur pour
rendre compte indûment de la totalité des situations. Quand la
« désaffiliation » sociale touche de nombreux secteurs de la société
et ne répond plus aux besoins d'une population immigrée qui
cherche à prendre sa place par le travail dans le tissu français, il
est vain d'invoquer sempiternellement l'hymne à l'excellence d'une
communauté citoyenne bien mise à mal dans les faits.

L'éclairage des historiens et des


sociologues
Depuis les Trente Glorieuses, on croyait la France affran-
chie de ses errements passés, analysés par des sociologues et des
historiens de qualité. Face à la dégradation de la situation actuelle,
pour saisir le sens des mouvements sociaux actuels et les répon-
ses politiques qui leur sont apportées, comment ne pas être tenté
de revenir à quelques constats dressés par une sociologie expli-
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La France de crise en crise

cative des spécificités françaises que l'on croyait désormais


datées ?
Dans sa conclusion de l'Ancien Régime et la Révolution,
Alexis de Tocqueville s'étonne déjà des étranges comportements
d'un peuple « plus capable... de génie que de bon sens, propre à
concevoir d'immenses desseins plutôt qu'à parachever de grandes
entreprises » ; car ce peuple est à la fois « inaltérable dans ses
principaux instincts » et tellement « mobile dans ses pensées jour-
nalières et dans ses goûts » qu'il « demeure souvent aussi surpris
que les étrangers à la vue de ce qu'il vient de faire » (1).
Les analyses de Michel Crozier dans le Phénomène bureau-
cratique, celles de Stanley Hoffmann dans Essais sur la France.
Déclin ou renouveau ?, les travaux de William Pitts sur le dysfonc-
tionnement du milieu scolaire français sont à relire dans cette
optique. Ces approches des années soixante soulignent combien
les difficultés du fonctionnement de la démocratie dans notre pays
viennent de l'attente d'un « sauveur » qui, à la faveur d'une crise
généralisée, sera porté au pouvoir et fera passer d'un coup les
réformes bloquées, avant que les mécanismes ne se grippent à
nouveau devant la résurgence de féodalités un temps soumises.
L'autorité à la française, craignant le face-à-face avec les strates
qu'elle est censée commander, se protège en se réfugiant dans un
éloignement qui permet aux subordonnés de se murer dans un
système défensif individuel ou dans des groupes qui organisent en
parallèle leur propre système de repli. Même sur les bancs de la
classe, qui devrait être lieu d'éducation aux mœurs démocratiques,
le professeur doit conquérir de haute lutte une autorité qui ne lui
est pas reconnue d'emblée. Plutôt que de jouer le jeu de la partici-
pation en vue d'une œuvre commune, les élèves s'organisent en
une « communauté délinquante ». Chacun mène son jeu et dévalo-
rise par là les délégués élus, réduits à une sorte de figuration.
L'autorité ne parvient guère à réguler un ensemble désaccordé d'u-
ne conspiration commune et retombant sans cesse dans le jeu de
pratiques anarchisantes.
Selon Stanley Hoffmann, la protestation à la manière française
est marquée par plusieurs aspects liés entre eux : une atmosphère
d'inimitié globale se refusant à la complexité d'une situation, un
« totalisme » qui empile les revendications sans les hiérarchiser et
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La France de crise en crise

les étaler dans le temps, un moralisme qui conduit à débattre


« non d'intérêts mais de principes » dans un climat ou dominent les
catégories antagonistes de Bien et de Mal, un défaitisme généralisé
pour lequel le « geste compte plus que le résultat ». C'est la loi du
« tout, tout de suite » ou du « tout ou rien » qui refuse une démar-
che étalée dans le temps bien qu'elle soit impossible à atteindre
dans l'immédiat. Ce pessimisme de base se persuade que toute
entente entre des positions éloignées au départ ne peut être qu'un
leurre et ne déboucher que sur du rien. Il préférera donc le main-
tien du statu quo plutôt que le risque de la confiance.
Se référant à Sieyès, Tocqueville, Proust et au Bourdieu de
la Distinction : critique sociale du jugement, Philippe d'Iribarne,
dans un livre récent, continue de voir l'étrangeté française, à tra-
vers l'histoire et les changements sociaux de notre pays, dans la
permanence du sentiment de l'honneur. « Les rapports de travail,
écrit-il, ne mettent pas seulement en jeu les intérêts des salariés
mais la manière dont ils se situent dans une hiérarchie qui oppose
ce qui est grand et noble à ce qui est bas et vulgaire. L'identité de
chacun est concernée. Les aspects d'un travail qui rendent celui-ci
plus ou moins digne prennent du relief. Et les sentiments associés
aux situations de travail, les réactions qu'elles suscitent, en sont
fortement affectées. On est, comme déjà chez Sieyès, dans un
registre qui n'est pas seulement des intérêts, et l'humiliation menace.
Dès lors, on est conduit à des attitudes passionnelles, et il est diffi-
cile de négocier de manière purement "pragmatique". C'est une
chose de faire des concessions quand il s'agit seulement d'intérêts,
mais c'en est une autre quand il est question d'honneur. (2) »

Un individualisme exacerbé
Dans les analyses de ces sociologues, il est question finale-
ment d'une conception de l'autorité enracinée de longue date dans
les mœurs françaises ; elle se méfie des pouvoirs et entend sauve-
garder en tout temps et en tout lieu une autonomie de jugement
de l'individu. Ce retrait de chacun, au nom de la sauvegarde de la
liberté personnelle, rend difficile toute négociation globale, comme

II]
EIUDESElREFLEXIONS
La France de c r i s e en c r i s e

la succession des crises récentes le démontre amplement. Mais il


convient de pousser plus loin l'analyse et de parler également d'une
exaspération de l'individualisme liée aux mutations de la culture
moderne. Cette nouvelle forme d'égocratie semble avoir la préfé-
rence des Français. C'est Michel Foucauld qui a souligné le plus
nettement cette hypertrophie des egos. Il distingue trois acceptions
de l'individualisme dans les temps que nous vivons :
• L'attitude individualiste, caractérisée par la valeur absolue
que l'on attribue à l'individu dans sa singularité, et par le degré
d'indépendance qui lui est accordé par rapport au groupe auquel
il appartient et aux institutions dont il relève.
m La valorisation de la vie privée, c'est-à-dire l'importance
reconnue aux valeurs familiales, aux formes de l'activité domes-
tique et au domaine des intérêts patrimoniaux.
• L'intensité des rapports à soi, c'est-à-dire des formes dans
lesquelles on est appelé à se prendre soi-même pour objet de
connaissance et domaine d'action, afin de se transformer, de se
corriger, de se purifier, de faire son salut (3).
La poussée d'un individualisme d'une telle amplitude favorise
une volonté de distanciation d'un individu, maître et seigneur de
lui-même, par rapport aux institutions et groupes existants. Elle
modifie de façon radicale les frontières antérieures entre la sphère
grandissante du domaine privé au détriment du champ des intérêts
publics. Les médias poussent à de telles évolutions avec ces émis-
sions de télé-réalité et à l'accumulation de toutes les mises en scène
diverses qui entendent répondre à l'impératif hautement proclamé
sur les écrans : « C'est mon choix » , des choix personnels qui font
par ailleurs les beaux jours des sites Internet. Ignorant de ces for-
mes de télécommunication, Tocqueville écrivait déjà : après s'être
constitué une « petite société à son usage », chacun « abandonne
volontiers la société à elle-même » (4).
Force est de constater aussi que la presse se complaît de
plus en plus dans ces nouveaux univers. Quand elle intervient
dans la zone des manifestations publiques, elle se contente bien
souvent de recenser les positions en présence sans marquer sa
propre vision de la situation.
Les sondages ont atteint une bonne précision technique ; ils
nous renseignent utilement sur les humeurs changeantes de cette
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La France de crise en crise

opinion en mouvement perpétuel. Certains se demandent même


s'il demeure utile d'organiser des élections puisque les sondages et
l'audimètre en tiennent lieu. Mais la multiplication de ces coups de
sonde publics contribue grandement à banaliser leur usage. On
perçoit que des politiques, par manque de courage ou de convic-
tions, les utilisent pour aller dans le sens d'une opinion morcelée
qu'ils cherchent à flatter. Mais les sondages ne sont que le reflet
d'une opinion à un moment donné et dans une conjoncture singu-
lière. Entrer dans un isoloir pour glisser un bulletin dans une urne
est une décision. Les élections appartiennent à un rituel commun à
toutes les démocraties qu'il faut tenir en estime, comme le mont-
rent en creux les frustrations des pays où elles sont ignorées. Enfin,
l'opinion étant changeante et versatile, « un pouvoir qui voudrait la
suivre au plus près devrait avoir une politique en zigzags désas-
treuse pour l'intérêt général ; tout gouvernement digne de ce nom
doit au contraire inscrire son action dans la durée, et c'est l'un des
reproches que l'on peut faire aux gouvernements d'aujourd'hui de
plus souvent improviser que préparer l'avenir » (5).

Une représentation en pointillés


Dans le contexte que nous venons de décrire, la représenta-
tion devient difficile. D'abord parce qu'elle est contestée par des
individus ou des forces pour lesquels l'élection de représentants
suscite la méfiance et ne tient pas compte d'une durée qui est for-
cément changeante. Ils rêvent toujours du mandat impératif ou
d'être les seuls représentants possibles d'eux-mêmes pour éviter
les trahisons latentes. Il convient surtout de parler de crise de la
représentation quand une société, comme la société française à
l'heure actuelle ainsi que nous l'avons dit plus haut, peine à se fai-
re une image dynamique du futur vers lequel elle avance.
Hier, on parlait de classes, de blocs ou de couches qui
avaient des désirs et des objectifs communs sans cesse réinvestis.
Aujourd'hui, dans une société éclatée comme la nôtre, ces projec-
tions sont passées sur le terrain individuel. Pour comprendre
aujourd'hui les avancées et les blocages collectifs, il convient de
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La France de c r i s e en c r i s e

ne pas oblitérer les histoires individuelles, diverses et non super-


posables : âge, sexe, origine géographique et familiale, type de
scolarisation, aléas de l'existence...
Les effets d'une mondialisation accélérée se font sentir dans
ces itinéraires individuels. Pour parler des parcours fragilisés,
Robert Castel parle de « désaffiliation ». Cette dernière « appartient
au même champ sémantique, écrit-il, que la dissociation, que la
disqualification ou que l'invalidation sociale... Aujourd'hui, la zone
de vulnérabilité alimente les turbulences qui fragilisent les situa-
tions acquises et défont les statuts assurés » (6). Mais, par honte ou
absence de relations, les désaffiliés choisissent souvent de se réfu-
gier dans l'ombre. Ils sont en somme renvoyés au poids d'une
double individualité, celle qui a cours dans la société et celle qui
résulte de leur décrochage du parcours de l'élévation sociale. Il
devient donc difficile de leur donner une représentation adaptée,
tout en sachant que le fait de les négliger socialement produit des
vagues de colère soudaines que l'on peine à apaiser.
Jean-Baptiste de Foucauld et Denis Piveteau ont bien analysé
ces ruptures du lien social et leurs conséquences. Ce qui est en
crise pour eux dans la France d'aujourd'hui, c'est moins le lien
social que la cristallisation du lien social dans un véritable « entou-
rage ».
L'individualisation à l'extrême fait perdre les chances d'un
entourage accueillant en cas d'ennuis de santé, au milieu des aléas
d'une vie personnelle, conjugale, professionnelle... « Y a-t-il
"moins" de lien social qu'autrefois ? s'interrogent-ils. Tout dépend
du sens plus ou moins fort que l'on donne aux mots. Ce qui
disparaît, c'est le jeu croisé d'obligations mutuelles, de devoirs
réciproques, d'indissolubilité, d'engagements permanents et
inscrits dans les rites sociaux. Il y a donc sans doute moins de
"lien" social, même s'il y a probablement davantage de "relations"
sociales qu'autrefois. Simplement, une certaine forme de relations
sociales s'est substituée à une autre. Le jeu relationnel est plus
ouvert et plus affranchi, et c'est une bonne chose. Il est, du même
coup, plus inconstant, et cela est moins heureux [...] Contacts plus
étendus et moindre implication réciproque : telle est la loi commune
des deux "déversements", l'économique et le social, tel est l'effet
de la technique sur nos relations de travail comme sur nos rela-
ETUDES ET REFLEXIONS
La France de crise en crise

tions tout court. Nos cercles de connaissances peuvent s'étendre


sur la planète entière, nos lieux de rencontre sont multiples, la
diversité de nos activités est sans commune mesure avec ce que
pouvait connaître un villageois d'il y a un siècle. Et pourtant ce
foisonnement économique et social est ressenti par chacun comme
un environnement précaire. Pourquoi tant d'abondance, et si peu
de robustesse ? Sans doute parce que ce "nouveau cours" du lien
social présente deux caractères majeurs : aux rapports globaux et
imposés d'antan se substituent des rapports spécialisés et électifs.
On choisit ses partenaires, et on les choisit pour quelque chose de
précis. Deux grandes libertés qui sont aussi deux grandes fragili-
tés. (7) »

Une offre alternative politique


trop faible
La France est en crise. La responsabilité de cet état de fait ne
vient pas seulement de l'usure du pouvoir chiraquien mais aussi
des couleurs pâles que revêt l'alternative proposée par l'opposi-
tion. Saura-t-elle se choisir un futur digne d'une social-démocratie
débarrassée des oripeaux d'antan ? Le parti socialiste parviendra-
t-il à rompre avec le cercle mortifère qui le ronge depuis des lust-
res, celui de P« ambition » suivie du « remords » (8) ? Le PS est
d'abord une machine électorale. Il tire sa force davantage du rejet
des autres que de sa capacité inventive pour les temps qui vien-
nent. Les citoyens, eux, éclairés par l'expérience de crise actuelle,
sauront-ils discerner entre une forme de liberté mortifère et une
autre salutaire, comme l'avait perçu Tocqueville au vu des excès
de son temps ?
« Nous ne nous trompons pas sur ce que nous devons
entendre par notre indépendance. Il y a, en effet, une sorte de
liberté corrompue dont l'usage est commun aux animaux comme
à l'homme et qui consiste à faire tout ce qui lui plaît. Cette liberté
est l'ennemie de toute autorité. Elle souffre impatiemment toute
règle. Avec elle, nous devenons inférieurs à nous-mêmes. Elle est
l'ennemie de la vérité et de la paix et Dieu a cru devoir s'élever

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ETUDES ET REFLEXIONS
La France de c r i s e en crise

contre elle. Mais il est une liberté civile et morale qui trouve sa
force dans l'union et que la mission du pouvoir lui-même est de
protéger. C'est la liberté de faire sans crainte ce qui est juste et
bon. Cette sainte liberté nous devons la défendre dans les hasards
et exposer, s'il le faut, pour elle notre vie (9). »
La liberté est le plus précieux de nos héritages mais, dans le
contexte de mondialisation actuelle et au milieu des crises qui
nous agitent, il convient, plus que jamais, d'éviter les faux-
monnayeurs et de se méfier des contrefaçons trompeuses.

1. Alexis de Tocqueville, l'Ancien Régime et la Révolution, Gallimard, 1952, p. 249.


Cité par Philippe d'Iribarne, l'Étrangeté française, Seuil, 2006, p. 8.
2. Philippe d'Iribarne, op. cit.. p. 103-104.
3. Michel Foucault, Histoire de la sexualité, tome III, le Souci de soi, cité par Pierre
Birnbaum et Jean Leca, Sur l'individualisme, Presses de la Fondation nationale des
sciences politiques, 1986, p. 159.
4. Cf. Henri Madelin, Jeunes sans rivages, Desclée de Brouwer, 2001, p. 37.
5. Charles Debbasch et Jean-Marie Pontier, Introduction à la politique, Précis
Dalloz, 1991,3 e édition, p. 170-171.
6. Robert Castel, les Métamorphoses de la question sociale, Fayard, coll. « L'espace
du politique », 1995, p. 15-16.
7. Jean-Baptiste de Foucauld et Denis Piveteau, Une société en quête de sens,
Odile Jacob, 1995, p. 75-76.
8. Études, mai 2006, p. 707-708. Compte rendu de Alain Bergougnoux et Gérard
Grunberg, l'Ambition et le remords. Les socialistes et le pouvoir (1905-2005),
Fayard, coll. « L'espace du politique », 2005.
9. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, livre I, ch. H.

• Religieux jésuite, Henri Madelin est enseignant à l'IEP et au centre Sèvres. Il a été
rédacteur en chef des Études de 1985 à 2004. Dernier ouvrage paru : S; tu crois.
L'originalité chrétienne (Bayard, 2004).

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